MIHAI DE BRANCOVAN

LA VIE MUSICALE

Salzbourg. — Munich. — Bayreuth.

Sans doute avez-vous aussi entendu dire qu'il pleuvait tou• jours à Salzbourg. N'en croyez surtout rien : il ne s'agit là que d'encore une de ces idées reçues qui, malgré leur fausseté, ont la vie dure, et seraient parfaitement dignes d'aller grossir le dictionnaire de Bouvard et Pécuchet. Bien sûr, il peut arriver qu'il pleuve à Salzbourg : mais ni plus ni moins qu'ailleurs. Telle est, du moins, la conclusion que je puis tirer de mon expérience personnelle, conclusion, que le bref séjour que je viens d'y effectuer ne fait que corroborer : une journée froide et pluvieuse, suivie de trois autres torrides, durant lesquelles le soleil ne cessa de briller. Cela a son importance, car ce n'est que par beau temps que l'on peut pleinement profiter de cette ville ravissante, aux ressources multiples : hauts lieux et souve• nirs mozartiens, certes, mais aussi de nombreuses fontaines, les unes plus jolies que les autres, d'agréables promenades sur le Mònchsberg et le Kapuzinerberg, le pittoresque cimetière de Saint-Pierre ; sans oublier, bien évidemment, les attractions culi• naires : truite fumée, délicieux Salzburger Nockerl (sorte d'ome• lette soufflée), choix infini de gâteaux, accompagnés, comme il se doit, de l'inévitable et sublime Schlagsahne. Mais cette chro• nique ne s'occupant, en principe, ni de tourisme ni de gastro• nomie, il est grand temps de conclure ce préambule et d'en venir aux choses sérieuses, autrement dit à la musique.

Le festival s'est ouvert par une nouvelle production de Falstaff, dirigée et mise en scène par Herbert von Karajan. Grand spectacle, musicalement proche de la perfection, mais qui, malgré tout, ne m'a pas entièrement satisfait, et cela pour plusieurs raisons. LA VIE MUSICALE 213

La première est que l'immense scène du Grosses Festspiel• haus ne convient absolument pas à cet ouvrage qui, pour sauter d'un extrême à l'autre, est bien plus chez lui à Glyndebourne, dont les dimensions modestes correspondent davantage à celle de l'auberge de la Jarretière ou de la maison de Ford : à Salz- bourg, l'intérieur de cette dernière prend des proportions de salle de bal, ce qui s'accorde fort mal avec le style élisabéthain qu'a tenu à respecter Günther Schneider-Siemssen. Il y a aussi le fait que le Grosses Festspielhaus, sans aucun doute l'une des salles modernes les plus réussies au monde (on voit et on entend bien de partout), est probablement mieux adapté au concert qu'à l'opéra : sa fosse entièrement découverte crée un déséqui• libre entre les voix et l'orchestre, naturellement en faveur de ce dernier. De sorte que si, d'une part, l'on est évidemment comblé d'avoir pour instrumentistes les Wiener Philharmoniker, de l'autre, l'on souffre pour les malheureux chanteurs, qui ont souvent du mal à forcer cette barrière sonore. Tout cela donne un Falstaff grandiose, alors qu'on l'eût souhaité étincelant, pétil• lant comme du Champagne. Il y a de jolies idées dans la mise en scène de Karajan : par exemple, ces « fées » que l'on devine seulement sur les bran• ches du gigantesque chêne, sans jamais les voir distinctement (à l'exception de Nannetta, leur reine). Il y en a aussi de discu• tables : je pense notamment à la cruauté presque sadique avec laquelle on maltraite le pauvre Falstaff au cours de ce qui ne devrait être, après tout, qu'une bonne farce ; ou encore au fait, difficilement compréhensible, que Ford ne prenne même pas la précaution de se déguiser avant de se faire présenter au pancione sous le nom de Fontana. Giuseppe Taddei a de l'abattage, et une voix encore tonnante ; mais c'est en vain que l'on chercherait chez lui la truculence, la subtilité de Tito Gobbi, qui reste un Falstaff inégalable. Christa Ludwig a l'air de beaucoup s'amuser en Mrs. Quickly, mais il faut pour cet emploi une voix bien plus grave que la sienne (Fedora Barbieri y était, naguère, idéale). Les autres rôles étaient excellemment tenus par Raina Kabai- vanska (Alice), Rolando Panerai (Ford), Francisco Araiza (Fenton), Trudeliese Schmidt (Mrs. Page), et Janet Perry, une charmante Nannetta, qui a chanté à ravir l'air du dernier acte.

