Archives de sciences sociales des religions

171 | 2015 Chrétiens au Proche-Orient

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/27005 DOI : 10.4000/assr.27005 ISSN : 1777-5825

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2015 ISBN : 9-782713224706 ISSN : 0335-5985

Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 171 | 2015, « Chrétiens au Proche-Orient » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 29 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ assr/27005 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.27005

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Les « chrétiens d’Orient » sont aujourd’hui au premier plan, dramatique, de l’actualité internationale. Leur histoire donne aussi lieu, depuis quelques années, à des recherches nouvelles, attentives à l’inscription de ces « communautés chrétiennes » dans leurs contextes. La sortie de l’ère postcoloniale et les crises des États-nations au Proche- Orient ont conféré une légitimité inédite à une approche des sociétés sous l’angle de leurs minorités, partant d’une nouvelle compréhension des notions de « frontieres̀ », confessionnelles ou ethniques, et des interactions entre « majorité » et « minorités ». Les contributions du présent dossier portent sur l’Égypte, la Syrie, la Jordanie et la Turquie. Ces études envisagent les chrétiens non pas comme des minoritaires victimes des aléas politiques, mais comme des acteurs participant à la vie politique, intellectuelle et culturelle de leurs sociétés. Elles éclairent les fonctionnements internes des communauteś chrétiennes et de leurs institutions qui, loin de s’être fossilisées dans des traditions immuables, aménagent constamment leur rapport à l’histoire et aux langues constitutives de leur identité. Ces processus profitent d’un dynamisme spi- rituel marqué, suivant les lieux et les milieux sociaux, par des influences occidentales et une individualisation du croire. Ils font également apparaître le rôle des diasporas dans les recompositions du fait chrétien au Proche-Orient. Hormis ce dossier, on lira également deux contributions sur une période jusqu’ici mal connue en de l’œuvre de Martin Heidegger, celle de ses recherches pour une « phénoménologie de la vie religieuse », dans lesquelles s’enracine, pour une part profonde, la conception heideggérienne de l’« historialité ». Deux études complètent cette livraison : l’une sur l’économie monastique dans l’Égypte chrétienne de la fin de l’Antiquité et l’autre sur l’Ahmadiyya, ou Ahmadisme, mouvement musulman prophétique né au Penjab à l’époque coloniale, dont sont approchés ici les prolongements contemporains en France.

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SOMMAIRE

Chrétiens au Proche-Orient

Chrétiens au Proche-Orient Les nouvelles conditions d’une présence Bernard Heyberger et Aurélien Girard

Christian Churches and Arab Christians in the Hashemite Kingdom of Jordan Citizenship, Ecclesiastical Identity and Roles in the Jordanian Political Field Paolo Maggiolini

The Syriacs of Turkey A Religious Community on the Path of Recognition Su Erol

Des serviteurs de Dieu et du pouvoir laïque Le clergé paroissial dans la communauté grecque orthodoxe d’Istanbul au tournant du XXe siècle Méropi Anastassiadou

Youssef Karam, Charles Malik, Youakim Moubarac Une élite arabe chrétienne, trois vocations (années 1930 – années 1970) Dominique Avon

Les associations chrétiennes de Damas et leurs rapports variables au religieux (2000-2010) Laura Ruiz de Elvira

De l’art poétique pour politique Le rituel funéraire des chrétiens du sud de la Syrie Anna Poujeau

Abūnā Sam‘ān un prêtre bâtisseur en Égypte Gaétan du Roy

Musiques et charismes chez les chrétiens en Égypte au début du XXIe siècle L’exemple catholique Séverine Gabry-Thienpont

Heidegger 1920-1927

Présentation Pierre Antoine Fabre

La Phénoménologie de la vie religieuse du jeune Heidegger : une mise en perspective Claudia Serban

Le sens méthodologique de la lecture de Paul dans l’Introduction à la phénoménologie de la religion de Heidegger Laurent Villevieille

Correspondance Heidegger – Bultmann Claudia Serban et Laurent Villevieille

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Varia

L’Ahmadiyya en France Une minorité musulmane en quête de reconnaissance Romain Sèze

Familles du « monde », familles monastiques Une économie du capital dans l’Égypte chrétienne (Ve-VIIe siècles) Maria Chiara Giorda

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Chrétiens au Proche-Orient

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Chrétiens au Proche-Orient Les nouvelles conditions d’une présence

Bernard Heyberger et Aurélien Girard

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2 Comme cela a déjà été souligné, aujourd’hui se multiplient les travaux consacrés aux minorités chrétiennes du Proche-Orient, un dynamisme qui contraste fortement avec ce que l’on pouvait observer il y a une vingtaine d’années (B. Heyberger, 2010b ; F. McCallum, 2010a ; P. Rowe, 2010 ; N. Van Doorn-Harder, 20101 ; L. Robson, 2011). Sur l’histoire longue2 comme sur l’analyse des situations actuelles, la recherche récente a contribué à désenclaver l’étude de ces communautés trop souvent isolées du contexte proche-oriental. Cet intérêt pour le sujet est partagé par des universitaires venant d’horizons disciplinaires variés, comme en témoigne ce numéro des Archives, qui vient apporter sa contribution à ce renouveau, avec une série d’articles, la plupart dus à des jeunes chercheurs3.

3 Cette montée en puissance de la recherche académique sur les chrétiens orientaux s’accompagne d’un retour en scène dans les médias et dans le débat politique sur la question des minorités, et spécifiquement des minorités chrétiennes, depuis l’intervention américaine en Irak en 2003 et ses conséquences désastreuses, puis plus récemment, les exactions des milices djihadistes en Irak, en Syrie et en Libye, prenant spécialement des chrétiens pour cible. Discours et publications recourent à une rhétorique alarmiste, que les faits (hélas !) justifient généralement, et adoptent un point de vue dans lequel les chrétiens sont traités essentiellement et presque exclusivement en victimes4.

4 Auparavant, jusqu’à la dernière décennie du XXe siècle, la présence des chrétiens au Proche-Orient était un impensé de la recherche universitaire. Les travaux d’ethnologie et d’histoire concernant les chrétiens étaient produits presque exclusivement par des ecclésiastiques5. Ils pouvaient être précieux pour les informations qu’ils apportaient, mais ils adoptaient souvent un point de vue confessionnaliste, « une ecclésiologie fragmentée » (P. Maggiolini), insistant sur les particularités de chaque groupe

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confessionnel étudié de façon isolée. Ils entraient peu en dialogue avec ceux des historiens, anthropologues et politologues spécialisés dans l’étude de la région. De plus, une spécificité française consistait dans le fait que les « chrétiens d’Orient » apparaissaient comme un sujet de prédilection des diplomates (R. Ristelhueber, 1918 ; F. Charles-Roux, 1939 ; J.-P. Valognes, 1994) et des agents de renseignement (P. Rondot, 1955), dont plusieurs ont écrit des ouvrages de référence sur le thème.

Pluralisme, interaction et mobilité

5 La difficulté des sciences sociales à prendre en compte le pluralisme des sociétés du Proche-Orient s’explique d’abord par la nécessité de rompre avec les taxinomies de l’époque coloniale, qui avaient insisté sur les différences d’ordre biologique ou confessionnel, et qui ont été accusées par la suite d’avoir réifié ces différences. L’explication culturaliste des conflits contemporains, qui postule les différences ethnoconfessionnelles comme un trait primordial des sociétés proche-orientales, remontant aux origines des religions en présence et provoquant des conflits ataviques entre celles-ci, a connu un regain de faveur depuis 2003, et a donné lieu à d’âpres critiques6.

6 L’anthropologie a peiné à fournir un modèle pour penser le pluralisme dans sa complexité (L. Valensi, 1986, 818-819). C’est véritablement Fredrik Barth, en concevant les groupes dans leur interaction, qui a permis d’aborder la question du pluralisme sur de nouvelles bases. Les frontières confessionnelles ou autres n’étaient plus considérées comme des limites stables et infranchissables, mais comme des lieux où se jouent la compétition, l’émulation, et le mimétisme pour produire et négocier l’identité de chaque groupe par rapport aux autres (F. Barth, 1969 et 2005). En même temps, les historiens et les anthropologues ont appris à travailler à des échelles variées, de l’individu à la ville ou au pays, du local au global (J. Revel, 1996). Dans ces nouvelles perspectives, qui insistent davantage sur les processus de transformation que sur les structures essentielles, et qui sont attentives à la diversité, l’appartenance confessionnelle, par laquelle les chrétiens du Proche-Orient se distinguent principalement de leur entourage, peut apparaître comme une ressource mobilisable dans un certain contexte, mais au milieu d’un jeu complexe et dynamique d’interrelations. Dès 1978, Suad Joseph, réfléchissant dans le cadre de la guerre civile libanaise, affirmait que le confessionnalisme concernait la manière dont les « différences étaient construites », et « que la tâche du chercheur était de décrire quelles différences existaient, comment elles ont émergé, et pourquoi les gens pensent qu’ils sont différents », la différenciation étant « un processus qui agit dans le quotidien, à travers la socialisation, le système familial, et d’autres aspects de l’organisation sociale, de manière à la fois systématique et erratique, ou contradictoire » (S. Joseph, 1978 et 2008).

7 Le fait religieux, à travers une approche renouvelée, est devenu un objet légitime d’étude en sciences sociales, spécifiquement en France. Après la sociologie religieuse, qui a pris son essor dans les années 1950, « l’histoire des mentalités » s’est orientée vers l’étude du sentiment religieux, de la perception de la mort, du miracle ou du pèlerinage comme objets d’étude significatifs. Alphonse Dupront a diffusé parmi les historiens les méthodes et les concepts de l’anthropologie religieuse, offrant des grilles d’analyse transposables aux pays musulmans, et en partie applicables aux chrétiens comme aux

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musulmans (A. Dupront, 1987). Ainsi, à partir des années 1990, plusieurs tentatives d’histoire sinon comparative du moins rapprochée portant sur la sainteté, sur les miracles, sur le corps, sur les images, sur les clergés, sur l’eschatologie, dans le christianisme et l’, ont donné lieu à des publications en français (G. Veinstein, 1998 ; D. Aigle, 2000 ; D. Iogna-Prat et G. Veinstein, 2003 ; C. Mayeur-Jaouen et B. Heyberger, 2006 ; N. Amri et D. Gril, 2007 ; D. Aigle, 2011 ; E. Aubin-Boltanski et C. Gauthier, 2014). Les formes de contacts, conflictuels, concurrentiels ou pacifiques, dans la pratique religieuse, entre les adeptes de l’islam et ceux du christianisme, en particulier dans l’espace méditerranéen, ont retenu l’attention des anthropologues et des historiens (C. Mayeur-Jaouen, 2003 et 2005 ; A.-S. Vivier-Mures¸an, 2008 ; D. Albera et M. Couroucli, 2009 ; B. Heyberger, 2010a, D. Albera, 2011 ; D. Albera et coll., 2015).

8 Dans l’ensemble, ces travaux sont amenés à insister davantage sur la convivialité pacifique quoique inégalitaire entre minorités et majorité, que sur les conflits, et à mettre en relief ce qu’elles ont eu (ou ont encore) en commun en matière de valeurs, de culture, de croyances et de rites. Mais le renforcement du contrôle clérical et institutionnel rend les occasions et les lieux du partage du sacré plus rares. Or les quarante dernières années de régimes autoritaires, en Égypte (G. du Roy, dans ce volume ; B. Voile, 2004 ; C. Mayeur-Jaouen, 2005 et 2014 ; L. Guirguis, 2012 ; N. Van Doorn-Harder, 2015), en Syrie (A. Poujeau, dans ce volume), ou en Irak, se sont accompagnées d’une cléricalisation des communautés chrétiennes. Généralement, l’action du clergé vise d’abord à séparer le sacré du profane, le religieux du superstitieux, chez ses propres fidèles, pour éviter toute confusion ou tout malentendu, mais elle aboutit ainsi à introduire de la distinction et de la discrimination, d’autant plus que le même processus de disciplinarisation et d’homogénéisation des comportements s’observe depuis plusieurs décennies chez les musulmans de la région. Néanmoins, il existe encore des lieux et des moments non institutionnalisés de rencontre et de partage plus informels du sacré, notamment là où, en Jordanie ou en Syrie par exemple, l’organisation tribale et la gestion coutumière des relations sociales conservent une certaine vitalité. Dans les régions rurales de Syrie du Sud, les funérailles chrétiennes suivent un rituel complexe, dans lequel l’interaction est non seulement possible, mais nécessaire, entre les membres de différentes communautés (chrétiens, druzes et sunnites), structurés en lignages. La poésie offre une forme d’expression moins contrainte que la prose ou le langage liturgique, et accessible aux participants appartenant aux diverses communautés représentées dans la cérémonie. Les jeunes et les femmes peuvent être porteurs d’une parole plus libre, voire déviante, par rapport aux règles imposées par le régime politique, la structure lignagère, et l’institution confessionnelle. Mais ces moments partagés ne se vivent pas dans la parfaite réciprocité entre chrétiens, druzes et sunnites (A. Poujeau). Ces pratiques et lieux de culte partagés n’ont pas tout à fait disparu, et même dans certains cas, ils ont été récemment suscités, tout en se revendiquant d’une tradition. En Syrie, le jésuite italien Paolo dall’Oglio (disparu depuis 2013), disciple de Charles de Foucauld et de , a rénové un monastère et fondé une communauté mixte, Al-Khalil, tournée vers le dialogue islamo-chrétien. L’expérience du dialogue interreligieux a été menée dans différents pays du Proche-Orient, mais c’est au Liban, dans une société qui souffre de dissensions internes profondes et redoute de multiples ennemis extérieurs, qu’elle a été la plus aboutie si bien qu’en 2010, l’Annonciation a été promulguée « fête nationale islamo-chrétienne ». Au pays du cèdre, les « entrepreneurs de l’interreligieux » appartiennent essentiellement aux élites (journalistes, universitaires

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etc.), mais l’implication des hommes de religion y est nouvelle et massive depuis la fin de la guerre (E. Aubin-Boltanski, 2008 et 2015).

9 Le « fétiche » de la milla (turc : millet), définie comme communauté confessionnelle non- musulmane jouissant d’un statut autonome officiellement reconnu dans l’Empire ottoman, et comme principale structure institutionnelle chez les minoritaires, a commencé à être remis en cause en 1982 (B. Braude et B. Lewis, 1982 ; L. Valensi, 1986, 830-831). Le fait que les patriarches grec et arménien de Constantinople aient été investis d’une juridiction centrale sur l’ensemble des chrétiens de l’empire par Mehmed II le Conquérant après la prise de la ville en 1453 relève d’un mythe, qui s’est progressivement imposé à partir du XVIIIe siècle. De plus, la prégnance du droit islamique de la protection (dhimma) et de l’organisation communautaire institutionnalisée caractérisait le régime appliqué aux villes, alors que beaucoup de chrétiens vivaient dans des régions périphériques, comme la Transjordanie (P. Maggiolini, dans ce volume ; G. Chatelard, 2004) où l’organisation tribale et la coutume prévalaient. La construction d’une structure institutionnelle autonome et centralisée pour chaque communauté chrétienne de l’empire date effectivement des réformes ottomanes (deuxième moitié du XIXe siècle), et continue encore à déterminer le fonctionnement actuel des minorités chrétiennes dans la plupart des États contemporains du Proche-Orient (M. van den Boogert, 2005 et 2012), mais dans des proportions variables. C’est en particulier l’autonomie de juridiction de chaque communauté chrétienne en matière de droit personnel (concernant le mariage, la famille et les successions) qui garantit la spécificité de chacune, et l’autorité des instances ecclésiastiques sur leurs fidèles. Mais cette autonomie juridictionnelle est aussi un des principaux obstacles à l’émergence d’une citoyenneté partagée entre tous les membres d’une même nation, une source de tensions entre Églises chrétiennes, et de dysfonctionnements internes (P. Maggiolini ; N. Bernard-Maugiron, 2010 ; B. Heyberger, 2013, 117-124 ; Human Rights Watch, 2015).

10 À l’opposé d’un discours fréquent sur la permanence et l’enracinement des chrétientés autochtones, il convient de plus de souligner qu’une grande partie des communautés chrétiennes du Proche-Orient ont expérimenté la mobilité, la migration et l’exil depuis longtemps. D’abord dans le cadre de migrations intérieures : beaucoup de chrétiens de la Syrie ou du Liban actuels sont des descendants de migrants, poussés à l’exil par la misère rurale ou par les violences dont ils furent les victimes. La migration lointaine, hors du Proche-Orient, est également un phénomène ancien, augmenté dans les dernières décennies du XIXe siècle par la poussée démographique, puis alimenté au siècle suivant par les désastres politiques successifs. Aujourd’hui, les Églises du Proche- Orient sont des structures mondialisées. L’Église assyrienne de l’Est compte environ 100 000 membres au Moyen-Orient pour 150 000 dans l’émigration. Son siège patriarcal est à Chicago depuis 1933. Elle a érigé un diocèse en Suède, deux aux États-Unis, un au Canada, un en Australie. L’Église chaldéenne (catholique) est forte d’environ 170 000 fidèles aux USA, avec trois diocèses, et des communautés significatives au Canada, en France, en Suède, en Belgique et en Allemagne. L’Église syriaque catholique compterait environ 50 000 fidèles hors du Proche-Orient, pour un total de 100 000, tandis que 150 000 membres de l’Église syriaque orthodoxe vivraient en diaspora, soit environ la moitié de ses effectifs (S. Brock, 2011). L’Église maronite est dotée de 27 éparchies (ou diocèses) dans treize pays. C’est aux États-Unis que se trouvent le plus de prêtres après le Liban, avec quatre-vingts paroisses et deux diocèses. Au Canada, où

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l’émigration est plus récente, quatre-vingt mille fidèles sont structurés en quatorze paroisses et un diocèse de Montréal. À Sidney, en Australie, qui serait aujourd’hui la ville comptant le plus de maronites au monde, « les paroisses et les écoles dépendant des ordres religieux et des congrégations religieuses missionnaires [...] foisonnent ». En occidentale, les maronites seraient environ 100 000 (Synode patriarcal maronite, 2008, 119-133). Ceux de France ont été récemment autorisés à se structurer en diocèse (2012), avec trois paroisses. Les coptes d’Égypte ont connu l’expérience de l’émigration après les autres. Le premier prêtre copte pour l’Amérique du Nord a été consacré en 1964, et la première église copte du continent a été inaugurée l’année suivante à Toronto. C’est le pape Shenouda III (1971-2012) qui dota l’Église copte d’une structure internationale. En 2008, 450 églises sont installées hors d’Égypte, pour plus d’un million de coptes dans l’émigration. Des diocèses ont été érigés au Brésil, en Bolivie, et dans différents pays d’Europe, ainsi qu’en Amérique du Nord, en Australie et en Afrique. Des monastères coptes ont été fondés aux États-Unis, en Australie, en Allemagne, en France et en Italie (M. Guirguis et N. Van Doorn-Harder, 2011, 179-180).

11 Les communautés chrétiennes orientales hors du Proche-Orient et leurs liens avec les communautés mères sont pour le moment peu connues. Néanmoins, des monographies récentes ont ouvert un chantier qui pourrait devenir foisonnant (N. Atto, 2011 ; H. Armbruster, 2013). Un projet intitulé DIMECCE, « Defining and Identifying Middle Eastern Christian Communities in Europe » a été lancé en septembre 2013 et a obtenu un financement du 7e programme-cadre pour la recherche, le développement technologique et la diffusion de l’Union européenne. Sous la direction de Fiona McCallum (University of St Andrews), il enquête sur les coptes orthodoxes, les assyriens/syriaques, et les chrétiens irakiens, principalement dans trois pays européens : le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark, pour comparer les expériences de migration, les stratégies identitaires et les interactions avec les acteurs dans des contextes politiques et sociaux différents. Dans l’ensemble, l’image de groupes enracinés dans un territoire, qui caractérisait l’approche culturaliste évoquée plus haut, et encore souvent présente dans les médias, a été abandonnée par la recherche, qui, depuis les années 1990, s’est emparée du paradigme de la mobilité et de la globalisation pour remettre en cause les notions d’« identité » et de « communauté », au profit de celles de « mobilité » et d’« interconnexion ». Ces dernières ont depuis lors elles-mêmes été soumises à des examens critiques7.

12 Cette mise en perspective historique et géographique ne doit pas minimiser l’importance actuelle des phénomènes migratoires dans les communautés chrétiennes orientales. L’Irak et la Syrie, pays en guerre, ont connu une véritable hémorragie de leur population chrétienne. Mais le phénomène affecte aussi des pays plus stables, comme la Jordanie ou le Liban, où le départ des jeunes élites, relevant du brain drain dont sont affectés beaucoup de pays en développement, affaiblit considérablement le tissu social communautaire. Tandis que dans la plupart des pays du monde, le christianisme est la religion majoritaire, il est devenu extrêmement minoritaire dans les pays du Proche-Orient, alors même que ceux-ci constituent le berceau historique du christianisme. Cet état de fait influe fortement sur la projection imaginaire des chrétiens du monde entier, pour lesquels il est presque impossible aujourd’hui d’évoquer le Proche-Orient sans nostalgie, sans contempler les ruines antiques et sans se remémorer le temps où le christianisme y était la religion majoritaire, et fournissait à l’Église ses docteurs et ses . L’Orient est à la source du christianisme. C’est une Terre Sainte, bien au-delà de la Palestine (R. Soler, 2014) et de la Transjordanie

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(P. Maggiolini ; N. Neveu, 2013) puisque l’Égypte, le Liban, la Syrie et la Turquie actuels ont été associés à l’histoire du Salut (L. Valensi, 2002 ; B. Heyberger et Ch. Verdeil, 2006 ; M. Pénicaud, 2014). C’est là que s’est jouée l’histoire de la rédemption, c’est là qu’ont été composés le corpus de la foi chrétienne et ses commentaires les plus autorisés, et c’est là qu’ont pris corps les modèles d’ascétisme et de spiritualité qui inspirent les croyants jusqu’à nos jours. Missionnaires, pèlerins et touristes occidentaux se sont souvent livrés à une lecture biblique de ces sociétés : l’observation des communautés chrétiennes traditionnelles éclairait l’histoire et la sociologie de la Bible (G. Chatelard, 2004 : 14-15). C’est en Orient aussi que doit se terminer l’histoire, s’accomplir la fin des temps, comme cela a souvent été affirmé. Cette projection imaginaire sur la terre d’origine, qui caractérise beaucoup de chrétiens occidentaux, est partagée aussi, avec des modalités spécifiques, par les chrétiens orientaux en exil (B. Heyberger, 2003 ; H. Armbruster, 2013 : 72-73).

Minorités, confessionnalisme, fragmentation

13 Communément utilisé mais discuté comme notion pour les sciences sociales, le terme de « minorité » (arabe : aqalliyya) a été introduit dans les dernières décennies du XIXe siècle, pour désigner spécifiquement les minorités chrétiennes et juives, dans le cadre de la politique des Puissances européennes, qui faisaient de la « protection des minorités » un levier de leur interventionnisme dans l’Empire ottoman. Il reste jusqu’à nos jours connoté négativement dans la région, comme lié à l’impérialisme européen et responsable de l’affaiblissement de l’unité nationale, en contraste avec le développement d’un droit humanitaire international des minorités (G. Chatelard, 2004 : 17-33 ; I. Rivoal, 2010 ; H. Bozarslan, 2011 : 83-94 ; S. Mahmood, 2012 ; A. Poujeau, 2014 : 11-39). Mais, paradoxalement, les constitutions et les gouvernements de la plupart des États du Proche-Orient actuel, en faisant référence à la loi islamique, introduisent eux- mêmes dans la société des distinctions et des discriminations sur une base confessionnelle. Car c’est la religion qui détermine notamment le statut personnel et les relations familiales, qui ne sont pas unifiées sous un même code (P. Maggiolini ; C. Mayeur-Jaouen, 2014). Ainsi se perpétue d’ailleurs dans les sociétés contemporaines une des principales caractéristiques de la milla ottomane (A. Nga Longva, 2012). Il y a aujourd’hui une crise de la question des minorités dans la région, qui se traduit par les discriminations, les violences et l’exil, mais aussi par des stratégies d’accommodation et d’empowerment (A. Hirschman, 1970). Les sciences sociales ne peuvent pas ignorer cette crise qui, du point de vue de la sociologie politique, concerne avant tout les relations entre l’État et les communautés subordonnées et discriminées. Au Proche-Orient, les États-nations constitués au XXe siècle adoptèrent pour la plupart des régimes fondés sur un consensus forcé, déniant toute forme de pluralisme ethnique ou confessionnel, et se teintant toujours davantage ces dernières décennies de références à l’identité islamique, rendant l’intégration des minoritaires plus difficile (É. Picard, 2012 ; S. Mahmood, 2012).

14 Mais une autre donnée non négligeable doit être prise en compte : à la faveur de la relative libéralisation amorcée par les régimes autoritaires à partir des années 1990, en partie dictée par les nécessités de l’ouverture internationale, une société civile a émergé, notamment à travers la constitution d’associations et d’organisations non gouvernementales, dans les États de la région. Les chrétiens, à cause de leur

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organisation propre et de leurs réseaux transnationaux, ont su bénéficier de cette conjoncture, jusqu’au déclenchement des « révolutions arabes » en 2011 (L. Ruiz de Elvira, S. Erol, dans ce volume ; S. Ben Nefissa, 2002 ; A. Bozzo et P.-J. Luizard, 2011).

15 Le syntagme « chrétiens d’Orient » est couramment utilisé dans les publications et les médias pour désigner les chrétiens du Proche-Orient. Cette expression, typiquement française, est associée au stéréotype de la « protection des chrétiens d’Orient », supposée « constitutive de notre histoire, de notre identité même, mais aussi celles du Moyen-Orient8 ». On ne trouve pas d’équivalent dans les autres langues européennes9. Elle a une histoire : elle apparaît au milieu du XIXe siècle, et est plus spécifiquement associée aux massacres de chrétiens au Mont Liban et à Damas en 1860, qui ont provoqué un élan humanitaire sans précédent (Y. Bouyrat, 2013), et la naissance sur place des premières associations caritatives chrétiennes (L. Ruiz de Elvira). Elle connote donc toujours le malheur des minorités chrétiennes et la volonté de leur porter secours. Si elle n’apparaît pas dans l’appel de l’abbé Charles Martial Lavigerie – le fondateur de l’Œuvre d’Orient, qui, aujourd’hui encore, est la principale association française de secours aux « chrétiens d’Orient10 » –, elle est employée dans diverses lettres et mandements des évêques ou d’autres qui font alors appel à la générosité des Français en faveur des chrétiens de Syrie11.

16 Or cette expression laisse entendre une homogénéité, ou au moins un sort commun à tous les chrétiens de la région, ce qui n’est pas le cas. Si, comme nous l’avons dit, leur situation est effectivement déterminée par un certain nombre de conditions liées à la prédominance de l’Islam, ce critère ne doit pas être le seul à être pris en considération. En effet, les minorités chrétiennes du Proche-Orient se distinguent par la variété de leurs affiliations ecclésiastiques et de leurs conditions politiques et culturelles. Le kaléidoscope des différentes Églises évoqué dans ce numéro pour le cas de la Jordanie (P. Maggiolini) vaut pour les autres États de la région, bien que les proportions varient d’un pays à l’autre. La plupart des chrétiens du Proche-Orient appartiennent aux communautés issues des ruptures ecclésiologiques des IVe et Ve siècles. Ainsi, les Assyriens, issus de l’Église de l’Est, formée dans l’Empire perse sassanide opposé à l’Empire romain, ont été qualifiés de « nestoriens » pour leur divergence à propos de la nature humaine du Christ et du titre de « Mère de Dieu » donné à la Vierge Marie. Les coptes d’Égypte comme les syriaques de Turquie et de Syrie, sont adeptes d’Églises qui n’ont pas adhéré à la définition de la double nature du Christ formalisée par le concile de Chalcédoine (451). C’est aussi le cas des Arméniens, dispersés dans tout le Proche- Orient, tandis que les « orthodoxes » de Jordanie, de Syrie, ou d’Istanbul appartiennent à la tradition byzantine et chalcédonienne, mais, respectivement, sous la juridiction du patriarche « grec » de Jérusalem, d’Antioche, et de Constantinople. Trois patriarches rivaux revendiquent la légitimité du siège d’Antioche : le maronite, de tradition syriaque, mais chalcédonien et rattaché à , le syriaque, de tradition syriaque mais non chalcédonien, et le « grec » (rūm) fidèle à la tradition byzantine en langue arabe. De nouvelles ruptures eurent lieu lorsque, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, des branches catholiques se constituèrent face à des branches orthodoxes dans toutes les Églises, sauf celle des maronites, qui se rattache entièrement à Rome. En même temps se constituèrent de petites communautés latines, longtemps administrées par un clergé missionnaire européen. Enfin, à partir du XIXe siècle, on assista à une efflorescence protestante, qui donna lieu à diverses petites dénominations.

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17 À cet émiettement institutionnel, il faut ajouter la dissémination et l’absence de cohésion interne de la plupart de ces Églises : quoi de commun en effet entre les Grecs- catholiques melkites, Syriens de Damas, leurs coreligionnaires citoyens israéliens en Galilée, et ceux de la paroisse parisienne de Saint-Julien-le-Pauvre ? Comment faire communiquer ensemble et faire faire communion des syriaques orthodoxes araméophones, kurdophones, arabophones, turcophones, ou pratiquant les langues de l’émigration ? (S. Erol, H. Armbruster, 2013) Quelle part de l’héritage hellénique la minorité arabe du sandjak d’Alexandrette (la province turque du Hatay), qui fournit aujourd’hui le gros des fidèles du patriarcat grec orthodoxe de Constantinople, peut- elle prendre en charge ? (M. Anastassiadou et P. Dumont, 2011 : 26). Et que partage un membre de la bourgeoisie copte du Caire avec un coreligionnaire des campagnes de Haute-Égypte ? (C. Mayeur-Jaouen, 2014). Les Églises de la région ont toujours eu des difficultés à gérer la forte tendance au localisme et la diversité politique et linguistique de leurs fidèles ; ainsi, cet évêque chaldéen de Siirt, en Mésopotamie, qui, en 1766, se plaignait à Rome de ne pouvoir accomplir sa fonction d’évêque parce qu’il était arabophone au milieu de chrétiens araméophones et kurdophones, et parce que, n’appartenant pas au système tribal local, il était considéré comme étranger, sans protection face aux émirs kurdes qui gouvernaient la Djéziré (J. Lentin, 2012). Au début du XXe siècle, le faubourg de Péra à Istanbul faisait figure de cœur de l’hellénisme dans l’Empire ottoman, avec ses prestigieuses institutions culturelles et éducatives grecques. Et pourtant, une partie significative de sa population grecque orthodoxe semble avoir été plus turcophone qu’hellénophone (M. Anastassiadou). La création des États-nations, dont les frontières ne coïncident nullement avec celles des Églises, et qui ont des politiques d’intégration culturelle bien plus exigeantes que les anciens empires, a par la suite encore fragilisé la cohésion interne des communautés.

18 Aujourd’hui, le paysage ecclésiastique apparaît extrêmement fragmenté dans tous les États de la région. Il l’est moins en Égypte qu’ailleurs, mais, comme l’article de Dominique Avon le rappelle, les minorités chrétiennes autres que coptes ont joué un rôle central dans la vie économique et culturelle du pays jusqu’aux années 1950 et au régime de Nasser, où elles furent poussées sur le chemin de l’exode. Aujourd’hui, bien plus que naguère, on assiste à un face à face presque exclusif entre coptes et musulmans, bien que les contributions de Séverine Gabry-Thienpont et de Gaétan Du Roy montrent que l’influence catholique et protestante reste active dans les milieux chrétiens du Caire. Le catholicisme s’y décline lui-même en différents rites, auxquels le mouvement charismatique du Chemin néocatéchuménal doit adapter ses propres éléments rituels. L’enquête de Gaétan Du Roy dans le quartier cairote du Muqaṭṭam révèle par ailleurs que le particularisme local, fondé sur le fonctionnement clientéliste de la société et de l’État, reste une caractéristique de l’Église copte de nos jours. La faible formalisation institutionnelle, qui favorise le lien personnel, souvent fondé sur le charisme d’un individu, est un trait partagé par toutes les Églises12.

Minorités et États-nations

19 La question du nombre de chrétiens et de leur proportion dans les différents pays étant un enjeu politique important13, il est très difficile d’avancer des chiffres incontestables. L’Égypte est le pays qui compte le plus de chrétiens, officiellement 4,12 millions pour 81,1 millions d’habitants en 2010, soit 5,1 % de la population, tandis que le Liban est de

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loin le pays qui compte la plus forte proportion (38,3 %), soit 1,62 million sur 4,23 millions d’habitants en 2010. En Syrie, ils étaient environ 1 million sur 20,4 millions d’habitants, soit 5,2 % de la population, avant la guerre civile déclenchée en 2011. En Jordanie, 130 000 chrétiens pour une population de 6,19 millions ne représentent qu’une proportion de 2,2 %. En Turquie, ils ne forment qu’une infime minorité (0,4 %), soit 320 000 individus sur une population totale de 72,75 millions. Il faut compléter ce tableau en insistant sur une réalité récente, souvent négligée : c’est la forte présence, et en augmentation, de chrétiens immigrés dans les États pétroliers, qui ne comptaient plus de chrétienté autochtone depuis plus d’un millénaire : Oman : 180 000 (6,5 % de la population) ; Émirats Arabes Unis : 940 000 (12,6 %) ; Qatar : 240 000 (13,8 %) ; Bahrain : 180 000 (14,5 %) ; Koweït : 390 000 (14,3 %) ; Arabie Saoudite : 1 200 000 (5 %)14.

20 Mais le nombre ne doit pas être la seule donnée prise en compte pour juger de la place des chrétiens dans l’État et la société. En effet, celle-ci n’est pas la même dans un pays comme la Syrie, qui compte plusieurs minorités musulmanes « hétérodoxes » et plusieurs groupes ethniques non arabes, et où le régime favorise les minorités confessionnelles depuis quarante ans (A. Poujeau), qu’en Égypte, où les musulmans sont presque exclusivement sunnites et arabes, et où l’autorité de la charia a été inscrite dans la constitution (L. Guirguis, 2012). L’État du Liban a été créé après la Première Guerre mondiale par et pour les maronites, qui constituent la principale dénomination chrétienne du pays, mais sur la base d’une entente nationale avec les sunnites, les chiites, les druzes, et les principales autres affiliations chrétiennes (Grecs orthodoxes, Grecs-catholiques et Arméniens). En Jordanie, la place occupée par les chrétiens dans la société est plus importante que leur nombre, du fait de la politique de « pluralisme autoritaire » suivie par la monarchie hachémite (P. Maggiolini). En Turquie, la question des minorités chrétiennes se pose moins en termes démographiques qu’en termes politiques et mémoriels (S. Erol ; M. Anastassiadou et P. Dumont, 2011 ; M. Pénicaud, 2014), et interfère en partie avec la question bien plus considérable de la minorité ethnique kurde et confessionnelle alévie.

21 Plusieurs articles de ce recueil montrent à quel point, non seulement la place dans la société, mais aussi le fonctionnement interne des institutions chrétiennes et leurs références culturelles sont affectés par la nature du régime politique de l’État dans lequel elles s’inscrivent15. L’identité contemporaine des communautés s’est construite en même temps que les identités nationales au cours du XXe siècle, et a dû être adaptée tant bien que mal aux vicissitudes successives de ces constructions. L’exemple jordanien étudié par P. Maggiolini est à cet égard extrêmement parlant : les chrétiens ont dû construire des institutions adaptées à la forme du nouvel État, et élaborer des récits concernant leur passé et leur héritage adaptés aux paramètres politiques hachémites. Là où l’État-nation est entré en crise grave, comme en Irak ou en Syrie, celles qui subsisteront des communautés chrétiennes devront nécessairement ajuster leur fonctionnement institutionnel aux nouvelles formes d’État et de pouvoir qui sortiront du chaos actuel, et réviser leurs bases idéologiques.

22 À la fin de l’Empire ottoman, les syriaques de l’est de l’Anatolie vivaient dans des villages ou dans des villes moyennes, plus intégrés dans le complexe système tribal kurde, à travers des relations patrons-clients, que dans les institutions de l’État ottoman. Ce n’est qu’avec l’effort de centralisation et de modernisation de ce dernier qu’ils se virent reconnus et structurés en millet, à l’instar des autres communautés chrétiennes (M. Anastassiadou, P. Maggiolini), entre 1885 et 1890, ce qui leur permit de

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développer leur propre réseau scolaire, d’y soutenir leur originalité confessionnelle et linguistique, tout en adhérant, pour un temps, à l’idée d’une citoyenneté ottomane, mise à mal par la montée du nationalisme turc à la veille de la Première Guerre mondiale. Ces évolutions ne les distinguent guère de celles qui affectaient alors les autres chrétiens des provinces orientales de l’empire. Les massacres de 1915 puis la reconquête kémaliste de la région fit d’un grand nombre d’entre eux des réfugiés, dont certains s’implantèrent dans la Syrie et le Liban sous mandat français. Leur patriarche adopta un profil bas, ne faisant pas entendre de revendication particulière à l’égard des Turcs au moment de la négociation du traité de Lausanne (1923), dans lequel les Grecs, les Arméniens et les juifs furent officiellement reconnus comme minorités. La première phase de la République turque, qui se caractérisait par une volonté de « turcification » à tous les niveaux, et de lutte contre les particularismes ethniques et religieux, ne leur laissa guère d’espace d’expression. Dans la suite, on observe qu’à l’instar des autres groupes minoritaires, ils bénéficièrent des phases de multipartisme et de démocratisation pour renforcer leurs institutions communautaires et leur vie culturelle spécifique. Le processus d’adhésion à la communauté européenne, qui conduisit à l’adoption de mesures de démocratisation en Turquie à partir de 2002, leur offrit de nouvelles possibilités de s’affirmer en tant que communauté (S. Erol).

23 Soulignons que les chrétiens orientaux en exil doivent également adapter leurs institutions et leur idéologie communautaire aux conditions de leurs pays d’adoption, et aux éventuelles fluctuations de la politique de ces derniers à l’égard de l’immigration, entre intégration et assimilation. D’autre part, l’arrivée de nouveaux réfugiés irakiens (depuis 2003) puis syriens (depuis 2013) change considérablement l’équilibre interne des communautés en diaspora. Dans le cas des syriaques orthodoxes, c’est en exil qu’ils construisirent les idéologies concurrentes de l’assyrianisme et de l’araméisme16, qui font aujourd’hui retour dans les communautés du Proche-Orient, sous différentes formes (S. Erol ; H. Teule, 2011 ; H. Armbruster, 2013 : 131-156).

24 Il est notable que dans les phases de desserrement de l’autoritarisme étatique, une élite laïque tente d’émanciper la communauté de l’autorité ecclésiastique. Ce fut le cas dans la capitale ottomane à l’époque des réformes (M. Anastassiadou), dans l’Égypte de la monarchie (M. Guirguis et N. Van Doorn-Harder, 2011), comme dans la Turquie contemporaine (S. Erol). On constate de même que dans les démocraties occidentales, où l’État cherche des interlocuteurs représentatifs parmi les communautés immigrées, les laïcs et les organisations séculières renforcent leur poids aux dépens des structures ecclésiastiques et du clergé, et entrent parfois en conflit avec ces derniers (N. Armbruster, 2013 : 135-145). Dans la Syrie de Bachar Al-Assad, il faut se prémunir de l’accusation de sectarisme, et afficher une activité caritative à visée non confessionnelle, alors même que la société syrienne évolue vers une structuration sur des bases de plus en plus ethniques et communautaires, et que la volonté de se protéger de l’État conduit à renforcer le poids de l’autorité cléricale dans les différentes communautés. En l’absence d’une éthique « citoyenne » partagée par des Syriens d’origines confessionnelle et ethnique différentes, c’est presque exclusivement dans la morale et la piété chrétiennes que les chrétiens puisent les règles de conduite et les motivations de leurs engagements (L. Ruiz de Elvira). Dominique Avon montre comment la position des intellectuels chrétiens et les conditions du débat se dégradent en Égypte à partir de la première défaite arabe face à Israël (1948), suivie du coup d’État des « officiers libres » de 1952, puis de la crise de Suez en 1956. Beyrouth prend alors le relais, jusqu’à l’éclatement de la guerre civile libanaise (1975). Les postures des trois

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figures intellectuelles chrétiennes présentées ici sont certes déterminées par la personnalité et la formation respectives de chacune d’entre elles, mais aussi par le climat politique et culturel dans lequel elles se sont retrouvées, et qui a évolué très vite dans les décennies 1940-1980. Le bilan de leurs tentatives d’occuper une position de médiateurs ou de passeurs entre la pensée chrétienne et occidentale et le monde musulman apparaît négatif, dans l’évaluation qu’en fait Dominique Avon.

Identité chrétienne et cosmopolitisme

25 Si l’organisation et la vie interne des communautés chrétiennes sont en grande partie déterminées par leur environnement politique et social dominant, il n’en demeure pas moins qu’elles se distinguent des autres minorités par leur spécificité chrétienne, qu’il est absolument nécessaire de prendre en compte dans une analyse scientifique. En effet, c’est dans la pratique liturgique collective que se marque et se renforce l’identité chrétienne (S. Gabry-Thienpont, G. du Roy et M. Anastassiadou dans ce volume). Mais les rites de passage (baptême, mariage, funérailles), qui donnent symboliquement une empreinte chrétienne à l’individu, peuvent parfois porter des valeurs profanes, permettant des formes de sociabilité, voire de partage du sacré, avec les non-chrétiens. C’est notamment le cas des funérailles décrites ici par Anna Poujeau17.

26 Mis à part dans le protestantisme, il n’y a pas de vie chrétienne possible sans la présence d’un clergé et la pratique d’un certain nombre de rituels, en particulier les sacrements. Le renouvellement et l’entretien du clergé sont des éléments fondamentaux pour maintenir l’identité chrétienne d’une population18. L’absence de prêtres et d’évêques pour les ordonner a sans doute été une cause de la disparition de nombreuses communautés chrétiennes en Orient et au Maghreb au cours de l’histoire. Sans reprendre les habituelles critiques catholiques contre un clergé oriental marié, qui serait plus dévoué à sa famille qu’à la cure des âmes, il est nécessaire de rappeler, comme le fait Méropi Anastassiadou dans sa contribution, que, pour qu’un clergé instruit et dévoué puisse subsister, il faut lui assurer des ressources suffisantes. Mais le rôle des hommes de religion dépasse souvent la fonction paroissiale. Le monastère occupe traditionnellement une place hors du monde, pour exercer paradoxalement une influence particulière sur celui-ci (A. Buss, 1995 ; H. Armbruster, 2013 ; A. Poujeau, 2014 ; C. Mayeur-Jaouen, 2014). L’héritage de la milla confère au clergé des charges communautaires, comme la tenue de l’état civil et la juridiction en matière de droit personnel. Prêtres séculiers ou réguliers exercent une fonction d’autorité et de contrôle dans les activités caritatives et éducatives (L. Ruiz de Elvira), écrivent l’histoire de la communauté et en transmettent la mémoire (S. Erol), et servent d’intermédiaires entre l’État et le peuple (G. du Roy). Mais le partage des rôles et des responsabilités entre clergé et laïcs varie selon les Églises, les lieux et les moments, et est une source de tensions internes (M. Anastassiadou, S. Gabry-Thienpont, G. du Roy et A. Poujeau dans ce volume ; C. Mayeur-Jaouen, 2014).

27 La tendance courante à représenter ces communautés comme immobiles ne doit pas laisser penser que les Églises du Proche-Orient se soient toujours caractérisées par leur vitalité religieuse. Celle-ci est le fruit d’un Renouveau spectaculaire depuis les années 1950 ou 1960, marqué par une renaissance du monachisme (chez les Grecs orthodoxes, les coptes puis les maronites), un intérêt pour l’éducation, la formation du clergé et la sauvegarde du patrimoine, un aggiornamento prudent des Églises et une multiplication

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de nouveaux saints reconnus par les institutions ecclésiales. Le Vatican, pour la première fois depuis des siècles, a béatifié puis canonisé des saints orientaux, depuis le maronite Charbel Makhlouf, canonisé pendant la guerre civile libanaise (Heyberger, 2003), jusqu’à la melkite Mariam Baouardy, une carmélite originaire de Palestine (XIXe siècle), portée sur les autels par le pape François en mai 2015. Chez les coptes aussi, une cohorte de saints, composée principalement de moines mystiques et d’évêques thaumaturges tels le patriarche Cyrille VI, contemporain de Nasser, et la mère abbesse Irînî, est venue accompagner les saints ascètes et martyrs de l’Antiquité. Enfin, de nombreuses apparitions de la Vierge ont renforcé la foi des chrétiens orientaux, depuis celle de Zeitun au Caire en 1968 jusqu’à celle de Béchouate au Liban en 2004 (E. Aubin- Boltanski, 2008 ; C. Mayeur-Jaouen, 2008 : 545-548, 2010 et 2014).

28 Si les chrétiens forment une minorité face à une majorité musulmane, il ne faut pas négliger que les différentes obédiences doivent elles-mêmes faire face, et ce depuis avant l’Hégire, à des situations de pluralisme et de compétition. La réalité du christianisme oriental est faite de mariages mixtes, de changements d’appartenance, de rites partagés, mais aussi de conflits de juridiction, de stratégies de distinction ou de processus de mimétisme et d’émulation, sans doute à bien des égards comparables à ce que les historiens ont décrit dans l’Europe d’après les Réformes. Toutefois la diversité de l’offre chrétienne, lorsque plusieurs Églises se côtoient, donne aux fidèles la possibilité de fréquenter plusieurs cultes simultanément (S. Gabry-Thienpont). Si un « œcuménisme sauvage » existe anciennement dans des régions de mixité confessionnelle, par exemple à l’occasion des pèlerinages, l’analyse de certaines situations actuelles révèle aussi plusieurs caractéristiques de ce que les sociologues ont décrit comme la modernité religieuse : les identités stables et héritées laissent place aux pratiques choisies négociables ; les traditions ne sont pas épargnées par un retour aux formes émotionnelles de la religion19 etc. Il convient donc de revenir sur les circonstances de la pluralisation du champ religieux pour ces chrétiens.

29 Le catholicisme post-tridentin, puis le protestantisme, ont eu une influence profonde sur les christianismes orientaux, y compris orthodoxes, qui ont dû, en réaction, à partir du XVIIe siècle, préciser leur doctrine et leur pratique en répondant aux questions et aux critiques qui leur étaient adressées par les missionnaires et les érudits occidentaux, tout en empruntant à ces derniers leurs méthodes d’argumentation et leurs sources (A. Girard, 2011 et 2012). Des intellectuels chrétiens orientaux ont assumé, consciemment, un rôle de passerelle entre l’Occident et le monde arabe et/ou musulman, selon des modalités évoluant au cours des générations, et en fonction de l’éducation et des convictions de chacun (D. Avon). Ce rôle apparaît sans doute moins légitime aujourd’hui qu’au XIXe siècle, ou dans la première partie du XXe, et plus difficile à remplir. Néanmoins, des synthèses entre « l’Occident » et les « traditions » locales continuent à s’élaborer, par exemple à travers la musique (S. Gabry-Thienpont). Aujourd’hui, les formes charismatiques de dévotion influencent les pratiques dans les groupes dissidents aussi bien que dans les Églises établies, (S. Gabry-Thienpont, G. Du Roy, E. Aubin-Boltanski, 2011 ; E. Aubin-Boltanski et N. Farra-Haddad, 2014). La frontière entre un protestantisme évangélique pentecôtiste, très actif au Liban et en Égypte, et les Églises établies, est parfois difficile à tracer, tant les méthodes du premier influent sur les pratiques des secondes. L’affirmation qu’on peut obtenir la grâce divine sans passer par l’intermédiaire du clergé et de l’institution ecclésiastique provoque des tensions. Elle est l’expression d’un début d’individualisation de la foi et/ou d’une

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volonté de dépasser les clivages institutionnalisés entre les différentes confessions pour refaire l’unité des chrétiens sur de nouvelles bases, alors que les clergés peinent à promouvoir véritablement l’œcuménisme (G. du Roy ; E. Aubin-Boltanski, 2011 ; E. Aubin-Boltanski et N. Farra-Haddad, 2014 ; C. Mayeur-Jaouen, 2014). Des « entrepreneurs de religion » dont le Père Sam’ān a appliqué les principes d’action pour se constituer un fief au Muqaṭṭam (G. du Roy), visent prioritairement les chrétiens dans leur activité prosélyte, et constituent des petites communautés en marge des Églises. Ils bénéficient presque toujours d’un soutien matériel extérieur (F. Kaoues, 2013).

30 Le recours aux nouvelles technologies du croire (télévision, internet, nouvelles formes musicales) inscrivent les évolutions actuelles du christianisme oriental dans un phénomène plus global de déterritorialisation du religieux, qui semble contredire ce que nous avons dit plus haut sur l’importance du contexte national et étatique dans les développements institutionnels et idéologiques observables parmi les chrétiens. En réalité, c’est la tension entre ces deux niveaux qui semble caractériser la situation actuelle (F. McCallum, 2010b ; G. Du Roy, L. Ruiz de Elvira ; S. Erol). Il faut passer des compromis délicats entre la dimension transnationale des organisations chrétiennes et de leurs référents idéologiques d’une part, et la nécessité de composer avec les forces locales et les exigences des États d’autre part. Le prosélytisme à l’égard des musulmans ou des liens éventuels avec le sionisme sont des limites à ne pas franchir. La revendication de l’enracinement local et la fabrique d’une certaine authenticité sont nécessaires pour réclamer sa place dans la nation, voire légitimer l’antériorité de sa présence dans le pays, et répondre au soupçon de division confessionnelle (fitna ṭā’ifiyya) ou de collusion avec l’ennemi extérieur, comme le montre le cas des organisations charismatiques implantées en Égypte étudié par S. Gabry-Thienpont.

31 Chez les chrétiens orientaux en diaspora, la construction d’une mémoire collective est vitale pour créer de la cohésion entre groupes dispersés et maintenir un sentiment d’appartenance chez les individus20. La fixation sur un lieu d’origine, éventuellement transformé en but de pèlerinage, aide à la structuration de la communauté et à la conservation des liens identitaires (S. Erol). D’autres éléments y contribuent, parmi lesquels l’évocation du passé de persécutions et de massacres, qui alimentent une « éthique du sacrifice » (H. Armbruster, 2013 : 51). Pour les syriaques et les assyro- chaldéens, la mémoire des massacres de 1915 et de 1933, et la revendication de la reconnaissance internationale de ceux-ci comme d’un « génocide », constituent actuellement un important ciment communautaire et une base de mobilisation activiste (S. Erol, H. Armbruster, 2013, 51-66).21

32 L’attachement à la « langue d’origine » représente un autre élément central dans ce qui « fait identité »22. D’importants efforts doivent être entrepris pour maintenir l’apprentissage de la langue dans les pays d’exil, mais les conceptions linguistiques et les outils d’apprentissage forgés dans l’émigration peuvent faire retour au Proche- Orient : ainsi, les maronites d’Israël, affirmant leur araméisme pour se démarquer de l’arabisme palestinien, font appel à la diaspora syriaque de Suède pour se doter des outils nécessaires (A. Schneidleder, 2014). Néanmoins la question linguistique est compliquée par le fait que cette notion de « langue d’origine » est complexe et contradictoire. Comme on le voit dans l’article de Séverine Gabry-Thienpont, la pratique du multilinguisme est assez fréquente parmi les chrétiens orientaux du Caire, surtout ceux qui sont d’obédience catholique ou évangélique. Mais le recours à l’arabe est requis officiellement pour affirmer son appartenance nationale. Encore qu’il faille

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ensuite décider du registre d’arabe qu’on veut utiliser : fuṣḥā (arabe classique) ou ‘āmmiyya (dialecte). En exil, la composante égyptienne et arabe de la conscience copte s’efface au profit d’un attachement à un christianisme des origines et à la langue copte (C. Mayeur-Jaouen, 2014). Les syriaques peuvent être de langue maternelle araméenne, mais aussi kurde, arabe ou turque. D’autre part, l’araméen parlé (turoyo) s’apparente plutôt à un dialecte, variant d’un village à l’autre, mâtiné de mots empruntés aux autres langues pratiquées, et très éloigné de la langue écrite et liturgique, réservée au clergé (Kthobonoyo). Cette dernière est considérée comme plus pure et plus authentique, ces valeurs étant recherchées en priorité chez les émigrés laïcs (H. Armbruster, 2013 : 69-81). Chez les maronites, la composante arabe de l’identité ne va pas de soi pour ceux qui vivent au Liban, et encore moins pour ceux qui se retrouvent citoyens israéliens en Galilée, ou qui sont émigrés en Amérique, en Europe ou en Australie, car c’est plutôt le syriaque qui est considéré comme la langue « identitaire », ou « originelle ». Le document programmatique du Synode patriarcal maronite, affirme que : À l’instar de tous les émigrés, les maronites ont emporté dans les nouveaux pays leur langue arabe et s’y sont attachés, en tant que partie du patrimoine les rattachant à la mère patrie et en tant qu’identité qu’ils refusent de perdre. Ils ont continué à la pratiquer à la maison et dans les occasions familiales et sociales, ils l’ont enseignée à leurs enfants et se sont réjouis de l’entendre à l’église, à côté du syriaque, comme c’était l’habitude dans leurs villages. Mais avec le temps et la succession des générations, la langue arabe a commencé à perdre du terrain parmi les émigrés [...]. D’ores et déjà, l’arabe n’est parlé ou compris que par un nombre restreint de personnes, ce qui place l’Église maronite face à un problème linguistique qui se complique d’année en année. [...] Il s’agit là d’un problème qui demande une étude globale pour parvenir à des décisions courageuses. En effet, la langue syriaque est la langue liturgique et un élément essentiel qu’il importe de préserver autant que faire se peut, alors que l’arabe n’est qu’une langue vernaculaire, propre aux immigrés, qui se voit inévitablement supplantée, en dehors du territoire patriarcal, par la langue locale du pays d’accueil en usage dans les prières (Synode patriarcal maronite, 2008, 124).

33 Cette déclaration fait écho aux débats qui, les années précédentes, ont marqué la préparation du nouveau missel maronite. Celui-ci, paru en 2005, fait la place belle à l’arabe fuṣḥā, le syriaque y apparaissant en complément. Il n’en demeure pas moins que l’identité syriaque est de plus en plus revendiquée par les maronites, et notamment par ceux qui sont en exil. * **

34 Les recherches présentées ici n’apportent sans doute pas de réponses aux attentes angoissées de l’opinion, à un moment où les violences perpétrées au Proche-Orient, mises en scène par les nouveaux médias, se déchaînent dans une conjoncture de chaos et d’incertitude, provoquant un climat plus apte aux émotions qu’à la réflexion. Ni sur les causes de la violence, ni sur l’avenir des minorités chrétiennes dans la région, le lecteur ne trouvera ici de réponse directe. Mais il pourra y prendre des clés pour aller au-delà d’une vision purement victimaire des minorités chrétiennes au Proche-Orient, et pour appréhender leur capacité d’action (agency), même dans des conditions difficiles.

35 Les travaux récents portant sur la situation contemporaine des chrétiens au Proche- Orient, auxquels ce numéro des Archives contribue, montrent que ceux-ci sont devenus un objet légitime pour les sciences sociales, marquant ainsi la sortie de ces dernières de

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leur phase postcoloniale. Les chrétiens du Proche-Orient doivent être étudiés dans le contexte des sociétés auxquelles ils appartiennent, sans pour autant nier leur spécificité chrétienne, qui se module et se transforme d’ailleurs au contact de leur environnement institutionnel, social et culturel. L’approche par les minorités chrétiennes aide aujourd’hui à penser la crise de l’État-nation au Proche-Orient. Elle contribue à modifier les perspectives sur la question du pluralisme et de la gestion des particularismes dans les États, et sur celle des rapports entre les christianismes et les , dans leurs différentes déclinaisons. Elle révèle la plasticité et la dynamique des identités revendiquées face aux États et aux régimes politiques, mais face aussi aux connexions transnationales et aux circulations culturelles planétaires.

36 Les chrétiens orientaux vivent, comme au demeurant une grande partie de l’humanité aujourd’hui, dans une tension entre leur recherche d’identité, à travers la construction de mémoires collectives autour de référents spécifiques, et leur appartenance à un monde globalisé, mobile et dispersé sur des territoires variés. Leur discours sur l’enracinement et l’authenticité doit être considéré comme essentiellement performatif, cherchant à assimiler leur connexion aux nouveaux courants culturels et religieux, et à répondre à la mise en cause, ou au contraire, à accompagner la reconnaissance de leurs particularités par les politiques menées tant au niveau national qu’international.

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NOTES

1. Ces quatre articles font partie d’une table ronde intitulée How Does New Scholarship on Christians and Christianity in the Middle East Shape How We View the History of the Region and Its Current Issues? dirigé par Akram Khater et publié dans la revue International Journal of Middle East Studies, 42-3, 2010, p. 471-488. 2. Nous ne traiterons pas ici de l’histoire ancienne de ces chrétiens. L’étude du christianisme oriental en tant que discipline académique remonte au XVIIe siècle, dans le contexte de l’humanisme antiquaire et des controverses confessionnelles. C’est alors que la connaissance des langues orientales fit des progrès rapides et permit d’accéder aux manuscrits collectionnés en Europe (A. Girard, 2011 et 2014). Si les textes écrits dans les langues originelles des communautés (arménien, copte, grec, syriaque etc.) attirèrent très tôt l’attention des chercheurs et continuent à susciter d’abondants travaux (pour des présentations de l’historiographie récente, voir les publications émanant des congrès régulièrement organisés comme ceux de l’International Association of Coptic Studies ou de la Société d’études syriaques), la littérature arabe chrétienne fut davantage négligée, malgré la synthèse de référence due à Georg Graf (G. Graf, 1944-1953),

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jusqu’à un intérêt récent pour les spécificités d’un christianisme arabe (voir par exemple S. Griffith, 2008 ; D. Thomas, 2009-2015 ; S. Noble et A. Treiger, 2014). 3. Le colloque « Chrétiens en Orient : chantiers de recherche et débats contemporains », organisé à Rome les 1er et 2 décembre 2011, a constitué l’un des jalons préparatoires à ce numéro. Nous remercions l’École française de Rome (Catherine Virlouvet et Jean-François Chauvard), l’Institut français-centre culturel Saint-Louis (Nicolas Bauquet) et l’ambassade de France près le Saint- Siège (Stanislas de Laboulaye) pour le soutien apporté à cet événement. 4. Pour des exemples français, voir B. Heyberger, 2013, p. 9-11. Pour des exemples américains et britanniques, voir L. Robson, 2011, 321, note 1. Voir aussi J.-M. Di Falco, T. Radcliffe et A. Riccardi, 2014. 5. Voir par exemple : G. Graf, 1944-1953 ; O. Meinardus, 1961 et 2007 ; T. Sicking, 1984 ; G. Châtelard et M. Tarawneh, 1999. 6. À ce sujet, se référer à l’article d’E. Davis (2008). Il fait partie d’un dossier intitulé Question and Pensées: How Useful Has the Concept of Sectarianism Been for Understanding the History, Society, and Politics of the Middle East, publié in International Journal of Middle East Studies, 40-4, p. 550-560. 7. Ces notions, en rapport avec les chrétiens orientaux, ont fait l’objet de récentes discussions par l’historien J.-P. Ghobrial, 2014 : 56-60, et l’anthropologue H. Armbruster, 2013 : 11-17. 8. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, La Croix, 27 mars 2015. Propos similaires dans la « lettre ouverte de trois anciens premiers ministres François Fillon, Alain Juppé, Jean-Pierre Raffarin », dans Le Monde, 13 août 2014. 9. De manière significative, le titre de l’ouvrage de William Dalrymple, From the Holy Mountain: A Journey in the Shadow of Byzantium, Londres, Harper Collins, 1997, a été traduit en français par Dans l’ombre de Byzance : sur les traces des chrétiens d’Orient, Paris, Phébus,2011. 10. Charles Lavigerie, Œuvre des écoles d’Orient. Appel aux catholiques de France, en faveur des chrétiens de Syrie, Saint-Cloud, impr. de Vve Belin, 1860. Idem, Œuvre des écoles d’Orient. Souscription recueillie en faveur des chrétiens de Syrie. Voyage en Orient. Exposé de l’état actuel des chrétiens du Liban, Paris, Bureau de l’Œuvre, 1861. 11. Circulaire... demandant des prières et des secours pour les chrétiens d’Orient, Versailles, Impr. de Beau Jne, 1860 ; Lettre pastorale et Mandement... en faveur des chrétiens d’Orient, Rodez, impr. de Carrère aîné, (s. d.) ; Salomon Zeb Wolf Klein, Lettre circulaire de S. Klein, grand rabbin, aux Israélites de la circonscription du Haut-Rhin, faisant appel à leur charité en faveur des chrétiens d’Orient victimes des massacres, 25 juillet 1860, Colmar, impr. de Decker (s. d.). 12. Voir aussi un cas étudié dans le contexte libanais : E. Aubin-Boltanski, 2011. 13. Voir par exemple pour le cas égyptien : K. Hulsman, 2012. 14. Sources : Pew Research Center, http://www.pewforum.org/interactives/global-christianity/ (données 2010). 15. Voir aussi F. McCallum, 2007, et 2012. 16. L’assyrianisme part d’une définition ethnique de tous les chrétiens d’origine mésopotamienne et de langue liturgique syriaque, quelle que soit leur appartenance confessionnelle, et tend à unifier les deux branches historiquement opposées des Syriaques occidentaux (« jacobites » ou « monophysites ») et des Syriaques orientaux appelés assyro- chaldéens (« nestoriens »). Cette définition insiste sur les racines antiques prestigieuses, plutôt que sur le christianisme. L’araméisme est né comme une réaction contre l’assyrianisme, en insistant sur les racines chrétiennes et ecclésiastiques de l’identité des chrétiens mésopotamiens. L’accent est mis sur la langue araméenne, « langue du Christ » et des textes sacrés (N. Armbruster, 2013, 131-156). L’araméisme peut aussi se diffuser de manière volontariste chez les chrétiens non-mésopotamiens se réclamant de la langue araméenne, comme les grecs- orthodoxes et catholiques de Maaloula en Syrie (F. Pichon, 2010) ou les maronites israéliens de Galilée (A. Schneidleder, 2014).

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17. Baptêmes et funérailles apparaissent aussi comme des rituels de sociabilité transconfessionnelle chez les Latins de Constantinople (XVIIe-XVIIIe siècle) : L. Binz, 2013. 18. Voir le témoignage de l’évêque Šam’ūn Buṭrus de Siirt : J. Lentin, 2012. 19. Voir, entre autres, D. Hervieu-Léger, 1999 et S. Tank-Storper, 2010. 20. Sur le rôle du religieux et du culturel dans la construction du lien diasporique, ainsi que sur les recompositions du religieux en diaspora, voir notamment Ch. Bordes-Benayoun et D. Schnapper, 2006 ; R. Azria et Ch. Saint-Blancat, 2010. 21. Voir par exemple : Joseph Yacoub, « Pour la reconnaissance du génocide des Assyro- Chaldéens », Le Monde, 23/04/2015. 22. Sur la langue comme critère de distinction, voir aussi H. Bozarslan, 2011 : 92-94.

AUTEURS

BERNARD HEYBERGER

Centre d’études en sciences sociales du religieux, CéSor – EHESS, CNRS, [email protected]

AURÉLIEN GIRARD

Centre d’études et de recherche en histoire culturelle, CERHiC – Université de Reims, Champagne-Ardenne, [email protected]

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Christian Churches and Arab Christians in the Hashemite Kingdom of Jordan Citizenship, Ecclesiastical Identity and Roles in the Jordanian Political Field Églises chrétiennes et chrétiens arabes dans le royaume hachémite de Jordanie. Citoyenneté, identité ecclésiastique et jeux de rôle dans le champ politique jordanien Iglesias cristianas y Árabes Cristianos en el Reino Hachemita de Jordania. Ciudadanía, identidad eclesiástica y roles en el campo político Jordano

Paolo Maggiolini

1 In the wider Middle East, Christians make up 4 percent of the population, according to the Pew Foundation Report on Global Christianity 2011. Traditionally estimated between 6 (as officially stated by the monarchy) and 4 percent of the population, the Pew Report states that Christians in the Hashemite Kingdom of Jordan now make up 2.2 percent of the total population (30,000 Catholics; 20,000 Protestants; 90,000 Greek- Orthodox; less than 1,000 belonging to other Christian churches) (http:// pewresearch.org/pubs/2151/). However, despite the demographics, the Christian presence in Jordan is quite important and carries a certain social and economic weight, also benefitting by political guarantees such as a precise number of reserved seats in the Assembly of Representatives. Moreover, since the 19th century, Christian missionaries and ecclesiastical institutions have developed an organized network of religious, social and education institutions (H. Kildani, 1993: 221-222). Education has been particularly strategic in consolidating and defining community borders and an effective pass key to accessing and playing an important role within the whole of Jordanian society. In fact, it has allowed Christian institutions to make large contributions to the development of the country, creating a positive climate of coexistence among Jordanian citizens (M. Haddad, 2001: 40). At the same time, the Christian presence within Jordan suffers both from some specific and overall problems

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that both Muslims and Christians experience within the region. On the one hand, emigration swells the Jordanian brain-drain, with numerous Christians seeking career opportunities abroad. This weakens their presence. On the other, there are still- unresolved issues related to religious holidays, inheritance, mixed marriage and the non-inclusion, in public school curricula, of Christians’ historical role and presence in the country. These still raise some questions regarding the real extent of the concept of equality and, therefore, of full citizenship for Christians within Jordan (G. Khoury, 1996: 9; M. Haddad, 2001: 3).

2 The history of the Christian presence in the contemporary land of Jordan is quite peculiar compared to other Middle Eastern contexts. Before the foundation of the Hashemite Emirate (1921), the prevailing relationship between Muslims and Christians was not inspired by Islamic scriptural tradition or by Ottoman legal norms (S. Musa, 1989: 45; E. Rogan, 2002: 218; G. Chatelard, 2004: 48). At the same time, the Byzantine canon was not decisive either. Therefore, the traditional institutional frameworks of both ḏimma and the millet system were not decisive factors during the Ottoman period (P. Médebielle, 1987: 176). As in other isolated and mountainous areas of the Middle East, essentially independent from official political and religious authorities, tribalism concretely shaped their relationships and daily life. First, it determined traditional local balances of power, also favouring the development of forms of syncretism and popular religiosity (A. P. Jaussen, 1908: 79; A. M. Lutfiyya, 1966: 165). Later on, when proto-state and proto-community structures began to develop during the second half of the 19th century, it reproduced some of its logics within the newly established institutions, overlapping with and repositioning itself also within the dimension of local religious community institutions still in fieri. Afterwards, this peculiarity stabilized and consolidated along with progress in the nation-building process of the Hashemite state (G. Chatelard, 2004: 175; P. Maggiolini, 2011: 147). Also contributing to this situation was the absence of high-ranking religious authorities and poles of religious orthodoxy, traditionally located outside this territory in and , which were progressively established in Jordan only between the 1930s-1960s, never surpassing the bishopric level.

3 According to this specific 19th century legacy, when the Hashemite state was founded and the state-building process began under the tutelage of the British, the Hashemite family was able to approach and involve local Christians within their political field not only as part of a specific religious community to be guaranteed and defended – an aspect complementary to the Hashemite “moderate” Islamic discourse – but also as an integral component of the “(Trans)-Jordanian family” newly defined also according to tribal language and the rhetoric of Arabness.

“Disentangling” some knots

4 Approaching the study of the Christian presence within the Hashemite Kingdom of Jordan, may be disorienting even for someone acquainted with and expert in the contemporary history of the Middle East and, specifically, of Christianity within both the region and each country that composes the so-called “Arab world”. This is not just because of the fragmented ecclesiology that characterizes their presence, a condition shared by all Christians within the Middle East (A. O’Mahony, 2013: 232-233) but that in Jordan can be striking, given their small percentage1. This is, instead, due to a tendency

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to consider their position quite unproblematic thanks to the level of guarantees ensured by the Hashemite monarchy, or of little interest because of their limited demographics. Finally, their low profile partially stems from a tendency to dissolve them within the wider dimension of the “Holy Land”, its Christian population and Churches, which in turn results in the predominant analysis of the Israeli-Palestinian context to the detriment of in-depth research into Christians in Jordan. Therefore, any analysis of the Christians of Jordan first needs to concern itself with these attitudes, approaches and stereotypes.

5 The Hashemite Kingdom of Jordan has been traditionally depicted as essentially an “artificial” political entity, produced by the will of the British Mandate, consisting of an uneven population ruled by a dynasty originating outside the country. According to this interpretation, the Hashemite Kingdom of Jordan has been frequently described and analyzed from its weaknesses and problems or through its perceived dichotomies (such as tribesmen-townsman or Transjordanians-), underestimating the value of its national and socio-political experience. Nevertheless, the contemporary history of the Hashemite state has shown a clear ability to “survive” and endure, thanks to a careful and constant strategy of heritage – and nation – building able to sustain and legitimize its existence and status in relation to both its population and the international community. Accordingly, because the Hashemite state’s longevity and relative stability stemmed from its ability to manipulate the differences and complexities that characterize Jordanian society, the issue of the relationship between identity and legitimacy acquires a particular centrality compared to other state experiences within the contemporary Middle East. In fact, the Hashemite Kingdom of Jordan clearly demonstrates the pervasiveness and fluidity of the relationship between forms of power organization and the construction and classification of cultural categories that shape and sustain the “imagined” and “limited” character of every “nation” (B. Anderson, 1991; I. Maffi, 2003: 17; D. E. Corbett, 2009: 50). In Jordan, the relationship between politics and religion and the dynamic of the religion-state alliance, regarding both the Muslim and Christian dimensions, developed precisely through understanding the inherent institutional and ideological pluralism of its political field2, where the monarchy is the ultimate and supreme point of unity. Consequently, the Jordanian political field is managed and regulated by a form of authoritarian pluralism functioning by promoting cooperation between the regime and the various elements and actors in its socio-political space, including religious movements and community and tribal institutions (M. Moaddel, 2002: 529). This aspect is particularly important in order to analyse the Christians’ relationship with and presence and role within the Hashemite state and contemporary Jordanian history.

6 Indeed, from a historical and political perspective, it is necessary to locate and contextualize an analysis of their presence in Jordan within the wider dimension of the state-building process of, first, the Emirate of Transjordan and, later, the Kingdom. For Christians this political event not only generated the beginning of a new historical experience as citizens and protected religious minority within a newly founded Arab state, but also fostered the foundation or revival of ecclesiastical institutions and hierarchies, now needed to pursue (Trans)-Jordanian Christian interests with the Emir- King and his followers, favouring the development of new narratives and discourses regarding the Christian presence and heritage within the Hashemite political field and Jordanian state. The foundation of the Hashemite state forced local Christians to

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project their role within the new state boundaries. Moreover, they were called on to elaborate a notion of their past and heritage according to the new Hashemite political parameters. In fact, they were required to develop an authentic and original “Jordanian” expression of the millennial Christian presence within the Middle East, according to their religious affiliation, and to conform and give voice to a “Jordanian” Arab history, as being Arab citizens of the independent Arab state of Jordan. Accordingly, this also helps to highlight another important aspect of the Christian presence in Jordan, connecting the interaction of Arab Christian identity within the sphere of the state, the relationship between Islam and Christianity, between majority and minority and, finally, within the specific religious dimension of the ecclesiastical identity of Christian Churches in Jordan.

7 Therefore, adopting such a perspective it is possible to contextualize and understand their experiences and contributions as integral parts of the Hashemite state and Jordanian society, avoiding the risk of treating them as “exceptional” or merely as a religious minority. At the same time, this approach may be useful to understanding the progress and impact of the Jordanian and Hashemite state-building process and how this affected the development of Christian ecclesiastical identity and religious community institutions within this land and political field.

8 At the same time, an analysis of the Christian presence and role in Jordan needs to include the intricate and frequently overwhelming image and narrative of the “Holy Land” and, in some regards, it needs to be “disentangled” from it and re-configured. This does not mean negating the evidence that the Christians of Jordan are integrally part of the “Holy Land” as well as of the East bank of the Jordan River. The point is more epistemological and methodological. It pertains to the need to reveal and fully evaluate their peculiarity and specificity regarding their contribution to the construction and development of such a concept, narrative and image. At the same time, this may facilitate focusing on the dual dimension of the Christian ecclesiastical identity and role within the “Holy Land”, which is both “national” and “transnational”, not simply the result of dynamics developing around Jerusalem but the sum of the complex and frequently controversial overlapping between politics and religion within Israel, Palestine (the West Bank and Gaza Strip) and Jordan and their citizens, without ignoring the influence of the international dimension.

9 Endorsing the perspective of “Christianity within the Holy Land” frequently results in solely focusing on the ecclesiastical history of Patriarchates within Jerusalem and the Holy Sites, consigning the Jordanian dimension to a secondary position. This attitude produces a double effect. On the one hand, for whoever is interested in analysing the meaning, extent and development of the image and concept of the “Holy Land”, this approach leads to missing an important component of this multi-vocal and vivid socio- political and religious landscape. Moreover, it also results in ignoring one of the contributors to the continuing development and change of the contemporary image of the “Holy Land” and the development of Christian ecclesiastical identity within this space. On the other, this perspective tends to by-pass research into the role and content of the experience of the Christians of Jordan in the contemporary history of Arab Christianity, concealing peculiarities and vicissitudes that have much to say about the relationship between both politics and religion and majority and minority within the “Holy Land” and the whole Middle East. Accordingly, combining an analysis of the specific role and contribution of Christians in the Jordanian political field with the

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influence of such relationships within the wider dimension of the “Holy Land” helps increase awareness of the complexity of such a space. A space which traditionally has been forcedly shared by different political, ethnic and religious actors on both the local and international levels, where each actor constantly seeks to claim and reclaim its own existence, socio-political rights and positions amongst and towards the others. In this particular socio-political and religious environment, which continuously fluctuates between the “national”, “transnational” and “international” dimensions, the relationship between the identities and origins of each community and political actor and their relationships with this specific land continuously fosters a desire to appropriate, give significance to and reclaim this space through specific cultural and social practises in order to assert their respective historical existences and roles within this field. The Hashemite Kingdom of Jordan and, according to our focus, its Christian population and Churches are not just mere components or residual and added elements, but actors and contributors to the development and evolution of this space and landscape (K. Katz, 2003; I. Maffi, 2004). Accordingly, disentangling them from and reconfiguring their relation with the “Holy Land” means seeing this space as a field in which to further analyse both their respective roles and involvement in its development (K. Katz, 2003; I. Maffi, 2004), investigating their specific relationship within Jordanian social and political fields.

Christian communities and the Hashemite state

10 In an analysis of the condition and presence of Christian Churches and Arab Christians in Jordan and, in particular, within the Hashemite political field, the community level has its specific importance. This because it represents both an institution and a field where state and the ecclesiastical and lay actors continuously interact and negotiate. More in detail, the analysis of the community helps explain both the relationship between lay and clergy for each denomination and the connection between these, the state and society.

11 The process of defining and consolidating Christian communal boundaries and spheres within the Hashemite state began in a historical regional situation characterized by the change from Ottoman rule to European colonial domination to the formation of distinct nation-states and new regional balances of power within the whole Middle East.

12 At the end of the Great War, the fall of the Ottoman Empire led to the first radical development in the position of Christians and their ecclesiastical institutions within the land that at the time began to be called “Transjordan”. Of course, it involved all its inhabitants, regardless of their faith, who during the span of a few years were integrated into and recognized as citizens of the newly established autonomous Emirate of Transjordan (1921-1923). This occurred after having been Ottoman subjects and citizens living within different and distinct administrative units (Jabal ‘Ajlun, al- Balqa’, Karak and, finally Ma‘an-‘Aqaba) belonging to the Vilayet of Damascus and having experienced the brief rule of the Arab Kingdom of (1920) and the British attempt to revive the Ottoman local administrative system (S. Musa, 1989: 88; M. Abu Nowar, 1989: 13-16; K. Salibi, 1993: 81-84; E. Rogan, 2002: 242).

13 During the first decades of the 20th century, the Christians of Transjordan and their ecclesiastical institutions faced a very different political situation compared to the late- Ottoman period. On the one hand, part of their traditional local autonomy began to be

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progressively eroded as the Hashemite state-building process proceeded and Christians were officially recognized as a protected religious minority through the adoption and integration of their community institutions. This developed by adapting the 19th century Ottoman millet scheme to the new Hashemite administrative and legal system. Compared to their previous experience, this was an important innovation because now there was a central authority able to concretely impose such a system, whereas in the past local balances of power and tribal customs had been prevailing even during the last decades of the 19th century when Istanbul had tried to impose its direct authority (E. Rogan, 2002: 11-15). At the same time the Christians of Transjordan, both lay and clerics, remained attached to their tribal past. Tribalism persisted to be an important factor in the new-founded Hashemite state and offered the Christians a means to escape their narrow minority boundaries to access the Hashemite political field as equal partners of their Muslim tribal brethren. More in detail, the Christian socio- political position in the Hashemite state was determined by the intertwining between their tribal past, the role of Christian ecclesiastical institutions already important since the second half of the 19th century, the Ottoman millet legacy and the introduction of Western legal and state administration traditions.

14 On the other hand, by the 1920s local Christian parishes and missionary institutions were separated from their respective ecclesiastical centres of Syria and Palestine and became part of different political entities, namely the Hashemite Emirate of Transjordan and the French and British Mandates in Syria and Palestine. This prevented them from dealing with a single authority, as they had since 1516, complicating the management of their activities and state-church relations (A. O’Mahony, 1999: 27). Consequently, Christian ecclesiastical authorities were obliged to re-negotiate, re-configure and re-think their organization and role according to the newly established state borders.

15 Regarding Transjordan, Christians and their ecclesiastical and community institutions were integrated into the new administrative system and the Hashemite political field, participating in the state-building process of the Emirate (A. Hourani, 1974: 60). This fostered the creation or revival of new ecclesiastical institutions to promote Transjordanian Christians’ interests with the Emir and his followers (P. Maggiolini, 2014: 204), centring their activity and community life within new state borders and political fields that had never existed before in history. Compared to other cases within the Middle East, the absence of high-ranking ecclesiastical hierarchies within the territory and the overlapping between tribalism and religious community prevented the development of narratives strongly centred on religious affiliation and identity in competition with the newly imposed Hashemite political discourse. Rather, this made it possible for Christian institutions to reconfigure, revive and develop their presence, role and identity in strict relation and according to the Hashemite state-building process and its discourse.

16 With the end of the Second World War, a new phase of reconfiguration began. In 1946 the Hashemite Emirate won independence, becoming the Hashemite Kingdom of Jordan and, later on, it extended its authority to the West Bank, ruling East Jerusalem from 1950 until 1967. This historical event reshuffled the condition of Christians and their ecclesiastical institutions on both banks of the Jordan River. On the one hand, part of the ecclesiastical administration system returned to referring to a single central authority, the Hashemites. At the same time, along with a half-million Muslim

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Palestinians, an estimated 60,000 Palestinian Christians fled their homes along the coast and in the Galilean highlands and relocated within both the East and West Bank territories under Hashemite rule. This was an important shift, spectacularly raising the population of Jordan and prompting their rapid ramification, also laying the basis for the often cited tension between Transjordanian and Palestinian identities within the Hashemite state (K. L. Gandolfo, 2008: 439).

17 On the other, with proclamation of the State of Israel (1948), a component of the local Christian community of Palestine became for the first time in history a minority in a context where Jews were the majority (D. Neuhaus, 2004: 347-348). This has to be considered integrally part of the wider dynamic of reconfiguring Christian churches’ institutional, political and theological positions both in regard to the foundation of the state of Israel and to the definitive partition of their dioceses between different state actors.

18 Parallel to the definition, consolidation and unexpected shifting of the Hashemite state’s borders from 1921 until 1967, the Christians and Muslims of Jordan experienced a decisive change in the legal and political framework that regulated their coexistence, becoming citizens of a unified state under the authority of the Hashemite family within a modern constitutional state system. The first event in this historical path was enactment of the Organic Law (1925) (A. Giannini, 1931) that redrew the socio-political and legal relationship between Christian and Muslim citizens of what was now Transjordan, combining Islamic legal traditions with Western juridical and administrative practices. At the same time, although not officially recognized, tribal customs continued to be practiced by both Christians and Muslims, regulating and marking specific turning points in life (M. Haddad, 1992: 78-80; G. Chatelard, 2001: 127).

19 Through the Organic Law, Christians and Muslims found themselves citizens of a common state with equal rights (art. 5), subjected to different laws solely regarding their personal status according to their religious affiliations. Islam was declared the religion of the state and the Emir, but Christians were granted freedom of belief and religion (art. 10). Parallel to the creation and definition of the Hashemite state, Christian faiths and religious communities were integrated into the new Transjordanian administrative system. Established Churches were officially recognized by Transjordanian law and guaranteed rights as religious communities (art. 11), free to directly manage their own schools according to Transjordanian laws (art. 14). Moreover, the Organic Law recognized and reserved to Christians a specific number of seats in representative institutions (art. 25) allowing them to provide three of the thirteen deputies to the Legislative Council. Finally, it allowed for the creation of religious community councils to manage community courts and their socio-educational institutions (arts. 49, 53 and 44), provisions that were enforced and implemented by the Religious Councils Law (1938) (A. Hourani, 1974: 60).

20 After the end of World War II, the proclamation of the Hashemite Kingdom of Jordan in 1948 – which sanctioned the independence of the Hashemite state – and the promulgation of the Constitutional Charter (1952) did not introduce sizable changes to the legal status of the Christians. Islam was confirmed as the religion of the state and the King (art. 2, 28) and personal status continued to be regulated according to the specific religious affiliation of each citizen (L. Pruvost, 1987: 45). All citizens were again recognized as equal before the law regardless of their religion, language or race (art. 6). In fact, the Jordanian government reiterated that there were no minorities within the

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Hashemite Kingdom of Jordan, and that all Jordanians were equal before the law, whatever their differences in race, religion, or language (P. Gubser, 1983: 18).

21 In addition, the Constitution sanctioned the right of freedom of worship and religious belief in accordance with the customs and tradition in the Kingdom (art. 14). This principle was again repeated and expanded in the National Pact of 1991 which called for securing the values of tolerance and objectivity, and respecting the beliefs of others (J. Al Shalabi; M. B. Alrajehi, 2011: 1381). Moreover, the Constitution guaranteed religious communities the right to create and maintain their own educational institutions (art. 19) and to establish community courts to judge issues relating to the personal status (arts. 108, 109) (J. Shuweihat, 1992: 35).

22 Recognized non-Islamic religious communities are not eligible for state subsidies and are financially and administratively independent from the state3. Religious groups lacking official recognition are subject to the Law on Associations of 2008 and need to be registered in the Ministry of Justice as “societies”, obtaining government approval of their budgets, foreign funding, and notification of the group’s by-laws and board members4.

23 Therefore, the state granted full freedom to its Christian citizens to organize themselves according to their own laws and traditions, with the only limit being respecting and conforming to the state laws and requested legal duties.

24 Regarding political representation, the Jordanian electoral system confirmed the parliamentary seats reserved for Christians, which are now 9 out of 120. Given the fact that their demographic weight oscillates between 6, 4 and 2.2 percent, depending on the surveys, the Hashemite state grants them a parliamentary representation of 7.5 percent, showing a concrete interest in integrating and preserving their voices within the national political debate. At the same time, the provision of 12 reserved female seats further increases possible Christian representation within the House of Representatives, as confirmed by the election of a Christian woman in 2010. Moreover, in Jordan the monarchy has stably assured that cabinets include Christian ministers, also appointing Christians as palace advisors, to senior ranks in the military and high positions within public administration.

25 Therefore, thanks to these provisions, Christian community life has not only been recognized, but has also been guaranteed and institutionalized, so that Christians have experienced in the Hashemite state a higher level of guarantees and relative stability than in other Arab states within the Middle East, except for the case of Lebanon that is substantially different. However, a full picture cannot ignore the flip side of both these guarantees and the quota system. As a direct consequence of making Islam the religion of the State, so that Jordanian institutions have to instil Islamic values and enhance belief in Allah and the Islamic Message, restrictions arise and have repercussions on Christians’ and non-Muslims’ opportunities within the public socio-cultural and political spheres (M. Haddad, 2001: 41). On the one hand, unresolved issues endure, such as marriages between Christian men and Muslim women; some aspects related to inheritance; the custody of children in mixed marriages and the prohibition of conversions from Islam5, not to mention the impossibility for Christians to rise to the highest political and military ranks (S. Sayegh, 2006: 2-3). This means that important issues in the life of Christians (and of course of non-Muslims generally) and their families are not clearly regulated by fully involving them under the notions of “nationality” and “citizenship”, but according to their religious affiliations and codes.

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The Jordanian laws guarantee full respect for their beliefs, but also weaken their position as individuals within society and the public sphere. On the other hand, giving Islam a significant place in the socio-political system reduces the manoeuvre room for Christians’ involvement and contributions. Without overstating the negative aspects of such a schema, since their number is somewhat marginal both in terms of actual members and percentage of the overall population, the quota system clearly represents the will to grant them a solid and definite political representation, avoiding their struggle to attain it (F. McCallum, 2012: 12). Regarding this aspect, since it represents over 15 different Churches and is duly recognized by the Jordanian Government, it is also important to highlight the role played by the Council of Churches in freely discussing matters and expressing a common voice concerning Christianity and its presence in the country (B. Sabella, 2004: 8).

26 In fact, transposing to the political level the principles expressed in the Jordanian National Charter, the quota system institutionalizes, represents and guarantees differences while at the same time affirming and recognizing minorities’ contributions and attachment to the “nation”, fully integrating community and religious institutions into the Hashemite political field. From the community’s perspective, this ensures autonomy in the selection of candidates and full capacity to distinguish and differentiate from the majority by raising key issues that concern its affiliates. Nonetheless, it intrinsically limits the possibility of representation, both quantitatively and qualitatively, because it keeps their position and role on the level of the community and sub-state identities (F. McCallum, 2011: 12). Moreover, to this picture should be added the fact that the persisting significance of tribal networks within both Christian and Muslim dimensions still orients the selection of candidates and the nature of the representation. From this standpoint, the recognition of a quota for Christians as a protected religious minority gave the tribal networks control of a guaranteed field in which to replicate their logics, overlapping and intertwining with the community dimension and reinforcing each other. Indeed, at least for the Transjordanians, tribalism could be a way of expressing a political subjectivity rooted in the history of this land and its political system no matter what the faith professed. Nonetheless, it again embeds it in a sub-state level, amplifying the effect of the quota system above described.

27 Moreover, whereas Muslim citizens face no problems in identifying with the state and benefit from full citizenship status, Christians who have accepted the system and its laws yet seek full recognition of their rights beyond the solely religious dimension have to leave the safe field of their community and ecclesiastical institutions, directly questioning the same system that guarantees their position. This creates the paradox and stalemate that involves most of the Christians within the Middle East, and that in Jordan is particularly accentuated, also because the highest ecclesiastical institutions of each Church reside outside the country.

28 On the one hand, in the past this favoured Christians’ militant over-representation in secular opposition parties, as happened with the Arab nationalist movement in Jordan during the 1950s and 1960s, and now fosters commitment to other forms of activism, such as within the human rights field, as a viable solution to overcoming the limits described above by directly engaging with the existing system. On the other hand, within the official political field, this has also favoured apolitical and conciliatory attitudes among most of the community’s representatives, because stability and the

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status quo have been evaluated as the best safeguard of both their position within the community and Christians’ freedom and existence within Jordan (F. McCallum, 2012: 120).

