Le tour de en 80 livres OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

EPHIGÉNIE EN THURINGE, nouvelles (Julliard, 1960) UN JOLI TRAIN DE VIE (Julliard, 1962) Prix Cazes LES SECRETS DU GOTHA (Julliard, 1964) SERVICE DE FRANCE (Emile-Paul, 1972) HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION (Grasset, 1975, réédité Perrin 1984) NECKER OU LA FAILLITE DE LA VERTU (Perrin, 1978) ÉCHEC À BONAPARTE (en collaboration avec Robert Grouvel Perrin, 1980) MADAME DE STAËL (Perrin, 1983) Bourse Goncourt de la biographie - Grand Prix des lectrices de Elle. LA PRINCESSE BIBESCO (Perrin, 1986) LA DOUBLE VIE DE LA DUCHESSE COLONNA (Perrin, 1988) PROUST (Perrin, 1991) Grand Prix de la biographie de l'Académie française - Prix Marcel Proust - Prix du Printemps. PHILLIPPE JULLIAN, UN ESTHÈTE AUX ENFERS (Plon, 1993) CHATEAUBRIAND (Perrin, 1995) AU BON PATRIOTE, nouvelles (Pion, 1996) FERDINAND DE LESSEPS (Perrin, 1998) Prix des Ambassadeurs - Grand Prix de la Fondation Napoléon - Prix de la Société de Géo- graphie. LA COMTESSE DE SÉGUR, NÉE ROSTOPCHINE (Perrin, 1999) GHISLAIN DE DIESBACH

Le tour de JULES VERNE en 80 livres

PERRIN © Julliard, 1969. © Perrin 2000 pour la nouvelle édition ISBN : 2-262-01677-1 A Solange Fasquelle

Ce livre n'a pas la prétention d'être une étude exhaustive de l'œuvre considérable laissée par Jules Verne : plus de cent volumes, rien que pour la série des Voyages extraordi- naires, sans compter des comédies bien oubliées, des travaux géographiques, comme cette vaste Histoire des grands Voya- ges et des grands Voyageurs, et enfin des nouvelles, des arti- cles qui, tous, témoignent que ce grand rêveur fut surtout un prodigieux travailleur. Cette œuvre immense, comparable par son ampleur à celle d'un Hugo, est très inégale. A côté de romans justement célèbres, comme les Enfants du capitaine Grant ou l'Ile mystérieuse, elle comporte de nombreux ouvra- ges dont l'inspiration est visiblement défaillante, le style négligé, l'intérêt souvent nul. Certains de ces livres ne sont parfois que les décalques d'ouvrages antérieurs qui avaient obtenu un triomphal succès. Il était tentant, pour leur auteur, de continuer à exploiter une veine qui lui avait si bien réussi : c'est ainsi que Robur le Conquérant et Maître du Monde ne sont qu'une transposition de Vingt mille lieues sous les mers, et que Seconde Patrie est la suite, imaginée par lui, du fameux Robinson suisse. La carrière littéraire de Jules Verne, en tant qu'auteur de la maison Hetzel, peut se diviser en trois parties. La première, la plus brillante, va de 1863, date de la publi- cation de Cinq semaines en ballon, à 1885. Pendant une vingtaine d'années, Jules Verne donne le meilleur de lui- même dans une trentaine de livres qui sont presque tous des chefs-d'œuvre et dont la postérité a retenu les titres : Cinq semaines en ballon, Voyage au centre de la Terre, De la Terre à la Lune, le Capitaine Hatteras, les Enfants du capi- taine Grant, Vingt mille lieues sous les mers, le Tour du monde en quatre-vingts jours, le Docteur Ox, l'Ile mysté- rieuse, Michel Strogoff, Hector Servadac, les Cinq Cents Mil- lions de la Bégum, la Maison à vapeur, Kéraban le têtu, l'Etoile du Sud, Mathias Sandorf... Pendant vingt ans, c'est un jaillissement perpétuel de trouvailles, d'audaces et de fantaisie. Humour, puissance d'invention et de pensée, origi- nalité d'écriture, toutes ces qualités rivalisent entre elles pour faire de chacun de ses livres l'événement de la saison et de lui-même l'enchanteur de la jeunesse. Comme il l'écrit à son père, son cerveau ressemble à une chaudière en ébullition et de cette chaudière fuse une imagination débordante qui donne naissance aux personnages les plus excentriques, crée les situations les plus imprévues, les complique et les dénoue avec une habileté digne de l'auteur dramatique qu'il avait été dans ses débuts. Non seulement il a créé en France un genre nouveau, celui du roman scientifique, mais il s'est vite affirmé comme le maître de ce domaine encore neuf où ses jeunes lecteurs se promènent, étonnés et ravis, en rêvant d'imiter un jour les héros qu'il leur propose en modèles. Son enthousiasme à l'égard des récents progrès de la Science, sa confiance en la bonté de la nature humaine, son optimisme en l'avenir, tout cela il sait l'insuffler à ses personnages comme à ses lecteurs qui referment ses livres avec le sentiment exaltant d'avoir vécu les aventures qu'il leur a contées. A partir de 1885 et jusqu'à l'année de sa mort en 1905, le romancier, frappé dans sa vie intime par un drame mysté- rieux, n'est plus le brillant écrivain qu'il a été jusqu'alors : son génie décline et si, pendant cette seconde période de vingt années, ses livres sont aussi réguliers et abondants que pendant la première, leur qualité est bien inférieure. La plupart d'entre eux ne sont guère connus que des spécia- listes, mais ignorés du grand public. Quelques-uns pourtant se lisent avec plaisir : le Château des Carpathes, Mirifiques Aventures de maître Antifer, l'Ile à Hélice, le Sphinx des Glaces, les Frères Kip, mais que dire d'oeuvres aussi plates que Famille sans Nom, Claudius Bombarnac, Seconde Patrie ou Bourses de Voyage ? Rien, justement. Mieux vaut les pas- ser sous silence. Il est d'ailleurs curieux de constater qu'avec le talent de l'auteur diminuait celui de ses illustrateurs. Le XIX siècle s'achevait par une décadence générale des arts. C'est peut-être pour renouveler à la fois sa source d'inspi- ration et le genre qu'il avait créé que Jules Verne, dans ses dernières années, a écrit des romans policiers comme Un drame en Livonie et le Pilote du Danube, livres qui ne portent guère sa marque et fourmillent d'invraisemblances souvent trop graves pour être acceptées du lecteur. Après sa mort, en 1905, commence pour Jules Verne une carrière posthume qui n'est pas négligeable. Entre 1905 et 1919 sont publiés, par les soins de ses héritiers, des textes demeurés jusqu'alors inédits, entre autres la Chasse au Météore, un ouvrage assez réussi, l'Agence Thompson and C° où il y a des scènes amusantes, et surtout ces deux grands livres que sont, chacun dans un genre différent, l'Etonnante aventure de la mission Bar sac et les Naufragés du Jonathan. Ce dernier livre révèle un aspect de Jules Verne sur lequel ses biographes glissent volontiers. L'homme enthou- siaste, généreux, libéral qui a écrit les Enfants du capitaine Grant s'est transformé peu à peu, dans la solitude de sa tour d'Amiens, en un philosophe amer dont le pessimisme s'appa- rente par certains côtés à celui de Nietzsche. Des Naufragés du Jonathan il a fait la somme de ses désillusions. Publié en 1909 ce livre déconcertant n'eut guère de succès, mais il peut être considéré, je crois, comme le testament moral du romancier désenchanté. L'Etonnante Aventure de la mission Barsac, publiée après la Première Guerre mondiale, apparaît comme un livre pro- phétique qui annonce les excès et les crimes de la Seconde. Une œuvre aussi vaste, aussi variée, qui a fait les délices de plusieurs générations de lecteurs et suscité chez quelques- uns d'entre eux des vocations illustres, entre autres celle du commandant Charcot, une œuvre de cette importance et de cette qualité aurait dû retenir davantage l'attention des cri- tiques, ce qui n'a guère été le cas. Détail curieux : c'est dans cette Allemagne qu'il abhorrait que Jules Verne a rencontré sinon la plus vaste audience, du moins la plus sérieuse. Le grand philosophe Hermann de Keyserling n'hésitait pas à écrire, vers 1930, que les trois écrivains qui avaient le plus influencé la pensée allemande de cette époque étaient Jules Verne, Gobineau et Gustave Thibon. En France, relégué au rayon des livres pour enfants, Jules Verne était prisonnier de sa réputation et, malgré sa célébrité, écarté du Panthéon des gloires littéraires. Il a fallu les efforts de la Société Jules Verne (1) des travaux comme ceux de M. René Escaich (2) puis les curieuses études de M. Morel Moré (3) pour rame- ner sur lui l'attention des adultes. Depuis que Jules Verne est tombé dans le domaine public, il y a quelques années, d'au- tres éditeurs que la Maison Hachette se sont intéressés à lui et rééditent ses livres, ce qui permet de lire, ou de relire, ceux-ci dans des éditions moins onéreuses que celles de la Maison Hetzel avec ses belles reliures polychromes. Jules Verne a donc trouvé un public plus âgé pour lequel cette relecture est une sorte de pèlerinage attendri aux sou- venirs d'enfance et c'est ainsi que j'ai moi-même, voilà cinq ans, rouvert quelques Jules Verne conservés précieusement. Aussitôt le charme a opéré : Les Enfants du capitaine Grant n'avaient pas vieilli, le capitaine Nemo était bien celui dont

(1) La Société Jules Verne a fait paraître, de novembre 1935 à décembre 1938, treize numéros de son Bulletin qui sont d'un très grand intérêt pour la connaissance de la vie et des ouvrages de Jules Verne. Elle a repris en 1967 la publication de ce bulletin, suspendue depuis 1939. (2) Voyage au monde de Jules Verne, avec préface de Claude Farrère. Editions Plantin - Paris 1955. (3) Le Très Curieux Jules Verne (1960) et Nouvelles explorations de Jules Verne (1963), aux Editions Gallimard. j'avais gardé le souvenir, sombre, hautain, défiant, les bras croisés, le monde qu'il avait fui. Philéas Fogg, exact comme un chronomètre, n'avait pas un grain de poussière sur son mac-farlane et Kéraban-le-Têtu, ce modèle de conservateurs, protestait avec la même énergie contre les abus de l'Etat... J'ai relu, l'un après l'autre, les romans de Jules Verne, des plus fameux aux moins connus ; j'ai lu également la biographie que sa nièce par alliance, Mme Allotte de la Füye (1) lui a consacrée, puis les livres de MM. Escaich et Moré, et c'est alors que l'idée m'est venue de faire pour Jules Verne ce que M. Paul Guérande avait fait pour la comtesse de Ségur dont Marcelle Tinayre disait qu'elle était le Balzac des petits enfants. Jules Verne n'a pas été un Balzac de la jeunesse, mais il a créé, lui aussi, un univers parti- culier, mystérieux, captivant qui, pour ses lecteurs devenus grands, est une patrie intellectuelle aussi attachante que la Comédie Humaine. M. Escaich a, le premier, analysé ce monde vernien, mais d'une façon assez sommaire, sans mettre l'accent sur l'aspect social de l'œuvre. M. Marcel Moré s'est efforcé plutôt d'ex- pliquer l'importance de certains thèmes obsessionnels ren- contrés fréquemment chez le romancier, tout en soulignant l'influence exercée sur lui par la musique et l'influence qu'il a pu exercer à son tour sur d'autres écrivains. Il a eu le mérite d'avoir essayé de lever le voile qui recouvrait jusqu'à présent certains événements de la vie de Jules Verne. Ses deux livres ont été pour moi une aide précieuse et m'ont lancé sur d'autres pistes que leur auteur n'avait pas explorées. J'ai voulu, pour ma part, montrer à quel point Jules Verne, malgré son libéralisme parfois socialisant et sa réputation