Die Entführung aus dem Serail, mon second opéra à Salz- bourg, ne m'a pas non plus vraiment comblé. Personne n'admire plus que moi Ileana Cotrubas ; il n'empêche que Konstanze n'est pas un rôle pour elle : comment ces nombreuses et redoutables 214 LA VIE MUSICALE vocalises ne feraient-elles pas peiner un soprano lyrique ? Cela sautait aux oreilles, si je puis écrire, dans son premier air ; Traurigkeit et, paradoxalement, Martern aller Arten — pourtant l'une des pages les plus éprouvantes qui soient — lui réussirent bien mieux. Il reste que, même lorsqu'elle est en difficulté, cette merveilleuse artiste n'a aucun mal à faire la conquête du public : c'est qu'elle ne saurait cesser d'être musicale et émouvante. On ne peut davantage dire que Martti Talvela soit fait pour Osmin : non seulement il n'est pas drôle, mais ses notes graves sont souvent à peine audibles ; plus étonnant encore est le fait qu'à plusieurs reprises il se soit trouvé décalé par rapport à l'orchestre. Si cette soirée nous a néanmoins permis d'entendre du très beau chant, c'est grâce au sublime Belmonte de Peter Schreier : quel style, quelle technique, quelle respiration, quel legato ! Carol Malone est une Blondchen spirituelle, au timbre agréable, Norbert Orth un excellent Pedrillo. La direction de Lorin Maazel, du genre militaire et sec, manque totalement de charme et d'humour ; ses meilleurs moments sont ceux où comptent surtout le brio et la vitesse : l'ensemble Vivat Bacchus, par exemple. Ici encore, comme pour Falstaff, l'orchestre était trop fort : il faut dire que la fosse du Kleines Festspielhaus est très peu profonde. Filippo Sanjust est certainement un homme de goût : ses décors (assez semblables à ceux qu'a dessinés Bernard Daydé pour l'Opéra de Paris : mais le moyen de faire preuve d'origi• nalité dans cet ouvrage !) sont ravissants, de même que ses costumes et ses éclairages. Mais sa mise en scène reste assez terne et ennuyeuse : aucun des. personnages n'est un être vrai• ment vivant, auquel on puisse croire. Et il est sûrement exagéré et maladroit de transformer à ce point Martern aller Arten en un air de concert : pendant dix minutes, la malheureuse Kons- tanze est seule sur scène, face au public, ne sachant quelle attitude adopter ; la conclusion enfin arrivée, elle sort, mais ce n'est que pour aussitôt revenir répondre aux applaudissements, tandis que — chose jamais encore vue dans un opéra — le chef fait lever les principaux solistes de l'orchestre ! Il n'y a pas de recette plus sûre pour arrêter court le déroulement d'un spectacle, pour lui ôter toute crédibilité dramatique !

C'est donc, en fin de compte, aux concerts que je dois mes meilleurs souvenirs de Salzbourg, et tout d'abord à celui que donnèrent les Wiener Philharmoniker avec, à leur tête, Lorin Maazel, lequel, en tant que futur directeur de l'Opéra de Vienne, est désormais uni à eux par des liens privilégiés. LA VIE MUSICALE 215

Le moment le plus éblouissant de la soirée fut sans doute le poème symphonique Tod und Verklärung de Strauss, morceau idéal pour mettre en valeur les qualités d'un orchestre ; et, de fait, on ne savait qu'admirer davantage de la sensualité des cordes, de l'ampleur, de la rondeur des cuivres, de la virtuosité de chacun des instrumentistes, ou de la fantastique maîtrise de Maazel. On peut, bien sûr, donner de cette partition une vision plus intérieure ; mais il est difficile de résister à une exécution aussi brillante, aussi prenante : pour ma part, j'étais totalement sous le charme. Je n'aimai pas moins les deux autres interprétations que Maazel et sa somptueuse phalange nous offrirent : de Mozart, une Symphonie « Prague » rapide, musclée, au rythme fortement marqué ; et, pour finir, de Dvorak, une Symphonie « du Nouveau Monde » transparente, variée, colorée, avec, de plus, quelques mémorables solos instrumentaux.

La Liederabend donnée par Walter Berry avec, au piano, Erik Werba, fut un pur enchantement. Cet artiste intelligent, sympathique, émouvant, manifestement aimé de son public, nous proposait un programme très bien conçu, composé de pièces assez rarement chantées. Pour commencer, une cantate tardive (K. 619) de Mozart, d'évidente inspiration maçonnique : Die ihr des uner- messlichen Weltalls Schöpfer ehrt. Ensuite, quatre mélodies de Beethoven, dont le charmant et coquin Der Kuss, et l'amusante Chanson de la puce (tirée du Faust de Goethe), que Walter Berry interprète avec humour et une science scénique consom• mée. Il est intéressant d'avoir mis côte à côte le dernier Schu• bert — représenté par les six lieder sur des vers de Heine (extraits du Schwanengesang) — et le dernier Wolf, celui des Trois Poèmes de Michelangelo. Après quelques pages sérieuses de Brahms, la soirée s'achevait sur une note plus légère, par un choix de Volkslieder du même Brahms, suivi de cinq bis, pas un de moins. Erik Werba est un accompagnateur idéal, autant pour ce toucher d'une qualité si personnelle, que par ce jeu qui se fond avec le chant du soliste en un tout dont les composants devien• nent indistinguables.

Je pris congé de Salzbourg sur l'une de ces matinées Mozart qui ont traditionnellement lieu dans la jolie salle du Mozarteum. Le Divertimento K. 251 et la Symphonie K. 201, en la majeur, encadraient le Concerto pour clarinette, très bien joué par Peter Schmidl, et deux airs que l'on n'entend pour ainsi dire jamais : 216 LA VIE MUSICALE

Misera, dove son ! (sur des vers de Metastasio) et Voi avete un cor fedele (sur un texte extrait d'une pièce de Goldoni, le Nozze di Dorina) ; la soliste pour ces deux raretés était Siglinde Damisch, qui remplaçait au pied levé Lucia Popp, souffrante : situation peu enviable, dont elle se tira plus qu'honorablement. Gerhard Wimberger, un chef attentif et sûr, était à la tête de l'excellent orchestre du Mozarteum.