29 Although protected and guaranteed in their rights, the Christians’ position within the Jordanian state system is inherently weak. Given the specific nature of the Jordanian political field, centred on the role of the King and the royal court, Christian communities and institutions seek in the King and his entourage the real guarantee of their free existence and not in the state or social structure. This tendency is also reinforced by their uneasiness with political Islam’s development within the country. Although the Jordanian Muslim Brotherhood has never questioned the legitimacy and existence of the Hashemite state and system, being integrally part of the specific Hashemite religious policy, the first Muslim Brotherhood governmental experience in 1989 raised some concerns and perplexities among Christians (M. Boulbly, 1999: 104). Controlling the Ministry of Education allowed it to re-arrange the school year, scheduling exams during Christian holidays and thereby creating problems for Christian teachers. This short experience showed the possibility of a reduction, if not an involution, in Christian guarantees (A. Pacini, 1996: 297).

30 Consequently, this situation inevitably concurs in restricting their potential contribution and the visibility of their political participation or makes it uncertain and fragile compared to that of their Muslim fellow citizens.

Churches, actors on the political scene in Jordan

31 Since the foundation of the Emirate of Transjordan in 1921 and its formal recognition as a state under the leadership of Emir Abdullah in 1923, the Hashemites developed a specific religious policy towards Christians and ecclesiastical institutions, and related activities, making them an integral part of their selective system of alliances. This embraces different spheres, among which the most important are social and educational activities, interreligious dialogue and the promotion of Jordan’s archaeological and historical heritage and assets.

32 Accordingly, representing the large majority of total Christians in Jordan, an analysis of the Catholic and Orthodox presence within the modern Hashemite state is enlightening to point out some working principles of such policy and relations, that in turn can contribute to further focusing the workings of the Hashemite political field.

33 Granting Christians full social and political rights as a “minority” and integrating their community activities into the state system in turn ensured that Christian religious communities and institutions played their part in consolidating and legitimizing the Hashemite regime. Religious education promoted discourses about the legitimacy of the Hashemite monarchy and church social services accepted to partially make up for the state’s own shortcomings (G. Chatelard, 2010: 500), becoming an integral part of its “rentier” system (L. Brand, 1992: 167-168). Despite the lack of natural resources, the Jordanian rentier system developed through the pragmatic ability of the Hashemite family to obtain and distribute money and financial resources to create wellbeing. Accordingly, Christian communal institutions (schools and charitable institutions) supported this strategy, becoming a stabilizing factor for the monarchy.

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34 During the Emirate period, the Organic Law guaranteed Christian communities and ecclesiastical institutions a broader statutory autonomy in managing their internal affairs and, within their jurisdiction, the personal status of their faithful. After 1946, with proclamation of the full independence of the Hashemite Kingdom from Great Britain, the content of this system and relationship was not totally unquestioned. However the margins and the prerogatives of this statutory autonomy were re-drawn in order to assert civil authority over community boundaries, especially regarding the curricula taught in community schools (required to conform to state schools), the freedom to invest in real estate (which was reduced and subjected to state control) and the receipt of financial aid from international organizations (D. Tsimhoni, 1986: 415).

35 Nevertheless, the Hashemite Kingdom of Jordan continued to avoid strict separation between the religious and state dimensions, granting collective autonomy to each religious community. The state recognizes a public domain for religion over which it imposes its legislation by guaranteeing the predominance of official Islam, moderate in its character, fully integrated and “co-opted” through its bureaucratization in the Jordanian administrative system (R. Antoun, 2006: 390) and established as the cornerstone of Islamic-Christian dialogue under the Hashemite family, as the Amman Message clearly stated in 2004 (www.ammanmessage.com). After the events of 2001, the Amman Message represented King Abdullah II’s attempt to legitimize the international status of the Hashemite state as the guarantor of a moderate interpretation of Islam and cornerstone of “Arab diplomacy” in explaining the Arab standpoint. It also represented the will to reinforce the role of Jordan as standard bearer of Islamic-Christian dialogue, a recurrent objective already manifested during the first Papal visit to the Holy Land (1964) and during the 1980s with the foundation of the Royal Ahal al-Bayt Islamic Thought Foundation (1980) and the Royal Institute for Interfaith Studies in Amman (1987). Coherently with this, the Hashemite family invited Christian institutions to support and contribute to its initiative within the fields of interreligious dialogue and education, organizing cyclical events on the topics and giving them wide visibility in Jordanian public life.

36 Therefore, while official Islam dominates the public sphere, community and ecclesiastical institutions are recognized as the main actors within their constituencies. Accordingly, each denominational community’s inner autonomy and dependence on the state were determined by its precise internal organization, shaped by its respective canonical traditions, by the specific relationships between laity and clergy, and by the distinct relationship that each actor has with the state according to the status granted by state law.

37 Similarly, the nature and dimension of community boundaries and spheres were shaped, on the one hand, by negotiations between the state and Churches and, on the other, by the dialectic between laity and clergy. Aside from their natural social and charitable vocations, both Catholics and the Greek-Orthodox defined their community boundaries and spheres not only by negotiating their legal status and the content of this double relationship of dependence on and independence from the state, but also by directly managing the spatial organization of their institutions.

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Christian plurality

38 The created a branching network of religious institutions within Jordan with a dual purpose. On the one hand, investing in large-scale building operations enabled it to consolidate its boundaries and reinforce the relationship between clergies and laity (G. Chatelard, 2010: 485). Moreover, this allowed it to overcome the traditional Greek Orthodox accusation of being foreign to the country. This had been a recurring charge during the 19th and the beginning of the 20th century, given the fact that the Catholic presence, namely the Roman-Latin (Western in character and not Oriental), developed through the conversion of Greek Orthodox affiliates. In fact, similarly to other experiences within the Middle East, the competition between Christian Churches and missionaries represented a fundamental aspect in developing and consolidating Christian community identities (B. Heyberger, 2013: 135).

39 After the end of the 19th century, and later on with the establishment of the Congregation for the Oriental Churches (1917), the recognized the provisional nature of the Western presence in the region, encouraging Arab Christian responsibility and participation. In Transjordan, this understanding was clearly testified to by the Holy See’s support for the development of the Melkite presence that in 1932 was able to establish the Eparchy of Petra and Philadelphia in Amman. Regarding the Roman-Latin presence, the process of Arabization steadily progressed throughout the 20th century, reaching its “final” stage in 1987 with Mgr. Michel Sabbah, the first Arab Latin Patriarch.

40 On the other hand, through real estate investments the Catholic Church increased its ability to provide social and educational services (currently the Catholic Church has 25 functioning schools to which may added the University of Madaba). The Catholic Church reinforced its social role, proving itself capable of compensating for the state’s own shortcomings and, through its educational institutions, promoting legitimizing discourse while reinforcing and stabilizing community borders. In exchange, after the foundation of the Emirate, the Catholic Church benefitted from a certain level of autonomy within its spheres and boundaries, although after the proclamation of the Kingdom it was substantially reduced (G. Chatelard, 2010: 486). Finally, an important aspect in this relationship has been the diplomatic relationship between the Holy See and the Hashemite Kingdom of Jordan. It represented a necessary means for granting state cooperation in developing Catholic activities, reinforcing the position of the local Church within Jordan, and a valuable channel for the Hashemite monarchy in promoting its international status with a Western audience (R. Badr, 2009: 109).

41 On the contrary, the Jordanian Greek Orthodox community consolidated and developed its presence under the influence of cyclical tensions between laity and clergy that favoured a more pronounced inclination to access and participate in the Jordanian public space compared to the Catholics. Since the mid-19th century, the Greek-Orthodox community had experienced periodic internal tension between the Arab laity and Greek clergy in Jerusalem and within the whole diocese in the Holy Land. The Arab laity sought to take control of Greek Orthodox ecclesiastical institutions and Arabize them, whereas the high-ranking Greek clergy in Jerusalem focused on defending traditional Orthodox privileges and the status quo within the Holy Land and on preserving the Greekness of the Patriarchate. The intertwining between religious and political issues regarding the laity-clergy contraposition within the Orthodox Patriarchate re-emerged

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in 1955, a few years before consolidation of Hashemite control over the West Bank and East Jerusalem. This was also a period marked by the development of the nationalist movement within the Kingdom. In 1956, the Orthodox Synod elected Bishop Athenagoras as locus tenes according to the Declaration of 1875. Trusting in King Hussein’s and Samir Rifa’i’s support, the Arab Orthodox reaction was immediate and tried to get the election suspended (D. Tismhoni, 1993: 37-38). During the development and growth of the nationalist movement, which in 1956 was able to impose its candidate Sulayman Nabulsi as Prime Minister (N. Aruri, 1972: 67), the Arab Orthodox were able to contextualize their program within the wider Arab nationalist cause, finally elaborating a new patriarchal constitution that was greatly inspired by their agenda. However, given the short life of the first nationalist government in Jordan, the good relations between the Patriarch and the King and concerns about alienating part of Western support led to a drastic change in the internal secular Orthodox status quo within the Holy Land. The 1957 draft was drastically amended and a new version was proposed in 1958, again making the Greek element the core of the patriarchal ecclesiastical organization. The statute required that the Patriarch and his suffragan bishops be citizens of the Kingdom able to speak and write Arabic. Moreover it increased Arab Christians’ rights in the administration of finance, schools and charitable institutions (W. Zander, 1971: 89). It is also important to point out that during the same decades both the Anglican and Lutheran communities experienced the same tension as the Greek Orthodox. It was, in fact, during the Jordanian period of direct sovereignty over the West Bank that they obtained recognition of national churches, developing and consolidating an Arab-oriented identity (S. Kuruvilla, 2013: 31). In 1980, when Patriarch Benedictos died in Jerusalem, the issue of electing a new Patriarch fostered new tensions. Again, due to the political and economical difficulties the Hashemite state was experiencing, Jordan avoided supporting the ’ request, facilitating the election by naturalizing a large number of Greek monks so they could meet voting criteria. Finally, in 1981, a royal decree officialised the election of Deodoros (M. Haddad, 2001: 21).

42 Unable to take full control of the Greek Orthodox ecclesiastical system, the Arab Orthodox laity engaged in the autonomous development of the Jordanian Greek Orthodox community, opening its communal spaces to the rest of the Jordanian population at large in order to build up a close political and economic relationship with the regime (G. Chatelard, 2010: 488).

43 Therefore, despite the differences between Catholics and Greek-Orthodox, the Hashemite decision to fully integrate and recognize non-Muslim communities and their ecclesiastical institutions within the new state system favoured the development of co- operative and goodwill relationships between Jordanian civil and Christian religious authorities. The Hashemite monarchy reinforced its legitimacy and international status by promoting its role as protector of Christian minorities under its Islamic rule, and locally found in Christian ecclesiastical institutions a valued ally against secularist opposition. Christians and Christian Churches gained the ability to autonomously develop their community institutions and their communal spheres (J. Ryan, 1986: 166).

Christian heritage and patrimonialization process

44 Of similar importance, the relations between the Hashemite monarchy and Christian ecclesiastical institutions found in the field of archaeological heritage a profitable

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sphere of cooperation, especially regarding the Catholics. Devising a specific sacred topography, Christian heritage was integrated into patrimony policies in Jordan to sustain the process of creating historical depth for Hashemite Jordan as a territorial entity (K. Katz, 2003: 182; I. Maffi, 2004: 354-355). In fact, in Jordan, the Hashemite state supported dynamics of patrimonialization with the intent of stressing the historical continuity between contemporary history and past civilizations within its boundaries (I. Maffi, 2004: 14). More recently, this is also occurring as regards Islamic sites (N. Neveu, 2010: 107).

45 Despite transformations and developments in terms of significance and interpretation, Christian heritage performed a persistent legitimizing function for the Hashemite monarchy and its political field within Jordan itself, the Middle East and in an international perspective (K. Katz, 2003: 187). Moreover, it was a valuable channel for asserting their nativeness to the land, underlining their Arabness and the traditionally pacific coexistence between Christians and Muslims within this space (S. Sayagh, 2009: 9). Finally, it also performed an important economic role, making it possible to share interests and divide revenues between the Hashemite state, Christian ecclesiastical institutions and the private tourist sector.

46 As clearly shown during the first papal visit to the Holy Land in 1964, the sacred Christian sites became integrally part of this strategy of selective celebration through the patrimonialization process. The Pope’s allowed King Hussein to reinforce and promote his position within the country, the Middle East and on the international level. King Hussein presented himself as national ruler and “Guardian of the Holy Places”, both Muslim and Christian, located on both the East and the West Banks (K. Katz, 2003: 182). Amman, where the King welcomed the Pope, was celebrated as the political capital of the Kingdom and the starting point of the papal pilgrimage in the Holy Land, allowing the Hashemite monarchy to extend the notion of the Holy Land to the East Bank, whereas Jerusalem was naturally celebrated as the spiritual capital of the Jordanian state (K. Katz, 2003: 182). “Striving” to have Amman as the first place visited by the Pope during each pilgrimage, as recently recurred with , underlines the interest in consolidating the idea of Jordan as the “gateway” to the “Holy Land” and, therefore, to Islamic-Christian dialogue.

47 Likewise, for Christian citizens and their ecclesiastical institutions this offered a unique stage on which to internationally display their existence and presence, reinforcing their status within the Kingdom. During the 1990s and in connection with the 2000 Jubilee and the papal visit to Jordan, the valorisation and promotion of Jordanian Christian sites increased in importance, symbolically, politically and economically. As the cradle of the three monotheistic religions, Jordan and its identification with the Holy Land was celebrated in order to promote the country as a land of tolerance, religious freedom and peace (I. Maffi, 2004: 355). Accordingly, through this image, the Hashemite monarchy reinstated itself as the best mediator between Christianity and the Arab-Muslim countries, linking this to multiple interreligious dialogue initiatives.

48 At the same time, the decision to separate the administration of Christian and Islamic sites and patrimonies explains another characteristic of Hashemite religious policies within this sphere, which is of great importance in understanding the workings of the patrimonialization process and the respective roles and contributions of the state and religious institutions. Charging the Ministry of Tourism and Antiquities of Jordan with management of Christian religious sites – whereas Islamic “heritage” was placed under

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the responsibility of the Ministry of Awqāf – (N. Neveu, 2010: 120) replicated a condition of “controlled” and “accepted” autonomy of Christian communities and ecclesiastical institutions within the realm of Jordanian patrimony. Moreover, this separation allowed Christian community and ecclesiastical institutions to be directly involved in the promotion and valorisation of their heritage sites along with the state. The Hashemite state participated in the patrimonialization process of Christian sites solely according to their historical and tourist interest and value, positioning the monarchy as the protector and guardian of Christian sites and, consequently, of local Christians. In turn, Christian community and ecclesiastical institutions were charged with defining and developing the religious and spiritual significance of these sites, gaining the ability to directly participate in and influence the state’s patrimonialization process according to their interests and strategies, promoting their role and status within the Jordanian socio-political field. Therefore, this system allowed both parties to share and defend mutual and complementary interests.

49 And so, on the basis of constitutional provisions, the Hashemite monarchy, Christians and Christian Churches developed and maintained a positive relationship, sharing and defending mutual and complementary interests. At the same time, this does not totally remove problems and uncertainties, given their dependency on the regime’s strategy. A consequence of this is the fact that the King, and not really the state system, is still considered a sort of “safety valve” and the supreme point of unity between the different aims and components of Jordanian society. A fact after all that partially unites Christians with their Muslim co-citizens (G. S. Khoury, 1996: 8). * **

50 For many decades, strong Western stereotypes have largely contributed to veiling and concealing the contemporary historical experiences and vicissitudes of Arab Christians within the “Arab World”, a concept consolidated after the Great War with the development of nationalist movements. This tendency has been partially due to the inextricably multi-vocal character of Middle Eastern/. Fragmented ecclesiology has been a barrier to intra-Christian relations, with consequences far more important and relevant that still endure despite the development of ecumenical dialogues and initiatives that seek to reconcile and consider respective specificities through mutual understanding instead of deleting and dividing through them. Moreover, fragmented ecclesiology has offered another field where the schema of Orientalism developed and Christian denominational specificities became another possible channel through which Western colonial powers could project their presence within the region.

51 The contemporary history of the Hashemite state is an important field on which to develop new understandings of this. On the one hand, from the late Ottoman period on, the land of Transjordan testified to a particular combination of dynamics that involved the whole Middle East, such as the intertwining between institutional and ecclesiastical centralizing dynamics, the influence of foreign powers and Catholic and Protestant missionaries and, finally, the development of the concept of religious minority and its integration within the newly founded Arab states, with all the consequences in terms of citizenship, political role and ecclesiastical identity (B. Heyberger, 2003: 7). On the other hand, the Hashemite state and its specific religious policy offer a relevant field of research because, thanks to its relative stability and endurance, it is able to represent a

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wide “peaceful” historical parable in the relationship between Arab Christians and Muslims and their participation within a common socio-political and cultural space, both contributing to the Hashemite state-building process.

52 From a political perspective, although the number of Christians in Jordan seems negligible compared to other Arab countries, Christians have always been actors present in both the Ottoman period and the Hashemite era. At the same time, the history of the 20th century also demonstrates the local Churches’ constant efforts to express their individuality and identity within the Hashemite political field. In fact, reconsidering the historical vicissitudes that characterized the development of local Christian communal boundaries and spheres, since the mid-20th century local Christians and their Church institutions have been undergoing a dynamic of profoundly rethinking their identity and presence. This process involved their respective constituencies as well as their relationships with other Christian denominations. Accordingly, social and educational activities, interreligious dialogue and the promotion of Jordanian archaeological and historical heritage were developed as strategic resources and as a means for allowing the Christians of Jordan to both consolidate their community boundaries and emerge from their traditional spheres, entering the local public space embracing both the religious and political dimensions.

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NOTES

1. The Christian presence in Jordan is divided between Greek Orthodox, Roman Catholic (Latin), Greek Catholic (Melkite), Armenian Orthodox, Maronite Catholic, Assyrian, Coptic, Anglican, Lutheran, Seventh-day Adventist, Presbyterian churches, the Baptist Church, the Free Evangelical Church, Nazarene Church, Assemblies of God, Christian and Missionary Alliance, the Church of Jesus Christ of Latter-day Saints (Mormons), the United Pentecostal and Jehovah’s Witnesses. 2. Understanding the state as a “political field” means that it “is not the instrument or representative of a dominant class but, throughout its domination of resources, determines the relative advantages and powers of social groups and sectors. In this way, the groups which derive benefits from the state do not do so on the basis of class affiliation, but as individuals, families, particular communities, villages or religious” (S. Zubaida, 1993: 162). 3. These are: Greek Orthodox, Roman Catholic (Latin), Greek Catholic (Melkite), Armenian Orthodox, Maronite Catholic, Assyrian, Coptic, Anglican, Lutheran, Seventh-day Adventist, and Presbyterian churches. The Baptist Church is registered as a “denomination” and, therefore, is not subject to the Law of Associations of 2008. 4. These are: the Free Evangelical Church, Nazarene Church, Assemblies of God, Christian and Missionary Alliance, and The Church of Jesus Christ of Latter-day Saints (Mormons). United Pentecostal and Jehovah’s Witnesses are unrecognized denominations and they are not registered as societies. 5. Constitutionally, matters concerning personal status, such as religion, marriage, divorce, child custody, and inheritance, are under the exclusive jurisdiction of religious courts. At the same time, because Islam is the religion of the state, in certain fields, such as inheritance, all citizens, including non-Muslims, are subject to Islamic legal provisions if their religion has no equivalent guidelines or if their religion does not have official state recognition.

ABSTRACTS

This study aims at reconsidering the current position of Christian Churches and Arab Christians in Jordan, by analyzing the specific issues of ecclesiastic identity, citizenship and political roles while contextualizing this study within the broader Jordanian state and “nation” building process of the 20th century. The objective of this study is to offer an analytical overview of these recent historical vicissitudes, by identifying the developments and changes experienced by Christian Churches and Arab Christians as an integral part of contemporary Jordanian history. This inevitably entails the analysis of the community dimension and how it has been structured and integrated within the Hashemite state system. The overall aim of this paper is to highlight possible new paths of analysis regarding the Christian presence as part of the history of the Hashemite state.

Cette contribution vise à reconsidérer la position actuelle des Églises chrétiennes et des chrétiens arabes en Jordanie, en analysant les questions spécifiques d’identité ecclésiastique, de citoyenneté et de rôle politique dans le contexte de la construction de l’État et de la Nation en Jordanie au XXe siècle. L’objectif de cette recherche est d’offrir une vue d’ensemble de ces vicissitudes historiques récentes, en identifiant les développements et les changements traversés

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par les Églises chrétiennes et les chrétiens arabes comme une partie intégrante de l’histoire jordanienne contemporaine. Ceci entraîne inévitablement l’étude de la dimension communautaire, de sa structuration et de son intégration au système public hachémite. Le but de cet article est de faire apparaître les nouvelles voies d’analyse de la présence chrétienne dans l’histoire de l’État hachémite.

El artículo se propone reconsiderar la posición contemporánea de las Iglesias Cristianas y los Árabes cristianos en Jordania, analizando los puntos específicos de la identidad eclesiástica, la ciudadanía y los roles políticos. Este estudio se contextualiza a su vez en el proceso más amplio de construcción del estado y la “nación” jordana durante el siglo XX. El objetivo es ofrecer un panorama analítico de las vicisitudes históricas recientes, identificando el desarrollo y los cambios que las Iglesias Cristianas y los árabes Cristianos atravesaron como parte esencial de la historia jordana contemporánea. Este hecho inevitablemente supone el análisis de la dimensión comunitaria, y las maneras en que ésta fue estructurada e integrada en el sistema del estado Hachemita. Esta perspectiva amplia apunta a destacar nuevos posibles caminos analíticos de la presencia cristiana en la historia del estado Hachemita.

INDEX

Palabras claves: Iglesias Cristianas, Árabes cristianos, edificio de estado jordano, identidad eclesiástica, política de comunidad Keywords: Christian Churches, Arab Christians, Jordanian state building, ecclesiastic identity, community politics Mots-clés: Églises chrétiennes, chrétiens arabes, construction de l’État jordanien, identité ecclésiastique, politique communautaire

AUTHOR

PAOLO MAGGIOLINI

Catholic University of the Sacred Heart, Milan, [email protected]

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The Syriacs of Turkey A Religious Community on the Path of Recognition Les Syriaques de Turquie. Une communauté religieuse sur la voie de la reconnaissance Los Siríacos de Turquía. Una comunidad religiosa hacia el reconocimiento

Su Erol

1 With a population not exceeding 25.000 members1, the Syriacs are one of the non- Muslim communities along with Armenians (40.000 to 70.000)2, Greeks (5000)3 and Jews (17.000)4 living in the contemporary Turkish Republic today. In eastern Anatolia, the group’s ancestral homeland is , meaning the “Mountain of the Worshippers” in Syriac, a plateau stretching north from the Tigris River until the plain of Nisibis, south and west of , until the region of Gzirto (Cizre) east (see: Map 1), and also Diyarbakir, where the bones of the Apostle (doubting) Thomas were reputedly brought for burial. It is likely that some of the early Christians formed the basis of the nineteenth century Syriac speaking (Christian) communities of Diyarbekir (Amid: in Kurdish) (Akgündüz, 2012: 217).

2 As a consequence of the forced deportation carried out by Turkish nationalists in the early 20th century, and the successive migration process which has been erupting since the 1960s, today the members are disseminated in different countries in the Middle East, as well as in Europe. According to statistics5, a vast amount of Syriacs originating from Turkey are living in the diasporic countries in Europe; around 100,000 in Germany, 80,000 in Sweden, 15,000 in the Netherlands followed by 10,000 in , and Switzerland. A large majority of their population, (approximately 15,000 members) today live in the largest city in Turkey: Istanbul, which can be classified as a narrow diaspora, because of its urban and metropolitan character, and its relative distance from the historical area of the community.

3 My attempt to analyze the case of the Syriacs in the Ottoman/Turkish context deserves particular attention principally for two reasons. The first reason is a technical or methodological one. Despite the fact that the socio-historical evolution of other non- Muslim minorities in Turkey has been widely studied by various national or international scholars6 in a systematic manner, there has been a lack of interest when it

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comes to the Turkish Syriac community. The second reason results from the distinct characteristics of the group’s history. Unlike Armenians, Jews or Greeks, Syriacs today constitute the only non-Muslim community7 that is not recognized as an official minority by the Turkish government. Their recognition process by the state’s apparatus constitutes a recent case, which differentiates them from the other non- Muslim minorities.

4 A glance at studies produced specifically on Syriacs in the western world shows that with the exception of a few scientific ones8, they were usually written by the clerical personalities, or by some enthusiastic researchers who were, for the most part, not aware of either the scientific methods or insights. While the authors from the first category overstressed the Syriacs religious characteristics, without taking into consideration the group’s historical, sociological, and political existence, those coming from the second category had a tendency to depict the community in a nostalgic and essentialist way, portraying its members as the “last remnants of the antique Christian tradition”, or as a “cultural treasure that needs to be protected”9. It is clear that, from the scientific standpoint, these two perspectives have a common and serious epistemological problem, which reduces the group’s existence into a frozen / static entity, deprived of historicity, and any internal dynamism.

5 Today, in the new conjuncture shaped by the recent outcome of the globalization process, along with the rise in social movements, new insights have to be provided in order to elaborate a more truthful understanding of the Christian minorities living in the Middle East10. The recent volume edited by Longva and Roald (2012) challenged, in this sense, the classical paradigm of the “victimization” of non-Muslim minorities, stressing that the Muslim domination over the latter is not always a fixed and asymmetrical one. According to the editors, recent fieldwork, conducted in various countries in the Middle East, reveals the very fact that members of the non-Muslim minorities should not be seen as passive subjects of the dominant regime any longer, but rather as dynamics “agents” capable of developing and using some “strategies of accommodation and self-empowerment” according to the emerging situations. As the contributors of the volume discuss through different cases, external sources such as diaspora activism and transnational networks highly triggered the political mobilization of the regional minorities, contributing to a large extent to their self- empowering process, although they were always depicted as “powerless” and “static” entities within the dominant discourse of victimization.

6 In the relevant studies, terms such as “diaspora” and “transnationalism” both of which emerged through the anti-essentialist critique of culture, have been adopted as two useful analytical concepts. From the early 1990s, cultural theorists and anthropologists have reinterpreted the concept of diaspora, – whose traditional meaning corresponded to the communities exiled from their homeland – and began to use it in a broader sense to theorize mobile societies with their new cultural forms, political strategies, and identities that they were forming (Armbruster, 2013: 13; Brubaker, 2005: 1-19). Contemporary discussions, placing a special emphasis on the multiplicity of these “new” cultural guises, consequently showed that the dynamic nature of identity has come to be accepted as a given fact. Furthermore, ethnographic studies dealing with the French or Canadian immigrants (Oriol, 1984; Meintel, 1992) revealed that their “identity” is a multi-dimensional entity in constant flux. It is in that respect that Hall proposed thinking of identity as a “‘production’ which is never complete, always in process,

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and always reconstituted within, not outside, representation rather than as an already accomplished fact” (2006: 222) referring mainly to the diaspora context.

7 Keeping in mind these conceptual remarks, my purpose in this article will be to focus, from an historical perspective, on the multiplicity of identity politics adopted by the Syriac community’s leaders, be they lay or religious ones, through the Ottoman and Turkish Republic periods. The latter will be inevitably considered as the active agents of their time who were/are able to invent some local strategies of accommodation within the historical conjuncture that they live in. I will suggest that the minority experience, identity formulations, and survival strategies of this particular group has presented different characteristics within the multi-religious structure of the Ottoman Empire, in the early Turkish Republic period highly characterized by a forced homogenization policy on its ethno-religious groups, and finally in today’s Turkey, which has recently turned its face towards a more pluralistic model by undertaking some democratization politics within the discourse of neo-ottomanism adopted implicitly since 2002 by the pro-Islamic government AKP. Simultaneously to this paradigm shift in Turkey’s minority politics, I will concentrate more closely on the immigration process that led to the emergence of diaspora activism, which will be a prominent actor in the recognition process of the group in Turkey along with efficient non-governmental organizations, foreign human rights activists, and the intelligentsia in Turkey who are together seeking for the establishment of a more democratic regime, based on a multicultural citizenship. All these efforts will lead us to a dynamic understanding of identity, transforming itself in accordance with the needs of historical circumstances.

TUR ‘ABDIN: The Mountain of the Servants (of God) A Cradle of Aramean Christendom

Map 1, source: www.midyatcity.com

The Süryân-î Kadîm as the Sultan’s subjects

8 Defined by themselves as well as by the Ottoman records as “Süryân-i Kadîm11” meaning literally (Ancient Syriacs), members of the community are basically adherents of the Syriac Orthodox Church12 living in the former Ottoman lands, more specifically in the

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rural pockets of Tur Abdin, and in cities/provinces such as Mardin, Urfa, and Diyarbakir. Like the Armenians, the Syriacs of Tur Abdin lived in small, partly multi- ethnic villages as peasants, artisans, or small traders (Armbruster 2013: 29) within the system of millet13.

9 Until the end of the 19th century, the Syriac Orthodox community was represented by the Sublime Porte through the Armenian millet due to its rural settlement and the relatively small number under the Ottoman rule14. Its separation as a distinct millet, became possible in the reform period known as “tanzimat” corresponding to the years between 1839 and 1876, during which the legal status of the Christian subjects was improved due to European intervention and the pressure on the Ottoman government15. With the implementation of these reforms, non-Muslim minorities acquired a much privileged position, and their civil rights and social status were also guaranteed through international agreements. For instance, following the 1856 Reform Firman, with the strong encouragement or even pressure of the Sublime Porte, within the non-Muslim communities (especially the Greek Orthodox and Armenian communities) administrative reforms were made, and the traditional clerical oligarchy was replaced by a more participatory, worldly administration (Somel, 2009: 401; Van den Boogert, 2012: 33-39)16.

10 It is in this historical context that the Syriac Orthodox community attempted to establish direct contact with the Sublime Porte in 1873, in order to request their administrative autonomy even though some of their leaders did not wish to sever the traditional Armenian-Syriac ties (Bcheiry, 2009: 21). Yet, the Ottoman yearbooks called “sâlnâme” indicate that in 1885, a Syriac Patriarch was attended as a representative in Istanbul. Although there are some inconsistencies regarding the exact dates, it seems probable that the Syriacs began to be recognized as a distinct millet by the Ottoman State under the name of Süryan-i Kadim or Jacobites around 1890 (Seyfeli, 2005: 263).

11 The reforms implemented by the Ottoman government allowed the Syriacs, along with other non-Muslim communities, to have their own religious and educational institutions within the Ottoman Empire. In fact, it was the Edict of Reform (1856) that specified the basic right for every non-Muslim community to found its own schools, provided these were supervised by the state. The Sublime Porte took in this context a further step to integrate the non-Muslim schools into a legal framework by promulgating the Regulation of Public Education (Maârif-i Umûmiye Nizâmnâmesi) in 1869. According to this law, schools within the empire were classified as either “public” (government schools) or private (schools set up by individuals or communities). Although this regulation was issued in 1869, its application in the provinces only became apparent during the reign of Abdülhamid II (1876-1909) (Somel, 2005: 268). The establishment of foreign mission schools in the eastern provinces of the empire was another factor in the “empowering” process of the non-Muslim minorities17. In fact, these schools allowed the members of local religious communities to distance themselves from traditional religious cultures, and to become aware of their ethnic identities which led indirectly to the acceleration of nationalism among the non- Muslim communities. As stated by Somel (2005: 255-256), though the primary aim of these institutions was the diffusion of evangelical Christianity among the local communities, “the pragmatic characteristics of the instruction adopted by evangelical Christians and their focus on the natural sciences unintentionally led to the growing influence of secular notions of progress and individualism. In addition, missionary schools offered instruction

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in the local vernacular, and provided the opportunity for pupils to learn a modern Western language such as English, French, or German depending on the national affiliation of the particular mission.” In this relatively liberal period encouraged by the Tanzimat reforms, as well as by the missionary schools, leading Syriacs of Diyarbakır created a company called Kadim Süryani Kardeşler Şirketi (The Company of the Süryani Kadim Brothers) then established a school in 1879 where education was mostly conducted in Ottoman Turkish and Syriac, with additional lessons in Arabic, Farsi, English, science, mathematics, Christian theology, and church music (Trigona-Harany, 2008: 115). The students were not all Jacobites, but also came from the Catholic, Chaldean, and even Armenian communities.

12 One can assert that the Syriacs living in the late period of the Ottoman Empire did not remain passive subjects of the Sultan as they did during the previous centuries. The lay elites of the community who were teaching at the above mentioned western missionary schools, had a clear intention to be actors in the policies adopted by the Ottoman Empire, especially during and after the 1908 Constitutional Revolution18 orchestrated by the Young Turks, which led to overthrowing the absolute monarchy of Sultan Abdulhamid II. The official ideology adopted by the Young Turks was Ottomanism, a movement that sought for a common Ottoman citizenship19 encompassing all subjects of the Empire regardless of religion and ethnic distinctions as a counter-influence to the separatist nationalism, which was inspiring revolts in the Balkans (Weiker, 1973: 220). Recent historical research has shown that this political movement was adopted by several non-Muslim elites of the Empire enthusiastically20 be they Jews (Campos, 2011), Greeks (Kechriotis, 2011) or Armenians (Koptaş, 2005).

13 As a non-Muslim community akin to Armenians, the Syriacs were also willing to take an active part in the realization of this new project based on a prospective imperial reconstruction. According to the hypothesis launched by the researcher, Trigona- Harany (2008)21, being himself a Syriac, two intellectuals/journalists issued from the community called Âsûr Yûsuf and Naûm Fâik were the believers in Ottomanism seeing, like their other Eastern Christian fellows, the future of their community in the continuation of the Ottoman Empire until at least 1912 in Naûm Fâik’s22 case and 1914 in Âsûr Yûsuf’s23. In their newspapers called Kevkeb Medhno and Mürşid-i Asuriyun published in Ottoman Syriac, they expressed clearly their adherence to the Ottomanist ideal based on brotherhood and equality between the members of different ethnic/ religious communities24. Yet, they were, at the same time, exclusively concerned with the rights of the Süryânî in the Ottoman Empire, thus they were certainly not passive observers of their time (Trigona-Harany, 2008: 4).

14 At this point, we have to remember that the emergence of non-Muslim intellectuals in this particular transition period could not been limited solely to the Syriac case. During these years, various non-Muslim elites in the Arab provinces were searching for a secular political identity, whether Ottomanism or Arabism as Masters (2001: 9) claims in his book. The aim of these intellectuals was indeed to forge a collective identity that would create a space for them within the wider Muslim majority. The case of Jurgi Zaydan (1861-1914) who fought for an Arab renaissance in Lebanon may constitute an example in this regard (Anne-Laure Dupont, 2006)25.

15 Today it is a well known fact that this idea of Ottomanism and acquiring equal citizenship evaporated with the rise of the Turkish nationalist movement26 among Young Turks27 whose politics were oriented sharply to carry out an ethnic cleansing

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throughout Anatolia in order to protect the eastern provinces of the Empire. Historians working today on Syriac’s history claim that there had been mass killings towards the Syriac people during the 1915 events28 which is remembered today by the members of the community under the name of Seyfo (meaning “sword” in Syriac) and labeled as a genocide.

Republican period: a quiet waiting behind the scenes

16 At the close of the Turkish War of Independence led by Mustafa Kemal Atatürk against the occupying forces, a new state was founded as a Republic in 1923 by the Kemalist cadres. Just before, with the Treaty of Lausanne, the Greeks, Armenians, and Jews had been recognized as official “minorities” by the new Republic of Turkey. Yet, the case of the Syriac community constituted an exception in this regard. According to the official sources of the community29, the Patriarch at that time, Mor Ignatius Elias III, had refused to benefit from minority rights unlike other non-Muslim groups, and instead embraced the full Turkish citizenship on behalf of the whole Syriac community. Although the reasons of this resignation still remain vague, researchers issued from the community claim that it was the reckless attitude of the Western countries gathered at the Paris Peace Conference (1919) that pushed the Patriarch to take such a decision. According to this view, being isolated by the other Christian groups, the Patriarch thought the only solution was to return to a nation that Syriacs always had depended on (Atto, 2011: 86-88).

17 Above all, despite this loyal attitude shown to the new Republic, the Patriarch was moved from Mardin/Turkey to Homs, which was located in Syria under the French Mandate, with a governmental decision and most of the group members have been forced to settle outside Turkey. According to the Syriac scholar Naures Atto, the reason of this decision can be explained in the historical context of that time. After the revolt of Nestorians30 in Hakkari Mountains in 1924, the authorities of the Republic adopted a negative stance towards the Christians of the region which became more visible when some members of the “Assyro-syriac” population supported the Kurdish revolt leaded by Sheikh Sait31 in 1925. As suggested by Atto, after the repression of these two revolts, the Turkish Republic launched a comprehensive elimination and disarmament program in 1926 in order to protect the state’s boundaries and to expulse in this way the “anti- turkish elements” from the country. The patriarch being the supreme symbol of the historical Syriac Orthodox identity was moved hereby outside of the Turkish frontiers to guarantee the national security of the new Republic. In spite of Atto’s firm statement, we do not have enough historical information judging whether it was really the case. Yet according to a Turkish scholar, the removal of the Patriarchate needs to be explained in the context of Kemalist secularization policy that required the abolition of all religious institutions being Christian or not (Oral, 2007 cited by Atto, 2011: 98).

18 After the proclamation of the Republic, a rigorous nation-building campaign was launched by the members of CHP (Cumhuriyet Halk Partisi/The Republican People’s Party) which was the single party at that time, entailing an intensive national homogenization program defined as the “Turkification” process by researchers. This process had two objectives: the first was creating a national economy where the central government would become the primary source of economic and political power. It is in this sense that a series of anti-minority policies have been adopted by the state

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apparatus aiming explicitly to “purify” the market from the influence of the minorities who were extremely dominant in the field of commerce through the 19th century of the Empire32. The implementation of the wealth tax on non-Muslim communities in 1942 was one of these discriminative policies. The second objective was related to the cultural aspect aiming at Turkifying all levels of social life, from the language spoken in the streets to the history taught in schools, from trade to state procedures for hiring personnel, from special laws to the settlement of people in specific regions (Aktar, 2009: 29). As an example of these policies, one can cite the adoption of the “Surname Law” in 1934 by which some of the minorities were forced to change their surnames to Turkish ones.

19 During these difficult years of the early republic, the members of the Syriac community were in total silence, contemplating passively the course of events. Certainly, the Single Party era, characterized with its rigorous Turkification policies, was not a favorable period for the Syriacs in terms of being visible in the socio-political life of the country. Moreover, their population was still confined to the rural areas in the southeast region of the country. Their active participation in Turkish politics took place in the following years, corresponding more precisely to the transition to a multi-party period.

The Democratic Party: a hope for the non-Muslims?

20 The Single Party period represented by the absolute power of the CHP, came to an end in 1946 with the establishment of the Democratic Party (DP). Starting from its remarkable success in the elections of the 1950s, members of the Syriac community supported the Democratic Party enthusiastically, which was known for being the most vocal supporter of free-market economics and liberalization policies. As pointed out by Zürcher (1998: 231), this newly founded party differed from the Republican People’s Party in many aspects. The representatives of the Democratic Party were on average younger, more often had local roots in their constituencies, were less likely to have a university degree, and far more likely to have a background in commerce or in law. The most striking difference from the CHP was the virtual absence of representatives with a bureaucratic or military background. Besides, they had an agenda focusing primarily on the modernization of the agricultural sector that put the interests of the farmers first. The Syriacs living in the rural areas of the country, who had a lower educational background, chose under these conditions to vote for the DP in order to benefit from the agricultural reforms implemented as much as possible. One can add to this that it was also because of the Government’s good relationship with the non-Muslim communities. According to statistics, under the three DP governments (1950-1960), ten non-Muslim deputies were elected to the Parliament. This number was even larger than the total number of six independent deputies and two CHP deputies in the 27 years of CHP’s one-party government, until the DP came to power in 1950. Unlike the unyielding attitude of the CHP, the representatives also listened to the demands of the minority communities through their religious leaders (Özşeker, 2012: 86). For instance, on 6 June 1952, the leader of the party, Adnan Menderes, became the first Turkish Prime Minister who paid an official visit to the Greek Orthodox Patriarchate in Istanbul.

21 As historical records show, in these years, a large majority of the Syriac community were taking an active part in the various local organizations of the DP, established in

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particular in Mardin and Midyat where its population was mostly concentrated. During the governance of the DP, there were numerous cultural developments in this region in favor of the Syriac community (Aydın et al., 2000: 398). Indeed, one can observe a revivification in terms of the intellectual production manifesting itself with the publication of books and journals related to the community’s history. This intellectual proliferation on a local scale is interpreted as a result of the attempts of democratization adopted by the DP government, especially in the initial period of its governance, but also, and more profoundly, as a result of the positive attitude shown towards the Christian communities.

22 Despite the fact that over time the DP’s perception of the Christian groups turned out to be similar to that of CHP’s33, the non-Muslim minorities kept voting for the Democratic Party since the bad memories of Wealth Tax, forced military conscription, and other assimilationist and discriminatory policies of the Single Party regime had politically alienated them from the CHP. Additionally, the statist economic management of the CHP was still less attractive than the DP’s economic liberalism for the non-Muslim entrepreneurs (Özşeker, 2012: 94).

23 Following the years of the fall of the DP34, the non-Muslim communities of Turkey including Syriacs have opted to vote for the parties situated at the centre-right of the political axis of Turkey. This trend starting with voting for DP, followed by ANAP (Motherland Party), is still to be seen with the actual party in power AKP (Justice and Development Party), which adopted economic liberalization and social conservatism as ideological bases. Through these years, the religious leaders and notables of the community expressed an unique loyalty to the state authorities, avoiding any extreme acts in terms of requesting their minority rights.

The emergence of diaspora activism: from 1970s to 2000s

24 While the members who did not leave Turkey were scrutinizing these local strategies in order to survive in the fragile socio-political situation of the country, those who fled to the other Middle Eastern countries35 following World War I, were in search of a communal solidarity that would have united them under one umbrella in opposition to the emerging Turkish and Arab nationalism. In fact, from the beginning of the 20th century, a nationalist ideology called “Assyrianism” was already in the process of invention36 by some politically engaged intellectuals. Naûm Faîk, who fled to the United-States in 1916, was one of these pioneer intellectuals. It is certain that he felt under obligation to invent an ethnic nationalist ideology in order to struggle with the Turkish or Arabic nationalisms prevailing in the Middle East where the Syriacs have been settled for centuries. We know that almost immediately once he arrived in America, Fâik changed his self-identification, and urged all brothers to unite under the Assyrian umbrella by uttering these sentences: “These brothers are Nestorians, Chaldeans, Maronites, Catholics, and Protestants... I am reminding these groups of their pasts, their race, their flesh and blood and their native tongue... We must work to exalt the name of the Assyrians... Our primary goal is to secure the rights of the Assyrians” (Gaunt, 2013: 250). The aim of the ideology of Assyrianism was indeed to unite all communities having “supposedly” the same ethnic “Assyrian” origin under one national flag. It is in this respect that the Chaldeans, Nestorians, Syriacs Orthodox, Catholics and Protestant,

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Maronites, and Melkites, were considered to be all “Assyrians” despite their different religious doctrines and traditions. The first concrete organization founded to this end, was the Assyrian37 Democratic Organization (ADO) centered in /Syria in 1957, whose ideology was based upon the principles of the Huyodo unity 38. As Makko notes (2010: 13) this organization had played a significant role in the secularization process of the Syriac community, which was considered traditionally as a religious community in the earlier Ottoman context.

25 Yet, we were witnessing another wave of emigration starting from39 the 1960s to the mid1970s from the homeland to Western European countries, resulting mainly from economic reasons. The Syriac collective activities in Europe began firstly by forming small self-help groups in districts which received considerable Syriac migration from Turkey in the 1960s as part of the general movement of guest workers. A second wave followed this, starting from the mid-1970s until today, this time due to political factors such as the emergence of the Turkish-Greek conflict over Cyprus or the military conflict which erupted in 1984 between the PKK (Kurdish: Partiya Karkerên Kurdistanê / Kurdistan Workers’ Party) militants and the state. This latter emigration was mainly to Sweden where the emigrants were treated as political asylum seekers. According to the collected life histories, those who could not secure residence and work permits in Germany carried out another wave of migration within Europe, and moved to countries such as the Netherlands or Belgium, which had minor guest worker schemes themselves. In this period, Sweden became a popular refugee destination because of its comparatively freer immigration policy due to its pro-human rights state discourse (Arıkan, 2011: 17-18).

26 It is through 1990 that these emigrants settled in European countries began forming a political movement based on a concrete “transnational political networking”. The military conflict ongoing between the PKK and the Turkish army was one of the reasons leading to the awakening of a nationalist consciousness among the community members. Impressed by the Kurdish independence movement, they were convinced that political emancipation could have been possible for the Syriac people also. Indeed, this policy was comprehensible since their limited number would not have been efficient enough for the establishment of an independent state in the actual conjuncture of the Middle East. The ethnic/nationalist consciousness emerging gradually from the beginning of the 21st century in diaspora was founding itself, on the other hand, upon the revitalizing of the act of remembering the 1915 massacres, and publicizing the memory of collective suffering. As Biner (2011: 367-368) rightly puts it, “ the commemoration of the 1915 massacres as Seyfo was necessary for the consolidation of a transnational community; this consolidation gradually became the condition for gaining recognition in the global sphere”. Seyfo became over time a tool for the construction of the Assyrian-Syriac ethnic identity that would contribute to mobilize the dispersed Assyrians around a common cause.

27 This diaspora activism has been fed also via various media outlets over the years, ranging from newspapers to TV channels. Another sign of this mobilization was the establishment of the European Syriac Union (ESU) in May 2004 as an alliance between the different Assyrian / Syriac political and cultural organizations founded in Europe, which later became an active actor in the international arena.

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Turkey’s democratization attempts and its encounterwith diaspora activism

28 Through the 2000s, this diaspora which had emerged and was consolidated in Europe, turned its face to Turkey, and began to undertake some political activities in the homeland. Since they had now a new “European identity” conscious of their civil rights, the members were more willing to engage in active politics (Arıkan, 2011: 12). This political mobilization was possible thanks to the democratization attempts which had taken place in Turkey in terms of the improvement of minority rights, which started officially40 by the implementation of legislation due to Turkey’s efforts to meet the Copenhagen Criteria and negotiations with the European Union. To follow this evolution in minority rights, one must take a glance at the legal procedure pursued by the Turkish government.

29 According to the reform package adopted by the government in August 2002, limitations on teaching and broadcasting of “languages and dialects traditionally spoken by Turkish citizens” were lifted. In the subsequent years, some concrete reforms were undertaken with regard to the rights of non-Muslim minorities. The Law of Foundations was modified in such a way that non-Muslim foundations could acquire their immovable property. The freedom to erect a place of worship regardless of religion and belief was recognized. As a final positive step, the learning of minority languages by Turkish citizens was facilitated, and the opening of private establishments for the teaching of minority languages was allowed (Grigoriadis, 2007: 424).

30 These democratization steps taken in the EU process constituted a highly favorable atmosphere for the diaspora activists, who finally had a chance to manifest their political claims in a more open manner in Turkey. To this end, a group of members returned from diaspora countries to their homeland, and started to voice their demands for minority rights that they have been lacking since the famous Lausanne Treaty. In 2004, they founded two associations in Istanbul (The Cultural Association of Mesopotamia) and in Midyat (The Cultural Association of Midyat) to the purpose of preserving the Syriac culture, but also and more importantly, empowering the community in a political way. In Istanbul, reunions and talks organized within this association led to the publication of a political periodical dealing with the problems not only of the Syriacs settled in Turkish society, but also of those living in other countries of the Middle East. This periodical called “Sabro”, meaning “Hope” in Syriac, is published by the members of the association, whose articles are continuously stressing the necessity for gaining minority rights, as well as a certain political visibility.

31 In this political emancipation process, which is gradually becoming more effective across the world, the struggle over the Mor Gabriel Monastery has been at the core of the discussions. It began in August 2008, when the Ministry of Forestry, the Land Registry Cadaster Office, and the villages of Yayvantepe, Çandarlı, and Eğlence sued the monastery for allegedly “occupying” their fields. The lawsuit was finalized, recognizing the monastery as an “occupier”, but the case was then taken to the European Court of Human Rights41. As pointed out by Arıkan, (2011: 16), the Mor Gabriel case was unique in the sense that the threat to the existence of this significant monastery mobilized the Syriacs in Turkey as well as in Europe42 to demonstrate, and hold campaigns against the unlawful demolishing of a part of their identity in Turkey. In this particular period,

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several online campaigns and forum discussions were held, supported by the participation of foreign human rights activists43, as well as members of the European Parliament.

32 Another effort regarding the recognition process has been in the reinterpretation of the articles on minority rights cited in the Lausanne Treaty. Denying the official declaration of the Patriarch, which was given in the political conjuncture of the 1920s, both activists and members started working intensely on the text itself in order to accommodate these related articles to the new socio-political conditions, and hereby find a legal point allowing the recognition of the group as an official minority. It has to be noted that in this process, they were highly supported by the prominent members of the Turkish intelligentsia, who were very active in supporting the improvements of the socio-political conditions of the minorities. As an example, a professor of international law, Baskın Oran, openly supported the community activists by interpreting the articles within a contemporary judicial framework44.

33 In the same way, various academic conferences and panels were organized by some NGO’s in Turkey, whose main concerns are human rights, the democratization process, and minority issues. Two conferences organized by the Hrant Dink Foundation45 in Diyarbakır entitled the “Workshop on the Social and Economic History of Diyarbakır and Region” on 11-13 November 2011, and in Mardin on 2-3 November 2012, dealing with “The Social and Economic History of Mardin” were important for remembering the events of 1915, and labeling it as a “genocide” perpetrated against the Christian communities of the region, being Armenians and Syriacs. Further moral support came from the TESEV46, which published various studies on the actual situation of minorities, especially with regard to the spoliation of non-Muslim assets in Turkey. During the Mor Gabriel Monastery trial, some 300 individuals, composed of writers, academics, and artists, joined in a petition campaign entitled “Turkey is the Syriacs’ Homeland, and the Mor Gabriel Monastery is not an Occupier”, in order to protest the decision to nationalize its lands47.

34 This pressure coming from the intelligentsia of Turkey, as well as from the community activists from diasporic countries, has finally led to some concrete conclusions. In the application made by Beyoğlu Syriac Church of Mother Mary to the Ministry of Education, Ankara’s 13th Administrative Court made the decision to allow a kindergarten to open in Istanbul on 18 June 2013. This verdict relied upon the statement that Syriacs have the right to open their own schools, and should be considered as a “minority” defined by the new interpretation of the Lausanne Treaty48. Encouraged by this decision, on 25 September, the Tur Abdin Syriac Culture and Solidarity Association applied to the Mardin Education Directorate to open an elementary school. In a similar way, it has known a positive development with regard to the case of Mor Gabriel. On 30 September 2013, the Turkish Prime Minister, Recep Tayyip Erdoğan, announced a democratization package49 that includes an article stating that the land of the historic Mor Gabriel Monastery will be returned to the monastery’s foundation50. * **

35 The recognition process of the Syriac community by the Turkish state is inextricably related to the state policies undertaken towards the other ethnic/religious minorities, whether Christian or not. Although the socio-cultural rights of the Kurdish and Alevi

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communities are still not fully protected by the existing “minority regime” based on the main principle of adherence to Sunni Islam as well as to Turkish ethnicity (Bozarslan, 2005; Çağatay, 2006), with the pressure coming from the EU membership process, new structural changes are slowly taking place in the country. Since the EU has forced the government to reform Turkish political and legal structures, the government has made lots of Constitutional amendments and legal regulations related to the living conditions of national minorities. Regarding the Kurdish minority for instance, in March 2011, a court in Izmir allowed a Kurdish politician to present his defense in Kurdish. Furthermore, the Directorate for Religious Affairs (DRA) started preparing a Kurdish version of the Quran and Kurdish Quran courses, and allowed prayers to be recited in Kurdish in mosques51. The Democratization Package announced in 2013 allowed the conduct of political activity in languages and dialects other than Turkish, education in languages and dialects other than Turkish in private schools, the removal of criminal sanctions for the use of the letters q, x and w used in Kurdish, and the change of village names back to the versions which preceded the 1980 military coup (Progress Report, 2014: 17). With the amendment to the Law on Foreign Language Education, private Kurdish language courses were permitted for the first time, and six private language schools were opened in the country. With respect to religious education, the Ministry of National Education issued new textbooks for religious culture and ethics courses, including information on the Alevi faith, and non-Muslim students were exempted from these classes. The Greek minority school on Gökçeada was reopened in September 2013 with the permission of the Minister for National Education. The Ministry also informed all Turkish schools of their obligation to respond positively to requests from non-Muslims to be exempted from compulsory religious culture and ethics lessons (Progress Report, 2013: 61). In addition to these developments, an attempt was made by the actual government to change the country’s military-prepared constitution dating back to 1982 with the contribution of several civil society groups, including members of the minorities. According to the national press, a parliamentary sub-commission working on the issue invited representatives of minorities to hear their suggestions on February 2012. The Greek Orthodox Patriarch Bartholomew I, and representatives of the Syriac community submitted their proposals to a sub-commission of the inter party Constitutional Reconciliation Commission. Armenians have also been invited into the Parliament52.

36 However, despite all these positive steps taken by both the governmental and non- governmental authorities, serious problems still persist in terms of minority right protection. For instance, the problem of the training of the clergy remains unsolved. Neither the Turkish legislation nor the public education system provided for higher religious education for individual communities. In spite of the announcements made by the authorities, the Halki (Heybeliada) Greek Orthodox seminary remains closed. The Armenian Patriarchate’s proposal of opening a university department for the Armenian language and the clergy, remains unused. As for the above mentioned constitutional amendments, they have not yet been implemented due to the opposition parties’ rejections.

37 Nevertheless, as far as the Syriacs’ actual situation is concerned, their recognition as an official minority seems fulfilled at least on a theoretical level. Thanks to the efforts of diaspora activists along with those of several NGO working in the field, one can realize that the members are more active than ever, being fully aware of new margins of action

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opened by the recent reforms. As a matter of fact, their demands basically consist of acquiring rights of recognition within the framework of equal citizenship and being treated in this sense as a “Christian Turkish citizen” preserving at the same time their ethno-religious heritage. Trigona-Harany (2008) showed in his thesis, through the case of Âsûr Yûsuf and Naûm Fâik case how multiple identities co-existed within the community of the early 20th century. Indeed in today’s Turkey we could be witnessing a similar phenomenon with the influence of diaspora movement, transnational politics and democratization attempts that provide new forms of identities evolving in the new socio-political contexts.

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NOTES

1. This number stems from an interview done in 2013 with Sait Susin, the actual President of the Syriac community’s Foundation for the Church of Mother Mary located in İstanbul, Turkey. See for further details: http://www.salom.com.tr/newsdetails.asp?id=85291 2. On this issue, see the recent report dealing with Armenians of Turkey (Özdoğan & Kılıçdağı, 2011: 18). The report cited here is published by TESEV, a non-governmental organization known by its objectivity about the minorities’ representation in Turkey. Yet, we have to add to this population nearly 100.000 Crypto-Armenians or hidden Armenians having full or partial ethnic Armenian origin who generally conceal their Armenian identity from wider Turkish society. They are mostly descendants of Armenians who were islamized “under the threat of physical extermination” during the Armenian Genocide. 3. Acquiring the reliable census data on non-Muslim population has always been a problematic issue in Turkey because of the nation state’s policies formulated around the criteria of being firstly a Muslim Turkish citizen. The numbers presented here are provided by the communities’ religious leaders (Anastassiadou & Dumont, 2011: 21). 4. For a general view on the Jews of Turkey see Bali (2009). 5. European Syriac Union 2008, “Report on the Situation of The Syriacs in Turkey”, viewed on 14.02.2014 at http://www.kurdmedia.com/article.aspx?id=15105 6. Today there is a vast literature produced on the non-Muslim minorities in Turkey. For the case of the Jewish community see Mallet (2005); Bali (2013), and for the Greek community see the works of Anastassiadou & Dumont (2011), Akgönül (2005). The Armenian case has been studied by several Turkish scholars recently in a systematic manner. See as an example Özdoğan et al. (2009); Özdoğan & Kılıçdağı (2011). 7. Alongside the Syriac orthodox community, there are also small Chaldean and Roman Catholic communities, which are not covered by the treaty. 8. A list of the studies related to Syriacs is given by Armbruster (2013: 240). 9. For a critique of the general perception of the Eastern Christian minorities in the French context, see Heyberger (2013: 10-13). 10. See also Heyberger (2013). 11. In 1782, the Ottoman State used this denomination in its records along with the “Jacobites” to differentiate them from the Syriacs who had joined the Catholic Church in 1773 (Özcoşar, 2005: 216). 12. The Syriac Church of Antioch and all of the East, is one of the miaphysite churches of the so- called “Non-Chalcedonian” Oriental Orthodox family, stressing the single inseparable divine human nature of Christ (Murre van den Berg, 2011: 2304).

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13. The word millet (from Arab. milla, “religion”) which means “religious nationality” was used in the Ottoman Empire for the national religious communities allowing self-government in ethnic, cultural, and religious matters on the basis of Islamic international law. According to recent studies done in the field, this term was almost non-existent during the 15th and 16 th centuries, while in the 17th century it was used in order to describe a religious community. Indeed, the modern historiography shows that its use is quite recent and concerns mainly the 19th century. For a detailed discussion see Van den Boogert (2012: 27-45). 14. Artinian (1988: 11) states that after his capture of Constantinople in 1453, Mehmet II invited Bishop Yovakim, the Armenian primate of Bursa to İstanbul in 1461 and conferred upon him the title of “patrik”, thus placing him on the same footing as the patriarch of the Greek community. The non-Orthodox Christian subjects, comprising the Syrian Jacobite, Ethiopian, Georgian, Chaldean and the Coptic communities were placed under the authority of the Armenian patriarch while retaining their own individual heads. For example, permits for marriage and funeral, as well as passport to travel were procured for the members of these communities only upon the presentation of a certificate from the Armenian patriarch. According to another researcher (Stamatopoulos, 2006: 253), the Armenian millet included Gregorian Armenians primarily, but also and more generally, all Christian religious groups, chiefly pre-Chalcedonean monophysites, that were not subject to the Orthodox Patriarchate, for example the Copts of Egypt or heretical groups like Paulicians and Bogomils. 15. For an extensive analyze of the tanzimat reforms and the Reign of Abdulhamit II see Shaw & Shaw (1977: 55-172). 16. According to the reforms the internal rules of the millets would be subject to periodic review by the central government and an assembly to be composed of the community’s clerics and laity (Masters, 2001: 139). By 1863, the Armenian millet had a constitution called “Nizamname-i Millet- i Ermeniyan” providing for lay control of an elected assembly as the keystone of its millet government. For a detailed analyze of the constitutional evolution of the Ottoman Armenian community see Artinian (1988). 17. For the Armenian case see Artinian (1988: 31-44). 18. This view is also discussed and argumented by Campos (2011). 19. The ultimate expression of the reformers’ ambitions to create the Ottoman citizen was the Constitution of 1876. According to article 8, “everyone who is within Ottoman state, whatever his religion or sect is without exception to be labeled as an Ottoman”, Masters (2001: 140). 20. 1908 Revolution was celebrated all over the Empire with an immense joy. For a detailed description of the celebration in Ottoman Palestine see Campos (2011: 26-34). 21. A revised version of his thesis is published as a book (Trigona-Harany, 2013). 22. Fâik – born in 1868 – was a teacher at the local Süryani school and deacon in the Jacobite church. 23. Yûsuf was born on 20 May 1858 in Harput and was educated at the Central Turkey College in Antep, an American mission school. In the late 1880s, he was a teacher at an American school in Izmir and also at Central Turkey College. Despite being a member of the Jacobite Church, he was working for Protestant institutions and was married an Armenian (Trigona-Harany, 2008: 40-41). 24. Naûm Fâik saw one of Kevkeb Medhno’s objectives to “express the pride of having been part of the Ottoman (Empire) for six centuries” (Trigona-Harany, 2008: 90). 25. For further readings Dakhli, 2009; Dupont & Mayeur-Jaouen, 2002. 26. The rise of the Turkish nationalist movement results mainly from the upsetting experiences of the Balkan Wars. After numerous defeats, the ruling elite of the Empire composed chiefly of Ottoman-Turkish Muslims lost their faith in a multi-ethnic and multi-religious Empire. These intellectuals, army officiers and bureaucrats, mostly from the Balkans, started to focus on the Turks’ place in the Ottoman realm. They defined Turkishness as including the Turks and Muslims

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in Anatolia (and Thrace). Eventually, a nationalist historiography emerged to propagate this position (Çağatay, 2006: 7). 27. Nicolea Batzaria, a Vlah and early member of the CUP (Committee of Union and Progress), similarly believed that the group’s Turkish nationalist policies were a catastrophe for the Christians as it caused them to abandon Ottomanism in favour of anti-Turkish alliances (Trigona- Harany, 2008: 101). 28. See in this context Gaunt (2006). The author’s claim is that during World War I Assyrian, Chaldean, and Syrian Christian minorities suffered the same fate as the Armenians. Ethniccleansing and large-scale massacres occurred throughout northern Mesopotamia and parts of Ottoman-occupied Iran. The Syriac’s position during the 1915 events is also mentioned in Güngör (2011: 55-107). 29. I am referring here mainly to sources written by two religious figures/researchers issued from the Turkish speaking Syriac Orthodox community (Günel, 1971, and Akyüz, 2005). 30. Nestorian Christians (later to be known as Assyrians in the West) are followers of nestorianism which is a Christological doctrine that emphasizes the disunion between the human and divine natures of Jesus. It was advanced by Nestorius (386-450), Patriarch of Constantinople and anathematized by the Orthodox Christian mainstream in 431 at the Council of Ephesus. The Nestorian Church is known also as . Its members lived beside the Jacobite villages in the plains to the north of Mosul most notably in the large village of Telkayf. They were settled in the regions of Tiyari and Hakkari and were organized as independent tribes. See further Masters (2001: 46-7). 31. The aim of the revolt, led by a popular Kurdish leader of a dervish order, Sheikh Sait, was to halt the secularising reforms initiated by the Turkish government and to revive the Islamic Caliphate System. 32. It should be noted that the implementation of economic nationalism was not a phenomenon limited to the case of Turkey. As Aktar states (1996: 264); “After gaining independence most of the Arab states implemented several anti-minority measures which could be classified as economic nationalism, in a specific sense. They started with the boycotts against minority and foreign firms in the 1940s in Egypt and Iraq and later deported Jews and other non-Muslim minorities in the 1950s”. 33. The 6-7 September 1955 Riots, during which properties belonging to Istanbul’s non-Muslim minorities were damaged and plundered by Turkish extremist groups, was one of these events (Güven, 2011). 34. On May 27 1960, the DP government was overthrown by a military coup. 35. After World War I, many Syriacs from Turkey found refuge in Iraq, Syria and later inLebanon. 36. Here, we are referring naturally to the works of Anderson (1983) and Hobsbawm (1983) suggesting that nations and nationalism are products of modernity and have been created as means to political and economic ends. 37. The term “Assyrian” has come to be recognized then as a general concept referring to all Christians having “Mesopotamian” origins. 38. This organization was formed as a reaction to Pan-Arabism in the Middle East. 39. In her thesis, Atto (2011: 144) distinguishes three main migration periods: 1965-1975, 1975-1984, and 1984-2009. 40. Turkey’s candidacy to the European Union was officially confirmed by the Union on 11 December 1999 at the Helsinki Summit. 41. See further on this issue De Courtois (2012: 112-150). 42. Armbruster (2013: 250) states that “in the wake of the court cases a number of documentaries about Tur Abdin and Mor Gabriel have been featured on German language TV in recent years”. 43. http://www.nationalturk.com/en/turkish-court-rules-state-can-seize-assyrian-monasterys- land-21746

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44. See further on this issue http://www.al-monitor.com/pulse/culture/2013/04/turkish- president-sweden-visit-assyrians.html 45. Hrant Dink Foundation was set up in 2007 in commemoration of Hrant Dink, an Armenian journalist murdered by the Turkish ultra-nationalists. The foundation’s main objectives are to ensure that cultural diversity is recognized as a richness and differences are acknowledged as a right, developing cultural relations among the peoples of Turkey, Armenia and Europe, supporting Turkey’s democratization process. 46. The Turkish Economic and Social Studies Foundation (TESEV) is an independent non governmental think-tank, analyzing social, political and economic policy issues facing Turkey. Based in Istanbul, TESEV was founded in 1994 to serve as a bridge between academic research and policy- making process in Turkey. 47. http://bianet.org/bianet/azinliklar/139619-mor-gabriel-manastiri-icin-imza-kampanyasi 48. http://www.agos.com.tr/haber.php?seo=suryanilerin-okul-sevinci&haberid=5829 49. Although this package is dealing more specifically with the solution of the Kurdish issue, some articles are referring directly to other minorities, being non-Muslim or not: http://www.al- monitor.com/pulse/originals/2013/09/democratization-package-kurds-turkey-minorities.html# 50. http://www.hurriyetdailynews.com/syriacs-to-regain-mor-gabriels-land-no-move-on-halki- seminary-in-democratization-package.aspx?pageID=238&nid=55408 51. http://www.turkishweekly.net/news/67544/turkish-state-to-translate-the-quran-into- kurdish-language.html 52. http://www.todayszaman.com/news-271449-patriarch-bartholomew-to-demand-non muslims-have-place-in-state.html

ABSTRACTS

A Christian minority in the Middle East, the Syriacs of Turkey are currently leading an active political action regarding their right to be acknowledged as part of the new political deal marked by a process of democratization in the country. This movement of emancipation is being highly encouraged by the diaspora activism as well as by non-governmental organizations composed of influential members of the Turkish intelligentsia and of foreign Human Right activists working intensely on the bettering of the socio-political conditions of the local minorities. A historical perspective will enable us to reconsider the dynamic nature of the identity politics adopted by the community members and to see them as active agents of the Turkish society in search for their socio-political visibility.

Minorité chrétienne du Moyen-Orient, les Syriaques de Turquie poursuivent actuellement une politique active concernant leurs droits à la reconnaissance au sein de la nouvelle donne politique marquée par le processus de démocratisation amorcé dans le pays. Ce mouvement d’émancipation est fortement encouragé par l’activisme diasporique ainsi que par les organisations non gouvernementales, composées de membres influents de l’intelligentsia turque et d’activistes étrangers des droits de l’homme qui travaillent intensément à l’amélioration des conditions socio-politiques des minorités locales. La perspective historique permet de reconsidérer la nature dynamique des politiques identitaires adoptées par les membres de la communauté et de les voir comme des agents actifs de la société turque à la recherche de leur visibilité socio-politique.

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Minoría cristiana de Medio Oriente, los Siríacos de Turquía despliegan actualmente una política activa en relación con sus derechos al reconocimiento en el marco del nuevo contexto político marcado por el proceso de democratización del país. Este movimiento de emancipación es fuertemente incentivado por el activismo diaspórico, y también por las organizaciones no gubernamentales compuestas por miembros influyentes de la inteligentzia turca y de activistas extranjeros de los derechos del hombre que trabajan intensamente en el mejoramiento de las condiciones socio-políticas de las minorías locales. La perspectiva histórica permite reconsiderar la naturaleza dinámica de las políticas identitarias adoptadas por los miembros de la comunidad, y verlos como agentes activos de la sociedad turca en busca de visibilidad socio-política.

INDEX

Palabras claves: Siríacos, minoría, Turquía, políticas identitarias, cristianos de Oriente Mots-clés: Syriaques, minorité, Turquie, politiques identitaires, chrétiens d’Orient Keywords: Syriacs, minority, Turkey, identity politics, eastern Christians

AUTHOR

SU EROL

Centre d’études en sciences sociales du religieux, CéSor – EHESS, CNRS, [email protected]

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Des serviteurs de Dieu et du pouvoir laïque Le clergé paroissial dans la communauté grecque orthodoxe d’Istanbul au tournant du XXe siècle Of God’s Servants and of Lay Power. The Parochial Clergy in Istanbul’s Greek Orthodox Community (1880-1930) Servidores de Dios y del poder laico. El clero parroquial en la comunidad griega ortodoxa de Estambul (1880-1930)

Méropi Anastassiadou

1 Le poids de la religion comme élément constitutif de l’identité culturelle et nationale grecque n’est pas à démontrer. Les Grecs, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui, ne manquent pas, dans diverses circonstances de leur vie, d’affirmer leur identité à travers leur appartenance à l’orthodoxie. Leurs enfants apprennent, dès leur plus jeune âge, le rôle primordial qui revient à l’Église dans le processus de la constitution d’un État national et la « libération du joug ottoman ». Cependant, si les choix et les orientations prises par les autorités orthodoxes – Patriarcat de Constantinople en tête – lors des tournants décisifs de la formation de l’État-nation sont bien connus1, l’apport réel du pope ordinaire à la formation intellectuelle des Grecs de l’Empire ottoman est plus difficile à évaluer.

2 Cette brève étude ne propose pas de conclusions définitives sur ce point. Elle tente de cerner le profil socio-économique de ceux qui ont constitué le clergé orthodoxe de base au cours du XIXe siècle ottoman et qui ont ainsi servi d’intermédiaires entre le millet grec et l’Église, considérée non seulement comme le point de convergence culturel des Grecs de l’Empire, mais aussi l’autorité à travers laquelle se reconnaîtront les futurs citoyens du Royaume de Grèce.

3 Qui est donc ce pope de quartier, quel est son bagage éducatif, ses aspirations, ses objectifs ? Quels sont les rapports qu’il entretient avec les membres de sa paroisse, avec ses supérieurs hiérarchiques au sein du clergé ainsi qu’avec les élites laïques – de plus en plus puissantes et prestigieuses – de sa communauté2 ?

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4 Des éléments de réponse à ces questions seront recherchés à travers l’étude du cas de la communauté grecque orthodoxe de Stavrodromi (ou Péra ou encore Beyoğlu pour les Turcs3) à Istanbul au début du XXe siècle. De toutes les communautés grecques orthodoxes de l’Empire, celle de Stavrodromi est, à cette époque, de loin la plus prospère, la plus florissante du point de vue intellectuel, mais aussi la plus nombreuse (il y a plus de 30 000 Grecs à Beyoğlu selon le recensement ottoman de 1906/07)4. Bref rappel : c’est à Péra que voit le jour en 1861 et se développe le Syllogue littéraire grec de Constantinople5 ; c’est ici que se trouvent réunies la plupart des grandes familles de l’orthodoxie constantinopolitaine6. C’est dire que c’est aussi ici que l’antagonisme latent entre les milieux laïques et le Patriarcat s’exprime le plus clairement7.

5 Les matériaux utilisés pour ce travail sont de diverses natures : tout d’abord, les règlements internes de la communauté qui permettent de voir comment leurs rédacteurs (membres laïques des nouvelles élites qui composent les organes communautaires mis en place après 1870) perçoivent le rôle du clergé paroissial ; en deuxième lieu, les échanges épistolaires des prêtres tant avec les organes de la communauté qu’avec leur institution d’origine ; enfin, de nombreuses lettres de candidature à des postes vacants de prêtres ainsi que, pour la période allant de 1917 à 1930, les procès-verbaux des réunions du clergé paroissial.

6 Avant de présenter les principaux traits de ce groupe socio-économique particulier, il convient de préciser qu’à Péra l’administration communautaire s’exerce de manière beaucoup plus centralisée que dans la cinquantaine d’autres communautés grecques que compte Istanbul à cette époque.

7 La raison de cette centralisation est d’ordre démographique. Constituée de trois paroisses, la communauté grecque de Stavrodromi est de loin, en ce début du XXe siècle, la plus peuplée de toutes les communautés et paroisses orthodoxes de l’agglomération stambouliote. Dans toutes les communautés/paroisses, c’est l’assemblée générale des paroissiens qui détient le pouvoir législatif/décisionnel. L’exécutif y est exercé conjointement par le comité de l’église et l’éphorie (instance chargée de la supervision des écoles). À Péra, où il s’agit d’administrer trois paroisses, il est assuré par l’Éphorie centrale (EC), qui supervise les éphories des écoles et les comités des églises. Le schéma est le même partout8.

8 L’Éphorie centrale, organe exécutif (des décisions de l’Assemblée générale des paroissiens, en théorie) constitué de six membres laïques et renouvelé pour la moitié de ses effectifs tous les ans, est donc le principal interlocuteur des prêtres, mais pas le seul : ceux-ci sont également en contact avec le surveillant épiscopal (ɑϱχιεϱɑτικώς πϱοϊστάμενος9, membre du clergé ayant rang d’archimandrite, responsable d’une circonscription territoriale précise et nommé par le Patriarche), ainsi qu’avec le comité (quatre membres laïques) de l’église à laquelle ils sont affectés10.

Les principes

9 Le règlement11 de 1904 – qui est une version légèrement remaniée d’un premier texte mis en vigueur en 1876 – précise que le clergé paroissial est constitué d’un maximum de quatorze prêtres et cinq diacres dont trois au moins doivent avoir une formation théologique et six une licence de confesseur (article 60). Placés sous la responsabilité du surveillant épiscopal de Péra, les prêtres affectés à une église sont, chaque année,

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mutés vers une autre église (Péra en compte trois12), selon un système de rotation. Dans ce texte, aucune marge de libre initiative, aussi insignifiante soit-elle, n’est reconnue aux membres du clergé en ce qui concerne l’organisation de leur travail : même les heures de messes et autres cérémonies religieuses sont fixées en concertation avec l’Éphorie centrale (article 64) ! Prêtres et diacres sont tenus de loger en alternance dans l’enceinte de l’église à laquelle ils sont rattachés, cette obligation correspondant, pour chacun d’entre eux, à une semaine par mois de présence diurne et nocturne sur les lieux (article 65).

10 Les ressources du clergé constituent un point essentiel. Toujours selon le même règlement, seuls les diacres sont salariés par la communauté. Le surveillant épiscopal et les prêtres tirent leur subsistance des contributions des fidèles, c’est-à-dire d’une part (le cinquième) des contributions annuelles des paroissiens, d’un pourcentage sur les actes religieux effectués, des offrandes du cimetière ainsi que de celles collectées après tout acte religieux, du produit de la quête du 14 septembre (fête de l’exaltation de la Sainte-Croix) et de celle du dimanche des Rameaux, de la bénédiction (ɸώτισμɑ) du jour de l’Épiphanie (art. 67). Tous ces revenus sont réunis dans une caisse commune, avant d’être redistribués en parts égales aux personnes concernées (art. 68). Pour toute intervention auprès d’un paroissien, les prêtres doivent fournir un reçu et en conserver une copie (art. 71). Les modalités du partage des offrandes sont si méticuleusement décrites (art. 72) qu’aucune marge n’est laissée à de cupides tentations. Enfin, à Stavrodromi, les membres du clergé n’ont pas le droit d’avoir une autre occupation (rémunérée ou non) par ailleurs, exception faite pour les prêtres théologiens qui peuvent – après autorisation de l’Éphorie centrale – assurer le cours de religion dans les écoles du secteur (art. 73).

11 Toutes ces dispositions soulignent le pouvoir considérable que détiennent, face à l’Église, les instances et les membres laïques de la communauté de Péra, c’est-à-dire l’Assemblée générale des paroissiens et l’Éphorie centrale. Un pouvoir à l’ampleur singulière, semble-t-il. En effet, les règlements internes d’autres communautés grecques de l’Empire, ou même de la région d’Istanbul13, rédigés généralement d’après le même modèle, ne prévoient rien d’équivalent en ce qui concerne le clergé de la circonscription. Ni définition de l’activité des prêtres, ni précisions sur leurs droits et obligations, ni indications sur leur rémunération. Avant tout, cette « omission » traduit l’absence d’ingérence des instances communautaires (laïques) dans les affaires de l’Église. Pour connaître l’emploi du temps, les champs de compétences, les finances des prêtres dans des paroisses en dehors de la capitale, il faut avoir recours à des sources d’origine ecclésiastique. À Smyrne14 ou à Salonique 15, mais aussi dans des agglomérations plus petites telles que Çanakkale (Dardanelles)16 ou Bandırma (Panormos)17, le métropolite est le chef naturel des organes communautaires (à savoir, le comité central et la démogérontie), celui qui coordonne et contrôle leurs activités, détenteur de l’autorité suprême au sein de la communauté. En revanche, à Beyoğlu, singulièrement, le surveillant épiscopal, nommé par le Patriarcat, détient un rôle principalement consultatif et reste subordonné à l’Éphorie centrale, seule compétente pour prendre des décisions concernant le clergé paroissial, ne laissant au représentant de l’Église qu’une marge d’action limitée.

12 Le pouvoir des laïques à Péra s’adosse à la présence, dans ce secteur de la ville, de plusieurs familles parmi les plus fortunées de l’Empire. Les membres de l’Éphorie centrale en sont, en règle générale, issus. Mais il s’agit là d’une situation propre à

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Beyoğlu. À l’échelle de la ville, voire de l’Empire, au terme du processus d’institutionnalisation des millet (années 1860), lors de la mise en vigueur des textes fondamentaux (Règlements généraux), les Grecs parviennent beaucoup moins bien que les Arméniens ou les Juifs à s’affranchir de la tutelle de l’Église.

13 Quoi qu’il en soit, à la lecture de ce règlement de 1904 de Stavrodromi, le clergé d’une des communautés grecques le plus florissantes du XIXe siècle ottoman apparaît écrasé sous le poids et le pouvoir des composantes laïques qu’incarnent comités et éphories. La consultation des dossiers de correspondance confirme cette impression.

La pratique

Profil de prêtres

14 En règle générale, prêtres et diacres qui cherchent à occuper un poste à Péra ne peuvent se prévaloir d’une formation théologique ni même d’études secondaires complètes. Sur les quelque trente-cinq lettres de candidature étudiées, on n’en trouve que six où il est clairement indiqué que le signataire est diplômé d’une école supérieure de théologie, le plus souvent celle de Chalki18. Dans huit autres cas, on a affaire à des individus qui avaient commencé leur scolarité secondaire, mais qui n’ont pu, pour diverses raisons, achever ce cycle d’études. Le reste – plus de la moitié de ceux qui aspirent à servir dans une des églises de Péra, soit 60 % – ne semble pas être en mesure de présenter quelque titre d’études que ce soit (cf. Annexe).

15 Obtenir une place de diacre ou de prêtre à Stavrodromi, où se trouve réunie une population orthodoxe relativement riche et éduquée, est une situation enviable : outre le prestige de servir au sein d’une des paroisses orthodoxes les plus prospères sur le plan économique mais également les plus florissantes du point de vue de la production artistique et littéraire, il y a aussi le facteur financier qui compte. À une époque où l’Église de Constantinople ne rémunère pas les membres du clergé paroissial, il y a lieu d’espérer que, dans un secteur aussi populeux, les ressources provenant des dons des fidèles puissent être confortables. Comment procèdent alors les candidats à ces postes pour mettre en valeur leurs compétences, tout en minimisant leurs lacunes ? Deux points méritent d’être signalés.

16 En premier lieu, les connaissances musicales et les qualités vocales constituent aux yeux des intéressés d’importants atouts, capables de compenser même le manque d’instruction. Ainsi, dans la demande de poste qu’il adresse à l’Éphorie centrale, l’archimandrite Kyrillos P.19, originaire de Samos, qui n’a pu être scolarisé que trois ans dans le secondaire, insiste sur sa familiarité avec la musique, domaine dans lequel il fait ses preuves depuis qu’il est entré dans les rangs du clergé, soit une vingtaine d’années20. Le curé (πϱεσβύτεϱος) Georgios P., qui brigue un des postes de Panayia, dispose d’un bagage éducatif nettement plus important puisqu’il est ancien élève de la Grande École de la Nation21, inscrit en dernière année de l’École théologique de l’Université d’Athènes, fils de prêtre et bon connaisseur des pratiques rituelles, mais aussi – et ce candidat le souligne tout particulièrement – puisqu’il est doté de réelles compétences en matière d’harmonie musicale22.

17 Deuxièmement, la maîtrise de la langue turque que certains candidats mettent en avant pour étayer leur demande de poste est un élément qui importe, surtout pour les confessions. Même si sa requête est classée sans suite et qu’il ne parvient pas à se faire

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recruter à Péra, le ιεϱομόνɑχοϛ (moine ordonné prêtre) Patrikios sait qu’il ne devrait pas avoir de difficultés pour trouver un poste intéressant de prêtre, dans une bonne paroisse d’Istanbul. Cet homme de 46 ans, originaire de Bursa, fait partie de ces rares membres du clergé orthodoxe de l’époque ayant achevé des études de théologie ; diplômé de l’Université d’Athènes, il connaît aussi le turc et sait pouvoir être entendu par toutes ses ouailles et comprendre lui-même tous les paroissiens23. Dans les multiples lettres que le prêtre Konstantinos A. adresse à l’Éphorie centrale afin d’obtenir, coûte que coûte, un poste dans le clergé de Péra, cet argument de compétence langagière est avancé à chaque fois et avec force. À la tête d’une famille nombreuse, le père Konstantinos, originaire d’Ordu24 sur la mer Noire, écrit une première fois en juillet 1908 et demande « au nom du Christ » à succéder au père Iovianos qui part en retraite25. Un mois et demi plus tard, il revient à la charge, en précisant qu’il a fait des études secondaires au Gymnase de Trébizonde26 et qu’il est en mesure de travailler comme confesseur, puisqu’il connaît parfaitement le turc27. Au mois de novembre de la même année, il s’adresse à Efstathios Evgenidis (alors président de l’Éphorie centrale de Péra) qu’il supplie d’intervenir en sa faveur. Dans ce courrier, nous apprenons qu’à cette date, il est prêtre (εɸημέϱιος) à l’église de Saint-Menas (Ayio- Mina) de Samatya d’où il souhaite partir, parce que ses revenus ne suffisent pas aux besoins de sa famille28. Notre homme finit par réussir à se faire recruter, en 1909, comme prêtre confesseur (πνευμɑτικός) à Galata29, en se rapprochant ainsi – du moins géographiquement – de son objectif qui demeure l’insertion dans le prestigieux clergé de Beyoğlu. On trouve une dernière trace de ce personnage dans les archives de l’Éphorie centrale en date du 19 juillet 1913. Cette fois, sa lettre s’adresse au surveillant épiscopal dont il demande le soutien. Inlassable, le père Konstantinos, installé désormais avec sa famille à Péra, demande un poste de prêtre dans l’une des églises du quartier. Outre son expérience dans le domaine de l’enseignement (il rappelle qu’il avait été instituteur pendant vingt-cinq ans à Ordu), il répète qu’il maîtrise parfaitement le turc et peut donc être employé avec profit pour la confession30.

18 Les invocations du père Konstantinos ne seront pas entendues. Sa présence à Galata, où vivent de nombreux orthodoxes originaires du Pont et où des messes en dialecte pontique seront mises en place pendant la guerre31, est sans doute jugée plus utile. Il n’empêche que ces lettres constituent un indice précieux, quoiqu’infime : faut-il donc penser que les simples paroissiens, ceux qui forment les couches dites « populaires », préfèrent s’exprimer, dans l’intimité de la confession, en turc ? Si cette question appelait une réponse affirmative, l’idée que nous avons de Stavrodromi-berceau de l’hellénisme du XIXe siècle s’en trouverait considérablement relativisée. C’est en effet dans ce secteur central d’Istanbul que le Syllogue littéraire grec a son quartier général ; c’est ici que sont les meilleurs établissements scolaires grecs de la capitale, voire de l’Empire ; c’est ici aussi que se déroule l’essentiel de la vie intellectuelle et artistique hellénophone ; par contre, la présence des orthodoxes turcophones y est relativement limitée32, ce qui mérite d’être doublement souligné. Et voilà que des candidats à des postes de prêtres laissent soupçonner une autre réalité, probablement cantonnée dans les quartiers pauvres du secteur, mais marquant un énorme décalage par rapport à celle des salons littéraires et des salles de théâtre de la Grande Rue de Péra.

19 Les candidatures qui débouchent sur un recrutement sont fort peu nombreuses. Lorsqu’un poste de prêtre se libère, seuls les diplômés des écoles théologiques ont quelque chance. En effet, les recrutements des prêtres dont il n’est pas exigé d’être

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théologiens se font par voie interne. C’est une vieille coutume dans la communauté de Stavrodromi de promouvoir les diacres qui servent déjà dans les églises de la paroisse au rang de prêtres pour remplir les postes vacants33. Cette stratégie corporatiste garantit la durée dans les rapports entre les fidèles et le clergé et souligne la force, en orthodoxie, du lien personnel avec le confesseur (encore appelé « [guide] spirituel », πνευμɑτικός). 20 Cependant, même à Péra, les prêtres n’ont pas la possibilité de consacrer beaucoup de temps à leurs ouailles et encore moins à l’introspection. Mariés pour la plupart d’entre eux, ils ont souvent la charge de familles nombreuses constituées de six, sept enfants (voire plus), de parents âgés, de neveux orphelins... Leurs revenus sont manifestement insuffisants et il leur faut se donner beaucoup de mal pour subvenir aux besoins des nombreux proches. S’engage alors une course permanente pour le pain quotidien ainsi qu’il ressort de la correspondance entre les prêtres mariés et les organes communautaires. À lire cette documentation, on n’a pas l’impression que ces hommes en soutane, écrasés par les soucis matériels, aient la disponibilité d’esprit nécessaire pour se consacrer à leur mission. Leur système de rémunération contribue à les mettre dans une situation de semi-mendicité, compte tenu de leurs obligations familiales.

21 Malgré ces insuffisances, les postes de Stavrodromi restent très recherchés non pas seulement parce que les conditions financières y sont bien meilleures que dans les paroisses excentrées, mais aussi parce que les prêtres mariés et pères de famille souhaitent y scolariser leurs enfants. Tel est le cas du père Nikolaos S., affecté à l’église d’Evangelistria à Vafeohori (Boyacıköy, sur la rive européenne du Bosphore). Recommandé par le patriarche, il cherche, en mars 1904, à être recruté à Péra. Les motifs de cette demande sont clairement exprimés : s’assurer des revenus plus confortables et inscrire ses enfants dans les écoles du secteur ; si son vœu est exaucé, sa famille sera reconnaissante à jamais envers l’Éphorie centrale dont elle considérera les membres comme évergètes et protecteurs34. Même requête de la part du père économe (οικονόμος) Iovianos S., qui travaille et vit à Arnavutköy (Mega Revma en grec, sur la rive européenne du Bosphore), mais qui, ayant fait le choix d’envoyer ses enfants à l’école à Péra, cherche à s’en rapprocher35. L’éducation des enfants est aussi la principale raison pour laquelle Petros K., prêtre à l’église de la Sainte-Trinité (Aya- Triada) de Kadıköy (Bahariye) veut s’installer et travailler à Stavrodromi36.

