Cahiers du Genre, n° 45/2008 Notes de lecture

Notes de lecture

Jean Bobby Noble – Masculinities gence de la masculinité trans Without Men? Female Masculinity comme catégorie spécifique, plus in Twentieth-Century Fictions précisément de la manière dont (2004). Vancouver, University of British celle-ci devient intelligible et Columbia Press, 180 p. dicible. En se situant au croisement Si le corps n’est pas le fonde- des cultural studies, des gender ment ni l’élément stabilisateur de studies et des théories queer, dans l’identité de genre, comme le mon- la lignée de Judith Butler, Teresa de trent les théories queer, alors la Lauretis, Eve Kosovsky Sedgwick masculinité n’est pas l’apanage des mais aussi de Richard Dyer et corps mâles – voire, elle pourrait Michel Foucault, Noble mobilise bien en être parfois totalement dis- trois romans et un film mettant en sociée. Judith Halberstam avait scène des personnages en quête déjà investi cette réflexion avec d’identité et de reconnaissance : The Female Masculinity en 1998 Well of Loneliness de Radcliffe (Durham, Duke University Press), Hall (1928), Sacred Country de à travers l’analyse notamment de Rose Tremain (1992), The Well of Loneliness de Blues de Leslie Feinberg (1993), Radcliffe Hall. Jean Bobby Noble, et Boys Don’t Cry de Kimberly avec Masculinities Without Men?, Peirce (1999). Bien que tous ces réengage un examen critique de personnages entretiennent des rela- l’émergence et de la production tions amoureuses/sexuelles avec de female masculinities depuis le des , leurs identités se dis- XIXe et tout au long du XXe tinguent d’une identité lesbienne, siècle, de manière plus radicale et constituant ‘autre chose’, un es- approfondie. pace autre, un ‘hors-champ’, qui À l’heure où émergent les trans ne peut se dire dans un premier studies, où la visibilité trans, et temps que par la négation : « I’m notamment ftm, se déploie peu à not a [gouine] », « I’m not a peu – depuis le début des années woman », ainsi que se reconnaît 1980 aux États-Unis et la fin des Brandon Teena dans Boys Don’t années 1990 en France –, la néces- Cry (p. 145). C’est cet espace que sité d’une histoire trans s’impose, Noble théorise, montrant la ma- et avec elle une analyse de l’émer- nière dont il est construit par les 200 Notes de lecture discours et les pratiques, non pas œuvres et les structures narratives à partir de rien, mais grâce à une de chacune de ces fictions (le troi- réarticulation des catégories et élé- sième chapitre étant consacré aux ments disponibles. romans de Feinberg et Tremain, Masculinities without Men? est et le quatrième au film de Peirce), une mise en œuvre exemplaire de Noble met en lumière des ana- la théorie foucaldienne du pou- logies thématiques et discursives. voir. Celui-ci n’est jamais unila- Les notions de genre et de sexe y téral, il n’est jamais uniquement apparaissent comme fondamenta- répression, mais un rapport de lement imbriquées avec celles de force, qui produit lui-même des classe et de ‘race’ : la masculinité moyens de résistance et de sub- n’est qu’un mot, autrement dit. version. Ainsi Noble consacre un Elle se construit et s’affirme, en premier chapitre à l’analyse des tant que domination, en lien avec discours de la sexologie du XIXe une domination de ‘race’ et de siècle et à la manière dont ceux-ci classe. Les fictions étudiées par furent mobilisés lors du procès Noble dans ce livre mettent en pour obscénité contre le roman de scène une masculinité blanche, Hall, pour y pointer les contradic- coloniale, patriote, chrétienne, tions qui rendent possibles des aristocrate ou ouvrière. Et la mise stratégies de résistance. La théo- en crise de cette masculinité rie de l’inversion, et l’argument ‘essentialisée’ (masculinité des essentialiste qui la sous-tend, ou- hommes ou s’incarnant dans des vrent une porte à la revendication corps mâles) par l’affirmation de identitaire, à une affirmation de masculinités queer est indissocia- légitimité – si l’inversion est ble d’une mise en question des ‘naturelle’, alors elle n’est pas un frontières géopolitiques, des fron- vice ni une maladie, et il faut tières de classe et de la hiérarchie l’accepter. Le second chapitre éla- raciale. L’anxiété que suscite la bore une lecture de The Well of transgression des frontières de Loneliness comme l’amorce d’un genre s’inscrit dans un contexte retournement foucaldien du dis- d’anxiété à propos des frontières cours, l’émergence de cette reven- en général, qui se sédimente au dication identitaire, à travers le cours du XXe siècle et notamment personnage de Stephen, qui trouve autour des deux guerres mondiales. dans la sexologie et dans la Bible Les personnages de Stephen, Jess, des catégories qu’il intériorise, pour Martin et Brandon sont resitués par ensuite les transformer en se les Noble dans ce contexte, déplaçant appropriant. Le sujet parlé se met certaines frontières et en renfor- à parler lui-même avec le langage çant d’autres. dont il dispose, lui faisant subir Mais l’auteur, à travers l’étude une reconfiguration. En analysant de ces narrations, montre aussi la les contextes de réception des manière dont les frontières sont à Cahiers du Genre, n° 45/2008 201 la fois synonymes d’enfermement en particulier en ce qui concerne le et de construction de soi, permet- genre, et les rapports de pouvoir tant de se distinguer des autres : s’effectuant dans les discours, le la masculinité trans se distingue langage et la mise en scène : de la masculinité lesbienne mais toute revendication passe en pre- aussi de la masculinité des hommes, mier lieu par la possibilité de se les renie pour s’y opposer tout en dire et de se montrer, d’accéder à s’y référant. Ainsi se créent des une connaissance de soi qui per- espaces de proximité, d’identifi- mette la visibilité. Masculinities cation, qui permettent de souligner, Without Men? est riche, à ce titre, d’une part, que la female mas- aussi bien du point de vue de culinity n’est pas homogène, mais l’analyse littéraire et cinématogra- bien plurielle comme l’indique le phique, que de celui du féminisme titre de cet ouvrage ; d’autre part, et des théories queer, offrant des que si la masculinité « n’a parfois outils pour repenser radicalement rien à voir avec les hommes » les politiques de genre, et pour (p. ix), elle n’est pas sans relation mieux cerner les enjeux contem- avec eux. Elle n’est pas non plus porains des mouvements de reven- sans relation avec la féminité, et dications identitaires. En désarti- Noble montre, à travers les per- culant radicalement l’amalgame sonnages des amantes et compa- sexe / genre / sexualité / pouvoir, gnes des héros des différentes Noble montre que l’élément sta- fictions, comment la construction bilisateur de l’identité n’est pas le de la masculinité trans, ou queer, corps, mais la narration, qui ex- est en corrélation avec celle de la prime le désir de soi et permet la féminité queer, ce que jusque-là réalisation de ce désir. Ainsi est- « ni le féminisme ni les théories il possible de lire les personnages queer n’ont adéquatement concep- mis en scène dans ces quatre fic- tualisé » (p. 22). tions comme des sujets qui de- La littérature et le cinéma viennent leur genre bien plus apparaissent comme des supports qu’ils ne le transcendent. de la construction de soi, comme Julie Guillot des vecteurs de résistances épis- Étudiante en master de sociologie (EHESS) témologiques et politiques. Noble Susan Stryker & Stephen Whittle examine les liens entre les (eds) – The Transgender Studies auteur·e·s et leurs personnages, Reader compare les différentes lectures déjà effectuées de chacune des (2006). New York, Routledge, 752 p. œuvres, et inclut une dimension The Transgender Studies Reader autobiographique en analysant sa retrace l’émergence des politiques, propre position de lecteur. Son cultures et théories trans. Cette im- ouvrage illustre la forte dimen- portante compilation, qui rassem- sion critique des cultural studies, ble plus d’une cinquantaine d’ar- 202 Notes de lecture ticles, revient sur les dialogues et et se clôt sur un article de tensions noués entre les auteur·e·s Richard Juang plaidant pour « la féministes, queer et transgenres reconnaissance des transgenres dans les années 1990, tout autant comme sujets des discours des qu’il démontre la vivacité et droits civiques dans les sociétés l’actualité des transgender studies, démocratiques » (p. 706). Stryker aussi bien sur les plans politique et Whittle tracent une généalogie et théorique qu’épistémologique. des études trans qui trouve sa sour- Cartographiant les multiples chan- ce dans le féminisme et la théorie tiers ouverts par le mouvement queer, mettant aussi bien en relief trans, de sa remise en cause radi- les proximités et filiations (le cale des catégories de ‘sexe’ et de groupe Transgender Nation est né ‘genre’ à son combat contre la au sein de Queer Nation) que les pathologisation psychiatrique dont tensions et divergences politiques. les personnes trans font encore Whittle note au début du livre l’objet dans la majeure partie de que « la circulation d’une parole l’Occident, l’ouvrage ouvre la voie et d’une conscience trans dans à un véritable agenda transgenre, l’espace public a non seulement prenant son autonomie face aux influencé les études sur le sexe et agendas féministes et queer. le genre, mais a aussi eu un im- Avec cette anthologie, Susan pact sur les personnes trans elles- Stryker et Stephen Whittle visent mêmes, […] faisant émerger de clairement à délimiter un espace nouvelles façons d’être activistes, intellectuel et disciplinaire pour le aussi bien que de nouvelles fa- développement des études trans en çons d’être trans » (p. XV). C’est tant que champ de recherche à part là également le type d’intervention entière. Le découpage en sept par- que vise l’ouvrage en élargissant ties scande les grandes étapes de la les possibles, non seulement en formation des savoirs trans, tout termes d’identification, mais aussi autant qu’il ouvre un programme en termes de conceptualisation du de recherche futur : « Sexe, genre politique et du savoir. L’un des et science », « Interventions fémi- projets des études trans est ainsi nistes », « Queeriser le genre », notamment de revendiquer une « Identités et communautés », position d’expertise sur le trans- « Masculinités transgenres », sexualisme et le transgenderisme : « Corporalisation : éthiques spa- les catégories épistémologiques tiales et temporelles », « Croise- féministes de ‘l’expérience’ et des ments multiples : genre, race, ‘savoirs situés’ étant ici élargies nationalité ». Au-delà, le livre pour y intégrer le corps et les sen- construit un véritable récit téléolo- sations corporelles, les affects et gique du mouvement trans qui la perception trans. Stryker pro- s’ouvre sur des textes de psy- pose ainsi notamment d’investir chiatres de la fin du XIXe siècle la colère trans en tant qu’espace Cahiers du Genre, n° 45/2008 203