Au moment même où j'écris ces lignes j'apprends la dispa• rition de Karl Böhm. Son nom est inséparable du festival de Salzbourg où, cette année encore, il aurait dû diriger la reprise à'Ariadne auf Naxos ; seule la maladie le contraignit à y renon• cer, et à céder la baguette à . Mais le vieux maître espérait toujours être en mesure de monter au pupitre de la Philharmonie de Vienne pour l'un des tout derniers concerts du festival ; il ne devait, hélas ! pas en être ainsi : quinze jours plus tôt, il s'éteignait dans un hôtel de Salzbourg. Qu'il soit ici remercié une fois encore pour les innombrables joies qu'il nous a prodiguées jusqu'à l'extrême fin de sa longue vie, à l'opéra comme dans la salle de concert ou au disque. Les vrais amou• reux de la musique n'oublieront pas tout ce qu'ils lui doivent. *

Nulle part au monde peut-être Richard Strauss n'est vénéré autant qu'il l'est à Munich. Ainsi, sur les cinq manifestations auxquelles j'assistai cet été, trois lui étaient consacrées. Je commencerai par Die Aegyptische Helena, à la fois parce que l'ouvrage est très peu connu, et parce que c'était l'une des nouvelles productions du festival de cette année. On comprend d'ailleurs sans peine, en le voyant, les raisons pour lesquelles cet opéra n'a jamais vraiment réussi à s'imposer. La musique est, certes, somptueuse : du superbe Strauss, avec une orches• tration rutilante, et de très beaux airs ; mais, n'en déplaise à Hofmannsthal, l'histoire n'a qu'un intérêt dramatique extrême• ment limité. A l'origine, une idée empruntée à Euripide : l'Hélène enlevée par Paris n'aurait été qu'un fantôme suscité par les dieux, tandis que la vraie femme de Ménélas aurait passé les dix années de la guerre de Troie en Egypte à attendre fidèle• ment le retour de son mari. Reconnaissons au librettiste le mérite d'avoir considérablement enrichi ce thème, notamment pour ce qui est de la psychologie des liens existant entre les deux époux ; mais il a eu le tort d'introduire en même temps toute une kyrielle de personnages anecdotiques auxquels on ne croit pas un seul LA VIE MUSICALE 217 instant : la magicienne Aïthra, le « prince des montagnes » Altaïr, son fils Da-ud, sans oublier l'ineffable allwissende Muschet, que l'on pourrait définir comme l'Erda des mollusques. Le plus curieux est que, en travaillant à cet ouvrage, nos deux auteurs pensaient écrire quelque chose de très drôle, une sorte d'opérette mythologique : Strauss se voyait déjà en « Offenbach du xxe siè• cle ». Or rien n'est moins amusant que Die Aegyptische Helena : la Belle Hélène peut se rassurer, ce n'est sûrement pas cette fausse rivale qui risque de la détrôner. Il est difficile de croire que le destin de cet étrange ouvrage va se trouver brutalement changé grâce à la production de Joachim Herz (mise en scène) et de Jorg Zimmermann (décors). Ce qui m'a frappé dans ce spectacle, c'est surtout son manque d'unité stylistique. Le premier acte, situé dans un cadre très modem style, sacrifie pleinement à cette « démystification » si en vogue actuellement : ainsi, la Muschel est un petit meuble se déplaçant de façon autonome, et comprenant un écran de télé• vision permettant de suivre par l'image (comme dans nos bulle• tins d'informations !) les événements décrits par le savant per• sonnage, que surmonte un coquillage ressemblant furieusement au pavillon de quelque phonographe protohistorique, au centre duquel on a la surprise de découvrir la tête de l'infortunée inter• prète (Cornelia Wulkopf, en l'occurrence). Au second acte, par contre, plus la moindre trace d'ironie ou d'irrespect : les choses sont prises au pied de la lettre, et ce désert pourrait parfaite• ment être celui d'une superproduction hollywoodienne. C'est à se demander si la version de concert n'est pas la solution idéale pour cet opéra, qui gagnerait sûrement à être écouté comme de la musique pure. Eva Marton est une très bonne Helena : sa voix puissante, riche et souple convient admirablement aux lignes vocales de Strauss. Les autres rôles avaient pour interprètes Matti Kastu (Ménélas), Sabine Hass (Aïthra), Siegmund Nimsgern (Altaïr) et Claes Ahnsjô (Da-ud), tous excellents. Wolfgang Sawallisch a tiré de son orchestre des sonorités superbes, et a bien mis en évidence la splendeur de l'instrumentation de Strauss, ainsi que la beauté d'un grand nombre de pages.

