JEAN BEAULNE

Le dernier Baronetsdes

Le dernier Baronetsdes Édition Les Éditions de Mortagne Case postale 116 Boucherville (Québec) J4B 5E6 Tél. : 450 641-2387 Téléc. : 450 655-6092 editionsdemortagne.com Tous droits réservés Les Éditions de Mortagne © Ottawa 2016 L’éditeur a fait tout ce qui était en son pouvoir pour retrouver les copyrights. On peut lui signaler tout renseignement menant à la correction d’erreurs ou d’omissions. Dépôt légal Bibliothèque et Archives Canada Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque nationale de 4e trimestre 2016 Mise en pages et adaptation numérique : Studio C1C4 ISBN : 978-2-89662-606-9 ISBN (epdf) : 978-2-89662-607-6 ISBN (epub) : 978-2-89662-608-3

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Membre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) JEAN BEAULNE

Le dernier Baronetsdes AVEC LA COLLABORATION DE PATRICIA JUSTE

 Sommaire   

Préface de Michel Beaudry...... 9 Préface de France Castel...... 13 Chapitre 1 — La tête dans les étoiles...... 17 Chapitre 2 — L’arrivée de l’enfant tannant ...... 51 Chapitre 3 — Les baronetteries...... 71 Chapitre 4 — Le bout du tunnel...... 91 Chapitre 5 — Les idoles...... 113 Chapitre 6 — La deuxième carrière...... 133 Chapitre 7 — Sur la route des Beatles...... 159 Chapitre 8 — Ōsaka...... 173 Chapitre 9 — Trouver la chanson...... 187 Chapitre 10 — Les palmiers...... 201 Chapitre 11 — Retour au bercail...... 223 Chapitre 12 — Le grand défi de Los Angeles. . . . . 243 Chapitre 13 — Du rêve au cauchemar ...... 267 Chapitre 14 — Des projets plein la tête...... 285 Chapitre 15 — L’incontournable destin...... 299 Chapitre 16 — Le moment de réflexion...... 315

 Préface de Michel Beaudry   

Les trépidantes, étourdissantes et enivrantes années soixante ont été, et sont toujours, le symbole de la Révolution tranquille . Mais plus que ça, elles ont été le tremplin d’un bouleversement profond du monde musi- cal et du spectacle .

Vous venez de tourner la première page d’une mer- veilleuse histoire : celle d’un homme, d’un trio, d’un univers . Jean Beaulne est un artiste émotif et émouvant qui, depuis plus de cinquante ans, louvoie dans toutes les eaux . Fascinantes mais parfois troubles, agitées, providentielles…

Qu’il se décide enfin à écrire et décrire son parcours, à révéler les dessous d’un destin unique en enrichira plus d’un .

Les Baronets, une trinité . Trois hommes à la fois semblables et différents, formant un groupe homogène, bâtissant leur réputation dans le monde enchanteur du spectacle, de la scène et de ses coulisses pleines de secrets . Le dernier des Baronets

Vous allez dévorer ce bouquin comme Jean Beaulne a mordu et mord encore dans la vie . De la passion à l’état pur dans la célébrité, la fantaisie, la renommée .

Pierre Labelle, parti tellement trop vite, René Angélil, l’imprésario à la carrière planétaire et, maintenant, Jean Beaulne, témoin et acteur de la trilogie .

Gâtez-vous !

Michel Beaudry

12  Préface de France Castel   

J’ai rencontré Jean Beaulne à l’époque où il était ­producteur et aussi chanteur . Nous avons connu un énorme succès avec la chanson Toi et moi amoureux, que nous interprétions en duo .

Nous avons par la suite travaillé ensemble à plusieurs occasions . C’est un homme débrouillard et passionné .

Son livre relate très bien une époque de notre mer- veilleux et cruel métier . En le lisant, j’ai découvert la vie palpitante de Jean et je me suis rendu compte qu’il est, lui aussi, un vrai survivant . C’est un excellent récit où on apprend un tas de choses sur le milieu de la chanson et sur la résilience .

Je suis certaine que l’histoire de ce dernier des Baronets rappellera plein de bons souvenirs à beaucoup de monde !

Je souhaite bonne chance à Jean, lui qui a donné à tant de jeunes artistes leur première chance !