épistémo-politique, d’occuper la ques produit une expérience sub- position du « monstre de jective qui dément l’effet natu- Frankenstein » de la médecine ralisant que peut accomplir la moderne pour prendre la parole et technologie biomédicale. » (p. 248). répondre aux psychiatres et Parmi la somme de travaux sexologues, tels que Richard von présentés, la majorité est l’œuvre Krafft-Ebing ou Harry Benjamin, d’auteurs trans à la fois universi- dont les taxinomies, diagnostics taires et activistes, engagés dans et protocoles ont contribué à pro- une critique intellectuelle et poli- duire la catégorie ‘transsexuel·le’. tique de ce que Kate Bornstein Pour Stryker, les subjectivités trans appelle la « police du genre ». Au ont fait exploser les catégories de sein de ce projet, le spectre des la médecine moderne dont elles thématiques développées est assez sont en partie issues. Si les trans- étendu : de la cartographie de sexuel·le·s ont appris à manier avec l’activisme intersexe tracée par subtilité le discours diagnostic, res- Cheryl Chase à la contre-histoire tituant jusque dans leurs auto- trans de Leslie Feinberg en biographies le récit imposé de passant par les théories de la souffrance et de la l’« embodiment » (corporalisation), ‘transformation’ 1, les transgenres l’intersectionnalité ou la réflexion ont développé des savoirs sur les masculinités trans. ‘désassujettis’, révélant à quel L’ouvrage revient également sur point le ‘sexe’ relève d’une tech- les nombreuses discussions entre nologie biopolitique de construc- féministes et trans, notamment tion des corps et des subjec- sur les débats autour de l’ouvrage tivités 2. Stryker écrit : « Lorsque polémique de , nous nous levons des tables The Empire (1979), d’opération de notre renaissance, dans lequel elle affirmait que la nous, transsexuel·le·s, sommes autre transsexualité (mtf 3) ne constituait chose que ce que nos créateurs qu’une nouvelle stratégie mas- envisageaient. Bien que les tech- culine d’infiltration des espaces niques médicales de réassignation féministes. Les réponses critiques de sexe puissent construire des de Stephen Whittle ou Carol corps qui satisfont aux critères Riddel permettent d’éclairer les visuels et morphologiques en enjeux politiques des critiques générant un effet de ‘naturalité’, féministes vis-à-vis de l’activisme s’engager dans ces mêmes techni- transgenre. Toujours autour du dia- logue féminisme/trans, le Reader présente un extrait du livre de Jay 1 Pour une analyse de ces récits, voir Sandy Proser, Second Skins: The Body Stone, « The Empire Strikes Back: A Posttranssexual Manifesto », p. 221-235. Narratives of Transsexuality (1998), 2 Voir le texte introductif de Susan Stryker, « (De)Subjugated Knowledges: An Intro- duction to Transgender Studies ». 3 Male to female. 204 Notes de lecture dans lequel celui-ci développe qu’il soit rapidement traduit en une critique très pertinente des France, afin de stimuler et concepts de ‘performativité’ et de d’ouvrir un dialogue productif ‘performance de genre’ de Judith avec la théorie trans française en Butler. train d’émerger 5. L’urgence poli- Parmi les morceaux de choix que tique à laquelle sont encore con- présente cet imposant volume, on frontées quotidiennement nombre retiendra également le célèbre de personnes transgenres requiert « Manifeste posttranssexuel » de le développement de contre-dis- Sandy Stone sur les technologies cours puissants et disséminés dans d’écriture de soi posttrans ; le ré- tous les lieux de production du cit historique de Aaron Devor et savoir. Nicholas Matte des liens commu- Maxime Cervulle nautaires et politiques qui, aux Doctorant en études culturelles États-Unis, ont uni et désuni les Université Paris I Panthéon-Sorbonne hommes trans et gays des années Centre de Recherche Images, Cultures et Cognitions (CRICC) 1960 à aujourd’hui ; le passion- nant texte de Benjamin Singer sur Elsa Dorlin – La matrice de la les politiques de la représentation race. Généalogie sexuelle et colo- des corps trans, du regard médi- niale de la nation française cal aux autoreprésentations de (2006). Paris, La Découverte « Textes à Del LaGrace Volcano ou Loren l’appui / genre & sexualité », 312 p. Cameron ; ou encore l’article de Voici un livre qui participe l’anthropologue ftm 4 Jason pleinement aux débats actuels rela- Cromwell sur les pratiques vécues tifs à l’interpénétration des rap- des identités des hommes trans. ports de pouvoir (Dorlin parle La richesse et la force concep- d’intrication), le but ambitieux de tuelles, politiques et épistémo- l’auteure étant de démonter la logiques de ces nombreux articles manière dont le système planto- risquent sans doute d’avoir un cratique et la société coloniale impact durable sur les études ont contribué « à la formation de féministes et queer. Espérons par l’idéologie nationale inaugurée ailleurs que ce recueil, avec l’aide par la période révolutionnaire » des centaines d’universitaires trans (p. 275), avec la précision de qui écrivent et enseignent aujour- l’exégète soucieuse de mettre à d’hui en Amérique du Nord, puisse permettre au jeune champ 5 Je pense ici notamment aux recherches de des études transgenres de gagner en Tom Reucher sur l’expertise trans, aux tra- visibilité et en influence – aussi vaux de Karine Espineira sur l’histoire des bien dans le monde universitaire représentations télévisuelles trans (voir son récent ouvrage La transidentité : de l’espace qu’en dehors. Souhaitons aussi médiatique à l’espace public [Paris, L’Harmattan, 2008]), ou encore aux actions et réflexions politiques du GAT (Groupe 4 Female to male. activiste trans). Cahiers du Genre, n° 45/2008 205 nu les strates successives, éven- Cette objectivation progressive tuellement contradictoires, de cette passe en premier lieu par l’im- élaboration. position dans le champ médical, S’appuyant sur de nombreux et ce, depuis l’Antiquité, de l’idée éléments empiriques, l’auteure de tempérament. Or, en dépit des montre comment, à partir du progrès théoriques et empiriques e XVII siècle, la médecine, par ses opérés dans la compréhension phy- classifications nosologiques (des- siologique du fonctionnement du 6 cription analytique des maladies corps humain , la majorité des des femmes et des esclaves) et les médecins adhèrent à l’idée d’une politiques publiques mises en affliction humorale spécifiquement œuvre (notamment dans le do- féminine (froide et humide) : leur maine de la natalité), a participé à tempérament ‘naturellement’ dés- l’élaboration de la conceptuali- équilibré est donc structurellement sation des différences sexuelle et maladif, ce qui fait de lui le raciale, qui légitimeront le bien- vecteur d’une conceptualisation fondé des choix opérés dans le dichotomique sain/malsain fonc- cadre de la société coloniale : tionnant « comme un opérateur de « Tout comme les esclaves, [les sexuation des corps qui assure et femmes] occupent […] une place à figure un rapport de domination » part dans la genèse des sciences (p. 26, souligné par l’auteure). de l’Homme : seuls groupes hu- Tandis que la théorie du tem- mains réputés pathologiques en pérament permet aux hommes raison d’un principe endogène de d’inscrire la domination sexuée morbidité, ils en sont à la fois dans l’ordre naturel, cette même l’une des conditions de possibili- théorie agit dans un sens similaire tés et l’une des cibles privilégiées. par-delà les océans : « Le pouvoir En ce sens, la pathologisation du de la classe des planteurs est défi- corps des esclaves est le préala- ni comme “naturel”, un pouvoir lié ble à leur racialisation. » (p. 15). à sa supériorité physiologique et esthétique. L’élément déterminant La théorie du tempérament est ici le passage du tempérament Un point essentiel de cette thèse exceptionnel du roi, qui rayonne tourne autour de la description et en quelque sorte sur ses sujets, l’analyse de la manière dont les au tempérament d’une classe ou corps des femmes, et les savoirs d’une société qui est partagé à féminins y afférant, vont être cap- tés par la médecine masculine, dont l’une des obsessions sera 6 Ce point crucial, sur lequel insiste Dorlin d’en démontrer à tout prix (y en s’appuyant sur Michel Foucault (p. 25), compris au prix d’une gymnas- trouve une confirmation dans l’article de Roy tique rhétorique pour le moins Porter et Georges Vigarello (2005). « Corps, santé et maladies ». In Georges Vigarello (ed). contorsionniste…) le caractère Histoire du corps. 1. De la Renaissance aux faible et maladif. Lumières. Paris, Seuil. 206 Notes de lecture l’identique par tous ses membres. « maladies des nègres », objet du Ce n’est plus la personne royale, chapitre 11) et qui accompagne- mais bien le tempérament ront la production de traités spé- commun, le “naturel” de cette cifiquement consacrés aux ‘races’ population qui permet de la défi- (dont la généalogie de la natu- nir comme une nation en un sens ralisation à partir du tempérament nouveau. » (p. 197). Jouant Hume est abordée au chapitre 10), au sein contre Montesquieu (et sa théorie desquels s’exprime par exemple du climat), Dorlin avance que la une entreprise sociale de déviri- diffusion de l’idéologie nationale se lisation des ‘Indiens’ d’Amérique fonde sur l’exemplarité coloniale, par le rapprochement de leur tem- l’unité de la Nation se trouvant pérament avec celui des femmes. fondée par « le tempérament trans- Et Dorlin de revenir en détail mis par les mères » (p. 200). sur les deux « pathologies » con- Apparaît ici la pertinence du fondues sous le terme d’hystérie à dernier chapitre de la deuxième la fin du XVIIe siècle : la « fureur partie consacré à la place, dans la utérine » (nymphomanie) et la santé des enfants, de l’allaitement « suffocation de la matrice », maternel et des nourrices, et de censées être toutes deux provo- l’importance des métissages entre quées par l’abstinence sexuelle peuples européens et peuples (compatible avec le « tempérament d’Orient (à travers l’esclavage des froid féminin »). Cet enfermement femmes) : « La “mère” devient pathologique sur une base donc l’instrument majeur de la sexuelle trouve son pendant in- génotechnie, la technologie la plus versé dans le cas des « femmes efficace pour […] constituer un voluptueuses » (principalement les peuple français d’hommes blancs prostituées), dont le « tempéra- et propriétaires. Elle porte en elle ment chaud » les classe à part des à la fois l’autochtonie et la domi- autres femmes. Pour expliquer cette nation, elle incarne le tempéra- incongruité, les médecins vont ment de la Nation, elle va devenir alors les viriliser. la matrice de la race. » (p. 209, Ce jeu rhétorique aux effets souligné par l’auteure). pratiques dévastateurs se verra La constitution progressive appliqué aux esclaves africains des d’un savoir nosographique colonies : survirilisés d’un côté, de Mais l’objectivation et la dé- manière à justifier les conditions possession du corps féminin pas- de vie et de travail mortifères du sent également par la production système plantocratique, les Afri- importante de traités consacrés cains sont renvoyés à leur nature aux « maladies féminines » (objet valétudinaire (ce sera l’objet de la du chapitre 2) ; traités qui intégre- transposition du modèle noso- ront certaines dimensions inhéren- politique des maladies des femmes tes aux colonies (notamment les à cette partie de la population, qui Cahiers