Je ne crois pas qu'il existe un théâtre plus indiqué pour une représentation de Capriccio que celui dû au génie de Fran• çois Cuvilliés : en plus d'être l'un des plus ravissants au monde, il présente l'avantage d'avoir été bâti pratiquement à l'époque où se situe l'action de l'opéra. Le joli décor d'Ita Maximowna s'harmonise d'ailleurs parfaitement avec celui de la salle, dont 218 LA VIE MUSICALE il pourrait être le prolongement. Quant à la mise en scène, elle offre toutes les garanties souhaitables de fidélité et d'authenticité puisque, même si elle est actuellement réglée par Helmut Leh- berger, son véritable auteur est Rudolf Hartmann, le metteur en scène de la création de 1942. Une merveilleuse soirée donc, qui, musicalement parlant, n'a fait que confirmer ce que l'on savait déjà sur la qualité de la troupe munichoise ; Lilian Sukis (la Comtesse), Hans Gunter Nôcker (le Comte), Barry McDaniel (Olivier), Daphne Evange- latos (Clairon) ne sont pas des vedettes, mais d'excellents chan• teurs, sur lesquels on peut compter. La distribution était cepen• dant dominée par le Flamand jeune, mince, à la voix et au style de la plus grande pureté, de Claes Ahnsjô, qui est l'incar• nation même du musicien passionné du livret, ainsi que par le savoureux La Roche de Théo Adam, chef-d'œuvre d'humour discret, de raffinement : quel immense artiste ! On aurait seule• ment souhaité, pour cet ultime et admirable don de Strauss à la scène lyrique, une direction plus fervente, plus inspirée que celle, correcte mais assez effacée, de .

Enfin, dernier rendez-vous avec l'auteur du Rosenkavalier, la très belle matinée de Heder que lui dédia Dietrich Fischer- Dieskau. Ne voulant pas me donner le ridicule d'énumérer une fois de plus les qualités de cet incomparable chanteur, je me contenterai de préciser que, fidèle à son habitude, il avait mis au programme un nombre considérable de pages moins connues : ainsi, nous entendîmes, entre autres, deux mélodies sur des textes empruntés au recueil (célèbre surtout grâce à Mahler) Des Knaben Wunderhorn, et quatre extraits du cycle Der Kràmer- spiegel, dans lequel Strauss tourne en dérision la maison d'édi• tion Bote und Bock, avec laquelle il avait eu des démêlés d'ordre financier ; il est vraiment dommage que ces pièces pleines d'humour, dont certaines sont, qui plus est, d'une réelle beauté, soient si négligées des interprètes. Plus connu comme chef d'orchestre, Wolfgang Sawallisch est aussi un excellent pianiste, qui forme avec Fischer-Dieskau un duo extrêmement uni : l'entente entre eux est totale. Je dois dire, par ailleurs, que je suis plein d'admiration pour l'épous- touflante virtuosité avec laquelle il tourne lui-même ses pages : Dieu sait pourtant si c'est là un exercice périlleux !

Revenons à l'opéra, et parlons de Simon Boccanegra, sans aucun doute la plus belle — musicalement, du moins — de mes représentations munichoises, et ce grâce avant tout à Renato LA VIE MUSICALE 219

Bruson, extraordinaire dans le rôle titre, dans lequel je le voyais pour la première fois. L'acteur impressionne par la noblesse du port, la sobriété, l'intériorité du jeu, le chanteur par l'égalité des registres, la qualité unique du legato, la beauté du timbre. Terrible en maudissant Paolo, il apporte une douceur infinie à la scène finale, qu'il rend d'une émotion presque insoutenable. Loin de moi cependant l'intention de diminuer tant soit peu les mérites de la radieuse Amelia de Mirella Freni, toujours aussi jeune et touchante, du Fiesco aux notes abyssales de Nicolaï Ghiaurov, du Gabriele Adorno de Veriano Luchetti, ou du Paolo de Bodo Brinkmann, merveilleux interprètes, qui ont tous contribué de façon essentielle à l'éclatant succès de ce Simon Boccanegra. Riccardo Chailly, jeune chef italien dont l'ascension a été fulgurante, a fait preuve à la fois de brio et de subtilité. Les décors de Jùrgen Rose sont ravissants, même si l'on peut être surpris de découvrir dans la Gênes du xive siècle des portiques typiquement Renaissance. Il est difficile, après avoir vu l'inoubliable mise en scène de Strehler, d'être satisfait par celle d'Otto Schenk, laquelle manque singulièrement de vigueur, de sens dramatique, particulièrement dans le tableau du Conseil : vus par lui, les affrontements entre patriciens et plébéiens ne sont guère plus qu'innocents jeux d'enfants.

La dernière représentation du festival. promettait d'être une fête, et ce à double titre : parce qu'elle était consacrée à Die Meistersinger, et parce qu'elle marquait les dix ans de présence de Wolfgang Sawallisch au poste de Generalmusikdirektor. En guise de fête, ce fut une sinistre plaisanterie, que je ne puis évoquer sans que m'assaillent à nouveau les sentiments de révolte et d'indignation que j'éprouvai sur le coup. Que se passa-t-il au juste ? Rien d'anormal, ou presque, jusqu'à la moitié du troisième acte. Puis, à peine le rideau s'était-il relevé sur la Festwiese, une chose si peu croyable que j'ai sérieuse• ment douté, l'espace de quelques instants, de la fidélité de mes oreilles : le chœur — qui, il est vrai, ne s'était guère fatigué jusque-là — était bien sur scène, condescendait à esquisser un minimum de gestes, poussait la conscience professionnelle jus• qu'à ouvrir la bouche... mais se gardait bien d'en laisser s'échapper le moindre son ! Une belle troupe de mimes, en somme ! Comme vous l'avez certainement déjà deviné, il s'agissait en fait d'une grève (d'une espèce encore inconnue : on n'arrête pas le progrès !), que l'on n'avait même pas éprouvé le besoin d'annoncer tant soit peu à l'avance, et par laquelle 220 LA VIE MUSICALE