(1) Le livre du commandant Bernard Frank, Jules Verne et ses voyages (Flammarion 1941) est très largement inspiré de cette bio- graphie qui reste la plus complète. Elle a été rééditée en 1966 par la Maison Hachette. (2) Paul Guérande : Le Petit Monde de la Comtesse de Ségur, aux Editions des Seize (1964). d'homme du XX siècle, a été un homme de son temps, faisant de son œuvre un miroir de ce siècle dernier, plus proche de la Renaissance que du nôtre. Beaucoup de héros de Jules Verne rappellent, en effet, les « Elisabéthains » du XVI siècle anglais, ces hommes si brillamment doués qui, à l'instar d'un Sydney ou d'un Raleigh, savaient être à la fois coureurs de mers, écrivains, soldats, architectes ou explo- rateurs. J'ai tenté d'évoquer aussi le monde intime du roman- cier, c'est-à-dire celui de ses sentiments devinés à travers ceux qu'il prête à ses personnages. De cet essai psychologique et sociologique, j'ai délibé- rément écarté trois chapitres qui ne me paraissaient pas offrir un intérêt suffisant : ceux consacrés aux professions, aux forbans et aux excentriques. Jules Verne, à l'inverse de Balzac, ne s'est guère intéressé aux métiers et aux diverses formes de l'activité humaine, sauf pour décrire minutieusement certaines opérations industrielles comme la fabrication du verre, de la fonte, le laminage des métaux, etc. On trouve chez lui des capitaines et des arma- teurs, des médecins sans clientèle, des banquiers sans hon- neur, quelques épiciers qu'il tourne en ridicule et surtout des rentiers qui, libres et fortunés, peuvent ainsi courir le monde au gré de leur fantaisie. Les traîtres, pirates et autres forbans de cette espèce, nom- breux dans son œuvre, sont tous dessinés sur le même modèle : grands, forts et bruns, sans foi ni loi, sans scru- pules ni conscience, mais courageux, audacieux même, et d'autant plus redoutables. Jules Verne, bien entendu, réserve à leurs forfaits un châtiment exemplaire et, à la fin de chacun de ses livres, fait bonne justice de ces coquins qui, en général, périssent tous jusqu'aux derniers. L'énumération de ces che- napans, le rappel de leurs exploits, auraient ressemblé à un inventaire de Jugement Dernier. Enfin, j'ai renoncé, non sans regret d'ailleurs, à évoquer certains des plus amusants excentriques des Voyages extra- ordinaires. Le faire aurait été tout simplement plagier Jules Verne et, en ramassant tous les traits épars dans certains livres, comme Kéraban le Têtu ou le Tour du monde en quatre- vingts jours, donner un résumé de ces ouvrages. Je préfère, pour son plaisir, y renvoyer le lecteur. Là encore, comme à bien d'autres égards, Jules Verne reste inimitable...

CHRONOLOGIE VERNIENNE

1828

8 février. — Naissance à Nantes, dans une maison de l'île Feydeau où subsistent encore les souvenirs des grands armateurs du XVIII siècle, du fils aîné de Me Pierre Verne qui, l'année précédente, avait épousé Sophie Allotte de la Füye. On prénomme l'enfant Jules et Me Verne le destine aussitôt à reprendre un jour l'étude d'avoué dans laquelle il pâlit à gagner la vie d'une famille qui croît rapidement.

1829

Naissance de Paul Verne qui sera le plus cher compagnon de son frère aîné et son collaborateur pour toutes les questions touchant à la marine.

1839

Entré comme interne au Petit Séminaire de Saint-Donatien, Jules Verne y travaille d'une façon fantaisiste car, ainsi qu'il devait le proclamer plus tard : « Les enfants studieux deviennent, immanquablement, des jeunes gens stupides et d'imbéciles grandes personnes. » Pendant les vacances de cet été 1839, que la famille Verne passe dans sa propriété de Chantenay, aux environs de Nantes, Jules s'enfuit un matin pour aller s'embarquer comme mousse sur un trois-mâts à destination des Indes. Son père, lancé à ses trousses, le rattrape à Paimbœuf et lui administre une vigoureuse correction. Jules Verne, dompté, dégoûté des aventures, promet de ne plus voyager qu'en rêve.

1847

Après une déception sentimentale — une de ses cousines refuse de l'épouser — il commence son Droit, sans grand enthou- siasme, la tête tout occupée de rimes et de théâtre.

1848

Au mois de novembre, Jules Verne s'installe à Paris pour y faire sa seconde année de Droit. En dépit de l'atmosphère révolution- naire qui règne dans la capitale et incite la jeunesse aux excès de toutes sortes, il se déclare « partisan de la tranquillité modé- rée de M. Thiers qui représente l'ordre ». Il fréquente la société littéraire du temps, se lie avec Dumas père et, pour apaiser sa faim de lectures, tire volontiers des lettres de change sur son estomac. Il jeûne, mais achète les auteurs classiques.

1850

Il fait jouer au Théâtre Historique une comédie en vers, les Pailles rompues qui connaît douze représentations, mais laisse les Parisiens indifférents. 1851

Son Droit terminé, Jules Verne, invité à réintégrer Nantes et l'étude paternelle, s'y refuse. « La seule carrière qui me con- vienne, dit-il à ses parents scandalisés, est celle que je poursuis : les lettres. » Ses débuts dans ce domaine sont modestes et se réduisent à deux nouvelles publiées dans le Musée des Familles. La misère qui règne dans sa mansarde est telle qu'il songe à se marier par désespoir. « Marie-moi, ma chère Maman, écrit-il à Mme Verne, marie-moi. Je prends la femme que tu voudras. Je la prends les yeux fermés, la bourse ouverte. » C'est à cette époque qu'il se lie avec le frère cadet de l'astronome Arago. 1852

Devenu secrétaire du Théâtre Lyrique aux appointements de 1 200 F par an, il continue de collaborer au Musée des Familles qui publie plusieurs nouvelles fantastiques.

1853

Il fait jouer une opérette, Colin-Maillard, qui aura quarante représentations. 1856

Dans sa triste chambre meublée, à peine meublée, du 18 boule- vard Bonne-Nouvelle, il dévore livres et brochures scientifiques, mais mange peu. A l'occasion du mariage d'un de ses amis, il fait la connaissance d'une jeune veuve Mme Morel, née Hono- rine du Fraysne de Viane, s'en éprend et décide de l'épouser.

1857

Il se marie le 10 janvier, dans une intimité qui désole ses parents, férus d'un certain formalisme. Pour faire vivre sa femme, il devient, grâce à un prêt consenti par son père, quart d'agent de change à la charge Eggly, rue de Provence. Cela ne l'empêche pas de poursuivre, de cinq heures à dix heures du matin, ses essais littéraires. En fin de matinée, il se rend à la Bourse où « il réussit plus de bons mots que d'affaires ».

1859

Accompagné de son ami, le musicien Hignard, il visite l'Ecosse.

1860

Les Bouffes-Parisiens reçoivent et jouent son opérette Monsieur de Chimpanzé. 1861

Après la représentation au Vaudeville de sa comédie Onze jours de siège, il s'embarque pour la Norvège, toujours accompagné du fidèle Hignard, à bord d'un navire cargo. Il est obligé d'inter- rompre son voyage et de rentrer précipitamment à Paris pour assister à la naissance de son fils Michel qui sera son unique enfant. C'est l'époque aussi de sa grande amitié avec Félix Tournachon, dit Nadar, photographe de génie, aéronaute ama- teur et personnage fascinant.

1862

Habitué aux refus des éditeurs, Jules Verne va frapper sans grand espoir à la porte de Hetzel qui, après lui avoir demandé certaines modifications de son manuscrit, non seulement accepte de le publier, mais lui offre un contrat pour deux volumes par an. « Je me marie ! s'écrie Jules Verne devant ses amis inter- loqués, j'ai rencontré le plus riche des partis sur ma route... M. Hetzel ! » 1863

Le succès de Cinq semaines en ballon justifie les espoirs que Hetzel a placés en Jules Verne. Celui-ci s'installe confortable- ment à Auteuil où il accueille ses amis : Wallut, Delioux, le caricaturiste Philippe Gille, les musiciens Léo Delibes, Victor Massé, Hignard. 1866

Avide de grand air et de solitude, il se réfugie au Crotoy, dans une modeste maison. Il s'est acheté une barque de pêcheur et y travaille aux Enfants du capitaine Grant.

1867

Au mois d'avril, accompagné cette fois de son frère Paul, il traverse l'Atlantique à bord du Great-Eastern et visite les envi- rons de New York. Son roman Une ville flottante utilisera, sous une forme à peine romancée, ses notes de ce voyage.

1868

Tandis que les Enfants du capitaine Grant viennent au monde, Jules Verne, revenu au Crotoy, travaille à un grand roman de la mer : « Je suis en plein dans mon Voyage sous les Eaux (pre- mier titre de Vingt mille lieues sous les mers et je m'y plonge avec un plaisir inouï », écrit-il à son père.

1870

Publication de Vingt mille lieues sous les mers. L'auteur reçoit la Légion d'honneur, quelques jours avant la chute du second Empire. A bord de sa barque de pêche, transformée pour les besoins de l'heure en garde-côte, Jules Verne continue d'écrire paisiblement et, s'il se méfie des Prussiens, il ne semble guère inquiet de la menace de guerre civile qui pèse sur la France : « Les mobiles tiendront en respect ces énergumènes, écrit-il. La République est le seul gouvernement qui ait le droit d'être sans pitié pour les fauves, puisque c'est le gouvernement voulu par la majorité du troupeau. »

1871

L'armistice signé, Jules Verne se rend à Paris, mais Hetzel est parti pour Monte-Carlo et la situation générale est peu brillante. « Le bouleversement est à son comble, écrit-il. Tous les typo- graphes sont dans les rangs des insurgés. Quand le travail repren- dra-t-il ? » Il envisage de retourner chez Eggly, qu'il a quitté depuis son « mariage avec Hetzel » et redevient, pour une brève période, quart d'agent de change.

1872

A l'automne de cette année-là, Jules Verne, qui vient d'écrire le Tour du monde en quatre-vingts jours, un de ses chefs-d'œu- vre, décide de quitter Paris : « Sur le désir de ma femme, je me fixe à Amiens, ville sage, policée, d'humeur égale. La société y est cordiale et lettrée. On est près de Paris, assez près pour en avoir le reflet, sans le bruit insupportable et l'agitation sté- rile. » 1874

Le Tour du monde en quatre-vingts jours, porté à la scène, prend un brillant départ au théâtre de la Porte Saint-Martin. Grâce à la pluie d'or qui coule sur lui, Jules Verne s'installe somptueusement dans un bel hôtel particulier d'Amiens et s'achète un nouveau bateau, qu'il appelle le Saint-Michel II.