22 Quant aux aspects spirituels de la fonction et aux interrogations théologiques, on n’en trouve pas la moindre trace dans les dossiers de correspondance. S’il faut en juger d’après ces matériaux, les prêtres de Péra ne se démarquent pas, du point de vue de leurs objectifs et de leurs attentes, des cohortes des travailleurs immigrés qui s’installent à Istanbul, de plus en plus nombreux après 185037. À cet égard, la caractéristique la plus frappante est précisément que le clergé de Péra soit constitué de gens venus d’ailleurs, qui ne disposent sur place, ni de racines, ni de réseaux sociaux. Épire, Cyclades, mer Noire, Crète, Cappadoce : les origines géographiques des prêtres sont aussi variées que celles des migrants qui affluent vers la capitale ottomane à la même époque. Mais à la différence de la plupart des immigrés, les popes s’établissent à Istanbul avec femme et enfants et ne retournent pas au pays à intervalles réguliers. Ce n’est qu’au bout de plusieurs années et au prix de grands sacrifices, qu’ils parviennent difficilement à effectuer un voyage de quelques semaines pour revoir des proches.

23 Il est peu probable que la prédominance des prêtres « étrangers » à Stavrodromi soit le résultat d’une stratégie, d’un choix délibéré de l’Église. Plus vraisemblablement, cette

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diversité reflète celle du tissu social stambouliote dans son ensemble. Quoi qu’il en soit, les documents consultés laissent apparaître une grande mobilité au sein de ce corps professionnel. À l’exemple des fonctionnaires ou des militaires ottomans de leur temps, les popes orthodoxes changent souvent d’affectation, se trouvent en contact avec des populations variées et ne s’enracinent nulle part. Les lettres de candidature aux postes vacants du clergé contiennent généralement une brève présentation de la trajectoire professionnelle de leur signataire (une sorte d’« état de service ») qui met assez clairement en évidence le paradoxe d’un lien très fort entre les prêtres et leur Église allant de pair avec un désengagement total pour ce qui est des obligations financières de l’institution envers ses membres. Avant de se retrouver higoumène du monastère de Hristos (île de Πϱίγκηπος ou Büyük Ada), Makarios a occupé le poste de surveillant épiscopal à Naples (Italie), mais fut aussi « second » (δευτεϱεύων) au Patriarcat38. Sorti de l’École théologique de Jérusalem en 1904, le diacre Germanos P. sert comme instituteur et prédicateur à Myriofyto (aujourd’hui Mürefte, sur la mer de Marmara, à l’ouest d’Istanbul), puis travaille en tant que professeur de religion, d’abord à Mersin, ensuite dans la région d’Éphèse39. Invité à occuper le poste de surveillant épiscopal à Brăila (important port danubien en Roumanie), l’archimandrite Pangratios V présente sa démission de ses fonctions à Péra, où il n’est resté que deux ans40.

24 À vrai dire, telle qu’elle apparaît à travers les sources, l’activité des prêtres à Stavrodromi n’a pas besoin d’être inscrite dans la durée. Aussi bien les règlements communautaires que la pratique quotidienne fixent une zone de compétences qui ne dépasse pas les limites des aspects extérieurs du culte. Qu’attend-on d’un prêtre à Beyoğlu ? Qu’il soit disponible pour courir au chevet d’un mourant, célébrer un mariage, donner le baptême, recueillir la confession, le cas échéant – s’il a une formation de prédicateur – assurer le sermon dominical. Ceux qui ont l’éducation nécessaire peuvent aussi enseigner le cours de religion dans les écoles de la communauté. Enfin, dans un tout autre ordre d’idées, les membres du clergé sont chargés de tâches liées à l’état civil des paroissiens. Ce sont eux qui établissent les actes de baptême, de mariage et de décès des individus et eux également qui effectuent les recensements de la population, demandés par les autorités ottomanes. Ce sont, par exemple, les quatorze prêtres et les cinq diacres de la communauté qui, assistés des employés du Bureau de l’Éphorie centrale, mènent à bien, en 1908, le dénombrement des sujets ottomans de la communauté41. Ce sont eux aussi, même si les circonstances politiques sont alors tout autres, qui effectueront un recensement détaillé des Grecs orthodoxes de Beyoğlu en 1919.

25 Cependant, à l’exception de la confession, aucune de ces tâches n’est tributaire, pour sa réussite, de la personnalité des prêtres. Il est significatif de noter que les religieux de Péra sont presque totalement absents de toute opération en matière de charité et de bienfaisance. À l’époque qui nous occupe, la philanthropie et les bonnes œuvres sont l’apanage des laïcs42. Cette absence du clergé d’un espace social qu’il contrôlait pendant des siècles traduit, on ne peut plus clairement, la perte de prestige et de pouvoir de l’Église en faveur d’autres milieux, processus qui s’est considérablement accéléré après les années 1850. Qu’il suffise de signaler à cet égard que jusque vers le milieu du XIXe siècle, période sur laquelle nous n’avons, en ce qui concerne les Grecs de Beyoğlu, que fort peu d’informations, les prêtres de Stavrodromi étaient très actifs dans le domaine de l’assistance aux pauvres. Ils avaient même réussi à rassembler une somme suffisante pour envisager vers 1840 la construction d’un grand hospice pour les indigents. Le

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projet a fait naufrage sous l’effet combiné de la pression démographique dans ce secteur et de la libéralisation dans l’édification des lieux de culte non musulmans, amorcée avec les Tanzimat. À la place de l’hospice, on a bâti une deuxième église à Beyoğlu, celle d’Ayo-Konstantino, inaugurée en 186143.

Le poids de l’Éphorie centrale

26 Bagage éducatif limité, voire inexistant ; charges de famille considérables ; absence d’enracinement dans la ville : à ces traits inhérents au profil du prêtre orthodoxe moyen de Beyoğlu, il convient d’ajouter une situation financière très précaire qui ne fera qu’empirer avec le temps. Les années de la Grande Guerre seront extrêmement dures pour tout le monde, mais les prêtres se verront beaucoup plus affectés que leurs ouailles, bien qu’ils soient en meilleure posture puisqu’ils échappent à la mobilisation militaire. Nécessiteux et sans cesse demandeurs de revenus supplémentaires, les popes sont, en de nombreuses circonstances, soupçonnés de cupidité.

27 En définitive, les sources disponibles dépeignent le portrait d’un clergé paroissial assujetti aux instances communautaires laïques, en particulier à l’Éphorie centrale. Par leurs lacunes, leurs origines sociales, leur niveau de fortune, leur situation familiale, diacres et prêtres correspondent au modèle du pope de quartier, tel que celui-ci est perçu par les élites dirigeantes et laïques de la communauté, dont il dépend presque entièrement sur le plan financier.

28 L’importance qu’attachent les membres de comités et éphories aux signes extérieurs du culte indique bien leur conviction que l’orthodoxie fait partie des éléments constitutifs de l’identité grecque. Mais elle laisse deviner en même temps une certaine négligence, sinon désintérêt, pour la substance de la spiritualité orthodoxe. Ce qui intéresse éphores et épitropes (membres des « comités », organes assurant la surveillance des églises) c’est de paraître orthodoxes, sans l’obligation de l’être également intimement. On attend donc des prêtres de permettre aux paroissiens d’afficher et de confirmer leur identité à travers le rite. Tel qu’il est défini par l’Éphorie centrale, leur rôle ne prévoit pas d’intervention pédagogique, morale, éducative, et en général intellectuelle. Ces domaines sont désormais confiés aux instituteurs, professeurs d’écoles, médecins et autres détenteurs de savoir scientifique, dames philanthropes, etc.

29 Dans ce contexte, comment le Patriarcat, institution suprême du millet grec orthodoxe installée dans le quartier du Phanar, affirme-t-il sa tutelle – naturelle – sur le clergé ? En l’occurrence, il brille par son extrême discrétion. Il est rarissime que le grand vicaire (Μέγɑς Πϱωτοσύγκελλος) ou le patriarche interviennent en faveur de tel ou tel membre du clergé ou pour donner leur avis sur des questions relatives au culte. Et s’ils ne le font pas, c’est parce qu’ils savent qu’il y a de fortes chances pour qu’ils ne soient pas suivis. Par exemple, lorsqu’il s’agit de recruter de nouveaux prêtres, ceux qui sont proposés avec insistance par le grand vicariat ou chaleureusement recommandés par le patriarche en personne sont presque systématiquement écartés44. Hasard ou stratégie ? Quelle qu’en soit la réponse, la possibilité qu’a l’Éphorie centrale de Stavrodromi d’ignorer le Phanar confirme que celle-ci dispose d’une marge d’autonomie très confortable dans le rapport de pouvoir avec l’autorité suprême de l’orthodoxie grecque constantinopolitaine et ottomane.

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30 Le cas du clergé paroissial de Beyoğlu illustre assez clairement l’ambiguïté qui caractérise, à l’époque qui nous occupe, les rapports entre les notables de la communauté et l’Église orthodoxe. Laïcs et clergé entretiennent une relation paradoxale, faite autant de mésestime mutuelle que de considération réciproque. Pour les membres de l’Éphorie centrale de Stavrodromi, les prêtres de la circonscription sont des employés qu’il convient de traiter sans ménagement ; mais dans le même temps, ils jouent le rôle, grâce à leur fonction, de porte-drapeaux et de l’orthodoxie et de la grécité.

31 Observé à l’échelle de Beyoğlu, ce rapport se retrouve au sommet du millet grec, au sein de l’instance suprême formée par le Saint-Synode et le Conseil national permanent mixte. Ici encore, les laïcs contrôlent une bonne part des ressources financières et ont la possibilité de faire entendre leurs aspirations et d’imposer certains de leurs grands projets. Toutefois, le patriarche et les prélats qui l’entourent continuent d’exercer, aussi bien devant les autorités ottomanes qu’aux yeux de la communauté, une sorte de souveraineté spirituelle. Le Phanar pèse d’autant plus lourd, dans ce partage des pouvoirs, qu’il constitue l’interlocuteur privilégié de la Sublime Porte dans toutes les affaires concernant le millet grec.

32 Pour nous résumer, à Stavrodromi comme dans la plupart des autres paroisses grecques de l’Empire, ainsi qu’au niveau des structures dirigeantes de la communauté, on assiste bien, en ces dernières décennies du XIXe siècle, au triomphe de la bourgeoisie éclairée ; mais l’Église n’a pas dit pour autant son dernier mot. Pour s’en rendre compte, il suffit de changer de siècle et d’observer les rapports actuels entre l’État turc et la communauté grecque. Aujourd’hui, comme à l’époque de Mehmet II le Conquérant, ce sont encore les autorités ecclésiastiques qui, au regard du pouvoir politique, apparaissent au premier rang des instances autorisées à parler, avec toute la légitimité nécessaire, au nom de la communauté. Décidément, le système des millet a la vie dure.

BIBLIOGRAPHIE

Archives de la Communauté grecque orthodoxe de Stavrodromi

(i). - Correspondance de l’Éphorie centrale (Αλληλογϱαϕία Κεντϱικήϛ Εϕοϱείαϛ), années 1903-1904 ; 1905 ; 1907-1908 ; 1909-1910 ; 1911-1912 ; 1913.

(ii). - Correspondance du Clergé et du Personnel (Αλληλογϱαϕία Κλήϱου και πϱοσωπικού), années 1914-1923.

N.B. : La courte liste ci-dessous ne recense que les travaux auxquels il est fait référence dans les notes de bas de page. Plusieurs ouvrages consacrés aux communautés grecques orthodoxes ou au patriarcat de Constantinople à l’époque ottomane proposent des bibliographies substantielles. Cf. par exemple :

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ANNEXES

Les CV en fiches : candidats à des postes de prêtres dans les églises de Beyoğlu (1900-1911)

Date de la lettre Autres Candidat Éducation État de service Remarques de qualifications candidature

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- soutien de famille nombreuse - besoin d’aide et de - ιερατικόϛ protection προϊστάμενοϛ morale et (supérieur du matérielle - soutenu par le 1904.03.04 Nikolaos S. clergé) de l’église - souhaite que Patriarche d’Evangelistria à ses enfants Vafeohori soient (Boyacιköy) scolarisés à Péra - ses revenus à Péra seront plus confortables

- prêtre ( εφημέριοϛ) à Feriköy pendant Evangelos O. dix ans 1904.03.20 (prêtre) - prêtre assistant à Ayo- Konstantino depuis un mois

- professeur de religion 1905.01.06 Fotios P. (diacre) à l’École évangélique

- diplômé de - diacre théologie ( particulier du 1905.01.14 Grigorios S. προλύτηϛ) métropolite de de Chios l’Université d’Athènes

- veut absolument être prêtre à 1905.08.17 Timotheos S. (diacre) Péra ; nulle part ailleurs - père de famille

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- étudiant en dernière année de l’école Rizareios - a travaillé - docteur pendant deux ans Grigorios K. en comme 1905.08.31 (archimandrite) philologie professeur et - en prédicateur en dernière Macédoine année d’études de l’Université d’Athènes

- remplace - recommandé provisoirement par le Patriarche, le prêtre ( le Grand Vicaire εφημέριοϛ) et le surveillant Sotirios P. (père 1905.09.05 Konstantinos épiscopal de Péra économe) parti dans son - dispose d’une pays d’origine licence de pour des raisons confesseur ( de santé πνευματικόϛ)

- higoumène du - promet monastère de d’appliquer à Christos Makarios la lettre les 1905.11.22 - supérieur de la (archimandrite) dispositions communauté du règlement orthodoxe de communautaire Naples (Italie)

- diplômé de l’école théologique Rizareios - prédicateur à - originaire Sofronios P. - diplômé 1905.11.29 Leucade et à - belle voix de Kastelorizo (archimandrite) de Ithaque (Asie Mineure) théologie de l’Université d’Athènes

- archidiacre dans la province - diplômé de Kyzikos Aimilianos L. de l’École 1905.12.01 - vicaire (πρωτο- (archimandrite) théologique σύγκελλοϛ) dans de Chalki la province de Salonique

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- ιερομόναχοϛ dans la province de Chalcédoine Sofronios G. ( - pendant sept 1905.12.26 ιερομόναχοϛ, moine ans à Vefa ordonné prêtre) ayazmasι - prêtre assistant à Péra

- diplômé de la Grande - cherche à École de la occuper le Nation - a enseigné - des poste du - a suivi dans différentes informations prêtre Thomas pendant écoles pendant supplémentaires d’Ayo- 1907.03.05 Antonios K. (prêtre) deux ans 26 ans, dont sept sur sa trajectoire Konstantino les cours de à l’école grecque sont disponibles qui a la Faculté de Galata au Patriarcat démissionné des Lettres pour se rendre (Φιλοσοφική en Amérique Σχολή) de l’Université d’Athènes

- prêtre depuis - père de trente ans à - belle voix famille 1907.03.07 Stylianos G. (prêtre) Giourgovo, - muni de - sans Meliti, Istanbul, recommandations ressources, Antigôni, Bursa indigent

- candidat à un poste de diacre 1907.03.21 Gerasimos P. (diacre) - pense qu’il a les qualifications nécessaires

- a servi pendant - candidat au onze ans à Galata - dispose des poste du (contraint de certificats et diacre 1907.03.31 Polykarpos T. (diacre) démissionner recommandations Nikiforos qui a suite à la nécessaires été promu suppression des prêtre offrandes)

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- ordonné diacre en 1883 - des nombreuses années à Constantinople - candidat à la - sept ans succession du auparavant, diacre invité en tant Nikiphoros 1907.04.04 Dionysios (diacre) que surveillant (promu, entre épiscopal auprès temps, prêtre) de l’évêque de - originaire Korytsa, Fotios de Crète - resté auprès de Fotios pendant quatre ans - ensuite à Galata : Ayos- Ioannis ton Chion

- - invité par professeur l’évêque de de Myriofyto et théologie Peristasi pour - peut présenter - diplômé enseigner à des nombreuses de l’école des lettres de théologie garçons de recommandation - ancien Myriofyto et 1907.05.11 Germanos P. (diacre) (Patriarche de élève de travailler aussi Jérusalem et l’École comme autres hauts théologique prédicateur dignitaires de de - professeur de l’Église) Jérusalem religion à Mersin d’où il est - professeur sorti en dans la région 1904 d’Éphèse

- diplômé de - originaire Patrikios (ιερομόναχοϛ, théologie 1907.07.10 - maîtrise le turc de Bursa moine ordonné prêtre) de - 46 ans l’Université d’Athènes

- recommandé - soutien de - prêtre à l’église par famille Sergios G. (père 1908.06.11 Sotiros Christou Epameinondas nombreuse et économe) de Galata Rizos et extrêmement P. Skylitzis pauvre

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- venu d’Andros - dispose de 1908.06.14 Neophytos M. (prêtre) où il a été prêtre recommandations pendant trois ans

- a servi pendant deux ans à Giresun (Kerasous) - deux ans à - diplômé - recommandé Tripoli, dans la Konstantinos H. (père de l’École par le surveillant - originaire 1908.06.18 province de économe) théologique épiscopal de Péra de Giresun Trabzon, en tant de Chalki et le grand vicaire que prédicateur, directeur des écoles grecques et surveillant épiscopal

- en dernière - connaît bien le - originaire année de turc, il est donc 1908.07.01 ; - prêtre ( de Ordu l’école en mesure de 1908.08.16 ; Konstantinos A. (prêtre) εφημέριοϛ) à Ayo- - père de secondaire remplir la 1908.11.28 Mina de Samatya famille (Gymnase fonction de nombreuse de confesseur Trébizonde)

- supérieur à l’église de Panayia à Altι Mermer - diacre pendant dix ans Şişli - dernière - promu prêtre à année de Kadιköy, où il a l’école servi pendant 1909.09.01 Amvrosios T. (diacre) secondaire trois ans (École - sur la évangélique) recommandation de Konst. Ananiadis, nommé supérieur à Altι Mermer depuis un an et demi

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- supérieur de la communauté de - marié Bebek - diplômé - gagne mal - directeur Vaïnikos Dimitrios ( de l’École sa vie, espère 1909.09.07 d’école πρεσβύτεροϛ) théologique des jours - prédicateur de Chalki meilleurs à pour les élèves Péra grecs du Robert College

- vicaire à l’évêché de - diplômé Rhodes pendant de l’École 1909.09.09 Iôakeim S. trois ans théologique 1909.12.02 (archimandrite) - chargé de de Chalki cours au lycée (1904) gréco-français Melas

- surveillant épiscopal à Pendik (sept ans) - supérieur à Vefa ayazmasι Sofronios G. (huit ans) 1909.09.11 (archimandrite) - prêtre assistant à Péra (six mois) - prêtre à Feriköy (trois ans)

- confesseur à Evangelistria - informations - surveillant sur lui - père de Konstantinos G. épiscopal à Ayo- disponibles famille 1909.09.14 (confesseur, πνευματικόϛ Yorgi de Samatya auprès du nombreuse ) (trois ans) Patriarche et du - épouse - prêtre à métropolite de malade Darülaceze (huit Drama ans)

- diacre à Limnos - originaire - 3e classe - archidiacre à - connaissances de Samos Kyrillos P. du 1909.09.24 Edirne musicales - accepte (archimandrite) secondaire - membre du - qualités vocales d’être recruté (γυμνάσιο) clergé depuis à titre d’essai vingt ans

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- prêtre à l’École 1909.10.09 Aristofanis P. (prêtre) de commerce de Chalki

- élève de quatrième - diacre à l’église classe dans 1909.11.01 Leontios K. (diacre) de Mitropoli le lycée de Athinon Hadji- Christo

- il avait précédemment travaillé à Péra, - enfants Iovianos S. (père 1911.02.15 avant de passer scolarisés à économe) quatre ans à Péra Feriköy et de là à Arnavutköy

- originaire - élève en de dernière - prêtre à l’église Chrysoupoli 1911.03.18 Petros K. (prêtre) année de d’Aya-Triada à - souhaite gymnase (= Kadιköy éduquer ses collège) enfants à Péra

- diplômé de la Grande École de la Nation - connaissances - en pratiques de - fils de Georgios P. (πρεσβύτεροϛ 1911.06.24 dernière rituels et de prêtre et ) année de l’harmonie instituteur l’École musicale théologique de l’Université d’Athènes

- 50 ans - diplômé - prêtre depuis 1911.06.24 Theofilos K. (prêtre) - père de d’école un an à Smyrne famille

- il a toutes les qualifications nécessaires, sauf - prêtre à Balιklι 1911.07.09 Evsevios K. (prêtre) l’instruction depuis six ans théologique ; bien connu par les familles de Péra.

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- prêtre ( Papa-Iosif (père - recommandé 1911.11.29 εφημέριοϛ) à économe) par le Patriarche Arnavutköy

NOTES

1. La bibliographie concernant cette question est considérable. Parmi les travaux les plus récents, voir en particulier S. Anagnostopoulou, 2004 : 57-73 ; D. Stamatopoulos, 2003 : 356-382. 2. À propos de la notion de « communauté » dans le contexte grec ottoman, cf. M. Anastassiadou, 2013 : 4-6. 3. Dans ce texte, les trois toponymes : Stavrodromi, Péra et Beyoğlu sont utilisés de manière interchangeable. 4. 25 000 sujets ottomans de confession grecque orthodoxe, selon le recensement ottoman de 1906/1907, effectué par les soins des organes communautaires. La population grecque totale (ressortissants étrangers – Hellènes, Anglais, Russes, etc. – compris) oscillait probablement entre 30 000 et 35 000 personnes. 5. À propos de cette association qui a profondément marqué le millet grec orthodoxe de l’Empire ottoman, voir Ch. Exertzoglou, 1996. 6. Ainsi qu’il ressort des nombreux recensements des membres de la paroisse que les instances communautaires effectuent à partir de 1880. 7. D. Stamatopoulos (op. cit.), décrit avec clarté cet antagonisme et ne manque pas de signaler les individus ayant pris activement part à la confrontation avec le Patriarcat. Plusieurs d’entre eux faisaient partie des notables de la communauté de Stavrodromi. 8. À propos de l’organisation communautaire/paroissiale dans l’Istanbul de la fin de l’époque ottomane, voir M. Anastassiadou, 2012 : chapitre 3. 9. C’est ainsi qu’est orthographié, sous une forme d’adverbe, avec un ω et non pas un ο, le mot ɑϱχιεϱɑτικώς, dans toutes les sources consultées. 10. Pour une présentation détaillée des organes communautaires de Stavrodromi après 1876, voir M. Anastassiadou, 2012 : chap. 3. 11. Κανονισμόϛ τηϛ εν Σταυϱοδϱομίω ελληνικής οϱθοδόξου κοινότητος, Constantinople, impr. Zividou & Deodati, 1904. 12. Il s’agit des églises de la Présentation de la Vierge au Temple (Panayia de Péra, fondée en 1804) ; Saints Constantin et Hélène (Ayo-Konstantino, date de fondation : 1861) ; Sainte-Trinité (Aya-Triada, 1880). Il convient aussi de mentionner l’église du cimetière de Şişli, dédiée à la Transfiguration du Christ, à laquelle un prêtre est affecté. 13. Tel est le cas en particulier des communautés de la circonscription de Chalcédoine (Kadıköy) : voir notamment Κανονισμός διέπων τα κοινοτικά της επαϱχίας Хαλκηδόνος, Chalcédoine, imprim. Kephalidou, 1899. 14. Оϱγανικόϛ Κανονισμόϛ της εν Σμύϱνη οϱθοδόξου ελληνικήϛ κοινότητοϛ, Smyrne, imprim. Typos, 1888. 15. « Κανονισμόϛ τηϛ εν Θεσσαλονίκη οϱθοδόξου ελληνικήϛ κοινότητοϛ, 1886 » ainsi que « Κανονισμόϛ τηϛ ελληνικήϛ οϱθοδόξου κοινότητοϛ Θεσσαλονίκηϛ, 1904 » in Ch. Papastathis, 1984 : 147-179. 16. Κανονισμόϛ τηϛ οϱθοδόξου κοινότητοϛ Δαϱδανελλίων, 1901, s.l.

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17. Κανονισμόϛ τηϛ οϱθοδόξου κοινότητοϛ Πανόϱμου μετά των πεϱί αυτήν χωϱίων, Constantinople, imprimerie du patriarcat, 1901. 18. Il s’agit de l’École théologique inaugurée sur l’île de Chalki (Îles des Princes, au large d’Istanbul), en 1844. Jusqu’en 1971, année de sa fermeture par les autorités turques, c’est ici qu’étaient formés les cadres supérieurs du clergé patriarcal. 19. Dans cet article, les prénoms des individus sont cités dans leur intégralité ; en revanche, pour ce qui est des noms de famille, seule la lettre initiale est notée. Cette « règle » ne s’applique pas toutefois aux notables de la communauté et autres personnalités « publiques » de l’époque. 20. Archives de la Communauté grecque orthodoxe de Stavrodromi [désormais ACGOS), Correspondance de l’Éphorie centrale de la communauté grecque orthodoxe de Stavrodromi [désormais CEC-S], 1909-1910, l’archimandrite Kyrillos P. à l’Éphorie centrale, le 24 septembre 1909. Les ACGOS rassemblent celles des trois paroisses grecques orthodoxes de Beyoğlu, secteur formant le cœur de la vie économique et culturelle de la capitale ottomane depuis les années 1850. Elles sont constituées de plusieurs centaines de registres et de dossiers concernant divers aspects de la vie sociale des paroissiens. La série CEC-S [Αλληλογϱαϕία Κεντϱικήϛ Εϕοϱείαϛ] regroupe les lettres reçues et envoyées de l’Éphorie centrale de la communauté de Stavrodromi, instance assurant la supervision d’autres organes paroissiaux, à savoir les comités (pour les églises) et les éphories (pour les écoles). Pour une présentation détaillée des archives de la Communauté grecque de Stavrodromi, cf. M. Anastassiadou : 2012, pp. 10-17. 21. La Grande École de la Nation ou Πατϱιαϱχική Μεγάλη του Γένουϛ Σχολή a été fondée en 1454, un an après la conquête de Constantinople par les Ottomans. Elle fonctionne depuis cette date presque sans interruption. En 2004, elle a fêté son 550e anniversaire. Au cours de cette longue trajectoire, cette École dépendant directement du Patriarcat œcuménique de Constantinople a souvent changé d’adresse et n’a pas toujours été logée à proximité immédiate du Patriarcat. Depuis 1882, elle occupe dans le quartier du Phanar, un bâtiment imposant, construit par l’architecte Konstaninos Dimadis et financé par quelques banquiers cossus de la place d’Istanbul dont Georgios Zarifis. À propos de la Grande École de la Nation, il existe de nombreux travaux. Pour une présentation circonstanciée de ce lieu fondamental de l’orthodoxie hellénophone, voir notamment T. Gritsopoulos, 1966 / 1971. 22. ACGOS, CEC-S, 1911-1912, le πϱεσβύτεϱοϛ Georgios P. à l’Éphorie centrale, le 24 juin1911. 23. ACGOS, CEC-S, 1907-1908, le ιεϱομόναχοϛ Patrikios à Efstathios Evgenidis, président de l’Éphorie centrale, le 10 juillet 1907. 24. Ordu, ville sur la mer Noire, à 900 km environ à l’est d’Istanbul, à mi-chemin entre Samsun et Trabzon. Elle porte ce nom turc, qui signifie armée, depuis la conquête ottomane au XVe siècle. Le nom antique (que l’on retrouve dans l’Iliade, employé aussi par Xénophon et Strabon) est Kotyora (Κοτύωϱα). Toutefois, le toponyme utilisé dans la correspondance de Konstantinos avec l’EC est bien celui d’Ordu. 25. ACGOS, CEC-S, 1907-1908, le prêtre Konstantinos A. à l’Éphorie centrale, le 1er juillet1908. 26. Gymnase de Trébizonde (Φϱοντιστήϱιον Τϱαπεζούντοϛ) : cette école secondaire, fondée en 1682 par Sevastos Kyminitis, a traversé diverses périodes de turbulences avant de connaître un réel essor à partir du milieu du XIXe siècle. Dans les années 1860, le nombre des élèves oscille entre 100 et 250. Une croissance qui traduit, pour partie, les efforts conjugués du Syllogue littéraire grec de Constantinople et ceux des milieux commerçants prospères de la région, ainsi que des autorités ecclésiastiques décidées à renforcer l’éducation au sein des populations pontiques hellénophones. Le Gymnase (Φϱοντιστήϱιον) a fermé définitivement ses portes en 1921, sur ordre du gouvernement ottoman. 27. ACGOS, CEC-S, 1907-1908, le prêtre Konstantinos A. à l’Éphorie centrale, le 16 août1908. 28. ACGOS, CEC-S, 1907-1908, le prêtre Konstantinos A. à Efstathios Evgenidis, président de l’Éphorie centrale, le 28 novembre 1908. Voir aussi lettre du même à l’Éphorie centrale, même

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date (28.11.1908). Autre courrier pour le même motif du même Konstantinos A., en date du 12 septembre 1909 in ACGOS, CEC-S, 1909-1910. 29. Quartier situé au bord de la Corne d’Or, au sud de Péra. 30. ACGOS, CEC-S, 1913, le prêtre Konstantinos A. au surveillant épiscopal Stavroupoleos Hristoforos, le 19 juillet 1913. 31. ACGOS, Correspondance du Clergé et du Personnel, 1914-1923, le prêtre Apostolos Ch. au surveillant épiscopal, Ayos Irinoupoleos, le 23 mai 1919. 32. La communauté grecque orthodoxe d’Istanbul comprend en son sein plusieurs éléments de population non hellénophones. Parmi ceux-ci, la présence des orthodoxes turcophones, originaires pour la plupart de la Cappadoce et connus sous le nom de Karamanlı, est importante jusqu’au milieu du XXe siècle. Toutefois, les Karamanlı sont relativement peu nombreux à Péra, où la majeure partie de la population immigrée est de provenance rouméliote et en particulier épirote. À propos de la diversité linguistique culturelle au sein de la communauté grecque orthodoxe d’Istanbul, cf. M. Anastassiadou, 2012 : chapitres 2 et 5 qui contiennent aussi des nombreuses indications bibliographiques. 33. ACGOS, CEC-S, 1909-1910, D. Sofroniadis, président du comité de Panayia, à l’Éphorie centrale, le 18 septembre 1909 ; voir aussi ACGOS, CEC-S, 1911-1912, le comité de Panayia à l’Éphorie centrale, le 29 juin 1911. 34. ACGOS, CEC-S, 1903-1904, le prêtre Nikolaos S. à l’Éphorie centrale, le 4 mars 1904. 35. ACGOS, CEC-S, 1911-1912, le père économe Iovianos S. à l’Éphorie centrale, le 15 février1911. 36. ACGOS, CEC-S, 1911-1912, le père Petros K. à l’Éphorie centrale, le 18 mars 1911. 37. Ces populations de migrants, souvent saisonniers, qui vivent à Istanbul en « célibataires », puisque la famille reste, en règle générale, au pays, font l’objet d’une présentation remarquable dans l’ouvrage que le docteur Alexandros Paspatis a consacré à l’hôpital grec de Balıklı, où nombre d’entre eux furent hospitalisés, certains laissant même leur dernier souffle : A. G. Paspatis, 1862. 38. ACGOS, CEC-S, 1905, l’archimandrite Makarios à l’Éphorie centrale, le 22 novembre1905. 39. ACGOS, CEC-S, 1907-1908, le diacre Germanos P., professeur de théologie, à l’Éphorie centrale, le 11 mai 1907. 40. ACGOS, CEC-S, 1907-1908, l’archimandrite Pangratios V., le 25 novembre 1908. 41. ACGOS, CEC-S, 1907-1909, l’Éphorie centrale au surveillant épiscopal de Péra Ayos Elaias Agathangelos, le 26 septembre 1908. 42. Voir, entre autres, E. Canner, 2004 ; M. Anastassiadou, 2012 : 215-303. 43. Cf. notamment M. Anastassiadou, 2005 : 185-204. 44. Cf. à titre indicatif, ACGOS, CEC-S, 1907-1908, le grand vicaire au surveillant épiscopal de Péra Ayos Elaias Agathangelos, le 13 juin 1908 ; ACGOS, CEC-S, 1909-1910, le grand vicaire à l’Éphorie centrale, le 8 septembre 1909.

RÉSUMÉS

Au sein des communautés grecques orthodoxes de l’Empire ottoman, pendant le XIXe siècle, le prestige de l’Église diminue considérablement au profit des milieux laïcs. Le Patriarcat de Constantinople doit composer avec les nouvelles élites formées dans le sillage des Réformes (Tanzimat) et constituées autant de représentants cossus du monde économique que de

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détenteurs d’un savoir scientifique « moderne ». Pourtant, pour les chrétiens de l’Empire ottoman, le XIXe siècle est une période de rudes antagonismes confessionnels. Aux yeux de nombre d’entre eux, le danger vient de l’Occident et est incarné par les légions de missionnaires qui affluent vers les terres du sultan afin d’y propager la « vraie foi ». Dans ce contexte, le clergé grec orthodoxe parvient-il à jouer quelque rôle spirituel, moral ou éducatif auprès de ses fidèles ? Quels sont le profil social et le bagage culturel de ceux qui se consacrent à l’Église ? Comment se tissent au quotidien les rapports entre les fidèles et le prêtre de la paroisse ? Dans cet article, est plus particulièrement examiné le cas de la communauté grecque orthodoxe de Péra.

The weakening of the Church’s prestige in favor of a strengthening of secular circles within the Greek Orthodox communities during the 19th century Ottoman Empire, is no more to be demonstrated. The Patriarchate of Constantinople must work with new elites formed alongside the process of the “reforms” (Tanzimat) and composed of wealthy economic actors as well as bearers of “modern” scientific knowledge. More and more, in order to fulfill its role of leader of the orthodox milieu, the Patriarchate of Constantinople had to take into account the new elites arisen from the Reform process, and to integrate representatives of the economic milieus as well as holders of a “modern” scientific knowledge. From 1850’s onwards, it is no more the professional guilds – which used to be prosperous and respected – that support the communities’ major social projects. Churches, hospitals, schools, and philanthropic societies are henceforth being built and dedicated to serve the relevant populations, thanks to the generosity of bankers, dealers and important merchants eager to leave their mark on the collective memory of their coreligionists. In front of the overflow of catholic and protestant clergymen who are literate and carry alongside them “European modernity”, the question is to know how the Greek orthodox clergy manages to play any spiritual, moral or educative role at all. The Greek orthodox population of Pera (Stavrodromion, Beyoğlu, Istanbul), which amounts to a fifth of Constantinopolitan orthodoxy, will serve here as our case study.

El debilitamiento del prestigio de la Iglesia entre los ambientes laicos en el seno de las comunidades griegas ortodoxas del Imperio Otomano durante el siglo XIX no necesita ser demostrado. El Patriarcado de Constantinopla debe negociar con las nuevas élites formadas en la estela de las reformas (Tanzimat) que se constituyeron tanto en base a representantes acomodados del mundo económico como de detentores de un saber científico “moderno”. Ya no son las corporaciones de oficios, antes prósperas y respetadas, las que sostienen los grandes proyectos sociales de las comunidades. Iglesias, hospitales, escuelas, sociedades de beneficencia y se ponen al servicio de las poblaciones implicadas gracias a la generosidad de banqueros, negociantes y grandes comerciantes, deseosos de dejar alguna huella en la memoria colectiva de sus correligionarios. Frente a la proliferación de los religiosos católicos y protestantes instruidos y portadores de la modernidad europea, la pregunta que se plantea es saber cómo el clero ortodoxo griego logra jugar un rol espiritual, moral o educativo. La población griega ortodoxa de Pera (Stavrodromion, Beyoğlu, Estambul), que representa la quinta de la ortodoxia de Estambul, sirve de estudio de caso.

INDEX

Mots-clés : Grecs orthodoxes, clergé paroissial, compétences éducatives, Péra, Beyoğlu, Istanbul, Empire ottoman Palabras claves : Griegos Ortodoxos, clero de parroquia, habilidades educativas, Pera, Beyoğlu, Estambul, Imperio Otoman Keywords : Orthodox Greeks, parish clergy, educative skills, Péra, Beyoğlu, Istanbul, Ottoman Empire

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AUTEUR

MÉROPI ANASTASSIADOU

Centre de Recherches Europe-Eurasie, INaLCO, Paris, [email protected]

Archives de sciences sociales des religions, 171 | 2015 89

Youssef Karam, Charles Malik, Youakim Moubarac Une élite arabe chrétienne, trois vocations (années 1930 – années 1970) Youssef Karam, Charles Malik, Youakim Moubarac. One Christian Arab Elite. Three Callings Youssef Karam, Charles Malik, Youakim Moubarac. Una élite árabe-cristiana, tres vocaciones (años 1930-1970)

Dominique Avon

1 Au tournant des XIXe et XXe siècles, un foyer actif de la pensée de langue arabe fut animé par une circulation intense entre Le Caire et Beyrouth, et il bénéficia d’une liberté de parole inédite. Analyste avisé du phénomène, Georges Anawati y a distingué trois courants principaux [G. Anawati, 1985 : 17-21] en amont de l’« arabisme », du « socialisme arabe » et du « marxisme ». À une extrémité il situait le « réformisme musulman », inauguré par Ğamāl al-Dīn al-Afġānī [N. Keddie, 1972] dans la filiation duquel il plaçait Muḥammad ‘Abduh, et Rašīd Riḍā. À l’autre extrémité, il plaçait la « tendance positiviste » scientifique marquée à l’origine par les chrétiens Šibli Šumayyil et Faraḥ Anṭūn. Entre les deux, il insérait le « modernisme laïcisant », celui des Aḥmad Luṭfī al-Sayyid et Salāma Mūsa qui entendaient ne pas laisser aux seuls « réformistes » le monopole de l’interprétation de l’histoire et des textes, religieux ou non. L’organisation comme la qualification des courants de pensée de langue arabe au plus fort de la domination européenne sur des sociétés majoritairement musulmanes ont été discutées depuis [A. Roussillon, 2003]. Mais, quant au fond, les chercheurs tournent autour de la problématique centrale posée dans ce milieu intellectuel par le défi de la modernité européenne : comment, pour une personne confessante, établir les fondements d’une règle commune, dans le champ de la politique ou dans celui des sciences, en tenant tout à la fois l’affirmation d’une vérité de foi et la nécessité de la liberté pour y accéder ? L’interrogation est présente au sein des élites académiques de la majorité musulmane, elle est parfois vécue de manière plus aiguë encore au sein de celles des minorités chrétiennes.

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2 Liées par le fait d’avoir été imprégnées par un noyau de penseurs francophones ou anglophones dans la première moitié du XXe siècle, trois personnalités chrétiennes de langue arabe ont joué un rôle influent, bien que presque toujours au second plan : Youssef Karam, Charles Malik et Youakim Moubarac. Sur deux générations, au cours des années 1930-1970, ces universitaires ont assuré la continuité d’une Nahḍa (« Réveil » arabe) souvent mythifiée, mais obéissant néanmoins à des transformations de fond dans le champ de la pensée [D. Avon et K. Rizk, 2009, 195-223].

3 Inscrits dans l’archipel des chrétiens vivant en sociétés majoritairement musulmanes [B. Heyberger, 2003], ces intellectuels entretiennent un rapport particulier avec leur identité confessionnelle du fait d’ecclésiologies spécifiques. L’Égyptien Youssef Karam se latinise au sens où la catholicité dont il se réclame n’est pas orientale mais d’abord thomiste. Le terme mis à la longue vacance du poste de patriarche de l’Église copte- catholique [G. Zananiri, 1996 : 121-122] le réjouit, et l’élection de Stephanos Ie Sidarouss comme successeur de Marcos Khouzam ouvre, selon lui, une « nouvelle ère dans l’histoire du christianisme égyptien » (lettre à Anawati, 12 juin 1958). Né citoyen ottoman et formé dans un milieu marqué par le protestantisme anglo-saxon, le Libanais Charles Malik se réfère sans complexe à deux autres branches du christianisme : la byzantine, dans laquelle il a grandi [Malik, 2001 : 406], et la romaine où s’engagent deux de ses frères, l’un chez les jésuites, l’autre chez les dominicains. L’abbé maronite libanais Youakim Moubarac, quant à lui, invite à explorer la voie de la renaissance d’une Église antiochienne rassemblant tous les chrétiens du monde arabe et tenant à distance Rome et Byzance, tout en leur servant de pont dans l’attente de la restauration de l’unité chrétienne : « Pour lui, Antioche était la matrice où syriani, roum [...] et bientôt arabes allaient se mêler pour créer un humus culturel d’une extrême richesse » [A.-M. de la Croix, 2005 : 291].

4 Ainsi positionnés, Karam, Malik et Moubarac tentent de relever, chacun à leur manière, un triple défi : celui de la philosophie dite moderne, celui de la civilisation dite islamique, celui d’une orientation politique ballotée entre libéralisme et autoritarisme. En fonction de leurs compétences et de leurs appétences, ils opèrent des sélections, qui pour fonder une « néo-scolastique arabe », qui pour ouvrir la culture arabe à la notion de « changement », qui pour inventer un « abrahamisme » supra-historique. La variété de leurs itinéraires intellectuels illustre le fait qu’il n’y a pas eu, après l’effondrement de l’Empire ottoman, de projet culturel ou sociétal spécifique porté par des Arabes de confession chrétienne, tiraillés entre la tradition confessionnelle de leur naissance, des références européennes et un patrimoine musulman.

Le défi de l’introduction de la philosophie dite moderne

5 Youssef Karam est né à Tanta en 1886. Il sort premier du collège Saint-Louis dirigé par les pères des missions africaines de Lyon. Au début de la Grande Guerre, il abandonne ses fonctions à la Banque Nationale d’Égypte afin de suivre des cours à l’Institut catholique de Paris. Il y découvre le thomisme de Jacques Maritain, à rebours d’une « philosophie de séminaire » [J. Maritain, 1920 : 571-604]. En 1917, il prépare un DES sur Descartes, en Sorbonne, sous la direction de Léon Robin. Grâce à ce dernier, il enseigne durant deux ans la philosophie au collège des maristes de Montluçon. De retour à Tanta, il vit comme un reclus jusqu’à l’appel d’André Lalande, président de la section de

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philosophie à la Sorbonne qui, en 1927, le choisit comme « répétiteur » à l’Université du Caire. Déclinant l’offre d’aller prendre le grade de docteur en France, c’est sur l’intervention de Taha Hussein que Youssef Karam est nommé maître de conférences à l’Université d’Alexandrie, en 1942, où il enseigne depuis la rentrée universitaire 1938. Les étudiants, une demi-douzaine au début, sont « ardents », écrit le professeur, ils « prennent au sérieux leur rôle de fondateurs de la nouvelle école d’Alexandrie ! ». En fait, ayant peu confiance dans l’enseignement égyptien, Karam se dépense surtout ailleurs : d’abord auprès d’un trio informel de jeunes thomistes alexandrins guidés par Jean de Menasce, juif converti au catholicisme [M. Dousse et J.-M. Roessli, 1998], ensuite au sein du Cercle thomiste d’Alexandrie [G. Anawati, 1993 : 208-220] dont il assure la présidence (22 membres en 1938) ; enfin dans le Cercle d’études orientales, fondé par le dominicain Antonin Jaussen, qu’il oriente vers la philosophie arabe.

6 Né dans un village proche de Tripoli en 1906, Charles Habib Malik reçoit une instruction dans l’école missionnaire américaine de cette ville et poursuit son cursus à l’American University of (AUB). Il y enseigne pendant deux ans, après avoir obtenu une licence de mathématique et de physique, puis il s’installe en Égypte comme employé de la Fondation Rockefeller. Son attrait pour la philosophie le conduit à prendre contact avec Whitehead, qui l’accueille aux États-Unis en 1932. Sa licence lui permet d’obtenir une bourse pour suivre les cours de Heidegger à l’Université de Freiburg. Mais l’expérience dans l’Allemagne nazie est de courte durée (1936-1937). De retour aux États-Unis, Malik est le premier Arabe à obtenir un doctorat en philosophie à Harvard (1937). Il revient au Liban en 1938, convaincu de l’urgence qu’il y a à développer les sciences humaines à l’AUB [T. Dû, s.d. : 730] où il fonde le département de philosophie.

7 Au sein de l’institution beyrouthine rivale, l’Université Saint-Joseph, Youakim Moubarac, fils et petit-fils de prêtre, né à en 1924, reçoit une première formation universitaire. C’est ensuite en France, à partir de 1945, qu’il prolonge ses études supérieures. Titulaire de trois doctorats – ès Lettres, Théologie et Études Islamiques –, il devient un des intimes de l’orientaliste Louis Massignon. Dès la fin des années 1950, il exerce des activités d’enseignement et de recherche dans des centres académiques d’importance : la Sorbonne, le CNRS et l’Institut catholique de Paris.

8 Lorsque l’Université du Caire est devenue publique, en 1925, le cours de philosophie comptait sept élèves, dont trois jouent un rôle fondateur dans la philosophie moderne de langue arabe : Maḥmūd al-Ḫudayrī [A. Ahwani, 1959-1961 : 543], Naguib Baladi et Aḥmad Fū’ād al-Ahwānī. Deux Égyptiens formés à Al-Azhar puis en Sorbonne, marqués par Durkheim, viennent compléter le corps professoral l’année où Youssef Karam y est introduit : Mansūr Fahmī et Muṣṭafa ‘Abd al-Rāziq [T. Hussein, 1957 : 247], à qui échoit la chaire de philosophie en 1935. Dans ce milieu académique des générations de langue arabe de la première moitié du XXe siècle, marquées par la connaissance des pensées de langue française, Karam, Malik et Moubarac déploient trois manières de répliquer à la philosophie fondée sur la raison, enseignée dans les universités européennes et états- uniennes : la contre-proposition, l’éclectisme, le désintérêt.

9 Le thomisme est introduit sur les rives du Nil par les dominicains français [M. Bergeron, 1935 : 4-9]. Dès les années trente, les Égyptiens Robert Chlala [R. Chlala, 1940 : 143-160], Joseph Rabbat [J. Rabbat, 1934 : 38-44] ou Jean Jacob Bey, sont en mesure de prendre le relais pour souligner le rayonnement de Maritain et faire valoir les écrits de Petitot, Mandonnet ou Ghéon [J. Jacob, 1936 : 197-213]. La cheville ouvrière

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de l’entreprise est Youssef Karam. Il est reçu à la vestition en novembre 1934, prend le nom de frère Albert le Grand, et fait sa profession au sein du tiers-ordre le 5 janvier 1936. Dans son programme d’activité figure une critique de la philosophie moderne, depuis Descartes – dont la France fête le tricentenaire du Discours de la Méthode – jusqu’à Bergson. Karam résume les positions de Maritain dans le débat sur la « philosophie chrétienne » pour affirmer l’existence de vérités philosophiques – la distinction de la puissance et de l’acte chez Aristote – et tenter de démontrer la supériorité du thomisme sur toute métaphysique [Y. Karam, 1938 : 332-336].

10 Le thomiste égyptien a conscience d’être à contre-courant, à l’heure de la diffusion des références kantiennes au sein de l’élite musulmane représentée, par exemple, par Ibrāhīm Madkūr, membre du Sénat égyptien et professeur à l’Université Fouad Ier depuis 1935. Madkūr a soutenu une thèse sous la direction d’André Lalande, il est chargé du premier manuel d’histoire de la philosophie couvrant l’Antiquité jusqu’au XXe siècle, et propose à Youssef Karam de collaborer à l’entreprise. L’association déplaît à ce dernier, qui voit la place de la « philosophie chrétienne » réduite à la portion congrue [I. Madkūr et Y. Karam, 1940 : 115-117], entre la pensée antique et la pensée musulmane : « [il n’a] fait jusqu’ici que le chapitre concernant la philosophie musulmane, où il a mis des insanités que je suis cependant obligé de souffrir » (lettre à Anawati, 11 janvier 1938). La perspective de Madkūr consiste à montrer que les philosophes musulmans ont, sauf sur des points de détail, repris la logique grecque, puis marqué la scolastique latine [I. Madkūr, 1934-1], et que leur pensée a donc une grande proximité avec la modernité [I. Madkūr, 1934-2 : 268-269]. Dans cet état d’esprit, Zakī Nağīb Maḥmūd représente l’empirisme logique des maîtres du Cercle de Vienne ouvrant sur une double théorie, de la science et du langage, repoussant une représentation du monde à partir des « substances » au profit d’une autre fondée sur les « faits », relativisant toute valeur. De son côté, ‘Alī Samī al-Nushār promeut une conception selon laquelle il existe une logique proprement islamique à la source de la démarche inductive moderne et de la critique de la raison. À des degrés divers, les premiers travaux d’Osman Amin [O. Amin, 1959-1961 : 539-542], Abdurrahman Badawi [A. Badawi, 1979] et Abū Ridā [D. Avon, 2005 : 367] portent ces empreintes.

11 Si, à deux générations de distance, Moubarac [J.-F. Legrain, 2005 : 569-570] reprend l’antienne des disciples de Jacques Maritain pour affirmer que la philosophie « moderne » a été victime de « corruption » [N. Baladi, 1958 : 466], il n’en va pas de même pour Malik. Certes, ce dernier séjourne en Europe et aux États-Unis à un moment où les Whitehead, Russell, Eddington, Bergson et autres Poincaré suscitent des remises en question du rationalisme et de l’idéalisme. Certes encore, bien que séduit par Descartes comme mathématicien, il lui semble que la pensée de ce dernier reste incompatible avec une philosophie fondée sur la foi. Certes enfin, il tient à distance la phénoménologie qui lui paraît sans lien avec l’expérience de vie. Mais s’il découvre l’aristotélisme christianisé en lisant certains écrits de Karam [Nāssif Nassār, 2001 : 95], Malik n’en devient pas thomiste pour autant, et se laisse imprégner par les philosophes « modernes ». Quatre des ouvrages de Youssef Karam figurent dans le catalogue de la Bibliothèque de l’AUB1. Mais, dans les années 1940 et 1950, le programme de sciences humaines qui y est développé ouvre les études de philosophie aux auteurs européens et nord-américains.

12 En définissant, à la suite de Whitehead, l’existence comme étant fondamentalement établie sur la « transition » ou le « déplacement » [Ch. Malik, 1948 : 575-576], Malik

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entend montrer qu’à leur apogée, « ni les Grecs, ni les Arabes, ni les musulmans n’ont soulevé le problème collectif de l’existence effective [...] car leur confrontation avec l’altérité est venue du dehors » [Ch. Malik, 1956 : 465-466]. C’est ce type de fascination pour les « modernes » par les jeunes philosophes de la génération [O. Amin, 1959 : 476-479] de Malik qui inquiète Youssef Karam. Au sein de l’Université égyptienne, il se dit être « seul [...] à y professer le spiritualisme [sans faire] – ou presque point – la critique de l’Islam – et pour cause ! » ; il entend leur faire « entrevoir un idéal plus élevé et [...] dissiper leurs préjugés » (lettre à Anawati, 22 mars 1934) par la voie d’un « intellectualisme modéré » qui permettrait de lier une méthode déductive fondée sur des invariants – « l’être » – et les données de l’expérience sensible : « Il s’agirait donc, pour tout musulman soucieux de sauver les valeurs spirituelles, de se dire nettement que la philosophie empiriste, quel que soit le crédit dont elle jouit en Occident, est une philosophie fausse et de reprendre décidément la tentative des théologiens de la seconde lignée, ou – ce qui reviendrait au même – d’entreprendre une mise au point de la philosophie si magnifiquement représentée par Al-Kindi, Al-Farabi, Ibn-Sina et Ibn Roshd » [Y. Karam, 1948 : 18]. Malade, Karam réduit ses activités dans la deuxième moitié des années cinquante. Avec l’aide du dominicain Anawati, il s’attelle à son « livre dogmatique », ainsi qu’il le nomme, une synthèse thomiste en arabe qu’il regrette de ne pas avoir conçu comme un Manuel. Un incendie détruit la plupart de ses notes et son décès interrompt le chantier. Son Mu’ğam al-falsafī, qui prend pour modèles le Vocabulaire de Cuvilier, celui de Lalande – traduit en 1929, et le Dictionnaire philosophique de Runnes [G. Anawati, 1967 : 338], est achevé en 1966 par Murād Wahba et Joseph Chlala.

Le défi de l’identité intellectuelle arabe marquée par la religion musulmane

13 L’usage de la langue arabe par ces auteurs est à géométrie variable : pour Karam et Malik, elle permet d’introduire une sélection de concepts et références élaborées en langues européennes ; pour Moubarac, auteur d’une œuvre essentiellement en français, elle sert surtout à interpréter l’héritage des Églises chrétiennes de langue arabe et le texte coranique.

14 Se définissant davantage comme métaphysicien que comme enseignant, Youssef Karam consacre sa recherche à la confrontation de la pensée musulmane « avec la seule philosophie digne de ce nom qui est celle d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin, celle de la Philosophia perennis » [G. Anawati, 1993 : 212]. Sa tentative d’inculturation du thomisme ne consiste pas tant à rattacher de manière artificielle le « Docteur Angélique » aux théologiens d’Égypte, Athanase ou Cyrille d’Alexandrie, que de rendre féconde la réintroduction de l’aristotélisme considéré comme intrinsèquement limité – tant qu’il n’est pas christianisé –, en abordant la question du spiritualisme et du néo- platonisme. Son Histoire de la philosophie grecque (de Thalès à Plotin) mentionnée dans Al- Ahrām par Muḥammad Kurd ‘Alī, membre de l’Académie arabe, est le premier volet d’un triptyque qui comprend l’Histoire de la philosophie médiévale et l’ Histoire de la philosophie moderne [M. Kurd ‘Alī, 1937 : 307].

15 L’apport philosophique des « Frères de la pureté », groupe philosophico-politique constitué au Xe siècle à Bassora, lié à l’ismaélisme, dont une poignée de membres sont connus par leurs noms, est souligné par Karam. La cinquantaine d’épîtres qui leur est

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attribuée connaît une édition à succès, au Caire, en 1928. Ces épîtres sont distribuées en quatre parties : les mathématiques et la logique ; les sciences de la nature ; le « psychisme intellectuel » ou la métaphysique ; la « législation divine », la mystique et l’astrologie. La clef de l’attitude générale des « Frères » à l’égard des problèmes religieux est, selon Karam, la récupération d’un principe de la philosophie grecque qui distingue l’opinion et la science. Mais, partis pour concilier la philosophie et la religion, ils ont abouti « à faire de la religion positive un simple règlement de police à l’usage et à la mesure de la masse et à ériger la philosophie en une religion supérieure, libre de toute certitude à une lettre, ayant ses solutions propres sur l’origine des choses [...] prolongée d’une astrologie et d’une magie devant assurer à l’homme le maximum de savoir et de pouvoir, et couronner d’une mystique où l’homme se hausse jusqu’à Dieu et conquiert son bonheur par ses seules forces » [Y. Karam, 1935 : 24]. Le penseur thomiste naturalise, de ce fait, le contenu de la dévotion à Dieu qui constitue l’axe de l’éducation en vue de la cité idéale pour un bonheur suprême envisagé par les « Frères de la pureté » [D. Urvoy, 2006 : 310-311] et il ne s’intéresse pas à l’influence de l’œuvre, dans certains milieux, notamment mystiques, après sa traduction en persan et en turc [H. Corbin, 1986 : 197].

16 Le premier véritable philosophe musulman est, pour Youssef Karam, al-Farābī. Il présente les principales articulations de la pensée de ce dernier au Cercle thomiste [Y. Karam, 1936 : 276-286] et, avec l’aide du dominicain Antonin Jaussen, il propose une version française de son œuvre maîtresse. La traduction des Idées des habitants de la Cité vertueuse est publiée au Caire (IFAO) en 1949 et rééditée à Beyrouth en 1980 [M. Mahdi, 2000 : 336]. Pour Karam, la philosophie musulmane, embryonnaire dans la pensée d’al- Kindī, trouve dans cette somme une expression achevée, partant de Dieu, descendant l’échelle des êtres, pour s’achever en vues mystiques. Une fois posées les correspondances de cette pensée avec les dogmes fondamentaux de l’islam (unicité, simplicité et transcendance), il tire l’analyse dans deux directions : la dette due à la philosophie grecque – tout partiels voire erronés que soient certains emprunts – via les chrétiens de Syrie d’une part, et le caractère platonicien de ce référentiel. Après al- Farābī, conclut Youssef Karam, le système ainsi établi est demeuré celui des philosophes musulmans postérieurs, depuis le Golfe jusqu’à l’Océan, et une connaissance plus large d’Aristote ne leur a pas permis de sortir de ces cadres généraux, y compris chez Avicenne, avant la réplique de Ġazālī. Un jugement que partage ultérieurement Abdurrahmān Badawī [A. Badawi, 1999 : 123-143].

17 Ġazālī constitue un point d’arrêt, selon le thomiste égyptien. Dans La Destruction des philosophes, publié vers le milieu du XIe siècle il accuse d’impiété les philosophes sur trois points (l’affirmation de l’éternité du monde ; la soustraction des particuliers à la connaissance divine ; la négation de la résurrection des corps et du jugement dernier), et il les attaqua sur le terrain des « vérités religieuses ». Cette lutte contre la métaphysique pour lui substituer la foi fut, pour Karam, un danger analogue mais inversé par rapport à celui du kantisme postérieur : « La ruine est complète, et c’est le scepticisme qui gagne la partie. À moins de donner tête baissée dans un illuminisme qui ne peut être qu’aberrant » [Y. Karam, 1936 : 349]. Les ouvrages de Carra de Vaux (Les Penseurs de l’Islam et Gazali) sont sévèrement critiqués : l’auteur, écrit Karam, fait preuve d’un « défaut complet de discernement » et d’une « absurde vénération » pour certains cheikhs contemporains. Mais, en langue arabe, Karam s’abstient de tels jugements.

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18 Dispose-t-il d’affinités du côté des « hommes de religion » musulmans ? Anawati note qu’il a « été personnellement témoin, de la part de certains azharistes, de l’admiration que trouvaient [les] livres [de Y. Karam] auprès d’eux » [Anawati, 1949 : 59]. À l’invitation de Mustafa ‘Abd al-Rāziq, auteur d’une Introduction à l’histoire de la philosophie islamique [M. ‘Abd al-Rāziq, 1944], Karam a apporté un soutien au cheikh Muḥammad Yūsuf Mūsā, travaillant sur « l’intellect » chez al-Kindī [M. Mūsā, 1958 : 473-475], à la veille du départ en Sorbonne de ce dernier pour faire un doctorat en philosophie (1re thèse, L’attitude d’Ibn Rochd à l’égard de la philosophie de la religion ; 2e thèse, La perspective philosophique du Coran). De retour en Égypte, le cheikh Mūsā envisage de constituer une « Bibliothèque des orientalistes » à partir de la traduction des travaux de Massignon ou de Laoust [G. Anawati, 1947 : 60], mais il se heurte à des résistances au sein d’al-Azhar qu’il quitte pour la Faculté de droit. Il applaudit l’ Introduction à la théologie musulmane. Essai de théologie comparée (1948) d’Anawati et Gardet mais, écrit Karam, sans percevoir que l’emprunt par Thomas d’Aquin aux mutakallimīn (ceux qui pratiquent le kalām, « discours » sur la foi musulmane) ne déborde pas « l’outillage technique », et que l’essentiel réside dans la différence de nature entre la théologie chrétienne « qui se joue sur un plan surnaturel » et le kalām qui « demeure une métaphysique, ou plutôt une apologétique, avec des prolégomènes logiques sur la valeur de la connaissance humaine » [Y. Karam, 1949 : 38].

19 À distance, ce jugement n’a pas l’heur de plaire à Youakim Moubarac qui retrouve explicitement les accents du franciscain Jean-Mohamed Abd al-Jalil [D. Avon, 2009 : 263] défendant dans les années 1940 « la théologie musulmane d’une interprétation chrétienne étroitement thomiste » [Y. Moubarac, 1977 : 371]. Le positionnement épistémologique de Charles Malik est différent, son éclectisme qui a été source de critiques [A. al-Ba’lbakī, 1993-1996 : 73-103] le porte en priorité vers les auteurs « modernes » dans le but de transposer puis de développer des concepts inédits en langue arabe. Il s’intéresse peu à la controverse centrale de la philosophie musulmane de langue arabe [A. Wohlman, 2008] et, au contraire de ce qu’il fait pour Fārābī, Avicenne et Averroès, il ne classe pas Ġazālī dans la catégorie des sommets de la pensée universelle, mais le cite simplement comme ayant été réfuté par Ibn Rushd-Averroès [Ch. Malik, 2001 : 400-401].

20 Les trois universitaires ont donc mis en œuvre des stratégies différentes face à l’héritage philosophico-théologique musulman : l’un a voulu l’affronter, il s’est retrouvé isolé ; l’autre l’a contourné, et cela lui a été reproché ; le troisième l’a pris pour acquis.

Le défi du statut des Arabes de confession chrétienne

21 Les chrétiens arabes héritent de discours fondés sur des siècles de défiance à l’égard des autorités musulmanes et marqués initialement par les jugements de Jean Damascène, dans la première moitié du VIIIe siècle « sur la religion des Ismaélites qui domine encore de nos jours » [J. Damascène, 1992 : 210-227], une référence citée par Malik et critiquée par Moubarac même si elle fut à l’origine d’un premier dialogue : « Il faut certes regretter que ce fils de haut fonctionnaire en pays musulman n’ait pas vécu avec l’Islam naissant dans une connaturalité plus grande, mais l’ait plutôt considéré du haut d’une culture héritée du Byzantinisme défunt » [Y. Moubarac, 1977 : 4]. Les faits de l’histoire, y compris récente, sont complexes [C. Hakim, 2013], mais la mémoire collective joue

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dans le sens de la simplification. Youssef Karam se montre « très sceptique » vis-à-vis de l’islam et des musulmans, tant sur le plan moral que sur le plan théologique ; il évoque des faits « qui l’affligent » au sujet de Louis Massignon, qualifié de « bon philologue » mais manquant « complètement de bases théologiques » (diaire Anawati, août 1939). Or, ces « bases théologiques » sont précisément celles que Youakim Moubarac tente d’établir à partir de la référence à la figure d’Abraham : présenter une histoire comme lieu d’épiphanies où les Arabes sont inscrits dans la lignée généalogique d’Ismaël. [Y. Moubarac, 1972 : 63-97].

22 En Égypte, Karam participe ponctuellement aux activités de l’association des « Ihwān al-ṣafā » (Frères de la pureté) [O. Saaïdia, 2004 : 371-408], fondée au Caire, en janvier 1941 [G. Anawati, 1948 : 21], à l’initiative de trois chrétiens, le jésuite Henri Ayrout, Youssef Hilmi al-Misrī et Michel Cassis, auxquels viennent se joindre les cheikhs azhariens Mūsā et Badrān avec l’accord explicite du cheikh al-Maraġī [F. Costet- Tardieu, 2005]. Mais les années 1947-1948 sont marquées par des conditions moins favorables pour les élites non musulmanes : les régimes juridiques particuliers disparaissent, la guerre contre Israël est un échec, le contexte économique se détériore et le mouvement des Frères musulmans se radicalise [C. Wickham, 2013]. Karam déplore le fait que le dominicain Anawati soit contraint de prendre l’anonymat « en publiant une brochure chrétienne ». Il écrit qu’un régime analogue a été fixé pour d’autres coreligionnaires publiant dans la revue Al-Kitāb, maison chrétienne passée, selon lui, sous la coupe d’un « Comité occulte » du ministère de l’Instruction publique. En juin 1949, des agents du régime raflent, à Alexandrie, « tous les livres plus ou moins sociaux et tous les livres roulant sur l’islam », exigeant des libraires que soient dressées des listes de clients (lettres à Anawati, 30 mai, 6 juin, 19 juin 1949). La situation de ces intellectuels se dégrade après la révolution de 1952 et le coup porté par le cheikh Bahī contre les orientalistes chrétiens [M. al-Bahī, 1957 : 22 et 120].

23 Selon un chemin inverse à celui accompli deux ou trois générations plus tôt, une partie de l’élite chrétienne de langue arabe délaisse peu à peu le Caire pour Beyrouth qui, jusqu’en 1975, apparaît comme un îlot intellectuel préservé. Le Cénacle libanais, fondé par Michel Asmar en 1946, en est une illustration : Malik tout comme Moubarac y interviennent dans les années cinquante et soixante [A. Elias, 2013 : 273 et 455]. Dans la perspective de relayer le centre chrétien égyptien déclinant de Dar al-Salam, édifié par Mary Kahil, et l’éditeur Dār al-Ma’ārif censé porter le projet d’Encyclopédie arabe chrétienne, le jésuite Henri Boulad a le projet de fonder un « Institut d’Études et de Recherches sur la Pensée Orientale », avec une section pour la « Pensée chrétienne », une pour la « Pensée islamique », une pour la lexicologie philosophique et la théologie arabe chrétienne et musulmane, ainsi qu’une « centrale du livre chrétien arabe » disposant d’une imprimerie moderne. Son projet éditorial est cependant entravé par les tensions qui l’opposent à Moubarac, directeur de la collection envisagée chez Dār al- Kalima, et l’absence de programmation au-delà d’une Vie du Messie.

24 Le contexte dans lequel évoluent les trois figures intellectuelles étudiées offre à la fois des analogies et des différences. Les idéaux historiques auxquels chacun aspire présentent, quant à eux, plus de divergences que de convergences : Karam parle de « vraie civilisation » pour penser la Chrétienté latine ; Malik considère que la « civilisation » ne peut être que l’européenne, puisant à la fois dans la source médiévale et dans la source moderne ; Moubarac tente, pendant des années, de faire droit à la « civilisation arabo-musulmane » en y incluant une dimension chrétienne.

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25 Le ressentiment de Youssef Karam transparaît à l’occasion de la publication d’un article du cheikh Mūsā relatif à la Reconquista : « Comment ne voit-il pas que les Arabes et les Berbères étaient des agresseurs et que les Espagnols avaient parfaitement le droit de défendre leur sol et leurs croyances ? Quand je vous disais qu’il n’y a rien à faire avec ces gens là... » Pour Karam, le cheikh Mūsā aurait dû reconnaître que si l’Espagne était restée dans le monde musulman, elle aurait chuté avec lui : « [...] c’est donc un bien, au simple point de vue humain, qu’elle soit libérée du joug. Un bien immense représenté par tout ce qu’elle compte d’âmes dévouées au Christ et à la vraie civilisation depuis la défaite des Arabes jusqu’à nos jours. La seule vertu de justice aurait suffi à arrêter le vagabondage de son esprit et de sa plume. Il a péché contre cette vertu : poussé par sa haine du christianisme, il s’est aveuglé sur des notions élémentaires. Et si, un homme tel que lui, réputé éclairé, nourrit de tels sentiments et les extériorise aussi violemment, qu’attendre du reste ? La stupide Sorbonne sera bien payée de ses amabilités... ou de ses lâchetés » (lettres à Anawati, 4 et 23 novembre 1948). Mais Karam perçoit un danger plus grand encore dans la figure du tiers « moderne », obligeant finalement chrétiens et musulmans à travailler de concert : « Le grand bien résultera [...] de l’étroite collaboration entre [christianisme et islam] pour combattre l’athéisme et les athées dont l’activité se fait de plus en plus menaçante et risque de tout envahir » [G. Anawati, 1951 : 48].

26 Pour avoir traduit l’Histoire des États islamiques de Dahabī, étudié la tradition musulmane et discuté avec des intellectuels comme Madkūr, Moubarac se dit convaincu que, à l’instar des catholiques, les musulmans ont les moyens de reconnaître la distinction entre les « affaires spirituelles » et les « affaires temporelles », permettant ainsi un « nouveau mode d’union » entre les deux, qui éviterait à la fois une division « indue » et un antagonisme « dommageable ». Selon lui, les Libanais sont loin de vouloir suivre la « voie laïcisante » de « certains pays jadis chrétiens ». Son vœu le plus profond [P. Briac, 1971 : 11] consiste donc à trouver « de l’intérieur », en s’appuyant notamment sur le cheikh Ṣubḥī Ṣāliḥ, un exemple de bonne articulation entre « le régime de la cité temporelle » et « le régime spirituel qui est offert par le Ciel » [Y. Moubarac, 1965 : 22-23]. Docteur en littérature arabe de la Sorbonne et vice-président du Haut conseil islamique législatif, le cheikh Ṣubḥī Ṣāliḥ indique cependant que tout but, si excellent soit-il au regard des autres, ne conduira jamais les musulmans à sacrifier leur croyance, à savoir que « l’Islam est religion et État, croyance et régime » [Ṣ. Ṣāliḥ, 1965 : 62]. À l’inverse, Ḥassan Sa’ab, sunnite beyrouthin, Docteur en sciences politiques de la Georgetown University (catholique), affirme que « l’Islam est la religion de Dieu et la religion de l’homme et non pas la religion de l’État » ; il insiste sur le fait que l’État est un fait humain et non divin et à l’appui de sa thèse, il indique que le terme « État » ne se trouve pas dans le Coran2. 27 Dans le Liban libéral des années 1960, le cheikh Ṣāliḥ et Hassan Saab rejouent, sous la forme d’un désaccord policé, la controverse très vive qui a accompagné quarante ans plus tôt l’abolition du califat et la parution de l’ouvrage du cheikh ‘Alī ‘Abd al-Rāziq : L’islam et les fondements du pouvoir [A. ‘Abd al-Rāziq, 1994 (1925)]. En dépit de certaines démonstrations et inclinations liées à l’influence des courants de gauche, la tendance majoritaire des musulmans penche du côté de l’interprétation de Rašīd Riḍā et de Ṣubḥī Ṣāliḥ. Et lorsque, par attraction ou lutte commune contre la « modernité », un chrétien émet le vœu d’une évolution non sécularisée de l’islam, ouverte sur un pluralisme intégrant liberté et égalité des droits, il suscite des réactions. Youssef Karam le

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reconnaît, lui qui reproche à Anawati une recension de La Cité musulmane de Louis Gardet [L. Gardet, 1954 : 329-362], dans laquelle il a négligé la représentation d’un « islam idéal » : « Le Coran n’est-il pas là contenant des dogmes et des lois ? Le musulman qui y contreviendrait serait-il considéré, se considèrerait-il comme fidèle à sa religion ? Si, par exemple, l’on reconnaît à la femme l’égalité avec l’homme, n’ira-t- on pas contre le Coran, parole révélée d’un bout à l’autre ? La civilisation moderne est- elle une norme ? [...] Le musulman moderniste risque fort d’être taxé d’impiété. Le chrétien qui l’approuve risque fort d’être taxé d’anti-islamisme » (lettre à Anawati, 13 octobre 1954).

28 Animé par le modèle états-unien qui a catalysé l’adhésion de Maritain à une forme de démocratie [F. Michel, 2012], Charles Malik croit possible une intervention des cultes dans la vie publique, sur tous les sujets, compatible avec une séparation de l’État et de ces mêmes cultes [T. Gunn et J. Witte, 2012]. L’une des clefs est, pour lui, la « liberté de conscience » [K. Azkūl, 1951 : 216-217]. Son expérience de rapporteur au sein du Comité responsable de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, lui a permis de mesurer les réticences des représentants soviétique, chinois et états-unien sur ce point précis. Les souvenirs de son conseiller Karīm Azkūl reprennent mot pour mot, au sein du Cénacle libanais, l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte ou l’accomplissement des rites »3.

29 Chacune de ces positions est mise à l’épreuve des conflits et changements politiques. En Égypte, dès le coup d’État des « officiers libres » (juillet 1952) et la proclamation de la République (juin 1953), mais plus encore lors de la crise de Suez d’octobre-novembre 1956, suivie d’une vague de nationalisations puis de la tentative de constitution de la République arabe unie (RAU) unissant l’Égypte et la Syrie (1958-1961), Youssef Karam observe avec inquiétude le départ massif des Šawām (Libano-Syriens) et des Européens établis en Égypte depuis la fin du XIXe siècle. Au Liban, après 1978, l’année « des grands bouleversements dans les alliances et les alignements » [F. Boutros, 2010 : 414], Charles Malik choisit de s’engager aux côtés des Forces libanaises de Béchir Gemayel, convaincu que c’est là, autour du « fusil chrétien », que se noue l’avenir de la « civilisation » dans le monde arabe : un échec marqué, en septembre 1982, par l’assassinat de celui qui vient d’être élu président de la République. Œuvrant à la réconciliation des principales forces en présence au cours de cette même guerre libanaise, Youakim Moubarac défend, quant à lui, une ligne qui vise à promouvoir une Palestine plurielle sur le modèle libanais, et donc la disparition de l’État d’Israël. Ces efforts se soldent par un échec, dont il ressent amertume et désillusions, avant de se retirer en France où il meurt en 1995. * **

30 Y a-t-il une place réservée à la pensée philosophique marquée par des références au christianisme dans cet « Islam » présenté comme civilisation ? À l’initiative de Badi’ al- Qāsim, professeur de métaphysique et de logique, les ouvrages de Youssef Karam sont repris à l’Université de Damas comme manuels officiels au début des années soixante. Il semble bien qu’il s’agisse là de l’exception confirmant la règle. A History of Islamic Philosophy (New-York et Londres, 1970), de Majid Fakhry, directeur du département de

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philosophie à l’AUB, et Associate Professor de philosophie à Georgetown University (Washington), est une synthèse présentée comme un futur « classique », destiné à remplacer rapidement [G. Anawati, 1972 : 507] le manuel de Tjitze de Boer traduit en anglais par Edward Jones [T. de Boer, 1983 (1903)]. Le rôle de Charles Malik, dont les titres sont nombreux dans les universités nord-américaines, est totalement ignoré par Fakhry ; et la dernière page de l’édition originale, centrée sur Youssef Karam, disparaît de la traduction française parue aux éditions du Cerf [M. Fakhry, 1989]. Au-delà des années 1970, les philosophes de confession musulmane, qu’ils viennent du monde arabe [H. Hanafī, 1991], iranien [D. Shayegan, 1989], ou subsaharien [S. Diagne, 2008], confrontent en général directement des éléments du patrimoine associé à l’islam avec les pensées européennes, sans passer par les travaux des chrétiens de langue arabe.

31 Ces trois figures intellectuelles ont-elles eu des héritiers ? L’un des rares universitaires qui aurait pu prétendre à la succession de Karam est Naguib Baladī. En 1956 il est professeur visiteur à l’Université de Vermont (États-Unis). À son retour, il se voit écarté de l’Université d’Alexandrie et ses biens sont mis sous séquestre. Il s’installe à Rabat au début de l’année 1962-1963, mais ses contacts sont difficiles avec le doyen de la faculté de lettres, et il n’obtient pas de véritable reconnaissance académique. Il est rejoint par Albert Nader à l’Université de Rabat en 1966, mais il émigre finalement aux États-Unis, à l’instar de nombre de ses coreligionnaires qui n’ont pas trouvé de poste universitaire dans une Égypte marquée par une intransigeance religieuse croissante [Guirguis, 2012 : 33 sq.]. Au Liban, c’est Nāssif Nassār qui développe un discours critique sur la pensée de Charles Malik [N. Nassār, 2001] et une « fondation Charles Malik » garantit la réédition de ses principaux travaux, en anglais et en arabe. Quant à Moubarac, dans le champ de l’islamologie et de la christianologie arabe, force est de constater que ses positions ne font pas beaucoup d’émules, en dépit des efforts de Georges Corm [G. Corm, 2004] ou, dans un autre registre, des travaux d’Antoine Fleyfel [A. Fleyfel, 2011 : 105-116 et 121-131].

32 Relativement favorable dans la première moitié du XXe siècle, la position sociale et institutionnelle des membres de l’élite intellectuelle chrétienne de langue arabe s’est dégradée par à-coups, avec un décalage dans le temps en Égypte et au Liban, là où ils disposaient des atouts les plus nombreux. Ils n’ont jamais constitué de front uni sur le plan de la pensée. Les uns et les autres ont regretté une méconnaissance des réalités chrétiennes orientales par leurs coreligionnaires d’Europe ou d’Amérique. Ils ont surtout déploré la méconnaissance de la « littérature arabe chrétienne », spéculative ou spirituelle, par leurs concitoyens musulmans, tout en avouant que celle-ci n’avait pas donné sa pleine expression et qu’elle aurait pu être mieux saisie, notamment par le biais de traductions des mystiques chrétiens. Ce constat doit être nuancé par la présence remarquée d’acteurs de confession chrétienne dans le champ de la littérature4, de la science politique ou du journalisme de langue arabe5. Mais, là encore, leur situation est précaire et dépendante des évolutions politico-religieuses internes ou géopolitiques de la région, comme l’ont montré les exemples de l’Irak après 2003 et de la Syrie après 2011 [M. Kīlū, 2012].

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RÉSUMÉS

Dans les sociétés de langue arabe, les décennies 1930-1970 furent celles où la parole circula le plus librement, du fait de l’application élargie de principes traduits des langues européennes au moins deux générations plus tôt et du processus de retrait forcé des puissances coloniales. Les intellectuels de confession(s) chrétienne(s) tinrent une place remarquée dans l’agora. Les trois itinéraires proposés montrent qu’ils ne parlèrent pas d’une voie unifiée. Certes, aucun d’eux n’aspira à restaurer un régime à référence musulmane hérité dans lequel prévalait un principe d’inégalité légale qui les défavorisait. Mais leur condition partagée de « minoritaire » en puissance ne fut pas la détermination la plus remarquable de leurs engagements. La problématique des fondements philosophiques et des règles juridiques souhaitables pour la cité resta irrésolue. À la fin des années 1970, ces débats furent marginalisés par la réactivation d’une référence religieuse islamique prédominante.

In Arab-speaking societies, the decades of the thirties and seventies were ones where speech circulated the most freely, due to the extended application of principles translated from European languages at least two generations ago as well as the process of forced withdrawal of the colonial powers. Intellectuals of Christian(s) faith(s) held a noticeable position in the Agora. The three proposed itineraries in this paper show that they were not talking with an unified voice. Of course, none of them wished to restore a Muslim-oriented regime in which prevailed a principle of legal inequality that was disadvantaging them. But their shared condition of “minorities” wasn’t the most remarquable determining factor of their commitments. The problematic of the philosophical basis and of the jurisdictional rules desirable for the city remained unresolved. At the end of the seventies, these debates were marginalized by the reactivation of a predominant religious Islamic reference.

En las sociedades de lengua árabe, las décadas de 1930-1970 fueron los momentos en que la palabra circuló más libremente, por el hecho de la aplicación ampliada de principios traducidos de las lenguas europeas por lo menos dos generaciones antes, y del proceso de retiro forzado de las potencias coloniales. Los intelectuales de confesión(es) cristiana(s) tuvieron un lugar de importancia en el ágora. Los tres itinerarios propuestos muestran que no hablaron con una voz unificada. Por cierto, ninguno de ellos aspiró a restaurar un régimen de referencia musulmana heredada en el que prevaleciera un principio de desigualdad legal que los desfavoreciera. Sin embargo su condición compartida de “minoritarios” en potencia no fue la determinación más destacable de sus compromisos. La problemática de los fundamentos filosóficos y de las reglas jurídicas deseables para la ciudad permaneció sin resolver. A fin de los años 1970, estos debates fueron marginalizados por la reactivación de una referencia religiosa islámica predominante.

INDEX

Palabras claves : Cristianismo, islam, intelectuales, arabismo, libertad Keywords : Christianity, Islam, intellectuals, Arabeness, freedom Mots-clés : christianisme, islam, intellectuels, arabité, liberté

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AUTEUR

DOMINIQUE AVON

Centre de recherches historiques de l’Ouest, (Cerhio) Umr 6258, Université du Maine, [email protected]

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Les associations chrétiennes de Damas et leurs rapports variables au religieux (2000-2010) Christian Associations in Damascus and their Fluctuant Relations to Religion (2000-2010) Las asociaciones cristianas de Damasco y sus relaciones variables con lo religioso (2000-2010)

Laura Ruiz de Elvira

1 Bien que les travaux consacrés à l’histoire et à la situation contemporaine des chrétiens du Proche-Orient soient abondants (J.-P. Valognes, 1994 ; G. Chatelard, 2004 ; S. Griffith, 2008 ; F. Pichon, 2010 ; F. McCallum, 2010), la vie quotidienne des membres de ces communautés1, leurs loisirs et les formes de leur sociabilité, ainsi que leurs modalités d’organisation sociale et d’action collective sont peu connus. De même, peu de travaux se sont attachés à analyser en détail les rapports variables au religieux des chrétiens arabes de notre temps qui, dans le cas de la Syrie prérévolutionnaire, représentaient autour de 10 % de la population. Pourtant, à nos yeux, ces rapports demeurent centraux si l’on veut comprendre les dynamiques et l’identité même de ces communautés.

2 Ainsi, l’objectif de cet article est d’explorer ces rapports au travers de l’étude de plusieurs associations chrétiennes à vocation sociale qui travaillaient dans la capitale syrienne au cours des années 2000. Il faut préciser ici que nous considérerons comme « chrétienne » toute association qui remplit au moins l’une des conditions suivantes : être sous le patronage direct ou indirect d’une institution religieuse chrétienne ; avoir son siège dans un bâtiment appartenant à une institution religieuse chrétienne ; avoir été fondée par un membre du clergé chrétien ; porter un nom qui se réfère au christianisme ; avoir un conseil d’administration composé d’au moins un clerc chrétien ; et enfin, plus généralement, toute association qui se présente elle-même comme chrétienne. Il faut néanmoins garder à l’esprit que l’identité religieuse d’une organisation est avant tout subjective, « elle repose sur l’auto-identification comme

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telle par l’ONG elle-même et non sur un corpus de normes extérieures qui la définiraient ainsi de manière objective » (J. Berger, 2007 : 28).

3 Il s’agira de montrer in fine que, malgré le recours fréquent à une rhétorique insistant sur leur caractère aconfessionnel (c’est-à-dire non religieux) et non-communautaire, ces structures associatives entretiennent un rapport étroit et profond à la religion chrétienne et s’appuient sur des sociabilités et réseaux communautaires chrétiens aussi bien locaux et nationaux qu’internationaux. Pour ce faire, l’analyse sera développée en cinq points. Nous reviendrons tout d’abord sur le moment de leur fondation, qui est souvent en lien avec des institutions religieuses chrétiennes. Nous poursuivrons par l’étude de leur statut légal, ce qui nous permettra de mettre au jour la manière dont les liens noués avec les différentes Églises lors de la fondation se sont prolongés dans le temps. Nous nous pencherons ensuite sur leur supposé caractère aconfessionnel et non-communautaire ainsi que sur la façon dont celui-ci est mis à l’épreuve par les sociabilités, les pratiques sociales et l’ethos (P. Bourdieu, 1984/2002) des acteurs qui y sont engagés. Puis, nous illustrerons, à travers quelques exemples, comment les références à la religion sont de fait récurrentes au sein de ces associations. Enfin, nous mettrons en lumière leur insertion, par le biais de réseaux plus ou moins formels, dans les tissus associatifs chrétiens internationaux, très actifs et bénéficiant d’une forte visibilité.

4 Cette étude aborde, bien que de manière indirecte, la question de la gestion de la diversité confessionnelle par le pouvoir syrien sous le régime de Hafez al-Assad et celui de son fils Bachar depuis 2000 et montre, en filigrane, la relation privilégiée des acteurs sociaux et religieux chrétiens avec les détenteurs du pouvoir politique dans la Syrie baathiste (L. Ruiz de Elvira, sous presse). Il faut rappeler ici que si le régime syrien s’est toujours présenté comme laïc et comme garant d’une cohabitation pacifique entre des communautés ethniques et confessionnelles diverses, il a également su jouer des divisions communautaires et instrumentaliser les minorités pour rester au pouvoir (Z. Taha, 2012).

5 Les associations à vocation sociale constituent la pierre de touche d’une société civile syrienne relativement méconnue avant 2011, que ce soit dans sa composante chrétienne, musulmane ou séculière, malgré son épanouissement et son renouvellement au cours des années 2000 (L. Ruiz de Elvira, 2010). Seuls quelques articles font figure d’exception (S. Boukhaima, 2002 ; M. Le Saux, 2006 ; T. Pierret et K. Selvik, 2009 ; L. Ruiz de Elvira et T. Zintl, 2012). Ces recherches s’inscrivent dans la lignée d’autres travaux scientifiques qui se sont multipliés à partir des années 1990, et qui ont cherché à mettre en lumière les modalités de l’essor des sociétés civiles arabes et musulmanes, d’une part, et leur place, leur nature, leurs rôles et fonctions, d’autre part (R. Norton, 1995 ; S. Ben Nefissa, 2002 ; S. Hashmi, 2002 ; A. Bozzo et P.-J. Luizard, 2011). Les mouvements révolutionnaires du « printemps arabe » n’ont fait que souligner la nécessité et l’importance de ce type de travaux.

6 Partant d’une démarche de sociologie politique des acteurs, des discours et des pratiques du secteur associatif syrien, notamment caritatif, nous nous appuierons sur une investigation de deux années (menée d’octobre 2007 à janvier 2010) au cours de laquelle vingt-neuf associations syriennes, dont dix chrétiennes, ont été visitées régulièrement et près d’une soixantaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés avec différents acteurs impliqués dans le monde associatif et le secteur de la bienfaisance. Au-delà des entretiens, notre travail se fonde également sur l’observation participante

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réalisée dans différentes associations chrétiennes, dont Terre des Hommes Syrie, Bayt al-Salām et al-Safīna, où nous avons pris part à plusieurs activités (par exemple au sein des ateliers de production, du camp de vacances de Kfarseta et des marchés caritatifs de Noël). Ainsi, nous avons pu observer aussi bien des moments de vie quotidienne que des situations plus exceptionnelles. Ce travail de terrain a été complété par la lecture de documents produits par ces organisations (brochures, rapports internes, etc.).

7 L’ensemble des logiques et des situations analysées ici est antérieur au déclenchement du processus révolutionnaire de 2011, processus dont on ne peut prévoir ni l’issue ni l’impact (tant sur l’ensemble du pays que sur les populations chrétiennes) au moment où nous écrivons ces lignes. Les rares informations que l’on peut obtenir à travers Internet, complétées par des entretiens menés en Turquie et au Liban au printemps 2014, semblent néanmoins indiquer que les associations chrétiennes étudiées dans cet article survivent mieux au conflit que leurs homologues sunnites. En effet, alors que la plupart des structures sunnites que nous avions visitées entre 2007 et 2010 ont soit fermé leurs locaux soit diminué fortement leurs activités, les associations chrétiennes de Damas continuent, elles, d’élire leur conseil d’administration, de collecter des fonds, de célébrer des fêtes et de mener leurs activités quotidiennes. En ces temps de violence extrême, elles contribuent, et peut-être plus que jamais, à préserver et régénérer les liens sociaux.

Des fondations en lien avec des institutions religieuses

8 La première association formelle créée sur le territoire qui correspond à la Syrie actuelle est l’association chrétienne, et plus précisément grecque-melkite catholique, Saint Vincent de Paul (1863)2, qui était encore très active dans les années 2000. Sa naissance à Damas est directement liée au mouvement religieux international homonyme, lancé en France en 1833 par Frédéric Ozanam (G. Cholvy, 2003), et aux massacres de juillet 1860, qui firent plusieurs milliers de victimes et d’émigrés parmi les chrétiens de Damas. Ceci explique la nature de ses premières activités, qui consistaient notamment à visiter et secourir les survivants de ces massacres ainsi qu’à prendre en charge les veuves, les orphelins et les pauvres victimes de ces évènements. Fondée sous les auspices du patriarche de l’Église grecque-melkite, Gregorius Yussef, par un groupe de riches commerçants chrétiens habitant la capitale syrienne, et présidée pendant sa première décennie par Antūn Sakakīnī (Association de Bienfaisance Saint Vincent de Paul de Damas, 2003), cette première branche locale de Saint Vincent de Paul sera suivie, postérieurement, par de nouvelles antennes créées dans d’autres villes du pays : Alep, Ḥassaké (1931), Ra’s al-’Ayn et Homs.