du Genre, n° 45/2008 207 s’évertuera par la même occasion produits de luxe coloniaux) et à à pathologiser les modes de ré- célébrer la robustesse des gens de sistance à l’oppression et à l’ex- campagne – principalement les ploitation esclavagistes – ce que paysannes. Or, pour pouvoir par- Dorlin appelle, dans la lignée de ler de santé au sujet des femmes, Michele Birnbaum, l’hystéricisa- il faudra attendre que s’opère un tion raciale) hors de ce système retournement en matière de gros- qui leur assure leur bonne santé, sesse et d’accouchement, perçus de façon à légitimer dans un depuis des siècles comme les ma- double mouvement la supériorité ladies féminines par excellence. physique des Blancs et le carac- Selon Dorlin, la volonté politique tère indépassable du système éco- d’un renouveau de la Nation im- nomique en place. plique ce retournement, car pour L’histoire des sciences a sou- encourager la natalité par une poli- vent montré que les systèmes tique nataliste – dispositif central établis, en dépit de leur caractère de ce renouveau – la ‘mère’ doit erroné, sont rarement balayés d’un être perçue comme une norme de seul coup par des découvertes bous- la santé féminine (ce qui néces- culant les principes structurants : site une ‘dé-morbidisation’ sym- généralement, les progrès scientifi- bolique de la grossesse et de ques déstabilisent l’édifice, contrai- l’accouchement), bénéficiant d’une gnant les chercheurs à ‘bricoler’ des amélioration des conditions sani- explications permettant d’y inté- taires. D’une maladie, la grossesse grer les nouvelles données. C’est devient un événement éprouvant exactement ce qui s’est passé avec dans la vie des femmes. le regain d’intérêt des anatomis- Certes, des auteurs comme tes pour la conception mécaniste Landais ou Raulin vont critiquer e du corps tout au long du XVIII la vision médicale traditionnelle, siècle, qui contribuera à placer les la considérant comme incompati- représentations fibrillaires au centre ble avec la politique nataliste mise des réflexions, en conservant en œuvre. Selon eux, la fonction l’équilibre humoral comme don- maternelle nécessite des qualités née fondamentale : dorénavant, la physiques indéniables et compara- pathologie physiologique (des bles (bien que différentes) à celles femmes) trouvera sa source dans des hommes. Mais comme Dorlin le deux extrêmes (les fibres imbibées montre, cette ouverture aux thèmes relâchées des hystériques versus féministes de l’époque (posant les fibres sèches excessivement l’égalité politique entre les sexes tendues des ‘nymphomanes’). comme découlant d’une égalité Politiquement, cette approche naturelle) fera long feu, les méde- révisée de la théorie humorale va cins ayant pour tâche d’affiner la conduire à critiquer le mode de vie définition de la ‘mère’ sans ris- des nobles citadins (affaiblis par les quer d’en faire une égale (p. 133). 208 Notes de lecture

On me permettra ici une étant « l’expression d’un ordre critique : à plusieurs reprises, naturel dont la société policée est l’analyse des moments de retour- à la fois la destinataire et la nement souffre d’un manque de traductrice fidèle » (p. 108), la précision qui nuit à la compréhen- seconde conservant son statut de sion du processus. Sur le point maladie. précédent, Dorlin passe de Landais Une autre question vient à la et Raulin (seconde moitié du lecture de l’ouvrage : quelle place e XVIII siècle) au retournement Dorlin accorde-t-elle à la religion opéré par Virey en 1823 (en se comme régime de justification référant à un contemporain des des principes de hiérarchisation, deux auteurs précédents). Entre- qu’ils soient sexués ou raciaux ? temps, la Révolution aura vécu, En mettant l’accent sur les pra- l’Empire napoléonien également, tiques et discours médicaux, la et la monarchie restaurée s’apprê- philosophe semble euphémiser l’in- tait à une nouvelle période in- fluence des institutions chrétiennes, surrectionnelle. Or, de tout ceci, elles-mêmes porteuses de techno- il n’est jamais question, comme logies symboliques et pratiques si les régimes politiques (et leur efficaces en la matière. constitution sociologique) ne comp- Une dernière remarque con- taient finalement pour rien dans la cerne le rapport entre femmes variabilité de mise en œuvre des européennes et hommes esclaves, dispositifs publics. Si retournement Dorlin écrivant que les premières il y a, on n’en connaît finalement sont mises sur un pied d’égalité pas les conditions sociales et vis-à-vis des seconds : n’y a-t-il politiques nécessaires. De même, pas là un renversement de pers- Dorlin n’explicite pas les condi- pective ? Ne sont-ce pas, du point tions sociales et politiques qui ren- de vue des hiérarchies de draient compte du passage de la l’époque, les esclaves qui se voient vision de Raulin à celle de infériorisés par l’intermédiaire de Bienville, vingt ans après, rela- la proximité du tempérament et tive à la perception différenciée de l’hystéricisation raciale ? Si le des corps nobles et paysans. Les résultat hiérarchique est le même, raisons de l’évolution de la ma- le processus y conduisant se nière de considérer les femmes trouve inversé, avec pour corol- selon leur origine sociale demeu- laire la responsabilisation accrue du rent donc obscures, ce qui affaiblit pouvoir politique métropolitain la force de l’argument opposant (qui ‘exporte’, pour les appliquer à hystérie et nymphomanie sur le d’autres populations, ses concep- plan médical (et nosographique, tions médicales et ses visions puisque les tempéraments fémi- raciales nobiliaires), sans être nins sont classés en fonction de contradictoire avec la conclusion : ces deux extrêmes), la première les techniques ainsi empruntées Cahiers du Genre, n° 45/2008 209 font l’objet d’un voyage en sens tudes de la génération de méde- retour, alimentant alors le proces- cins en cours de formation. sus de constitution de la Nation, Ce livre fut à l’origine une dans sa volonté de régénération thèse de médecine que l’auteure du peuple. voulait situer au carrefour des trans- Stéphane Le Lay formations que subit actuellement Sociologue, post-doctorant le travail médical. La justesse de Laboratoire de psychologie du travail l’intervention des médecins est et de l’action (CNAM) de plus en plus souvent mise en Maud Gelly – Avortement et question, que ce soit par des pro- contraception dans les études cès qui soulignent les défaillances, médicales : une formation in- voire des négligences manifestes adaptée. dans la prise en charge de mala- (2006). Paris, L’Harmattan « Bibliothèque du des (sang contaminé, hormone de féminisme », 246 p. croissance) ; par la mise en place À l’horizon de ce livre sur la de « comités de protection des formation des jeunes médecins personnes » pour assurer un plane un souci : qui assurera la contrôle en amont des recherches relève de cette génération de menées en milieu hospitalier ; ou médecins qui, il y a quarante ans, tout simplement par l’émergence se sont investis, par militantisme d’associations de patients ayant à ou tout simplement par convic- l’égard des médecins des exigen- tion personnelle, dans la pratique ces nouvelles en matière d’infor- des avortements et de la contra- mation et de soins. Dans un tel ception ? La pénurie actuelle de contexte, le paradigme tradition- personnel dans les centres où se nel de la médecine, où la relation font les interruptions volontaires entre un médecin et son patient se de grossesse (IVG) est déjà cause caractériserait par une asymétrie de retard dans la prise en charge mutuellement acceptée, est soumis des femmes enceintes qui souhai- à rude épreuve. La maîtrise de la tent mettre un terme à leur gros- fécondité pousse cette remise en sesse et elle pourrait s’aggraver. cause plus loin, puisque le méde- La légalité de la pratique de cin est confronté, non pas à des l’avortement et de la contracep- malades mais à des personnes – en tion date de la loi Neuwirth de l’occurrence, presque toujours des 1967 et de la loi Veil de 1975, femmes – dont le motif de consul- mais cette pénurie de personnel tation concerne leur santé au suggère que leur légitimité est loin sens très large que lui donne d’être acquise. C’est la raison pour l’Organisation mondiale de la laquelle Maud Gelly, médecin santé (OMS) d’un « état de com- généraliste dont la planification plet bien-être physique, mental et familiale est la principale activité, social ». a voulu mieux connaître les atti- Le livre de Maud Gelly part de 210 Notes de lecture l’hypothèse que la formation médi- son enquête auprès d’un groupe cale reste encore fortement mar- d’étudiant·e·s formé·e·s dans sa quée par ce paradigme traditionnel, propre faculté de médecine. Il transmis aux étudiant·e·s comme s’agissait d’apprécier leurs repré- disposition indissociable du conte- sentations des bonnes pratiques nu de l’enseignement. De plus, dans ce domaine, au travers d’un l’enseignement en matière d’avor- questionnaire à choix multiples tement et de contraception serait proposés à des étudiant·e·s en encore imprégné par le compro- deuxième année de médecine mis politique, notamment sur « la (PCEM2, soit la première année clause de conscience », néces- après réussite du concours de saire au vote des lois Neuwirth et médecine) et à d’autres en sixième Veil. La formation ainsi conçue année (DCEM4). Cette enquête par ne pourrait donc tenir compte du questionnaire a été complétée par renversement de perspective dans des entretiens avec une douzaine la relation entre médecin et d’étudiant·e·s en DCEM4 ou en ‘patient’ que suppose la demande cours d’internat de médecine géné- de contraception ou d’interruption rale dans plusieurs hôpitaux uni- de grossesse par une personne en versitaires de la région parisienne. bonne santé. Le constat final n’est pas ras- Un court premier chapitre es- surant si l’on se rapporte au souci quisse une histoire du savoir mé- qui est à l’origine de cette en- dical dans le domaine de la fé- quête. Certes, les étudiant·e·s les condité, qui montre la tendance de plus âgé·e·s ont une meilleure celle-ci, quelle que soit l’époque, connaissance que les plus jeunes à réduire les femmes à leurs des dispositions juridiques récentes fonctions reproductives – une en matière d’avortement et de « norme procréatrice » qui s’ex- contraception (la loi du 4 juillet primerait encore de nos jours. Ce 2001) ; ils semblent surtout avoir chapitre s’achève sur une des- acquis la notion que le droit cription des difficultés auxquelles français garantit aux femmes la Maud Gelly s’est heurtée dans sa possibilité de prendre en toute recherche d’information sur le autonomie les décisions relatives contenu des enseignements. Son à leur fécondité. Mais la manière analyse des annales du concours dont ils se représentent la mise en d’internat fait toutefois apparaître œuvre de cette notion juridique que l’avortement et la contracep- de base est assortie de nom- tion occupent une place infime breuses nuances qui pourraient se par rapport à d’autres thèmes de traduire dans leur pratique future concours. par une restriction de fait de cette Les deux chapitres suivants autonomie. De plus, la place im- constituent