© Espace Urbain © France Castel

 Chapitre 1 La tête dans les étoiles   

Heureux comme un roi Heureux grâce à toi Heureux mon amour De t’avoir chaque nuit Chaque jour Le cœur plein de joie Heureux comme un roi

Les paroles de cette vieille chanson me tournaient dans la tête . J’ai fermé les yeux et je n’ai pas pu m’empêcher de sourire . Je me voyais tout petit, chantant joyeusement cette ritournelle dans les réunions de famille, sous les bruyants encouragements de mes proches . C’était bien comme ça que je me sentais en ce moment, heureux comme un roi, alors qu’en cet après-midi de juin, le soleil déversait une lumière dorée sur les murs de Paris .

Assis dans une des deux camionnettes louées pour l’occasion, je regardais le réalisateur, le directeur photo et le preneur de son capter des plans d’archives pour un documentaire que nous étions en train de tourner . Cela Le dernier des Baronets

se passait toujours de la même façon : avant de partir à la chasse aux images, nous nous asseyions ensemble et cha- cun présentait ses idées – je ne leur imposais rien, j’écou- tais leurs suggestions, je leur donnais les miennes, c’était un partage –, et puis nous décidions ce qui était le mieux . J’aurais pu ensuite rester à l’hôtel ou faire autre chose, mais je prenais plaisir à les accompagner, à m’imprégner de l’atmosphère­ des lieux . Alors que je suivais leur travail d’un œil distrait, mon esprit vagabondait . J’aimais cette ville . Je me rappelais toutes les occasions où j’y étais venu . D’abord en voyage de noces avec ma première femme, ensuite à l’époque où j’étais gérant des Bel Canto et où j’avais ­rencontré ce grand monsieur qu’était , et cette fois encore où j’avais réalisé un documentaire sur un autre monument de la chanson française : Pierre Delanoë . Il y avait eu aussi la fois où…

La sonnerie de mon téléphone cellulaire m’a soudain sorti de ma rêverie . Presque à regret, j’ai décroché .

— Allô ?

— Mister Beaulne ?

— Yes.

— This is Martin.

Mon cœur a fait un bond . C’était l’imprésario de Barbra Streisand . Cela faisait des mois que j’essayais d’obtenir une entrevue avec elle .

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— Oh, bonjour, monsieur Martin, ai-je répondu en anglais . Je suis content de vous entendre !

— On vous attend à 16 h, à Bercy . Dites à votre équipe d’aller à la porte 32 . Vous, présentez-vous à l’entrée prin- cipale . On vous remettra un laissez-passer pour que vous puissiez vous rendre à l’arrière-scène . J’y serai et, de là, vous irez avec un agent de sécurité ouvrir à votre équipe .

Il était à peu près 14 h . Il a fallu à peine quelques minutes à mes collègues pour remballer le matériel et sau- ter dans la camionnette . Pendant ce temps, j’appelais les autres membres de l’équipe pour leur demander de nous rejoindre là-bas avec la deuxième camionnette . Nous étions à côté de la tour Eiffel . Il fallait traverser le pont d’Iéna, emprunter le quai Branly et suivre presque tout le temps la Seine jusqu’à Bercy . Cela prendrait une tren- taine de minutes . Nommée alors le Palais omnisports de Paris-Bercy, cette salle peut accueillir environ vingt mille spectateurs . On y organise régulièrement des spectacles et des compétitions sportives .

Deux heures après, tout notre matériel était installé et nous attendions avec une indescriptible excitation d’inter­ viewer l’immense artiste qui allait chanter ce soir-là à Bercy . Barbra Streisand faisait une tournée en Europe . Elle était passée par Manchester, Dublin, Zurich, Vienne et Londres, et partirait ensuite pour Berlin . C’était son pre- mier concert à Paris . Elle était venue avec quatre chanteurs de Broadway et un orchestre de cinquante-huit musiciens . Il avait fallu deux Boeing 747 pour transporter ces artistes,

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son équipe et le matériel . Deux jours plus tard, , le président français, lui remettrait, au palais de l’Élysée, les insignes d’officier de la Légion d’honneur .

