<<

Perspective Actualité en histoire de l’art

3 | 2008 XXe-XXIe siècles/Le Canada

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/perspective/3229 DOI : 10.4000/perspective.3229 ISSN : 2269-7721

Éditeur Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée Date de publication : 30 septembre 2008 ISSN : 1777-7852

Référence électronique Perspective, 3 | 2008, « XXe-XXIe siècles/Le Canada » [En ligne], mis en ligne le 15 août 2013, consulté le 01 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/perspective/3229 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/perspective.3229

Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2020. 1

xxe-xxie siècles Entretien avec Bill Viola sur l’histoire de l’art ; Giacometti ; l’urbanisme des villes d’Europe centrale ; publications récentes sur la couleur au cinéma et dans la photographie, le postmodernisme, les archives d’art contemporain et les revues d’art. Le Canada Développement et pratiques actuelles de la discipline : de l’histoire de l’art aux études d’intermédialité, le rôle des musées et de la muséographie ; Ancien et Nouveau Mondes ; chroniques sur art et cinéma, les revues, le patrimoine…

Perspective, 3 | 2008 2

SOMMAIRE

De l’utilité des revues en histoire de l’art Didier Schulmann

XXe-XXIe siècles

Débat

Bill Viola, l’histoire de l’art et le présent du passé Bill Viola

Alberto Giacometti aujourd’hui Thierry Dufrêne

Travaux

L’urbanisme et l’ des villes d’Europe centrale pendant la première moitié du XXe siècle Eve Blau

Actualité

Couleur et cinéma : vers la fin des aveux d’impuissance Pierre Berthomieu

L’histoire de la photographie prend des couleurs Kim Timby

Autour de Fredric Jameson : le postmodernisme est mort ; vive le postmodernisme ! Annie Claustres

Les archives d’art contemporain Victoria H. F. Scott

Recherches actuelles autour des périodiques Rossella Froissart

Choix de publications Perspective

Perspective, 3 | 2008 3

Ouvrages reçus

L’histoire de l’art au Canada

Débat

L’histoire de l’art au Canada : développement d’une pratique Laurier Lacroix

L’histoire de l’art au Canada : pratiques actuelles d’une discipline universitaire François-Marc Gagnon, Janet Brooke, Jean-Philippe Uzel, Claudette Hould, Monia Abdallah, Stéphane Roy et Katherine Sirois

La muséographie au Canada : une pratique réputée, une formation en devenir Line Ouellet

Les études canadiennes sur l’art en Europe autour de 1800 Peggy Davis, Michael Pantazzi, Todd Porterfield, Richard Taws et Anne Lafont

L’Ancien et le Nouveau Monde : aboriginalité et historicité de l’art au Canada Ruth B. Phillips

Travaux

Transformation et adaptation des formes architecturales européennes en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles Marc Grignon

Actualité

L’exposition du cinéma : fragments d’une histoire locale et globale Olivier Asselin

Nouvelles vocations et conversions : les biens religieux et la société civile québécoise au tournant du XXIe siècle Jacques Des Rochers

Les revues d’histoire de l’art au Canada Christine Bernier

Sélection internet Olivier Bonfait

Perspective, 3 | 2008 4

De l’utilité des revues en histoire de l’art

Didier Schulmann

1 Revues, périodiques et magazines constituent, traditionnellement, une source incontournable et abondamment fréquentée par l’histoire de l’art, de l’architecture et du design du XXe siècle. Révélés et renouvelés continûment par des mémoires, des thèses, des articles, des contributions à des colloques et la publication de leurs actes, six types d’usages mobilisent particulièrement la discipline, élargissant son champ de recherche et ouvrant à de nouvelles sources d’inspiration : • les publications périodiques en tant qu’espace d’expression et de diffusion de la réception des idées, des œuvres, des artistes et des occurrences de leur visibilité (chronique des expositions et compte rendu de visites d’ateliers, par exemple) ; • l’étude, généralement monographique, de publications périodiques canoniques émanant de mouvements artistiques, de groupes ou de personnalités fédératrices, autour de titres reprenant leur nom, dont la dimension référentielle est incontestable (, futurisme, surréalisme, Cobra, etc.) ; • l’analyse de l’iconographie (au sens large : des dessins aux photographies), tant celle créée spécifiquement pour ces supports que celle reprise par eux, soit en tant que telle, soit dans les relations textes-images ; • le décryptage de l’inventivité graphique dont les revues ont toujours été l’espace d’expérimentation, leur prise en compte comme de véritables palettes sur lesquelles des générations de designers ont puisé et combiné des mises en forme nouvelles ; • l’approche interdisciplinaire par laquelle des publications ou des organes, apparemment éloignés de l’histoire de l’art, de l’architecture et du design (littéraires, poétiques, politiques, techniques, scientifiques, etc.) peuvent accueillir des contributions, supporter des interventions ou se référer à des pratiques qui témoignent de l’irrigation des arts visuels dans de nombreux autres domaines ; • l’investigation intertextuelle, en tant qu’elle s’attache à l’exploration sémantique et linguistique des articles publiés, visant à y repérer l’apparition de mots, les combinaisons de vocabulaires, l’émergence d’expressions ; en bref, la constitution de formes langagières symptomatiques des mouvements artistiques.

Perspective, 3 | 2008 5

2 Ce recours aux revues, qu’elles aient été ciblées en tant qu’objets ou convoquées en tant qu’appoint documentaire, a été grandement facilité par l’accès que les reprints, depuis le milieu des années 1960, ont offert à la recherche, sur les rayonnages de la plupart des grandes bibliothèques. Dans des conditions plus ou moins respectueuses des originaux, des maisons d’édition comme Jean-Michel Place, Terrain Vague, Didier Devillez, Mazzotta, Kraus Reprint, Slatkine, Arno Press, MIT Press, etc. ou plus récemment Champs Libre et Allia pour le Situationnisme et tout dernièrement Ugly Duckling Press, par exemple, pour 0 to 9 de Vito Acconci et Bernadette Mayer, ont produit des fac- similés et permis la consultation aisée et déconcentrée de titres complets, sans contraindre les chercheurs à fréquenter exclusivement les grandes bibliothèques ou à devoir glaner, ici ou là, des collections lacunaires. Parallèlement, et par voie de conséquence, se développait un marché international où une poignée de libraires, dont l’érudition n’avait d’égal que la complexité de leurs réseaux d’approvisionnement, proposaient des séries complètes ou des spécimens rares à quelques bibliothèques et bibliophiles fortunés.

3 C’est dans ce contexte tout à la fois intellectuel, éditorial et commercial que s’enracina progressivement la patrimonialisation d’un siècle revuiste. Adossé à la recherche universitaire et érudite, le mouvement des grandes expositions pluridisciplinaires des années 1980 contribua à sortir les revues des réserves des bibliothèques et favorisa leur présentation au grand jour, côtoyant d’autres documents, dans les vitrines des musées. Dans une maison comme le Centre Pompidou, la Documentation générale du Musée national d’art moderne (qui ne s’appela Bibliothèque Kandinsky qu’en 2002) s’attela à rassembler des titres historiques, tant pour la préparation scientifique de ces expositions que pour participer à leur muséographie. Cette politique d’enrichissement des collections était facilitée par le prix encore raisonnable de cette production éditoriale et par la présence, dans le fonds, de collections de revues, souvent lacunaires et qu’il suffisait de compléter, provenant de prestigieuses bibliothèques d’artistes (Brancusi, Kandinsky, Gleizes).

4 À la fin des années 1990, dans un maillage chronologique et géographique dense et serré, le catalogue de la Bibliothèque Kandinsky alignait 6 000 titres, dont un petit millier était vivant ; l’excellence et l’exhaustivité de son segment français avaient, par exemple, permis à Yves Chevrefils Desbiolles d’en tirer l’essentiel de la matière de sa thèse. À cette période, dans la foulée des expositions La Révolution surréaliste (Centre Georges-Pompidou, 2002) et , singulier idéal (Musée d’art moderne de la ville de Paris, 2002-2003), et dans la très médiatique dynamique de la dispersion de l’atelier d’André Breton, l’exposition Dada, au Centre encore (2005-2006), proposa un déploiement documentaire inégalé dont, en majesté, les revues ponctuaient le dispositif muséographique révélant au plus grand nombre leur fonction fondatrice. La confrontation entre le fonds de la Bibliothèque Kandinsky et celui du collectionneur Paul Destribats, qui y figurait comme principal prêteur privé, convainquit ce dernier que le Centre constituait l’aboutissement naturel d’une bibliothèque de revues dont il estimait être arrivé au bout et dont il était prêt à se défaire. Son classement en tant que Trésor national, au titre de l’alors toute récente loi sur le mécénat, permit au Groupe Lagardère de s’en porter acquéreur au profit des collections du Centre. Sans entrer dans le détail des 1 018 titres, dont plus d’un tiers ouvrait à des notices nouvelles de titres complets dans le catalogue de la bibliothèque, et dont les deux autres tiers permettaient, quasi miraculeusement, de compléter jusqu’à l’exhaustivité des

Perspective, 3 | 2008 6

ensembles auparavant lacunaires, le « Fonds Destribats » hissait sans doute la Bibliothèque Kandinsky à la première place mondiale dans ce domaine.

5 Cette situation exhaussait les revues et les périodiques comme un secteur de collection à part entière, disposant tout à la fois de son autonomie muséale de par l’effet de continuité du récit qu’elles étaient susceptibles de porter et, à l’appui de leur nombre, de leur qualité et de leur diversité ; elle les mettait, dans le parcours des collections permanentes, en situation de compléter et d’élargir le discours général tenu par l’accrochage de la collection d’œuvres. À deux reprises, en 2007 puis en 2008, dans les dix couloirs qui scandent les salles du niveau 5, les 47 vitrines accueillirent près de 2 000 revues, disposées verticalement comme des œuvres graphiques. Regroupées thématiquement, chronologiquement, par titres, par problématiques historiques ou stylistiques, par zones géographiques, par personnalités, les revues ainsi présentées démontrèrent leur extraordinaire puissance d’évocation et perpétuèrent, comme si elles surgissaient des presses, leur rôle de plates-formes et leur fonctionnement en réseaux.

6 Une telle présentation, qu’à moindre échelle, et plutôt dans des expositions temporaires, d’autres institutions muséales avaient réalisée (le MoMA avec The Russian Avant-Garde Book 1910-1934, la Hayward Gallery avec l’exposition sur la revue Documents, le Cabinet des estampes du Musée d’art et d’histoire de Genève, avec celles sur Minotaure en avril prochain et sur Labyrinthe, le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme en ce moment même avec Futur Antérieur, l’avant-garde et le livre [et les revues !] yiddish, 1914-1939) constitue, par la confrontation des revues avec les œuvres, un aiguillon et une incitation à la recherche. C’est à partir d’une telle initiative, conjuguée avec la politique d’inscription et de description de ces revues dans le catalogue en ligne que s’élaborent des programmes de numérisation de ces fonds. Mais mettre en ligne des ressources documentaires numérisées, des revues et des périodiques a fortiori, c’est accomplir une démarche proprement éditoriale qui puisse être utile à la recherche : construction d’index, développement de dispositifs de reconnaissance de caractères et d’images, choix des revues (en tenant compte tant de leur rareté que de leur fragilité), coopération internationale afin de ne pas numériser et mettre en ligne des références qui, en bonne conformité avec les réglementations sur les droits d’auteur, seraient déjà accessibles, et négociations des autorisations enfin.

7 Comme pour tous les autres corpus documentaires et archivistiques, la constitution de fonds de revues au cœur même de certains musées d’art du XXe siècle, en bonne cohérence avec les grandes bibliothèques traditionnelles et en coopération avec les nouvelles fondations (l’IMEC, par exemple), ouvre à la recherche des ressources et des outils visibles et aisément accessibles qui devraient lui permettre de démultiplier ses capacités d’investigation, de renouveler et de diversifier les discours de l’histoire de l’art.

Perspective, 3 | 2008 7

INDEX

Index géographique : France Mots-clés : revue, périodique, magazine, sources, diffusion, recherche, patrimonialisation, bibliothèque, collection Keywords : journal, periodical, magazine, sources, diffusion, research, heritage, library, collection Index chronologique : 1900

Perspective, 3 | 2008 8

XXe-XXIe siècles

Perspective, 3 | 2008 9

XXe-XXIe siècles

Débat

Perspective, 3 | 2008 10

Bill Viola, l’histoire de l’art et le présent du passé

Bill Viola

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte de l’envoi de questions à Bill Viola et d’un échange de courriels.

1 Alors que se multiplient les expositions proposant des parallèles plus ou moins pertinents entre artistes contemporains et maîtres du passé, Perspective, revue d’histoire de l’art qui veut s’inscrire dans l’actualité, s’est adressée à Bill Viola, un artiste qui s’exprime par l’art très contemporain de la vidéo dans des installations, afin de l’interroger sur son lien avec l’histoire de l’art.

2 L’un des aspects les plus connus de son art est en effet la reprise de certains motifs formels de peintres célèbres (Greetings dérive de la Visitation de Pontormo dans la petite église de San Michele in Carmignano) et ses images, des Passions à Catherine Room, revisitent les formes d’expression et de communication des chefs-d’œuvre de la Renaissance. Mais les relations entre l’art de Bill Viola et le passé sont plus complexes encore. Comme les maîtres de la Renaissance, il attache une grande importance à prendre en compte la dimension technique (soit le second sens du mot art) du moyen d’expression qu’il a privilégié, la video, et à s’en servir pour mieux explorer ses potentialités expressives et ses significations dans le temps actuel. À travers cette forme de représentation qui met en contact direct avec l’existence, Bill Viola immerge le spectateur, par une utilisation savante du temps du silence, dans un cheminement vers le sublime et le spirituel, comme le font Mark Rothko ou Barnett Newman dans leurs grands formats. C’est cette invitation au voyage vers la connaissance de soi qui donne une dimension atemporelle à l’art de Bill Viola, à la fois ancré dans le passé et profondément actuel.

Perspective, 3 | 2008 11

3 Mais Bill Viola n’est pas seulement un faiseur d’images dont la perfection technique étonne. Il est aussi un artiste qui pense son art, médite sur sa création et le tramage établi entre ses œuvres et les spiritualités occidentales et orientales.

4 Il revient, dans cette interview donnée à l’occasion de la présentation à Rome de l’exposition Visioni interiori organisée par Kira Perov 1, sur ses liens avec le passé, le passé du présent [O. B.].

***

Perspective. On vous présente souvent comme un artiste savant mais surtout, à la différence d’autres artistes érudits, comme Duchamp, Beuys ou Warhol, vous semblez tisser consciemment un lien avec le passé : il se reflète dans les thèmes de vos créations artistiques (tels que les affects ou la révélation, manifeste dans votre conférence à la Tate de Londres2), dans vos sources visuelles, de la Renaissance en particulier, ou dans votre conception de l’art. Est-ce que vous acceptez ce lien avec le passé ? Bill Viola. Nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter le passé – il vit en nous. À l’instant précis où je vous parle, chacun d’entre nous possède en lui de la matière vivante, de l’ADN, des chromosomes, qui lui ont été transmis à l’issue d’un processus ininterrompu depuis les origines de l’humanité. La manière dont notre corps fonctionne, les technologies que nous utilisons, notre langage, le savoir que nous avons accumulé – toutes les ressources intellectuelles, mais aussi les capacités sensorielles et motrices auxquelles nous avons recours, par exemple lorsque nous portons un verre à nos lèvres pour boire, toutes ces facultés constituent des vestiges du passé qui, demeurant en nous, nous permettent d’agir et d’être qui nous sommes dans l’instant présent. Sur le plan conceptuel, l’Occident est limité par sa vision linéaire du temps : la durée est envisagée comme une progression constante et inexorable vers une finalité inconnue. À cela s’ajoute l’importance qu’accorde la culture chrétienne à la matérialité du corps – du corps du Christ et des reliques des saints, ainsi qu’à l’accent mis sur l’individu par la pensée humaniste – nous laissant ainsi avec, pour seul horizon, la mort. Celle-ci pouvait, certes, représenter un but et un argument politique de choix pour les premiers chrétiens, mais elle ne constitue pas une perspective bien réjouissante pour la société contemporaine. Si l’on considère l’ensemble des cultures tribales, la civilisation asiatique ou la culture médiévale en Europe, on constate que l’accent est davantage mis sur l’aspect collectif de l’existence, au-delà de la durée de vie de l’individu. Lorsque je vivais au Japon, au début des années 1980, j’ai appris que la firme Mitsubishi avait non seulement une planification à échéance de cinq, dix ou vingt-cinq ans, mais aussi à une échelle de deux cent cinquante ans. Le culte des ancêtres, qui fait partie intégrante de toutes ces cultures, implique de concevoir la société dans sa continuité et non comme l’addition d’existences individuelles. Cela permet à l’individu de trouver sa place dans l’histoire et au sein d’entités plus vastes encore – la nature, la terre, le cosmos. La conception cyclique du temps de ces civilisations permet un rapport à l’existence plus adéquat que la linéarité du temps occidental. La perspective de la vie éternelle, autre fondement de la culture chrétienne et qui, en réalité, la dépasse, s’y exprime sous forme de rites et rituels visant à se souvenir des défunts et à communiquer avec eux, ou à travers le concept hindou et bouddhiste de la réincarnation et l’idée bouddhiste

Perspective, 3 | 2008 12

du moment présent, très importante dans le zen. En 1240, au Japon, un grand maître zen nommé Dogen écrivit un texte primordial au sujet du temps, Uji, titre que l’on pourrait traduire par « Temps présent ». Il y explique que l’existence est en soi faite de temps, et que le moment présent, infini et éternel, contient à la fois le passé et le futur. Ce que l’on peut retenir de toutes ces conceptions du rapport entre existence et temporalité différentes de celle des Occidentaux est qu’elles sont en passe de devenir dominantes à l’âge des nouvelles technologies. Ce que l’on aurait autrefois qualifié d’expériences paranormales, de phénomènes de spiritisme ou de visions mystiques se réalise aujourd’hui de façon ordinaire au moyen de téléphones portables, d’instruments comme le Blackberry, d’appareils photo numériques, d’écrans vidéos, ou encore de Facebook, YouTube et du graphisme informatique. Le médium que j’ai choisi, la vidéo, est devenu très intimement lié au concept d’Uji, parce que non seulement la caméra numérique nous donne une image en mouvement, mais que contrairement au cinéma, qui utilise la pellicule comme support, elle nous montre le monde en direct, au moment présent, sur écran : l’image est créée en même temps que l’expérience. Il me semble que la technologie a fini par se hisser jusqu’à l’idée de Maître Dogen.

Perspective. Quelle place occupe le passé dans votre vie ? Bill Viola. C’est une présence de tous les jours, qui se confond avec la conscience que j’ai de moi-même. L’expérience que j’ai de la culture traditionnelle japonaise m’a permis de voir au-delà des seuls aspects contemporains de ma propre culture. L’Occident sort aujourd’hui d’une période artistique longue de cent cinquante ans, qui avait commencé en France par l’avènement de l’avant-garde, cette rupture nette et délibérée avec le passé, pour devenir ce que l’on appelle communément aujourd’hui l’art contemporain. Au début de ma vie d’artiste, j’ai eu du mal à voir dans le passé une source d’inspiration, mais j’ai fini par m’intéresser à la peinture de la Renaissance. Il s’agit en effet d’une période de l’histoire très semblable à la nôtre, où les progrès scientifiques et technologiques ont transformé la société, où l’on redécouvrait le passé et où les artistes étaient amenés à changer leur façon de représenter le réel et les émanations invisibles de l’âme. Je me suis alors senti très proche de ces peintres et des défis qu’ils avaient dû relever. Ils faisaient figure pour moi de révolutionnaires, d’artistes d’avant-garde. J’avais l’impression de découvrir un trésor.

Perspective. Comment avez-vous rencontré les artistes du passé ? Comment les approchez vous actuellement ? Bill Viola. Mon premier contact avec les artistes du passé remonte à l’époque où j’étudiais les arts plastiques à l’Université de Syracuse, dans l’État de New York, et ce fut un désastre. Mon professeur d’histoire de l’art avait beau être un excellent enseignant, rien de ce qui venait du passé ne m’intéressait. Nous étions alors en 1970, et le monde était en plein bouleversement. La vidéo et les nouveaux médias

Perspective, 3 | 2008 13

représentaient l’avenir de l’art, un avenir sans attache avec le passé – c’est du moins ce que je pensais à l’époque. Mon premier contact direct avec l’histoire de l’art eut lieu quatre ans plus tard, lorsqu’on me proposa de devenir le directeur artistique d’un des premiers ateliers d’art numérique en Europe, art/tapes/22, à Florence. Le jour de mon arrivée, on m’emmena à l’église de Santa Croce voir la tombe de Michel- Ange et les fresques du cycle de saint François d’Assise par Giotto. Mais même après avoir vécu au milieu des plus grandes œuvres de la Renaissance, et bien que cela m’ait apporté une certaine ouverture sur l’histoire de l’art, le jeune artiste que j’étais restait très attaché à l’art et à la culture de son temps. Puis, en 1977 – j’avais alors 26 ans –, je me rendis à Sienne, où je fis l’une des rencontres les plus étranges et les plus marquantes de ma carrière. J’étais en train de travailler à un documentaire vidéo, et comme j’avais un peu de temps libre, j’ai décidé de visiter la Pinacoteca Nazionale. J’y ai trouvé toutes ces célèbres peintures religieuses des XIIIe, XIVe et XVe siècles – les œuvres de Duccio, Pietro et Ambrogio Lorenzetti, Simone Martini, Giovanni di Paolo et de tant d’autres encore. Tout en elles m’était étranger et sans connexion aucune avec mon projet esthétique de l’époque : les sujets religieux, les fonds dorés, l’étrange perspective, un peu gauche, qui régissait l’espace, et jusqu’aux figures, à la pose raide et triste. J’avais beaucoup de mal face à ces œuvres. Il m’était même désagréable de les regarder et j’avais envie de partir. Pourtant, quelque chose me fit rester. Ce jour-là, je passai deux heures dans le musée, m’efforçant de regarder attentivement chaque tableau. Je revins trois fois encore cette même semaine, sans pouvoir comprendre pourquoi. Jamais je ne m’étais senti aussi perdu, comme aliéné à moi-même. Tel un ordinateur qui télécharge un nouveau programme à l’insu de son utilisateur, pendant que la part consciente de mon esprit repoussait ces images, mon inconscient prenait progressivement le contrôle et les absorbait. Ce qui arriva cette semaine-là mit beaucoup de temps – des années – à faire surface et influer sur ma vie et mes œuvres. Aujourd’hui, cependant, les œuvres de l’école siennoise constituent l’une de mes plus importantes sources d’inspiration. Elles sont pour moi de vieilles amies, des compagnes intimement mêlées à ma vie. Non seulement l’expérience vécue à Sienne m’ouvrit à l’histoire de l’art, mais elle devint la base même de mon processus de création. Généralement, si après une période de recherches et de réflexion intenses sur un nouveau projet je n’y renonce pas, tant je suis frustré, ou ne me sens pas, à un certain moment, complètement perdu, parfois pendant des semaines, alors je sais que je ne pourrai pas mener à bien l’œuvre, et qu’il vaut mieux abandonner le projet.

Perspective. Quel est le plus important pour vous : le contact direct avec une œuvre d’art dans toute sa matérialité or le « rapport d’affect » que vous développez avec elle, qui peut être de l’ordre du souvenir ? Bill Viola. Vous soulevez là une des questions les plus cruciales de notre temps : faut- il nécessairement avoir un contact physique, viscéral avec quelque chose ou quelqu’un afin de véritablement le connaître ? En d’autres termes, ma main doit-elle toucher un objet pour qu’il soit pleinement appréhendé par mon esprit ? Si on pose la question en termes scientifiques, la réponse est « oui », comme en témoignent toutes les tentatives d’analyses descriptives, d’élaboration de techniques de simulation ou de modélisation effectuées par le passé. D’un point de vue social, les scientifiques qui

Perspective, 3 | 2008 14

étudient la petite enfance affirment que le contact physique entre une mère et son enfant, et la capacité qu’a un petit enfant à créer des séquences de coordination entre sa main, ses yeux et sa bouche, sont des étapes essentielles du développement humain. La question qui se pose pour nous autres, qui sommes devenus adultes à l’ère du digital, est de savoir si la moindre sollicitation du sens du toucher résultant de l’omniprésence de l’image électronique et de nouveaux systèmes sémantiques et sonores ne mettra pas fin à la transmission de l’expérience humaine dans sa réalité la plus pleine, dans toute sa richesse et sa complexité. Votre question est l’occasion pour moi d’évoquer mon atelier, dont un mur entier est recouvert de cartes postales rapportées de musées du monde entier. Est-ce que je ne préférerais pas, à la place de chacune d’elles, voir l’œuvre elle-même ? Assurément. Les petites images reproduites sur ces cartes postales m’inspirent-elles, m’émeuvent- elles ? Oui, parfois. Les œuvres d’art possèdent leur propre champ de force, qui excède l’espace qu’elles occupent. La vibration générée parcourt le temps et l’espace, et se matérialise dans chacun des modestes objets que l’on peut acheter dans les boutiques de musées : cartes postales, tasses, sacs de plage, livres d’art ou encore posters. Je considère toutes ces choses comme de légitimes extensions de l’œuvre, et leur présence m’a souvent ému jusqu’aux larmes. Si je m’en tiens à mon expérience, j’ai passé la majeure partie de ma vie professionnelle devant des images vidéo, que je ne pouvais pas toucher, ou qui, devrais-je plutôt dire, avaient toutes la même sensation au toucher – celle du verre ou du plastique. Au début, je jouais beaucoup sur cette présence tactile des images. L’écran vidéo me semblait avoir les attributs d’un objet : il avait un poids, je pouvais, par exemple, le faire tomber sur le pied. Les images, lorsque je les comparais aux tableaux, paraissaient vivantes et réelles, et le système qui les créait, par impulsions courant le long de circuits électriques, fonctionnait comme les neurones de mon cerveau. En outre, lorsque je regardais le monde à travers le viseur de ma caméra, j’en avais une image immédiate et instantanée, je le voyais tel qu’il advenait, comme de mes propres yeux. Mais au fil du temps, je me suis détaché de ce modèle cognitif univoque et trop simple. L’âge venant, et après avoir réalisé bien des films vidéo, j’ai commencé à considérer l’acte de perception comme le point de départ d’un processus bien plus profond – une accumulation d’images, de pensées, de sentiments, sur le cours de toute une vie. Puis mes parents vinrent à disparaître, et je me suis posé la question suivante : où se trouvent à présent les images, si vives et si présentes, que je conserve d’eux ? Sur quel support sont-elles stockées ? C’est alors que je me suis rendu compte que la réalité première du médium avec lequel je travaillais était la mémoire, et non la perception telle qu’on peut la recomposer. La mémoire n’a pas le réalisme de la photographie ; elle n’est ni figée, ni finale, et n’est jamais totalement achevée. Elle habite nos os aussi bien que notre cœur ou notre esprit. Elle ne constitue pas seulement une trace du passé, mais aussi un moyen d’éclairer le présent. C’est quelque chose d’éminemment intemporel.

Perspective. À travers la vidéo, vous atteignez une autre dimension du temps, qui rejoint les valeurs orientales : s’attacher non la possession des choses mais des êtres ; aller chercher, par le sublime, des valeurs universelles, comme dans les œuvres de Rothko ou de Barnett Newman ;

Perspective, 3 | 2008 15

refuser l’histoire, aristotélicienne, pour favoriser le voyage intérieur. En ce sens, vos œuvres sont à voir, et non à expliquer… Bill Viola. L’un des principes fondamentaux énoncés par Bouddha est que toute vie consiste en un processus de changement. Le mouvement et le changement constituent l’essence même de la vidéo, qui incarne donc ce principe bouddhiste. La photographie tire son intérêt et sa force du fait qu’elle n’arrête pas le temps. Au contraire, le temps continue, et c’est ce qui rend ces images si poignantes et vivantes : nous autres qui les regardons et qui sommes faits de temps, nous continuons à nous transformer et à évoluer autour de cet axe immobile. Parallèlement à la photographie elle-même, tous les autres médias artistiques ont un rôle à jouer dans ce processus. En réalité, ce qui distingue une œuvre d’art d’un objet prosaïque, c’est qu’une œuvre ne reste pas immuable face aux changements qui l’entourent, mais au contraire s’abreuve à une source souterraine de sens qui resurgit lorsque les cironstances sont propices, ou en présence d’un observateur capable de l’appréhender. Les images sont en quelque sorte le support de l’échange artistique. À l’ère du numérique, à présent que les contenus peuvent être aisément transmis d’un point à un autre, de même que l’ADN peut passer d’un corps à un autre au terme du processus reproductif, les images peuvent, si on les traite comme il faut, accéder à l’éternité. Toutefois, que les œuvres soient élaborées à partir de médias nouveaux ou plus traditionnels, ce qui constitue leur chair, c’est l’image, le reflet de ce que l’artiste pense et ressent. C’est précisément cela que j’aspire à atteindre au contact d’une œuvre d’art. L’essence de l’art se trouve dans le sillage de l’image vivante, celle qui bondit d’un format, d’un style et d’un support à un autre à travers les âges, de l’art rupestre au cinéma haute définition, et jusqu’au cœur des hommes.

Perspective. Les formes de pensée et de spiritualité orientales sont souvent à la source de votre création et du message que vous voulez faire passer dans vos œuvres, mais celles-ci revêtent fréquemment un format lié à la tradition occidentale : le diptyque, la prédelle (dans le cas de Catherine Room), le grand format américain ou le lieu théâtral. Sans parler du lien avec le reflet, le miroir, qui structure une bonne partie de votre création… Bill Viola. Les systèmes de rhizomes et tous les liens souterrains entre les choses m’intéressent beaucoup. Le Moyen Âge est la période où, pour la dernière fois, l’Orient et l’Occident ont été culturellement liés. Au fondement de ce lien était la croyance que l’on ne pouvait comprendre le réel à l’aune du monde visible. À cette époque, en Occident, le ciel dans les tableaux était peint couleur or, et non bleue, car la présence invisible du divin était la réalité qui éclairait le monde physique de sa lumière, une lumière extraordinaire. Lorsque les peintures étaient placées dans des niches ou des chapelles éclairées à la bougie, ces fonds dorés à la feuille d’or renvoyaient une lumière éclatante. Ce phénomène était appelé « splendeur », d’après un terme d’optique qui faisait référence à la nature unique de l’or, dont on disait qu’il condensait la lumière. La lueur des bougies donnait l’impression que les images vibraient et prenaient vie. Dans les domaines de la et de l’architecture, le mot « forme » avait au Moyen Âge une signification très éloignée de la notion qui m’avait été inculquée en école d’art, et qui était largement influencée par le Bauhaus. Il ne s’agissait pas de l’apparence extérieure d’une chose, de ses contours physiques ;

Perspective, 3 | 2008 16

pour les maçons, les intellectuels et les artistes médiévaux, le terme « forme » faisait référence aux propriétés essentielles d’un objet, à ses qualités, à sa nature et à sa cohérence interne. L’idée, en d’autres termes, était que le réel provenait d’une essence invisible, présente au cœur même des choses, et qu’au quotidien, c’est cette essence même que nous recherchons lorsque nous voulons comprendre les êtres qui nous entourent. Si l’on considère les incroyables mutations qu’engendrent aujourd’hui les nouvelles technologies et qui affectent la société dans son entier, nous voyons se profiler un changement de perspective tout à fait similaire. L’importance de la révolution numérique tient à ce qu’elle repose sur un code universel dont le caractère binaire (0-1), très simple, lui permet de décrire dans un langage unique tout un ensemble d’éléments et de processus très divers. On voit ainsi à nouveau émerger une dimension invisible et intangible sous la forme ici d’un système virtuel d’impulsions électriques se déclenchant à la vitesse de la lumière, capables de matérialiser notre expérience du réel. Si au Moyen Âge on pensait que l’or était fait de lumière condensée, on peut dire aujourd’hui que le langage numérique constitue une forme de savoir condensé qui peut être décodé, amplifié et rendu à nouveau tangible à loisir. Ce sont six cents ans d’une certaine culture optique, par laquelle nous concevions le réel, qui touchent aujourd’hui à leur fin. Ni les images vidéo, ni les enregistrements audio ne peuvent plus être considérés comme des moyens valables d’appréhender la vérité ; à la place de l’objectivité d’antan, on trouve une nouvelle forme de subjectivité, ainsi qu’une approche des choses diversifiée, transdimensionnelle, dont le succès tient à notre culture d’hyperindividualisme. Le monde invisible est en train de reprendre la main, et cela représente un changement majeur dont nous ne sommes pas encore en mesure de percevoir les conséquences, et encore moins de les comprendre.

Perspective. Vous insistez sur le médium de l’image et avez consacré la vidéo comme moyen d’expression artistique ; la vidéo qui rend le réel palpable. Est-ce qu’on ne pourrait comparer cette révolution à celle de l’introduction de la peinture à l’huile, qui permettait aussi de faire voir, de faire toucher de nouvelles choses (au sens propre et figuré) auparavant invisibles ? Bill Viola. Tout à fait. C’est dans un langage codé recombinatoire, soit l’ADN de l’image vidéo numérique, que réside le réalisme d’aujourd’hui. À mon avis, ce n’est pas un hasard si c’est à l’époque même où Watson et Crick sont parvenus à déchiffrer le code génétique que nous avons créé cette technique multifonctionnelle, elle aussi basée sur un code. À l’origine, la technologie nous vient de la nature, et l’ingéniosité humaine – dans laquelle je range aussi la créativité artistique – est une qualité « naturelle ». C’est avec raison que vous comparez l’apparition de la peinture à l’huile à celle de la vidéo et des médias électroniques. Lorsqu’elle apparut en Europe du Nord, au début du XVe siècle, la peinture à l’huile succéda à la peinture a tempera parce que, étant très lente à sécher, elle permettait aux artistes de continuer à peindre pendant plusieurs jours d’affilée. Par l’emploi de pinceaux très fins, ils pouvaient produire des images extrêmement réalistes et détaillées, par exemple en restituant les plus minuscules reflets sur un collier de perles ; c’était là une chose qui plaisait beaucoup à la classe marchande, alors en pleine ascension sociale. Ces deux particularités – la capacité de retravailler à loisir une image pendant un temps assez

Perspective, 3 | 2008 17

long, et l’amélioration du réalisme de l’image – sont aussi ce qui définit le médium numérique contemporain. Si l’on ajoute à cela les progrès réalisés au début du XVe siècle par les artistes italiens en matière de perspective à point de fuite, grâce aux découvertes scientifiques des mathématiciens arabes introduites dans des centres intellectuels comme Padoue, ou bien encore l’explosion des savoirs engendrée par la production de masse de livres qu’autorisa le procédé d’impression à caractères mobiles de Gutenberg, on peut voir, dans tous ces changements, l’équivalent de ce que les progrès du graphisme informatique et d’internet ont apporté pour l’art et la culture au début du XXIe siècle. Toutes ces prises de conscience me permirent, dans les années 1990, d’établir enfin une connexion avec les grands maîtres que j’avais si longtemps négligés. Ma conviction aujourd’hui est que l’art, dans sa totalité, est contemporain et, en tant que tel, voué à nous servir d’inspiration au présent. Les véritables héros de l’histoire de l’art n’étaient pas, en fait, des « grands maîtres », mais de jeunes révolutionnaires, en particulier à la Renaissance. Les étudiants d’aujourd’hui sont fascinés d’apprendre que Michel-Ange avait à peine 24 ans lorsqu’il sculpta la Pietà de Saint-Pierre, que Raphaël en avait 26 lorsqu’il acheva la première des fresques de la Chambre de la Signature au Vatican et que, encore avant eux, en 1428, Masaccio n’avait que 27 ans lorsqu’il utilisa pour la première fois les principes de la perspective dans la fresque de Santa Maria Novella à Florence. Tels étaient les jeunes artistes « branchés », à la pointe de la technologie du XVe siècle, ceux qui utilisaient les découvertes et les nouveautés scientifiques pour révolutionner l’art.

Perspective. Vos œuvres montrent surtout un rapport avec les créations de la Renaissance, italienne et nordique, mais vous développez une poétique de l’affect en incitant le spectateur à participer par un engagement visuel avec votre œuvre, ce qui ferait davantage penser à l’art « » du XVIIe siècle, à Bernin : ces catégories ont-elles pour vous un sens ? Bill Viola. Oui, dans une certaine mesure. Je pense que quel que soit le support utilisé, l’art est interactif. Prenez, par exemple, l’icône médiévale. Elle peut paraître inexpressive, froide et impénétrable aux yeux de nos contemporains, mais c’est en réalité parce que sa fonction est de servir d’écran à nos désirs et à nos besoins. D’une certaine manière, les représentations trop réalistes empêchent la participation du spectateur. Vous dites que Bernin nous invite à entrer dans l’œuvre. Je pense que c’est le contraire, et que ses à la Galleria Borghese n’autorisent pas d’interaction, sauf peut-être de façon très limitée, par le simple lien visuel que nous établissons avec elles. Les œuvres de Bernin incarnent la consécration du réalisme optique comme propriété définitoire de la sculpture, et de la virtuosité technique comme critère essentiel de réussite d’une œuvre. Au terme de la quête de perfection de Bernin, ses œuvres refusent et occultent la réalité intime de la matière, empêchant toute forme de participation de notre part. En d’autres termes, il n’y a de place ni pour vous ni pour moi. Or, la véritable beauté des êtres humains et des œuvres d’art gît dans leur incomplétude. Cette imperfection, ce caractère inachevé, est ce qui donne à la vie son sens.

Perspective, 3 | 2008 18

Perspective. Vous exposez souvent dans des lieux « consacrés » – église, musée, opéra – des œuvres qui demandent un temps long du regard, qui ne supportent pas une approche consumériste, ni ne s’intègrent facilement dans l’espace de la collection privée, voire dans le marché de l’art. Quel est votre rapport avec le système actuel de l’art ? Bill Viola. Il m’est arrivé d’exposer mes œuvres hors d’institutions muséales et, souvent, elles semblent plus vivantes lorsqu’elles interagissent avec les habitants d’une ville, avec les autres bâtiments ou avec l’esprit et les souvenirs des lieux historiques où on les installe. Ananda K. Coomaraswamy, qui est pour moi l’un des plus grands historiens du XXe siècle et qui demeure à ce jour une grande source d’inspiration, disait des musées qu’ils sont des lieux où nous mettons les objets dont nous ne savons plus comment nous servir. Cela est particulièrement vrai pour l’art sacré, que l’accrochage sur les murs blancs, neutres, de nos musées a pour ainsi dire stérilisé, lui faisant perdre sa fonction spirituelle originelle. La plupart des objets anciens que nous plaçons aujourd’hui dans la catégorie « art » n’avaient pas pour fonction de divertir le plus grand nombre, ni même d’être beaux. Ils ne nécessitaient pas non plus d’appareil critique ou didactique. La fonction décorative était réservée aux objets d’artisanat, terme qui nous a donné le mot « art ». La force spirituelle que possède tout objet, et qui constitue sa qualité principale, ne lui est pas conférée par les critiques ni les experts, de même que sa valeur n’est pas dérivée du prix des matériaux qui le composent. Cette force lui vient du dévouement de l’artisan, elle prend corps grâce au talent et au soin mis dans l’exécution et, enfin, elle est consacrée, une fois l’objet hors de l’atelier, par tous ceux qui le voient et l’utilisent. La force de l’objet finit par opérer sur son destinataire et lui transmet son pouvoir, ce qui boucle le cycle. Cet échange, ce transfert invisible d’énergie ne bénéficie pas uniquement aux dévots, à l’époque de création de l’œuvre, mais aussi aux chercheurs, à tous ceux qui l’étudient par la suite. J’aimerais citer la phrase par laquelle Coomaraswamy ouvre son essai de 1938, The Nature of Buddhist Art : « Si nous voulons comprendre ce que représente l’image de Bouddha pour un bouddhiste, nous devons d’abord reconstituer son contexte, ses origines, puis nous préparer à opérer un changement en nous-mêmes »3. J’imagine que des étudiants, en entendant la fin de cette phrase sortir de la bouche de leur professeur, s’arrêteraient immédiatement d’écrire et lèveraient des yeux incrédules. Pourtant, cette phrase est la clé de tout – l’immersion totale dans la matière, non pas afin de la décrire avec exactitude, mais de le vivre pleinement et de s’y perdre, voilà le secret pour comprendre une œuvre. Un tel appel à la subjectivité, qui semblera évident à tout disciple de la voie de Bouddha, alarmera sans doute plus d’un chercheur, qui s’inquiétera à l’idée de perdre toute objectivité, mais cette subjectivité est bel et bien nécessaire pour toute analyse sérieuse. Les artistes n’ont pas ce problème de dichotomie. Plus nous pénétrons la sphère du subjectif, profondément, directement, franchement et sans égotisme, plus l’œuvre nous apparaîtra riche et authentique. Le fait que le corps ne constitue plus, de nos jours, le réceptacle privilégié de la connaissance et du progrès intellectuel vient rendre les choses plus difficiles encore. Des siècles d’opposition cartésienne entre le corps et l’esprit ont amené à la domination sans partage de l’ego masculin. Ainsi, l’évolution de la culture occidentale sur les quatre derniers siècles a-t-elle abouti à un inquiétant déséquilibre quant à la place du corps, de l’intuition et des émotions dans la quête du savoir. Les conséquences les plus malheureuses en sont l’occultation de toute la part de féminité chez l’individu et la sous-représentation actuelle des femmes dans la société. Dans

Perspective, 3 | 2008 19

toutes les cultures traditionnelles, et tout particulièrement celles qui sont restées proches de la terre, on observe qu’il y a une majorité de divinités féminines. Les Hindous ont Durga, qui incarne la force féminine et a engendré le terrible Kali, descendu sur terre pour annihiler le « démoniaque pouvoir masculin » et rétablir l’équilibre et la concorde dans le monde. La question de l’importance du corps dans la constitution de l’identité est abordée dans le texte sacré du bouddhisme mahayana, le sutra Vimlakirti, écrit voilà plus de deux mille ans, qui dit que « c’est avec tout notre corps que nous percevons la réalité ». En effet, il ne saurait en être autrement. L’historien de l’art contemporain Victor Stoichita, dans son extraordinaire étude des représentations des visions d’extase des saints et mystiques espagnols au XVIe siècle, définit l’extase visionnaire comme « le phénomène par lequel une image prend le contrôle du corps de celui qui la regarde ». C’est également – et ce n’est pas un hasard – la définition de ce qu’est un véritable artiste.

NOTES

1. Bill Viola. Visioni interiori, Rome, Palazzo delle Esposizioni, 21 octobre 2008-6 janvier 2009. Perspective remercie Matteo Lafranconi, à qui ce débat doit beaucoup. 2. La conférence peut être visionnée sur le site électronique de la Tate Gallery : www.tate.org.uk/ onlineevents/webcasts/bill_viola/default.jsp 3. « In order to understand the nature of the Buddha image and its meaning for a Buddhist, we must, to begin with, reconstruct its environment, trace its ancestry, and remodel our own personality ».

INDEX

Index géographique : Europe, États-Unis Keywords : contemporary art, video, installation, art history, screen, image, digital art Mots-clés : art contemporain, vidéo, installation, histoire de l'art, écran, image, art numérique Index chronologique : 1400, 1500, 1900, 2000

AUTEUR

BILL VIOLA Né en 1951, il est unanimement reconnu comme un artiste qui a consacré l’art vidéo comme une des formes fondamentales de l’art contemporain. Ses installations vidéo, qui constituent un environnement total (Buried Secrets, 46e Biennale de Venise, 1995), ont été présentées dans de

Perspective, 3 | 2008 20

nombreux lieux aux États-Unis, en Europe et au Japon (Bill Viola : Hatsu-Yume [First Dream], Tokyo, Mori Art Museum, 2007) et évoquent souvent des œuvres célèbres du passé. Il a ainsi présenté Bill Viola. The Passions (Los Angeles/Londres/Madrid/Canberra, 2003-2005) et conçu, avec Peter Sellars, la scénographie de l’opéra Tristan et Isolde de Wagner à Paris (2005). Il utilise la vidéo pour explorer les phénomènes de perception sensorielle et comme moyen d’accès à la connaissance de soi. Son œuvre se concentre sur des expériences humaines universelles (la naissance, la mort) et puise ses racines aussi bien dans la tradition visuelle et mystique occidentale que dans l’art et la spiritualité orientale. Il vit et travaille à Long Beach, Californie, avec Kira Pirov, son épouse et collaboratrice depuis de longues années.

Perspective, 3 | 2008 21

Alberto Giacometti aujourd’hui

Thierry Dufrêne

1 L’exposition récente L’atelier d’Alberto Giacometti, Collection de la Fondation Alberto et Annette Giacometti au Musée national d’art moderne (MNAM)/Centre Georges-Pompidou s’est ouverte sur le projet – et le pari – de donner à voir l’artiste dans son lieu, au travail dans l’atelier1. Elle a été l’occasion d’une importante vague de publications, de rééditions, de mises au point, d’éclairages par des témoignages2. Dans le catalogue, présentation et analyse furent centrées sur les processus de création de l’artiste que Véronique Wiesinger, directrice de la Fondation, qui a conçu l’exposition, qualifie à juste titre d’« une des caractéristiques les moins souvent commentées de sa création »3. Pourtant, dès 1963, le critique américain Hilton Kramer avait en effet recommandé de s’intéresser aux pratiques artistiques de Giacometti4.

2 En 2001, les expositions organisées au Kunsthaus de Zurich et au MoMA de New York pour le centenaire de la naissance de Giacometti avaient favorisé un renouvellement de la recherche en confrontant les collections américaines avec celle de la Fondation Alberto Giacometti du Kunsthaus de Zurich5, donnant ainsi une impulsion aux études sur la période surréaliste. L’icône du MoMA, Le palais à 4 heures du matin avait exceptionnellement fait le voyage en Europe, disputant la vedette à la Figure en pierre (1931) conçue pour le jardin de la villa Noailles à Hyères, dérivée des « projets pour une place », d’une insolite monumentalité et d’une verticalité étrange, au milieu des objets surréalistes de petite taille et des dispositifs horizontaux des années 1930.

3 Les expositions s’étaient centrées sur « les aspects formels et proprement artistiques » de l’œuvre, prenant une distance par rapport aux aspects littéraires et psychologiques généralement valorisés6. Anne Umland choisissait le Palais pour fil conducteur de sa mise au point « Giacometti et le surréalisme », le resituant parmi les « objets à fonctionnement symbolique » et dans la thématique de la suspension depuis Boule suspendue de 19307. Tobia Bezzola, pour sa part, revenait sur la période « classique » de l’artiste, postérieure à 1945, dans un texte nourri de lectures phénoménologiques8. Dans sa conception d’ensemble, le catalogue reprenait les « moments » d’une carrière avec par exemple l’apparition du « style propre » (chapitre V « Der Reife Stil », avec les « figures classiques », groupes, figures dans l’espace, en situation) ou « la reconquête de l’espace réel » (VI), avec les bustes, les portraits, les femmes de Venise, la crise

Perspective, 3 | 2008 22

Yanahaira, le projet pour la Chase Manhattan Plaza… L’exposition s’était accompagnée d’une journée d’études, finalement non publiée et pourtant fort intéressante. Le dernier accrochage des collections permanentes du MoMA s’est fait l’écho de ce centenaire, avec une fort belle salle Giacometti et une présentation renouvelée du Palais.

4 La France était restée un peu à l’écart, même si la collection du MNAM avait été présentée en 1999 hors les murs au Musée d’art moderne de Saint-Étienne9, l’un des musées de France qui possède des Giacometti – comme celui de Grenoble où Jean Leymarie avait acheté la Cage (1950) peu après sa réalisation –, et qui a à son actif en 1981 une belle exposition Giacometti avec un texte de Marcelin Pleynet10. En 2001, le MNAM se focalisait sur Le dessin à l’œuvre, sous la direction d’Agnès de la Beaumelle qui voulait mettre en évidence dans le dessin le moteur essentiel des reprises et des ruptures dans l’œuvre de l’artiste, un peu comme une terre de création où Giacometti – moderne Antée – reprendrait force, comme une matrice aussi de l’ailleurs et de l’inconnu11.

5 Retard propre à la France qui avait organisé tardivement, à l’Orangerie, en 1969 – Leymarie encore –, la première rétrospective de l’artiste dans un musée12 ? En fait, il y avait à cette relative absence de la France, pays où l’artiste a vécu et travaillé, une cause conjoncturelle liée à la longue mise en place de la Fondation.

6 Aussi, l’exposition au MNAM constitue-t-elle une excellente occasion de faire le point sur les grandes thématiques de la recherche sur Giacometti aujourd’hui. Le fait d’avoir choisi l’atelier comme point focal de la scénographie traduit bien le souci de se concentrer sur les processus de création, ce que permet la nature particulière de la collection. L’une des caractéristiques fortes de la recherche actuelle est de faire à juste titre crédit à Giacometti d’une conscience aiguë de ce que le mode de présentation (dans son dispositif – socle, piédestal, stèle – ou dans son exposition) modifie l’œuvre. Conscience qu’avait également Brancusi qu’il admirait tant, dont il dessina l’Oiseau dans l’espace et sa propre Femme cuiller exposés côte à côte au Salon des Tuileries de 192713.

L’atelier

7 La scénographie a été conçue autour d’une évocation tridimensionnelle de l’atelier du 46 rue Hippolyte-Maindron dans le quartier Montparnasse, lieu qui existe toujours même s’il a été vidé en 1972. L’exposition présentait la « boîte » de l’atelier avec simplement des cloisons blanches et, sur celles-ci, les photographies prises au moment de la dépose des murs sur lesquels Giacometti avait dessiné et peint. Ces derniers étaient exposés plus loin comme autant d’œuvres singulières, saturées de signes, de dessins et de marques autographes. Pour la première fois étaient rassemblés tous les fragments de murs peints conservés des trois ateliers : de Paris, de Stampa (qui avait été celui de son père, le peintre Giovanni Giacometti) et du chalet de Maloja. Le visiteur avait donc une claire sensation de la dimension restreinte du lieu de vie et de création, pouvant en induire une dialectique du lieu et de l’échelle des œuvres.

8 Une telle évocation n’allait cependant pas sans dangers. En premier lieu, le risque était de céder à un fétichisme du lieu de création, ou encore à un pédagogisme de la boîte de Pandore. Si dans l’ensemble, la reconstitution pittoresque était évitée, on sentait la tentation de ranimer les cendres encore chaudes près de la vidéo montrant l’artiste en train de peindre, avec le chevalet surgi comme une relique dans le cube blanc du

Perspective, 3 | 2008 23

musée. Ensuite, les cimaises blanches transformaient les murs peints en œuvres, ce qu’elles n’étaient pas (des amorces, des hantises, des fixations de visions ?). Le visiteur pouvait croire à un espace comparable à l’atelier de Brancusi où la réunion spatiale des œuvres engendrait sous le regard attentif de l’artiste lui-même une nouvelle œuvre, par regroupement/combinaison des créations isolées (les fameux « groupes mobiles ») – ce qui arrivait rarement chez Giacometti, sauf pour Clairière, où on aurait pu mieux faire comprendre, à partir du chef modèle exposé, qu’elle était née du hasard de la rencontre des œuvres dans l’atelier.

9 Véronique Wiesinger a bien conscience de ce danger : « l’atelier de Giacometti à Paris est un monde infini qu’il explore ; il est le lieu du rituel de sa création mais il n’est pas une œuvre » (L’atelier d’Alberto Giacometti…, p. 43). Pourtant, parler de rituel n’aide pas : à une œuvre culte, il faut un sanctuaire, dont la chapelle serait l’atelier. En fait, si l’atelier de Brancusi fait œuvre, celui de Giacometti est le fait d’un œuvre. Il faut le voir davantage comme un « concept mouvant », comme il est nommé avec beaucoup de justesse (p. 45). Heureusement, l’exposition procédait à un éclatement spatial des ateliers, ce qui limitait l’enfermement dans le mythe et montrait bien que le véritable lieu de la création, c’était la ville, ce que faisaient nettement percevoir les quelques visions des œuvres se découpant sur l’horizon de Paris à travers les baies de Beaubourg, de l’architecture ouverte de Piano et Rogers. Comme élément de comparaison, on peut voir dans le catalogue (p. 58) les photographies prises par Éli Lotar de l’atelier provisoire de l’hôtel de Rives à Genève, où l’artiste avait passé les années de guerre, ne pouvant revenir à Paris.

10 L’aura photographique du 46 rue Hippolyte-Maindron en a fait un lieu international, connu par exportation de son image dans le monde entier, autant que les ateliers de Constantin Brancusi ou de Francis Bacon, qui ont, eux, été reconstitués respectivement à Paris et à Dublin. Du vivant de Giacometti, l’atelier et l’œuvre ont été diffusés par un ensemble de relais internationaux (marchands, mécènes, écrivains, artistes) avec des supports variés (photographies, catalogues d’expositions, interviews, etc.) sur lesquels l’artiste exerçait plus ou moins de contrôle14. En présentant l’atelier, la Fondation Alberto Giacometti exprimait ce fait tout en sacrifiant au topos largement repris par nombre d’artistes contemporains : l’exhibition de l’atelier comme work in progress. Paul McCarthy a ainsi exposé le sien à New York sous le titre The Box en 2001. Cependant, pour les tenants de l’art in situ (Daniel Buren) et pour ceux, tels Claude Closky ou Xavier Veilhan, qui conçoivent leur atelier comme un « cabinet » d’études ; l’atelier n’est déjà plus un lieu significatif. L’idée que l’atelier puisse être, comme pour Van Lieshout, un espace mobile, est précisément liée à la perte du lieu fixe.

11 En effet, aujourd’hui, l’internationalisation d’un artiste comme Jeff Koons, qui défraye en ce moment la chronique des arts avec son exposition au château de Versailles, passe par la perte de l’atelier et sa cosmopolitisation. On peut de ce point de vue comparer la présentation des photographies de l’atelier de Giacometti (et de quelques autres comme Laurens, Maillol, Brancusi) dans Minotaure n° 3-4 (déc. 1933) au numéro de l’été 1997 de la revue Artforum, où un article présente l’atelier new-yorkais de l’artiste américain sous le titre « Jeff Koons, a studio visit »15. Autant l’atelier de Giacometti était minuscule, autant celui-ci est immense ; l’artiste y travaille avec de nombreux assistants, comme Andy Warhol, son modèle, le faisait à la Factory. L’atelier de Jeff Koons ne dit pas la même chose que celui de Giacometti. Il s’agit d’un atelier ready- made, sans caractère indiciel. Aucun signe sur le mur, aucune appropriation de l’espace.

Perspective, 3 | 2008 24

Ce ne serait qu’un simple lieu de fabrication des œuvres, s’il n’était aussi le support de l’image de la réussite de l’artiste, de la mobilité sociale qu’il a accomplie et dont il est si fier. Mais en fait, le véritable lieu de l’artiste, ce sont les mass media et son talent à occuper le plus d’espace possible dans le vaste circuit des biennales et autres événements de l’atelier « atelier-monde » de l’artiste cosmopolite, le « monde de l’art contemporain ».

12 De cela, Giacometti aura été en un sens le précurseur, lui qui sut user de l’image d’un atelier ubiquitaire par le biais des photographies imprimées. Ainsi, l’exposition montrait à la fois l’atelier comme objet historique et, dans sa spatialité éclatée, décentrée, comme image réfractée et multiple, métaphore de la diffusion des vues de l’atelier et finalement annonce de l’espace de réception planétaire de l’œuvre. Au risque parfois d’une perte de la lisibilité du parcours et du déploiement de l’œuvre dans le temps.

La collection de la Fondation

13 La Fondation de Paris (qui est le pendant de la Fondation Alberto Giacometti du Kunsthaus de Zurich, constituée en 1965 et enrichie très vite de la collection rassemblée par G. David Thompson, ce milliardaire de Pittsburgh dont Giacometti réalisa le portrait)16 a choisi de ne pas se constituer en musée mais plutôt en lieu- ressource. Avec ses quelque 600 œuvres (dont 200 plâtres, 100 bronzes, les murs peints et un grand ensemble d’œuvres graphiques), elle a vocation à agir comme une agence de moyens et à être un « trésor vivant » ayant des fonctions classiques de prêts, de conseils et d’expertise, et qui peut aussi impulser des expositions ailleurs, être à l’initiative ou soutenir des projets. La Fondation dispose d’ensembles homogènes de peintures, d’Annette, de Yanaihara, de Caroline, et la série des derniers bustes, de Lotar, de Diego. Elle a surtout hérité de la fabrique de l’œuvre, des chefs modèles, des plâtres enduits d’un isolant pour le moulage, des modèles d’objets édités (luminaires, reliefs, etc.). L’exposition du MNAM montrait les différents aspects du fonds d’atelier, mais ce désir de démonstration tout à fait louable risquait parfois de gauchir la perception de l’œuvre. Pour vivre, l’artiste avait fait des pièces pour le décorateur Jean- Michel Frank – pas moins de 70 modèles de vases, de lampadaires, de lampes, de vide- poches, d’objets décoratifs – ou pour , comme Man Ray fit des photographies de mode, souvent en utilisant les objets de Giacometti comme éléments de décor. Pour autant, parce qu’ils sont faits en même temps, devrait-on mettre côte à côte les œuvres surréalistes et les objets de mobilier réalisés par Giacometti, avec le risque que l’insistance visuelle sur l’usage des mêmes formes dans l’espace d’exposition puisse suggérer la même intentionnalité – alors que l’artiste distinguait les deux très nettement –, ou crée à tout le moins un sentiment de relativisme formel17 ? Certains ont pu regretter que soient montrés les décevants foulards réalisés bien plus tard pour la vente sur la suggestion du marchand Maeght : ce sont là des produits davantage que des œuvres et ils auraient eu plus de raison d’être montrés dans une exposition monographique consacrée à rendre compte de tous les aspects du travail de l’artiste. Mais justement, c’est le parti inverse qui avait été pris, comme nous l’avons dit, par la Fondation.

14 D’un autre côté, il faut reconnaître que les recherches récentes sur le design ont rendu à l’artiste son nom dans le monde des créateurs de mobilier. Déjà, Aragon avait souligné

Perspective, 3 | 2008 25

dans Grandeur nature (1966) que les brigades internationales se réunissaient sous une lampe faite par Giacometti, comme les milliardaires à Paris, New York ou Téhéran ! Ces recherches ont pour ainsi dire rendu son prénom à l’artiste dans le couple qu’il constituait avec son frère Diego, souvent crédité d’une invention plus grande dans le domaine du design, qu’il développa en effet après la mort d’Alberto. On comprend maintenant que ce dernier fut le plus souvent à l’origine des concepts créatifs que son frère mettait en forme18. Grâce à la thèse de Pierre-Emmanuel Martin-Vivier et à son livre sur Jean-Michel Frank19, sont mieux connus les rapports de Giacometti avec ce designer qu’il rencontre en 1929, et dont l’entregent a contribué à établir la réputation de l’artiste (c’est un vase qu’achète à l’artiste Pierre Matisse en 1936 avant de devenir son marchand à New York).

15 En héritière respectueuse, mais avec une attitude décomplexée, la Fondation fait un état précis du matériel laissé par l’artiste, regarde et montre le dessous des pièces. Le résultat est que si l’exposition ne fait pas émerger des problématiques totalement nouvelles, ni ne prend le risque de certaines interprétations – ce n’est pas là son objectif –, elle réalise un remarquable et indispensable exercice de culture matérielle, sorte d’inventaire après décès qui n’a pas pu avoir lieu de façon complète au décès de l’artiste, mort intestat. À dire vrai, ce discours de la culture matérielle avait été tenu dès 1985 avec l’exposition Alberto Giacometti. Retour à la figuration20 au MNAM (Paris) et au musée Rath (Genève), où les objets étaient présentés et considérés cette fois non comme une mise en œuvre utilitaire des formes conçues au cours de la période surréaliste, mais comme un signe d’intérêt concret pour le monde réel, un signe avant- coureur du fameux « retour à la figuration » après l’exclusion de l’artiste du groupe d’André Breton (février 1935).