l’essentiel du livre et portante accordée à l’enseigne- rendent compte des résultats de ment du cadre juridique de la Cahiers du Genre, n° 45/2008 211 pratique de l’avortement et de la moindres est le fait que la ré- contraception se fait apparemment flexion qui nous est proposée est au détriment d’une pédagogie nourrie tout autant des informa- orientée vers les questions prati- tions médicales les plus récentes ques de prise en charge. Les résul- que d’une bonne connaissance de tats de l’enquête font apparaître la littérature pertinente en sciences une insistance parfois excessive sur sociales. Si on peut ne pas être l’efficacité théorique des diffé- toujours d’accord avec Maud Gelly rents moyens de contraception, et quant à l’interprétation de certai- même des lacunes dans les nes données, son livre offre une connaissances les plus récentes présentation détaillée de son ques- concernant les indications et les tionnaire et de larges extraits contre-indications des deux mo- d’entretiens, ce qui laisse cha- yens de contraception les plus cun·e libre d’apprécier le sens du prescrits, la pilule et le stérilet. matériel recueilli. En revanche, Les entretiens révèlent que les son interprétation du changement étudiant·e·s en stage de radical produit par la loi du 4 gynécologie-obstétrique passent la juillet 2001 paraît excessivement plupart de leur temps aux urgen- optimiste. Une lecture attentive des ces ou en maternité, et qu’ils ne dispositions relatives à l’interrup- sont que très rarement confrontés tion de grossesse dans le Code de à la pratique des interruptions de la Santé publique montre bien grossesse ou aux consultations de que les éléments du compromis planning familial. Cette formation politique d’origine sont toujours aboutit donc, selon Maud Gelly, à présents, bien que sous une forme une méconnaissance des situations assouplie. Elle montre surtout que concrètes de demande de contracep- le préambule de la loi de 1975 tion et d’interruption de grossesse, – « La loi garantit le principe du et donc à une certaine dramati- respect de l’être humain dès le sation de leur prise en charge. commencement de la vie » – n’a Cette perception des situations tend pas disparu : il figure depuis les cependant à conforter le médecin lois de bioéthique de 1994 dans dans son rôle traditionnel de diag- l’article 16 du Code civil et est nosticien et prescripteur, et ren- rappelé comme principe général force le rôle de régulateur d’accès des dispositions relatives à l’inter- aux moyens de maîtrise de la fé- ruption de grossesse dans l’article condité qui lui est dévolu par la loi. L.2211-1 du Code de la Santé Quelles que soient les limites publique. des méthodes et de l’échantillon La maîtrise de la fécondité ren- sur lesquels repose l’enquête voie à un problème banal de la – limites reconnues par l’auteure vie quotidienne de tous ceux qui elle-même –, cette étude a beau- ont des relations hétérosexuelles, coup de qualités. Et non des et cela comprend, bien sûr, les 212 Notes de lecture médecins. On peut donc regretter telle personne, pas ou plus du que Maud Gelly n’ait pas cherché tout – est probablement la condi- à mieux cerner, dans les attitudes tion sine qua non d’une contra- des étudiant·e·s, l’influence que ception et d’un avortement pleine- leurs expériences personnelles et ment assumés. leur éducation familiale auraient Ce livre nous rappelle que les pu avoir sur leur représentation lois sont nécessaires mais non du travail de médecin. On peut suffisantes pour garantir aux également s’interroger sur sa vo- femmes les moyens de la libre lonté de banaliser à tout prix la disposition de leur corps. Ces pratique médicale de l’avortement moyens étant pour la plupart sous et de la contraception. Certes, cette contrôle médical, cette liberté ne volonté est liée à la juste ardeur peut être effective que si le corps avec laquelle elle défend l’auto- médical est attentif à ces besoins nomie des femmes dans les choix spécifiques de santé et bien formé de leur vie sexuelle, mais cela pour y répondre. L’enquête de aboutit parfois à des phrases Maud Gelly suggère que, quarante étonnantes comme la suivante à ans plus tard, la légitimité de ces propos d’extraits d’entretiens con- besoins reste toujours sujette à cernant l’avortement : « Même si caution. tous affirment qu’en dernière Simone Bateman instance, c’est le choix de la Sociologue, CNRS qui prime, la récurrence Centre de recherche Sens, Éthique, Société Université Paris Descartes d’un questionnement sur un éventuel conjoint, voire un père, Rebecca Rogers – Les bourgeoises au pensionnat. L’éducation fémi- révèle leur difficulté à penser une e grossesse où il n’y a pas nine au XIX siècle d’enfant, mais juste un processus (2007). Rennes, PUR « Histoire », 390 p. inéluctable en l’absence d’inter- Le livre de Rebecca Rogers, vention, processus que la femme récemment traduit en français considère d’une manière ou d’une (From the Salon to the Schoolroom: autre comme menaçant pour elle, Educating Bourgeois Girls in ses investissements personnels et Nineteenth-Century, Pennsylvania ses projets de vie. » (p. 141). Ce State University Press, 2005), nous processus inéluctable, que peut-il offre une analyse synthétique sur être d’autre à son terme qu’un l’histoire de l’instruction secon- enfant ? Cette ‘fécondité’ que la daire des filles au XIXe siècle à contraception et l’avortement visent partir des méthodes et interro- à maîtriser signifie bien « la gations de l’histoire des femmes capacité à se reproduire », donc et du genre, analyse que l’auteure à faire des enfants. Penser clai- a enrichie d’une recherche pointue rement sa décision de ne pas en- et novatrice sur les pensionnats fanter – pour le moment, avec laïcs et religieux avant 1880. Cahiers du Genre, n° 45/2008 213

Dans la lignée de Françoise religieuse – celle des congrégations Mayeur, à qui elle rend hommage, notamment – autant qu’à travers et de récents travaux américains l’histoire des femmes, du genre et comme ceux de Sarah Curtis, du féminisme. L’instruction reçue Rebecca Rogers se tient à dis- par les filles n’équivaut pas à la tance d’une historiographie et des caricature convenue, elle est au idées reçues souvent trop promp- contraire un pas fondamental, tes à insister sur l’ignorance des sinon vers une émancipation, du jeunes filles et la mauvaise qua- moins vers un ancrage social et, de lité de leur enseignement avant plus en plus, professionnel, qui les réformes laïques de la IIIe rompt avec les représentations de République. Cette démarche, déjà leur enfermement dans le privé. affirmée dans ses nombreux En ce sens, l’ouvrage contribue à articles et dans son livre sur les éclairer un espace public plus Demoiselles de la Légion complexe et plus mixte que ne le d’honneur 7, doit aussi à la laisse supposer a priori l’exclu- culture franco-américaine de sion bien réelle des femmes du l’auteure. Elle évoque ce double politique et des lieux de pouvoir. attachement dans l’avant-propos Cette histoire est articulée sans occulter les déconvenues suivant une trame chronologique que lui a values le manque de en deux étapes : l’époque post- reconnaissance institutionnelle de révolutionnaire 1800-1830 (peu l’histoire des femmes et du genre explorée jusqu’à présent dans en France après une expérience l’historiographie française) et celle pédagogique heureuse dans une du foisonnement des institutions université américaine. scolaires de 1830 à 1880. Une Or ce livre est, pour ceux qui troisième partie retrace les évolu- en douteraient encore, une belle tions de la Belle Époque et ana- preuve supplémentaire de la perti- lyse l’exportation d’un ‘modèle nence de ce champ qui nourrit ici français’ dans les colonies et en la réflexion sur les rapports entre pays protestant depuis les années sphère publique et sphère privée, 1830. Chaque partie présente l’état les identités de genre et le rôle du débat, souligne l’importance des social des femmes et incite à fran- représentations de genre entra- chir les barrières entre les terri- vant le plus souvent l’accès à toires disciplinaires. L’auteure met l’éducation et celle des divers ainsi l’histoire de l’éducation des positionnements en faveur d’une jeunes bourgeoises du XIXe siècle meilleure instruction des en perspective à travers l’histoire filles. Une fois ces cadres posés, plusieurs chapitres font le point 7 Rogers Rebecca (2006). Les demoiselles de avec précision sur l’offre éduca- la Légion d’honneur. Les maisons d’édu- tive (avec une judicieuse utilisa- cation de la Légion d’honneur au XIXe tion des annuaires de commerce siècle. Paris, Perrin, 2e éd. 214 Notes de lecture de trente et un départements positionnement réformateur en complétée par la prospection des faveur du savoir, à une époque où archives nationales et départe- l’accès à l’instruction est encore à mentales) non seulement à Paris conquérir et se justifie globalement (plus particulièrement étudié) mais par la défense des valeurs fami- aussi dans nombre de villes pro- liales et de la mission chrétienne. vinciales. L’importance des féministes n’en Nous découvrons un réseau est pas moins soulignée, sans que relativement dense avant 1880 leur radicalité soit surestimée ou (en nette augmentation dans la sous-estimée parce que minori- deuxième moitié du siècle), dis- taire dans le processus historique parate et complexe, animé par des de construction du genre. La fi- actrices souvent résolues à amé- gure de Joséphine Bachellery, qui liorer la qualité de leur enseigne- propose une formation profession- ment, en dépit d’une réticence nelle pour les femmes en 1848, toujours forte de l’État à avaliser est mise en valeur aux côtés de et à organiser un enseignement celles, plus connues, d’Eugénie public. L’auteure insiste sur les Niboyet et de grandes féministes du convergences religieuses et laïques XIXe siècle pour qui l’éducation au début du XIXe siècle autour des était une revendication essentielle. projets d’une meilleure formation Les objectifs annoncés par les à offrir aux filles pour faire face prospectus des établissements sont aux usages de la mondanité qui confrontés aux pratiques, aux possi- façonnent des femmes frivoles et bilités concrètes d’accéder à un irresponsables. Pour certaines – on savoir et aux rapports d’inspec- ne saisit pas dans quelle propor- trices ou d’enquêtes. Malgré le tion, mais en tout cas beaucoup poids de l’idéal domestique et plus qu’on ne le croit habituel- religieux, se dessine une ambition lement – l’objectif est clairement intellectuelle dont profitent en pre- de dépasser l’étroitesse de la mier lieu les classes supérieures. destinée féminine telle que les La professionnalisation de l’en- codes de la morale religieuse et seignement féminin, dont Rebecca de l’idéologie bourgeoise domes- Rogers analyse l’évolution, est tique la définissent (Mme Necker ralentie cependant par la présence de Saussure, Mme Campan, Sophie de professeurs masculins, considé- Barat fondatrice du Sacré-Cœur…). rée comme une garantie de sérieux. Il ne s’agit pas pour autant de Dans ce panorama éducatif, le rôle déroger aux valeurs dominantes déterminant des individus – des