9 Près d’un siècle plus tard (1967), Terre des Hommes Syrie voit aussi le jour à Damas, puis ouvre deux antennes à Alep et Lattaquié (1978)3. Cette association se déclare au service des enfants en situation de handicap physique et mental, des réfugiés vulnérables et des familles syriennes nécessiteuses. Le père Paul Sleiman, lazariste d’origine libanaise, installé en Syrie depuis lors, décrit la genèse de cette structure que lui-même a fondée : « 1966: I was assigned as a director of the secondary department in the Vincentian school in Damascus4, and the idea of constituting a national group for charity work was born. I started working on my message, encouraged from my ministry (the Vincentian order), especially the monk Youssef Maaloly, who helped me to insight

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the Syrian society [...] » (Terre des Hommes Syrie, document non daté). Mais ce n’est qu’avec l’éclatement de la Guerre des Six jours, en 1967, que l’association devient vraiment active : « The war of 5 August [sic] took place, and we worked for helping 1.160 refugees families from al-Golan who lived in tents in Barzee [...], helped with the Syrian scouting mission, the Marian brotherhood, and local street soccer team, and thus the Lazarist monastery became an active hive welcoming and helping the refugees, and we used the monastery dishes and battles and other tools because “God want [sic] mercy not sacrifice” and he will be glorified by humans respect, not by stones » (Terre des Hommes Syrie, document non daté). Ces extraits de récits rétrospectifs mettent clairement en évidence le lien entre la naissance de Terre des Hommes Syrie et l’Église catholique via le père Sleiman et son ordre religieux. Ainsi Terre des Hommes Syrie, du moins à ses débuts, est une association motivée par la foi. 10 La création d’al-Maḥabba (la Charité, 1980) est aussi étroitement liée à une institution religieuse chrétienne. Selon les propos d’une de ses fondatrices5, elle est née sous les auspices de l’Église grecque-melkite, comme dans le cas de Saint Vincent de Paul, et plus précisément avec l’aide de Monseigneur Joseph. C’est en effet autour des messes célébrées par ce clerc qu’un groupe de femmes s’est constitué. L’une d’entre elles ayant fait la connaissance d’une association travaillant pour les personnes handicapées au cours d’un voyage au Liban, eut l’idée de fonder al-Maḥabba à Damas. Grâce au soutien de Monseigneur Joseph, qui dirige dans cette période l’organisation catholique Caritas6 en Syrie, mais aussi des archevêques François Abū Mūḫ (archevêque de Palmyre) et Isidor Baṭṭīḫa (archevêque de Homs) et de l’appui de la communauté grecque-melkite, l’association peut voir le jour et se développer progressivement. En 2010, al-Maḥabba était installée dans une grande maison traditionnelle située dans la vieille ville de Damas. Son activité se concentrait autour de deux programmes. Le premier consistait à accueillir pendant la semaine une quarantaine d’enfants handicapés de 5 à 25 ans. Les moniteurs œuvraient à développer leurs capacités psychomotrices et mentales par le biais d’activités variées. Le deuxième, qui prenait également en charge une quarantaine de bénéficiaires, avait pour but de leur apprendre un métier ou une activité manuelle (la couture, par exemple).

11 Bayt al-Salām (1992)7, quant à elle, est une petite structure associative située à quelques cent mètres d’al-Maḥabba, en plein cœur de la vieille ville de Damas. Fondée sous le patronage du patriarcat syriaque, elle est née de l’initiative d’un prêtre issu de cette même communauté religieuse, qui réside désormais en Italie. Elle a pour vocation la prise en charge de personnes adultes atteintes d’un handicap mental. D’après celui qui était président du conseil d’administration en 2010, au moment où Bayt al-Salām a été fondée, aucune assistance sociale n’était accordée par les services publics et très peu d’organisations s’intéressaient aux personnes handicapées. Celles-ci restaient enfermées chez elles par leurs propres familles qui avaient souvent honte d’elles. Dans ce contexte, Bayt al-Salām avait pour objectif fondamental « que ces personnes apprennent quelque chose, qu’elles se sentent valorisées et utiles et qu’elles ne restent pas confinées dans leurs foyers »8. Quant à ceux dont le handicap était moins important, il s’agissait de leur apprendre un métier en vue de leur trouver par la suite un travail rémunéré considéré comme normal.

12 Ce même projet se trouve à l’origine d’al-Safīna (littéralement « l’Arche »), une association chrétienne très proche – de par ses valeurs, ses pratiques et son emplacement géographique – de Bayt al-Salām. Inspirée du projet international

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« l’Arche », dont la première communauté est créée en France en 1964 par le Canadien Jean Vanier, une Syrienne, qui avait déjà travaillé dans cette communauté dans un autre pays, conçut l’idée de fonder al-Safīna en Syrie. Après un premier échec à Alep, al- Safīna ouvre finalement ses portes à Damas en 1995, sous le patronage du vicariat latin de Syrie9 et avec l’aide du prêtre jésuite Frans van der Lugt10. En 2010, l’association était installée dans deux maisons traditionnelles de la vieille ville, propriétés de l’Église latine. Son activité quotidienne s’organisait autour de deux projets : « le Foyer », qui hébergeait sept personnes handicapées qui avaient été abandonnées ou rejetées par leurs familles, et « le Port », un atelier de jour accueillant une vingtaine de personnes handicapées.

13 Ces cinq exemples nous permettent d’illustrer une logique plus large de création d’associations en lien avec des institutions religieuses chrétiennes. Cette logique concerne non seulement la majorité des structures chrétiennes que nous avons pu visiter à Damas, mais aussi des associations chrétiennes syriennes que l’on peut trouver dans d’autres provinces. Sans vouloir être exhaustif, nous pouvons évoquer les cas de l’Association Orthodoxe Saint Grégoire fondée à Damas en 1912 sous les auspices du patriarcat grec-orthodoxe d’Antioche, de la communauté al-Arḍ (la Terre) créée à Homs en 1990 par le jésuite Frans van der Lugt et de l’atelier al-Manāra (le Phare), proche de l’Église grecque-melkite catholique, qui vit le jour à la fin des années 90 dans la banlieue de Damas. Ce même constat est fait à l’échelle internationale par Julia Berger, pour laquelle « les ONG chrétiennes [...] ont tendance à être liées à des structures confessionnelles et à un leadership religieux » (J. Berger, 2007 : 37). En Syrie, les raisons qui sous-tendent cette logique sont de natures diverses. Parmi elles, la marge de manœuvre relativement large dont ont bénéficié les autorités religieuses chrétiennes grâce à de bonnes relations avec le régime (L. Ruiz de Elvira, sous presse) ; également une vie sociale fortement structurée autour des Églises et, plus généralement, autour des institutions tenues par le clergé (les écoles par exemple) ; et, enfin, l’important capital symbolique, social et économique dont disposent fréquemment les institutions religieuses chrétiennes et leurs représentants, et ce aussi bien au Proche-Orient qu’ailleurs dans le monde (P. Bourdieu et M. de Saint Martin, 1982). À ces éléments s’ajoute un dernier facteur, à savoir l’enjeu intra-confessionnel et la compétition entre les différentes Églises qui peut être particulièrement vive dans le domaine social.

14 Cependant, afin de nuancer ce qui pourrait être considéré à tort comme une spécificité chrétienne, il faut préciser que, dans le cas syrien (T. Pierret, 2011 ; L. Khatib, 2011) mais aussi à l’échelle régionale (S. Ben Nefissa, 2002), cette logique ne se limite pas uniquement aux communautés chrétiennes. En effet, la fondation de nombreuses associations musulmanes sunnites à vocation sociale s’est aussi réalisée, par le passé et même dans les années 2000, en lien avec des institutions et des autorités religieuses. Citons l’exemple de Ḥifẓ al-Ni’ma ([Projet pour] la Préservation de la Grâce [divine]) – créé en 2002 (puis autorisé en 2006) par le charismatique et très respecté cheikh Sāriya al-Rifā’ī, prêcheur de la mosquée Zayd à Damas (T. Pierret et K. Selvik, 2009).

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Des associations enregistrées et des associations informelles

15 Au-delà du moment fondateur, le rapport étroit établi entre les associations et les institutions chrétiennes paraît évident à la lumière du statut légal de certaines de ces structures. Nous découvrons ici des stratégies variables motivées parfois par le choix des fondateurs et des responsables associatifs, mais aussi, souvent, par les décisions des autorités religieuses elles-mêmes. En effet, si parmi les cinq associations évoquées plus haut, trois (Saint Vincent de Paul, Terre des Hommes Syrie et al-Maḥabba) sont devenues légalement autonomes de l’Église et sont enregistrées11 auprès des autorités compétentes, à savoir le ministère des Affaires Sociales et du Travail, les deux restantes (Bayt al-Salām et al-Safīna) ont un statut particulier. Prenons le cas de Bayt al-Salām pour illustrer nos propos.

16 Comme cela a été précisé, Bayt al-Salām est depuis sa création sous la tutelle du patriarcat syriaque catholique qui se porte garant et veille à la bonne conduite de l’association. Les relations avec cette Église ont été bonnes par le passé. En 2009, elles étaient cependant plus tendues. Aux yeux de plusieurs de ses membres, l’archevêché ne prêtait pas assez attention à l’association et ne lui octroyait aucune aide en dehors de la mise à disposition gratuite de deux immeubles. Néanmoins, en dépit de cette relation problématique, Bayt al-Salām est resté liée de facto à ce patronage religieux à cause de son défaut de statut légal.

17 Malgré la flexibilité relative dont les autorités syriennes ont fait preuve durant les années 2000 (l’octroi de nouvelles autorisations devient plus souple et, à partir de l’année 2004, un processus de normalisation12 ayant pour but d’enregistrer les organisations travaillant jusque-là sans l’autorisation du ministère voit le jour), Bayt al- Salām n’a effectivement pas entrepris les procédures requises pour formaliser le passage à la légalité. A contrario, elle a choisi de rester en marge du tissu associatif enregistré. Ce statut et cette stratégie ne faisaient pourtant pas l’unanimité au sein de l’association. Si cet enregistrement n’a pas eu lieu, c’est que l’archevêché, conscient que la légalisation aurait entraîné la perte de l’emprise directe de l’Église sur l’association, n’a pas souhaité donner son accord à la direction. Pour comprendre ce type de réaction, il faut garder à l’esprit que lorsqu’une association est sous la tutelle d’une Église, elle en dépend légalement. Dans ce type de configuration, l’Église joue le rôle d’intermédiaire entre l’État et l’association et entre celle-ci et la communauté. Les dignitaires ecclésiastiques peuvent alors en tirer des bénéfices en termes de crédibilité et de visibilité et ce aussi bien auprès de la population que des autorités politiques. En revanche, lorsque l’association est enregistrée, elle n’a plus besoin de cette figure intermédiaire pour dialoguer avec les uns et les autres et le rôle de l’Église perd alors de l’importance. Le conseil d’administration a dès lors été contraint de rester sous la coupe d’une institution religieuse qui lui offrait théoriquement une certaine autonomie, mais avec laquelle les relations pouvaient s’avérer tendues.

18 En 2010, Bayt al-Salām était toujours placée sous la tutelle du patriarcat et donc considérée par les pouvoirs publics comme une activité appartenant à cette institution et non comme une organisation légale à part entière. Pour cette raison elle ne pouvait bénéficier d’aucune aide qu’elle fût de source étrangère ou étatique13. Bayt al-Salām dépendait donc entièrement des donations privées. Ce flou dans son statut légal se reflétait dans son appellation : cette structure était définie comme étant un mašġal

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(atelier) – dénomination volontairement vague, moyen pour la direction de contourner le terme ğam’iyya (association), qui désigne les structures associatives autorisées par le ministère des Affaires Sociales et du Travail.

19 D’autres associations chrétiennes – chapeautées par d’autres Églises – se trouvaient, avant 2011, dans la même situation. Al-Safīna, al-Arḍ, les différentes branches d’Imān wa Nūr (Foi et Lumière) et l’atelier al-Manāra en constituent seulement quelques exemples. À l’évidence, leur enregistrement au ministère ne faisaient pas l’unanimité auprès des différents acteurs concernés. En réalité, nous avons répertorié deux cas de figure : d’une part, les structures qui, à l’instar de Bayt al-Salām, souhaitaient réaliser ce passage vers la légalité mais n’y parvenaient pas à cause du manque d’entente entre toutes les parties impliquées ; d’autre part, celles qui refusaient le changement de statut par peur de passer sous la tutelle de l’État. Ces dernières estimaient avoir plus de marge de manœuvre (aussi bien en termes de gestion et de comptabilité qu’en termes pratiques, dans la sélection des bénéficiaires, par exemple, ou dans la planification des activités) et être plus tranquilles sous la protection de l’Église.

20 Pour le président de Bayt al-Salām, le grand nombre d’associations chrétiennes non enregistrées était lié au fait que les membres de ces communautés ne souhaitaient pas entrer en politique et préféraient faire profil bas. Cet argument est pourtant insuffisant étant donné que la grande majorité des associations syriennes à vocation sociale, enregistrées ou non, gardaient une distance prudente à l’égard du politique avant 2011. L’explication doit alors être cherchée ailleurs : d’une part on remarquait du côté des associations une forte volonté de s’autogérer et de rester éloignées des institutions publiques, toujours redoutées ; et d’autre part on peut penser que le régime – qui s’est toujours montré conciliant et tolérant vis-à-vis des populations chrétiennes du pays – ne voyait pas dans ces structures un réel danger pour la préservation de son pouvoir. Naturellement, cette logique n’est pas incompatible avec l’existence de plusieurs exceptions. Parmi elles, celle de Terre des Hommes Syrie, dont le président du conseil d’administration défendait en 2007 le choix de l’enregistrement14.

De principes et pratiques aconfessionnels ...

21 Comme nous venons de le montrer, un nombre important d’associations chrétiennes damascènes sont nées en lien avec des institutions religieuses, et ce dans des périodes différentes. Qui plus est, certaines d’entre elles continuaient à en dépendre directement lorsque le soulèvement populaire contre le régime de Bachar al-Assad s’est déclenché en mars 2011. Or, il est intéressant de noter qu’elles cherchent souvent à se présenter au public comme étant des structures aconfessionnelles et non-communautaires.

22 Lors de nos entretiens et conversations, Bayt al-Salām était définie par ses membres et son personnel comme étant une « association caritative non communautaire » ( ğam’iyya ḫayriyya ġayr ṭā’ifiyya). La société Saint Vincent de Paul, elle aussi, était décrite par ses responsables comme étant « laïque » (‘ilmāniyya) et « non communautaire » (lā- ṭā’ifiyya)15. Quant à Terre des Hommes Syrie, elle cherchait à s’afficher publiquement – aussi bien vis-à-vis de ses bailleurs de fonds étrangers que des autorités syriennes – comme une organisation où les considérations d’ordre religieux n’avaient pas une place prépondérante. Dans l’une de ses brochures, on pouvait lire en guise de conclusion : « Dans un pays où le “clientélisme religieux” est encore vivace et contamine les associations d’entraide, malgré le courageux effort des autorités qui travaillent pour

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l’enrayer, Terre des Hommes Syrie, après 25 ans de lutte, est maintenant reconnue comme Organisation Non Gouvernementale qui est ouverte à tous sans aucune étiquette »16. De même, lorsque l’on visitait cette association, ses responsables tenaient à souligner le fait qu’il s’agissait bien d’une entité « ni religieuse, ni politique », « because we don’t want to be accused that we only help Christians because Père Paul is a Lazarist, so that is why we want to be very careful with that »17.

23 Cette façon de se définir par rapport au religieux n’est nullement réservée aux contextes proche-orientaux. Bruno Duriez et ses collaborateurs font le même constat dans l’introduction de leur ouvrage consacré aux ONG confessionnelles (ONGc). « Discrétion ou nouvelle visibilité du religieux ? », se demandent-ils. Ils y concluent : « L’édulcoration des références religieuses est bien un des constats majeurs de ces analyses sur les ONGc, en particulier occidentales » (B. Duriez et alii, 2007 : 18). Ils soulignent néanmoins que cette évolution (ou parfois cette stratégie), ne signifie pas nécessairement la perte de la référence religieuse (B. Duriez et alii, 2007 : 17).

24 Il est vrai qu’une partie significative des associations chrétiennes syriennes que nous avons rencontrées entre 2007 et 2010 œuvraient aussi bien pour les chrétiens que pour les musulmans. Terre des Hommes Syrie fournissait de facto un service où l’identité religieuse n’était pas un critère de discrimination dans la sélection des bénéficiaires. À ce sujet, les responsables de l’association assuraient en 2008 que « 95 % des bénéficiaires sont musulmans »18. Chez Bayt al-Salām, sept des trente-trois bénéficiaires de l’année 2009 ainsi que l’un des membres du conseil d’administration étaient musulmans. Al-Safīna et al-Maḥabba suivaient, elles aussi, la même ligne de travail. En outre, si l’on en croit les travaux de Géraldine Chatelard sur les tribus chrétiennes de Madaba en Jordanie, cette démarche ne serait pas exclusivement syrienne : la loi jordanienne de l’année 1953, qui n’est plus en vigueur aujourd’hui, contraignait les associations de bienfaisance chrétiennes à fournir leurs services sur une base non-confessionnelle (G. Chatelard, 2000 : 216).

25 De manière générale, cette ouverture des services aux individus issus des communautés non chrétiennes présenterait plusieurs avantages. Comme l’affirmait la directrice de Bayt al-Salām, l’absence de discrimination entre chrétiens et musulmans permettrait d’écarter toute accusation de sectarisme pouvant être proférée à l’encontre de l’association, aussi bien par les autorités syriennes que par la population, majoritairement sunnite. Ceci explique également la délicate stratégie développée par Saint Vincent de Paul au fil du temps. Celle-ci consiste à accepter un petit pourcentage de musulmans en tant que bénéficiaires non permanents (le statut de bénéficiaire permanent étant réservé exclusivement aux chrétiens) sous condition qu’ils aient adressé auparavant leur demande à une structure de bienfaisance musulmane et qu’ils aient été refusés. Ce faisant, l’association aurait réussi à trouver un équilibre et se protégerait non seulement des accusations de sectarisme mais aussi de celles de prosélytisme19.

26 Grâce à cette stratégie, les structures chrétiennes parviennent in fine à tirer des bénéfices d’une configuration qui, au départ, pourrait être perçue comme handicapante. En effet, en même temps qu’elles continuent de proposer des services sociaux aux communautés chrétiennes, elles contribuent à recréer des liens sociaux entre les populations chrétiennes et musulmanes et transmettent une image positive d’ouverture sur les autres communautés. Ceci leur permet en plus de se promouvoir

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aussi bien sur le plan national qu’international, notamment vis-à-vis des bailleurs de fonds.

... à l’entre-soi communautaire et confessionnel

27 Il n’en demeure pas moins que ces associations inscrivent leurs actions dans des réseaux de sociabilité de type communautaire tissés souvent dès la plus tendre enfance. Les écoles, les groupes de scouts, les camps d’été et les cours de catéchisme constituent autant d’espaces et d’activités où l’on fait des rencontres qui s’avèrent fréquemment durables et accompagnent l’individu tout au long de sa vie. Ces sociabilités sont par la suite renforcées, une fois l’âge adulte atteint, dans les églises – lors des messes, des baptêmes, des mariages, ... –, au sein des chorales et d’autres activités menées par et pour la communauté. C’est précisément dans cet « espace communautaire » (H. Bozarslan, 2011 : 68) que s’inscrivent et évoluent les associations ici étudiées.

28 Pour preuve, à Bayt al-Salām la mobilisation est fondée essentiellement sur la proximité et les relations interpersonnelles, d’autant plus qu’elle ne fait presque aucune publicité. En 2010, plusieurs employés étaient d’anciens amis de l’école, d’un groupe de scouts ou d’une chorale et se connaissaient, donc, depuis leur enfance. D’autres avaient simplement des amitiés en commun ou étaient voisins du quartier chrétien de Bāb Sˇarqī, situé à l’est de la vieille ville de Damas. Pour l’ensemble du personnel, l’engagement à Bayt al-Salām présentait plusieurs avantages, dont ceux de rester au sein de la communauté et de travailler à proximité de leurs foyers, situés dans les quartiers chrétiens de la capitale.

29 À Terre des Hommes Syrie aussi, les bénévoles, les responsables et les employés, sont majoritairement chrétiens. Ainsi, le fondateur est, nous le savons déjà, un religieux lazariste. En 2010, le président du conseil d’administration était un chrétien maronite qui a longtemps vécu en France où il enseignait la philosophie. Son cousin, lui, était le responsable du site de Kfarseta (province de Tartous). De même, celui qui dirigeait l’atelier de prothèses était un jeune chrétien qui avait fait ses études chez les pères lazaristes du Liban, dont Paul Sleiman. Pour un jeune bénévole rencontré en 2009, Terre des Hommes Syrie constituait non seulement un espace de réalisation de sa foi – dans la mesure où il y pratiquait les enseignements du Christ (la charité, c’est-à-dire l’amour de Dieu et du prochain en vue de Dieu, et le partage) – mais aussi un lieu privilégié pour « être-en-société » (F. Adelkhah, 1998), voire en communauté – au sens où il pouvait y rencontrer, et se sociabiliser avec, ses coreligionnaires20.

30 Ces mêmes logiques communautaires se trouvent à l’origine de l’engagement de certains membres de la ğam’iyyat al-Ṣalīb li-I’ānat al-Armān (Association La Croix pour l’Assistance aux Arméniens). Les propos de la directrice de Bayt al-Salām en 2010 reflètent bien ce point : Bayt al- Salām, disait-elle, n’était pas son association ; elle y travaillait, y consacrait une partie importante de son énergie et de son temps, certes, mais son association était al-Ṣalīb, une organisation de et pour la communauté arménienne, dont elle fait partie. Au moment de notre entretien, elle était membre de son assemblée générale, comme d’autres personnes de sa famille. « Être membre » – affirmait-elle – « implique de payer une cotisation mais pas seulement. Ça veut dire aussi consacrer son temps à organiser des activités, [...] Tu travailles parce que c’est ton association »21. L’engagement associatif était dans ce cas le moyen d’exprimer un fort sentiment communautaire transmis de parent à enfant.

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31 Nos observations auprès de ces structures s’inscrivent dans un cadre général plus large de réactivation des identités confessionnelles et communautaires, y compris dans la gestion du politique (E. Picard, 2012). Selon Thierry Boissière (2005), on a assisté, dans la Syrie de Bachar al-Assad, à un retour des « liens primordiaux » (E. Picard, 2006) qui se construisent à partir des clivages ethniques et des appartenances communautaires. Ce retour s’est opéré, entre autres, au travers de l’essor de caisses d’entraide familiales ou amicales ainsi que de la multiplication d’associations caritatives fonctionnant sur la base de l’appartenance confessionnelle. Concomitamment, et découlant de ce qui précède, la Syrie a connu une consolidation du rôle joué par les hommes de religion en tant qu’intermédiaires entre ces structures, les populations bénéficiaires et les pouvoirs locaux (T. Boissière, 2005 : 150). Paolo Pinto observe également ce phénomène bien qu’il le considère plus ancien. À ce propos, il écrit que « durant les trois dernières décennies, les identités et les pratiques religieuses ont acquis, en Syrie, une importance accrue comme canaux de participation à la sphère publique, ainsi que comme cadres normatifs pour les trajectoires individuelles et les interactions sociales » (P. Pinto, 2007 : 327).

32 Le pouvoir baathiste, prétendument laïque, n’a donc non seulement pas empêché la persistance des clivages ethniques et religieux dans la société syrienne, mais aussi favorisé leur réactivation, notamment à partir des années 2000. Cette réactivation des « liens primordiaux » peut être lue in fine comme un échec du projet baathiste de construction nationale22 ; échec qui a été tragiquement mis en lumière par l’évolution violente et de plus en plus sectaire de la révolte syrienne.

33 Enfin, outre l’inscription de ces associations dans des réseaux locaux de sociabilité communautaire, force est de constater que la religion est également très présente dans les pratiques ordinaires, l’ethos et l’imaginaire des personnes qui y sont engagées.

34 En effet, les références à la religion chrétienne sont omniprésentes. Elles transparaissent sous forme de citations dans les brochures et les affiches où sont intégrées soigneusement des paroles de saints et de Jésus et des citations de la Bible. Ainsi l’une des citations évoquées dans une brochure comme inspirant l’esprit et l’action de Terre des Hommes Syrie est une phrase de saint Vincent de Paul : « Fais-toi pardonner le pain que tu leur donnes »23. De la même manière, l’Association Orthodoxe Saint Grégoire affirme agir en accord avec ce qu’a dit Jésus autrefois : « J’étais affamé et vous m’avez nourri ... J’étais nu et vous m’avez habillé »24. Ces références religieuses prennent également la forme matérielle de croix et de représentations de saints affichées sur les murs des locaux. Ceci est le cas de Bayt al-Salām, où les images du Christ et de la Vierge Marie décorant les murs des deux maisons traditionnelles viennent s’ajouter aux œufs de Pâques et aux décorations de Noël des années précédentes. Ces références sont enfin véhiculées au travers de prières, de bénédictions de locaux par des prêtres, d’envois de cartes de vœux et de participations à des marchés caritatifs durant la période de Noël ou bien à travers la célébration des fêtes chrétiennes. À titre d’exemple, chez al-Safīna, les réunions de « la communauté » sont considérées comme « des moments de joie, partage et prière »25. La prière est également très présente à Bayt al-Salām où le petit déjeuner est précédé quotidiennement d’une prière collective à laquelle les bénéficiaires musulmans ne participent pas.

35 En somme, ces associations se nourrissent d’une forte tradition religieuse chrétienne qui modèle aussi bien les registres d’action que les valeurs et normes qui sont transmises. Au demeurant, il faut rappeler aussi que ces structures sont généralement

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constituées de personnes dont la foi est profonde. Cela peut être illustré par le fait que plusieurs des hommes de Bayt al-Salām, Terre des Hommes Syrie et Saint Vincent de Paul que nous avons rencontrés s’apprêtaient à devenir prêtres lorsqu’ils étaient jeunes.

Insertion dans les tissus associatifs chrétiens internationaux

36 Enfin, alors qu’avant 2011 une grande majorité des associations syriennes se caractérisait par une forte autonomie vis-à-vis des acteurs étrangers et que les partenariats entre organisations syriennes et organisations internationales étaient fortement restreints et surveillés par les autorités, une partie significative des associations chrétiennes rencontrées bénéficiait d’une bonne insertion dans des réseaux, souvent confessionnels, internationaux. Il est important de rappeler ici que le contrôle du ministère des Affaires Sociales et du Travail était très strict et que les structures associatives non enregistrées par ses soins ne pouvaient bénéficier d’aides étrangères. En outre, tout financement d’un organisme étranger à une association locale devait être validé préalablement par le ministère des Affaires Sociales et du Travail, puis par le ministère des Affaires Étrangères26.

37 Cette insertion privilégiée dans des réseaux internationaux se manifestait notamment sur deux plans : celui de l’accès aux ressources étrangères à l’intérieur de la Syrie, d’une part (L. Ruiz de Elvira, sous presse) ; celui de l’affiliation directe à des structures associatives internationales, de l’autre. A contrario, pour les associations caritatives sunnites, ce type d’affiliation à des réseaux internationaux ou occidentaux était très rare. Significativement, le réseau international Islamic Relief, qui est établi dans une centaine de pays autour du monde et plus particulièrement au Moyen-Orient (Égypte, Liban, Irak, Jordanie, Palestine et Yémen), n’était pas actif dans la Syrie des années 2000.

38 Ainsi, les relations entre les sociétés Saint Vincent de Paul localisées en Syrie et ailleurs dans le monde étaient toujours de mise avant 2011, comme le montrent les déclarations faites en 2009 par l’un de ses membres : « On est en contact avec Saint Vincent de Paul international. On reçoit des conseils et des directives de leur part et on les respecte tant qu’ils ne sont pas en contradiction avec la loi syrienne »27. Il en allait de même pour al- Safīna, version syrienne du réseau international « l’Arche », qui, depuis 2011, donne régulièrement des informations sur la situation des « amis » de l’Arche de Damas : « A lot of people have been asking for news of the members of L’Arche in Damascus, wanting to show their support: we are very grateful to you! Our friends in Al Safīna regularly tell us just how much these thoughts and prayers mean to them, and how much they feel linked with the rest of the Federation »28. Jean Vanier, fondateur du réseau, leur adressait un message en décembre 2013 : « Mes chers Amis, Voici la lettre que j’ai adressée à tous les amis chrétiens du Moyen-Orient à la demande du journal catholique La Croix. Nous, en France, nous vivons Noël dans la paix, mais il y a tous ceux qui vivent Noël dans la souffrance et la guerre. Je vous transmets cette lettre pour que nous puissions prier ensemble les uns pour les autres »29. Terre des Hommes Syrie, enfin, est non seulement membre du réseau international Terre des Hommes (la FITdH, fondée en 196630), mais coopère aussi régulièrement avec plusieurs organisations et organismes internationaux d’origine confessionnelle, dont Caritas, l’International

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Catholic Migration Commission, le Secours Catholique, l’American Friends Service Committee (une organisation de la communauté quaker des États-Unis) et la Délégation Catholique pour la Coopération, laquelle a envoyé à plusieurs reprises des spécialistes (en psychomotricité et en orthophonie) bénévoles à Terre des Hommes Syrie.

39 L’insertion dans ces réseaux contribue non seulement à rendre visibles les structures associatives chrétiennes au-delà des frontières syriennes mais facilite aussi l’arrivée de bénévoles venant d’Europe ou d’ailleurs et favorise les partenariats avec les ONG étrangères installées en Syrie. Ainsi, certaines associations chrétiennes bénéficient de moyens d’action et de reconnaissance bien plus importants que beaucoup d’associations musulmanes. Sur un plan spirituel, ces échanges servent également à rapprocher les communautés chrétiennes d’Orient de celles d’Occident, renforçant de cette manière le sentiment d’appartenance à un christianisme mondial. Ces derniers aspects s’avèrent être d’une importance fondamentale dans un environnement qui reste majoritairement musulman. * **

40 Tout en ayant fréquemment recours à une rhétorique insistant sur leur caractère aconfessionnel et non-communautaire et tout en faisant montre d’une réelle ouverture des services aux populations musulmanes, les associations chrétiennes que nous avons connues en Syrie dans les années 2000 entretiennent un rapport étroit et profond au religieux, révélateur d’un repli communautaire. L’empreinte religieuse varie d’une structure à l’autre, prenant parfois la forme d’une dépendance directe aux institutions chrétiennes, d’autres fois celle d’une relation plus souple et moins visible au premier abord. L’ensemble de ces associations s’appuient pourtant sur des réseaux confessionnels tissés dans la durée à plusieurs niveaux – le local, le régional et l’international – et contribuent sans doute à maintenir, voire à renforcer, le lien communautaire. Le référent religieux ne peut ainsi que transparaître au sein de ces structures, et ce aussi bien dans les pratiques que dans les discours, les normes et les valeurs.

41 Enfin, les identités confessionnelles et communautaires étudiées dans cet article doivent être replacées dans un mouvement général de réactivation des liens confessionnels, ethniques et localistes opéré sous le régime de Bachar al-Assad et signant l’échec de la construction d’une société nationale. L’enracinement religieux et, pour ce qui est des populations chrétiennes, l’attachement aux différentes Églises, s’inscrivent donc dans une logique plus large de communautarisation de la société syrienne, et cela bien avant 2011.

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NOTES

1. Les chrétiens de Syrie sont divisés en onze communautés différentes. 2. Une association Saint Vincent de Paul a été créée au Liban en 1860. Outre le Liban et la Syrie, la Société de Saint Vincent de Paul s’est aussi installée en Algérie, en Jordanie, en Turquie et en Irak. 3. Pour une analyse exhaustive de cette association voir L. Ruiz de Elvira, 2012b. 4. Sur la fondation et l’histoire du collège Saint-Vincent des pères lazaristes de Damas voir J. Bocquet, 2002. 5. Entretien en langue française, Damas, avril 2008.

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6. La première association Caritas a été fondée à Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne, en 1897. En 1967 Caritas s’installe à Jérusalem, en Jordanie et en Syrie. Aujourd’hui cette organisation à but caritatif est présente dans 198 pays et territoires. 7. Pour une analyse détaillée de cette association voir L. Ruiz de Elvira, 2012a. 8. Entretien avec la directrice de l’association, Damas, décembre 2009. 9. Pour plus d’informations voir sa page web : http://www.larchesyria.com/fr/the-community/. 10. Ce jésuite hollandais a été assassiné le 7 avril 2014 à Homs. 11. En Syrie, seules les associations autorisées par l’État sont dites « enregistrées ». En effet, avant 2011, le cadre juridique syrien diffère des cadres juridiques libanais ou palestinien, lesquels prévoient que pour qu’une association soit légalement reconnue, il suffit de la déclarer auprès des autorités compétentes (système d’enregistrement). Le système d’autorisation appliqué en Syrie s’oppose fondamentalement au système d’enregistrement selon lequel théoriquement aucune association ne peut se voir refuser son droit à exister. Dans la pratique, il équivaut à un long et ardu processus pendant lequel les membres fondateurs sont soumis à une enquête menée par les services de la Sûreté Générale. 12. Ce processus de normalisation a surtout visé les structures sunnites, perçues par le régime comme plus menaçantes que les structures chrétiennes. Ces dernières, ayant toujours bénéficié de meilleures relations avec le pouvoir en place, n’ont jamais connu les mêmes difficultés pour obtenir leur autorisation. 13. Il faut noter ici qu’avant 2011 l’aide de l’État aux organisations enregistrées auprès du ministère des Affaires Sociales et du Travail variait en fonction de leur importance (en taille et en ressources) et de leur rapport au pouvoir. Certaines n’en recevaient aucune. 14. Entretien, Damas, décembre 2007. 15. Propos extraits d’une carte de vœux de Noël envoyée par la société Saint Vincent de Paul à d’autres associations syriennes en décembre 2008. 16. Terre des Hommes Syrie, brochure informative en français et anglais. 17. Propos recueillis par Natalia Ribas-Mateos, Damas, juillet 2008. Il est intéressant de noter que, jusqu’à sa nationalisation en 1967, le collège Saint-Vincent des pères lazaristes de Damas accueillait, lui aussi, des individus issus de différentes communautés : chrétiens orthodoxes, musulmans sunnites, druzes, alaouites, juifs et même protestants (J. Bocquet, 2002). 18. Propos recueillis par Natalia Ribas-Mateos, Damas, juillet 2008. 19. Il faut rappeler ici qu’en 2010 plusieurs Églises évangéliques installées dans le nord du pays furent fermées par les autorités syriennes. Officieusement, elles furent accusées de prosélytisme. 20. Entretien, Tartous, juillet 2009. 21. Entretien, Damas, décembre 2009. 22. Sur l’effort de construction nationale Stéphane Valter écrit : « Ce pouvoir [baathiste] se voit ainsi contraint de jouer sur les identités, au gré des circonstances, en recourant à des représentations tantôt globalisatrices tantôt sélectives du passé, dans le dessein de construire symboliquement une communauté politique nationale lui permettant de consolider sa légitimité » (S. Valter, 2002 : 13). 23. Terre des Hommes Syrie, brochure informative en français et anglais. 24. Site internet de l’association : http://www.st-gos.com/ (consulté le 15 septembre 2012). 25. Site internet de l’association : http://www.larchesyria.com/fr/the-community/ (consulté le 21 février 2014). 26. Outre la volonté du régime d’entraver la coopération entre acteurs locaux et internationaux et de contrôler de près tous les projets, l’absence de financements étrangers s’explique aussi par deux autres éléments : d’une part la méfiance et la peur des responsables des associations à l’égard des bailleurs de fonds étrangers, d’autre part le manque d’intérêt, la méfiance et, parfois, le mépris des acteurs étrangers vis-à-vis des projets caritatifs syriens. 27. Entretien, Damas, octobre 2009.

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28. Site de l’Arche Canada : http://www.larchecommons.ca/en/national/news/ news_of_larche_in_syria_2012-07-30 (consulté le 15 avril 2014). 29. Idem. 30. La première association Terre des Hommes est fondée en 1960 en Suisse.

RÉSUMÉS

Malgré le recours fréquent à une rhétorique insistant sur leur caractère aconfessionnel et non- communautaire et malgré une réelle ouverture des services aux populations musulmanes, les associations chrétiennes à vocation sociale de Damas entretiennent un rapport étroit à la religion chrétienne. Celui-ci varie d’une structure à l’autre, prenant parfois la forme d’une dépendance directe par rapport aux institutions chrétiennes, d’autres fois celle d’une relation plus souple et moins visible au premier abord. L’ensemble de ces associations s’appuient pourtant sur des réseaux confessionnels tissés dans la durée à plusieurs niveaux – le local, le régional et l’international – et contribuent sans doute à renforcer le lien communautaire. Le référent religieux ne peut ainsi que transparaître au sein de ces structures, et ce aussi bien dans les pratiques que dans les discours, les normes et les valeurs.

In spite of the frequent use of a rhetoric insisting on their non-confessional and non-community- oriented character, and in spite of a real opening of their services towards the Muslim populations, socially oriented Christian associations arguably entertain a close relationship with the Christian Religion. This relationship fluctuates from a structure to another, taking sometimes the shape of a direct dependence towards Christian institutions, sometimes the shape of a more flexible and at first sight less visible relationship. Yet all of these associations lean on confessional networks weaved on a long-term scale on several levels – local, regional, international – and by way of this, certainly contribute to reinforcing communal ties. Thus the religious reference appears in the midst of these structures, throughout the practices as well as throughout the discourses, norms and values.

A pesar del recurso frecuente a una retórica insistente sobre su carácter aconfesional y no- comunitario, y más allá de una real apertura de los servicios a la población musulmana, las asociaciones cristianas con vocación social de Damasco sostienen una relación estrecha con la religión cristiana. Esto varía de una estructura a la otra, tomando a veces la forma de una dependencia directa a las instituciones cristianas, y otras la de una relación más laxa y menos visible en principio. El conjunto de estas asociaciones se apoya sin embargo en redes confesionales tejidas en el largo plazo en varios niveles – local, regional e internacional – y contribuyen sin duda a reforzar el lazo comunitario. El referente religioso aparece entonces en el interior de estas estructuras, tanto en las prácticas como en los discursos, las normas y los valores.

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INDEX

Mots-clés : Syrie, associations à vocation sociale, chrétiens arabes, rapport au religieux, confessionnalisme, communautarisme Keywords : Syria, social organization, Arab Christians, relationship to religion, sectarianism Palabras claves : Siria, asociación social, cristianos árabes, relación con lo religioso, confesionalismo, comunitario

AUTEUR

LAURA RUIZ DE ELVIRA

Centre for Near and Middle East Studies (CNMS), Marburg University, Germany, [email protected]

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De l’art poétique pour politique Le rituel funéraire des chrétiens du sud de la Syrie Poetry as Politics. The Funerary Ritual of Christians in the South of Syria Del arte poética como política. El ritual funerario de los cristianos del sur de Siria

Anna Poujeau

1 En 2011, les chrétiens représentaient environ 6 % de la population syrienne1. Aujourd’hui, plus de quatre ans après le début du conflit, donner des chiffres de la démographie syrienne se révèle être un exercice périlleux tant les morts, les disparitions et les mouvements de population sont importants. On compte plus de trois cent mille morts, environ trois millions de Syriens réfugiés dans la région et près de sept millions de déplacés internes. Si toutes les franges de la population sont touchées par les destructions, les déplacements, les disparitions et les massacres, leurs caractères parfois confessionnels ainsi que les menaces concrètes des groupes islamistes radicaux sur les membres des minorités religieuses ont sans doute joué sur l’augmentation de la proportion des exilés chrétiens2.

2 Multiconfessionnelle, la population syrienne est composée d’une majorité de musulmans sunnites arabes (environ 71 % de la population), quatre groupes musulmans issus de sectes hétérodoxes – alaouites (10 %), druzes (2 %), ismaéliens (1 %) et chiites duodécimains (0,4 %) – ainsi que trois groupes non arabes sunnites : kurdes (8 %), turkmènes (0,6 %) et tcherkesses (0,4 %). En nombre très limité on trouve aussi des kurdes yézidis (0,1 %) (Courbage, 2007 : 189)3. Détenu depuis 1970 par des membres de la minorité alaouite, le pouvoir n’a cessé de s’appuyer sur les clivages sociaux, économiques, tribaux, religieux et ethniques de la société syrienne pour légitimer son autorité (Seurat, 1989). En vertu de logiques solidaires présumées entre membres issus de communautés religieuses minoritaires, les chrétiens de Syrie, qui présentent une grande diversité confessionnelle avec une dizaine d’Églises arabes et non arabes4, ont parfois pu être perçus comme des soutiens du pouvoir.

3 Les clercs et les prélats sont depuis plus de quarante ans les seuls interlocuteurs désignés par le pouvoir pour représenter leurs propres communautés, si bien que d’une certaine manière, l’autoritarisme du régime s’est accompagné d’une forme de cléricalisation de la communauté chrétienne. Toutefois, ce cléricalisme n’a pas toujours

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été si important. Par le biais d’une enquête de terrain menée jusqu’en 2010 parmi des chrétiens originaires du sud de la Syrie (Ḥawrān et Ğabal al-cArab), j’ai mis en lumière le fait que dans un passé dont la mémoire est toujours conservée, l’organisation politique locale des chrétiens reposait sur les structures lignagères et claniques et non pas simplement cléricales5. Des cheiks, chefs de lignages, hommes sages et respectés par tous, représentaient les intérêts politiques, économiques et sociaux de leur groupe entre eux et en direction des communautés voisines. Au moment de l’enquête ethnographique, les chrétiens déploraient souvent la disparition progressive de « leurs cheikhs » ; ceux-ci ayant été remplacés dans leurs rôles par les évêques. En effet, chaque village de la région avait son cheikh et à l’échelle de toute la région du Ḥawrān, il y avait un šayḫ al-mašā’iḫ (le cheikh des cheikhs) choisi de génération en génération parmi les al-Ḥarīrī l’une des plus grandes familles sunnites de la ville de Dir ca (Cantineau6, 1940).

4 Si elle continue bien d’exister, l’organisation lignagère et clanique du groupe est désormais dominée par l’organisation cléricale et ce faisant, la communauté est politiquement réduite à son identité religieuse. Cette déstructuration politique du groupe au niveau local a été favorisée par la structure hiérarchique cléricale chrétienne elle-même, particulièrement identifiable contrairement aux différentes communautés musulmanes dépourvues de hiérarchies structurées. Le régime a accordé aux évêques et aux patriarches des possibilités d’ajustement de leurs positionnements sociopolitiques et, par là, un pouvoir sur leur communauté respective.

5 Entités politico-religieuses contrôlables dotées d’une certaine capacité politique pour leurs propres communautés, les évêques et les patriarches ont pu nouer des relations de type clientéliste avec les responsables des différents organes du pouvoir comme d’ailleurs les grandes familles sunnites d’ulémas7. Évêques et patriarches ne peuvent être nommés par les membres du synode en charge de l’élection sans l’aval des autorités syriennes au plus haut niveau. Dans ce cadre, on peut se demander jusqu’à quel point la structure cléricale n’est pas une sorte d’organe du pouvoir. En réalité, les Églises élaborent leur contestation du pouvoir et construisent une critique de celui-ci en jouant sur les clivages de leur propre communauté. Pour ce faire, les prélats s’appuient sur ses deux éléments structurants : les lignes de fractures historiques et religieuses existantes entre leurs propres institutions – les différentes Églises apparaissant alors comme autant de niveaux sur lesquelles les communautés peuvent jouer et s’appuyer pour élaborer leurs relations à l’autorité politique – et entre ordre séculier et ordre régulier (Poujeau, 2014a). Pour ce dernier point, la mise en scène de la libération en février 2014 des moniales du monastère grec orthodoxe de Sainte-Thècle retenues trois mois par des membres d’al-Qaïda en Syrie est un bon exemple. Après avoir été officiellement « remises » aux forces de sécurité libanaises à la frontière syro- libanaise par le groupe islamiste en échange de la libération d’une cinquantaine de femmes et d’enfants emprisonnés par le régime syrien, les moniales ont été ramenées en Syrie. Sous les caméras des télévisions syriennes et libanaises, devant un portrait de Bashar al-Assad et aux côtés de l’évêque grec orthodoxe du Patriarcat de Damas, celles- ci ont nié avoir été maltraitées par les hommes d’al-Qaïda et les ont même remerciés pour les avoir sorties de leur monastère à Maclūlā où elles s’étaient retrouvées piégées durant plusieurs semaines dans des conditions de vie difficiles entre les feux de l’armée syrienne et des membres du groupe islamiste. Leurs déclarations allaient clairement à l’encontre de ce qui était officiellement attendu, à savoir une dénonciation des « terroristes », selon la rhétorique du régime. Décontenancés par ces paroles, les

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journalistes ont alors tenté par diverses questions de leur faire dire ce que le régime souhaitait entendre. En vain. L’évêque à leurs côtés est resté silencieux et n’a manifesté aucune intention d’intervenir pour rétablir le discours officiel dont son Église est l’un des relais habituels. Manifestement, les moniales peuvent avoir une parole plus libre que l’évêque lui-même, contraint au silence ou à la parole convenue par son rôle de représentant politique de la communauté. J’ai pu l’observer par ailleurs sur le terrain lors de deux cérémonies d’intronisation d’évêques des Églises grecque catholique et syriaque catholique, respectivement à Damas (2010) et à Hama (2003) et lors de plusieurs cérémonies d’intronisation de prêtres non mariés8 du Patriarcat grec catholique à Damas et dans deux villages du sud de la Syrie9.

6 Ce type de relation et d’accointance entre le régime et le clergé séculier est observable dès les cérémonies d’intronisation des prêtres et des prélats qui ne manquent pas dans leurs discours de faire l’éloge du régime, marquant par là leur assujettissement à celui- ci. Les réactions que ce genre de discours suscite chez les laïcs sont particulièrement révélatrices des tensions provoquées par ce mélange du politique et du religieux de la part des clercs et des prélats. Ces derniers sont accusés de se comporter en homme politique (rağul al-siyāsā) plutôt qu’en homme de religion (rağul al-dīn).

7 Si les hommes présents parmi le public, un petit millier d’invités, ont tendance à rester impassibles face à ces discours, il se trouve toujours des femmes dans l’assistance pour s’en moquer et faire des remarques acerbes sur le tournant politique pris par les clercs. Ces courts moments de moqueries occasionnent parmi les femmes des sourires et des hochements de tête, des moues et des roulements d’yeux qui manifestent clairement leur sympathie pour celle qui vient d’oser lancer un « nous entrons dans la politique ! » (fatnā fī s-siyāsā !) ou un « c’est pas bientôt terminé ! » (ḫalaṣnā yā zalamā !) agacé et même irrespectueux.

8 Ces brèves remarques ethnographiques montrent que s’il est évident que les relations des chrétiens au pouvoir sont ambivalentes, il reste que formuler une désapprobation et une critique de celui-ci est difficile tant les possibilités d’expression paraissent verrouillées de toute part. Pourtant, ce type de contestation de l’autorité qui passe par la critique de l’allégeance des clercs et des prélats au pouvoir prend une tournure plus formelle dans une pratique sociale locale et ritualisée ayant globalement échappé au contrôle et de laquelle émerge la formulation symbolique d’une critique politique.

9 Il s’agit des funérailles chrétiennes, rituel complexe qui marque un moment du jeu social où l’ensemble des lignages et des communautés interagissent. Les membres du clergé chrétien et musulman ont un rôle presque exclusivement représentatif alors que les laïcs de toutes les communautés profitent de cet espace temporel ouvert par la mort d’un des leurs pour se montrer dans toutes leurs forces. Le nombre important des participants aux funérailles – jusqu’à plusieurs milliers – est certainement l’un des éléments les plus valorisés et exhibés. L’interaction entre les lignages et les communautés telle que l’on peut l’observer au moment de la mort d’un membre du groupe chrétien est si rare dans le contexte syrien qu’elle mérite largement d’être interrogée. Alors même que le régime joue la carte du fractionnement confessionnel, les funérailles sont une occasion de partage intercommunautaire intense, de coexistence en même temps que l’expression d’une compétition pour le « sacré10 ».

10 Dans cet article, nous verrons comment le rituel funéraire des chrétiens du sud de la Syrie majoritairement grecs catholiques11 – moment d’établissement de relations interconfessionnelles particulières avec leurs voisins druzes, sunnites et bédouins12 –

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témoigne à plusieurs niveaux de leurs capacités d’agir face au pouvoir et leur permet de négocier une place dans un environnement où ils sont minoritaires. Il s’agira donc de faire l’examen de la complexité des rapports de la communauté chrétienne au pouvoir en s’intéressant particulièrement à la critique qu’en font les chrétiens au moment du rituel funéraire jusqu’à aujourd’hui, alors que la guerre a multiplié les funérailles tout en les politisant de plus en plus13.

Les funérailles : expression d’une parole profane et rituel protéiforme

11 Les chrétiens du sud de la Syrie habitant les villages de ces deux régions ainsi que trois quartiers de la banlieue sud de Damas (Dwaylcā, Ṭabālā et Ğaramānā) cohabitent avec des membres de la minorité druze (majoritaires cependant dans le Ğabal al-cArab et à Ğaramānā) ainsi qu’avec ceux de la majorité sunnite et des bédouins.

12 L’histoire de l’implantation de la communauté druze dans le sud de la Syrie est bien connue depuis les travaux de Firro (1992) et l’histoire du sud de la Syrie depuis notamment les travaux de Cantineau (1940). Fortement dominée par l’islam sunnite, cette région est composée d’une plaine à l’ouest et d’une montagne plus à l’est. À partir de la fin du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe siècle, à la suite de vagues successives de migration druze en provenance du Liban sud, du Hermo puis du Chouf, la région a été divisée en deux régions distinctes. Les familles druzes qui se sont alors installées dans le sud de la Syrie fuyaient des luttes lignagères internes à leur communauté, la conscription obligatoire instaurée par la Sublime Porte à partir de 1831 et les arrestations de la part des soldats ottomans à la suite des massacres interconfessionnels dans la région du Chouf en 1860. Ils fondèrent leurs villages dans la partie montagneuse du Ḥawrān après avoir expulsé les paysans sunnites de leurs villages et repoussé les tribus bédouines pauvres, les Šakkara, qui y nomadisaient vers le sud et vers la plaine, par le biais de plusieurs expéditions guerrières dont certaines avaient été réalisées avec l’appui des grandes tribus bédouines, cAnāza des confédérations Weld et cAlī ainsi que Šammar, arrivées au XVIIIe siècle d’Arabie et d’Irak (Cantineau, 1940 : 31 et Behnstedt, 2000 : 404). Transformée peu à peu en un réduit et un abri communautaire, la montagne du Ḥawrān, localité la plus fertile de toute la région, devint « la montagne des druzes », certainement vers la fin du XIXe siècle. Les autorités mandataires françaises ont amplement contribué à renforcer leur construction politique en la nommant officiellement ainsi et en leur accordant une certaine autonomie politique. Aujourd’hui les sunnites et les chrétiens y représentent moins de 20 % de la population majoritairement druze. Les chrétiens du Ğabal déplacés dans des localités particulières par les druzes à l’intérieur du Ğabal et dans le Lega (vaste étendue entre la plaine et la montagne constituée d’une croûte basaltique épaisse) étaient sous la domination de ces derniers jusqu’au milieu du XXe siècle et le départ des Français. La plupart des villages de cette région sont exclusivement druzes. Si certains sont mixtes, ils restent majoritairement druzes.

Le jeu des dialectes

13 À seulement quelques kilomètres de là, dans la plaine, les chrétiens n’ont pas subi de déplacement forcé. Ils sont restés liés à leurs coreligionnaires du Ğabal avec lesquels ils

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contractent jusqu’à aujourd’hui des alliances matrimoniales de manière préférentielle. Le découpage géographique du sud de la Syrie en deux régions distinctes est donc le fruit de contingences historiques tardives. Mais les chrétiens du Ğabal et du Ḥawrān continuent de se penser comme un groupe uni par la même identité régionale. Ainsi, tous se revendiquent comme étant originaires du Ḥawrān, même si ceux du Ğabal précisent parfois qu’ils sont de Suwaydā’ (en réalité ils veulent parler de la région de la ville de Suwaydā’ qui est le chef-lieu du gouvernorat, muḥāfaẓa). Il est important de noter que par ce discours sur leur appartenance régionale commune, les chrétiens continuent d’entretenir la mémoire de leur histoire violente avec les druzes tout en niant qu’elle ait pu transformer profondément la structure de leur groupe. L’entretien de cette mémoire et la construction de leur identité régionale passent au quotidien par le dialecte parlé par les chrétiens habitant tous les villages du Ḥawrān et du Ğabal, à l’exception près dans cette dernière région des villages de Šaqa, Šabha, Sawara al-Zġīra et du chef-lieu Suwaydā’. Dans ces lieux, les chrétiens parlent exactement le même dialecte que les druzes. Originaire du sud du Liban, l’un de ses traits distinctifs tient à la prononciation du qāf, on dit même de ceux qui parlent ainsi qu’ils « iqawqū14 ». La raison de l’adoption du dialecte des druzes par les chrétiens dans ces quelques villages relève uniquement de leur faible démographie. En effet, seules quelques familles chrétiennes vivent dans ces villages et elles y sont extrêmement minoritaires. Aucune cohérence géographique de l’usage du dialecte druze, ou dialecte Z comme le nomme Behnstedt, ne peut être révélée malgré ce que ce dernier avance dans son étude linguistique qui tente de géographier les dialectes (2009, 402-409). En effet, Behnstedt ne prend pas en compte le fait que les chrétiens parlent ce dialecte ou le hawarnais (qu’il désigne par la lettre Y) selon les villages où ils vivent et selon leurs interlocuteurs. Un des meilleurs exemples pour illustrer ce dernier point est celui des villages voisins de Sawara al-Kbīra et Sawara al-Zġīra. Situés sur une ligne nord-sud et séparés de cinq kilomètres seulement, les chrétiens du premier village parlent hawarnais entre eux et entre hawarnais, et le dialecte druze avec leurs voisins druzes et leurs voisins chrétiens de Sawara al-Zġīra, ces derniers parlant uniquement le dialecte druze. Dans tous les villages où les chrétiens sont plus nombreux, ils ont conservé leur dialecte hawarnais qu’ils parlent entre hawarnais, sunnites ou chrétiens. Lorsqu’ils échangent avec des druzes au sein du village ou ailleurs, ils utilisent le même dialecte que ces derniers sous prétexte qu’ils ne seraient pas capables de les comprendre15. En ce sens, on pourrait dire que les chrétiens du Ğabal ont pour la plupart d’entre eux des compétences linguistiques particulières, tenant à leur maîtrise parfaite de deux dialectes qui présentent des différences très importantes. En plus de cela, ils comprennent parfaitement les bédouins qui parlent un dialecte de type nord arabique et ils sont même capables de parler ce dialecte, de façon imparfaite toutefois. En effet, les dialectes parlés dans le Ḥawrān se divisent en deux groupes : le dialecte des populations sédentaires sunnite et chrétienne et le dialecte des bédouins Šakkara sédentarisés à la fin du XIXe siècle par les autorités ottomanes et qui nomadisent dans la région au moment des récoltes, pour être employés comme cueilleurs saisonniers par les villageois et pour mener les troupeaux aux pâturages16. De façon très générale, on peut dire que le dialecte des populations sédentaires a autant de consonnes que l’arabe classique, mais ce ne sont pas exactement les mêmes. De plus, il existe deux phonèmes nouveaux dans le hawarnais par rapport à l’arabe classique : le g et une occlusive prépalatale affriquée le č. C’est une altération du k ancien, mais celui-ci est devenu un phonème indépendant sans plus de rapport avec le k (Cantineau, 1940 : 80, 104). Les

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gens avec lesquels j’ai travaillé et que j’ai interrogés à ce sujet identifient un unique dialecte hawarnais des populations sédentaires parlé de façon similaire dans toute la région. Pourtant Cantineau qui fait son étude linguistique sur les dialectes du Ḥawrān en 1940 en identifie deux voire quatre si on intègre les dialectes des zones du Ḥawrān frontalières avec le Golan (au nord-ouest) et la région de Damas (au nord) qu’il nomme zones de transition17. Ainsi identifie-t-il en plus du hawarnais proprement dit, un parler de la montagne hawarnaise (aujourd’hui le Ğabal al-cArab) différent du dialecte druze. Il apparaît qu’aujourd’hui, selon mon enquête, ce dernier dialecte a disparu. Entre eux, les gens originaires du Ḥawrān parlent toujours leur dialecte ou bien un dialecte influencé par le damascain s’ils vivent dans des quartiers de la capitale depuis un certain temps, et encore pas toujours, certaines personnes ne réussissant jamais à totalement se défaire de leur dialecte hawarnais et parlant donc un mélange des dialectes hawarnais et damascain. Ce dernier ne correspond cependant pas au véritable dialecte des Damascains d’origine, les Šwām, reconnaissables entre tous par la façon d’allonger toutes les fins de mots.

14 Ces détails sur l’emploi de différents dialectes par la majorité des chrétiens du sud de la Syrie en fonction de leur lieu de naissance et d’existence, ainsi qu’en fonction de leurs interlocuteurs, permettent de saisir non seulement la profondeur de leur conscience identitaire régionale mais aussi l’habileté dont ils témoignent quand il s’agit pour eux de se présenter face à des druzes, des chrétiens vivant dans des villages à grande majorité druze et qui ont perdu avec le temps la maîtrise de leur dialecte hawarnais d’origine, des sunnites et des chrétiens du Ḥawrān, et encore des bédouins. C’est en outre un indicateur de leurs capacités à jouer sur différents niveaux de leur appartenance : villageoise, confessionnelle, régionale, rurale, urbaine en fonction de leurs interlocuteurs. Une analyse similaire peut être faite de la façon qu’ont les chrétiens de circuler depuis le déclenchement de la guerre entre les différentes zones syriennes qu’elles soient tenues par le régime ou les rebelles. Ainsi aux barrages de l’armée, ils prennent garde de tenir un chapelet à la main ou de rendre évidente une croix d’ordinaire cachée sous leurs vêtements, ce qu’ils ne faisaient jamais auparavant. De la même façon, il est important de relever qu’aujourd’hui le Ḥawrān étant sous contrôle majoritaire des groupes rebelles, les chrétiens vivant dans des villages mixtes ou monoconfessionnels (comme Ḫabab ou Baṣīr) ne sont pas menacés par ces derniers. Leur identité régionale commune l’emporte sur les divisions confessionnelles qui, dans cette région, n’ont jamais été à l’origine d’affrontements entre chrétiens et sunnites. En revanche, les inimitiés entre les druzes et les autres habitants de la région (sunnites, chrétiens et bédouins Šakkara) sont grandes et tiennent à la façon dont les druzes les ont spoliés et chassés de leurs terres. Les druzes se sont même alliés à plusieurs reprises avec les grandes tribus bédouines cAzāra et Šammar pour razzier les villages des paysans sunnites et chrétiens ainsi que les campements des bédouins Šakkara jusqu’à l’instauration du Mandat français et la pacification de la région18. Les druzes sont présentés de façon quasi systématique par les chrétiens et les sunnites de la région comme des « traîtres » dont il faut absolument se méfier même s’ils entretiennent malgré tout de bonnes relations de voisinage. C’est d’ailleurs ce que l’on observe pendant les funérailles19. Ainsi il est significatif de voir que les Hawarnais sunnites et chrétiens se désignent comme ‘āhl Dercā (les gens de Dir cā) et les druzes comme ‘āhl Suwaydā’ (les gens de Suwaydā’) ; les chrétiens du Ğabal al-cArab s’identifiant évidemment au premier groupe, le second se référant exclusivement aux druzes.

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15 La mise en perspective de ces quelques éléments ethnographiques et langagiers20 avec le déroulement du rituel funéraire est essentielle à la compréhension générale de ses enjeux politiques. En Syrie, le jeu de la parole politique a été orienté pendant plus de quarante ans par un régime qui a voulu imposer à tous son idéologie par la menace et le contrôle permanents. Mais si le pouvoir a tenté de museler les Syriens, il est évident qu’il n’y a jamais parfaitement réussi. Dans le monde arabe, la maîtrise de la parole et de ses codes détermine une part non négligeable du jeu social (Abu-Lughod : 1986, Gilsenan : 1996, Jamous : 2004). Plutôt que de réprimer leur parole, les gens ont développé une certaine façon de parler. L’observation du quotidien réalisé au fil des ans met en évidence un jeu subtil sur la parole. En Syrie, il faut « savoir parler », autrement dit maîtriser les codes de la parole imposés par les dirigeants pour pouvoir les dépasser et s’exprimer sans se mettre en danger. On ne peut pas être dans l’opposition frontale avec le régime : on peut s’exprimer, mais toujours par le biais de ce « savoir parler ».

Paroles funéraires

16 Dans ce contexte, un mode de parole subtil capable de « brouiller » le sens du message ouvre pour celui qui le maîtrise, à la fois celui qui le dit et celui qui l’écoute, un horizon infini d’expression. Maîtriser et écouter des paroles codifiées par des traits formels et esthétiquement marquées signifie s’attacher non pas seulement au sens des mots mais aussi à leur poésie, à leur rythme, à ce qu’ils peuvent évoquer21. Cet art de la parole constitutif d’un savoir social, historique et politique prend place dans un contexte où le verbe sous contrôle rend ses enjeux sociologiques, historiques et politiques absolument cruciaux. Les paroles funéraires des chrétiens du sud de la Syrie sont « mélodisées22 » par plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de personnes, et sont à la fois un mode de parole subtil et une performance esthétique à caractère politique23.

17 La réunion d’un tel collectif autour d’une pratique langagière est significative car elle permet pour celui qui la maîtrise d’avoir une parole et de participer au jeu social que cette pratique déploie dans tous les registres d’expression. Ainsi, lors du rituel, la parole collective se substitue à la parole quotidienne et transcende le politique. En quelque sorte, l’art poétique est politique.

18 En effet, les paroles des hommes et des femmes prononcées lors des funérailles se distinguent de celles du quotidien par leurs traits formels24 – mélodique, métrique, etc. – et constituent le corpus d’une poésie orale profane qui a la particularité d’être communautaire tout en étant connue et dite par tous (druzes, bédouins et sunnites25). Si cette poésie mêle sacré et profane, elle n’est pas proprement religieuse et le rituel lui-même ne prendra une orientation religieuse qu’au moment de la messe, à laquelle d’ailleurs seuls les hommes assistent. Ces paroles profanes ne vont pas sans poser problème au clergé qui manifeste clairement son souhait que les femmes cessent de les prononcer. La tentative d’interdiction des lamentations funéraires féminines perçues comme archaïques n’est pas nouvelle et remonte au moins au XVIIe siècle (Heyberger, 2014 : 531-533).

19 Le rituel funéraire chrétien et la poésie orale funéraire des chrétiens du sud sont des références importantes à trois niveaux : celui de la construction communautaire, celui de la structuration des relations avec les autres communautés et, enfin celui de la valorisation de l’appartenance régionale commune. On l’aura compris, bien des éléments des funérailles des chrétiens sont communs aux autres communautés (les

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lamentations, les salutations, etc.), c’est d’ailleurs ce qui leur permet de mettre en valeur leur forte identité régionale hawarnaise au-delà des appartenances communautaires. Ainsi, mon propos n’est pas de présenter les funérailles chrétiennes du sud de la Syrie comme singulières et propres à cette communauté, mais bien de démontrer que, dans cette région, les différentes séquences du rituel chrétien ont la particularité de construire peu à peu un espace politique partagé entre toutes les communautés de la région. Chaque séquence rituelle dessine donc un lieu d’interactions particulières à observer et analyser finement pour en comprendre la logique interne et le sens politique ultime.

20 Les funérailles se déroulent en plusieurs phases rituelles : la veillée du défunt jusqu’au lendemain de la mort ; la sortie du corps accompagnée des paroles des hommes qui prennent la forme de carāḍa26 (poésie semi-improvisés et mélodisée par un groupe de jeunes hommes) à Damas et de ğawfiyya27 (chants guerriers) au village si le défunt est jeune (homme ou femme) ; les lamentations funéraires des femmes pendant lesquelles les hommes réunis par lignage présentent leurs condoléances aux hommes du lignage endeuillé ; la messe et enfin la mise en terre du corps (dafn). Les trois jours suivants est organisée la cérémonie du cazā, soit de consolation du malheur ou de condoléances.

Une parole genrée

21 Habillées entièrement de noir, non maquillées, les cheveux décoiffés, les femmes se rendent aux funérailles seulement munies de mouchoirs en papier blanc en prévision des larmes qu’elles ne manqueront pas de faire couler. Une à plusieurs centaines de chrétiennes, druzes, sunnites et bédouines font des lamentations pendant environ trois heures dans la pièce qui leur est réservée (chaque village du sud et chaque église à Damas en possède une). Ces lamentations sont de trois types : nadb, tanāwīḥ et sakābā, chacune ayant ses propres textes, mélodies, métriques, etc. Elles peuvent être parfois semi improvisées, surtout les sakābā. Si nadb et tanāwīḥ sont faites pour toutes les funérailles, les sakābā sont réservées à des circonstances particulières : à l’occasion de la mort d’un jeune homme ou d’une jeune femme ou bien lors de la mort d’une mère ou d’un père ayant perdu un enfant. Comme pour les nadb, une ou deux femmes chantent un vers, après quoi toutes les femmes de l’assemblée reprennent ensemble trois fois de suite toujours le même vers que voici : sakābā yā damac al - c ayn sakābā (Coulez à flots, ô larmes des yeux coulez à flots !).

22 Les hommes, de toutes confessions également, prononcent leurs paroles funéraires uniquement à l’occasion des funérailles d’un ou d’une jeune personne. Ils disent alors célébrer des noces pour le défunt ou la défunte appelé marié carīs ou mariée carūs, cette dernière sera même vêtue d’une robe de noces. Selon que les funérailles ont lieu à Damas ou au village, les hommes ne pratiquent pas la même action rituelle.

23 Les funérailles d’un jeune, homme ou femme, sont particulièrement impressionnantes lorsqu’elles se déroulent au village. À la sortie du corps de la maison de ses parents ou, si le décès est survenu en dehors du village, à l’arrivée du corps, les hommes se tiennent en première position pour pratiquer le rituel des ğawfiyya. Ils énoncent alors, sur un rythme et une mélodie particuliers, des vers de poésie respectant la métrique de la poésie arabe préislamique. Chaque vers est répété une ou plusieurs dizaines de fois. Ce rituel, impressionnant par le monde qu’il réunit et son niveau sonore, peut durer au moins une heure. Il est interrompu par des salves de révolvers et de mitraillettes.

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Pendant que les hommes tirent, les femmes font des youyous28. Ensuite vient le moment où les hommes se retrouvent entre eux et par lignage pour présenter leurs condoléances aux parents masculins du défunt. Ils sont ensuite invités à s’asseoir sur des chaises alignées autour d’un espace vide, face aux membres masculins du lignage endeuillé. Alors que les femmes se lamentent, les hommes gardent le silence et doivent rester impassibles pendant plusieurs heures.

24 À Damas, le rituel est différent. Les jeunes hommes portent le cercueil ouvert du défunt en procession, le long des rues principales de son quartier, arrêtant la circulation s’il le faut. Un homme perché sur les épaules d’un compagnon mélodise un ou deux vers de carāḍa que tous les jeunes hommes reprennent en chœur en frappant des mains et ainsi de suite. Les hommes plus âgés et enfin le groupe des femmes suivent la carāḍa jusque dans l’enceinte de la paroisse du quartier. Ce sera ensuite aux femmes de se lamenter. Dans les carāḍa, les jeunes hommes (šabāb) déclament de la poésie dite nouvelle ou moderne en prêtant attention au rythme et à la mélodie. Une large part est faite à l’improvisation.

25 De jeunes hommes du quartier de Dwaylcā à Damas m’ont rapporté que depuis 2012, lorsque les šabāb déposent le cercueil dans la pièce réservée aux femmes, ils restent un moment autour de celui-ci pour mélodiser des paroles poétiques. Ils disent faire « des lamentations entre eux pour un petit moment ». En réalité, en les interrogeant sur la nature exacte de ces « lamentations masculines », j’ai compris que, sur le même rythme mélodique que celui des tanāwīḥ féminines, ils mélodisent des paroles qui peuvent être, dans un autre contexte, chantées. Il s’agit d’une transformation récente et importante du rituel pourtant extrêmement codifié qui s’explique par le grand nombre de décès, en particulier de šabāb morts pendant la révolution. Selon eux, cela ne se fait qu’à Dwaylcā, chez les chrétiens originaires du sud29.

26 De jeunes hommes avec lesquels j’avais l’habitude de travailler à Damas m’ont ainsi transmis par internet un « poème » selon leurs mots, qu’ils mélodisent à la façon des lamentations aux funérailles de leurs amis du même âge. La raison de la mort du jeune homme et le bord politique auquel il appartiendrait n’ont pas d’incidence sur les paroles. Ainsi, qu’il ait été tué lors de l’accomplissement du service militaire, par une roquette tombée au hasard dans la ville, ou lors de sa détention dans les geôles du régime, les paroles suivantes sont déclamées sur la mélodie propre aux tanāwīḥ féminines. Voici ce poème : yā umm aš-šahīd ṭlacī ca l-bāb lāqīlū ğābūh mḥammal calā al-aktāf šāylīnūh qūmī frešī farasšitū wa hātī maḫaddatū nām al-carīs w ġefī w tġammadū cyūnū yā umm aš-šahīd lbasī mṭarraz mā bēn nāsek30 walā ṭarhā sōdā thaṭṭīha cala rāsek al-yōm ṭēr al-sacd haddā calā š-šebbāk rafraf hawālēkī w bēn cyūnek bāsek yā umm aš-šahīd snadī ḍahrek bi-diyyātek w īmšī rāsek marfūc mā bēn ḫayyātek qālū l-baṭal in weqec tidmac calēh l-cēn wa antī la-yōm al-faraḥ ḫabbētī damcātek yā umm aš-šahīd ğmacī šacrū w ğadlīlū wa aġlāc aṭar calā r-rās yā yummā31 raššīlū al-yōm carsū ḥabīb ar-rūḥ l-amdallal hātī tiyāb al-curs hātī manādīlū

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Ô mère du martyr, sors le retrouver à la porte, Ils l’ont amené, porté sur les épaules, ils l’ont ramassé32, Allez va lui faire son lit et prends avec toi son oreiller, Le jeune marié s’est endormi, profondément, et ses yeux se sont fermés Ô mère du martyr mets tes habits brodés parmi les tiens Ne mets pas de voile noir sur ta tête Aujourd’hui les oiseaux de bonheur se sont posés sur ta fenêtre Ils ont battu des ailes pour t’éventer et entre tes deux yeux t’ont embrassée Ô mère du martyr, maintiens ton dos de tes propres mains33 Marche la tête haute parmi tes sœurs34 Ils ont dit que si le héros tombe, l’œil versera des larmes Et toi jusqu’à ce jour des réjouissances tu as caché tes larmes Ô mère du martyr rassemble ses cheveux et tresse-les Et le plus cher parfum, sur sa tête, ô mère35 verse-le Aujourd’hui c’est son mariage, le très aimé, le choyé Apporte les habits de noce, apporte ses linges36.

27 Pour notre analyse, ce poème est particulièrement intéressant à la fois parce qu’il représente une véritable innovation dans le rituel, que ce soit par ses aspects performatifs ou par son contenu, et qu’il n’est pas réellement ce que les jeunes hommes disent qu’il est. Dans sa forme initiale, il s’agit probablement d’une chanson reprise par un groupe de musique alternatif syrien créé en 1994 à Damas (Kulnā sawā). Ce groupe a pour habitude de mettre en musique des textes de la culture populaire. L’origine de ce poème reste pour le moment difficile à identifier37. Il est très souvent interprété pour rendre hommage aux martyrs de la révolution morts sous la torture des forces de sécurité, mais il peut aussi être utilisé par des individus pro-régime qui louent ainsi les mères de soldats morts au combat contre les rebelles. Avant 2012 et l’apparition de cette nouvelle pratique, les šabāb se contentaient de dire une parole poétique au moment des carāḍa et de façon éminemment publique, puisqu’ils déclamaient collectivement leur poésie dans la rue. Pas une larme n’était alors versée. Dans ces carāḍa, il s’agissait pour les jeunes hommes de louer le courage et la vertu de celui qui venait de mourir prématurément tout en insistant sur son appartenance à la communauté chrétienne (Poujeau, 2015).

28 Le poème ci-dessus s’éloigne de la carāḍa non seulement par ses aspects performatifs mais aussi par son contenu. Il présente même tous les caractères des lamentations féminines : il est dit par une seule personne, sur une mélodie d’ordinaire employée par les femmes lors de leurs propres lamentations individuelles (les tanāwīḥ) et les jeunes hommes qui l’entonnent laissent aller leur émotion et pleurent. Ils font cela au moment où ils déposent le cercueil dans la pièce réservée aux lamentations des femmes et où normalement ils ne s’attardent pas. Dès lors, les frontières du genre entre homme et femme paraissent se brouiller complètement. De plus, ce poème s’adresse directement à la mère du défunt en l’incitant à relever la tête pour montrer à tous que son fils est mort en martyr. Ô mère du martyr est répété quatre fois alors même qu’avant 2012, jamais dans leur poésie funéraire, les chrétiens du sud ne parlaient de martyre pour leurs morts, quand bien même ils étaient morts de façon particulièrement violente et dramatique38.

29 En Syrie, le terme « martyr » a été employé par le discours politique officiel depuis les guerres contre Israël. Les martyrs étaient ceux de l’histoire officielle, les soldats tombés pour la défense du pays contre l’État hébreu pour lesquels on érigeait un monument officiel. Le paradigme du martyr officiel du régime était Bassel, l’un des fils de Hafez al- Assad, mort dans un accident de voiture39. C’était un militaire et il avait été très tôt

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désigné et formé pour prendre la relève de son père. L’image de ce « martyr » en tenue militaire aux côtés de son père et de son frère Bashar qui le remplaça dans la prise du pouvoir au moment de la mort de Hafez al-Assad est largement présente dans le pays. Mais depuis le début de la révolution en 2011, le discours sur les martyrs s’est considérablement modifié et tous ceux qui tombent dans les combats, dans les prisons, dans les explosions, etc. sont des martyrs. Les martyrs peuvent aussi bien être ceux qui combattent dans l’armée que ceux qui donnent leur vie pour la cause révolutionnaire, tués par les forces du régime. L’une des plus célèbres chansons de la révolution relevées dans le Ḥawrān reprend d’ailleurs des paroles dites ordinairement par les femmes qui se lamentent, les sakābā, en parlant des larmes que l’on verse pour nos martyrs de la révolution40.

30 Si chrétiens et musulmans partagent une même culture de la martyrologie41, il est vrai que de façon générale, les musulmans parlent plus spontanément de martyrs pour désigner leurs défunts que les chrétiens. De ce point de vue, ce poème marque une particularité d’autant plus intéressante. Les chrétiens parlent de martyrs pour tous leurs jeunes défunts, ceux qui tombent au combat avec le régime lors de leur service militaire comme ceux qui meurent en détention42. Ce mélange marque la volonté de ne pas identifier les uns ou les autres comme étant partisans d’un bord ou de l’autre tout en employant pourtant un terme singulièrement marqué depuis le début de la révolution d’une signification subversive43. Il est d’ailleurs significatif que le poème ne dise rien, même de façon métaphorique, des circonstances de la mort du jeune homme. La communauté paraît par là même se placer en dehors des affrontements en soulignant pourtant par ce poème le prix qu’elle-même, et en particulier les mères, paie dans cette révolution transformée en guerre pour tous les Syriens44. De plus, le « martyr » dont parlent les jeunes hommes ne présente aucun trait spécifiquement chrétien, aucune référence n’est faite à la religion du jeune mort comme c’est le cas dans toutes les paroles funéraires dites par les chrétiens par ailleurs. On voit donc que loin de s’attribuer une place particulière parmi les victimes de ce conflit, les chrétiens ont tendance à unir leur destin à tous les Syriens, quels que soient leurs positionnements politiques. Par la même occasion, de telles paroles constituent une occasion pour eux d’exprimer leur indépendance face à un régime qui voudrait en faire des alliés au nom de logiques solidaires inter-minoritaires.

31 Au Proche-Orient, lorsque les anthropologues se sont intéressés aux femmes, cela s’est presque toujours fait dans le cadre des gender studies. Les femmes ont été vues et décrites comme détentrices d’une parole non directement articulée à celle des hommes. Abu-Lughod (1986), Mahmood (2005) ou encore Deeb (2006) la considèrent comme une parole de l’entre-soi, cachée, secrète, d’une piété proprement féminine.

32 À l’exception de l’ouvrage d’Andezian (2001) sur les femmes adeptes des saints dans la région de Tlemcen qui analyse la critique que font les femmes du pèlerinage en le tournant en dérision, et d’Heyberger (2001) sur la moniale maronite « mystique et criminelle » Hindiyya, qui vécut en Syrie et au Liban au XVIIe siècle, rarement la parole des femmes est étudiée comme pouvant prendre une signification en dehors du cercle féminin et plus rarement encore cette parole est considérée dans son articulation avec celle de la jeunesse d’une part, et des hommes, d’autre part. Plus récemment, en partant des travaux de Nadine Picaudou (2010) sur la modernité musulmane, Isabelle Rivoal (2015) propose de s’intéresser non plus seulement aux femmes qui se démarquent du reste de la société par leurs choix existentiels de type religieux et

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moral, s’inscrivant par là même dans une certaine forme de « modernité », mais également à toutes celles qui individuellement et collectivement ont des façons d’être au monde beaucoup plus banales mais pas moins signifiantes pour notre compréhension de la contemporanéité proche-orientale.

33 En Syrie, c’est justement parce que de manière générale la parole des femmes et de la jeunesse ne se situait pas jusqu’à présent du côté de la politique qu’elle pouvait exprimer une critique de l’ordre social et politique à laquelle les hommes ne se risquaient pas. Dans une société proche-orientale profondément factionnelle où l’on s’occupe principalement de construire des allégeances, les hommes ne se positionnent pas dans une stratégie de débat45. Ils vont plutôt nouer des alliances pour s’aménager une place sur la scène politique villageoise ou régionale. Observer ce qui se joue et se réalise dans les interstices est d’autant plus intéressant. Aux femmes et aux jeunes gens qui ne participent pas de cette politique-là – prêter allégeance au chef – revient le rôle d’aménager pour leur communauté des voies de formulation de la critique en mobilisant des registres d’expression qui leur sont propres.

34 Dans un contexte où les rapports de force sont totalement inégaux, ne pas s’en tenir uniquement à une lecture sociologique en termes de domination mais, au contraire, examiner les façons dont ces individus peuvent s’ériger en acteurs maîtrisant le monde dans lequel ils évoluent permet non seulement de penser de façon centrale les acteurs et les situations, mais aussi de se libérer d’une vision dans laquelle les acteurs seraient essentiellement pris dans des rapports de pouvoir et dominés par des structures sous- jacentes46. Dans le contexte syrien, où on le voit encore aujourd’hui, il n’y a pas d’espace autorisé pour le débat, la parole de contestation et de critique prend d’autres formes et se construit dans d’autres lieux.

35 En proposant une analyse de la parole des femmes et des jeunes – ceux qui justement ne la prennent pas ou peu en public – il s’agit de faire l’hypothèse que c’est bien parce que la parole des femmes et des jeunes ne se situe pas du côté du discours politique qu’elle est capable d’exprimer la critique en contexte autoritaire47.

36 Les funérailles des chrétiens auxquelles participent druzes, sunnites et bédouins au moment de l’énonciation de la parole poétique et pendant la cérémonie des condoléances sont un lieu d’expression poétique non autotélique. Dite par les femmes et la jeunesse, elle prend la forme d’une performance esthétique à caractère politique menaçant l’ordre incarné par les hommes.

37 Les funérailles ouvrent un espace singulier d’expression particulièrement articulé sur les frontières du genre. Si les femmes ne manquent pas de profiter de ce moment pour condamner la douleur infligée par un régime qui n’épargne personne, elles le font néanmoins subtilement. Ainsi, lors des funérailles en 2010 d’un jeune homme mort sous la torture en prison et rendu à sa famille les poings encore liés, les femmes que j’accompagnais, loin de taire ce fait, n’ont cessé d’en parler. Non pas en dénonçant directement les méthodes du régime mais en parlant de la peine et de la difficulté pour une mère de savoir que son fils était mort les mains liées et de la cruauté de la douleur infligée à toutes les mères qui perdent ainsi leurs enfants. Lors des funérailles suivantes où la mère de ce jeune homme était présente, les femmes se remettaient à en parler et à se lamenter sur toutes les larmes versées par celles qui ont en commun cette peine.

38 De la même façon, les ğawfiyya des centaines d’hommes à la sortie du cercueil de la maison du défunt, les phrases répétées sur le même ton plusieurs dizaines de fois, les salves tirées à la mitraillette pour lui offrir des funérailles « comme un mariage » en

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raison de son jeune âge, ont une signification forte. Le défunt est une victime du régime que l’on ne cache pas. Toute sa communauté et les communautés voisines48 se mobilisent et même si personne ne prononcera une seule parole pour dénoncer ceux qui l’ont tué, la tension produite par le rituel permet à ceux qui le pratiquent d’honorer le défunt et sa famille. Les paroles poétiques prononcées pendant des heures pour parler du défunt et de la peine que l’on ressent face à sa mort permettent non seulement de s’exprimer malgré tout au sujet de ce dont on ne peut pas parler directement mais aussi, pour les membres du clan et de sa communauté, de montrer qu’ils sont potentiellement capables d’affronter ceux qui l’ont tué et qu’ils gardent la face.

Les funérailles chrétiennes : un lieu d’expression commun mais asymétrique

39 Tout en cherchant à comprendre ce que ces paroles expriment des représentations sociales et symboliques des chrétiens du sud et nous apprennent du jeu de la parole dans cette communauté, il s’agit aussi d’interroger les processus interactionnels à l’œuvre entre les différentes communautés de la région qui se rencontrent aux funérailles des chrétiens et le projet critique qui se construit dans ce moment de basculement de l’ordre social connu par ailleurs.

40 De telles relations interconfessionnelles sont rares et pour les autres cérémonies – baptêmes, fiançailles, mariages – les membres des autres communautés ne sont pas attendus en dehors toutefois de relations amicales ponctuelles. Ainsi, au sein de l’assemblée des femmes en pleurs en train de se lamenter, les frontières confessionnelles laissent place à une communauté de parole. En outre, alors que pour les hommes se déplacer par lignage aux funérailles de druzes, bédouins et sunnites pour présenter leurs condoléances exactement comme ces derniers le font pour eux est une obligation sociale à laquelle ils ne peuvent se soustraire, les femmes ne sont pas tenues par les mêmes contraintes. Si pour les funérailles des druzes on peut faire l’hypothèse que cela tient certainement au secret qui entoure la religion druze et les textes qui y sont alors énoncés, pour les funérailles de bédouins et de sunnites les raisons ne sont pas explicitées. Les chrétiennes ne vont jamais assister aux funérailles des membres des autres communautés. Elles attendent quelques jours pour aller présenter leurs condoléances directement à la maison de la famille endeuillée.

41 Il y a là une différence à interroger tant il est commun, par ailleurs d’observer, dans les obligations sociales, une symétrie parfaite pour ne pas se mettre en défaut49. Les funérailles n’échappent pas à cette règle implicite, elles ne permettent pas une mise entre parenthèses de l’ordre mondain, y participer reste une obligation sociale (wāğib), mais il s’y joue aussi quelque chose d’un jeu social et politique relevant de logiques différentes.

42 Dans son travail doctoral sur les chiites du Liban sud, Houda Kassatly a mis en lumière comment dans un moment de violence intense comme celui de la guerre civile libanaise (1975-1990), les conflits s’apaisaient pour quelques temps afin de permettre aux membres des différents partis de se rendre aux funérailles des uns et des autres. C’était même des moments où des accords et des trêves pouvaient se négocier. Le contexte étudié est ici certes bien différent, mais dans notre perspective il est significatif que les funérailles ouvrent des espaces temporels où les relations entre les communautés

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s’établissent, et ceci notamment autour du jeu de la parole qui y est engagé malgré les tensions et les conflits. D’ailleurs dans le sud de la Syrie, ceux-ci ne manquent pas entre chrétiens, bédouins, druzes et sunnites. Différentes vendettas se prolongeant pendant plusieurs décennies peuvent même être impliquées. Mais toutes ces tensions structurant pour une part l’organisation sociale régionale sont mises de côté au moment des funérailles.

43 Ainsi même si on peut y voir aussi s’exprimer des inégalités et des compétitions, le rituel funéraire chrétien et la poésie funéraire féminine et masculine permettent à la minorité chrétienne de poser l’espace rituel de ses funérailles et l’espace d’expression que celles-ci ouvrent comme lieu de reconnaissance sociale, même si on peut y voir aussi s’exprimer des inégalités et des compétitions : avec d’une part ce qui se passe du côté des hommes car on donne à leur venue une signification particulière puisqu’il s’agit clairement de marquer une sorte de reconnaissance et d’autre part le moment des lamentations féminines où l’on partage l’émotion suscitée par la perte. Les émotions en tant que ressorts de l’action politique et de la critique constituent un phénomène bien connu des historiens et des anthropologues. De façon assez nette, il apparaît que la construction de l’émotion partagée du côté des femmes constitue un processus majeur de tentative de création d’une communauté antipolitique éphémère.

44 Le deuil, particulièrement celui des femmes, constitue un moment de tension sociale délicat dont Nicole Loraux (1990, 1999), dans son travail sur le chant tragique en Grèce Antique, note qu’il peut, dans ses excès, menacer l’équilibre politique de la Cité. Elle voit même dans les lamentations une expression antipolitique en ce que les cris, le son, prennent le pas sur le sens contrairement au discours politique où le sens prime sur le son. Les cris des femmes syriennes qui déchirent le silence pesant de l’assemblée au moment où les hommes viennent déposer le cercueil dans l’espace qui leur est réservé constituent un danger pour l’ordre public. Les affects qui s’expriment alors pendant le rituel des lamentations qui dure environ trois heures et qui rassemble plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de femmes si le défunt est un jeune, sont d’une rare intensité.

45 Toutes les participantes se lamentent, pleurent et crient, partageant la peine des proches parentes qui viennent de perdre un des leurs. Ce qui se passe alors du côté des femmes contraste grandement avec l’attitude des hommes qui, après avoir présenté leurs condoléances à la parenté masculine du défunt de manière extrêmement codifiée, sont invités à s’asseoir en silence face aux parents endeuillés eux-mêmes muets. Alors que les cris des femmes envahissent tout l’espace sonore du village ou du quartier, les hommes restent impassibles plusieurs heures durant. Les lamentations des unes et le silence des autres doivent être analysés en regard, c’est ainsi qu’ils prennent toute leur signification. Les femmes ne manifesteraient-elles pas alors la volonté de briser l’ordre social et donc de remettre en cause les appartenances confessionnelles qui en dessinent les contours alors que les autres, semblent tenter par leur aphasie momentanée de figer l’ordre politique dans le temps et dans l’espace et ainsi de le maintenir, en contrepoint ? Alors qu’au fil du rituel, il est peu à peu devenu impossible de distinguer du côté des femmes les appartenances claniques et communautaires, du côté des hommes elles se maintiennent par la présence des cheikhs druzes, sunnites et bédouins, des prêtres chrétiens même s’ils ne sont pas nombreux à ce moment-là, des chefs de lignages, tous clairement repérables par leurs tenues vestimentaires, leurs manières de se tenir et d’être entouré50. Ce sont d’ailleurs eux qui mettront un terme

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aux lamentations des femmes en venant arracher des mains de ces dernières le défunt que seuls les hommes chrétiens accompagneront dans le cimetière confessionnel pour l’inhumation, après la célébration de la messe. On peut voir là une manière de rétablir l’ordre religieux, politique et public. Les femmes ne sont d’ailleurs pas autorisées à se rendre au cimetière avant le lendemain matin.