Matérialité des œuvres

16 Aujourd’hui, les moyens d’analyse scientifiques permettent une nouvelle « culture matérielle » des œuvres, ce qui est tout à fait passionnant pour un artiste comme Giacometti dans la mesure où les questions techniques, d’aspects, ne sont pas dans son cas secondaires car son travail accueille les accidents et le hasard, comme celui de Hans Arp. Le choix des matières, par exemple, était important pour lui : dès sa période surréaliste, à partir de 1931, l’artiste fait faire par son voisin, le menuisier basque Ihitsague, des bois à partir des maquettes de plâtre de Boule suspendue, de Circuit ou de Famille. La Girafe conçue avec Buñuel pour un divertissement à la villa Noailles en 1932 est faite par la maison Chanaux. Dans une lettre à Breton, l’artiste s’appuie sur Panofsky pour affirmer que le bois et la pierre sont des « matières saturniennes ».

17 L’exposition et son catalogue ont été précédés d’une enquête technique et scientifique. Le transfert du statut de preuve à l’investigation technique est attesté, par exemple, par la radiographie du portrait Yanaihara de profil (1956), qui confirme ce qu’a dit le modèle japonais, à savoir qu’il avait été réalisé sur une toile déjà bien avancée représentant Annette, que l’artiste avait recouverte. On peut faire son miel des observations qui se sont imposées dès lors que le regard s’est focalisé – sans a priori – sur les aspects mêmes qui font la matière de l’œuvre. Aucune des sculptures, réputées pour leur verticalité, n’est vraiment droite, sauf la Grande femme : on pourrait l’expliquer par une déviation généralisée, une manière de loi d’attraction ou clinamen, qui incline chaque figure les unes vers les autres dans un champ de forces. Contrairement à une légende qui sied au

Perspective, 3 | 2008 26

personnage (l’homme qui brise), mais non à l’artiste, les plâtres lacunaires ne le sont pas volontairement et il n’existe pas d’armature à nu, car Giacometti renforçait les endroits qui pouvaient casser. L’artiste réalisait ses plâtres originaux de deux façons : soit il travaillait l’argile puis faisait opérer un moulage en plâtre qu’il retravaillait (ce qui donne ce côté « nappé » des Femmes de Venise), soit il faisait des plâtres directs, plus transparents, comme Femme (1957-1958) : il est intéressant de pouvoir comparer avec la technique de reprise des plâtres de Hans Arp21. Certains plâtres originaux de Giacometti ont en fait été recomposés après 1947 à la demande de Pierre Matisse. Les plâtres sont souvent peints, mais cela n’empêche pas l’artiste de les utiliser parfois pour une fonte, et, alors, la peinture est perdue ou altérée. Il n’aime pas beaucoup les patines (ou les veut aussi peu visibles que possible) : le bronze, auquel il recourt de plus en plus grâce à ses marchands Pierre Matisse et Aimé Maeght, est comme une « transmutation alchimique » (p. 99) sur laquelle il ne souhaite pas renchérir ; là encore, l’artiste peut intervenir dans le processus en opérant des modifications entre le plâtre et la fonte, voire la première fonte et les fontes issues du chef modèle, qui est fait parfois après que l’artiste s’est rendu compte de l’effet avec un premier essai.

18 L’impression qui en résulte est celle d’un créateur qui sait parfaitement ce qu’il veut, tout en n’excluant jamais aucune ouverture possible. Lorsque Le Monde du 19 octobre 2007 pose, sous la plume de Philippe Dagen (p. 5-6), la question des tirages en bronze, jugés plus « lourds », et de la présentation mêlée d’« originaux et tirages posthumes », on est tenté par une réponse globale. Il est indéfendable d’opérer des surmoulages, par exemple de fers comme ceux de Julio Gonzalez – qui n’étaient absolument pas prévus pour des éditions en bronze, mais constituent au contraire des pièces uniques –, ou encore de bois en taille directe, afin d’obtenir – après la mort de l’artiste – des exemplaires supplémentaires pour faire atteindre à l’œuvre une masse critique que l’artiste n’avait peut-être jamais souhaitée. Mais en revanche, les trois fontes de Femme cuiller (1926) jointes au plâtre dans l’exposition montraient bien qu’une fonte posthume légitime (voulue par les ayants droit) pouvait avoir une meilleure patine qu’une autre faite du vivant de l’artiste. Â une question de l’artiste sur ses fontes à partir du plâtre, Genet avait répondu : « c’est le bronze qui y a gagné ! ».

19 La note technique sur les sculptures, après campagne de restauration (p. 158-159) rédigée par Véronique Wiesinger et Laurence Labbe permet à l’historien de l’art d’avoir un grand nombre d’informations utiles, ainsi que l’inventaire des plâtres passés dans les fonderies Susse, Pastori, ou Rudier, mis en rapport avec le fonds photographique de la Fondation (4 000 pièces) et avec les archives des photographes pour connaître les dates des photographies. Travail indispensable qui manquait encore pour Giacometti mais qui, il faut le dire, commence seulement à être fait pour Medardo Rosso par exemple, alors que le musée Rodin a une belle avance dans ce domaine. J’ajouterai que faute d’œuvres conservées, on peut recourir à une matérialité supplétive : celle de la photographie, à laquelle Carl Einstein, en charge de la revue Documents, et qui écrivit un des premiers textes sur Giacometti avec celui de , sensibilisa l’artiste.

Processus de création

20 Il est reconnu qu’il est difficile d’attribuer une date précise à chacune des œuvres, à cause de la reprise incessante qu’en faisait Giacometti. Faut-il privilégier la date de conception ?, la source, quand l’artiste la mentionne (La jambe serait une idée qui

Perspective, 3 | 2008 27

remonte à 1947) ? la date de réalisation ? L’homme qui marche fut d’abord une esquisse sur le mur de l’atelier. Quand on connaît trois versions, comme pour Palais entre 1932 et 1933, laquelle peut-elle être tenue pour la version définitive ? Cette question va bien au-delà de la précision utile à un catalogue raisonné et peut engager la conception même qu’on se fait du travail de l’artiste. Est-il « un intellectuel que la matière stimule et qui se méfie du savoir-faire » (p. 97) – et il faudrait alors retenir la date de conception ? Est-il au contraire un expérimentateur – et, dans ce cas, les « moments de crise », de ruptures, ne peuvent être minimisés au profit d’une structure qui serait cyclique de l’œuvre ?

21 La responsabilité de la Fondation est d’abord de documenter l’œuvre. Mais dans les études, comment se garder de l’interprétation, éviter de faire penser à une parole officielle, une doxa prise pour norme ? Il faut garder à l’esprit que les chercheurs proposent et essayent de valider des hypothèses. La proposition de Véronique Wiesinger (p. 148) de considérer les Quatre figurines sur piédestal et les Quatre femmes sur un socle comme un autel-mastaba pour « quatre idoles incandescentes », ce qui conforterait la « composante magique » de l’art de Giacometti, est intéressante, mais on peut aussi avancer l’idée d’une mise en scène du proche et du lointain comme dialectique du désir et de l’effroi, crainte du rapprochement et exaltation de la maîtrise par l’œil à distance. La conception non linéaire du temps qu’aurait eue l’artiste, qui serait non conventionnelle (même s’il faut la juger à l’aune de la modernité, de Joyce et de Proust), est une hypothèse parmi d’autres, dont un caractère strictement cyclique de l’œuvre ne peut cependant être déduit.

22 À part pour les œuvres photographiées par Isaku Yanaihara de 1956 à 1961, notamment les deux bustes de 1960-1961, quasiment reproduits en leur état transitoire séance par séance, et le portrait de James Lord, pour lequel existe aussi une telle documentation22, on ne dispose généralement pas des jalons photographiques de la création. Mais sans doute faut-il éviter tout pyrrhonisme paralysant. D’ailleurs, il y a une discontinuité dans le travail qui fait que le film réalisé en 1965-1966 par Ernst Scheidegger, Alberto Giacometti, ne peut équivaloir au Mystère Picasso de Clouzot, où un même geste créateur est poursuivi sans solution de continuité : ce n’est pas ainsi que travaille Giacometti23. Très intéressantes sont d’ailleurs les listes d’œuvres qu’il couche sur papier et qui sont le témoignage des représentations qu’il se fait de la série vivante de ses sculptures. Quant aux titres, ils révèlent la généalogie du sens dans la genèse des formes.

L’artiste, acteur de la réception de son œuvre

23 Un autre apport très important du catalogue – également une remontée de l’aval vers l’amont – est d’avoir mis l’artiste au cœur du processus de réception, notamment dans le choix de ses « récits autorisés » et des commentateurs de son œuvre, même si le phénomène est d’une ampleur qui le dépasse, comme c’est le cas de toute œuvre de conséquence. L’étude de la « résonance » était menée pour les États-Unis par Michael Brenson et pour la France par moi-même24. Dans son compte rendu intitulé « Giacometti et ses écrivains », paru dans les Lettres françaises25, Gérard-Georges Lemaire est presque surpris de ce que l’artiste sache canaliser la fougue d’appropriation d’un Sartre !

24 Giacometti a bien conscience aussi du pouvoir nouveau de la photographie, tant de lui- même que de l’atelier, comme le montre l’article d’Hélène Pinet26.

Perspective, 3 | 2008 28

L’internationalisation de l’œuvre se fait ainsi sans déplacement de l’artiste, qui ne se rendra à New York en personne qu’en 1965. Elle s’opère selon une dialectique du local et de l’universel qui est la dynamique même de l’internationalisation de l’artiste moderne, et qu’illustre parfaitement la mise en scène de l’atelier, dont l’image est diffusée par les photographies ou par des textes comme le célèbre petit livre de Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, qui ancre l’idée d’un artiste « école de Paris » et pourtant passé à l’universalité27. En soixante ans, les processus de diffusion internationale d’une œuvre ont beaucoup évolué : en 1950, l’artiste et son œuvre sont repérés et situés en un lieu donné, dont l’image est ensuite « élargie » au monde par le biais de transferts culturels et économiques (marchands), d’une intermédiation par l’image ou le texte ; aujourd’hui, en revanche, l’œuvre doit être d’emblée visible à l’échelle du monde, presque immédiatement, et la nationalité de son auteur ou encore son implantation locale sont considérées comme secondaires, du moins au niveau du discours des marchands ou des institutions28.

25 Le fait de montrer une vie littéraire et artistique fortement structurée, active dans le Paris de l’après-guerre, très liée au moment collectif de la Libération, fait pièces de l’attaque souvent formulée contre l’artiste, contre l’art de l’école de Paris ou l’art européen de façon plus générale par une critique américaine qui, depuis Clement Greenberg, veut se convaincre que l’art européen de l’après-guerre, celui de Giacometti, de l’existentialisme de Sartre, des chansons de Juliette Gréco, est un art impur, ensemble fusionnel d’attitudes, de pensées, de représentations et d’intérêts économiques, pour mieux mettre en valeur une prétendue indépendance d’esprit et de création qui serait l’apanage de New York. On peut encore lire sous la plume de Rosalind Krauss, dans un manuel paru en 2004 et qui est devenu la « bible » des campus américains en histoire de l’art, Art since 190029, que seul compte à ses yeux le Giacometti surréaliste : dès lors que l’artiste est adopté par le marché de l’art international, notamment américain, il deviendrait le produit d’une « industrie culturelle » qui joue sur l’image de Paris comme marchandise ! On peut répondre à l’historienne américaine que jamais un art ne nous parvient sans être lié à un ensemble culturel et économique qui l’englobe, pas moins le minimalisme ou le postminimalisme américains que l’« école de Paris » !

Giacometti l’écrivain

26 Le Giacometti écrivain n’est pas une découverte. Dès 1965, Scheidegger le filmait écrivant, mais c’est seulement en 1990 que ses écrits furent rassemblés, avec pourtant des oublis30. Furent alors repris ses textes publiés, la plupart des entretiens qu’il accorda et même des inédits issus des légendaires « carnets » de l’artiste, dont Jacques Dupin disait alors dans une belle préface qu’ils constituaient « comme un autre atelier, portatif et itinérant, glissé dans la poche, serré dans la main »31. La nouvelle édition, parue chez le même éditeur en 2007, est beaucoup plus complète et présentée d’une façon nettement plus précise, intégrant notamment les découvertes faites lors de la levée des archives séquestrées32. L’ajout de l’« Hommage à Germaine Richier » de 1959, des entretiens avec Antonio Del Guercio, Grazia Livi, Yvon Taillandier, Pierre Schneider, Alain Jouffroy, Jean Clay permet de constituer le désormais « corpus intégral » (p. 24) de ses écrits. Les entretiens radiodiffusés avec Georges Charbonnier et David Sylvester sont laissés sous leur forme sonore et seront édités sur CD.

Perspective, 3 | 2008 29

27 La nouvelle édition distingue parole publique et privée, ce que l’artiste écrit pour soi, notes de carnets commencés dans les deux sens, raturés, en plusieurs langues (puisque Giacometti écrivait aussi bien le bregagliote, l’italien, le français que l’allemand), dialogues du for intérieur et ce qu’il destine à la publication. La langue originale des textes a été respectée, accompagnée de la traduction. Un numéro d’inventaire est attribué aux textes ; l’aspect des documents est, autant que faire se peut, donné à voir au lecteur (par certaines reproductions en fac-similé, par un effort de mise en contexte). Les étapes suivantes en matière de publication des écrits seront la publication scientifique annotée, la publication exhaustive de tous les carnets, de vrais fac-similés, puis une version génétique – déjà amorcée – avec les textes préparatoires, les brouillons recopiés, les révisions de textes. Il reste énormément à découvrir : la Fondation inventorie les papiers légués, les écrits publiés d’une façon scientifique, en distinguant bien ce qui était sur feuilles ou dans des cahiers séparés pour publication et les notes griffonnées sur des carnets. Alors que la Fondation Giacometti de Zurich récupère les documents de la famille et de Bruno, le dernier frère vivant, la FAAG va publier en entier la correspondance avec Pierre Matisse conservée à la Pierpont Morgan Library (New York), dont John Russel avait déjà édité une partie en 199933. James Lord, l’auteur d’une biographie controversée de Giacometti34, a déposé ses archives à la Beinecke Library de Yale ; quant au modèle Isaku Yanaihara, des transcriptions de ses carnets ont déjà été faites par le professeur Akihiko Takeda.

28 Ce qui a fait progresser l’étude de Giacometti comme écrivain, c’est le travail réalisé à partir des fonds de manuscrits de la FAAG et de la Fondation Alberto Giacometti de Zurich (ainsi que de la Fondation Maeght) : multiples brouillons, reprises, éléments recopiés et variantes constituent comme l’« avant-texte », le ur-text d’une écriture qui s’est frayé une voie particulière entre récits de rêve, autoportrait, compositions poétiques, essais sur l’art. Davantage : un tel travail éclaire sur la démarche génétique, par sauts et gambades, par vagues successives, qui entretient – on le comprend – plus d’un rapport avec sa démarche artistique. Écriture de sculpteur, par esquisses successives, par dégagement ou au contraire par ajouts, modelage d’apports nouveaux, intégrations séquentielles. En 1992, André Lamarre y avait consacré sa thèse de l’Université de Montréal : Giacometti est un texte. Microlectures de l’écrit d’art. Actuellement, le Suisse Donat Rütimann est reconnu comme le spécialiste de ce domaine, ayant édité et commenté Le Rêve, le Sphinx et la mort de T., publié originellement en 194635. Dans son ouvrage Alberto Giacometti. Écrire la déchirure36 – qui est la publication de sa thèse de l’université de Zurich (1998-1999) sous la direction de Béatrice Didier et de Roger Francillon –, il décortique les modes d’écriture de l’artiste et ce qu’il nomme les « constructions » de la « pensée parlée » aux confins de l’art et de la littérature, analysant l’« autoportrait comme une structure à la fois de constitution et de perte ». Récemment confronté aux manuscrits conservés à la FAAG, il écrit dans un article du catalogue de Paris son analyse la plus pénétrante37. Chez ce « poète de l’objet » – c’est ainsi qu’il qualifie l’écrivain à l’époque des compositions surréalistes comme Objets mobiles et muets (1931), le mettant en relation avec Mallarmé, Apollinaire, les cubistes, le collage – , le refus du mode linéaire, de la « forme-tuyau », comme le disait Giacometti lui-même dans Le Rêve, le Sphinx et la mort de T., est présent dans l’œuvre littéraire comme dans la sculpture. Dans Hier sables mouvants comme dans Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures, le récit autobiographique, largement transposé est comme spatialisé. C’est là un des apports de la poésie moderne, comme plus tard de la musique d’un Boulez, cette visualisation d’un corps de mots et de sons

Perspective, 3 | 2008 30

dans l’espace. Rütimann confronte la seconde version d’Objets mobiles et muets (1952), publiée en 1952 dans la revue XXe siècle, à la première de 1931, déjà évoquée : les caractères typographiques sont remplacés par le texte manuscrit. Finalement, on arrive à l’idée d’un Giacometti qui copie ses propres textes, les reprend comme il le fait dans ses copies pour les œuvres du passé et, bien sûr, pour les siennes propres. Il faudra aller plus loin, travailler sur les annotations, les rapports entre mots et images.

29 Comme il est difficile de dater une œuvre plastique, il est périlleux de dire à quel niveau d’élaboration en est l’artiste dans tel ou tel manuscrit. Le processus d’écriture, l’avancée, les difficultés font partie du résultat, de l’œuvre même, décidément aussi processuelle que la sculpture. Parfois apparaît une décision collective d’édition, par exemple quand Louis Clayeux choisit parmi les différentes conclusions proposées par l’artiste pour son texte « Braque Gris, brun, noir »38. Le livre Paris sans fin, publié après sa mort39 mais dont il existe, de son vivant, un grand album comme ébauche précise, montre que le grand atelier de Giacometti, c’est la ville de Paris, où il se faisait conduire par Caroline ou en taxi.

Face à l’histoire de l’art et aux arts extra-occidentaux

30 Giacometti et les copies constitue un sujet d’études à lui tout seul. Un point solide et argumenté est effectué par Cécilia Braschi dans le catalogue de l’exposition sur les copies d’après l’art occidental40. Elle analyse de façon très complète la genèse du livre de Luigi Carluccio, qui regroupa pour la première fois les dessins réalisés par l’artiste d’après les œuvres du passé41. On n’en finit pas de retrouver dans la bibliothèque de l’artiste les modèles de certaines de ces copies, y compris dans les ouvrages de Malraux qu’il possédait.

31 Il faut accorder davantage d’attention aux copies d’après les arts extra-occidentaux ou encore préhistoriques, source importante pour l’artiste, comme l’ont encore montré deux études récentes42. Le point de vue exprimé par Rosalind Krauss dans un texte par ailleurs important, publié en 1984 dans le catalogue de l’exposition Primitivism in 20th Century Art43, selon lequel Giacometti aurait répudié44, dès sa rupture avec le surréalisme vers 1934-1935, son lien avec les « arts premiers », et que de ce fait il aurait renoncé à sa modernité, n’est pas recevable. Certes, l’artiste a copié les reproductions photographiques de sculptures océaniennes publiées par Zervos dans un fascicule spécialement consacré à l’art des Océaniens des Cahiers d’art n° 2-3 de mars-avril 1929, mais il continua aussi à voir des expositions d’art extra-occidental, comme en témoignent des catalogues datant des années 1950 dans sa bibliothèque. André Malraux et William Rubin, entre autres auteurs, ont bien vu que les sculptures d’après-guerre « fraternisaient » avec l’art africain. Le premier, dans La tête d’obsidienne, écrit : « on pouvait retrouver une Afrique moins traditionnelle dans les figures allongées comme celles de Giacometti, comme les Crétoises de Picasso »45. Pour Rubin : « Giacometti a probablement vu la statue nyamwezi extraordinairement filiforme qui a appartenu à partir des années 1930 et pendant plusieurs décennies à André Lefebvre, l’un des grands collectionneurs d’art moderne »46. Giacometti opère un questionnement des fonctions de l’art et de sa propre pratique artistique en utilisant le levier critique des arts extra-occidentaux.

Perspective, 3 | 2008 31

Giacometti notre contemporain (en guise de conclusion provisoire)

32 Le dossier « Giacometti et l’art d’aujourd’hui » a été ouvert par l’exposition En perspective, Giacometti, coproduite au musée de Caen par le musée et la FAAG (2008), et, à la façon d’une correspondance, avec les expositions sur Giacometti et Coleman à Compton Verney (2008)47. Jusqu’alors, l’œuvre était nimbé d’un prestige intimidant dans son « splendide isolement ». Or, l’exposition de Caen montrait qu’un dialogue stimulant pouvait s’établir entre une trentaine d’œuvres majeures de Giacometti choisies dans la collection de la Fondation et celles, venant de collections publiques et privées, de créateurs vivants, autour de thèmes comme ceux de l’empreinte, de la mutation, de la mémoire, des objets, fragments, répétitions, visions. Le choix des quinze artistes (Georg Baselitz, Jean-Pierre Bertrand, Louise Bourgeois, Fischli & Weiss, Antony Gormley, Donald Judd [le seul artiste qui ne soit plus en vie], Alain Kirili, Jannis Kounellis, Annette Messager, Dennis Oppenheim, Gabriel Orozco, Javier Pérez, Sarkis, Emmanuel Saulnier et Joel Shapiro) ne voulait établir ni une identité formelle ni une filiation directe avec Giacometti, mais plutôt des effets de convergence ou de résurgence. La tête de Gabriel Orozco qui ouvrait le parcours et les abstractions de Kirili relevaient d’une même manière de travailler la matière que dans les têtes de Diego. La vidéo The Way Things Go de Fishli & Weiss ou l’installation Plaisirs-déplaisirs d’Annette Messager renvoyaient au Giacometti surréaliste. La grande jambe de Baselitz et les prothèses de Louise Bourgeois pouvaient tenir l’espace près de La jambe de Giacometti.

33 Cette capacité des œuvres de l’artiste à interroger en profondeur notre époque au sens large donne raison à l’artiste américain Willem De Kooning qui, profondément ému par l’exposition de Giacometti à la Pierre Matisse Gallery de New York en 1950, n’y avait pas vu l’œuvre d’un homme, mais celui « d’une civilisation ». Si l’on suit l’artiste américain dans son jugement, l’œuvre de Giacometti devrait être placé au-delà de la notion de « modernité » stricto sensu, irréductible à aucune avant-garde : ni au cubisme, ni au surréalisme, ni à aucun autre « isme ». Les gestes, les paroles de l’artiste, les œuvres qu’il a laissées accomplissent sous nos yeux – stimulant la recherche – ce qu’André Malraux appela la « métamorphose ». C’est cela qui fait dire qu’une œuvre est, au-delà de celui d’un homme, l’œuvre d’une civilisation.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie sur Alberto Giacometti (2004-2008)

Cette liste d’ouvrages consacrés à Giacometti reprend celle établie par la Fondation Alberto et Annette Giacometti, généreusement mise à la disposition de l’auteur.

Perspective, 3 | 2008 32

2004

– Alberto Giacometti 1901-1966 : Művek a zürichi Alberto Giacometti Stiftungból és más gyűjteményekből,̋ Szépművészeti múzeum, Anna Bálványos éd., (cat. expo., Budapest, Szépművészeti múzeum, 2004), Budapest, Szépművészeti múzeum, 2004 ; trad. angl. : Exhibition, works from the Alberto Giacometti Stiftung Zürich, and other collections, Museum of fine arts, Budapest, 23 March-15 June 2004.

– Alberto Giacometti, Jean-Louis Prat, Claudio Spandoni éd., (cat. expo., Ravenne, Ravenna. Loggetta Lombardesca, 2004-2005), Ravenne, Mazzotta, Milan, 2004.

2005

– Alberto Giacometti au Donjon de Vez. Chefs-d’œuvre de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, (cat. expo., Vez, Donjon, 2005), Paris, Fondation Alberto et Annette Giacometti, 2005.

– Alberto Giacometti. Percorsi lombardi, Casimiro Di Crescenzo et al. éd., (cat. expo., Sondrio, Museo Valtellinese di Storia e Arte, 2005), Sondrio, Fondazione Gruppo Credito Valtellinese, 2005.

– Alessandro del Puppo, Alberto Giacometti (Grandi scultori ; 10), Rome, Gruppo Editoriale L’Espresso, 2005.

– Alberto Giacometti, Le rêve, le sphinx et la mort de T., Zurich, Verlag Scheidegger & Spiess, 2005 [texte bilingue français-allemand ; fac-similé du manuscrit d’Alberto Giacometti ; transcription, annotations de Donat Rütimann].

– Giacometti, Fenosa. Concordances, (cat. expo., El Vendrell, Fundació Apel-les Fenosa, 2005), Barcelone, Editorial Mediterrània, 2005.

– Henri Cartier-Bresson-Alberto Giacometti. Une communauté de regards, Tobia Bezzola, Agnès Sire éd., (cat. expo., Paris, Fondation Henri Cartier-Bresson/Zurich, Kunsthaus, 2005), Paris, Fondation Henri Cartier-Bresson/Zürich, Scalo Verlag, 2005.

– The Women of Giacometti, Paola Caròla éd., (cat. expo., New York, Pace Wildenstein, 2005/Dallas [TX], Nasher Sculpture Center, 2006), New York, Pace Wildenstein/Dallas, Nasher Sculpture Center, 2005.

2006

– Alberto Giacometti. Bror Hjorth, Veronique Wiesinger et al. éd., (cat. expo., Stockholm, Liljevalchs Konsthall, 2006-2007), Stockholm, Liljevalchs Konsthall, 2006.

– Alberto Giacometti. Ein Leben im Widerhall der Berge. Bergell-Rom-Paris, Barbara Strebel éd., (cat. expo., Stampa, Museum Ciäsa Granda, 2006/Laufenburg, Rehmann-Museum, 2006-2007), Stampa, Museum Ciäsa Granda, 2006.

– Alberto Giacometti. Isaku Yanaihara, (cat. expo., Hayama, Museum of Modern Art/Hyogo Prefectural Museum of Art/Kawakura, Memorial Museum of Art), Tokyo, The Tokyo Shimbun, 2006.

– Tahar Ben Jelloun, Giacometti. La rue d’un seul ; suivi de Visite fantôme de l’atelier, Paris, Gallimard, 2006 (La rue pour un seul : Alberto Giacometti, Paris, Flohic, 1995).

Perspective, 3 | 2008 33

– Giacometti. Sculpture, Prints & Drawings from the Maeght Foundation, Edmund Capon éd., (cat. expo., Sydney Art gallery of New South Wales, 2006/Christchurch [NZ], Art Gallery Te Puna O Waiwhetu, 2006-2007), Sydney, Art gallery of New South Wales, 2006.

– Ángel González, Alberto Giacometti : œuvres, écrits, entretiens, Paris, Hazan, 2006 [contient le texte de deux entretiens d’Alberto Giacometti : « Ma longue marche » : entretien avec Pierre Schneider réalisé en juin 1961, et « Pourquoi je suis sculpteur ? » : entretien avec André Parinaud, réalisé en juin 1962] ; trad. angl. et esp. : Ediciones Poligrafa, Barcelone, 2006.

– Donat Rütimann, Alberto Giacometti. Écrire la déchirure, Paris/Turin/Budapest, l’Harmattan, 2006.

– Ernst Scheidegger, Christian Klemm, Alberto Giacometti. Sculpture in Plaster. , Zurich, Verlag Scheidegger & Spiess, 2006.

2007

– Alberto Giacometti. Sculptures, peintures et dessins, (cat. expo., Paris, Galerie Patrice Trigano, 2007), Paris, 2007.

– L’atelier d’Alberto Giacometti. Collection de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, Véronique Wiesinger éd., (cat. expo., Paris, Centre Pompidou, 2007-2008), Paris, Éditions du Centre Pompidou/Fondation Alberto et Annette Giacometti, 2007.

– Alice Belloni-Rewald, Une soirée avec Giacometti, Caen, L’Échoppe, 2007.

– René Crevel, Alberto Giacometti, Mais si la mort n’était qu’un mot, Paris, L’Échoppe, 2007.

– Claude Delay, Giacometti Alberto et Diego : l’histoire cachée, Paris, Fayard, 2007.

– Thierry Dufrêne, Giacometti-Genet : masques et portrait moderne, Paris, l’Insolite, 2007 (Giacometti : portrait de Jean Genet, le scribe captif, Paris, A. Biro, 1991).

– Thierry Dufrêne, Le Journal de Giacometti, Hazan, Paris, 2007.

– Jean-Jacques Dupin, Ernst Scheidegger, Alberto Giacometti. Eclats d’un portrait, Marseille, André Dimanche, 2007.

– Alberto Giacometti, Écrits : articles, notes, entretiens, Paris, Hermann 2007 [nouvelle édition revue et augmentée].

– Giacometti. Le peintre et le modèle, (cat. expo., Aix-en-Provence, Galerie d’art du Conseil Général des Bouches-du-Rhône, 2007), Marseille, André Dimanche, 2007.

– Living, Looking, Making. Giacometti, Fontana, Twombly, Serra, Christina Colomar et al. ed., (cat. expo., Londres, Gagosian Gallery, 2007), Londres, Gagosian Gallery, 2007.

– Isabel Nicholas, Alberto Giacometti, correspondances, édition annotée et préfacée par Véronique Wiesinger, Lyon, Fage/Paris, Fondation Alberto et Annette Giacometti, 2007.

– Marcelin Pleynet, Giacometti. Le « jamais vu », Paris, Éditions Dilecta, 2007.

– Pierre Schneider, Alberto Giacometti. « Un pur exercice optique », Paris, Hazan, 2007.

– Véronique Wiesinger, Giacometti. La figure au défi (Découvertes Gallimard. Arts ; 513), Paris, 2007.

2008

– Alberto Giacometti, Charlotte van Lingen, Véronique Wiesinger éd., (cat. expo., Rotterdam, Kunsthal, 2008-2009), Uitg. D’Jonge Hond, Harderwijk, 2008.

Perspective, 3 | 2008 34

– Paola Caròla, Monsieur Giacometti, je voudrais vous commander mon buste, Paris, Scheer, 2008.

– Cézanne & Giacometti. Paths of Doubt, Felix Andreas Baumann, Poul Erik Tøjner éd., (cat. expo., Humlebaek, Louisiana Museum of Modern Art, 2008), Ostfildern, Hatje Cantz, 2008 ; trad. all. : Cézanne & Giacometti. Wege des Zweifels.

– En perspective, Giacometti, Véronique Wiesinger, Thierry Dufrêne éd., (cat. expo., Caen, Musée des beaux-arts), Lyon, Fage éditions/Caen, Musée des beaux-arts/Paris, Fondation Alberto et Annette Giacometti, 2008.

– Giacometti der Ägypter, Christian Klemm, Dietrich Wildung éd., (cat. expo., Berlin, Staatliche Museen/Zurich, Kunsthaus, 2008-2009), Munich, Deutscher Kunstverlag, 2008.

– Giacometti, Leiris et Iliazd : Portraits gravés, Véronique Wiesinger, Damien Bril, (cat. expo., Caen, Musée des beaux-arts, 2008), Lyon, Fage éditions, 2008.

– Giorgio Morandi. Alberto Giacometti: ein Dialog, Gabriele Holthuis éd., (cat. expo., Schwäbisch Gmünd, Museum und Galerie im Prediger, 2008/Neumarkt, Museum Lothar Fischer, 2008-2009/ Paderborn, Städtische Galerie in der Reithalle, 2009), Schwäbisch Gmünd, Museum und Galerie im Prediger, 2008.

– Isabel and other Intimate Strangers. Portraits by Alberto Giacometti and Francis Bacon, (cat. expo., New York, Gagosian Gallery, 2008), New York, Gagosian Gallery, 2008.

– Seeing. Feeling. Being : Alberto Giacometti, (Singapour, Singapore Art Museum, 2008), Singapour, Singapore Art Museum.

NOTES

1. L’atelier d’Alberto Giacometti. Collection de la Fondation Alberto et Annette Giacometti, Véronique Wiesinger éd., (cat. expo., Paris, Centre Georges-Pompidou, 2007-2008), Paris, 2007. 2. Voir la bibliographie récente (2004-2008) établie par la Fondation publiée en annexe. L’éditeur André Dimanche, par exemple, réédite En regardant Giacometti de David Sylvester (Marseille, 2001) et publie un texte de Jacques Dupin illustré par Ernst Scheidegger, Alberto Giacometti. Éclats d’un portrait (Marseille, 2007). On peut signaler dans l’excellente édition de L’Échoppe : René Crevel, Alberto Giacometti, Mais si la mort n’était qu’un mot (Paris, 2007 [préface par Véronique Wiesinger]) et Alice Bellony, Une soirée avec Giacometti (Caen, 2007). On lira également avec grand intérêt le témoignage de Paola Carola, qui fut modèle de Giacometti : Monsieur Giacometti, je voudrais vous commander mon buste, Paris, 2008. 3. Véronique Wiesinger, « L’atelier comme terrain infini d’aventure », dans L’atelier d’Alberto Giacometti…, cité n. 1, p. 24. 4. Hilton Kramer, « Reappraisals, Giacometti », dans Arts Magazine, novembre 1963, p. 52-59. 5. Alberto Giacometti, Christian Klemm, Carolyn Lanchner éd., (cat. expo., Zurich, Kunsthaus/New York, Museum of Modern Art, 2001-2002), 2001, Kunshaus Zurich und Nicolaische Verlangsbuchhandlung, Berlin. 6. Avant-propos de L’atelier d’Alberto Giacometti…, cité n. 1, p. 9. 7. Anne Umland, « Giacometti et le surréalisme », dans L’atelier d’Alberto Giacometti…, cité n. 1, p. 12-29. 8. Tobia Bezzola, « Phénomènes et Imagination. La conception de la ‘vision’ » par Alberto Giacometti », dans L’atelier d’Alberto Giacometti…, cité n. 1, p. 30-39. 9. Alberto Giacometti : la collection du Centre Georges-Pompidou, Musée national d’Art moderne, Agnès de la Beaumelle éd., (cat. expo., Saint-Étienne, Musée d’art moderne, 1999), Paris, 1999.

Perspective, 3 | 2008 35

10. Marcelin Pleynet, « Le Sujet invisible d’Alberto Giacometti », dans Alberto Giacometti, Bernard Ceysson, Jacques Beauffet éd., (cat. expo., Saint-Étienne, Musée d’art et d’industrie, 1981), p. 3-9 ; réédition : Marcelin Pleynet, Giacometti. Le « jamais vu », Paris, 2007. 11. Alberto Giacometti, Le dessin à l’œuvre, Agnès de la Beaumelle éd., (cat. expo., Paris, Centre Georges-Pompidou, 2001), Paris, 2001. 12. Alberto Giacometti, Jean Leymarie éd., (cat. expo., Paris, Orangerie des Tuileries, 1969-1970), Paris, 1969. 13. Antoinette Le Normand-Romain rapproche d’ailleurs, et pas seulement de ce point de vue, ces deux artistes de Rodin : La sculpture dans l’espace : Rodin. Brancusi. Giacometti…, Antoinette Le Normand-Romain éd., (cat. expo., Paris, Musée Rodin, 2005-2006), Paris, 2005 ; dessin reproduit dans le catalogue p. 87. 14. Jean-Paul Sartre rédige la préface au catalogue de l’exposition à la Pierre Matisse Gallery en 1948, et Giacometti apporte ses corrections au texte. 15. David Rimanelli, « Jeff Koons, a studio visit: it’s my party-Cover Story », dans Artforum, été 1997, p. 112-117. 16. Le Kunsthaus montre la collection la plus importante et complète d’œuvres d’Alberto Giacometti dans un musée : la collection de la Fondation Alberto Giacometti, fondée en 1965 grâce à des dons privés, regroupe de nos jours 150 sculptures, 20 tableaux et beaucoup dessins sur papier. Nombre de ces œuvres furent offertes par Alberto lui-même, d’autres par son frère Bruno. Une partie des œuvres de la fondation est en dépôt dans les musées de Bâle et de Winterthur. 17. Cette équivoque confrontation s’accompagnait pour l’œuvre surréaliste d’une certaine mise en marge du parcours de l’exposition. 18. Claude Delay, Giacometti Alberto et Diego : l’histoire cachée, Paris, 2007. 19. Pierre-Emmanuel Martin-Vivier, Jean-Michel Frank, l’étrange luxe du rien, Paris, 2006. 20. Alberto Giacometti, retour à la figuration, 1933-1947, Christian Derouet, Hendel Teicher, Marthe Ridart éd., (cat. expo., Genève, Musée Rath, 1986/Paris, Musée national d’art moderne, 1986-1987), Paris, 1986. 21. Voir la belle exposition que vient de lui consacrer le musée de Strasbourg : Art is Arp : dessins, collages, reliefs, sculptures, poésie, Emmanuel Guigon, Isabelle Ewig éd., (cat. expo., Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain, 2008-2009), Strasbourg, 2008. 22. Voir James Lord, A Giacometti portrait, New York, 1965 ; trad. fr. : Un portrait par Giacometti, Paris, (1981) 1991. 23. Voir Giacometti. Le peintre et le modèle, (cat. expo., Aix-en-Provence, Galerie d’art du Conseil Général des Bouches-du-Rhône, 2007), Marseille, 2007. L’introduction par Xavier Girard, « Le temps du modèle », p. 7 sq., pose la question du rapport de Giacometti au cinéma à partir du film Alberto Giacometti, 1965-1966, réalisé par Ernst Scheidegger et Peter Münger, texte de Jacques Dupin. Il le compare au Mystère Picasso (1956) d’Henri-Georges Clouzot et au film de François Campaux sur Matisse à Vence (1946). Par contamination avec l’œuvre, sa discontinuité, ses retours et effacements, naît un cinéma de la rature, ou un cinéma du discontinu, de la résultante, car c’est l’ensemble des lignes, le fourmillement des prises de repères qui fait se lever l’apparence. On y voit Giacometti parlant tout en maniant les sculptures de Diego, Annette posant à Stampa. 24. Michael Brenson, « La réception critique de Giacometti aux États-Unis, 1934-1965 », dans L’atelier d’Alberto Giacometti, cité n. 1, p. 309-329, et Thierry Dufrêne, « Giacometti et ses écrivains à Paris après 1945 : mythe littéraire et réalité », ibid., p. 330-347. 25. Gérard-Georges Lemaire, « Giacometti et ses écrivains », dans Les Lettres françaises (supplément de l’Humanité), novembre 2007. 26. Hélène Pinet, « Point d’arrivée. Point de départ. Photographies de l’artiste dans son atelier », dans L’atelier d’Alberto Giacometti, cité n. 1, p. 52-75.

Perspective, 3 | 2008 36

27. Jean Genet, « L’atelier d’Alberto Giacometti », dans Les Lettres nouvelles, septembre 1957 ; L’atelier d’Alberto Giacometti, (Décines, 1958 ; Paris, 1963) Paris, 2007 [photographies d’Ernst Scheidegger]. 28. Thierry Dufrêne, « Une histoire de l’art cosmopolitique, d’Alberto Giacometti à Jeff Koons », dans Erno Marosi, Laszlo Beke, Judit Faludy éd., « How to write art history – national, regional or global ? », (actes de colloque, Budapest, 2007), dans Acta Historiæ Artium, numéro spécial, Budapest, 2008, 49. 29. Yves-Alain Bois et al., Art Since 1900: , Antimodernism, Postmodernism, Londres, 2004. 30. Alberto Giacometti, Écrits, Michel Leiris, Jacques Dupin éd., Paris, 1990. 31. Jacques Dupin, « Une écriture sans fin », ibid., p. XXI. 32. Alberto Giacometti, Écrits : articles, notes, entretiens, Paris, 2007 [nouvelle édition revue et augmentée]. 33. John Russell, Matisse père et fils, Paris, 1999. 34. James Lord, Giacometti: a biography, Londres, 1986 ; trad. fr. : Giacometti : biographie, Paris, 1997. 35. Le rêve, le sphinx et la mort de T., Zurich, 2005 [texte bilingue français-allemand ; fac-similé du manuscrit d’Alberto Giacometti ; transcription, annotations de Donat Rütimann]. 36. Donat Rütimann, Alberto Giacometti. Écrire la déchirure, Paris, 2006. 37. Donat Rütimann, « Giacometti écrivain. Voir avec les mots », dans L’atelier d’Alberto Giacometti…, cité n. 1, p. 255-275. 38. Louis Clayeux, « Braque Gris, brun, noir », dans Derrière le miroir, juin 1952, 48-49, p. 2. 39. Alberto Giacometti, Paris sans fin, Paris, (1969) 2003. 40. Cécilia Braschi, « Dessiner : le cas des copies du passé », dans L’atelier d’Alberto Giacometti, cité n. 1, p. 223-253. 41. Luigi Carluccio, Alberto Giacometti. Le copie del passato, Turin, 1967. 42. Laurie Wilson, Alberto Giacometti. Man, Myth and Magic, New Haven, 2004 ; Thierry Dufrêne, Giacometti/Genet. Masques et portrait moderne, Paris, 2006. 43. Rosalind Krauss, « Giacometti », dans William Stanley Rubin, Kirk Vanerdoe éd., Primitivism in 20th Century Art: Affinity of the tribal and the modern, (cat. expo., New York, Museum of Modern art, 1984), New York, 1984 ; trad. fr. : Le primitivisme dans l’art du XXe siècle : les artistes modernes devant l’art tribal, Paris, (1987) 1991, p. 502-533. 44. Rosalind Krauss emploie le terme de « répudiation » (p. 525) et écrit (p. 524) : « En 1935, l’art de Giacometti changea brusquement », il « nia tout rapprochement avec l’art primitif ». 45. André Malraux, La tête d’obsidienne, Paris, 1974, p. 164. 46. Primitivism in 20th Century Art…, cité n. 45, p. 64. 47. Voir En perspective, Giacometti, Véronique Wiesinger, Thierry Dufrêne éd., (cat. expo., Caen, Musée des beaux-arts), Lyon/Caen/Paris, 2008, et Alberto Giacometti ; James Coleman, (cat. expo., Warwickshire, Compton Verney), Warwickshire, 2008.

INDEX

Keywords : exhibition, sculpture, writing, historiography, , modernity, studio Mots-clés : exposition, sculpture, écriture, historiographie, surréalisme, modernité, atelier Index géographique : France Index chronologique : 1900, 2000

Perspective, 3 | 2008 37

XXe-XXIe siècles

Travaux

Perspective, 3 | 2008 38

L’urbanisme et l’architecture des villes d’Europe centrale pendant la première moitié du XXe siècle Urban planning and Architecture of Central European Cities during the First Half of the 20th Century Städtebau und Stadtarchitektur Zentraleuropas während der ersten Hälfte des zwanzigsten Jahrhunderts Urbanesimo e architettura nelle città dell’Europa centrale durante la prima metà del XX secolo El urbanismo y la arquitectura de las ciudades de Europa central durante la primera mitad del siglo XX

Eve Blau

La question de l’Europe centrale : concept et géographie

1 Toute étude concernant la question de l’Europe centrale suscite dans un premier temps les mêmes interrogations : qu’est-ce que l’Europe centrale et comment la délimiter géographiquement ? Ces questions méritent leur propre historiographie et nombre de textes historiques ont tenté d’y répondre, chacun proposant sa définition de l’espace en s’appuyant sur tel ou tel contexte politico-historique, culturel ou linguistique.

2 Les frontières de l’Europe centrale ont été tracées et redéfinies maintes fois sur la carte de l’Europe et dans les esprits européens depuis la consolidation de l’Empire romain par Charlemagne au IXe siècle (SINNHUBER, 1954 ; WOLFF, 1994). Une lecture, même en diagonale, de la somme de Paul Robert Magocsi, Historical Atlas of Central Europe, permet de se rendre compte que la question de l’identité territoriale de l’Europe centrale

Perspective, 3 | 2008 39

dépend autant des contextes de l’époque et du lieu que de sa nature même (MAGOCSI, 2002).

3 À l’époque moderne, la notion et le terme d’« Europe centrale » sont très fluctuants et le territoire ainsi désigné, très instable, est l’objet de véhémentes contestations. Entre le congrès de Vienne en 1815 et la fin de la Première Guerre mondiale, l’espace qui va de la Suisse aux Carpates comprend les territoires multilingues, multiethniques et multinationaux de l’Empire habsbourgeois (appelé à devenir la Double Monarchie d’Autriche-Hongrie à la suite du compromis de 1867 ; KANN, 1974). Après la dissolution de l’Empire en 1918 et la création de nouveaux États-nations dès 1920 (conséquence du traité de Trianon), l’Europe centrale et ses « petites nations qui séparent la puissante Allemagne de la puissante Russie » évoquées par Milan Kundera se concrétisent dans la région des territoires autrefois dominés par les Habsbourg.

4 Mais ce n’est pas la seule nouvelle configuration géopolitique à émerger du cataclysme de la Première Guerre mondiale. D’autres empires, germanique, ottoman et russe, s’effondrent et le partage de leurs territoires respectifs engendre une réorganisation géographique de l’Europe centrale. Le premier président de la Tchécoslovaquie, Tomáš Garrigue Masaryk, considérait, par exemple, que l’Europe centrale devait englober non seulement les pays de l’ancienne monarchie austro-hongroise (à l’exception notable de l’Autriche), mais aussi l’intégralité de « la zone des petites nations situées entre le cap Nord et le cap Matapan ». En d’autres mots, il s’agit là d’un espace englobant à la fois les anciens territoires russes (Finlande, Estonie, Lituanie et Lettonie), les anciens territoires ottomans (Bulgarie, Albanie, Roumanie, Turquie et Grèce) et même une partie de l’ancien Empire germanique (Silésie). Pour Masaryk comme pour beaucoup d’autres dirigeants de ces nouvelles républiques, l’Europe centrale rassemblait les États nés dans les régions qui s’étaient libérées de la domination impériale (GARTON ASH, 1999).

5 Une autre notion de la région centrale fut élaborée pendant la Première Guerre mondiale : la Mitteleuropa, un espace conceptuel proposé par l’Allemand Friedrich Naumann, qui abriterait une confédération « supranationale » de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie venant consolider les pouvoirs politiques et économiques du cœur de l’Europe (NAUMANN, 1915). Cette idée, abandonnée après la guerre et infirmée par les traités de paix de 1919 et 1920, réapparut sous le Troisième Reich où elle fut liée au concept de Lebensraum [espace vital] qui sous-tendait l’expansionnisme de l’Allemagne nazie. Depuis lors, le terme et le concept de Mitteleuropa sont restés indissociables de l’idéologie du Troisième Reich (SINNHUBER, 1954 ; RUPNIK, 1989 ; GARTON ASH, 1990 ; JUDT, 1990). Mais l’idée d’une Europe centrale englobant l’Allemagne, l’Autriche, les États de l’ancien Empire habsbourgeois et la Suisse conserve de solides partisans. Les spécialistes de l’histoire culturelle de la région soulignent que l’Allemagne et les territoires austro-hongrois (de même que la Suisse et le Liechtenstein) constituent une communauté culturelle germanophone qui a longtemps survécu à la chute des deux empires et dont le rapprochement reste pertinent aujourd’hui encore1.

6 La configuration territoriale de l’Europe centrale moderne est clairement devenue une bataille idéologique. Les différentes définitions qui en sont proposées, qu’elles soient géographiques, historiques, culturelles, religieuses ou économiques, ont toujours des fondements politiques, quand il ne s’agit pas, cas le plus fréquent, de motivations politiques. Comme l’explique Timothy Garton Ash, la notion d’« Europe centrale » était, ces cinquante dernières années, politiquement plus explosive encore que celle d’« Europe de l’Est » (GARTON ASH, 1999).

Perspective, 3 | 2008 40

7 Pourtant, pendant presque quarante ans, l’Europe centrale a complètement disparu de la cartographie et des consciences européennes. Les décisions prises pendant la conférence de Yalta (1945) ayant effacé cette région de la carte en 1945, la question de l’Europe centrale fut reléguée au niveau des considérations historiques. Un ordre binaire était en effet posé : l’Europe de la guerre froide était divisée en deux blocs, l’Ouest démocratique et capitaliste et l’Est communiste. Si le concept d’Europe centrale avait disparu politiquement parlant, il était toutefois resté une construction idéologique, un idéal culturel pour les intellectuels de l’Est qui avaient assisté à ce qu’ils considéraient comme le « kidnapping » de leurs patries par un Est non européen (KUNDERA, 1985). Dans les années 1980, les traductions des romans et essais de Milan Kundera, écrivain tchèque exilé à Paris depuis 1975, et de György (George) Konrád, auteur dissident interdit de publication en Hongrie, commencèrent à être publiées à l’Ouest. Elles permirent de raviver le concept d’Europe centrale en tant qu’espace culturel et de relancer le débat politique. En 1984, Kundera déclarait : « L’Europe centrale n’est pas un État : c’est une culture ou une fatalité. […] Par conséquent, l’Europe centrale ne saurait être définie et déterminée par des frontières politiques (qui ne sont pas authentiques mais toujours artificielles et sont le résultat d’invasions, de conquêtes et d’occupations) ; elle relève des contextes communs qui fédèrent les peuples et les rassemblent d’une manière tout à fait nouvelle à l’intérieur de frontières imaginaires et évolutives délimitant un domaine marqué par la même histoire, les mêmes difficultés, la même tradition commune » (KUNDERA, 1985).

8 L’Europe centrale était donc considérée comme un espace culturel, avec une mémoire et une histoire communes. Dans son essai Antipolitics publié en 1986, Konrád déclarait qu’« être centre-européen relevait plus d’une Weltanschauung [conception du monde] que d’une Staatsangehörigkeit (citoyenneté)… Comparée à la réalité géopolitique de l’Europe de l’Ouest et de l’Europe de l’Est, l’Europe centrale n’existe aujourd’hui qu’en tant que contre-hypothèse politico-culturelle » (KONRÁD, 1985). Pour Kundera comme pour Konrád, l’Europe centrale était un espace idéologique défini par l’histoire et la culture, qui ne pouvait pas être fixé géographiquement mais qui restait en marge de la culture et de l’idéologie de l’Est et particulièrement de la Russie. Dans le contexte binaire de l’Europe pendant la guerre froide, tous deux considéraient que l’Europe centrale relevait de l’Ouest et non de l’Est.

9 Dans les années 1980, cette théorie selon laquelle l’Europe centrale serait, historiquement, un pur espace mental, cartographié dans les mémoires et les consciences mais n’ayant jamais eu d’existence réelle, fut vigoureusement contestée. Dans un compte rendu publié dans la New York Review of Books en 1986, Timothy Garton Ash met en garde contre une telle idée : « Si nous étions amenés à considérer cette nouvelle notion d’Europe centrale comme l’affirmation d’un passé commun, vieux de plusieurs siècles et inhérent à cet espace, comme Konrád et Kundera semblent nous le suggérer, alors nous nous retrouverions instantanément égarés au milieu d’une forêt historique extrêmement complexe. Une forêt tout à fait fascinante pour le moins ; un territoire où les peuples, les cultures et les langues se mélangeraient sans cesse, où chaque chose aurait plusieurs noms et où les citoyens pourraient changer de nationalité comme de chemise. Un bois magique, plein d’enchanteurs et de sorcières… Toutes les tentatives pour inventer un contexte historique commun à l’Europe centrale s’avèrent soit d’un réductionnisme absurde, soit d’une approximation crasse » (GARTON ASH, 1986).

Perspective, 3 | 2008 41

10 En d’autres termes, il est impossible d’établir des généralités à propos d’une histoire ou d’une identité communes en Europe centrale. Le concept même d’une culture centre- européenne établie sur un passé précommuniste commun, remis au goût du jour par Kundera et d’autres dans les années 1980, était avant tout idéologique et anhistorique. Il ne peut résister à une analyse rigoureuse.

11 Confronté aux faits historiques, il s’est également avéré obsolète. Après 1989, lorsque l’ordre binaire de la guerre froide fut remplacé par une organisation tripartite et que l’Europe centrale finit enfin par réapparaître sur la carte et dans les consciences, cette question, aux tenants toujours aussi idéologiques, devint une affaire politique qu’il était urgent de régler. Alors que dans les années 1980, l’idée d’une Europe centrale en tant qu’espace culturel suscitait une polémique qui rejetait la notion d’une unification de l’Europe de l’Est, les démocraties postcommunistes des années 1990 finirent par adhérer à cette proposition d’identité commune. Au début des années 1990, l’identité « centre-européenne » représentait un trésor jalousement gardé par les premières démocraties postcommunistes qui ont rejoint l’Union européenne le 1er mai 2004 (avec les États baltiques et la Slovénie), le Groupe de Visegrád (République tchèque, Slovaquie, Hongrie et Pologne). À la même période, toujours dans les années 1990, commencèrent à se redessiner les frontières géopolitiques du territoire de l’Europe centrale. Les pays compris dans cette zone s’organisèrent selon différentes sous- régions de plus en plus spécifiques : « Europe centrale de l’Est », « Europe centrale de l’Ouest », « Europe centrale du Sud », etc. Dans ce contexte d’une organisation postcommuniste émergente, Garton Ash fit remarquer que le concept d’une Europe centrale bâtie sur une culture commune aussi bien que sur des valeurs, des idées et des positions uniques relevait plus du partage d’une « expérience du système communiste soviétique » vécue dans un passé immédiat que du partage de racines culturelles ancrées dans l’ancienne Europe centrale des « petites nations dépendantes des grands empires »2. Depuis 2004, l’Union européenne continue de s’étendre vers l’est. Tandis que les États du bloc Est, anciennement réunis par le pacte de Varsovie, et les républiques de Yougoslavie négocient et se voient accorder le droit d’adhérer pleinement à l’Union européenne, l’Europe centrale en tant qu’espace politique est une fois de plus en train de disparaître des consciences et des cartographies contemporaines : la zone se fait happer par le régime géographique et territorial de la nouvelle Europe unie.

L’Europe centrale de 1900 à 1940 : un réseau de villes

12 Nous voilà revenus à notre question de départ : qu’est-ce que l’Europe centrale et comment la délimiter géographiquement ? Ce petit historique aura au moins permis de préciser nos connaissances. Lorsque nous prenons la ville comme élément de référence, l’étendue territoriale de l’Europe centrale de la première moitié du XXe siècle s’avère extrêmement stable et bien définie. Autrement dit, si nous prenons la première moitié du XXe siècle comme cadre chronologique, et la ville dans les dernières décennies de l’Empire et au tout début des nouvelles républiques émergentes comme sujet d’étude, alors l’Europe centrale représente un territoire défini non par des frontières nationales, mais par un réseau intriqué et enchevêtré de métropoles, de cités modernes représentant le cœur de la culture populaire publique à l’intérieur de l’Empire

Perspective, 3 | 2008 42

multinational habsbourgeois et des républiques qui lui ont succédé (Shaping the Great City, 1999/2000).

Un réseau politique, culturel, social et économique

13 À l’époque, l’Europe centrale des Habsbourg était organisée selon des régimes territoriaux extrêmement différents, issus à la fois de l’Europe de l’Est et celle de l’Ouest. En 1908, au moment où il était le plus étendu, l’Empire polyglotte couvrait environ 680 000 km² à travers toute l’Europe : de la Suisse jusqu’aux Carpates et de l’Oder jusqu’à l’Adriatique. Ses environ 51,5 millions d’habitants représentaient alors onze grandes nationalités et une myriade de nationalités « secondaires », bâties sur une langue commune plutôt que sur un territoire commun, puisque les provinces et les domaines de l’Empire étaient multinationaux et couvraient plusieurs territoires. Comme l’ont montré les historiens spécialistes des « questions des nationalités », les frontières géopolitiques observées lors de la construction des États-nations, fondés sur les principes de l’unité ethnolinguistique et de l’autonomie nationale après la chute de l’Empire monarchique en 1918, ne correspondent toujours pas aux frontières nationales. L’interterritorialité de groupes nationaux de la région a persisté pendant une grande partie de l’entre-deux-guerres, notamment dans les villes (KANN, 1950 ; DEAK, 1985 ; RUSINOW, 1992 ; CLAVIN, 2005).

14 Le réseau de villes était l’élément commun qui parvenait à fédérer les vastes territoires de l’Empire habsbourgeois, qui abritait alors des nationalités, des langues, des ethnies, des administrations et des économies disparates. Au début du XXe siècle, Vienne (la capitale impériale) comptait plus de deux millions d’habitants et était l’une des plus grandes villes du monde. Budapest (le centre administratif des territoires hongrois) représentait la seconde plus grande ville de l’Empire et comptait un peu moins d’un million d’habitants. Ces capitales, étroitement liées, communiquaient avec les autres villes de l’Empire par le biais d’une importante administration impériale et grâce à un réseau ferroviaire et fluvial qui facilitait la modernisation de l’industrie et de l’économie de la région.

15 Les villes centre européennes habsbourgeoises étaient également liées par leur architecture. En effet, pendant une grande partie du XIXe siècle, la construction des bâtiments officiels et des projets urbains à grande échelle était non seulement ordonnée par le gouvernement de Vienne mais également réalisée par des architectes « officiels » depuis les bureaux des ministères impériaux chargés des bâtiments publics et des projets d’aménagement urbain. Cette démarche impériale d’uniformisation de villes de cultures différentes, entreprise dans le but d’obtenir une civilisation homogène, a laissé son empreinte dans plusieurs villes d’Europe centrale, visible notamment dans le vaste réseau de gares ferroviaires et de bâtiments administratifs du XIXe siècle, tels que le château de Buda à Budapest (1890-1902), réalisé par Alois Hauszmann dans un style néobaroque, ou l’hôtel de ville de Trieste (1870-1875), édifice de type néorenaissant de Giuseppe Bruni, typiques de l’architecture publique grandiloquente de cette époque. Cette démarche se reflète aussi dans la présence importante à travers l’Empire de grands boulevards et de parcs dessinés sur le modèle de la « Ringstraβe » viennoise, comme à Lemberg [L’viv], Zagreb, Temesvar [Timişoara], Cracovie et même Budapest. Les architectes qui ont dessiné la plupart des bâtiments culturels et gouvernementaux situés sur ces nouveaux boulevards travaillaient alors

Perspective, 3 | 2008 43

sur toute l’étendue de l’Empire. La société viennoise Fellner & Helmer a par exemple construit des salles de concert et des opéras dans la plupart des grandes et moyennes villes de la Double Monarchie. C’est ainsi que certaines villes d’Autriche-Hongrie, et ce jusque bien après 1850, furent soumises à l’influence de Vienne et développèrent une hiérarchie spatiale, des éléments d’architecture et un style imitant ceux de la capitale (HOFFMANN, 1966 ; MORAVÁNSZKY, 1998 ; DIENES, 1999 ; Shaping the Great City, 1999/2000).

16 Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les représentants des classes moyennes jouissant d’une certaine éducation (Bildungsbürgertum), principalement les fonctionnaires de l’Empire, suivaient la mode et la culture viennoises et, pour la plupart, parlaient allemand. Par conséquent, les sociétés urbaines des deux parties de la Double Monarchie étaient en quelque sorte des enclaves : qu’elles soient tchèques, magyares, slovaques, roumaines ou ukrainiennes, elles étaient, par leur langue et leur culture communes, bien plus proches les unes des autres que des populations rurales qui les entouraient. Ces villes ont donc joué un rôle crucial dans les échanges entre l’Empire et les contextes locaux ; elles étaient le lieu où le centre et la périphérie se rejoignaient, favorisant et modernisant l’épanouissement culturel et économique de la région.

17 Au tournant du XXe siècle, les villes devinrent le théâtre de « conflits identitaires » (opposant les partisans d’un Empire supranational à ceux réclamant l’autonomie) qui occupèrent l’actualité politique de l’Autriche-Hongrie pendant la période précédant la Première Guerre mondiale. Un des éléments fondateurs de la modernisation urbaine de l’Europe centrale fut la synchronie historique des différentes luttes pour une autonomie nationale et de la modernisation économique. Dans les villes de l’Empire, la modernisation intensive des infrastructures sociales et techniques coïncida avec des conflits politiques majeurs provoqués par des groupes nationalistes réclamant l’autonomie de leur territoire. En d’autres termes, les villes d’Autriche-Hongrie furent les lieux vers lesquels convergèrent et où se télescopèrent les trajectoires historiques des autonomies nationales et des modernisations urbaines. Les dynamiques résultant de cette collision furent déterminantes pour l’infrastructure et la culture architecturale moderne d’Europe centrale. Quelles sont les conditions historiques qui entraînèrent la rencontre de ces trajectoires politiques et économiques ?