de genre, ni même à l’initiation aux directrices de pensionnat notam- arts d’agrément ou à la fameuse ment – est mis en parallèle avec couture. La finesse de l’analyse celui des tutelles religieuses ou consiste justement à pointer ce publiques, de leur contrôle et de qui dans ces discours relève d’un leurs réglementations, sans négli- Cahiers du Genre, n° 45/2008 215 ger la pression féministe et la lycées publics avec la loi Camille stimulation de la presse. Une Sée de décembre 1880 dont les étude des parcours d’enseignantes féministes n’ont pas manqué de laïques, qualifiées de ‘femmes souligner les limites, usant de la indépendantes’, montre que loin comparaison avec l’étranger, avec d’être des ‘déclassées’, elles sont les États-Unis en particulier, et ré- plutôt d’origine modeste et ac- clamant un égal accès à l’univer- quièrent par leur profession une sité et à toutes les formations pro- meilleure situation sociale (ce que fessionnelles. Bien qu’opposés à permettent d’établir les recherches la nouvelle emprise de l’État, les d’État civil, les chroniques nécro- catholiques sont aussi touchés par logiques et les rapports d’inspec- l’élan réformateur (Mgr Dupanloup tion). En rupture également avec en 1867, Mère Marie du Sacré- la caricature, la sœur enseignante Cœur en 1897) sans que leurs est appréhendée dans un parcours propositions soient toujours suivies de vocation individuelle, à travers d’effets. On aimerait d’ailleurs sa formation de novice et son découvrir davantage les formes choix d’une mission éducative, d’opposition catholique à ces op- même si la culture religieuse l’em- tions libérales à un moment de for- porte sur sa formation de géné- tes crispations politico-religieuses, raliste. Il est précisé d’ailleurs que y compris internes. Rebecca des noviciats ont été transformés Rogers nous éclaire en revanche en école normale dans les quel- sur l’importance des missionnaires ques rares départements qui en religieuses dans les colonies et en sont pourvus. La culture scolaire pays protestant, un aspect de sa des jeunes adolescentes elles- recherche dont Michelle Perrot sou- mêmes est analysée à travers les ligne l’originalité dans sa préface. programmes, les règles imposées, À partir d’archives de congré- les techniques d’émulation et les gations et du Centre d’archives lectures recommandées. Les mé- d’Outre-Mer, la diversité des ini- moires, les correspondances et tiatives religieuses et laïques est journaux intimes exhumés laissent soulignée pour les cas de l’Algérie transparaître leur ressenti et don- et du Sénégal selon le contexte, les nent des accents plus intimistes et lieux, les populations auxquelles sensibles à cette traversée histo- s’adressent les éducatrices. Là rique qui ne néglige par ailleurs en encore apparaît une certaine con- rien les aspects institutionnels et les vergence entre mission religieuse analyses sociologiques et géogra- et mission républicaine sous les phiques des corpus constitués, no- habits de l’idéologie coloniale aux tamment pour le milieu du siècle. accents de plus en plus patrio- La troisième partie revisite tiques et autour du rôle spécifique l’épopée des cours Duruy (1867) que se voient confier les femmes. et de la création des premiers Rebecca Rogers constate le dé- 216 Notes de lecture clin d’expériences éducatives qui férentes problématiques qui y ont s’adressaient aux jeunes filles été interrogées. Ce cinquième arabes après 1860 en Algérie, une volume reprend la dernière de éducation à l’Européenne qu’un celles-ci, développée entre 2003 inspecteur voyait comme un dan- et 2005, soit « la légitimité en ger d’acculturation : « Nous pré- matière culturelle, pensée dans parons des concubines pour les ses rapports avec le genre », dont Européens et nullement des l’objectif visait « la question de épouses pour les indigènes. » Un la place des femmes dans les pro- même esprit missionnaire préside ductions et dans les instances de à l’exportation d’un modèle légitimations culturelles » − ques- français dans les contrées protes- tion épineuse qui traverse (parfois tantes par les congrégations catho- douloureusement) la recherche ré- liques qui démontrent là encore cente en France dans les disci- leur capacité d’adaptation au mi- plines artistiques. lieu ciblé. Le point de départ de ce ques- Selon Rebecca Rogers, l’édu- tionnement repose sur le constat cation secondaire a joué un rôle selon lequel les femmes sont quasi non négligeable dans l’entrée des inexistantes − à en juger diction- femmes dans la modernité qui naires et anthologies − au Panthéon marque les années 1900. Elle sou- des grands artistes (peintres, ligne néanmoins en conclusion écrivains, musiciens, etc.). À cette l’importance des congrégations reli- épineuse question répondent deux gieuses dans la diffusion d’une hypothèses généralement admises : culture catholique qui contribue à un soit il n’y en aurait pas eues, soit moindre développement de l’in- elles ne résisteraient pas au dividualisme féministe en France. temps, insinuant par là que « si Florence Rochefort les femmes ne résistent pas au Historienne temps, ni aux filtres des canons GSRL (CNRS - EPHE Sorbonne) esthétiques, c’est que leurs œuvres Delphine Naudier et Brigitte n’accèdent ni au beau ni à l’uni- Rollet (eds) − Genre et légitimité versel. Ainsi, les artistes féminines culturelle. Quelle reconnaissance se volatiliseraient des univers ar- pour les femmes ? tistiques et/ou leurs œuvres les plus (2007). Paris, L’Harmattan « Bibliothèque du reconnues seraient étiquetées du féminisme », 165 p. sceau infâmant du ‘féminin’ ». Depuis 1995, le séminaire « Peu de femmes arrivent à « Rapports sociaux de sexe dans dépasser les dix ans […] », était le champ culturel », organisé par bien un propos tenu par Christine Delphine Naudier et Brigitte Rollet, Macel, conservatrice chargée de donne régulièrement lieu à la l’art contemporain et du secteur publication d’ouvrages réunissant prospectif du Musée national d’art des interventions autour des dif- moderne, dans un entretien avec Cahiers du Genre, n° 45/2008 217 l’artiste Jean-Marc Bustamante pu- articles, par un phénomène de blié dans la dernière mono- négociation visant toujours à graphie de celui-ci 8, qui avait restreindre le champ d’action de provoqué quelques émois dans le ce corps social demandeur de petit milieu de l’art contemporain place et de reconnaissance que parisien au printemps 2006. Or, constituent les femmes artistes et le fondement de ce stéréotype à minorer l’impact de leur pro- socioculturel repose sur le refus duction. « En effet, l’une des de leur « indifférence sexuée », caractéristiques de ces mondes c’est-à-dire sur l’assignation d’une professionnels artistiques tient au spécificité soutenue par un fait que la légitimité artistique, la argumentaire naturaliste pour reconnaissance d’un label esthé- justifier leur exclusion − leur tique et la qualité socialement « absentéisation » − du grand reconnue d’artiste, cinéaste, registre universel. Si la recherche écrivain, photographe… s’établis- féministe des années 1970 a poin- sent dans le cadre d’interactions té et interrogé cette bipolarisation, multiples selon différents cercles non seulement celle-ci perdure de visibilité » qui sont autant − comme en témoignent les pro- d’intermédiaires producteurs de pos précédemment cités − mais il la valeur d’une œuvre et d’un reste encore à trouver des outils auteur au fil de ces strates. « Or, et des arguments efficaces, au il apparaît que la présence risque de mettre à mal le génie et d’artistes femmes s’amenuise à l’aura artistiques − ce terreau pro- mesure du processus de légitima- pice à la hiérarchisation des tion alors même que les ‘droits valeurs esthétiques, favorable aux d’entrée’ sont plus élevés pour hommes et à leurs productions. elles. » Se dressent ainsi succes- C’est la tâche que se sont sivement devant elles des filtres données les coordinatrices et les tels que la mise en place de contributrices de cette publication, frontières stylistiques et hiérar- celle de trouver des indicateurs chiques, les processus de canoni- sociaux permettant de déconstruire sation, l’opposition professionnel ce système naturalisé. Ainsi, les / amateur, les espaces de consé- étapes du processus menant à la cration, etc., favorisant tous leur postérité que sont la formation, la exclusion. Les différents articles professionnalisation et les ins- de ce recueil travaillent de façon tances de consécration sont toutes stimulante à la déconstruction de caractérisées, à travers les diffé- la prétendue universalité du rentes époques concernées par les Grand Récit de l’art par la mise en évidence de ces processus de légitimation et de délégitimation 8 Jacinto Lageira (2005). Jean-Marc que subissent les femmes artistes Bustamante. Paris, Flammarion « La créa- et les œuvres qu’elles produisent. tion contemporaine », p. 168. 218 Notes de lecture

Ainsi, en s’intéressant à truire des carrières dans le genre l’Académie Royale de peinture et de la peinture de fleurs et à de sculpture (fondée en 1648 et accéder à la reconnaissance de fermée en 1796) et à quelques par- leur vivant, l’histoire de l’art, cours d’artistes femmes, Sandrine guidée par un système de valeurs Lely démontre toute l’ambiva- défavorable à la fois aux genres lence d’un lieu de légitimation mineurs et aux femmes, ne re- des artistes vis-à-vis des femmes. tiendra guère les noms de ces En effet, en même temps qu’elle artistes qui ont pourtant participé, leur est ouverte (même si elles y en leur temps, à la production sont peu nombreuses), cette artistique et au marché de l’art. institution instaure une double Ces deux articles laissent hiérarchie des genres au bas de entr’apercevoir comment les diffé- laquelle elles sont maintenues : rents cadres de légitimation négo- celle des genres picturaux et celle cient la présence des femmes afin des genres sexuels. Écartées du de les cantonner à un espace genre le plus noble − la peinture quasi invisible. Juliette Rennes d’histoire − pour des raisons de exemplifie ce phénomène à pro- convenance (elles n’ont pas le pos de l’accès des femmes aux droit d’étudier le corps humain), études supérieures sous la IIIe elles se retrouvent également écar- République. Elle démontre ainsi tées des postes décisionnels de la la contradiction entre les textes hiérarchie de l’institution et n’ont officiels qui affichent une volonté donc aucun pouvoir en son sein. d’universalisme dans l’ouverture En s’arrêtant sur la première de l’enseignement à tous d’une moitié du XIXe siècle, Séverine part, et la réalité d’une entreprise Sofio, toujours en matière de de discrimination à l’encontre des peinture, montre comment se per- femmes désireuses de poursuivre pétue ce schéma contraint par la un cursus diplômant. Or, leur double hiérarchie des genres arrivée dans des disciplines histo- signalée précédemment, qui en- riquement masculines comme les trave le processus de légitimation sciences ainsi que leur réussite à des femmes artistes. Elle s’in- certains concours ont fait l’objet téresse ainsi à ce qu’elle nomme de nombreuses tentatives visant à un « genre genré » − la peinture les freiner, voire