1877

Avec l'Ile mystérieuse et Michel Strogoff, la réputation du roman- cier ne cesse de grandir. Le 1 avril, il donne, chez lui, un bal travesti sur le thème des . Il achète un beau yacht : le Saint-Michel III.

1878

Au mois d'avril, Jules Verne, accompagné de son frère Paul et de Hetzel fils, fait à bord de son yacht une croisière en Médi- terranée, via Lisbonne. 1880

Avec Hetzel fils et Raoul-Duval, il fait une nouvelle croisière nordique pour visiter la Norvège, l'Irlande et l'Ecosse. Au mois de novembre, répétition générale, sur la scène du Châtelet, de Michel Strogoff dont le succès dépassera encore celui du Tour du monde en quatre-vingts jours.

1881

Croisière en mer du Nord et en Baltique, dont Paul Verne fera le récit sous le titre De Rotterdam à Copenhague (Hetzel). 1884

Le 13 mai, le Saint-Michel III quitte Nantes pour une dernière et triomphale croisière en Méditerranée. Toujours via Lisbonne et Gibraltar, Jules Verne et son frère gagnent Oran pour y pren- dre au passage Mme Jules Verne et son fils Michel qui s'y trouvent en séjour.

1885

Au mois d'avril, Jules Verne donne un second bal travesti, en son hôtel d'Amiens transformé en « Grande auberge du Tour du Monde ». Le romancier et sa femme, déguisés en aubergistes, accueillent leurs invités. 1886

Jules Verne est victime d'un attentat mystérieux sur lequel la presse fait vite le silence. Un de ses neveux, atteint de « déran- gement cérébral », lui tire, à bout portant, deux coups de revol- ver qui l'atteignent au pied et feront de lui, pour le reste de ses jours, un infirme. « Me voilà condamné à une boiterie dont je me console en pensant à Mlle de La Vallière, à Talleyrand, à Lord Byron... », écrit-il plaisamment, mais il est plus atteint encore au moral qu'au physique et se mure dans une solitude dont les prévenances de son entourage ne peuvent le distraire. Il renonce à ses voyages et vend son yacht au prince de Monté- négro. 1888

Il pose sa candidature au conseil municipal d'Amiens, mais, à la grande consternation de sa famille et de ses amis, il s'est ins- crit sur une liste d'extrême gauche, du moins pour l'époque. Il est élu. 1892

Il est nommé au grade d'officier dans l'ordre de la Légion d'hon- neur, ce qu'il explique ainsi dans une lettre à sa sœur : « ... Je ne bouge plus d'Amiens et je suis un des rares Français qui n'aient pas vu la tour Eiffel. C'est peut-être pour cela qu'on m'a décoré. »

1894

Il sombre dans la neurasthénie et s'excuse auprès de son frère de ne plus participer aux fêtes familiales : « ... j'ai trop et de trop graves sujets de tristesse pour me mêler aux joies de la famille nantaise. Toute gaieté m'est devenue insupportable, mon caractère est profondément altéré, et j'ai reçu des coups dont je ne me remettrai jamais. »

1896

La publication de Face au drapeau lui vaut un procès en diffa- mation intenté par un savant du nom de Turpin qui a cru se reconnaître dans le personnage principal du roman. Jules Verne, défendu par Raymond Poincaré, gagne son procès.

1897

Le 27 août son frère Paul meurt : « Je n'aurais jamais cru pou- voir survivre à mon frère... » constate tristement, quelques mois plus tard, le romancier de plus en plus désenchanté. En souve- nir de son frère, il écrira un roman de l'amour fraternel : les Frères Kip.

1902

Jules Verne souffre d'un début de cataracte. « Je travaille cepen- dant toujours, écrit-il à un de ses beaux-frères. J'arriverai peut- être à mon centième volume. »

1903

« J'ai également perdu une oreille, écrit-il à sa sœur. Je ne ris- que donc plus d'entendre que la moitié des sottises et des méchancetés qui courent de par le monde. C'est une grande consolation. »

1905

Le 24 mars 1905, Jules Verne s'éteint, à demi paralysé, mais lucide jusqu'au dernier instant.

LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES

1863 Cinq semaines en ballon. 1864 Voyage au centre de la Terre. 1865 De la Terre à la Lune. 1866 Voyages et Aventures du capitaine Hatteras (2 vol.). 1868 Les Enfants du capitaine Grant (3 vol.). 1870 Autour de la Lune. 1870 Vingt mille lieues sous les mers (2 vol.). 1871 Une ville flottante. 1872 Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l'Afrique australe. 1873 Le Tour du monde en quatre-vingts jours. 1873 Le Pays des fourrures (2 vol.). 1874 Le Docteur Ox. 1875 L'Ile mystérieuse (3 vol.). 1875 Le Chancellor. 1876 Michel Strogoff (2 vol.). 1877 Les Indes noires. 1877 Hector Servadac (2 vol.). 1878 Un capitaine de quinze ans (2 vol.). 1879 Les Cinq Cents Millions de la Begum. 1879 Les Tribulations d'un Chinois en Chine. 1880 La Maison à vapeur (2 vol.). 1881 La Jangada (2 vol.). 1882 L'Ecole des Robinsons. 1882 Le Rayon vert. 1883 Kéraban le Têtu (2 vol.). 1884 L'Etoile du Sud. 1884 L'Archipel en feu. 1885 Mathias Sandorf (2 vol.). 1885 L'Epave du Cynthia (en collaboration avec André Laurie). 1886 Robur le Conquérant. 1886 Un billet de loterie. 1887 Nord contre Sud (2 vol.). 1887 Le Chemin de France. 1888 Deux ans de vacances (2 vol). 1889 Sens dessus dessous. 1889 Famille sans nom (2 vol.). 1890 César Cascabel (2 vol.). 1891 Mistress Branican (2 vol.). 1892 Le Château des Carpathes. 1892 Claudius Bombarnac. 1893 P'tit Bonhomme (2 vol.). 1894 Mirifiques aventures de maître Antifer (2 vol.). 1895 L'Ile à hélice (2 vol.). 1896 Face au drapeau. 1896 . 1897 Le Sphinx des glaces (2 vol.). 1898 Le Superbe Orénoque (2 vol.). 1899 Le Testament d'un excentrique (2 vol.). 1900 Seconde Patrie (2 vol.). 1901 Le Village aérien. 1901 Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin. 1902 Les Frères Kip (2 vol.). 1903 Bourses de voyage (2 vol.). 1904 Maître du Monde. 1904 Un drame en Livonie. 1905 L'Invasion de la mer. 1905 Le Phare du bout du Monde. 1906 Le Volcan d'or (2 vol.). 1907 L'Agence Thompson and C° (2 vol.). 1908 La Chasse au Météore. 1908 Le Pilote du Danube. 1909 Les Naufragés du Jonathan (3 vol.). 1910 Le Secret de Wilhelm Storitz. 1919 L'Etonnante Aventure de la Mission Barsac (2 vol.). NOUVELLES

1851 Les Premiers Navires de la marine mexicaine (republié en 1876 sous le titre de : Un drame au Mexique, à la suite de Michel Strogoff. 1851 Un Voyage en ballon. 1852 Martin Paz. 1854 Maître Zacharius. 1855 Un hivernage dans les glaces. 1864 Le Comte de Chanteleine. 1865 Les Forceurs de Blocus. 1875 Amiens en l'an 2000. 1886 Fritt-Flac. 1889 In the Year 2889 (en collaboration avec Michel Jules- Verne). Cette nouvelle a été republiée ultérieurement sous le titre de la Journée d'un journaliste américain en l'an 2889. 1910 Hier et Demain (recueil de contes et nouvelles compre- nant : la Famille Raton ; M. Ré-dièze et Mlle Mi-bémol ; la Destinée de Jean Morénas ; le Humbug ; la Journée d'un journaliste américain en l'an 2889 ; l'Eternel Adam.

ŒUVRES DIVERSES

1850 Les Pailles rompues (comédie). 1852 Les Châteaux en Californie (comédie-proverbe). 1853 Le Colin-Maillard (opérette). 1855 Les Compagnons de la Marjolaine (opérette, en collabo- ration avec Michel Carré). 1860 L'Auberge des Ardennes (en collaboration avec Michel Carré). 1860 Monsieur de Chimpanzé (opérette). 1861 Onze jours de siège (comédie, en collaboration avec Ch. Wallut). 1863 A propos du « Géant » (article sur les hélicoptères). 1864 Une étude sur Edgar Poe et ses œuvres. 1867-68 Géographie illustrée de la France et de ses colonies en collaboration avec T. Lavallée). 1873 Un neveu d'Amérique (comédie). 1873 Vingt-quatre minutes en ballon (relation d'une ascension personnelle de Jules Verne effectuée le 28 septembre 1873). 1874 Léonard de Vinci (comédie en vers). 1870-80 Découverte de la Terre : Histoire générale des grands voyages et des grands voyageurs (6 vol.). 1881 Dix heures de chasse (boutade, lue devant l'académie d'Amiens). 1882 Voyage à travers l'impossible (pièce fantastique, en colla- boration avec d'Ennery). 1886 Un recueil inédit de 3 000 à 4 000 mots carrés et logo- griphes. Il faut enfin signaler que Jules Verne a laissé de nombreux manuscrits inédits : relations de voyages, pièces de théâtre, arti- cles d'intérêt historique, nouvelles et même, dit-on, des romans. Il a aussi collaboré avec d'Ennery pour porter à la scène quelques-uns de ses plus célèbres romans, entre autres : le Tour du monde en quatre-vingts jours, les Enfants du capitaine Grant, Michel Strogoff. William Busnach et Georges Maurens ont écrit avec lui un drame tiré de Mathias Sandorf et c'est avec Jacques Offenbach qu'il a écrit l'opérette le Docteur Ox, représentée en 1877. Soixante-trois lettres de Jules Verne à ses parents ont été publiées dans les numéros 11, 12 et 13 (juin, septembre, décem- bre 1938) du Bulletin de la Société Jules Verne. CHAPITRE PREMIER

COUP D'ŒIL SUR LE MONDE VERNIEN

« Agir, dominer les êtres et les choses, plier à sa volonté jusqu'à la nature, c'est vivre cela ! » (Le Volcan d'or)