18 L’industrialisation des territoires habsbourgeois a commencé relativement tard, vers le milieu du XIXe siècle. La migration de masse qu’elle a engendrée a considérablement augmenté la densité et modifié la composition ethnique des populations urbaines d’Europe centrale, également en raison de l’interterritorialité des différentes nationalités (GOOD, 1984 ; BEREND, RANKI, 1985). Alors que par le passé, les différentes vagues d’immigration avaient pu se fondre progressivement dans les sociétés urbaines multiculturelles des villes de l’Empire, l’immigration de la fin de XIXe siècle fut si rapide et dense que les populations paysannes qui débarquaient durent changer de style de vie sans avoir le temps de se défaire de leur identité ethnique ou d’intégrer les codes établis de la société urbaine.

19 Les historiens ont montré qu’à cette époque, l’identité ethnique de la paysannerie, loin d’être laissée de côté, avait eu plutôt tendance à se radicaliser et à se politiser à un niveau national dans les villes de l’Empire. Ces populations paysannes fraîchement débarquées dans Vienne et d’autres villes constituèrent non seulement ce que Marx et Engels ont défini comme des « nations sans Histoire », mais également un prolétariat urbain sans aucun droit politique. La plupart des représentants de ces populations se retrouvaient doublement exclus : ils faisaient à la fois partie d’une sous-classe sociale et

Perspective, 3 | 2008 44

d’une autre culture que celle, dominante, des classes moyennes qui contrôlaient le commerce local, l’administration et les professions libérales et qui constituaient la « nation d’Histoire » de l’Empire. C’est ainsi que la ville devint, pendant cette période, un espace extrêmement contesté (BAUER, 1907 ; KANN, 1974 ; DEAK, 1985 ; RUSINOW, 1992).

Un urbanisme particulier

20 À cette étape de notre réflexion, une série de questions s’impose : quelles ont été les répercussions concrètes de ces contestations sur les villes d’Europe centrale ? Quels impacts ont-elles eu sur les processus d’urbanisation et de modernisation amorcés à cette époque ? Cette composition de la société urbaine d’Europe centrale a-t-elle généré des idées architecturales urbaines ou des techniques d’aménagement spécifiques ? Comment les historiens de l’architecture et de la ville ont-ils abordé ces questions ?

21 Parmi les réactions à cette nouvelle situation, il faut prendre en compte les efforts menés par des sujets urbanisés (non-germanophones) à , Budapest, Cracovie et dans d’autres villes de la région qui faisaient figure de capitale culturelle pour créer une alternative tchèque, hongroise ou polonaise aux institutions germanophones ancestrales de ces villes (KANN, 1974). L’architecture de ces bâtiments culturels d’une certaine importance symbolique se détournait du modèle viennois et prenait bien souvent une signification politique en explorant toute une tradition d’ornementations ethniques (anticlassiques) dans le but de fixer les langages architecturaux nationaux. C’est ainsi que, dans la Budapest du début du XXe siècle, Ödön Lechner, père fondateur de l’humanisme hongrois, aidé de ses disciples, chercha à élaborer un style national hongrois, trouvant son inspiration dans l’art traditionnel magyar et ses origines supposées préchrétiennes perses et indiennes. Son Musée des arts appliqués de Budapest (1891-1896) et sa Banque postale (1899-1901), richement ornementés de motifs traditionnels magyars réinterprétés, en sont les exemples les plus frappants. Vers la même époque, des artistes cubistes tchèques résidant à Prague, comme Pavel Janák, Josef Chochol, Josef Gocár…, cherchaient eux aussi à prendre leurs distances de Vienne et s’inspiraient bien sûr de la peinture et des théories esthétiques cubistes, mais également des traditions locales, en particulier des ornements et de la géométrie spatiale complexes, typiques du baroque tardif de Bohême. Dans l’immeuble d’habitation de Josef Chochol dans la rue Neklanova à Prague (1913) ou dans la restauration par Pavel Janak de la maison Fara à Pelhrimov (1913), la synthèse du cubisme et du langage formel du baroque bohémien est particulièrement claire (SVACHA, 1995, 2000 ; MURRAY, 1997 ; GERLE, 1998, p. 223-43, 304-05, 2003 ; Shaping the Great City, 1999/2000).

22 L’acuité croissante des conflits politiques dans les années qui précédèrent la guerre eut un autre impact sur l’espace urbain (y compris dans les capitales culturelles nationales citées ci-dessus) : il devint de plus en plus difficile, dans ces villes dont l’industrialisation se développait extrêmement rapidement, de planifier des projets de construction et d’aménagement alors que le régime impérial était en plein déclin. Une partie du problème résidait dans l’impossibilité d’arriver à un consensus local. Dans la plupart des cas, les projets d’aménagement tournaient court car les municipalités ne pouvaient obtenir l’aval des autorités de Vienne ou de Budapest. Ainsi, Prague, Cracovie ou Zagreb ne purent mener à bien les plans d’expansion et de régularisation pourtant indispensables à leur croissance économique. Pour chacune de ces villes, des

Perspective, 3 | 2008 45

projets d’aménagement furent proposés par les autorités municipales au tout début des années 1900, mais ils durent rester dans les cartons après le refus de Vienne (dans le cas de Prague et de Cracovie) ou de Budapest (dans le cas de Zagreb), jusqu’à la dissolution de l’Empire et la décision des nouveaux États d’après-guerre de reprendre leur mise en œuvre (KNEVEZIC, 1996, 2003 ; Shaping the Great City, 1999/2000 ; BLAU, RUPNIK, 2007).

23 L’impossibilité de mener des initiatives d’urbanisation à grande échelle eut de nombreuses répercussions sur l’aménagement de la région. L’une d’elles, peut-être la plus marquante pour l’émergence d’une culture architecturale moderne, fut que les architectes, les urbanistes et les édiles municipaux durent mettre en place des méthodes de travail spécifiques pour valoriser leurs villes. Dans plusieurs d’entre elles, ils prirent exemple sur les architectes-urbanistes viennois Otto Wagner (1841-1918) et Camillo Sitte (1843-1903) pour trouver des solutions architectoniques progressives aux problèmes de planification, et notamment pour pouvoir atteindre les objectifs des projets d’urbanisme à grande échelle susceptibles d’être rejetés ou bloqués, l’idée étant de concevoir et de proposer des séries successives d’interventions urbaines et architecturales. Ils durent ainsi développer des méthodes stratégiques leur permettant, entre autres, de mettre à profit les réseaux urbains dont ils faisaient partie et qui reliaient les villes de l’Empire afin d’accéder à l’information, partager les savoirs et adapter les innovations extérieures aux pratiques locales.

24 À l’issue de la Première Guerre mondiale, les usages et les modèles de ces réseaux, ainsi que les méthodes stratégiques développées avant la chute de l’Empire s’étendirent au- delà des frontières de l’Europe centrale. Les nouveaux États, généralement hostiles à Vienne, établirent des connexions avec des mouvements artistiques et institutionnels modernes implantés à Paris, Berlin, Moscou et dans d’autres capitales européennes. Les architectes allaient se former à l’étranger, traditionnellement à Vienne et à Budapest. Viktor Kovačić (originaire de Zagreb), Josef Plečnik (Ljubljana), Jan Kotĕra (Prague) et István Medgyaszay (Budapest) étudièrent avec Otto Wagner à Vienne au début du XXe siècle, tandis que les architectes des territoires hongrois, dont Laszlo Szekely de Timişoara, intégrèrent plutôt l’École polytechnique de Budapest dans ces mêmes années. Après l’écroulement de l’Empire, les architectes qui se formèrent à Vienne devinrent moins nombreux ; ils allèrent à Paris (tels Zlatko Neumann, Ernst Weissman et Vlado Antolić, originaires de Zagreb), à Berlin (Josep Picman et Zdenko Strižić de Zagreb et Tadeuz Obminski de L’viv), à Prague, à Dresde ou au Bauhaus de Weimar puis de Dessau (en particulier les Hongrois Alfréd Forbát, Farkas Molnár et Marcel Breuer). Dans les années 1920 et 1930, la plupart d’entre eux regagnèrent leur ville natale afin d’y travailler, ou parfois d’y enseigner (transLOKAL, 1996 ; MORAVÁNSZKY, 1998 ; Shaping the Great City, 1999/2000, p. 250-262).

25 Dans l’entre-deux-guerres, les revues d’avant-garde fleurissaient dans les villes d’Europe centrale. Au début des années 1920, les revues Zenit (de Zagreb), Zivot (de Prague) et MA (de Budapest) étaient spécialisées dans les concepts et les travaux d’avant-garde extérieurs à la région. Vers la fin de la décennie, leurs regards se sont davantage portés sur la scène locale (comme le faisaient déjà les revues du milieu des années 1920, Dokumentum, Tér és Forma (Budapest), ReD (Prague) et Tank (Ljubljana)). Les articles traitaient alors des travaux et des manifestes de l’avant-garde de proximité. De manière générale, ces revues (qu’elles soient publiées à Budapest, Vienne, Prague, Zagreb ou Ljubljana) étaient lues dans toute la région. Les populations urbaines des

Perspective, 3 | 2008 46

anciennes villes habsbourgeoises étant toujours multilingues et multiethniques, le lectorat potentiel de ces revues était relativement large. Leur circulation n’était donc pas freinée par des barrières linguistiques ou par les nouvelles frontières nationales. Par contre, leurs lieux de production et de publication étaient exposés aux aléas politiques de cette période mouvementée : plusieurs revues d’avant-garde ont dû déménager plus d’une fois pour fuir la censure ou une interdiction de publier. Par exemple, la revue yougoslave Zenit démarra sa production à Zagreb, mais dut émigrer à Belgrade, puis à Ljubljana ; MA commença la sienne à Budapest, puis fut transférée à Vienne au début des années 1920 et abandonnée en 1926 pour être remplacée par Dokumentum et Munka, publiées à Budapest. La présence d’une avant-garde polyglotte dans les villes récemment séparées par les frontières internationales facilitait la réimplantation des revues dans ces villes lorsque l’actualité politique l’imposait, sans même devoir changer d’équipe éditoriale, de ligne politique ou de lectorat (HERSCHER, 1999/2000). Une autre preuve du partage constant d’un même concept urbanistique dans toute l’Europe centrale réside dans la formation en 1937 d’une branche centre- européenne des CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne), le CIAM-Ost, par les membres hongrois, tchèques, polonais, yougoslaves et autrichiens de l’organisation. La nouvelle branche espérait alors démontrer que le paysage urbain et régional du Neues Bauen [la nouvelle architecture] était le même pour tous les États de l’Europe centrale et qu’il était fondamentalement différent de celui de l’Europe de l’Ouest (Shaping the Great City, 1999/2000, p. 227-231 ; MUMFORD, 2002), mais CIAM-Ost n’a jamais vraiment dépassé cette première étape conceptuelle. 1937 a vu la fin de ces échanges transnationaux et intrarégionaux d’idées et de projets innovants, puis la Seconde Guerre mondiale est venue mettre un terme à ce que Kundera a appelé « le bric-à-brac multilingue d’Europe centrale » et a éradiqué le réseau « polycentrique » de villes cosmopolites que constituaient alors les centres de culture publique de la région (KUNDERA, 2007). La disparition de ce réseau et de la culture urbaine qu’il avait aidé à fonder a également entraîné la disparition de la notion d’Europe centrale en tant que sujet d’étude pour les universitaires et les historiographes spécialistes de la ville et de l’architecture moderne.

26 En effet, il fallut attendre la fin des années 1970, le retour de la notion d’Europe centrale en tant qu’espace culturel (grâce à Kundera et d’autres) et le début d’une meilleure relation entre Est et Ouest pour que l’urbanisation en Europe centrale redevienne un sujet d’étude et soit reconnue comme une forme spécifique. De plus, ce n’est qu’en 1989, avec le démantèlement du rideau de fer, que les chercheurs purent voyager librement entre Est et Ouest, accéder aux sites, aux institutions et aux archives et établir le contact avec d’autres chercheurs, échanger des idées et surtout collaborer. La recherche sur l’architecture urbaine moderne de l’Europe centrale dans la première moitié du XXe siècle devint alors possible.

Les perspectives de la Guerre froide : 1950-1990

Les positions de l’Ouest : le Mouvement moderne et le modèle viennois

27 Au cours de la période qui s’étend du début de la domination communiste sur l’Europe centrale en 1948 jusqu’à sa fin en 1990, l’historiographie de l’architecture et de

Perspective, 3 | 2008 47

l’urbanisme de cette région a été abordée selon des approches géopolitiques et idéologiques précises. À l’Ouest, les grandes lignes de l’étude du Mouvement moderne (qui débute avec l’ingénierie française du XIXe siècle pour arriver aux maîtres modernistes Le Corbusier et Ludwig Mies van der Rohe en passant par Walter Gropius et le Bauhaus et par le Neues Bauen allemand) ont été établies par Siegfried Giedion dans son histoire canonique des « nouvelles traditions », Space, Time and Architecture (GIEDION, 1941). À l’exception des projets viennois d’avant-guerre d’Adolf Loos (1870-1930) et, dans une moindre mesure, de ceux d’Otto Wagner (déjà cités un peu plus haut), Giedion ne fait aucune mention de l’Europe centrale. Dans les années 1950, les historiens de l’architecture eurent tendance à suivre ce modèle. Par exemple, Henry-Russell Hitchcock ne cite que les mouvements sécessionnistes viennois (HITCHCOCK, 1958). Les historiens spécialistes du Mouvement moderne qui ont écrit dans les années 1960 et au début des années 1970, comme Nikolaus Pevsner, J. M. Richards, Peter Collins ou Leonardo Benevolo (BENEVOLO, 1960 ; RICHARDS, 1962 ; COLLINS, 1965 ; PEVSNER, RICHARDS, 1973), se sont aussi concentrés sur la période d’avant-guerre, ne faisant référence à l’ancien Empire que dans l’étude de sa partie ouest (l’Autriche) et plus précisément de la Vienne fin de siècle. De manière générale, pour les premières décennies de la guerre froide, seuls les travaux de Loos, de Wagner et de la Sécession étaient mentionnés – et encore, succinctement – dans l’histoire canonique de l’architecture moderne ; le viennois à part entière et, a fortiori, le modernisme d’Europe centrale ou de l’héritage centre-européen dans les aménagements urbains étaient totalement exclus de ces comptes rendus imposés et réducteurs.

28 L’urbanisme d’Europe centrale refait son entrée dans l’histoire de l’architecture moderne à la fin des années 1960 et au début des années 1970 après la redécouverte critique des projets et théories de Camillo Sitte et d’Otto Wagner. En Europe de l’Ouest et aux États-Unis, le regain d’intérêt pour les travaux de Sitte et de Wagner a pour toile de fond la désillusion générale du modernisme d’après-guerre, la prise de conscience croissante des échecs de la reconstruction urbaine aux États-Unis et des projets de construction de logements à grande échelle en Europe (comme les grands ensembles français dans les années 1950), et les critiques successives à l’encontre des principes de l’urbanisme moderniste.

29 En 1965, le traité principal de Camillo Sitte, Der Städtebau nach seinen künstlerischen Grundsätzen (L’aménagement urbain en fonction de principes artistiques), écrit en 1889, est publié pour la première fois en anglais (une édition française avait vu le jour en 1902 ; SITTE, [1889] 1965 ; COLLINS, COLLINS, [1965] 1986). Un an plus tôt, la première monographie consacrée aux idées, projets et conceptions d’Otto Wagner, Otto Wagner, 1841-1918: unbegrenzte Groszstadt: Beginn der modernen Architektur par Heinz Geretsegger et Max Peintner (GERETSEGGER, PEINTNER, 1964) avait été publiée en Autriche. Sitte et Wagner, même s’ils ont souvent été présentés comme des adversaires ayant adhéré à des principes d’architecture urbaine radicalement différents (nostalgiques et traditionalistes pour le premier, positivistes et tournés vers l’avenir pour le second), partageaient en fait la même conception de la ville en tant que construction culturelle qui, bien que née de principes utilitaires et pratiques, devait être désormais considérée comme une véritable unité architectonique en trois dimensions. L’objectif sous-jacent du design urbain de Sitte et de Wagner était de réconcilier l’ancien et le moderne, d’utiliser la technologie et les « usages » de la vie urbaine moderne d’une manière créative afin de les mettre en relation avec une tradition toujours vivante de

Perspective, 3 | 2008 48

construction et d’utilisation de l’espace3. Dans les années 1960 et au début des années 1970, ces objectifs étaient perçus comme un moyen d’éviter l’écueil consistant à penser le fonctionnalisme comme un « style international » : il fallait plutôt se mettre en phase avec une tradition architecturale à la fois moderne, ouverte sur l’avenir et inscrite dans un savoir-faire de fabrication, dans la vie sociale, dans la ville.

30 À Vienne, les traditions de construction et de pensée urbaine représentées par les travaux de Sitte et de Wagner ont toujours fait l’objet d’un certain respect. De tout temps, la Ringstraβe, le style fin de siècle, le Jugendstil (WAGNER-RIEGER, 1969-1980 ; LICHTENBERGER, 1970 ; WAISSENBERGER, 1971 ; BOBEK, LICHTENBERGER, 1978), Sitte (WURZER, 1989), Otto Wagner (GRAF, 1969, 1985), Adolf Loos (CZECH, MISTELBAUER, 1968) et la Wiener Werkstätte (SCHWEIGER, 1984) ont été des sujets de recherches. Leurs résultats commencent à être publiés dans les années 1970 et 1980, notamment dans d’importantes monographies et dans des fac-similés des travaux de Wagner, de ses étudiants les plus célèbres (POZZETTO, 1980 ; WHYTE, 1989) et de ses disciples comme Josef Olbrich (Josef M. Olbrich, 1967), Josef Hoffmann (SEKLER, 1985), Jože Plečnik (PRELOVSEK, 1979 (1986), 1992 ; KREČIČ, 1992, 1993) et Maks Fabiani (POZZETTO, 1983). D’autres publications notables concernent plus particulièrement Loos (RUKSCHCIO, SCHACHEL, 1982 ; Adolf Loos, 1989) et la Wiener Werkstätte (NEUWIRTH, 1984 ; KALLIR, 1986). Une série de grandes expositions sur les aspects de la culture architecturale et du design viennois au tournant du XXe siècle vient se rajouter à ce nouvel engouement et contribue à ces recherches, notamment par les essais et les superbes illustrations publiés dans les catalogues qui les accompagnent (MANG, MANG, 1979 ; MARCHETTI, 1985). La plus ambitieuse de ces expositions, Traum und Wirklichkeit: Wien 1870-1930, a été conçue par le directeur du musée de la Ville de Vienne, Robert Waissenberger, et réalisée en collaboration avec le célèbre architecte viennois Hans Hollein autour du thème « Rêve et Réalité ». Elle voulait montrer que la modernité viennoise était le résultat d’une contradiction inconciliable entre le monde utopique des rêves et la réalité contre- utopique. Intégrant histoire sociale et politique, architecture, urbanisme, littérature, théâtre, musique, peinture et philosophie, cette véritable Gesamtkunstwerk [œuvre d’art totale] avait pour objectif de créer un portrait synthétique et multimédia des conditions sociales et politiques et de la production culturelle en œuvre dans ce « lieu de naissance de la modernité ».

Les positions de l’ouest : modernité culturelle et études marxistes

31 L’ouvrage d’histoire critique Fin-de-siècle Vienna: Politics and Culture ( SCHORSKE, 1980) a joué un rôle clé dans ce contexte de retour de la production culturelle viennoise au centre de l’attention internationale (son auteur, Carl E. Schorske, rédigea également l’introduction du catalogue Traum und Wirklichkeit). Il est essentiel dans la diffusion de la thèse selon laquelle la ville d’Europe centrale avait représenté, plus que toute autre, la modernité culturelle post-nietzschéenne fin de siècle. La méthode historiographique de Schorske a eu un impact tout aussi important. Il soutient que les productions de la Vienne fin de siècle (et d’autres métropoles modernes d’Europe centrale) doivent être considérées par les historiens de la modernité comme des sujets plus que comme des objets de l’histoire. L’architecture et l’urbanisation (tout comme la littérature, la peinture et la musique) conçues à cette époque-là, en cet endroit-là, représentent une source de savoir que « l’historien peut tout à fait ignorer… au prix d’une lecture

Perspective, 3 | 2008 49

erronée de la signification historique de ces objets » (SCHORSKE, 1980, p. xxi). Après la diffusion de cette étude de Schorske sur la culture et les politiques de la Vienne fin de siècle et le changement de paradigme qu’elle a entraîné, les historiens et les intellectuels se sont mis à explorer les liens que pouvaient entretenir les domaines de la culture (la philosophie, la psychologie, mais aussi la littérature, la peinture, la mode et l’architecture) avec le mouvement de modernisation urbaine en Europe centrale. Ces études, dont les plus remarquables sont Wittgenstein’s Vienna d’Allan Janik et Stephen Toulmin, Karl Kraus Apocalyptic Satirist: Culture and Catastrophe in Habsburg Vienna d’Edward Timms, The Garden and the Workshop de Peter Hanák (une histoire culturelle comparée de Vienne et de Budapest) et Prague in Black and Gold de Peter Demetz (un portrait historique de la ville tissé avec l’analyse de ses traditions littéraires et de ses projections d’elle-même), sont centrées sur les villes de Vienne, Prague et Budapest, considérant leur milieu culturel non seulement comme un contexte, mais aussi comme un protagoniste qui agit directement sur les écrivains, artistes et intellectuels qui font l’objet de ces études (TOULMIN, JANIK, 1973 ; HANAK, 1988 [1992] ; DEMETZ, 1997 ; JANIK, 2001). La plupart des protagonistes viennois cités dans ces études (parmi lesquels Sigmund Freud, Ernst Mach, Fritz Mauthner, Karl Kraus, Peter Altenberg, Josef Roth, Josef Hoffmann et Adolf Loos) étaient originaires d’autres régions de l’Empire (Moravie, Bohême, Galicie ou Bucovine) et les villes excentrées de la couronne austro-hongroise dans lesquelles ils avaient grandi et fait leurs études avant de partir pour l’université de Vienne ont également suscité la curiosité et l’intérêt des chercheurs, particulièrement Lemberg [L’viv] (JOHN, LICHTBLAU, 1990 ; Lemberg, Lwów, Lviv, 1993 ; LE RIDER, 1994 ; Architektura Lwówa, 1997).

32 Dans les années 1990, la cohabitation historique du postcommunisme et du postmodernisme a grandement influencé la lecture et la critique de la modernité centre-européenne. Le texte fondateur de l’interprétation postmoderne de cette modernité est La condition postmoderne : rapport sur le savoir (LYOTARD, 1979). Selon son auteur, les villes d’Europe centrale, avec leur constitution hétérogène, multiculturelle et multilingue, contenaient les germes de la différenciation sociale postmoderne, de la fragmentation de la conscience et de la dépréciation des grands récits. À la fin des années 1980 et dans les années 1990, des chercheurs tels que Claudio Magris, Jacques Le Rider et Mortiz Csáky ont mené des études sur l’hétérogénéité, l’identité individuelle, l’identité collective, le langage, la différence et la diffusion culturelle dans le contexte des dernières années de l’Empire polyglotte (MAGRIS, (1986) 1989, 2000 ; LE RIDER, 1994 ; HALLER, 1996 ; CSAKY, ZEYRINGER, 2000). Ils ont été amenés à en conclure que les dislocations et déterritorialisations successives de l’Europe centrale fin de siècle annonçaient, voire même posaient les fondations du tournant philosophique postmoderne de la fin du XXe siècle.

33 Parallèlement, une autre lecture critique de l’héritage de la démocratie sociale centre- européenne dans l’entre-deux-guerres a commencé à être largement diffusée dans les premières années de l’ère postcommuniste. Ce tournant critique des années 1970 a été motivé par le regain d’intérêt que suscitaient les théories austro-marxistes, une tendance du marxisme développée au début du XXe siècle par les leaders du parti socialiste autrichien (Max Adler, Otto Bauer et Karl Renner) et qui dicta les politiques sociales, économiques et culturelles de la municipalité sociale-démocrate de Vienne la Rouge dans les années 1920. La redécouverte de ces théories était due en grande partie aux efforts développés pendant les événements de 1968 par les groupes

Perspective, 3 | 2008 50

eurocommunistes et eurosocialistes en Autriche, en Italie et en Allemagne pour trouver une « troisième voie » entre le marxisme-léninisme orthodoxe et le socialisme. À cette époque, l’austro-marxisme représentait un modèle à suivre pour une gauche alternative, démocratique, pluraliste et non soviétique. De nouvelles institutions spécialisées dans l’étude de la démocratie sociale autrichienne, le mouvement ouvrier en Europe centrale et l’histoire politique de la Première République sont alors fondées en Autriche, parmi lesquelles l’Institut d’histoire contemporaine de l’université de Vienne, l’Institut Boltzmann d’histoire des mouvements ouvriers de l’Université des sciences économiques et sociales de Linz et la Commission de recherche sur l’histoire de l’Autriche (1927-1938). Ces institutions lancèrent une grande entreprise de réhabilitation par le biais de recherches, d’analyses et de publications novatrices concernant les périodes d’avant-guerre et de l’entre-deux-guerres, et encore plus particulièrement la politique et les programmes sociaux municipaux de Vienne la Rouge (RATH, 1985). Des études critiques (CZEIKE, 1958-1959, 1962 ; BANIK-SCHWEITZER, 1972 ; BAUBÖCK, 1979) exploitant des documents inédits conservés dans les archives municipales de Vienne (dont Felix Czeike était alors le directeur) ont notamment permis de redécouvrir les politiques du logement mises en place sous Vienne la Rouge. S’appuyant sur ces archives, elles ont posé les bases de la première histoire de la politique et des programmes d’urbanisme du conseil municipal social-démocrate (Gemeinde Wien) de l’entre-deux-guerres.

34 Les recherches fondatrices de Renate Banik-Schweitzer sur le logement de la classe ouvrière à Vienne au XIXe et au début du XXe siècle (1972) suscitèrent, les premières, l’intérêt des chercheurs pour le programme de construction de Vienne la Rouge. Ces travaux ont établi les fondements de ses recherches ultérieures sur l’histoire sociale de l’espace urbain à Vienne et de sa publication monumentale (encore en cours) d’un Historical Atlas of Vienna, dans lequel elle met à profit des techniques nouvelles de représentation cartographique afin d’analyser et de restituer en termes spatiaux les enjeux économiques, architecturaux et urbanistiques de l’histoire de la ville.

35 Au cours de ces mêmes années, l’Institut d’histoire de l’architecture de l’Université de Venise a initié, sous la direction de l’historien de l’architecture marxiste Manfredo Tafuri, un vaste projet de recherches sur l’architecture de la démocratie sociale, en ayant pour objectif principal l’étude de l’entre-deux-guerres en Europe centrale avec une approche suffisamment large pour englober aussi bien Vienne la Rouge que l’Allemagne de Weimar (TAFURI, 1976, 1980). Ces travaux ont posé les fondations théoriques et historiques d’une série d’études conduites dans les années 1980 et 1990 qui ont établi une palette d’outils et de méthodes critiques permettant de poursuivre les recherches sur l’idéologie, l’utilisation et les conséquences architecturales des politiques culturelles et sociales de la municipalité rouge. L’étude d’Anson Rabinbach, The Crisis of Austrian ( RABINBACH, 1983), et l’analyse d’Helmut Gruber des « expériences de culture ouvrière » dans Vienne la Rouge (GRUBER, 1991) ont participé d’un effort pour démythifier la réussite socioculturelle de Vienne la Rouge telle qu’elle avait été idéalisée dans une série d’expositions présentées à Vienne entre 1977 et 1988 et sponsorisées par la municipalité social-démocrate d’après-guerre (Mit uns zieht…, 1981 ; Die ersten 100 Jahre, 1988). Pour d’autres méthodologies, on peut aussi voir l’interprétation de Doris Beyer de la politique municipale de la santé publique selon un schéma de darwinisme social (BEYER, 1987) ; l’emploi, par Pirhofer et Sieder, du concept de panoptisme de Michel Foucault pour analyser l’organisation spatiale des logements

Perspective, 3 | 2008 51

sociaux (PIRHOFER, SIEDER, 1982) ; l’étude de Gerhard Melinz et Gerhard Ungar qui ouvre une perspective sur la politique municipale menée dans la Vienne « rouge » et « noire » de 1922 à 1938 (MELINZ, UNGAR, 1996). Ma propre analyse de l’architecture de Vienne la Rouge entre 1919 et 1934 conjugue l’analyse des courants idéologiques, de l’histoire sociale, politique et économique, et une étude très détaillée de l’architecture elle-même (BLAU, 1999). Cette méthodologie permet de prendre en compte des fonctionnements idéologiques, ainsi que l’instrumentalisation d’une forme de savoir propre à l’architecture. Le programme de construction peut, par conséquent, être interprété comme un projet urbain qui embrasse la cité dans son intégralité et qui, à travers l’architecture et la réappropriation de l’espace, parvient à transformer la société urbaine de Vienne et la culture bourgeoise en une sorte d’« Arbeiterkultur » [culture ouvrière urbaine].

36 À partir du milieu des années 1980, l’intérêt suscité par l’architecture viennoise del’entre- deux-guerres s’élargit jusqu’à couvrir également d’autres périodes de création. À Vienne, cette ligne de recherche (représentée entre autres par Friedrich Achleitner, Johannes Spalt, Burkhardt Rukschcio et Roland Schachel) réhabilite la notion de « critique théorico-architecturale » inventée et utilisée par Josef Frank, Oskar Strnad, Franz Schuster, Ernst Lichtblau, Margarete Schütte-Lihotzky, la Werkbund autrichienne et la progressiste Kunstgewerbeschule [École d’arts appliqués] de Vienne.

37 Friedrich Achleitner, par exemple, situe la production architecturale de la municipalité socialiste dans un contexte historique élargi. Il montre ainsi que les contradictions entre les politiques radicales et l’architecture pluraliste font partie d’un ensemble plus large de contradictions inhérentes à la situation historique. Si celles-ci ont produit une « architecture de compromis », hétérodoxe et tournée vers elle-même, cette architecture contenait néanmoins les bases de futurs féconds développements, en particulier un modernisme architectural non doctrinal, qui était radicalement différent des orthodoxies fonctionnalistes du Neues Bauen et des dogmes du Bauhaus (ACHLEITNER, [1980] 1996). Un ensemble de monographies et d’expositions examine cette réaction antiallemande, antidoctrinaire et antifonctionnaliste des modernistes viennois. Adolf Loos et Josef Frank, en particulier, s’étaient penchés sur les oppositions et conflits entre les modernistes viennois et les tenants de la nouvelle architecture allemande, celle du Bauhaus, de la Deutscher Werkbund et du CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne ; CZECH, 1977 ; SPALT, 1979 ; SPALT, CZECH, 1981 ; RUKSCHCIO, SCHACHEL, 1982 ; Adolf Loos, 1989).

38 Ces travaux ont posé les prémisses pour des analyses du modernisme viennois qui montrèrent que Frank Loos et d’autres non seulement mirent au point une critique remarquablement efficace du principal courant moderniste, mais aussi développèrent une conception radicalement différente de ce qu’était l’architecture moderne, une conception hétérodoxe et plurielle, marquée par l’histoire et fermement enracinée dans le modèle multifonctionnel, verticalement stratifié et intensément urbain de la Großstadt [la métropole] d’Europe centrale (PLISCHKE, 1989 ; SARNITZ, 1994 ; BLAU, 2006). Les recherches menées sur ce sujet ont également fait découvrir la carrière extraordinaire de Margarette Schütte-Lihotsky, la première femme à recevoir un diplôme en architecture à la Kunstgewerbeschule de Vienne. Elle s’impliqua dans la conception de la résidence moderne dans Vienne la Rouge et mit alors au point la fameuse « Frankfurter Küche » [cuisine de Francfort] tayloriste, pour les modernistes

Perspective, 3 | 2008 52

Siedlungen [habitats sociaux] de la Nouvelle-Francfort d’Ernst May ( ALLMAYER-BECK, 1993).

39 Au milieu des années 1980, cette histoire revue et corrigée reconnaît désormais non seulement les modernistes de l’entre-deux-guerres, mais aussi des artistes et universitaires de la fin de l’Empire (parmi lesquels Carl König, Josef Urban et Oskar Marmorek) jusque-là oubliés et dont les contributions à l’architecture viennoise sont présentées dans plusieurs expositions organisées par le Musée juif de Vienne (Oskar Marmorek, 1996 ; Carl König, 1999 ; Josef Urban, 2000). En dehors de l’Autriche, et particulièrement aux États-Unis, la modernité viennoise était un terrain d’études très prisé et le reste encore aujourd’hui. Dans la décennie qui suit la publication de Fin-de- siècle Vienna de Schorske, l’exposition viennoise Traum und Wirklichkeit fut remaniée par Kirk Varnadoe pour le MoMA et renommée Vienna 1900: Art, Architecture, Design (Vienna 1900, 1986).

40 Au milieu des années 1990, le nouveau Getty Research Institute finance une série de conférences et de publications concernant l’intégralité des travaux (achevés et inachevés) d’Otto Wagner. Des chercheurs nord-américains, allemands et autrichiens réévaluent ainsi la production matérielle et les idées du grand pédagogue et architecte dans le contexte des discours esthétiques fin de siècle, qui opposent, dans le cadre du Deutscher Werkbund, le modernisme « réaliste » au modernisme sachlich, ou fonctionnaliste parallèle (MALLGRAVE, 1993). Le Getty lance également sa série « Textes et documents » avec une traduction du texte fondateur de Wagner, (1898), incluant les modifications que l’architecte avait portées aux éditions ultérieures (WAGNER, [1896, 1898, 1902] 1988). Depuis 2000, les recherches sur les acteurs du modernisme viennois se poursuivent avec la même intensité. Werner Oechslin lit l’architecture d’Adolf Loos et Otto Wagner sous l’angle du modernisme évolutionnaire fondé sur les théories de la « tectonique » du XIXe siècle (OECHSLIN, [1994] 2002) et Leslie Topp réinterprète, à partir de documents récemment découverts et des archives institutionnelles, les monuments majeurs du tournant du XXe siècle : la Banque postale de Wagner, le magasin Goldman & Salatsch de Loos, la Sécession de Josef Olbrich et le Sanatorium de Purkersdorf de Josef Hoffmann sont revus sous l’angle du discours commun qui les réunit et qu’impose la matérialité des pratiques, que ce soit dans l’architecture, le commerce, la mode, les expositions ou le traitement psychiatrique (TOPP, 2005). À New York, la Neue Galerie, ouverte en 2001, abrite une exposition permanente consacrée au modernisme viennois et allemand du début du XXe siècle.

La position de l’Est entre 1950 et 1990 : des cultures architecturales nationales

41 Alors que les recherches sur l’architecture moderne et l’urbanisme menées à l’Ouest pendant la guerre froide se concentraient quasi exclusivement sur l’exemple de Vienne, les chercheurs de l’Est s’intéressaient moins à la culture architecturale cosmopolite de la capitale impériale qu’aux zones orientales de l’ancien Empire, et en particulier aux cultures architecturales nationales de ses « peuples sujets ». Ces travaux et leurs problématiques avaient des déterminations politiques et des motivations idéologiques. Les États socialistes de l’Europe communiste étaient coupés du bloc occidental et les États du bloc socialiste étaient tout autant isolés entre eux. Les recherches historiques transterritoriales étaient donc peu fructueuses car limitées d’un point de vue pratique.

Perspective, 3 | 2008 53

Les projets et programmes des avant-gardes des années 1920 et 1930 représentèrent des thèmes inaccessibles pour les chercheurs des pays socialistes jusqu’à la fin des années 1970. Les recherches sur l’histoire architecturale menées à l’Est eurent tendance à se concentrer sur la période de l’avant-Première Guerre mondiale et s’attardèrent notamment sur les conséquences de la « lutte nationale pour l’autonomie » sur les théories et travaux architecturaux des dernières années de l’Empire.

42 Revisitant les débats qui animaient les designers et les architectes de l’époque, les historiens étudièrent particulièrement les efforts fournis par les architectes en Hongrie, sur les territoires tchèques et slovaques, en Croatie, en Slovénie et dans certaines parties de la Pologne, de l’Ukraine et de la Roumanie afin de fonder un discours national et un style moderne à partir de leurs constructions. De manière générale, les sujets choisis par les historiens ne dépassèrent pas leurs frontières, même si ces frontières n’existaient pas encore pendant les périodes étudiées. Par conséquent, les fruits de ces recherches furent beaucoup plus descriptifs et factuels que réellement critiques et analytiques, afin d’éviter une synthèse théorique trop grossière, et prirent la forme d’une série de monographies sur la vie et l’œuvre de grands architectes. Du fait de leur soumission à des orientations nationales, ces historiens tendirent à biaiser la réalité des contextes multiculturels et des conditions de la pratique architecturale. Il en résulta une grande collection de textes qui escamotaient complètement l’interterritorialité nationale complexe du début du XXe siècle en Europe centrale en faveur d’un régime territorial (d’un État-nation) qui n’a pu se mettre en place qu’après la période étudiée (et encore, dans une forme très différente de cette version complètement fermée à l’extérieur ; KOPECEK, 2008). Au cours de cette entreprise, les cultures architecturales cosmopolites des villes centre-européennes qui se sont développées à l’époque précommuniste ont été complètement rayées de l’histoire de leur région.

43 Pourtant, les recherches menées par les historiens de l’architecture, conservateurs et archivistes travaillant sous ces contraintes idéologiques, que ce soit depuis Prague (KUDELKA, 1970 ; VYBIRAL, 1981 ; Die Brünner Funktionalisten, 1985 ; SVACHA, 1985 ; SLAPETA, 1987 ; Devĕtsil, 1990), Bratislava (DULLA, 1982), Budapest (MORAVANSZKY, 1983, 1988 ; HADIK, 1986 ; GERLE, 1990 ; WIEBENSON, SISA, 1998), Cracovie, L’viv (PURCHLA, 1979, 1986, 1988), Zagreb (LASLO, 1984, 1989 ; PREMERL, 1989 ; KNEZEVIC, 1996), Ljubljana (PRELOVSEK, 1979 (1986), 1992 ; MIHELIC, 1983, 1994 ; KRECIC, 1989, 1991, 1992 ; HRAUSKY, 1991), Timişoara (PINTILIE, 1997) ou de nombreuses autres villes, se trouvent être substantielles et d’une qualité extraordinaire. Elles produisirent une énorme somme de connaissances qui demeura inconnue hors de leurs pays jusqu’aux années 1990.

44 À l’Est comme à l’Ouest, l’historiographie de l’architecture d’Europe centrale connaît un renouveau critique et historique très productif dans les années 1980. Mais alors qu’à l’Ouest, ce renouveau produit plutôt des discours purement scientifiques (le travail critique sur le modernisme qui avait commencé dans les années 1960), le renouveau de l’Est sous domination soviétique est largement inspiré par les affaires politiques internationales, notamment l’Ostpolitik d’Allemagne de l’Ouest [politique de rapprochement et de « détente » avec le bloc communiste] dans les années 1970, qui permit l’introduction de meilleures relations diplomatiques entre le bloc de l’Est et des démocraties européennes telles que la République fédérale de l’Allemagne ou encore l’Autriche. Cette politique a eu un impact sur de nombreux domaines de la critique d’Europe de l’Est, dont l’histoire de l’architecture. Ainsi, l’historien de l’architecture

Perspective, 3 | 2008 54

Ákos Moravánszky, qui avait étudié à Vienne puis à Munich grâce à une bourse d’études ouest-allemande à la fin des années 1970, put mettre en chantier la première étude sur l’architecture centre-européenne fin de siècle menée à l’Est, non limitée à des frontières nationales anachroniques, mais englobant l’Empire austro-hongrois en tant qu’entité culturelle. Les deux ouvrages issus de ces recherches, Die Architektur der Donaumonarchie (publié à Budapest et à Berlin, MORAVÁNSZKY, 1988) et Die Erneuerung der Baukunst: Wege zur Moderne in Mitteleuropa 1900-1940 (publié à Salzbourg, MORAVÁNSZKY, 1988a) sont parvenus à réconcilier les perspectives critiques orientales et occidentales en utilisant des méthodes interculturelles développées par les chercheurs de l’Ouest, qui ont permis à l’auteur de poursuivre la recherche détaillée qu’il avait menée pendant des années derrière le rideau de fer. Une dizaine d’années plus tard (après avoir passé sept ans aux États-Unis), Moravánszky a repensé et reformulé sa problématique pour un public anglophone. Le résultat, Competing Visions: Æsthetic Invention and Social Imagination in Central European Architecture, 1867-1918, publié aux États-Unis (MORAVÁNSZKY, 1998), n’est pas vraiment une traduction mais plutôt une reformulation critique de son sujet qui utilise désormais la sémiotique, la phénoménologie et d’autres méthodologies interculturelles pour étudier la circulation des idées, particulièrement celles liées à la lecture et à la textualité des formes architecturales. Si l’on considère le pluralisme du modernisme centre-européen comme l’équivalent de « visions alternatives », alors il est comparable à une langue en évolution, au sein de laquelle des innovations esthétiques individuelles produisent des sens nouveaux à l’échelle de la société en agissant de manière cumulative et collective pour transformer les institutions sociales et la culture contemporaine.

45 Au moment de la publication de ce travail à la fin des années 1990, le visage de la recherche dans le bloc de l’Est avait beaucoup changé. Les chercheurs, devenus libres de se déplacer et de choisir leur sujet de recherche, obtenaient des postes d’enseignants et d’attachés dans des universités européens ou américains, tandis que les chercheurs occidentaux profitaient de l’ouverture récente des frontières pour accéder à des sites, archives, bibliothèques ou instituts qui leur avaient été interdits depuis plus d’un demi- siècle. Les éditeurs européens et américains publièrent dans la foulée des traductions des textes fondateurs des protagonistes de l’avant-garde (dont Karel Teige, Lajos Kassák, Ljubomic Micic, Farkas Molnár) et des études menées par les historiens de ces pays au cours des dernières décennies (TEIGE, (1930) 2000, (1932) 2002 ; SVACHA, DLUHOSH, 1999 ; BENSON, FORGÁCS, 2002)4.

Une nouvelle histoire

Dynamique internationale et remise en cause des modèles historiographiques

46 Des projets de coopération internationale menés dans les années 1990 sont à l’origine des contributions les plus essentielles à l’historiographie du modernisme centre- européen. Les expositions sont devenues des occasions privilégiées pour ces partenariats et ont permis d’élaborer de nouvelles méthodologies. Une série d’expositions innovantes, convoquant un spectre relativement large de problématiques liées à l’architecture et au design, a été organisée dans les années 1990. L’une des premières, Czech : Architecture, Furniture, and Decorative Arts 1910-1925 (VEGESACK,

Perspective, 3 | 2008 55

1991, 1992) fut le fruit d’une collaboration entre le Musée des arts décoratifs et le Musée national des technologies de Prague, et le Vitra Design Museum de Weil am Rhein. Son catalogue contient des essais de spécialistes tchèques (historiens et conservateurs) et d’universitaires français et allemands. Non seulement l’exposition innovait par la collaboration internationale qu’elle suscita entre institutions, mais aussi par la diversité de son contenu, qui comprenait architecture, arts graphiques, meubles et autres objets du quotidien, et par l’accent mis sur la circulation des idées, que ce soit dans les médias ou dans les avant-gardes françaises, tchèques et allemandes. Une série d’expositions sur différents thèmes a suivi cette tendance (Devĕtsil, 1990 ; Bat’a Architecture, 1992 ; Lemberg, Lwów, Lviv, 1993 ; Bauhaus im Osten, 1997). Deux d’entre elles, présentées dans les années 2000, ont permis de mesurer les avancées prodigieuses de la recherche depuis que la chute du Mur a rendu possible la libre circulation des idées. Un grand nombre des publications se concentre sur l’architecture dite « fonctionnaliste » des avant-gardes de l’entre-deux-guerres. Non seulement ce sujet était novateur dans le bloc de l’Est, mais il a transformé la conception dominante du modernisme européen à cette époque, élargissant les limites de l’« avant-garde historique » bien au-delà du canon occidental établi, avec pour corollaire la mise en lumière d’une série de « modernismes alternatifs ». D’autres ouvrages, tel que le catalogue publié à l’occasion de l’exposition sur la ville de Lvov, Lemberg, Lwów, Lviv (1993), firent découvrir aux publics occidentaux le milieu urbain d’une ville devenue un centre de production pétrolière et de transactions bancaires et d’où sont originaires certains des lettrés et écrivains les plus importants des années de décadence de l’Empire austro-hongrois, comme Martin Buber ou Joseph Roth.

47 Pour Shaping the Great City: Modern Architecture in Central Europe, 1890-1937 (1999/2000), une équipe internationale de conservateurs (Eve Blau, Dieter Bogner et Monika Platzer) a collaboré avec des musées d’Europe centrale afin de reconstituer les paramètres historiques et territoriaux du débat qui a eu cours entre 1890 (l’invention de l’art- science du Städtebau [construction urbaine] en Europe centrale) et 1937 (la fondation du CIAM-Ost). L’accent a été mis sur les villes des territoires habsbourgeois où la culture urbaine moderne de la région s’est développée. En prenant comme sujet l’architecture urbaine et l’architecture de la ville, l’exposition a tenté de présenter un moyen d’appréhender les relations entre le local et le translocal, entre les courants transculturels qui unissaient la région et les divergences de chacune de ses parties qui l’ont divisée pendant les cinquante ans de conflits politiques considérés. En remettant dans leur contexte les frontières historiques et en évoquant les modifications apportées par la Première Guerre mondiale (faisant ainsi un pont entre l’Empire d’avant-guerre et les républiques nées dans l’après-guerre), l’objectif était d’attirer l’attention non seulement sur les fractures sociopolitiques mais aussi sur le détail de la continuité architecturale spatiale et temporelle. Cette perspective transterritoriale et transhistorique a permis de rétablir la cartographie de l’Europe centrale du XXe siècle en termes de production, de pratiques et de discours architecturaux.

48 L’exposition Central European Avant-Gardes: Exchange and Transformation 1910-1930 (Central European avant-gardes, 2002), présentée par Timothy O. Benson au Los Angeles County Museum et montée avec une équipe de collaborateurs centre-européens, a employé ce même cadre transterritorial et également utilisé la ville comme prisme pour mieux comprendre la production culturelle en Europe centrale à cette époque. Etaient exposés non des travaux architecturaux ou de design urbain, mais de la peinture, de la

Perspective, 3 | 2008 56

sculpture, du graphisme et de la photographie. Cependant, l’exposition était clairement centrée sur la ville et les milieux culturels urbains. Des pays extérieurs aux frontières habsbourgeoises y étaient également représentés : l’Allemagne avec Berlin, Dessau et Weimar ; la Pologne avec Poznań, Łódź et Varsovie ; les Balkans orientaux avec Belgrade et Bucarest. Sa présentation détaillée de l’environnement culturel urbain et des échanges, conflits et collaborations entre les avant-gardes artistiques a permis d’établir une cartographie (par le biais d’un schéma multicouche et à vecteurs multiples) des milieux culturels dans les années décisives pré- et post-Première Guerre mondiale. En plus du catalogue, qui offrait des essais extrêmement documentés écrits par des spécialistes internationaux, le Los Angeles County Museum a publié un volume de textes fondamentaux – les manifestes et essais rédigés par les avant-gardistes eux- mêmes : Between Worlds: A Sourcebook of Central European Avant-Gardes, 1910-1930 (BENSON, FORGÁCS, 2002).

49 Ces deux expositions ont été précédées de recherches approfondies et in situ sur l’histoire culturelle, politique et sociale des villes habsbourgeoises. Les conclusions de ces recherches ont été publiées au milieu des années 1990, notamment : Wien–Prague– Budapest…, 1867-1918, la première étude à proposer une analyse comparative de la modernisation urbaine et de l’administration des trois principales métropoles de l’Empire (MELINZ, ZIMMERMANN, 1996) ; Metropole und Provinzen in Alt-Österreich, 1890-1918, un recueil d’essais de chercheurs de l’Est et de l’Ouest qui constitue une étude comparée des « capitales » provinciales de l’Empire (CORBEA-HOSIE, LE RIDER, 1996) ; transLOKAL. Neun Städte im Netz, 1848-1918, qui retrace les liens « translocaux » entre neuf villes du centre et de la périphérie de l’Empire (Bratislava, Brno, Graz, Cracovie, Ljubljana, Munich, Pécs, Trieste et Zagreb) afin de décrire leur « réseau » culturel et économique (transLOKAL, 1996) ; Kultur–Urbanität–Moderne, une étude comparative du processus de modernisation dans des villes de toute cette région au tournant du XXe siècle (UHL, 1999). Par leur recherche et leur problématisation des connexions établies entre ces métropoles modernes, ces textes fondamentaux posaient les bases des recherches futures. Ces études comparatistes prennent en compte et sont au moins en partie le fruit de la (re)constitution territoriale de l’Europe centrale dans les années 1990.

50 Aujourd’hui, les projets spécifiquement urbains de la transition postcommuniste (projets qui reflètent bien mieux le contexte culturel de l’Europe centrale dans la première moitié du XXe siècle que les méthodologies nationalistes appliquées par les chercheurs pendant la guerre froide) sont devenus des sujets de prédilection pour la recherche (de nouveaux fonds d’archives sont disponibles), ainsi que pour un grand nombre de conférences et de publications internationales qui présentent la ville comme une construction urbaine particulière : un lieu d’innovation culturelle et le catalyseur des conflits politiques de la région. De nouvelles revues, notamment Centropa, a journal of central European architecture and related arts, fondée en 2001 et publiée à New York (Centropa, 2001), accueillent et diffusent les résultats de recherches menées tant en Europe centrale qu’en dehors. Le nombre de revues, ouvrages et catalogues d’exposition publiés en Europe centrale et dédiés aux problématiques urbaines a explosé depuis 2000. Plusieurs scrutent le tissu urbain pour saisir l’évolution de l’urbanisme et en particulier du logement de l’entre-deux-guerres à partir d’archives jusque-là inaccessibles (CIELATKOWSKA, LORENS, 2000 ; MAHECIC, 2002). D’autres abordent des sujets qui étaient impossibles à traiter avant 1990 : le lien étroit entre

Perspective, 3 | 2008 57

l’architecture d’avant-garde et l’industrie dans des métropoles de province comme Brno ; le design moderniste, la culture matérielle et la publicité en Yougoslavie avant et pendant la période communiste (VUKIC, (1996) 1998 ; KORYCANEK, 2003) ; les rapports entre l’expérience capitaliste (entre-deux-guerres) et socialiste (après-guerre) d’une part et les structures architecturales et urbanistiques d’autre part (BLAU, RUPNIK, 2007). Les actes de colloque ont grandement contribué à « l’explosion de publications ». Ces ouvrages fournissent un témoignage précieux de dialogues scientifiques couvrant une gamme élargie de sujets sociaux et culturels, et contiennent des comptes rendus de conférences, ainsi que des informations et idées échangées par chercheurs « de l’Est » et « de l’Ouest » au fil des années (STACHEL, SZABO-KNOTIK, 2004 ; ILSINGER, DOYTCHINOV, 2005 ; GOEHRKE, PIETROW-ENNKER, 2006 ; KRZOSKA, RÖSKAU-RYDEL, 2006, parmi de nombreux autres).

51 La plupart d’entre eux sont des ouvrages bilingues (mettant le plus souvent en parallèle la langue d’origine et une traduction anglaise) et un bon nombre multilingues. Vient s’ajouter à cela la somme d’informations accessibles sur internet : les sites web et les bulletins d’informations sur inscription prolifèrent. Internet, les moteurs de recherche et les librairies et autres réseaux de distribution en ligne ont bouleversé les méthodes de communication et les échanges d’idées à un tel point que les circuits et les schémas traditionnels sont devenus complètement obsolètes. Ils ont également modifié le concept de territoire culturel, qui jouait pourtant un rôle crucial dans la définition de la région telle qu’elle était présentée dans les discours des années 1980.

52 Pourtant, malgré l’abondance d’informations mises en circulation et l’accès facilité aux réseaux, il reste d’énormes manques à combler dans le domaine de l’histoire de l’architecture. Par exemple, un bon nombre de recherches représentant des dizaines d’années d’un travail mené en Europe centrale socialiste (publiées ou non), comme celles de Snejska Knezevic sur Zagreb ou Marie Benesova sur Prague, attendent d’être traduites ou rééditées et sont toujours inaccessibles à une grande partie de la communauté scientifique (BENESOVA, 1984 ; KNEZEVIC, 1996). D’autres types de lacunes sont comblés petit à petit, partout dans le monde, par des chercheurs se concentrant sur divers aspects de l’histoire institutionnelle de l’Empire austro-hongrois (un domaine essentiel qui n’est devenu accessible qu’en 1989). Une partie de ce travail consiste à retracer les structures internationales de l’enseignement et des pratiques architecturales en usage dans l’Empire, dans les nouveaux États et dans le bloc communiste. Les histoires détaillées de plusieurs villes dans le contexte des réseaux régionaux sont récemment devenues des sujets d’étude (Centropa, 2003, 2004, 2005, 2006 ; FRANK, 2005). Un des domaines les plus féconds est l’examen des « situations frontalières » : les points de contact et les échanges qui ont eu cours aux extrémités et dans les interstices (ou « glacis de l’Empire ») des Empires habsbourgeois, ottoman, russe et germanique. Ces recherches convoquent à la fois les régimes territoriaux à grande échelle et les traditions de morphologie spatiale urbaines. Ainsi la conférence « Building Modernity in the Balkans » (Construire la modernité dans les Balkans) a-t- elle examiné l’influence de la production architecturale ottomane et habsbourgeoise sur les Balkans, en se concentrant sur les méthodologies et les problématiques communes. Cet événement a eu pour conséquence la formation d’un groupe de recherche international « Balkans » afin de favoriser les échanges dans ce secteur. Mais, nous le savions déjà, il faut beaucoup de temps pour aboutir à une recherche documentée rigoureuse. En outre, les résultats de ces travaux ne s’intègrent aux cadres

Perspective, 3 | 2008 58

historiographiques et théoriques des disciplines académiques que très lentement et il faut être plus patient encore pour les voir pénétrer les sphères plus larges des consciences de l’histoire globale ou de la somme des savoirs rattachés à un lieu et à une époque.

53 Depuis la chute du communisme, l’histoire de l’Europe centrale au XXe siècle est en train d’être réécrite grâce à la libre circulation des informations et des idées à travers cette région. Mais il faut souligner que depuis 1990, cette ouverture des archives et des sites n’a pas seulement facilité la création de nouveaux domaines de recherche (et donc étendu le territoire de l’étude historique), mais aussi remis en question notre compréhension de travaux et de périodes que nous pensions pourtant bien connaître. Nous nous apercevons de plus en plus que notre connaissance se basait principalement sur une vision biaisée due à la situation politique sous la guerre froide. Les nouvelles perspectives apparues après 1990 ont changé à la fois le terrain historique de l’Europe centrale et les grands récits du modernisme international. En d’autres termes, le renouveau de l’Europe centrale nous donne accès à de nouvelles informations mais, dans le même temps, il remet en question la perspective critique qui nous avait aidés à forger et à établir nos cadres historiques.

Relecture du modèle conceptuel de la Großstadt

54 Ce phénomène nous a ainsi permis de poser un regard différent sur une des conceptions les plus importantes de la métropole moderne dans l’Europe centrale du XXe siècle : la théorie d’Otto Wagner Die Großstadt: eine Studie über diese, rédigée pour être présentée à New York en 1910 lors d’un congrès international sur les arts municipaux. Le projet ne fut finalement pas présenté à New York mais publié à Vienne en 1911, puis dans Architectural Record un an plus tard (WAGNER, 1911, 1912). Depuis lors, il est cité dans la plupart des histoires de l’architecture moderne comme une vision essentielle de l’aménagement urbain du XXe siècle. Analysé quasi exclusivement dans le contexte de sa réception (les discours internationaux d’aménagement urbain), plutôt que dans celui de sa conception, le texte de la Großstadt a toujours été une énigme pour les historiens. Il a généralement été présenté comme l’un des nombreux plans d’aménagement pensés pour garantir le maintien en place de l’architectonique et de la hiérarchie dans la cité bourgeoise du XIXe siècle en imposant un minimum de contrôle afin de garantir l’ordre sans ébranler pour autant le marché capitaliste (le système de développement spéculatif du territoire urbain) dont dépendait la croissance de la métropole moderne. Pourtant, son organisation logique s’avère radicalement différente des modèles post- haussmanniens dominant en Europe et en Amérique du Nord, tels que Garden City en Angleterre (HOWARD, 1898), City Beautiful aux États-Unis (CIUCCI, 1979) et Planned Metropolis en Allemagne ( HEGEMANN, 1911-1913). Ces projets, malgré quelques différences, sont centralisés et fonctionnent tous selon la même répartition des zones : un centre (pour les affaires et la culture) et une périphérie (résidentielle, qui s’étend jusqu’aux villes satellites dans la campagne environnante). La Großstadt de Wagner, au contraire, est polycentrique et fonctionnelle, elle structure la ville comme un réseau constitué de plusieurs nœuds interconnectés qui sont autant de répliques du centre (et donc de ses éléments : institutions culturelles et financières, commerces, logements, parkings et espaces verts). La logique sous-jacente, telle que l’explique Wagner, était

Perspective, 3 | 2008 59

que la structure polycentrique modulaire de la Großstadt lui permettait de s’étendre infiniment sans encombrer le centre.

55 Le modèle conceptuel de la Großstadt, analysé dans le contexte de sa conception dans les dernières années des conflits nationalistes et politiques de l’Empire austro-hongrois alors en plein déclin, plutôt que dans le contexte de sa réception, nous apparaît clairement comme une réplique de la structure unifiée mais polycentrique de cet empire supranational (BLAU, 2001, 2008 ; BANIK-SCHWEITZER, BLAU, 2003). Wagner insistait sur la capacité qu’avait son projet à respecter les différences tout en préservant une certaine neutralité, en offrant à l’habitant urbain un certain « anonymat » et une organisation suffisamment transparente et flexible pour accueillir et intégrer « un afflux continu de nouveaux habitants et d’étrangers » (GRAF, 1985, II, p. 646, 641). Le projet intègre une conception de la ville comme un lieu où s’inscrit et s’exprime la « différence ». Appréhendé dans le contexte de l’Europe centrale de la fin de l’Empire, ce projet peut être considéré comme une vision utopique d’une métropole moderne qui saurait préserver l’hétérogénéité et les différences culturelles de l’Europe centrale des Habsbourg et donc de l’Empire lui-même. Il s’agissait certes d’une solution envisageant l’avenir d’une ville pouvant s’étendre à l’infini tout en conservant sa culture urbaine cosmopolite, mais le projet restait enraciné dans le contexte spatio-temporel de sa conception, physiquement, culturellement et historiquement parlant.

56 La perspective transterritoriale et transhistorique nous permet de comprendre un peu mieux ce projet et les concepts d’aménagement urbain de l’Europe centrale de l’entre- deux-guerres. Lorsque le contexte dans lequel fut élaborée la Großstadt et la signification du double concept d’identité et de différence sont bien assimilés, une autre lecture de ce projet se révèle. Dans les années 1920, la structure polycentrique de la Großstadt de Wagner était compatible avec certaines des conceptions théoriques de la ville socialiste les plus importantes parmi celles développées en Europe centrale : la KURI City anticapitaliste de Farkas Molnár (1923 ; BOTAR, 1985, p. 73-79) et la Hochhausstadt de Ludwig Hilberseimer (1924/1927 ; HILBERSEIMER, 1927), conceptions qui, comme la Großstadt, étaient régies par une idéologie politique supranationale (internationaliste)5. La structure en réseau de la Großstadt peut même aider à comprendre celle qui, basée sur les microrayons (la nouvelle unité d’occupation sociale de l’espace socialiste, ou NUS [new unit of settlement]), s’organise en un modèle multinodal disséminé dans toute l’Europe centrale communiste des années 1960 (BLAU, RUPNIK, 2007 ; BLAU, 2008 ; GUTNOV, (1960) 1971).