46 Ces différences, contrastes et oppositions dessinent les contours d’une communauté en voie de déstructuration d’un point de vue politique. La construction de l’émotion partagée du côté des femmes constitue une tentative de renversement de l’ordre social. Dans les funérailles chrétiennes du sud de la Syrie s’expriment tout à la fois une parole particulière, une critique de l’ordre social et du pouvoir politique et religieux, et se réalise, d’un point de vue régional et en dehors du jeu macro-politique de l’État, un certain équilibre entre les communautés.

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NOTES

1. Annoncer la répartition confessionnelle de la population est une question délicate ; le dernier recensement fournissant ce type de données remonte aux années 1960. À cela s’ajoutent les difficultés d’analyse liées à l’extraordinaire dynamisme de la démographie syrienne. Doublant presque tous les vingt ans depuis le début du XXe siècle, elle est passée de 2,9 millions en 1947 à 22,85 millions en 2011 (Courbage, 1994). En recoupant les travaux de démographes, il est seulement possible de donner des chiffres approximatifs. Le groupe chrétien est aujourd’hui proportionnellement moins important que dans les années 1950 tout en augmentant sensiblement en nombre. En 1953, les chrétiens représentaient environ 13 % de la population (Vaumas, 1955) soit un peu plus de 300 000 personnes alors que dans les années 2010, les estimations basses annonçaient 1 million et demi d’individus et les plus hautes un peu plus de deux millions (Fargues, 1998 et Courbage, 2007). 2. Ce phénomène s’est amplifié surtout depuis l’été 2014 et la confirmation du rôle majeur qu’a pris l’organisation radicale Daech (dawla islamiyya fī l-Irāq wa š-Šām) dans les affrontements en Syrie et dans le nord de l’Irak. 3. Au moment de leur parution, ces chiffres étaient très approximatifs et ils n’ont plus aujourd’hui qu’une valeur indicative. 4. L’Église grecque orthodoxe est majoritaire, on trouve ensuite par ordre d’importance : l’Église grecque catholique, arménienne apostolique, syriaque orthodoxe, maronite, arménienne catholique, syriaque catholique, diverses obédiences protestantes, latine et enfin chaldéenne. 5. On retrouve une telle organisation chez les tribus chrétiennes de Jordanie (Chatelard, 2004) mais contrairement au pouvoir syrien, le Royaume hachémite a, dès sa création, renforcé les structures et les solidarités tribales pour consolider le pouvoir du roi (Jungen, 2009 et Maggiolini, dans ce volume). La cléricalisation de la communauté chrétienne par le pouvoir se retrouve chez les coptes sous Nasser (Voile, 2004). 6. Il semblerait donc, mais il faudrait pouvoir le vérifier, qu’un cheikh sunnite était chargé de représenter toute la population de la région, sunnite et chrétienne.

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7. Pierret (2011) montre qu’il y a des similitudes dans les rapports établis par le pouvoir avec les grandes familles sunnites d’ulémas dans le but de contrôler les franges bourgeoises et économiquement fortes et influentes de cette communauté. 8. Les cérémonies d’intronisation des prêtres non mariés sont des moments importants pour les prêtres, leur famille et les invités (en général tous les membres du village d’origine et des villages voisins) car ces derniers, en leur qualité de célibataires, ces prêtres se destinent à des fonctions au sein du Patriarcat et à évoluer dans la hiérarchie ecclésiastique. Les prêtres mariés ne pourront quant à eux jamais entrer dans la carrière ecclésiastique. 9. Pour des soucis de sécurité pour mes informateurs, je tairai les noms de ces deux villages. 10. On peut repérer le même type de dynamique dans les lieux de pèlerinage partagés (Albera et Couroucli éd., 2010). 11. Les chrétiens du sud de la Syrie sont majoritairement grecs catholiques depuis la fin du XVIIIe siècle à la suite du passage à l’uniatisme de l’évêque de la région. En moins grand nombre, il y a aussi des grecs orthodoxes, essentiellement dans quelques villages au sud-ouest du Ğabal al-cArab et dans le Ḥawrān. 12. Les bédouins sont sunnites mais je les différencie des sunnites non bédouins conformément à ce qui se fait localement de la part des sunnites et des non sunnites. 13. Si les données de terrain mobilisées dans cet article ont été pour l’essentiel recueillies entre 2004 et 2010 dans les quartiers damascains de Dwaylcā, et Ṭabālā et dans plusieurs villages du Ğabal al- cArab et du Ḥawrān essentiellement à Ḫabab, Baṣīr, Hīt, Sawara al-Kbīra, Sawara al-Zġīra, Šagra, Salġad, Suwaydā’, Ezraca, Dircā je cite également quelques données (notamment un poème chanté) qui m’ont été transmises par internet par des jeunes hommes qui connaissent mon intérêt pour ce sujet depuis plusieurs années. 14. On peut traduire par « ils parlent avec le qāf ». On dit d’ailleurs la même chose des alaouites qui eux aussi prononcent le qāf. En revanche les dialectes de ces derniers présentent une intonation différente qui les différencie nettement des druzes. 15. Cette dernière affirmation, difficile à vérifier, paraît cependant peu probable. Bien que le dialecte hawarnais présente bien des particularités, à force d’un peu d’habitude, il est compréhensible même s’il reste peu évident à parler pour un étranger. Cette variation dans leurs dialectes selon leurs interlocuteurs tient plutôt à une volonté de dissimulation de leur identité religieuse. De la même façon, beaucoup de femmes des villages majoritairement druzes ont adopté la tenue vestimentaire des druzes alors que dans d’autres villages voisins, elles ont gardé leur tenue vestimentaire traditionnellement hawarnaise. 16. Les bédouins Šakkara constituent une population pauvre qui vit en relation étroite avec les populations sunnites et chrétiennes sédentaires pour lesquelles ils travaillent comme bergers en échange d’une partie de la production de beurre de conserve et de fromage de brebis et de chèvre. 17. Cette dénomination de la part de Cantineau me paraît abusive puisque en réalité les régions dont il parle ne font pas partie du Ḥawrān : il ne faut donc pas s’étonner du fait qu’ils ne parlent pas le dialecte hawarnais. On pourrait même y voir là une volonté de sa part de compliquer son objet d’étude. 18. Pendant le Mandat français, la région a connu cependant quelques épisodes violents entre druzes et chrétiens dont la mémoire est aujourd’hui toujours conservée par les chrétiens, Poujeau (2014b). 19. Un conflit important a cependant opposé les druzes aux Hawarnais en 2005 et a nécessité l’intervention de l’armée pendant quelques semaines pour sécuriser les routes entre les deux régions et les voies d’accès à la capitale. 20. J’emploie ici volontairement le terme « langagier » (j’aurais également pu employer celui d’ethnolinguistique) plutôt que « linguistique » ou « dialectologique » dans le sens où cet article

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s’intéresse fondamentalement aux pratiques langagières en contexte dans la lignée des travaux de Hymes (1962) et Calame-Griaule (1965, 1977) même s’il s’appuie en partie sur les travaux de linguistes comme Cantineau (1940) et Behnstedt (2009). 21. Dans les premiers temps de la contestation, au moment des rassemblements d’opposition du vendredi, les manifestants lançaient des slogans comme de véritables performances poétiques. Notamment à Dircā, dans le sud de la Syrie, lieu du début de la révolution, les hommes chantaient des slogans politiques sur le mode des ğawfiyya (poésie orale guerrière typique de cette région) clamés traditionnellement dans cette région pour les funérailles de jeunes gens ou pour les mariages. De la même façon, les funérailles – souvent collectives – des opposants tués par le régime se transformaient en manifestations politiques filmées par les opposants de manière à montrer et à prouver au monde entier leur caractère pacifique et massif. Pour plus de détails sur l’usage des images filmées par les opposants, voir Boëx : 2012, 2013. 22. J’emprunte le terme « mélodiser » aux travaux d’Amy de la Bretèque chez les Yézidis d’Arménie (2013). Ce terme traduit bien les modalités d’énonciation de cette poésie, sur une mélodie, tout en permettant d’éviter l’emploi du mot « chanter » unilatéralement rejeté par les gens eux-mêmes sur le terrain. Il est en effet impensable pour eux de dire qu’ils chantent pendant les funérailles quand bien même ils utilisent leurs voix de façon mélodieuse pour dire les lamentations. Le terme de chant est réservé aux événements heureux. Nous verrons un peu plus loin cependant à quel point les frontières entre chanter et « mélodiser » des paroles peuvent être minces, les mêmes paroles, selon les contextes, pouvant être chantées ou mélodisées. 23. Dans la région et notamment au Liban, on trouve d’autres types de performances poétiques comme rhétorique partagée entre les différentes confessions, le zağal qui met en scène une joute oratoire entre deux poètes encouragés par l’assemblée en est un des plus fameux exemples. 24. Quoiqu’il faudrait nuancer ce point, j’ai montré qu’au quotidien, les femmes pouvaient régulièrement ponctuer leurs discours par des chants contant les épopées de leur lignage et de leur communauté (Poujeau, 2014 b). 25. Leurs mots sont dits mawzūna, faṣīḥa. Par mawzūna, on veut dire que la poésie respecte une métrique et par faṣīḥa on entend qu’elle est composée en arabe classique (fuṣḥā). 26. Il est difficile de préciser la racine étymologique du terme carāḍa. Dozy (1927), dans son Supplément aux dictionnaires arabes, donne la définition suivante du terme curaḍat : « tirer des coups de fusil aux jours de fête ». En arabe classique ce terme signifie aussi « cadeau » et est formé sur un radical signifiant « présenter », il se rattache aussi au verbe qui signifie « passer en revue une troupe, faire défiler une troupe ». Au début du XXe siècle la carāḍa constituait à Damas « l’un des usages les plus caractéristiques de la vie indépendante des “quartiers” entre lesquels cette ville conserve le sentiment d’être compartimentée » (Lecerf et Tresse 1937-1938 : 237-264). 27. Les ğawfiyya sont des chants guerriers profanes que l’on trouve dans le sud de la Syrie mais aussi ailleurs comme en Jordanie par exemple. Ils sont communs à toutes les communautés : chrétienne, sunnite, bédouine et druze et pas simplement connus des druzes comme Hood l’affirme dans son étude sur musique et rituels chez les druzes (2007, p. 48). Ils ont vocation à exalter les valeurs de la virilité, du courage au combat, du waṭan (patrie, nation) et du ḥamās (esprit de corps). Ils sont énoncés sur une mélodie particulière par les hommes qui se tiennent épaule contre épaule, en arc de cercle ou en deux rangs face à face. En battant le rythme en frappant des mains les bras placés à la verticale, ils balancent d’avant en arrière le haut de leur corps tout en se déplaçant d’un pas sur le côté de façon à ce que l’arc de cercle fasse un tour sur lui-même ou à ce que les deux rangs se resserrent puis s’éloignent. Les ğawfiyya sont pratiqués par toutes les communautés pour les mariages et pour les funérailles de jeunes qui sont alors présentées comme un mariage. 28. Une suite de longs cris aigus et modulés que poussent les femmes en principe pour exprimer leur joie. 29. Au vu de la célébrité des paroles en question, ce dernier point paraît peu probable.

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30. Cette transcription cherche à rendre le plus fidèlement possible la prononciation dialectale. 31. yummā qui veut dire mère est dialectal. 32. Le sens précis de šāylīnūh est « ils l’ont ramassé et chargé sur leurs épaules ». 33. L’idée exprimée par cette expression est que la mère soit vaillante et forte malgré ladouleur. 34. Par « sœurs », les šabāb veulent parler ici de toutes les femmes et non pas seulement celles de sa parenté. 35. Par mère (yummā), on veut signifier que la mère du martyr devient la mère de tous tant elle gagne respect et reconnaissance. 36. Ici les linges désignent autant les serviettes qui servent à essuyer le jeune époux lors du rituel du bain du marié (ḥammām al-carīs) avant le mariage – des amis du marié le lavent tout en chantant et en se moquant de lui, le pinçant, etc. et les femmes de sa famille l’habillent tout en chantant et en dansant – que les linges qui servent à laver le corps du défunt par les femmes du voisinage qui accomplissent ainsi leur devoir (wāğib). En principe les proches ne procèdent pas à la toilette du défunt. 37. On peut l’écouter ici https:// www.youtube.com/watch? v=vuxfxMfXsY&index=71&list=PLpVe71r9GhY2yg3I9AYeZdHsq1SJB1y45 interprété par le groupe syrien Kulnā sawā fondé en 1994 à Damas. C’est un groupe de rock alternatif qui réarrange des textes de la culture populaire. Le clip vidéo posté sur YouTube le 21 mars 2013 diffuse des images de martyrs morts pendant la révolution dont le jeune garçon de 13 ans Hamza Ali al-Khateeb mort sous la torture des forces de sécurité et dont les images du corps affreusement supplicié avaient été largement diffusées sur les réseaux sociaux et par les médias étrangers. À la fin de la chanson on entend une femme sunnite (une mère sans doute) réciter une prière pour l’âme d’un jeune homme mort pendant la révolution à laquelle des hommes répondent en invoquant le nom de Dieu. Les images sont alors au nombre de trois : un jeune homme baisant la main de sa mère lors d’un événement qui paraît être un mariage, une image du drapeau syrien de la révolution et enfin le visage d’une femme âgée portant un voile noir. À côté est inscrit en calligraphie arabe umm al-šahīd, en-dessous le nom du groupe Kulnā sawā et à droite en vignette : 21 mars, cīd umm al-šahīd (jour de la fête des mères de martyrs). Le 21 mars est le jour de la fête des mères au Proche-Orient, fête d’ordinaire très célébrée. 38. Ainsi, j’ai assisté en 2010 aux funérailles d’un jeune homme de la région de Suwaydā’ mort à l’âge de trente ans en détention sous la torture et le mot de « martyr » n’a jamais été prononcé pour le désigner alors même que personne n’a jamais cherché à cacher les raisons de sa mort. De la même façon, j’ai suivi pendant plusieurs années une femme de Suwaydā’ dont le fils avait été tué au début des années 1990 dans les mêmes circonstances et pour lequel elle n’a jamais cessé de se lamenter. Celle-ci n’a à ma connaissance jamais prononcé le mot de « martyr » pour désigner son fils et elle n’a jamais été présentée comme une mère de martyr, mais plutôt comme une pauvre femme sur laquelle le malheur s’était acharné. 39. En Syrie, beaucoup de discours et de rumeurs circulent au sujet du caractère non accidentel de sa mort. De plus, l’utilisation du terme martyr pour parler de Bassel Al-Assad a suscité (en privé) beaucoup de moqueries parmi la population syrienne tant elle paraît tout à fait incongrue. 40. Cette chanson a circulé longtemps sur les réseaux sociaux et c’est par ce biais que j’en ai connu l’existence. 41. Le personnage du martyr saint Georges est aussi vénéré par les musulmans comme al-ḫiḍr. 42. En Syrie seuls les fils uniques sont exemptés du service militaire. Pour les autres, échapper au service militaire est impossible sauf en cas d’exil. Normalement la durée du service est d’un an et neuf mois mais jusqu’à aujourd’hui les jeunes restent mobilisés. Les conscrits de l’été 2011 n’ont toujours pas été démobilisés. Le seul moyen de pouvoir en sortir est d’être blessé de façon suffisamment grave et encore, même dans ces cas-là, les jeunes hommes en convalescence sont visités à domicile par des sous-officiers qui viennent s’assurer de leur invalidité. Dans le cas contraire, ils sont contraints de repartir. Déserter l’armée est extrêmement risqué non seulement

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pour le jeune homme en question mais aussi pour sa famille qui encourt de sévères représailles de la part du régime. Il y a ainsi en Syrie des dizaines de milliers de jeunes gens contraints de se battre pour leur propre survie et celle de leurs familles. 43. J’exclus de cette discussion les martyrs du jihad islamique auxquels il est évident que les chrétiens ne font pas référence puisqu’ils constituent pour eux la cause principale de leur persécution. 44. Les alaouites tiennent cependant une place particulière, les jeunes hommes de cette communauté étant victimes des combats en grand nombre. Ils sont souvent envoyés en première ligne des fronts les plus dangereux, le régime pouvant compter sur leur allégeance totale (quoique ce dernier point puisse être nuancé en raison justement de la quantité de victimes, qui soulève depuis 2013 de vives protestations dans les régions alaouites de la côte). 45. Jusqu’à présent, les anthropologues de la région se sont surtout intéressés à la parole des hommes en relation étroite avec la violence. Gilsenan (1996) et Jamous (2004) montrent qu’au Liban, la parole des hommes est une parole politique et performative permettant d’échanger la violence. 46. Or, d’une certaine manière, c’est cette image que l’analyse sociologique du pouvoir syrien de Michel Seurat produit, bien qu’elle soit pertinente à bien des niveaux comme on l’a affirmé plus haut. 47. C’est pourtant cette parole, jusqu’alors peu visible sur le plan politique et dans l’espace public, qui a été déterminante dans le déclenchement de la révolution en Syrie. Mieux que de grands discours, quelques mots bien choisis : ğāyak dōr yā duktūr (ton tour est venu, docteur), des moqueries d’enfants ont mis le feu aux poudres et plongé le pays entier dans la contestation publique qui a dégénéré en conflit armé. « Docteur » désigne Bashar al-Assad qui est docteur en ophtalmologie. 48. Dans ce cas en particulier où le jeune homme était originaire d’un village mixte chrétien et druze dans le Ğabal al-cArab, les druzes étaient particulièrement présents aux côtés deschrétiens. 49. Afin de maintenir une symétrie parfaite dans les obligations sociales (visites que l’on doit rendre, dons aux mariages, naissances, maladies, etc.) les familles vont même jusqu’à tenir des carnets où elles consignent tous les détails, notamment des sommes d’argent reçues et données. 50. On pourrait également en faire une analyse dans les termes de Turner (1969) puis Eade et Sallnow (1991), les hommes joueraient le rôle de structure tandis que les femmes tentent de faire basculer l’ordre qui régit le quotidien.

RÉSUMÉS

Dans le sud de la Syrie, les funérailles des chrétiens rassemblent jusqu’à plusieurs milliers de personnes issues de toutes confessions (sunnite, druze et chrétienne). Le rituel consiste principalement à énoncer collectivement, selon diverses modalités, de la poésie profane. Alors même qu’au quotidien le fractionnement confessionnel détermine une part importante du jeu social, les funérailles sont alors l’occasion du partage entre tous de la parole et des émotions. Une telle interaction entre les lignages et les communautés est rare dans le contexte syrien et mérite donc largement d’être interrogée. En effet, le savant art poétique funéraire des chrétiens du sud de la Syrie dévoile à plusieurs niveaux les capacités d’agir de ces derniers face au pouvoir ainsi que les possibilités de construction collective d’une critique de celui-ci.

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In the south of Syria, the funerals of Christians gather up to several thousand people from all faiths (Sunni, Druze and Christian). The ritual consists mainly in enunciating collectively, according to various modalities, profane poetry. Whereas on a daily basis the confessional division determines an important part of the social scene, funerals become the opportunity to sharing words and emotions with everybody. Such an interaction between lineages and communities is rare in Syrian context and thus merits largely to be addressed. Indeed, the sophisticated funerary poetic Art of the Christians of the south of Syria highlights, on several levels, their capacity to act in the face of the rulers as well as the possibilities of a collective construction of a critique thereof.

En el sur de Siria, los funerales de los cristianos reúnen hasta varios millares de personas de todas las confesiones (sunita, drusa y cristiana). El ritual consiste principalmente en declamar colectivamente poesía profana según diversas modalidades. Mientras que en la vida cotidiana el fraccionamiento confesional determina una parte importante del juego social, los funerales se vuelven la ocasión de compartir entre todos la palabra y las emociones. Una interacción tal entre las tradiciones y las comunidades es rara en el contexto sirio, y bien merece entonces ser interrogada. En efecto, el erudito arte funerario de los cristianos del sur de Siria revela en varios niveles las capacidades de acción de éstos frente al poder, así como las posibilidades de construcción colectiva de una crítica de éste.

INDEX

Palabras claves : Siria, funerales, poesía oral, política, relaciones interconfesionales Mots-clés : Syrie, funérailles, poésie orale, politique, relations interconfessionnelles Keywords : Syria, funerals, oral poetry, politics, interconfessional relations

AUTEUR

ANNA POUJEAU

Centre d’études en sciences sociales du religieux, CéSor, EHESS-CNRS, [email protected]

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Abūnā Sam‘ān un prêtre bâtisseur en Égypte Abūnā Sam‘ān a builder in Egypt Abūnā Sam‘ān un sacerdote constructor en Egipto

Gaétan du Roy

1 Abūnā1 Sam‘ān est aujourd’hui l’un des prêtres les plus célèbres du Caire, peut-être d’Égypte2. Ses exorcismes publics et ses prêches appelant au repentir du croyant ont largement contribué à sa réputation. Il est partie prenante d’une mouvance chrétienne charismatique dans le style pentecôtiste qui prend de l’importance au sein même de l’Église copte orthodoxe. Mais Sam‘ān doit également et surtout son succès à l’extraordinaire lieu de culte qu’il a bâti au cœur du quartier des zabbālīn (chiffonniers en arabe) de Manšiyyat Nāṣir (à l’est du Caire, au-delà de la Cité des morts) au pied du mont Muqaṭṭam. Ce complexe de sept églises est dédié au saint Sam‘ān qui, selon la tradition copte, déplaça le Muqaṭṭam au Xe siècle pour sauver la communauté mise au défi par le calife fatimide al-Mu‘izz (J. den Heijer, 1994 et 2004 ; M. Makhoul, 2012). Le souverain postulait que si le verset de la Bible affirmant que la foi peut déplacer les montagnes était véridique, le patriarche Abraham – en tant que chef des chrétiens d’Égypte – devrait être capable d’ébranler la seule montagne du Caire. Le prêtre des chiffonniers s’appuya sur ce récit pour s’ancrer dans la tradition copte et choisit de s’appeler Sam‘ān après son ordination en 1978. Cette forme d’homologation lui a octroyé une certaine légitimité lui permettant de développer des pratiques jugées hétérodoxes par de nombreux coptes qui y voient une dérive « protestante ». Le prêtre a aussi mêlé à ce récit celui de sa propre histoire : celle de sa mission de prédicateur auprès de chiffonniers.

2 Sam‘ān est né en 1941, sous le nom de Faraḥāt dans un petit village du Delta. Il y rencontre durant son adolescence un prédicateur appartenant à un groupe œcuménique chrétien rassemblant coptes et protestants, l’association ḫalāṣ al nufūs (la Rédemption des âmes). Apparue en 1927 à Assiout, ḫalāṣ al nufūs constitue une sorte de « fraternité élective » (D. Hervieu-Léger, 1993 : 217) organisant des réunions de prière et sillonnant les campagnes environnantes pour ramener les « chrétiens nominaux » à

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Dieu. Ce groupe fonde ensuite des branches à travers toute l’Égypte, jusqu’à atteindre dans les années 1950 le village de Faraḥāt. En 1961, ce dernier s’installe à l’invitation de l’association, dans le quartier de Choubra au nord du Caire, pour s’occuper de son imprimerie de livres pieux. À cette époque, il avait l’habitude de discuter régulièrement avec le chiffonnier qui ramassait ses poubelles. Celui-ci l’invite à de nombreuses reprises à venir prêcher dans son quartier, mais Faraḥāt repousse l’invitation durant plusieurs années, intimidé par l’ampleur de la tâche. Un jour de 1974, pourtant, il entend Dieu lui-même s’adresser à lui et lui enjoindre de se rendre auprès de cette communauté de migrants de Haute-Égypte. Il obéit donc et se trouve stupéfait de découvrir ce lieu de désolation peuplé de pauvres gens n’ayant de chrétien que le nom (masiḥiyyīn isman) et ne connaissant en réalité rien à la Bible3. Sa mission se voit ensuite confirmée par un miracle : alors qu’il priait en haut du Muqaṭṭam, une feuille de l’Évangile lui parvient emportée par une bourrasque.

Représentation de Sam‘ān recevant la page de l’Évangile, amphithéâtre Saint-Marc, monastère Saint- Sam‘ān © Natalia Duque

3 Il s’agissait d’un verset des Actes des apôtres l’invitant à se lancer dans la prédication : « Une nuit, le Seigneur dit à Paul : “Sois sans crainte, continue de parler, ne te tais pas. Je suis en effet avec toi et personne ne mettra la main sur toi pour te maltraiter car, dans cette ville, un peuple nombreux m’est destiné” » (Actes, 18, 9-10)4. Commence ensuite un dur et long travail d’évangélisation qui fit de ces « quasi-païens » – comme ils sont décrits dans l’hagiographie du prêtre – de bons chrétiens allant régulièrement à la messe. Nous insisterons dans la suite de cet article sur la construction et l’exploitation de ce récit de la conversion des chiffonniers. Mais il faut d’emblée souligner que ces histoires sont aussi racontées par les habitants du Muqaṭṭam. Si ceux- ci ne sont pas à l’origine du récit, ils y adhèrent pour la plupart : la première chose qui lie Abūnā Sam‘ān aux zabbālīn est leur histoire commune. Dès lors, quand Faraḥāt construit une église, dès les années 1970, la communauté fait savoir au pape Shenouda, le patriarche des coptes, qui comptait y envoyer un prêtre, qu’elle voulait que l’office soit confié à celui qui était venu le premier prêcher dans leur quartier. Faraḥāt est ainsi

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ordonné prêtre sous le nom de Sam‘ān en 1978. Dans les années 1990, ce dernier entame la construction de ce qui sera son grand-œuvre : un complexe de sept églises, connu sous le nom du monastère saint Sam‘ān-le-Cordonnier. Le sanctuaire qu’il a bâti attire toujours plus de monde, et les réunions de prières qui s’y tiennent chaque jeudi, suivies de séances d’exorcismes publics, ont fait la célébrité du lieu. Depuis 2010 ces grands rassemblements spirituels sont même retransmis sur une chaîne satellitaire arabe chrétienne, Sat 7.

Vue de l’église Saint-Sam‘ān © Natalia Duque

Les épreuves de l’autorité

4 Nous montrerons dans cet article comment un prédicateur porteur d’une vision hétérodoxe au vu des tendances dominantes au sein de son Église, est parvenu à bâtir son autorité religieuse et sa célébrité. Il a, pour cela, tiré le meilleur parti des différents environnements au sein desquels il a eu à s’insérer : le secteur du développement, la politique locale, le site géographique où vivaient les chiffonniers et les tendances évangéliques transnationales.

5 Commençons par examiner ce que l’on peut entendre par autorité puisque c’est sous cet angle que nous abordons notre objet de recherche. Dans sa réflexion, Hannah Arendt la distingue de la coercition et de la violence : « là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué ». Cette dernière ne repose pas plus sur la persuasion « qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation » (H. Arendt, 1989 : 123). Elle implique cependant une dimension de reconnaissance de la part de ceux sur qui elle s’exerce même si elle repose sur un rapport inégalitaire où la personne qui jouit de l’exercice d’une autorité est reconnue comme supérieure5. Nous suivrons ici Beaudouin Dupret lorsqu’il considère que l’autorité « n’est pas une qualité inhérente aux objets, mais le fruit d’opérations continues d’imputation d’une capacité de peser sur le cours des choses (B. Dupret, 2004 : 189)6 ». Il s’agit d’une relation,

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davantage que d’un attribut stable comme nous le vérifierons à la fin de cet article lorsque nous évoquerons la « chute » du père Sam‘ān.

6 Or cette relation se construit au cœur même de l’action. Dès lors, pour appréhender sa mise en place sur une quarantaine d’années et décrire la manière dont Abūnā Sam‘ān s’est inséré sur différentes scènes sociales, nous emprunterons à la sociologie pragmatique française la notion d’épreuve. Luc Boltanski définit celle-ci comme « une prétention, une revendication ou une contestation soumises à un jugement par d’autres personnes ou une institution [...]. Les épreuves peuvent être plus ou moins instituées, ou bien se construire dans le feu de l’action » (L. Boltanski, 2005 : 72)7. Le terme d’épreuve permet d’insister sur l’indétermination de l’action, son caractère toujours incertain, soumis à négociation. Cette manière d’aborder les choses évite de définir ou de décrire l’autorité religieuse de manière trop unilatérale. On évitera par exemple de se limiter à une analyse de la symbolique du pouvoir « charismatique », ou à dévoiler la domination qui se cacherait derrière la rhétorique religieuse (F. Chateaureynaud, 2015). La notion d’épreuve implique surtout une manière particulière de poser les problèmes. Elle autorise à suivre le cours de l’action et la manière dont s’articulent des éléments hétérogènes – discours, pratiques, rapports de pouvoir, lieux et objets – rassemblés par les acteurs qui exercent une autorité ou acceptent de s’y soumettre (E. Claverie, 2003 ; E. Aubin-Boltanski, 2008). « La notion d’épreuve permet donc de se déplacer entre le micro et le macro au sens où elle s’oriente aussi bien vers des dispositifs sectoriels ou des situations singulières que vers des agencements sociétaux, puisque les grandes tendances de sélection sociale reposent, en dernière analyse, sur la nature des épreuves qu’une société reconnait à un moment donné du temps » (L. Boltanski, E. Chiapello, 1999 : 75). Ainsi nous montrerons successivement comment la part du pouvoir temporel de Sam‘ān se structure au confluent du clientélisme politique et du secteur du développement, la manière dont il prend appui sur le récit du miracle du Muqaṭṭam pour assurer son insertion au sein de l’Église, et, enfin, nous insisterons sur les tensions entre institution et charisme qui s’équilibrent dans un fragile compromis.

Le rôle de Sam‘ān dans le développement du quartier

7 Le lieu de vie des chiffonniers du Muqaṭṭam s’insère dans un quartier informel plus vaste, Manšiyyat Nāsir. Celui-ci se situe à l’est du Caire, au-delà de la Cité des morts, calé entre la falaise du Muqaṭṭam et l’autostrade, un important axe routier nord-sud. Les premières implantations datent du début des années 1960, tandis que les chiffonniers s’y installent dès 1970, chassés par le gouvernement de leur précédente implantation à proximité d’Imbāba (à l’ouest de la capitale, sur l’autre rive du Nil). Le quartier n’a cessé depuis de se développer, jusqu’à devenir aujourd’hui l’un des plus denses du pays8. Sur les 451 000 habitants que compte Manšiyyat Nāsir, 30 000 à peu près sont chiffonniers, lesquels sont en majorité coptes. Cette communauté reléguée aux marges de la ville, méprisée pour sa profession impure, a pourtant été rattrapée par l’urbanisation intense de la capitale et n’est plus aujourd’hui si marginale que cela. En effet, Manšiyyat Nāsir est devenu proche du centre-ville (4,2 km) si on le compare aux nombreuses banlieues bâties aux périphéries de la mégapole (Sims, 2010 : 115). Le travail d’éboueur, de même, est progressivement sorti de son anonymat à la fin des années 1970. Face à l’explosion démographique menant à une importante croissance urbaine, un discours public sur la question de la propreté et de la gestion des déchets

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émerge progressivement (L. Debout, 2012). Les chiffonniers devenaient visibles à travers la politisation de cette question urbaine. On les voit également apparaître dans la culture populaire au début des années 1980 par le biais d’un film racontant l’histoire d’un chiffonnier faisant fortune9.

8 L’ouverture économique, dès le milieu des années 1970, amène d’autre part les autorités de la capitale à collaborer avec des Organisations internationales, telles que la Banque Mondiale (BM)10. Celle-ci choisit Manšiyyat Nāsir comme expérience pilote du développement urbain en Égypte, en se concentrant surtout sur la partie habitée par les chiffonniers. Un cabinet de consultants égyptiens, Environmental Quality International (EQI), est chargé par la BM d’appliquer sur le terrain les recettes prônées par l’organisation. Il s’agissait essentiellement de développer les infrastructures (eau, électricité, etc.) et le logement afin d’aider les chiffonniers à améliorer leurs capacités de ramassage des déchets de manière à étendre leur surface d’action. Dans une perspective économique néolibérale, cette solution démontrait que des acteurs privés pouvaient pallier les manques de l’État égyptien. EQI met en place une Association des chiffonniers pour servir de courroie de transmission à ses projets parmi les zabbalīn qui s’étalent sur une décennie. Au sein de cet organisme censé représenter l’ensemble de la communauté, la part du lion revient aux chefs des clans les plus puissants du quartier et Sam‘ān en est alors le véritable dirigeant, même s’il n’en avait pas la fonction officielle. Le prêtre jouait ainsi les intermédiaires entre les acteurs du développement et les chiffonniers. Un exemple le montre bien : lorsque EQI décide de fournir dans les années 1980 des machines de recyclage à quelques entrepreneurs du quartier, l’une des conditions stipulées dans les documents du cabinet d’ingénieurs était l’approbation de Sam‘ān. Ainsi, la focalisation de nombreux acteurs étrangers comme égyptiens sur ce quartier a considérablement renforcé le pouvoir du prêtre sur la communauté et lui a donné des moyens d’action pour développer ses projets de construction d’églises. Il a été de facto reconnu comme le chef des chiffonniers.

La paroisse comme lieu communautaire de pouvoir

9 Sam‘ān a, en outre, construit son autorité au confluent de la structuration communautaire copte et de celle de l’État égyptien (D. El Khawaga, 1991 ; S. Hasan, 2003 ; B. Voile, 2004 ; M. Tadros, 2013). Ce dernier présente un caractère corporatiste prononcé, c’est-à-dire que le pouvoir central ne parvient guère à pénétrer en profondeur la société en l’absence d’une classe moyenne porteuse d’une culture politique largement partagée. L’État se voit dès lors obligé de se reposer sur des intermédiaires, reliant les Égyptiens aux institutions du pays par des chaînes d’intermédiaires capables de jouer les médiateurs et d’entretenir des réseaux de clientèle (N. Ayubi, 1995). Les divers appareils administratifs se coordonnent, en outre, assez mal entre eux, et il existe donc différents niveaux de pouvoir sur lesquels peuvent s’appuyer successivement les acteurs capables de tirer profit de ces divergences d’intérêts. Les rapports entre l’État et l’Église copte reposent également sur cette forme de délégation corporatiste : un certain nombre de prérogatives touchant aux citoyens coptes ont dans les faits été laissées depuis les années 1980 à la discrétion du patriarche Shenouda. Depuis lors, chaque problème concernant les relations entre des coptes et des musulmans est traité prioritairement à travers une collaboration entre les services de sécurité et l’un ou l’autre membre du clergé selon le degré de gravité de l’incident

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(S. Elsässer, 2011 : 108). Cette forme de délégation constitue une différence dans les rapports que les deux communautés religieuses du pays entretiennent avec les autorités étatiques. On le voit bien à travers les cas des waqf-s (biens de mainmorte) musulmans nationalisés par Nasser alors que ceux des coptes sont restés sous le contrôle du patriarcat. En résumé, si l’État contrôle (en théorie) les mosquées et leurs imams, les paroisses ne relèvent que du pape.

10 Shenouda a mené une importante œuvre de réforme institutionnelle de son Église durant son long patriarcat entre 1971 et 2012. Celle-ci s’inscrivait dans le cadre du « renouveau copte » dont on peut faire remonter l’origine à la création du mouvement catéchétique des Écoles du dimanche en 1918. À partir de là, de jeunes laïcs se sont impliqués dans la rénovation d’une Église mal en point, en s’investissant dans l’éducation religieuse. Ce mouvement éducatif fut à l’origine d’un réveil religieux parallèle à celui des musulmans, s’accompagnant d’une hausse considérable des vocations ecclésiastiques. Shenouda (1923-2012) fut lui-même l’un de ces laïcs engagés avant de devenir moine en 1954, puis évêque en 1962. À partir de 1971, devenu patriarche, il quadrille le territoire égyptien d’institutions coptes en fondant églises et monastères. Le nombre de prêtres, d’évêques et de moines a ainsi continué régulièrement à augmenter. Le patriarche est parvenu, de cette manière, à « cléricaliser » la communauté, c’est-à-dire à intégrer les fidèles à la vie de la paroisse en les dotant de grades comme diacres, sous-diacres et surtout ḫādim (serviteur) (D. El Khawaga, 1991). De très nombreuses activités se sont agrégées progressivement au cadre paroissial : les sports, le service social, les vacances. La vie du fidèle s’est de plus en plus intégrée à celle de son Église et le réseau des catéchismes (les Écoles du dimanche) est venu renforcer une socialisation communautaire voulue totale par Shenouda. La paroisse est aussi, dès lors, un dispositif de pouvoir et permet à l’Église d’exercer un contrôle social beaucoup plus intense sur les fidèles ; elle constitue de même un outil de centralisation autoritaire entre les mains du patriarche. L’institutionnalisation s’en trouve renforcée, tout en restant relativement faible – les relations entre le clergé et Shenouda reposent bien plus sur des rapports personnels que sur des règles de fonctionnement clairement établies.

11 Ainsi, paradoxalement, Sam‘ān a utilisé les outils de la réforme patriarcale pour s’assurer une forte autonomie vis-à-vis de la hiérarchie ecclésiastique. Il a pris appui sur les méthodes promues par le patriarche pour mettre en place sa paroisse et y développer l’ensemble des services religieux. Mais à la différence d’autres fondations coptes, ni Shenouda, ni aucun évêque n’étaient à l’origine de l’implantation de l’Église de Sam‘ān car c’était Dieu lui-même qui l’avait envoyé au Muqaṭṭam11. Le prêtre construit en terrain vierge. Il bâtit une église au milieu des années 1970 et crée, dès les années 1980, une école de catéchisme. Il recrute aussi de nombreux ḫādim-s pour animer la nouvelle paroisse. Ceux-ci, pour la plupart bénévoles, étaient tous issus du quartier de même que les prêtres assistants qui seront ordonnés au début des années 1990. Tout en usant des méthodes promues par la réforme shenoudienne, Sam‘ān a tiré un bénéfice personnel de cette création ex nihilo qui lui devait tout. L’ensemble des prêtres et des ḫādim-s se trouvait dès lors dans un rapport d’allégeance vis-à-vis de celui qui les avait symboliquement reliés au reste de la communauté copte.

12 Tandis que la paroisse se structurait durant les années 1980 et renforçait son rôle de socialisation, l’État tentait de se raccorder aux nouveaux quartiers périurbains. L’abandon dans lequel étaient laissés les quartiers informels avait favorisé

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l’implantation de dissidences islamistes que le régime du président Moubarak essaye de résorber dans les années 1990 (P. Haenni, 2005). Au début de cette même décennie, la Cour constitutionnelle égyptienne prend la décision d’invalider le scrutin de liste et oblige ainsi l’État égyptien à instaurer le scrutin individuel. Cela favorise l’émergence de candidats issus des quartiers populaires principalement aux élections des Conseils locaux. Par l’intermédiaire de ces notables, l’État central se connecte aux quartiers périphériques à travers le lien clientéliste et l’échange de services. Sam‘ān lance alors dans la course électorale des candidats issus de la communauté des chiffonniers et son appui devient de plus en plus recherché de la part des prétendants à la députation à Manšiyyat Nāsir.

13 Cette configuration permit au prêtre des chiffonniers de se ménager une importante marge de manœuvre car il put inscrire son action dans différents réseaux. De la sorte, chaque acteur eut d’autant plus besoin du prêtre que celui-ci ne leur devait pas l’entièreté de son autorité. Du point de vue de l’administration, la paroisse du Muqaṭṭam semblait échapper en large partie au contrôle du pouvoir politique – Sam‘ān s’appuyant sur la relative autonomie de la sphère communautaire copte et sur son rôle de leader de l’Association des chiffonniers. Quant au patriarche, il savait parfaitement qu’il ne se trouvait pas à la source des réseaux politiques du prêtre. C’est ainsi l’équilibre de ses connexions qui permit à Sam‘ān de se mouvoir dans cet environnement pourtant instable.

Négociation des liens avec l’Église copte

14 Nous avons montré comment Sam‘ān s’était ménagé une importante autonomie d’action. Il a également dû se faire reconnaître une place dans l’Église et pour cela nouer des liens avec Shenouda. Pour y parvenir, le prêtre des chiffonniers s’est habilement appuyé sur une ancienne tradition copte. Il a mis à profit toutes les potentialités symboliques du lieu de sa mission auprès des chiffonniers. En effet, le mont Muqaṭṭam est au cœur d’une légende célèbre de la tradition copte. Il aurait été déplacé au Xe siècle par saint Sam‘ān pour sauver les coptes de la fureur du calife. L’histoire a été transmise de manière ininterrompue depuis le XIe siècle, avec quelques variantes au fil du temps. Cependant, jusqu’au XXe siècle, c’est le patriarche Abraham qui était le « héros » du récit, saint Sam‘ān faisant office d’adjuvant discret à l’accomplissement de la quête (dans les premières traditions textuelles le saint n’avait même pas de nom). Abūnā Sam‘ān s’est ainsi glissé dans la peau d’un saint dont la tradition disait finalement peu de choses et qu’il a, dès lors, pu façonner à son image. En 1984, il offre pour la première fois une hagiographie au saint médiéval12. De cette manière, le prêtre donne chair à un personnage secondaire du récit originel, et écrivit, en réalité, sa propre hagiographie. Dans une seconde édition de la vita du saint (publiée dans les années 1990), le père Sam‘ān ajoute même son propre récit hagiographique, l’histoire de son appel divin auprès des chiffonniers. Tout à fait conscient de son rôle de réinventeur de la tradition, le prêtre insiste souvent sur le fait qu’il est le premier à avoir bâti, en 1976, une église dédiée au saint qui jadis déplaça le Muqaṭṭam. Surtout, dans les années 1990, il entreprend la construction d’un complexe d’églises, taillées au creux de la falaise. Au total sept sanctuaires composent ce que l’on nomme aujourd’hui Dayr al-Qiddīs Sam‘ān, le Monastère de Saint-Sam‘ān. La plus grande de ces constructions est une église à gradins, qui peut accueillir plusieurs milliers de personnes. Le lieu de

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culte est devenu l’un des plus renommés du Caire, et accueille régulièrement des groupes de visiteurs étrangers. De cette façon le prêtre du Muqaṭṭam s’est assuré une certaine légitimité traditionnelle et le récit du miracle, qui était auparavant surtout associé aux églises du Vieux-Caire, se voit désormais lié au monastère du quartier des chiffonniers. Sam‘ān est parvenu de cette manière à consolider sa position délicate au sein de l’Église copte.

15 Le prêtre du Muqaṭṭam a pourtant dû négocier constamment sa place au sein de l’institution ecclésiastique en tissant des liens personnels (ou en donnant l’illusion de tels liens) avec Shenouda. Pour l’exprimer dans le vocabulaire de la sociologie pragmatique : les épreuves qui régissent le fonctionnement de l’Église sont assez peu institutionnalisées et leur mise en œuvre ne dépend que très peu de règles claires qui existeraient indépendamment des personnes qui dirigent l’institution. Ces épreuves reposent en réalité sur les liens personnels que chaque membre noue avec celui qui se présente comme l’incarnation de l’Église. Ainsi, témoigner de sa fidélité à Shenouda équivaut quasiment à faire la démonstration de son attachement à la tradition copte. Pour mettre en scène sa soumission, Sam‘ān offre symboliquement le monastère au patriarche en hommage, afin de se placer sous sa protection13. Il l’exprime en racontant par exemple comment l’aide financière de Shenouda lui a permis d’achever la construction de la première église du Muqaṭṭam. Dans un petit ouvrage publié par Sam‘ān à l’occasion des vingt-cinq ans du règne de Shenouda, l’épopée glorieuse de la construction du monastère est contée en prenant soin d’attribuer la réussite de chaque étape à une intervention du patriarche, à ses prières ou à l’un ou l’autre miracle obtenu grâce à son intercession (Prêtres de l’église Saint-Sam‘ān, 1996). Un autre épisode constitue une manière habile d’offrir un rôle valorisant à Shenouda, tout en lui faisant confirmer que Sam‘ān était bien un être hors du commun. Lorsque Faraḥāt (le futur Sam‘ān) raconte au pape l’épisode miraculeux de la page des Actes amenée à lui dans une bourrasque, celui-ci se serait exclamé : « ce n’est pas une lettre, ceci est un firman divin » ! Une autre manifestation de cet hommage rendu au pape copte peut se lire dans la pierre. Deux statues à l’effigie de Shenouda ont été sculptées dans les années 1990, en haut de la grande église du monastère, l’une le figeant à l’endroit même où il s’était assis alors qu’il venait se rendre compte de l’avancée des travaux. Ces visites patriarcales ont été d’une grande importance dans l’échange symbolique amenant à la reconnaissance mutuelle entre les deux hommes. Comme le note Jacques le Goff à propos du rituel médiéval de l’hommage : « Le geste du vassal ne suffit pas. Il faut que celui du Seigneur y réponde » (J. Le Goff, 1999 : 338). En guise de réponse, le pape Shenouda se déplace à de nombreuses reprises au Muqatṭ ̣am.

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Les statues de Shenouda © Natalia Duque

16 En 1991, à l’occasion de fouilles archéologiques dans le Vieux-Caire, on découvre opportunément des ossements qui sont attribués à saint Sam‘ān. L’invention des reliques constitue, elle aussi, une transaction symbolique entre le prêtre des chiffonniers et le patriarche. Sam‘ān en avait besoin pour assurer définitivement la réussite de son lieu de culte et surtout pour confirmer l’arrimage de ce dernier à la tradition du miracle. Mais pour obtenir la pleine reconnaissance de la validité des ossements, il fallait d’abord requérir l’assentiment du pape. Or celui-ci, non seulement reconnaît les reliques, mais il vient, en outre, assister à la cérémonie organisée pour célébrer leur transfert au Muqaṭṭam. En échange, les prêtres du monastère ne tarirent jamais d’éloges et de déclarations d’amour et d’admiration envers la personne de Shenouda. Ce dernier essaye, quant à lui, à de nombreuses reprises d’atténuer les ardeurs évangéliques de Sam‘ān, notamment ses exorcismes par trop spectaculaires et d’une grande ambiguïté. Nous y reviendrons. Le patriarche laisse pourtant à des prélats dévoués le soin d’attaquer Sam‘ān. C’est surtout l’Anbā Bišūy, évêque de Damiette et secrétaire du Saint-Synode, qui s’est chargé de critiquer (parfois publiquement) ces pratiques jugées déviantes.

Un christianisme charismatique

17 Le monastère Saint-Sam‘ān se voit souvent taxer de « protestant » par les coptes orthodoxes de la tendance patriarcale, c’est-à-dire accusé de dévier de la tradition et d’adopter des pratiques hétérodoxes trop proches de l’Occident (A. Amstutz, F. Armanios, 2013). Sont visés outre les exorcismes publics, l’insistance sur la « rédemption en un instant » selon la formule du patriarche Shenouda (Shenouda, 2009) et les chants entonnés au monastère s’écartant trop des hymnes liturgiques ou même des tarnīm-s (les chants paraliturgiques) coptes (S. Gabry-Thienpont, 2013 ; C. M. Ramzy, 2014). La musique et les chants sont souvent le premier élément cité par les

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coptes qui dénoncent cette tendance. De leur point de vue ces pratiques, pourtant cantonnées aux réunions de prière (jamais durant les messes), viennent perturber l’ambiance copte censée homologuer le caractère traditionnel d’une cérémonie. Cette crispation provient surtout du fait que les tarnīm-s tendent de plus en plus à incorporer les instruments de musique modernes et à copier les canons de la pop arabe, que ce soit chez les traditionalistes ou chez les charismatiques. Les frontières sont en réalité de plus en plus difficiles à tracer de manière claire et nette. La distinction entre pratiques légitime et blâmable peut dépendre en réalité de l’auteur du morceau ou de l’ambiance cérémonielle dans laquelle il s’inscrit et qui vient en indexer la signification. La « rédemption en un instant » désigne, quant à elle, l’idée que le fidèle pourrait être sauvé instantanément par le repentir. Shenouda, à rebours de cette conception, insiste sur la médiation du clergé à travers l’administration des sacrements, ainsi que sur le long cheminement nécessaire au copte pour atteindre le salut.

18 Précisons que le qualificatif « charismatique » ne provient pas du vocabulaire des acteurs eux-mêmes. Il vise à caractériser un phénomène nouveau aux contours encore incertains. Le terme est souvent utilisé dans la littérature scientifique anglo-saxonne pour évoquer la vague de réveil religieux qui balaye les États-Unis dès la fin du XIXe siècle avec la naissance du pentecôtisme et qui reprend un nouveau souffle dans les années 1970 (K. Poewe, 1994). Dans le contexte postconciliaire cette mouvance touchera l’Église catholique étasunienne où émergent des communautés spirituelles mixtes – avec des protestants charismatiques – avant que des courants propres se forment qui vont vite se développer en Europe et dans le reste du monde (T. J. Csordas, 1997). Le terme « charismatique » se réfère aux charismes14 qui s’expriment à l’occasion de cérémonies de prières centrées sur l’expression d’émotions collectives à travers le chant, la prière et les guérisons. Pour ce qui est du cas égyptien, on peut attribuer schématiquement une double généalogie à la tendance charismatique. D’une part, il faut relever dès le XIXe siècle l’influence des missionnaires protestants, surtout presbytériens (H. Sharkey, 2008), puis au cours du XXe siècle celle des réveils chrétiens qui s’introduisent petit à petit en Égypte par le biais de missionnaires occidentaux et parfois libanais. D’autre part, les échanges accrus entre l’Égypte et l’Occident, singulièrement après l’infitāḥ (l’ouverture économique du pays à l’économie de marché en 1974), ont favorisé un rapprochement des manières de penser notamment une progressive individualisation des pratiques religieuses qui se manifeste à travers la promotion d’un rapport davantage personnel à la divinité.

19 En Égypte, les réveils charismatiques se distinguent souvent par leur volonté de dépasser les frontières entre dénominations chrétiennes, voire de les renier complètement. On retrouve cela au cœur du projet de l’Association pour la rédemption des âmes (ḫalāṣ al nufūs) à laquelle Sam‘ān a longtemps adhéré. On peut signaler un autre jalon important de cet œcuménisme copte dans la personne du célèbre moine Mattā al-Miskīn (1919-2006). Celui-ci proposa, dans les années 1940, un retour aux Pères de l’Église copte (les théologiens de l’École d’Alexandrie, les Pères du désert) de manière à contourner une tradition jugée sclérosée. Cette exploration l’amena à développer un christocentrisme dépassant les querelles théologiques entre dénominations chrétiennes, et à proposer une spiritualité de la rencontre avec le Sauveur compatible avec l’approche protestante évangélique. Le père Zakariyyā Buṭrus, futur père confesseur de Sam‘ān, fut influencé à la fois par Mattā et par l’approche protestante (S. Robinson, 2008). Il esquissa, pour la première fois, un dispositif

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permettant de concilier sacerdoce copte et pratiques charismatiques, dont s’inspirera plus tard le prêtre des chiffonniers. L’exorcisme y occupait d’emblée une place importante ainsi que l’effort de conversion des chrétiens et des musulmans. Les premiers devaient rencontrer véritablement leur Sauveur, tandis que les seconds étaient invités à renoncer au mal en apostasiant l’islam. L’exorcisme constitue, quant à lui, une guérison ne pouvant être obtenue qu’à travers un renoncement aux péchés, et donc à l’islam. Ce dispositif se constitua à travers une sorte de dédoublement de l’activité religieuse. La messe continuait à être centrale mais on y ajouta la réunion de prière qui permit d’innover en ménageant une place prépondérante au prêche et à l’exorcisme15.

Les chiffonniers comme avant-garde sur la voie de la rédemption

20 Zakariyyā Buṭrus est expulsé d’Égypte en 1989 pour son activité prosélyte, probablement d’un commun accord entre les services de sécurité et le patriarcat. Sam‘ān, par contre, parvient à poursuivre sa prédication avec un certain succès. Il doit sa longévité, nous l’avons vu, à son ancrage à la fois dans le système des clans du quartier, dans les réseaux de développement et ceux de la politique locale, mais aussi à la réussite de son inscription dans l’Église par un usage habile de la tradition. Forts de l’analyse des différentes dimensions constituant l’autorité du prêtre, nous pouvons maintenant donner sa juste place à la composante symbolique qui, centrale dans le dispositif, fait l’attrait du monastère. Sam‘ān a tissé habilement des récits, à la fois implicites et puissants. Implicites car il ne pouvait pas exprimer ouvertement son combat contre l’islam, ni ses penchants charismatiques16. Puissants parce que les histoires qu’il a racontées ou qui transparaissent dans la scénographie de ses cérémonies religieuses expriment dans le même temps la force de la foi chrétienne, et pointent vers des horizons d’attente aux accents millénaristes. Le premier des récits métaphoriques est celui de la mission de Sam‘ān auprès des chiffonniers. Le prêtre a souvent raconté à quel point ceux-ci vivaient dans le péché et l’arriération quand il les a rencontrés. Ils buvaient, se bagarraient sans cesse et ne connaissaient presque rien à leur propre religion. Ces images ont même été reprises récemment dans un film consacré à la vie du père Sam‘ān qui emprunte une vision stéréotypée de l’arriération des immigrés de Haute-Égypte au cinéma égyptien. Celle-ci permet de représenter l’état de déliquescence morale dans lequel auraient vécu les chiffonniers avant leur rencontre avec Sam‘ān17. Ce dernier a mené un véritable combat contre le mal pour ramener les chiffonniers à Dieu. Il a d’ailleurs souvent exprimé l’idée que les zabbālīn constituaient un véritable exemple pour l’Égypte entière : celui des pires pécheurs sauvés par la parole de Dieu. Un autre récit s’exprime à travers les exorcismes publics. Cette pratique rituelle mélange guérison et exorcisme sans que l’on puisse distinguer l’un de l’autre, dans la plus pure tradition évangélique18. Mais un autre aspect vient apporter un surcroît de sens à l’opération. Depuis fort longtemps, les prêtres coptes ont acquis la réputation d’être des exorcistes particulièrement efficaces auprès des Égyptiens quelle que soit leur confession. Ainsi, de nombreux musulmans et musulmanes viennent visiter le père Sam‘ān ou d’autres prêtres coptes pour se débarrasser de mauvais esprits. Ces visites des fidèles de l’autre religion sont dès lors mises en scène de manière à souligner la puissance d’Abūnā Sam‘ān19. Un jeune homme

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travaillant au monastère émettait ainsi l’hypothèse que ce qui gênait Shenouda dans ces cérémonies était la démonstration trop voyante de la supériorité du christianisme qui serait, pour lui, politiquement embarrassante20.

21 Le monastère s’est récemment associé à de grandes réunions de prières organisées conjointement avec l’église protestante évangélique de Qaṣr al Dūbbāra. Cette église presbytérienne, fondée en 1948 par des missionnaires américains à deux pas de l’actuelle place Tahrir, est aujourd’hui liée à la tendance évangélique charismatique internationale avec des liens particulièrement étroits avec l’International House of Prayer à Kansas City (Missouri) dont la particularité est de proposer un service de prière 24 heures sur 2421. Qaṣr al-Dūbbāra est dirigée depuis 2008 par la figure médiatique du pasteur Sāmiḥ Mūrīs dont les prêches sont retransmis chaque semaine sur Sat 7, une chaîne satellitaire à vocation prosélyte qui retransmet également les réunions de prière du père Sam‘ān (A. Dowell22, 2012 : 3-8). Le premier grand rassemblement a été organisé en 2005. Il s’inscrivait dans le cadre de l’initiative prise par une Église évangélique sud-africaine d’organiser un Global Day of Prayer le jour de la Pentecôte. Les attaques sévères dont Sam‘ān fut l’objet à cette occasion l’empêchèrent de renouveler l’expérience. Ce n’est que le 11 novembre 2011 (11/11/11), dans l’Égypte postrévolutionnaire, que l’initiative sera renouvelée. Ce rassemblement qui voit converger des milliers de fidèles vers le Muqaṭṭam – parmi lesquels de nombreux protestants –, véhiculait un message extrêmement ambigu. L’événement s’intitulait « Prière pour l’Égypte » et se présentait sous les atours nationalistes d’une prière d’intercession visant à placer la patrie, en ces temps incertains, sous la protection de Dieu. Pourtant le sous-titre de la manifestation qualifiait, en outre, l’événement de « Nuit du retour à Dieu ». Au cours de la cérémonie, la foule se met à crier « Jésus » au rythme des percussions, soulignant ces incantations par un geste affirmé du bras tendu, le poing fermé. Cette séquence est devenue la marque de fabrique des nombreux rassemblements œcuméniques organisés après la révolution à l’initiative des charismatiques. La signification de cette cérémonie semblait donc osciller entre une prière de protection pour tous les Égyptiens et l’idée exprimée, notamment par les fidèles de Qaṣr al-Dūbbāra que le soulèvement de 2011 était le résultat de leurs prières (A. Dowell, 2012). D’autres, comme le chanteur copte Māhir Fāyiz, proche de la mouvance charismatique, ont même lu la révolution comme le signe annonciateur qu’une vague de conversions au christianisme allait balayer l’Égypte23.

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Grand rassemblement dans l’église de Saint-Sam‘ān © Gaétan du Roy

22 En apparaissant de facto comme la megachurch de la mouvance charismatique, le monastère et son fondateur ont probablement été trop loin pour ne pas entrer en conflit avec la hiérarchie copte24. Cette manière d’affirmer un œcuménisme échappant à l’initiative du patriarche équivalait, in fine, à minorer son autorité. Il n’est pas anodin que le nouveau pape copte ait tenté rapidement après sa nomination de reprendre la main en mettant en place un Conseil des Églises, réunissant l’ensemble des confessions chrétiennes d’Égypte.

La déstabilisation du compromis

23 Après la révolution et l’intronisation d’un nouveau patriarche, Tawāḍrūs II en novembre 2012, l’autorité d’Abūnā Sam‘ān s’est trouvée passablement déstabilisée. Sur le front de la politique locale, l’éclosion soudaine du multipartisme est venue bouleverser les réseaux du prêtre. L’un des anciens députés de Manšiyyat Nāsir et ministre du Logement, Ibrahīm Sulaymān, est arrêté pour des faits de corruption et l’autre élu du quartier battu par le candidat des Frères musulmans alors qu’il était soutenu par Sam‘ān. En interne, le nouveau parti Les Égyptiens libres25, s’est inséré dans le quartier par le biais d’un groupe de jeunes gens souhaitant se défaire de la tutelle des associations supposées défendre les intérêts des chiffonniers et qu’ils jugeaient corrompues (G. Du Roy, 2013). Le prêtre n’est pas protégé de cette contestation par son rôle central dans l’Association des chiffonniers.

24 La donne a également changé au niveau des relations avec la hiérarchie copte. Depuis des années, Sam‘ān souhaitait faire ordonner trois nouveaux prêtres dans le quartier parmi ses proches. Ces nominations étaient bloquées car le patriarcat entendait choisir lui-même les nouveaux vicaires. En mars 2013, alors que Sam‘ān semblait parvenir à ses fins et que l’annonce de prochaines ordinations conformes à ses vœux était rendue publique, des habitants de Manšiyyat Nāsir se sont rendus au patriarcat pour protester

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contre la nomination de ces nouveaux clercs. Les manifestants se sont plaint du fait que la liste de candidats qu’ils avaient soumise au patriarcat n’avait pas été prise en compte et ont réclamé la désignation d’un évêque chargé des nominations ecclésiastiques pour les églises du Muqaṭṭam – en clair quelqu’un qui aurait autorité sur Abūnā Sam‘ān. Ils ont également affirmé que parmi les nouveaux nommés figuraient des individus « de tendance protestante26 ». Ils ont finalement obtenu gain de cause et un évêque a été désigné responsable du Muqaṭṭam, prenant résidence au monastère. Un an après son intronisation, il entrait en conflit ouvert avec Sam‘ān, suspendant un de ses prêtres associés pour une durée d’un mois et, surtout, interdisant désormais que soient chantés des tarnīm-s protestants dans les églises du Muqaṭṭam. Ces interventions ont divisé les habitants du quartier entre partisans de l’évêque et de Sam‘ān. La querelle fut même portée sur la place publique, ce qui n’a pas été vu d’un très bon œil par de nombreux coptes. D’autres membres de la communauté, regrettant que les problèmes se règlent trop souvent à coup d’anathèmes et d’interdictions, y ont vu la preuve de la résilience de l’autoritarisme patriarcal. Face à la montée en puissance du conflit, le nouveau pape, Tawāḍrūs II, a dû se prononcer en personne sur cette affaire. Il a tenté d’en minimiser la portée, en la réduisant à un « problème d’organisation ». Les réactions des habitants du quartier, exprimées sur Facebook, peuvent être classées en trois catégories. Certains postent des photos insistant sur le lien affectif indéfectible liant Sam‘ān aux chiffonniers. On voyait sur certains clichés le prêtre lors de la construction du monastère, la robe noire blanchie par la poussière des travaux ; on rappelait également le « firman céleste » qui avait confirmé miraculeusement la mission du prêtre. D’autres, au contraire, affichent sur leurs pages Facebook des photos de l’évêque pour lui témoigner leur soutien. Enfin, un troisième camp est constitué de ceux qui, effrayés par le conflit et la division, postent des photos de Sam‘ān en compagnie de l’évêque insistant par là sur la bonne entente qui règnerait (ou devrait régner) entre les deux hommes.

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Le père Sam‘ān lors des travaux de construction du monastère (photo postée sur Facebook le 18/6/2014)

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25 On a pu suivre à travers ce cas d’étude l’ensemble des transactions nécessaires à la fondation d’un lieu de culte et à la pérennité d’un projet spirituel. D’un côté les nouvelles tendances que nous avons décrites relèvent d’une globalisation du religieux. Le double phénomène de déculturation et de déterritorialisation, relevé par Olivier Roy, s’observe bien dans notre étude de cas (O. Roy, 2008). La déculturation apparaît dans l’épuration d’un christianisme recentré sur la conversion au travers d’une rencontre avec le Sauveur. Des aspects importants de la tradition copte sont ainsi contestés ou minimisés, comme le culte des saints. Sam‘ān l’exprimait avec fougue dans un prêche récent : [sur un ton emporté] Nous appartenons à qui ? Il n’y a pour nous personne d’autre que Jésus. Et Jésus est perdu dans l’Église et parmi les saints. Il n’y a plus de place pour lui. Je rentre dans une maison : je la trouve remplie d’images de saints. « Où est la photo de Jésus, mon fils ? » [...] Je trouve un poster de Mār Girgis [saint Georges] d’un mètre sur un mètre. Et une photo de je ne sais plus qui de la même taille. Et une photo de Jésus de 15 cm sur 12 cm27.

26 Ces nouveaux accents, portés par des prêcheurs égyptiens, convergent de manière indéniable vers les tendances chrétiennes charismatiques que l’on peut observer dans de très nombreux pays. Cependant cette minoration de l’intercession des saints, si elle ne veut pas aller jusqu’à la rupture, doit se négocier constamment avec la tradition copte, comme en témoigne le cas de la réappropriation du miracle du Muqaṭṭam. La déterritorialisation s’observe, quant à elle, dans les contacts de plus en plus intenses avec les chrétiens charismatiques de différents pays, comme en atteste la participation du monastère au Global Day of Prayer. Un nombre grandissant d’individus et d’idées

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circulent et communiquent à travers les nouveaux médias. Mais, là encore, on ne peut pas comprendre cette dynamique sans prendre en compte les contraintes des environnements égyptien, copte et, plus récemment, révolutionnaire. On ne doit pas s’arrêter à l’observation de la circulation des acteurs, leur mise en réseau à travers internet et les chaînes télévisées satellitaires par exemple. La fondation d’un lieu de culte implique de négocier un ancrage relevant de différentes logiques d’action. Du système des clans qui anime le quartier, en passant par les acteurs du développement jusqu’aux réseaux évangéliques transnationaux, le père Sam‘ān a dû se mouvoir sur différentes scènes sociales aux règles souvent contradictoires. Il semble bien que ces contradictions soient devenues difficiles à concilier alors que l’État égyptien changeait de régime et l’Église copte de patriarche. Le champ de cette étude est trop restreint pour nous permettre de généraliser les observations à l’ensemble des coptes d’Égypte. Les campagnes, et les villes de province connaissent certainement des évolutions différentes. Il serait nécessaire pour s’en faire une idée plus précise de lancer un chantier comparatif, en examinant les épreuves que doivent immanquablement franchir les différents acteurs religieux pour agir dans les environnements variés qui font la vie sociale et religieuse des Égyptiens. Cette perspective permettrait alors de comparer, sous ces différents aspects, la construction de l’autorité religieuse au quotidien chez les chrétiens et les musulmans28.

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NOTES

1. « Notre père » c’est comme cela que l’on s’adresse aux prêtres coptes. 2. Cet article résume notre thèse de doctorat à laquelle on pourra se reporter pour plus de détails. 3. Ici Sam‘ān, qui qualifie, en arabe, les chiffonniers d’alors de « chrétiens de nom » reprend littéralement l’expression nominal christians, courante chez les protestants évangéliques. Le prêtre utilise cette expression dans le film documentaire Makān fī-l-qalb réalisé par Fādī Fārūq, Coptic Sat production, 2006. Le film est présenté comme le « premier long-métrage documentaire chrétien », http://www.samaanchurch.com/samaan_movie.php, consulté le 25/7/2013. 4. Ce récit a été fait par le prêtre en de nombreuses circonstances. On en trouve une version écrite à la fin de la vita de saint Sam‘ān produite par le Monastère (Anonyme, 2010). 5. Nous nous appuyons ici sur l’analyse de F. Gros, 2009 « Crise et mystère de l’Autorité », conférence prononcée le 21/10/2009 à l’académie de Créteil, retranscription disponible en ligne : http://www.ac-creteil.fr/enseignements/mercredisdecreteil/eclairages-sur-l-autorite-gros.pdf, visité le 2/4/2014. 6. Weber considère également le phénomène charismatique comme procédant de la reconnaissance de la « qualité extraordinaire [...] d’un personnage » (M. Weber, 1995 : 320) ; voir les analyses éclairantes de J.-B. Decherf, 2010 : 208-212.

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7. Sur cette notion on se réfèrera à L. Boltanski, L. Thévenot, 1991 : 168-174 ; L. Boltanski, E. Chiapello, 1999 : 73-80 ; Y. Barthe et al., 2013. Cyril Lemieux propose une autre définition qui nous paraît également pertinente : « constitue une épreuve toute situation au cours de laquelle des acteurs font l’expérience de la vulnérabilité de l’ordre social, du fait même qu’ils éprouvent un doute au sujet de ce qu’est la réalité » (C. Lemieux, 2010 : 174). 8. À savoir, selon les chiffres avancés par David Sims, 1 225 habitants par hectare (D. Sims, 2010, p. 115). 9. Intabihū ayyuhā al-sāda (Attention, gentlemen !), réalisé par Mohammed ‘Abd al-‘Azīz,1980. 10. Sur tout ce qui concerne les chiffonniers et le développement, voir (J. Furniss, 2012). 11. Rappelons l’appel qui fut à l’origine de la mission du prêtre. 12. C’est, en réalité, le confesseur de Sam‘ān qui en est l’auteur. Il s’agit du père Zakariyyā Buṭrus (né en 1934), devenu célèbre dans les années 2000 pour ses émissions critiquant l’islam, diffusées sur des chaînes satellitaires émettant depuis l’Occident. Le père Zakariyyā est celui qui souffla à Sam‘ān l’idée de s’appuyer sur le récit du miracle. 13. Nous utilisons ici l’analogie avec la cérémonie médiévale de l’hommage qui exige une reconnaissance symbolique mutuelle entre le vassal et son suzerain (J. Le Goff, 1999). 14. Rappelons l’origine paulinienne de charisma qui désigne des dons accordés par Dieu à un individu pour le bien de la communauté. 15. Ce dédoublement gagna l’ensemble de l’Église copte. Shenouda y apporta une légitimation par la tenue de leçons hebdomadaires sous forme de question/réponse (D. El Khawaga, 1991 : 350-351). 16. On pense ici au concept de hidden transcript introduit par James C. Scott (J. C. Scott,1990). 17. Risāla samāwiyya, réalisé par Ibrahim Abdel Sayed, Agape Media Center, 2007. 18. Rappelons que les miracles de Jésus dans les Évangiles sont pour l’essentiel des exorcismes (F. Chave-Mahir, 2011 : 28-29). Cette pratique est attestée depuis fort longtemps dans l’histoire copte. Ainsi, malgré la nouveauté de leur mise en scène, les exorcismes peuvent être rattachés à la « tradition ». 19. Pour une description des exorcismes se reporter à ma thèse (G. du Roy, 2014). 20. Notes de terrain, 9/02/2012. 21. Voir la page de présentation sur leur site internet : http://www.ihopkc.org/about/, visité le 5/12/2012. Ils proposent également une version arabe du site. 22. Sat 7 accueille des chrétiens de toutes les confessions. Elle transmet en anglais, arabe, persan et turc. 23. On pourra rapprocher ce genre de cérémonies des rassemblements évangéliques suisses analysés par Philippe Gonzalez (P. Gonzalez, 2013). 24. Le terme megachurch se réfère aux énormes églises évangéliques américaines qui privilégient les réunions spirituelles dans de gigantesques lieux de cultes, parfois des stades. Elles sont souvent autocéphales (le pasteur est indépendant de toutes dénomination) et ont tendance à se projeter au niveau international dans un mouvement prosélyte (S. Fath, 2009). 25. Parti politique libéral créé après la révolution par l’homme d’affaires copte Naguib Sawiris. 26. Al -Yawm al -Saba‘, 2/3/2013, http://www.youm7.com/News.asp?NewsID=964852, visité le 5/6/2013. 27. Juin 2012 : https://www.youtube.com/watch?v=-JekwmeAZmg, consulté le 21/6/2014. 28. Cette recherche a pu être menée grâce au poste d’assistant que j’ai occupé à l’Université catholique de Louvain pendant 7 ans et à une bourse de recherche du CEDEJ entre 2011 et 2013. Je souhaite remercier Daniel et Natalia Duque pour leur aide précieuse.

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RÉSUMÉS

Alors qu’on présente souvent les coptes cantonnés dans leur rôle de victimes de la violence islamiste, le monastère copte de Saint-Sam‘ān montre au contraire les capacités d’action et d’adaptation de la minorité chrétienne. Le prêtre Sam‘ān a construit au début des années 1990 un complexe de sept églises, au cœur du quartier de chiffonniers du Muqatṭ ̣am qui attire de nombreux visiteurs égyptiens et étrangers. L’initiative s’inscrit dans différentes scènes et logiques d’action : le développement urbain, la politique locale, et, surtout, la scène communautaire copte. Sam‘ān a exercé son office religieux dans un style que l’on peut qualifier de charismatique, caractérisé notamment par des exorcismes publics. Il s’est également appuyé sur la tradition pour mettre en valeur une vision régulièrement dénoncée par ses adversaires comme une dérive protestante.

This article argues that the Copts are not simply victims of the violence perpetrated by Islamists in Egypt, but that they are also agents capable of acting and adapting to their environment. This argument will be based on the case of Father Sam‘ān, a prominent priest, known, among other things, for having built an impressive complex of seven churches at the heart of the garbage collector area of Muqaṭṭam in Cairo. As the paper highlights, the priest had to adapt to the different strategies and modes of action structuring local communities that were made available to him, such as urban development, local politics, and, above all, the characteristics of the communal Coptic milieu. He fulfilled his religious role in a style that could be called charismatic, and which included the practice of public exorcisms. This article explains how he took advantage of the Coptic tradition to serve a vision regularly criticized by his opponents, representatives of a protestant trend.

El objetivo de este artículo es demostrar que los coptos, contrariamente a lo que se piensa de ellos como víctimas de la violencia islamista, constituyen una comunidad cristiana cuya capacidad de adaptación y acción se contrapone a la pasividad que por lo general se les atribuye. El análisis está basado en el caso del sacerdote copto Sam‘ān, quien goza hoy de una gran popularidad. Efectivamente, a principios de la década de los noventa, el sacerdote construyó un complejo de siete iglesias en el corazón del barrio de recicladores de Muqaṭṭam, lo que atrae a numerosos visitantes tanto egipcios como extranjeros. Para llevar a cabo el análisis, se darán a conocer las maneras en que el sacerdote se adaptó a las diferentes lógicas de acción de los contextos en los que se dio a conocer: el desarrollo urbano, la política local y, especialmente, el campo de acción de la comunidad copta. El sacerdote Sam‘ān ofició su labor religiosa en un estilo que puede ser calificado como carismático, principalmente caracterizado por el recurso a exorcismos públicos. Se darán a conocer las maneras en que el sacerdote Sam‘ān se apoyó en la tradición para atribuirle valor a una visión que era, por lo general, calificada como una desviación protestante por sus adversarios.

INDEX

Keywords : Egypt, Copts, Charismatics, clientelism, religious globalization Mots-clés : Égypte, coptes, charismatiques, clientélisme, mondialisation du religieux Palabras claves : Egipto, Coptos, carisma´tico, clientelismo, globalización religiosa

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AUTEUR

GAÉTAN DU ROY

Université catholique de Louvain, [email protected]

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Musiques et charismes chez les chrétiens en Égypte au début du XXIe siècle L’exemple catholique Music and Charisma Among the Christians in Early 21st Century Egypt. The Catholic Case Músicas y carismas entre los cristianos en Egipto a principios del siglo XXI. El ejemplo católico

Séverine Gabry-Thienpont

Seigneur, dans les discothèques, dans les concerts, on lève les mains, on chante, on danse. Et toi, tu es la plus grande star, donc faisons de même pour toi ! Steven, Égyptien de confession grecque catholique, 24 ans. 1 Allāh beyḥebbenī1 (Dieu m’aime), Yasū‘ (Jésus), Anā li-ḥabībī wa-ḥabībī lī (Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi, tiré du Cantique des Cantiques). Ces inscriptions ornent les plaques de gourmettes imitant le bois, attachées à des bracelets en faux cuir sobrement colorés. Exposés sur une table à la sortie de l’église Kanīsat Allāh de Choubra2, face à l’imposant escalier permettant l’accès à l’église, les bracelets se vendent facilement. Pendant que les acheteurs potentiels font leur choix, les chants du murannim3 Māhir Fāyiz retentissent de la porte ouverte de l’église : la réunion n’est pas encore terminée. Et comme tous les samedis soirs, coptes-catholiques, orthodoxes et protestants occupent les bancs de l’église et bondent les travées. Tous chantent sans exception, le regard tourné vers les écrans où défilent les paroles des tarnīm-s4, parfois les bras levés pour mieux se rapprocher de Dieu avec, bien souvent, un sourire extatique aux lèvres.

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2 En Égypte, l’influence des évangéliques et des communautés charismatiques catholiques sur les pratiques religieuses coptes est manifeste. Encore peu étudiée, voire mal identifiée, cette tendance représente une « contre-conduite » – telle qu’entendue par Michel Foucault – à l’orthodoxie copte et dévoile peu ou prou l’ambition d’une renaissance, déjà en marche, dont le recours à la musique se révèle être l’un des principaux vecteurs. Le présent article ambitionne de comprendre la place de la musique dans ces mouvements à travers l’étude de cas de deux groupes catholiques : la Communauté de l’Emmanuel (Maǧmū‘a ‘Immānū’īl) et le Chemin Néocatéchuménal (Ṭarīq al-Maw‘ūẓīn al-Ǧadīd), tous deux représentés au sein de la capitale égyptienne. Les prémices du Renouveau charismatique en Égypte et l’histoire de l’implantation cairote de ces deux groupes précèderont une étude plus spécifiquement musicale de leurs pratiques, associée à une mise en perspective avec les musiques composées par la Praise Team of Egypt, Al-Kārūz et Better Life, groupes issus de la mouvance évangélique. Ce travail permettra de nourrir notre compréhension des interactions à l’œuvre entre protestants, catholiques et orthodoxes, à l’heure de ce qui commence à être perçu, dans le giron même de l’Église copte, comme un renouveau dans le Renouveau.

Petite genèse de l’implantation du Renouveau charismatique en Égypte

3 Issu d’Amérique du Nord, le Renouveau charismatique rencontre un succès très net en Europe dès le début des années 1970, à la suite de la mise en place du IIe concile œcuménique du Vatican (1962-1965). Les congrégations religieuses européennes qui se sont succédé en Égypte depuis le XVIe siècle (Hamilton, 2006 : 58) ont joué un rôle considérable dans l’implantation progressive du mouvement dans ce pays. Dès la fin des années 1970, il pénètre Le Caire, rencontrant un succès cette fois progressif, mais durable, auprès des multiples confessions chrétiennes représentées dans la capitale.

« Culture » européenne et Renouveau catholique

4 En Égypte, les chrétiens catholiques sont représentés par plusieurs obédiences et en proportions diverses : coptes-catholiques, melkites, syriens, arméniens, chaldéens, maronites et latins. Des missionnaires jésuites et franciscains sont à l’origine des premières conversions d’Égyptiens vers le catholicisme, qui datent vraisemblablement de la toute fin du XVIIe siècle (Id. : 82). En 1895, l’Église copte-catholique est officiellement unie à Rome par la création d’un patriarcat. Cette Église, à la fois nationale – car copte – et importée – car catholique, constitue aujourd’hui l’essentiel de la présence catholique en Égypte. Dès l’origine, l’influence des missionnaires s’est caractérisée par la diffusion, à travers l’éducation, d’une culture européenne prédominante. Il en est d’ailleurs de même chez les évangéliques (Sharkey, 2008 ; Sedra, 2011).

5 Les enquêtes que nous avons menées en 2014 et 2015 au sein des communautés catholiques de la capitale révèlent que le mouvement charismatique ne touche pour l’instant qu’une minorité sociale, généralement scolarisée dans des écoles privées d’origine européenne, toujours congréganistes, ou fréquentant des paroisses latines. La grande majorité des personnes rencontrées connaissent l’anglais, voire le français – langues d’enseignement privilégiées dans ces écoles –, côtoient de grandes universités,

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comme l’Université américaine du Caire, partent étudier en Europe, au Canada, aux États-Unis. Occidentalisés et polyglottes, les membres des communautés catholiques en Égypte semblent s’approprier aisément ces pratiques communautaires d’origine européenne.

6 Avant d’être introduit en Égypte, le Renouveau charismatique apparaît en Europe après le concile Vatican II. Pour le qualifier à ses débuts, les expressions variées de « Charismatic Renewal », « Mouvement catholique néo-pentecostal », « Renouveau dans l’Esprit » ou encore, « Renouveau spirituel » ont tour à tour été adoptées, puis abandonnées (Laurentin, 1974 : 7). Cette difficulté à qualifier le mouvement5 s’explique par l’adhésion à celui-ci de cercles d’obédiences très diverses. Et comme le note Jean- Paul Willaime à propos du pentecôtisme, le « foisonnement et [...] la plasticité des groupes » (Willaime, 1999 : 5) ne rendent pas aisée l’identification des différentes communautés qui s’en réclament, ni leurs particularités.

7 D’abord, le Renouveau charismatique, également désigné de nos jours, notamment par Olivier Landron, par l’expression « Renouveau communautaire postconciliaire », hérite du pentecôtisme, lui-même héritier du méthodisme dans son approche, de l’idée d’une rencontre personnelle avec Dieu (Pina, 2001 : 26). Dans sa volonté de renouvellement de l’Église catholique, le concile Vatican II avait alors appelé « à une nouvelle Pentecôte sur le monde, une Pentecôte d’amour »6 (Peyrous, in Goursat, 2011 : 9). L’inspiration des mouvements pentecôtistes du début du XXe siècle pour le renouvellement liturgique souhaité par les catholiques est en effet évidente, notamment par la place accordée aux dons de l’Esprit saint, les charismes7.

8 La reconnaissance de ces charismes devient indispensable pour renouveler sa foi et se « convertir ». Par « conversion », les catholiques – comme les protestants – entendent aussi bien leur rencontre avec le Christ qu’avec Dieu ou avec le Saint-Esprit. L’expression nord-américaine pentecôtiste de Born Again Christian – également connue sous celle de mawlūd min ǧadīd dans certains pays arabes comme au Liban, mais peu usitée en Égypte – prend tout son sens pour désigner ces charismatiques catholiques, qui se démarquent néanmoins rapidement du Pentecôtisme par leur attachement au septénaire sacramentaire et l’importance qu’ils accordent à la piété mariale.

9 Pour permettre cette conversion, l’engagement individuel est nécessaire, en tant qu’« expérience mentale, intime, privée », pour reprendre les mots de l’anthropologue Albert Piette lorsqu’il explicite la notion de « croire » (2014 : 63). Et c’est précisément au sein de cet engagement individuel que les laïcs jouent un rôle fondamental. Après avoir reçu le « baptême dans l’Esprit saint » – ou effusion de l’Esprit – par imposition des mains, ils prennent le parti d’œuvrer activement à la revitalisation de l’Église catholique. Communautés et groupes de prière naissent alors dans cette dynamique. Cela signifie que des laïcs décident de se rassembler régulièrement et de partager un même idéal religieux, dont l’accomplissement passe par des règles communes, propres à chacun de ces groupes ou communautés. En effet, dans ce Renouveau, toute la production, si l’on peut dire, des démonstrations de la foi, est repensée. C’est par exemple dans ce contexte que de nombreux jeunes sans formation liturgique particulière, voire sans « enracinement ecclésial profond » (Landron, 2004 : 34), manifestent un goût certain pour de nouvelles compositions musicales et le développent.

10 En Égypte, en tant que minorité dans un pays où l’islam est religion d’État, les catholiques attachent beaucoup d’importance aux rassemblements communautaires, au

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même titre que les coptes-orthodoxes qui se réunissent bien souvent dans l’enceinte des églises pour y accomplir diverses activités. Celle de l’église des missionnaires comboniens du Cordi Jesu, au centre du Caire, par exemple, est agrémentée d’un bar, de tables et de chaises, ainsi que de salles où se réunissent les membres du Chemin Néocatéchuménal dont il sera question plus loin. En Égypte, le Renouveau charismatique, de même que le Renouveau copte8, prend appui sur ce goût pour l’entre- soi communautaire, et le renforce.

La Communauté de l’Emmanuel et du Chemin Néocatéchuménal au Caire

11 Entrer dans une communauté implique d’intégrer un groupe qui s’apparente à une deuxième famille. Prier ensemble, manger ensemble, réfléchir ensemble, s’adresser ensemble à Dieu, se confesser ensemble, constituent autant d’éléments caractéristiques des communautés charismatiques en général et en Égypte en particulier. « Au début, on n’y arrive pas, on ne peut pas [prier à haute voix tous ensemble]. Mais quand le déclic se fait, alors on est libéré ». C’est en ces termes que Nadia me résume l’apport inestimable qu’a représenté pour elle la naissance de la Communauté de l’Emmanuel en Égypte. Tout commence au début des années 2000. Une Française, Christine9 vit alors au Caire avec son mari. Elle-même fait partie de la Communauté de l’Emmanuel en France. « Au cours des six années où nous étions au Caire, me raconte-elle, et portant les grâces [c’est-à-dire l’adoration, la compassion et l’évangélisation] de la Communauté de l’Emmanuel, je vivais mon quotidien aussi fidèle que possible à l’Eucharistie, à la charité et à l’adoration ». Christine suit, en parallèle, des cours d’arabe avec un professeur particulier, une copte-catholique. La sixième et dernière année de sa présence au Caire, en 2003, cette dernière lui avoue avoir été « touchée par sa vie » : elle souhaite donc se rendre à Paray-le-Monial, lieu de pèlerinage en France, revivifié dès 1975 par Pierre Goursat (1914-1991), fondateur de l’Emmanuel (Peyrous, Catta, 2006 : 78). Elle pose une autre requête, celle d’organiser une retraite en Égypte sur les « grâces » de l’Emmanuel, et plus particulièrement, sur celles du « Cœur de Jésus ». C’est en effet à partir de Paray-le-Monial que la Compagnie de Jésus propage cette dévotion, fondée sur l’apparition du Cœur à la religieuse sainte Marguerite-Marie Alacoque10 et inspirée par les écrits de saint Claude la Colombière (1641-1682), prêtre jésuite français, qui la dirigea. C’est ainsi que la Communauté de l’Emmanuel de Paris envoie au Caire un prêtre arabophone, le père Dominique, et que Christine et un autre « frère » français (selon le terme en usage parmi les membres des communautés charismatiques pour se désigner), mettent en place une retraite de cinq jours. À leur grande surprise, trente-huit participants égyptiens s’y inscrivent alors, puis treize d’entre eux demandent une préparation à l’effusion de l’Esprit. La même année, huit d’entre eux, dont un prêtre copte-catholique, se rendent à Paray-le-Monial pour participer à une session d’été. Ainsi est née la Communauté de l’Emmanuel en Égypte.

12 Jeune prêtre dynamique, Dominique poursuit pendant quelque temps les retraites en Égypte, une à deux fois par an. Il organise alors régulièrement des marches de quatre à cinq jours avec des pauses de méditation dans le Désert Blanc (désert occidental de l’Égypte), où l’accompagnaient des jeunes à la fois Européens et Égyptiens. Des temps de silence, de marche seul ou en binôme structurent ces retraites. Lui-même membre de l’Emmanuel, le père Dominique lance le premier groupe communautaire à Héliopolis, en 2003. La Communauté ne compte alors que peu de membres à son actif :

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ils ne sont que cinq. Mais le modèle suivi est le même que celui établi par les communautés françaises de l’Emmanuel : la louange et l’adoration deviennent prépondérants, le principe des « maisonnées11 » est repris tel quel, de même que celui des journées communautaires où alternent activités, prières, chants et séminaires. En 2014, la Communauté de l’Emmanuel en Égypte comptait environ soixante-dix membres.

13 De son côté, le Chemin Néocatéchuménal est une communauté qui a germé dans les bidonvilles de Palomeras, en banlieue de Madrid, au contact de Kiko Argüello. Le Chemin Néocatéchuménal ne représente pas une communauté charismatique au même titre que celle de l’Emmanuel. Les catéchèses de Kiko Argüello ne se focalisent pas sur l’importance des dons de l’Esprit saint, mais sur celle du kérygme. Le kérygme est la profession de foi des chrétiens, qui implique d’énoncer la qualité de Messie du Christ et d’admettre sa résurrection ainsi que son appel à la conversion. Le kérygme de Pierre figure néanmoins dans le Nouveau Testament le jour de la Pentecôte, et interpelle sur le don du Saint Esprit (Ac 2 : 22-24, 32 et 38). Le Chemin s’identifie ainsi davantage à un itinéraire d’apprentissage de la foi, tout en inscrivant tout de même son action dans le Renouveau de l’Église catholique postconciliaire. Le rapprochement des deux se justifie également par l’usage du terme de « communauté » par son fondateur lui-même, lorsqu’il explicite le « tripode », essence-même du Chemin (Argüello, 2013 : 59). Enfin, les confluences entre les communautés charismatiques et le Chemin s’éprouvent au fil des exemples, comme nous le verrons, témoignant d’un socle de valeurs communes solide.