De son vivant déjà la légende s'était emparée de Jules Verne pour en faire une sorte de personnage mythique sous le nom duquel un groupe d'écrivains, stipendiés par l'indus- trieux Hetzel, rédigeaient en commun ces fameux Voyages Extraordinaires dont l'abondante et régulière publication — deux volumes par an ! — paraissait suspecte par cette abondance même qu'on ne pouvait raisonnablement attribuer à un seul homme. Après sa mort, en 1905, sa gloire avait d'autant moins subi d'éclipsé que des ouvrages inédits continuaient de paraître qui semblaient d'ailleurs authentifier la légende d'une « Société Jules Verne et Cie », mais on ne voyait alors qu'en lui le plus génial des auteurs d'anticipation, le prodigieux vision- naire qui avait entrevu l'avenir magnifique réservé à l'Homme par la Science, et le côté scientifique de cette œuvre si riche l'emportait sur ses autres aspects. Au fur et à mesure que le XX siècle vulgarisait les inventions du XIX les perfec- tionnait, en ajoutait d'autres à la somme du savoir humain, Jules Verne devenait l'homme qui avait tout prévu, voire tout inventé. Le XX siècle, plus stupide encore que le pré- cédent, en fit son parrain sans se douter que le romancier aurait repoussé avec indignation ce parrainage d'un siècle si peu conforme à celui qu'il espérait et dont les catastrophes ont justifié le pessimisme de sa clairvoyante vieillesse. N'écrivait-il pas déjà dans son premier livre, Cinq semaines en ballon : — ... Cela sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit ! A force d'inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière, chauffée à trois milliards d'atmosphères, fera sauter notre planète ! La légende qui a fait de Jules Verne un homme du XX siè- cle, isolé au milieu du XIX est aussi fausse que la première, celle qui le montrait comme un personnage fictif. Il a été — ou plutôt il est devenu — un des plus merveilleux poètes de ce XIX siècle dont il a su traduire les aspirations, décrire les mœurs et fixer l'atmosphère au moment même où celle-ci allait disparaître. Issu de l'ancien monde, il s'est tenu, ébloui, enfiévré au seuil du nouveau et il a réussi à imprégner son œuvre de cette nostalgie, fréquente alors, d'un futur qu'on imaginait meilleur. Dépouillés de ce fatras scientifique, hâti- vement compilé, qui les alourdit parfois, ses romans appa- raissent aujourd'hui comme un des plus intéressants témoi- gnages qu'on puisse trouver sur une période fabuleuse et révolue. Ce sont des keepsakes où les reconnaissances arcti- ques, les explorations africaines, les naufrages dans le Paci- fique remplacent les classiques péripéties de ce voyage à Londres ou à Baden-Baden dont s'enchantaient nos arrière- grands-parents. Dans ses livres, cimetières des gloires nautiques et indus- trielles du siècle dernier, dorment pour l'éternité les silhouettes majestueuses des grands steamers à aubes, celle du Great- Eastern comme celles des autres paquebots de la Cunard Line ou de ces compagnies de navigation, jadis puissantes, mais qui ont sombré les unes après les autres. Les ports de mer, plus proches de ceux que peignirent Ozanne et Vernet que des « ensembles portuaires » actuels, sont des visions du XVIII siècle : si des tourbillons de fumée noire voltigent ça et là, prouvant que la machine à vapeur a déjà fait des coupes claires dans ces forêts de mâts, nombreux sont encore les navires à voiles, de la goëlette aux trois-mâts, du brick au clipper. Ce sont eux qui, de préférence aux

Comme un vent noir, arrachant à la mer des lames livides qui découvrent soudain des gouffres vertigineux où s'englou- tissent les vaisseaux, un grand souffle traverse l'œuvre de Jules Verne pour l'élever parfois jusqu'à des sommets épi- ques d'où l'on découvre les mystérieuses profondeurs dans lesquelles le romancier va chercher son inspiration. Puissant comme une tempête du cap Horn, violent comme un orage africain, aussi mystérieux que ce chemin qui mène au centre de la Terre, ce souffle étrange c'est celui qui ouvre à la Ven- geance ses voies difficiles et fait du capitaine Nemo la plus tragique, mais la plus grandiose, la moins vraisemblable, mais la plus familière des créations vemiennes. Dans ce monde imaginaire où s'exaltent les divers beaux sentiments de l'époque, depuis le patriotisme jusqu'à l'amour désintéressé de la Science, c'est l'esprit de vengeance qui a la plus belle part et la place accordée à ce sentiment peu chré- tien étonne un peu dans une œuvre destinée à l'éducation de la jeunesse. Si, dans la plupart des romans de Jules Verne, l'esprit de vengeance se déguise en « soif de justice », il n'en reste pas moins que cette justice est en général immanente et qu'elle ignore délibérément le pardon, recommandé par presque deux millénaires de christianisme. Si la confiance en la Providence est un article de foi du héros vernien, le vieux précepte de l'Ancien Testament « Œil pour œil, dent pour dent » en est un autre et, sous le rapport de la justice, les personnages de Jules Verne se substituent volontiers à Dieu pour assurer, en ce monde, le châtiment du coupable et, sans attendre le centuple céleste, récompenser l'homme de bien. Il est d'ailleurs tout à fait significatif de noter que ce rôle de justicier, voire de vengeur, a si bien hanté l'esprit de Jules Verne qu'il apparaît dans un de ses premiers person- nages, le capitaine Nemo, pour reparaître encore, trente ans plus tard, avec l'impitoyable et démoniaque figure de Robur le Conquérant, ce Lucifer de la mécanique. Créer de nouveaux mondes, les peupler d'hommes neufs, a toujours été un des thèmes favoris de Jules Verne, mais refaire le monde existant, régénérer l'homme et préparer l'avènement d'une justice universelle est un rôle qu'aurait volontiers assumé le romancier qui, à l'instar de Victor Hugo et de Tolstoï, prenait devant les photographes de nobles attitudes de prophète inspiré. On a toujours prétendu que lors de l'illustration de Vingt mille lieues sous les mers, le dessinateur Neuville avait représenté Jules Verne lui-même sous les traits du professeur Aronnax, mais sans doute n'était- ce là qu'une ruse de l'auteur pour déguiser officiellement la ressemblance qui fait de lui le véritable capitaine Nemo. Ce n'est pas dans le modeste et scrupuleux professeur Aron- nax que Jules Verne a mis toutes ses complaisances, mais dans la physionomie, superbe et farouche, du capitaine du Nautilus. Ce personnage énigmatique — dont le secret ne sera révélé qu'à la fin d'un autre roman, l'Ile mystérieuse — est la création la plus populaire de Jules Verne car elle incarne parfaitement un des plus vieux rêves de l'humanité, cette « soif de justice » qui règne dans tous les cœurs, même dans ceux des criminels. Il n'est pas dans mon dessein de relever méthodiquement tous les cas de justice immanente ou de vengeance légitime qui figurent dans l'oeuvre vernienne. Leur énumération ris- querait d'être fastidieuse. Il suffit de savoir que chez Jules Verne, comme chez la comtesse de Ségur, cet autre roman- cier de la jeunesse, le bon droit triomphe toujours et les méchants sont punis, en général de façon exemplaire. La mort est le châtiment par excellence des traîtres, des lâches, des voleurs et des équipages révoltés. Bien peu échappent à cette implacable loi ; le cas le plus célèbre de coupable par- donné est celui d'Ayrton, le quartier-maître du Britannia (1), qui, après avoir commis plus de crimes qu'il n'est nécessaire pour être pendu, s'amendera et rachètera sa conduite passée. Une des premières nouvelles de Jules Verne, publiée en 1851, est placée sous le signe de la vengeance, qui est le thème de l'histoire. Dans cette œuvre de jeunesse, intitulée Les premiers navires de la marine mexicaine (2) nous voyons le capitaine don Orteva faire jurer à l'aspirant Pablo, qu'il considère comme son fils adoptif, de venger sa mort s'il est, comme il le craint, assassiné par ses matelots. Son pressen- timent ne manque pas d'être fondé et Pablo, investi de cette mission sacrée, l'accomplit avec autant de courage que de persévérance. Aidé d'un ami, il parvient à retrouver la trace des deux traîtres qu'il exécute sans pitié. Quatre ans plus tard, en 1855, un autre traître périt dans une autre nouvelle Un hivernage dans les glaces, puis il faut attendre 1870 pour voir se profiler, entre ciel et mer, la silhouette hautaine et sombre du capitaine Nemo, cet archange de la haine, qui mérite qu'on s'arrête plus longuement pour l'examiner car elle domine, de très haut, toutes les autres créations verniennes et, malgré son côté chimérique, donne la clé du tempérament secret de Jules Verne. Le capitaine Nemo est moins un homme qu'un rêve, et, comme il a été dit, l'incarnation de ce vieux rêve de l'huma- nité : assouvir une juste vengeance. Plus encore qu'un prince indien luttant contre l'envahisseur anglais, c'est une figure biblique, descendue tout droit de l'Ancien Testament, avec les tables de sa propre loi dans une main, et la foudre élec- trique dans l'autre. Un des derniers chapitres de l'Ile mysté-