57 Les perspectives globales (notamment lorsqu’on y inclut les deux guerres mondiales et la période qui les sépare) permettent de mettre en évidence la continuité et les chevauchements d’idées nées sous l’Empire, dans l’entre-deux-guerres ou dans l’Europe centrale socialiste. Les conditions de transition sont elles-mêmes un bon exemple de la continuité entre les trois époques. Bien sûr, le changement est une condition essentielle de la modernité, mais en Europe centrale, la transition – un état d’instabilité à l’issue incertaine – est restée la norme pendant la majeure partie du siècle dernier ; elle a été un état de fait constant et un facteur déterminant pour la formulation de l’architecture du XXe siècle et des villes de cette région. Sous beaucoup d’aspects, l’expérience de la transition, tout comme l’hétérogénéité culturelle ou les conflits idéologiques, fut une donnée déterminante de l’architecture urbaine moderne en Europe centrale. C’est aussi un héritage pour le futur, comme le suggère l’historien allemand spécialiste de l’Europe

Perspective, 3 | 2008 60

centrale Karl Schlögel. Lorsqu’il se demandait en 1996 : « Qu’avons-nous [les villes des anciens pays communistes] à offrir ? », Schlögel répondait : « Il y a peut-être un élément qui ne saurait être évalué en termes de shillings ou de marks, quelque chose qui n’a simplement pas de prix : la capacité des villes à s’adapter aux situations de transition et à gérer les crises. Les villes du centre [de l’Europe] ont été des laboratoires pour des transitions réussies » (SCHLÖGEL, 1996).

58 Autrement dit, cette expérience, ou plutôt ce savoir acquis par l’expérience, est un modèle utile et exportable.

59 Aujourd’hui, ce savoir retrouve sa pertinence et son utilité face à des situations politiques de crise. L’expérience de la modernisation de l’Europe centrale offre un aperçu essentiel de deux paramètres de la ville contemporaine qui préoccupent les théoriciens de l’urbanisme et les historiens contemporains de l’architecture. Le premier est la géographie transnationale (les réseaux urbains transfrontaliers) au niveau des grandes régions que l’Union européenne est en train d’installer dans toute la partie continentale de l’Europe. Ce nouvel ordre géopolitique mis en place par l’Union soulève nombre de questions pressantes, parmi lesquelles : quel sera le fonctionnement des villes à l’intérieur de ce contexte et de ces réseaux ? Quelles transformations se produisent dans les structures fondamentales des villes ?

60 Le second paramètre qui pose un sérieux défi aux règles d’urbanisme est le taux phénoménal de croissance dans les conurbations à travers la planète, notamment dans les pays du Tiers-Monde. Cette donnée vient remettre en question les plans d’aménagement normatifs : comment peut-on anticiper l’aménagement de villes marquées par ces conditions de croissance incontrôlée et d’instabilité politique et sociale ? Comment un architecte peut-il travailler avec efficacité, sans parler d’innover ou de prendre des décisions réfléchies, dans de telles conditions ?

61 Nous sommes de plus en plus conscients que l’expérience de modernisation telle qu’elle a été vécue en Europe centrale au début du XXe siècle apporte de nombreux éléments de réponse à ces questions. Afin de mieux comprendre la ville et ces conditions de transition, la recherche actuelle (le plus souvent le fait de collaborations internationales) est en train de créer de nouvelles méthodologies critiques et historiographiques qui s’appuient bien souvent sur des recherches pluridisciplinaires utilisant de multiples supports et allant de divers types de documents (visuels ou textuels) à des techniques analytiques basées, entre autres, sur la cartographie, la représentation schématique, les strates, l’animation, la projection, le modélisme ou la photographie image par image (ILSINGER, DOYTCHINOV, 2005 ; BLAU, RUPNIK, 2007). Ces techniques permettent de visualiser les transformations synchrones et non- synchrones, puis de comparer leurs taux de progression en différents endroits. À partir de ces informations, nous avons la possibilité de créer une forme de savoir ancrée dans ce contexte spatio-temporel, un savoir fondamentalement architectural, qui dévoile les procédés par lesquels la ville se construit au travers d’idées, de pratiques et d’interventions accumulées au fil du temps dans un même lieu.

Perspective, 3 | 2008 61

BIBLIOGRAPHIE

– ACHLEITNER, 1980-1995 : Friedrich Achleitner, Österreichische Architektur im 20. Jahrhndert: ein Führer in drei Bänden, 3 vol., Vienne, 1980-1995.

– ACHLEITNER, (1980) 1996 : Friedrich Achleitner, Wiener Architektur: zwischen typologischem Fatalismus und semantischem Schlamassel, Vienne, 1996.

– Adolf Loos, 1989 : Adolf Loos, Burkhardt Rukschcio éd., (cat. expo., Vienne, Graphisches Sammlung Albertina/Historisches Museum der Stadt Wien/Looshaus am Michaelerplatz, 1989-1990), Vienne, 1989.

– ALLMAYER-BECK, 1993 : Renate Allmayer-Beck éd., Margarete Schütte-Lihotzky. Soziale Architektur Zeitzeugin eines Jahrhunderts, Vienne, 1993.

– ALOFSIN, 2006 : Anthony Alofsin, When Buildings Speak: Architecture as Language in the Habsburg Empire and Its Aftermath, 1867-1933, Chicago, 2006.

– Architektura Lwowa, 1997 : Architektura Lwowa XIX wieku/Die Architektur Lembergs im 19. Jahrhudert, Jacek Purchla éd., (cat expo., Cracovie, Miedzynarodowe Centrum Kultury, 1997), Cracovie, 1997.

– BANIK-SCHWEITZER, 1972 : Renate Banik-Schweitzer, Der staatlich geförderte, de kommunale und gemeinnützige Wohnungs- und Siedlungsbau in Österreich bis 1945, (thèse de doctorat, Technische Universität, Vienne), 1972.

– BANIK-SCHWEITZER, 1981 : Renate Banik-Schweitzer, Historischer Atlas von Wien, Vienne, 1981.

– BANIK-SCHWEITZER, 1982 : Renate Banik-Schweitzer, Zur socialräumlichen Gliederung Wiens 1869-1934, Vienne, 1982.

– BANIK-SCHWEITZER, BLAU, 2003 : Renate Banik-Schweitzer, Eve Blau éd., Urban Form: Städtebau in der postfordistischen Gesellschaft, Vienne, 2003.

– BANIK-SCHWEITZER, MEISSL, 1983 : Renate Banik-Schweitzer, Gerhard Meissl, Industriestadt Wien: Die Durchsetzung der industriellen Marktproduktion in der Habsburgerresidenz, Vienne, 1983.

– Bat’a Architecture, 1992 : Bat’a: Architecture and Urbanism 1910-1950, Vladimir Slapeta éd., (cat. expo., Zlín, Galerie de Zlín, 1993), Zlín, 1992.

– BAUBÖCK, 1979 : Rainer Bauböck, Wohnungspolitik im Sozialdemokratischen Wien 1919-1934, Salzbourg, 1979.

– BAUER, 1907 : Otto Bauer, Die Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie, Vienne, 1907.

– Bauhaus im Osten, 1997 : Bauhaus im Osten. Slowakische und Tschechische Avantgarde 1928-1939, Susanne Anna éd., (cat. expo., Leverkusen, Sta◌̈dtischen Museum, Schloß Morsbroich/Zwickau, Sta◌̈dtischen Museum/Dessau, Stiftung Bauhaus 1997-1998), Ostfildern-Ruit, 1997.

– BENESOVA, 1984 : Marie Benesova, Ceska architektura v promenach dvou stoleti 1780-1980, Prague, 1984.

– BENEVOLO, 1960 : Leonardo Benevolo, Storia dell’architettura moderna, Bari, 1960.

– BENSON, FORGÁCS, 2002 : Timothy O. Benson, Éva Forgács éd., Between worlds: A sourcebook of Central European avant-gardes: 1910-1930, Cambridge (Mass.), 2002.

Perspective, 3 | 2008 62

– BEREND, 1998 : Ivan T. Berend, Decades of Crisis: Central and Eastern Europe before World War II, Berkeley/Los Angeles/Londres, 1998.

– BEREND, RANKI, 1985 : Ivan T. Behrend, Gyorgy Ranki, The Hungarian Economy in the Twentieth Century, Londres, 1985.

– BERNER, BRIX, MANTL, 1986 : Peter Berner, Emil Brix, Wolfgang Mantl, Wien um 1900: Aufbruch in die Moderne, Munich, 1986.

– BEYER, 1987 : Doris Beyer, « Sexualität – Macht – Wohlfahrt: Zeitgemässe Erinnerungen an das ‘Rote Wien’ », dans Zeit Geschichte, 1987, 14, p. 453-459.

– BIRAGHI, 1999 : Marco Biraghi éd., Bela Lajta: Ornamento e Modernita, Milan, 1999.

– BLAU, 1999 : Eve Blau, The Architecture of Red Vienna, 1919-1934, Cambridge (Mass.), 1999.

– BLAU, 2001 : Eve Blau, « Die Kodifizierung von Identität und Differenz. Otto Wagners Grossstadt als Form und Idee », dans Moritz Csáky, Peter Stachel éd., Die Verortung von Gedächtnis, Vienne, 2001, p. 9-43.

– BLAU, 2006 : Eve Blau, « Isotype and Architecture in Red Vienna: The Modern Projects of Otto Neurath and Josef Frank », dans Culture and Politics in Red Vienna: Austrian Studies, 2006, 14, p. 227-259.

– BLAU, 2008 : Eve Blau, « Supranational Principle as Urban : Otto Wagner’s Großstadt and City Making in Central Europe », dans Histoire de l’art du XIXe siècle (1848-1914), bilans et perspectives (colloque, Paris, 2007), Paris, sous presse.

– BLAU, RUPNIK, 2007 : Eve Blau, Ivan Rupnik, Project Zagreb: Transition as Condition, Strategy, Practice, Barcelone/New York, 2007.

– BLAU, TROY, 1997 : Eve Blau, Nancy J. Troy éd., Architecture and Cubism, Montréal/Cambridge (Mass.), 1997.

– BOBEK, LICHTENBERGER, 1978 : Hans Bobek, Elisabeth Lichtenberger, Wien: Bauliche Gestalt und Entwicklung seit der Mitte des 19. Jahrhunderts, Vienne, 1978.

– BORSI, GODOLI, 1986 : Franco Borsi, Ezio Godoli, Vienna, 1900: Architecture and Design, New York, 1986.

– BOTAR, 1985 : Oliver Arpad Istvan Botar, Modernism in Hungarian Urban Planning: 1906-1938, (mémoire de M.A., ), 1985.

– BOTSTEIN, STRITZLER-LEVINE, 1996 : Leon Botstein, Nina Stritzler-Levine éd., Josef Frank, Architect and Designer: An Alternative Vision of the Modern Home, New Haven, 1996.

– BRIX, JANIK, 1994 : Emil Brix, Allan Janik, Kreatives Milieu, Wien um 1900: Ergebnisse eines Forschungsgespräches der Arbeitsgemeinschaft Wien um 1900, Vienne, 1994.

– Carl König, 1999 : Carl König, 1841-1915: Ein Neubarocker Grossstadtarchitekt in Wien, Markus Kristan éd., (cat. expo., Vienne, Musée juif, 1999), Vienne, 1999.

– Central European avant-gardes, 2002 : Central European avant-gardes: exchange and transformation, Timothy O. Benson éd., (cat. expo., Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art/Munich, Haus der Kunst/Berlin, Martin-Gropius-Bau, 2002-2003), Cambridge (Mass.), 2002.

– Centropa, 2001 : Centropa: A Journal of Central European Architecture and Related Arts, janvier 2001, 1/1 : Ring Plans in Central European Cities.

Perspective, 3 | 2008 63

– Centropa, 2003 : Centropa: A Journal of Central European Architecture and Related Arts, janvier 2003, 3/1 : Central European Architectural Students at the Bauhaus.

– Centropa, 2004 : Centropa: A Journal of Central European Architecture and Related Arts, janvier 2004, 4/1 : Modern Central European Landscape Design, Steven Muthesius, Joachim Woschke-Bulman éd.

– Centropa, 2005 : Centropa: A Journal of Central European Architecture and Related Arts, janvier 2005, 5/1 : Theory and Methodology, Christopher Long éd.

– Centropa, 2006 : Centropa: A Journal of Central European Architecture and Related Arts, janvier 2006, 6/1 : Wagnerschule, Jindrich Vybiral éd.

– CIELATKOWSKA, LORENS, 2000 : Romana Cielatkowska, Piotr Lorens, Architecture and Urban Design of Social Housing Estates in Gdansk from the Interwar Period, Gdansk, 2000.

– CIUCCI, 1979 : Giorgio Ciucci et al., The American City From the Civil War to the New Deal, Cambridge (Mass.), 1979.

– CLEGG, 2006 : Elizabeth Clegg, Art, Design and Architecture in Central Europe 1890-1920, New Haven, 2006.

– COLLINS, 1965 : Peter Collins, Changing Ideals in Modern Architecture, 1750-1950, Montréal, 1965.

– COLLINS, COLLINS, (1965) 1986 : George R. Collins, Christiane Crasemann Collins, Camillo Sitte: The Birth of Modern City Planning, New York, (1965) 1986.

– Contemporary European History, 2005 : Contemporary European History, 2005, 14/4 : Transnational Communities in European History, 1920-1970, Patricia Clavin éd.

– CORBEA-HOSIE, LE RIDER, 1996 : Andrei Corbea-Hosie, Jacques Le Rider, Metropole und Provinzen in Alt- Österreich, 1890-1918, Vienne/Cologne/Weimar, 1996.

– CSÁKY, ZEYRINGER, 2000 : Moritz Csáky, Klaus Zeyringer éd., Ambivalenz des kulturellen Erbes: Vielfachcodierung des Historischen Gedaechtnisses: Paradigma Osterreich, Innsbruck, 2000.

– CZECH, 1977 : Hermann Czech, Zur Abwechslung. Ausgewählte Schriften zur Architektur Wien, Vienne, 1977.

– CZECH, MISTELBAUER, 1968 : Hermann Czech, Wolfgang Mistelbauer, Das Looshaus, Vienne, 1968.

– CZEIKE, 1958-1959 : Felix Czeike, Wirtschafts- und Sozialpolitik der Gemeinde Wien in der Ersten Republik (1919-1934), (Wiener Schriften, 6, 11), Vienne, 1958-1959.

– CZEIKE, 1962 : Felix Czeike, Liberale, Christlichsoziale und Sozialdemokratische Kommunalpolitik (1861-1934): Dargestellt am Beispiel der Gemeinde Wien, Vienne, 1962.

– DEAK, 1985 : Istvan Deak, Assimilation and Nationalism in East Central Europe During the Last Century of Habsburg Rule, Pittsburgh, 1985.

– DEMETZ, 1997 : Peter Demetz, Prague in Black and Gold, New York, 1997.

– Devĕtsil, 1990 : Devĕtsil. Czech Avant-Garde Art Architecture and Design of the 1920s and 30s, František Šmejkal, Rostislav Švácha éd., (cat. expo., Oxford, Museum of Modern Art/Londres,Design Museum, 1990), Oxford/Londres, 1990.

– Die Brünner Funktionalisten, 1985 : Die Brünner Funktionalisten. Moderne Architektur in Brünn, Vladimir Slapeta éd., (cat. expo., Prague, Musée national de la technique, 1983), Innsbruck/ Vienne, (1983) 1985.

Perspective, 3 | 2008 64

– Die ersten 100 Jahre, 1988 : Die ersten 100 Jahre: Österreichische Sozialdemokratie 1888-1988, Helene Maimann éd., (cat. expo., Vienne, Gaswerk Simmering, 1988), Vienne, 1988.

– DIENES, 1999 : Gerhard M. Dienes éd., Fellner & Helmer – Die Architekten der Illusion. Theaterbau und Bühnenbild in Europa, Graz, 1999.

– DULLA, 1982 : Matus Dulla, Slovak Modern Architecture, Bratislava, 1982.

– FRANK, 2005 : Alison Fleig Frank, Oil Empire: Visions of Prosperity in Austrian Galicia, Cambridge (Mass.), 2005.

– GARTON ASH, 1986 : Timothy Garton Ash, « Does Central Europe Exist? », dans New York Review of Books, 9 octobre 1986, 33/15.

– GARTON ASH, 1990 : Timothy Garton Ash, « Mitteleuropa? », dans Daedalus, 1990, 119/1, p. 1-21.

– GARTON ASH, 1999 : Timothy Garton Ash, « The Puzzle of Central Europe », dans New York Review of Books, 18 mars 1999, 46/5.

– GERETSEGGER, PEINTNER, 1964 : Heinz Geretsegger, Max Peintner, Otto Wagner, 1841-1918; unbegrenzte Groszstadt, Beginn der modernen Architektur, Salzbourg, 1964.

– GERLE, 1990 : János Gerle, A szásadforduló Magyar épiteszete, Budapest, 1990.

– GERLE, 1998 : János Gerle, « Hungarian Architecture from 1900-1918 », dans Dora Wiebenson, Jószef Sisa éd., The Architecture of Historic Hungary, Cambridge (Mass.), 1998, p. 223-244.

– GERLE, 2003 : János Gerle, Ödon Lechner, Budapest, 2003.

– GIEDION, 1941 : Sigfried Giedion, Space, Time and Architecture: The Growth of a New Tradition, Cambridge (Mass.), 1941.

– GOEHRKE, PIETROW-ENNKER, 2006 : Carsten Goehrke, Bianka Pietrow-Ennker éd., Städte im östlichen Europa: zur Problematik von Modernisierun und Raum vom Spätmillelalter bis zum 20. Jahrhundert, Zurich, 2006.

– GOOD, 1984 : David F. Good, The Economic Rise of the Habsburg Empire, 1750-1914, Berkeley, 1984.

– GRAF, 1969 : Otto Antonia Graf, Die Vergessene Wagnerschule, Vienne, 1969.

– GRAF, 1985 : Otto Antonia Graf, Otto Wagner: Das Werk des Architekten, 2 vol., Vienne, 1985.

– GRUBER, 1991 : Helmut Gruber, Red Vienna: Experiment in Working-Class Culture, New York, 1991.

– GUTKIND, 1972 : Erwin Anton Gutkind, Urban Development in East-Central Europe: Poland, , and Hungary (International History of City Development, 7), New York, 1972.

– GUTNOV, (1960) 1971 : Alexei Gutnov éd., The Ideal Communist City, trad. par Renee Neu Watkins, New York, (1960) 1971.

– HADIK, 1986 : Andras Hadik, Igazságüketek éuületek magyarországon a dulaizmus korában, Budapest, 1986.

– HALLER, 1996 : Rudolf Haller éd., Nach kakanien: Annäherung an die Moderne (Studien zur Moderne, I), Vienne, 1996.

Perspective, 3 | 2008 65

– HANAK, (1988) 1992 : Peter Hanák, Der Garten und die Werkstatt: ein kulturgeschichtlicher Vergleich Wien und Budapest um 1900, Vienne, (1988) 1992.

– HEGEMANN, 1911-1913 : Werner Hegemann éd., Der Städtebau nach den Ergebnissen der allgemeinen Städtebau-Ausstellung in Berlin nebst einem Anhang: Die internationale Städtebau-Ausstellung in Düsseldorf, 2 vol., Berlin, 1911-1913.

– HERSCHER, 1999/2000 : Andrew Herscher, « Publications and Public Realms: Architectural Periodicals in the Habsburg Empire and its Successor States », dans Shaping the Great City, 1999/2000, p. 237-246.

– HILBERSEIMER, 1927 : Ludwig Hilberseimer, Großstadtarchitektur, Stuttgart, 1927.

– HITCHCOCK, 1958 : Henry Russell Hitchcock, Architecture: Nineteenth and Twentieth Centuries, Baltimore, 1958.

– HOFFMANN, 1966 : Hans-Christoph Hoffmann, Die Theaterbauten von Fellner und Helmer, Munich, 1966.

– HOWARD, 1898 : Ebenezer Howard, Tomorrow ; a peaceful path to real reform, Londres, 1898.

– HRAUSKY, 1991 : Andrej Hrausky, Contemporary Architecture in Slovenia, Ljubljana, 1991.

– HUNTINGTON, 1996 : Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, 1996.

– ILSINGER, DOYTCHINOV, 2005 : Renate Ilsinger, Grigor Doytchinov éd., The Urban Changes and the Cultural Heritage of Central Europe, Graz, 2005.

– JANIK, 2001 : Allan Janik, Wittgenstein‘s Vienna Revisited, New Brunswick (USA), 2001.

– JOHN, LICHTBLAU, 1990 : Michael John, Albert Lichtblau, Schmelztigel Wien – einst und jetzt. Zur Geschichte und Gegenwart von Zuwanderung und Minderheiten, Vienne/Cologne, 1990.

– JOHNSON, 1996 : Lonnie R. Johnson, Central Europe: Enemies, Neighbors, Friends, New York/Oxford, 1996.

– JOHNSTON, 1972 : William M. Johnston, The Austrian Mind: An Intellectual and Social History 1848-1838, Berkeley, 1972.

– Josef M. Olbrich, 1967 : Josef M. Olbrich, 1867-1908, Karl-Heinz Schreyl éd., (cat. expo., Darmstadt, Hessisches Landes museum, 1967), Darmstadt, 1967.

– Josef Urban, 2000 : Josef Urban: Die Wiener Jahre des Jugendstilarchitekten und Illustrators 1872-1911, Markus Kristan éd., (cat. expo., Vienne, Musée juif, 2000), Vienne, 2000.

– JUDT, 1990 : Tony Judt, « The Rediscovery of Central Europe », dans Daedalus, 1990, 119/1, p. 23-54.

– KALLIR, 1986 : Jane Kallir, Viennese Design and the Wiener Werkstätte, New York, 1986.

– KANN, 1950 : Robert A. Kann, The multinational empire ; nationalism and national reform in the Habsburg monarchy, 1848-1918, 2 vol., New York, 1950.

– KANN, 1974 : Robert A. Kann, A History of the Habsburg Empire, 1526-1918, Berkeley, 1974.

Perspective, 3 | 2008 66

– KNEZEVIC, 1996 : Snjeska Knezevic, Zagrebacka Zelena Potkova, Zagreb, 1996.

– KNEZEVIC, 2003 : Snjeska Knezevic, Zagrebu u Sredistu, Zagreb, 2003.

– KONRÁD, 1985 : György Konrád, « Ein Traum von Europa », dans Kursbuch, 1985, 81/9, p. 175-193.

– KOPEČEK, 2008 : Michael Kopeček éd., Past in the Making: Historical Revisionism in Central Europe after 1989, Budapest, 2008.

– KORYČÁNEK, 2003 : Rostislav Koryčánek, Česká architektura v německém Brně. Město jako ideální krajina nacionalismu, Brno, 2003.

– KREČIČ, 1989 : Peter Krečič, Slovenski Konstrucktivizem in Njegovi Evropski Okviri, Maribor, 1989.

– KREČIČ, 1991 : Peter Krečič, Plečnikova Ljubljana, Ljubljana, 1991.

– KREČIČ, 1992 : Peter Krečič, Jože Plečnik, Ljubljana, 1992.

– KREČIČ, 1993 : Peter Krečič, Plečnik, The Complete Works, New York, 1993.

– KRZOSKA, RÖSKAU-RYDEL, 2006 : Markus Krzoska, Isabel Röskau-Rydel éd., Stadtleben und Nationalität: Ausgewählte Beiträge zur Stadtgeschichtsforschung in Ostmitteleuropa im 19. und 20. Jahrhundert, Munich, 2006.

– KUDELKA, 1970 : Zdenek Kudelka, Brneská architektura 1919-1928, Brno, 1970.

– KULKA, (1931) 1979 : Heinrich Kulka, Adolf Loos: Das Werk des Architekten, Vienne, (1931) 1979.

– KUNDERA, 1985 : Milan Kundera, « A Kidnapped West or Culture Bows Out », dans Granta, 1985/11, p. 95-118.

– KUNDERA, 2007 : Milan Kundera, « Die Weltliteratur », dans The New Yorker, 8 janvier 2007, p. 28-35.

– LASLO, 1984 : Aleksander Laslo, « The International Competition for the General Regulatory Plan of of Zagreb 1930-1931 », dans Čovjek i prostor, 1984, XXXI, 1/370, Zagreb, p. 25-31.

– LASLO, 1989 : Aleksander Laslo, « Die Loos Schule in Croatien », dans Adolf Loos, 1989, p. 307-327.

– Lemberg, Lwów, Lviv, 1993 : Lemberg, Lwów, Lviv: eine Stadt im Schnittpunkt europäischer Kulturen, Peter Fässler, Thomas Held, Dirk Sawitzki éd., (cat. expo., Vienne, Musée historique de la Ville de Vienne, 1993), Cologne, 1993.

– LE RIDER, 1994 : Jacques Le Rider, Modernité viennoise et crises de l’identité, Paris, 1994.

– LESNIKOWSKI, 1996 : Wojciech Lesnikowski éd., East European Modernism: Architecture in Czechoslovakia, Hungary and Poland between the Wars, 1919-1939, New York, 1996.

– LICHTENBERGER, 1970 : Elisabeth Lichtenberger, Wirtschaftsfunktion und Sozialstruktur der Wiener Ringstrasse, Vienne, 1970.

– LISSITZKY, (1930) 1984 : , Russia: An Architecture for World Revolution, trad. par Eric Dluhosch, (Vienne, 1930) Cambridge (Mass.), 1984.

– LONG, 2002 : Christopher Long, Josef Frank: Life and Work, Chicago, 2002.

– LONG, 2007 : Christopher Long, Paul T. Frankl, New Haven, 2007.

– LUKACS, 1988 : John Lukacs, Budapest 1900: A Historical Portrait of a City and Its Culture, New York, 1988.

Perspective, 3 | 2008 67

– LYOTARD, 1979 : Jean-Francois Lyotard, La Condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, 1979.

– MAGOCSI, 2002 : Paul Robert Magocsi, Historical Atlas of Central Europe, éd., rev. et corr., Seattle, 2002.

– MAGRIS, (1986) 1989 : Claudio Magris, Danube, Londres, (1986) 1989.

– MAGRIS, 2000 : Claudio Magris, Der Habsburgische Mythos in der modernen Österreichichen Literatur, Vienne, 2000.

– MAHECIC, 2002 : Darja Radovic Mahecic, Socijalno stanovanje meduratnog Zagreba, Zagreb, 2002.

– MALLGRAVE, 1993 : Henry Francis Mallgrave éd., Otto Wagner: Reflections on the Raiment of Modernity, Santa Monica, 1993.

– MANG, MANG, 1979 : Karl Mang, Eva Mang éd., Wiener Architektur 1860-1930 in Zeichnungen, Stuttgart, 1979.

– MARCHETTI, 1985 : Maria Marchetti, Vienna um 1900. Kunst und Kultur, Vienne/ Munich, 1985.

– MELINZ, UNGAR, 1996 : Gerhard Melinz, Gerhard Ungar éd., Wohlfahrt und Krise: Wiener Kommunalpolitik zwischen 1929 und 1938, Vienne, 1996.

– MELINZ, ZIMMERMANN, 1996 : Gerhard Melinz, Susan Zimmermann éd., Wien, Prag, Budapest: Bütezeit der Habsburgmetropolen: Urbanisierung, Kommunalpolitik, gesellschaftliche Konflikte (1867-1918), Vienne, 1996.

– MIHELIč, 1983 : Breda Mihelič, Urbanistični razvoj Ljubljane, Ljubljana, 1983.

– MIHELIč, 1994 : Breda Mihelič, Ljubljana Stadtführer, Ljubljana, 1994.

– Mit uns zieht…, 1981 : Mit uns zieht die neue Zeit: Arbeiterkultur in Österreich 1918-1934, Helene Maimann éd., (cat. expo., Vienne, Österreichisches Nationalbibliothek, 1981), Vienne, 1981.

– MORAVÁNSZKY, 1983 : Akos Morávanszky, Die Architektur der Jahrhundertwende in Ungarn und ihre Beziehungen zu der Wiener Architektur der Zeit, [thèse, Vienne, Technischen Universität, 42], Vienne, 1983.

– MORAVÁNSZKY, 1988 : Ákos Moravánszky, Die Architektur der Donaumonarchie 1867-1918, Budapest/ Berlin, 1988.

– MORAVÁNSZKY, 1988a : Ákos Moravánszky, Die Erneuerung der Baukunst. Wege zur Moderne in Mitteleuropa 1900-1940, Salzbourg/Vienne, 1988.

– MORAVÁNSZKY, 1998 : Ákos Moravánszky, Competing Visions: Æsthetic Invention and Social Imagination in Central European Architecture 1967-1918, Cambridge (Mass.), 1998.

– MUMFORD, 2002 : Eric Mumford, The CIAM Discourse on Urbanism 1928-1960, Cambridge (Mass.), 2002.

– MURRAY, 1997 : Irena Zantovska Murray, « The Burden of Cubism: The French Imprint on Czech Architecture, 1910-1914 », dans BLAU, TROY, 1997, p. 41-59.

– NAUMANN, 1915 : Friedrich Naumann, Mitteleuropa, Berlin, 1915.

– NEUWIRTH, 1984 : Waltraud Neuwirth, Wiener Werkstätte: Avantgarde, , Industrial Design, Vienne, 1984.

Perspective, 3 | 2008 68

– ŒCHSLIN, (1994) 2002 : Werner Œchslin, Otto Wagner, Adolf Loos, and the Road to Modern Architecture (trad. angl. de Stilhülse und Kern: Otto Wagner, Adolf Loos und der evolutionäre Weg zur modernen Architektur, Zurich, 1994), Cambridge, 2002.

– Oskar Marmorek, 1996 : Oskar Marmorek: Architekt und Zionist, Markus Kristan éd., (cat. expo., Vienne, Musée juif, 1997), Vienne, 1996.

– PEVSNER, 1968 : Nikolaus Pevsner, The Sources of Modern Architecture and Design, New York, 1968.

– PEVSNER, RICHARDS, 1973 : Nikolaus Pevsner, J. M. Richards éd., The Anti-rationalists, Londres, 1973.

– PIRHOFER, SIEDER, 1982 : Gottfried Pirhofer, Reinhard Sieder, « Zur Konstitution der Arbeiterfamilie im Roten Wien. Familienpolitik, Kulturreform, Alltag und Aesthetick », dans Michael Mitterauer, Reinhard Sieder éd., Historische Familienforschung, Francfort, 1982, p. 326-368.

– PINTILIE, 1997 : Ileana Pintilie, « Viena, Budapesta şi Timişoara – raportul dintre centru şi periferie în anii ‘întemeierii’, premisă a răspândirii stilului 1900 », dans Analele Banatului, série Artă, II, Timişoara, 1997, p. 33-49.

– PLISCHKE, 1989 : Ernst A. Plischke, Ein Leben mit Architektur, Vienne, 1989.

– POTZNER, 2004 : Ferenc Potzner, István Medgyaszay, Budapest, 2004.

– POZZETTO, 1980 : Marco Pozzetto, Die Schule Otto Wagners, 1894-1912, Vienne/Munich, 1980.

– POZZETTO, 1983 : Marco Pozzetto, Max Fabiani, ein Architekt der Monarchie, Vienne, 1983.

– PRELOVSEK, 1979 (1986) : Damjan Prelovsek, Josef Plečnik: Wiener Arbeiten von 1896-1914, Vienne, 1979 (1986).

– PRELOVSEK, 1992 : Damjan Prelovsek, Josef Plečnik, 1872-1957: Architectura perennis, Salzbourg, 1992.

– PREMERL, 1989 : Tomislav Premerl, Zagreb, grad moderne arhitekture: stoljeće zagrebačke arhitekture, Zagreb, 2003.

– PURCHLA, 1979 : Jacek Purchla, Jak powstał nowoczesny Kraków, Cracovie, 1979.

– PURCHLA, 1986 : Jacek Purchla, Jan Zawiejski, architekt przełomu XIX i XX wieku, Varsovie, 1986.

– PURCHLA, 1988 : Jacek Purchla, Wien-Krakau im 19. Jahrhundert: zwei Studien über die österreichisch- polnischen Beziehungen in den Jahren 1866-1914, Mödling, 1988.

– PURCHLA, 1990 : Jacek Purchla, Pozaekonomiczne czynniki rozwoju Krakowa w okresie autonomii galicyjskiej (Zeszyty naukowe/Akademia Ekonomiczna w Krakowie, série spéciale Monografie, 96), Cracovie, 1990.

– PURCHLA, 1999 : Jacek Purchla, Cracow in the European Core, Cracovie, 1999.

– RABINBACH, 1983 : Anson Rabinbach, The Crisis of Austrian Socialism: From Red Vienna to Civil War, 1927-1934, Chicago, 1983.

– RATH, 1985 : R. John Rath, « Writings on Contemporary Austrian History, 1918-1934 », dans Anson Rabinbach éd., The Austrian Socialist Experiment: Social Democracy and Austro-Marxism, 1919-1934, Boulder, 1985, p. 47-55.

Perspective, 3 | 2008 69

– RICHARDS, 1962 : J. M. Richards, An Introduction to Modern Architecture, Baltimore, 1962.

– RUKSCHCIO, SCHACHEL, 1982 : Burkhardt Rukschcio, Roland Schachel, Adolf Loos: Leben und Werk, Salzbourg/Vienne, 1982.

– RUPNIK, 1989 : Jacques Rupnik, The Other Europe, New York, 1989.

– RUSINOW, 1992 : Dennison Rusinow, « Ethnic Politics in the Habsburg Monarchy and Successor States: Three Answers to the National Question », dans Richard L. Rudolph, David F. Good éd., Nationalism and Empire: The Habsburg Empire and the Soviet Union, New York, 1992, p. 243-267.

– SARNITZ, 1994 : August Sarnitz, Ernst Lichtblau, Architect, 1883-1963, Vienne, 1994.

– SCHLÖGEL, 1988 : Karl Schlögel, Die Mitte liegt ostwärts. Die Deutschen, der verlorene Osten und Mitteleuropa, Berlin, 1988.

– SCHLÖGEL, 1996 : Karl Schlögel, « The Historical Metropolises of Central Europe », dans Jacek Purchla éd., The Historical Metropolis: A Hidden Potential, Cracovie, 1996, p. 11-20 (citation p. 25-26).

– SCHORSKE, 1980 : Carl E. Schorske, Fin-de-siècle Vienna: Politics and Culture, New York, 1980.

– SCHWEIGER, 1984 : Werner J. Schweiger, Wiener Werkstätte: Design in Vienna, 1903-1932, New York, 1984.

– SEKLER, 1985 : Eduard F. Sekler, Josef Hoffmann: The Architectural Work, (Salzbourg/Vienne, 1980), Princeton, 1985.

– Shaping the Great City, 1999/2000 : Shaping the Great City: Modern Architecture in Central Europe, Eve Blau, Monika Platzer éd., (cat. expo., Prague, Maison municipale/Montréal, Centre canadien de l’architecture/Los Angeles, The Getty/Vienne, Kunstforum, 1999-2001), Munich/Londres, 1999.

– SINNHUBER, 1954 : Karl A. Sinnhuber, « Central Europe – Mitteleuropa – Europe Centrale: An Analysis of a Geographical Terms », dans Transactions and Papers (Institute of British Cartographers), 1954, 20, pp. 15-39.

– SITTE, 1889 : Camillo Sitte, Der Städtebau nach seinen künsterlischen Grundsätzen, Vienne, 1889.

– SITTE, (1889) 1965 : Camillo Sitte, Camillo Sitte: The Birth of Modern City Planning, trad. par George R. Collins, Christiane Crasemann Collins, (Vienne, 1889) New York, 1965.

– SLAPETA, 1987 : Vladimir Slapeta, Czech Functionalism 1918-1938, Londres, 1987.

– SPALT, 1979 : Johannes Spalt, Oskar Strnad 1879-1935, Vienne, 1979.

– SPALT, CZECH, 1981 : Johannes Spalt, Hermann Czech, Josef Frank, 1885-1967, Vienne, 1981.

– STACHEL, SZABO-KNOTIK, 2004 : Peter Stachel, Cornelia Szabo-Knotik éd., Urbane Kulturen in Zentraleuropa um 1900, Vienne, 2004.

– ŠVÁCHA, 1985 : Rostislav Švácha, Od moderny k funkcionalismu: proměny pražské architektury první poloviny dvacátého století, Prague, 1985.

– ŠVÁCHA, 1995 : Rostislav Švácha, The Architecture of New Prague, 1895-1945, Cambridge (Mass.), 1995.

– ŠVÁCHA, 2000 : Rostislav Švácha, The Pyramid, the Prism and the Arc: Czech Cubist Architecture 1911-1923, Prague, 2000.

Perspective, 3 | 2008 70

– ŠVÁCHA, DLUHOSCH, 1999 : Eric Dluhosch, Rostislav Švácha éd., Karel Teige: L’Enfant Terrible of the Czech Modernist Avant-Garde, Cambridge (Mass.), 1999.

– TAFURI, 1976 : Manfredo Tafuri, Architecture and Utopia: Design and Capitalist Development, Cambridge (Mass.), 1976.

– TAFURI, 1980 : Manfredo Tafuri éd., Vienna Rossa: la politica residenziale nella Viennna socialista, 1919-1933, Milan, 1980.

– TAFURI, DAL CO, 1976 : Manfredo Tafuri, Franceso dal Co, Architettura Contemporanea, Milan, 1976.

– TEIGE, (1930) 2000 : Karel Teige, Modern Architecture in Slovakia and Other Writings, trad. par Irena Žantovská Murray, David Britt., (Prague, 1930) Cambridge (Mass.), 2000.

– TEIGE, (1932) 2002 : Karel Teige, The Minimum Dwelling, trad. par Eric Dluhosch, (Prague, 1932) Cambridge (Mass.), 2002.

– TIMMS, 1986 : Edward Timms, Karl Kraus: Apocalypic Satirist. Culture and Catastrophe in Habsburg Vienna, New Haven/ Londres, 1986.

– TOPP, 2005 : Leslie Topp, Architecture and Truth in Fin-de-siècle Vienna, Cambridge, 2005.

– TOULMIN, JANIK, 1973 : Stephen Toulmin, Allan Janik, Wittgenstein’s Vienna, New York, 1973.

– transLOKAL, 1996 : transLOKAL. Neuen Städte im Netz 1848-1918, Gerhard M. Dienes éd., (cat. expo., Graz, Grazer Stadtmuseum, 1996), Graz, 1996.

– Traum und Wirklichkeit, 1985 : Traum und Wirklichkeit: Wien 1870-1930, Robert Waissenberger éd., (cat. expo., Vienne, Musée historique de la Ville de Vienne, 1985), Vienne, 1985.

– UHL, 1999 : Heidemarie Uhl éd., Kultur – Urbanität – Moderne. Differenzierungen der Moderne in Zentraleuropa um 1900 (Studien zur Moderne, 4), Vienne, 1999.

– VEGESACK, 1991 : Alexander von Vegesack, Tschechischer Kubismus, Architektur und Design 1910-1925, Weil-am-Rhein, 1991.

– VEGESACK, 1992 : Alexander von Vegesack, Czech Cubism: Architecture, Furniture, and Decorative Arts, 1910-1925, New York, 1992.

– Vienna 1900, 1986 : Vienna 1900. Art, Architecture, and Design, Kirk Varnedoe éd., (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 1986), New York, 1986.

– Vienne 1880-1938, 1986 : Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse, Jean Clair éd., (Paris, Centre Georges Pompidou, 1986), Paris, 1986.

– VUKIC, (1996) 1998 : Fedja Vukic, A Century of Croatian Design, Zagreb, 1998.

– VYBIRAL, 1981 : Jindrich Vybiral, Pacatky moderni architetkury na Morave a ve Slezsku, Olomouc, 1981.

– WAGNER, (1896, 1898, 1902) 1988 : Otto Wagner, Modern Architecture, (Vienne, 1896, 1898, 1902) Santa Monica, 1988.

Perspective, 3 | 2008 71

– WAGNER, 1911 : Otto Wagner, Die Großstadt. Eine Studie über diese, Vienne, 1911 ; réimpression dans Otto Antonia Graf, Otto Wagner, II : Das Werk des Architekten 1903-1918 (Schriften des Instituts für Kunstgeschichte, Akademie der bildenden Künste, Wien), Vienne, 1985, p. 640-647.

– WAGNER, 1912 : Otto Wagner, « ‘The Development of a Great City,’ by Otto Wagner: Together with an Appreciation of the Author by A. D. Hamlin », dans Architectural Record, 1912, 31, p. 485-500.

– WAGNER-REIGER, 1969-1980 : Renate Wagner-Reiger, Die Wiener Ringstrasse, Bild einer Epoche, 12 vol., Vienne, 1969-1980.

– WAGNER-REIGER, 1970 : Renate Wagner-Rieger, Wiens Architektur im 19. Jahrhundert, Vienne, 1970.

– WAISSENBERGER, 1971 : Robert Waissenberger, Die Wiener Sucession. Eine Dokumentation, Vienne, 1971.

– WHYTE, 1989 : Iain Boyd Whyte, Three Architects from the Master Class of Otto Wagner: Emil Hoppe, Marcel Kammerer, Otto Schönthal, Cambridge (Mass.), 1989.

– WIEBENSON, SISA, 1998 : Dora Wiebenson, Jószef Sisa éd., The Architecture of Historic Hungary, Cambridge (Mass.), 1998.

– WOLFF, 1994 : Larry Wolff, Inventing Eastern Europe: The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment, Stanford, 1994.

– WURZER, 1989 : Rudolf Wurzer, « Franz, Camillo und Siegfried Sitte. Ein langer Weg von der Architektur zur Stadtplanung », dans Berichte zur Raumforschung und Raumplanung, 1989, 33/3-5, p. 9-34.

NOTES

1. GARTON ASH, 1999. L’auteur cite Václav Havel, ancien président de la République tchèque : « L’Allemagne a un pied dans l’Europe centrale ». 2. GARTON ASH, 1999. L’auteur explique que ces arguments en faveur de l’unification culturelle étaient influencés par le livre de Samuel Huntington (HUNTINGTON, 1996), qui milite pour une division Est/Ouest basée sur la religion (chrétienté : Ouest ; Églises orthodoxes et islam : Est). 3. Sitte et Wagner avaient des vues qui divergeaient davantage quant à la conception de l’unité architectonique urbaine. Pour Sitte, cette unité, à l’échelle modeste, représentait plutôt le centre civique d’une ville moyenne. C’est d’ailleurs là que Sitte a laissé son empreinte : dans les centres- villes qu’il a conçus un peu partout sur le territoire et dans les nombreux projets d’urbanisme que ses disciples ont réalisés en Allemagne et dans d’autres pays germanophones en Europe. Pour Wagner en revanche, l’unité architectonique représentait la métropole en expansion. Son travail et son enseignement se concentraient exclusivement sur l’architecture urbaine et sur le développement de typologies urbaines modernes. 4. Dans les années 1990, les éditions MIT Press ont fourni un travail considérable (supervisé par l’éditeur d’art Roger Conover) pour la publication de travaux sur l’architecture d’Europe de l’Est et d’Europe centrale par des chercheurs de ces contrées, permettant ainsi au public anglophone d’avoir accès, pour la première fois, aux traductions de recherches fondamentales sur les cultures architecturales tchèques, hongroises, autrichiennes, roumaines, serbes et polonaises. 5. Pour un autre projet de métropole anticapitaliste, clairement inspiré par la Großstadt de Wagner, voir le Wolkenbügel d’El Lissitzky de 1923, également développé au Bauhaus (LISSITSKY, [1930] 1984, p. 53-56, pl. 27-28).

Perspective, 3 | 2008 72

RÉSUMÉS

L’Europe centrale du début du XXe siècle était un espace que ne définissaient pas tant ses frontières nationales qu’un réseau complexe de métropoles transnationales. Ces sociétés urbaines ont développé des approches et des techniques innovantes pour la construction des villes. Cependant, le réseau polycentrique que favorisait l’Empire a disparu avec sa culture dynamique dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, puis de la domination soviétique sur l’Europe de l’Est. Victime de la division binaire de l’Europe résultant de la guerre froide, la ville d’Europe centrale a cessé d’être considérée comme un objet d’étude et a été éclipsée de l’histoire de l’architecture moderne. De 1945 à 1990, les recherches sur le modernisme en Europe centrale ont suivi deux lignes géopolitiques et idéologiques différentes clairement définies : les travaux poursuivis à l’Ouest se sont concentrés principalement sur Vienne et la culture architecturale cosmopolite de la capitale impériale ; à l’Est, les recherches se sont axées sur les territoires compris dans le bloc soviétique et sur la « lutte pour l’autonomie nationale » telle qu’elle s’exprimait dans les discours architecturaux et les projets des groupes nationaux de l’ancien Empire. Avec la chute du communisme en Europe, les informations et les idées ont recommencé à circuler librement. De nouvelles perspectives ont transformé non seulement l’histoire de l’architecture de l’Europe centrale, mais aussi les discours dominants sur le modernisme international. Depuis une dizaine d’années, de nouveaux sujets de recherche portant sur les régimes territoriaux, les conditions frontalières, les continuités temporelles et spatiales, les structures institutionnelles et les circonstances de cette transition elle-même ont permis l’apparition de méthodologies historiographiques et de critiques novatrices pour comprendre la ville et l’architecture moderne dans l’Europe conçue comme un tout.

Early 20th-century Central Europe is a territory defined, not by national borders, but by an intricately interwoven network of transnational metropoles – of modernizing cities – that were the principal arenas of public culture in the Habsburg Empire and the successor states that followed it. The multinational urban societies of Central Europe generated distinctive architectural ideas and techniques of city-making. But the polycentric network and vital urban culture it had fostered disappeared in the wake of World War II and the Soviet domination of Eastern Europe. With the binary division of Cold War Europe, the Central European city as an object of study also disappeared from the scholarly agenda of modern architectural history. From 1945 to 1990, research on Central European modernism was bifurcated along clearly defined geopolitical and ideological lines. Scholarship produced in the West was largely Vienna-centric, focused on the cosmopolitan architectural culture of the imperial capital. In the East, the focus was on the territories contained by the East Bloc and on the “struggle for national autonomy” as it played out in the architectural discourses and projects of the former Empire’s national groups. With the fall of communism in Europe, information and ideas once again circulated freely throughout the region, and the history of Central European modern architecture and urbanism began to be rewritten. The new post-1990 perspectives are changing not only the architectural history of the region, but also the master narratives of international modernism. In the last decade, new topics of research focusing on territorial regimes, border conditions, temporal and spatial continuities, institutional structures, and the condition of transition itself are generating new historiographical and critical methodologies for understanding the city and modern architecture in Europe as a whole.

Perspective, 3 | 2008 73

Das Zentraleuropa des beginnenden zwanzigsten Jahrhunderts war ein Raum, der nicht so sehr von seinen nationalen Grenzen, als von einem komplexen Netzwerk transnationaler Metropolen bestimmt war. Seine urbanen Unternehmen haben innovative Ansätze und Techniken des Städtebaus entwickelt. Allerdings verlor sich diese noch vom Kaiserreich unterstützte polyzentrische Dynamik im Zuge des zweiten Weltkriegs und schließlich durch die sowjetische Vorherrschaft in Osteuropa. Die zentraleuropäische Stadt fiel der Zweiteilung Europas als Ergebnis des kalten Kriegs zum Opfer, indem sie als wissenschaftliches Thema negiert und von der Geschichte der modernen Architektur ignoriert wurde. Zwischen 1945 und 1990 hat die Forschung zur Moderne in Zentraleuropa zwei geopolitisch und ideologisch klar voneinander abgegrenzte Modelle verfolgt. Während sich die Arbeiten im Westen vorrangig auf Wien und die weltbürgerliche Architektur der Reichshauptstadt bezogen, konzentrierte sich die Forschung im Osten auf die Gebiete des Sowjetblocks und auf den „Kampf für die nationale Unabhängigkeit“, wie er sich in den architektonischen Reden und nationalen Gruppenprojekten des ehemaligen Kaiserreichs ausdrückte. Mit dem Sturz des Kommunismus in Europa hat ein erneuter Ideen- und Informationsfluss zwischen Ost und West eingesetzt. Neue Perspektiven haben nicht nur die Architekturgeschichte Zentraleuropas verändert, sondern auch die bestimmenden Diskurse über die internationale Moderne. Seit ungefähr zehn Jahren treten neue Forschungsthemen ans Licht, die sich für die territorialen Regime, die Grenzbedingungen, die zeitlichen und räumlichen Kontinua und die institutionellen Strukturen interessieren. Darüber hinaus haben die Bedingungen selbst für diese Weiterentwicklung neue historiografische Methoden und Kritiken zutage gefördert, die ein gesamtheitliches Verständnis der Stadt und der modernen Architektur Europas ermöglichen.

L’Europa centrale dell’inizio del XX secolo era un territorio definito più che dalle proprie frontiere nazionali, da una rete complessa di metropoli transnazionali. Queste società urbane avevano sviluppato dei criteri e delle tecniche innovative per la costruzione delle città. Tuttavia, la rete policentrica favorita dall’Impero è scomparsa insieme con la sua cultura dinamica in seguito alla Seconda guerra mondiale e successivamente alla dominazione sovietica dell’Europa dell’Est. Vittima della divisione dell’Europa a causa alla guerra fredda, la città, in Europa centrale, non è più stata presa in considerazione come un oggetto di studio ed è rimasta nell’ombra all’interno della storia dell’architettura moderna. Dal 1945 al 1990, le ricerche sul modernismo in Europa centrale hanno seguito due linee geopolitiche e ideologiche diverse chiaramente definite: le ricerche intraprese in Occidente si sono concentrate principalmente su Vienna e la cultura architettonica cosmopolita della capitale imperiale; all’Est, invece, gli studi si sono orientati verso l’analisi dei territori del blocco sovietico e verso la “lotta per l’autonomia nazionale” così come questa si esprimeva nel pensiero architettonico e nei progetti di gruppi nazionali dell’antico Impero. Con la caduta del comunismo in Europa, le informazioni e le idee hanno ricominciato a circolare liberamente. Nuove prospettive hanno trasformato non solo la storia dell’architettura dell’Europa centrale, ma anche il pensiero dominante sul modernismo internazionale. Da una decina d’anni, nuovi soggetti di studio dedicati ai regimi territoriali, alle condizioni di frontiera, alle continuità temporali e spaziali, alle strutture istituzionali e alle circostanze di questa stessa transizione, hanno permesso il nascere di metodologie storiografiche e di critiche innovatrici per comprendere la città e l’architettura moderna nell’Europa concepita nel suo insieme.

La Europa Central del principio del siglo XX siglo era un espacio que no definían tanto sus fronteras nacionales como una red compleja de metrópolis transnacionales. Estas sociedades urbanas desarrollaron enfoques y técnicas innovadores para la construcción de las ciudades. Sin embargo, la red policéntrica que favorecía el Imperio desapareció con su cultura dinámica

Perspective, 3 | 2008 74

siguiendo la estela de la Segunda Guerra Mundial, luego de la soberanía soviética sobre Europa del Este. Víctima de la división binaria de Europa que resultaba de la guerra fría, la ciudad de Europa Central dejó considerarse como un objeto de estudio y se eclipsó de la historia de la arquitectura moderna. De 1945 a 1990, las investigaciones sobre el modernismo en Europa Central siguieron dos líneas geopolíticas e ideológicas diferentes claramente definidas: los trabajos llevados a cabo al Oeste se concentraron principalmente sobre Viena y la cultura arquitectónica cosmopolita de la capital imperial; al Este, las investigaciones se orientaron hacia los territorios incluidos en el bloque soviético y hacia la “lucha por la autonomía nacional” tal como se expresaba en los discursos arquitectónicos y los proyectos de los grupos nacionales del antiguo Imperio. Con la caída del comunismo en Europa, la información y las ideas volvieron a circular libremente. Nuevas perspectivas transformaron no sólo la historia de la arquitectura de la Europa Central, sino también los discursos dominantes sobre el modernismo internacional. Desde unos diez años, nuevos temas de investigación sobre los regímenes territoriales, las condiciones fronterizas, las continuidades temporales y espaciales, las estructuras institucionales y las circunstancias de esta transición ella misma permitieron la aparición de metodologías historiográficas y críticas innovadoras para incluir la ciudad y la arquitectura moderna en la Europa concebida como un conjunto.

INDEX

Index géographique : Allemagne, Autriche Keywords : historiography, architecture history, city, town planning, architecture, avant-garde, modernism Mots-clés : historiographie, histoire de l'artchitecture, histoire de l'urbanisme, ville, urbanisme, architecture, avant-garde, modernisme Index chronologique : 1800, 1900

AUTEURS

EVE BLAU Actuellement directrice du programme de Master en architecture et professeur adjoint de l’histoire de l’architecture à Harvard University et à la Harvard University Graduate School of Design, après avoir occupé le poste de directrice d’expositions et de publications au Centre canadien d’architecture de 1984 à 1990, puis de conservateur adjoint de 1991 à 2001. En plus de ses nombreux travaux sur l’architecture et l’urbanisme en Europe centrale, dont Architecture and Cubism (1997) et Architecture and Its Image (1989), elle fut rédactrice en chef du Journal of the Society of Architectural Historians de 1997 à 2000 et a également édité Architectural History 1999/2000 : A Special Issue of JSAH (1999), qui porte sur l’état actuel des recherches dans cette discipline.

Perspective, 3 | 2008 75

XXe-XXIe siècles

Actualité

Perspective, 3 | 2008 76

Couleur et cinéma : vers la fin des aveux d’impuissance

Pierre Berthomieu

RÉFÉRENCE

Angela Dalle Vacche, Brian Price éd., , The Film Reader, (In Focus: Routledge Film Readers), New York/Londres, Routledge, 2006. 214 p. ISBN : 978-0415324427 ; 33,10 €. Richard W. Haines, Movies: The History of Dye Transfer Printing, Jefferson, McFarland, (1998) 2003. 168 p., fig. n. et b., en coul. ISBN : 978-0-7864-1809-1 ; $ 35 (29 €). Fred E. Basten, Glorious Technicolor: The Movies’ Magic Rainbow, Camarillo, Technicolor, 2005. 284 p. ISBN : 978-0964706507 ; $ 59,95 (49,50 €). Scott Higgins, Harnessing the Technicolor Rainbow. Color Design in the 1930s, Austin, University of Texas Press, 2007. 312 p., 85 fig. en n. et b., 32 en coul. ISBN : 978-029271-627-8 (relié) ; 55,00 $ (45,50 €) ; 978-029271-628-5 (broché) ; $ 24,95 (22,50 €). Richard Taylor éd., The Eisenstein Reader, Londres, British Film Institute, 1998. 218 p., ISBN : 0-85170-675-4 ; 15,99 £ (24 €).

1 « Pas de moyen d’affronter la question de la couleur » prévient Color: The Film Reader, l’anthologie récente d’Angela Dalle Vacche et de Brian Price. Impossible de l’embrasser d’un abord unique. L’autre grande anthologie, plus ancienne mais fondamentale dans sa réflexion, La Couleur en cinéma (1995), dirigée par Jacques Aumont, lui fait écho. La préface avertit qu’il faut aborder la question comme non constituée, parler des couleurs et non de la couleur. D’où les chapitres du volume (« Bords », « Résistances », « Certitudes », « Expériences »), où la couleur s’exprime par la différence, l’écart de perception comme de culture.

2 Impossibilité aussi d’évacuer l’Histoire d’une donnée d’essence technique, mais nécessité de la contourner pour saisir quelque chose qui la transcende. La relation entre la couleur et le cinéma convoque toutes les difficultés d’un art mimétique et figuratif et active les réflexes les plus simples et les conditionnements culturels les plus

Perspective, 3 | 2008 77

complexes. Malgré et du fait même de la difficulté à constituer un ensemble, quelques axes émergent de l’évolution des travaux sur la couleur dans les quinze dernières années, partagés entre des recueils ambitieux et essentiels, des anthologies et des ouvrages très spécialisés, impossibles par le passé. L’axe historique du développement, de l’avènement et des conséquences de la couleur. L’axe stylistique transversal : comment le passage du noir et blanc à la couleur modifie les films. L’axe théorique : la question sur la couleur concentre sa nature, son pouvoir, son adéquation au médium, des questions d’essence et de perception. Un axe plus particulier enfin, des études de cas (Jean-Luc Godard, Rouben Mamoulian, Alfred Hitchcock). Des axes communs aux divers recueils présentés ici, format auquel sont jusqu’ici condamnés les meilleurs travaux sur le sujet.

3 Avec Dalle Vacche et Price, on voit bien que le dynamisme à la fois historique et perceptif de la couleur la situe dans le règne de la résistance. L’image en noir et blanc fut la première, celle des illustrations et des photographies, puis du cinéma, concurrencée par la coloration artisanale et le teintage. Or, elle passe pour une représentation crédible de la réalité. Plus : l’actualité habitue au noir et blanc. Tant et si bien que la couleur, langage de fiction sans limite à Hollywood, devient l’antagoniste du noir et blanc, compagnon du réalisme et d’une certaine approche du réel. Résistance à un réalisme photographique (dont Hollywood fait un paradoxe en mariant la couleur à la fiction réaliste, tout en la stabilisant vers une incandescence hypnotique). Le texte de Natalie Kalmus, épouse du professeur Herbert Kalmus, inventeur du Technicolor, occupée à conseiller les studios sur ce procédé et à le faire fructifier (protéger le film de lui-même, dit-elle dans « Color Consciousness », p. 24-29) constitue un témoignage éclairant sur la question. À l’inverse, la couleur s’amenuise ou s’éteint un peu, se réfugie peu à peu dans le musical et l’exotisme. Résister à la séduction de la couleur revient à résister à Hollywood (l’idée de Dudley Andrew dans « Postwar Struggle for Color », p. 40-49).

4 L’approche du dossier que Positif a consacré à la couleur au cinéma 1 est celle de l’évolution historique, à travers des interviews (l’historien Joel Finler, la coloriste Germaine Berger, le cinéaste Éric Rohmer avec des propos tirés de ses cours) et des études de cas, de genres, de cinématographies, de la couleur symbolique (la science- fiction et ses symboles chromatiques) à l’intensité (la couleur dans le western), fidèlement à l’esprit de la revue. La forme du recueil de Dalle Vacche et Price tente la synthèse, par ses catégories et le spectre chronologique des textes : des essais nouveaux voisinent avec des écrits plus anciens, souvent importants, généralement inévitables (Rudolf Arnheim, André Bazin, Sergueï Eisenstein). Histoires du Technicolor

5 Le cinéma a toujours été en couleur, ou plutôt, l’expérience du cinéma ne se conçoit pas sans la couleur. Relativité de l’Histoire donc, ou du moins obligation de penser l’histoire de la couleur en même temps que celle du cinéma, dès l’origine. Vérité rappelée par tous les ouvrages, qu’ils ambitionnent ou évitent l’axe chronologique. Les travaux de Haines, Basten ou Higgins constituent de solides approches, permises par l’accès renouvelé aux copies, qui affinent une histoire nécessaire. Les ensembles de Dalle Vacche et Aumont flirtent avec l’Histoire pour lui faire une place, tant celle de la couleur descend de celle des techniques.

6 La généralisation du Technicolor est venue compléter le style classique hollywoodien qui fut son bienveillant berceau. Gadget pour les producteurs réticents, attrayante

Perspective, 3 | 2008 78

nouveauté pour les spectateurs : au début, la couleur est un boniment qui renvoie le cinéma à cette dynamique foraine qui assure sa pérennité. En même temps, l’arrivée de la palette menace l’homogénéité du style. Comment intégrer les décharges d’imaginaires différents charriées par le Technicolor ? Au fil des années 1930, la couleur s’agrège au narratif en produisant des codes d’intégration, d’exhibition ou de soustraction, avec des œuvres canoniques comme, outre l’inévitable Becky Sharp de Rouben Mamoulian (1935), Une étoile est née (David O. Selznick/William A. Wellman, 1937), Les aventures de Robin des Bois (Michael Curtiz, William Keighley, 1938) ou Autant en emporte le vent (David O. Selznick/Victor Fleming, 1939 ; HIGGINS, 2007, p. 102).