On aurait dit une fourmilière . Partout, des hommes et des femmes s’activaient pour mettre en place l’équi- pement technique et préparer la scène . Je suis allé saluer madame Streisand et l’avertir que nous étions prêts pour l’entrevue . Mais, à cet instant, on est venu la prévenir qu’il y avait des problèmes de son et d’éclairage . Gentiment, elle s’est excusée et m’a demandé de l’attendre . Il fal- lait absolument qu’elle aille voir ce qui se passait . C’était comme si l’on avait lancé une pierre dans la fourmi- lière : les membres du personnel technique couraient dans tous les sens, de plus en plus nerveux à mesure que l’heure du spectacle approchait . Ce devait être un gros problème, car j’ai dû finir par me rendre à l’évidence : le show allait bientôt commencer et madame Streisand n’aurait jamais le temps de faire l’entrevue . Vers 19 h 30, des gens importants se sont mis à venir lui dire bonjour, dont Alain Delon, Line Renaud, et Cécilia Sarkozy, l’ex-femme du président . Puis le concert a débuté . Nous étions dans un bureau, près de la loge de Barbra Streisand, avec monsieur Martin, son gérant . Il y avait un écran géant sur lequel nous pouvions voir le spectacle, qui était enregistré .

À la fin de la première partie, j’ai aperçu madame Streisand, mais je n’ai pas osé la déranger . Je suis bien placé pour savoir comme on peut se sentir épuisé après une heure de spectacle . Elle discutait avec les personnalités

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dont j’ai parlé plus haut, qui prenaient un verre ensemble durant l’entracte . Puis elle est entrée dans sa loge et en est ressortie, un moment plus tard, avec un adorable caniche blanc dans les bras . Elle était accompagnée de James Brolin, son mari, qui est acteur, réalisateur et producteur . La deuxième partie a commencé et j’ai remarqué un peu de fatigue dans la voix de Barbra Streisand . À la fin du spectacle, les mêmes VIP sont venus la féliciter . Malgré la fatigue, sûrement due au voyage, elle avait été très bonne . Elle le sera toujours . À mon avis, c’est une des plus grandes chanteuses de la planète, avec Céline Dion .

Je suis resté en retrait, la laissant discuter avec ces gens . Puis, petit à petit, tout le monde s’en est allé . Il était envi- ron 23 h . Je me suis approché d’elle et lui ai dit :

— Madame Streisand, je sais que vous êtes fatiguée, mais si vous pouviez me donner trois petites minutes…

— J’aimerais bien ça, m’a-t-elle répondu d’un air désolé, mais je suis complètement vidée et j’ai mal à la gorge . On va remettre ça à Los Angeles, dans quelques semaines, si vous n’y voyez pas d’objection .

J’ai fait de gros efforts pour garder le sourire et lui assu- rer que non, bien sûr, je n’y voyais pas d’objection, mais en vérité j’en voyais une grosse : cela ne coûterait que quelques dizaines de milliers de dollars de plus… Évidemment, je ne pouvais pas le lui dire et je me suis contenté de la saluer cordialement avant de la laisser aller se reposer . Je com- prenais bien qu’une tournée comme celle-là représentait

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beaucoup de stress et de fatigue . Le moral dans les talons, je suis retourné voir les membres de mon équipe pour leur annoncer la nouvelle .

Il y avait le réalisateur, le directeur de photographie, le preneur de son, la directrice de plateau, la maquilleuse, le photographe de plateau – qui n’avait d’ailleurs pas pu prendre de photos ce soir-là, car madame Streisand en avait l’exclusivité, ce qui était bien normal –, mon assistante à la production, qui s’occupait entre autres des documents que nous devions faire signer aux artistes avant les entrevues, et un homme à tout faire qui nous aidait à transporter le matériel . À part ce dernier qui habitait à Paris, tous étaient Québécois, car, d’après les ententes que nous avions avec le gouvernement, nous devions nous assurer que la grande majorité de l’équipe était constituée de gens du Québec . Nous étions déçus, affamés, fatigués, mais tout de même heureux de l’expérience . L’organisation d’un tel spectacle est toujours impressionnante . Cela demande une discipline et une rigueur exemplaires . Rien n’est laissé au hasard .

En fin de compte, nous n’avons réalisé cette entrevue avec Barbra Streisand à Los Angeles que plusieurs semaines plus tard . Dans ce métier, on ne fait pas tout le temps ce que l’on veut . On doit être prêt à toute éventualité .