14 La première communauté du Chemin née dans les baraques de Palomeras en 1964, juste avant la fin du Concile Vatican II, était constituée de gitans et de « quinquis », c’est-à- dire de quincalleros, des quincaillers semi-nomades assimilés à des voyous et à de petits trafiquants. La diffusion du Chemin en dehors de l’Espagne, et d’abord en Italie, fut fulgurante. En 1977, il arrive en Égypte12. Cette année-là, le père combonien Camillo Palalin est responsable de l’Église catholique latine Saint-Joseph de Zamalek, quartier aisé du Caire. Dans son article publié dans Le Messager, le père raconte que la plupart des activités menées au sein de la paroisse depuis plusieurs années tendaient à s’interrompre, par manque d’investissement de la part des laïcs, à l’exception de la catéchèse aux enfants. Mais que restait-il donc pour les adultes ? Comment progresser dans la foi ? Un religieux (nāsik) venu d’Italie pour apprendre l’arabe, logeait alors à la paroisse. Il parlait volontiers de la Bible, expliquait comment le Livre Saint pouvait illuminer la vie du peuple de l’Église, et évoqua l’existence du Chemin Néocatéchuménal. En décembre 1976, trois prédicateurs (kārazūn) italiens vinrent en Égypte pour se consacrer à la prédication et à l’enseignement du kérygme. « En acceptant de les suivre, écrit-il, on accepte de crier notre foi de manière nouvelle, en faisant un examen de l’amour de Dieu, transmis par Jésus-Christ ». Ces prédicateurs ont ainsi organisé une nouvelle catéchèse (al-maw‘ūẓiyya) pour les adultes. En mars 1977, la première communauté du monde arabe est fondée en Égypte. Elle naît à Héliopolis (Miṣr al-Ǧadīda), autre quartier aisé de la capitale, en l’église de Sainte-Thérèse (tenue par des Arméniens catholiques). Puis, en 1981, le groupe de Zamalek s’installe en l’église du Cordi Jesu dans le centre du Caire, tenue par les comboniens depuis le XIXe siècle. Inaugurée et bénie en 1930, cette église remplaçait une plus ancienne, érigée en 1883 à partir du projet du défunt évêque Daniel Comboni (1831-1881), fondateur de la congrégation des missionnaires comboniens, dévoués au Cœur de Jésus13. Quelques prêtres comboniens résident encore aujourd’hui dans les bâtiments adjacents à l’église,

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et certains dirigent même parfois les offices pour les membres du Chemin, si ce dernier n’a pas de prêtre membre présent, ce qui est normalement requis. Depuis 1981, les groupes du Cordi Jesu et d’Héliopolis du Caire se sont considérablement agrandis. Toutes les obédiences chrétiennes présentes au Caire – pas seulement catholiques, donc – y sont représentées. Des groupes évoluent également à Alexandrie, au Liban, en Jordanie, en Palestine, au Soudan, et en Irak. En 2003, le patriarche copte catholique, le patriarche arménien catholique et l’évêque des maronites ont demandé que la langue arabe soit en usage dans les communautés du Chemin dans le monde arabe, incitant dorénavant à la traduction systématique des catéchèses et des chants de la communauté dans cette langue.

15 En 2014, vingt-trois Chemins, c’est-à-dire vingt-trois groupes de prière, sont répartis au Caire dans cinq paroisses. Six de ces groupes évoluent en l’église du Cordi Jesu. Une trentaine de personnes en moyenne vivent un Chemin ensemble, ce qui signifie qu’elles reçoivent une même catéchèse. Le système du Chemin fonctionne par niveau catéchétique : ceux qui commencent un cheminement ensemble le poursuivent toujours ensemble jusqu’à son terme. En 1995, l’actuel responsable du Chemin en Égypte, Na‘meh, a débuté avec son propre groupe, toujours uni. Le Chemin est aussi un chemin de conversion14 : parvenir définitivement à aimer son ennemi, grâce à l’Esprit Saint, en adéquation avec le « serment sur la montagne » (Évangile selon Matthieu)15, signifie que le Chemin est terminé. En 2015, Na‘meh et son groupe parvenaient au bout de ce cheminement.

16 Dans les deux cas, l’action d’un individu a constitué l’élément déclencheur de l’implantation de ces communautés en Égypte. Les membres de l’Emmanuel et du Chemin se considèrent en effet comme des évangélisateurs. Et c’est du reste là l’une des tâches qui leur a été confiée par les fondateurs des deux communautés, Pierre Goursat (2011) et Kiko Argüello (2013). Chaque frère évolue donc, non pas dans une foi individuelle hermétique à l’extérieur, mais en interaction quasi-permanente avec cet extérieur – d’où le terme même de « communauté », impliquant un partage commun de valeurs et de convictions. Christine a témoigné auprès de ses amis proches égyptiens enclins à l’écouter. Elle leur a raconté la Communauté, a expliqué ses valeurs, ses engagements, ce qu’elle estimait être une force et une manière salvatrice de vivre la foi, de l’exprimer. Comme nous l’avons vu, c’est un religieux venu d’Italie, où le Chemin était bien implanté, qui, faisant le constat de défaillances dans l’activité pastorale de la paroisse catholique de Saint-Joseph, décide de prêcher le kérygme d’abord au prêtre de la paroisse, puis aux fidèles désireux de l’écouter. La proximité culturelle entre l’Occident et les catholiques égyptiens, du fait de l’enseignement et de l’encadrement des fidèles par des religieux et des missionnaires européens, a indubitablement facilité l’implantation de ces communautés au Caire. Aujourd’hui en Égypte, le Chemin Néocatéchuménal rassemble bien plus de membres que l’Emmanuel, dont le succès dans le monde arabe est beaucoup plus tardif. Les deux organisations ont la volonté de s’étendre à la Haute-Égypte, mais en dépit de certaines tentatives, elles n’y ont pas réussi pour le moment.

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Louange, adoration, parole rythmée... La musique en action

17 Au sein de la Communauté de l’Emmanuel et du Chemin Néocatéchuménal, comme dans toutes les communautés postconciliaires du reste, la musique est omniprésente. Indispensable, elle représente une manifestation privilégiée de la piété des « frères » (al-iḫwa). À travers les différents usages de la musique, on peut observer que les interactions entre les membres des communautés, leur environnement musical, leur environnement sonore et leurs référents culturels sont multiples et complexes, sans compter les modalités expressives relatives à l’une et l’autre de ces interactions. Si, à travers un travail qui reste encore à mener, ces dernières étaient clairement identifiées, cela constituerait un apport inestimable à la compréhension des influences et des processus à l’œuvre dans la composition et la réception de ces chants communautaires. Nous pouvons néanmoins d’ores et déjà nous interroger sur l’importance donnée aux chants communautaires dans l’expression de la foi religieuse des « frères », ainsi que sur les aspirations dont elles témoignent.

« L’Église ne se renouvellera pas avec des guitares »

18 Vendredi 6 juin 2014, 10 h, école du Sacré-Cœur à Héliopolis. Les membres de la Communauté de l’Emmanuel arrivent au compte-goutte et se saluent avec force embrassades et chaleureuses accolades. Dans leur écrasante majorité, ils sont jeunes, âgés de vingt à trente ans tout au plus. Magdi et Nadia, les deux « patriarches », comme les principaux concernés aiment se nommer, les accompagnent. Ils étaient là avec Christine, aux débuts de l’Emmanuel en Égypte en 2003. Dans la même enceinte, une église est accolée à l’école avec, autour d’elle, un jardin verdoyant et entretenu. C’est là que la vingtaine de jeunes « frères » présents se réunissent pour débuter cette « journée comm’ », comme ils disent. La plupart, parfaitement francophones ou anglophones, glissent fréquemment des mots de ces deux langues dans leurs discours, surtout lorsqu’il s’agit de mots propres à l’Emmanuel : puisque cette communauté est originaire de France, les termes caractéristiques sont toujours désignés en français. L’adoration, par exemple, en arabe suǧūd, est toujours nommée « adoration », quand bien même celui qui s’exprime le fait en arabe : anâ ‘âmel adoration, « je fais l’adoration ». La « journée comm’ » débute donc par une louange en plein air. Des requêtes individuelles alternent avec des chants, tirés du livret « Il est vivant ! », répertoire musical propre à la Communauté de l’Emmanuel. Ces chants sont exclusivement des compositions en français, sur des mélodies composées en France, traduits ici en arabe dans le contexte égyptien. Seul un cantique interprété pendant ce rassemblement extérieur a été composé par les membres égyptiens de l’Emmanuel, désireux d’injecter un peu d’« égyptianité » au mouvement.

19 En général, les rythmes et les échelles des chants de l’Emmanuel sont très différents de ce qu’on entend à la radio égyptienne. Un des enjeux devient donc de leur donner une empreinte arabe, orientale. Cet objectif s’est concrétisé dans le troisième et dernier album enregistré par l’Emmanuel en Égypte : si dans le deuxième disque les chants ont été simplement réarrangés, dans le troisième, figurent de nouvelles compositions aux textes et aux mélodies écrits par des Égyptiens. La terminologie est la même que celle des chants de « Il est vivant ! » : gloire du Seigneur, amour du Christ... Mais les textes

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représentent davantage des méditations ou des chants d’adoration, inspirés de versets des évangiles, que de la louange. Dans les clips de l’Emmanuel, tournés par les membres en Égypte, l’égyptianisation du répertoire passe également par l’arrangement musical : des instruments comme le qanūn et le nay sont alors utilisés, apportant avec eux leurs caractéristiques techniques et modales16. Ce désir d’orientaliser revient fréquemment dans les discussions : à la fin de la journée communautaire, pendant les annonces, la responsable du groupe a par exemple rappelé que la Communauté venait certes de France, mais que l’Église qui leur permettait de vivre leur foi est l’Église copte- catholique, et que c’est elle qui marque leur lien avec le Vatican – elle requérait dès lors la présence des membres pour animer une messe chez les coptes-catholiques à Héliopolis, à la demande du prêtre de la paroisse, quelques jours plus tard. Cette remarque rappelle la propre analyse de Maurice Martin lorsqu’il conclut son article sur les coptes-catholiques en ces termes : En fin de compte se manifeste ici le double défi que doit relever la communauté copte catholique pour être fidèle à sa vocation originelle : sauvegarder l’apport à l’Égypte de son intégration à un catholicisme universel adapté au monde d’aujourd’hui, tout en restant fidèle au christianisme de tradition égyptienne pour communiquer ses richesses au catholicisme. Sans privilégier l’une ou l’autre de ses attaches ni jouer leur alternance (Martin, 1990 : 55).

20 En Égypte, pour les frères des nouvelles communautés, l’enjeu est en effet de signifier de manière explicite leur lien avec une église égyptienne, donc nationale. En l’occurrence, celle des coptes-catholiques. Même si l’origine du Renouveau charismatique est occidentale et que celle de l’Église copte-catholique l’est tout autant, les fidèles font valoir avec une certaine insistance leur identité égyptienne.

21 La plupart des membres montre une aisance étonnante à s’approprier les tarnīm-s : ils tapent dans leurs mains des rythmes bien plus sophistiqués que ne le serait une simple pulsation, chantent d’autres voix, c’est-à-dire des lignes composées à partir de la structure harmonique du chant, voire produisent des contre-chants très justes. Cette maîtrise musicale, qui leur permet de s’investir pleinement dans la démonstration chantée, témoigne d’une éducation de l’oreille approfondie (extrait sonore17). Ces jeunes gens sont en outre capables d’improviser tous ensemble des sons et des harmonies sur des voyelles, rappelant ainsi l’attachement de Pierre Goursat pour le « chanter en langues » (Peyrous, Catta, 2006 : 55 ; extrait sonore18). L’un des dons de l’Esprit saint serait en effet le « parler en langues », nommé glossolalie. Pour Pierre Goursat, il peut s’exprimer par le chant, libérant ainsi les fidèles de tout carcan linguistique et musical en laissant libre cours au chant glossolale. Cette caractéristique n’est pas propre à l’Emmanuel : Valérie Aubourg décrit en effet une pratique chantée similaire, observée dans un groupe de prière catholique à La Réunion (Aubourg, 2014 : 255-258). Pratiqué au sein de la Communauté en Égypte, le chant glossolale « en langues » prend la tournure d’une improvisation collective inspirée d’un chant précédemment chanté. Le chemin harmonique est, dans ce cas, encore présent dans les oreilles des uns et des autres. Il constitue une base sur laquelle l’improvisation peut se mouvoir en des voyelles indistinctes et où chacun trouve alors intuitivement des repères auditifs. Ce chant glossolale se pratique essentiellement durant l’Adoration du Saint Sacrement.

22 L’importance de la musique au sein de la Communauté de l’Emmanuel est telle qu’elle occupe une place fondamentale dans l’école d’évangélisation implantée en Allemagne. Celle-ci est une des quatre écoles dirigées par la Communauté de l’Emmanuel, la

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première ayant été fondée par Pierre Goursat en 1984 (Peyrous, Catta, 2006 : 167). Elles sont installées à Paray-le-Monial (France), Rome (Italie), Altötting (Allemagne) et Manille (Philippines). Elles portent depuis peu toutes le même nom, l’ESM (Emmanuel School of Mission). Mais il y a cinq ans, ces écoles étaient encore désignées différemment les unes des autres. Ainsi, celle d’Allemagne s’appelait l’Internationale Akademie für Musik (IAM), ce qui manifestait clairement cet attachement à la formation musicale à des fins évangélisatrices, sur lequel l’école mettait l’accent en prenant prétexte de la profonde imprégnation de la musique religieuse dans la culture allemande. La formation durait un an, et c’est encore le cas aujourd’hui. Quand Steven y participa, il monta avec d’autres une comédie musicale sur Marie-Madeleine, scénographiée en deux temps : selon la Bible et selon le temps actuel. Tous les élèves descendaient également régulièrement dans la rue pour des séances de street music, agrémentées de chorégraphies. Ces séances se tenaient devant les églises et dans les espaces publics, et visaient à inciter les chalands à assister à l’adoration ou à des veillées : « la musique parle, la chorégraphie aussi, raconte-il, donc les gens écoutent beaucoup plus ». Leurs chants étaient entrecoupés d’un petit témoignage rapide de quelques minutes expliquant le changement – entendre ici, la conversion, dans le sens de Born Again –, la louange, la découverte des Évangiles. Puis la musique reprenait.

23 Aujourd’hui, de même qu’à l’époque, des cours de chant sont dispensés par cette école d’évangélisation. Les étudiants répètent beaucoup les chants de l’Emmanuel avec des groupes de musique rock, créant ainsi du « Christian Rock », pour reprendre leur expression. Plusieurs membres de la Communauté de l’Emmanuel du Caire ont suivi la formation proposée dans l’une des quatre écoles d’évangélisation. Chacun en garde un souvenir enthousiaste et ému.

24 Samedi 7 juin 2014, 20 h. Église du Cordi Jesu au centre du Caire. Autre date, autre lieu, autre communauté. Le Chemin Néocatéchuménal célèbre à cette heure tardive la messe de la Pentecôte. Cette fête est d’autant plus importante qu’elle commémore la descente de l’Esprit Saint – dont on connaît l’importance pour les charismatiques – sur les Apôtres. À cette occasion, comme chaque année, les nouveaux membres du Chemin sont accueillis par une danse festive mais sobre, au terme de l’office. Tous sont alors réunis en un immense cercle et tournent au son d’un chant accompagné par la guitare, frappant dans les mains le rythme « deux croches-noire » en continu et évoluant en un pas de côté à peine sophistiqué, précisément répété par tous. Comme dans les réunions de prière des groupes, l’office présente des lectures de la Bible, des chants propres au Chemin – traduits en arabe –, des partages d’expériences après chaque lecture – un membre prend alors librement la parole en se mettant debout et en parlant à voix haute, ce qui pourrait s’apparenter à une sorte de confession publique – et une communion eucharistique. Chacun tient alors l’hostie dans sa main, attendant que tous l’aient reçue, avant de la porter à sa bouche, ensemble. Puis la coupe de vin est offerte par un membre et chacun boit une gorgée. Ces éléments composant l’office célébré au sein du Chemin doivent être conservés quelle que soit la paroisse dans laquelle est accompli le rite, car en Égypte, les membres du Chemin ne suivent pas la messe systématiquement dans les mêmes églises. À ce titre, l’une des particularités de cette communauté du Proche-Orient se révèle dans la proximité avec les divers rites orientaux. Si le Chemin suit la messe dans une église syriaque, alors elle en épousera le rite. S’il s’agit d’une église copte-catholique, c’est la messe copte-catholique qui sera suivie. L’eucharistie et le partage des expériences sont propres au Chemin, ce que la communauté doit conserver dans n’importe quelle paroisse, mais la messe et les textes

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dépendent du rite de l’église d’accueil. Quant aux musiques, finalement, elles ne sont pas considérées comme telles. D’un point de vue strictement dogmatique, les chants composés par Kiko portent une vocation catéchétique. Chaque texte chanté est tiré de la Bible. Il s’avère donc aussi important que les lectures. Plutôt que de « musique », les membres du Chemin parlent de « rythme » qui fait « résonner les paroles »19. Dans la représentation de ces chants, par exemple, un psaume qualifié de joyeux devra être accompagné d’un rythme vif et entraînant. Les chants du Chemin s’apparentent ainsi à de la parole rythmée. Eu égard à l’importance de ces chants dans le cheminement catéchétique, la participation de l’assemblée doit être totale, ce que la mise en musique de la Parole doit précisément permettre. Beaucoup critiquent en effet la passivité des fidèles au sein des rites orientaux, où les chants sont systématiquement du ressort d’une chorale ou de šammās (diacres). Dans le Chemin, tout le monde participe. Le chant, partie intégrante de la catéchèse, se situe à la base même de la réception de la Parole et s’avère indispensable, à ce titre, au kérygme.

25 Kiko raconte qu’il est allé vivre dans une baraque de Palomeras « avec une guitare et une Bible » (Argüello, 2013 : 40). Les chants ont donc pour la plupart été composés à partir de cet instrument. Dans bon nombre de ces cantiques, des harmonies simples et répétées sont jouées à la guitare, la main droite grattant les cordes pour faire sonner les accords. Dans les offices, plusieurs guitares sont jouées à tour de rôle ou parfois, toutes ensemble, accompagnées d’une tablạ , instrument de percussion très utilisé en Égypte, et d’un tambourin. Le jeu peut également s’illustrer par des accords arpégés – tel l’Ave Maria de Kiko –, si l’ambiance (al-ǧaw) recherchée se veut davantage recueillie. Aux couplets des psaumes, chantés par un soliste, l’assemblée de fidèles enchaîne en chœur le refrain. Les processus sont les mêmes dans les groupes de prières hebdomadaires : un guitariste, responsable de la session au même titre que le laïc prêcheur, intervient entre chaque lecture et expression personnelle pour entonner un cantique. Le guitariste est le chanteur : il ne s’agit pas pour lui d’accompagner quelqu’un d’autre, mais bien de s’accompagner lui-même. Dans le Chemin, le guitariste met en musique les textes de la Parole tout en participant à la transmission du kérygme.

26 « L’Église ne se renouvellera pas avec des guitares ». Ainsi parlait Kiko aux adeptes des messes beat20 en Italie, créées dans une veine toute woodstockienne. L’intérêt des chants au sein des communautés charismatiques est en effet de véhiculer les préceptes de la foi – évangéliser et catéchiser, donc – par l’entremise d’un média accessible à tous, et plaisant. Si la pratique musicale occupe une place essentielle dans le Renouveau, ce n’est pas la musique en tant que telle qui compte, mais bien ce qu’elle contribue à véhiculer : prière, catéchèse et louange. Ainsi, la Communauté de l’Emmanuel comme le Chemin Néocatéchuménal accomplissent un service d’évangélisation, bien que le mot tašbīr (évangélisation) ne soit pas utilisé en Égypte : l’action d’évangéliser, considérée comme du prosélytisme, est passible d’emprisonnement. Ce service invite à lire et à écouter l’évangile, et le chant en est l’un des outils. Pour les deux communautés, il se concentre sur les chrétiens : le but en soi n’est pas de convertir les musulmans, mais d’aider les chrétiens à vivre leur foi, tout en les incitant à rester dans leurs paroisses. Ce service, manifesté par des événements dans les églises, est ouvert à tous. Les membres de l’Emmanuel appellent cela des « Emmanuel Events » et les publient sur la page Facebook de la Communauté en Égypte. Ils animent alors la louange et l’adoration dans différentes églises. Les membres du Chemin, eux, prêchent régulièrement dans les

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églises et se rendent chaque année dans les paroisses en octobre pour se présenter et amener à eux de nouveaux membres.

Évangéliques, protestants, charismatiques...

Une même expression musicale ?

27 Chez les évangéliques et autres protestants, les pratiques musicales occupent un rôle tout aussi manifeste dans les églises. Dans les deux cas, on retrouve l’importance des réunions (nommées Bible Studies chez les protestants, car très centrées sur les Écritures) et l’usage des chants pour exprimer la foi et évangéliser. Néanmoins des différences fondamentales persistent, notamment en ce qui concerne le socle de tolérance accordée aux pratiques musicales et corporelles en contexte religieux. O. Landron rappelle à ce sujet que les catholiques charismatiques français ont éprouvé, au milieu des années 1970, un besoin d’organisation au sein du Renouveau, ce qui entraîna la mise en place progressive d’un cadre institutionnel. Pour les pentecôtistes protestants, un tel cadre risquait de conduire à « un “barrage” à la spontanéité des grâces accordées par l’Esprit Saint » (Landron, 2004 : 200), provoquant ainsi une rupture liée à la conception du rôle des chants au sein des réunions. En Europe, les relations entre catholiques pentecôtistes et protestants pentecôtistes se sont détériorés ainsi progressivement dès le milieu des années 1970, entraînant l’abandon définitif du terme « pentecôtiste » pour qualifier les catholiques du Renouveau postconciliaire.

28 En Égypte, les rapports entre protestants évangéliques et charismatiques catholiques sont plus cordiaux. Une forme de curiosité bienveillante se manifeste bien souvent entre chaque partie, au moins de la part des fidèles. Les croisements et rencontres s’avèrent constants. Ainsi, comme dans les communautés de l’Emmanuel et du Chemin, toutes les obédiences assistent aux offices protestants, de même qu’aux réunions de prières. Ces dernières sont bien souvent organisées par Sameh Maurice, révérend de l’église Qaṣr al-Dubāra du Caire, accompagné de son groupe de musique, Better Life. Par exemple, le rassemblement du 11 novembre 2011, réunion de prières nocturnes pour l’Égypte, a réuni nombre de chrétiens égyptiens – les églises du Muqaṭṭam étaient bondées –, et pas seulement des coptes. Melkites, coptes-catholiques, catholiques latins, et même, coptes-orthodoxes, ont participé à cet événement. Beaucoup se sont également rendus au rassemblement d’Hurghada, organisé pendant deux jours, les 10 et 11 février 2014, notamment par Sameh Maurice et le chanteur copte-orthodoxe Māhir Fāyiz, sous l’intitulé « Pour l’amour de l’Égypte. Un cri du cœur » (Fī ḥubb Misr,̣ ṣarḥa min al-qalb)21. Ces manifestations peuvent être suivies par tous, car systématiquement retransmises sur la chaîne satellitaire chrétienne Sat7. Quelle que soit leur obédience, la grande majorité des fidèles connaissent fort bien les offices de Sameh Maurice, et y assistent souvent avec enthousiasme.

29 Il en est de même des réunions de prière organisées par Māhir Fāyiz et son groupe al- Kārūz, en l’église Kanīsat Allāh à Choubra. Tous les samedis soirs, dès 19 h, Māhir Fāyiz se « produit » accompagné de son ‘ūd électrique et de ses musiciens, les mêmes que l’on retrouve dans le groupe Better Life. Lui-même copte-orthodoxe, il prêche dans une veine toute charismatique en des termes simples, qui se veulent percutants, en cherchant à provoquer une émotion spirituelle dosée et sincère. Les chants, retransmis en karaoké sur grand écran, dévoilent eux-aussi une simplicité lexicale, des thèmes récurrents et l’usage fréquent de la ‘āmmiyya, le dialecte arabe égyptien. Cette question de l’usage de

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la langue dans les tarnīm-s est prépondérante. Les chants de l’Emmanuel, comme ceux du Chemin Néocatéchuménal, sont des traductions. Ils sont écrits en fusḥā, en arabe classique. Chez Māhir Fāyiz, comme dans les autres groupes de musique religieuse égyptiens – non issus, contrairement à l’Emmanuel et au Chemin, d’Europe –, la ‘āmmiyya est préférée à la fusḥā. Elle n’est pas exclusive, mais bien privilégiée. 30 Le recours au dialecte est valorisé dans un livre intitulé Mahārāt al-Tasbīḥ (Talents de la louange), publié par le groupe Praise Team of Egypt, également connu sous le nom arabe de Farīq al-Tasbīḥ, le Groupe de la Louange. La Praise Team of Egypt se définit comme un groupe de « musique arabe chrétienne » (mūsīqī ‘arabī masīḥī), qui rassemble les trois communautés religieuses : orthodoxe, protestante, catholique. Elle existe depuis 1982, et se nommait, à l’époque, Farīq al-tasbīḥḫidmatuhu li-l-rabb, L’équipe de louange au service du Seigneur. Les Enfants de la Praise Team (Aṭfāl farīq al-tasbīḥ) et les Jeunes de la Praise Team (Šabāb farīq al-tasbīḥ) ont été respectivement lancés en 1997 et 2009. C’est pour eux que ce livre a été écrit. Ce dernier porte un double intérêt : celui de théoriser la composition d’un genre musical religieux en pleine expansion et celui de prétendre représenter les trois confessions, sans distinction particulière – même si en réalité, l’inspiration évangélique, donc protestante, d’une telle démarche est à peine dissimulée.

31 Dans cet ouvrage de la Praise Team publié en 2013, le responsable du groupe, Būlos Boš ra, a cherché à théoriser les compositions de tarnīm-s. Diffusé dans la grande librairie copte cairote Maktabat Mahabba, à Choubra, il doit aider à l’écriture et à la composition musicale des tarnīm-s destinés aux jeunes et aux enfants, comme l’indique le sous-titre Ta’līf wa-talḥīn tarānīm li-l-šabāb wa-l-aṭfāl, « composition textuelle et musicale des tarnīm-s pour les jeunes et les enfants ». Il est organisé en quatre parties. La première est consacrée à l’écriture ; l’accent y est mis sur le genre du texte, son style, la langue. On y apprend comment résoudre des problèmes de rimes, comment construire de percutantes métaphores, comment éviter les « erreurs ». L’usage de la ‘āmmiyya y est justement recommandé, et doit permettre la compréhension pour le plus grand nombre, la fusḥā étant alors décrite comme trop complexe et pas assez proche des jeunes. L’usage de l’arabe classique permettrait pourtant une circulation plus aisée des répertoires hors d’Égypte, mais cela ne semble pas être une priorité.

32 La seconde partie, sur laquelle nous nous attarderons davantage, concerne la composition musicale des tarnīm-s. La musique y est annoncée comme le moyen de délivrer une idée, tout en permettant un contrôle des émotions (Bošra, 2013 : 124-125). En ce sens, elle appuie les mots, soutient le texte et en diffuse le sens. L’accent est mis, tout au long de cette partie, sur la nécessité pour les tarnīm-s, d’être une musique de Dieu, pour Dieu. Pour expliciter cette injonction, l’auteur établit des parallèles qui ne sont pas sans rappeler les théories des musicographes antiques. Cette musique à vocation religieuse est alors assimilée aux sons et aux bruits de la nature, témoins d’un ordre « naturel » ou « cosmique ». Au fil des pages, on comprend que la musique doit permettre, finalement, l’analyse mentaliste, en provoquant une représentation mentale qui, potentiellement, débouche sur de l’émotion. Les mises en garde contre une symbolisation musicale liée au Malin s’immiscent régulièrement dans le texte, avec notamment cette question : comment faire une musique pour Dieu sans connaître soi- même le royaume de Dieu ? (p. 128) Nous n’en apprendrons néanmoins pas davantage sur les caractéristiques des musiques « diaboliques » dans cet ouvrage.

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33 En réalité, après un tel discours sur les sons de Dieu et la nature quasi-divine des tarnīm -s, cette partie peut surprendre par la quantité des influences qu’elle propose pour la composition. L’auteur conseille en effet d’écouter toutes sortes de musiques, pour glaner des éléments d’inspiration. Il suggère de naviguer entre différents styles musicaux, d’insérer des rythmes samba, syncopés, rock, ou encore de reproduire, pour renouveler le style, des valses, des marches, des tangos (p. 150). Il présente la possibilité d’user aussi des maqām-s, les modes arabes, dans la composition (p. 151), tout en proposant d’utiliser également, pour varier, les gammes mineure et majeure, plus proches de la musique de variété occidentale (p. 156-159). Il admet du reste que les échelles les plus utilisées dans les tarnīm-s restent les tonalités occidentales (p. 157). De multiples influences sont ainsi admises.

34 Des détails plus techniques apparaissent dans les pages qui suivent, sous le titre « Recettes d’une bonne mélodie » (Ṣifāt al-laḥn al-ǧayyid, p. 159) : les modulations, la longueur des phrases, les enchaînements d’accords recommandés, l’ambitus22 (madā) possible, etc. Quelle que soit la composition, elle doit « parler » aux jeunes, leur être proche. En cela, la composition musicale entre idéalement en correspondance avec des modèles en vogue (p. 215), d’où l’importance de l’usage de la ‘āmmiyya. Elle doit également se retenir facilement : nul intérêt, pour le compositeur, de dévoiler son talent à l’aide d’accords sophistiqués. Les harmonies gagneront à être écrites avec simplicité (p. 224).

35 Comme pour l’Emmanuel et le Chemin, de nombreux tarnīm-s sont composées à partir de versets de la Bible. Il s’agit là, pour B. Bušra, d’un des genres de composition les plus difficiles, notamment parce que cette fois on ne recourt plus à la ‘āmmiyya, mais à l’arabe classique, et qu’il convient dès lors de maîtriser le rythme de la prosodie pour pouvoir ensuite composer la mélodie (p. 238).

36 Après la composition musicale, la troisième partie énumère les qualités nécessaires aux tarnīm-s destinés aux enfants. La quatrième, enfin, propose des pistes pour publier ces nouvelles compositions.

37 Une volonté d’œuvrer à l’œcuménisme se dégage de ces groupes de prières et des communautés charismatiques, aussi bien que de cet ouvrage. Un tel désir d’unité, patent, se retrouve aussi dans les discours des uns et des autres. Il ne s’agit pas, pour les charismatiques comme pour les évangéliques, de se rebeller par rapport à leur paroisse, mais plutôt de trouver, en guise de complément, une aide pour vivre leur foi entre chrétiens au quotidien23, quelle que soit l’obédience institutionnellement représentée au sein du groupe.

38 Du point de vue de l’espace, les chrétiens sont aussi confrontés à cet œcuménisme. Ainsi, le Forum24 organisé par les jeunes de l’Emmanuel en Égypte du 20 au 24 août 2014 s’est tenu cette année-là au Karmat al- Wādī, au Wādī al-Natrūn (Nord-Ouest du Caire), qui est une maison consacrée aux retraites, tenue par des coptes-orthodoxes. Ce Forum a réuni plus de trois cents personnes de diverses obédiences, contre environ deux cents en 2013. Pour exister, ces communautés et groupes ont besoin, en Égypte, d’œuvrer les uns avec les autres.

Vers une liberté spirituelle absolue ?

39 Chez les charismatiques, la musique est assimilée de manière licite à une émotion spirituelle. Les processus d’expression de la foi par la musique suivent même une

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logique communautaire. Cette logique peut se définir par une nécessité, pour les « frères », de partager à voix haute leurs prières, leurs doutes, leurs espoirs, en vue d’une libération, d’une ouverture totale et absolue aux autres et à Dieu et, but ultime, d’accéder ainsi à l’Amour et à la Vérité25. En ce sens, il s’agit d’une musique qui permet la libération de la prière. Les paroisses d’accueil à la liturgie plus austère et au cadre expressif retenu tolèrent difficilement, voire pas du tout, l’épanchement d’une spiritualité expressive. Néanmoins, à l’extrême inverse, le Renouveau charismatique a souvent été assimilé à un déversement excessif de libertés. Les membres des communautés pouvaient en effet être perçus comme des hordes d’exaltés frénétiques et subissaient parfois l’usage de sobriquets peu flatteurs, comme par exemple celui de « dévisseurs d’ampoules » en France.

40 En Égypte, cette appréhension devant une émotion spirituelle débordante est bien analysée par Gaétan du Roy, notamment lorsqu’il rapporte les propos de l’Anbā Mūsā, évêque responsable des services sociaux : « [ce dernier] leur reproche [aux évangéliques] de pratiquer des tarnīm-s “du corps et des émotions” (ǧasad wa-infi‘ālāt) au lieu de ceux “de la raison et de l’esprit” (‘aql wa-rūḥ) » (du Roy, 2014 : 347)26. Plus récemment, en juin 2014, une motion prononcée par un évêque copte orthodoxe interdisant le recours aux tarnīm-s protestants au sein des églises du Muqaṭṭam a suscité beaucoup de réactions de tous ordres (Id. : 392). Cette crainte d’une débauche musicale est néanmoins de moins en moins perceptible au sein de l’Église catholique, puisque les communautés charismatiques sont désormais reconnues par le Vatican. Les catéchèses de Kiko pour le Chemin Néocatéchuménal, par exemple, ont été approuvées par la Congrégation pour l’évangélisation des peuples en 2011. Avant cela, en 2008, Jean-Paul II avait encouragé l’existence du Chemin, en admettant notamment son utilité en tant qu’« œuvre pour la nouvelle évangélisation27 ». Cette reconnaissance renforce le caractère licite des pratiques musicales et des chants communautaires.

41 Enfin, rappelons que ces communautés prennent appui sur le rôle et la responsabilité des laïcs. Ces derniers doivent pouvoir s’exprimer davantage, en priant à haute voix, en dirigeant les fidèles, et en proposant des réflexions liées à la théologie ou à des règles de vie lors de séminaires. Le rôle de la louange, prépondérant, s’appuie précisément sur le laïc et sur sa capacité nouvelle à intercéder lui-même auprès de Dieu. Les chants de louange sont alors courts, faciles à retenir, percutants, accessibles à tous. Ils laissent libre cours à l’improvisation (chant glossolale) et permettent de chanter facilement les harmonies. Dans le cadre de cette spiritualité libérée, comme dans l’Emmanuel, ceux qui dirigent la prière de la louange sont des laïcs, donc de simples membres de la communauté. En outre, ces compositions de louange et d’adoration permettent de chanter, bouger, lever les mains, ... ce qui n’est absolument pas le cas des chants liturgiques byzantins ou coptes, pour ne citer qu’eux. Dans ce contexte, la musique vise une libération spirituelle plus systématique. * **

42 Dans une précédente réflexion (Gabry-Thienpont, 2014a), j’avais envisagé les tarnīm-s comme une seule et même catégorie de chants, réunis au sens large sous la bannière du paraliturgique. Nous pouvons à présent entrevoir l’existence de nombreuses sous- catégories de tarnīm-s, aux influences stylistiques multiples. Dans le cas de la Communauté de l’Emmanuel, ce sont prioritairement la louange et l’adoration qui sont soutenues par les compositions musicales, considérées comme « l’une des

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manifestations de l’Esprit Saint » (Goursat, 2011 : 188). Ces chants, à l’origine des compositions françaises, sont de plus en plus fréquemment égyptianisés. Dans le Chemin Néocatéchuménal, les accords de Kiko à la guitare occupent les célébrations et donnent à entendre une parole rythmée, aux couleurs gypsies et orientales. Ces chants visent alors la diffusion et la compréhension du kérygme.

43 Chez les évangéliques égyptiens, les influences et les objectifs sont plus foisonnants et moins marqués régionalement. Les compositions de la Praise Team of Egypt, de Better Life et de Māhir Fāyiz et son groupe, Farīq al-Kārūz, s’illustrent par des échelles arabes, mais pas uniquement, appliquées à des rythmes jazz et blues, le tout globalement lent, rappelant autant les compositions du prêtre libanais Mansour Labaki28 que certains tubes de chanteurs égyptiens pop’ à la mode, comme Haytam Šāker. Dans le cas de Māhir Fāyiz, l’usage du ‘ūd entérine définitivement la signature orientale de ses tarnīm-s. Ce point revêt une certaine importance : en dépit de leurs origines occidentales, ces communautés en Égypte sont à présent largement investies par des individus qui éprouvent le besoin d’assimiler leur identité nationale à leur foi. La musique devient ainsi un moyen de marquer ce lien.

44 Il convient néanmoins de ne pas surestimer l’impact des communautés charismatiques dans l’Égypte d’aujourd’hui. Loin d’être majoritaires, ces mouvements permettent de contourner la très forte cléricalisation de l’Église copte et d’offrir une forme d’expression plus spontanée, plus libre. Mais si d’aucuns y voyaient peut-être les prémices d’un délitement du lien communautaire copte, en réalité, pour l’instant du moins, il n’en est rien. Chaque « frère » continue en effet de fréquenter sa paroisse originelle, ce qui signifie que chacun reste attaché à une structure ecclésiale classique. Nader, musicien responsable des chants au sein du Chemin Néocatéchuménal, par exemple, en plus d’être un guitariste hors-pair, fait partie de la chorale de sa paroisse grecque-catholique, où les mélodies liturgiques sont a cappella. Sa voix de ténor y est du reste fort appréciée. L’adhésion au Chemin – et aux activités hebdomadaires que cela suppose – ne l’empêche pas de mener une vie liturgique régulière au sein de sa paroisse, bien au contraire. Le Renouveau charismatique des catholiques en Occident s’est ainsi immiscé en Égypte et traduit une volonté de renouvellement de la manifestation de la foi, notamment par la musique. Arrivé peu de temps après les débuts du Renouveau copte, cet autre renouveau occupe désormais une place non négligeable au sein de l’espace liturgique et y rencontre un succès grandissant.

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NOTES

1. Phrase écrite en dialecte égyptien. 2. Quartier nord du Caire, à forte concentration chrétienne.

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3. Chanteur ou compositeur de cantiques, nommés tarnīm-s (S. Gabry-Thienpont, 2014a). 4. Les tarnīm-s sont des chants à argument religieux aux inspirations musicales diverses, interprétés en contexte paraliturgique (S. Gabry-Thienpont, 2014b : 282-283). 5. L’intérêt d’approcher le Renouveau charismatique comme un mouvement est un parti pris explicité par Thomas J. Csordas en ces termes : « I examine the Renewal as a “movement”, arguing that this is an obvious but also a problematic theoretical category under which to subsume the phenomenon, and introducing a distinction between religions of peoples and religions of the self » (Csordas, 1997 : préface). 6. Fête chrétienne qui commémore la descente de l’Esprit saint sur les Apôtres, la Pentecôte a lieu cinquante jours après Pâques. Cette recherche d’une nouvelle Pentecôte, où l’Esprit saint descend sur les laïcs qui sont prêts à le recevoir, représente le fil conducteur de la création des communautés charismatiques. 7. Ces dons sont présentés dans le Nouveau Testament, plus précisément dans les Actes des Apôtres (guérisons miraculeuses, glossolalie, etc.) et dans les écrits de Paul de Tarse. 8. Avancé pour la première fois par Hervé Legrand (1962), le terme de « renouveau » copte permettait d’identifier l’action du clergé dans les années 1960, au sein de l’Église copte (El Khawaga, 1993). Il se manifeste dans les faits par une revalorisation de l’identité copte, un retour aux sources – Église primitive –, une recrudescence des vocations monastiques et une systématisation de l’éducation, notamment musicale (Gabry-Thienpont, 2013). 9. Pour des raisons de confidentialité, le prénom a été modifié. 10. Sur la diffusion du culte du Sacré Cœur chez les chrétiens arabes, plus particulièrement, chez les maronites au Liban, ainsi que sur l’affirmation de leur identité catholique, cf. Heyberger,2001. 11. La Communauté de l’Emmanuel rassemble des milliers de fidèles. Le principe des « maisonnées » a été fondé pour répartir ces nombreux « frères » au sein de petits groupes, permettant ainsi un cheminement ensemble – ce qui rappelle, nous le verrons, l’organisation des groupes au sein du Chemin Néocatéchuménal. Ces « maisonnées », dont le nom évoque l’attachement quasi-familial recherché par les communautaires, se tiennent à intervalle hebdomadaire. 12. Les renseignements concernant les débuts du Chemin en Égypte sont tirés de l’article paru dans le journal Le Messager daté du 2 novembre 2003 (n o 234), intitulé « Ǧamā‘āt Ṭarīq al- Maw‘ūẓīn al-Ǧadīd fī Miṣr munđu 1977 », rédigé par le père combonien Camillo Palalin. 13. Revue missionnaire « Le Sacré-Cœur et la mission de l’Afrique centrale », Janvier-février- mars 1930, Collège de la Sainte Famille, Mélanges Égypte chrétienne contemporaine, V. 14. Sur un christianisme de conversion tel qu’entendu par les protestants et réapproprié par certains prêtres coptes orthodoxes, cf. Du Roy, 2014 : 353-358. 15. Et en particulier avec le verset suivant : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent » (Mt, 5-37). 16. En voici un exemple : https://www.youtube.com/watch?v=ecMRNQofIrA, consulté le 5 avril 2015. 17. Extrait sonore : https://archive.org/details/AlleluiaCommunauteDeLEmmanuelHeliopolis 18. Extrait sonore : https://archive.org/details/AdorationImproCollective 19. Na‘meh, communication personnelle, 9 juin 2014. 20. La Messa beat est un courant apparu en Italie dans les années 1960. Ancrées dans le renouveau postconciliaire, les messes beat se caractérisent par l’intrusion de musiques rock associées à des thèmes chrétiens dans l’office liturgique. L’exemple le plus représentatif est sans doute La Messa dei Giovani, composée par Marcello Giombini en 1966. 21. Sur le rôle politique des tarnīm-s, cf. Ramzy, 2014. Notons que cet événement se tient en pleine campagne présidentielle. Or l’intitulé, Fī ḥubb Miṣr, était aussi le slogan récurrent des

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affiches de la campagne d’Al-Sisi, slogan qu’on peut encore lire de nos jours dans les rues, notamment à l’occasion des élections législatives (mai 2015). 22. Distance entre la note la plus grave et la note la plus aiguë de la mélodie. 23. Ce constat est partagé par Gaétan du Roy, 2014 : 357. 24. Rencontres organisées l’été par la Communauté de l’Emmanuel dans une démarche d’évangélisation. Elles s’orientent ainsi autour de la louange, de l’adoration, des enseignements et des discussions ; tous ceux qui le souhaitent peuvent y participer, peu importe leur confession. Le premier Forum en Égypte s’est tenu en 2009, lancé sous l’impulsion de Yasmine Nāder. 25. « Amour et vérité » est un des leitmotiv de la Communauté de l’Emmanuel, sur lequel se fonde régulièrement la réflexion religieuse des membres lors de séminaires tenus par des « frères ». L’expression est issue du Psaume 85. 26. Au sujet de réactions hostiles aux tarnīm-s utilisés en contexte charismatique et évangélique, Gaétan du Roy remarque encore que « l’appel à la raison se situe du côté du respect de la tradition tandis que les émotions [...] sont assimilées au désordre » (du Roy, 2014 : 347). 27. Lettre du pape Jean-Paul II intitulée « Ogni Qualvolta », 30 août 1990, consultée le 6 juillet 2014 : http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/letters/1990/documents/hf_jp- ii_let_19900830_ogni-qualvolta_it.html 28. Pour un exemple de ces types de chant :Mansour Labaki : https://www.youtube.com/watch? v=A4oWcTzSOfQ, vidéo consultée le 2 juillet 2014.Māhir Fāyiz : https:// www.youtube.com/ watch?v=Tl3e5NV8UNE, vidéo consultée le 2 juillet 2014.

RÉSUMÉS

En Égypte, l’engouement exponentiel pour les musiques paraliturgiques traduit une implication grandissante de la jeunesse, toutes obédiences chrétiennes confondues, au sein de groupes religieux charismatiques et évangéliques. Après le Renouveau copte de la deuxième moitié du XXe siècle, c’est au tour du Renouveau charismatique catholique postconciliaire d’investir les paroisses égyptiennes. Les communautés occidentales créées dans la lignée du concile Vatican II sont de mieux en mieux représentées en Égypte, même si cette représentation se cantonne à la capitale. Dans ces groupes, chants et musiques occupent une place centrale, et participent ainsi d’un renouvellement de la foi chrétienne en Égypte.

In Egypt, the exponential enthusiasm for paraliturgical music reflects an increasing involvement of Christian youth of all faiths within charismatic and evangelical religious groups. After the Coptic Renewal that took place during the second part of the twentieth century, it is now the turn of the Catholic Charismatic Renewal to perform within Egyptian parishes. Communities from the USA and Europe, which developed in line with the , are being more than ever represented in Egypt, even if this representation is only noticeable in the Egyptian capital. Within these groups, songs and music play a central role, and participate in the renewal of the Christian faith in Egypt today.

En Egipto, el entusiasmo exponencial por las músicas paralitúrgicas traduce una implicación creciente de la juventud de todas las ramas cristianas en el seno de los grupos religiosos carismáticos y evangélicos. Después de la Renovación copta de la segunda mitad del siglo xx, la Renovación Carismática católica posconciliar intenta apropiarse de las parroquias egipcias. Las

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comunidades occidentales creadas en la senda del Concilio Vaticano II están cada vez más representadas en Egipto, aunque esta representación se limite a la capital. En estos grupos, cantos y música ocupan un lugar central, participando así de una renovación carismática copta.

INDEX

Keywords : Egypt, music, paraliturgical, Charismatic Renewal, Copt Mots-clés : Égypte, musique, paraliturgique, renouveau charismatique, copte Palabras claves : Egipto, música, paraliturgia, renovación carismática, coptos

AUTEUR

SÉVERINE GABRY-THIENPONT

Centre de Recherche en Ethnomusicologie – CNRS, IFAO, Le Caire, [email protected]

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Heidegger 1920-1927

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Présentation

Pierre Antoine Fabre

1 Le petit dossier réuni ici1 trouve sa première origine dans une séminaire organisé à l’École des hautes études en sciences sociales le 20 février 2013, à l’occasion de la publication récente du Cours donné par Martin Heidegger sur une Phénoménologie de la vie religieuse, œuvre jusqu’alors inconnue du public français. Cours de jeunesse, plusieurs années avant 1927 et l’amorce, avec et après Sein und Zeit, d’une transformation de la phénoménologie dans une histoire historiale de l’être.

2 Nous sommes au seuil des années 1920, dans une situation allemande que rappelle bien la remarque de Heidegger2 : « S’imaginer que l’on puisse liquider la théologie d’un tour de main est un préjugé des philosophes de la religion ». Il ne faut pas perdre de vue ici le sens de la « philosophie de la religion », en Allemagne, comme voie émancipatrice par rapport à l’emprise de la religion elle-même sur la philosophie en général, et comme ouverture de la philosophie sur d’autres sciences (c’est à Ernst Troeltsch, bien connu des lecteurs des Archives de sciences sociales des religions, que s’adresse Heidegger principalement ici). Nous sommes dans une situation où l’emprise académique de la théologie n’a pas du tout été éradiquée, et sa position de « reine des sciences » pas radicalement contestée. Il n’y a pas eu, là non plus, de révolution allemande. Inversement, nous savons comment la promotion française de la philosophie au comble de la science a exclu la théologie comme discipline savante, et qu’elle est aujourd’hui seulement réexaminée, non seulement comme pratique professionnelle, en quelque sorte, mais aussi dans certaines des empreintes qu’elle a pu souterrainement continuer de marquer dans l’histoire de la pensée, en particulier au tournant du XXe siècle à l’époque de la « naissance des sciences sociales ».

3 Il est pour nous d’autant plus précieux de revenir à ce moment des années 1919-1920. La question étant : que reste-t-il pour Heidegger dans la « théologie » là où il semble la placer à l’écart de cette première distance vis-à-vis de la religion qu’a été la « philosophie de la religion ».

4 Si la théologie est, en dernière instance, une connaissance actuelle de Dieu, il faut être attentif au fait que la « destruction » ou déconstruction heideggérienne est une destruction de l’histoire de l’être, de l’histoire de l’oubli de l’être, et non pas de son

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actualité, ou de son événement – termes centraux du cours de 1920 qui appellent une autre historicité, non pas l’historicité objective qui serait celle de l’oubli de l’être, mais une histoire du présent, de la « situation ». La question de la théologie n’est donc pas résolue par Heidegger dans celle de l’être, c’est au contraire la question de l’être qui l’attache à penser l’actualité de ou dans la théologie. Tout ceci plus vrai encore en 1920, quand l’entreprise de « destruction » de la métaphysique n’est pas encore lancée, mais quand pourtant, et par le « temps » de la théologie, une autre historicité se cherche déjà. C’est cette situation – je reprends ici à dessein le mot – qui est remarquable.

5 Dans une première approximation de ce Cours, pour le dire vite en conclusion de cette rapide présentation, ce qui frappe c’est le basculement3 de la première partie, « Introduction méthodologique », dans un commentaire de Paul. Basculement d’un discours dans un commentaire de l’Écriture, et qui plus est dans un récit, ou plus précisément dans un discours réenchâssé dans un récit, dans une « Proclamation » qui n’est pas le présent perpétuel d’un discours, mais l’ici et maintenant situé d’un récit. En première approximation, la résistance de la théologie apparaîtrait ici comme la résistance d’un discours précaire, toujours ouvert sur sa seule vérité ultime, l’Écriture dont elle procède dans son noyau narratif même.

6 Il me reste à remercier Claudia Serban et Laurent Villevieille, spécialistes de la phénoménologie entre Husserl et Heidegger, d’avoir accepté de contribuer aux travaux des Archives, en prolongement et en écho du grand ensemble coordonné par Vincent Delecroix et Philippe Portier dans la dernière livraison de la Revue, « Philosophie et Religion ». Cette séquence réaffirme la place de la philosophie dans le paysage des sciences sociales, une place marquée, depuis les travaux de Jacques Derrida en particulier, par une critique des savoirs historiques et par une relation mouvementée et active avec la pensée de Heidegger.

NOTES

1. Deux articles complétés par un choix de lettres échangées entre Heidegger et Rudolf Bultmann, correspondance essentielle pour la compréhension de cette période. 2. M. Heidegger, Phénoménologie de la vie religieuse, traduit de l’allemand par Jean Greish, Paris, Gallimard, 2012, p. 32. 3. Claudia Serban et Laurent Villevieille insistent l’un et l’autre sur la précipitation tactique de ce basculement après que le public du Cours de 1920 ait protesté contre une trop longue introduction, trop éloignée – justement – de la « philosophie de la religion ». Mais la rupture reste significative, me semble-t-il, entre les deux registres.

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La Phénoménologie de la vie religieuse du jeune Heidegger : une mise en perspective Young Heidegger’s Phenomenology of Religious Life: Broadening the Perspective La Fenomenología de la vida religiosa del joven Heidegger : una puesta en perspectiva

Claudia Serban

1 Le volume1 intitulé Phénoménologie de la vie religieuse (Martin Heidegger, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par Jean Greisch, Paris, Gallimard, 2011) est une traduction du tome 60 de l’édition complète des œuvres de Heidegger2 – œuvres qui, selon la formule placée par l’auteur en exergue de ce projet de publication intégrale de ses travaux, sont à prendre plutôt comme des chemins : Wege, nicht Werke. Dans cette perspective, et sans nécessairement vouloir surestimer la métaphore du « chemin de pensée » de Heidegger (métaphore rendue classique par son commentateur Otto Pöggeler3 et alimentée comme on le voit par Heidegger lui-même), il est indispensable de situer ces contributions du jeune Heidegger à la philosophie de la religion à l’intérieur de son propre itinéraire philosophique4. Le volume qui nous intéresse principalement ici comprend deux cours et un projet de cours appartenant au premier enseignement fribourgeois de Heidegger (allant de 1919 à 1923, avant les quatre années passées à Marbourg en tant que professeur Extraordinarius de l’automne 1923 à l’été 1928, et donc bien avant sa première grande publication de 1927, Être et temps, qui permit à Heidegger d’avoir un poste définitif à Fribourg). Il s’agit, en premier lieu, du cours du semestre d’hiver 1920-21, intitulé Introduction à la phénoménologie de la religion où, après un long préambule méthodologique, Heidegger propose une interprétation phénoménologique (nous verrons en détail ce que cela signifie dans ce contexte précis) de l’Épître aux Galates et des deux Épîtres aux Thessaloniciens de Saint Paul. Deuxièmement, nous trouvons dans ce même volume le cours de l’été 1921, Augustin et le néo-platonisme, qui contient notamment une interprétation (toujours phénoménologique) du livre X des Confessions. Enfin, le volume comprend aussi les notes préparatoires d’un cours projeté

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pour l’hiver 1918-19 qui, du fait des circonstances historiques liées à la fin de la Première Guerre mondiale, n’a pas pu être tenu, et dont le titre est très ambitieux : Les fondements philosophiques de la mystique médiévale5. Ce même cours a été annoncé par Heidegger pour le semestre d’hiver 1919-20, mais il a été finalement remplacé par un cours (qui forme le tome 58 de l’édition intégrale) intitulé Problèmes fondamentaux de la phénoménologie (cf. Theodore Kisiel, The Genesis of Heidegger’s « Being and Time », Berkeley, University of California Press, 1995, p. 76).

2 Le premier enseignement fribourgeois de Heidegger, auquel ces cours appartiennent, est réuni le plus souvent sous la rubrique « herméneutique de la vie facticielle6 ». De fait, il s’agit d’une période où Heidegger est en dialogue, parmi ses contemporains proches, à la fois avec Husserl, Natorp, Jaspers, Troeltsch, mais aussi avec Dilthey, mort en 1911. Parmi ces derniers, c’est la double filiation husserlienne et diltheyenne qui mérite d’être soulignée et qui marque de son sceau la manière qu’a Heidegger de procéder en philosophie de la religion : d’une part, il propose une approche herméneutique attentive au caractère historique de ce qui est décrit et qui voit dans les écrits néo-testamentaires, patristiques et mystiques des expressions historiques de la vie du chrétien ; d’autre part, une approche phénoménologique, elle aussi attentive à la dimension vécue, mais en même temps plus soucieuse de la question méthodologique de l’accès à ce qui est à décrire, et plus portée vers des descriptions d’ essence. La phénoménologie de la vie religieuse du jeune Heidegger est une phénoménologie herméneutique, ou encore une herméneutique phénoménologique, et c’est là que réside sans doute son principal intérêt pour la méthodologie des sciences religieuses. C’est un point sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

3 Mais pourquoi, on peut se demander, une phénoménologie de la vie religieuse ? Dans l’Allemagne de l’époque, cette conjonction de termes n’a rien d’évident. En philosophie, le courant phénoménologique est rattaché au nom d’Edmund Husserl, dont le premier ouvrage important est une Philosophie de l’arithmétique (1896) et le second, des Recherches logiques (1900-1901) élaborées dans un débat étroit avec la psychologie de l’époque. Husserl, juif converti au protestantisme, tout en n’étant pas complètement étranger aux questions théologiques ou religieuses (on dispose ainsi de plusieurs ouvrages sur son approche de la question de Dieu7), ne leur a jamais accordé une place centrale, ou même importante, dans sa propre phénoménologie. La position philosophique de Husserl, au tournant des années 10, est celle d’un idéalisme transcendantal qui désactive la différence traditionnelle entre connaissance humaine et connaissance divine et entend fournir des descriptions eidétiques de l’expérience (de la perception, par exemple) qui sont censées valoir « même pour Dieu » – pris ici plutôt en tant qu’idée ou idéal, et non pas comme objet de la foi ou de la théologie. On ne trouvera donc pas, chez Husserl, quelque chose comme une phénoménologie de la vie religieuse8 – même s’il produit par ailleurs de fines analyses des modalités de la croyance que l’on pourrait mettre avec profit au service d’une méthodologie des sciences religieuses.

4 Cependant, à Heidegger dont il connaissait bien l’appartenance au catholicisme, Husserl aurait « confié la tâche de jeter les bases d’une phénoménologie de la religion » 9. Mais qu’est-ce qui prédestinait, pour ainsi dire, Heidegger à une telle tâche ? Pour le comprendre, il est indispensable de faire un bref détour par quelques considérations biographiques.

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Un « théo-logien » athée ?

5 Fils du sacristain de l’église Saint-Martin de Messkirch (de sorte qu’un commentateur comme Dieter Thomä a pu écrire que « le vrai point de départ de l’histoire du texte heideggérien n’est pas la Forêt noire, mais l’élément catholique » (Dieter Thomä, Die Zeit des Selbst und die Zeit danach. Zur Kritik der Textgeschichte Martin Heideggers [1910-1976], Francfort, Suhrkamp, 1990, p. 35), Heidegger se destine initialement à des études de théologie. C’est son professeur de dogmatique, Carl Braig, qui contribue à éveiller son intérêt pour la philosophie, comme l’avait fait la découverte précoce du livre de Franz Brentano (professeur de Husserl par ailleurs, qui apprécie en lui surtout l’auteur de la Psychologie descriptive d’un point de vue empirique) sur La diversité des acceptions de l’être d’après Aristote (1862), livre offert à Heidegger en 1907 par un ami de famille, Conrad Gröber, futur archevêque de Fribourg. Le parcours de Heidegger est marqué par l’interruption de ses études de théologie, suite à une crise de la foi catholique dont les premiers signes se manifestent dès 1914, même si en 1917 Husserl voyait encore en lui « un philosophe catholique avec de francs engagements confessionnels10 ». De cette crise de la foi, le témoignage le plus saisissant est une lettre du 9 janvier 1919 que Heidegger envoie au chanoine Engelbert Krebs, où il écrit : « le système du catholicisme m’est devenu problématique et inacceptable, mais non le christianisme ni la métaphysique (comprise en un sens nouveau) » (Apud Jean Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., p. 9). Dans cette affirmation s’annonce la rupture de Heidegger avec le catholicisme (due aussi, on le suppose, à l’influence de sa femme Elfride, épousée en 1917) et son rapprochement par rapport au protestantisme. Il faut souligner, en effet, qu’au moins jusqu’au milieu des années 20, malgré l’abandon de ses études de théologie et sa prise de distance radicale par rapport au catholicisme, Heidegger continue à baigner, intellectuellement et personnellement, dans l’élément du christianisme. Un témoignage célèbre en est une autre lettre, adressée par Heidegger à Karl Löwith (de huit ans son cadet, le futur auteur d’Histoire et salut – Weltgeschichte und Heilsgeschehen, 1953), doctorant à l’époque. Cette lettre fameuse, datée du 19 août 1921, mérite d’être citée ici puisqu’elle reflète l’identité philosophique de Heidegger à l’époque où il professait les cours que nous analysons et auxquels elle est seulement de quelques mois postérieure : Je travaille concrètement, facticiellement à partir de mon « je suis » – à partir de ma provenance (Herkunft) spirituelle, facticielle comme telle – milieu – contextes de vie (Lebenszusammenhängen), à partir de ce qui m’est accessible en partant de là en tant qu’expérience vivante dans laquelle je vis. [...] C’est avec cette facticité de l’être-tel (Soseins-Faktizität), avec l’historique, que l’existence sévit (wütet) ; ce qui veut dire que je vis les obligations internes de ma facticité et je les vis aussi radicalement que je les comprends. – À cette facticité appartient – ce que je nomme ainsi brièvement – que je suis un « théo-logien » chrétien. Cela implique un certain souci (Bekümmerung) de soi radical, une certaine scientificité radicale – une objectivité rigoureuse dans la facticité ; cela implique la conscience historique de « l’histoire spirituelle (geistesgeschichtlich) » – et je suis cela dans le contexte de vie de l’ Université11.

6 La façon dont le philosophe allemand se définit ici comme « théo-logien chrétien » est à plus d’un titre remarquable. Certes, Heidegger écrit le mot théologien avec un tiret, en le décomposant selon son étymologie et en soulignant la composante qui correspond au logos : c’est à la manière de dire le divin plutôt qu’au divin lui-même comme objet de foi que semble faire référence cette auto-présentation. Cependant, pour définir son

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identité philosophique, Heidegger met l’accent ici sur sa facticité historique ou sa provenance concrète qui est, incontestablement, le milieu chrétien. Il semble ainsi formuler dans cette lettre une sorte de credo d’existence tout à fait semblable à celui qu’il repérera, par ailleurs, chez les premiers chrétiens : vivre radicalement dans la compréhension de sa propre situation historique.

7 Cela n’empêche pourtant que cette façon de s’auto-identifier à un théologien chrétien peut apparaître comme extrêmement fugace et passagère, et donc, rétrospectivement, extrêmement problématique, si l’on tient compte de l’évolution (même immédiate) de la position philosophique de Heidegger. Les cours de 1920 et 1921, sans contenir une prise de position expresse en matière de théologie ou de philosophie de la religion, reposent néanmoins sur une évidence cruciale pour le premier enseignement fribourgeois de Heidegger et donc pour ce qu’on appelle son herméneutique de la facticité : à savoir, ce qui apparaît dès son cours de l’hiver 1919-1920 comme une brève indication énigmatique, l’idée selon laquelle le christianisme serait le « paradigme historique le plus profond12 » pour l’exploration de la vie facticielle. Cela est d’une grande importance, pour autant que la facticité – concept clé du jeune Heidegger qui désigne la teneur concrète, historique de l’existence – ne se prête pas à quelque chose comme une description anhistorique. Comme nous pouvons le lire dans le même cours de l’hiver 1919-1920 : « le véritable organon de la compréhension de la vie est l’histoire (Geschichte), non pas en tant que science de l’histoire (Geschichtswissenschaft) [...], mais en tant que vie vécue » ; autrement dit, « c’est dans l’histoire que réside le vrai “fil conducteur (Leitfaden)” pour des recherches phénoménologiques », car « la vie effective et l’histoire sont [...] l’expérience directrice (Leiterfahrung) pour la recherche phénoménologique13 ». Par là, Heidegger s’inscrit ouvertement dans le sillage de Dilthey, que son maître Husserl avait cependant frappé du grave reproche d’historicisme par l’article publié en 1910 dans la revue Logos sous le titre « La philosophie comme science rigoureuse14 ». La phénoménologie herméneutique du jeune Heidegger revient au contraire, de manière explicite, à une réhabilitation de l’intérêt que présente l’histoire pour la recherche phénoménologique. Et l’histoire dont l’intérêt est souligné ici n’est pas, de prime abord, comme ce sera beaucoup le cas par la suite, l’histoire de la philosophie (ou encore, de la métaphysique), mais l’histoire des premiers chrétiens, qui fournit à elle seule le paradigme historique le plus profond pour une approche de la facticité.

8 Mais sur ce point encore, à regarder l’évolution immédiate de la pensée de Heidegger, telle qu’elle est reflétée dans ses cours, on pourrait avoir l’impression d’un diagnostic on ne peut plus éphémère. En effet, après ses cours sur Saint Paul et Augustin, Heidegger entame le premier de ses grands commentaires d’Aristote et on sait, par ailleurs, que l’ouvrage auquel il affirmait travailler pendant la première moitié des années vingt était un livre sur Aristote, un Aristoteles-Buch qui ne vit jamais le jour (car une autre inflexion, notons-le en passant, se fait voir dans son enseignement dans les années qu’il passe à Marbourg : la lecture de Kant, qui débouchera sur le Kantbuch de 1929, Kant et le problème de la métaphysique). Les premiers cours sur Aristote témoignent effectivement d’un tournant qui se manifeste aussi sous la forme virulente d’un plaidoyer en faveur d’un athéisme méthodologique qui s’exprime avec beaucoup de puissance : La problématicité (Fraglichkeit) ne relève pas de la religion (ist nicht religiös), mais peut conduire pour la première fois dans la situation d’une décision religieuse. Je n’ai pas un comportement religieux en philosophant, même si je peux aussi comme

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philosophe être un homme religieux. [...] La philosophie doit, dans sa problématicité (Fraglichkeit) radicale et reposant sur soi, être principiellement a- théiste15.

9 Dans le même cours de l’hiver 1921-22, Heidegger écrit encore plus nettement au sujet de la philosophie qu’elle est athée lorsqu’elle se comprend radicalement (cf. GA 61, p. 199), et semble récuser le rôle paradigmatique reconnu auparavant au christianisme, lorsqu’il affirme : « il ne faut aucune expérience religieuse pour que [l’] expérience soit vivante » (GA 61, p. 153). On peut considérer, bien sûr, que l’athéisme méthodologique de la philosophie, qui demeurera une constante dans la pensée de Heidegger, revient avant tout à dire qu’elle ne se confond pas et n’a pas à se confondre avec la théologie : elle n’a pas à se situer dans le registre de la foi religieuse. Telle est ainsi la neutralité théologique de Sein und Zeit, si l’on regarde par exemple la célèbre note (Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 2001, p. 306) qui vise à assurer une certaine étanchéité entre ces analyses et ce qui peut sembler être leur correspondant du côté de la théologie chrétienne (par exemple, la doctrine du péché originel). Dans cette optique où l’athéisme méthodologique n’est rien de plus qu’une forme de neutralité, on peut sans contradiction élaborer une phénoménologie de la vie religieuse tout en adoptant une position d’athéisme méthodologique. Plus significatif et plus symptomatique nous semble cependant le décentrement incontestable de l’approche de la vie facticielle par rapport à ce qui était apparu comme son paradigme historique le plus profond – le christianisme – et par rapport à l’idée même d’expérience religieuse.

10 Est-ce à dire que Heidegger soit conduit à renier sa propre facticité historique, sa provenance chrétienne dont il faisait l’élément vital de son existence comme de son travail dans la lettre à Karl Löwith de 1921 que nous avons citée plus haut ? Qu’une telle interprétation serait trop hâtive et simpliste, c’est ce que prouve un aveu plus tardif (1937-38) qui va exactement dans le même sens que cette lettre, aveu que Didier Franck place au tout début de son livre Heidegger et le christianisme (Didier Franck, Heidegger et le christianisme, Paris, Presses universitaires de France, 2004) et qui est particulièrement instructif pour notre propos. Heidegger y note, à propos de son « chemin de pensée (Denkweg) » : Et qui pourrait méconnaître que tout ce chemin s’accompagna silencieusement d’une explication (Auseinandersetzung) avec le christianisme – une explication qui n’est ni ne fut un « problème » rapporté mais le maintien (Wahrung) de la provenance (Herkunft) la plus propre – celle de la maison parentale, du pays natal et de la jeunesse – et simultanément (in einem) la séparation (Ablösung) douloureuse d’avec tout cela ? Seul qui fut ainsi enraciné dans un monde catholique effectivement vécu pourra pressentir quelque chose des nécessités auxquelles le chemin de mon questionnement fut soumis comme à des secousses telluriques souterraines (unterirdische Erdstösse). Les années marbourgeoises y ajoutèrent l’expérience plus directe d’un christianisme protestant – mais déjà comme de tout ce qui devait être fondamentalement surmonté (überwunden) sans pour autant être détruit (zerstört). Il ne convient de parler de cette explication la plus intime et qui ne porte pas sur des questions de dogmatique ou sur des articles de foi, mais uniquement sur la question de savoir si le dieu nous fuit ou non (ob der Gott vor uns auf der Flucht ist oder nicht), et si nous-mêmes nous pouvons encore véritablement, c’est-à-dire en tant que créateurs (als Schaffende) en faire l’expérience. Et il ne s’agit pas non plus d’un simple arrière-fond « religieux » de la philosophie, mais de l’unique question de la vérité de l’être qui seule décide du « temps » et du « lieu » qui nous sont historialement impartis (aufbehalten) au sein de l’histoire de l’Occident et de ses dieux16.

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11 Bien sûr, ici comme ailleurs, l’auto-interprétation de Heidegger ne fait pas loi. Elle nous encourage cependant à ne pas perdre de vue ce qui, dans les années 30 et par la suite, complique considérablement la position de Heidegger par rapport à la tradition (judéo –) chrétienne : la lecture de Hölderlin et celle de Nietzsche – autrement dit, la confrontation au double motif de la fuite des dieux et de la mort de Dieu –, ainsi que la présence de plus en plus marquée de la mythologie, de la poésie et de la philosophie présocratique grecques. Dès le milieu des années 30 jusqu’au célèbre entretien de la revue Spiegel (1966) publié seulement après sa mort, la méditation philosophique de Heidegger est travaillée intérieurement, ou plutôt souterrainement, par la pensée (et l’attente) du « dernier dieu17 » qui « seul peut nous sauver ». Cette pensée du dernier dieu est dirigée manifestement contre le Dieu chrétien (et du fait de cette opposition qui se fait parfois très explicite18, l’on a pu identifier chez Heidegger des tendances, non seulement anti – [judéo –] chrétiennes, mais même néo-paganistes), pour autant qu’il s’agit d’un « dieu extrême auquel l’éternité est interdite19 ». Didier Franck souligne pour sa part (et c’est le fil conducteur de son ouvrage déjà mentionné) que l’« explication avec la métaphysique et le débat avec le christianisme appartiennent [...] au même chemin de pensée » (Didier Franck, Heidegger et le christianisme, op. cit., p. 10), en nous renvoyant implicitement au principe posé par la Lettre sur l’humanisme à Jean Beaufret (1947), selon lequel c’est seulement à partir de l’être que « peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot “Dieu” » (GA 9, p. 351 ; trad. par Roger Munier in Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 112) – ce qui revient à subordonner la question de Dieu à la question de l’être20.

La phénoménologie de la vie religieuse

12 Il nous fallait ce long et sinueux détour avant d’aborder frontalement la Phénoménologie de la vie religieuse du jeune Heidegger, car celle-ci sortirait appauvrie et aplatie, nous semble-t-il, d’une lecture décontextualisée. Essayons à présent de préciser ce qui nous apparaît comme l’apport le plus original et le plus important des cours de 1920 et 1921. La catégorie centrale de cette interprétation phénoménologique de Saint Paul et d’Augustin est celle que l’on trouve au cœur de l’explicitation de la facticité comme teneur concrète et vivante de l’existence : il s’agit de l’historicité (Geschichtlichkeit). Le fait que l’interprétation soit phénoménologique, et non pas simplement exégétique, motive en outre la distinction cruciale de deux acceptions de l’histoire : l’histoire objective (Objektsgeschichte) et l’histoire d’accomplissement (Vollzugsgeschichte) (voir GA 60, p. 84, 88-89, 90 ; trad. fr., p. 95, 100, 101).

13 L’histoire objective est, comme son nom l’indique, celle qui a à faire à des objectivités : un texte, des mots, une certaine langue, qui s’éclairent à partir de certaines conditions historiques elles-mêmes objectives. Sa démarche consiste donc à tenir à distance le sens, à le considérer comme passé et à se rapporter à lui à la façon d’un spectateur désintéressé. L’histoire d’accomplissement s’efforce quant à elle de retrouver, par delà les significations objectives qui s’expriment dans le discours, l’expérience ou l’accomplissement concret et vécu de ces significations – ou la vie dont elles sont les expressions. Et ce n’est pas l’objectivation qui est dans cette perspective première, mais l’accomplissement (subjectif, on serait tenté de dire, ou personnel, voire interpersonnel, dans le cadre de la communauté des premiers chrétiens) qui la fonde. Adopter le point de vue de l’accomplissement, c’est aussi échanger la perspective du

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passé pour celle du présent, car il s’agit d’une épreuve qui peut être assumée et répétée d’une manière vivante, qui garde donc son actualité dans tous les sens du terme. L’histoire d’accomplissement, loin d’être l’œuvre d’un sujet confiné à une posture théorique, est intimement solidaire de l’historicité d’un homme ou d’un soi vivant, donc de l’histoire « que nous sommes nous-mêmes (das wir vielmehr selbst sind) » : il importe en effet de comprendre que ce « retour à l’historique (Rückgang in das Historische) » se fait « à travers l’histoire propre (durch die eigene Geschichte) (GA 9, p. 34 ; cf. GA 60, p. 173) », qu’il y a donc une circulation entre le passé et le présent, entre la vie historique passée et la vie historique présente.

14 À l’origine de l’intérêt de Heidegger pour la figure de Saint Paul se trouve par ailleurs le fait même que celui-ci est parvenu au christianisme « à travers une expérience originaire (ursprüngliche Erfahrung) et non pas à partir d’une tradition historique (historische Tradition) (GA 60, p. 69 ; trad. fr. modifiée, p. 79) ». Cela fournit le principe même de la lecture phénoménologique des Épîtres, qui est de retrouver « l’accomplissement de la situation historique du phénomène (Vollzug der geschichtlichen Situation des Phänomens) (GA 60, p. 84 ; trad. fr., p. 95) » (en l’occurrence, l’expérience proto-chrétienne qui a été celle de Paul lui-même). C’est un point qui est souligné avec radicalité : « ce qui est visé, ce n’est pas l’idéal d’une construction théorique, mais l’originarité de l’absolument historique (Absolut-Historisch) dans son absolue irrépétabilité (Unwiederholbarkeit) (GA 60, p. 88 ; trad. fr. modifiée, p. 100) ». Il ne s’agit pas de revivre le passé, mais d’accomplir ou de vivre le présent avec la même radicalité qui a été celle de Paul devant sa propre situation historique.

15 L’historicité absolue et irrépétable est en effet ce qu’exprime le concept de situation, que Heidegger met en avant : l’unicité de la situation vient de ce qu’elle est vécue et accomplie, et la prise en compte de la situation ainsi déterminée est le ressort même qui fait passer de l’histoire objective à l’histoire d’accomplissement (cf. GA 60, p. 90 ; trad. fr., p. 101). Mais la situation des premiers chrétiens, dont l’éclaircissement guide l’interprétation des Épîtres de Paul, est en elle-même paradoxale, et ce paradoxe se lit dans la manière même dont ils infléchissent le sens du vocable grec parousia : ils n’y voient pas un événement présent, mais le retour futur du Christ, dont la présence est déjà, en un sens, de l’ordre du passé (cf. GA 60, p. 102 ; trad. fr., p. 114). Par là, le centre de gravité du temps se trouve déplacé du présent vers l’avenir. La situation se définit donc aussi à partir de sa temporalité spécifique. Pourtant, Heidegger refuse de voir dans le rapport qu’ont les premiers chrétiens à la parousie une simple attitude d’attente neutre : il insiste au contraire sur la charge affective de l’espérance chrétienne qui est par nature mêlée d’insécurité (Unsicherheit) (GA 60, p. 105 ; trad. fr., p. 117), insécurité qui est aussi inquiétude (Unruhe, absence de repos).

16 Cette insécurité de la vie chrétienne qu’implique sa situation tendue vers la parousie infléchit la manière dont elle est accomplie. Chez Paul, elle révèle une dimension de l’accomplissement qui est décisive pour comprendre la situation des premiers chrétiens : la négativité qui s’exprime par le vocable hôs mê (ou « comme non 21 ») de 1 Cor. 7, 29-31 : « que ceux qui ont des femmes soient comme n’ayant pas », etc. Dans le hôs mê, Heidegger voit s’exprimer une modalité de l’accomplissement affectée par une négativité ou un « non » qui est « à la mesure de l’accomplissement (vollzugsmässiges Nicht) » (un « non-accomplissant », comme traduit Jean Greisch) (GA 60, p. 109 ; trad. fr., p. 123), mais qui ne revient pas à désactiver l’accomplissement de la vie facticielle.

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Ce « non » est lui-même une coordonnée de la situation historique, donc une coordonnée de l’accomplissement lui-même.

17 Qu’est-ce qui détermine cet infléchissement de l’accomplissement de la vie facticielle chez les premiers chrétiens ? Précisément ce que Heidegger appelle leur « être-devenu (Gewordensein) (GA 60, p. 93 ; trad. fr., p. 104) », qui indique l’événement de la conversion. Ce qui importe ici encore, ce ne sont pas tant les circonstances objectives de la conversion (le chemin de Damas pour Paul), mais son vécu ou son expérience (en l’occurrence, la lumière éclatante et la voix), pour autant qu’elle concerne encore les chrétiens dans leur présent : « L’être-devenu n’est pas un incident quelconque au sein de la vie, mais il est constamment co-expérimenté (miterfahren), de sorte que leur être actuel (jetzig) est leur être-devenu » (GA 60, p. 93 ; trad. fr. modifiée, p. 106). C’est à la lumière de l’être-devenu que l’accomplissement de la facticité – cet accomplissement sur lequel se porte une nouvelle forme d’enquête historique – se trouve infléchi dans la direction du hôs mê. Aussi, c’est le faire concret, effectif et actuel lui-même qui est modifié par le négatif : Heidegger parle à ce sujet d’une « différance (eine Retardierung) », d’une rupture dans le cours de la vie facticielle ou encore d’un « être- séparé (Abgesondertsein) (GA 60, p. 120 ; trad. fr., p. 135) » qui sont tous les symptômes de quelque chose comme une situation ou une expérience limite.

18 Ces jalons de l’interprétation phénoménologique des Épîtres de Paul se retrouvent dans l’interprétation que Heidegger donne de saint Augustin. Sa lecture du livre X des Confessions reste en effet gouvernée par la nécessité de retrouver l’accomplissement de la situation historique, mais elle met toutefois en avant une expérience considérablement différente de celle des premiers chrétiens qui a été analysée à partir de Paul : l’axe de cette lecture n’est pas tant l’espérance, la croyance (confiante malgré l’insécurité) dans la parousie, que le danger de la perte de soi auquel se trouve exposé le chrétien. Cette tendance qu’exprime la tentatio augustinienne porte à une acuité particulière l’interrogativité propre à la vie facticielle, car elle ressaisit de façon encore plus tendue le soi vivant sous la figure de la question qu’il se fait à soi-même (cf. GA 60, p. 178 ; trad. fr., p. 197). La problématicité, la difficulté, le fardeau ou le poids d’être (molestia) sont les repères de l’existence exposée à la perte de soi qui guette sous la figure particulière de la tentation. Si cette description ne coïncide pas avec celle de l’expérience des premiers chrétiens, c’est parce que, du converti Paul au converti Augustin, l’accomplissement de la situation historique du phénomène religieux n’est pas le même : le fardeau de la question que le croyant est devenu à lui-même s’est fait de plus en plus lourd (et sa pesanteur s’en trouvera augmentée chez Luther22).

19 L’ancrage historique de l’expérience chrétienne de la vie et son caractère situé apparaissent ainsi encore une fois comme déterminants dans l’approche des phénomènes de la vie religieuse du jeune Heidegger. Mais l’attention portée à l’historique, sous laquelle on retrouve la marque et l’impulsion de l’herméneutique diltheyenne, s’accompagne également, nous l’avons vu, de l’intention de ressaisir les phénomènes historiques à l’aune de leur accomplissement (Vollzug), par delà leurs expressions objectivées, dans leur dimension d’expérience vécue, et c’est dans l’importance de cette dernière dimension, qui porte l’empreinte de Husserl, que réside le caractère proprement phénoménologique de la démarche. Pour Heidegger toutefois, à la différence de Husserl, la description phénoménologique ne doit jamais mettre entre parenthèses la facticité, c’est-à-dire la teneur concrète de l’existence, pour se concentrer exclusivement ou prioritairement sur l’essence : l’ancrage facticiel reste en

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effet premier et fondamental. Tous ces points permettent de préciser la manière qu’a Heidegger de procéder en philosophie de la religion et qui conjugue une approche herméneutique attentive au caractère historique de ce qui est décrit voit dans les écrits néo-testamentaires, patristiques et mystiques des expressions historiques de la vie du chrétien, et une approche phénoménologique, elle aussi sensible à la dimension vécue et expérientielle, et en même temps plus soucieuse de la question méthodologique de l’accès à ce qui est à décrire. La synergie de ces approches trouve son expression dans l’idée d’une histoire d’accomplissement (Vollzugsgeschichte), dont l’enjeu est d’assurer une circulation entre le passé et le présent en redonnant une actualité dans le présent aux phénomènes de la vie religieuse appréhendés dans leur caractère historique, pour qu’ils deviennent en quelque sorte contemporains.

Philosophie et théologie

20 Pour le projet d’une mise en perspective des apports de la phénoménologie de la vie religieuse du jeune Heidegger qui est ici le nôtre, il importe toutefois hautement de comprendre qu’à leur arrière-fond se trouve une façon spécifique de concevoir le rapport entre philosophie et théologie. Si la reconfiguration de ce rapport était déjà en germe dans l’affirmation déjà examinée de l’athéisme méthodologique de la philosophie, cette thèse recevra une expression plus nette et systématique dans la conférence « Phénoménologie et théologie », prononcée par Heidegger à Marbourg23 en juillet 1927 et qu’il nous faut donc prendre en considération ici. Cette conférence insiste en effet sur l’hétérogénéité qui existe entre la théologie comme science positive et historique de la foi et la philosophie24 qui apporte un « correctif » ontologique à ses descriptions ontiques (par exemple, par une analyse existentiale de la faute, Schuld, qui éclaire le dogme du péché originel), sans pour autant que la philosophie ait intrinsèquement besoin de se rapporter à la théologie – car par ailleurs, l’idée même d’une « philosophie chrétienne » serait un « cercle carré » (hölzernes Eisen25) –. Lorsqu’en février 1928, Heidegger reprend à Tübingen la conférence « Phénoménologie et Théologie » sous le titre « Théologie et philosophie », il laisse davantage transparaître, grâce à ce dernier intitulé, le fait que, par cette conférence, il entend apporter sa contribution à un thème et un sujet à la fois classique et disputé depuis des siècles26. L’idée selon laquelle la philosophie apporte un « correctif » ontologique aux descriptions ontiques de la théologie résume sa propre manière de répondre à la question des rapports entre philosophie et théologie. Cette idée est d’autant plus remarquable que, dans l’exposé sur Luther donné en 1924 dans le séminaire de Bultmann (cf. GA 60, p. 178 ; trad. fr., p. 197), Heidegger l’utilisait pour caractériser le protestantisme comme correctif du catholicisme 27 (et c’était là sans doute aussi un résumé de son expérience personnelle). Or en 1927, cette caractérisation en termes de « correctif » se trouve déplacée et appliquée, de manière significative, aux rapports entre philosophie et théologie. L’introduction de l’idée de correctif passe, dans le contexte de la conférence, par la distinction de l’ontique et de l’ontologique, c’est-à- dire entre ce qui relève des différentes régions d’être et qui fait le domaine des sciences particulières (par exemple, la réalité physique, le psychique, la réalité historique ou sociale, etc.) et ce qui relève de l’être lui-même ou des caractères d’être communs aux différentes régions d’être (ce qui était traditionnellement, pour le dire tout de suite,

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l’objet de la métaphysique ou encore de l’ontologie, et que Heidegger poursuit sous la forme d’une interrogation renouvelée sur l’être).

21 Dans la terminologie de Heidegger, la distinction de l’ontologique et de l’ontique, qui permettra de tracer la frontière entre la théologie et la philosophie, recoupe la différence ontologique, à savoir la distinction de l’être et de l’étant. Cela veut dire que, là où la philosophie s’occupe de l’être, la théologie ne s’occupe que de l’étant, et elle serait en cela plus proche finalement des sciences positives que de la philosophie ! C’est là l’une des thèses les plus importantes de la conférence : « La Théologie est une science positive et, comme telle, est absolument différente de la Philosophie » (GA 9, p. 49, trad. fr., p. 359-361). La théologie se caractérise donc par la positivité là où la philosophie se distingue par le caractère ontologique de sa démarche. Mais quel type de positivité ? Heidegger n’ignore certes pas que la révélation, comme base positive de la théologie, n’est pas une réalité factuelle comme la réalité physique ou psychique. À son sol positif, la théologie ne se rapporte pas par l’observation, mais par la foi. Cela ne l’empêche pas d’avoir, aux yeux de Heidegger, sa propre scientificité (remarquons au passage qu’il s’agit là aussi d’un thème classique et disputé : il suffit de penser à l’article 2 de la première question de la Somme théologique de Thomas d’Aquin, qui pose la question de savoir si la doctrine sacrée est une science). Comme science de la foi, la théologie est une science historique, voire historico-pratique, dans la mesure où elle est concernée à la fois par l’historicité de la révélation et par le comportement du croyant. Or, comme le précise Heidegger, « ce n’est pas la foi elle-même, mais la science de la foi, en tant que science positive qui a besoin de la Philosophie » (GA 9, p. 61 ; trad. fr., p. 383), et cela dans la mesure où « tous les concepts théologiques fondamentaux renferment nécessairement en eux la compréhension de l’être » (GA 9, p. 63 ; trad. fr., p. 387). L’exemple pris pour illustrer cette thèse est celui même du concept sur lequel Heidegger portait son attention en 1924, dans son exposé sur Luther au séminaire de Bultmann, à savoir le concept de péché (Sünde). Ce concept recèle une détermination ontologique ou existentiale, c’est-à-dire relative au mode d’être qu’est l’existence, à savoir la faute (Schuld). Il ne s’agit pourtant pas de procéder à une déduction rationnelle, mais tout simplement de dégager le soubassement ontologique des concepts que la théologie (chrétienne, en l’occurrence) emploie en les ayant le plus souvent hérités du monde grec ou hébraïque. C’est précisément pour désigner cette intervention clarificatrice de la philosophie que Heidegger parlera ici de correction (Korrektion) et de correctif (Korrektiv) : « L’ontologie ne fonctionne donc que comme un correctif du contenu ontique c’est-à-dire préchrétien des concepts théologiques fondamentaux » (GA 9, p. 64 ; trad. fr., p. 389). Ce geste de correction ne se laisse reconduire ni à une déduction, ni à une fondation : la correction « ne donne bien plutôt qu’une indication formelle, c’est-à-dire que théologiquement le concept ontologique de faute n’est jamais comme tel pris pour thème » (GA 9, p. 65 ; trad. fr., p. 389). Il ne s’agit donc pas de rechercher un fondement, mais seulement d’indiquer un soubassement, ou plutôt un horizon ontologique à partir duquel les concepts théologiques sont susceptibles d’être mieux éclairés quant à leurs présuppositions sémantiques et historiques. C’est ainsi qu’il faut comprendre la correction : simplement comme une « indication formelle du domaine ontologique » qui « a pour fonction non pas d’enchaîner, mais inversement de libérer » et d’éclairer (GA 9, p. 65 ; trad. fr., p. 391). En conséquence, le rapport de la philosophie à la théologie peut être précisé comme suit : « La Philosophie est le correctif formel ontologique du contenu ontique, c’est-à-dire préchrétien des concepts théologiques fondamentaux » ; mais en même temps, « la Philosophie peut être ce qu’elle est, sans remplir

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en fait cette fonction de correctif » (GA 9, p. 66 ; trad. fr., p. 391). Si la théologie, pour s’assurer de sa scientificité, a besoin de la philosophie, cette dernière n’a pas besoin en retour de la théologie et en reste rigoureusement séparée : c’est pourquoi, pour Heidegger, l’idée même de « philosophie chrétienne » est un cercle carré.

22 On peut supposer cependant que Heidegger n’a pas été tout à fait satisfait de cette manière de résoudre les rapports entre philosophie et théologie. C’est ce que suggère tout d’abord le sort éditorial particulier qu’a eu la conférence « Phénoménologie et théologie », qui n’a été publiée qu’en 1969, dans une version d’emblée bilingue, dans les Archives de philosophie, pour ne paraître en Allemagne chez l’éditeur de Heidegger, Klostermann, qu’en 1970, avec une dédicace à Bultmann. La correspondance de Heidegger avec Bultmann, éditée en 2009, montre en outre à quel point Heidegger a hésité à reprendre et à publier cette conférence, malgré les insistances de son ami et ancien collègue théologien, et ce pour des raisons que l’on pourrait appeler disciplinaires28. Ainsi, à l’automne 1928, lorsque Bultmann invite Heidegger à faire partie du comité d’une revue dont il s’apprête à reprendre la publication, la célèbre Theologische Rundschau, et lui propose de publier sa conférence ensemble avec sa propre conférence sur le concept de révélation dans le Nouveau Testament, Heidegger décline ; il ne publiera par ailleurs jamais dans cette revue où il figurera cependant comme membre du comité de rédaction de 1929 à 1943. Bultmann aura beau insister en faveur de ce qu’il appelle le « plan initial » (cf. Rudolf Bultmann/Martin Heidegger, Briefwechsel 1925-1975, op. cit., p. 70 et 82) d’une publication conjointe de leurs conférences : il devra finir par accepter de publier la sienne séparément, en 1929, dans la première nouvelle livraison de la Theologische Rundschau.