7 À l’image des premières techniques de pochoir à même la pellicule, évocatrices du travail des moines copistes du Moyen Âge, le Technicolor des premiers temps renvoie à l’enluminure ou au vitrail. Au lieu d’une périodisation – et la seule possible concerne l’extension de la couleur dans la production –, on préfère avec Jean-Loup Bourget le détail des stratégies et la nuance des pratiques2. Le premier Technicolor est théâtral ou graphique, détachant ses teintes du fond et organisant des rituels et des pics d’intensité. Peu à peu une logique picturale prend le dessus : la teinte devient moins uniquement spectaculaire et moins autonome, pour entrer dans une cohérence de rimes internes des coloris et de saturation. Chronologie bouleversée : le Technicolor à tendance graphique est des années 1930, le Technicolor plus pictural des années 1950. Si La charge héroïque (John Ford, 1949) possède la beauté picturale des tableaux fameux de Frederick Remington, Track of the Cat (William Wellman, 1954) ou Moby Dick (John Huston, 1956, photographié par Oswald Morris et ancêtre de la technique contemporaine du bleach bypass, qui se dispense de la phase de blanchissement) renvoient, quant à eux, au graphisme chromatique de Becky Sharp des années 1930. Au contraire, Autant en emporte le vent et Arènes sanglantes (Rouben Mamoulian, 1941) équilibrent l’évolution par une alternance d’effets graphiques et d’ambiances colorées plus diffuses.

8 Higgins en déduit une manière d’analyser la couleur sous l’angle narratif qui, au sein des codes, privilégie les effets sur le public et les registres de perception. La réflexion sur les schémas de perception et la géométrie mobile des couleurs est d’ailleurs comparable aux enjeux d’analyse de la couleur expérimentale.

9 Les restaurations de films, supervisées par des spécialistes, parfois par le directeur de la photographie, reposent sur la hantise de l’évanescence chromatique, l’altération de la pellicule, l’imperfection du tirage. À la variété des supports de projection et aux méfaits du temps (divers selon les procédés de couleur), la restauration oppose le rêve d’une version chromatique définitive, conforme au présent du filmage et de la postproduction. Évidemment, il s’agit au mieux d’une recréation, corrigée par la surperfection technique contemporaine (jamais les films ne furent aussi nets que dans leur version haute définition) et la réinvention a posteriori (on touche au réétalonnage). À l’inverse et en même temps, l’inlassable mouvement de restauration ressuscite des films connus en obligeant l’analyse à nuancer ses catégories pétrifiées. Exit l’unité monolithique du légendaire et commode Technicolor flamboyant. Le temps a donné une ardeur sombre assez semblable aux films du passé, oblitérant les singularités chromatiques. Aussi toute étude technique détaillée articulée avec l’Histoire devient- elle le support nécessaire et la condition de la restauration comme de l’analyse future. (Voir par exemple l’analyse par Haines de toutes versions du Technicolor, jusque son éphémère retour de 1997 à 2001, dans HAINES, 2003.)

Perspective, 3 | 2008 79

Couleur et perception

10 Avec les textes et les interviews des cinéastes, des questions plus immédiates remplacent le décryptage symbolique. Certes, l’obsession de la signification subsiste, mais pour s’altérer. Au lieu d’une réflexion sur les associations conventionnelles (comme celle du rouge et du vert dans la science-fiction3), Sergueï Eisenstein donne l’exemple d’Ivan le Terrible, qui approfondit les réflexes d’association et de répétition. Le blanc, d’ordinaire associé à la pureté, y devient par exemple la couleur des tuniques des méchants. Sa présence le détache, sa répétition garantit l’association. Rappelant le système wagnérien, Eisenstein propose justement de sortir du leitmotiv pour penser en termes de pertinence dramatique (la couleur au bon moment) et de lien entre musique et couleur. Encore qu’Eisenstein nuance l’idée : le noir et blanc, plus déterminé et plus graphique, s’y prête finalement mieux que la couleur, trop multiple.

11 Depuis les années 1920, Eisenstein a posé la couleur comme élément du montage (« Synchronisation des sens », « Couleur et signification ») et les allusions du volume de Dalle Vacche et Price, tout comme le chapitre « From Lectures on Music and Color in Ivan the Terrible » (TAYLOR, 1998, p. 167-186) prolongent le lien. Admirateur de Disney, dont la « plasmaticité », l’embrassement de sensations primaires dans un lien entre dessin, mouvement et musique, le fascinent, Eisenstein montre en revanche comment la couleur reste chez lui archaïque, en somme, sans mouvement ou mélodie chromatique.

12 À la suite de Michelangelo Antonioni, Éric Rohmer souscrit à l’idée que « la couleur de l’habit d’un acteur est beaucoup plus importante qu’un mouvement d’appareil »4). Les croisements entre textes et témoignages permettent de tracer une évolution de la couleur-langage et de l’expérience chromatique. Une étude de Richard Allen sur Alfred Hitchcock (« Hitchcock’s Color Designs », dans DALLE VACCHE, PRICE, 2006, p. 131-144) nuance l’opposition entre narrativité classique et liberté chromatique moderne. La stylisation classique de la couleur, dans son hésitation même entre affirmation et neutralisation, crée des expériences de couleur5. Avec l’âge moderne, cela devient langage et mélange (« la couleur mobile et en volume » chez Antonioni, selon Angela Dalle Vacche, dans DALLE VACHE, PRICE, 2006, p. 223).

13 La lucidité de Rohmer est éloquente et subtile. Conscient de la relativité des réactions de la pellicule, il rappelle que « le cinéma, […] n’est pas de la peinture [et] n’autorise pas le repentir »6. Le lien entre détermination technique et sensibilité esthétique lie Rohmer aux interrogations d’un Max Ophuls, attentif aux enchaînements et aux fondus, où les couleurs sont condamnées à se croiser et à se mélanger7. Question à laquelle s’associe celle de la couleur dans le noir et blanc et vice versa, envisagée par Eisenstein, du Cuirassé Potemkine (le drapeau rouge en couleur sur le film noir et blanc, 1925) à Ivan le Terrible (1943), et croisée par Hollywood8. Couleur expérimentale

14 Dans « Musique de la couleur. Cinéma intégral », article clef de l’ouvrage Poétique de la couleur9, William Moritz (dont on peut consulter les travaux et mesurer l’influence sur le site du Center for Visual Music www.centerforvisualmusic.org) situe bien l’émergence d’une couleur expérimentale à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les cinéastes essayistes ont soudain à leur disposition des stocks de pellicule couleurs. Le moment : celui où l’hypnotique Technicolor des grands studios tombe aux mains de jeunes Californiens comme Curtis Harrington, Gregory Markopoulos ou

Perspective, 3 | 2008 80

Kenneth Anger. Passage, pour Anger en particulier, d’un immense monde d’images, d’un royaume-monde, qui va avec la couleur, et dont les films (Fireworks, 1947 ; Inauguration of the Pleasure Dome, 1954) jouent avec les fragments. Gain capital de l’analyse dans l’histoire des formes où, avec Moritz, l’on peut voir les styles coloristes comme des processus et des syntaxes plastiques.

15 La couleur abolit les frontières. Telle formule de Moritz sur Markopoulos, parlant des couleurs comme des « protagonistes », évoque le mot fameux de Serge Daney sur les couleurs « figurantes » chez Cecil B. DeMille. Identité des démarches plastiques où, dans un cas, la couleur se coule dans le dessein formel et, dans l’autre, dans une incarnation figurative.

16 La pensée romantique de la synthèse cultive depuis longtemps l’idée des correspondances entre couleurs, formes et musique. Avec une pensée fondée sur l’idée du processus historique, on pourra sans mal voir à l’œuvre cet idéal fusionnel dans le cinéma de fiction classique à Hollywood, de Walt Disney et Mamoulian à Coppola et Spielberg. Les ambitions du muet ont accouché des grands rêves, de la « musique de la lumière » à cette musique-couleur dont le cinéma expérimental abstrait est à même de donner la forme la plus pure. Moritz rappelle l’histoire des dispositifs, du XVIIIe siècle aux premiers travaux de Walter Ruttman et Oskar Fischinger. Parmi les techniques utilisées, la peinture sur pellicule, celle de Walther Ruttmann (Opus I, 1921), d’Oskar Fischinger (Currents, vers 1925 ; R-1, 1927), de Stan Brakhage (The Dante Quartet, 1987), fait du cinéma un lieu d’expérience pure de la couleur. Qui plus est et surtout sur un mode strictement filmique : la couleur picturale, la pâte colorée, existe dans les mouvements de l’animation expérimentale ou dans le défilement de la pellicule où l’on ressent la projection du coloris. Parlera-t-on de transcendance de la couleur, un mouvement par lequel elle se donnerait à sentir en s’annulant comme telle, dans des œuvres comme le Dante Quartet de Stan Brakhage ?

17 Un mot sur d’évidents travaux à venir. L’ensemble des ouvrages commentés dessine bien l’évolution des questions et des méthodes, en même temps que l’approfondissement des connaissances techniques sur le sujet. Le dialogue entre les approches y apparaît évident et impératif. Très vite, des travaux vont concerner l’âge numérique de la couleur, le changement de support, le coloris numérique et la texture. Maintenant, l’évolution des travaux sur le sujet donne des cadres qui rendent possible à court terme une telle synthèse.

NOTES

1. Yann Tobin éd., La couleur au cinéma, dossier du magazine Positif, mai 1992, 375-376 (numéro double). 2. Jean-Loup Bourget, « Esthétiques du Technicolor », dans Jacques Aumont éd., La couleur en cinéma, Paris/Milan, 1995, p. 110-119. 3. Voir à ce sujet l’article d’Alexandre Hougron, « La couleur de l’Autre », dans Tobin, 1992, cité n. 1, p. 143-146.

Perspective, 3 | 2008 81

4. Cité par Benoît Noël, « Subterfuge et subreptice. La couleur selon Éric Rohmer », dans Tobin, ibid., p. 155-157. 5. Yann Tobin sur le musical, dans Tobin, ibid., p. 147. 6. Cité par Benoît Noël, « Subterfuge et subreptice. La couleur selon Éric Rohmer », dans Tobin, ibid., p. 156. 7. Vincent Amiel, « Lola Montès, ‘Couleurs d’Ophuls’ », dans Tobin, ibid., p. 138-139. 8. Gérard Legrand, « Dans le même film », dans Tobin, ibid., p. 140-142. 9. Nicole Brenez, Miles McKane éd., Poétique de la couleur. Une histoire du cinéma expérimental, anthologie, Paris, Aix-en-Provence, 1995.

INDEX

Mots-clés : couleur, cinéma, film, techniques Keywords : color, cinema, movie, technic Index chronologique : 1900

AUTEURS

PIERRE BERTHOMIEU Université Paris Diderot-Paris 7

Perspective, 3 | 2008 82

L’histoire de la photographie prend des couleurs

Kim Timby

RÉFÉRENCE

Jeannine Fiedler, Hattula Moholy-Nagy éd., László Moholy-Nagy, Color in Transparency. Photographic Experiments in Color, 1934-1946, (cat. expo., Berlin, Bauhaus-Archiv Museum für Gestaltung, 2006), Göttingen, Steidl/Berlin, Bauhaus-Archiv, 2006. 248 p., 102 fig. en coul. ISBN : 978-3865212931 ; 49 €. Saul Leiter, Saul Leiter: Early Color, Göttingen, Steidl, 2006. 168 p., 79 fig. en coul. ISBN : 978-3865211392 ; 48 €. Saul Leiter, (cat. expo., Paris, Fondation Henri Cartier-Bresson, 2008), Göttingen, Steidl, 2008. 152 p., 51 fig. en coul., 55 fig. en n. et b. ISBN : 978-3865216625 ; 30 €. John Szarkowski, Slide Show. The Color Photographs of Helen Levitt, New York, PowerHouse Books, 2005. 118 p., 109 fig. en coul. ISBN : 978-1576872529 ; $ 45 (36 €). Christy Lange, Michael Fried, Joel Sternfeld, Stephen Shore, Paris, Phaidon, 2008. 160 p., 142 fig. en coul., 55 fig. en n. et b. ISBN : 978-0714846620 ; 39,95 €.

1 Quand on parcourt les livres d’histoire de la photographie publiés pendant les années 1980, un monde très monochrome défile, un univers en tonalités de gris, d’encre noire et de pages blanches (ou parfois de sépia et de crème, pour les images du XIXe siècle). Avec le temps, des touches de couleur paraissent, d’ordinaire reléguées à des cahiers à part dont le nombre d’images est compté. Depuis une dizaine d’années, grâce en particulier à la photographie et à la composition numériques, cet ancien schéma de l’édition vole en éclats. Le livre entièrement imprimé en quadrichromie, y compris les images en noir, semble être en passe de devenir la norme. La couleur est omniprésente, donnant une nouvelle tactilité aux choses. Elle sert à montrer la teinte de photographies monochromes, de leurs montages ou de documents divers, aussi bien que des photographies « en couleurs ».

Perspective, 3 | 2008 83

2 Cette propagation récente de la couleur dans les livres d’histoire de la photographie va clairement de pair avec un élargissement du champ de cette discipline vers des domaines où la couleur s’est diffusée en premier ; en témoigne la multiplication récente d’études sur la presse illustrée, le livre photographique ou la pratique amateur. Et il n’est pas rare que ces travaux prennent en compte la matérialité des choses de manière inédite en montrant une photographie au format de l’original, le montage d’une image, ou un objet en trois dimensions (tel qu’un livre) jetant une ombre sur la page blanche. La couleur accompagne souvent de tels choix. Ces publications ne ressemblent plus du tout à celles du passé, avec leurs photographies en noir et blanc recadrées et sorties de tout contexte.

3 Pour l’étude de l’histoire de la photographie, ce bouleversement de la donne de l’édition permet – et sans doute suscite, aussi – une prise en compte neuve de la pratique de la couleur. Celle-ci a longtemps fait figure de parent pauvre de la photographie, à un tel point qu’il était délicat de savoir si sa rareté relevait d’une réalité historique ou d’une distorsion historiographique. La couleur était reconnue comme courante dans l’imagerie populaire et commerciale, mais taxée d’anecdotique dans l’histoire des grands auteurs et des œuvres exceptionnels. Les rares ouvrages dédiés à la photographie en couleurs suivaient son développement technique, montrant des vues réalisées selon différents procédés, mais analysaient peu ses dimensions esthétiques ou culturelles. Le dernier livre spécialisé paru en français – l’ Histoire mondiale de la photographie en couleurs de Roger Bellone et Luc Fellot (Paris, 1981) – est de ce genre et paraît déjà très daté. Depuis, Michel Frizot a proposé une réflexion importante avec la Nouvelle histoire de la photographie (Paris, 1994). Dans le chapitre « L’hypothèse de la couleur », il aborde à la fois la diversité technique et « l’histoire esthétique de la photographie des couleurs » (qu’il dit « très peu connue »), esquissant ainsi un cadre pour « penser » celle-ci (p. 418-422)1. Avant cet ouvrage, quelques monographies avaient exploré l’emploi de la couleur chez des Américains comme Edward Weston, Ansel Adams ou Harry Callahan, déjà consacrés pour leur travail en noir2. Mais force est de constater qu’en dehors de tels efforts exceptionnels, les historiens s’intéressaient peu à la photographie en couleurs avant le tournant de ce siècle ; et il faut admettre que l’investissement nécessaire pour la présenter dans une publication demandait une certaine motivation.

4 La multiplication de livres consacrés à la photographie en couleurs est un aspect particulièrement intéressant de la diffusion récente de la quadrichromie dans l’édition. Cinq monographies de ce genre, parues depuis 2005 dans le domaine de la photographie américaine, sont révélatrices de cette vogue actuelle (qui touche aussi la photographie européenne). László Moholy-Nagy, Color in Transparency fait découvrir un grand nombre de vues inconnues, expérimentales ou documentaires (1934-1946), de cet artiste, la plupart réalisées à Chicago où il fonde le New Bauhaus (Institute of Design). Saul Leiter et Saul Leiter: Early Color présentent le travail d’un New-Yorkais encore quasiment inconnu il y a quelques années et qui se livre à une photographie de rue poétique pendant les années 1948-1960. Helen Levitt est acclamée depuis les années 1970 pour ses vues en couleurs (prises à partir des années 1960) ; Slide Show. The Color Photographs of Helen Levitt les rend enfin accessibles en grand nombre. Enfin, Stephen Shore est consacré à l’œuvre d’un des personnages les plus en vue et les plus publiés de la nouvelle génération de photographes américains des années 1970 qui explorent le paysage quotidien en couleurs.

Perspective, 3 | 2008 84

5 La caractéristique dominante de cette nouvelle vague de livres de photographies en couleurs est la prééminence de l’image par rapport au texte. Pour la plupart, le propos est avant tout visuel, l’ambition étant clairement de faire connaître l’œuvre de chaque photographe à un public large, friand d’images. Parlons donc des images d’abord. La conception graphique de ces ouvrages est souvent très classique : une suite de planches avec des photographies à marges blanches, précédée d’un ou de plusieurs textes relativement courts. Dans Color in Transparency, chaque image de la partie illustrée est accompagnée d’un commentaire individuel. C’est dans le livre sur Shore que la présentation est la plus variée et contemporaine (LANGE, FRIED, STERNFELD, 2008). Les photographies sont mélangées aux textes (beaucoup plus développés dans cet ouvrage que dans les autres) et confrontées à divers documents non photographiques ou mixtes (peintures, carnets de voyage, annonces d’expositions, etc.), formant des arguments visuels autonomes. Cela n’empêche pas la reproduction de nombreuses photographies en pleine page, dans un format 29 x 25 cm qui les met en valeur.

6 Ces ouvrages sont bien imprimés, avec des couleurs subtiles qui, dans l’ensemble, paraissent justes par rapport aux images présentées. La comparaison avec d’autres publications, même récentes, est à leur avantage. La traduction des couleurs dans les deux livres sur Leiter publiés chez Steidl, par exemple, est beaucoup plus nuancée que dans le Saul Leiter récemment paru dans la collection Photo Poche d’Actes Sud3. C’est essentiel pour apprécier son usage dans des photographies parfois presque monochromes qui explorent des lumières sous la neige, la rue perçue à travers une vitre embuée ou des jeux de reflets passagers. De la même façon, le rendu des teintes de Levitt est plus convaincant dans Slide Show que dans la monographie récente proposée par le même éditeur4, où les couleurs sont beaucoup plus saturées, avec pour effet de modifier nos repères associatifs (et, à mon sens, de rendre les images plus banales). Dans Stephen Shore , les couleurs ont la luminosité qui convient au travail de ce photographe. Le papier semi-mat se marie parfaitement aux tonalités et aux textures représentées, tels un mur de ciment peint en jaune moutarde satiné ou une banquette de restaurant routier en similicuir brun lustré par l’usage. Les photographies vivent davantage que dans la précédente publication rétrospective sur Shore, de 1994, où elles semblent plus fades, plus factuelles, moins savamment composées5. Ma seule déception quant aux images est pour Moholy-Nagy. Son travail ne me paraît pas toujours être mis en valeur. Certaines photographies semblent avoir été trop agrandies par rapport aux originaux dont les auteurs disposaient (et malheureusement étendues sur une double page, avec le pli au milieu) ; d’autres ont peut-être été reproduites à partir de versions de faible qualité. Par exemple, la composition « Dufay Color (Light filtering) » de 1935 (cat. 1), une image importante, est très sombre et lourde, avec certaines zones colorées absorbées par des ombres ; il lui manque toute la finesse que révèle une version publiée en 19376.

7 La qualité des « reproductions » et de leurs couleurs dans les livres n’est pas une question secondaire ; elle a forcément des répercussions sur l’historiographie de la photographie en couleurs. Même si ces images sont exposées de temps à autre, et consultables dans des archives, elles seront surtout connues, analysées et enseignées par le biais du livre. Le soin apporté à leur impression est donc précieux. À ce propos, il est à regretter que le travail sur les couleurs réalisé pour la publication ne soit jamais abordé, ni les différences importantes d’une publication à l’autre (c’est le cas pour Levitt). L’exemple de Leiter est particulièrement flagrant aussi. À l’époque à laquelle

Perspective, 3 | 2008 85

Leiter pratiquait la diapositive, il faisait peu de tirages. Le catalogue de Steidl indique le procédé montré dans l’exposition associée (« Tirage Cibachrome tardif », etc.) mais ne dit rien sur l’état actuel des diapositives ou sur les choix faits en les tirant. Si nous nous intéressons à l’historicité des couleurs, ce silence est embarrassant car on sait que les teintes de beaucoup de procédés se modifient avec le temps et que l’intervention numérique est courante aujourd’hui. L’implication de Leiter cautionne « l’authenticité » du résultat mais rappelle que la redécouverte de sa photographie a aussi une composante commerciale7.

8 En ce qui concerne les textes de ces cinq ouvrages, les propositions sont variées. L’écrit est quasiment inexistant pour Levitt : une vingtaine de lignes rédigées par John Szarkowski en 1974 en guise d’introduction (suivant la formule du William Eggleston’s Guide, célèbre dans le domaine de la couleur et récemment réédité8). Levitt mérite bien davantage ; il n’existe aucune synthèse sérieuse sur son travail en couleurs, commencé en 1959-1960 et exposé au MoMA à New York dès 1963 – avant les expositions de William Eggleston et de Stephen Shore en 1976, si présentes dans l’historiographie contemporaine9. Pour Leiter, quelques pages de texte précèdent les images. Martin Harrison introduit Early Color avec une critique élogieuse, situant la « poésie visuelle urbaine » de Leiter par rapport à d’autres photographies « de rue » et insistant sur son expérience de peintre. En comparaison, Saul Leiter (Steidl, 2008) est d’ambition plus historique. La courte introduction d’Agnès Sire, les propos de Leiter recueillis par Sam Stourdzé et la chronologie constituent un apport précieux pour comprendre les diapositives de Leiter et leur redécouverte récente. Toutefois, on aurait aimé en savoir plus sur l’exposition de ses photographies au MoMA (1953) ou sur son travail pour des magazines de mode (mentionné rapidement et jamais montré) – voire même connaître ses observations « d’initié » sur le statut changeant de la couleur dans ces contextes. Au final, ces différents ouvrages illustrés donnent l’impression de relever d’opérations de promotion très contrôlées par le photographe et dans lesquelles seul un texte limité est jugé convenir à la présentation d’un œuvre important (les images parlant d’elles- mêmes).

9 László Moholy-Nagy est plus prolixe avec deux introductions – par Jeannine Fiedler et par Hattula Moholy-Nagy, la fille du photographe –, une notice détaillée pour chaque image et un texte d’époque de Moholy. Il est souvent instructif (bien des informations se trouvent dispersées en différents endroits), mais on ne trouvera pas de réflexion véritablement critique. Il n’y a pas d’analyse de Moholy et la couleur, que ce soit de ses théories sur la création en général, de ses photographies majeures ou de son influence sur la pratique de la couleur à travers l’Institute of Design. Cela peut donner à certains commentaires un air naïf. Étant donné l’intérêt de Moholy pour la lumière et les jeux d’éclairage, par exemple (sans même parler de son implication dans l’enseignement), l’attribution de son usage de la diapositive aux simples coût et qualité technique des projections d’après-guerre (p. 146) semble un peu rapide. Le livre sur Shore est d’un esprit différent des trois autres. Les auteurs s’appuient sur la bibliographie étoffée sur ce photographe pour proposer une monographie rétrospective de son œuvre très variée dans ses propos (selon le plan de la collection « Artistes contemporains » de Phaidon, dont cet ouvrage fait partie). Le résultat est à la fois riche et engageant. L’entretien entre Michael Fried et Shore touche en particulier à la démarche du photographe sur le terrain, à ses choix de présentation de ses photographies et au rapport entre le spectateur et l’œuvre (réflexion chère aux deux intervenants10),le format conversationnel permettant d’aborder ce travail et sa réception de manière

Perspective, 3 | 2008 86

vivante. L’essai historique de Christy Lange et la chronologie sont très nourris ; ils examinent l’œuvre du photographe en détail et le situent par rapport aux courants artistiques contemporains. Il est intéressant de noter, quant à l’histoire de la photographie en couleurs, que la place marquante de Shore dans ce domaine spécifique n’est pas étudiée de près. Il est question de la couleur à de multiples reprises dans les différents textes : l’indissociabilité des couleurs et de la lumière (p. 23) ; le sens du chromatisme dans l’image Holden Street, objet d’une analyse approfondie (p. 114-119) ; la dominance du noir et blanc dans la photographie d’art au début des années 1970 (p. 52, 70, 117-118) ; ou encore les ambiances différentes chez Shore, William Eggleston et Joel Sternfeld (p. 92). La couleur est ainsi située par rapport à des thématiques clés comme l’exploration de la banalité, ce qui apporte de la profondeur à la discussion et évite de cantonner Shore dans une étape de la reconnaissance de la couleur ou de le reléguer à un rôle mineur de photographe « des couleurs ».

10 Dans son équilibre entre l’image et le texte, Stephen Shore est plutôt une exception. La plupart des nouveaux ouvrages dans le domaine de la photographie en couleurs relève de la tendance « beaux livres ». Si les monographies retenues ici ne sont pas toujours des ouvrages critiques, ils devraient nous intéresser dans un cadre académique car ils représentent des propositions marquantes pour l’historiographie de la photographie en couleurs. Par leur existence même, ils participent de la redécouverte de l’histoire de la couleur et d’une élévation de son statut. La multiplication de livres récents sur les mêmes photographes en est une indication, comme l’est la propagation rapide de certains noms vers d’autres ouvrages. Par exemple, la plus récente des histoires de la photographie en couleurs, parue en anglais en 2007 – A Century of Colour de Pamela Roberts11 – confirme la nouvelle notoriété de Leiter (jamais mentionné dans une histoire généraliste ou dans un chapitre dédié à la couleur auparavant), avec quatre de ses photographies. Roberts inclut aussi deux images de Moholy : une déjà connue (Nouvelle histoire de la photographie, p. 419) et une autre qui l’était moins, avant d’être utilisée pour la couverture de Color in Transparency. Le livre de Roberts est le premier ouvrage consacré à l’histoire de la couleur à s’intéresser à l’expression plus qu’à la technique ; et tout comme les monographies retenues ici, il témoigne du fait que ce renouveau d’intérêt pour la couleur tourne autour d’interrogations et d’attentes esthétiques, même si elles ne sont pas explicitées.

11 L’accessibilité de nouveaux ensembles documentés (même de façon minimale) de photographies en couleurs invite à leur inscription dans une réflexion plus large. De plus, de nombreuses bribes d’information et quantité d’éléments visuels ressortent de ces livres et se croisent parfois d’un ouvrage à l’autre, laissant entrevoir l’inscription de chaque photographe dans une histoire commune. Se font écho, par exemple, le titre Slide Show [projection de diapositives] choisi pour Levitt et les propos de Leiter : « Mes photos couleurs, je les projetais. Parfois j’invitais des amis à venir les voir » ; la voiture verte dans un parking californien qui retient l’attention de Shore et la voiture verte qui sert d’appui pour une jeune New-Yorkaise vue par Levitt ; la longue exposition de lumières nocturnes chez Moholy et le flou d’une journée pluvieuse chez Leiter. Ce sont autant de témoignages qui attestent que la couleur se pratique et se regarde autrement, et qui soulignent que ces différences et leurs répercussions restent à creuser. Tout comme l’apparition de la photographie a influencé les méthodes de l’histoire de l’art, la banalisation de la reproduction en couleurs dans l’édition n’est pas sans conséquences méthodologiques pour l’histoire de la photographie. Espérons voir d’autres livres aussi bien illustrés, mais aussi la multiplication d’études approfondies et synthétiques.

Perspective, 3 | 2008 87

Espérons également que le marché de l’édition saura accueillir davantage d’ouvrages réunissant textes sérieux et richesse visuelle.

NOTES

1. Cet ouvrage intègre aussi la couleur à plusieurs autres chapitres et introduit une distinction subtile entre l’impression en noir ou en sépia selon la nature de l’original monochrome. 2. Harry Callahan: Color, 1941-1980, Providence, 1980 ; Edward Weston: , Tucson, 1986 ; Harry M. Callahan éd., Ansel Adams in Color, Boston, 1993. 3. Saul Leiter, Paris, 2007. 4. Helen Levitt, New York, 2008 (69 fig. en coul.). Crosstown, New York, 2001, inclut également de la couleur. 5. Heinz Liesbrock éd., Stephen Shore, Photographs 1973-1993, Munich, 1994. 6. The Penrose Annual, 1937, p. 28 bis. Signalons aussi une vingtaine de vues en couleurs dans László Moholy-Nagy, (Phaidon 55), Londres, 2001. 7. Ses tirages sont aussi proposés à la vente, comme dernièrement à la galerie parisienne Obscura (10 septembre-18 octobre 2008). 8. William Eggleston’s Guide, avec une introduction de John Szarkowski, (cat. expo., New York, Museum of Modern Art, 1976), New York, (1976) 2002. 9. Par exemple : Nathalie Boulouch, « Les passeurs de couleur. 1976 et ses suites », dans Études photographiques, décembre 2007, 21, p. 106-122. 10. Shore a récemment publié Leçon de photographie : la nature des photographies, Paris, 2007. 11. A Century of Colour Photography from the Autochrome to the Digital Age, Londres, 2007. Je propose une discussion à part de cet ouvrage dans (à paraître, 2009).

INDEX

Keywords : photography history, historiography, photography, color, publication, reproduction, image Mots-clés : histoire de la photographie, historiographie, photographie, couleur, publication, reproduction, image Index chronologique : 1800, 1900

AUTEURS

KIM TIMBY EHESS/École du Louvre

Perspective, 3 | 2008 88

Autour de Fredric Jameson : le postmodernisme est mort ; vive le postmodernisme !

Annie Claustres

RÉFÉRENCE

Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, trad. F. Nevoltry, Paris, Beaux-arts de Paris, (1991) 2007. 608 p., 19 ill. n et b. ISBN : 978-2-84056-150-7 ; 28 €. Fredric Jameson, La totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain, trad. N. Vieillescazes, Paris, Les Prairies Ordinaires, (coll. Penser/Croiser), (1992) 2007. 138 p. ISBN : 978-2-35096-006-7 ; 12 €. Fredric Jameson, Archéologies du futur, I, Le désir nommé utopie, trad. N. Vieillescazes, F. Ollier, Paris, Max Milo, 2007. 394 p. ISBN : 978-2-35341-020-0 ; 25 €. Fredric Jameson, Jameson on Jameson. Conversations on cultural marxism, Ian Buchanan éd., Durham, Duke University Press, (2005) 2007. 296 p. ISBN : 978-0-8223-4109-3 ; 23 $ (19 €). Pelagia Goulimari éd., Postmodernism. What moment ?, Manchester/New York, Manchester University Press, 2007. 232 p. ISBN : 978-0-7190-7308-3 ; $ 75 (62 €).

1 La question du postmodernisme ne semble pas particulièrement retenir l’attention des historiens de l’art en France, alors que nombre d’universitaires américains en proposent actuellement une première généalogie et tentent un bilan critique. Il faut néanmoins saluer les rares initiatives françaises qui, à partir de la fin des années 1980, ont su poser des jalons importants, mais elles n’ont ni suscité de développements, ni rencontré beaucoup d’adeptes1. Il faut probablement voir dans cette situation – le fait est connu – quelque résistance à l’interdisciplinarité, tant l’histoire de l’art en France a mis du temps pour s’ouvrir aux disciplines parallèles à son domaine de recherche. L’analyse historique et théorique du postmodernisme, qui demande en effet une prise

Perspective, 3 | 2008 89

en compte des sciences humaines, a su davantage intéresser, en France, des chercheurs actifs dans le domaine de la littérature ou de la philosophie. Le rôle des écrits de Jean- François Lyotard est essentiel dans cette histoire2 et il conviendrait de préciser la nature de leur réception. Depuis la fin des années 1980, la situation internationale du postmodernisme s’est par ailleurs enrichie et son évolution a renforcé un foisonnement déjà manifeste auparavant. La chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique, les gouvernements de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, dont il faut noter le rôle dans le déploiement du marketing culturel, ont favorisé, entre autres, ce phénomène de mutation qui s’enracine dans les années 1960, voire la fin des années 1950. Ainsi, les vocables « postmodernisme » et « mondialisation » tendent-ils parfois aujourd’hui à devenir synonymes pour évoquer la scène artistique contemporaine. À l’aube du XXIe siècle, d’aucuns considèrent le postmodernisme comme révolu, tandis que d’autres en louent la complexité qui témoigne de la chute des idéologies, du renversement de l’universalisme et d’un processus de décentrement à l’œuvre dans tous les domaines de la pensée. Quoi qu’il en soit, en dresser une première cartographie semble dorénavant envisageable.

2 Le postmodernisme se déploie selon deux vagues qui émergent simultanément au milieu des années 1960. La première concerne les tenants d’un modernisme critique dont Rosalind Krauss et Michael Fried sont les représentants majeurs. Forts de l’héritage du structuralisme, ils battent en brèche et déconstruisent les théories de Clément Greenberg, tout en perpétuant certains présupposés. L’autonomie de l’œuvre d’art et la construction linéaire de l’histoire retiennent ainsi toujours leur attention. La seconde vague voit dans le postmodernisme un changement important de paradigme, qui relève d’un phénomène de mutation dont le point d’acmé se situe à la fin des années 1980. Jean-François Lyotard, Jürgen Habermas, Craig Owens et Fredric Jameson sont les auteurs parmi les plus cités en cette occurrence. La rupture avec le modernisme est alors patente. Le même terme qualifie donc ces deux tendances, ce qui engendre nombre de confusions. Si la première vague est aujourd’hui bien balisée, il n’en est pas de même pour la seconde, qui constitue un champ de recherche important. Cette dernière condense plusieurs courants à bien différencier. Il faut en noter le courant « néo-conservateur »3 qui a été défendu, entre autres, par Achille Bonito Oliva. On se souvient de la transavanguardia en Italie, des Neuen Wilden en Allemagne, mais aussi, aux États-Unis, des œuvres de David Salle et de Julian Schnabel. Les deux autres courants retiennent plus particulièrement notre attention en ce qu’ils ouvrent, dans le domaine de l’histoire de l’art, la perspective d’un renouvellement de la discipline. Autour du questionnement identitaire, les gender studies et les postcolonial studies en déterminent l’une des facettes. L’autre rassemble les études portant sur les relations entre art, culture de masse et industrie culturelle. Constitué de plusieurs instances, ce postmodernisme ne peut être embrassé que selon un point de vue kaléidoscopique.

3 C’est dans ce contexte que la parution en langue française, à la fin de l’année 2007, de trois ouvrages de Jameson doit être appréhendé4. Il faut saluer ces traductions importantes permettant à un lectorat français élargi de prendre connaissance de textes théoriques sur le postmodernisme qui sont considérés comme des classiques aux États- Unis depuis plusieurs années. Si de récentes traductions ont rendu compte, dans le domaine de l’édition française, du postmodernisme abordé du point de vue des théories du genre5 ou des théories postcoloniales6, aucun de ces ouvrages ne mettait en évidence les relations entre postmodernisme et culture de masse. Cette lacune est désormais en

Perspective, 3 | 2008 90

partie comblée avec la publication des trois essais de Jameson. Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif est un ouvrage de référence dans le domaine de l’histoire sociale de l’art, et ce depuis sa parution en 1991. Il n’est donc pas tant question de découvrir cet essai que d’en proposer une analyse critique. La lecture des deux autres ouvrages, La totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain et Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, permet d’apprécier d’autant les enjeux de cette pensée dense et foisonnante. On étudiera la teneur de ces traductions à l’aune de deux ouvrages parus récemment dans le contexte américain. Le premier, Jameson on Jameson. Conversations on cultural marxism, rassemble sur un mode chronologique neuf entretiens donnés par Jameson entre 1982 et 2005. Le second, Postmodernism. What moment ? est une anthologie de quinze textes intégrant les contributions de plusieurs spécialistes du postmodernisme. Ainsi en est-il de Lawrence Grossberg et de Linda Hutcheon, dont les essais ne bénéficient pas à l’heure actuelle de traduction en français, ou encore d’Ernesto Laclau7.

4 C’est un fait connu : Jameson a la réputation d’être un auteur difficile8. Son style touffu, complexe, parfois non dénué de lourdeur, et ses analyses toujours très référencées, l’acuité de sa pensée, la tension dialectique inhérente à ses interprétations ne rendent pas facilement accessible la lecture de ses essais. Il serait néanmoins regrettable de ne pas s’y confronter car la richesse de cette écriture sous-tend l’exigence intellectuelle revendiquée par l’auteur. Plusieurs thèmes reviennent de manière récurrente dans ses ouvrages. Une constance sur près de vingt ans de publications peut donc ainsi s’observer, ce que confirme la lecture de ses entretiens : Jameson revient incessamment sur le rôle fondamental de la culture de masse dans l’apparition du postmodernisme, sur la spécificité des conditions historiques du temps présent et sur le phénomène de porosité des frontières caractéristique de nos sociétés contemporaines.

De la culture de masse

5 La faible réception des écrits de Jameson en France est d’autant plus étonnante que les sources intellectuelles de cet auteur sont françaises et allemandes. Sa formation universitaire l’a conduit, au cours des années 1950, à voyager en Europe où il a étudié à Berlin, Munich et Aix-en-Provence. De sa thèse de doctorat publiée en 1961 sous le titre Sartre: The Origins of a Style (Yale University Press), il a gardé un intérêt constant pour l’œuvre du philosophe français, non pas tant pour la pensée existentialiste que pour la dimension politique du littéraire. Lors de son séjour en France, la découverte du structuralisme au moment de son émergence le convainc de la nécessité de repenser le marxisme ; son enthousiasme pour Lacan est toujours patent à ce jour. Les entretiens publiés de Jameson, passionnants, transmettent nombre d’informations sur son héritage intellectuel, ses orientations théoriques et sa méthode de recherche. Ils sont conduits par des personnalités importantes dont la qualité des travaux personnels contribue à la richesse des échanges. À la fin de ce recueil d’entretien est publiée la bibliographie de Jameson la plus complète à ce jour. En 2005, le théoricien américain confiait ainsi à Ranjana Khanna et Srinivas Aravamudan, professeurs à Duke University, combien l’influence de la pensée de Sartre restait pour lui stimulante. Son héritage allemand se situe du côté de l’école de Francfort, dont il poursuit les analyses sur un mode critique. Jameson n’adopte pas le point de vue de Theodor Adorno ni de Max Horkheimer qui, après guerre, pointent combien les relations entre culture savante et

Perspective, 3 | 2008 91

culture de masse peuvent être menaçantes pour l’œuvre d’art9. Repousser la tentation du nihilisme, mais aussi celle du cynisme, deviendra le fer de lance de ses études sur le postmodernisme. L’alliance du marxisme et du linguistic turn caractérise sa méthode dès ses premiers ouvrages de référence10. La prise en compte de l’émergence d’un troisième stade du capitalisme valant pour expansion du schéma marxiste et de sa « logique » le conduit à évoluer de la sphère littéraire comme seul objet d’étude à la culture abordée d’un point de vue global. En témoigne son célèbre texte Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, paru en 1984 dans New Left Review11. Selon Jameson, tous les domaines de la culture ont été intégrés dans la production de marchandises inhérente au capitalisme avancé ; il ne pouvait en advenir qu’ainsi selon cette « logique ». Cette situation caractérise le postmodernisme. Le rôle de la culture de masse est en l’occurrence essentiel car il favorise le processus d’absorption en s’infiltrant dans l’espace de la culture savante, mais il faut noter que le processus inverse fonctionne également : la culture de masse prend l’apparence de la culture savante. Il en résulte une remise en question des hiérarchies traditionnelles. Musique, architecture, séries TV, arts plastiques, littérature de science-fiction, etc. : tous les domaines sont analysés à travers le même filtre théorique. Quelques schémas de type structuraliste ponctuent le texte afin de pointer le changement de paradigme. Le livre portant le même titre (1991), constitué de plusieurs chapitres, approfondit, précise et développe les questions soulevées par cet article.

6 Jameson ne reconduit pas la défense de l’autonomie de l’œuvre d’art prônée par Adorno. La lecture de son livre ne parvient pas à convaincre vraiment quant au nouveau statut de l’œuvre défendu par l’auteur : la création artistique ne se différencierait plus des autres productions culturelles, toutes catégories confondues. Certaines de ses analyses s’imposent cependant par leur acuité. Ainsi Jameson, en convoquant Martin Heidegger et Sigmund Freud, démontre-t-il le changement de paradigme par une méthode comparative qui s’appuie sur deux œuvres célèbres : Paire de souliers (1886) de Van Gogh et Diamond Dust Shoes (1980) d’Andy Warhol. D’un « objet- monde » chargé d’affects, l’œuvre d’art s’est transformée en fétiche dépouillé de toute appartenance au monde. Il en résulte « l’émergence d’un nouveau type de platitude »12 qui se laisse aussi explorer dans l’architecture (Skidmore, Owings et Merrill). Les couples opposés (surface/profondeur, parodie/pastiche, unité/fragmentation) déterminent une tension interprétative. Il ne s’agit pas de confondre ce nouvel aplatissement des entités pointé par Jameson avec la reconduction du nihilisme car la dialectique, toujours maintenue selon un double héritage de Sartre et d’Adorno, est, en cette occurrence, un outil de résistance. Il ne s’agit pas non plus de l’identifier à un style. Dans un entretien avec Anders Stephanson, professeur à Columbia University, paru pour la première fois dans la revue Art en 1986, le théoricien américain revient sur cette notion de « nouvelle platitude » qui a souvent donné lieu à des controverses nées d’une incompréhension. Jameson revendique « l’ambiguïté » et évoque le danger de « la réification » de l’œuvre d’art13. Pour revenir au livre sur le postmodernisme, on regrettera que les analyses des œuvres relèvent souvent du survol, d’autant que Jameson s’appuie sur les créations de Warhol, Nam June Paik, ou encore Robert Gober. La situation est différente pour la littérature (Philip K. Dick), le cinéma (David Lynch) et l’architecture (Frank Gehry). Il en résulte un certain déséquilibre qui fragilise l’analyse de cette « logique culturelle ». Il semble aussi que le maintien sans faille de la dialectique ne permette pas à l’auteur de dépasser une tension à l’œuvre

Perspective, 3 | 2008 92

pour s’ouvrir à ce nouveau statut de la culture dont on pressent que l’indétermination et l’instabilité pourraient être fécondes.

Le temps incertain de l’histoire

7 Depuis sa thèse de doctorat, Jameson revendique l’historicité dans sa relation à la culture. Il s’intéresse à la fabrique de l’histoire au temps du postmodernisme, qui ne peut reconduire des modalités méthodologiques passées. Il faut « penser le présent historiquement à une époque qui, avant tout, a oublié comment penser historiquement » : c’est ainsi que le théoricien américain ouvre l’introduction de son livre Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif. Jameson ne reprend pas à son compte « la fin des grands récits » prônés par Lyotard, dont il connaît fort bien les écrits, mais revendique « un récit décentré ». Il réfute autant une approche téléologique que prophétique. Sa connaissance des formes littéraires (narration, déconstruction) représente ici un apport fondamental pour envisager autant de récits postmodernes. Cette perspective est particulièrement stimulante pour renouveler les formes de l’histoire de l’art. Le grand récit linéaire traditionnel, parfois quelque peu autoritaire, pourrait être délaissé au profit d’autant de récits polyphoniques résultant du tissage de narrations plurielles et de la confluence des temporalités. L’œuvre d’art demeurerait le support fondamental de la pensée, mais sur un mode décentré, ce qui permettrait des rencontres fécondes avec de nombreuses autres productions culturelles. Jameson ne reprend pas non plus à son compte l’idée d’un « récit sans commencement » postulé par Adorno et Horkheimer. Il prône ce qu’il nomme des « historiographies spatiales », selon le titre d’un chapitre de son livre consacré au postmodernisme. Pour lui, en effet, l’espace prédomine sur la temporalité dans les nouvelles données de l’historiographie, un espace qui se pense toujours politiquement. La dimension fictionnelle pourrait alors investir le récit historiographique, mais si Jameson soulève de manière pertinente cette possibilité, il n’en propose pas une forme incarnée. Les relations entre les différentes temporalités – passé, présent, futur – se ressentent de cette conception spatiale tout en maintenant une approche marxiste : « Selon le point de vue marxien classique, les semences du futur existent déjà au sein du présent et doivent en être dégagées conceptuellement »14. Le nouveau paradigme du postmodernisme serait donc à appréhender selon une logique de rupture. Sur ce point, les présupposés de Jameson sont différents de ceux revendiqués par Andreas Huyssen, qui privilégie les champs de transformation au postulat de la rupture pour aborder les liens tissés entre modernisme, postmodernisme et culture de masse, dont il est aussi un spécialiste15. Une étude comparative de ces deux auteurs demanderait un développement conséquent qui permettrait d’enrichir l’historiographie du postmodernisme. La traduction française de l’ouvrage majeur de Huyssen, After the Great Divide. Modernism, Mass Culture, Postmodernism, constituerait par ailleurs un événement éditorial important qui tarde toutefois à venir. Cette recherche des modalités d’existence du récit postmoderne a conduit Jameson, en 1992, à écrire La totalité comme complot, essai sur la théorie du complot qui représente une des modalités du récit des sociétés post-industrielles. Le film Videodrome de David Cronenberg (1983) en serait le paradigme.

8 C’est donc en suivant Marx que Jameson en vient à repenser l’utopie pour investir une spatialisation de la temporalité postmoderne. Si cette conception est déjà présente dans

Perspective, 3 | 2008 93

son livre Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, elle se trouve approfondie et développée dans son essai plus récent Archéologies du futur, où son intérêt pour la science-fiction, tous domaines culturels confondus, trouve toute son ampleur, du cinéma d’Orson Wells au cyberespace. Thomas More, Ernst Bloch et Charles Fourier sont convoqués afin de revisiter l’utopie après la fin des utopies. Dans un entretien datant de 1982, Charles Green, enseignant à Cornell University dans le département de littérature, interrogeait déjà longuement Jameson sur sa conception de l’utopie du point de vue historiographique. C’est le maintien inconditionnel de la dialectique qui permet au théoricien américain d’aboutir à cette alternative pertinente. Il convenait de le noter. On se montrera plus réservée sur les liens établis par Jameson entre l’œuvre de Gober et la production d’une forme d’espace utopique, qui pourraient être plus serrés, et sa conception d’une « photographie utopique ». Si les analyses historiographiques de Jameson s’imposent très souvent par leur pertinence, leur mise en œuvre laisse parfois le lecteur un peu dérouté.

Aux frontières

9 Les nouvelles orientations théoriques de Jameson posent la question des frontières et de leur porosité, relative ou non. Il souligne combien le phénomène de la mondialisation ne doit pas faire oublier l’histoire spécifique de chaque pays, dont l’étude reconduirait autant de récits postmodernes. La lecture de ses ouvrages transmet néanmoins un point de vue très américain, tant au niveau de l’histoire intellectuelle que des relations à la politique, à la religion, mais aussi dans les choix culturels. La « logique culturelle » présente plusieurs facettes. Il serait bienvenu que des historiens de l’art européens développent des études à ce sujet. Il faut noter que les ouvrages de Jameson ont connu une réception très favorable en Chine, où ils sont lus avec grand intérêt. La Révolution culturelle de Mao a sensibilisé les Chinois à la dimension politique de la culture et au phénomène de massification. Dans plusieurs entretiens, le théoricien américain évoque le danger que le point de vue américain prédomine par exclusion de tout autre, en notant en même temps que la forme du troisième stade du capitalisme semble être la plus avancée aux États-Unis, pour ne pas dire la plus brutale. En 1995, dans un entretien avec Xudong Zhang, professeur de chinois et de littérature comparée à New York University, il met au jour une tension dialectique entre localisme et globalisme qui demanderait un approfondissement.

10 La question des frontières, c’est aussi les échanges avec d’autres domaines du savoir, d’autres systèmes théoriques. Jameson n’adopte pas une attitude autoritaire dans son argumentation théorique et se montre très intéressé par d’autres courants de pensée. La multiplicité des points de vue lui semble inhérente au postmodernisme. Les cultural studies retiennent plus particulièrement son attention et ses écrits attestent son excellente connaissance en la matière. Il se réfère souvent à Raymond Williams, un des membres fondateurs du Center for Contemporary Cultural Studies (CCCS), ouvert en 1964 à l’université de Birmingham en Grande-Bretagne. Les parallèles entre les parcours intellectuels des deux hommes sont patents : le passage du littéraire au domaine culturel toutes catégories confondues, la sensibilité à une politique de gauche et la recherche d’une nouvelle identité de la culture qui ne reconduiraient pas les hiérarchies passées. Des échanges existent avec William E. Thompson, autre membre fondateur du centre de Birmingham, mais aussi avec Stuart Hall. Il faut au demeurant

Perspective, 3 | 2008 94

lire, dans le recueil Jameson on Jameson, le passionnant entretien conduit par Hall avec Jameson, qui date de 1995. Le théoricien américain connaît aussi très bien la vague américaine des cultural studies qui émerge dans les années 1980. Il sait en noter les spécificités. Son long article sur l’ouvrage majeur Cultural Studies, une anthologie de textes éditée par Lawrence Grossberg, Cary Nelson et Paula Treichler en 1992, en atteste16. Les réserves émises à cette occasion sont reprises dans son entretien avec Zhang en 1995. Il explique alors les différences entre sa propre approche du phénomène culturel (« cultural criticism ») et les cultural studies, ce qui ne remet pas en question son admiration. Sa conception de la culture est différente par une vision plus large, plus globale, par la défense des spécificités nationales (sans reconduire le nationalisme) et par une conception différente des liens entre classes sociales et culture populaire.

11 C’est donc un bilan du postmodernisme que propose Goulimari avec l’anthologie de textes dont elle assure la direction scientifique. Il s’agit à nouveau de valoriser la multiplicité des points de vue, des paradigmes et des généalogies. Trois parties structurent l’ouvrage : généalogies du postmoderne, cartographie du postmoderne, le postmoderne et le XXIe siècle. Aucune célébration triomphale du postmodernisme n’est à craindre à la lecture de ce livre. Il faut en assumer les contradictions et le caractère irrésolu, que ne manquent pas de pointer ses détracteurs. La position de Hutcheon, dont le texte ouvre l’anthologie, est claire à ce sujet : « Le postmodernisme est mort ; vive le postmodernisme ! »17. Quant à Robert Venturi, il n’hésite pas à noter d’emblée dans le titre de son intervention « À bas postmodernism, of course ». La tolérance aux contradictions revendiquée aussi par Jameson s’imposerait donc. La faiblesse de cet ouvrage réside dans son approche exclusivement américaine.

12 L’ensemble de ces publications nous apparaît comme un signal important qui montre à quel point il est temps que l’histoire de l’art en France s’ouvre davantage à l’historiographie du postmodernisme afin d’enrichir et de nuancer ces premiers bilans lacunaires.

NOTES

1. Yves Michaud éd., Après le modernisme, (numéro spécial des Cahiers du musée national d’art moderne), 1987, 22 ; Yve-Alain Bois, « Modernisme et postmodernisme », dans Encyclopædia Universalis, 1990, p. 473-490 ; Yves Boivert, Monde postmoderne. Analyse du discours sur la postmodernité, Paris, 1996. 2. Jean-François Lyotard, La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, 1979 ; Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants. Correspondance 1982-1985, Paris, 1988. 3. Hal Foster, cité dans Yve-Alain Bois, 1990, cité n. 1, p. 481. 4. Fredric Jameson est né en 1934. Il est professeur émérite de littérature comparée à Duke University, où il dirige le Centre de théorie critique. 5. Voir par exemple le livre de Judith Butler, Trouble dans le Genre. Le Féminisme et la subversion de l’identité, Paris, 2005 [éd. orig., Gender Trouble, New York, 1990].

Perspective, 3 | 2008 95

6. À titre d’exemple, voir le livre de Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, 2007 [éd. orig., The Location of Culture, New York, 1993]. 7. Il faut noter la traduction récente du livre d’Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, 2008 [éd. orig., On Populist Reason, Londres, 2005]. 8. Pour une bibliographie complète de Fredric Jameson, voir le site de l’Université de Californie- Irvine : http://www.lib.uci.edu/libraries/pubs/scctr/Wellek/jameson/index.html 9. Voir « La production industrielle de biens culturels. Raison et mystification des masses », dans Max Horkheimer, Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison : fragments philosophiques, Paris, 1974, p. 129-176 [éd. orig., Dialektik der Aufklärung: philosophische Fragmente, Francfort, 1969]. 10. Fredric Jameson, Marxism and Form, twentieth-century dialectical theories of literature, Princeton, 1971 ; The Prison House of Language, a critical account of structuralism and Russian formalism, Princeton, 1972. 11. Fredric Jameson, « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late Capitalism », dans New Left Review, juillet-août 1984, I/146, p. 53-92. L’article est disponible au format PDF sur le site de la revue : www.newleftreview.org/?getpdf=NLR14203 & pdflang=en 12. Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, 2007, p. 45. 13. « Interview with Fredric Jameson by Anders Stephanson », dans Flash Art, déc. 1986/janv. 1987, 131, p. 69-73. 14. Jameson, op. cit., Paris, 2007, p. 114. 15. Andreas Huyssenn, né en 1942, est professeur d’études germaniques et de littérature comparée à Columbia University. Andreas Huyssen, After the Great Divide. Modernism, Mass Culture, Postmodernism, Bloomington/Indianapolis, 1986. 16. Lawrence Grossberg, Cary Nelson, Paula Treitcher éd., Cultural Studies, New York/Londres, 1992. Fredric Jameson, « On ‘Cultural Studies’« , dans Social Text, 1993, 34, p. 17-52. 17. Linda Hutcheon, « Gone Forever but Here to Stay: The Legacy of Postmodernism », dans Pelagia Gourimari éd., Postmodernism. What Moment?, Manchester/New York, 2007, p. 17 (en français dans le texte).

INDEX

Index géographique : France, États-Unis Mots-clés : postmodernisme, théorie, culture de masse, historiographie Keywords : postmodernism, theory, mass culture, historiography Index chronologique : 1900

AUTEURS

ANNIE CLAUSTRES Université de Lyon II-Louis Lumière

Perspective, 3 | 2008 96

Les archives d’art contemporain

Victoria H. F. Scott

RÉFÉRENCE

Hal Foster, « Archival Impulse », dans October, automne 2004, 114, p. 3-22. Interarchive: Archivarische Praktiken und Handlungsräume im zeitgenössischen Kunstfeld/ Interarchive: Archival Practices and Sites in the Contemporary Art Field, Beatrice Von Bismarck, Hans-Peter Feldmann, Hans Ulrich Obrist, Diethelm Stoller, Ulf Wuggenig éd., (cat. expo., Lunebourg, Kunstraum der Universität Lüneburg, 1997-2002), Lunebourg/Cologne, Walther König, 2002. 640 p., 160 ill. en coul. (contributions en allemand, anglais et français). ISBN : 978-3883755403 ; 38,89 €. Sylvie Mokhtari, Janig Bégoc, Marie-Raphaëlle Le Denmat, Emmanuelle Rossignol éd., Les artistes contemporains et l’archive : interrogation sur le sens du temps et de la mémoire à l’ère de la numérisation/Contemporary Artists and Archives: on the meaning of time and memory in the digital age, (colloque, Saint-Jacques de la Lande, 2001), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004. 282 p., 47 ill. en n. et b. et en coul. ISBN : 2-87947-973-1 ; 24 €. Charles Merewether éd., The Archive: Documents of Contemporary Art, Londres/Cambridge (MA), Whitechapel/MIT Press, 2006, 208 p. ISBN : 0-85488-148-4 (Whitechapel) 0-262-63338-8 (MIT Press) ; $ 23/£ 13 (22 €). Archive Fever: Uses of the Document in Contemporary Art, Okwui Enwezor éd., (cat. expo., New York, The International Center of Photography, 2008), New York, The International Center of Photography, 2008. 264 p., 185 ill. en n. et b. et en coul. ISBN : 978-3865216229 ; $ 45 (36 €). Deborah Wythe éd., Museum Archives: An Introduction, Chicago, Society of America Archivists, 2004. 256 p., 90 ill. en n. et b. ISBN : 1-931666-06-7 ; 62 $. Lioba Reddeker éd., Archiving the Present: Manual on Cataloguing Modern and Contemporary Art in Archives and Databases/Gegenwart dokumentieren: Handbuch zur Erschließung moderner und zeitgenössischer Kunst in Archiven und Datenbanken, Vienne, Basis Wien, Kunst, Information und Archiv, 2006. 350 p., 30 ill. en n. et b. ISBN : 3-9500831-3-8 ; 27 €.

Perspective, 3 | 2008 97

Magda Salvesen, Diane Cousineau éd., Artists’ Estates: Reputations in Trust, New Brunswick (NJ), Rutgers University Press, 2005. 381 p., 87 ill. en n. et b. ISBN : 0813536049 ; 35 $ (30 €).

1 Les archives passent pour rébarbatives ; mais les archives d’art moderne et contemporain n’ont jamais suscité autant d’intérêt, comme en témoigne le grand nombre de colloques, d’expositions et de publications récentes sur ce thème. Il convient cependant de distinguer deux sortes de publications sur les archives d’art contemporain : les ouvrages portant sur les archives en tant qu’œuvre d’art, qui consistent principalement en des catalogues d’exposition rédigés par des critiques d’art, des conservateurs et parfois des historiens de l’art, et les manuels à visée plus pratique écrits par et pour des archivistes. Cette distinction peut paraître évidente aux personnes ne travaillant pas dans le domaine de l’archivistique, mais la nature du monde de l’art contemporain et les paradoxes qu’impliquent les pratiques de la critique d’art et de l’histoire de l’art tendent à masquer ce qui différencie significativement ces deux types de publication. Depuis l’entre-deux-guerres (1919-1939), artistes, historiens de l’art, critiques d’art et conservateurs se sont intéressés aux archives en tant que modèle conceptuel, à commencer, par exemple, par les collages des artistes Dada ou le Mnemosyne Atlas d’Aby Warburg de 1929 (FOSTER, 2004)1. Dans l’après-guerre, des artistes de part et d’autre de l’Atlantique ont maintes fois utilisé le paradigme de l’archive dans leur création. Pour n’en donner que deux exemples, citons l’Atlas (1962-) de l’Allemand Gerhard Richter ou Twentysix Gasoline Stations (1962-1963) de l’Américain Ed Ruscha2. Plus récemment, le modèle des archives a attiré l’attention de critiques d’art et d’historiens de l’art tel Hal Foster et de conservateurs tels Ingrid Schaffner et Matthias Winzen, qui en ont fait à la fois un objet théorisable et un cadre structurel pour des expositions3. En lien avec ce regard nouveau posé sur les archives par le monde de l’art moderne et contemporain, les archivistes, les historiens de l’art, les professionnels de musées et les bibliothécaires se sont efforcés de créer des réseaux, d’établir des répertoires exhaustifs et de normaliser les méthodes. Ce compte rendu tente d’explorer et de défricher les divers points de vue sur ce sujet, car une connaissance de base et une reconnaissance des principales préoccupations de toutes les parties concernées ne peuvent que faire progresser ce domaine.

Un « fascisme archivistique » ?

2 C’est à l’époque de la Révolution française, lorsque l’établissement d’archives publiques et accessibles devint essentiel pour garantir les droits des citoyens et la fondation de la République française, que l’histoire des archives revêtit une importance particulière4. Au XXe siècle, le besoin de conserver la mémoire des atrocités perpétrées au cours des deux guerres mondiales conféra aux archives une dimension nouvelle ; elles prirent alors une place particulière dans la philosophie et la théorie critique engagées des penseurs occidentaux, ainsi que dans l’avant-garde artistique5. Du mouvement Dada à l’art conceptuel en passant par Duchamp et le pop art, ce que l’on pourrait appeler l’« esthétique de l’archive » ou la « pulsion de l’archive », selon l’expression d’Hal Foster, traduit la volonté de certains artistes travaillant les archives de rétablir le passé en « restituant une présence à des informations historiques égarées ou perdues » (FOSTER, 2004, p. 4). En conséquence, ces pratiques artistiques ont toujours présenté des affinités avec différents systèmes de production et de diffusion de la culture visuelle,

Perspective, 3 | 2008 98

tels que la photographie, les livres, les magazines, le cinéma, la télévision, puis internet (FOSTER, 2004, p. 3-22).