J’ai commencé à produire des documentaires au début des années deux mille, après avoir passé cinq ans à apprendre le cinéma à Los Angeles . J’avais déjà une bonne

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expérience : j’avais travaillé sur de nombreux plateaux de tournage et été directeur de plateau pour une émission spéciale de Michel Polnareff, j’avais eu ma propre série de télé en 1974, un talk-show appelé Jean Beaulne présente, et j’avais ­participé à plusieurs tournages dans le temps des Baronets .

Pour mon premier film, j’avais choisi un homme pour qui j’avais beaucoup d’admiration, Monsieur Pointu, mais j’avais un plan . Je savais qu’il avait travaillé pendant huit ans avec Gilbert Bécaud, que j’adorais . Monsieur Pointu, c’était en fait ma porte d’entrée, mon passeport pour la France . Je voulais commencer au Québec, rencon- trer les grands de la chanson en France, puis sur la scène ­internationale . C’est ce que j’ai fait .

À l’époque, cependant, je n’étais pas connu dans le milieu du cinéma au Québec . J’ai pris rendez-vous avec Monsieur Pointu, qui s’appelait Paul Cormier, et lui ai proposé de faire un documentaire sur lui . Sur le coup, il a été emballé et nous avons tout de suite signé un contrat . Je l’ai ensuite interviewé pour pouvoir préparer le scénario du film . Mais le temps passait et, à un moment donné, j’ai commencé à m’inquiéter, car il semblait m’éviter . Un jour, j’ai appelé chez lui et sa femme a répondu, mais elle était très froide . Je me rendais bien compte qu’il y avait un problème . Elle lui a laissé le téléphone et lui non plus n’avait pas l’air de bonne humeur . J’ai insisté pour savoir ce qui se passait . Voyant qu’il était mal à l’aise, je lui ai dit : « Attends-moi, Paul, j’arrive .» Donc, je me suis rendu chez lui et, là, il a fini par cracher le morceau . Un producteur,

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dont je tairai le nom par politesse, n’arrêtait pas de l’appeler­ pour lui raconter que j’étais un minable, que je n’avais pas d’expérience dans le documentaire et autres gentillesses de ce genre . Bien entendu, cet homme voulait produire lui-même ce film sur Monsieur Pointu, mais, manque de chance pour lui, il ne pouvait rien faire, à part dire des bêtises, puisque le contrat était déjà signé . Pour rassurer Monsieur Pointu, je lui ai déclaré :

— Écoute, Paul, je te propose quelque chose . On va bientôt commencer à tourner le documentaire . On va faire une journée de tournage et, si, à la fin de cette journée, tu n’es pas satisfait, on arrête tout, on déchire le contrat . Et je le dis devant ta femme pour te montrer ma bonne foi . Tu es d’accord ?

Il l’était . Et, à la fin de la première journée de tournage, il m’a quasiment embrassé . Il était ravi ! Il n’arrêtait pas de me faire des compliments . Sa femme et lui avaient retrouvé le sourire . Et quand ils ont vu le résultat final, ils ont pleuré tous les deux d’émotion .

— Jean, tu veux me faire un grand plaisir ? m’a lancé Paul .

— Mais oui, bien sûr ! ai-je répondu .

Il m’a alors expliqué que sa sœur était très malade, qu’il lui restait peu de temps à vivre et qu’il serait très heureux qu’elle puisse voir ce film . En même temps, il était embar- rassé de me demander ça, car elle se trouvait à une heure

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de voiture de Montréal . Naturellement, j’ai accepté . Une heure après, nous étions chez sa sœur . C’était vraiment émouvant .

Monsieur Pointu avait alors presque quatre-vingt-quatre ans . Il décéderait quelques années plus tard, en juin 2006 . C’était un virtuose du violon, un grand violoneux, comme on disait, mais il jouait aussi de la contrebasse et de la gui- tare, et s’était révélé être un excellent compositeur . Pendant vingt ans, il a accompagné des chanteurs country comme Willie Lamothe, Marcel Martel et Paul Brunelle . Puis, en 1970, Gilbert Bécaud l’a choisi pour accompagner une de ses nouvelles chansons, La vente aux enchères . C’est là, en fait, que Paul Cormier est devenu Monsieur Pointu, avec son chapeau melon, son col roulé et une grosse fleur à la bouton- nière de son veston . Il a suivi Bécaud dans de nombreuses tournées qui les ont amenés dans vingt-deux pays sur les cinq continents . Ils sont passés vingt-sept fois à l’ . Entre deux tournées, Monsieur Pointu revenait au Québec, où il enregistrait des disques et accompagnait des chanteurs tels que Claude Dubois, Raôul Duguay et Ginette Reno . Il a dû interrompre sa carrière un certain temps parce qu’il avait des problèmes de santé, période durant laquelle il s’est adonné à une autre de ses passions : la peinture . En 1997, il a retrouvé Bécaud pour un enregistrement près de Paris et joué avec lui au nouvel Olympia . Il y a d’ailleurs dans mon film un document d’archives de sept minutes où l’on voit Bécaud et Monsieur Pointu chanter La vente aux enchères .