les empêcher, de fleurs − que les femmes dans le processus de légitimation peuvent pratiquer sans aucune universitaire et professionnelle. restriction, si ce n’est celle de L’article souligne combien ces l’écriture de l’histoire. Elle met mécanismes sont encore opérants au jour la profonde dichotomie aujourd’hui. entre le présent et ce que la Les trois articles suivants, qui postérité en retiendra. Ainsi, si portent sur le champ littéraire au les femmes réussissent à cons- XXe siècle, soulignent eux aussi Cahiers du Genre, n° 45/2008 219 comment les femmes et leurs parcimonieuse de prix littéraires œuvres sont soumises de la même à un auteur féminin pose la ques- manière à la discrimination dans tion des résistances à la re- les processus de légitimation. connaissance de leur légitimité Dans un article qui mériterait de littéraire en même temps que plus grands approfondissements, celle des modalités de leur re- Évelyne Lloze analyse la situation connaissance ». Au fil d’une des femmes dans le genre que analyse qui suit l’histoire du prix constitue la poésie. Elle montre de sa création à aujourd’hui, elle ainsi comment la réception de commence par s’intéresser à la leur production poétique est ‘justification’ de l’exclusion des largement dominée par le spectre femmes par ce prix, c’est-à-dire de l’essentialisme dont le résultat le contexte social et symbolique est à nouveau la spécification qui l’influence. Mais surtout, en ‘féminine’, non universelle et dressant le portrait sociologique donc restreinte en termes de des récipiendaires et de leurs portée. Rotraud von Kulessa, pour œuvres, elle met au jour ce qui sa part, en s’intéressant à ces leur permet d’accéder à la légi- modes de légitimation et de trans- timité littéraire, la réponse à cer- mission que sont les anthologies tains ‘traits’ qui font l’identité du littéraires du début du XXe siècle, prix et des enjeux extérieurs qui expose à partir de quelques-unes peuvent provoquer l’opportunité d’entre elles l’élaboration rhéto- d’une nomination. Naudier met rique de l’idée d’une littérature aussi en avant la spécification féminine spécifique. Elle met d’un caractère ‘féminin’ de la ainsi en avant la manière dont les littérature ainsi promue. auteurs de ces ouvrages soutien- Enfin, dans le domaine du nent, au moyen d’un argumen- cinéma, Brigitte Rollet parvient taire positiviste, l’objectivité de aux mêmes constatations à pro- leurs analyses construites, en pos des réalisatrices françaises, réalité, sur une multitude de cli- soit leur faible représentation une chés pour justifier − en l’écartant − fois passées les différentes étapes une écriture ‘féminine’ et désa- de légitimation. Comme la plu- vouer ces femmes qui osent vou- part des articles de ce recueil, elle loir écrire. Quant à elle, Delphine construit son analyse à partir d’un Naudier s’intéresse aux neuf travail de recensement des réali- lauréates du prix Goncourt (créé satrices présentes dans une biblio- en 1903) et met en évidence avec graphie anthologique ou critique une grande efficacité le méca- consacrée au cinéma français et nisme de différenciation opéré des institutions de consécration par une instance de légitimation des cinéastes comme les Césars dans le champ du roman, en par- ou le Festival de Cannes. Le tant de l’idée que « l’attribution constat est celui du manque de 220 Notes de lecture visibilité des cinéastes femmes, comme au Sud, l’origine des oscillant entre oubli (comme celui démarches au Nord et au Sud de Jacqueline Audry) et dés- ainsi que leur complémentarité. équilibre défavorable de la Les contributions d’auteur·e·s reconnaissance. issu·e·s de différents continents Ainsi, dans un contexte géné- mettent en évidence des « formes ral de développement des études d’agir solidaire » et s’interrogent portant sur la place des femmes sur le lien entre économie et artistes et de leurs productions démocratie. Ils reviennent sur dans le champ de l’art, cet ou- l’antécédent sud-américain de vrage participe largement à la l’économie sociale et solidaire, constitution d’un corpus d’ana- sur la double origine géogra- lyses critiques visant à décons- phique de ce concept en France, truire les discours canoniques au Brésil et en Argentine, sur son jusqu’alors dominants à l’aune émergence en Afrique et son des processus institutionnels de absence en Inde comme dans les valorisation, que l’approche gen- pays anglophones. Le numéro rée révèle incontestablement dé- examine les articulations entre faillants. économie populaire informelle et Perin Emel Yavuz économie solidaire et insiste sur Historienne de l’art « les conditions de cohésion Doctorante à l’EHESS sociale nécessaire pour le Revue Tiers Monde – « Économie développement des dynamiques solidaire : des initiatives locales communautaires ». Il relève les à l’action publique » ambiguïtés et les ambivalences (2007). N° 190, avril-juin, 242 p. des différentes démarches. Il fait Le dossier « Économie également apparaître les dimen- solidaire : des initiatives locales à sions politiques de ces initiatives, l’action publique », publié par la en particulier l’expérience de Revue Tiers Monde, offre un gestion collective et de travail panorama intéressant du croisement partagé, et met en évidence la entre alternatives économiques et construction de politiques publi- politiques publiques dans diffé- ques ainsi que la reconnaissance rents continents. Il permet d’inter- de la spécificité des initiatives roger la signification du terme solidaires dans l’action publique. économie solidaire dans les pays L’article de Jean-Michel Servet du Sud comme dans les pays du veut montrer l’actualité du terme Nord. de réciprocité chez Karl Polyani Coordonné par Laurent Fraisse, pour souligner les différences des Isabelle Guérin et Jean-Louis termes réciprocité et simple Laville, il revient sur les défini- générosité. tions de ce secteur, questionne les La contribution de Luis Inácio réalités qu’il recouvre au Nord Gaiger présente les nouvelles for- Cahiers du Genre, n° 45/2008 221 mes de production non capita- Les questions d’accès à l’eau et à listes au Brésil. Il se centre sur l’assainissement au Maroc font les conditions d’émergence des l’objet d’une analyse de l’Initia- entreprises économiques soli- tive nationale pour le développe- daires en insistant sur le capital ment humain qui étudie comment social et les dynamiques collec- s’insère l’économie solidaire tives ainsi que sur les autres dans une nouvelle dynamique de conditions nécessaires, comme la développement urbain. Cette ana- présence d’organisations diverses lyse interroge donc plus parti- ou la constitution d’un cadre culièrement les rapports entre politique. Il met l’accent sur « les économie solidaire et développe- trajectoires socioéconomiques an- ment humain. crées dans des histoires poli- Christiane Girard Ferreira Nunes tiques et sociales singulières ». examine les politiques publiques Constatant la diversité des entre- brésiliennes en faveur de l’éco- prises solidaires mais aussi le nomie solidaire, montre qu’il déficit d’échanges économiques existe actuellement un terrain entre elles, il propose des élé- propice pour l’économie solidaire ments d’analyse pour mieux et s’interroge sur l’ambition de appréhender les stratégies de ces reconstruire le sens du travail. organisations. L’auteure souligne la nécessité de Catherine Baron s’intéresse au prendre en compte les singula- transfert du concept en Afrique rités régionales et de renforcer le francophone car la situation afri- débat national sur la question. caine est très différente de la L’Argentin José Luis Coraggio situation latino-américaine. L’au- termine le dossier sur une analyse teure s’interroge sur les ambiguï- des rapports entre économie et tés du concept et de son transfert politique en s’appuyant sur les dans les pays du Sud et sur expériences sud-américaines. Il l’oscillation entre les différentes regrette l’absence du politique perspectives selon que ces pra- comme thématique centrale dans tiques sont analysées comme une ce champ et suggère la construc- simple économie de survie ou tion politique d’une autre écono- comme un projet politique. mie où les questions d’inégalité La contribution d’Isabelle et de pauvreté seraient mieux Hillenkamp est centrée sur le prises en compte. mouvement bolivien d’économie Deux articles de ce numéro solidaire et sur le passage d’une s’intéressent plus particulièrement action collective fondée sur des à la question du genre et au rôle pratiques économiques à une des collectifs de femmes dans action plus ample à vocation poli- l’économie sociale et solidaire à tique et son apport à la cons- partir d’analyses des pratiques de truction d’une autre économie. groupes de femmes et des effets 222 Notes de lecture du microcrédit en Inde. au plus près de la demande. Elle Une contribution de Célina organise des espaces de discus- Jauzelon révèle les pratiques sion qui s’avèrent « des lieux sociales des femmes Parayars en d’échange, d’expérience et de Inde du sud. Elle fait remarquer construction » mais aussi em- que si le terme économie soli- bauche du personnel hautement daire n’existe pas en tant que tel, qualifié et utilise systématique- des pratiques sociales de type ment la recherche-action en solidaire existent. Elle interroge s’alliant avec des instituts de re- les notions de devoir et de soli- cherche et des cabinets d’exper- darités héritées et de solidarités tise. organisées. Elle pose la question Les auteurs s’interrogent sur le de l’articulation de différentes fait que le développement de la formes de solidarité et notamment microfinance des dernières années de la solidarité démocratique et est en partie responsable de la interroge plus particulièrement « dépolitisation du secteur de la l’articulation entre solidarité et solidarité non gouvernementale » démocratie. notamment au regard du genre. Toujours sur le continent Ils questionnent également ses asiatique, trois auteurs analysent conséquences sur les structures les réalités de la microfinance intervenant pour la défense des pour comprendre si elle peut être droits. Le déficit d’accompagne- solidaire. Ils s’interrogent sur les ment dans ce secteur peut avoir conditions d’une microfinance des répercussions sur le caractère solidaire « capable à la fois de collectif des initiatives. Mais les participer à un processus de effets de cette activité sont redistribution du pouvoir et des complexes à analyser car ils sont richesses mais aussi d’inventer multiples et concernent différents de nouvelles formes de démo- champs. Si les auteurs relèvent que cratie et de définition de l’intérêt la délégation des responsabilités général qui ne soient plus du s’accompagne très rarement des ressort exclusif de l’État ». Cet moyens nécessaires à leur mise en article prend appui sur un travail œuvre, ils constatent néanmoins intensif de terrain de quatre que ces initiatives offrent aux années. Les auteurs abordent le femmes des « formes d’appren- cas de la SEWA (Self Employed tissage à la vie publique dans une Women’s Association), organisa- société encore très conservatrice ». tion de femmes particulièrement Ils