les choristes désiraient manifester leur mécontentement quant à l'attitude de l'administration dans les négociations salariales en cours. Cela m'étonnerait fort qu'ils aient été entendus, les specta• teurs, dont certains avaient payé 240 marks leur place, s'étant montrés surtout sensibles au côté malhonnête du procédé. On les comprend sans peine. Chercher à régler des problèmes de cette nature sur le dos du public, de Wagner et des M'eisietsinger — qui, ne l'oublions pas, furent créés ici même, à Munich — esi à la fois écœurant et intolérable. Un joli cadeau d'anniver• saire, aussi, pour Wolfgang Sawallisch, lequel opposa à l'affront un calme olympien, en continuant, comme si de rien n'était, jusqu'à la dernière mesure : un bel exemple de sang-froid. Disons tout de même quelques mots des artistes. On pouvait s'inquiéter en voyant Karl Ridderbusch tousser de plus en plus souvent ; mais ce n'était apparemment que pour s'éclaircir la voix, laquelle, fort heureusement, est en bien meilleur état que l'année dernière. Mais ce bon géant débonnaire de Hans Sachs pourrait bien être le grand-père d'Eva, ce qui est difficilement conciliable avec les sentiments assez ambigus existant entre ces deux personnages. Fidèle à une tradition que l'on peut dis• cuter, Hans Gunter Nôcker est un Beckmesser dans le genre maître d'école pinailleur, très drôle par moments, ressemblant un peu à Louis de Funès. Il n'y a pas grand-chose à dire de la Tchécoslovaque Magdalena Hajossyova, qui est une Eva assez indifférente. L'Allemand de l'Est Reiner Goldberg a fait, par contre, une très bonne impression : une grande voix (trop grande peut-être pour Stolzing), une technique sûre, un timbre agréable ; retenez bien son nom, car qui sait si nous ne tenons pas en lui le Heldentenor de demain. Il me faut encore citer le David admirablement chanté et étonnamment jeune de Peter Schreier, ainsi que le Pogner solide comme un roc de Kurt Moll. Les décors tout en bois clair de Jiirgen Rose pèchent par excès de monotonie et de stylisation. Quant à la mise en scène d'August Everding, nous n'en vîmes sans doute, le chœur aidant, qu'une caricature. Voilà une représentation qui aurait pu être un enchantement, et qui, au lieu de cela, fut un véritable sup• plice. Je ne crois pas avoir jamais quitté une salle d'opéra aussi indigné, aussi triste, aussi déçu. * Mon séjour à Bayreuth a commencé par un Tristan qui, grâce à l'immense talent de Jean-Pierre Ponnelle (responsable à la fois de la mise en scène, des décors et des costumes), est le plus beau, le plus poétique que j'aie vu jusqu'ici. Peu d'hom• mes de théâtre ont su trouver avec autant de bonheur des LA VIE MUSICALE 221 images correspondant non seulement au contenu immédiat de cette œuvre, dont l'action est presque inexistante, mais surtout à sa signification profonde, secrète, aux nombreux symboles qu'elle recèle, au premier rang desquels, bien sûr, l'opposition du jour et de la nuit. Au lever du rideau, Isolde — une couronne sur la tête, et comme prisonnière d'un immense manteau blanc, dont le bas dessine un large cercle autour d'elle — occupe, immobile, le devant du plateau. A peine devine-t-on de temps en temps, à travers la voile, la poupe du navire, où se tiennent l'équipage et Tristan. Lorsque ce dernier se décide enfin à se rendre auprès d'Isolde, ce sera dans un jour aussi cru que celui qui, selon les paroles de celle-ci, règne dans son cœur. Mais, aussitôt la coupe vidée, cette clarté mensongère s'éteindra, laissant, pendant de longs moments, la scène plongée dans l'obscurité : la révélation de leur amour vient d'ouvrir aux deux amants les portes du royaume de la Nuit. Au deuxième acte, Tristan et Isolde, tels de jeunes amou• reux, s'étendent au pied d'un arbre gigantesque, à côté duquel coule une source où, dans un geste symbolique et très beau, ils trempent ensemble leurs lèvres. C'est là, au sein de la nature, unis à elle, qu'ils chantent le sublime duo d'amour. Tout en chantant, ils s'enfoncent progressivement dans la nuit de plus en plus épaisse, jusqu'au moment où on les perd totalement de vue. Ils ne sont dès lors plus que deux voix s'élevant des ténèbres, privées de support matériel : un instant inoubliable. Malheureusement, le troisième acte cesse de suivre Wagner pour se perdre dans les sables mouvants de considérations, sem- ble-t-il, à la mode, mais peu claires, et encore moins convain• cantes. Si j'ai bien compris, Ponnelle imagine que toute l'action n'est qu'un rêve engendré par le délire de Tristan. De ce postulat, il tire des conséquences surprenantes : Tristan ne meurt pas au moment indiqué par le livret, mais à l'extrême fin ; l'arrivée d'Isolde le laisse apparemment indifférent : c'est, sans doute, qu'il la voit ailleurs ; toujours impassible, il l'écoutera déplorer sa propre mort, et le supplier de revenir à la vie ne serait-ce que pour eine Stunde. Tout cela est bien tiré par les cheveux. Il n'empêche que, même dans cet acte, les idées originales et pro• fondes sont loin de manquer. Ainsi, dans la toute dernière scène, les personnages autres que Tristan et Isolde, toujours prisonniers de la factice réalité à laquelle seuls les deux amants ont réussi à s'arracher, ne sont plus que des ombres chinoises. Superbe également la lumière surnaturelle qui baigne Isolde tout au long d'une Liebestod qui, plus qu'une mort, est une transfiguration. 222 LA VIE MUSICALE