À Montréal, j’ai interviewé des chanteurs qui ont tra- vaillé avec Monsieur Pointu, comme Isabelle Boulay,

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Laurence Jalbert, Mario Pelchat et Patrick Norman . Une grande partie de ce documentaire intitulé Monsieur Pointu, un violon qui chante a été tournée à Paris . C’était l’hiver . Il faisait froid et humide, si bien que quand on tournait à l’extérieur, Robert, le gérant de Paul, restait toujours à côté de lui avec un manteau pour le réchauffer dès qu’il avait fini une scène, car il portait pour l’occasion son costume si particulier . On ne voulait pas qu’il tombe malade . Je faisais de mon mieux pour qu’il se sente bien .

— Tu veux aller dans la voiture, Paul ? lui ai-je demandé le premier jour alors que le soleil tombait . Je peux t’allumer la chaufferette .

— Moi, ce que je veux, m’a-t-il répondu, c’est du pain liquide !

Je n’ai pas compris immédiatement de quoi il parlait, mais, en fait, ce dont il avait envie, c’était d’une petite bière . Après, tous les jours, en fin d’après-midi, je disais : « Ah ! C’est l’heure du pain liquide ! » Tout le monde riait .

C’est là, durant le tournage de ce film, que j’ai connu la famille de celui que l’on surnommait « Monsieur 100 000 volts », Gilbert Bécaud, et qui était décédé peu de temps auparavant, et d’autres artistes tels Serge Lama, Alice Dona, Jean-Jacques Debout et Pierre Delanoë, que je considère comme le plus grand parolier de l’histoire de la France . Cet homme a eu une carrière incroyable . Il a écrit cinq mille chansons, dont cinq cents tubes, pour une brochette de plus de cinquante artistes . Il serait trop long

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d’en faire la liste, mais on trouve parmi les plus connus Tino Rossi, Édith Piaf, Charles Aznavour, Claude François, Hugues Aufray, Petula Clark, Michel Sardou, Joe Dassin, Nana Mouskouri, Enrico Macias, Gérard Lenorman, Michel Fugain et, bien sûr, Gilbert Bécaud . Rares sont ses chansons que nous n’avons pas un jour fredonnées . Ce sont des paroles qui restent, au-delà du temps .

Le vrai nom de Delanoë était Pierre Charles Marcel Napoléon Leroyer et il était né en 1918 dans cette ville qu’il adorait et qu’il n’allait jamais quitter : Paris . Il avait le génie de se mettre dans la peau de celui ou de celle pour qui il écrivait, tenant même compte de sa voix et de sa tessiture . Il avait lui-même une belle voix . Il aurait pu faire une car- rière dans la chanson, mais il aimait écrire plus que tout . C’était un poète dans l’âme . Il avait quatre-vingt-quatre ans quand je l’ai connu . Il est mort en 2006 . J’ai donc eu le bonheur de le côtoyer durant les quatre dernières années de sa vie . C’était un homme charmant, drôle, bon vivant et généreux . Nous sommes devenus amis en l’espace de cinq minutes . « Quand tu viens à Paris, me disait-il, tu viens me voir avant n’importe qui ! » Et c’est ce que je faisais .

La première fois que j’ai vu Pierre Delanoë, c’était à la Sacem1, dont il était le président d’honneur, après en avoir été le président à trois reprises durant sa carrière . Je l’ai

1 . La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, dont le siège social se trouve à Neuilly-sur-Seine, en France, est, selon moi, la meilleure société de perception des droits d’auteur du monde .