3 Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et notamment depuis Surveiller et punir (1975) de Michel Foucault6, l’on n’a cessé de pointer du doigt et de critiquer les archives comme un mécanisme de contrôle et de domination, au détriment du concept d’un dépôt précieux de documents importants constituant une partie du patrimoine artistique mondial. Ainsi, des penseurs américains tels Hayden White et Dominick LaCapra commencèrent à la fin des années 1970 à remettre en question l’autorité naturalisée des archives7. Dans le domaine de l’art contemporain, elles ont été tour à tour fétichisées dans la théorie critique comme source de vérité non problématisée, diabolisées en tant qu’instrument de domination politique et sentimentalisées parce que dépositaire de l’histoire qui se perd8. Ces dix dernières années, le modèle des archives a inspiré d’innombrables projets, dont la grande majorité en propose une lecture critique : alimentés par Mal d’archive de Derrida (1995 ; traduit en anglais sous le titre Archive Fever), qui est souvent cité, ils tournent le plus souvent autour du thème des archives en tant que système discursif régulateur actif. Tout récemment, le commissaire d’exposition américain Okwui Enwezor a forgé l’expression « fascisme archivistique » à l’occasion de la publication du catalogue Archive Fever: Uses of the Document in Contemporary Art (p. 37). Bien que l’on puisse tout à fait concevoir et comprendre le désir de politiser les archives, les termes du discours sont cependant devenus excessifs, masquant et brouillant le fait que, dans le domaine de l’art moderne et contemporain, la pratique archivistique est fortement sous-développée.

4 Un exemple important de cette tendance critique est le catalogue Interarchive… (2002). Il est le résultat d’une collaboration entre l’université de Lüneburg et l’artiste de Düsseldorf Hans-Peter Feldmann qui, en 1999, proposa une exposition prenant comme point de départ les archives du commissaire et critique d’art suisse Hans Ulrich Obrist. Ce projet s’est transformé peu à peu en une étude plus approfondie sur l’importance des archives dans le domaine de l’art contemporain ; l’ouvrage qui en est issu rassemble des articles et des interviews d’artistes rédigés par plus d’une centaine de contributeurs en trois langues et constitue une vaste enquête sur les pratiques archivistiques dans l’art contemporain depuis vingt-cinq ans.

5 En esquissant le propos critique de leur projet, les éditeurs écrivent dans la préface : « Contrairement au sens commun du mot, le terme ‘archives’ est employé ici de manière aussi large que possible, pour signifier un lieu où, pour emprunter les mots de Derrida, des symboles sont réunis. Ainsi tous types de musées, de bibliothèques et de collections sont abordés ici de la même façon que les locaux décrits explicitement comme des archives »9. Outre les problèmes de typographie, de mise en page, de traduction et de structure dont souffre habituellement ce genre de publication ambitieuse, l’emploi du mot archives comme terme générique couvrant tout ce qui ressemble de près ou de loin à une collection est conceptuellement inutile. Même si les archives et les bibliothèques présentent des similitudes et qu’elles sont souvent, de surcroît, installées dans les mêmes locaux, il s’agit dans les deux cas de matières très différentes : les unes traitent de livres, tandis que les autres organisent des documents originaux afin de les rendre accessibles à la consultation. Leurs objectifs sont donc tout à fait distincts. Le fait de ne pas reconnaître cette distinction suggère une indifférence aux difficultés liées à la constitution et à la conservation d’archives de l’art moderne et contemporain. De plus, curieusement, et malgré le nombre de perspectives ouvertes

Perspective, 3 | 2008 99

dans Interarchive…, aucune question claire et stimulante n’en émerge à cause d’une trop grande diversité des objets. L’article « Archives in Practice » de l’artiste et commissaire d’exposition Julie Ault, qui porte sur les intrigantes et joyeuses conceptions graphiques de la sœur du Cœur immaculé de Marie, engagée politiquement, Mary Corita (1918-1986), se singularise par son traitement incisif d’un chapitre peu connu de l’histoire de l’art aux États-Unis. L’essai « Books in Space: Tradition and Transparency in the Bibliothèque de France » de l’historien de l’art et de l’architecture Anthony Vidler, qui traite des paradoxes qu’entraîne la volonté de construire une bibliothèque nationale à la fois de très haut niveau et ouverte à tous, se distingue par son approche concrète, précise et réfléchie.

6 L’institution Basis-Wien, consacrée à la documentation de l’art contemporain après 1945, a adopté une approche plus concrète qu’Interarchive… Prenant acte du besoin de répondre aux questions suscitées par la création d’archives de l’art contemporain, elle a entrepris de répertorier de façon exhaustive les fonds régionaux et de les relier par le biais d’un réseau dont le site central est accessible sur internet. L’objectif de ce projet européen « Vektor » (1999-2003) était de renforcer le réseau des archives et autres institutions traitant de l’art contemporain, en Europe et dans le monde. Financé par le programme européen « Culture 2000 », il réunissait cinq partenaires : les Archives de la critique d’art à Rennes, le Museion à Bolzano, la John Hansard Gallery à la Southampton University, la Zentralarchiv des Internationalen Kunsthandels à Cologne et la documenta Archive à Kassel.

7 Ce programme a donné lieu à une série de conférences et de publications sur des questions tantôt d’ordre pratique, tantôt en rapport avec l’histoire de l’art. L’anthologie Les artistes contemporains et l’archive : interrogation sur le sens du temps et de la mémoire à l’ère de la numérisation (2004) en relève ; elle comprend des textes en français et en anglais présentés lors d’un colloque visant à interroger la manière dont les artistes thématisent et produisent du matériel archivistique. Plusieurs articles se concentrent sur un artiste ou sur un aspect particulier de son travail : l’approche plus personnelle des archives qu’ont Christian Boltanski et Vera Frenkel, par exemple, ou l’élaboration collective du groupe slovène IRWIN et du russo-américain Ilya Kabokov. Les organisateurs du colloque étant des universitaires, cette publication se distingue d’ Interarchive… par une portée plus historique. Écrits par deux auteurs qui refusent d’employer le jargon devenu commun dans le monde de l’art contemporain, les textes « documenta 5 and Artistical Recreations of the Museum » de Friedhelm Scharf et « Bolzano’s Museo d’arte moderna e contemporanea: thoughts on the archive » d’Andreas Hapkemeyer abordent de façon instructive la question de la relation qu’entretient l’archive artistique avec la pratique de l’art contemporain et, en particulier, avec le musée d’art contemporain.

8 Hors Europe, en plus du catalogue de l’exposition Archive Fever: Uses of the Document in Contemporary Art (2008) déjà traité, mérite attention l’anthologie du commissaire d’exposition américain Charles Merewether intitulée The Archive: Documents of Contemporary Art (2006), coéditée par MIT Press et la Whitechapel Gallery à Londres. Elle comprend des textes fondamentaux sur les archives en général, tels ceux de Michel Foucault, « The Historical a priori and the Archive » (1969), de Paul Ricœur, « Archives, Documents, Traces » (1978), de Giorgio Agamben, « The Archive and Testimony » (1989) et d’autres rattachés à divers domaines et courants de pensée et couvrant ainsi tout le XXe siècle (plus de la moitié a déjà été publiée). Dans sa préface, Merewether

Perspective, 3 | 2008 100

différencie les archives des bibliothèques et observe que les premières sont « créées tout autant par des organismes d’État et des institutions que par des individus ou des groupes. […] À la différence d’une collection ou d’une bibliothèque, elles constituent un dépositaire ou un système ordonné de documents, à la fois oraux et visuels, qui forment la matière brute de l’histoire »10. On pourrait ajouter que les archives de premier ordre conservent généralement une quantité importante de documents restés inédits. Des contributions d’artistes contemporains sur ce sujet – et tout particulièrement celles du groupe roumain subREAL et de l’artiste libanais Walid Ra’ad, fondateur de l’Atlas Group, un collectif imaginaire qui réalise un travail de recherche et de documentation sur l’histoire contemporaine libanaise – comptent parmi les plus utiles en raison de leur angle d’approche particulier et de leur traitement inventif et provocateur du sujet11.

9 Dans Archive Fever, Enwezor énonce son intérêt pour la production de « contre- archives », affirmant que « les archives sont tributaires de leur fonction d’autorité manifeste en tant que source principale de vérité historique »12. C’est une approche non nuancée d’un sujet qui demande à l’être. Les historiens glorifient les archives pour toutes sortes de raisons, mais prétendent rarement qu’elles soient une source de vérité absolue. À mon sens, dans le domaine de l’art contemporain, c’est l’absence d’archives, et l’absence d’une infrastructure à même d’assurer l’existence non seulement d’archives mais aussi de bibliothèques d’art, qui doit être politisée.

Archives de musée et fonds d’artistes

10 Il n’existe qu’un seul livre écrit explicitement pour les archivistes d’art contemporain. Archiving the Present: Manual on Cataloguing Modern and Contemporary Art in Archives and Databases (2006) s’accompagne utilement de deux autres manuels : l’un destiné aux archivistes de musées et publié par la Society of Américain Archivists, intitulé Museum Archives: An Introduction (2004) ; l’autre, écrit pour des artistes, a pour titre Artists’ Estates: Reputations in Trust (2005).

11 Le très utile recueil de textes que constitue Museum Archives se compose de vingt-trois chapitres concis ainsi que d’un guide de ressources, rédigés par divers professionnels des musées. Il aborde tous les aspects de la création d’archives muséales ou d’archives conservées au sein d’un musée. Édité par Deborah Wythe, ancienne archiviste et actuelle directrice du Digital Lab au Brooklyn Museum, l’ouvrage offre une excellente présentation des principes de base, tels que les protocoles de conservation, les besoins en équipement et la mise en place d’espaces adaptés aux chercheurs (à la fin de l’ouvrage on trouve même des formulaires types), mais aussi une mise au point remarquable sur les problèmes soulevés par des archives au musée, y compris des questions d’éthique concernant la protection de la vie privée et l’idéal de l’accessibilité des archives. Il contient aussi une introduction aux mots-clés de la conservation numérique de documents, tels que la « vigilant migration », c’est-à-dire la transposition perpétuelle de documents sur des supports numériques nouveaux, et insiste sur l’importance d’employer un langage précis faisant, par exemple, la distinction entre les technologies d’archivage et les archives proprement dites. Le terme « archivage » est employé pour parler de la sauvegarde et du compactage des données, tandis qu’« archives » est associé à une visée d’accès sur le long terme. L’ouvrage se clôt avec une liste d’utiles références bibliographiques.

Perspective, 3 | 2008 101

12 À côté des musées, les archives des artistes décédés depuis peu sont souvent conservées et mises en ordre par des fondations, ou parfois par la famille de l’artiste qui les conserve dans leur propre demeure. Artists’ Estates: Reputations in Trust, réalisé par l’historienne de l’art et des jardins Magda Salvesen et l’auteur et conférencière Diane Cousineau, traite de ce sujet (parmi d’autres) à travers une série de trente interviews de veuves, familles, amis, marchands, galeristes et archivistes de ces artistes. Cet ouvrage n’est pas critique dans le sens traditionnel, mais il éclaire richement les diverses façons dont un artiste peut organiser ses biens, ainsi que ses archives. L’intéressant point commun à certaines de ces interviews est ce qui incite les artistes ou, après leur mort, leurs familles, à créer de tels trusts, fondations ou œuvres d’intérêt public qui, du moins aux États-Unis, sont réputées ne durer que quarante ans13. Stephen Polcari, ancien directeur des Archives of American Art, suggère dans un entretien que le système actuel d’imposition aux États-Unis serait responsable de la concurrence – plus forte que jamais – pour détenir des archives car les familles des artistes ont tendance à les garder plus longtemps dans l’espoir de les vendre à bon prix ou simplement pour éviter de payer des impôts14.

13 Un peu plus éloigné de l’artiste mais l’ayant clairement à l’esprit, l’ouvrage bilingue (anglais/allemand) Archiving the Present... (2006), édité par Lioba Reddeker, a été écrit explicitement pour des archivistes de l’art contemporain par un panel de chercheurs et de professionnels de musée engagés et passionnés. Ce livre, qui est la raison d’être du projet Vektor mentionné ci-dessus, se veut un manuel théorique et pratique sur la constitution et la conservation d’archives au sein d’institutions d’art et de bibliothèques. Il propose également une évaluation de débats scientifiques concernant le traitement de l’information, des questions d’ordre légal et les environnements technologiques. Plus important encore, du moins du point de vue de l’historien de l’art : il comprend un répertoire et des descriptions exhaustifs d’archives et de bases de données en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et, étonnamment, en Europe de l’Est. L’Italie et l’Espagne brillent par leur absence15. En dépit de son aspect modeste et de quelques traductions maladroites, Archiving the Present est superbement réussi et sa focalisation sur les défis techniques soulevés par la gestion des archives souligne les différences entre bibliothécaires et archivistes : les bibliothécaires cataloguent, les archivistes décrivent (WYTHE, 2004, p. 43).

14 Dans son article « Archives without Museums » (1996), Hal Foster proclamait que l’internet représentait en quelque sorte des archives infinies. Dans Archiving the Present…, l’une des observations les plus intéressantes est le rejet de cette idée par Lioba Redekker, « parce que si le Web produit de l’information, il en détruit en même temps. Il est sûrement plus approprié de voir le World Wide Web comme un espace de stockage temporaire et une façon de transmettre des unités d’information. La véritable conservation, l’enregistrement scientifique et l’établissement d’un réseau thématique pertinent demeurent la tâche d’institutions spécialisées et des bases de données qu’elles opèrent » (REDDEKER, 2006, p. 16). Il s’avère qu’aujourd’hui encore, les photocopies garantissent la conservation à long terme mieux que la numérisation, qui nécessite de copier et faire « migrer » en permanence l’information pour s’accorder aux techniques les plus récentes. La majorité des supports actuels ont une durée de vie plus importante que la technologie qui les met en œuvre16. De plus, on ne peut se permettre de jeter les originaux pour gagner de la place puisque l’avenir de la numérisation reste si incertain. La numérisation ne permet donc pas de libérer de la place ; au contraire,

Perspective, 3 | 2008 102

elle oblige à répondre à « de nouvelles exigences considérables quant au traitement et à l’administration de la matière archivistique »17.

15 Enfin, tout comme Vektor, l’Art Spaces Archives Project [AS-AP] crée actuellement aux États-Unis un répertoire des archives de l’art moderne et contemporain remontant aux années 1950, que l’on nomme le National Index of the Avant-Garde. Soutenu financièrement par de nombreux organismes d’art indépendants, ce projet est affilié au Bard College. Il ne dispose pour l’instant d’aucun espace ni d’aucune collection en propre (bien qu’il espère en avoir dans l’avenir), mais les horizons du projet sont internationaux et le site électronique propose l’un des meilleurs répertoires d’archives de l’art internationaux actuellement disponible sur le web.

16 Le Museu d’Art Contemporani de Barcelone vient tout juste d’ouvrir un nouveau centre de recherche et un site d’exposition exemplaire pour la mise en valeur de ses archives. En revanche, l’Italie doit encore se pencher sérieusement sur cette question, ce qui est regrettable étant donné l’importance de Milan pour l’art d’après-guerre. En effet, localiser les archives de l’art moderne et contemporain et pouvoir y accéder est l’un des plus grands défis auxquels se trouvent confrontés les chercheurs en art contemporain de tous les pays.

17 Alors que l’internet et la numérisation semblaient annoncer une ère nouvelle d’accessibilité, les archives de l’art restent obstinément physiques, chères à entretenir et difficile d’accès. Ce n’est que depuis dix ans que le secteur culturel commence à prendre conscience de la nécessité d’établir un répertoire exhaustif des archives et de normaliser les protocoles d’archivage et de description des documents, mais il faut aussi lancer une réflexion sur la création de locaux pour la bonne conservation et présentation des archives. L’heure est venue, alors que des réseaux grandissants se mettent en place des deux côtés de l’Atlantique, pour ouvrir la discussion sur comment et où conserver les archives de l’art contemporain.

18 Les archives publiques, que l’on associe généralement à une plus grande accessibilité et à des conditions de conservation mieux adaptées, sont parfois préférées aux archives de propriété privée, qui pourtant peuvent être tout autant accessibles et bien entretenues18. Il est facile de diaboliser le Getty ou le Harry Ransom Center pour avoir acquis des archives patrimoniales d’autres pays, mais en même temps, les États-Unis s’avèrent être le seul pays doté d’un dépôt officiel pour des archives d’artistes, le AAA/ Smithsonian Institution. La France ne possède rien d’équivalent. Fait révélateur : en France, les archives d’artistes contemporains sont conservées au sein de collections conçues principalement pour recevoir les archives d’écrivains et de critiques d’art. Les fonds privés constituent une partie intégrante du patrimoine du monde de l’art et, lorsqu’elles sont gérées avec compétence, peuvent compléter les archives publiques. C’est cependant rarement le cas. Contrairement aux archives publiques, qui ont pour vocation d’être accessibles à tous, les archives privées restent confidentielles, ne s’entrouvrant que face aux chercheurs et archivistes les plus zélés. Ainsi, les archives de Leo Castelli, tout comme celles de l’important galeriste Guido Le Noci, se trouvent en mains privées.

19 De plus, les collections privées entravent parfois la recherche en refusant de coopérer ou en faisant montre de favoritisme, alors que les archives publiques, selon l’idée reçue,

Perspective, 3 | 2008 103

assurent la diffusion de documents dans le domaine public, afin de permettre aux conservateurs et aux chercheurs de poursuivre leur travail sans délais excessifs et sans devoir se conformer aux souhaits de la famille de l’artiste19.

20 Les bibliothèques et les archives d’art, qu’elles soient nationales ou internationales, au sein de musées ou de galeries, doivent être reconnues comme des entités liées mais indépendantes et dotées d’un soutien financier suffisant pour faire avancer et développer pleinement leur infrastructure, réseaux et collections. Selon Marvin Taylor, directeur de la Fales Library & Special Collections à New York University : « Nous devons faire prendre conscience à tout le pays de l’importance de cette matière pour le monde de l’art, pour la recherche et pour notre patrimoine »20.

NOTES

1. Hal Foster examine les « Photo-files » d’Alexandre Rodtchenko, les photomontages de John Heartfield, l’esthétique « panneau d’affichage » de l’Independent Group, ainsi que les archives visuelles de Rauschenberg et de Richard Prince (p. 3). On pourrait aussi bien ajouter à cette liste les collections d’images de Gilbert & George et les Stored Images (1992) de Maurizio Nannucci. 2. Pour l’Atlas de Gerhard Richter, voir son site web : http://www.gerhard-richter.com/art/atlas 3. Allan Sekula, « Body and the Archive », dans October, 1986, 39, p. 3-64 ; Douglas Crimp, On the Museum’s Ruins, Boston, 1993 ; Hal Foster, « The Archive without Museums », dans October, 1996, 77, p. 97-119 et FOSTER, 2004 ; Ingrid Schaffner, Matthias Winzen éd., Deep Storage: Collecting, Storing and Archiving in Art, Munich, 1998. 4. Philippe Béleval, « Archives et République », dans Le Débat, 2001, 115, p. 100-117. 5. Des ouvrages importants sur l’histoire générale du concept d’archives dans le monde contemporain, en ordre chronologique : Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, 1969 ; Paul Ricoeur, Temps et Récits, III, Paris, 1978 ; Michel de Certeau, « L’Espace de l’archive ou la perversion du temps », dans Traverses, 1986, 36, p. 6 ; Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Paris, 1989 ; Georgio Agamben, Remnants of Auschwitz: The Witness and the Archive, New York, 2002 ; Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, 1995. 6. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, 1975, voir notamment p. 171. 7. Hayden White, Tropics of Discourse: Essays in Cultural Criticism, Baltimore, 1978 ; Dominick LaCapra, History and Criticism, Ithaca, 1985. 8. Voir Sekula, cité n. 3 ; Foster, 1996, cité n. 3 ; FOSTER, 2004 et Schaffner, Winzen, cité n. 3. 9. « In contrast to the everyday meaning of the word, the term ‘archive’ is taken here in the broadest possible sense, as a place where, in Derrida’s words, symbols are gathered. Thus all types of museums, libraries and collections are addressed here in the same way as facilities explicitly described as archives » (les éditeurs, préface d’Interarchive…, p. 417). 10. Charles Merewether, introduction, dans MEREWETHER, 2006, p. 10 : « …created as much by state organizations and institutions as by individuals and groups… as distinct from a collection or library, they constitute a repository or ordered system of documents and records, both verbal and visual that is the foundation from which history is written ». 11. subREAL (Calin Dan, Josif Kiraly), « Politics of Cultural Heritage, 1999 », p. 113 ; The Atlas Group Archive, « The Secrets File, 2002 » ; « The Operator #17 File, 2000 » ; « Let’s Be Honest, the Rain Helped, 2004 », p. 117-181, dans MEREWEATHER, 2006.

Perspective, 3 | 2008 104

12. « …archives are likewise dependent on the function of their manifest authority as the principal source of historical truth » (Archive Fever, 2008, p. 42). 13. Christopher Schwabacher « Christopher Schwabecher, son of Ethel Schwabacher », dans SALVESEN, COUSINEAU, 2005, p. 168. 14. Steve Polcari, « Steve Polcari on the Archives of American Art », dans SALVESEN, COUSINEAU, 2005, p. 328. 15. Sur les archives en Espagne, voir Berenice Gustavino, « Les archives d’art contemporain en Espagne », dans Les Nouvelles de l’INHA, juillet 2008, 32, p. 9-15. 16. Rudolf Gschwind, « Digitization and long term archival of digital data », dans REDDEKER, 2006, p. 195 ; Petra Hinck, Friedhelm Scharf, Karin Stengel, « In the long run? Questions to a contemporary art archive in the age of digitization », dans REDDEKER, 2006, p. 219. 17. « …considerable new demands in processing and administering archive materials » (REDDEKER, p. 220). 18. Le fait que certaines archives privées sont parfois hébergées par des institutions publiques brouille encore davantage cette situation. 19. Steve Polcari, « Steve Polcari on the Archives of American Art », dans SALVESEN, COUSINEAU, 2005, p. 323. 20. Retranscription de la table ronde AS-AP, « Art Spaces Archives Project: Buried Treasure », présentée à la College Art Association à Atlanta, 17 février 2005 (http://as-ap.org/statictext.cfm? statictext_id=13).

INDEX

Mots-clés : archives, histoire des archives, création, pratiques archivistiques, conservation, historiographie Keywords : archives, archives history, création, archival practice, conservation, historiography Index géographique : États-Unis, Europe Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

VICTORIA H. F. SCOTT Department of Art and Art History, College of William & Mary

Perspective, 3 | 2008 105

Recherches actuelles autour des périodiques

Rossella Froissart

RÉFÉRENCE

L’uomo nero. Materiali per una storia delle arti della modernità, sous la direction scientifique d’Antonello Negri : juin 2003, I/1, 144 p. (dossier Intorno a Fontana) ; juin 2004, I/2, Paolo Rusconi éd., 292 p. (dossier Futurismi) ; septembre 2005, II/3, 372 p. (dossier Aspetti del sistema delle arti nell’Italia degli anni Trenta) ; décembre 2006, III/4-5, Silvia Bignami éd., 532 p. (dossier Arte tedesca), fig. n. et b. 12 €. Annali di critica d’arte, sous la direction scientifique de Gianni Carlo Sciolla. Trois numéros parus (2005, 1, 460 p. ; 2006, 2, 683 p. ; 2007, 3, 494 p.), chacun comportant six sections : « Riposte », « Ricerce sulle fonti, Argomenti di critica d’arte dell’Ottocento e del Novecento », « Dossier delle riviste d’arte », « Storia del gusto, del museo, del collezionismo e delle istituzioni », « Extra moenia. Poblemi di metodo, discussioni e confronti ». Pour la rubrique « Dossier delle riviste d’arte », voir 2005, p. 287-371 ; 2006, p. 393-542 ; 2007, p. 275-427. 25-35 €. Évanghélia Stead, Hélène Védrine éd., L’Europe des revues (1880-1920). Estampes, photographies, illustrations, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008. 608 p., 300 fig. ISBN : 978-2-84050-592-1 ; 32 €. Alexandre Sornin, Hélène Jannière, France Vanlaethem éd., Revues d’architecture dans les années 1960 et 1970 : fragments d’une histoire événementielle, (colloque, Montréal, 2004), Montréal, Institut de recherche en histoire de l’architecture, 2008. 320 p. ISBN : 9782980782411 ; 25,95 $ CAN (17 €). Antonello Negri, Marta Sironi éd., Un diluvio di giornali. Modelli di satira politica in Europa tra’48 e Novecento, Milan, Skira, 2007. 112 p., 48 fig. n. et b., 38 fig. coul. ISBN : 8861302426 ; 24 €. Gianni Carlo Sciolla éd., Riviste d’arte fra Ottocento ed Età contemporanea. Forme, modelli, funzioni, Milan, Skira, 2003. 368 p., 1 fig. n. et b. ISBN : 8884916704 ; 30 €.

Perspective, 3 | 2008 106

Hélène Jannière, Politiques éditoriales et architecture « moderne ». L’émergence de nouvelles revues en France et en Italie (1923-1939), préf. de Jean-Louis Cohen, Paris, éditions Arguments, 2002. 380 p., fig. n. et b., coul. ISBN : 2-909109-26-7 ; 24,50 €. Antoine Baudin, Pierre Frey éd., Photographie et architecture moderne. La collection Alberto Sartoris, (Archives de la construction moderne), Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2003. 243 p. ISBN : 2-88074-551-9 ; 61 CHF (43 €).

Revues d’art, supports ou objets de recherche

1 La plupart des publications actuelles portant sur l’histoire des périodiques d’art et d’architecture sont l’affaire de travaux collectifs. Cela se comprend aisément : les efforts conjoints de plusieurs chercheurs ayant des formations et des approches différentes permettent, seuls, d’aborder un objet multiforme et complexe comme la revue. Une telle démarche trouve sa raison d’être dans quelques travaux antérieurs qu’il vaut la peine de mentionner, tant leur apport méthodologique se révèle essentiel dans un domaine qui reste, pour l’heure, très peu exploré. Certes la situation de la recherche a bien évolué ces dernières années, mais en 1988 encore, à l’occasion d’un premier panorama sur les revues d’art « des origines à 1970 », Yves Chevrefils Desbiolles pouvait écrire : « La littérature savante sur les revues d’art est pauvre »1. En revanche, dans le champ littéraire, la forme de la revue a bénéficié dès 1900 d’une attention soutenue du fait même de son assimilation aux modalités créatrices du mouvement symboliste. Remy de Gourmont avait été le premier à rendre compte de l’effervescence des « petites revues » en se proposant de guider ses confrères dans l’épais maquis de ces feuilles, mortes ou vivantes2. Cet intérêt des littéraires ne s’est jamais démenti depuis, du bilan dressé par Jean-Michel Place en 19733 jusqu’au récent colloque de l’Université du Maine autour des « Revues, laboratoires de la critique (1880-1920) »4, à la dernière publication, par l’IMEC (Institut mémoires de l’édition contemporaine), de deux « panoramas » aussi fondamentaux que complémentaires sur les revues sous l’Occupation et à la Libération5. Par ailleurs, l’association Ent’revues, depuis 1986, participe à l’effort éditorial de l’IMEC avec sa Revue des revues , un semestriel consacré uniquement à l’histoire et à l’actualité des périodiques6.

2 Les historiens de l’art se sont intéressés plus tardivement et de manière plus fragmentaire et empirique aux revues, bien que certains pays – l’Allemagne ou l’Italie – et certains chercheurs, les historiens de l’architecture par exemple, aient pris conscience dès le milieu du XXe siècle de la richesse d’informations et de contenus intellectuels et formels que recelait ce support.

3 Dans l’introduction aux actes du colloque Revues d’architecture dans les années 1960 et 1970, les historiennes de l’architecture Hélène Jannière et France Vanlaethem dressent un bilan indispensable de la « science des revues » telle qu’elle s’est progressivement constituée dans leur champ disciplinaire (« Essai méthodologique : les revues, source ou objet de l’histoire de l’architecture ? », p. 11-38). À commencer par le « modèle allemand » : mis en place dès la fin du XIXe siècle et évoluant dans les années 1930 vers une véritable discipline académique, il a privilégié des critères taxinomiques et quantitatifs qui ont permis, dans les années 1960-1970, la définition de corpus et la constitution de répertoires. C’est ce même esprit qui avait présidé à l’organisation par Jean-Michel Leniaud et Béatrice Bouvier de la journée d’étude sur les périodiques d’architecture au Collège de France en 20007, dans la volonté de prolonger la réflexion

Perspective, 3 | 2008 107

méthodologique et l’effort de classement inaugurés en France par les travaux d’Hélène Lipstadt et Bertrand Lemoine, restés sans suite8. À cette occasion, Jean-Paul Bouillon incitait à aller au-delà d’une lecture de la revue en tant que source documentaire – auquel cas elle se rapprocherait de n’importe quelle autre source écrite – pour souhaiter sa prise en compte comme « un autre objet de l’histoire de l’art ».L’élargissement de l’éventail des outils s’impose alors afin de pouvoir lire, sans les dissocier, la réalité physique du support, le matériel idéologique sous-jacent, son mode de fonctionnement et son impact référentiel.

4 Il n’en reste pas moins que les historiens de l’architecture ont plutôt cautionné une approche limitative des périodiques, qui marque par exemple les premières études publiées dans un numéro spécial de la Revue de l’art en 1990 ; et Yves Chevrefils Desbiolles a pu, dans Les revues d’art à Paris, 1905-1940 (1993), exclure cette catégorie de son recensement9. Les historiens de l’art n’ont pas ressenti le besoin d’un tel cloisonnement, intéressés plutôt par la contiguïté avec les champs littéraire ou historique, et finirent même par intégrer l’univers des périodiques généralistes dans une démarche qui les rapprochait progressivement des « historiens des images », sans délaisser pour autant l’histoire plus traditionnelle des théories ou de la critique d’art.

5 Toutes ces pistes sont explorées actuellement par trois groupes interuniversitaires dont la production scientifique nous intéresse ici : le TIGRE (Texte et image, groupe de recherches à l’École) fondé à l’École normale supérieure au début des années 1990 ; le centre APICE (Archivi della parola, dell’immagine et della comunicazione editoriale), né au sein de l’université de Milan en 2002 dans le but de recueillir, conserver et valoriser des fonds bibliographiques et archivistiques précieux récemment légués à la faculté milanaise ; le Centro studi sulle riviste europee di storia dell’arte créé par le DAMS (Dipartimento arti musica e Spettacolo) de l’université de Turin.

Le paradigme architectural

6 Les historiens de l’architecture ont su convoquer, les premiers, toutes sortes de disciplines – de l’histoire de la photographie à la statistique en passant par l’histoire de la critique et de la typographie ou de la publicité jusqu’à la sociologie – pour produire des analyses globales. Les actes du colloque du Centre canadien d’architecture ci-dessus mentionnés sont la dernière publication dans ce sens, à la suite de quelques jalons qui, à partir des années 1970, ont fondé l’étude des revues d’architecture, mais non exclusivement. Revendiquant l’héritage de Pierre Bourdieu, la thèse d’Hélène Lipstadt en 1979 inaugurait une recherche sur la presse architecturale en tant que lieu où se constitue et s’exerce le pouvoir symbolique d’une catégorie professionnelle10, approche reprise par Marc Saboya dans sa monographie sur la Revue générale d’architecture de César Daly11. Peu avant, en 1975, en phase avec les remises en question des notions d’« avant-garde », de « modernité » et d’« artiste créateur », Roberto Gabetti et Carlo Olmo rassemblaient les éléments théoriques qui composent la mosaïque complexe de L’Esprit nouveau en l’inscrivant dans une histoire du travail intellectuel et collectif 12. L’abondance des archives conservées leur avait permis d’analyser avec une subtilité exemplaire la conception de la revue en tant que lieu possible d’une « connexion des élites », où les « ruptures » supposées apparaissaient dans toute leur ambiguïté et où le rapport au langage classique et à la tradition devenait l’autre volet – indissociable – de la « solution élégante » prônée par Le Corbusier. Une décennie plus tard, Françoise

Perspective, 3 | 2008 108

Levaillant venait compléter cette leçon de méthode en alliant histoire et taxinomie pour dénouer quelques dichotomies riches en implications pour l’histoire des arts (ordre/désordre, matière/esprit, géométrie/machine) et réussissait ainsi à restituer l’imbrication des discours qui sous-tendent la « configuration idéologique » de la revue13. À ces relectures d’une icône du mouvement moderne répondait, sur le terrain de la théorie des arts, l’analyse effectuée par Paolo Fossati de Valori Plastici, incitation à prendre en compte la circularité des contenus, des sources et des images, suivant des trajectoires transfrontalières – au sens géographique comme au sens esthétique14.

7 C’est ce qu’Hélène Jannière fait justement dans son étude des revues d’architecture et d’art décoratif en France et en Italie dans l’entre-deux-guerres. Sans méconnaître l’intérêt des périodiques comme vecteurs de la diffusion des doctrines et des images, Jannière entend mettre l’accent sur leur rôle stratégique – assimilé à celui joué par l’exposition – dans la fabrique du « Mouvement moderne » « en ses dimensions unitaire, progressiste et linéaire » (Jannière, p. 1). Il faut souligner la nouveauté de l’objet choisi, qui n’est plus uniquement la revue d’avant-garde, terrain aujourd’hui assez bien balisé, mais les supports plus ambivalents que sont les périodiques italiens – Casabella et Domus – ou français – L’Architecture vivante et L’Architecture d’aujourd’hui – parus entre 1923 et 1930. L’enjeu n’est plus la reconstitution des théories et des débats mais, à partir de la reconnaissance d’une relative autonomie de la revue par rapport à la profession dont elle émane et aux édifices, textes et dessins qu’elle est censée diffuser, d’arriver à interpréter un média qui « se surajoute ou se juxtapose, dans la culture architecturale, à la production construite » (Jannière, p. 3). Par l’analyse comparée des politiques éditoriales, l’auteur tente donc de cerner le degré d’autonomie de ces revues de l’entre-deux-guerres par rapport à l’architecture dont elles prétendent être le support, mais aussi par rapport aux scènes nationales et internationales, dans une relation de confrontation/opposition entre elles et avec les revues plus radicales qui les ont précédées et qui avaient véhiculé l’idée de l’avènement d’une architecture « nouvelle ». C’est la signification octroyée par les revues au terme « architecture moderne » qui est déclinée dans un va-et-vient France-Italie extrêmement instructif, mais qui aurait certainement gagné à être élargi à l’aire germanique (c’était effectivement le projet de Jannière, resté inabouti). Dommage aussi que l’appareil documentaire soit étrangement succinct pour une étude d’une telle ambition : inutile de chercher dans les annexes une quelconque information de type quantitatif – tableaux récapitulatifs, liste des collaborateurs, liste des édifices ou des sujets traités ; on aurait souhaité au moins un fichier bibliographique sommaire des revues concernées.

8 L’approche globale qui sert si bien l’étude de la période des années 1920-1930, pendant laquelle est diffusé dans ses nombreuses variantes le discours moderniste, est mise également en œuvre avec profit dans les actes du colloque canadien de 2004 consacré aux années 1960-1970, moment crucial de remise en cause de ce même discours. Les contributions, peu nombreuses mais très fournies, balayent l’ensemble du territoire occidental. Elles se penchent tout d’abord sur les stratégies éditoriales : Vanlaethem aborde le débat architectural au Canada au travers des revues, Maxim examine l’usage de la photographie dans Architectura entre 1959 et 1965, Schlinke se concentre sur les messages hybrides d’Architectural Forum. La deuxième partie de l’ouvrage suit le mode plus classique de la monographie : sont analysées les revues Oppositions (Martin), Le carré bleu (Blain), Architectural Design (Singh Riar). Le discours critique occupe la

Perspective, 3 | 2008 109

troisième partie : Lobsinger décortique le criticisme technologique et phénoménologique de l’italienne Superfici ; Scrivano guette dans les pages de Controspazio, où histoire, design et idéologie s’affrontent, le décalage de plus en plus évident entre théorie, praxis et réalité ; Jannière croise les instruments critiques mis en place, et progressivement détournés, de L’Architecture d’aujourd’hui et Architecture Mouvement Continuité dans la décennie décisive 1964-1974. L’ensemble de ces contributions prend donc en compte le contenu intellectuel aussi bien que la dimension esthétique et matérielle (photographie, maquette ou typographie), sans oublier les aspects liés à la production (financement, éditeurs, publicité) et à la circulation. À noter que dans l’ouvrage de Jannière (2002), comme dans les actes du colloque, les outils mis au point pour l’analyse des revues d’architecture sont les mêmes – et avec raison – que ceux convoqués pour l’étude des revues d’art décoratif ou de design, pour lesquelles fonctionnent les mêmes questions théoriques autour de la « modernité », d’un art « national », de la « série », de l’industrie ou de l’« art pour tous ». Un travail bibliographique précieux (bien que non exhaustif), réalisé pour le Centre canadien d’architecture par les trois directeurs du colloque et balisant les travaux de tous horizons méthodologiques, est donné en annexe15.

« La revue est autant qu’elle transmet »16

9 La volonté de dévoiler les mécanismes de l’élaboration d’une histoire de l’architecture du xxe siècle a guidé aussi la réflexion extrêmement fine d’Antoine Baudin sur les liens étroits entre photographie, objet architectural et revue menée à l’occasion de l’ouverture des archives d’Alberto Sartoris, l’un des acteurs majeurs du mouvement moderne (Baudin, Frey, 2003). Bien que les deux entreprises éditoriales dont Sartoris a été l’initiateur – Gli elementi dell’architettura funzionale et l’Encyclopédie de l’architecture nouvelle17 – ne soient pas à proprement parler des revues, elles contribuent néanmoins de manière décisive à codifier une certaine utilisation de l’image photographique dans les périodiques d’architecture de l’entre-deux-guerres. Ce sont les stratégies qui ont présidé à la fixation d’un corpus de références de la « modernité » qui sont examinées par Antoine Baudin et ses collaborateurs, dans le contexte de l’essor de la Neue Sehen et face à la mutation du statut de la photographie et du photographe, engagés dans un processus d’autonomisation et de différenciation esthétique par rapport aux textes, au graphisme des revues et à l’architecture elle-même. Étude donc à mettre au crédit d’une « science des revues » qui se constitue peu à peu et qui fabrique ces outils au contact même de son objet.

10 Cet intérêt de la « science des revues » pour l’image présente deux avantages majeurs : la mise en valeur de la matérialité de l’objet « revue » (format, papier, couverture, typographie, ornementation, reliure, technique d’impression) et une attention accrue envers son caractère polymorphe. C’est l’approche choisie par Évanghélia Stead et Hélène Védrine dans la publication collective qu’elles dirigent, L’Europe des revues (1880-1920). Estampes, photographies, illustrations. La période envisagée s’y prête, puisque c’est précisément dans ces années que la relation texte-image se modifie profondément par l’invention de techniques d’impression qui redéfinissent la dimension visuelle et conceptuelle de la revue. Dans l’excellent texte liminaire (p. 7-11), Stead et Védrine mettent l’accent plutôt sur les écarts que sur les évolutions cohérentes, privilégient les circulations et les hybridations plutôt que les œuvres constituées, et soulignent les

Perspective, 3 | 2008 110

tensions entre typologies diverses, oscillant entre série et unique, grand public et lectorat élitiste, « grand art » et art décoratif, sobriété et ornementation, invention formelle et tradition. Michel Melot replace ce foisonnement dans le contexte historique et artistique du tournant du XIXe siècle, dans une introduction qui, pour être centrée sur la France, ne pose pas moins les jalons indispensables à la connaissance de ces nouveaux produits intellectuels que sont les revues assimilées, il y a un siècle, à « l’incohérence de cris inarticulés » (p. 13-19). Les contributions ne sont pas toujours à la hauteur de l’ambition et de la richesse des propos introductifs ; certains éclairages (dont la répartition dans les diverses sections ne paraît pas toujours évidente), certes utiles, ne réussissent pas à dépasser la dichotomie texte-illustration et une taxinomie typologique qui tombe parfois dans le formalisme et le systématisme. Les essais des chapitres IV et V portant sur les « petites revues » symbolistes françaises et modernistes britanniques nous paraissent le mieux décortiquer le croisement fécond d’expérimentation éditoriale et graphique et d’invention poétique, démontrant la validité de la démarche proposée par les initiatrices de ce travail collectif. Les essais de Béatrice Didier sur les « revues bohèmes » de la fin du XIXe siècle et d’Alexia Kalantzis sur L’Ymagier de Remy de Gourmont restituent admirablement les réseaux littéraires et artistiques qui sous-tendent les processus de création, aux marges des voies autorisées, dans une « sarabande carnavalesque des mots et des images » (Didier).

11 L’hybridité technique, esthétique, formelle a aussi motivé les chercheurs qui, au sein du groupe APICE, se proposent d’étudier les périodiques italiens et européens conservés dans un fonds d’une richesse extraordinaire de l’Université de Milan18. Le résultat fut Un diluvio di giornali, qui entend être un premier bilan des recherches menées dans le champ de la « société des images » appréhendée à sa naissance, au milieu du XIXe siècle, au moment d’une déflagration qui est autant politique qu’esthétique. Si les analyses de la situation italienne, extrêmement vivante dans la seconde moitié du XIXe siècle dans son polycentrisme bouillonnant, nous paraissent pleinement abouties, l’élargissement à l’échelle européenne est plus problématique et souffre d’un manque d’approfondissement. Mais bien plus que ce Diluvio, c’est l’audace joyeuse et libératrice de L’Uomo nero qui nous donne la mesure de ce que l’on peut faire avec des moyens réduits et une grande dose de bonne volonté. Les cinq numéros parus depuis 2003, dans un habillage très modeste mais réjouissant de maniabilité, d’intelligence et de drôlerie, proposent des lectures globales des mouvements du XXe siècle mêlant systématiquement « high & low » et ne s’embarrassant ni de synthèses ni de dictats disciplinaires, hors celui d’« alléger la souffrance engendrée par l’étude [des manuels] par le plaisir de plus libres détours de connaissance »19. Les revues, avec leurs mélanges des genres, se prêtent évidemment à toutes sortes de lectures transversales, et l’image, des xylographies avant-gardistes de Prampolini pour Atys20 aux caricatures populaires du Guerin Meschino ( L’Uomo nero, I/2, 2005, p. 162-174), deviennent les vecteurs d’interférences et de circulations inattendues, nécessitant la mise à contribution d’outils classiques tels que l’histoire sociale de l’art, ou d’autres qui le sont moins, comme les gender studies (c’est le cas, pour donner un exemple, de Marta Sironi, « Arte e anarchia : Futurismo e suffragette a Londra », dans L’Uomo nero, I/2, 2005, p. 39-65). Outre des essais aussi décomplexés que passionnants, les fonds conservés par le centre APICE ont suscité un programme de classement et de numérisation qui a nécessité une réflexion poussée sur le fichage visant, à court terme, la mise en ligne des revues et la possibilité d’une lecture croisée des images et des thèmes. Un premier bilan de ces tentatives, exposées dans un colloque en 2007 (qui n’a pas donné lieu à publication pour

Perspective, 3 | 2008 111

le moment) rassemblant des intervenants de provenances géographiques et institutionnelles différentes, a été effectué par Marta Sironi, qui suggère diverses voies, dans une volonté d’uniformiser au niveau européen non pas les approches mais les outils techniques21.

12 En même temps que Milan, Turin lançait le projet d’une base de données des revues étudiées par des équipes d’enseignants et d’étudiants appartenant à plusieurs universités italiennes. Un premier colloque, organisé en octobre 2002, a donné lieu à une très riche synthèse, Riviste d’arte fra Ottocento ed Età contemporanea (SCIOLLA, Riviste …). L’approche choisie est toujours monographique – titre ou personnalité marquante liée à une revue – et géographiquement assez souvent délimitée. Naples, la région lombarde et les Vénéties sont bien représentées, mais l’histoire de quelques grands titres nationaux – le Bollettino d’arte, Domus ou Belle Arti – permet de dépasser ces clivages. Toutefois, au-delà des études de cas toujours riches, l’apport le plus utile du volume réside dans la volonté des contributeurs d’élaborer des modèles d’analyse : des petites revues napolitaines des XVIIIe et XIXe siècles (Cioffi, Minopoli, Barrella) aux feuilles avant-gardistes des années 1970 (Roberto, Salvatori) ou aux grands périodiques de renommée internationale Domus ou Emporium (Terraroli, Panzeri), ces objets bien disparates se voient soumis à l’instrument informatique en vue d’un fichage systématique et de la constitution d’une base de données (voir en particulier Minopoli, Bordini et Panzeri). La création, en 2005, des Annali della critica d’arte assure une visibilité régulière aux recherches menées autour des revues dans les universités concernées par le projet turinois en leur consacrant l’une des sections les plus importantes de ses volumineuses parutions. Mise à part la volonté de créer un espace de dialogue entre universités et jeunes chercheurs, tout oppose L’Uomo nero et les Annali : à l’aspect désinvolte de la première répond celui, sévère (aucune reproduction !) et livresque,de la deuxième, qui paraît vouloir rester dans les limites de l’histoire de la critique d’art. L’ouvrage, comme les trois volumes parus des Annali, contribue néanmoins à la structuration d’un savoir et la vérification d’outils qui se mettent progressivement en place. Riviste d’arte, en particulier, se révèle un instrument essentiel, alliant réflexion méthodologique et enquête érudite dans l’étude d’un large éventail typologique de revues, à la fois locales et nationales, d’art et généralistes.

13 Le terrain commence donc à être désormais bien défriché22. Il reste que le souhait exprimé par Jean-Paul Bouillon en 2000 n’a pas encore été exaucé : il serait temps que le fichage et la numérisation des fonds et des bibliographies (sur le modèle du travail effectué par le Centre canadien d’architecture ou de celles, partielles, publiées dans L’Europe des revues) rende plus facilement accessibles des données quantitatives aujourd’hui encore trop dispersées. À partir de ce travail de base, chercheurs confirmés et étudiants pourraient tenter de reconstituer la trajectoire éphémère des revues d’art européennes.

Perspective, 3 | 2008 112

NOTES

1. Yves Chevrefils Desbiolles, « Les revues d’art (1) : Histoire et variantes, des origines à 1970 », dans La Revue des revues, printemps 1988, 5, p. 82. 2. Les Petites revues. Essai de bibliographie, préf. de Remy de Gourmont, Paris, Librairie du Mercure de France, 1900 ; réimpression en fac-similé de l’édition originale, Ent’revues, 1992. L’essai récent de Paul-Henri Bourrelier, La Revue blanche. Une génération dans l’engagement 1890-1905, Paris, 2007, fait de cette assimilation des « petites revues » au climat intellectuel et artistique « fin de siècle » un postulat de base. Malheureusement l’absence de rigueur historique et méthodologique cantonne cet ouvrage très touffu à une reconstitution romanesque fondée sur l’empathie auteur/ objet d’étude, ce qui rend son maniement périlleux pour le chercheur. 3. Jean-Michel Place, André Vasseur, Bibliographie des revues et journaux littéraires des XIXe et XXe siècles, Paris, 1973. 4. Colloque du 29 et 30 novembre 2007, organisé par le Labo3LM de l’Université du Maine et le CERIEC de l’Université d’Angers. Le deuxième volet du colloque portera sur le réseau européen des revues dans la première moitié du XXe siècle (1890-1939) et se tiendra à l’Université d’Angers au printemps 2009. 5. Caroline Hoctan, Panorama des revues à la Libération. Août 1944-octobre 1946, (Collection Inventaires), Paris, 2006 ; Olivier Cariguel, Panorama des revues littéraires sous l’Occupation. Juillet 1940-août 1944, (Collection Inventaires), Paris, 2007. Pour les diverses activités de l’IMEC, voir http://www.imec- archives.com 6. Le sommaire des numéros de La Revue des revues depuis 1986 est disponible sur le site http:// www.entrevues.org 7. Jean-Michel Leniaud, Béatrice Bouvier éd., Les périodiques d’architecture, XVIIIe-XXe siècle. Recherche d’une méthode critique d’analyse, (colloque, Paris, 2000), Paris, 2001. 8. Bertrand Lemoine, Hélène Lipstadt, Catalogue raisonné des revues d’architecture et de construction en France, 1800-1914, Paris, 1985. 9. Yves Chevrefils Desbiolles, Les Revues d’art à Paris, 1905-1940, Paris, 1993. 10. Hélène Lipstadt, Pour une histoire sociale de la presse architecturale. La Revue générale d’architecture et César Daly, 1840-1888, thèse de doctorat, EHESS, 1979. 11. Marc Saboya, Presse et architecture au XIXe siècle. César Daly et la « Revue générale d’architecture et des travaux publics », Paris, 1991. 12. Roberto Gabetti, Carlo Olmo, Le Corbusier et « L’Esprit nouveau », Turin, 1975. 13. Françoise Will-Levaillant, « Norme et formes à travers L’Esprit nouveau », dans Le Retour à l’ordre dans les arts plastiques et l’architecture, 1919-1925, (Travaux VIII), (colloque, Saint-Étienne, 1973), Saint-Étienne, (1975) 1986, p. 241-276. 14. Paolo Fossati, Valori Plastici, 1918-1921, Turin, 1981. 15. Il est aussi disponible sur le site du Centre canadien d’architecture : http://www.cca.qc.ca 16. STEAD, VÉDRINE, 2008, p. 8. 17. Les trois volumes d’Elementi ont bénéficié de trois éditions successives chez l’éditeur milanais Ulrico Hoepli : 1932, 1935 et 1941 ; ils comprennent 1 135 illustrations. L’Encyclopédie de l’architecture nouvelle (1948-1957), qui comprend 2 230 images, surtout des photographies, a aussi été éditée par Hoepli. 18. Le groupe APICE vient juste de publier un deuxième ouvrage dans la collection « Quaderni di Apice » : Silvia Bignami éd., « Aria d’Italia » di Daria Guarnati. L’arte della rivista intorno al 1940, Milan, 2008. 19. Antonello Negri, « Editoriale », dans L’Uomo nero, juin 2003, I/1, p. 5. 20. Antonello Negri, « Enrico Prampolini illustratore di Atys », dans L’Uomo nero, ibid., p. 109-116.

Perspective, 3 | 2008 113

21. Marta Sironi, « Un progetto di catalogazione iconografica : riviste satiriche italiane, francesi e tedesche del Fondo Marengo », dans Un diluvio di giornali. Modelli di satira politica in Europa tra ’48e Novecento, Milan, 2007, p. 12-15. Ce projet a été aussi détaillé au cours du colloque international des 25 et 26 mai 2007 « Un diluvio di giornali. L’illustrazione satirica : metodologia d’indagine et catalogazione iconografica », Centre APICE de l’Université de Milan (dossier de presse). 22. Un colloque s’est tenu les 31 mars, 1er et 2 avril 2008 à l’Université de Provence (Cemerra et IMEC) sur le thème Les revues d’art. Formes, stratégies et réseaux au XXe siècle, sous la direction de Rossella Froissart, Yves Chevrefils-Desbiolles, Romain Mathieu et Pierre Wat (actes en cours de publication). Les trois sections portaient sur « La fabrique des revues », « Les revues aux frontières » et « Sociabilités militantes ». Tout récemment (automne 2008), l’Institut national d’histoire de l’art (INHA) a constitué un groupe de travail réunissant chercheurs et étudiants sous la direction d’Anne Lafont et de Michela Passini autour de l’étude des revues d’art des XIXe et XXe siècles, dans le cadre d’un programme portant sur l’Histoire de l’histoire de l’art.

INDEX

Keywords : periodical, journal, art history, architecture history, historiography, diffusion, object Mots-clés : périodique, revue, histoire de l'art, histoire de l'architecture, historiographie, diffusion, objet Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

ROSSELLA FROISSART Université de Provence – Aix-Marseille I (Cemerra)

Perspective, 3 | 2008 114

Choix de publications

Perspective

1 – Annmarie ADAMS, Medicine by Design: The Architect and the Modern Hospital, 1893-1943, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2008.

S’appuyant sur l’exemple clé de l’Hôpital Royal Victoria à Montréal, Adams explore l’histoire moderne de l’hôpital en tant que type architectural. Elle examine les interactions entre équipes d’experts et usagers, démontrant le rôle actif joué par les architectes dans le développement de la médecine au XXe siècle et par les médecins dans le développement de l’architecture à la même époque. En plus des décisions majeures portant sur le plan – tel que la transformation du plan « pavillon » en plan « bloc » –, elle scrute les activités quotidiennes de l’hôpital (par exemple, attendre un médecin) pour discerner leur impact éventuel sur sa conception. S’avançant au-delà de l’étude d’un seul type architectural, Adams inscrit l’hôpital dans le contexte élargi d’autres bâtiments types, tels qu’écoles, prisons et orphelinats, et interroge la circulation transfrontalière des concepts architecturaux [Z. Çelik].

2 – The Art of the American Snapshot, 1888-1978: From the collection of Robert E. Jackson, Sarah Greenough, Diane Waggoner éd., (cat. expo., Washington, National Gallery of Art/Fort Worth, Amon Carter Museum, 2007-2008), Princeton, Princeton University Press, 2007.

À l’occasion d’une exposition et de l’acquisition d’une collection, la sérieuse institution fédérale de Washington vient, elle aussi, à la photographie d’amateur pour l’inclure dans « l’art de la photographie ». Sélection assez sage des standards populaires ; une intéressante annexe sur les appareils les plus usités dans ce cadre [M. Frizot].

3 – Arlette AUDUC, Quand les monuments construisaient la nation. Le service des monuments historiques de 1830 à 1940, Paris, Comité d’histoire du ministère de la culture, 2008.

Perspective, 3 | 2008 115

Le travail d’Arlette Auduc s’inscrit dans la tendance historiographique qui consiste à faire l’histoire de l’architecture à travers celle de ses institutions. Pour la première fois, le service des monuments historiques y est étudié en tant que tel, mais, au-delà de l’outil qu’elle représente, cette somme a aussi pour mérite de nous livrer le tableau paradoxal des politiques mouvantes et instables menées par l’État français dans un domaine qui se pense, au contraire, comme un des fondements de la mémoire collective [J.-Ph. Garric].

4 – Tim BENTON, Le Corbusier conférencier, Paris, Le Moniteur, 2007.

On connaissait le soin avec lequel Le Corbusier a conçu ses très nombreux livres. L’ouvrage de Tim Benton nous révèle son implication dans une autre forme de communication, elle aussi une forme artistique, celle de la conférence événement, où l’architecte associe toutes les possibilités offertes par le discours, la projection photographique et le dessin en direct de son auditoire, pour séduire et convaincre [J.- Ph. Garric].

5 – Peter J. BLOOM, French Colonial Documentary: Mythologies of Humanitarianism, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2008.

Bloom se penche sur les histoires entrecroisées du colonialisme français et de la santé publique vues au travers de films documentaires réalisés sous la Troisième République. L’auteur soutient que la capacité de l’image documentaire à exprimer la « vérité » était exploitée par les autorités coloniales afin de construire une logique évolutionnaire de la civilisation. Se focalisant sur la mise en avant, par le biais du cinéma documentaire, de la politique éducative, des réformes de la santé publique et des techniques agriculturales (surtout en Afrique de l’Ouest), Bloom démontre le rôle clé que joua cette iconographie coloniale soigneusement élaborée dans l’assise du pouvoir hiérarchique [Z. Çelik].

6 – Antonio BRUCCULERI, Louis Hautecœur et l’architecture classique en France : du dessein historique à l’action publique, Paris, Picard, 2007.

Centré sur l’œuvre fondamentale de Louis Hautecoeur, L’histoire de l’architecture classique en France, ce livre ne se contente pas d’en étudier la genèse intellectuelle, la méthode de l’historien (davantage fondée sur les typologies que sur les conceptions structurelles) ou les implications idéologiques de la thèse défendue par Hautecoeur ; il montre également comment celui-ci mit en acte cette idée, à travers des « stratégies » d’exposition et d’édition, la revue de la Société centrale des architectes, l’enseignement ou encore l’action administrative ou politique. Dans un domaine d’études encore trop

Perspective, 3 | 2008 116

peu exploité en France, sur un personnage à propos duquel les a priori sont trop nombreux, cet ouvrage, par la culture savante et les recherches documentaires qu’il révèle, la méthode simple mais efficace utilisée, est une remarquable monographie sur une monographie [O. Bonfait].

7 – Controverses. Une histoire juridique et éthique de la photographie, Daniel Girardin, Christian Pirker éd., (cat. expo., Lausanne, Musée de l’Elysée, 2008), Arles, Actes Sud/ Lausanne, Musée de l’Elysée, 2008.

La transparence de la photographie est une idée reçue et une apparence trompeuse. La sélection des problèmes juridiques, des débats d’interprétation et des délits de droit moral abordés ici s’attaque à de grandes questions mais veut rester « légère » par des options qui contredisent le titre ambitieux [M. Frizot].

8 – Eero Saarinen: Shaping the Future, Eeva-Liisa Pelkonen, Donald Albrecht éd., (cat. expo., Helsinki, Kunsthalle et al., 2006-2010), New Haven/Londres : Yale University Press, 2008.

Ce catalogue accompagne l’exposition itinérante du même titre (inaugurée à la Kunsthalle d’Helsinki en octobre 2006 et dont la dernière escale sera à la Yale University Art Gallery au printemps 2010). Articulé en deux parties, dont la première comporte une série de textes scientifiques et la seconde un portfolio de projets, richement illustré, le volume présente l’œuvre d’Eero Saarinen dans sa globalité. Les articles de la première partie resituent l’architecte dans un contexte historique et éclairent ses créations de points de vue divers. Le portfolio consacre une section différente à chaque projet, comprenant, en plus d’un texte instructif, des dessins et photographies qui font de cet ouvrage une source indispensable sur l’architecte [Z. Çelik].

9 – Foto: Modernity in Central Europe, 1918-1945, (cat. expo., Washington, National Gallery of Art/New York, Solomon R. Guggenheim Museum/Milwaukee, The Milwaukee Art Museum/Édimbourg, The Scottish National Gallery of Modern Art, 2007-2008), Washington, National Gallery of Art, 2007.

La première étude d’envergure sur le territoire de l’Europe centrale de l’entre-deux- guerres (incluant l’Allemagne et l’Autriche), avec un découpage qui s’attache, à bon escient, à une problématique « politique » générale de la culture et des « pays » alors en quête de leur définition [M. Frizot].

Perspective, 3 | 2008 117

10 – Martin HARRISON, Francis Bacon. La chambre noire. La photographie, le film et le travail du peintre, Arles, Actes Sud, 2006.

On savait que Bacon avait un rapport compulsif à la photographie, mais l’inventaire de ce qui jonchait le sol de son atelier donne une idée saisissante de sa dépendance, voire de son addiction au médium [M. Frizot].

11 – Sandy ISENSTADT, Kishwar RIZVI éd., Modernism and the Middle East: Architecture and Politics in the Twentieth Century, Seattle/Londres, University of Washington Press, 2008.

Ce recueil d’essais aborde les rapports existant au Moyen-Orient entre la politique et l’architecture, en particulier dans la seconde moitié du XXe siècle. L’éventail de textes couvre aussi bien les transformations urbaines de Jérusalem par les Britanniques (dans l’unique chapitre remontant aux premières décennies du siècle) que la recherche d’une identité architecturale dans cette même ville à partir de 1967, le logement temporaire pour les communautés d’immigrées en Israël, la modernisation de Bagdad et la transformation architecturale d’Istanbul – tous autour des années 1950 –, ainsi que le souvenir d’un massacre en Palestine et deux vues plus générales sur les divers mouvements dans la région. Si le degré d’érudition varie d’un chapitre à l’autre, seuls les textes les plus focalisés offrent de précieux renseignements et de nouvelles perspectives. Cet ouvrage comble toutefois un vide et promet d’être une ressource pédagogique utile [Z. Çelik].

12 – Lessons from Bernard Rudofsky. Life is a Voyage, Monika Platzer éd., (cat. expo., Vienne, Architekturzentrum Wien/Montréal, Centre canadien d’architecture/Los Angeles, The Getty Research Institute, 2007-2008), Bâle, Birkhäuser, 2007.

Le nom de Bernard Rudofsky (1905-1988) est associé à l’exposition d’architecture la plus regardée et la plus influente du XXe siècle, Architecture Without Architects, présentée fin 1964 au MoMA. Ce très beau livre et l’exposition qu’il accompagne permettent désormais de prendre toute la mesure de cette figure aux marges de l’architecture, dont le voyage à travers les cultures et les continents tisse des liens entre la Vienne fin de siècle, l’Italie rationaliste des années 1930 et les mouvements contestataires des années 1960 [J.-Ph. Garric].