Tout ce que je souhaite, c'est que Ponnelle profite des reprises qui auront lieu les prochaines années pour revoir sérieu• sement ce troisième acte confus et plein de contradictions : son Tristan sera alors vraiment, d'un bout à l'autre, celui de mes rêves. L'Américaine Johanna Meier, qui débutait à Bayreuth, est une belle Isolde, à la voix chaude, à l'aigu facile, attentive aux nuances et à la clarté de la diction. René Kollo chante magnifi• quement les deux premiers actes mais, emporté sans doute par le délire de Tristan, a le tort de se laisser aller, au troisième, à des excès qui n'ont plus rien de musical : j'ai relevé des notes parlées, voire criées, d'autres attaquées par le bas, ou amputées d'une fraction de leur valeur ; on aurait dit, par moments, du Sprechgesang. Hermann Becht est un Kurwenal très inégal, Hanna Schwarz une Brangàne jeune, touchante, au timbre épanoui, dont le seul tort est de ne pratiquement pas quitter, au premier acte, la nuance forte. Matti Salminen, sans conteste l'une des plus belles voix de basse d'aujourd'hui, est un roi Marke plein de noblesse ; mais Ponnelle le fait paraître cente• naire, ce qui est sûrement une erreur. Daniel Barenboïm, qui lui aussi était pour la première fois à Bayreuth, a donné aux pages les plus passionnées toute l'intensité, toute l'exaltation souhaitables ; il a seulement tendance, dans les passages contem• platifs, à exagérément ralentir le tempo, ce qui fait inévitable• ment chuter la tension dramatique. Un beau Tristan donc, qui n'égale pas celui que nous donnèrent naguère et Catarina Ligendza, mais qui mûrira certainement les prochaines années.

Il est de bon ton, dans certains milieux, de traiter avec condescendance les Meistersinger que vient de monter Wolfgang Wagner. Je ne sacrifierai pas à cette mode absurde, et déclarerai sans ambages que cette mise en scène traditionnelle au meilleur sens du terme, d'une fidélité totale à la lettre comme à l'esprit de l'œuvre, m'a beaucoup plu. De même d'ailleurs que les décors, qui présentent un Nuremberg cossu, aux grandes et belles maisons de pierre. Je ne crois pas exagérer en affirmant que, dans cette produc• tion-ci, le personnage le plus intéressant, par la nouveauté du jour sous lequel il est montré, est Beckmesser. Ceux qui espé• raient retrouver le pantin qu'ils avaient déjà vu d'innombrables fois, en ont été pour leurs frais. Hermann Prey — sans perruque, et guère maquillé : en un mot, identique à lui-même — incarne un Beckmesser jeune, élégant, bien de sa personne, qui est un LA VIE MUSICALE 223 prétendant sérieux à la main d'Eva ; on s'étonne même que celle-ci ne le préfère pas au Walther compassé et ennuyeux de Siegfried Jérusalem. Cette conception n'est nullement contraire au texte de Wagner : personne ne prétendra que le hochgelahrter Herr Stadtschreiber soit le dernier des imbéciles ! Son principal tort est de vénérer à l'excès les règles anciennes, et de ne pas comprendre que l'art, comme toutes choses, évolue ; de là son échec, qui, loin de faire rire, a quelque chose de tragique, et éveille plutôt la compassion. Voilà pour la caractérisation du personnage. Côté vocal, il me suffira de préciser que je n'ai jamais entendu ce rôle aussi bien chanté : pour une fois, la devise Beckmesser, keiner besser ! pouvait parfaitement se justifier. Bernd Weikl est un Hans Sachs dans la force de l'âge, à la voix puissante, douée d'un vibrato caractéristique et très agréable (il y en a qui le sont moins !). Marie Anne Hàggander (Eva) est jeune, musicale, a un jolie timbre, et joue intelligem• ment : une très heureuse découverte. Siegfried Jérusalem a de grandes qualités, mais son aigu est encore trop incer• tain pour Walther : on craint pour lui à l'approche de chaque note un peu haute. Le public a beaucoup applaudi Graham Clark, qui paraît l'âge de David, et est bon acteur ; mais sa voix est assez ingrate, et son allemand plutôt approxi• matif. Les Maîtres formaient un très bon ensemble, dont j'iso• lerai le Pogner de Manfred Schenk et le Kothner de Jef Ver- meersch, tous deux d'une solidité vocale proportionnelle à leur rondeur. Marga Schiml est une Magdalene coquette et avenante, Matthias Hôlle un superbe Veilleur de nuit, à la voix aussi profonde que le suggère son nom. Mark Elder, le très jeune directeur musical de l'English National Opéra, manque sans doute encore d'expérience, mais ne méritait sûrement pas d'être méchamment hué. Quant aux chœurs de Bayreuth, dont la beauté est quasi légendaire, c'est une joie toujours renouvelée que de les entendre ; je ne pouvais être plus royalement dédommagé du mutisme de ceux de Munich.