(1) Les Enfants du capitaine Grant et l'Ile mystérieuse. (2) Publié plus tard sous le titre d'Un drame au Mexique. rieuse nous donne la biographie de ce capitaine Nemo dont le professeur Aronnax n'avait pas réussi à percer le secret. Ce prince des hors-la-loi était un prince de sang royal, neveu du célèbre Tippo Sahib et fils d'un rajah indépendant du Bundelkund. Son père, conscient du péril que constituait pour l'Inde tout entière la conquête anglaise, l'avait envoyé en Europe pour y apprendre à lutter un jour contre les Anglais. Chez ce jeune garçon — il avait dix ans lorsqu'il s'expatria — le patriotisme était le seul but de son existence, le plus vif sentiment de cette âme déjà passionnée. « Jeune et beau, il demeura sérieux, sombre, dévoré de la soif d'apprendre, ayant un implacable ressentiment rivé au cœur. Le prince Dakkar haïssait. Il haïssait le seul pays où il n'avait jamais voulu mettre le pied, la seule nation dont il refusa constamment les avances ; il haïssait l'Angleterre et d'autant plus que sur plus d'un point il l'admirait. » Ce qui était le cas de Jules Verne dont l'anglophobie, parfois gros- sière dans son expression, s'accompagnait néanmoins d'un sentiment d'admiration mal dissimulée devant la puissance anglo-saxonne et ses étonnantes réalisations industrielles ou coloniales. Après un grand tour qui dura près de vingt ans, le prince Dakkar revint chez lui, s'y maria et attendit l'occasion pro- pice de lever l'étendard de la révolte contre l'oppresseur. Cette occasion se présenta en 1857 avec la fameuse et san- glante rébellion des Cipayes, ces régiments indigènes intégrés à l'armée anglaise. Le prince Dakkar, passant de l'agitation clandestine à la lutte ouverte, devint, nous dit Jules Verne, « l'âme de cette révolte » et se battit au premier rang. « Il risqua sa vie comme le plus humble de ces héros qui s'étaient levés pour affranchir leur pays ; il fut blessé dix fois en vingt rencontres et n'avait pu trouver la mort, quand les derniers soldats de l'indépendance tombèrent sous les balles anglaises. » Comme les Anglais, qui avaient mis sa tête à prix, n'avaient pu s'emparer de lui, sa femme et ses enfants périrent à sa place. « ... Seul désormais, pris d'un immense dégoût contre tout ce qui portait le nom d'homme, ayant la haine et l'horreur du monde civilisé, voulant à jamais le fuir, il réalisa les débris de sa fortune, réunit une vingtaine de ses plus fidèles compagnons, et, un jour, tous disparurent. » Ils s'étaient, comme on le sait, réfugiés à bord de ce mer- veilleux sous-marin, le Nautilus, grâce auquel ces parias de la terre étaient devenus les souverains incontestés des pro- fondeurs sous-marines et les seuls maîtres de ces fabuleuses richesses qui s'y étaient englouties. « Les millions perdus dans la baie de Vigo, en 1702, par les galions espagnols, lui (Nemo) fournirent une mine inépuisable de richesses dont il disposa toujours, et anonymement, en faveur des peuples qui se battaient pour l'indépendance de leur pays. » Cet homme, qui avait rompu avec le monde, en reçut néan- moins des nouvelles et des représentants sous forme du pro- fesseur Aronnax, de son domestique et du matelot Ned Land, jetés à la mer après la collision du Nautilus et de la frégate américaine lancée à sa poursuite. Ce fut alors que commença cette étonnante course sous les mers dont le professeur Aron- nax devait se faire l'historiographe fidèle — et parfois mono- tone — sans chercher à cacher ni son émerveillement devant la personnalité singulière du capitaine Nemo, ni son horreur devant certains de ses actes, de nature à troubler les consciences les moins délicates. D'abord frappé par la misan- thropie du capitaine et son dédain pour le monde civilisé, le professeur n'avait pas tardé à penser que cette misan- thropie provenait de quelque drame qui avait bouleversé sa vie. Lorsque le lendemain de son arrivée sur le Nautilus, le professeur voulut se réclamer du droit des gens civilisés, le capitaine Nemo se récria : — Monsieur le professeur, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J'ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j'ai le droit d'appré- cier. Je n'obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer devant moi ! Le capitaine Nemo s'était exprimé avec un tel dédain, maî- trisant mal une sorte de colère froide, que le professeur, tout décontenancé par cette apostrophe, avait aussitôt entrevu « un passé formidable » qui, seul, pouvait justifier cette étrange situation en marge de la société. « Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demander compte de ses œuvres. Dieu, s'il y croyait, sa conscience, s'il en avait une, étaient les seuls juges dont il pût dépendre. » En fait, le capitaine Nemo s'était érigé lui-même en jus- ticier comme il devait le déclarer plus tard, au moment de sa mort, aux colons américains de l'Ile mystérieuse : — J'ai fait partout le bien que j'ai pu, et aussi le mal que j'ai dû. Toute justice n'est pas dans le pardon ! Et c'est pour cette raison que le mot de « vengeance » n'était pas resté pour lui lettre morte. Il avait à venger son pays, sa famille et ses compagnons morts à ses côtés. La haine était devenue pour lui l'expression et l'instrument du patriotisme persécuté, de l'amour perdu. Une lecture hâtive de Vingt mille lieues sous les mers, faite à cette époque de la jeunesse pendant laquelle on dévore les livres plus qu'on ne les lit, une lecture super- ficielle et rapide de cette espèce peut laisser du capitaine Nemo une image inexacte, plus sombre qu'elle ne l'est en réalité. Dans beaucoup de mémoires, le capitaine du Nautilus apparaît comme une sorte de corsaire, un hors-la-loi de génie qui, bravant à la fois les hommes et les éléments, poursuit méthodiquement l'œuvre de vengeance à laquelle il a voué le reste de son existence. La vérité est sensiblement différente et le caractère du capitaine Nemo infiniment plus complexe. Il offre même cette particularité remarquable d'être un des rares caractères que Jules Verne ait doués de nuances, lui qui a toujours créé des héros aux âmes fortes, mais simples, voire simplistes, et à qui l'amour de la science, de l'aventure ou de leur maître tient lieu de morale et de but de vie. Le capitaine Nemo est le seul personnage qui ne corres- ponde pas à un des types fondamentaux créés par Jules Verne et qui n'entre dans aucune de ces catégories bien définies entre lesquelles se répartissent les héros verniens. C'est un être indéchiffrable, changeant, capable, dans un sens comme dans l'autre, d'actions étonnantes. Emu jusqu'aux larmes de la mort d'un de ses matelots, il accomplit froidement, sans hésitation aucune, cette effroyable hécatombe qui coûte la vie à plusieurs centaines de marins d'un navire de guerre anglais. Etre double, partagé entre la vengeance et la pitié, souffrant certainement du combat que se livrent en lui des forces aussi contraires, Nemo est un être multiple, déroutant et qui, derrière une façade de froideur et d'insensibilité, cache une sensibilité exacerbée. Ce misanthrope souffre, comme beaucoup de ses semblables, d'un excès de sens humain qui ne lui permet pas d'accepter la justice des hommes, trop imparfaite pour être équitable. C'est là un trait que l'on retrouvera plus tard chez le Kaw-Djer, cette magistrale figure des Naufragés du Jonathan qui offre beaucoup de points communs avec celle du capitaine Nemo. Celui-ci, on l'a vu, était le fils d'un rajah indépendant à qui les Anglais auraient sans doute conservé ses richesses et ses palais en échange de la renonciation à sa souveraineté absolue. Succédant à son père, le prince Dakkar aurait pu jouir des mêmes avantages en acceptant, tout au plus la tutelle d'un vice-roi. Beaucoup de princes indiens se seraient, à sa place, accommodés de ce marché, en se félicitant même de garder les avantages du pouvoir sans en avoir les charges. Le prince Dakkar, lui, a fait passer l'intérêt de son pays, de sa race avant le sien, imitant en cela ces grands seigneurs polonais ou hongrois qui, plutôt que de vivre dans la paix de leurs domaines garantis par les Russes ou les Autrichiens, avaient préféré l'exil, la ruine, et même la mort à la pos- session de ces richesses sous une domination étrangère. Ce désintéressement, cet esprit de sacrifice — que l'on retrouve chez Mathias Sandorf — est un des plus nobles aspects du caractère du capitaine Nemo. Il convient toutefois de noter que si le maître du Nautilus a renoncé à sa position, à son nom et à son pays, il n'a pas renoncé à tous les éléments d'un train de vie digne de son rang. Le Nauti/us n'est pas un phalanstère flottant, mais un véritable morceau de châ- teau second Empire où son propriétaire vit au milieu de tous les raffinements esthétiques qu'un grand seigneur, dou- blé d'un connaisseur, peut souhaiter. Sa galerie de tableaux est un véritable musée de peinture, les vitrines de son salon contiennent de précieuses collections et son argenterie, tim- brée d'un « N D plus impérial qu'impersonnel, montre un certain souci de faste. De sa naissance princière, il a gardé une certaine hauteur, atténuée par une grande courtoisie. C'est en homme du monde qu'il fait les honneurs du Nautilus au professeur Aronnax et il observe les lois de l'hospitalité vis-à-vis de ces trois étrangers que le hasard lui a envoyés alors qu'il aurait pu, s'il n'avait été qu'un vulgaire forban, les abandonner à leur sort. Il y a même chez cet homme d'essence supérieure une certaine dose de vanité qui apparaît lorsqu'il montre au pro- fesseur Aronnax les trésors de son salon et lui fait visiter cette merveille d'industrie qu'est le Nautilus. Gageons même qu'il n'est pas fâché, après plusieurs années passées en la société restreinte d'hommes qui sont ses compagnons plutôt que ses égaux, de voir arriver à son bord un homme cultivé, passionné comme lui par l'étude des grands fonds sous- marins et qui se révèle un commensal attentif autant que ravi. Sa vanité, bien que soigneusement mesurée, se traduit néanmoins par le ton narquois qu'il adopte vis-à-vis d'Aron- nax pour lui révéler des secrets de la nature encore ignorés des savants de cabinets. Elle éclate dans cet accent de sur- prise, un peu vexée, qu'il a pour s'étonner d'une découverte récente dont lui parle le professeur : — Ah ! on sait cela ? s'exclame-t-il d'un ton un peu ironique. C'est d'ailleurs avec une autorité de professeur qu'il inter- roge l'élève Aronnax qui a encore tant de choses à apprendre. Lui, le capitaine Nemo, se considère comme le maître de cette science sous-marine et celui de ces territoires engloutis. En échange de la principauté indienne dont les Anglais l'ont dépouillé, il s'est arrogé la souveraineté des océans et il entend y régner en monarque absolu. Les trésors de Philippe V sont devenus les siens et il peut déclarer super- bement au professeur Aronnax confondu : — Je pourrais, sans me gêner, payer les dix milliards de dettes de la France... Grâce à cet or, le capitaine Nemo vient au secours des peuples opprimés, aide à soulager de pitoyables misères, mais il n'est pas socialiste, comme le Kaw-Djer, et il n'abdique aucune de ses prérogatives de chef. Lorsqu'il parvient jus- qu'au pôle Sud et en prend possession, le professeur Aronnax lui demande au nom de qui : — Au mien, Monsieur ! lui répond-il fièrement en plantant, à cette intersection australe des méridiens, le pavillon noir au « N » d'or dont il a fait son emblème. Et comme le digne professeur s'étonne qu'il daigne mettre le pied sur cette terre, lui qui a juré de ne jamais y revenir, il précise : — Si je n'hésite pas à fouler ce sol du Pôle, c'est que, jusqu'ici, aucun être humain n'y a laissé la trace de ses pas. Debout sur un rocher, les bras croisés, dans une attitude à la fois superbe et méditative, il demeure ainsi, pendant quelques minutes dans une extase où l'orgueil d'être arrivé le premier au Pôle se confond avec l'espèce d'horreur sacrée qu'inspirent, à ceux qui les contemplent, ces solitudes antarc- tiques. Devant les ruines de l'Atlantide, devant la carcasse du Vengeur, il aura la même attitude de sombre réflexion. Supé- rieur en science, en culture et en expérience aux savants de son époque, le capitaine Nemo est devenu non seulement un surhomme, mais une sorte de divinité et c'est à ce titre qu'il éprouve à son tour « cette infinie tristesse de Dieu ». C'est dans cette puissance sans rivale que lui confère son Nautilus, dans son indépendance des lois humaines et natu- relles, hormis celle du Temps, qu'il faut voir, plus que dans son passé, l'origine de cette misanthropie. Pour cruelles qu'elles aient été, les épreuves par lesquelles il est passé ne sont pas suffisantes pour expliquer ce renoncement au monde. Au lendemain de la révolte des Cipayes, le prince Dakkar était jeune encore, il n'était pas sans ressources. Il aurait pu s'exiler en Amérique, se remarier, fonder une colonie ou même se réfugier en Extrême-Orient où tant d'esprits déçus par le monde occidental allait alors chercher la sagesse et l'apaisement. C'est ce qu'auraient fait dans les mêmes circons- tances, des hommes ordinaires, mais le capitaine Nemo n'est pas un de ces hommes. Il y a chez lui un besoin d'absolu qui prime les autres aspirations et c'est là qu'il faut voir la cause de cette retraite au fond des mers. Dès l'en- fance, il avait « un implacable ressentiment rivé au cœur » et ni les joies du mariage, ni celles de la paternité n'avaient pu affaiblir, adoucir cette haine qui l'avait toujours empêché de goûter un bonheur sans mélange. Il devait avoir, en s'adressant aux colons de l'île Lincoln, cette phrase signifi- cative, à propos de son passé : — L'époque où, père et époux, j'ai presque cru au bonheur... Plus fort que cette vanité de savant qu'il laisse transpa- raître dans ses entretiens avec le professeur Aronnax, un immense orgueil habite son cœur et le ravage. Il s'est placé volontairement à l'écart des hommes et au-dessus de leurs lois, mais il est solitaire, sans égal comme sans amis, et, à la veille de sa mort, il fera cet aveu terrible : — Je meurs d'avoir cru que l'on pouvait vivre seul ! Les différents visages de cet homme farouche et déchiré, le professeur Aronnax les découvre avec surprise au fur et à mesure que se déroule cette immense croisière sous-marine aux incidents multiples. Un jour, après une mystérieuse collision qui, par contre- coup, a blessé un des marins du Nautilus, Aronnax est appelé au chevet de cet homme et voit aussitôt qu'il est perdu. Lorsqu'il le dit au capitaine Nemo, il aperçoit quelques larmes jaillir des yeux de cet homme en général si maître de lui et, le lendemain, après l'inhumation du corps dans le cimetière de corail, il voit le capitaine cacher brusquement son visage dans ses mains crispées pour essayer vainement de comprimer un sanglot. Une autre fois, ému par le sort de malheureuses baleines que des cachalots attaquent férocement, le capitaine Nemo, se servant du Nautilus comme d'un gigantesque harpon, disperse et anéantit les cachalots. A Ned Land qui lui reproche cette boucherie, il réplique froidement : — C'est un massacre d'animaux malfaisants... Cette seule qualité justifie à ses yeux son intervention comme, plus tard, sa terrible riposte à l'attaque de la frégate anglaise qui le canonne. Lorsqu'il monte sur la plate-forme du Nautilus pour considérer le navire lancé à sa poursuite, sa physionomie, d'ordinaire impénétrable, change brusque- ment : « Le capitaine Nemo, terrible à entendre, était plus terrible encore à voir. Sa face avait pâli sous les spasmes de son cœur, qui avait dû cesser de battre un instant. Ses pupilles s'étaient contractées effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle rugissait... Une quinzaine de marins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire qui s'avançait vers eux. On sentait que le même souffle de vengeance animait toutes ces âmes. » Cette vengeance que médite le capitaine Nemo, qu'approuve et qu'attend son équipage, c'est l'attaque du vaisseau à l'éperon. Lorsque Aronnax, bouleversé par cette perspective, veut intervenir auprès du capitaine Nemo pour le détourner de commettre ce crime monstrueux, le maître du Nautilus lui impose le silence d'un geste de colère, et lui jette à la face : — Je suis le droit, je suis la justice ! Je suis l'opprimé, et voilà l'oppresseur ! C'est par lui que j'ai perdu tout ce que j'ai aimé, chéri, vénéré : patrie, femme, enfants, mon père, ma mère, j'ai vu tout périr ! Tout ce que je hais est là ! Taisez-vous ! Et, muet d'horreur, Aronnax sent bientôt le Nautilus se précipiter à toute vitesse contre le flanc de la frégate pour le percer. Seul devant le hublot du grand salon, le capitaine Nemo surveille l'agonie du navire anglais et sa lente descente dans les eaux, le Nautilus fiché dans le flanc de sa proie, tandis que l'équipage, éperdu, se réfugie dans les superstruc- tures, puis dans les haubans, sur les vergues et jusqu'à la pointe des mâts, pliant sous de véritables grappes humaines, pour tenter d'échapper à son sort. « Je me retournai vers le capitaine Nemo, écrit Aronnax. Ce terrible justicier, véritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l'ouvrit et entra. Je le suivis des yeux. Sur le panneau du fond, au-dessus des portraits de ses héros, je vis le portrait d'une femme, jeune encore, et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s'agenouil- lant, il fondit en sanglots. » Cette hécatombe, ce sacrifice de plusieurs centaines d'hom- mes offert en holocauste aux êtres qu'il a perdus, va-t-il suffire au capitaine Nemo pour assouvir sa vengeance ? Il a déjà, cette nuit mystérieuse pendant laquelle un matelot a été mortellement blessé, coulé un autre navire. Va-t-il continuer cette sinistre besogne après le départ du professeur Aronnax et de ses compagnons qui ont réussi à s'enfuir du Nautilus ? Attaque-t-il systématiquement tous les navires anglais qui croisent sa route ? Jules Verne a laissé toutes ces questions en suspens, comme pour mieux conserver au capitaine Nemo son caractère ambigu. Plus tard, dans l'Ile mystérieuse, il essaie d'expliquer les raisons qui l'ont amené à couler cette frégate anglaise : — Elle m'attaquait ! J'étais resserré dans une baie étroite et peu profonde !... Il me fallait passer et j'ai passé ! Et c'est alors qu'il prononce cette phrase déjà citée : — J'étais dans la justice et dans le droit. J'ai fait partout le bien que j'ai pu, et aussi le mal que j'ai dû. Toute justice n'est pas dans le pardon. Mais il semble qu'après avoir coulé cette frégate, il ait douté de son bon droit ou trouvé cette tâche de vengeur au-dessus de ses forces car le professeur Aronnax le trouva dans le salon, quelques jours plus tard, « marchant comme un spectre », la poitrine gonflée de sanglots et murmurant : — Dieu tout-puissant ! Assez ! Assez ! Etait-ce l'aveu d'un remords qui s'échappait ainsi de la conscience de cet homme ? Quelques années après cette exécution, le terrible justicier des mers se transforme en génie bienfaisant de l'Ile mystérieuse. L'apaisement est venu, sinon la résignation car jusqu'à son dernier souffle le capi- taine garde au cœur, en dépit du temps, la haine de l'Anglais ainsi que l'amour de la liberté. S'il a pu accomplir sa mis- sion, venger par d'autres morts celle des siens, il n'a jamais retrouvé le bonheur perdu et par orgueil plus encore que par misanthropie il a choisi de rester à l'écart de ces Américains que le hasard a jetés sur les côtes de l'île où lui-même s'est réfugié. Il est significatif, toutefois, qu'après dix années de solitude absolue, il ait éprouvé, dans ses derniers instants, le besoin de revoir des hommes, de ne pas mourir tout à fait abandonné. Peut-être, dans cet ultime désir, est-il pos- sible aussi de trouver une dernière trace d'orgueil : il ne veut pas que son secret périsse avec lui, il faut que le monde apprenne enfin son nom et connaisse la grandeur de cet extraordinaire destin. Sur son ordre, le Nautilus disparaît avec lui. Comme les princes de l'ancienne Egypte, il emporte dans la mort ses objets familiers, ces tableaux de maîtres qui ornent son salon, ces livres rares et ces pierres précieuses qui feraient la joie de tant de collectionneurs. Rien ne doit lui survivre de ce qu'il a aimé et dans cette dernière volonté se retrouve le caractère passionné, impérieux du capitaine Nemo, mais, de même qu'il s'est toujours efforcé, sa vie durant, d'aider les plus misérables de cette terre, sa dernière pensée, avant de mourir, est encore pour eux et il fait don à l'ingénieur Cyrus Smith d'un coffret rempli de pierres précieuses pour en employer le prix à faire un peu de bien autour de lui, lors- qu'il aura regagné les Etats-Unis. Ultime et généreuse pensée qui adoucit cette terrible figure, inhumaine dans son intran- sigeance, mais digne d'admiration par la force de caractère que suppose cette intransigeance poussée jusqu'à ses extrêmes limites. « Quel que fût le jugement que prononcerait la postérité sur les actes de cette existence pour ainsi dire extra-humaine, le prince Dakkar resterait toujours une de ces physionomies étranges, dont le souvenir ne peut s'effacer. » Ainsi Jules Verne juge-t-il la plus extraordinaire, la meil- leure de ses créations, celle qui, non seulement a survécu parmi tant d'autres, mais celle aussi en qui revivent le mieux l'âme et l'esprit du romancier. Cet instinct de vengeance auquel le capitaine Nemo donne un caractère presque sublime, des Anglais l'éprouvent à leur tour et contre des compatriotes de l'ex-prince Dakkar. Lors de la révolte des Cipayes, des excès ont été commis de part et d'autre et si le prince Dakkar a vu périr tous les siens, le colonel Munro (1) a perdu sa femme dans l'effroyable mas- sacre de Cawnpore qui a coûté la vie à cinq cents Anglais. Désespéré de cette disparition, le colonel Munro a démis- sionné de l'armée et s'est retiré du monde, lui aussi, mais d'une manière moins exclusive que le capitaine Nemo. Il se contente de vivre fort simplement dans un bungalow où quelques amis fidèles viennent lui tenir compagnie pour le distraire un peu du chagrin qui le mine lentement. Cet homme n'a plus qu'une raison de vivre : venger la mort de sa femme, celle de ses malheureux compatriotes. Ce n'est pas seulement le chagrin qui le dévore, mais aussi « une soif de justice ». Cette soif, son ordonnance, le brave sergent Mac