23 La Correspondance avec Bultmann montre aussi que Heidegger n’a pas maintenu longtemps la caractérisation ouvertement réductrice de la théologie comme science positive ou discipline ontique qu’il avait proposée dans sa conférence de 1927. Déjà dans une lettre du 23 octobre 1928, il écrit : « Une tentative renouvelée de retravailler ma conférence sur la théologie m’a montré que les frontières ne sont pas encore clairement tracées. Ce qui n’a pas été suffisamment travaillé, c’est le caractère de la théologie, qui la situe au même niveau que la philosophie en ceci qu’elle s’occupe du tout, mais ontiquement » ; et par ailleurs, « la philosophie en tant qu’ontologie est elle aussi une ontique entièrement différente d’une science positive29 ». La philosophie et la théologie se rejoignent donc par leur visée de la totalité – du tout du monde comme du tout de l’existence – ce qui fait résolument vaciller le partage supposé ferme de l’ontique et de l’ontologique.

24 Il ne semble toutefois pas que Heidegger ait jamais remis en cause le diagnostic d’une séparation tranchée entre la philosophie et la théologie. En décembre 1930, à l’invitation de Bultmann, Heidegger revient à Marbourg pour donner une conférence intitulée « Philosopher et croire » ; il s’agit de fait d’une variante de sa conférence célèbre sur « L’essence de la vérité », à laquelle il ajoute le paragraphe introductif suivant : « Nous ne parlons pas du philosopher ou du croire ; nous ne parlons pas non plus de leur rapport – mais bien plutôt : nous philosophons, dans la mesure où nous posons la question de l’essence de la vérité. Mais ce faisant, la croyance n’est-elle pas déjà exclue ? Effectivement. Et pourtant nous traitons aussi de la croyance et du rapport à elle – dans la mesure où nous en gardons le silence ; le titre [de la conférence] dit que la croyance et le rapport à elle doit demeurer pour la philosophie ce qui est

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passé sous silence (das Verschwiegene)30 ». À quoi nous pourrions répondre qu’il ne faut pas que ce qui est passé sous silence demeure, de fait, un impensé. * **

25 Au terme de cette analyse, plusieurs conclusions concernant la phénoménologie de la vie religieuse du jeune Heidegger s’imposent. Si cette entreprise trouve sa motivation profonde dans la biographie intellectuelle de Heidegger et si elle n’a jamais été reniée en tant que telle, elle ne correspond pas moins à un projet transitoire qui n’aura pas de vraie postérité dans la pensée de son auteur, rendu de plus en plus soucieux de se démarquer du champ de la théologie et de la philosophie de la religion suite à l’adoption précoce de la thèse d’un athéisme méthodologique de la philosophie : nous avons pu le constater en examinant le diagnostic sur les rapports entre philosophie et théologie auquel aboutit l’importante conférence de 1927. Néanmoins, cela n’enlève rien à l’intérêt et à la force de la démarche d’interprétation phénoménologique qui s’illustre dans les cours de 1920-21 et de 1921, démarche qu’il serait donc possible d’autonomiser et de prolonger, et dont l’attention à l’expérience vécue et à l’accomplissement de la situation historique du croyant fournit assurément le principe d’un renouvellement méthodologique qui pourrait être d’actualité encore aujourd’hui.

NOTES

1. Cet article représente une version remaniée et complétée d’un exposé fait à l’EHESS le 20 février 2013 dans le cadre du séminaire pluridisciplinaire « La théologie et les sciences sociales » organisé par Pierre Antoine Fabre et Dominique Iogna-Prat. 2. Martin Heidegger Gesamtausgabe, tome 60 : Phänomenologie des religiösen Lebens : 1. Einleitung in die Phänomenologie der Religion, 2. Augustinus und der Neuplatonismus, 3. Die philosophischen Grundlagen der mittelalterlichen Mystik, éd. par Matthias Jung, Thomas Regehly et Claudius Strube (noté GA 60), 1995, 20112. 3. Otto Pöggeler, Der Denkweg Martin Heideggers, Pfullingen, Neske, 1963 (La pensée de Martin Heidegger : un cheminement vers l’être, trad. par Marianna Simon, Paris, Aubier-Montaigne, 1967). 4. Nous ne pourrons pas tenir compte ici des éléments apportés par la publication des Schwarze Hefte, parus lorsque notre texte était déjà rédigé et qui, de toute façon, exigeraient une réflexion à part entière, que nous réservons pour des travaux à venir. Sur le rapport de Heidegger à la tradition juive, nous renvoyons à l’ouvrage désormais classique de Marlène Zarader : La dette impensée : Heidegger et l’héritage hébraïque, Paris, Seuil, 1990. Voir aussi le livre plus récent (et plus polémique) de Peter Trawny : Heidegger und der Mythos der jüdischen Weltverschwörung, Francfort, Klostermann, 2014 ; Heidegger et l’antisémitisme, trad. par Julia Christ et Jean-Claude Monod, Paris, Seuil, 2014. 5. Au sujet de ces notes, nous renvoyons à l’étude minutieuse de Sylvain Camilleri : Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger, Dordrecht, Springer, 2008. 6. Pour sa réception en France, voir les travaux de Jean Greisch, dont notamment L’Arbre de vie et l’Arbre du savoir. Le chemin phénoménologique de l’herméneutique heideggérienne (1919-1923), Paris,

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Cerf, 2000, et de Sophie-Jan Arrien, dont surtout L’inquiétude de la pensée, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2014. L’option interprétative de Sophie-Jan Arrien, qui est de lire l’herméneutique de la facticité du jeune Heidegger pour elle-même et non comme un préambule à l’analytique existentiale déployée plus tard par Être et temps, nous semble particulièrement apte à saisir et à restituer l’originalité du projet de phénoménologie de la vie religieuse qui nous intéresse ici. 7. Voir surtout celui, plus récent, d’Emmanuel Housset : Husserl et l’idée de Dieu, Paris, Cerf Éditions, 2010. 8. Signalons toutefois le travail novateur mais malheureusement peu connu de l’élève strasbourgeois de Husserl, Jean Héring : Phénoménologie et philosophie religieuse, Paris, Alcan, 1926. 9. Comme le rappelle Jean Greisch dans son Avertissement du traducteur (Martin Heidegger, Phénoménologie de la vie religieuse, op. cit., p. 8). 10. Lettre à Natorp du 8 octobre 1917, citée par Jean Greisch, Ontologie et temporalité, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 8. 11. Martin Heidegger, Lettre à Karl Löwith du 19 août 1921, in Zur philosophische Aktualität Heideggers, vol. II : Im Gespräch der Zeit, éd. par Dietrich Papenfuss et Otto Pöggeler, Francfort sur le Main, Klostermann, 1990, p. 29 ; trad. fr. (modifiée) par Guillaume Fagniez et Holger Nickisch, Archives de Philosophie, vol. 73, no 2/2010, p. 322-323. 12. Martin Heidegger Gesamtausgabe, tome 58 : Grundprobleme der Phänomenologie, éd. par Hans- Helmuth Gander, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1992, 20102 (noté GA 58), p. 61. Voir à ce sujet l’étude de Friedrich-Wilhelm von Herrmann : « Faktische Lebenserfahrung und urchristliche Religiosität. Heideggers phänomenologische Auslegung Paulinischer Briefe » (in Heidegger und die christliche Tradition. Annäherungen an ein schwieriges Thema, éd. par Norbert Fischer et Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Hamburg, Meiner, 2007, p. 21-31) et celle de Sophie- Jan Arrien : « Foi et indication formelle. Heidegger, lecteur de saint Paul (1920-1921) » (in Le jeune Heidegger (1909-1926). Herméneutique, phénoménologie, théologie, éd. par Sophie-Jan Arrien et Sylvain Camilleri, Paris, Vrin, 2011, p. 155-172). 13. GA 58, p. 256, 246-247, 252, nous traduisons. 14. Voir Edmund Husserl, La philosophie comme science rigoureuse, trad. par Marc de Launay, Paris, Presses universitaires de France, 1989. 15. Martin Heidegger Gesamtausgabe, tome 61 : Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung, éd. par Walter Biemel et Käte Bröcker-Oltmanns, 1985, 19942 (noté GA 61), p. 197, nous traduisons. 16. Martin Heidegger Gesamtausgabe, tome 66 : Besinnung, éd. par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francfort, Klostermann, 1997, p. 415-416, apud Didier Franck, Heidegger et le christianisme, op. cit., p. 9, trad. modifiée. 17. Voir à ce sujet les analyses d’Otto Pöggeler dans Neue Wege mit Heidegger, Munich, Karl Alber, 1992, p. 465 sq. 18. Il suffit de mentionner à cet égard l’exergue de la section VII des Contributions à la philosophie intitulée « Le dernier dieu » : « Le tout autre contre ceux qui ont été, et surtout contre le chrétien (Der ganz Andere gegen die Gewesenen, zumal gegen den Christlichen) » (Martin Heidegger Gesamtausgabe, tome 65 : Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), éd. par Friedrich-Wilhelm von Herrmann, Francfort, Klostermann, 1989, 19942, 20033, p. 403). 19. Selon l’expression de Françoise Dastur dans La phénoménologie en questions, Paris, Vrin, 2004, p. 250. 20. Mentionnons en passant que c’est contre une telle subordination que s’est insurgée la phénoménologie française post-heideggérienne, depuis l’ouvrage publié par Levinas en 1974 : Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, jusqu’au livre de Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, paru en 1982. Notons aussi la réaction d’esprit thomiste que ce dernier ouvrage a suscitée chez certains théologiens français (voir par exemple Dominique Dubarle, Dieu avec l’être : de Parménide à Saint Thomas : essai d’ontologie théologale, Paris, Beauchesne, 1986).

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21. Ce vocable recevra une attention particulière de la part de Giorgio Agamben, dans cet autre magistral commentaire de saint Paul qu’est Le temps qui reste (trad. par Judith Revel, Paris, Rivages, 2000) et où le modèle de la lecture heideggérienne est tout sauf absent. 22. Un autre échantillon important de phénoménologie de la vie religieuse ou d’interprétation phénoménologique d’un texte de théologie est représenté par l’exposé sur Luther que Heidegger fait dans le séminaire du théologien protestant Rudolf Bultmann au cours de sa première année à Marbourg, en février 1924. Dans cette intervention portant sur le problème du péché chez Luther et qui examine successivement la Quaestio de viribus de 1516, la Disputatio contra scholasticam theologiam et la Controverse de Heidelberg de 1518, Heidegger met l’accent sur l’ambition du théologien de proposer une saisie radicale du péché en rapport avec la « corruptio de l’être de l’homme » et de faire ainsi du concept de péché un « concept d’existence (Existenzbegriff) » (infléchissement analogue à celui que subit la tentatio dans la lecture d’Augustin) (« Das Problem der Sünde bei Luther » (1924), in Rudolf Bultmann/Martin Heidegger, Briefwechsel 1925-1975, éd. par Andreas Großmann et Christof Landmesser, Francfort/M./Tübingen, Klostermann/Mohr Siebeck, 2009, p. 263-27, p. 264 et 267 ; trad. par Christian Sommer in Le jeune Heidegger (1909-1926). Herméneutique, phénoménologie, théologie, éd. par Sophie-Jan Arrien et Sylvain Camilleri, Paris, Vrin, 2011, p. 259-264, p. 259 et 262). Une vision de la nature humaine en tant qu’originellement corrompue et absolument nécessiteuse du secours de la grâce est solidaire de cette appréhension du péché comme « modalité de l’être de l’homme (Weise des Seins des Menschen) » : c’est parce que « la possibilité de son existence ne réside pas en lui (die Möglichkeit seiner Existenz liegt nicht in ihm) » (« Das Problem der Sünde bei Luther » (1924), p. 266 ; trad. fr., p. 260), donc à cause d’une faiblesse qui marque l’accomplissement même de sa vie, que l’homme est par nature disposé envers le pêché. La « présupposition » du « principe du protestantisme » qui est mise au jour dans ce contexte, et dans laquelle on peut identifier à la fois le point de mire de l’approche heideggérienne de la vie religieuse et l’image (fût-elle partielle ou déformée) du Dasein, de l’être- là humain que décrira l’opus magnum de 1927, Être et temps, se laisse alors expliciter comme suit : « un homme, assis là dans l’angoisse de la mort – dans la crainte et le tremblement, et face aux nombreuses tentations (ein Mensch, der in Todesangst dasitzt – in Furcht und Zittern und viel Anfechtung) » (« Das Problem der Sünde bei Luther » (1924), p. 271 ; trad. fr., p. 264). 23. Cette conférence a été publiée pour la première fois dans une version bilingue dans les Archives de philosophie, vol. 32, no 3/1969, p. 356-395. 24. Voir aussi la lettre à Elisabeth Blochmann du 8 août 1928, où Heidegger revient sur la question du statut et de la scientificité de la théologie : « La religion est une possibilité fondamentale de l’existence humaine (Religion ist eine Grundmöglichkeit der menschlichen Existenz), même si elle diffère du tout au tout (völlig anderer Art) de la philosophie. Celle-ci à son tour aelle aussi sa foi – qui est la liberté du Dasein lui-même, telle qu’elle n’accède à l’existence que dans l’ être-libre (nur im Freisein existent wird) » (Martin Heidegger/Elisabeth Blochmann, Briefwechsel 1918-1969, éd. par Joachim W. Storck, Marbach am Neckar, Deutsche Schillergesellschaft, 1989, p. 25 ; Correspondance avec Élisabeth Blochman (1918-1969), trad. par Pascal David, Paris, Gallimard, 1996, p. 230-231). 25. « Phänomenologie und Theologie » (1927), in Martin Heidegger Gesamtausgabe, tome 9 : Wegmarken, éd. par Friedrich Wilhelm von Herrmann, Francfort, Klostermann, 1976, 19962, 20043 (noté GA 9), p. 66 ; trad. fr. Archives de philosophie (1969), p. 393. 26. Sur l’histoire des rapports entre philosophie et théologie, voir l’éclairante contribution d’Olivier Boulnois, disponible en ligne sur le site de l’EPHE (http://www.iesr.ephe.sorbonne.fr/ index4493.html), qui souligne bien qu’il s’agit d’une « invention médiévale, le fruit de la rencontre entre la rationalité grecque et la révélation biblique ». Le premier ouvrage proprement dit de théologie au XIIe siècle, la Theologia d’Abélard, règle la question des rapports entre philosophie et théologie en faisant de la théologie l’accomplissement suprême de la philosophie, solution que rend d’une façon quelque peu déformée l’expression latine philosohia ancilla

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theologiae. À l’égard de cette noble tradition qui reconnaît la dignité de la philosophie sans reculer toutefois à déclarer son infériorité ou sa subordination, Heidegger s’inscrit résolument, comme nous le verrons, en porte-à-faux. 27. Dans l’exposé sur Luther de 1924, Heidegger cite une remarque de Kierkegaard dans son Journal de 1852, dont il résume le sens en identifiant dans le protestantisme le correctif du catholicisme (« Das Problem der Sünde bei Luther » (1924), in Rudolf Bultmann/Martin Heidegger, Briefwechsel 1925-1975, op. cit., p. 271 ; trad. fr., p. 264). 28. Au printemps 1928, au moment où Heidegger apprend sa nomination à Fribourg-en-Brisgau qui le fera quitter Marbourg quelques mois plus tard, Bultmann lui écrit qu’il considère son départ comme une perte importante, non seulement d’un point de vue personnel, mais surtout pour la faculté et pour la théologie en général (cf. Rudolf Bultmann/Martin Heidegger, Briefwechsel 1925-1975, op. cit., p. 53). Bultmann n’ignore en effet pas qu’à Friburg il n’y a pas de faculté de théologie protestante, et que donc Heidegger sera replongé, bon gré mal gré, dans « l’élément catholique » (élément qui, notons-le au passage, suscitera de la part de Heidegger, selon divers témoignages d’époque, la plus grande hostilité). Aux regrets exprimés par Bultmann devant la perspective de son départ, Heidegger répond plutôt froidement que plus rien ne le retient à Marbourg, que son intérêt pour la Faculté de théologie a été entièrement dû à son estime et amitié pour Bultmann et que, comme philosophe, il a besoin d’une atmosphère différente, comme celle qu’il a connue à Freiburg et qu’il se réjouit de retrouver (cf. Rudolf Bultmann/Martin Heidegger, Briefwechsel 1925-1975, op. cit., p. 56). 29. Rudolf Bultmann/Martin Heidegger, Briefwechsel 1925-1975, op. cit., p. 62, nous traduisons ; voir aussi id., p. 87 : « la positivité de la théologie [...] est quelque chose de différent par rapport à celle des sciences ». 30. Rudolf Bultmann/Martin Heidegger, Briefwechsel 1925-1975, op. cit., p. 142-143, note 3, nous traduisons.

RÉSUMÉS

Grâce à sa double filiation husserlienne et diltheyenne, le projet heideggérien d’une phénoménologie de la vie religieuse s’avère porteur d’un véritable renouveau méthodologique. L’attention portée à la dimension historique s’accompagne en effet de l’intention de ressaisir les phénomènes étudiés à l’aune de leur accomplissement (Vollzug), dans leur dimension d’expérience vécue, par delà leurs expressions objectivées. Cependant, la position de Heidegger à l’égard de la philosophie de la religion est marquée par plusieurs tensions, dont notamment celle entre son auto-caractérisation comme « théo-logien » chrétien et son plaidoyer en faveur d’un athéisme méthodologique. Cette tension conduit à affirmer une nette hétérogénéité entre théologie et philosophie, selon le partage de l’ontique et de l’ontologique. L’examen de la correspondance de Heidegger avec le théologien protestant Rudolf Bultmann invite toutefois à nuancer ce diagnostic.

Thanks to its dual filiation, Husserlian and Diltheyan, the Heideggerian project of a phenomenology of religious life proves itself to be rich of a genuine methodological renewal. The attention to the historical dimension is accompanied by a reassessment of the phenomena in the light of their accomplishment (Vollzug), as lived experiences, beyond their objectivized expressions. However, Heidegger’s position towards the Philosophy of Religion is marked by

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several tensions, amongst which the one between his self-characterization as a Christian “theologian” and his plea in favor of a methodological atheism. This tension leads to the statement of a heterogeneity between Theology and Philosophy, following the division between the ontic and the ontological. Heidegger’s Correspondence with the protestant theologian Rudolf Bultmann hints nevertheless at the reasons for which such a diagnosis cannot be maintained.

Gracias a su doble filiación husserliana y diltheiana, el proyecto heideggeriano de una fenomenología de la vida religiosa se revela portador de una verdadera renovación metodológica. La atención llevada a la dimensión histórica se acompaña en efecto de la intención de retomar los fenómenos estudiados en el momento de su cumplimiento (Vollzug), en su dimensión de experiencia vivida, más allá de sus expresiones objetivadas. Sin embargo, la posición de Heidegger respecto de la filosofía de la religión está marcada por varias tensiones, especialmente aquella entre su auto-caracterización como “teo-logo” cristiano y su posición a favor del ateísmo metodológico. Esta tensión conduce a afirmar una clara heterogeneidad entre teología y filosofía, según la división entre la óntica y la ontológica. El análisis de la correspondencia de Heidegger con el teólogo protestante Rudolf Bultmann invita a matizar este diagnóstico.

INDEX

Palabras claves : Heidegger, fenomenología, teología, religión, filosofía Keywords : Heidegger, Phenomenology, Theology, Religion, Philosophy Mots-clés : Heidegger, phénoménologie, théologie, religion, philosophie

AUTEUR

CLAUDIA SERBAN

Fondation Thiers/CNRS (Archives Husserl), [email protected]

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Le sens méthodologique de la lecture de saint Paul dans l’Introduction à la phénoménologie de la religion de Heidegger The Methodological Meaning of Saint Paul’s Reading in Heidegger’s Introduction to the Phenomenology of Religion El sentido metodológico de la lectura de San Pablo en la Introducción a la fenomenología de la religión de Heidegger

Laurent Villevieille

1 Le cours que Heidegger prononce au semestre d’hiver 1920-1921, et qui figure en tête du tome 60 de l’Édition intégrale, est intitulé : Introduction à la phénoménologie de la religion1. Après une introduction méthodologique, une bonne moitié du cours s’attache à expliquer trois épîtres de saint Paul : l’épître aux Galates, et les deux épîtres aux Thessaloniciens. D’emblée, une question très simple se pose au lecteur : en quoi l’explication de ces épîtres pauliniennes constitue-t-elle une « introduction à la phénoménologie de la religion » ? Cela revient d’abord à demander, d’une manière générale, pourquoi Heidegger introduit ses étudiants à la phénoménologie de la religion par l’explication d’un texte sacré, plutôt que, par exemple, par une analyse du concept de religion ou de l’histoire du christianisme. Cette question, nous ne la traiterons qu’indirectement, et pour ainsi dire de biais2. Car le cours de Heidegger pose une autre question qui, dans une certaine mesure, sera à même d’éclairer rétroactivement la première : pourquoi saint Paul ? En effet, pourquoi saint Paul plutôt que saint Jean, Moïse ou Salomon ? En somme, qu’est-ce que la parole paulinienne peut avoir d’exemplaire pour la phénoménologie de la religion – de telle sorte que cette exemplarité assure en même temps le caractère introductif du cours ?

2 Assurément, une nouvelle question pourrait être posée, plus précise encore, mais aussi, en un sens, plus élémentaire : pourquoi ces épîtres-là ? Qu’est-ce que Heidegger trouve dans l’épître aux Galates et dans les deux épîtres aux Thessaloniciens, qu’il ne trouve

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pas, ou pas aussi magistralement, dans les épîtres aux Romains ou aux Philippiens ? Répondre à cette dernière question nous entraînerait sur un tout autre terrain que ne le fait la question que nous posons – celle de l’exemplarité de la parole paulinienne. Nous serions alors conduits à étudier notamment la « kairologie » paulinienne, c’est-à- dire l’expérience non chronologique du temps que décrit en particulier la première épître aux Thessaloniciens, et qui nourrit forcément la réflexion d’un penseur qui sera amené à écrire un ouvrage intitulé Être et Temps. Ces questions ont déjà été traitées – depuis les études, à l’époque inédites, qu’Otto Pöggeler avait consacrées au manuscrit du cours de 1920-1921 auquel il avait eu accès3, jusqu’à l’étude plus récente de Sophie- Jan Arrien4. Notre question directrice doit nous conduire à des questions moins thématiques et, pour tout dire, plus méthodologiques – celle de savoir ce que la lecture de Paul peut apporter, précisément, à la méthode phénoménologique en général, et plus particulièrement à la fondation d’une phénoménologie de la religion.

3 Puisque le cours de 1920-1921 vise à y introduire, il semblerait opportun, si l’on veut mesurer si et jusqu’à quel point l’explication de la parole paulinienne le permet, de définir au préalable ce qu’est la phénoménologie, et, plus particulièrement encore, ce qu’est la phénoménologie de la religion. En réalité, nous verrons que c’est la parole paulinienne elle-même, du moins telle que Heidegger l’explique et la comprend, qui permet inversement de dessiner dans ses grandes lignes le sens et la portée d’une phénoménologie de la religion et, d’un seul et même tenant, du discours phénoménologique comme tel, dont cette parole s’avère singulièrement exemplaire.

1. « La tentation de prélever certains concepts »

4 Au § 16, que l’éditeur du cours a intitulé : « L’attitude fondamentale de Paul », Heidegger met en garde son auditeur contre une tendance de lecture très répandue : Quand on étudie le monde religieux de Paul, on doit se libérer de la tentation de prélever certains concepts (tels que πίστις, δικαιοσύνη, σάϱξ, , etc.) et de déduire leur signification en combinant des passages isolés des écrits pauliniens, de sorte qu’on obtient un catalogue de concepts fondamentaux qui ne veulent rien dire. Tout aussi erronée est l’idée selon laquelle il y aurait un système théologique de Paul. Il faut au contraire mettre en évidence l’expérience religieuse fondamentale de Paul et, en se maintenant dans cette expérience fondamentale, tenter de comprendre la connexion de tous les phénomènes religieux originels avec celle-ci (GA 60, p. 73 ; trad. fr. p. 83).

5 La lecture heideggérienne de Paul se définit d’abord négativement : « se libérer de la tentation de prélever certains concepts ». Tout le problème est ici de savoir ce que signifie : « prélever » (herausgreifen). Car enfin, pour lire un texte, on est bien obligé de s’arrêter sur une expression plutôt que sur une autre – par exemple sur le mot « chair » plutôt que sur les mots « il » ou « à ». En général, ce choix est censé être justifié par le poids philosophiquement particulier de certaines expressions : on parle alors de « concepts ». Heidegger met donc en garde son auditeur contre la « tentation » de se laisser en quelque sorte capter par des expressions philosophiquement attirantes. « Prélever » signifierait donc : détacher de son contexte, isoler et peut-être, par suite, monter en épingle (sous forme d’un « catalogue de concepts fondamentaux qui ne veulent rien dire »). La question qui, dès lors, se pose tout naturellement est : qu’est-ce que ne pas « prélever certains concepts » ? N’est-on pas toujours contraint, lorsqu’on explique un texte (comme c’est aussi notre propre cas en ce moment), d’opérer une

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sélection de certaines expressions au détriment d’autres ? Heidegger enjoint au contraire de « mettre en évidence l’expérience religieuse fondamentale de Paul ». Il y aurait donc quelque chose, non pas derrière le texte, mais plutôt au cœur du texte, qui devrait être dévoilé par le texte lui-même, mais que l’on risquerait à tout moment de rater si l’on réduit le texte à un ensemble de pièces détachées, celles-ci fussent-elles nommées « concepts fondamentaux ». À ces « concepts » prétendument « fondamentaux », Heidegger oppose des « phénomènes religieux originels ». Cependant, la question rebondit : quelle est la différence entre des « concepts » et des « phénomènes », du moment que ces derniers sont saisis philosophiquement ? Qu’est- ce qui permet à l’approche phénoménologique des « phénomènes » de ne pas dégénérer en « catalogue de concepts » ? Ce que Heidegger nomme ici : « connexion » (Zusammenhang). C’est en étant saisis tous ensemble que les phénomènes échappent au danger d’être des concepts simplement « prélevés ».

6 Mais avant de demander comment des phénomènes pourraient bien être saisis tous ensemble5, une question plus pressante se pose à nous. Notre objectif était en effet de déterminer ce que la parole paulinienne pouvait avoir d’exemplaire pour une introduction à la phénoménologie de la religion. Or la mise en garde de Heidegger au sujet de la « tentation de prélever certains concepts » pourrait, semble-t-il, s’appliquer à la lecture de n’importe quel texte. En quoi les remarques précédentes, qui semblent s’apparenter à une méthodologie générale de l’explication de texte philosophique, peuvent-elles bien nous éclairer sur la spécificité de la parole paulinienne ? On dira que Heidegger parle de phénomènes religieux, ou qu’il met en garde son auditeur contre le danger de voir dans la parole paulinienne une théologie. Soit – mais ne pourrait-il pas développer exactement le même propos au sujet de n’importe quel texte sacré ?

2. Doctrine ancienne et expérience nouvelle

7 Le texte que nous avons cité suit de près un autre passage capital du cours, qui figure dans le même § 16 : Paul est engagé dans un combat. Il est obligé d’affirmer l’expérience chrétienne de la vie contre le monde ambiant. Pour cela, il emploie les moyens inadéquats de la doctrine rabbinique qu’il a à sa disposition. C’est cela qui donne sa structure particulière à son explication de l’expérience chrétienne de la vie. Néanmoins, il s’agit d’une explication originelle, tirée du sens de la vie religieuse elle-même. Elle peut recevoir une élaboration plus poussée dans l’expérience religieuse fondamentale. Les connexions théoriques sont maintenues à l’écart ; mais on y gagne une connexion d’explicitation qui ressemble à une explicitation théorique (GA 60, p. 72 ; trad. fr. p. 82, trad. modifiée).

8 Nous avons vu précédemment qu’il importait, dans la lecture d’un texte sacré (et peut- être plus généralement de n’importe quel texte), de reconduire le texte à l’expérience originaire dont il provient – donc ici, comme le précisait le texte précédemment cité, « l’expérience religieuse fondamentale de Paul ». Une telle reconduction passe, bien entendu, par le texte lui-même. Or la parole paulinienne a ceci de particulier, qu’elle emploie des moyens « inadéquats » : ceux de la « doctrine rabbinique ». On sait en effet – et le texte même de l’épître aux Galates que Heidegger est alors en train d’expliquer le rappelle – qu’avant de se convertir, Paul était un ζηλωτής, un « zélateur » (Ga 1, 14) du judaïsme dont il provient. Or s’il s’est converti, le discours même de conversion garde la trace de cette provenance. C’est ainsi dans un langage ancien que Paul annonce

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l’expérience nouvelle, c’est-à-dire, plus précisément, la « bonne nouvelle » qu’est l’Évangile du Christ. La parole paulinienne est pour ainsi dire en retard sur ce qu’elle nomme. En ce sens, elle est « inadéquate ». Mais en quoi cette inadéquation, loin d’être ici un défaut, est-elle exemplairement introductrice à la phénoménologie de la religion ? On a vu que la phénoménologie doit « se libérer de la tentation de prélever certains concepts ». Or cette tentation n’est évidemment jamais aussi grande que là où le texte lui-même semble y inciter. Tel est le cas du texte paulinien qui, parce qu’il a recours à la « doctrine rabbinique », c’est-à-dire à une Lehre, à une « doctrine », donc à quelque chose qui a toute l’apparence d’un contenu « théorique », semble inciter à l’attitude, elle-même théorique, de repérage des concepts fondamentaux. Et cependant, la parole paulinienne n’est théorique qu’en apparence : elle ne fait, précise Heidegger, que « ressembler à une explicitation théorique ». En réalité, « les connexions théoriques sont maintenues à l’écart ». Pourquoi ? Parce que sous l’apparence d’un vocabulaire doctrinal, la parole paulinienne est « une explicitation originelle, tirée du sens de la vie religieuse elle-même ». Qu’en conclure ?

9 Que la parole paulinienne place le phénoménologue dans la situation typique d’une phénoménologie de la religion (et peut-être, comme nous le verrons, de la phénoménologie en général). C’est-à-dire dans la situation de devoir aller chercher le sens du phénomène religieux dans ce qui, constamment, menace de se constituer en doctrine théorique, de se solidifier et de se réifier en un ensemble de concepts vides. Car la parole paulinienne a cette ambivalence : d’apparence théorique, elle dit tout autre chose que du théorique.

3. Contenu dogmatique et proclamation

10 Le danger que comporte le texte paulinien, Heidegger le réfère encore à une autre dimension de ce texte – ou plus exactement à la même dimension, mais appréhendée sous un autre angle. Dans un passage capital, qui va du reste nous permettre de jeter une certaine lumière sur la relation que la phénoménologie de la religion peut entretenir avec l’exégèse, et par suite avec la théologie, Heidegger note en effet : L’épître aux Galates a un contenu « dogmatique ». En exégèse, c’est celui-ci qu’on voit tout d’abord. Mais on doit être au clair avec la manière dont il faut comprendre ce contenu comme un « savoir croyant ». Ce que dit Paul se caractérise par le fait que c’est maintenant qu’il le dit aux Thessaloniciens, ou encore aux Galates. Il ne faut pas se précipiter vers le contenu isolé. Il faut comprendre le prétendu contenu dogmatique des épîtres dans l’ensemble de la manière dont on obtient une communication du savoir chrétien. En l’abordant à l’état isolé, on s’égare (GA 60, p. 101-102 ; trad. fr. p. 113-114).

11 Heidegger commence par affirmer que « l’épître aux Galates a un contenu “dogmatique” ». Et en effet, on sait l’importance que saint Paul a eue dans la constitution de la dogmatique chrétienne. Insister sur cette propension de la parole paulinienne à se constituer en dogmatique, c’est remarquer à nouveau, mais sur un autre mode, l’apparence théorique que Heidegger avait déjà repérée dans la parole paulinienne. Ce n’est cependant, nous l’avons dit, qu’une apparence. C’est pourquoi Heidegger place ici le mot « dogmatique » entre guillemets – pour parler finalement, quelques lignes plus bas, d’un « prétendu contenu dogmatique ». Si ce « contenu dogmatique » n’est que « prétendu », c’est que, pour être saisi de la sorte, il faut qu’il ait été abordé « à l’état isolé » (isoliert). « Isoler » fait ici écho à l’expression du texte

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précédent : « prélever ». Ainsi, dans l’épître aux Galates, on obtiendra un contenu dogmatique par exemple en isolant les deux concepts de foi et de loi, et en établissant sur un mode formel la teneur de leur relation.

12 À cette attitude abstractive, Heidegger oppose un retour à un mystérieux « maintenant » – celui de la proclamation paulinienne. Heidegger prônerait-il une lecture contextuelle de Paul ? À vrai dire, l’enracinement de la proclamation paulinienne dans son propre « maintenant » n’est pas ici le fait du lecteur : il est bien plutôt le fait de la parole paulinienne elle-même. Cet enracinement est en effet, note Heidegger, ce qui « caractérise » la parole paulinienne elle-même (« Ce que dit Paul se caractérise par le fait que c’est maintenant qu’il le dit aux Thessaloniciens, ou encore aux Galates »). Mais comment une parole pourrait-elle « se caractériser » par son propre « maintenant » ? En étant une parole dont le caractère doctrinal ou théorique n’est qu’un moyen inadéquat pour saisir tout autre chose qu’une doctrine ou une théorie : à savoir le « maintenant » de la proclamation. C’est de la richesse de ce « maintenant » que le « prétendu contenu dogmatique » est abstrait. Heidegger, sans limiter l’exégèse à cette attitude abstractive, note toutefois qu’« en exégèse, c’est celui-ci [i.e. le prétendu contenu dogmatique] qu’on voit tout d’abord ». Si donc l’exégèse n’a pas intrinsèquement et par définition vocation à se cantonner au « prétendu contenu dogmatique », elle est toutefois grandement exposée à ce risque, puisque c’est un tel contenu qui s’impose « tout d’abord » à elle.

4. Abstraction et explicitation

13 Deux attitudes semblent alors se dessiner, dont la parole paulinienne, par son ambivalence, pousse à préciser les contours : d’une part, l’attitude abstractive qui, sans être celle de l’exégèse, guette constamment celle-ci ; d’autre part, une attitude que Heidegger qualifie d’un terme qui, plus tard, viendra souvent se substituer au mot Auslegung, « explicitation », qui caractérise la méthode herméneutique : il s’agit du mot Explikation, qui signifie donc moins « explication » que, comme le note judicieusement J. Greish dans sa traduction, « explicitation ». Voici le passage qui exprime sans doute le plus clairement l’opposition de l’abstraction et de l’explicitation : Ce qui est abstrait est soumis à une considération ultérieure, sans que soit pris en considération ce dont il est abstrait ; le fundamentum de l’abstraction nous est indifférent. L’abstraction en tant que telle, le passage du fundamentum abstractionis à l’acte d’abstraire n’est pas expérimenté en même temps. Il en va autrement de l’explicitation (Explikation) : si, au cours de l’explicitation, certains moments déterminés sont explicités (expliziert), les moments de sens sur lesquels l’explicitation ne s’oriente pas ne sont pas simplement mis de côté ; au contraire, le « comment » de leur pénétration dans la direction de sens explicitée à ce moment précis, ou bien dans l’explicitation, voilà ce qui est justement codéterminé par l’explicitation elle-même (GA 60, p. 86 ; trad. fr. p. 97).

14 Il faut renoncer ici à suivre le fil de la référence, à peine voilée, à la doctrine husserlienne de l’abstraction, développée notamment dans la deuxième Recherche logique. Concentrons-nous plutôt sur les conclusions qu’elle permet à Heidegger de tirer. Lorsque j’abstrais un concept général d’un individu (par exemple le concept de rouge de ce canapé rouge), le concept que j’abstrais (ici : le rouge) est parfaitement « indifférent » au « fundamentum de l’abstraction » (c’est-à-dire, dans notre exemple, au canapé rouge). Peu importe que je me fonde sur un canapé, une pomme ou une tulipe

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pour en abstraire le concept général de rouge. Car en tant que concept général, le concept de rouge n’appartient à aucun individu en particulier.

15 Tel est le procédé de lecture contre lequel Heidegger met en garde ses auditeurs depuis le début : abstraire du texte paulinien les concepts de foi, de justice ou de chair comme on abstrait le concept de rouge d’un canapé, d’une pomme ou d’une tulipe. Donc comme si ces concepts étaient détachables de leur « fundamentum ». Mais ce « fundamentum », justement, quel est-il ? Le texte de Paul ? Plutôt l’expérience religieuse fondamentale dont la parole paulinienne provient. Cette parole doit être reconduite à cette expérience. Non pas, là encore, parce qu’une bonne méthode de lecture l’exige. Mais parce que la parole paulinienne elle-même le nécessite, en tant que parole qui n’a de doctrinal et de théorique que l’apparence – puisque doctrine et théorie ne sont pour elle qu’un moyen de dire, en termes anciens, donc inadéquats, une expérience nouvelle.

16 À la tentation de l’abstraction, Heidegger oppose la méthode de l’explicitation. Opérer une abstraction, c’est laisser de côté les « moments de sens » avec lesquels coexiste le concept que l’on abstrait. Par exemple, pour abstraire le concept de rouge d’un canapé rouge, je vais laisser de côté la forme du canapé, sa fonction, etc. – toutes choses qui n’ont strictement rien à voir avec le concept général de rouge. En revanche, lorsque j’explicite, « les moments sur lesquels l’explicitation ne s’oriente pas ne sont pas simplement mis de côté ». Ainsi, ce ne sera pas parce que j’explique le mot « foi » que le « caractère épistolaire » (GA 60, p. 81 ; trad. fr. p. 91) des écrits de Paul sera perdu de vue. Au contraire, le moment de sens « foi » sera compris à la lumière de ce caractère épistolaire (donc à la lumière de sa proclamation à une communauté de croyants, etc.). C’est au fond ce à quoi Heidegger veut inviter ses auditeurs en les enjoignant d’« envisag[er] la situation comme si nous écrivions l’épître ensemble avec Paul » (GA 60, p. 87 ; trad. fr. p. 99).

5. Lecture et indication formelle

17 Le mode de lecture qu’appelle la parole paulinienne trouverait ainsi sa traduction phénoménologique dans un concept de méthode que développe la première partie du cours de 1920-1921 : le concept d’indication formelle6. À l’époque où le cours fut prononcé, les auditeurs de Heidegger étaient allés se plaindre au doyen de l’université de ce que, s’étant inscrits à un cours de philosophie de la religion, ils n’y entendaient parler que de méthode phénoménologique7. C’est en réponse à cette plainte que Heidegger décida, non sans irritation, de se concentrer sur l’étude des épîtres pauliniennes, étude qu’il introduisit dans les termes suivants : La philosophie, telle que je la conçois, se trouve prise dans une difficulté. L’auditeur d’autres cours est rassuré d’emblée : dans un cours d’histoire de l’art, il peut contempler des images, dans d’autres il rentre dans ses frais en passant un examen. En philosophie, il en va autrement, et je n’y peux rien, car ce n’est pas moi qui ai inventé la philosophie. Je voudrais pourtant me sauver de cette calamité, et c’est pourquoi j’interromprai ces considérations si abstraites pour vous faire, à partir de la prochaine heure, un cours d’histoire. Je partirai d’un phénomène concret déterminé, sans m’attarder davantage à des considérations d’approche et de méthode, mais, en ce qui me concerne, en présupposant que, du début jusqu’à la fin, vous comprendrez de travers l’ensemble de mes réflexions (GA 60, p. 65 ; trad.fr. p. 75, trad. modifiée).

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18 Au-delà de l’opposition des « considérations abstraites » et du « phénomène concret déterminé », de la « philosophie » et de l’« histoire », les épîtres pauliniennes ont la vertu phénoménologiquement insigne d’inviter leur lecteur à saisir la parole sur le mode d’une indication formelle. Disons en effet très sommairement que l’indication formelle consiste à n’avoir recours à des concepts, ou formes (dans le cas de Paul : la « doctrine rabbinique ») que pour indiquer quelque chose qui n’est pas de l’ordre conceptuel (pour Paul, le « maintenant » de la proclamation) et que l’explicitation ne peut dès lors atteindre qu’en dénonçant son propre caractère conceptuel (ce dont se charge Heidegger lecteur de Paul). Dans les termes que Heidegger a adoptés dans sa lecture des épîtres, un concept isolé, dès le moment où il indique la totalité de sens dont il provient, cesse d’être un concept isolé. Ces termes vaudraient au fond pour tout concept phénoménologique. * **

19 Au terme de notre étude, la signification d’une phénoménologie de la religion commence à se dessiner. On a vu un peu plus haut que l’exégèse, si elle ne se définissait évidemment pas par la tentation d’« isoler » des concepts, était « avant tout » confrontée à cette tentation. Pourquoi ? Parce que c’est d’un tel isolement que peut procéder l’énoncé d’un contenu dogmatique. La phénoménologie de la religion se définit ainsi comme un retour à la totalité de sens dont proviennent les concepts décharnés de la dogmatique. Elle est, si l’on veut, l’herméneutique que toute exégèse doit garder auprès de soi pour ne pas dégénérer en l’énoncé d’un simple « catalogue de concepts ». Dès lors, la théologie se tient dans l’alternative que constituent la phénoménologie de la religion et la dogmatique : Le savoir relatif au propre être-devenu est le point de départ et l’origine de la théologie (GA 60, p. 96 ; trad. fr. p. 107).

20 « Être-devenu » est ici l’expression formelle de ce que Heidegger avait par ailleurs nommé « expérience religieuse fondamentale ». On dirait plus couramment : la conversion. La théologie doit assumer son enracinement dans cette expérience fondamentale. Et la phénoménologie de la religion a à charge de la rappeler à cet enracinement, c’est-à-dire à la totalité de sens dont proviennent les concepts théologiques.

21 La parole paulinienne a alors ceci d’exemplaire, pour la phénoménologie de la religion, qu’elle se situe pour ainsi dire dans l’entre-deux : exprimée à partir de la « doctrine rabbinique », elle dit tout autre chose qu’une doctrine. Elle est ainsi paradigmatique de ce que la phénoménologie de la religion se doit d’accomplir : une reconduction du théorique à l’« être-devenu » qui, lui, n’est rien de théorique.

NOTES

1. Einleitung in die Phänomenologie der Religion, in Phänomenologie des religiosen Lebens, Gesamtausgabe, Band 60, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1995 (désormais noté GA 60), p. 1-156. Trad.

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fr. Introduction à la phénoménologie de la religion, in Phénoménologie de la vie religieuse, Paris, Gallimard, 2011, p. 11-174. 2. Pour un traitement approfondi de cette question, on se reportera à l’ouvrage classique de P. Capelle, Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, Paris, Cerf, 2001. 3. O. Pöggeler, Der Denkweg Martin Heideggers, Pfüllingen, G. Neske, 1963 (trad. fr. M. Simon, La pensée de Martin Heidegger. Un cheminement vers l’être, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 47-59). 4. S.-J. Arrien, « Foi et indication formelle. Heidegger, lecteur de saint Paul », in S.-J. Arrien et S. Camilleri (dir.), Le jeune Heidegger (1909-1926), Paris, Vrin, 2011, p. 155-172. 5. C’est à ce problème de la totalité que se confrontera également Être et Temps, traité dans lequel Heidegger tentera de saisir la structure unitaire de l’être-au-monde sur un mode analytique, c’est-à-dire sur un mode qui, sous le titre d’« analytique existentiale », en dissocie les trois moments structuraux (« monde », « soi » et « être-à ») tout en en préservant l’unicité structurale. Sur ce point, qu’il nous soit permis de renvoyer à notre ouvrage Heidegger et l’indétermination d’Être et Temps, Paris, Hermann (coll. « Le Bel Aujourd’hui »), 2014. 6. Sur ce concept méthodologique fondamental dans la pensée du jeune Heidegger, on pourra se reporter à S.-J. Arien, art. cit., qui s’attache particulièrement à montrer la relation entre l’indication formelle et la lecture heideggérienne de saint Paul, ainsi qu’à notre étude « Heidegger, de l’indication formelle à l’existence » (Bulletin d’Analyse Phénoménologique, IX, 5, p. 1-96), qui insiste davantage sur la relation Husserl-Heidegger. 7. Sur ce point, on pourra consulter la postface de l’éditeur allemand (GA 60, p. 339-340 ; trad. fr., p. 385), ainsi que le récit que fait T. Kisiel de cet épisode dans son article « L’indication formelle de la facticité : sa genèse et sa transformation », in J.-F. Courtine (dir.), Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996, p. 210-211.

RÉSUMÉS

Pour introduire ses étudiants à la phénoménologie de la religion, le jeune Heidegger décide d’expliquer trois épîtres de saint Paul. En quoi l’explication de la parole paulinienne peut-elle assumer cette fonction introductrice ? Aux yeux de Heidegger, la parole de saint Paul est une parole de l’entre-deux : empruntant son vocabulaire à la doctrine ancienne, elle tente de dire l’expérience nouvelle. Comment atteindre l’expérience au travers d’une doctrine et, par suite, le nouveau au travers de l’ancien ? Comment la parole peut-elle rattraper son retard sur ce qu’elle nomme ? Telles sont les questions phénoménologiquement exemplaires qui se posent à celui qui tente d’expliquer la parole paulinienne, et qui, en y répondant, s’initie à la phénoménologie de la religion.

In order to introduce his students to the phenomenology of Religion, young Heidegger decides to expound on three epistles of Saint Paul. How can the analysis of the Paulinian discourse assume this introductory function? In the eyes of Heidegger, Saint Paul’s discourse is an in-between discourse: borrowing its vocabulary to an old doctrine, it tries to speak of a new experience. How to attain experience through doctrine, and consequently, the new through the old? How can discourse amend its own delay towards what it names? These are the exemplary phenomenological questions that are being asked to anyone trying to explain the Paulinian discourse, and who, by answering these questions, is being initiated to the Phenomenology of Religion.

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Para introducir a sus estudiantes a la fenomenología de la religión, el joven Heidegger decide explicar tres epístolas de San Pablo. ¿En qué sentido la explicación de la palabra paulina puede asumir esta función introductoria? A los ojos de Heidegger, la palabra de San Pablo es una palabra del entre-dos: tomando su vocabulario de la doctrina antigua, trata de decir la experiencia nueva. ¿Cómo llegar a la experiencia a través de una doctrina y, luego, lo nuevo a través de lo viejo? ¿De qué maneras la palabra puede recuperar su atraso sobre aquello que nombra? Estas son las preguntas fenomenológicamente ejemplares que se plantean a quien trata de explicar la palabra paulina y que, en la búsqueda de respuestas, se inicia en la fenomenología de la religión.

INDEX

Palabras claves : Heidegger, San Pablo, método fenomenológico, exégesis, dogmática, explicitación, indicación formal Keywords : Heidegger, Saint Paul, phenomenological method, exegesis, dogma, elicitation, formal indication Mots-clés : Heidegger, saint Paul, méthode phénoménologique, exégèse, dogmatique, explicitation, indication formelle

AUTEUR

LAURENT VILLEVIEILLE

Archives Husserl de Paris, [email protected]

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Correspondance Heidegger – Bultmann

Claudia Serban et Laurent Villevieille

Marbourg, le 29 décembre 19272 [43] Cher ami ! Puisque Wünsch3 doit écrire un article « Heidegger »4 pour le Dictionnaire RGG5 et m’a heureusement demandé conseil, [46] je vous prie de me faire part le plus vite possible de ce que, de votre parcours (aus Ihrer Vita), vous souhaitez voir figurer dans cet article (que vous ne pouvez pas et n’avez pas besoin d’esquiver). Pas seulement les dates, mais aussi ce qui concerne votre rapport à Husserl et les motifs de votre philosophie, qui s’enracinent dans la pensée de Luther, de Kierkegaard et de Dilthey comme d’autre part dans celle d’Aristote, d’Augustin et dans la scolastique. Peut-être préféreriez-vous qu’il ne soit pas question du rapport à la théologie davantage que dans une phrase, [pour dire] que vous assumez les motifs de la tradition théologique en raison de son rapport à la philosophie médiévale ? – L’article devra faire 15 lignes. [...] [47] Je vous souhaite une bonne année, avec les meilleures salutations cordiales de ma maison à la vôtre ! Votre Rudolf Bultmann 16. Martin Heidegger à Rudolf Bultmann Le chalet, 31 décembre 19276 Cher ami ! Je vous remercie vivement pour votre carte. Je trouve l’article « H. » assez comique alors que je commence en ce moment à faire mes premiers pas. [48] La chose ne se laisse pas exposer autrement que par une énumération de motifs à partir desquels on est pour ainsi dire recomposé. Sur le fond, la seule chose à dire est le fait que mon travail vise à une radicalisation de l’ontologie antique et en même temps à une reconstruction (Ausbau) universelle de cette même ontologie en rapport avec la région de l’histoire. Le fondement de cette problématique est constitué par le fait de partir du « sujet » compris correctement comme « existence (Dasein) humaine », de sorte qu’avec la radicalisation de ce point de départ les motifs authentiques de l’idéalisme allemand retrouvent leur légitimité (zu ihrem Recht kommen). Augustin, Luther, Kierkegaard sont essentiels d’un point de vue philosophique pour la formation d’une compréhension radicale de l’existence (Dasein), Dilthey pour l’interprétation du « monde historique ». Aristote – la scolastique pour la formulation rigoureuse de certains problèmes ontologiques. Tout cela selon une

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méthode (in einer Methodik) et au fil conducteur de l’idée d’une philosophie scientifique, telle que Husserl l’a fondée. Les recherches logiques et épistémologiques (wissenschaftstheoretischen) de Heinrich Rickert7 et Emil Lask8 ont elles aussi exercé leur influence.9 Mon travail n’a ni des intentions relatives à une vision du monde (weltanschaulich), ni des intentions théologiques. Mais il recèle bien, pourtant, des intentions et des éléments ayant trait à une fondation ontologique de la théologie chrétienne comme science. Tout cela vous donnera une idée de la manière dont je conçois cet article. En aucun cas il ne doit s’agir d’une simple énumération de noms et de directions, que chacun comprendrait à chaque fois à sa façon. [...] [49] Avec les meilleures salutations cordiales de ma maison à la vôtre Votre Martin Heidegger L’article de Bultmann sur Martin Heidegger dans le RGG (1928) [271] La réédition de l’article suit la version du [272] 2RGG (Rudolf Bultmann, Art. « Heidegger », 2RGG 2, p. 1687 sq.). Les renvois présents dans cette version n’ont toutefois pas été pris en considération. Heidegger, Martin, philosophe, né en 1889 à Messkirch (Bade), nommé professeur ordinaire à Marbourg en 192210 et à partir de 1928 à Fribourg. Son travail s’accomplit à l’intérieur de l’école phénoménologique et reprend les problèmes de l’ontologie antique pour les radicaliser et pour projeter une ontologie universelle qui embrasse aussi la région de l’histoire. Le fondement de cette problématique est constitué par le fait de partir du « sujet » compris correctement comme « existence (Dasein) humaine », de sorte qu’avec la radicalisation de ce point de départ les motifs authentiques de l’idéalisme allemand retrouvent leur légitimité. Pour l’élaboration de la compréhension de l’existence, Augustin, Luther et Kierkegaard ont laissé leur empreinte sur H. ; et pour l’interprétation de l’histoire, Dilthey ; Aristote et la scolastique ont été déterminants pour la formulation rigoureuse de certains problèmes ontologiques. La recherche de H. s’accomplit selon une méthode et au fil conducteur de l’idée d’une philosophie scientifique, telle que Husserl l’a fondée ; les recherches logiques et épistémologiques de Heinrich Rickert et Emil Lask ont elles aussi exercé leur influence. Le travail de Heidegger n’a d’intentions ni théologiques ni relatives à une vision du monde ; mais il recèle bien, pourtant, des éléments féconds pour une fondation ontologique de la théologie comme science. Ouvrages principaux : La doctrine des catégories et de la signification chez Duns Scot, 1916 ; Être et temps I, 1927.

NOTES

2. Carte manuscrite, recto-verso. Le lieu et la date à droite. Comme expéditeur est désigné : Bultmann/Marbourg sur la Lahn/1, rue Friedrich. Comme destinataire : Monsieur le Professeur Dr. Heidegger/Todtnauberg-Rütte/Forêt noire de Bade. 3. Georg Wünsch (29/4/1887 - 22/11/1964), théologien évangélique et publiciste, vicaire et pasteur à Messkirch (ville natale de Heidegger) de 1916-1922, habilité en 1922 à Marbourg en théologie systématique, professeur extraordinaire à Marbourg à partir de 1927, professeur ordinaire de théologie systématique et éthique sociale à partir de 1931. En 1945 son service est temporairement suspendu, il reprend son activité d’enseignement en 1950, jusqu’à son éméritat en 1955.

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4. Finalement, l’article du 2RGG sur Heidegger n’a pas été écrit par Georg Wünsch, mais par Rudolf Bultmann. 5. Il s’agit de la deuxième édition du dictionnaire « La religion dans l’histoire et dans le présent. Dictionnaire de théologie et science de la religion » (2RGG), qui parut de 1927 à 1932 en cinq volumes et un volume d’index (voir à ce sujet Georg Siebeck, « La religion dans l’histoire et dans le présent », RGG 7, p. 304 sq.) 6. Lettre manuscrite, 1 page. Le lieu et la date à droite. 7. Heinrich Rickert (25/5/1863 - 20/7/1936), philosophe, professeur à Fribourg à partir 1894 et à Heidelberg à partir de 1916. Avec Wilhelm Windelband, Rickert a été le fondateur de l’école néokantienne du sud-ouest de l’Allemagne. Au sujet du rapport entre Rickert et Heidegger, voir aussi Martin Heidegger – Heinrich Rickert, Correspondance de 1912 à 1933 et autres documents, éd. par Alfred Denker, Francfort-sur-le-Main, 2002. 8. Emil Lask (25/9/1875 - 26/5/1915), philosophe, élève de Rickert, professeur à Heidelberg à partir de 1910. 9. Cette dernière phrase a été ajoutée sur la verticale à droite du texte. 10. Heidegger a été appelé à Marbourg en 1923 (Bultmann se trompe en écrivant 1922) comme professeur ordinaire ad personam et a été professeur ordinaire à partir de 1927 (remarque de l’éditeur).

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Varia

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L’Ahmadiyya en France Une minorité musulmane en quête de reconnaissance The Aḥmadiyya in France: a Muslim Minority in Search for Acknowledgment La Aḥmadiyya en Francia: una minoría musulmana en busca de reconocimiento

Romain Sèze

1 L’Ahmadiyya est une « communauté1 » musulmane dont le remarquable dynamisme, certes cohérent dans un contexte de « retour du religieux », peut néanmoins laisser interrogateur tant la « minorisation » dont elle fait l’objet pourrait l’inciter au repli, sinon à la discrétion. En effet, si l’Ahmadiyya constitue une minorité, ce n’est pas seulement parce qu’elle est issue d’une initiative réformiste qui ne date que du XIXe siècle (critère historique), parce qu’elle ne regroupe qu’un nombre restreint de musulmans (critère démographique), ou parce que l’ourdou est la langue maternelle de son messie fondateur tandis que l’arabe est celle des sources scripturaires de l’islam (critère linguistique). Toutes ces caractéristiques ne sont finalement qu’accidentelles, à l’inverse des structures de pouvoir qui entretiennent cette condition (T. Asad, 2003), et qui se manifestent à deux niveaux : d’une part à l’intérieur de la oumma (communauté musulmane) dont les ahmadîs ont été bannis par plusieurs instances officielles (à la différence d’autres minorités musulmanes également présentes en France), et d’autre part au sein de la société française dans laquelle ils peuvent librement définir leur identité religieuse mais rejoignent cela la minorité musulmane (Ibid.).

2 Devenue une « minorité dans la minorité2 » (Peter Van Der Veer) suscitant des réactions de rejet allant du simple mépris des coreligionnaires aux profanations de la part de jeunes gens se réclamant de groupes identitaires, rien ne semble encourager les ahmadîs à gagner en visibilité. Et pourtant, ils se sont implantés récemment en France et ils s’investissent dans la création de mosquées, organisent des rencontres interreligieuses, sont actifs dans les médias, créent des sites Internet, et ils s’efforcent d’être entendus aussi bien des responsables politiques que de la société civile. Qu’est-ce qui anime un tel dynamisme dans ce contexte apparemment si peu propice à la réalisation du projet missionnaire qui anime la communauté depuis ses origines, d’autant plus que les entreprises humanitaires qui sont l’un des leviers traditionnels de son prosélytisme restent en l’occurrence relativement peu opérantes ? Il semblerait

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que cet environnement offre aussi des ressources inattendues que les ahmadîs exploitent dans une recherche de reconnaissance qui accompagne la diffusion de leur message : l’opportunité d’incarner une forme d’islam acceptable dans l’espace public, d’institutionnaliser leur présence sur le territoire de la République française, et d’être reconnu comme sujet musulman à part entière.

3 Cette hypothèse sera développée en deux temps. Les caractéristiques contemporaines de l’Ahmadiyya étant indissociables de son histoire et celle-ci demeurant relativement peu connue (A. Lathan, 2008), l’objet de la première partie sera de présenter cette minorité : plus précisément sa constitution en une organisation communautaire réformiste et missionnaire à la fin du XIXe siècle au Pendjab (région indo-pakistanaise), jusqu’à son implantation en France dans la seconde moitié du XXe siècle. Les activités dans lesquelles les ahmadîs s’investissent seront examinées dans la seconde partie : plus particulièrement la présentation faite de la communauté par ses leaders en public3, la recherche de reconnaissance dont celle-ci procède et qui participe en retour d’un processus d’accommodement du projet missionnaire ahmadî au contexte français.

Du Pendjab à la France

Naissance d’un réformisme musulman « dissident »

4 L’Ahmadiyya est un mouvement fondé à la fin du XIXe siècle au Pendjab. Dans ce contexte marqué par le foisonnement des réformismes musulmans (les Ahl al – Ḥadīth fondés en 1864 ; les Déobandis en 1867), un homme originaire d’un milieu sunnite soufi, Mîrzâ4 Ghulâm Ahmad (1835, Qadian – 1908, Lahore), déclare en 1889 qu’Allah lui a confié de restaurer l’islam dans sa pureté. Il se présente de ce fait en rénovateur (mujaddid). En 1891, il s’autoproclame messie (masīḥ), guide (mahdī), puis réincarnation (burūz) du prophète Mohammed (W. Cantwell Smith, 1996). Il aurait ainsi réalisé la prophétie du retour de Jésus : événement qui aurait été prédit par Mohammed, et attendu par plusieurs religions. Les ahmadîs ont en effet développé un récit qui leur est propre, à la fois éloigné des Évangiles et du Coran : soigné après sa crucifixion, Jésus est venu finir sa vie au Cachemire, où son corps reposerait dans un tombeau nommé Rawdạ Bal. La réincarnation spirituelle a donc été accomplie par Mîrzâ Ghulâm Ahmad. Plus tard, en 1904, Mîrzâ Ghulâm Ahmad prétendit également être un avatar de Krishna. Il s’adresse donc aux musulmans en tant que continuateur de l’œuvre de Mohammed, aux chrétiens en tant qu’incarnation de Jésus, aux hindous en tant qu’avatar de Krishna, et il entend contrer leurs prosélytismes respectifs (celui de l’Arya Samaj notamment). Mais Mîrzâ Ghulâm Ahmad favorise pour ce faire une lecture métaphorique du jihād : il appelle ses fidèles à renoncer à la guerre sainte et substitue à cette logique médiévale d’extension territoriale un prosélytisme pacifiste (Y. Friedmann, 2003).

5 Ce qui ne va pas sans susciter de vives polémiques, en particulier avec les musulmans (et après la fondation du Pakistan, avec le Jamā‘at Islāmī et le Majlis Aḥrār al-Islām plus particulièrement, A. Lathan, 2008 : 385-391). L’Ahmadiyya introduit en effet une rupture avec l’eschatologie de l’islam majoritaire pour laquelle Jésus n’a pas eu à subir la crucifixion mais a été élevé au ciel, et en redescendra peu avant la fin du monde (en tant que mahdī et non en tant que prophète). Dans l’islam sunnite et chiite, que Mohammed soit le « sceau » de la prophétie ne signifie pas seulement qu’il est le plus parfait des prophètes (élément du dogme sur lequel les ahmadîs sont d’accord), mais

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aussi que nul autre prophète ne peut lui succéder, de quelque façon que ce soit. Or, les ahmadîs considèrent Mîrzâ Ghulâm Ahmad comme le messie du prophète, en utilisant les mêmes termes arabes de rasūl (messager) et nabī (prophète) qui sont dans l’islam réservés à Mohammed (à la différence des ismaéliens ou d’autres minorités musulmanes du Pakistan). Le messie des ahmadîs est de ce fait perçu comme un apostat par l’islam majoritaire, et toute conversion à l’Ahmadiyya relève alors du blasphème. Cette exclusion de la oumma est officialisée dans les années 1970. En 1973, l’Organisation saoudienne de la Conférence Islamique déclare les ahmadîs non musulmans et leur interdit le pèlerinage à La Mecque (qui constitue l’un des cinq piliers de l’islam). En 1974, la constitution du Pakistan déclare non musulmans tous ceux qui ne croient pas que Mohammed soit le dernier des prophètes5. Dans 40 % des cas, les lois anti-blasphème revigorées par Zia-ul-Haq en 19846 concernent des ahmadîs, interdits de revendiquer l’identité musulmane sous peine de trois ans de prison doublés d’une amende7. Ils sont également interdits de prosélytisme et d’édifier des lieux de culte. Ce qui entraîne des vagues de discriminations et de persécutions dans divers pays (Inde, Afrique du Sud...), plus particulièrement dans ceux où l’islam est la religion majoritaire (Arabie Saoudite, Bangladesh, Égypte, Indonésie...), et d’abord au Pakistan où les ahmadîs résident en plus grand nombre (A. M. Khan, 2003).

Une organisation pyramidale et communautaire

6 Cette configuration minoritaire va de pair avec un mode d’organisation communautaire à vocation missionnaire (deux éléments qui font de l’Ahmadiyya un groupe religieux assez comparable à l’évangélisme protestant). Lorsqu’il reçoit ses révélations, Mîrzâ Ghulâm Ahmad réunit un groupe d’initiés et il fonde sa communauté : la Jamā‘ati Aḥmadiyya (en anglais : Ahmadiyya Movement in Islam). À sa mort, ses fidèles élisent un calife (khalīfa) mais un différend survient. Pour certains, Mîrzâ Ghulâm Ahmad n’est pas le prophète annoncé (il ne l’aurait d’ailleurs jamais revendiqué) mais seulement un rénovateur/mujaddid (M. Gaborieau, 1994 : 551-555). Ces divergences quant à la finalité de la prophétie recouvrent également un aspect politique : ces dissidents prennent part à l’anti-impérialisme naissant de l’islam indien tandis que le premier groupe reste fidèle à l’islam majoritaire. De cette scission émerge le Lahore Ahmadiyya Movement (Aḥmadiyya Anjuman Ishā‘at-i-Islām, Lāharw), dirigé depuis son origine, en 1914, par Mawlânâ Mohammed Alî, jusqu’à sa mort, en 1951. Ce mouvement s’est lui aussi internationalisé (missions à Londres, Berlin et en Indonésie notamment), mais il reste très minoritaire et on n’en trouve que peu de traces en France (existence d’un site Internet francophone8, mais sans activité notable).

7 Les ahmadîs (Jamā‘ati Aḥmadiyya) qui poursuivent l’œuvre de leur messie (et qui étaient à ce titre parfois qualifiés de « qādiānīs », voire de « mīrzā’ī ») créent rapidement une organisation centralisée, qui était initialement installée à Qadian en Inde, qui s’est déplacée à Rabwah au Pakistan suite à la partition indo-pakistanaise (1947), et qui, après que l’Ahmadiyya fut officiellement réprimée au Pakistan (à partir de 1984), s’est exilée à Londres. C’est donc en Europe que siège depuis 2003 le cinquième successeur de Mîrzâ Ghulâm Ahmad : Mîrzâ Masrûr Ahmad9. Son califat n’implique nullement l’exercice de pouvoirs politiques territorialisés. Sa responsabilité est avant tout d’ordre spirituel (entretenir et diffuser le message du messie fondateur). À lui seul est dévolue la prérogative de définir la position de la communauté, et les fidèles sont supposés observer à l’unisson ses préceptes (à l’occasion de sa profession de foi, le futur ahmadî

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doit par ailleurs déclarer : « Je considère Mohammed comme le sceau des prophètes, et je crois également en tout ce qu’a affirmé le prophète Ahmad de Qadian »). L’autorité du calife est déléguée à un Conseil consultatif (majlis ash-shūrā) composé de chacun des ambassadeurs (amīr) qui le représentent à la tête de chaque pays (il leur transmet ses directives à l’occasion de leur rassemblement annuel), puis à des missionnaires nommés à la tête de chaque mosquée. Cette structure pyramidale dominée par un calife révéré encadre une vie communautaire dont la cohésion est encore renforcée par le fait que chaque fidèle doive se référer à l’enseignement de Mîrzâ Ghulâm Ahmad (synthétisé dans La philosophie des enseignements de l’islam, 2007) et de ses successeurs, par la réalisation de diverses activités collectives (réunions mensuelles, fêtes annuelles, activités par classes d’âge, aide aux démunis, manifestations sportives, etc.), par le fait que les fidèles sont également tenus reverser un denier mensuel (un seizième de ses revenus), et que la communauté s’efforce de faire respecter une justice intérieure dans la mesure du possible.

Une communauté prosélyte implantée en France

8 Ce mode d’organisation est mis au service d’un projet missionnaire qui anime l’Ahmadiyya depuis ses origines. Le « missionnaire » en constitue un rouage déterminant. Les membres qui en font le choix peuvent se consacrer pleinement à la prédication (tablīgh), après une formation de six années à la Jamī‘ah Aḥmadiyya (Royaume-Uni), sanctionnée par un diplôme (le Shahid Degree). Il est attendu du missionnaire qu’il administre le culte, mais aussi qu’il s’investisse dans la promotion du message ahmadî dans sa région d’accueil (en ce sens, son rôle est assez proche de celui des imams et recteurs de mosquées). Outre l’implantation de missions, et des activités humanitaires (créations d’hôpitaux, d’écoles, etc.) pour lesquelles l’ONG Humanity First a été créée en 1995, le prosélytisme ahmadî compte encore sur des moyens considérables : une maison d’édition (Islam International Publications LTD), une chaîne de télévision (Muslim Television Ahmadiyya) diffusée en plusieurs langues, et divers sites Internet. Le mouvement, qui avait déjà connu certains succès auprès des hindous de basse caste à son apparition (M. Boivin, interrogé par J. Vallet, 2014), revendique aujourd’hui 200 millions de fidèles dans plus de 200 pays (H. M. M. Ahmad, 2013), en réalité beaucoup moins (peut-être dix fois moins) selon Michel Boivin (Ibid.). Quoi qu’il en soit, il très difficile d’en fournir une estimation, notamment parce que les ahmadîs ne divulguent pas toujours publiquement leur identité pour se préserver d’éventuelles réactions hostiles. En Europe, les deux plus importantes communautés se situent au Royaume-Uni (300 000 membres selon l’organisation) et en Allemagne (40 000 membres selon l’organisation).

9 En France, la Jamā‘ati Aḥmadiyya revendique 1 800 membres 10. Il existe cependant peu d’informations sur l’histoire de cette présence, qu’il reste difficile de retracer de façon précise et rigoureuse. Hadrat Mîrzâ Bashîr al-Dîn Mahmûd Ahmad (deuxième calife après Mîrzâ Ghulâm Ahmad) a effectué une visite officielle de la Grande mosquée de Paris, peu avant son inauguration, en 192411. Le site islam-ahmadiyya.org (consulté en mai 2014) affirme que les premiers ahmadîs se seraient établis dans les années 1940, et un responsable de la communauté a affirmé qu’un missionnaire se serait installé en 1946, pour ne rester que 5 ans. Ces éléments laissent penser que la présence ahmadîe en France ne fut guère significative jusque récemment. Celle-ci s’est vraisemblablement renforcée à mesure que les persécutions se sont durcies au Pakistan. Des témoignages

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recueillis auprès de plusieurs ahmadîs (avril, mai et octobre 2014) confortent l’hypothèse d’une implantation déjà significative dans les années 1980, et le magazine (no 3, oct.-déc. 2013) diffusé par l’Association musulmane Ahmadiyya de France (AMAF)12 indique que la communauté ahmadîe est présente en France depuis 198513.

10 En France, les ahmadîs sont répartis dans plusieurs villes, notamment à Caen (Calvados), Épernay (Marne), en région parisienne, à Strasbourg (Bas-Rhin), Valenciennes (Nord), dans plusieurs villes du sud-est, et à Saint-Prix (Val-d’Oise) où ils ont inauguré leur première mosquée en 2008 (d’une capacité d’accueil d’approximativement 300 à 400 places), qui est aussi le siège de l’AMAF, présidée par l’ amīr, Ashfak Rabbani (vice-président : Aslam Doobory ; secrétaire : Ata-Ul Haq Kponou). L’AMAF vient d’acquérir un terrain à Trie-Château (Oise) et prévoit de l’utiliser pour des rencontres sportives (le terrain de Saint-Prix ne permet pas d’accueillir certaines manifestations de la communauté). Elle espère obtenir sous peu l’attribution du permis de construire une mosquée à Strasbourg14. Elle détient un local à Épernay depuis 1984 où elle projette d’édifier une mosquée, et un centre à Cayenne en Guyane, qui est le premier d’outre-mer. Un projet serait par ailleurs à l’étude à Monaco.

Un accommodement du projet missionnaire au contexte français ?

11 L’implantation durable de l’Ahmadiyya en France va de pair avec des stratégies de présentation de soi et un processus de recomposition identitaire qui se nourrissent de cette double expérience de la condition minoritaire : les ahmadîs s’efforcent d’incarner une forme acceptable d’islam dans l’espace public, dans une quête de reconnaissance qui participe d’un accommodement de leur projet missionnaire au contexte français.

Éléments d’une recomposition identitaire

12 L’analyse s’est donc portée sur les supports de communication francophones de l’Ahmadiyya afin de dégager les caractéristiques de l’identité que ses leaders promeuvent dans l’espace public, sachant que cette identité relève toujours d’un processus de réinvention tributaire de ce qu’encouragent ou non les contextes locaux et les cultures dominantes (O. Roy, 2008). En l’occurrence, ces supports sont :

13 Un discours de Hadrat Mîrzâ Tâhir Ahmad, prononcé en 1985 à Cambera (Australie), récemment traduit et publié en français, sous le titre Quelques traits distinctifs de l’islam (2008).

14 L’ouvrage Problèmes des temps modernes : Les solutions de l’islam (1998) 15 dans lequel Hadrat Mîrzâ Tâhir Ahmad défend le bienfondé et les bienfaits du message ahmadî, sur fond de critique du modèle social, culturel et économique occidental.

15 La crise mondiale et le chemin vers la paix (2013)16 qui est une compilation des discours du dernier calife, Hadrat Mîrzâ Masrûr Ahmad, qui ont été récemment traduits à destination d’un public francophone et exposent synthétiquement le message du mouvement.

16 La dignité de la femme au sein de la communauté islamique Ahmadiyya, qui est la transcription partielle de l’un des discours prononcés par Hadrat Mîrzâ Masrûr Ahmad à l’occasion de l’Ijtimā annuelle de la Lajna Imā‘illāh (organisation féminine auxiliaire de

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l’Ahmadiyya, Grande-Bretagne, 2006), lequel consistait en une exhortation à la piété et plus spécifiquement au port du voile adressée aux jeunes femmes ahmadîes.

17 Des fascicules destinés à faire connaître l’Ahmadiyya et distribués lors de diverses manifestations.

18 Les sites Internet officiels de l’Ahmadiyya17.

19 Des déclarations de responsables du mouvement dans les presses locales, nationales et internationales (Courrier international, Le Figaro, France 24, Franceguyanne.fr, L’Hebdo du vendredi, Le Huffington Post, Le Parisien, L’Union, et des vidéos accessibles sur le site d’hébergement YouTube).

20 L’observation de deux rencontres interreligieuses, à Valenciennes le 13 avril 2014 et à Épernay le 11 mai 2014, animées par le missionnaire de Saint-Prix, Naseer Ahmad18.

21 Ces différents supports sont les médias d’une présentation de soi étonnamment cohérente. Certes, l’anthropologie réflexive a montré combien il était important de se méfier des totalités homogènes et fictives, notamment en prenant en considération les discours et les pratiques d’acteurs qui imposent de ne voir en l’« islam » que des constructions socioculturelles variées et contrastées. Or, l’organisation ahmadîe laisse peu de place à la dissonance et est elle-même productrice de cette totalité cohérente et « fictive », qui constitue précisément le présent objet d’études. Seul le calife est détenteur de la parole autorisée, que les leaders ahmadîs (missionnaires, rédacteurs des blogs et des sites Internet...) s’efforcent de transmettre fidèlement (les sujets, les lignes directrices, les arguments, les formules utilisées par le calife se retrouvent dans les discours des leaders implantés localement), et nombre de leurs initiatives nécessitent d’ailleurs l’aval de l’organe directeur. Il devient alors aisément possible d’extraire quelques lignes directrices de cette présentation de soi :

22 Une insistance sur la liberté de croyance (appuyée sur le verset « Lā ikrāha fī’l-dīn/Point de contrainte en religion » Coran : II, 256), doublée d’un message pacifiste (porté par la devise « l’amour pour tous, la haine pour personne », affirmée par le troisième calife), qui ont accompagné l’élaboration du dogme ahmadî (Y. Friedmann, 2003). En revanche, d’autres croyances ne sont pas mises en avant. Bien que le fait que l’Ahmadiyya incarne le seul islam véritable soit un dogme essentiel de la foi ahmadîe (W. Cantwell Smith, 1996), ses représentants prennent soin de rarement mentionner que les autres religions seraient dans l’erreur19. Hadrat Mîrzâ Tâhir Ahmad (1998 : 26-31) va d’ailleurs jusqu’à rappeler que « l’islam est la seule religion qui rejette entièrement la notion que la vérité est l’apanage d’une religion, d’une race ou d’un peuple quelconque » (H. M. T. Ahmad, 2008), ou encore que le « salut n’est le monopole d’aucune religion » (H. M. T. Ahmad, 1998). Ce discours tranche ici avec les représentations qui depuis les années 1980 associent l’islam à une religion intolérante et ses fidèles à des acteurs dangereux (A. Hajjat, M. Mohammed, 2013).

23 Un dogme et une éthique qui encouragent la participation à la vie sociale (et dénoncent le « refus de s’intégrer » de certains musulmans d’Europe), et qui exhortent à une loyauté indéfectible au pays de résidence. Les déclarations censées attester cette loyauté (l’observation des lois de Dieu implique celle des lois républicaines ; loyauté à la société d’accueil en cas d’engagement dans un conflit militaire ou à défaut l’émigration) imprègnent l’ensemble des déclarations de Hadrat Mîrzâ Masrûr Ahmad compilées dans l’ouvrage susmentionné, à l’instar des rencontres interreligieuses qui ont lieu à l’échelle locale. Les sujets abordés en ces occasions sont explicites : par exemple en

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2009, « La religion est-elle une solution pour la paix ? », en 2013 « Comment promouvoir la paix et l’harmonie entre les religions ? », « L’extrémisme est le produit de l’ignorance et non des religions », et en 2014 « L’amour de la patrie fait-il partie de la foi ? ». Il s’agit de montrer que les ahmadîs ne forment pas une communauté allogène et déloyale à la « République une et indivisible ». En outre, le fait que leur présence n’est pas due à des flux d’immigrés venus occuper des emplois non qualifiés rend d’autant moins opérant l’amalgame musulmans/classes populaires/classes dangereuses.

24 La question du statut de la femme constituant souvent un levier de la stigmatisation de l’islam, elle recouvre de ce fait des enjeux majeurs de la présentation que les leaders ahmadîs font de leur communauté en public. Ce n’est donc pas un hasard si les deux derniers califes lui ont consacré plusieurs conférences et ouvrages traduits en français (H. M. M. Ahmad, 2007 et 2013 : p. 135-136 ; H. M. T. Ahmad, 1998 : p. 95-113), et que les sites Internet officiels du mouvement s’en font l’écho20. Leur propos est le suivant : l’avènement de l’islam a apporté aux femmes des droits (en matière de divorce et d’héritage notamment), une dignité (dont elles ne disposaient pas dans le Hedjaz préislamique), et l’Ahmadiyya se veut être un modèle en la matière, ce qui passe d’abord par la promotion de leur scolarisation.

Incarner le « bon islam »

25 Ces catégories de définition de l’identité ahmadîe émergent en réaction aux représentations péjoratives dont les musulmans sont victimes en France. Elles relèvent de ce fait d’une tentative pour incarner une forme d’expression acceptable de l’islam en agissant sur les stigmates (E. Goffman, 1975) qui y sont d’ordinaire associés (la participation à une collecte de sang organisée par l’Établissement français du Sang à l’occasion de la Journée mondiale des donneurs de sang, en juin 2013 à Saint-Prix, s’inscrit dans le même « créneau »). Il s’agit d’attester, avec un minimum de dissonances, que les comportements incriminés sont étrangers à la doctrine et aux pratiques de l’Ahmadiyya, tout en instituant celle-ci en modèle dans l’espace social.

26 En avril 2014 par exemple, un leader de la communauté ahmadîe en France concluait une rencontre interreligieuse en déclarant que l’islam interdit la violence et que les persécutions de toutes sortes devaient être condamnées, celles des ahmadîs au Pakistan y compris. Les responsables de ces persécutions « sont des fanatiques. Ce ne sont pas des musulmans ». En tant que musulmans, les ahmadîs affirment ne jamais répondre par la violence, car « si vous réagissez comme vos agresseurs, quelle est la différence entre eux et vous ? ». Alors que les rencontres interreligieuses à l’instar de la plupart de leurs manifestations sont l’occasion de rappeler publiquement l’oppression dont ils sont l’objet, c’est logiquement l’intolérance de l’autre musulman qui en est présentée comme la cause, tout en étant condamnée pour être une subversion du message de paix et de tolérance ahmadî (« Amour pour tous, haine pour personne »...)21. De la même façon, dans cet autre article intitulé « Ce que l’on entend dans la rue sur la femme en Islam22 », l’auteur (anonyme) entend établir publiquement une distinction nette entre le statut accordé aux femmes par l’Ahmadiyya et les pratiques dont elles font les frais dans nombre de pays musulmans : les discriminations et privations de libertés dont celles-ci sont parfois victimes relèvent d’une perversion du message islamique dont se rendent coupables les musulmans qui refusent de suivre la voie tracée par

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l’Ahmadiyya23. Cette « logique de distinction interne » (P. Bourdieu, 1971 : 53) est observable sur les différents terrains de réinvention de l’identité ahmadîe, par exemple lorsque le calife prend soin d’attester de la « loyauté » de ses fidèles envers les sociétés d’accueil (« Bien qu’ils soient les victimes et les cibles de la loi, les musulmans ahmadîs sont ceux qui respectent les lois du pays plus que tout autre, car ils sont de vrais musulmans qui suivent le vrai islam », H. M. M. Ahmad, 2013 : 33), ou de l’authenticité des valeurs défendues par l’Ahmadiyya plus largement (« Si les actions d’untel sont contraires à cela [aux valeurs et notamment aux engagements humanitaires portés par les ahmadîs], il est peut-être musulman de nom, mais pas un adepte des véritables préceptes de l’islam », Ibid. : 137).

27 La vérité ahmadîe, c’est-à-dire sa spécificité au sein de la oumma, passe par cette incarnation du « bon islam » formulée en miroir des représentations péjoratives de l’islam en France. Il ne s’agit donc pas tant de tenir lieu d’exemple que de contre- exemple, selon un procédé comparable à ce qu’il est possible d’entendre dans de nombreuses mosquées de France, à une nuance près cependant : tandis que les imams sunnites présentent leurs conceptions « positives » (M. Weber, 1995) de l’islam en opposition avec ce que sont ou seraient ses dérives radicales (R. Sèze, 2012 et 2013), c’est ici l’opposition avec l’ensemble de l’islam non ahmadî plus largement (c.-à-d. outre la condamnation du terrorisme) qui est cultivée. Si ce credo fonctionne (les maintes réactions d’approbation que ces discours suscitent lors des rencontres interreligieuses en sont révélatrices), c’est parce qu’il s’alimente de représentations préexistantes qui ne demandent qu’à être corroborées « de l’intérieur » (il suffit d’ailleurs de constater combien les imams résolus à condamner les violences perpétrées au prétexte d’une observation de la sharī‘a, tels Hassen Chalghoumi ou Tareq Oubrou par exemple, sont convoités dans les médias et manifestations officielles). L’opposition que cette démarche alimente est d’ailleurs particulièrement active en France pour ce qui concerne l’islam pakistanais, rapidement perçu à travers le prisme de sa radicalité, notamment à propos des multiples affaires de blasphèmes (V. Vuddamalay, 2006), dont les ahmadîs se présentent comme les victimes. Leur exclusion de la oumma devient ainsi une ressource mobilisée opportunément pour incarner ce « bon islam » que l’État recherche depuis près de trois décennies (F. Peter, 2006).

Reconnaissance et accommodement du projet missionnaire ahmadî au contexte français

28 Cette démarche ressortit à une stratégie qui intègre l’expérience occidentale de la condition minoritaire au réformisme missionnaire ahmadî. Sur le site islam- ahmadiyya.org, l’auteur (anonyme) de l’article intitulé « L’islam en quête de repères : le rôle de la jeunesse islamique Ahmadiyya24 » déplore la perception péjorative de l’islam en Occident, et le fait que les musulmans sont perçus comme un ensemble homogène de telle façon qu’ils sont tous associés aux violences perpétrées çà et là au nom de l’islam. Ne devraient pourtant en être blâmés que les seuls musulmans qui n’ont pas (encore) accepté les enseignements de Mîrzâ Ghulâm Ahmad et l’idéal de paix qu’il a révélé. La preuve en est que les ahmadîs tissent des liens d’amitié louables partout où ils sont présents, en dépit des réactions de rejet qu’ils pourraient susciter en tant que musulmans. Ceci est illustré par plusieurs « exemples », dont celui-ci particulièrement symbolique : « En Israël, des juifs ont récemment dit à des ahmadîs : “Vous êtes les seuls musulmans avec lesquels nous pouvons vivre en paix ! Nous voulons que

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l’Ahmadiyya se propage dans tout Israël !” » L’auteur encourage alors ses lecteurs à « être des modèles à suivre », à « aider (leur) prochain à chaque fois que l’occasion se présente », à « participer pleinement (...) à des activités civiques et charitables », à faire « l’exposé au monde » de cette philosophie véritable. La prescription de ces comportements socialement valorisés répond à un objectif explicite : « Nous arriverons à faire triompher la vérité sur le doute, la méfiance et la haine envers l’islam. Le monde aimera l’islam vrai, car c’est une chose très belle. Notre responsabilité est de connaître cette beauté et de l’absorber en nous afin de pouvoir la diffuser autour de nous ». L’auteur de cet article s’adresse en premier lieu aux jeunes ahmadîs (sachant que les jeunes musulmans sont souvent associés à de potentiels fauteurs de troubles), auxquels il prescrit un comportement de témoignage, cohérent avec l’expérience de la condition minoritaire, en ce sens qu’il vise plus largement un « autrui généralisé » (G. H. Mead, 2006) avec le souci de « confirmer les capacités et valeurs » (A. Honneth, 2013) des musulmans ahmadîs. L’exhortation au témoignage s’inscrit dans une quête de reconnaissance.

29 Loin d’être réductible à une initiative isolée, ce discours relaie auprès d’un certain public le projet missionnaire de l’Ahmadiyya tel que le calife Hadrat Mîrzâ Masrûr Ahmad l’a formulé à l’occasion d’une conférence à Sydney en octobre 2010 (traduite et communiquée sur islam-ahmadiyya.org25), judicieusement intitulée « Appel au jihād ». Son message de type exhortatif s’adresse lui aussi aux ahmadîs d’Occident : « Nous croyons fermement dans le jihād26, mais sa nature a changé par rapport à la nécessité de l’heure. De nos jours, il est certain qu’aucun État ou organisme ne s’attaque physiquement à l’islam au nom de la religion. Si l’islam est attaqué aujourd’hui ce n’est pas par l’épée, mais par le truchement de la presse, des médias et par la prédication. Ainsi nous incombe-t-il de répliquer par les mêmes moyens. C’est ce que le Messie Promis a enseigné : combattre avec la plume et non par l’épée ». Et cette mission échoit de fait aux ahmadîs, seuls porteurs d’un réformisme pacifiste, selon le calife. Le terme « jihād », choisi pour d’évidentes raisons de communication (il est d’ordinaire associé à ce qui est de plus violent dans l’islam, mais se résume à une démarche pacifiste chez les ahmadîs) et en ce sens révélateur du public visé par le calife (message à double entrée, destiné tant aux ahmadîs qu’aux non-musulmans), est proche ici de la da“wa dans la mesure où il s’agit de diffuser l’« islam véritable » pour modifier les représentations des musulmans avec un souci de reconnaissance : incarner le « bon islam » et ainsi susciter une révision des points de vue dépréciatifs sur les musulmans, à la seule fin de poursuivre l’entreprise d’expansion de l’Ahmadiyya. En prenant pour moyen une quête de reconnaissance spécifique à l’expérience du contexte minoritaire (R. Sèze, 2015), le projet missionnaire ahmadî s’accommode aux sociétés occidentales.

30 Cette stratégie, relayée dans l’ensemble des médias et manifestations ahmadîs, donne manifestement des résultats. Elle est en effet la voie par laquelle les ahmadîs se fraient un accès dans l’espace public et contribuent à la diffusion de leur message ; par laquelle ils parviennent à s’implanter durablement (c’est au nom du message pacifiste des ahmadîs que le maire de Saint-Prix, Pierre Enjalbert, a justifié son accord pour l’édification d’une mosquée27) ; et par laquelle ils œuvrent à faire reconnaître, auprès des instances politiques et juridiques européennes notamment, les privations de libertés et persécutions dont ils sont victimes dans plusieurs pays à majorité musulmane28. Par ailleurs, les efforts déployés pour présenter leur importance (démographique, institutionnelle29), comme leur proximité vis-à-vis de cercles influents

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(abondantes photographies des membres présents lors des conférences du calife ; la publication de la liste des notables présents ; la vidéo de présentation postée sur YouTube mettant en scène les messages de reconnaissance de maints responsables politiques30) participent eux-mêmes de cette quête. À travers ces premiers pas en direction d’une reconnaissance de l’Ahmadiyya, point une tentative de quitter la condition minoritaire qu’ils expérimentent depuis plus d’un siècle : car incarner une forme d’islam acceptable, c’est apparaître comme musulman à part entière, en public, en toute légitimité, et sans passer par le regard approbateur des autres musulmans avec lesquels les relations restent difficiles (les quelques invitations adressées par des ahmadîs à des leaders musulmans en France ne donnent pas lieu à des relations suivies ; des ahmadîs ont témoigné avoir reçu des menaces après que leur local à Beuvrages dans le Nord a ouvert à proximité d’une mosquée, etc.).