Je m'attarderai moins sur les trois autres opéras, qui étaient repris dans des distributions presque identiques à celles de l'année dernière. Der ftiegende Hollànder fut une de ces représentations dont on garde longtemps le souvenir. Tous les chanteurs, sans excep• tion, se surpassèrent : Simon Estes, un Hollandais athlétique, au timbre sombre, à la voix puissante ; Lisbeth Balslev, une Senta fragile, vulnérable, qui n'est pas sans rappeler celle d'Anja Silja ; 224 LA VIE MUSICALE

enfin, Matti Salminen (Daland), Robert Schunk (Erik) et David Kuebler (le pilote). La mise en scène éblouissante de virtuosité et parfaitement cohérente de Harry Kupfer a beau ne pas être fidèle à Wagner, elle est indiscutablement l'une des plus impres• sionnantes que j'aie vues de cette œuvre. Le seul changement par rapport à l'été dernier était la présence, au pupitre, de Peter Schneider, lequel, à en juger du moins d'après ce Hollân- der, semble être un chef tout à fait remarquable.

Mon opinion sur la production de Lohengrin n'a pas changé : malgré quelques beaux éclairages, je trouve ce specta• cle, dans l'ensemble, d'une grande laideur, due davantage aux décors — parallélépipèdes et tubulures métalliques — de Gùn- ther Uecker qu'à la mise en scène assez peu intéressante de Gotz Friedrich. Musicalement, nous étions plus gâtés, grâce surtout à Elizabeth Connell, la meilleure Ortrud que j'aie jamais enten• due, à Peter Hofmann, un Lohengrin au physique de jeune Apollon et au beau timbre barytonal, et à Leif Roar (Telra- mund). Karan Armstrong, une et une Salomé, a tort de s'obstiner à chanter Eisa, pour laquelle elle est faite comme Marilyn Monroe pour Juliette ou Ophélie : très peu sûre voca- lement pendant les deux premiers actes, elle a été bien mieux cependant au troisième, dans sa grande scène avec Lohengrin. La direction de Woldemar Nelsson est équilibrée, avec des tempi parfaitement justes. Les pages faisant immédiatement suite au récit du Graal ont été, comme l'année dernière, allègrement sautées. Serait-ce, par hasard, parce qu'on y entend Lohengrin prédire au roi que plus jamais l'Allemagne ne sera envahie par les hordes de l'Est ? Toujours est-il que je trouve cela injustifiable. Où allons-nous si même à Bayreuth on se permet de faire des coupures dans les partitions de Wagner ?

Ma dernière soirée au Festspielhaus fut une belle représen• tation de Parsifal, dominée par l'extraordinaire Kundry d'Eva Randova (qui, Dieu soit loué, a renoncé à « poitriner » comme elle le faisait il y a cinq ans) et le Gurnemanz puissant de Hans Sotin. Donald Mclntyre (Amfortas) et Leif Roar (Klingsor) étaient tous deux excellents. J'ai été déçu, en revanche, par le Parsifal neutre, inexpressif, de Manfred Jung, lequel ne réussit pas le moins du monde à suggérer la prodigieuse transformation qui s'opère dans ce personnage ; nous étions à cent lieues de la subtilité, de l'intelligence, de la sensibilité d'un Jon Vickers. Horst Stein — probablement le chef vivant ayant le plus dirigé LES DISQUES 225

à Bayreuth — s'est montré, comme à l'accoutumée, sûr et effi• cace. Cette reprise de la production sobre et harmonieuse de Wolfgang Wagner sera la dernière, puisque l'année prochaine l'on célébrera le centenaire de Parsifal par une nouvelle mise en scène. Nous aurons ensuite, en 1983, pour les cent ans de la mort de Wagner, un nouveau Ring, dont les responsables seront Georg Solti et Peter Hall : un événement que j'attends, cela va de soi, avec la plus vive impatience.

LES DISQUES

La finta giardiniera, de Mozart. — Bartok, par Zoltan Kocsis. — Gidon et Elena Kremer.

Ce nouvel enregistrement de La finta giardiniera (1) est une véritable première. Afin que vous en soyez tout à fait persuadés, il me faut commencer par donner ne serait-ce qu'un bref aperçu de l'histoire, à la fois compliquée et merveilleuse, de cet opéra, que Mozart écrivit à l'âge de dix-neuf ans pour la cour de Munich. La création eut lieu en 1775, et ne remporta sans doute qu'un succès relativement modeste, puisqu'elle ne fut suivie que de deux autres représentations. Puis, plus rien jus• qu'en 1779, lorsque l'ouvrage reparaît, avec l'accord de Mozart, sous la forme d'un Singspiel, autrement dit dans une traduction allemande, et avec des dialogues parlés à la place des récitatifs. Cette version — connue sous le titre, ne datant que du siècle dernier, de Die Gärtnerin aus Liebe — s'imposa au point que l'on oublia complètement l'original, dont le premier acte avait d'ailleurs été entre-temps perdu. Ce n'est que récemment que la découverte, dans une bibliothèque de Moravie, d'une copie d'époque du manuscrit permit de combler cette lacune, et de rétablir la partition d'origine. Le résultat de ce travail est le présent enregistrement, qui fut réalisé en marge des représen• tations données au cours de 1' « Internationale Mozart-Woche » de janvier 1980, les premières que l'authentique Finta giardi• niera ait connues depuis 1775.