insistent également sur le dynamique qui a créé une banque difficile exercice de la parole de femmes. Ils détaillent les publique pour les femmes en modes d’intervention de l’organi- Inde. La SEWA s’est lancée dans sation. La SEWA a pour pré- une démarche adaptée aux situa- occupation d’offrir des services tions vécues par les femmes pour Cahiers du Genre, n° 45/2008 223 faire évoluer les choses en profon- l’économie solidaire 9. Les para- deur. Coupler la prise de parole doxes et ambiguïtés soulevés tout avec des mesures de protection au long de ce dossier dans la lutte est un des principaux enseigne- contre les inégalités et la re- ments de l’organisation, mais connaissance et l’exercice des auparavant la SEWA a démarré droits seraient mieux mis en pers- des actions plus consensuelles pective s’ils étaient systémati- comme des groupes de santé quement reliés à la question du communautaire ou d’épargne pour genre. Actuellement de nom- ensuite soulever des questions plus breuses pratiques d’économie sensibles comme les conditions sociale et solidaire sont initiées d’emploi et de salaire. Les trois par des collectifs de femmes mais auteurs mettent ainsi en évidence les politiques publiques dans ce l’action politique de la SEWA secteur de même que les travaux comme étant « hautement des différents chercheurs ne stratégique ». La SEWA qualifie relient pas suffisamment leurs ses relations avec les autorités réflexions à un questionnement publiques et avec les employeurs sur les rapports sociaux de sexe. comme une alliance conflictuelle C’est à cette condition et selon sa fondée sur une politique de capacité de penser les inter- contingence. sectionnalités que ce secteur Ces articles sont très intéres- pourra véritablement revendiquer sants car ils dévoilent les straté- son rôle de lutte contre les iné- gies de groupes de femmes dans galités et être un élément essentiel le champ de l’économie sociale et dans la construction d’un monde solidaire dans un pays où l’éman- plus juste et plus responsable. cipation sociale et professionnelle Madeleine Hersent des femmes ainsi que leur accès Sociologue aux droits nécessitent de fortes Agence pour le développement mobilisations. Ils croisent éco- de l’économie locale nomie et justice sociale. Baptiste Coulmont – Sex-shops : Par contre, à la lecture géné- une histoire française rale du numéro, on ne peut que (2007). Paris, Dilecta, 264 p. regretter que la question du genre L’étude des sex-shops, objet ne soit pas intégrée de manière associé à la sexualité illégitime, plus systématique comme point trouve difficilement une place d’analyse sur les relations entre académique en sociologie. Ce économie solidaire et action pu- petit livre rose est une innovation blique d’autant que Isabelle Guérin, du genre en France. À travers de qui a participé à la coordination nombreuses recherches d’archives de ce numéro, a publié un et le travail d’enquête d’Irène ouvrage sur les femmes et 9 Femmes et économie solidaire (Paris, La Découverte, 2003). 224 Notes de lecture

Roca Ortiz sur les sex-shops comme en témoignent, pour ne parisiens, l’auteur retrace l’histo- citer que quelques faits, la polé- rique de ces ‘librairies érotiques’ mique autour du classement ‘X’ devenues ‘sex-shops’, catégorie de films qui ne se voulaient pas constituée essentiellement par les pornographiques comme Baise- interventions des pouvoirs publics. moi (de Virginie Despentes et Cette sexualité marchande met- Coralie Trin Thi), la mobilisation tant en scène, voire en vitrine, de la presse inquiète des effets de différentes sexualités auxquelles la pornographie dans les ban- on accorde des degrés divers de lieues, la commande de rapports légitimité, se heurte aux entrepre- officiels par l’État sur les effets neurs de morale qui vont ainsi de la pornographie sur les mi- permettre de construire histori- neurs ou encore la réaction de quement et socialement l’objet de l’opinion publique en faveur de la la présente étude. création d’une sorte de délit de Entre le désir de libération maltraitance audiovisuelle pour sexuelle de Mai 68, sa volonté de les parents qui laisseraient leurs fonder la valeur positive du sexe, enfants regarder des films jugés et l’insurrection de l’Église inconvenants. contre son immoralité, c’est dans Ces mesures vont avoir des le droit que la catégorie ‘sex- répercussions sur l’ensemble des shop’ s’est cristallisée. L’auteur conceptions sociales de la sexualité : évoque, en effet, dans un premier le sexe est un danger que l’État chapitre, comment, en dépit d’une veut contrôler au moment même lente banalisation de la sexualité, où des interdictions sur certaines persiste encore aujourd’hui le pratiques sont levées. L’objet de symbole de l’ancien ordre sexuel. cet ouvrage peut paraître anodin Même si l’outrage aux bonnes au premier abord, mais il révèle mœurs est abandonné, les oppo- de nombreux malaises quant à la sants s’appuient sur une nouvelle perception de la sexualité, que architecture juridique plaçant la l’on peut renvoyer au processus protection des enfants au centre de socialisation sexuelle. du dispositif. On censure dé- Les ‘croisades de morale’, selon sormais au nom de la fragilité le titre du deuxième chapitre de psychique des mineurs. Les men- cet ouvrage, se poursuivent donc, talités changent, certaines prati- même s’il n’y a plus de morale ques comme la masturbation de- explicite. Les opposants vont aussi viennent légitimes ; les sex-shops s’insurger contre l’insécurité et la font partie du paysage urbain, dégradation de leurs quartiers liées pourtant l’actualité reflète une à l’implantation de sex-shops. Les amplification de la hantise de la multiples mobilisations locales et pornographie. La volonté de taire électorales vont entraîner la mise et de cacher le sexe persiste, en place d’une nouvelle régle- Cahiers du Genre, n° 45/2008 225 mentation : les sex-shops ne doi- vendeurs établissant une certaine vent plus s’ouvrir près d’un lieu typologie de leur clientèle cons- fréquenté par des enfants. Les tatent la relative absence des détracteurs combinent donc regis- femmes seules. Or depuis quel- tres moral et urbanistique pour ques années, la sexualité fémi- contrecarrer la floraison des mar- nine s’affiche et cela se répercute chands de sexe. au niveau commercial. « Les Les deux derniers chapitres, supérettes érotiques » banalisées qui s’appuient sur les enquêtes remplacent progressivement les d’Irène Roca Ortiz, sont consacrés sex-shops qualifiés de glauques. à l’organisation et au fonction- Ces nouvelles boutiques tendent nement interne du sex-shop et, à s’éloigner des quartiers dits plus largement, à la manière dont chauds (comme Pigalle ou la rue celui-ci est conçu, pensé, vécu Saint-Denis) pour s’établir dans par ceux qui y travaillent. des quartiers plus valorisés et Comme à l’extérieur, la sexua- donc valorisants. Ainsi, la clien- lité à l’intérieur du sex-shop est tèle change, les sex-shops comp- une affaire sociale : une hiérar- tent toucher un plus large public, chisation des pratiques est opérée les couples et les femmes surtout. par les vendeurs dans la catégo- La nouvelle catégorie en construc- risation des objets ou images mis tion, les « boutiques sexy », re- en vente. Il existe donc au sein flète une mise en valeur du goût même des sex-shops une et de l’esthétisme comme un sexualité dite légitime comprenant souci de classe et de genre, en les pratiques les plus courantes opposition aux sex-shops tradi- (objets rangés sur des rayonnages tionnels auxquels on associe une visibles dès l’entrée du magasin) clientèle plus populaire et mas- et des sexualités ou pratiques culine. Il s’agirait donc d’un sexuelles illégitimes (comme la « mouvement de démocratisation » zoophilie, par exemple, dont les et de féminisation de la porno- objets ou images sont placés au graphie matérielle. Le monde des fond du magasin, de manière à ne sex-shops tend ainsi à se modeler pas heurter la clientèle non en fonction du genre et cela est initiée). Entre ces deux pôles, il dû à une reconnaissance et à une existe une zone floue de contes- légitimation du désir et du plaisir tation relative ou non réprimée féminins. par la loi (comme l’homo- C’est dans les années 1970 que sexualité, le transsexualisme ou des boutiques spécialisées pour le sadomasochisme). les femmes ouvrent aux États- L’histoire sociale des sex-shops Unis, s’inscrivant dans un courant décrite par Baptiste Coulmont nous féministe qui cherche à prôner montre bien qu’il s’agit avant l’autonomie de la sexualité et de tout d’un univers masculin : les la masturbation féminines, tout 226 Notes de lecture en éduquant. Ces magasins, du pénis : en 1997, au Festival de comme lieux où une « idéologie films lesbiens , le stand féministe pro-sexe s’est convertie de vente de sex-toys avait été et institutionnalisée dans un censuré par certaines lesbiennes commerce à succès », ont pour- radicales (« On comprend que, suivi deux objectifs : le profit et dans le cadre d’un militantisme le changement social par la prise lesbien, féministe et anticapitaliste, de conscience. Ces nouvelles le godemiché souvent perçu boutiques, qui commencent à comme un attribut masculin, arriver en France, se distinguent hétéronormatif et commercial, des sex-shops traditionnels qui puisse poser problème », p. 233). vendent essentiellement (mais A contrario, la tendance de la pas seulement) des publications théorie queer pense le sex-toy pornographiques, en proposant comme une forme subversive de uniquement des dispositifs tech- la sexualité. Ainsi, dans l’imagi- niques d’aide à l’orgasme : les naire des sex-shops, se joue la sex-toys. L’auteur esquisse un construction sociale des sexualités, historique de l’objet, d’abord au cœur du processus de socia- considéré, dans les années 1970, lisation identitaire. L’auteur cite pour ses vertus thérapeutiques en exemple le travail des ven- sous le nom de godemiché vibro- deurs des sex-shops gays qui masseur pour aboutir à la volonté s’inscrit dans la poursuite d’une d’inscrire la sexualité dans les recherche personnelle ou d’une activités de loisirs avec un chan- construction identitaire homo- gement terminologique, le sex-toy. sexuelle, mais aussi dans une Au cœur de ces innovations attente de reconnaissance, par des suscitant parfois des débats dans institutions commerciales, du les milieux féministes, on re- capital mobilisable que signifie trouve la récurrence de la binarité une inscription communautaire. du genre, ce dont rend compte Cette étude est la seule du l’étude menée par l’auteur. Dans genre en France, pourtant elle un premier temps, la féminisation nous semble un bon révélateur du sex-shop a rendu celui-ci des évolutions du droit chargé de moins vulgaire, moins malsain, réguler l’expression publique de lui a donné un côté esthétique, la sexualité, de la permanence des voire à la mode, notions que l’on classements sexués et sexuels, et associe, selon l’auteur, aux femmes, des changements historiques et par opposition à la pornographie contingents des hiérarchies masculine jugée sale et malsaine. sexuelles. Comme cette analyse Tout est fait pour enlever le ne se situe que du point de vue caractère pornographique du sex- des vendeurs, nous ignorons pour toy. Cependant, certaines y voient l’instant le point de vue des con- encore la représentation du désir sommateurs et consommatrices. Cahiers du Genre, n° 45/2008 227