(1) La Maison à vapeur. (1880) Neil l'approuve et, en fidèle serviteur qu'il est, il la partage, y ajoutant même une espèce d'exaltation que le sévère colonel ne montre pas. — C'est une sorte d'instinct qui me pousse ! confie Mac Neil à l'ingénieur français Mauclerc. Ah ! Monsieur, se faire le but d'une vengeance légitime, ce serait quelque chose dans la vie ! C'est également l'opinion de Nana-Sahib, un agitateur indien qui, à l'instar du prince Dakkar, hait l'Angleterre et cherche par tous moyens à secouer le joug qu'elle fait peser sur sa patrie. S'il déteste les Anglais, il poursuit plus parti- culièrement de sa haine le colonel Munro qui a tué, pour venger sans doute la mort de Lady Munro, la Ranee de Jansi, la « fidèle compagne » de Nana-Sahib. Le colonel Munro veut tuer de sa propre main Nana-Sahib et celui-ci nourrit la même intention vis-à-vis du colonel qui, finalement, tombe en son pouvoir. Nana-Sahib, entouré de ses partisans, fait comparaître en sa présence le colonel Munro et lui tient un petit discours qui en dit long sur les motifs qu'ont les Indiens de haïr leurs occupants : « Munro, les tiens ont attaché à la bouche de leurs canons les cent vingt prisonniers de Peschawar, et, depuis ce jour, plus de douze cents Cipayes ont péri de cette épouvantable mort ! Les tiens ont massacré sans pitié les fugitifs de Lahore ; ils ont égorgé, après la prise de Delhi, trois princes et vingt-neuf membres de la famille du roi ; ils ont massacré à Lucknow six mille des nôtres et trois mille après la cam- pagne du Pendjab ! En tout, par le canon, le fusil, la potence ou le sabre, cent vingt mille officiers ou soldats natifs et deux cent mille indigènes ont payé de leur vie ce soulèvement pour l'indépendance nationale ! » Après quelques considérations de même espèce, Nana- Sahib rappelle au colonel Munro que c'est un de ses ancêtres, Hector Munro, qui a osé pour la première fois faire attacher les condamnés à mort à la bouche des canons et il ajoute : — Représailles pour représailles ! Munro, tu périras comme tant des nôtres ont péri !... Tu vas être attaché à la bouche de ce canon ! Il est chargé, et demain, au lever du soleil, sa détonation, se prolongeant jusqu'aux fonds des Vindhyas, apprendra à tous que la vengeance de Nana-Sahib est enfin accomplie ! A quoi le colonel Munro fait cette réponse, digne d'un héros de Plutarque : — C'est bien, tu fais ce que j'aurais fait, si tu étais tombé entre mes mains ! Moins puissante, moins dramatique et moins sombre aussi que la personnalité du capitaine Nemo, celle du comte San- dorf est toutefois, comme celle de Munro, une assez belle illustration de ce thème de la vengeance, cher au cœur de Jules Verne. Le comte Mathias Sandorf est un grand seigneur chez qui l'amour de la patrie passe avant toute autre considération. Pour délivrer la Hongrie du joug des Habsbourgs il est prêt à tout et n'hésite à payer ni de sa personne, ni de sa fortune. Il est l'âme d'une vaste conspiration qui a pour objet de rendre à la Hongrie son indépendance, mais le complot, grâce à une dénonciation anonyme, est étouffé avant que le signal de la rébellion ait pu être donné. Le comte Sandorf et deux de ses plus intimes amis sont arrêtés. Leur sort ne fait aucun doute : ils seront pendus comme l'ont été avant eux les aristocrates rebelles de 1848. Sandorf est apparemment résigné à cette mort ignominieuse, mais « pour un homme de son caractère, mourir sans avoir fait justice du traître, quel qu'il fût, sans même savoir qui l'avait trahi, c'était deux fois mourir ». Un hasard — un curieux phénomène d'acoustique — lui permet, ainsi qu'à ses deux compagnons de captivité, de surprendre une conversation qui leur révèle les noms des coupables, car ils sont deux : le banquier Silas Toronthal et l'aventurier Sarcany. En apprenant la vérité, Sandorf éprouve une violente émotion, analogue à celle du capitaine Nemo dans la frégate anglaise qui canonne le Nautilus : « Son cœur avait cessé un instant de battre sous l'étreinte d'un spasme. Ses pupilles effroyablement dilatées, son cou raide, sa tête comme retirée entre les épaules, tout indiquait en cette énergique nature une colère effroyable, poussée aux dernières limites. — Eux !... Les misérables !... Eux ! répétait-il avec une sorte de rugissement. Enfin, il se redressa, il regarda autour de lui ; il parcourut à grands pas la cellule : — Fuir !... Fuir ! criait-il. Il faut fuir ! » Et cet homme, qui voulait marcher courageusement à la mort quelques heures plus tard, cet homme qui n'avait même pas songé à disputer sa vie, cet homme n'eut plus qu'une pensée maintenant : vivre, et vivre pour punir ces deux traîtres, Toronthal et Sarcany. — Oui, se venger ! s'écrièrent Etienne Bathory et Ladislas Zathmar. — Se venger ? Non!... Faire justice! Tout le comte Sandorf était dans ces mots », conclut Jules Verne. Ainsi Mathias Sandorf oublie, en une seconde, le but premier de son existence et s'en trouve un autre auquel il va consacrer toutes ses forces, toute son ingéniosité, tout son courage. L'indépendance de la Hongrie n'est plus qu'un vieux rêve abandonné sans retour : « Je ne suis d'aucun pays... », dira-t-il plus tard à la veuve d'Etienne Bathory lorsqu'il se présentera chez elle sous le nom de docteur Antékirtt. La punition des deux traîtres, la récompense de ceux qui l'ont aidé dans sa fuite, au prix de leur vie parfois, telles sont désormais les deux raisons de vivre de Mathias Sandorf. A la justice imparfaite du Ciel, si lente à se mani- fester, il va substituer la sienne, terrible, précise, implacable et imprescriptible. Tout en poursuivant Toronthal, Sarcany et Carpena — un troisième traître qui les a dénoncés après leur sortie de prison — Sandorf s'occupe aussi de rechercher ceux qui ont souffert avec lui ou pour lui, comme les enfants du pêcheur Ferrato. Lorsqu'il retrouve à Malte le fils et la fille d'Andréa Ferrato, il s'empresse de les adopter comme ses enfants et, en les quittant, alors qu'il vient d'assurer leur avenir, il sou- pire devant Pierre Bathory : — Ah ! que c'est bon, mon fils... que c'est bon d'avoir à récompenser ! — Oui, meilleur que de punir, répondit Pierre. — Mais il faut punir ! Et les châtiments sont exemplaires. Il n'y a pas de grâce ni de pitié à espérer de l'inflexible docteur Antékirtt qui n'a rien oublié des coups portés jadis au comte Sandorf. Le bandit Zirone ouvre le feu, si j'ose dire, précipité par la poigne vigoureuse de Cap Matifou dans le cratère en flammes d'un solfatare qui l'engloutit tout vif. Le traître Carpena, envoyé au bagne de Ceuta pour un autre méfait, en est arraché par le docteur Antékirtt pour être transporté dans son île où le rejoignent bientôt Toronthal et Sarcany capturés après bien des péripéties. Tous les trois sont condamnés à mort et, quelques minutes avant l'heure fixée pour leur exécution, périssent dans l'explosion de l'îlot Kencraf, comme si, à l'ultime instant, Dieu avait voulu reprendre enfin ce rôle de juge suprême que Mathias Sandorf avait assumé pendant quinze années. Cet instinct de vengeance qui galvanise le comte Sandorf, nous le retrouvons comme mobile de l'action dans bien d'autres romans de Jules Verne où il est décrit comme la manifestation d'une forme particulièrement noble du cou- rage. C'est un sentiment viril, apanage de l'homme fort. Lorsque Alfaniz (1) chef d'une bande de malfaiteurs, tue un pauvre Indien qui refuse de le guider à travers les forêts de l'Orénoque, les Européens qui découvrent le cadavre essaient vainement de consoler le jeune fils de la victime. « Il fallut le calmer..., et surtout lui donner à entendre que