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interviewé pour le documentaire sur Monsieur Pointu, mais très vite j’ai eu envie d’en faire un sur lui et il a aussitôt accepté . Nous avons commencé l’année suivante, en 2003, et il m’a accordé une totale confiance du début à la fin . Il n’a même pas voulu assister au montage du film quand je le lui ai proposé . « Je te laisse faire, m’a-t-il répondu . Tu connais ça mieux que moi ! Je suis sûr que ça va être bon ! »

Pour réaliser ce documentaire, j’ai interviewé les chan- teurs qui étaient les plus proches de Pierre Delanoë, notamment Gaya Bécaud – le fils de Gilbert Bécaud –, Serge Lama, Hugues Aufray, Nicole Croisille, Alice Dona, Yves Duteil, Carlos, Petula Clark, Michel Fugain, Enrico Macias, Nana Mouskouri, Georges Moustaki, Nicoletta et Gérard Lenorman . C’était un immense bonheur pour moi de rencontrer ces piliers de la chanson française dont je connaissais à peu près toutes les chansons et dont j’avais suivi de loin la carrière . Ils semblaient être une grande famille . Ces gens parlaient de Pierre Delanoë avec ami- tié et respect . Mais j’ai constaté, en le côtoyant, qu’il était amer à l’égard de bien des vedettes du show-business qui l’avaient déçu, à commencer par Michel Sardou avec qui il était fâché depuis des années . Il trouvait que beau- coup manquaient de sincérité et de reconnaissance . « Ils t’oublient dès qu’ils le peuvent », affirmait-il . Rester dans l’ombre n’avait pas toujours été facile pour Pierre, il en avait souvent souffert, mais, avec le temps, il s’était fait une carapace .

Ce documentaire, presque à la fin de sa vie, a dû mettre un baume sur son cœur . Plusieurs de ces artistes qui,

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emportés par le tourbillon de leur carrière, n’avaient pas toujours pris le temps de lui manifester leur gratitude étaient là maintenant pour lui dire qu’ils l’aimaient et à quel point ils lui étaient redevables, tous « ses petits » qu’il avait regardés grandir et devenir des vedettes internatio- nales grâce à des chansons qui touchaient les gens . Qui n’a jamais chanté La ballade des gens heureux de Gérard Lenorman, Et maintenant de Gilbert Bécaud, En chantant de Michel Sardou, Une femme avec toi de Nicole Croisille, Une belle histoire de Michel Fugain, à l’époque du Big Bazar – dont Delanoë avait écrit toutes les chansons – ou L’été indien de Joe Dassin ? Évidemment, je vous parle d’un temps, comme le chante Aznavour, que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître…

Il y avait ces nombreux témoignages de reconnaissance, mais ce n’était pas tout ! Comme je ne recule jamais devant rien quand j’ai une idée dans la tête, j’avais écrit à Jacques Chirac, alors président de la République, pour lui faire gentiment remarquer que Pierre Delanoë méritait d’être récompensé pour son immense contribution à la chanson française . Ce n’est pas quand on est mort, lui disais-je, que l’on doit être honoré . Monsieur Chirac avait dû reconnaître que j’avais raison, car il m’avait mis aussitôt en contact avec son ministre de la Culture . Le 31 mars 2004, Jean-Jacques Aillagon, ledit ministre, organisait dans une magnifique salle du ministère une cérémonie en grande pompe, à laquelle assistaient plus de deux cents personnes et dont on voit une partie dans mon documentaire . « Vous avez l’intuition des mots et des thèmes, a-t-il déclaré à Pierre Delanoë sur ce ton solennel qu’affectionnent les politiciens

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français . Vos chansons font partie du patrimoine . Vous avez beaucoup donné à la France, aux arts et aux lettres . […] Pour toutes ces raisons et pour le rayonnement que vous assurez à la chanson française à travers le monde, je suis particulièrement heureux, cher Pierre Delanoë, de vous faire, au nom de la République, commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres .» J’en avais des frissons .

J’avais deux autres surprises pour Pierre . Il aimait beau- coup Yves Duteil et tout particulièrement sa chanson La langue de chez nous, alors j’avais demandé à Yves de venir la chanter à la fin de la cérémonie . Sachant que Pierre ado- rait l’opéra, j’avais aussi amené Dorothée Vallée, une des meilleures chanteuses classiques du Québec, qui du reste était à l’époque ma compagne . Pierre avait les larmes aux yeux . Toute sa famille, dont tous ses petits-enfants, était là, autour de lui .