31 Mais c’est une stratégie qui présente également des limites. Or, l’une d’elles est aussi ce qui conforte, paradoxalement, la reconnaissance publique de l’identité musulmane des ahmadîs. L’association située à Épernay a reçu en 2013 deux lettres de menaces avant que le local ne fût tagué par quatre jeunes qui se réclamaient du Bloc identitaire (qui a condamné le délit). Ici, ce n’est pas spécifiquement l’identité ahmadîe qui a été publiquement soulignée. Elle n’a sans doute même pas été perçue par les auteurs du délit qui ont uniquement identifié une présence musulmane à leurs yeux indésirable. En devenant victimes d’islamophobie, les ahmadîs deviennent « musulmans » aux yeux de l’« autrui généralisé » (G. H. Mead, 2006). Ce qui explique la réaction, étonnante de prime abord, mêlant désarroi et relatif contentement recueillie auprès d’un responsable de l’Ahmadiyya (conversation informelle, janvier 2013)31, et qui contraste avec ce qu’expriment d’ordinaire les responsables de mosquées après ce type de faits divers. Il y avait là une forme de « reconnaissance en négatif » aussi. D’où le paradoxe : en devenant une « minorité » (T. Asad, 2003) en France, les ahmadîs trouvent les ressources pour s’extraire un peu plus, sinon pour défier la condition minoritaire qu’ils expérimentent depuis un peu plus d’un siècle au sein de la oumma.

Une limite au projet ahmadî en France ?

32 L’Ahmadiyya continue de s’étendre dans le monde, et la poursuite de son projet missionnaire s’accommode des contextes nationaux rencontrés par ses membres. En l’occurrence, l’implantation de cette communauté et la diffusion de son message impliquent en premier lieu sa reconnaissance, laquelle passe par de multiples initiatives pour incarner une forme d’islam acceptable dans l’espace public. Mais c’est une stratégie qui est aussi porteuse d’éventuels effets pervers : car si l’Ahmadiyya suscite effectivement quelques vocations, auprès d’immigrés qui ont déjà fait l’expérience de cette communauté en Afrique subsaharienne par exemple, les relations restent plus compliquées avec la majorité des musulmans. Outre le mépris que ces derniers continuent souvent d’afficher à l’égard de l’Ahmadiyya, il semble qu’il y ait quelque chose de paradoxal dans sa stratégie même. Les ahmadîs ont très tôt suscité de vives polémiques. Leur proximité avec le gouvernement colonial leur a valu de se voir reprocher d’être une invention de l’Empire britannique destinée à diviser les musulmans. Or, à vouloir incarner le « bon islam » et en entretenant ainsi les réactions de rejet vis-à-vis de l’islam majoritaire, ils risquent de prolonger cette vision d’un islam compromis avec les instances étatiques européennes, et de se couper un peu plus de la

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majorité des musulmans, au moment même où l’expérience que tous font de la stigmatisation pourrait laisser entrevoir un vaste horizon de mobilisations communes.

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NOTES

1. Au sens d’un groupement d’individus réunis par leur affiliation à l’Ahmadiyya (conformément à l’usage qu’en font les ahmadîs sur les supports consultés), et avec des guillemets en raison des limites inhérentes à cette approche substantialiste du lien communautaire. 2. Dans la mesure où les musulmans forment une minorité en France, les ahmadîs constituant une minorité à l’intérieur de cette minorité.

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3. Les noms des personnes dont il sera question ici (de même que les responsabilités et déclarations associées) ne sont indiqués qu’à la condition que ces informations aient déjà été rendues publiques, ou que les acteurs concernés aient explicitement accepté qu’elles le deviennent. 4. « Mīrzā » indique que sa famille est arrivée avec les conquérants moghols. 5. Le premier ministre, Zulfikar Ali Bhutto, fait alors voter un amendement à la Constitution, sur fond de crise instiguée par le parti Jamā‘at al-islāmī, à l’issue duquel l’Ahmadiyya est excommuniée (article 260, clause C). 6. Promulgation des lois « anti-ahmadî » (Ordonnance XX) par le président du Pakistan, le général Mohammed Zia-ul-Haq, incluant : l’interdiction de se définir en musulman, de prosélytisme, de prêcher, de prononcer l’appel à la prière (adhān), la profession de foi, les salutations musulmanes traditionnelles publiquement, de qualifier leurs lieux de culte de « mosquées », etc. En 1986, cette ordonnance a été complétée par une nouvelle disposition au blasphème. 7. « Pakistan : information sur la situation des musulmans non ahmadîs qui se convertissent à l’ahmadisme ; la fréquence des conversions (2005-novembre 2009) », sur http://www.unhcr.org, UNHCR, 23 novembre 2009 (consulté en juin 2014). 8. Http://ahmadiyya-lahore-france.jimdo.com/ (consulté en juin 2014). 9. Cinq califes ont succédé à Mîrzâ Ghulâm Ahmad (1889-1908) : Hadrat Hakim Nûr al-Dîn (1908-1914), Hadrat Mîrzâ Bashîr al-Dîn Mahmûd Ahmad (1914-1965), Hadrat Mîrzâ Nâsir Ahmad (1965-1982), Hadrat Mîrzâ Tâhir Ahmad (1982-2003), Hadrat Mîrzâ Masrûr Ahmad (2003-). 10. Http://www.csi-france.fr/mouvement_ahmadiyya.php (consulté en juin 2014). 11. Http://ahmadiyya.fr/wp-content/uploads/2014/09/La-Revue-Oct-Dec-2013.pdf (consulté en octobre 2014). 12. L’AMAF diffuse un magazine depuis 2013 en accès libre sur Internet, qui vise à tenir les membres (dispersés en France) informés de l’actualité de la communauté. 13. Http://ahmadiyya.fr/wp-content/uploads/2014/09/La-Revue-Oct-Dec-2013.pdf (consulté en octobre 2014). 14. Revue quadrimestrielle de l’AMAF, janvier-avril 2014. Accessible à l’adresse : http:// ahmadiyya.fr/wp-content/uploads/2014/09/La-Revue-Jan-Avril-no-4.pdf (consulté en juin 2014). 15. Cet ouvrage est la version française d’une conférence dispensée par le calife au Queen Elizabeth II Conference Center de Londres, le 24 février 1990. Le calife s’adresse à la société britannique, mais le propos engage les sociétés d’Occident plus largement (d’où sa traduction en 1998) tout en conservant une certaine actualité. 16. L’ouvrage est une compilation (traduite en français) de discours prononcés par le cinquième calife à la Chambre des Communes au Parlement britannique (Londres, 2008), au quartier général militaire d’Allemagne (2012), à l’occasion du neuvième Colloque pour la Paix organisée par les ahmadîs du Royaume-Uni (Londres, 2012), au Capitole des États-Unis (Washington, 2012), au Parlement européen (Bruxelles, 2012), à la mosquée Baitur Rasheed (Hambourg, 2012), ainsi que des lettres adressées à Benoît XVI et à différents chefs d’État (notamment au président François Hollande). Dans ces déclarations, le calife avertit des risques imminents de l’éclatement d’une troisième guerre mondiale qui pourrait être prévenue par l’application du message de paix et de justice porté par l’Ahmadiyya. 17. Il ne sera donc pas question du site alislam.org qui est la plateforme internationale anglophone, mais des sites Ahmadiyya.fr et Islam-ahmadiyya.org (compte Facebook associé). 18. Naseer Ahmad est né en 1959 au Pakistan. Au terme de ses études secondaires, ses parents décident qu’il se consacrera à la Ahmadiyya. Il part alors à Rabwah, qui dispose d’une université ahmadîe (Jāmi‘a aḥmadiyya) que Naseer intègre en 1975 afin de devenir missionnaire. Diplômé en 1982, il part pour Islamabad où il apprend le français. En 1986, il est envoyé par le quatrième calife en Côte d’Ivoire afin d’y exercer ses responsabilités de missionnaire. À Abidjan, il assure

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également la fonction de directeur du centre de formation des missionnaires ahmadîs, tout en poursuivant l’apprentissage du français. En 1990, il est envoyé au Ghana où il reste missionnaire et dirige un collège de missionnaires jusqu’en 1996. Il est alors nommé par le calife pour partir travailler en France. Pour cela, il doit retourner au Pakistan afin d’obtenir un visa. Celui-ci ne lui sera pas délivré, et Naseer patiente encore deux ans au Pakistan, avant de devenir missionnaire en Belgique, de 1998 à 2008. À partir de cette date, il a poursuivi son travail de missionnaire en France (son visa belge le lui permettait, et il a obtenu en 2010 un visa français d’un an renouvelable), où il restera tant que le calife le lui permettra. 19. http://www.islam-ahmadiyya.org/ahmadiyya-renaissance-de-l-islam.html (consulté en juillet 2014). 20. Notamment : http://www.islam-ahmadiyya.org/islam/39-femme-islam-voile-mariage.html ; http://www.islam-ahmadiyya.org/islam/5-islam-voile-segregation-femme-mariage- polygamie.html#enhautdelarticle ; http://www.cultures-et-croyances.com/compte-rendu-la- place-de-la-femme-en-islam-retranscription-du-sminaire-du-samedi-11-mai-2013/ (consulté en juin 2014). 21. Sur ce point, voir également la vidéo « L’Ahmadiyya et son message de paix », diffusée l’occasion de ces rencontres interreligieuses et mise en ligne sur le site Youtube à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=neoknzdW2BY (consultée en juillet 2014). 22. http://www.islam-ahmadiyya.org/islam/5-islam-voile-segregation-femme-mariage- polygamie.html#enhautdelarticle (consulté en juin 2014). 23. « Les femmes musulmanes restent souvent enfermées chez elles, et si elles sortent elles doivent être accompagnées, tandis que nos femmes à nous sont libres de sortir seules et d’aller où elles veulent, quand elles le veulent » ; « En Islam, la femme doit porter le voile. Mais nos femmes peuvent s’habiller comme bon leur semble » ; « Les musulmans peuvent épouser quatre femmes, alors que les musulmanes doivent se contenter d’un mari. Mais nous, nous sommes voués à la monogamie » ; « Les musulmanes n’ont pas le droit de choisir leur mari et leurs mariages sont toujours arrangés. Mais quant à nous, nos femmes peuvent sortir avec qui elles veulent, et peuvent même vivre en concubinage » ; « En Islam, l’on traite les garçons de façon préférentielle aux filles, alors que tous nos enfants à nous sont traités de façon juste et égale » ; « Les musulmanes ne peuvent pas se distraire dans des boîtes, des discothèques, etc., et elles n’ont même pas le droit de boire de l’alcool, alors que nos femmes à nous se divertissent énormément » ; « Les filles musulmanes ne sont pas encouragées à poursuivre leurs études ; mais quant à nos filles, elles sont libres de passer à l’enseignement supérieur » ; « Dans les écoles musulmanes, les garçons et les filles sont séparés. Dans nos écoles, ils se côtoient librement ». Ibid (consulté en juin 2014). 24. « L’islam en quête de repères : le rôle de la jeunesse islamique Ahmadiyya ». http:// www.islam-ahmadiyya.org/conseils-aux-jeunes-ahmadiyya/95-islam-terrorisme-musulmans- occidents-intolerance.html, août 2010 (consulté en juillet 2014). 25. http://www.islam-ahmadiyya.org/commuiques-ahmadiyya/394-appel-au-jihad-lance-par-le- calife-de-la-communaute-islamique-ahmadiyya.html (consulté en juillet 2014). 26. À entendre au sens général d’un effort pour lutter contre le mal et promouvoir le bien. 27. http://archive.today/bLnq7 (consulté en juillet 2014). 28. Tentatives pour obtenir le droit d’asile (Allemagne, France...) ; lobbying actif auprès d’organisations humanitaires ; interventions du calife Mîrzâ Masrûr Ahmad au West Minister (octobre 2008), au Capitole Hill (juillet 2012) ou encore au Parlement Européen (décembre 2012). 29. Parmi de nombreux exemples : http://ahmadiyya.fr/qui-sommes-nous/ (consulté en juillet 2014). 30. https://www.youtube.com/watch?v=neoknzdW2BY (consulté en juillet 2014).

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31. Jeune homme de 28 ans, né en France et issu de l’immigration pakistanaise, qui occupe une position socio-professionnelle plutôt favorisée et qui est investi dans des missions de communication pour la Ahmadiyya en France.

RÉSUMÉS

L’Ahmadiyya est une communauté réformiste à vocation missionnaire, fondée à la fin du XIXe siècle au Pendjab par Mîrzâ Ghulâm Ahmad qui s’est autoproclamé mahdī (guide) de l’islam, et qui a été banni de la oumma. Implantés en France depuis les années 1980, les ahmadîs sont exposés à un métadiscours péjoratif lorsqu’ils sont perçus comme musulmans, tout en étant méprisés par les autres musulmans qui les tiennent pour apostats. Tandis que tout semble encourager leurs leaders à la discrétion, ceux-ci déploient des moyens considérables pour gagner en visibilité. S’il en est ainsi, c’est parce que cet environnement apparemment hostile s’avère aussi offrir une ressource inattendue : l’opportunité d’incarner une forme acceptable d’islam dans l’espace public français – en miroir de ce que serait l’islam majoritaire – et cela étant d’y être reconnu comme sujet musulman à part entière. Les leaders ahmadîs sont engagés dans une quête de reconnaissance qui participe d’un processus d’accommodement de leur projet missionnaire au contexte français.

The Aḥmadiyya is a reformist and missionary community, founded in the late nineteenth century in Punjab by Mirza Ghulam Ahmad, who proclaimed himself Mahdi (guide) of Islam, and who was banned from the umma. Established in France since the eighties, the Ahmadis are exposed, as Muslims, to a pejorative meta-discourse, at the same time as being despised by other Muslims. While everything seems to be encouraging their leaders to discretion, they are spending considerable resources in order to gain some visibility. They are doing so because this seemingly hostile environment is also offering an unexpected resource: the opportunity to represent an acceptable form of Islam within the French public space – by contrast with the majority Islam in the country. Ahmadi leaders are involved in a search for recognition as part of the adaptation of their missionary project in a French context.

La Aḥmadiyya es una comunidad reformista con vocación misionera fundada a finales del siglo XIX en el Punjab por Mirza Ghulam Ahmad, que se autoproclamó Mahdi (guía) del Islam, y que por ello fue expulsado de la Umma. Establecidos en Francia desde los años 1980, los áhmadis están expuestos a un metadiscurso peyorativo cuando se les percibe como musulmanes, siendo a la vez despreciados por los representantes de la corriente principal del Islam, que los considera como apóstatas. Si bien hay una aparente incitación a sus líderes a ser discretos, éstos dedican recursos considerables a ganar visibilidad. Si es así, es porque este entorno al parecer hostil también ofrece un recurso inesperado: la oportunidad de encarnar una forma aceptable de Islam en el espacio público francés (frente a lo que sería la corriente principal del Islam), y, de este modo, ser reconocidos como un sujeto musulmán de pleno derecho. Los líderes áhmadis se han comprometido en una búsqueda de reconocimiento que es parte de un proceso de acomodamiento de su proyecto misionero al contexto francés.

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INDEX

Mots-clés : Ahmadiyya, islam, minorité, identité, France Palabras claves : Aḥmadiyya, islam, minoría, identitad, Francia Keywords : Ahmadiyya, Islam, minority, identity, France

AUTEUR

ROMAIN SÈZE

Institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice, [email protected]

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Familles du « monde », familles monastiques Une économie du capital dans l’Égypte chrétienne (Ve-VIIe siècles) Families of the “world”, monastic families: an economy of Capital in Christian Egypt (5th-7th centuries) Familias del “mundo”, familias monasticas: una economia del capital en del Egipto antiguo (V-VII siglos)

Maria Chiara Giorda

NOTE DE L'AUTEUR

traduit de l’italien par Pierre Antoine Fabre Le travail religieux comporte une dépense considérable d’énergie destinée à convertir l’activité à dimension économique en tâche sacrée. P. Bourdieu, Raisons pratiques, p. 209.

Prémisses

1 Le terrain des pratiques économiques est sans doute l’une des plus fortes occasions de démontrer que ce que nous appelons l’individu, avec ses besoins, ses désirs, ses dispositions, ses attitudes, est le produit d’une histoire, individuelle mais surtout collective. Ce n’est pas par hasard que Pierre Bourdieu place en épigraphe de son livre sur Les structures sociales de l’économie, dont je ferai amplement usage dans cette étude, cette phrase de Bergson : « Il faut des siècles de culture pour produire un utilitaire comme Stuart Mill1 ». Ce qu’il appelle l’habitus économique, c’est ce que nous

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incorporons d’un collectif et qui fait notre adaptation, grosso modo, au monde économique dont nous sommes les produits.

2 Selon Bourdieu, tout ce que la science économique présente comme un fait, c’est-à-dire l’ensemble des dispositions de l’agent économique qui fonde l’illusion de l’universalité anhistorique des catégories et des concepts mobilisés par cette science, est le produit paradoxal d’une longue histoire collective, sans cesse reproduite dans les histoires individuelles. L’économie est une forme d’organisation des relations qui assujettit ces relations, c’est un mode de valorisation des choses dont il faudrait purger l’existence des valeurs, de paramètres de jugement, des critères d’attribution des valeurs.

3 On s’occupera ici de ces « relations », entendues dans une double dimension économique et religieuse. L’objectif spécifique que nous poursuivons est d’essayer de relire, dans des termes économiques, le rapport du monachisme et de la famille, l’un et l’autre compris comme des agents et comme des ensembles d’habitus ou encore, comme nous le verrons, comme des « sous-champs » du « champ » religieux (et économique) égyptien, afin de prendre la mesure de ce que les catégories que nous propose la sociologie de Bourdieu peuvent nous apporter pour comprendre les dynamiques spirituelles, culturelles, sociales et économiques à l’œuvre dans l’Égypte des Ve-VIIe siècles. Nous savons par Bourdieu que la réalité sociale qui intéresse le sociologue est celle que construisent les relations objectives entre des positions différentes. Tout agent prend son sens dans un espace social au sein duquel ces positions ou ces propriétés ont elles-mêmes un sens parce qu’individu et espace social sont étroitement liés. Les agents peuvent pré-exister au champ mais si l’espace social se définit comme un espace de relations, l’agent prend forme dans cet espace.

4 En engageant cette définition de la réalité sociologique sur le lointain terrain de l’Égypte ancienne, je voudrais non seulement vérifier la résistance de certaines catégories interprétatives à l’épreuve de l’Égypte tardo-antique et proto-byzantine, mais aussi acquérir, d’un point de vue cognitif, une perspective nouvelle sur les relations de forces et de pouvoir dans ce champ, perspective qu’il ne me semblerait pas possible de saisir dans les outils de Bourdieu, et, enfin, démontrer la coïncidence entre les agents et les forces déployés dans le champ religieux et dans le champ économique, et ceci pour une bonne raison : l’enjeu est le même dans les deux cas.

5 Contre une approche traditionnelle, qui tend à une compréhension séparée des deux champs, je m’attacherai en particulier aux relations économiques entre moines et monastères d’une part et entre laïcs ou séculiers d’autre part2, et, par conséquent, les familles qui habitaient la terre d’Égypte à cette époque. Si le lien est désormais bien établi entre les évolutions de la famille et les processus d’urbanisation3, la relation est aussi beaucoup mieux connue entre modèles familiaux et économie, avec pour résultat une définition de la famille, en termes économiques, comme un groupe dans lequel les ressources des individus sont partagées comme est partagé le lieu de résidence, qui est aussi le lieu de la consommation et, souvent, de la production économique4. En rapprochant l’économie domestique et l’économie capitaliste, du point de vue du développement et des transformations des mécanismes sociaux, Bourdieu nous aide à mettre en évidence les déterminations sociales de l’économie et, inversement, les déterminations économiques du noyau même de la société, la famille5, et nous pourrons très concrètement le faire ici à partir du croisement, d’abord terminologique, des diverses maisons de production, familiales et monastiques6.

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Les moines, agents non exclusifs du champ religieux dans l’Égypte tardo-antique

6 En quelques décennies seulement, les agents religieux non-chrétiens en Égypte se trouvent réduits à une proportion résiduelle, au point qu’il est possible d’affirmer que le champ religieux égyptien à partir de la fin du IVe-début du Ve siècle, est un champ presque exclusivement chrétien et profondément marqué par l’expérience monastique, qui s’était elle-même transformée dans le contexte du nouvel ordre relationnel désormais en vigueur entre les divers agents religieux, laïcs, clercs, évêques, moines ascètes. Le point de départ a certainement été le fait que les moines partageaient avec les autres agents un même enjeu, et qu’ils en avaient conscience. La force peut être définie comme une énergie sociale, une tension, qui anime le champ et qui est, de fait, l’enjeu central de ce champ : dans le champ religieux qui nous retient ici, les moines ont une force, un pouvoir spirituel qui fait leur crédit7.

7 Les moines sont les agents de cette force, avec des caractéristiques internes diverses et multiples. À y regarder de près, l’objet « moine », on y découvre un nœud de différences et de relations qui en déterminent l’identité : avant tout, il y a une division entre les moines chalcédoniens et non chalcédoniens, mais il y a aussi des moines prêtres, des moines évêques, des moines diacres, des moines économes. On découvre un processus de pluralisation de l’agent-moine. Un certain nombre de tensions augmente, sans aller jusqu’à la rupture ; les relations de conflit et de concurrence engendrent des mécanismes complexes de gestion de pouvoir.

8 En outre, alors que pendant toute la période de formation du champ religieux chrétien, le facteur charismatique avait joué un rôle important dans la construction de l’identité monastique, à partir du Ve siècle les moines semblent se rapprocher du monde ecclésiastique et, pour une part, du monde laïc (Giorda, 2009) : les situations et les occasions de rencontre et de collaboration se multiplient et les relations entre les parties semblent moins conflictuelles qu’auparavant : le nouveau pôle d’adversité, ou tout au moins de différence, représenté par les chalcédoniens (ou par les non chalcédoniens, selon le point de vue), renforce le lien entre ceux qui se reconnaissent au sein d’un même groupe confessionnel autoproclamé comme groupe orthodoxe. Les rapports de force entre les agents du champ religieux s’en trouvent modifiés mais, malgré le fait que les interactions soient plus directes et plus continues, comme les intersections entre les différents groupes d’agents – soient en termes de rapports de transaction, soient en termes de rapports de concurrence, ces derniers plus limités –, il y a aussi, parallèlement, une définition plus affirmée de l’identité des moines, à partir de la centralité du lieu dans lequel ils vivent et de la structuration de leur communauté.

9 Cette « identité monastique » ne fait pas de doute si nous pensons qu’on trouve dans les sources un adjectif spécifique pour désigner ce que le moine n’est pas : il n’est pas non- laïc, mais non-séculier. C’est ce mot, séculier, qui est opposé à celui de moine, « séculier » ou kosmikòs qui, dans la littérature monastique, fait généralement référence à ceux qui vivent dans le monde : Un frère interrogeait le père Poemen : « Père, il y avait ici deux hommes, l’un était moine (monacòs), l’autre séculier (kosmikòs). Un soir le moine songea à jeter son habit (schema) le lendemain et l’autre pensa à se faire moine. Mais l’un et l’autre moururent dans la nuit. Comment seront-ils jugés ? ». L’ancien répondit : « Le

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moine est mort en moine, le séculier est mort en séculier, ils sont partis comme ils étaient » (Alph. Poemen 182).

10 Le groupe des moines varie, et varient les rapports avec les autres agents. Presque paradoxalement, parallèlement au processus de structuration et de définition du groupe monastique, la tendance aux échanges et aux rapprochements des divers agents augmente. Le champ devient une forêt de liens, et les pouvoirs dont sont crédités chacun des agents varient eux aussi en fonction de ces liens.

11 Dans ce nouveau champ religieux, qui s’est modifié parce que ses agents et les relations entre ses agents se modifiaient, le bien ou l’enjeu religieux est toujours le même et c’est le salut, récompense du croyant. Si, pour le dire avec Bourdieu, personne n’entreprend une action sans l’espérance/la certitude/l’illusion d’un avantage, les relations des moines, ad extra envers les autres agents et ad intra, sont aussi complexes qu’on peut l’imaginer lorsqu’émerge ainsi un nouveau sous-champ, résultat d’un nouvel ordre des forces, interne et externe8 : l’enjeu est le même, mais les agents qui partagent la règle du jeu jouent différemment leurs cartes, plus ou moins conscients de l’habitus reçu 9. Divers types d’habitus changent les relations, parce que l’habitus est le sens du jeu, du jeu social incorporé, naturalisé, et en tant que tel, il engendre des actions ouvertes, incertaines, parfois improvisées.

12 Les moines ne sont alors plus seulement des agents, parce qu’en leur propre sein s’instaurent des rapports de force, transactionnels et concurrentiels/conflictuels très complexes, alors même que l’enjeu n’est nullement remis en cause, et qu’ils se présentent donc désormais comme un sous-champ, fort d’autres pouvoirs liés à d’autres relations. Ils deviennent un groupe organisé, doté d’une bureaucratie propre (hiérarchie, textes, modèles, idéologie), ils transmettent eux-mêmes un habitus, et règlent selon certaines conditions leurs échanges avec les autres agents.

13 La communauté des moines est capable de se perpétuer dans une institution apte à exercer une imposition, c’est-à-dire un habitus. La routinisation du charisme joue ici un rôle important et la reconnaissance ne peut désormais venir que de l’extérieur. Cette organisation supérieure des agents moines et la prolifération de relations au sein du champ religieux produisent une nouvelle situation : au fur et à mesure que le champ du pouvoir se différencie, et que la division du travail de la domination se complexifie (P. Bourdieu, 1989a, p. 533-59), en impliquant un nombre d’agents toujours plus grand, chacun doté de ses propres intérêts, les sous-champs se multiplient, toujours plus nombreux eux aussi et constituent l’espace de jeu des agents10. L’emplacement des agents dans l’espace social et dans les champs est déterminé par le système des relations réciproques dans lequel ils sont impliqués, système lui-même dépendant du volume et de la composition des « propriétés » ou « capitaux » ; c’est en fonction de ces relations et de leur pouvoir que les champs deviennent des sous-champs et que les agents eux-mêmes se déplacent dans un même champ ou constituent un sous-champ (id.). Mais, en réalité, c’est une double nature : c’est selon le point de vue qu’on peut parler d’un sous-champ ou d’un agent. Par exemple, pour les païens pendant toute une période et pour les laïcs séculiers à partir du Ve siècle, le monachisme est le « monachisme », un agent unique et non pas une pluralité d’habitus monastiques ; vu de l’intérieur, le monachisme est un sous-champ, au sein duquel on peut identifier différents rôles, et des relations entre des habitus divers. C’est la puissance heuristique du « champ » bourdieusien, de permettre ces points de vue. Les moines sont autonomes parce que ce sont des moines, et non pas des laïcs séculiers, mais ils ne sont pas séparés

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ou détachés parce qu’ils vivent dans un même champ et dans une relation de concurrence avec d’autres agents et/ou sous-champs : les familles. C’est en tirant tout le fruit de la pluralité de plans sur lesquels les agents peuvent être saisis que l’on peut mesurer à quel point les moines ne furent pas seulement des sous-champs religieux, mais également des sous-champs économiques.

La valeur économique des moines : genèse et existence d’un sous-champ

14 Comme je l’ai montré ailleurs11, les sources internes au monachisme présentent une tradition de renoncement à la propriété privée qui renvoie à différents contextes monastiques d’époques successives. Les sources littéraires et canoniques des premiers siècles du monachisme évoquent un renoncement personnel aux biens matériels, qui deviennent les biens du monastère12. Mais les sources font également apparaître des témoignages d’acquisition ou de vente de terrain, ou de transmissions héréditaires dans lesquels sont impliqués des moines qui appartiennent pourtant bien à différents types de milieux monastiques rappelés par la tradition13. L’attention portée à la législation des biens des moines, à partir de la seconde moitié du IVe siècle, confirme l’importance du problème de la possession des richesses, et de sa réglementation.

15 Le tableau qui émerge de cet examen plus approfondi nous représente des moines qui pouvaient continuer à posséder des biens et à les transmettre en héritage, qui pouvaient disposer à titre exclusif de leur patrimoine, et des monastères qui pouvaient hériter et donc posséder une propriété puisque les héritages vacants n’étaient plus nécessairement repris par le fisc.

16 En observant le sous-champ monastique, on entrevoit des rapports de rémunération et l’on comprend que les relations internes à ce sous-champ n’étaient pas seulement spirituelles mais aussi économiques (en argent ou en nature) et qu’elles furent nombreuses et importantes. Et l’idée fait son chemin que le pouvoir des moines fut aussi un pouvoir économique. Quelques exemples nous aideront à mieux comprendre comment et en quel sens les moines sont devenus dans l’Égypte tardo-antique un sous- champ économique.

17 Le lien avec les familles, pour ce qui concerne la répartition et la gestion des richesses, n’est alors nullement coupé, mais administré dans le détail : si, dans la législation, on trouve déjà une tendance à vouloir régulariser la possession des biens dans les monastères, qui, selon la conception justinienne, devaient devenir les lieux consacrés à la conservation et à la propagation de la foi droite et de l’orthodoxie chrétienne (et si c’était donc une bonne chose que ces lieux soient stables, y compris d’un point de vue économique), d’autres sources nous permettent de faire un pas de plus : par rapport à une législation conservatrice, à laquelle s’accordent pour l’essentiel les sources canoniques et littéraires, les témoignages sont nombreux à restituer une réalité assez différente : selon ce que disent papyrus et tessons (ostraca), les moines et les lieux monastiques avaient, en tant qu’institutions, des entrées et des sorties de ressources, et donc des propriétés mobilières et immobilières à gérer14. Les moines continuaient de posséder des biens, malgré la législation, tandis que les monastères, comme la législation les y autorisait, avaient à leur disposition des ressources de divers ordres : ils possédaient des terres cultivables et non cultivables, des animaux domestiques, des

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habitations et autres édifices, des ateliers d’artisanat, et, enfin, des moyens proprement financiers gérés par les responsables du monastère15. Le dispositif légal touchant la possibilité de posséder de la propriété et le système de taxes deviennent plus clairs à partir du Ve siècle, en raison de la quantité de sources conservées, qui montrent comment les monastères sont devenus des pièces décisives de l’activité et des rapports économiques16.

18 Si l’on cherche à regarder de plus près la trame des transactions économiques à l’œuvre au seuil des monastères, pour l’entrée comme pour la sortie, on relèvera avant tout la diversité des modes d’acquisition des biens et des propriétés par les monastères, qui en deviennent cependant dans tous les cas possesseurs en tant qu’ils sont dotés d’une personnalité juridique17, biens et propriétés acquis avec un soutien financier de provenance laïque : ce qui, autre indication précieuse, témoigne des liens avec le monde extérieur18.

19 La production de biens par le travail, qui transforme et augmente la richesse, joue un rôle tout particulier dans la conservation et le développement de ces liens.

20 La place centrale du travail dans la vie des moines d’Égypte est aujourd’hui bien connue19, et, sur ce point, les sources littéraires et documentaires concordent. Le travail des moines n’avait pas seulement des raisons pratiques, mais c’était une forme de méditation, un instrument de concentration et de prière20. L’aspect spirituel et l’aspect concrètement matériel étaient aussi importants l’un que l’autre et travailler pour les autres moines, pour les laïcs séculiers et pour Dieu n’était qu’une seule et même chose. Les moines fabriquaient des cordages, tressaient des paniers, tissaient, copiaient des livres, cultivaient terre, jardins et vergers et exerçaient en outre toutes sortes de métiers et autres services : ils étaient barbiers, médecins, boulangers. Mais la récolte des moissons était peut-être l’activité la plus répandue et la plus intensément pratiquée par les moines21. L’accumulation des terres cultivables par les monastères a été un processus long et embrouillé, comme on peut le déduire du cadastre des terres qui appartiennent à cette époque à la congrégation de saint Pacôme, constitué de très petits lots, souvent géographiquement discontinus et soumis à la pression fiscale. Les moines travaillaient aussi des terres qui n’appartenaient pas directement aux monastères, sur lesquelles ils se plaçaient comme salariés22. La production agricole était alors très diversifiée : ce n’était pas seulement du blé, mais aussi de l’orge, du lin, de la vigne, et toutes les plantes destinées au fourrage des bêtes (A. Delattre, p. 81-82).

21 Dans le sous-champ monastique, les biens circulent et l’on produit une richesse qui est utilisée à l’intérieur des monastères comme à l’extérieur, non seulement pour le paiement des taxes mais pour celui des services, pour assister les pauvres et les malades, cette dernière activité distinguant la conception économique des moines23. La logique du partage et de la circulation des richesses apparaît très clairement, orientée vers l’utilité et le bien communs : il y a un usage chrétien des biens, qui n’est pas seulement toléré, mais encouragé, et l’on n’accuse nullement la propriété ou la richesse comme telles, mais seulement leur mauvais usage. Les richesses, si elles ne circulent pas, si elles ne passent pas d’une main dans l’autre, si elles ne fructifient pas, sont inutiles et nuisibles, comme l’avait observé Basile de Césarée dans l’une des homélies les plus célèbres : les puits dont on use fournissent une eau limpide et abondante, ceux qu’on abandonne pourrissent24.

22 Les richesses peuvent et doivent être produites, utilisées et mises en circulation. L’économie monastique est, dans sa gestion et dans son organisation, très semblable au

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système économique séculier en gestion familiale. Les moines exercent les mêmes métiers, ils utilisent des dos provenant de ces familles, ils produisent, consomment, exportent et importent des richesses, en argent et en nature25.

23 Les moines sont donc un sous-champ religieux de l’Égypte post-chalcédonienne, mais également un sous-champ économique, qui entretient des rapports de diverses natures avec le sous-champ familial, dont des rapports de rémunération. Et leur pouvoir économique se déployant aussi dans des relations ad intra fait des monastères un sous- champ économique.

24 Avant de proposer au lecteur un certain nombre de manifestations concrètes des échanges économiques – réciproques – entre moines et laïcs séculiers des familles (la participation à un même marché, les rapports de travail, l’épais maquis des rapports salariaux, la possibilité de donner, louer, vendre ou acheter les terres, de contracter dette et crédit, la question de l’héritage et de la transmission d’argent, les engagements financiers), je dois apporter plus d’éclairages sur la genèse et le développement de l’autre agent sous-champ économique qui nous occupe ici : les familles laïques séculières.

Les familles comme agents sous-champs économiques

25 Qui sont ces familles d’Égypte ?

26 Comme cela ressort des divers travaux qui, dans ces dernières décennies, ont contesté le paradigme du déclin de l’Égypte (J. Banaji, op. cit., p. 15-22), l’économie égyptienne de l’Antiquité tardive et de la période byzantine était avant tout agricole. L’importance de certaines grandes familles est indiscutable dans ce cadre, et avant toutes autres par la richesse des sources qu’elle nous a laissées, l’oikos des Apions 26 ; toutefois, les vrais protagonistes de l’Égypte à l’époque de la naissance du phénomène monastique étaient les familles ordinaires, de rang social moyen, voire moins que moyen, toutes inscrites dans un maillage serré de relations sociales et économiques27. Une étude capillaire exhaustive, fondée sur des données quantitatives, de ces familles est impossible, les sources issues des recensements ne concernant que les périodes précédentes28 ; cependant, malgré cette lacune, on ne doit pas se figurer des ruptures ou des transformations substantielles par rapport aux modèles antérieurs, beaucoup mieux connus par l’abondance des sources29. Il ne fait pas de doute que le lien est très fort avec la structure de la famille romaine classique, récemment étudiée sous les divers angles de l’histoire, de l’anthropologie, de la jurisprudence30. La plupart des familles égyptiennes de la période tardo-antique et protobyzantine était composée de deux géniteurs ou souvent, d’un seul, avec un ou plusieurs enfants31. Dans de nombreux cas aussi, trois générations habitaient la même demeure : les vieux parents, un couple et leur progéniture, mais il n’était pas rare que la maison n’abrite qu’une seule famille nucléaire32. Il s’agit d’une typologie plus largement méditerranéenne, et la coexistence de deux ou trois générations garantissait un cycle continu dans la vie de la maison33. C’est seulement dans les villages, et seulement parfois, qu’une partie des frères habite le même lieu que leur nouvelle famille, mais les familles s’étendaient beaucoup plus souvent « verticalement » qu’« horizontalement ». Les serviteurs, quelquefois les esclaves, complètent ce panorama, mais il est difficile de savoir, sur un plan juridique ou sur un plan social, quels étaient exactement leur rôle et leur lieu dans la maison34.

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On entend en tout cas par famille (oikos/oikia) le réseau de relations très étroit et compact qui associe verticalement deux ou trois générations35.

27 Au-delà, les typologies familiales – urbaines, rurales, nucléaires, élargies, multiples – ne sont pas réductibles ad unicum et les limites qui les séparent sont poreuses, selon une logique de rapports complexes endogamiques ou exogamiques36.

28 Les terres sont possédées par les familles, qu’elles résident en ville ou dans les campagnes, mais ce sont les familles d’origine villageoise qui possèdent les 3/4 ou les 2/3 au moins du sol d’Égypte. La différence des diverses régions est un autre facteur, que l’on ne peut pas non plus ignorer : sur certains territoires, dans certaines agglomérations de maisons qui entouraient les villes ou les villages, les proportions entre grande, moyenne et petite propriété, l’équilibre entre ville et village, le rapport de la culture directe et de la culture indirecte, pouvaient être assez variables37. Un système complexe de gestion des terres et des productions agricoles prévoyait la possibilité du louage, du travail salarié, du travail saisonnier, temporaire, ou à durée indéterminée, avec différents degrés d’intéressement de la main-d’œuvre38. La « corporation » de ceux qui étaient chargés du contrôle et de l’administration des terres est bien documentée par une quantité considérable de textes : contrats de travail, versements d’argent, reçus, correspondances entre propriétaires, gestionnaires, ouvriers agricoles sont le signe tangible d’une activité intense dans toute l’Égypte, à tous les niveaux de la hiérarchie sociale39. Le système fiscal, et donc le paiement des taxes et le versement des tributs, joue un rôle important dans la distribution et la pondération des richesses : l’organisation impériale agit au niveau local, spécialement dans les zones de terres cultivées, et les taxes sont recueillies sur la base d’une unité de mesure territoriale, en nature mais aussi en monnaie argent40. Les taxes versées en nature, grains, huile, vin, servent pour une part à l’alimentation de la population urbaine, et sont, pour une autre part, revendues sur le marché et, pour une dernière, exportées hors d’Égypte41.

29 En relisant ces travaux spécifiquement historiques à la lumière des définitions bourdieusiennes de la famille42, comme construction sociale et culturelle, comme agent détenteur d’un pouvoir, la famille « agissante » dans l’Égypte tardo-antique est un agent sous-champ économique dont le développement est lié à un processus d’acquisition de nouveaux rôles, économiques entre d’autres, à l’intérieur de la famille, conséquence des rapports de force qui s’exacerbent dans le cadre d’une lutte pour la survie matérielle.

30 Les dynamiques de la possession, de l’usage et de l’échange des richesses, soit en nature, soit monétaire, avaient comme agent, bien avant la naissance du phénomène monastique, les familles43 ; et les laïcs séculiers de ces familles étaient aussi des agents – sous-champs qui agissaient le champ religieux égyptien ; elles étaient, dans le même temps, agents et sous-champs du champ économique44, par le rôle qu’elles ont joué dans l’orientation et la gestion de l’économie égyptienne.

31 L’offre, la demande, l’acheteur et le vendeur sont des productions culturelles, résultats d’une construction sociale, et les rapports économiques sont une spécification des rapports humains et des relations sociales. Ce qu’écrit Bourdieu en repartant de Weber pour définir le contexte moderne de ces rapports me semble parfaitement pertinent pour la situation de l’Égypte tardo-antique : Max Weber dit quelque part qu’on passe de sociétés dans lesquelles les affaires économiques sont conçues sur le modèle des relations de parenté à des sociétés où

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les relations de parenté elles-mêmes sont conçues sur le modèle des relations économiques [...] L’émergence du champ économique marque l’apparition d’un univers dans lequel les agents sociaux peuvent s’avouer et avouer publiquement qu’ils sont intéressés et s’arracher à la méconnaissance collectivement entretenue ; dans lequel ils peuvent non seulement faire des affaires, mais s’avouer qu’ils sont là pour le faire, c’est-à-dire pour se conduire de manière intéressée, calculer, faire du profit, accumuler, exploiter45.

32 Les agents sous-champs représentés par les familles des laïcs séculiers, calculatrices de toutes les manières, capables de faire économie et de faire l’économie, et par la famille monastique, également calculatrice et capable, habitent l’une et l’autre le champ économique égyptien et des relations économiques de rémunération réciproque se développent entre eux à l’époque qui nous occupe.

Relations de rémunération entre moines et familles laïques séculières

33 Il faut ici introduire un autre concept bourdieusien, celui de capital, qui est, pour le sociologue français, la propriété sociale des agents, l’objet de la relation ou du rapport de forces qui s’établit entre deux agents et qui est donc l’instrument du pouvoir46. Pour chaque champ, l’enjeu est un capital spécifique, produit, échangé et consommé, et par rapport auquel les sujets se placent dans le système des positions sociales et dans le réseau de relations qui lui est lié.

34 Pour Bourdieu, le concept de capital social, qui représente le seuil le plus élevé de son élaboration théorique, peut être défini comme l’ensemble des « bénéfices » que peuvent obtenir des individus singuliers en vertu de leur participation à des groupes d’individus et de la construction intentionnelle de certaines circonstances de sociabilité propres à engendrer ou à cultiver cette ressource47. Le capital social est comme toute autre espèce de capital un instrument de pouvoir, une ressource pour l’obtention d’avantages sociaux et la conquête de positions dans l’espace social.

35 Le capital économique est le fruit du travail approprié et accumulé par des sujets individuels et collectifs. Bourdieu traite de ce capital comme de l’ensemble des richesses ainsi constitué, du capital culturel comme capacité culturelle, biens culturels et scolaires, et du capital social comme système des relations sociales. Il spécifie des capitaux différents correspondant à autant de champs d’interactions et il singularise le capital symbolique comme « la forme que l’une ou l’autre espèce de capital peut assumer quand elle vue avec des catégories de perception qui en reconnaissent la logique spécifique et ne retiennent pas l’arbitraire de leur possession et de leur consommation48 » ; l’idée de fond est ici que tout capital peut se convertir dans d’autres capitaux de genre et de nature différents. Dans la logique qui est la sienne, qui est de franchir les limites de la théorie économique pour en conserver les acquisitions essentielles en les inscrivant dans le cadre d’une théorie générale du monde social, Bourdieu, parle d’une « science générale de l’économie des pratiques » (voir Swartz, op. cit.) capable d’une réappropriation de la totalité des pratiques qui ne peuvent pas être seulement reconnues comme des pratiques économiques : il faut tâcher de capturer le capital et le profit sous toutes leurs formes et d’établir les lois selon lesquelles les divers types de capitaux ou de pouvoir peuvent se transmuer les uns dans les autres.

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36 Si l’on revient à l’Égypte, il existe des rapports de rémunération qui, noués dans le sous-champ monastique, vont au sous-champ familial, ou qui, inversement, effectuent le parcours inverse. La gestion et l’échange des capitaux caractérisent les relations entre familles monastiques et familles non-monastiques, qui vont maintenant retenir notre attention pour faire entendre comment le concept bourdieusien de capital peut être euristique pour la compréhension de ce monde lointain.

37 La vente des produits a été le premier vecteur concret de rapprochement des deux « familles ». Le grand apport, aujourd’hui bien établi, des sources documentaires pour cette période est de nous permettre de mieux saisir des processus en devenir, qui n’ont pas leur place dans l’appareil rhétorique de la littérature en reconstituant des luttes, des conflits et les issues de ces conflits. La vente pouvait avoir lieu très loin des monastères : on sait que les moines pachômiens possédaient des barques, avec lesquelles ils allaient depuis leur monastère de Tabennèse, sur les bords du Nil, jusqu’à Alexandrie49 ; plus généralement les moines de Kellia, du désert de Nitrie, de Sceti trouvent dans les grandes villes le meilleur lieu pour l’écoulement de leurs produits. Ces villes, qui pouvaient être distantes de 30 à 60 km, étaient indispensables à la survie des centres monastiques, ce qui a conduit les spécialistes de la période à identifier bon nombre des entreprises commerciales des moines d’Égypte comme « péri-urbaines50 ». Échanges de matières premières et offrandes d’argent constituent alors une sorte de système de vente par anticipation : les marchands commissionnent les familles (monastiques ou non) pour le travail de ces matières premières et récupèrent le produit fini pour le vendre et rétribuer en retour les familles (id., p. 479, 480, 181, p. 486-487). Dans certains cas, l’insertion sur le marché est donc assurée par l’intermédiaire de laïcs séculiers, qui peuvent être des serviteurs réguliers du monastère, dans le cas des familles monastiques51.

38 Selon une pratique déjà répandue en Égypte, celle de la main-d’œuvre salariée, les moines pouvaient travailler pour de brèves périodes sous un régime de contrat ordinaire et pouvaient louer des terres pour les cultiver (J. Banaji, op. cit., p. 188-189 ; 203-207).

39 On conserve dans les sources littéraires, mais surtout sur papyrus, une documentation fournie sur les échanges économiques dérivés de services rendus pour et par les moines : certains louent des terres à des propriétaires laïcs séculiers, d’autres vendent des propriétés à ces mêmes laïcs, d’autres sont payés par eux pour leur travail et reçoivent aussi des dons52.

40 Inversement, d’autres laïcs louent des terres aux moines et à leur monastère53, ou sont rémunérés pour leur travail, tous cas que nous pouvons retracer par les contrats conservés jusqu’à nous : les archives de Wadi Sarga contient une vingtaine de lettres qui sont autant de contrats de travail, d’ordres de paiement, stipulés dans la plupart des cas entre les moines du monastère de l’abbé Thomas et des laïcs séculiers, travailleurs, vendeurs, transporteurs, producteurs, payés avec un salaire (pebeke) en argent (holokottinos), ou en nature, mesures de grains, de fourrage, de vin54.

41 Les moines, s’ils pouvaient prêter toutes sortes de services, ne pouvaient pas toujours subvenir à l’ensemble des besoins matériels du monastère : c’est le cas des moines du monastère de Shenoute qui appellent qui appellent plusieurs travailleurs laïcs séculiers pour construire l’église du monastère, ouvriers, forgerons, lapidaires, menuisiers et « ils l’achevèrent avec l’aide du Seigneur dans leur travail et toutes choses dont ils avaient besoin55 ».

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42 L’argent et les biens en nature circulent, parfois sous forme de prêts, rendus avec un surplus aux moines et aux monastères, soit sub specie d’argent, soit en terme de services prêtés ad personam ou au monastère par des laïcs. Les moines et les institutions monastiques préfigurent donc les mécanismes du système bancaire dès le Ve siècle égyptien56 : ils sont des autorités locales, actifs sur des territoires circonscrits et qui manipulent des sommes d’ampleur limitée. Mais il vaut la peine de souligner que l’objectif final de ces prêts, pour modestes qu’ils soient, vise un profit et qu’il rapproche donc fortement les moines-créditeurs et d’autres prêteurs laïcs, eux aussi actifs sur les mêmes territoires, qui brassaient eux, de beaucoup plus grosses sommes d’argent ou quantité de biens en nature57 ; l’évolution interne à la période montre la progression des moines-prêteurs sur ce marché du crédit par rapport aux familles laïques58.

Un cas de transmission de patrimoines dans la famille et entre les familles

43 Si l’on focalise maintenant notre attention sur l’un des lieux fondamentaux de la réflexion de Bourdieu sur la famille, la gestion du patrimoine familial (voir Alciat), la question de l’hérédité représente un mode de conservation des liens économiques entre celui qui choisissait la vie monastique et celui qui restait dans le monde : nombreux sont les testaments des moines qui laissent leurs biens à leurs proches, comme c’est le cas, par exemple, de Paham, qui abandonne à sa famille tout ce qu’il possède59, ou des moines qui étaient en charge du monastère des abbés Phoibammon et Epiphane60, testaments dans lesquels, au contraire, on renouvelle plusieurs fois dans le manuscrit l’exclusion de la succession de toute personne de la parenté familiale, père, mère, frère, sœur, cousine ou tout autre allié, ou quiconque les représenterait.

44 La conservation et la transmission du patrimoine est une logique centrale dans la constitution et la définition même de la famille car, si l’on suit Bourdieu, « la famille, comme unité intégrée, est menacée par la logique de l’économie : groupement monopolistique défini par l’appropriation exclusive d’une classe déterminée de biens, elle est à la fois unie par la propriété et divisée par elle [...] lieu d’une concurrence pour le patrimoine et pour le pouvoir sur ce patrimoine [...] La logique de l’univers économique ambiant introduit dans son sein le ver du calcul, qui ronge le sentiments61 ». Ces dynamiques de désintégration et de réintégration au sein des familles se retrouvent dans nos documents et sont particulièrement utiles dans l’optique de la convertibilité des capitaux, qui nous a retenus plus haut : elles permettent de saisir les liens, subtils mais incontestables entre les plans culturel/spirituel, social et économique et de savoir si le champ religieux est convertible dans un champ économique.

45 Prenons le cas de Mosé (CLT 1, 698), qui entre au monastère et donne vingt holokottinos comme offrande62 pour son âme misérable ; le monastère accepte, mais lui en rend sept pour ses frais personnels. Le fils de Mosé, entre lui aussi au monastère, mais il en est chassé pour juger mal de la vie monastique. Mosé demande alors de pouvoir laisser les treize holokottinos au monastère, comme une sorte de dot et de rester, en gardant les sept autres. Le document raconte les faits depuis la décision de Mosé de se faire moine et d’entrer au service des pères, et il explique comment intervient l’échange d’argent,

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en faveur du salut de l’âme entre Mosé (ou son fils) et le monastère de l’abbé Isaak et de l’abbé Papas. On lit ceci : Comme il se doit, il observera tous les préceptes, selon la volonté de Dieu. Ni moi, ni un fils, ni une fille, un frère ou une sœur, un cousin ou une cousine, un parent lointain ou proche, aucun esclave, aucun homme qui puisse se dire l’un de mes héritiers ne pourra venir réclamer sur le sujet des vingt holokottinos, que j’ai expliqué. Si quelqu’un, fils ou autre héritier, moine ou laïc devait réclamer quoi que ce soit, qu’il soit soumis par vous au tribunal du Christ et qu’il soit traité comme un traître, comme Judas, et contraint de payer la somme de vingt-quatre holokottinos d’or pur et s’il ne les avait pas, il devra puiser dans ses biens, selon la règle.

46 Mosé échange le salut de son âme contre une quantité déterminée d’argent, dans une visée de convertibilité du capital, sans renoncer pour autant à une partie de son patrimoine initial. Ce qui lui importe, c’est d’exclure ses familiers, proches ou lointains, de toute revendication sur ce patrimoine ; ce qui nous indique qu’il n’allait probablement pas du tout de soi que celui qui entrait dans un monastère rompait définitivement avec toute relation affective et économique dans le monde. Dans un autre document, Mosé tombe malade, son fils est rappelé pour l’assister ; Mosé guérit et les moines lui rendent, à lui et à son fils, tout l’argent qu’ils avaient reçu, alors que Mosé avait libéré le monastère de toute dette. Mosé et son fils déclarent alors que tout l’argent leur a été rendu et que le monastère ne leur doit plus rien. Mosé, là encore, pose par écrit qu’aucun fils, fille, frère ou sœur, parent lointain ou proche, moine ou séculier, ne pourra rien réclamer et qu’il pourrait dans le cas contraire être soumis à une amende.

47 Les deux textes donnent une idée des rapports de forces entre familles et moines et font également voir la complexité des relations économiques ad intra et ad extra, en contexte monastique, dans ce cas particulier au sein d’une même famille partagée entre le dedans et le dehors. Ils font enfin apparaître très clairement la convertibilité du capital économique dans un capital symbolique et confirment le lien entre économie, culture et religion.

48 Comme le note Bourdieu, « le prix, qui caractérise en propre l’économie des échanges symboliques par opposition à l’économie des biens symboliques fonctionne comme une expression symbolique du consensus sur le taux d’échange qui est impliqué dans tout échange économique63 ». De la même manière que change la valeur relative des cartes selon le jeu, change aussi la hiérarchisation des diverses espèces de capital, économique, culturel, social, symbolique. En d’autres mots, certaines cartes sont valables et efficaces dans tous les champs, mais leur valeur relative change selon les champs et en fonction des évolutions internes à un même champ.

49 Toute l’œuvre de Bourdieu, et j’ai voulu le montrer ici en mettant à l’épreuve ses catégories sur un terrain aussi apparemment distant que celui de l’économie monastique antique, s’est attachée à mettre en évidence l’importance du symbolique, et à souligner à quel point les rapports de sens ne sont pas simplement le reflet des rapports de force économiques et sociaux, mais dérivent d’une lutte entre des groupes et des sujets diversement placés dans la structure de pouvoir et diversement dotés dans les différentes espèces de capitaux : « par le mot de “symbolique” note Anna Boschetti, Bourdieu désigne un ensemble de dimensions étroitement liées [...] : le symbolique comme activité cognitive (sens), opposés aux rapports de force : comme sphère du

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“subjectif” opposée à celle de l’“objectif” enfin comme forme de valeur irréductible à une valeur économique64 ».

Familles religieuses et économiques dans un champ religieux et économique

50 Les champs sont, plus ou moins, superposables les uns aux autres et leurs confins nullement définis. Plus l’on s’éloigne de l’attraction des forces qui leur donne naissance, moins on en ressent les effets, mais le champ économique mobilise les mêmes agents que le champ religieux.

51 L’ambivalence de la notion de « capital » est précieuse pour nous : comme les moines sont agents mais aussi sous-champs économiques et sont donc des agents sous-champs économiques autant que religieux, le champ dans lequel ils agissent est simultanément économique et religieux ; et, de la même manière, les familles sont comprénsibles comme agents-sous-champs de ces deux champs. Au bout du compte, c’est le concept même d’oikonomia qui nous porte au cœur de l’échange continu et fuyant entre les plans du spirituel-religieux et du pratico-organisationnel65 : la pensée chrétienne, face à la radicalité des événements eschatologiques qui avaient été liés à sa naissance même, est contrainte de créer une nouvelle terminologie, qui réélabore des concepts et des mots antérieurs, comme le montre le cas de la famille sémantique attaché au concept d’ oikonomia, mobilisé pour désigner la dimension historique du salut. Mais la signification ancienne du mot – l’organisation et la gestion de la maison et du foyer66 – ne cesse pas d’être utilisée, y compris en milieu chrétien, et c’est sur le fond de cette ambivalence que se manifeste la puissance sémantique du concept. On mesure ainsi à quel point il est essentiel, du point de vue de la méthode, de ne pas dissocier les fonctions économiques des fonctions religieuses, ou la dimension strictement économique des pratiques, de la symbolisation, condition de possibilité de l’accomplissement des fonctions économiques. Ce discours participe de l’économie même67.

52 À partir du début du Ve siècle, le concept d’économie subit une forte tension et désigne beaucoup plus exclusivement les réalités pratiques liées à l’organisation des biens possédés et gérés par les monastères, selon le sens ancien du mot68. Si, d’un côté, l’économie signifie dans les sources considérées la gestion du oi/koj/oijjkiva, c’est-à-dire du monastère, un autre processus, parallèle, doit nous retenir : l’économe devient l’administrateur officiel de cet oikos, alors que cette figure n’était nullement centrale jusque-là dans la gestion des oikoi égyptiens et de leurs possessions et activités agricoles69. Si l’on pousse un peu le trait, c’est dans les monastères que l’économie est l’administration et la gestion des biens et activités70, et qu’elle conserve parfois l’adjectif « divin », peut-être pour souligner l’irréductibilité du concept71. En effet, on trouve toujours le mot dans la littérature monastique, où il renvoie au plan du salut et aux rapports internes à La Trinité72, sans aucune solution de continuité par rapport à la réélaboration du concept dans la pensée chrétienne antérieure et contemporaine ; mais il est beaucoup plus fréquent dans le registre de la gestion du monastère comme maison, oikos/oikia, nouveau foyer domestique, nouvelle résidence familiale73. On peut faire l’hypothèse que le rôle de l’économe et ses fonctions, de première importance, dans la vie des monastères, ont poussé la réflexion économique sur des terrains plus concrets. En ce sens, l’observation de l’usage du terme oikonomia et de ses dérivés et l’analyse des processus de transformation sémantique qui les affectent nous

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conduisent, une fois de plus, à affirmer que les moines de l’Égypte tardo-antique sont dans le monde, qu’ils n’ont pas renoncé du tout aux liens de cette terre avec les membres des familles du monde, et qu’il en assument pleinement les pratiques économiques.

53 L’économie des biens symboliques est une économie des biens matériels dans les monastères : le monde du flou, des ambiguïtés, du désintéressement, coexiste et coïncide avec celui du prix et du profit : L’Église s’appuie sur des principes de vision (dispositions constitutives de la « croyance ») qu’elle a en partie constitués, pour orienter les représentations et les pratiques en renforçant ou en transformant ces principes. Cela, à la faveur de son autonomie relative à l’égard de la demande des laïcs. Mais l’Église est aussi une entreprise à dimension économique, capable d’assurer sa propre perpétuation, en s’appuyant sur différentes espèces de ressources. Ici encore, une image apparente, officielle : l’Église vit d’offrandes ou de contre-prestations pour son service religieux (le denier du culte) et des revenus de ses biens (les biens de l’Église). La réalité est beaucoup plus complexe : le pouvoir temporel de l’Église repose aussi sur le contrôle de postes qui peuvent devoir leur existence à la simple logique économique (lorsqu’ils sont liés à des entreprises économiques proprement religieuses, comme les pèlerinages, ou à dimension religieuse, comme les entreprises de presse catholique74).

54 Du point de vue de la pratique, l’économie développée par les oikoi égyptiens est bien héritée et transformée par les moines et cette économie n’était pas de nature à couper les liens qui pouvaient unir ces moines aux membres des familles laïcs séculières. Nous sommes bien dans le champ économique et religieux des pratiques : les moines sont des agents et un sous-champ religieux et économique, dans une relation de continuité et de concurrence plus que de rupture avec les familles séculières avec lesquelles elles échangent un capital économique mais aussi religieux, comme nous l’a concrètement montré le destin de Mosé et de son fils. L’enjeu est le même : le maintien et la transmission d’un capital symbolique, le salut, et économique, la productivité, qui fournit les moyens de la subsistance. C’est sans doute avec Bourdieu et grâce à lui que nous pouvons voir les choses de telle sorte qu’il nous semble impossible de nous passer de lui : les agents-sous-champs monastiques et familiaux sont aussi bien religieux qu’économiques parce que l’enjeu est aussi bien religieux qu’économique et qu’on peut l’exprimer en termes de salut, de survie et aussi de transmission d’un habitus puisque les relations de pouvoir sont toujours aussi des relations économiques. Chaque champ comporte un système de relations entre les positions des sujets qui se définissent réciproquement en fonction des dynamiques productives, de l’échange et de la distribution du capital spécifique, de leur position dans l’espace social et du temps considéré comme le système de croyances et de normes qui règlent les actions. Mais l’autonomie de ses multiples champs est « relative » ; ils sont tous déterminés par la logique de la reproduction de l’espace social dont ils font partie et qui en règle les mécanismes de formation et de fonctionnement. Relations de pouvoir, rapports sociaux et hiérarchie sociale sont ainsi justifiés économiquement et religieusement.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Le Seuil, Paris, 2000, (Bergson utilise bien le mot, surprenant pour nous aujourd’hui d’« utilitaire », NdT). 2. J’use de ce terme « séculier » pour qualifier ceux qui ne sont pas moines. J’ai montré ailleurs que le terme grec kosmikòs est opposé dans les sources à celui de moine, pour désigner les habitants du siècle. Les moines, quand ils n’étaient pas diacres ou prêtres, étaient de fait des laïcs. Maria Chiara Giorda, 2010, Monachesimo e istituzioni monastiche in Egitto tra IV e V secolo. Alcuni casi di interazione e integrazione, Dehoniane, Bologne, p. 58-63. Je désigne dans les pages qui suivent les familles égyptiennes comme « laïques séculières ». 3. Richard Peter Saller, 1984, Familia, domus, and the Roman Conception of the Family, in « Phoenix » XXXVIII, p. 336-355 ; Brent D. Shaw, 1987, The family in late antiquity: the experience of Augustine, in « Past & Present » CXV, 2, p. 3-51. Sur le concept de famille et les problèmes d’interprétation qui lui sont liées, voir Roberto Alciati-Maria Chiara Giorda, 2010, « Famiglia cristiana e pratica monastica (IV-VII secolo) », in Annali di storia dell’esegesi XXVII, 1, p. 265-290. 4. Robert Netting, Richard Wilk, Éric Arnould, 1984, Households. Comparative and Historical Studies of domestic Groups, University of California Press, Berkley, Los Angeles, Londres. 5. P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, op. cit., et « L’économie des biens symboliques », in Raisons pratiques, p. 175-218. 6. Voir en particulier Le marché de la maison, p. 27-230, in P. Bourdieu, Les structures sociales, op. cit. Il est intéressant aussi de rappeler le vocabulaire fortement religieux de l’autodéfinition de la famille telle que Bourdieu la critique dans « L’esprit de famille », in Raisons pratiques, Paris, Le Seuil, 1994, en part. p. 136 : « un univers sacré, secret, aux portes closes sur son intimité ». 7. Je m’attarderai peu ici à cet aspect, mais il suffit de rappeler le pouvoir spirituel des moines, dans le domaine de la direction spirituelle des moines eux-mêmes, des laïcs et des clercs (Giorda, 2006).

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8. P. Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 254-258. 9. Sur le concept boudieusien et sur l’habitus comme schéma monastique dans le sens du vêtement extérieur et intérieur du moine, voir Teresa Shaw, 1998, « Askesis and the Appearance of Holiness », Journal of Early Christian Studies, 6 (3), Fall 1998, p. 485-499, qui recourt au concept bourdieusien pour montrer comment l’habit ou vêtement monastique, comme signe extérieur de l’habitus et comme stratification de culture et de mode de vie. Voir Rebecca Krawiec, 2009, « “Garments of Salvation”: Representations of Monastic Clothing in Late Antiquity », Journal of Early Christian Studies, XVII, 1, p. 125-150. 10. P. Bourdieu, « La logique des champs », in Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Le Seuil, 1992, p. 71-90. 11. M. C. Giorda, 2011, « OIKONOMIA DOMESTICA E OIKONOMIA MONASTICA Scambio di “buone pratiche” tra due tipologie di famiglie in Egitto (IV-VII secolo) », in Rivista di Storia del Cristianesimo 2, p. 329-356. 12. M. C. Giorda, 2011, « Il Regno di Dio in terra ». I monasteri come fondazioni private (Egitto V-VII secolo), edizioni di Storia e Letteratura, Rome. 13. Voir par exemple, dans un papyrus du IVe siècle, un moine qui hérite du patrimoine de son oncle (P. Lips, 28, 381). 14. Arnold Hugh Martin Jones, 1960, « Church Finance in the Fifth and Sixth Centuries », in Journal of Theological Studies, IX, p. 84-95. Voir aussi « Questions économiques », in Ewa Wipszycka, 2009, Moines et communautés monastiques en Égypte (IVe-VIIIe siècles), Varsovie, Warsaw University, Faculty of Law and Administration, Warsaw University, Institute of Archaeology, Dept. of Papyrology: Raphael Taubenschlag Foundation, Supplement XI of the Journal of Juristic Papyrology, p. 471-566. 15. Les documents dont sont tirées ces informations sont d’une texture extrêmement dense. Voir le catalogue réordonné par Włodzimierz Godlewski, Le monastère de Saint-Phoibammon, PWN- Éditions scientifiques de Pologne, Varsovie, p. 81-88. 16. Malcolm Choat, 2009, Property Ownership and Tax Payment in Fouth-Century Monasticism, in Monastic Estates in Late Antique and Early Islamic Egypt: Ostraca, Papyri, and Studies in Honour of Sarah Clackson, Anne Boud’hors, James Clackson, Catherine Louis, Petra Sijpesteijn (éd.), American Society of Papyrologists, Cincinnati, Ohio, p. 137-138. 17. Allen Chester Johnson, Louis C. West, 1949, Byzantine Egypt: Economic Studies, Princeton University Press, Princeton, p. 69, et toute la section 7 de ce chapitre, « Ecclesiastical Property », p. 66-72. 18. Pour une vue complète de cette typologie, John Philip Thomas, 1987, Private Religious Foundations in the Byzantine empire, Dumbarton Oaks Research Library and Collection, Washington D. C., p. 75, note 90. 19. Hermann Dörries, 1931, Mönchtum und Arbeit, Forschungen zur Kirchengeschichte und zur christlichen Kunst, Dieterisch’sche Verlagsbuchhandlung, Leipzig, p. 17-39. Antoine Guillaumont, 1979, « Le travail manuel dans le monachisme ancien. Contestation et valorisation » in Id., Aux origines du monachisme chrétien. Pour une phénoménologie du monachisme, (Spiritualité Orientale 30), Abbaye de Bellefontaine, Bégrolles en Mauges, p. 117-126, pour les implications spirituelles du travail monastique. 20. E. Wipzsycka, Moines et communautés monastiques en Égypte, op. cit., p. 477. 21. Pour les sources littéraires du cas pachômien, voir Palladio, Historia Lausiaca, 32, 11-12 ; Herbert Eustis Winlock, Walter Ewing Crum, 1926, The Monastery of Epiphanius at Thebes, Metropolitan Museum of Art, New York, I, p. 51-87 ; pour un examen attentif des témoignages archéologiques qui aident à repérer le grand nombre d’activités des moines du monastère de l’abbé Épiphane, voir ib., p. 156-166 et en part. 160-161 sur le travail agricole : Hugh G. Evelyn White, 1932, The History of the Monasteries of Nitria and Scetis, ed. Walter Hauser, The Metropolitan

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Museum of Art, New York, p. 198-200, E. Wipzsycka, Moines et communautés monastiques en Égypte, op. cit., p. 477-489 ; 522. A. Delattre, 2007, Papyrus coptes et grecs du monastère d’apa Apollô de Baouît conservés aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, Bruxelles, Académie royale de Belgique, p. 88-93 et p. 80-81 sur la possession et l’utilisation des terres cultivables dans le monastère de Bawit. 22. Voir le cas de Pacôme, emporté par un mal mortel alors qu’il participait à la récolte des moissons, Pachomii vita bohairice scripta, 1952-1953, Louis-Théophile Lefort (éd.), Imprimerie orientaliste, L. Durbecq, Louvain, Vita bohairica di Pacomio, 98. 23. E. Wipzsycka, Moines et communautés monastiques en Égypte, op. cit., p. 496-497 ; Pacôme, Regolamenti, 18-19 in L. Cremaschi, Pacomio e i suoi discepoli, 1988, Qiqajon, Bose, Magnano (Bi), p. 156 ; E. Wipszycka, Moines et communautés monastiques, op. cit., p. 58, note 45 ; L. Cremaschi, Pacomio e i suoi discepoli, op. cit., p. 43-45 (les deux auteurs varient sur le rôle de Pacôme et celui d’Orsiesi dans ces évolutions). 24. Basile de Césarée, Homilia VI, De avaritia, V, in Yves Courtonne, 1935, Homélies sur la richesse, Firmin-Didot et Cie, Paris, p. 28-29. Sur le sujet de la richesse et de la propriété dans l’œuvre de Basile, voir Luciano Orabona, 1964, Cristianesimo e proprietà. Saggio sulle fonti antiche, Universale Studium, Roma, p. 76. 25. E. Wipzsycka, Moines et communautés monastiques en Égypte, op. cit., p. 503. 26. Jairus Banaji, 2001, Agrarian Change in Late Antiquity. Gold, Labour and Aristocratic Dominance, Oxford Classical Monographs, Oxford University Press, Oxford ; Edward Rochie Hardy, 1931, The Large estates of Byzantine Egypt, Columbia University Press, P. S. King & Son ltd., New York, Londres ; Roberta Mazza, 2001, L’Archivio degli Apioni: terra, lavoro e proprietà senatoria nell’Egitto tardo antico, Edipuglia, Bari ; Peter Sarris, 2006, Economy and Society in the Age of Justinian, Cambridge University Press, Cambridge, New York, p. 90-95, pour certaines formes d’organisation, au-delà de celle des Apions, qu’on peut retenir comme un idéal-type de grande propriété familiale égyptienne. Dans le cas des Apions, le mieux documenté et le plus étudié de tous, on peut distinguer trois types de propriétés gérées par cette famille : gestion directe (autourgia) ; propriété louée, les ktemata, dans les villages appartenant à la famille ; enfin, propriété urbaine et suburbaine donnée en gestion à un tiers (magasins, négoces, édifices divers) P. Sarris, Economy and Society, op. cit., p. 68, 79, 86-88. 27. Giovanni Ruffini, 2008, Social Networks in Byzantine Egypt, Cambridge University Press, Cambridge. 28. Les derniers recensements remontent alors au début du IVe siècle, 309-310 : P. Cair. Isid. 8 (309) et P. Sakaon 1 (310), cité par R. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, 1993, Princeton University Press, p. 183. Nous savons que ces recensements se faisaient kat’oikian, maison par maison ou famille par famille, parce que le mot soit une maison ou demeure dans le sens de l’édifice construit, soit une famille comme groupe d’individus habitant cet édifice (Roger Bagnall, Bruce Frier, 1994, The Demography of Roman Egypt, Cambridge University Press, Cambridge, New York, p. 55). Voir sur la famille elle-même dans l’Égypte ancienne, R. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, op. cit., le paragraphe consacré à « Parents, Children, Families », p. 199-207. 29. R. Bagnall, B. Frier, op. cit., « Households », p. 53-74, qui se fonde sur le modèle des premiers siècles chrétiens, p. 55. 30. R. Alciati, M. C. Giorda, op. cit., et la bibliographie jointe. 31. Richard Alston, Houses and households in Roman Egypt, in Ray Laurence, Andrew Wallace- Hadrill, 1997, Domestic Space in the Roman World, Pompeii and Beyond, RI, JRA, Portsmouth, p. 25-40 ; Richard Alston, Searching for the Roman-Egyptian Family, in Michele George, 2005, The Roman family in the Empire, Rome, Italy and Beyond, Oxford University Press, Oxford, p. 129-157. Dans R. Bagnall, B. Frier, op. cit., les auteurs mettent en évidence la multiplicité des types de maisons ; voir aussi Peter Laslett, 1997, Household and family in past time, Cambridge University Press, Cambridge,

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p. 33-44 ; Deborah. W. Hobson, 1985, « House and household in Roman Egypt », in Yale Classical Studies, XXVIII, p. 211-219. 32. Tamara K. Hareven, 1991, « The History of the Family and the Complexity of Social Change », in American Historical Review, XCVI, p. 95-124, 100-102. 33. Suzanne Dixon, 1992, The Roman Family, Ancient Society and History, The Johns Hopkins University Press, Londres, p. 7-11. 34. Ib., p. 8-9 : Keith Bradley, 1991, Discovering the Roman Family: Studies in Roman Social History, Oxford University Press, New York, p. 93-95 sur le rôle des serviteurs et de la parentèle lointaine, et p. 208-229 pour quelques réflexions sur les rapports de pouvoir et de dépendance et sur le phénomène du patronage. 35. Diverses analyses de testaments ont confirmé l’importance de ces liens à partir de l’étude de la transmission de la propriété entre des parents proches : R. Alston, Searching for the Roman- Egyptian Family, op. cit., p. 131-132, en particulier notes 11 et 12 ; Edward Champlin, 1991, Final Judgments: Duty and Emotion in Roman Wills, 200 B.C.-A.D. 250, University of California Press, Berkeley, p. 103-130. 36. R. Alston, Searching for the Roman-Egyptian Family, op. cit., p. 150. 37. T. M. Hickey, Aristocratic landholding, op. cit., p. 296-306. 38. R. Banaji, op. cit., p. 188-189. Voir aussi Francesco de Robertis, 1963, Lavoro e lavoratori nel mondo romano, Adriatica éd., l’ouvrage le plus complet sur les formes d’organisation, la législation et les pratiques du travail dans le monde romain. 39. R. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, op. cit., p. 148-153 ; J. Banaji, op. cit., p. 200-213. Le choix de documents proposé par Banaji est éloquent pour ce qui concerne la complexité de la typologie des propriétaires terriens (op. cit., p. 102). 40. Maria Grazia Turri, La distinzione fra moneta e denaro, Carocci, 2009 : l’auteur propose une interprétation originale, sur le terrain de la philosophie de l’être, des entrelacs de l’économie monétaire et de l’économie réelle, en reprenant la tradition des deux derniers siècles de recherches économiques et philosophiques sur le sujet de l’argent. 41. R. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, op. cit., p. 153-160 ; M. Ford, 1986, Taxation in Fourth Century Egypt, dissertation Birmingham ; J. Gascou, op. cit. 42. Voir en particulier P. Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, op. cit. 43. Jairus Banaji, 2001, op. cit., p. 46-88, qui reprend la thèse de Gunnar Mickwitz, 1932, Geld und Wirtschaft im römischen Reich des vierten Jahrhunderts n. Chr., Centraltryckeri och bokbinderi aktiebolag, Helsingfors. 44. P. Bourdieu, « Le champ économique » in Actes de la recherche en sciences sociales, Année 1997, vol. 119, no 1, p. 48-66. 45. P. Bourdieu, « L’économie des biens symboliques », in Raisons Pratiques, op. cit., p. 193. 46. D. Swartz, Culture and Power. The Sociology of Pierre Bourdieu, op. cit., p. 74-75 ; J. Beasley-Murray, « Value and Capital in Bourdieu and Marx », in N. Brown, I. Szeman (eds.), 2000, Pierre Bourdieu: Fieldwork in Culture, Lanham, MD, Rowman and Littlefield, p. 100-119. 47. Gabriella Paolucci (éd.), 2010, Bourdieu dopo Bourdieu, Utet, Turin ; Marco Santoro, « Con Marx, senza Marx ». Sul capitale di Bourdieu, in Bourdieu dopo Bourdieu, op. cit., p. 145-172, p. 165. 48. Voir en particulier Pierre Bourdieu, Réponses, op. cit., et Id., « The Forms of Capital », in John G. Richardson (ed.), 1986, Handbook of Theory and research for the Sociology of Education, Greenwood Press, Westport, p. 242-258. 49. Voir le papyrus SB XIV 11972, E. Wipzsycka, Moines et communautés monastiques en Égypte, op. cit., p. 522, note 77 ; Vita graeca di Pacomio, 146 et Vita bohairica di Pacomio, 56 pour un témoignage des sources littéraires. Jean Luc Fournet, Jean Gascou, 2002, « Moines pâchomiens et batellerie », in Alexandrie médiévale 2, Christian Décobert (éd.), Institut français d’archéologie orientale, Le Caire, (Études alexandrines, 8), p. 23-45, en part. p. 42. 50. E. Wipzsycka, Moines et communautés monastiques en Égypte, op. cit., p. 495.

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51. Id., p. 487, note 22 ; p. 498-499, sur les serviteurs et les simples moines. Voir aussi le cas de l’enfant donné au monastère et des pistoi, in M. C. Giorda, Il Regno di Dio in terra, op. cit. 52. Voir A. Delattre, op. cit., p. 81, en part. note 267. Voir divers papyrus du monastère de Bawit, in P. Apollo I 24 (un village vend un terrain à un monastère) ; P. Apollo I 25 (un moine renonce à son droit de propriété) ; P. Apollo I 26 (un monastère vend une terre) ; Tonio Sebastian Richter, The Cultivation of Monastic Estates in Late Antique and Early Islamic Egypt, in Monastic Estates, op. cit., p. 209-210. 53. T. Sebastian Richter, The Cultivation of Monastic Estates, op. cit., p. 207-208. 54. Voir les ressources des archives de Wadi Sarga, WS 163-187 (VII sec.). 55. Vita di Shenoute, 30, in A. Campagnano-T. Orlandi, Vite di monaci copti, 2007, Città Nuova Roma, p. 144. 56. Je renvoie ici aux recherches sur la naissance du système bancaire dans le contexte historique du développement de la doctrine chrétienne et dans le cadre historiographique des travaux consacrés à la genèse d’une forme originale de capitalisme dans le monde catholique : Giacomo Todeschini, 2004, Ricchezza francescana. Dalla povertà volontaria alla società di mercato, Il Mulino, Bologne, et id., 2004, I mercanti e il Tempio, La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra medioevo ed età moderna, Il Mulino, Bologne. 57. Daniele Foraboschi, Alessandra Gara, 1982, L’economia dei crediti in natura (Egitto), in « Athenaeum » LX, p. 69-83 ; R. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, op. cit., p. 73-78. 58. T. Markiewicz, The Church, Clerics, Monks and Credit in the Papyri, in Monastic Estates, op. cit., p. 178-204. 59. P. KRU 67 du VIIIe siècle (W. E. Crum, 1912, Koptische Rechtsurkunden des achten Jahrhunderts aus Djême (Theben), Leipzig, reprint in Subsidia Byzantina lucis ope iterata 18, with an introduction by A. A. Schiller, Leipzig, 1973, nos 1-123). 60. M. C. Giorda, Il Regno di Dio in terra, op. cit., p. 195-221. 61. P. Bourdieu, « L’économie des biens symboliques », in Raisons pratiques, op. cit., p. 194-195. 62. Pour une brève histoire de l’occurrence de ces termes dans les sources égyptiennes, voir M. Giorda, Il Regno di Dio in terra, op. cit., p. 178. 63. P. Bourdieu, « L’économie des biens symboliques », in Raisons pratiques, op. cit., p. 182 ; La Sociologie de Bourdieu. Textes choisis et commentés, 1986, Éditions Le Mascaret, Bordeaux. 64. Boschetti A., 2003, La Rivoluzione simbolica di Pierre Bourdieu, Venise, Marsilio, p. 31. 65. La question de l’économie, comme pouvoir, comme gouvernement des hommes, comme théologie économique a été affrontée par G. Agamben, 2008, in Le Règne et la gloire. Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement, Homo Sacer II, 2, Paris, Le Seuil, où l’on trouve un chapitre intitulé « Le mystère de l’économie », particulièrement intéressant pour nous puisqu’il porte sur le concept d’oikonomia dans les écrits du premier siècle de l’époque chrétienne, avec une enquête terminologique précise qui vise à saisir les changements sémantiques dans la pensée des auteurs chrétiens de l’antiquité. Utile aussi l’ouvrage de Gerhard Richter, 2005, Oikonomia. Der Gebrauch des Wortes Oikonomia in Neuen Testament, bei den Kirchenvätern und in der teologischen Literatur bis ins 20. Jahrundert, de Gruyter, Berlin, New York, bien que son approche soit plus théologique que linguistique et philologique ; il présente un vaste panorama des occurrences du concept d’économie, dans un grand nombre de sources anciennes. Il est important de prendre en compte ce plan spirituel et théologique pour saisir les liens entre le gouvernement des hommes et le gouvernement de Dieu, entre le pouvoir des hommes et sa gestion efficace et, pour le dire avec Agamben, la « gloire de Dieu ». 66. Giulio Maspero, 2006, « Storia e salvezza: il concetto di oikonomia fino agli esordi del III secolo », in Pagani e cristiani alla ricerca della salvezza (secoli I-III), XXXIV Incontro di Studiosi dell’Antichità Cristiana, Roma, 5-7, maggio 2005, Augustinianum, Rome, p. 239-260, spécialement p. 239-240 (et la bibliographie chronologiquement ordonnée de la note 1). 67. P. Bourdieu, « L’économie des biens symboliques », in Raisons pratiques, p. 188.

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68. Je renvoie à l’ouvrage de Maspero, Storia e salvezza, op. cit., p. 240-243, sur le sens fondamental du terme dans l’Antiquité classique. Dans les développements de la pensée chrétienne des premiers siècles, on trouve, certes, un usage pratique du concept, mais oikonomia vient à exprimer soit la dimension historique du salut, soit la dimension eschatologique de l’histoire. Mais les significations préchrétiennes du mot continuent à interagir avec ces nouvelles dimensions, rendant possible le passage de la sphère de la gestion de la maison à celle du cosmos, compris comme une « maison » régie par l’ordre de la Providence, à l’histoire du monde et de l’humanité de la maison de Dieu, puis le retour à un usage limité à cette maison et ce lieu domestique que représente le monastère (G. Maspero, Storia e salvezza, op. cit., p. 260). 69. La figure de l’oikonomos comme administrateur des biens se rencontre déjà chez Xénophon, dans l’OIKONOMIKOS, où la science de celui qui administre la maison est comparée à la médecine, à la menuiserie, à la fabrication des édifices ; le bon administrateur est celui qui administre avec profit ses biens et sait disposer au mieux de ses propriétés Oeconomicus, 1, 2, 4 ; 1, 15, 3 ; Memorabilia, 2, 10, 4, 1 ; 3, 4, 7, 3 ; 3, 4, 11, 3. On retrouve la même idée chez Aristote, Ethica Nicomachea, 1094, a. 6-9 ; et dans certains passages du Nouveau Testament, où l’administrateur est le comptable et le responsable de la trésorerie : Rm 16,23 ; Lc 16,1 ; Gal 4,2 ; c’est dans le NT que le concept d’« économie » et le mot « économe » commencent de trouver un usage différent, lié à l’intervention de Dieu dans le monde (G. Maspero, Storia e salvezza, op. cit., p. 249-251). 70. Exempli gratia, l’économe de O. Crum 87 (W. E. Crum ed., 1902, Coptic Ostraca from the Collections of the Egypt Exploration Fund, The Cairo Museum and Others, London, nos 1-525, Add. 1-62., translations and commentary on the texts arranged by type precede the Coptic texts themselves) devait s’occuper du topos, observer les prescriptions du clergé, pourvoir au soin (vilokalia) et à l’administration (oikonomia) du lieu. Sur le sens de cette expression et son évolution, voir Leslie S. B. Mac Coull, 1985, « A Coptic Cession of Land by Dioscorus of Aphrodito: Alexandria Meets Cairo », Acts of the Second International Congress of Coptic Studies, Roma, 22-26 September 1980, Tito Orlandi, Fredrik Wisse (ed.), CIM, Rome, p.159-164, s.v. « philokalia », p. 161. 71. P. KRU 78, 13. 33 ; 92, 7 ; 106, 49 : A. Papaconstantinou, 2002, « THEIA OIKONOMIA Les actes thébains de donation d’enfant ou la gestion monastique de la pénurie », in Mélanges Gilbert Dagron, « Travaux et Mémoires » XIV, association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, Paris, p. 511-526. 72. Le terme d’oikonomia figure toujours dans les apophthegmata avec la même signification d’un dessein ou d’un projet de Dieu sur le monde et sur l’humanité : voir dans la collection systématique de ces textes II, 10, 12 ; III, 38, 15 ; IV, 27, 9 ; V, 4, 15.64 ; V, 26, 3 ; V, 28, 11. La survie de cette signification dans les sources non littéraires est rare : voir cependant un cas isolé in P. Brux, Bawit 53, 2 (VIIIe siècle) où Dieu « administre », entre d’autres missions de la Trinité. Dans les lettres attribuées à Shenoute, on trouve une certaine oscillation dans le sens du terme, entre d’une part disposition eschatologique – Sinuthii archimandritae opera omnia,Johannes Leipoldt (éd.), 1955, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 42, Imprimerie Nationale, Paris, 219, 6 – et d’autre part lieu du monastère autant qu’actions et charges diverses : Sinuthii archimandritae opera omnia, Johannes Leipoldt (éd.), 1954, Imprimerie Nationale, Paris, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 73, 142, 10 et 143, 7, dans le chapitre consacré aux charges de l’économe. 73. On trouve dans les sources soit oi\koj/oijjkiva/oikos (P. KRU 106, 109, VIIIe siècle) soit hi, maison, qui renvoie au monastère (Leslie S. B. Mac Coull, 1993, « The Apa Apollo Monastery of Pharoou (Aphrodito) an its Papyrus Archive », in Le Muséon LVI, texte no 23, p. 50 ; CO 27 : M. C. Giorda, Il Regno di Dio in terra, op. cit., p. 34-35. 74. P. Bourdieu, « Propos sur l’économie de l’Église », in Raisons pratiques, p. 215 (Bourdieusouligne).

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RÉSUMÉS

Le rapport entre économie et religion : tel est l’objet de cet essai, qui vise plus précisément à tenter de relire en termes économiques le rapport entre monachisme et famille, entendus tous deux comme agents et ensemble d’habitus ou comme des sous-champs du champ religieux (et économique) égyptien, afin de réfléchir sur la façon dont ces catégories empruntées à la sociologie de Bourdieu peuvent nous aider à comprendre les dynamiques spirituelles, culturelles, sociales et économiques en jeu dans l’Égypte des Ve-VIIe siècles. En appliquant ces catégories aux sources dont nous disposons et en croisant les données littéraires et documentaires, nous nous proposons non seulement de vérifier la validité de certaines catégories interprétatives bourdieusiennes pour l’Égypte antique tardive et proto- byzantine, mais encore de produire une nouvelle lecture des rapports de force et de pouvoir qui s’y déploient et qu’il serait impossible, sans Bourdieu, de saisir, et enfin de démontrer que les agents et les forces intervenant dans le domaine religieux et économique coïncident, puisque l’enjeu y est dans les deux cas identique.

The relation between Economy and Religion: this is the focus of this essay, which more precisely aims at attempting a re-reading, in economic terms, of the relation between monasticism and family, both understood as agents and as sum of Habitus, or as subfields of the religious (and economic) field, in order to reflect on the way these categories borrowed to Bourdieu’s sociology can help us understand the spiritual, cultural, social and economic dynamics at play in 5th-7th century Egypt. By applying these categories to the sources we have at hand and by intersecting literary and documentary data, we propose not only to test the validity of a number of interpretative Bourdieusian categories for antique and proto-byzantine Egypt, but also to produce a new reading of the power relations that are being deployed therein and which it would be impossible, without Bourdieu, to grasp, and lastly to demonstrate that agents and forces intervening in the Religious and Economic realm are in fact coinciding, since the stakes in both cases are identical.

La relación entre economia y religión : tal es el fin de este estudio, el qual, mas precisamente, enfoca la relectura mas atenta posible, en terminos económicos, de la relación entre monaquismo y familia, ambos entendidos como una suma de habitus o como deux subcampos del campo religioso (y económico), para mostrar como estas categorias de la sociologia de Pierre Bourdieu nos pueden ayudar a entender las dinámicas espirituales, culturales, sociales y económicas de los siglos 5 a 7 del Egipto antiguo. Implicando estas categorías a las fuentes disponibles, cruzando la literatura y los datos documentales, proponemos no solamente de comprobar la validez de numerosas categorias de Bourdieu para este periodo del Egipto antiguo y protobizantino, pero también una nueva lectura de las relaciones de poder que se desarollaron en estos tiempo y lugar, y que habría sido imposible de descifrar sin la ayuda del sociologo; se trata, por fin, de demostrar que los agentes y las fuerzas que intervienen en los campos religioso y económico coinciden por que la meta es la misma en los dos casos.

INDEX

Mots-clés : histoire du monachisme, lieux religieux, économie et religion, sociologie des religions, Pierre Bourdieu Keywords : history of monasticism, religious places, economy and religion, sociology of religions, Pierre Bourdieu

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AUTEUR

MARIA CHIARA GIORDA

Université de Turin, [email protected]

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