(1) Le Superbe Orénoque. (1898) l'on vengerait son père... On retrouverait l'assassin... On lui ferait expier son crime... A ces paroles, les yeux de Gomo se rouvrirent et, à travers ses larmes, brilla le feu de la vengeance... » Dans la Jangada, autre roman dont l'action se situe en Amérique du Sud, où les passions sont vives, Benito Dacosta, pour venger l'honneur de son père, tue l'aventurier Torrès au cours d'un duel à la macheta. Plus encore que l'amour filial c'est le désir de vengeance qui arme ce jeune bras et lui donne la force de vaincre. Le plus souvent les notions de vengeance et de justice immanente sont étroitement confondues et le hasard, la Pro- vidence, se chargent de venger les bons des injures ou des méfaits des méchants. Dans l'Etoile du Sud, deux sinistres coquins, James Hilton et Annibal Pantalucci périssent de manière spectaculaire, bien propre à servir d'exemple. Le premier est broyé par un éléphant ; le second, pris dans un filet pour oiseaux, est enlevé par ces derniers jusqu'à une certaine hauteur d'où il tombe pour aller se fracasser au sol ! Dans l'Invasion de la mer, Hadjar et ses partisans, révoltés contre les Français, sont engloutis vivants tandis que dans une Ville flottante, l'odieux Harry Drake meurt foudroyé. A la fin des aventures d'un Capitaine de quinze ans, c'est le chien Dingo qui se fait l'instrument de la vengeance divine en sautant à la gorge du bandit Négoro qui, quelques années plus tôt, a tué son ancien maître, le voyageur Samuel Vernon, pour le voler. Lorsque le traître Harris annonce à Dick Sand, le capitaine de quinze ans, que Mrs. Weldon et son fils sont morts, le jeune garçon est l'objet d'une véritable révolution interne. « Que se passa-t-il en lui ? écrit Jules Verne, un irrésistible mouvement de colère, un besoin de vengeance qu'il lui fallait assouvir à tout prix. » Des situations analogues se retrouvent, avec des variantes, dans un Drame en Livonie, Michel Strogoff, les Indes noires, les Frères Kip, le Secret de Wilhelm Storitz et les Naufragés du Jonathan, où nous voyons le Kaw-Djer, toujours si maître de lui et si désin- téressé, vouloir venger la tentative d'assassinat dont Halg, son fils adoptif a été victime. Lorsque, par un déplorable concours de circonstances les « bons » n'ont pu rattraper les « mauvais » pour les châtier, c'est Dieu, finalement, qui se charge de le faire. Les équipages mutinés ou déserteurs qui abandonnent leurs officiers au milieu des glaces polaires, ou les débar- quent sur une île déserte, ou encore les abandonnent au gré des flots, ne courent jamais très loin. C'est ainsi qu'on retrouve, morts de faim et de froid, les marins félons de l'Halbrane (1) ceux du Forward (2) et que meurent dans les flammes les forbans de l'Alert (3), déjà coupables d'un autre détournement de navire et dont Jules Verne écrit, après avoir dépeint leur fin misérable : « Dieu avait fait justice de ces pirates de l'Halifax échappés à la justice humaine. » Mais il faut noter aussi, en conclusion de ce chapitre, un cas spectaculaire — le seul d'ailleurs — de vengeance abandonnée par générosité. Robur le Conquérant, le génial aéronaute, qui a résolu le problème du plus lourd que l'air, à la grande fureur du Weldon Institute, a vu son appareil détruit par le président et le vice-président de cette honorable association, tous deux fanatiques partisans des ballons. Leur œuvre de destruction accomplie, ces messieurs s'imaginent pouvoir dormir tranquilles, ou plutôt construire tranquil- lement leur gigantesque ballon dirigeable dans lequel ils voient la solution de l'avenir. Hélas ! pour eux le jour de leur première ascension, Robur le Conquérant, qui a survécu et a construit un nouvel engin, arrive à tire d'ailes au-dessus des aéronautes épouvantés. Comme le précise le romancier, il n'avait plus, depuis la destruction de l'Albatros « qu'une idée fixe, une obsession : se venger ». L'opportunité qui lui est offerte ce jour-là est plus belle encore qu'il ne l'avait