13 – Orangerie, 1934 : Les « peintres de la réalité », Pierre Georgel éd., (cat. expo., Paris, Musée de l’Orangerie, 2006-2007), Paris, RMN, 2006.

Parmi les reconstitutions d’exposition et les études de ces dernières, un genre qui fleurit heureusement actuellement, celle-ci est à remarquer. Il s’agit d’un dossier exemplaire, dans lequel Pierre Georgel a cherché à la fois à être le plus fidèle possible à

Perspective, 3 | 2008 118

l’exposition célèbre des Peintres de la réalité (reproduction du catalogue avec annotations actuelles dans la marge, reconstitution des salles, dossier en annexe avec les œuvres dont le prêt ne fut pas obtenu ou qui finalement ne furent pas exposées…) et lucidement critique. Son introduction retrace l’histoire de l’exposition et de sa réception, mais interroge également la notion de réalité en 1934, à la fois chez les conservateurs à l’origine de l’exposition et chez les peintres, ainsi que les présupposés idéologiques de cette manifestation et des peintres des années 1930 dont on l’a rapprochée [O. Bonfait].

14 – The of Modern Life, 1960s to Now, (cat. expo., Londres, Hayward Gallery, 2007), Londres, Hayward Publishing, 2007.

Suite de l’invocation de Baudelaire aux peintres de la vie moderne. À rebours de l’hyper-réalisme, la peinture se saisit de la photographie pour une entreprise de « déréalisation du réel ». De Gerhard Richter et Richard Hamilton à Marlène Dumas et Martin Kippenberger, la peinture s’y retrouve-t-elle [M. Frizot] ?

15 – Steichen. Une épopée photographique, Todd Brandow, William A. Ewing éd., (cat. expo., Paris, Jeu de Paume/Lausanne, Musée de l’Elysée/Reggio Emilia, Palazzo Magnani/ Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia, 2007-2008), Minneapolis, FEP Editions/Lausanne, Musée de l’Elysée/Paris, Thames & Hudson, 2007.

Steichen, la plus belle carrière en photographie, de Camera Work au MoMA, était encore un sujet bloqué ! Cette étude fait un premier bilan, en montrant des œuvres peu ou pas connues, bien imprimées. Les textes, disparates, ont leurs limites (à part l’étude d’Olivier Lugon sur « Steichen scénographe d’exposition ») [M. Frizot].

16 – This is War! Robert Capa at Work, Richard Whelan éd., (cat. expo., New York, International Center of Photography, 2007-2008), New York, ICP/Göttingen, Steidl, 2007.

Le grand œuvre de Richard Whelan, biographe de Capa, à partir des archives détenues par l’ICP : le métier du photographe et le devenir des photos, jusqu’à la publication. Attention : cette étude précède de peu la redécouverte de la fameuse « valise » de négatifs [M. Frizot].

17 – Dell UPTON, Another City: Urban Life and Urban Spaces in the New American Republic, New Haven/Londres, Yale University Press, 2008.

Perspective, 3 | 2008 119

Ouvrage révolutionnaire, Another City porte un regard novateur sur les villes américaines (en particulier Philadelphie et la Nouvelle-Orléans) au tournant du XIXe siècle. Se fondant sur des recherches textuelles impressionnantes complétées par une abondance de documents iconographiques, ce livre explore les paysages urbains chaotiques de l’époque et les revendications des populations grandissantes cherchant à réglementer leur vie quotidienne et, en fin de compte, à donner forme à leur ville. L’histoire urbainedessinée par Upton va bien plus loin que l’histoire des formes construites (rues, parcs, écoles, prisons, etc.) pour englober bruits, odeurs et l’intense activité des espaces publics, dressant ainsi une vision complète de la ville d’avant la guerre de Sécession [Z. Celik].

Perspective, 3 | 2008 120

Ouvrages reçus

1 – Albert Gabriel, un architecte français à Délos au temps de la grande fouille, 1908-1911, (cat. expo., Mykonos, Centre culturel municipal, 2008), Athènes, EFA, 2008.

Cette plaquette présente les fouilles de Délos et le rôle d’Albert Gabriel dans celles-ci, avec des photographies d’époque et des aquarelles de l’architecte. Elle présente en partie les résultats d’un travail sur cet architecte (dont le fonds conservé à Bar-sur- Aube, vient d’être inventorié grâce à une collaboration avec l’INHA) ; on pourra en trouver la totalité dans Pierre PINON éd., Albert Gabriel (1883-1972) : mimar, arkeolog, ressam, gezgin/Albert Gabriel (1883-1972) : architecte, archéologue, artiste, voyageur, Istanbul, Korkut E. Erdur/Paris, INHA, 2006 ; ouvrage bilingue en turc et en français [O. Bonfait].

2 – Adolf BEHNE, La construction fonctionnelle moderne, Maria Stavrinaki, Guy Ballangé éd., Paris, La Villette, 2008.

Élève d’Heinrich Wölfflin, Adolf Behne (1885-1948) fut un collaborateur de Walter Gropius. Il écrivit en 1923 La construction fonctionnelle moderne qui ne fut publiée qu’en 1926, alors que l’ouvrage de Gropius, L’Architecture internationale (1924), a déjà diffusé les idées du Neues Bauen par ses textes et ses illustrations. Dans cet ouvrage, l’auteur propose une généalogie de la construction moderne – et non de l’architecture moderne –, synthèse supérieure de la fonction et de la forme. Une introduction de Maria Stavrinaki replace ce texte dans le parcours de Behne et le contexte de l’Allemagne des années 1920 [O. Bonfait].

3 – Bordeaux, années 20-30 : portrait d’une ville, (cat. expo., Bordeaux, Musée d’Aquitaine, 2008-2009), Bordeaux, Le Festin, 2008.

Dans cette publication abondamment illustrée, trois chapitres retracent l’urbanisme, l’architecture et la peinture dans le Bordeaux de l’entre-deux-guerres [O. Bonfait].

Perspective, 3 | 2008 121

4 – Hélène Caroux, Architecture & lecture. Les bibliothèques municipales en France, 1945-2002, Paris, Picard, 2008.

Issu d’une thèse universitaire, cet ouvrage retrace dans une perspective principalement de bibliothéconomie, les transformations architecturales des bibliothèques dans villes de plus de 100 000 habitants. Analysant l’action de l’État et des élus locaux, ainsi que les politiques de lectures publiques, l’auteur montre comment les transformations de la demande ont conféré à cet équipement culturel une nouvelle dimension urbaine, architecturale et symbolique. Après deux premières décennies sans grand dynamisme (1945-1968), les bibliothèques se multiplient (de 400 en 1945 à près de 3 000 en 2002), comme le nombre de lecteurs (moins d’un million en 1969, près de 7 millions en 2002). Un plan type s’impose peu à peu dans les rénovations des années 1970, mais, à partir de 1981, la mobilisation des municipalités et le soutien actif de l’État font des bibliothèques un édifice emblématique relevant souvent d’une architecture de paradoxes [O. Bonfait].

5 – Cesare Brandi. La restauration : méthode et études de cas, Institut national du patrimoine/ Éditions Stratis, 2007.

Après la publication en français de la Teoria del Restauro de Cesare Brandi (Paris, INP, 2001), on ne peut que se réjouir de la publication d’un nouveau recueil d’articles de celui qui a renouvelé la philosophie et la pratique de la restauration. L’ouvrage est présenté comme la traduction complétée d’Il restauro. Teoria e pratica (Rome, 1994), mais, comme l’explique Giuseppe Basile dans sa préface, cette version française en est fort différente, les ensembles de textes sur originaux et copies, les couleurs de l’architecture ou les restaurations architecturales ayant été supprimés. Après l’intéressante introduction de Michele Cordaro, l’ouvrage se compose de quatre parties : des essais de réflexion générale (dont certains, anciens, sont toujours d’une grande actualité comme « le neuf sur le vieux », « valeurs figuratives du paysage italien », « les problèmes des expositions » ; des articles sur des restaurations, un groupe de remarques critiques (dont une bonne part concerne le Parthénon ou les problèmes de restitution), deux textes sur l’Istituto Centrale del Restauro, plus une partie originale sur Brandi et la France (avec un texte sur Brandi et Sartre). La bibliographie des écrits de Brandi complète utilement ce volume [O. Bonfait].

6 – Anita HOPMANS, Erik SLAGTER éd., « Het ritmus van de Kunst ». Brieven van Bram van Velde aan zijn mecenas, 1922-1935, Bussum, Thoth, 2006.

Édition annotée des 148 lettres et cartes postales illustrées que le peintre Bram van Velde (1861-1949) envoya à son mécène Eduard Kramers (1861-1949) et à son fils Wijnand Kramers (1893-1975), et des doubles ou brouillons de réponse. Eduard Kramers sut reconnaître les dons pour l’art de son employé Bram van Velde, dans l’entreprise de

Perspective, 3 | 2008 122

peinture et de décoration qu’il dirigeait, et le poussa à s’affirmer en tant qu’artiste indépendant, finançant pendant plus d’une dizaine d’années sa formation en Allemagne – à Munich et Worpswede – et son séjour à Paris. Signalons dans la même collection, et avec la même rigueur scientifique, Cees HILHORST, Vriendschap op afstand. De correspondentie tussen Bart van der Leck en H. P. Bremmer, Bussum, Thoth, 1999 [O. Bonfait].

7 – Paolo PICCIONE, Gio Ponti. Le Navi. Il progetto degli interni navali 1948-1953, Milan, Idea Books, 2007.

Figure remarquable dans l’histoire du design et de l’architecture italienne, Giovanni Ponti (1891-1979) réalise, avec le dessinateur de meubles Nino Zoncada, les intérieures de transatlantiques italiens célèbres (Conte Grande, Conte Biancamano, Giulio Cesare, Andrea Doria, Africa, Oceania) auxquelles collaborent des artistes de renom, tels Massimo Campigli ou Fausto Melotti. Cet ouvrage présente un court texte (également traduit en anglais, mais sans les notes) et surtout une abondante iconographie, à la fois des projets des différents artistes appelés à participer à ce « style paquebot » et des photographies d’époque [O. Bonfait].

Perspective, 3 | 2008 123

L’histoire de l’art au Canada

Perspective, 3 | 2008 124

L’histoire de l’art au Canada

Débat

Perspective, 3 | 2008 125

L’histoire de l’art au Canada : développement d’une pratique

Laurier Lacroix

NOTE DE L'AUTEUR

Je remercie les personnes qui m’ont assisté dans la préparation de cet article, en particulier Nicole Dubreuil, Margaret English, W. MacAllister Johnson, Rhodri Liscombe et Richard Prince.

1 Dans une lettre adressée à Albert C. Barnes du 11 avril 1929, Walter Abell écrit : « comprendre comment le développement esthétique peut être entrepris dans un lieu comme celui-ci, pour adapter l’enseignement traditionnel aux possibilités et aux besoins locaux, constitue une tâche des plus intéressantes. Je pense que ce travail m’apportera beaucoup et m’offrira plus de liberté dans l’expérimentation que je n’en aurais eu dans un département d’art de la plupart des universités »1.

2 L’enthousiasme du critique et historien de l’art américain Walter Abell, professeur à l’Université Acadia à Wolfville (Nouvelle-Écosse) de 1928 à 1943, laisse entrevoir quelques-unes des difficultés et des avantages de l’enseignement de l’histoire de l’art dans une université canadienne dans la première moitié du XXe siècle : l’absence de ressources et de tradition académique pourrait, à ses yeux, être compensée par l’innovation pédagogique et l’engagement auprès des étudiants et de la communauté locale.

3 L’évaluation d’Abell n’était peut-être pas partagée par ses rares collègues, mais elle décrit une des positions possibles dans un pays où l’histoire de l’art est une discipline encore jeune et son rayonnement peu étendu. Peut-on penser le développement de l’histoire de l’art au Canada, pays qui semble cruellement souffrir d’amnésie, alors que chaque génération d’artistes se comporte comme si elle était la première, ignorant les précédentes, et que cette discipline y a été exercée par des historiens venus de l’étranger et peu sensibles à la culture locale et à son milieu intellectuel ? En l’absence de la conscience nette d’une tradition artistique, sans les outils nécessaires pour écrire

Perspective, 3 | 2008 126

une histoire qui tiendrait compte des spécificités du lieu, comment l’histoire de l’art a- t- elle évolué au Canada ?

4 Les récits qui traitent surtout de l’art en Europe, mais aussi de l’art au Canada, se sont déployés parallèlement dans un pays qui reconnaît politiquement deux langues officielles, deux cultures. Qui plus est, la géographie canadienne n’a pas favorisé les contacts entre collègues de régions très éloignées, qui ont travaillé sans véritable synergie. Rédiger une histoire de l’histoire de l’art du Canada, en tenant compte de ces paramètres disciplinaires, linguistiques et géoculturels, alors qu’aucune recherche ou synthèse préalable n’a été faite, constitue une véritable gageure.

5 L’histoire nous a mis en garde face aux multiples contraintes que pose son écriture. Les questions posées, le choix des sources, la méthodologie, l’idéologie de l’auteur sont autant de balises qui définissent la nature de ce récit subjectif et toujours incomplet. Ces marqueurs sont encore plus contraignants lorsqu’il s’agit d’écrire l’histoire de l’histoire, sorte de mise en abyme des textes qui constituent autant de repères dans la conception et l’interprétation des faits. Ces contraintes de travail sont décuplées lorsqu’on envisage l’historiographie de l’histoire de l’art pour un lectorat sans doute convaincu que ce pays n’est réputé ni pour sa production artistique (avez-vous déjà vu les œuvres d’un artiste canadien ?), ni pour sa contribution à l’histoire de l’art (quel est le dernier texte d’un historien de l’art actif au Canada que vous ayez lu ?). Ces précautions rhétoriques visent à vous sensibiliser aux niveaux de difficultés qui se posent à moi comme auteur et à vous comme lecteur, qui nous engageons dans ce pacte d’écriture/lecture d’un texte portant sur l’histoire de l’histoire de l’art au Canada. Texte traitant davantage des lieux de production de ce discours et de ses acteurs que de l’analyse de cette histoire, qui reste encore à faire.

6 Ainsi, poser le sujet de l’historiographie de l’histoire de l’art au Canada suggère de construire un objet à la fois simple et complexe. Simple par la faible récolte d’auteurs et de textes qui ont traité du sujet et la brièveté de la période de temps concernée (comparé aux autres pays occidentaux) ; complexe car la nature de l’objet offre des frontières fuyantes. De quelle histoire, de quel type de récit et de quel Canada parle-t- on ?

7 Pays de formation récente (la fédération remonte à 1867), il s’inscrit dans un contexte colonial nord-américain, mais très différent de celui des États-Unis. Traditionnellement, deux héritages, venant de la France et de la Grande-Bretagne, étaient identifiés comme constitutifs de cette histoire. Cependant, depuis plus d’un quart de siècle, la culture autochtone est perçue comme une part essentielle du pays et l’idéologie du multiculturalisme, qui reconnaît l’apport des communautés culturelles néo-canadiennes, s’est imposée.

8 Cet article tente de retracer les étapes de l’évolution de la discipline de l’histoire de l’art au Canada en tenant compte de la contribution des historiens à l’art dit « international », surtout occidental, et, en même temps, de l’émergence de la conscience d’un art dit « national ». Il interroge donc comment des représentations symboliques imposent, localement et au-delà de leur territoire, une conception de l’histoire du pays.

9 Le Canada ne compte pas de Burckhardt, de Warburg, de Focillon, ni de Panofsky, personnalités qui auraient permis d’inscrire une tradition, une école de pensée, et qui auraient apporté un cadre méthodologique ou théorique, une pratique qui puissent fonder l’écriture de l’histoire de l’art. Les figures marquantes sont apparues

Perspective, 3 | 2008 127

tardivement et n’ont pas servi de modèles pour penser la discipline, qui s’est écrite à partir d’exemples étrangers qu’elle a dû adapter à son contexte particulier.

Avant 1930 : premières pages du discours historique, le rôle prépondérant des collections privées et publiques

10 Même si l’histoire de l’art n’est pas encore constituée comme champ disciplinaire avant les années 1960, on aurait tort de penser que la période antérieure est dénuée de tout intérêt envers les arts ou d’une réflexion à caractère historique.

11 Non seulement on peut retracer des commentaires critiques dans les écrits da- tant de la période du Régime français (avant 1763), mais dès le XVIIe siècle, en Nouvelle- France, surgissent des fragments de récits sous la forme d’annales présentant des acteurs et des œuvres qui attirent l’attention des administrateurs, des religieux ou des voyageurs. Ainsi, Chrestien Leclercq, dans son ouvrage sur le christianisme canadien, résume-t-il dans un paragraphe l’essentiel des activités du peintre Claude François, aussi connu sous le nom de frère Luc, qui séjourne à Québec en 1670-16712. De même, les Relations des jésuites contiennent de nombreux passages sur les modes d’utilisation d’estampes, de tableaux et de dessins dans le cadre de leur apostolat auprès des Amérindiens3. Ces textes, destinés à un lectorat français, informaient et rassuraient sur l’implantation de la civilisation en territoire autochtone.

12 De tels témoignages se poursuivent sous le Régime anglais, alors que des artistes et des amateurs en nombre croissant sont actifs dans la colonie canadienne. La première moitié du XIXe siècle voit l’éclosion de foyers locaux d’auteurs à Québec, Halifax, puis à Montréal et Toronto, dans les principales villes de l’est du pays, les premières régions développées au Canada. Parallèlement, les expositions de collections privées, puis les associations d’artistes fournissent le cadre de ce discours, caractérisé par les liens qui unissent les amateurs canadiens à la tradition européenne. La présence d’œuvres du Vieux Continent et de copies contribue à former le goût, à développer des critères d’appréciation des œuvres et à encourager les artistes locaux. Ainsi, l’artiste d’origine irlandaise William Eagar (1796-1839), qui enseigne le dessin à Halifax à partir de 1834, est également collectionneur et rend ses possessions publiques4. Le peintre de Québec Joseph Légaré (1795-1855) réunit une importante collection de tableaux européens et d’estampes qu’il expose à partir de 1833 ; la publication de son catalogue en 1852, tout comme les articles qui le commentent, favorisent la connaissance de l’histoire de l’art5.

13 Peu après, les membres des associations d’artistes qui voient le jour à Montréal et à Toronto produisent des œuvres originales, ainsi que des copies qui fournissent l’occasion de diffuser des œuvres étrangères en plus de la production locale6. Ce métissage favorise l’émulation en procurant des modèles reconnus et permet également l’émergence d’un discours critique et historiographique alors que l’on discute des qualités des œuvres qui servent de modèle.

14 Les collections, qui réunissent souvent des copies, manifestent un certain goût, mais aussi des conceptions historiques telles qu’elles sont définies en Europe. Ainsi, Egerton Ryerson (1803-1882) établit-il à l’École normale de Toronto, en 1857, le Museum of Natural History and Fine Arts, un ensemble constitué de copies achetées lors d’un voyage à travers toute l’Europe au cours des deux années précédentes, afin de créer une galerie d’importance nationale qui permette l’étude directe des grands courants de l’art7. De même, le musée de l’Institut canadien de Montréal (1856-1882) contient des

Perspective, 3 | 2008 128

copies de sculptures de l’Antiquité et de la Renaissance offertes par l’empereur Napoléon III, sculptures qui sont données à l’Art Association of (actuel Musée des beaux-arts de Montréal) après l’inauguration de son premier bâtiment, en 18798.

15 Pendant les décennies qui suivent la création du Dominion du Canada (1867), une série de musées voit le jour, dont la Pinacothèque de l’Université Laval (Québec, 1875), l’Art Association of Montreal (1879) et la Galerie nationale du Canada à Ottawa(1880).La Pinacothèque, à caractère pédagogique, est l’héritière de la collection Légaré, qui s’enrichit des dons faits par les prêtres du Séminaire de Québec. Cet ensemble attire l’attention de l’historien-restaurateur britannique James Purves Carter (avant 1870- vers 1932) qui en publie le catalogue illustré en 19089. Nonobstant des attributions flatteuses, le texte résume les biographies des artistes célèbres parues dans des ouvrages courants d’histoire de l’art. Ce catalogue se démarque ainsi des simples listes de titres d’œuvres publiées par les institutions en guise de livrets de leur collection ou des expositions temporaires, comme celui du musée de la Société d’archéologie et de numismatique de Montréal (fondée en 1862), dont les collections logent au Château Ramezay à partir de 1894. Les pièces réunies en ce lieu, dont celles portant sur l’archéologie amérindienne et le portrait, valent surtout par leur qualité historique et documentaire10. À cette époque, les collectionneurs s’intéressent plutôt à l’histoire du Canada et encore peu aux qualités artistiques de ces objets. Grâce à eux – que l’on pense à David Ross McCord (1844- 1930), dont la collection, commencée vers 1878, fut à l’origine, en 1921, du musée qui porte son nom11 –, les œuvres ont pu être conservées ; elles ont changé de statut plus tard, au XXe siècle.

16 L’expansion géographique du Canada entraîne un essor économique sans précédent (en dépit de la crise des années 1880) fondé sur l’exploitation des ressources naturelles (forêts, mines), en même temps que se développe le système ferroviaire susceptible d’unifier physiquement ce vaste territoire qui s’étend de l’Atlantique au Pacifique. Les fortunes liées à cette croissance entraînent à leur tour l’émergence de collections d’art européen, manifestations de la position sociale de ces notables. Les collections d’art hollandais12, britannique, français et canadien se multiplient. Si la majorité des œuvres qui les constituaient ont quitté le Canada, plusieurs ont abouti dans les collections des principaux musées de Montréal, Toronto et Ottawa13.

17 Ces amateurs fournissent le premier noyau des collections de l’Art Association of Montreal14. La Galerie nationale du Canada (actuel Musée des beaux-arts du Canada) voit le jour en 1880 à l’instigation du gouverneur général du Canada, le marquis de Lorne, époux de la princesse Louise, et de l’Académie royale des arts du Canada. Les morceaux de réception des académiciens et les achats de peintures canadiennes, à partir de 1886, permettent de développer la plus importante collection d’art canadien du pays15. Si la collection s’enrichit d’œuvres contemporaines, il faut attendre la fin des années 1920 pour que l’institution commence à porter un intérêt aux œuvres à caractère historique. Son orientation vers l’art international se précise timidement grâce aux efforts du collectionneur torontois et membre du conseil de direction du musée Sir Edmund Walker et du premier conservateur à temps plein, le Britannique Eric Brown (1877-1939) qui, en 1912, fait acquérir des œuvres à sujet religieux16. Pour sa part, le gouvernement de l’Ontario achète des œuvres par le biais de l’Ontario Society of Artists à partir de 187317.

18 Ailleurs au Canada, les collections sont rendues accessibles par des expositions temporaires ou encore par la création de musées. Ce n’est qu’en 1900 qu’est fondé l’Art

Perspective, 3 | 2008 129

Museum of Toronto (devenu l’Art Gallery of Toronto en 1919, puis le Musée des beaux- arts de l’Ontario en 1966) qui, en 1912, bénéficie d’un édifice permanent dans un bâtiment historique, The Grange18. La Owens Art Gallery est inaugurée en 1895 à la Mount Allison University de Sackville (Nouveau-Brunswick) ; elle est dirigée par l’artiste John Hammond (1843-1939) de 1893 à 1916. La collection (300 œuvres, principalement d’artistes britanniques contemporains, avec un ensemble de modèles en plâtre) sert, bien sûr, à l’enseignement et à l’initiation à l’histoire de l’art ; elle est logée dans un bâtiment construit à cet effet.

19 Le Canada n’échappe pas au mouvement historiciste qui marque le développement des États-nations modernes au XIXe siècle, non plus qu’à la réflexion sur le patrimoine comme moyen de fonder une culture nationale. On édite les textes d’archives ou l’on republie les premiers textes historiques. L’accessibilité de ces sources permet de suggérer un premier ordonnancement des faits comme le propose, par exemple, Robert Harris (1849-1919), membre de l’Académie royale des arts du Canada, qui contribue aux articles réunis en 1898 dans Canada An Encyclopedia of the Country19. C’est dans un contexte similaire que l’avocat et collectionneur de faïences de Delft Ebenezer Forsyth B. Johnston (1850-1919) publie en 1914, dans Canada and Its Provinces, un chapitre intitulé « Painting and Sculpture in Canada »20. Le thème de la jeunesse du Canada est invoqué pour justifier l’absence de tradition artistique et la relative pauvreté de la production contemporaine qui, en l’absence de collectionneurs et de critiques, ne réussit pas à trouver un milieu propice à son développement. Cette idée est reprise comme un leitmotiv au cours des quarante années qui suivent. Les courtes biographies et mentions d’artistes servent de liant aux textes, qui font une place importante à la production contemporaine des paysagistes et voient dans les activités des regroupements d’artistes (Arts and Letters Club, Graphics Art Club, Montreal Sketching Club…) le principal critère permettant de définir la spécificité de l’art au Canada, au détriment d’éléments iconographiques ou thématiques, stylistiques ou formels21. Cette façon de concevoir l’histoire comme la résultante de l’action d’individus et d’associations de créateurs dominera encore longtemps dans la pensée des historiens22 et la monographie à caractère biographique demeure le genre littéraire dominant23. De plus, les expositions de synthèse portant sur l’art historique et contemporain, destinées à l’étranger24, ont sensiblement contribué à une prise de conscience de la conception de l’art au Canada.

20 La première chaire en esthétique et histoire de l’art au Canada, à l’Université Laval à Québec, est confiée à l’artiste Jean-Baptiste Lagacé (1868-1946)25. Il y donne un cours d’esthétique et d’histoire de l’art de 1904 à 1945 et enseigne également à l’École des beaux-arts de Montréal à partir de 1925. Si la pensée thomiste guide sa conception du beau et la marche des races civilisatrices, l’influence de Taine se fait alors sentir auprès des historiens de l’art locaux26.

1930-1965 : Émergence de l’histoire de l’art, le rôle des historiens néo-canadiens

Mise en contexte : entre l’intérêt pour l’ethnologie nationale et l’apport des professeurs étrangers.

21 L’intérêt pour l’histoire de l’art canadien connaît un essor dans l’entre-deux- guerres grâce à un double mouvement : l’artisanat, qui favorise le développement de l’industrie

Perspective, 3 | 2008 130

touristique, et le paysage, tel qu’il est pratiqué par les membres du Groupe des Sept, actifs à Toronto à partir de 1920, et leurs émules, qui souhaitent définir un art national. De même que l’étude du folklore incite à remonter aux origines des objets qui ont marqué la culture matérielle canadienne, les activités du Groupe portent les critiques et historiens à situer sa production dans le prolongement de la pratique des militaires topographes actifs au tournant du XIXe siècle et à celle des artistes britanniques et allemands du siècle passé, comme Cornelius Krieghoff (1815-1872)27.

22 Cette période se caractérise en effet par un fort mouvement national, tant au Canada qu’au Québec, alors que les premiers historiens de l’art dignes de ce nom réalisent des inventaires systématiques, que se développent des organismes de reconnaissance du patrimoine et que les collections d’art canadien s’organisent de manière plus structurée sous l’effort de conservateurs mieux formés. Le principal lieu d’exercice de la discipline demeure le musée, même si des départements d’architecture développent des recherches de terrain sur la construction au Canada et que des institutions spécialisées voient le jour.

23 Peu de praticiens ont une formation en histoire de l’art, hormis quelques Britanniques qui enseignent l’architecture à l’Université McGill, des professeurs venus d’Allemagne et des enseignants invités qui séjournent au Canada pendant quelques années. S’y ajoutent les premiers praticiens canadiens, tels Marius Barbeau (1883-1969), qui a acquis une formation en anthropologie à l’université d’Oxford en 1910, et le notaire Gérard Morisset (1898-1970) qui, après des études en architecture, soutient une thèse à l’École du Louvre en 1933. Ces pionniers ouvrent plusieurs champs de recherche sur l’art en Nouvelle-France, l’architecture, l’art amérindien et l’orfèvrerie.

24 Les recherches des historiens de l’architecture Ramsay Traquair (1874-195228) et William E. Carless (1870-1944) servent d’exemple aux travaux entrepris par Eric Arthur (1898-1982) en Ontario et Arthur W. Wallace (1903-1976) en Nouvelle- Écosse29. L’attention que Traquair porte à l’architecture domestique et religieuse cristal- lise l’intérêt des premiers historiens du patrimoine architectural, actifs au sein de socié- tés historiques, puis au sein de la Commission des lieux et monuments historiques du Canada (1919) et la Commission des Monuments historiques de la Province de Québec (1922, maintenant Commission des biens culturels). En étudiant les plans de ces bâtiments et le détail de leur décor, en identifiant leurs caractéristiques et leur originalité, Traquair révèle leur valeur et leur importance.

25 Parallèlement, dans un mouvement de valorisation des arts domestiques qui apparaît avec le renouveau Arts and Crafts à la fin du XIXe siècle, les collectionneurs et les historiens s’intéressent aux arts décoratifs. L’orfèvrerie et le mobilier qui entrent dans les collections privées font l’objet d’études savantes. Traquair publie en 1940 les résultats de ses travaux pour identifier les marques et poinçons des orfèvres, Morisset rédige articles et monographies sur cette production dans laquelle les Canadiens semblent avoir beaucoup investi et qui est bien conservée30.

26 La pensée de ces premiers spécialistes est modelée sur un état des connaissances de la culture matérielle élaboré dans un contexte nationaliste dominant. L’intérêt pour le mobilier, par exemple, se développe à travers la collection de Sigmund Samuel (1867-1962), qui en fit don au à partir de 1940 (collection qui s’enrichit de tableaux, de dessins et d’estampes liés au Canada). Les recherches sur ces collections, menées par Donald Blake Webster, trouvent un pendant au Québec avec les travaux de Jean Palardy (1905-1991) qui, après avoir collectionné et conseillé plusieurs

Perspective, 3 | 2008 131

amateurs, publie un ouvrage faisant autorité : Les meubles anciens du Canada français (1963).

27 L’ethnologue Marius Barbeau étudie, pour sa part, d’un point de vue anthropologique, les manifestations d’art populaire ou autochtone au sein de différentes communautés qui peuplent le Canada et les marques de la créativité de ses habitants31. Ses enquêtes sur la culture traditionnelle au Québec ou chez les autochtones de la côte Ouest conduisent à des études à caractère iconographique. Son catalogue, Trésors des anciens jésuites (1957), résume plusieurs années de recherches dans les archives et collections des communautés religieuses.

28 La figure la plus importante du Québec au cours de cette période est celle de Gérard Morisset, qui rédige plusieurs ouvrages et articles à partir des ressources colligées dans le cadre de l’Inventaire des œuvres d’art mis sur pied en 193732. Avec une petite équipe, il dépouille les archives paroissiales et notariales, photographie les œuvres et constitue un ensemble inégalé d’informations sur les artistes actifs au Québec, surtout avant 1850, et leurs œuvres. Formé au connoisseurship, Morisset se prête au jeu des attributions car les objets d’art qui subsistent et les documents anciens ne coïncident pas toujours. Il s’efforce de faire connaître la qualité des œuvres que le public côtoie sans les apprécier. Parfois, il complète les faits selon une interprétation libre et il analyse la production artistique coloniale française dans son rapport avec le caractère de ses usagers : fiers, habiles et inventifs. L’art est ainsi examiné à la lumière de ces qualités pour sa capacité d’invention qui combine simplicité des formes et maîtrise technique. Formidable animateur, Morisset a laissé une documentation inestimable qui demeure une source inépuisable d’informations.

29 Les chercheurs furent amenés à partager leurs connaissances lors d’expositions proposant des synthèses du développement de l’art au Canada. La collaboration entre les musées de Toronto, Ottawa, Montréal et Québec suscita ces manifestations, parmi lesquelles il faut citer notamment Le développement de la peinture au Canada (1945)33. Née de l’initiative de Martin Baldwin, conservateur à l’Art Gallery of Toronto, l’exposition proposait pour la première fois, avec ses 239 numéros, une lecture en continu de l’art au Canada depuis l’époque coloniale française jusqu’à la période contemporaine. Parallèlement, les musées du Canada anglais mirent sur pied des expositions monographiques itinérantes, dans le but de célébrer les artistes qui devinrent les figures canoniques de l’art canadien, dont Cornelius Krieghoff (1934), James W. Morrice (1937) et Emily Carr (1945), mais également les figures dominantes de l’art moderne34.

Le rôle croissant des musées et la mise sur pied d’un enseignement universitaire

30 L’impulsion donnée par Eric Brown, directeur de la Galerie nationale du Canada de 1912 à 193935, à l’art des membres du Groupe des Sept est tempérée par son successeur,

31 H. O. McCurry, qui assume la direction du musée de 1939 à 1955. Celui-ci acquiert des œuvres impressionnistes et postimpressionnistes et cinq œuvres de la collection du prince de Liechtenstein, ce qui confirme le caractère international que prend alors la collection nationale36. Les compétences ne sont cependant pas encore spécialisées. C’est ainsi que le premier conservateur de l’art canadien Robert H. Hubbard (1916-1989), entré en fonction en 1947, publie sur les collections d’art européen du musée.

32 La fondation Carnegie a joué un rôle important dans le développement culturel du Canada anglais. Elle a financé la création de bibliothèques publiques et subventionné le

Perspective, 3 | 2008 132

recrutement de professeurs d’art et d’histoire de l’art, ainsi que la constitution des photothèques et bibliothèques nécessaires. C’est par l’entremise de cet organisme que l’Américain Walter Abell est nommé en 1928 professeur à la Acadia University (Wolfville), où il développe à la fin des années 1930 le cours « Canadian Culture in the », qu’il décrit ainsi : « Ce cours est le premier jamais offert dans une université qui fournisse une introduction d’ensemble à l’étude de l’art canadien et de ses relations avec la vie canadienne. On s’apercevra que le cours est en phase avec la tendance actuelle au régionalisme, à la mise en relation de l’art avec l’époque et le lieu qui l’a vu naître et – pour la partie de l’art moderne – à la valorisation des efforts créatifs qui ont été faits par les artistes contemporains au Canada »37. Walter Abell fonde en 1940 la revue Maritime Art qui, d’organe de diffusion de l’art dans les provinces maritimes, devient en 1943, avec un mandat national cette fois.

33 Le premier directeur du Fine Art Department à l’University of Toronto, John Alford, diplômé du Courtauld, est engagé en 1934 avec l’aide de la fondation Carnegie38. Peter H. Brieger (1898-1983), historien de l’art allemand (il avait étudié avec Paul Frankl et Heinrich Wölfflin) l’y rejoint en 1936, après un séjour à Londres où se confirme son intérêt pour la culture médiévale anglaise39. Il dirige le département, renommé « Art and Archeology », suite à son affiliation avec le Royal Ontario Museum et guide les premiers pas de l’Association d’art des universités du Canada (AAUC), qui voit le jour en 1956 et qui réunit les professeurs des départements d’art et d’histoire de l’art des universités canadiennes.

34 Le travail du philosophe et historien de la culture Raymond Klibansky (1905- 2005) rayonne au-delà des frontières de Montréal où il s’établit en 1946 pour enseigner à la McGill University, après avoir refusé la direction de la recherche à l’institut Warburg. C’est à Montréal qu’il termine l’ouvrage collectif entrepris par Fritz Saxl et Erwin Panofsky, Saturne et la mélancolie40.

35 Au cours de cette période, Lagacé forme quelques étudiants, dont Émile Vaillancourt (1889-1956)41 et Jean-Marie Gauvreau (1903-1970), fondateur de l’École du meuble à Montréal. Pour sa part, Maurice Gagnon (1904-1956), qui enseigne l’histoire de l’art à l’École du meuble, s’intéresse à l’art moderne au Québec42. Il a comme inter- locuteur le peintre Paul-Émile Borduas (1905-1960), figure emblématique de l’automatisme pictural et auteur du manifeste Refus global (1948), virulente critique de la société québécoise, qui en prend acte au cours des années 1960.

1965-1990 : L’histoire de l’art s’affirme et implose

36 Les vingt-cinq années qui s’écoulent entre 1965 et 1990 sont sans doute les plus marquantes pour le développement de la discipline de l’histoire de l’art au Canada. La période s’ouvre par un mouvement sans précédent dans la consolidation des programmes de 1er, puis de 2e cycle dans les universités canadiennes et se termine sur un phénomène de muséomanie jusqu’alors inégalé, puisqu’en quelques années sont construits ou agrandis plusieurs musées d’art. Cette présence accrue de professionnels de l’histoire de l’art et de nouveaux lieux de recherche et de diffusion s’accompagne d’une remise en question des fondements épistémologiques de la discipline, alors que les sciences humaines y apportent une contribution déterminante au point de vue théorique et méthodologique.

Perspective, 3 | 2008 133

37 Ainsi, qu’on la considère du point de vue des idées, des personnes ou des institutions, la pratique de l’histoire de l’art au Canada se définit au cours de cette période, alors que les maisons d’enseignement et de recherche ainsi que des lieux de diffusion (revues, centres d’expositions et musées) mobilisent de plus en plus de ressources. Cet élan de la discipline se remarque également dans d’autres domaines du savoir et de la culture du pays, qui voit plusieurs événements (Révolution tranquille, Expo 67, Centenaire de la fédération canadienne, politique du multiculturalisme) redéfinir son identité et sa représentation.

L’enseignement universitaire se généralise

38 À partir des bases, parfois anciennes mais encore réduites, en place dans les universités, le développement des sciences humaines va accompagner, à peu près simultanément au cours des années 1960, la création de programmes spécialisés en histoire de l’art. À Halifax, Québec, Montréal, Ottawa, Toronto, Regina, Winnipeg, Calgary, Vancouver, Victoria et dans les universités de plusieurs autres villes, l’offre passe de quelques cours, souvent intégrés dans des programmes d’arts plastiques, à des enseignements qui doivent couvrir l’ensemble de la discipline présentée dans les grandes étapes de son développement historique. Cela implique en général la présence d’au moins cinq spécialistes des grandes périodes : Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, moderne et contemporaine.

39 Le département d’histoire de l’art et d’archéologie de l’University of Toronto en fournit un bon exemple, alors que l’on passe en quelques années de quatre professeurs (Peter Brieger, Walter Graham, Stephen Vickers et Fred Winter) à une équipe qui intègre plusieurs jeunes spécialistes, dont Walter Vitzthum (diplômé de Munich), spécialiste du dessin italien du XVIIe siècle ; Lee Johnson (Courtauld Institute), spécialiste de Delacroix ; H. Allen Brooks (Northwestern University), spécialiste de Frank Lloyd Wright et du Corbusier ; Robert P. Welsh (Princeton University), qui se concentre sur les œuvres du début de la carrière de Mondrian ; W. McAllister Johnson (Princeton University), spécialiste du maniérisme, qui évolue vers l’étude de la gravure de reproduction en France aux XVIIIe et XIXe siècles ; auxquels se joignent Peter Mellen et Douglas Richardson, qui étudient la peinture et l’architecture du Canada. L’université McGill suit un dévelop- pement comparable, même si les chercheurs sont moins nombreux, avec la présence de spécialistes de l’art byzantin (George Galavaris), médiéval (Rigas Bertos), renaissant (Rosemarie Bergman) et baroque (Thomas L. Glen).

40 En fonction des champs de recherche des professeurs, les universités développent des domaines de spécialisation. À l’University of British Columbia à Vancouver, l’enseignement en histoire de l’art débute en 1949 avec l’artiste Bertram Binning. Ian McNairn, spécialiste de la Renaissance italienne est, en 1958, le premier professionnel engagé au Fine Arts Department, où l’on enseigne principalement les arts visuels. Par la suite, la présence active de George Knox, spécialiste de l’art à Venise (Tiepolo, Piazzetta) et de James O. Caswell, dont les recherches portent sur l’art bouddhique chinois, ont donné une orientation particulière à cette institution qui a depuis accueilli des spécialistes de l’art moderne, dont Serge Guilbault43, ainsi que John O’Brian et Marvin Cohodas, dont les travaux portent sur l’archéologie précolombienne. Debra Pincus (Renaissance) et Rhodri Liscombe (architecture), entre autres, diversifient l’offre de ce programme.

Perspective, 3 | 2008 134

41 Pour sa part, l’Université de Montréal, où enseigne Ludovic V. Randall, crée en 1961 un certificat d’études supérieures en histoire de l’art puis, en 1965, le département d’histoire de l’art, où les spécialités Moyen Âge, Renaissance, baroque et art moderne et contemporain sont offertes44. Peu après, en 1968, une maîtrise est instituée, et l’on y développe un enseignement en études cinématographiques. À Calgary (en Alberta) le premier département de beaux-arts, fondé en 1945, comprenait les arts visuels, la musique et le théâtre. En 1965, ce département se divise en trois sections, dont Art et design, qui offre depuis 1976 un programme de 2e cycle en histoire de l’art (renommé History of Art, Design and Visual Culture). Signe des nouvelles demandes, on y propose un doctorat interdisciplinaire depuis 2002.

42 Une poussée aussi rapide pose plusieurs problèmes au plan des ressources pédagogiques (photothèque et diapothèque) et des bibliothèques. Il faut suppléer à la carence de fonds élémentaires, puis spécialisés, dans les domaines de recherche des professeurs. Les budgets ne sont pas toujours au rendez-vous, en particulier pour les acquisitions de périodiques. Les bibliothèques des musées sont mises à profit et des politiques d’achat en commun sont mises en place, afin de ne pas doubler les ressources dans une même ville45.

43 La demande étudiante va croissante et des programmes de doctorat voient même le jour à Toronto (1968), McGill (1973) et Vancouver (1983). À cette période, les étudiants francophones qui choisissent de demeurer au Québec se tournent vers les départements d’histoire qui accueillent des sujets d’histoire de l’art.

44 Pour répondre à cette demande, les jeunes docteurs des universités américaines investissent le Canada anglais et, pour les universités du Québec, des enseignants viennent de la France ou de la Suisse46. Une fois leur première formation acquise, les Canadiens se rendent à leur tour dans les centres universitaires reconnus aux États- Unis (principalement Chicago, Cambridge et New York) ou en Europe, afin d’obtenir leur doctorat et occuper des postes d’enseignement et de recherche47. Cette situation a deux conséquences. La première est la diversité des pratiques en histoire de l’art au Canada, où l’on retrouve des historiens formés dans la tradition anglo-saxonne (de filiation allemande) et d’autres issus du renouveau des sciences humaines en France (esthétique, sémiologie et sociologie de l’art). La seconde est que cette diversité suscite à court terme des conflits idéologiques, méthodologiques et générationnels entre des professeurs de formation et d’âge différents travaillant au sein d’un même département.

45 Les diplômés que l’université ne peut accueillir se tournent vers les musées, où des postes de conservateur les attendent, ou encore vers des centres de recherche spécialisés, comme ceux dévolus au patrimoine (Parcs Canada et ministères provinciaux). D’autres créent leur propre emploi dans le milieu de l’édition ou du commerce.

Les supports de la recherche : groupes d’intérêt et revues

46 La multiplication des spécialistes entraîne cependant certains regroupements, comme celui des médiévistes formés en 1980 et réunis autour des figures d’animateurs que sont Roland Sanfaçon (Université Laval) et John Osborne (University of Victoria)48. Les historiens de l’architecture sont également très dynamiques et la Société pour l’étude de l’architecture au Canada, qui regroupe tous les chercheurs du domaine, tient, depuis

Perspective, 3 | 2008 135

1974, une conférence annuelle dans différentes villes du Canada49. Une attention spéciale est portée sur la région hôte, ce qui favorise la mise en valeur de l’expertise locale et un élargissement des connaissances.

47 Le plus important de ces regroupements est l’Association d’art des universités du Canada (AAUC) née en 1956. Ce n’est cependant qu’en 1967 qu’elle prend son essor, parallèlement à celui que connaît la discipline partout dans le pays, et elle n’est enregistrée légalement qu’en 197450. Le but de l’Association est d’assurer aux facultés universitaires d’art et d’histoire de l’art une présence à l’intérieur du réseau des disciplines enseignées au Canada et d’établir un forum pour l’échange d’idées et des travaux de recherche dans les domaines représentés.

48 C’est également en 1974 qu’est mise sur pied la revue Racar (acronyme pour Revue d’art canadienne/Canadian Art Review qui est bien à l’image de cette conception de la symétrie culturelle) qui devient en 1976 l’organe officiel de l’AAUC51, afin de permettre aux « historiens d’art canadiens de langue française ou de langue anglaise de faire paraître, chacun dans sa propre langue, des études sur l’art de tous les pays et de toutes les époques. […] de promouvoir et de répandre la connaissance de l’art canadien. […] Parce que l’art canadien puise ses sources dans l’art de l’Europe, il nous paraît approprié de le faire connaître, en partie du moins, dans un tel contexte »52.

49 Les revues d’histoire de l’art, tout comme celles consacrées à l’art contemporain (Vie des Arts, Parachute, Canadian Art) – bien que ces dernières puissent compter sur des revenus publicitaires –, connaissent toutes des difficultés budgétaires en raison du nombre restreint de lecteurs. La politique d’appui à l’édition des périodiques du gouvernement fédéral exige que la moitié du contenu soit canadien, ce qui oblige à donner une orientation éditoriale particulière à une publication comme Racar, qui souhaite rendre accessibles les travaux de l’ensemble de la communauté des chercheurs. Aussi, les auteurs se tournent-ils vers les périodiques spécialisés en sciences humaines, en histoire notamment, afin de publier des textes d’histoire de l’art. La création de périodiques spécialisés en sociologie, en sémiologie ou sur les questions amérindiennes, en particulier, suscitent des articles qui témoignent de champs d’intérêts nouveaux en histoire de l’art et de la diversification des recherches qui s’y opèrent. Grâce à des fonds publics de soutien à la recherche et aux publications (Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, Conseil des arts du Canada), on observe, au même moment, la multiplication des périodiques traitant à la fois de l’art ancien et contemporain, avec une progression significative de ces derniers à travers les titres Vanguard, Arts Canada, Trois, Etc. Montréal, C Magazine, Border Crossing, Ciel variable…

50 La fondation du Centre canadien d’architecture en 1979 et l’inauguration de son bâtiment en 1989 marquent une page importante dans l’histoire de la recherche dans ce domaine. À l’instigation de sa directrice-fondatrice Phyllis Lambert, le musée a développé en quelques années des collections parmi les plus importantes en architecture internationale, comprenant non seulement une bibliothèque et des fonds d’archives, mais aussi des dessins, estampes et photographies53. C’est par son programme d’aide aux chercheurs étrangers, l’affiliation avec des universités canadiennes, la tenue régulière de conférences et de colloques, d’expositions et de publications majeures, dont Photographie et architecture 1839-1939 (1982), que le centre a pu s’imposer sur la scène internationale en quelques années. L’architecture canadienne n’est pas en reste, avec plusieurs expositions monographiques portant, entre autres,

Perspective, 3 | 2008 136

sur Vancouver, les fortifications de Montréal, l’architecte Ernest Cormier ou Montréal au tournant du XXe siècle.

Le rôle confirmé des musées universitaires et des grands musées

51 La plupart des universités ont développé des collections qui regroupent les œuvres des professeurs rattachés à l’enseignement des arts plastiques ainsi que les dons de collectionneurs, souvent eux-mêmes diplômés de ces institutions. Quelques-unes sont très importantes et jouent un rôle majeur au plan muséologique dans leur ville ou leur région. C’est le cas, par exemple, de la collection de la Hart House de la Toronto University, fondée en 1919, ou de l’Agnes Etherington Art Centre de la Queen’s University à Kingston (Ontario) qui conserve, entre autres, des collections d’art africain, baroque et canadien. Le McMaster Museum of Art de la McMaster University (Hamilton, Ontario) a, comme d’autres collections universitaires, pris son essor à partir d’un groupe d’estampes européennes donné par l’institut Carnegie au milieu des années 1930. Aujourd’hui, il abrite une riche collection numismatique romaine54 et il a reçu en don des collections d’art postimpressionniste et expressionniste allemand. Ces œuvres servent à l’enseignement des études classiques, à l’histoire de l’art, mais aussi à la muséologie et à la critique, comme à la Mount St. Vincent University Art Gallery à Halifax, qui se spécialise dans l’art contemporain, ou encore à la Art Gallery of York University à Toronto.

52 L’University of British Columbia de Vancouver compte une importante galerie d’art (Morris and Helen Belkin Art Gallery55), ainsi que le Musée d’anthropologie (MOA), qui détient la plus importante collection d’art amérindien de la côte Ouest, en plus d’accueillir depuis 1990 la collection Koerner de céramiques européennes. La pensée de son directeur Michael Ames est à la base d’une importante réflexion sur la muséologie qui implique la participation des autochtones dans l’interprétation des artefacts et dans leur présentation, superbement mise en valeur dans un bâtiment conçu par l’architecte Arthur Erickson en 1976.

53 L’entrée en fonction de Jean S. Boggs, spécialiste de Degas et de Picasso, comme directrice de la Galerie nationale du Canada de 1966 à 1976 confirme le leadership de cette institution au plan de la recherche. Boggs attire de jeunes conservateurs, parmi lesquels Dennis Reid et Jean Trudel, et elle consolide plusieurs secteurs de la conservation en art tant moderne qu’ancien56, notamment en multipliant les acquisitions d’œuvres majeures (Bernard Van Orley, Bernin, Poussin, Klimt…), alors que Brydon Smith développe une collection significative d’art contemporain américain. À ses politiques de développement des collections et de publications scientifiques, le musée ajoute un volet d’expositions de caractère international impliquant des spécialistes canadiens et étrangers, comme Jordaens, L’art de la cour 1200 et Puvis de Chavannes. C’est sous sa direction que le musée débute sa collaboration avec Paris et Washington, en vue de monter de grandes expositions qui misent sur de nouvelles recherches. Après un intermède au musée de Philadelphie de 1978 à 1982, elle revient à Ottawa pour administrer la Canada Museums Construction Corporation (1982-1985), entité responsable de la construction du Musée des beaux-arts du Canada et du Musée canadien des civilisations.

54 En dépit de conditions économiques difficiles au cours des années 1980, les musées ont réussi à recueillir des fonds publics et privés pour se développer. Ainsi, les années 1980 et le début des années 1990 sont marquées par la transformation du paysage

Perspective, 3 | 2008 137

muséologique. De nouveaux bâtiments sont construits pour accueillir le Musée des beaux-arts du Canada, le Centre canadien d’architecture, le Musée d’art contemporain de Montréal. D’autres institutions continuent de s’agrandir, tels que le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée des beaux-arts du Québec, le Musée des beaux-arts de l’Ontario (Toronto)57, et d’autres recyclent des bâtiments déjà existants, comme la Vancouver Art Gallery. Cependant, ces constructions ne sont pas toujours le signe de la présence de fonds nouveaux pour l’engagement de conservateurs et, au même moment, les musées adoptent un virage axé sur la médiation et les programmes publics.

Les études sur l’art canadien

55 Les études en art canadien prennent lentement leur place et il faut former des spécialistes dans un secteur où il n’y avait pas d’études avancées. Il bénéficie de la collaboration de chercheurs spécialisés dans d’autres domaines que de l’histoire de l’art et qui pratiquent des incursions plus ou moins longues dans l’art du Canada58. Les chercheurs francophones et anglophones se tiennent à distance et même les anglophones de différentes parties du Canada collaborent peu entre eux. C’est en partie pour combler le manque d’échanges entre les chercheurs canadiens et permettre la diffusion d’études spécialisées que Donald Andrus et Sandra Paikowsky, de l’Université Concordia (Montréal), fondent Les Annales d’histoire de l’art canadien en 1974, dont le programme précise : « l’art canadien ne devrait pas être considéré isolément, mais doit être replacé dans le contexte historique, social et économique propre aux différentes régions du pays »59. Le champ est loin d’être cohérent et unifié, comme le rappelle Esther Trépanier : « le concept ‘ d’art canadien ‘ conçu comme une entité demeure assez problématique et […] en termes d’art, le Canada est en fait constitué de plusieurs solitudes. Malgré la volonté de la Galerie nationale du Canada d’imposer, dès les années [mil neuf cent] dix, une vision unifiée de la peinture canadienne reposant principalement sur l’interprétation paysagiste du Groupe des Sept […] il semble bien que les problématiques artistiques se soient développées d’abord sur une base régionale que l’on tente, dans le meilleur des cas, de greffer à un courant ‘ national ’ qui n’est, somme toute, que celui des régions centrales du Canada »60.

56 Des ouvrages de synthèse sont publiés61, mais ce genre aura tendance à disparaître, alors que l’éclatement et la diversité des résultats de la recherche semblent rendre l’exercice impossible ou caduc. Des dictionnaires, répertoires, index et bibliographies62 poursuivent et affinent le travail des générations précédentes tout en fournissant des outils de base indispensables pour un secteur toujours en chantier.

57 Les études en art canadien ont bénéficié d’un renouveau d’intérêt pour le bio- graphique. C’est à François-Marc Gagnon que revient l’effort de la synthèse historique le plus important à ce jour : Paul-Émile Borduas 1905-1960 : biographie critique et analyse de l’œuvre. L’ouvrage, colossal, paru en 1978, retrace le détail de la production artistique de cette figure charismatique et centrale de l’art au Québec sans faire l’économie de la mouvance dans laquelle il était inscrit63. Il a fallu dans un premier temps s’atteler à un travail de nature biographique afin de reconstituer certains profils et carrières d’artistes et leur donner une existence et une validité dans le domaine des arts visuels. Des recherches réalisées dans le cadre d’expositions se sont élargies à des études à caractère thématique portant sur une période donnée, un genre, une technique, une iconographie ou une problématique64. Dans tous les cas, il faut réaliser un travail

Perspective, 3 | 2008 138

archivistique important pour retracer les œuvres, documenter le contexte de production et de réception.

58 Ces recherches témoignent d’une façon de penser l’histoire à partir de questions posées par l’examen de sources différentes et des collections publiques, qui s’enrichis- sent considérablement. En ce qui a trait à l’art au Canada, l’art amérindien et l’art inuit font leur apparition dans les travaux scientifiques et les expositions65.

Une diversité des objets et des approches

59 Cette période est également caractérisée par la multiplication des approches méthodologiques et des points de vue théoriques dans les travaux en histoire de l’art. Les universités continuent d’offrir une formation de base fondée sur les acquis de la discipline et poursuivent la recherche sur les questions du connoisseurship, du style et de l’iconographie, avec des travaux en particulier sur l’art médiéval italien et anglais et l’art du XIXe siècle66 ; l’estampe et la caricature occupent une place particulière67. Des champs d’études apparaissent (la photographie, les études féministes et autochtones) et de nouvelles questions surgissent à la lumière de méthodes issues pour la plupart des sciences humaines (sémiologie et sociologie68), ainsi que d’une remise en question et une évaluation de l’histoire de l’art canonique69.

60 Le domaine de la sculpture, qu’elle soit canadienne ou internationale, demeure un domaine inexploré. L’intérêt pour l’art public et les formes contemporaines d’insertion de l’art dans la société (in situ, installation, art relationnel) comblent en partie cette importante lacune70.

61 La photographie tant nationale qu’internationale s’impose comme un objet de collection, mais aussi un objet d’étude71. Aux travaux fondamentaux de Ralph Greenhill et Andrew Birrell et à ceux d’Ann Thomas sur les rapports entre la photographie et la peinture succèdent des recherches sur des studios particuliers ou encore sur les jalons de l’histoire canadienne à travers l’art des amateurs, ainsi que des études sur les pratiques dans différentes régions du Canada72. Les conservateurs des Archives nationales du Canada (aujourd’hui Bibliothèque et Archives Canada), des archives provinciales et du Musée McCord, qui recèlent des collections importantes, réalisent ces travaux où les photographies sont présentées pour leur caractère à la fois documentaire et artistique.

62 La recherche la plus importante a porté sur l’histoire de l’art des femmes, encore moins bien documenté. Les travaux pionniers des professeures Natalie Luckyj (1945-2002) (Carleton), de Rose-Marie Arbour (UQAM) et de Joyce Zemans (York University) dans les années 1970 ont ouvert la voie à des réflexions que Thérèse Saint-Gelais (UQAM) et Kristina Huneault (Concordia) poursuivent73.

63 Ce travail portant sur une partie négligée de l’histoire artistique s’est élargi par l’apport des études culturelles qui, à la faveur de théories postcoloniales, ont intégré l’art autochtone. Ainsi, le riche patrimoine artistique des nations de la côte Ouest canadienne a attiré l’attention des chercheurs locaux et étrangers. C’est un des rares objets d’études qui, avec l’art inuit, transcende les frontières canadiennes et intéresse les historiens d’autres pays. Même si l’analyse formelle et symboliste des objets de culture matérielle autochtone est demeurée prédominante74, ce secteur s’est enrichi au contact de l’anthropologie et des études coloniales. Les travaux de Michael Ames (1981) et de Ruth Phillips (1998), par exemple, posent d’une autre manière la question même

Perspective, 3 | 2008 139

de l’identité canadienne. La revue Recherches amérindiennes a souvent accueilli dans ses pages les travaux de chercheurs portant sur des questions d’intérêt artistique.

Depuis 1990 : crise ou consolidation ?

64 Au mouvement exceptionnel d’expansion des années 1970 et 1980 succède une situation que l’on pourrait qualifier de crise de la discipline. Un faisceau de facteurs peut expliquer cette situation de rupture et de profondes modifications, qui peut aussi être interprétée comme l’affirmation de tendances déjà perceptibles dans les décennies précédentes.

Politique de recherche et ressources humaines

65 Les organismes provinciaux et fédéraux qui subventionnent la recherche en sciences humaines redéfinissent alors leurs programmes en privilégiant les équipes de recherche, au détriment des demandes individuelles, et proposent des axes prioritaires dans lesquels l’histoire de l’art ne trouve pas toujours sa place. Ce faisant, ils orientent indirectement les projets, tout comme le fait le programme d’aide aux expositions de Patrimoine Canada, ministère qui finance la préparation des expositions tout en exigeant que chaque manifestation soit présentée dans au moins trois régions du Canada. Les institutions sont ainsi amenées à faire coïncider leurs besoins et les intérêts du public avec l’idéologie de l’unité canadienne.

66 L’embauche régulière de professeurs jusqu’au début des années 1980 entraîne une saturation de l’emploi à un point tel que l’on peut identifier une génération sacrifiée de jeunes docteurs qui, diplômés dans les années 1990, n’ont pu trouver de postes permanents75. Le manque de moyens est en partie à l’origine de solutions d’échanges et de mises en commun, tel le programme conjoint de doctorat qui, depuis 1998, regroupe quatre universités québécoises (Université de Montréal, Université du Québec à Montréal, Concordia et Laval) qui ont uni leurs ressources.

Un éclatement des approches

67 La redéfinition des politiques de recherche et de l’allocation des sommes disponibles, la stagnation dans le renouvellement du corps professoral et la crise dans les musées s’ajoutent à des causes endogènes. La plus importante est sans doute la multiplication des approches méthodologiques et des questions théoriques soulevées par de nouveaux objets d’études qui, jusqu’alors, n’étaient pas ou peu pris en considération. Cette réflexion a entraîné au cours des dernières années un déplacement épistémologique de la discipline. Son découpage est moins pensé en fonction des périodes historiques, mais plutôt en fonction de notions théoriques, de questions ou de thématiques qui surgissent de la matérialité des objets étudiés et de leur incidence sur le spectateur. Le cadre temporel n’est plus à l’avant-plan, submergé par la prolifération des images et des œuvres, des approches et des lectures interdisciplinaires. Cette attitude prend acte de la position de l’historien de l’art, professeur ou chercheur, et élargit la remarque de René Payant (1949-1987) : « Je dirais que pour l’enseignant d’histoire de l’art, le contact avec l’art actuel, avec ses nécessités, s’avère indispensable, quelle que soit la période historique qui fait l’objet de son enseignement »76.

Perspective, 3 | 2008 140

68 Ainsi, la réflexion sur la discipline elle-même et son organisation par thèmes, questions théoriques ou approches méthodologiques conduit-elle à un approfondissement de l’analyse, ainsi qu’à une parcellisation de la discipline ; les chercheurs définissent des secteurs de travail de plus en plus circonscrits tout en proposant une lecture pluridisciplinaire. La diversification que subit l’histoire de l’art pose un défi, même si elle fournit un outil unique de compréhension et de lecture des œuvres, comme le rappelait récemment Johanne Lamoureux : « l’histoire de l’art offre […] l’avantage d’être la plus extraordinaire école du regard qui soit. […] Ce qu’elle accomplit par-dessus tout, et souvent par-delà des divergences idéologiques et méthodologiques qui articulent le champ et divisent ses experts, c’est de ralentir le regard, de nous apprendre à soutenir la présence de l’image sur un mode autre que celui que sa prolifération et son ubiquité imposent à notre quotidien »77.