(1) DG 2740 234, un coffret de quatre disques.

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L'ouvrage a des défauts qu'il serait absurde de nier : il est trop long (trois heures et demie de musique, environ !), les récitatifs y occupent une place démesurée, la plupart des airs se répètent à l'excès, enfin, le livret (dont on ne connaît pas l'auteur) est aussi embrouillé qu'il est invraisemblable, ce qui n'est pas peu dire. Mais, à côté de cela, que de merveilleuses surprises, qui annoncent déjà les chefs-d'œuvre de la maturité ! Je n'en citerai que quelques-unes : l'air Dentro il mio petto, où le Podestat compare les sentiments qui agitent son cœur aux différents instruments de l'orchestre, idée originale et amusante, qui donne lieu à des solos tour à tour ravissants et pleins d'humour ; l'imperceptible transition du recitativo secco au reci• tativo accompagnato au moment de l'évanouissement de San- drina ; ou encore la superbe scène où cette dernière chante sa terreur de se trouver abandonnée dans un lieu désert. Julia Conwell est touchante en Sandrina, malgré une voix parfois stridente, et un italien qui, comme celui de son partenaire Thomas Moser (Belfiore), demande à être amélioré. Lilian Sukis est très drôle dans le rôle d'une insupportable mijaurée répon• dant au joli nom d'Arminda ; j'ajouterai que, si l'on ne prend en considération que la beauté de la voix et la pureté du chant, c'est sûrement à elle ainsi qu'à Brigitte Fassbaender (Don Ramiro) que ce disque doit ses meilleurs moments. Jutta-Renate Ihloff (Serpetta) est une soubrette idéale, vive et impertinente à souhait (l'air Chi vuol godere il mondo dénote une philosophie assez voisine de celle qu'expose Despina dans Una donna a quindici anni), Barry McDaniel un Nardo solide, Ezio di Cesare un excellent Podestat. L'orchestre du Mozarteum de Salzbourg est dirigé de main d'expert par . *

A l'occasion de l'année Bartok, Philips nous propose un disque de Zoltan Kocsis (2), remarquable aussi bien par l'intérêt des pièces choisies que par la qualité des interprétations. Une seule page de grande virtuosité : Y Allegro barbaro, joué ici avec un élan, un tonus irrésistibles. Dans les autres morceaux, au contraire, la principale difficulté est de trouver à chaque instant la couleur, la sonorité la plus juste ; il faut pour cela un don particulier, que Kocsis possède au plus haut point. Il n'est, pour s'en convaincre, que de l'écouter jouer les Quinze Chants paysans hongrois, provenant de mélodies recueillies entre 1910 et 1918, les Huit Improvisations sur des chansons paysannes hongroises

(2) Philips 9500 876. LES DISQUES 227

(1920), aux couleurs assez impressionnistes, les Trois Chants populaires hongrois du district de Csik (1907), les Sept Esquisses de 1908-1910, et les Quatre Nénies (1910) qui, elles, sont du folklore imaginaire : des pièces d'un dépouillement faisant penser au dernier Liszt. Un très bel enregistrement, qui enrichit consi• dérablement la discographie de Bartok. *

Le nouveau disque de Gidon et Elena Kremer (3) — lui, l'un des tout premiers violonistes d'aujourd'hui, elle, une excel• lente pianiste — regroupe des œuvres rarement jouées, voire des curiosités. C'est dans cette dernière catégorie que je classerai la Grande Sonate opus 19 du fils cadet de Mozart, prénommé lui aussi Wolfgang Amadeus. Le mouvement le plus réussi en est le second, un Andantino espressivo assez joli et gracieux. Les deux autres, en revanche, frappent par leur manque d'inspi• ration, ainsi que par l'absence d'un style vraiment personnel : certaines formules évoquent vaguement Beethoven, d'autres Schubert ou Mozart père (pour une fois, ce n'est pas Leopold qui se trouve ainsi désigné !), mais toutes auraient diablement besoin d'une seule étincelle du génie de l'un d'entre eux. Bref, un morceau dont l'intérêt est surtout documentaire. Tel n'est cependant pas le cas des deux autres ouvrages figurant sur ce disque. Les Douze Variations sur «Se vuol bal lare » (1793) don• nent déjà une bonne idée de ce que Beethoven fera plus tard dans un genre auquel il ouvrira, par un travail qui durera toute sa vie, des régions insoupçonnées avant lui. Le thème, énoncé avec humour — pizzicati du violon, sauf pour l'unique note correspondant au si de gl'insegnerô si, confiée, de façon tout à fait inattendue, au piano seul —, est ensuite transformé avec une invention prodigieuse, de sorte que les variations sont pres• que toutes surprenantes, imprévues. Mais le point culminant de ce disque est, à mon avis, la Fantaisie en do majeur, D. 934, de Schubert, l'une des rares œuvres qu'il ait écrites pour le violon. Ceux qui ne la connais• sent pas encore (et ils sont sûrement la majorité) auront le bonheur d'y découvrir des pages ravissantes, empreintes de ce charme inimitable qui rend si attachant le grand Franz. Gidon et Elena Kremer en donnent une interprétation merveilleuse de virtuosité et de sensibilité. MIHAI DE BRANCOVAN (3) Philips 9500 904.