(1) Le Sphinx des glaces (1897). (2) Les Aventures du capitaine Hatteras (1866). (3) Bourses de voyage (1903). jamais rêvée, puisqu'il s'agit pour le ballon d'une ascension inaugurale à laquelle assistent des dizaines de milliers de spectateurs. « Quelle occasion pour satisfaire cette ven- geance qui tenait au cœur de Robur et de tous les siens ! Vengeance terrible, à laquelle ne pourrait échapper le Go a head! Vengeance publique, qui prouverait en même temps la supériorité de l'aéronef sur tous les aérostats et autres appa- reils de ce genre ! » Conscients du danger, les passagers du Go a head essaient d'y échapper en s'élevant vers les hautes couches de l'atmosphère, mais la dilatation du gaz fait exploser l'enveloppe et le Go a head se met à descendre rapidement. C'est, pour les membres du Weldon Institute, la mort à brève échéance. Robur le Conquérant se rapproche alors de ses victimes, non pour les achever, mais pour les sauver, de force d'ailleurs, en les faisant passer à son bord... Noble façon de se venger qui, si elle humilie un peu le pré- sident et le vice-président du Weldon Institute, arrache à la foule des applaudissements enthousiastes. Ce voyage à travers le monde de Jules Verne nous ramène finalement à lui, l'énigmatique créateur dont l'œuvre apparaît un peu comme un gigantesque labyrinthe à travers lequel les lecteurs s'égarent, perplexes et ravis, à la recherche d'un secret dont les plus perspicaces d'entre eux, au hasard d'un mot, d'une réflexion, d'un portrait, entrevoient la nature. Sous une trompeuse apparence de bonhomie et de sim- plicité, il n'est guère d'écrivain du XIX siècle qui ne se révèle, à l'étude, plus complexe que Jules Verne et moins facile à définir car, chez lui, le goût du paradoxe se mêle à celui du mystère pour détourner l'attention, l'égarer, la lancer sur d'autres pistes que celle où il a d'abord voulu l'attirer. Sans vouloir adopter entièrement le point de vue de M. Marcel Moré qui, dans ses ouvrages déjà cités, consi- dère l'œuvre de Jules Verne comme un long message chif- fré (1) je crois qu'il est possible d'y voir tout autre chose qu'une série de livres pour adolescents. L'intérêt qu'y pren- nent maintenant des personnes de tous âges, et même des hommes mûrs, montre suffisamment que cette suite roma- nesque est digne d'un plus vaste public. Il faut avoir lu — et relu — dans son intégralité ce cycle étonnant, véritable épopée de l'homme à l'âge industriel, pour comprendre la singularité de la place qu'occupe Jules Verne parmi ses

(1) Dans deux ouvrages pratiquement illisibles Le Grand Test secret de Jules Verne et Jules Verne, le divin magicien, MM. Renoux et Chotard vont même beaucoup plus loin et voient en lui une sorte de Nostradamus aux cabalistiques formules. contemporains. Doué d'une géniale prescience de l'avenir, il est incontestablement en avance sur son époque mais, en même temps, il apparaît fort attaché aux structures d'une société qu'il finit par défendre après l'avoir sévèrement cri- tiquée. Dans un monde qui achève de s'ouvrir à la curiosité des Européens, ses personnages se promènent avec une admi- rable aisance, mais lui-même s'y trouve mal à son aise et c'est sans doute pour cela qu'il transforme sa tour d'Amiens en un refuge où il s'absorbe, comme le capitaine Nemo, dans la contemplation hautaine et mélancolique d'une huma- nité dont les représentants ne correspondent guère aux arché- types de sa vision idéale. Cette vision est celle d'un démiurge, capable de s'attaquer à tous les problèmes, de les résoudre tous ; il n'y a point de sujets que cet esprit encyclopédique n'ait abordés dans son œuvre avec une compétence qui n'a d'égale que sa soif de s'instruire lui-même en instruisant les autres. Il est tour à tour astronome, géomètre, physicien, chimiste, mathéma- ticien, urbaniste, géographe, historien, biologiste, sociologue et il se montre aussi passionné de pyrotechnie que de méca- nique, d'acoustique que d'hygiène ou d'hydraulique, d'art ou de musique, sans oublier des problèmes plus abstraits comme ceux que posent la justice sociale, l'instruction publique ou la politique pure. Son souci de l'exactitude, de la précision, ne l'empêche pas de saisir, d'un coup d'œil, le système des évolutions, d'aller du particulier au général, de savoir tirer les conclusions de ses recherches. A l'instar de Léonard de Vinci « son esprit historique et universel, qui ne voulait pas détacher son propre destin du destin commun de l'humanité, lui a fait embrasser, dans la notion même de la mort, sa propre disparition, l'anéantissement des autres individus, l'ef- facement des peuples et des civilisations, la disparition même des espèces animales qui peuplaient autrefois la terre (1) ». Cette impitoyable et froide lucidité. qui teinte de pessi-

(1) Léonard de Vinci, par Marcel Brion (Albin-Michel, 1952). misme sa vieillesse, le rapproche encore plus de Léonard de Vinci à qui tant de traits communs l'apparentent qu'il est curieux que personne, jusqu'à présent, n'ait jamais songé à noter les ressemblances entre leurs caractères, leurs méthodes et leurs créations. Dès l'enfance Léonard de Vinci et Jules Verne ont été tous deux hantés par le problème du temps et fascinés par le mystère de l'eau, cet élément fluide et fuyant, perpé- tuellement mobile, qui est pour eux, non seulement le prin- cipe même de la Vie, mais la suprême consolation. A sa manière chacun a célébré cet élément : le Vinci dans son Traité de l'Eau comme dans certaines de ses peintures, Jules Verne dans ses descriptions apocalyptiques de tempêtes ou de raz de marée, chacun d'eux donnant d'ailleurs l'impression d'éprouver un morbide sentiment de jouissance devant ces cataclysmes qu'ils déchaînent à leur gré, par leur plume ou leur pinceau, comme si la formidable puissance de cet élément rendu furieux pouvait seule apaiser le feu dévorateur qui brûlait en eux. Leur goût commun du secret se retrouve dans leur manie des cryptogrammes, des rébus, des codes. Vinci n'est-il pas l'auteur de ces fameux entrelacs du musée du Castello Sfor- zesco à Milan et Jules Verne celui d'un « Recueil inédit de 3 000 à 4 000 mots carrés et logogriphes » (2) ? Plus de trois siècles après Léonard de Vinci, Jules Verne s'est élancé à son tour sur les traces d'Icare, intrigué par le problème du « plus lourd que l'air » en lequel il voyait l'avenir de l'aviation à une époque où tout le monde ne

(1) Le Vinci a construit de ses mains nombre d'horloges, de clep- sydres, de cadrans solaires, destinés à mesurer la fuite du temps. Jules Vernes a écrit dans sa jeunesse cette curieuse nouvelle intitulée Maître Zacharius qui évoque la manière fantastique d'Hoffmann. (2) D'autres auteurs, notamment M. Marcel Moré, ont insisté sur l'importance des messages chiffrés, véritables rébus, qui, dans des livres comme Les Enfants du capitaine Grant, Voyage au centre de la Terre ou La Jangada constituent un des principaux moteurs de l'action romanesque. croyait qu'aux ballons de MM. Montgolfier et de leurs suc- cesseurs. Les machines volantes qu'il a imaginées, notamment celles de Robur le Conquérant et d'Harry Killer, rappellent de façon frappante certaines esquisses du Vinci. Il en est de même pour ses sous-marins, entre autres le fameux Nau- tilus dont le Vinci avait eu l'idée avant lui, mais dont il avait détruit les plans. Dans tout ce qui touche au domaine de la mécanique Jules Verne et le Vinci montrent la même tendance : celle d'une transmutation de l'homme en machine et vice versa. « Toutes ses machines, écrit Marcel Brion à propos du Vinci, ont un aspect étrangement humain et, en revanche, les organes du mouvement lui apparaissent comme autant de pistons, de leviers, d'engrenages. Si ces machines imitent, dans leur fonctionnement « industriel », les gestes de l'homme qu'elles remplacent, pourquoi ne concevrait-on pas qu'elles pourraient le remplacer assez parfaitement pour constituer des hommes artificiels (1) ? » On pourrait objecter que ce ne sont point là des ressem- blances, mais peut-être, plus simplement, une imitation de Léonard de Vinci par Jules Verne qui aurait étudié et repris les conceptions les plus originales de son prédécesseur. Même s'il en était ainsi, il n'en demeurerait pas moins que les deux hommes offrent d'autres points de comparaison, infiniment plus rares et plus troublants, qui ne peuvent être chez l'un une imitation de l'autre. On trouve, en effet, chez Léonard de Vinci comme chez Jules Verne la même attitude vis-à-vis de la sexualité, celle d'une froideur qui dissimule sans doute une véritable aversion, surtout chez le Vinci, et une même façon de déifier la femme pour en faire une créature idéale et lointaine. Les héroïnes verniennes, comme on l'a vu, ne sont guère vraisemblables et ne le cèdent en rien, à cet

(2) Rappelons brièvement que Jules Verne, pour la description de ses personnages favoris : Ayrton, Cyrus Smith, Pencroff, Michel Strogoff, etc., utilise volontiers un vocabulaire mécanique. Tous ces hommes ont des nerfs d'acier, des poignes de fer, une poitrine en soufflet de forge, etc. égard, aux figures androgynes des tableaux du Vinci. L'un comme l'autre observe vis-à-vis du beau sexe que l'on pour- rait, dans leur cas, appeler le sexe ennemi, une froide réserve. Peut-être est-ce pour ce motif que le même voile de mystère recouvre leur vie privée dont leurs biographes savent en fait peu de choses... Un dernier trait, qui mérite d'être signalé car il constitue un des éléments les plus remarquables du génie vernien : ce don de « voyance » dans la description de contrées qu'il n'a jamais visitées, don que possédait aussi Léonard de Vinci lorsqu'il racontait à des amis des voyages qu'il n'avait pro- bablement faits qu'en rêve. Pour ces deux tempéraments exceptionnels, le besoin d'agir, ou du moins de créer, se manifeste avec une étonnante inten- sité. Ils éprouvent, l'un comme l'autre, une irrésistible impul- sion qui les pousse à refaçonner le monde, à se substituer à Dieu pour achever ou corriger son œuvre. Ce que Marcel Brion écrit à propos du Vinci peut également s'appliquer à Jules Verne : « Cette passion qu'il apporte à modifier l'aspect de provinces entières, à transformer la nature du sol, à intro- duire des cultures utiles dans des contrées arides, présente une autre face de cette volonté d'agir sur la nature... » Connaître pour agir « telle serait sa formule... » C'est celle de Jules Verne qui, pendant la majeure partie de sa vie, a vu dans la Science et le Savoir les seuls moyens pour l'Huma- nité d'accéder au bonheur de l'Age d'or. C'est seulement à la fin de son existence que, revenu de ses illusions sur la sagesse des hommes, il s'est laissé gagner par ce désespoir qui assombrit beaucoup de ses livres. Ne va-t-il pas, dans certains d'entre eux, jusqu'à montrer la destruction des prodigieux engins qu'il avait imaginés pour éviter que l'Homme, mal inspiré, ne les utilisât contre ses semblables ? N'était-ce point ce qu'avait fait le Vinci lorsqu'il avait pris le soin d'anéantir les plans de son sous-marin dont il crai- gnait que les hommes ne se servissent pour couler des flottes entières ? Plus imprégnés de paganisme que de vraie foi chrétienne, l'artiste de la Renaissance et le romancier scientifique du XIX siècle, obsédés tous deux par le désir de l'impossible, ont tenté de s'évader hors des limites de l'humain pour accéder au royaume de la connaissance et trouver « une explication sublime du système du monde, mais en dépassant ce sys- tème... en haussant la nature jusqu'au surnaturel ». Ce parallèle entre ces destinées, également solitaires, se poursuit jusque dans les derniers instants de ces deux êtres et c'est une même image qu'ils ont laissée à leurs contem- porains : celle d'un vieillard à demi paralysé, luttant de toutes ses forces déclinantes avec la Mort pour arracher à la Vie une ultime révélation...

F I N

(1) Marcel Brion, op. cit.