Mais il est difficile d’obtenir des les recherches historiques sur récits sur une pratique encore l’accès des femmes aux spé- stigmatisée. Baptiste Coulmont a cialités et aux professions ‘de cependant parfaitement réussi à prestige’ comme celles dont décrire l’éclatement d’un système Juliette Rennes présente la dé- qui n’avait d’ailleurs pas réelle- marche et les résultats dans un ment d’unité préalable. ouvrage substantiel. S’il existe Estelle Couture des décalages dans le temps du Doctorante en sociologie, point de vue de la hiérarchie qui ENS Lyon organise les disciplines et les Juliette Rennes – Le mérite et positions professionnelles (les la nature. Une controverse sciences n’ont pas toujours tenu le républicaine : l’accès des femmes haut du pavé dans le secondaire, aux professions de prestige, l’ingénieur ne représente pas dans 1880-1940 tous les cas une concurrence pour (2007). Paris, Fayard « L’espace du politique », le médecin ou le juriste), une 594 p. constante demeure, objet central Les données les plus récentes de cette volumineuse étude : sur la ‘réussite’ scolaire et chaque fois que l’obtention d’un universitaire des femmes en diplôme est rendue possible grâce Europe montrent qu’elles ont aux évolutions de l’institution rattrapé les hommes dans l’ensei- scolaire, aux pressions des élèves gnement secondaire et qu’elles et de leurs familles, une profu- sont même en avance sur eux sion de discours se développe sur lorsqu’il s’agit des diplômes l’ ‘incapacité’ du sexe féminin à obtenus dans le deuxième cycle. exercer telle ou telle profession En revanche, la présence majo- ‘réservée’ aux hommes. ritaire des étudiantes dans le Juliette Rennes traque les argu- supérieur n’implique pas un ments avancés pour justifier les accès égal aux troisièmes cycles fameux ‘obstacles’ à l’entrée des pour l’obtention d’un doctorat ; la diplômées dans les emplois supé- France se situe dans la moyenne rieurs de la fonction publique et inférieure, avec un taux de 41 %. dans les professions libérales. Encore parle-t-on ici des résultats Quand la porte est ouverte, c’est globaux, sans distinguer les disci- à l’intérieur même du champ plines. En effet, dans les cursus professionnel que des ‘limites’ scientifiques (si l’on excepte les sont posées à la mixité. Ainsi sciences de la nature et de la vie) peuvent-elles devenir professeure et dans les écoles d’ingénieurs, ou directrice de lycée, mais dans les femmes représentent en 2008 l’enseignement féminin et à condi- entre 25 et 35 % des étudiants. tion de se présenter aux agréga- Les traits de la situation ac- tions généralistes. Quand elles tuelle justifient donc pleinement revendiquent de passer les 228 Notes de lecture concours très spécialisés (donc ‘science’ sont mobilisés et, si ‘masculins’), des dispositions cela ne suffit pas, la puissante législatives, incohérentes en artillerie des mesures juridiques, apparence, sont prises, qui des décrets, des artifices de varient parfois d’une année sur procédure. Avec une jubilation qui l’autre (p. 44). L’intérêt du pa- n’exclut pas la rigueur, Juliette tient travail de Juliette Rennes, Rennes examine les rouages de fondé sur une abondante docu- ces machines de guerre qui nous mentation, est de montrer qu’il semblent aujourd’hui désuètes et n’y a ni hasard ni incohérence hors d’usage alors que, tel le dans ces allers et retours. Il s’agit serpent à sept têtes, elles sont de retarder le moment fatal où douées d’une étonnante capacité l’on serait obligé de concéder aux de résurrection et de transfor- femmes l’accès à tous les postes, mation. Antiféministe ou fasciste, soit la pleine intégration dans la intégriste ou raciste, l’idéologie profession. Des travaux ont été défie la raison et le droit dans menés sur cette question depuis leur portée universelle, dans leur une trentaine d’années (travaux idéal de justice et d’égalité, en cités dans le livre, qui est un outil utilisant les ressources de la précieux aussi sous cet angle-là), langue, les ressorts de la logique mais l’auteure nous offre ici une et la magie de l’euphonie. synthèse de grande ampleur sur Afin d’introduire un ordre dans fond d’analyse minutieuse des ce flot de discours, d’arguments discours tenus dans différents et de figures de style, l’auteure contextes. Ce sont les efforts et analyse successivement ceux qui les trésors d’imagination dé- cherchent à prouver l’illégitimité ployés dans cette bataille d’argu- des femmes dans certains em- ments (qui suggèrent aussi des plois et professions (p. 83), ceux moyens concrets pour barrer la qui réactivent le mythe de l’in- route aux audacieuses) qui sont vasion (« Nous avons maintenant au cœur de l’analyse. Ils sont à la des jeunes filles avocates, hauteur des enjeux car la re- doctoresses... des femmes policières, connaissance typiquement républi- mêmes des postes dans les caine du ‘mérite’, sanctionné par ambassades, les légations et les un parchemin, est susceptible de consulats sont tenus par des bouleverser les rapports entre les femmes », soupire Paul de la sexes. Il s’agit donc pour les Magdeleine en 1934), ceux qui, hommes de tenir les points de bien intentionnés, prétendent que passage, que l’on m’autorise cette l’égalité est d’ores et déjà réalisée métaphore, en usant de tous les dans le monde du travail. Des tours et détours de la sophistique. plumes féminines évoquent ainsi L’arsenal des figures rhétoriques la concurrence « de plus en plus et les prétendus acquis de la menaçante » que subiraient les Cahiers du Genre, n° 45/2008 229 hommes dans les carrières références aux personnes, des libérales... Pour s’en réjouir, citations... ne rend pas la dé- certes, mais cet argumentaire monstration plus convaincante, ‘progressiste’ sème la confusion elle aurait tendance parfois à et nuit à la cause tout autant que l’affaiblir. Il aurait peut-être été les discours conservateurs. L’au- judicieux de laisser de côté teure met le doigt, à mon sens, quelques acteurs afin d’éviter sur l’un des secrets de longévité l’accumulation des détails et des des thèses et des attitudes anti- noms propres. Le croisement des féministes en suggérant que sources (journaux, romans, dis- l’ennemi est dans la place, qu’il cours à la Chambre...), s’il risque en soit conscient ou non. de donner aux lecteurs et lectrices Dans la première partie, le l’impression d’être un peu noyés chapitre III (p. 95) s’intéresse au sous cette avalanche de matériaux, déclanchement des controverses et n’en reste pas moins suggestif. aux ‘polémiques circonstanciées’ En outre, le cadre chronologique sur l’accès des femmes à telle est précisé ainsi que les évolu- profession, tel titre, tel grade, le tions qui marquent les réactions débat sur leurs capacités conti- par rapport aux femmes qui nuant de se dérouler en toile de entrent dans les Facultés et les fond... Juliette Rennes réexamine professions féminisables (distinc- des affaires célèbres (Jeanne tion encore opératoire aujourd’hui, Chauvin pour le barreau, Blanche si l’on oppose, par exemple, les Edwards s’agissant de l’internat médecins et les ingénieurs). en médecine) et met en exergue La deuxième partie est consa- la qualité et le nombre des crée à l’approfondissement de protagonistes, personnes, organes certains thèmes (infériorité des de presse, institutions avec leurs femmes, rôle prédestiné et irrem- représentants les plus influents. plaçable qui exclut l’investisse- Elle montre comment les corps ment dans une carrière) et à constitués (constitués exclusi- l’analyse des problématiques, des vement ou majoritairement thèses, des preuves ou pseudo- d’hommes) et les groupes mili- preuves mobilisées. Là encore, tants bataillent avec entrain, Juliette Rennes montre que le chaque ‘affaire’ leur fournissant débat contradictoire est essentiel une scène et une occasion pour et qu’il se déroule sur le modèle s’exprimer. En outre, la scène des célèbres Querelles, genre conditionne et modifie le littéraire en honneur aux XVe et ‘dispositif argumentatif’. J’émettrai XVIe siècles. La ‘nature’ des pourtant une réserve par rapport à femmes et celle des professions la méthode adoptée ou plus sont mises en relation afin de exactement sa mise en œuvre : démontrer la compatibilité ou l’abondance des exemples, des l’incompatibilité des unes et des 230 Notes de lecture autres. Pendant que les anti- Rennes nous rappelle le danger. féministes s’arc-boutent à l’idée Ils sont d’autant plus redoutables d’une nature immuable, les qu’ils adoptent le masque du féministes expliquent les traits ‘compromis’. Une autre façon de ‘caractéristiques’ des femmes par donner aux femmes un os à l’histoire et l’éducation. Le même ronger tout en les tenant à l’écart type de raisonnement sert parfois des positions de pouvoir et des à prouver une chose et son carrières les plus rémunératrices, contraire. La « politisation des c’est de construire les catégories cas » (p. 311) donne lieu à ces de carrières ‘féminines’ et échanges ambigus où les orateurs ‘masculines’, ce à quoi s’em- et les oratrices défendent leur ploient avec plus ou moins de camp tout en produisant un argu- mauvaise foi les auteur·e·s de ment utile à l’adversaire ou tout guides... Il est aisé de donner au moins utilisable. Les analyses comme bonne raison la plus gran- fines qui sont livrées ici donnent de facilité des femmes à s’inté- la clef des malentendus auxquels grer dans tel ou tel type de nous sommes confronté·e·s, no- carrière, le ‘réalisme’ dont il faut tamment lorsque nous décou- faire preuve pour éviter de gâcher vrons le fossé qui nous sépare de sa vie ou tout au moins quelqu’un avec qui nous croyions d’affronter de sérieuses difficultés. partager des convictions. Ce type d’argument conserve Dans la troisième partie, aujourd’hui sa puissance de per- l’attention est focalisée sur les suasion. L’actualité de cet ou- contraintes qui pèsent sur ceux vrage ne fait aucun doute, au sens qui s’expriment publiquement dans où il nous invite à redoubler de un contexte défini par les règles vigilance. En effet, la volonté démocratiques et les valeurs d’être perçu comme ‘politiquement républicaines. Des ‘responsables’ correct’ pousse aujourd’hui à qui refusent aux filles et aux taire ses préventions, mais cela femmes une place égale à celle ne préjuge en rien des compor- des garçons et des hommes dans tements. Ici, on ne nous apprend les établissements universitaires pas seulement à décrypter ce qui et professionnels sont contraints est dit, écrit ou proclamé, on nous de se réfugier derrière les argu- invite également à lire entre les ments de la bienséance ou de la lignes et à entendre les silences, sécurité, de la coutume, de ce qui prudents ou gênés. peut être accepté par la société, par l’entourage, par la famille... à un moment du temps. On connaît Marlaine Cacouault-Bitaud ces procédés, toujours en vigueur Sociologue au XXIe siècle, dont Juliette Université Paris Descartes – CERLIS