Pour ce documentaire intitulé Et maintenant… Pierre Delanoë, et dont nous ferions par la suite un livre, j’ai également interviewé deux grands artistes québécois : Isabelle Boulay et Robert Charlebois . Pierre Delanoë en avait écrit la chanson-thème : La vie est un show . Dorothée Vallée avait composé la musique de cette ­chanson, qu’elle ­chantait dans le film .

Malgré l’énorme succès que Pierre Delanoë avait connu, c’était la première fois que quelqu’un réalisait un docu- mentaire sur sa vie . Comme je l’ai dit plus haut, il m’a fait confiance jusqu’au bout et a attendu que le film soit ter- miné pour le voir . Une réception avait été organisée pour

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l’occasion . Il y avait environ deux cents invités, pour la ­plupart des gens du milieu artistique . Nous aurions pu regarder le documentaire ensemble avant, mais j’avais pré- féré qu’il le découvre avec son entourage et, surtout, avec les personnes qui y avaient participé . Ainsi, l’émotion serait plus forte . Je lui en avais parlé et il était tout à fait d’accord . Pendant la présentation, j’étais assis dans un coin de la salle, dans le noir . À la fin du documentaire, Pierre a pris le micro pour faire un discours . « La première fois que j’ai rencontré Jean Beaulne, a-t-il déclaré, j’ai trouvé qu’il était audacieux, et ça me faisait peur, j’étais un peu craintif . Mais, mainte- nant, je comprends, je comprends pourquoi il est comme ça . Il y a seulement une chose qui manque dans ce film… » Mon cœur s’est arrêté . Mon Dieu ! Qu’est-ce qu’il n’avait pas aimé ? Je savais que Pierre était un homme de carac- tère et qu’il n’allait pas mâcher ses mots . J’aurais voulu me cacher en dessous de la table . Mais il a continué : « On n’a pas su me rajeunir ! » Tout le monde a ri et s’est levé pour l’applaudir, et moi aussi, soulagé ! Quelle magnifique­ soirée !

Le président de la Sacem est alors venu me voir et m’a dit qu’il voulait une copie du document . « Je veux le présenter à mes huit cents employés, a-t-il expliqué, et en mettre une copie aux archives, pour les cent dix mille membres de la Sacem .» J’étais très fier, bien sûr . Ça fait toujours plaisir quand notre travail est reconnu . Mais que l’on aime ou non ce que je fais, il y a une chose dont je suis sûr, c’est que j’y mets tout mon cœur, toute ma passion . Encore un gros merci à mon équipe !

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Aimant travailler ensemble, Pierre Delanoë et moi avons ensuite décidé de faire une série d’émissions qui porterait le titre Paris-Montréal et qui relaterait l’échange qu’il y avait entre le Québec et la France . Des artistes français y raconteraient leurs visites au Québec, et des artistes qué- bécois y parleraient de leur carrière en France . Nous avons produit au total treize émissions de trente minutes, pré- sentées par Daniela Lumbroso et Marc-André Coallier, qui ont été diffusées par TV5 partout dans le monde . Pierre Delanoë a écrit la chanson-thème de la série . Dorothée Vallée, qui, en plus d’être une grande chanteuse, est une femme et une compositrice extraordinaire, mettait de la musique sur ses mots .

Comme je le racontais dans la première de ces émissions, cet échange entre Paris et Montréal avait commencé avec Charles Trenet qui était arrivé à la gare de Québec, avait tra- versé la rue et dit à Gérard Thibault : « Mettez-moi un piano et je vais remplir votre établissement .» C’était au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1949 . Charles Trenet, après avoir effectivement rempli le cabaret Chez Gérard pour le grand bonheur de son propriétaire, avait laissé à ce dernier, avant de partir, quelques numéros de téléphone qui allaient assurer son avenir et celui de son cabaret, puisqu’ils lui permettraient d’entrer en contact avec des vedettes comme Gilbert Bécaud, Maurice Chevalier, Édith Piaf et Charles Aznavour .

C’est ainsi que Gérard Thibault est devenu un grand producteur de spectacles, tout comme, à l’époque, Guy Latraverse et Michel Gélinas . Chacun avait son

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