69 Ce travail de relecture, d’étude attentive, porte tout autant sur de nouveaux objets comme la photographie funéraire, l’art des années 1960 ou la représentation de la guerre que sur des figures emblématiques de l’histoire de l’art telles qu’Henri Matisse ou Emily Carr78. Cette dernière est sans doute l’artiste canadienne sur laquelle se sont penchés le plus grand nombre d’analystes comme Maria Tippett, Paula Blanchard ou Doris Shadbolt79. Ces publications présentent un cas intéressant de l’évolution de la discipline et ses avancées théoriques au cours des trente dernières années. Aux préoccupations biographiques, aux analyses formelles et iconographiques s’ajoutent, entre autres, les apports des études féministes (Sharyn R. Udall, 2000), des études autochtones (Gerta Moray, 2006) et des travaux sur sa réception muséale et critique (Charles C. Hill, Ian Tom, Johanne Lamoureux, 2006).

70 La revue Racar offre, elle aussi, un espace pour cette transformation en cours, alors qu’elle précise son mandat en 1990 : « Sans toutefois négliger l’ap- proche traditionnelle, nous encourageons particulièrement les études de Canadiens et d’étrangers qui poussent plus avant les récents développements dans l’’exercice ‘ de l’histoire de l’art et des dialogues interdisciplinaires »80. Le fait que la majeure partie de l’enseignement et de la recherche au Canada porte sur l’art contemporain accentue ce positionnement théorique appliqué à l’art actuel et aux nouveaux médias81.

71 Cette position rejoint également la réflexion sur l’usage des technologies dans l’enseignement et la conservation des œuvres issues de ces nouvelles technologies82.

Des musées avec de nouvelles missions

72 Une fois les musées construits au tournant des années 1990, les sommes requises pour leur fonctionnement n’ont pour autant pas toujours été disponibles. Les musées ont dû trouver une part de plus en plus importante d’autofinancement. Cette difficulté s’est accompagnée, elle aussi, d’une crise existentielle. Cette période marque en effet le tournant décisif du musée vers la médiation, plaçant l’accent sur la diffusion, la communication et l’éducation au détriment de la recherche. Par exemple, des sommes importantes ont été investies dans la diffusion virtuelle des collections et dans la multiplication de sites internet pour lesquels il fallait traduire et adapter l’information déjà disponible sur les œuvres83.

73 La redéfinition du métier de conservateur est symptomatique des problèmes que vivent les institutions84. Le syndrome des grandes expositions – les blockbusters – bat son plein avec des sources de revenus facilement identifiables et peut amener les musées à ne pas

Perspective, 3 | 2008 141

tirer parti de leur collection et des ressources scientifiques qui sont à leur disposition. Les difficultés économiques de ces dernières années semblent les inciter à valoriser ces ressources, soit en organisant des expositions temporaires thématiques à partir de leur collection, soit en accueillant des collections provenant d’une seule autre institution.

74 De plus, les rapports entre le musée et l’histoire de l’art, qui ont accompagné leur développement respectif, se situent à un croisement. Les historiens de l’art remettent en cause les pratiques muséales et les multiples ouvertures récentes de la discipline se concrétisent rarement dans le développement des collections et la conception des expositions85.

75 L’autorité de l’institution muséale est elle-même remise en question, comme on a pu le voir lors de la crise médiatique qui a entouré l’acquisition en 1989 par le Musée des beaux-arts du Canada de Voice of Fire (1967), du peintre américain Barnett Newman (1905-1970). Rarement une œuvre a suscité une op- position aussi unanime, alors que les voix contre l’art géométrique abstrait rejoignaient celles qui défendaient l’autonomie de la culture canadienne contre la culture américaine envahissante86. Le prix payé était jugé trop élevé par certains, alors que le tableau était l’objet de contestations régulièrement formulées par le public et la critique en regard de l’art moderne.

76 La remise en question du rôle du musée face au public a été soulevée à la fin des années 1980 par les représentants des groupes culturels (amérindiens et noirs) directement interpellés par deux projets controversés : The Spirit Sings et Into the Heart of Africa87. Le questionnement éthique se pose alors à un autre niveau, au moment où les peuples autochtones font entendre leur voix et souhaitent participer à la conservation et à l’interprétation des objets de leur culture, et qu’ils réclament le rapatriement de certaines pièces de collection. Le marché et l’évolution esthétique ont contribué à réduire l’écart entre objets anthropologiques et œuvres d’art, en particulier face à la création historique des Amérindiens. Celle-ci constitue un paradigme de la mobilité de ces objets maintenant évalués comme d’authentiques œuvres d’art.

77 Au Canada, la pratique de l’histoire de l’art est appelée à se modifier au cours des prochaines années, alors qu’émerge une quatrième génération de professionnels. La constitution de réseaux en interne devient de plus en plus nécessaire et, dans le cas du Canada, une coopération avec des pays et des États offrant une situation similaire à la sienne serait sans doute essentielle, afin de maîtriser les enjeux théoriques et méthodologiques qui se posent pour l’étude des cultures visuelles de pays au passé colonial. Alors que la question de l’identité canadienne en regard des enjeux internationaux est soulevée, les créations d’artistes de groupes ethniques venus peupler le Canada aux XIXe et XXe siècles (d’origine italienne, d’Europe centrale, des Caraïbes ou d’Asie) trouvent lentement leur place dans le champ des recherches. Cet apport a modifié et modifie encore aujourd’hui le paysage culturel et invite à une réécriture du discours historique. Cette réalité rejoint des problématiques de plusieurs pays développés dont l’expansion s’est faite par le biais de fortes poussées migratoires. Contrairement aux pays européens où les États ont favorisé, dans une certaine mesure, l’intégration des cultures autres, le Canada a permis que se développe, à l’échelle démographique qui est la sienne, des pratiques artistiques différentes de celles de ses traditions fondatrices.

78 Ce sujet figurait en bonne place lors du XXXIe Congrès du Comité international d’histoire de l’art (CIHA) qui s’est déroulé à Montréal en août 2004, alors que pour la

Perspective, 3 | 2008 142

première fois cette rencontre scientifique se tenait en dehors de l’Europe. Le rassemblement, placé sous le thème Sites et territoires de l’histoire de l’art, soulignait le dynamisme du milieu académique canadien. Des ateliers portant sur « Les récits nationaux », « Histoire de l’art et interdisciplinarité » ou « Les invasions territoriales », par exemple, révélaient que les enjeux qui se posent au Canada, face à la connaissance des acteurs du milieu artistique, des discours et de leurs objets, sont en fait partagés par des chercheurs de nombreuses communautés.

79 À terme, l’observation de Walter Abell se révèle assez juste. La pratique professionnelle de l’histoire de l’art s’est développée au Canada de manière relativement empirique. Elle procède par étapes, avec l’apport d’historiens de l’art formés à l’étranger, puis de Canadiens qui ont étudié dans les universités d’Europe et des États-Unis. Maintenant, grâce à la contribution de jeunes chercheurs qui profitent de programmes d’études locaux, l’histoire de l’art a pris une expansion sans précédent et elle se manifeste dans une pluralité d’approches. Des défis se posent à eux en raison de la compétitivité pour financer les travaux de recherche, tant sur le plan national qu’international, et de la difficulté de joindre leur public, en dépit des nouveaux moyens de communication. Alors qu’elle fut à la remorque des pratiques et de l’évolution de la pensée disciplinaire telles qu’elles se développaient au plan international, l’histoire de l’art au Canada semble maintenant prête à apporter sa contribution à un domaine pratiqué professionnellement depuis plus d’un demi-siècle. Saura-t-elle se faire entendre ?

NOTES

1. « ...to find out how much in the way of esthetic development can be undertaken in a place like this, to adapt the tradition to local possibilities and needs is proving quite an interesting task. I think that I’ll get more out of such work, with freer possibilities for experiment, that I would in an academic art department at most of the universities » (cité dans Sandra Paikowsky, « ’From Away’, The Carnegie Corporation, Walter Abell and American Strategies for Art in the Maritimes from the 1920s to the 1940s », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 2006, XXVII, p. 45. 2. Chrestien Leclercq, Premier établissement de la foy dans la Nouvelle-France, II, Paris, 1691, p. 95- 96. 3. François-Marc Gagnon, La conversion par l’image, Montréal, 1975 ; Muriel Clair, Du décor rêvé au croyant aimé. Une histoire des décors des chapelles de mission jésuite en Nouvelle-France au XVIIe siècle, thèse, Université du Québec à Montréal, 2008. 4. Alexandra E. Carter, William H. Eagar : « Sensibilities of no Common Order », mémoire, Université Concordia, 1979. 5. Le catalogue de la collection Légaré, Catalogue of the Quebec Gallery of , Engravings, etc..., Québec, 1852, contient plusieurs notices comportant des informations biographiques sur les artistes représentés. Voir également John R. Porter, « Un projet de musée national à Québec à l’époque du peintre Joseph Légaré (1833-1853) », dans Revue d’histoire de l’Amérique française, juin 1977, 31/1, p. 75-82 ; Louise Prieur, La collection Joseph Légaré et la création de la Pinacothèque de l’Université Laval, mémoire, Université du Québec à Montréal, 2005.

Perspective, 3 | 2008 143

6. Carol D. Lowrey, « The Society of Artists & Amateurs, 1834: Toronto’s First Art Exhibition and Its Antecedents », dans Racar, 1981, VIII/2, p. 99-118; Jean Trudel, « The Montreal Society of Artists », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 1990, XIII/1, p. 61-87. 7. Ryerson acquit près de 1 000 plâtres de sculptures antiques, 236 copies de tableaux et un nombre inconnu d’estampes. Quelques centaines d’autres copies se sont ajoutées au fil des ans. Voir à propos de la collection : Fern Bayer, The Ontario Collection, Toronto, 1984, p. 7-37. 8. Parmi ces plâtres obtenus par l’intermédiaire du comte de Nieuwerkerke, on retrouve les classiques : le Laocoon, l’Apollon du Belvédère, la Nymphe de Fontainebleau et la Vénus de Milo, célèbre dès son entrée au Louvre en 1821. La riche bibliothèque de l’Institut contenait, entre autres, les ouvrages de Winckelmann, de Théophile Gautier et l’Essai sur l’histoire de la peinture en Italie depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours de Grégoire V. Orloff (1823). 9. James Purves Carter, Descriptive and Historical Catalogue of the Paintings in the Gallery of Laval University, Quebec, Québec, 1908. 10. À cet égard, les deux expositions de portraits historiques présentées par la Société d’archéologie et de numismatique de Montreal sont exemplaires d’un travail historique et généalogique en vue de réunir les représentations des principales figures canadiennes et québécoises. 11. Sur cette collection, voir La famille McCord : une vision passionnée, Pamela Miller éd., (cat. expo., Montréal, Musée McCord d’histoire canadienne, 1992), Montréal, 1992 et Brian Young, Le McCord : l’histoire d’un musée universitaire, 1921-1996, Montréal, 2001. Étant donné que cette institution a un mandat historique, les œuvres y ont été interprétées selon cette perspective (John Russell Harper, Une imagerie canadienne : peintures et dessins du musée McCord de l’Université McGill, Ottawa, 1962). C’est également le cas de l’importante collection Sigmund Samuel, conservée au Musée royal de l’Ontario, à laquelle F. St George Spendlove a consacré l’ouvrage The Face of Early Canada ; Pictures of Canada Which Have Helped to Make History. Illustrated by Examples from the Sigmund Samuel Canadiana Collection, Royal Ontario Museum, Toronto, 1958. Le catalogue a été mis à jour par Mary Allodi, sous le titre Canadian Watercolours and Drawings in the Royal Ontario Museum, Toronto, 1974. Parmi les autres amateurs qui ont constitué des collections dans cet esprit, signalons J. Ross Robertson, dont la collection est maintenant conservée à la Metropolitan Toronto Library et dont les premiers catalogues ont été publiés en 1917 et 1921 ; John Clarence Webster, qui s’est spécialisé, entre autres, dans les représentations du général James Wolfe (Wolfe and the Artists. A Study of His Portraiture, Toronto, 1930) ; ou encore William H. Coverdale, dont la collection d’estampes et de meubles a fait l’objet de plusieurs catalogues par Percy F. Godenrath entre 1930 et 1942. 12. Le collectionneur Edward Black Greenshields fut spécialiste de l’école de La Haye et publia, entre autres : Landscape Painting and Modern Dutch Artists, Toronto, 1906. Voir The Hague School Collecting in Canada at the Turn of the Century, Marta H. Hurdalek éd., (cat. expo., Toronto, Art Gallery of Ontario, 1983), Toronto, 1983 13. Janet Brooke a étudié l’étendue de ces collections dans le catalogue d’exposition Le goût de l’art. Les collectionneurs montréalais, 1880-1920, (cat. ex- po., Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1989), Montréal, 1989. 14. Jean Trudel publie, par le biais d’une série d’articles dans les Annales d’histoire de l’art canadien, l’histoire des débuts de cette institution. Voir également Georges-Hébert Germain, Un musée dans la ville, Une histoire du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal, 2007 15. Charles C. Hill, « Un siècle d’art canadien au Musée des beaux-arts du Canada, 1880-1990 », dans Charles C. Hill, Pierre B. Landry éd., Art canadien, Catalogue du Musée des beaux-arts du Canada, I, Ottawa, 1988, p. XI-XXIV 16. Parmi les acquisitions les plus significatives, notons L’Enfant-Jésus et le petit saint Jean Baptiste avec un agneau de Bernardino Luini (1926) et le Christ avec la croix de Rubens (1929).

Perspective, 3 | 2008 144

17. Fern Bayer, « The ’Ontario Collection’ and the Ontario Society of Artists Policy and Purchases, 1873-1914 », dans Racar, 1981, VIII/1, p. 32-66 18. Karen McKenzie, Larry Pfaff éd., « The Art Gallery of Ontario, Sixty Years of Exhibitions, 1906- 1966 », dans Racar, VII/1-2, 1980, p. 62-91 19. Robert Harris, « Art in Quebec and in the Maritime Provinces », dans J. Castell Hopkins éd., Canada. An Encyclopedia of the Country, IV, Toronto, 1898, p. 353-364 20. Le texte se trouve dans le volume XII de la synthèse en 23 volumes éditée par Adam Shortt et Arthur G. Doughty, Canada and Its Provinces: a History of the Canadian People and Their Institutions. The Do- minion : Missions ; Arts and Letters, Toronto, 1914, p. 593-636. En dépit de son titre, l’article accorde peu de place à la sculpture. Johnston écrit: « Canada is too young a country to give evidence as yet of a distinctively national note. Like much of its scenery, its painters are individual units, distinguished only by personal characteristics » (p. 593). 21. Ainsi, Charles C. Hill, dans son important ouvrage La peinture au Canada dans les années 1930, Ottawa, 1975, structure-t-il l’art de cette période autour des regroupements d’artistes 22. Edmund Morris, Art in Canada: The Early Painters, Toronto, 1911; Newton McTavish, The Fine Arts in Canada, Toronto, 1925; William Colgate, Canadian Art. Its Origin and Development, Toronto, 1943 23. Voir notamment Georges Bellerive, Artistes- peintres canadiens-français, Les Anciens, Québec, 1925 24. Que l’on pense aux expositions de l’Empire britannique tenues à Wembley en Angleterre (1924), à A Century of Canadian Art à la Tate Gallery (1938), à l’Exposition d’art canadien tenue au Jeu de Paume (1927) ou à l’Exposition rétrospective des colonies françaises en Amérique du Nord présentée à Paris (1929). Une première synthèse du sujet a été rédigée par Louis Gillet, « L’Art au Canada », dans André Michel éd., Histoire de l’art, VIII, L’art en Europe et en Amérique au XIXe siècle et au début du XXe siècle, Paris, 1925-1929, p. 1189-1204 25. Olga Hazan, « L’émergence de l’histoire de l’art à Montréal au début du XXe siècle », dans Visio, automne 1999-hiver 2000, 4/3, p. 39-50. Auparavant, le sulpicien Gustave Desmazures (1818-1891) donne des conférences sur l’archéologie dans la même université. Elles sont publiées sous la forme d’un ouvrage illustré, Cours d’archéologie : les Indes, l’Égypte, l’Assyrie, la Palestine, Montréal, 1890 26. On en trouve la marque dans les textes du peintre et écrivain Napoléon Bourassa (1827-1916), dont Influence du caractère national dans l’art, manuscrit, Ottawa, Bibliothèque et Archives Canada, fonds Napoléon Bourassa 27. L’ouvrage d’Albert H. Robson, Canadian Landscape Painters, Toronto, 1932, cristallise cette tendance 28. L’historien de l’art d’origine écossaise Ramsay Traquair a publié régulièrement dans le Journal of Royal Architectural Institute of Canada ses recherches en architecture, qui n’ont pas été réunies. Il a par ailleurs rédigé la synthèse The Old Architecture of Quebec, Toronto, 1947. Ses archives sont conservées à la McGill University : Irena Murray éd., Ramsay Traquair et ses successeurs, Guide du fonds (Collection d’architecture canadienne), Montréal, 1987. Elles peuvent être consultées en ligne à l’adresse : http:// cac.mcgill.ca/traquair 29. D’Eric Ross Arthur, signalons Small Houses of the Late 18th and the Early 19th Centuries in Ontario, Toronto, 1926 et The Early Buildings of Ontario, Toronto, 1938. Les travaux de Wallace furent réunis sous le titre An Album of Drawings of Early Buildings in Nova Scotia, Halifax, 1976 30. Les travaux de Ramsay Traquair ont été remis à jour dans L’orfèvrerie en Nouvelle-France : exposition organisée par la Galerie nationale du Canada…, Jean Trudel, (cat. expo., Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1974), Ottawa, 1974, et Robert Derome, Les orfèvres de Nouvelle-France, inventaire descriptif des sources, (Documents d’histoire de l’art canadien, 1), Ottawa, 1974 31. Le Musée canadien des civilisations héberge les archives de Barbeau et consacre un excellent site à sa carrière et à sa production : www.civilization.ca/tresors/barbeau/index_f.html

Perspective, 3 | 2008 145

32. Son ami et futur collaborateur Jules Bazin (1905-1995) étudie au même moment à l’Institut d’art et d’archéologie. Morisset multiplie les attributions et, au besoin, complète les historiques des œuvres. Voir en particulier : Peintres et tableaux, 2 vol. , Québec, 1936-1937 ; Coup d’œil sur les arts en Nouvelle-Fran- ce, Québec, 1941. Voir aussi Laurier Lacroix, « Gérard Morisset et l’histoire de l’art au Québec », dans À la découverte du patrimoine avec Gérard Morisset, Québec, 1981, p. 133-149. Une biobibliographie complète se trouve à l’adresse www.er.uquam.ca/nobel/r14310/ Morisset/index.html 33. Le développement de la peinture au Canada. 1665-1945, (cat. expo., Toronto, The Art Gallery of Toronto/Montréal, The Art Association of Montreal/ Ottawa, The National Gallery of Canada/ Québec, Le Musée de la province de Québec), Toronto, 1945. D’autres manifestations suivirent, dont: Painting in Canada, a Selective Historical Survey, (cat. expo, Albany Institute of History and Art, 1946), Albany, 1946; Painters of Canada: Exhibition of Canadian Paintings 1668-1948, (cat. expo., Richmond, Virginia Museum of Fine Arts, 1949), Richmond, 1949; Exposition rétrospective de l’art au Canada français, (cat. expo., Québec, Musée de la Province de Québec, 1952), Québec, 1952; Les arts au Canada français, (cat. expo., Vancouver, Vancouver Art Gallery, 1959), Vancouver, 1959 34. Parmi les expositions rétrospectives d’artistes canadiens qui ont circulé entre Ottawa et Toronto, mentionnons celles sur Frances McGillivray Knowles (Galerie nationale du Canada, 1932), Henri Julien (Art Gallery of Toronto, 1941), Horatio Walker (Galerie nationale du Canada, 1941), Prudence Heward (Galerie nationale du Canada, 1948) et Pegi Nicol McLeod (Galerie nationale du Canada, 1950). Québec et Montréal font parfois partie du circuit, ainsi pour les expositions David Milne (Galerie nationale du Canada, 1955), Ozias Leduc (Galerie nationale du Canada, 1955), Maurice Cullen (Galerie nationale du Canada, 1957), Alfred Pellan (Galerie nationale du Canada, 1960), Paul- Émile Borduas (Musée des beaux-arts de Montréal, 1962). À ces expositions s’ajoutent des collaborations portant sur l’art moderne international, par exemple Toulouse-Lautrec, his Lithographic Work from the Collection of Ludwig Charell, (cat. expo., Montreal, Museum of Fine Arts/Toronto, Art Gallery of Toronto, 1953), Montréal, 1953 ; Henri Matisse : Sculptures, Paintings, Drawings, (cat. expo., Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1955), Ottawa, 1955, ou l’exposition préparée par la Réunion des musées nationaux : Héritage de France : 1640-1760, (cat. expo., Montréal, Musée des Beaux-Arts, 1961/ Québec, Musée de la Province, 1961/Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1962/Toronto, Art Gallery of Toronto, 1962), [s.l.], 1961, qui a circulé au Canada en 1961 et 1962 35. Sur les positions esthétiques de Brown, voir Douglas Ord, The National Gallery of Canada : Ideas, Art, Architecture, Montréal/Kingston, 2003 36. Pour un commentaire historique sur le développement de la collection du Musée des beaux- arts du Canada sous le directorat de McCurry et ses successeurs Alan H. Jarvis (1955-1960) et Charles Comfort (1960-1965), voir Jean S. Boggs, The National Gallery of Canada, Toronto, 1971 37. « …the course is the first university course ever offered anywhere which gives a comprehensive introduction to the study of Canadian art and its relationship to Canadian life. It will be seen that the course is in line with the current trends towards regionalism, towards connecting art studies with one’s own time and place and – in its modern section – towards encouraging an appreciation of the creative efforts being made by contemporary artists of Canada » (reproduit dans Sandra Paikowsky, « ’From Away‘, The Carnegie Corporation, Walter Abell and American Strategies for Art in the Maritimes from the 1920s to the 1940s », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 2006, XXVII, p. 45) 38. E. Lisa Panayotidis, « The Department of Fine Art at the University of Toronto, 1926-1945. Institutionalizing the ‘Culture of Aesthetic’ », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 2004, XXV, p. 100-122 39. Il publie l’ouvrage English Art, 1216-1307, Oxford, 1957. Une fois sa retraite prise en 1969, Brieger termine de nombreux projets, dont l’édition du facsimilé des manuscrits de Dante (avec Millard Meiss et Charles S. Singleton, Princeton, 1969). En 1972, il collabore également avec

Perspective, 3 | 2008 146

Philippe Verdier de l’Université de Montréal à l’exposition L’Art et la cour : France et Angleterre, 1259-1328, (cat. expo.,Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1972), Ottawa, 1972. Sur Peter H. Brieger, voir Luba Eleen, « Peter H. Brieger », dans Transactions of the Royal Society of Canada, 1990, 6/1, p. 475-477 40. Raymond Klibansky, Erwin Panofsky, Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie : études historiques et philo- sophiques : nature, religion, médecine et art, Paris, 1989 (éd. orig., Saturn und Melancholie : Studien zur Geschichte der Naturphilosophie und Medizin, der Religion und der Kunst, Francfort-sur-le- Main, 1964). Voir Jean-Philippe Uzel, « Raymond Klibansky et l’histoire de l’art du XXe siècle », dans Racar, 2000, XXVII/1-2, p. 140-143. Klibansky a accordé à Georges Leroux un long entretien portant sur sa carrière et son cheminement intellectuel, publié sous le titre : Raymond Klibansky, le Philosophe et la mémoire du siècle, Montréal, 1998 41. Émile Vaillancourt, Une maîtrise d’art au Canada : 1820-1823, Montréal, 1920 42. Maurice Gagnon, Peinture moderne, Montréal, 1940 ; Sur un état actuel de la peinture canadienne, Montréal, 1945 43. Guilbault a signé How New York Stole the Idea of Modern Art, Abstract , Freedom and the Cold War, Chicago/Londres, 1983. L’ouvrage est également paru en français (Nîmes, 1983). Il a connu une importante fortune critique et plusieurs traductions 44. Parmi quelques-uns des professeurs qui enseignent dans le programme au cours de ces années, signalons : Philippe Verdier, Jean-Marie Schaffer, François-Marc Gagnon, Nicole Dubreuil, Jean-François Lhote, Alain Laframboise, Lise Lamarche et René Payant 45. Ainsi, la bibliothèque du Musée des beaux-arts de Montréal, avec ses collections de catalogues de ventes et de périodiques remontant au moment de sa fondation, était-il une ressource complémentaire fort importante pour les quatre universités montréalaises. Elle est cependant fermée au public depuis plus d’une dizaine d’années 46. C’est le cas, par exemple, des Universités de Toronto et McGill où, à une première vague de pro- fesseurs formés en Europe, succèdent au cours des années 1960 des jeunes diplômés des États-Unis. Parmi les francophones qui enseignent aux universités Laval, de Montréal ou d’Ottawa, signalons Gérard Le Coat, Jean Leymarie, Bernard Teyssèdre, Robert Klein, Jacques Guillerme, André Corboz et Thierry de Duve 47. Ainsi, chez les francophones, certains étudient avec André Chastel (Louise d’Argencourt, Marie-Ni- cole Boisclair) ou se dirigent vers Paris X-Nanterre, où ils travaillent surtout avec Mikel Dufrenne. C’est le cas, par exemple, de François-Marc Gagnon, Raymond Montpetit, Nicole Dubreuil ou Louise Poissant ; d’autres élisent la sociologie de l’art et se tournent vers Raymonde Moulin à l’EHESS (Lise Lamarche, Francine Couture) ; quelques-uns étudient avec Louis Marin, comme Alain Laframboise, René Payant, puis Johanne Lamoureux 48. Auxquels se joignent, entre autres, Philippe Verdier (Université de Montréal); Warren Sanderson (); Malcolm Thurlby, Barbara Dodge (York University); Luba Eleen, Robert Deshman (University of Toronto);Catherine D. Harding (University of Victoria) 49. Le site de la Société pour l’étude de l’architecture au Canada est consultable à l’adresse suivante : www.canada-architecture.org 50. Le premier bureau de direction se composait de Virgil Hammock (University of Manitoba, puis Mount Allison), président, Robert Welsh (University of Toronto), vice-président, Eric Cameron (Guelph University), secrétaire-trésorier, et de cinq personnes représentant les régions du Canada : Maritimes (Terre-Neuve, Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île du Prince Édouard), Québec, Ontario, Prairies (Manitoba, Saskatchewan, Alberta) et Colombie-Britannique. Parmi les autres regroupements, signalons la Société canadienne d’esthétique (1983) et la Société canadienne d’étude du dix-huitième siècle (1971), à laquelle se joignent plusieurs historiens de l’art

Perspective, 3 | 2008 147

51. Son premier rédacteur en chef était Claude Bergeron. Nicolas Gyennes et W. McAllister Johnson entrent en scène peu après. L’AAUC entretient de bons rapports avec la College Art Association ; d’ailleurs les deux associations tiennent un congrès conjoint à Toronto en 1991 52. « Notre raison d’être », dans Racar, 1974, I/1, p. 3 53. Un numéro spécial de Racar (1989, XVI/2) fut consacré au CCA 54. On peut consulter la collection en ligne à l’adresse suivante : http://arendt.mcmaster.ca/ %7Ecoins. 55. Voir le site de la galerie : www.belkin.ubc.ca. À noter que tous les musées au Canada disposent d’importants sites internet où l’on trouve de l’information sur l’historique de l’institution, les collections et les expositions 56. La collection du Musée des beaux-arts du Canada est accessible en ligne : http:// cybermuse.gallery.ca/cybermuse 57. Le musée s’est fait remarquer en 1974 par l’acquisition d’un fonds important d’œuvres du sculpteur britannique Henry Moore. On y a développé une politique d’expositions à caractère international, par exemple, The Mystic North: Symbolist Landscape Painting in Northern Europe and North America, 1890-1940, Roald Nasgaard éd., (cat. expo., Toron- to, Art Gallery of Ontario/ Cincinnati, Art Museum, 1984), Toronto, 1984; Puvis de Chavannes and the Modern Tradition, Richard J. Wattenmaker, (cat. ex- po., Toronto, Art Gallery of Ontario, 1985), Toronto, 1985. Cette politique se poursuit encore de nos jours : Turner, Whistler, Monet, visions impressionnistes, Ka- tharine Lochnan, (cat. expo., Toronto, Art Gallery of Ontario, 2004), Toronto, 2004. 58. Parmi les européanistes devenus canadianistes, signalons les recherches de Gerald Finley, Robert Welsh, David Mactavish et Rhodri Liscombe. De la même façon, il est intéressant de noter les travaux portant sur des œuvres européennes dans les collections canadiennes, tels que George Romney in Ca- nada, Jennifer C. Watson éd., (cat. expo., Kitchener, Waterloo Art Gallery/Windsor, Art Gallery/Edmonton, Art Gallery, 1985-1986), Kitchener, 1985 ; 18th Century Venetian Art in Canadian Collections, George Knox éd., (cat. expo., Vancouver, Vancouver Art Gallery/ Québec, Musée du Québec, 1989-1990), Vancouver, 1989 ; Le Paradis terrestre : l’artisanat d’art selon William Morris et ses disciples dans les collections canadiennes, (cat. expo., Toronto, Musée des beaux- arts de l’Ontario/Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada/Québec, Musée du Québec/Winnipeg, Art Gallery, 1993-1994), Toronto, 1993 59. « Canadian art should not be considered in isolation, but must take into consideration the historical, social and economic events typical of the various regions within the country » (Éditorial, dans Annales d’histoire de l’art canadien, I/1, p. 2) 60. Esther Trépanier, « Les solitudes canadiennes. Réflexions à partir de quelques publications récentes », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 1995, XVI/2, p. 77. 61. Tels que John Russell Harper, La peinture au Ca- nada des origines à nos jours, Québec, 1966 ; Dennis Reid, A Concise History of Canadian Painting, Toronto, 1973 ; Harold Kalman, A Concise History of Canadian Architecture, Don Mills, 2000. 62. John Russell Harper, Early Painters and Engra-vers in Canada, Toronto, 1970 ; Robert Derome, Les orfèvres de la Nouvelle-France, Ottawa, 1974 ; David Karel, Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, Québec, 1992 ; Evelyn de Rostaing McMann, Royal Canadian Academy of Arts, Exhibitions and Members, Toronto, 1981 et Evelyn de Rostaing McMann, Montreal Museum of Fine Arts, formerly Art Association of Montreal : Spring Exhibi- tions 1880-1970, Toronto, 1988 ; Loren Lerner, Mary Williamson, Art et architecture au Canada, bibliographie et guide de la documentation jusqu’en 1981, Toronto, 1991 ; Joan Acland, Artistes des Premières nations au Canada : un guide biographique/ bibliographique, 1960 à 1999, Montréal, 2001 ; Bibliographie de l’art inuit, Ottawa, 1992 ; Diane Peters, Canadian Art and Architecture : an Annotated Bibliography of Theses and Dissertations, Lanham, 2003 ; Louise Poissant, Dictionnaire des arts médiatiques, Sainte- Foy, 1997 63. Ce travail a été élargi et mis à jour dans François- Marc Gagnon, Chronique du mouvement automatiste québécois : 1941-1954, Outremont, 1998. Pour d’autres travaux qui permettent de situer

Perspective, 3 | 2008 148

l’œuvre dans un cadre biographique, voir, par exemple : Joseph Légaré, 1795-1855 : l’œuvre, John R. Porter, (cat. expo., Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1978), Ottawa, 1978 ; Louis Jobin, maître- sculpteur, Mario Béland, (cat expo., Québec, Musée du Québec, 1986), Québec, 1986 ; Russell Harper, Krieghoff, Toronto, 1979 et Krieghoff : Images of Canada, Dennis Reid éd., (cat. expo., Toronto, Art Gallery of Ontario, 1999), Toronto/Vancouver, 1999 ; Tom Thomson, Dennis Reid, Charles C. Hill éd., (cat. expo., Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada/Vancouver, Vancouver Art Gallery/Québec, Musée du Québec, 2002-2003), Ottawa, 2002 ; Emmanuel Hahn et Elizabeth Wyn Wood : Tradition et innovation dans la sculpture canadienne, Victoria A. Baker, (cat. expo., Kleinburg, Collection McMichael d’art canadien, 1997), Ottawa, 1997 ; Louis-Philippe Hébert, Daniel Drouin éd., (cat. expo., Québec, Musée du Québec, 2001), Québec, 2001 ; Reflections in a Quiet Pool : The Prints of David Milne, Rosemarie L. Tovell, (cat. expo., Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1980), Ottawa, 1980 ; David P. Silcox, The David Milne Project, 2 vol. , Toronto, 1998 ; Dallaire, Michèle Grandbois, (cat. expo., Québec, Musée du Québec/Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1999-2000), Québec, 1999 ; Marian Dale Scott : pionnière de l’art moderne, Esther Trépanier, (cat. expo., Québec, Musée du Québec, 2000), Québec, 2000 ; Clarence Gagnon, 1881- 1942 : Rêver le paysage, Michèle Grandbois, Hélène Sicotte, (cat. expo., Québec, Musée national des beaux-arts du Québec/Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 2006-2007), Québec/Montréal, 2006. Voir aussi nos publications : Ozias Leduc, une œuvre d’amour et de rêve, Laurier Lacroix éd., (cat. expo., Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1996), Montréal, 1996 et Suzor-Coté : lumière et matière, Laurier Lacroix, (cat. expo., Québec, Musée du Québec/Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 2002), Montréal, 2002. 64. Signalons La peinture canadienne des années trente, Charles C. Hill, (cat. expo., Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1975), Ottawa, 1975 ; « Notre pays le Canada » : mémoires sur les aspirations nationales des principaux paysagistes de Montréal et de Toronto, 1860-1890, Dennis Reid, (cat. expo., Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1979), Ottawa, 1979 ; The Contemporary Art Society, Christopher Varley éd., (cat. expo., Edmonton, Art Gallery, 1980), Edmonton, 1980 ; Les débuts de l’estampe imprimée au Canada : vues et portraits, Mary Allodi, (cat. expo., Toronto, Musée royal de l’Ontario, 1980), Toronto, 1980 ; The Hand Holding the Brush, Self Portraits by Canadian Artists, Robert Stacey, (cat. expo., London, Regional Art Gallery, 1983), London (Ont.), 1983 ; Jeremy Adamson, Niagara : Two Centuries of Changing Attitudes, 1697- 1901, (cat. expo., Buffalo, lbright-Knox Art Gallery/ Washington, Corcoran Gallery of Art/New York, New- York Historical Society, 1985-1986), Washington, 1985 ; Images industrielles, Rosemary Donegan, (cat. expo., Hamilton, Art Gallery, 1987), Hamilton, 1987 ; Peintres juifs et modernité, Esther Trépanier, (cat. expo., Montréal, Centre Saidye Bronfman, 1987/ Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2008), Montréal, (1987) 2008 ; Denis Martin, Portraits de héros de la Nouvelle-France, LaSalle, 1988 ; La peinture au Québec 1820-1850, Mario Béland éd., (cat. expo., Québec, Musée du Québec, 1991), Québec, 1991 ; Esther Trépanier, Peinture et modernité au Québec, 1919-1939, Québec, 1998. 65. Le nombre de mémoires portant sur l’art amérindien, principalement de la côte du Pacifique, est en recrudescence dans les années 1980, surtout dans les universités de Victoria et de Colombie britannique 66. Carol Zemel, The Formation of a Legend: Van Gogh Criticism, 1900-1920, Ann Arbor, 1980; Carol Gibson-Wood, Studies in the Theory of Connoisseurship from Vasari to Morelli, New York, 1988 67. Pensons aux nombreux titres de McAllister Johnson sur l’estampe d’interprétation en France au XVIIIe siècle, notamment Les morceaux de réception gravés de l’Académie royale de peinture et de sculpture 1672-1789 : une étude historique basée sur les collections du Département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de Paris, (cat. expo., Kingston, Agnes Etherington Art Centre, 1982), Kingston, 1982, et à ceux de Claudette Hould sur les Tableaux de la Révolution française : L’image de la Révolution française, Claudette Hould éd., (cat. expo., Québec, Musée du Québec, 1989), Québec, 1989 ; La Révolution par la gravure : les « Tableaux historiques de la Révolution française »…, Claudette Hould éd., (cat. expo., Vizille, Musée de la Révolution française, 2002),

Perspective, 3 | 2008 149

Vizille, 2002 ; La Révolution par le dessin : les dessins préparatoires aux gravures des tableaux historiques de la Révolution française, 1789- 1802, Claudette Hould éd., (cat. expo., Vizille, Musée de la Révolution, 2008), Paris, 2008.Voir aussi le travail de Bruce Laughton sur Daumier (New Haven, 1996). Rose Marie San Juan a publié sur la représentation de Rome à travers l’estampe (Rome : A City Out of Print, Minneapolis, 2001) et Marc Grignon sur la représentation de la ville de Québec au XVIIe siècle (Loing du Soleil, Architectural Practice in Quebec City during the French Regime, New York, 1997) 68. Ces deux approches ont été mises en valeur à l’Université du Québec à Montréal où enseignent Francine Couture et Jean-Philippe Uzel : Francine Couture éd., Exposer l’art contemporain au Qué- bec : discours d’intention et d’accompagnement, Montréal, 2003 ; Jean-Philippe Uzel éd., Œuvres en contexte, Montréal, 2007. Fernande Saint-Martin, (Sémiologie du langage visuel, Sainte-Foy, 1987) fait école. Elle a formé, entre autres, Nycole Paquin (Le corps juge, sciences de la cognition et esthétique des arts visuels, Montréal/Saint-Denis, 1997), Jocelyne Lupien (L’apport des sciences cognitives à la sémio- tique visuelle, thèse, UQAM, 1996) et Marie Carani, rédactrice en chef de Visio, la revue de l’Association internationale de sémiotique visuelle. Sur le sujet de la sémiologie, on consultera Degrés, 1991, 67, un numéro consacré aux recherches et à la sémiotique visuelle au Québec 69. Carol Doyon, Les histoires générales de l’art : quelle histoire !, Laval, 1991 70. Il n’existe qu’une seule synthèse et elle porte sur la sculpture au Québec (John R. Porter, Jean Belisle, La sculpture ancienne au Québec : trois siècles d’art religieux et profane, Montréal, 1986). Par ailleurs, on trouve des ouvrages monographiques et des études sur la sculpture inuit. En ce qui a trait à la production contemporaine, une revue, Espace, s’y consacre et plusieurs catalogues portent sur le sujet : Aurora Borealis, (cat. expo., Montréal, Centre international d’art contemporain, 1985), Montréal, 1985 ; Chants d’Expérience, (cat. expo., Ottawa, Galerie nationale du Canada, 1986), Ottawa, 1986 71. James Borcoman est le premier conservateur de la collection de photographies du Musée des beaux-arts du Canada qui se développe à partir des années 1970 et ses ouvrages Charles Nègre, 1820-1870 (Ottawa, 1976) et Eugène Atget, 1857-1927 (Ottawa, 1984) font autorité. Depuis les années 1990, la plupart des musées d’art (en particulier la Art Gallery of Ontario et la Vancouver Art Gallery) développent de collections de photographies, sous l’impulsion combinée des pratiques artistiques contemporaines qui mettent cette technique de l’avant et du marché de l’art qui s’intéresse à l’histoire de cette production 72. Canadian Photography, 1839-1920, Ralph Greenhill, Andrew Birrell, (cat. expo., Toronto, Coach House Press, 1979), Toronto, 1979 ; Le Réel et l’imaginaire : peinture et photographie canadienne 1860-1900, Ann Thomas, (cat. expo., Montréal, Musée McCord, 1979), Montréal, 1979. Sur les studios de William Notman, Livernois et Yousuf Karsh, voir : Stanley Triggs, Portrait of a Period : A Collection of Notman Photographs, 1865 to 1915, Montréal, 1967 ; Les Livernois, photographes, Michel Lessard, (cat. expo., Québec, Musée du Québec, 1987), Québec, 1987 ; Karsh Portraits, Toronto, 1976 73. On consultera le site Canadian Women Artists History Initiative de l’Université Concordia à l’adresse : http://cwahi.concordia.ca. 74. Que l’on pense, par exemple, aux recherches de Bill Holm, Northwest Coast Indian Art: An Analysis of Form, Seattle, 1965; Hilary Stewart, Artifacts of the Northwest Coast Indians, Saanichton, (1973) 1981, ou de Jean Blodgett, The Coming and Going of the Shaman: Eskimo Shamanism and Art, Winnipeg, 1979 75. Alors que les universités doivent aujourd’hui renouveler leur corps professoral, suite aux nombreux départs à la retraite, le marché de l’emploi dispose maintenant de nouvelles recrues, plus au fait de l’état de la discipline, dont le coût d’embauche est moins élevé et qui laisseront sur le carreau leurs aînés de 10 ou 15 ans si ceux-ci n’ont pas eu l’occasion de publier ou d’occuper un emploi à temps partiel

Perspective, 3 | 2008 150

76. René Payant, « La classe comme lieu d’analyse », dans Vedute, Pièces détachées sur l’art 1967-1987, Montréal, 1987, p. 627 77. Johanne Lamoureux, Profession Historienne de l’art, Montréal, 2007, p. 18 78. Martha Langford, Suspended Conversations, the Afterlife of Memory in Photographic Albums, Montréal, 2001; Francine Couture éd., Les arts visuels au Québec dans les années 1960, Montréal, 1993; Brian Foss, War Paint: Art, War, State and Identity in Britain, 1939-1945, New Haven, 2007; Christine Ross, The Æsthetics of Disengagement: Contemporary Art and Depression, Minneapolis, 2006; John O’Brian, Ruthless Hedonism: The American Reception of Matisse, Chicago, 1999 79. Maria Tippett, Emily Carr, A Biography, Toron- to, 1979; Paula Blanchard, The Life of Emily Carr, Seattle, 1987; Emily Carr, Doris Shadbolt, (cat. ex- po., Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1990), Ottawa, 1990 80. « Mandat de la direction », dans Racar, 1990, XVII/1, p. 7. À ce sujet, voir les textes de présentation de Nicole Dubreuil et Serge Guilbault dans le numéro de Racar, 1991, XVIII/1-2, sous- titré « Questionner le modernisme ». À partir de 1991, la revue publie régulièrement des numéros thématiques, par exemple « Entamer les frontières : perspectives interculturelles dans l’art du Moyen Âge » (1997, XXIV/2) ou « Ces femmes qui produisent » (1998, XXV/1-2 81. Christine Ross, Images de surface : l’art vidéo reconsidéré, Montréal, 1996 ; Ernestine Daubner, Louise Poissant, Art et biotechnologies, Québec, 2005 82. Sarah Parsons, « What Lies Beyond the Slide Library? Facing the Digital Future of Art History », dans Racar, 2005, XXX/1-2, p. 114-125. La Fondation Daniel Langlois et le musée Guggenheim travaillent à la conservation des médias variables : www.fondation- langlois.org/ html/f/page.php ?NumPage =200 83. On peut consulter une excellente sélection des collections canadiennes sur le site du musée virtuel du Canada : www.museevirtuel.ca/Francais/index_ flashFT.html. De même, les collections des musées québécois sont accessibles via le site internet de la Société des musées québécois : www.smq.qc.ca/ publicsspec/references/infomuse/index.phtml#bdim 84. Katharine Lochnan, « La signification du rôle du conservateur », dans Manuel des musées d’art, Toronto, 1991, p. 119-122 85. Reesa Greenberg, Bruce W. Ferguson, Sandy Nairne, Thinking About Exhibitions, London, 1996; Peter White éd., Naming a Practice, Curatorial Strategies for the Future, Banff, 1996; Griselda Pollock, Joyce Zemans, Museums After Modernism: Strategies of Engagement, Malden, 2007 86. La controverse est analysée dans Bruce Barber, Serge Guilbault, John O’Brian éd., Voices of Fire: Art, Rage, Power, and the State, Toronto, 1996 87. The Spirit Sings,Artistic Traditions of Canada’s First Peoples, Julia D. Harrison éd., (cat. expo., Calgary, Glenbow Museum/Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 1998), Toronto, 1998; Into the Heart of Africa, Jeanne Cannizzo, (cat. expo., Toronto, Musée royal de l’Ontario, 1989), Toronto, 1989; Shelley Ruth Butler, Contested Representations: Revisiting Into the Heart of Africa, Amsterdam, 1999

Perspective, 3 | 2008 151

INDEX

Mots-clés : histoire de l’art canadien, art canadien, historiographie, université, musée, enseignement, discipline, collection Keywords : Canadian art history, Canadian art, historiography, university, museum, teaching, discipline, collection Index géographique : Canada Index chronologique : 1900, 2000

Perspective, 3 | 2008 152

L’histoire de l’art au Canada : pratiques actuelles d’une discipline universitaire

François-Marc Gagnon, Janet Brooke, Jean-Philippe Uzel, Claudette Hould, Monia Abdallah, Stéphane Roy et Katherine Sirois

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte de l’envoi de questions aux participants et d’un échange de courriels.

1 Pour répondre à l’étonnement admiratif de nos collègues français devant la popularité croissante de notre discipline au Canada auprès des étudiants, des chercheurs et du grand public dans un pays où l’histoire de l’art s’est développée depuis seulement une ou deux générations, j’ai proposé à trois enseignants universitaires – dont une muséologue directrice d’une galerie d’université – des thèmes de réflexion pour éclairer le phénomène et décrire la diversité des approches et des méthodes selon l’expérience personnelle de chacun. Trois anciens étudiants de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) apportent aussi leurs points de vue. En effet, le développement exceptionnel et rapide d’une discipline a priori « sèche » et offrant peu de débouchés professionnels à nos très nombreux étudiants s’explique probablement par la possibilité qu’elle offre d’explorer l’humain et de préparer à l’exercice de multiples professions [Claudette Hould].

***

Claudette Hould. Quelle fut votre expérience de l’émergence et du développement de la discipline de l’histoire de l’art au Canada ? François-Marc Gagnon. Une tentative de créer un département d’histoire de l’art à l’Université de Montréal au début des années 1950 n’ayant pas eu de suite, il a fallu attendre le début des années 1960 pour voir, d’abord très modestement (un cours de

Perspective, 3 | 2008 153

Ludovic V. Randall au département d’Études françaises), puis de manière plus décisive, la création d’un département d’histoire de l’art. Même si l’université McGill à Montréal offrait bien un Ph.D. en histoire de l’art, ou nous, étudiants, n’y avons pas pensé, ou on n’y offrait aucun cours en art moderne ou en art canadien. C’est dire que nous avons dû chercher notre formation ailleurs. Dans mon cas, un long détour par la théologie chez les Dominicains m’avait initié quelque peu à la pensée médiévale, à la philosophie thomiste et à l’exégèse biblique. Quand Philippe Verdier, lui-même médiéviste et premier directeur fondateur du Département d’histoire de l’art à l’Université de Montréal, se rendit compte de mon étrange formation, il la crut adéquate. En effet, dans son domaine particulier (art médiéval), cela pouvait se défendre, mais je rêvais d’enseigner l’art moderne et tout ce fatras scolastique me paraissait plus un encombrement qu’un avantage. Ce n’est que plus tard que j’ai béni – c’est le cas de le dire – le père Jean-Paul Audet de nous avoir appris à lire un document et à faire de l’histoire tout court. Ses cours étaient lumineux et magistraux. Il nous faisait le commentaire des épîtres de saint Paul et des évangiles. Sur le pavé, après avoir quitté les curés, j’ai trouvé de l’emploi comme chargé de cours à l’Université de Montréal à partir de janvier 1966 grâce à un ami dominicain français qui avait rencontré le directeur Verdier un 14 juillet au consulat et entrepris de faire une thèse en Sorbonne, sans quitter Montréal. La solution était un doctorat dit d’Université, appelé familièrement « doctorat pour les colonies ». Il s’agissait d’écrire une thèse de quatre cents pages ou plus sans obligation de suivre un séminaire. J’ai donc fait ma thèse en Sorbonne sous la direction lointaine et éclairée de Bernard Teyssèdre. Elle portait sur Jean Dubuffet et le fait que je n’ai jamais beaucoup « enseigné » Dubuffet me paraît contradictoire. Verdier, s’étant entouré d’Européens, était heureux d’avoir au moins un Canadien dans son équipe : « Gagnon, vous êtes canadien, vous ferez l’art canadien ». Tel fut l’oracle qui détermina le reste de ma carrière. Janet Brooke. À la fin des années 1960, il n’y avait que très peu de départements d’histoire de l’art au Canada anglais ; en tant que Montréalaise j’ai choisi d’étudier à Carleton University à Ottawa (Ontario), alors le seul département d’histoire de l’art au Canada anglais offrant un baccalauréat dans la discipline sans obligation de suivre des cours en beaux-arts ; en 1968-1969, tous les autres programmes en histoire de l’art faisaient partie de départements de beaux-arts et les programmes de baccalauréat (BFA) contenaient des cours obligatoires en arts plastiques dispensés dans le Studio Art Department, y compris à la McGill University, dont les cours en histoire de l’art avaient été créés depuis longtemps. Je voulais faire des études exclusivement en histoire de l’art et obtenir mon diplôme dans de domaine-là. Le département de Carleton venait d’être fondé par une Canadienne d’origine allemande, Marie-Louise Fünke, et comportait quatre professeurs, tous étrangers, soit américains soit anglais ; on n’y offrait alors qu’un programme de baccalauréat. Pour poursuivre mes études à la maîtrise, j’ai donc dû aller à l’université de Toronto, où aucun professeur n’était canadien et où, bien évidemment, on ne dispensait aucun cours sur l’art canadien, considéré à l’époque comme un art de second rang (comme tout art qui ne se trouvait pas dans le « Janson »1. Il n’est pas étonnant qu’il ne soit alors venu à l’idée d’aucun étudiant de se spécialiser en art canadien.

Perspective, 3 | 2008 154

Jusque dans les années 2000, seules les universités de Toronto et McGill à Montréal offraient un programme de doctorat au Canada. Jean-Philippe Uzel. Étant arrivé au Canada au milieu des années 1990, il m’est difficile de me prononcer sur l’émergence de l’histoire de l’art dans ce pays. Je peux toutefois témoigner des différences qui existaient alors, et qui continuent très largement d’exister, entre l’histoire de l’art en France, où j’ai fait la plus grande partie de mes études, et l’histoire de l’art au Canada, où j’ai émigré quelques semaines après avoir obtenu ma thèse de doctorat. Mon profil académique, fortement interdisciplinaire (maîtrises en sciences politiques et en sciences de la communication, DEA en histoire de l’art, doctorat en sciences politiques), faisait figure d’ovni dans le paysage universitaire français, même si l’ensemble de mes travaux de recherche avait toujours été consacré à l’étude de l’art moderne et contemporain. Une année d’échange interuniversitaire au Canada en 1991-1992, durant laquelle j’avais suivi des cours et des séminaires en histoire de l’art, m’avait suffi pour me rendre compte que les Canadiens ne raisonnent pas tant en termes de disciplines, mais plutôt en termes d’objets étudiés : l’art contemporain, le patrimoine, etc. Cette interdisciplinarité active, où l’histoire de l’art prend le nom d’« études en art » ou de « visual studies », est une des principales raisons qui m’a poussé à entamer une carrière professorale de l’autre côté de l’Atlantique.

Claudette Hould. Plusieurs programmes d’histoire de l’art, autrefois dispensés dans des départements de beaux-arts (rebaptisés « arts visuels »), sont devenus autonomes ou ont été intégrés dans des facultés de sciences humaines ou dans des départements d’histoire, de lettres ou de communication. À l’inverse, les anciennes écoles des beaux-arts ont été assimilées par les facultés des arts au sein des universités. Comment avez-vous vécu l’évolution des structures administratives universitaires des trente dernières années ? François-Marc Gagnon. Le département d’histoire de l’art de l’Université de Montréal est, comme je l’ai indiqué, issu d’un seul cours donné par Ludovic V. Randall au département d’Études françaises, puis est devenu un département de la Faculté des lettres sous Philippe Verdier. Il y a eu ensuite une tentative infructueuse de l’intégrer au département d’histoire, ce qui a un temps orienté les études vers l’histoire, mais nos préoccupations coïncidaient peu avec celles de nos collègues en histoire. Après cet intérim malheureux, le département d’histoire de l’art est redevenu indépendant. À l’Université Laval, à Québec, les cours d’histoire de l’art sont donnés au département d’histoire depuis le début, sans difficulté. Les structures et l’orientation de l’histoire de l’art ont beaucoup changé à la suite d’une profonde révision des programmes à la McGill University, où l’histoire de l’art fait dorénavant partie des communication studies. Janet Brooke. À la Carleton University, à Ottawa, la Faculty of Arts and Social Sciences exclut les sciences pures ; comme je l’ai expliqué, elle n’a jamais eu de « Studio Art Program » [programme d’arts plastiques]. À Toronto, la faculté d’Arts and Science inclut toutes les humanités (histoire, littérature anglaise, psychologie). Le Department of Fine Arts comprenait une école d’art, mais qui n’a jamais été conçue comme une école à part, ce qui est typique du

Perspective, 3 | 2008 155

Canada anglais, à l’exception, par exemple, de l’Emily Carr Institute of Art and Design dans l’Ouest. La structure anglaise vise à professionnaliser la formation de l’artiste en lui délivrant une licence (BFA) et un master (MFA) en Beaux-Arts plutôt qu’un diplôme d’artiste. C’est à peu près ce qui s’est produit au Québec en 1969 lorsque l’École des beaux-arts a été absorbée par l’UQAM. François-Marc Gagnon. Autant l’UQAM a pris la suite de l’École des beaux-arts où j’ai enseigné la philosophie quand j’étais curé, autant l’Université de Montréal n’a jamais beaucoup développé le secteur des beaux-arts en tant que tel. Philippe Verdier croyait qu’il suffisait d’offrir quelques cours d’atelier (alors dispensés à l’École des beaux-arts de Montréal) pour initier les futurs historiens de l’art à l’histoire des techniques (tempera, fresque, huile, etc.). Jamais il n’envisagea la création d’un Département des beaux-arts, configuration qu’il avait pourtant connue aux États- Unis. Ce n’est pas ce qu’avaient en tête des artistes comme Pierre Grange ou Serge Tousignant qui en furent chargés ! Ils ont tenté d’implanter un département orienté vers l’art actuel, mais ce secteur a vivoté. De leur côté, les étudiants intéressés par le cinéma réclamaient aussi davantage de cours pratiques. Ailleurs encore, comme à l’Université Concordia, où je suis maintenant, l’histoire de l’art fait partie d’un Fine Arts Department, comme cela est fréquent en milieu anglais, mais je ne suis pas sûr qu’il y ait beaucoup de contacts entre jeunes artistes et futurs historiens de l’art ; en revanche, la gestion administrative est efficace. Dans cette université, même si les arts visuels et les études cinématographiques ont toujours été très forts, l’histoire de l’art y tient bien sa place. L’art canadien est le principal objet de l’enseignement et de la recherche et une revue de haute tenue scientifique, le Journal of Canadian Art History, y est publiée. Jean-Philippe Uzel. Peut-être faut-il remarquer que l’interdisciplinarité active dont j’ai parlé précédemment, plus qu’une posture intellectuelle, est d’abord une réalité institutionnelle. Les départements uniquement d’« histoire de l’art » sont désormais minoritaires par rapport à ceux où l’histoire de l’art est associée à une autre discipline. À côté de départements, comme celui de l’Université Laval, où des sciences humaines comme l’histoire et l’archéologie sont associées de façon traditionnelle à l’histoire de l’art, de plus en plus de départements s’ouvrent aux sciences de l’image entendues dans un sens large : Département d’histoire de l’art et études cinématographiques (Université de Montréal), Department of Art History and Communications Studies (McGill University), etc. Une des autres tendances lourdes est l’association, au sein d’un même département, de l’histoire de l’art et de la pratique des arts visuels ou du design (University of Western Ontario, University of Toronto, University of Alberta). Cette collaboration entre l’histoire de l’art et la pratique artistique est très certainement symbolisée par le Department of Art History, Visual Art and Theory de la University of British Columbia, où enseignèrent pendant de nombreuses années des artistes contemporains comme Jeff Wall, Ken Lum ou Ian Wallace. Cette cohabitation, avec les sciences de l’image d’un côté et la pratique artistique de l’autre, a des conséquences importantes sur la façon de concevoir l’histoire de l’art, qui ressemble de moins en moins à une « science historique » et de plus en plus à une science du visuel tournée vers le moderne et le contemporain. Cette interdisciplinarité explique, entre autres, la place importante de l’histoire et de la théorie de l’art contemporain (après 1968) dans les programmes universitaires canadiens.

Perspective, 3 | 2008 156

Claudette Hould. Pensez-vous que les organismes canadiens pourvoyeurs de subventions ont contribué au développement de l’histoire de l’art ? Janet Brooke. Pour ce qui concerne la recherche dans les musées, nous devons répondre adéquatement aux programmes de subvention, de plus en plus orientés vers la production de résultats, et démontrer davantage qu’auparavant ce que sera l’impact de la recherche sur le public canadien. Les musées canadiens vivent une véritable crise de la recherche. Nous avons connu une chute de 21 % des salariés au cours des dix dernières années, en même temps qu’une croissance spectaculaire de nos collections depuis l’instauration de la loi sur les biens culturels en 1977, fort avantageuse pour les donateurs, qui gagnent plus à donner des œuvres qu’à donner de l’argent. Nous avons donc de plus en plus d’objets et de moins en moins de conservateurs pour en assurer le soin intellectuel et matériel, tâche qui n’est nullement reconnue dans le cadre des programmes fédéraux de subvention. François-Marc Gagnon. Le Conseil des arts du Canada et le FCAR de la province de Québec ont été essentiels pour subventionner nos recherches et développer l’histoire de l’art au Canada. Jean-Philippe Uzel. Le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), qui est le principal bailleur de fonds de la recherche en histoire de l’art au Canada, attache une grande importance au « transfert des connaissances » vers les milieux extra-académiques et encourage la diffusion des résultats de la recherche non plus sous la forme traditionnelle d’un colloque ou d’une publication universitaire, mais sous celle d’une exposition grand public accompagnée d’un catalogue plus savant, incitant ainsi à une collaboration étroite entre université et musée. J’ai d’ailleurs eu l’occasion d’expérimenter ce type de formule en organisant, avec une collègue de mon département, l’exposition d’art contemporain Double Jeu. Identité et culture (2004) au Musée national des beaux-arts du Québec, dans le cadre des recherches que nous avions menées au sein du projet Le Soi et l’Autre (programme Grands travaux de recherche concertée du CRSH, 2001-2005). Notre équipe avait alors des accords de partenariat avec plusieurs grands musées canadiens, à l’instar du récent projet piloté par la University of Western Ontario, Hispanic Baroque, qui dépend du même programme. Ce rapprochement du musée et de l’université a eu des répercussions importantes sur l’enseignement de l’histoire de l’art au Canada. Claudette Hould. Il convient en effet de souligner l’apport vital du CRSH à la recherche en histoire de l’art. Ces subventions sont accordées au mérite, à la suite d’un examen du dossier par les pairs, et comportent en général l’obligation de former des étudiants à la recherche par l’attribution d’assistanats rémunérés. Au Canada, il n’existe pas de CNRS à la française, où des historiens se consacrent exclusivement à la recherche sans obligation d’enseignement et cela favorise probablement la transmission des connaissances et la formation des étudiants, rôle prioritaire des universités à mon avis. Cela dit, la tâche définie syndicalement pour les professeurs universitaires et évaluée par les pairs et par les étudiants comprend l’enseignement, la recherche et la participation à la gestion universitaire. Les professeurs qui privilégient la composante recherche de leurs tâches peuvent ajouter à leur demande de subvention un ou deux dégrèvements d’enseignement. À l’UQAM, les professeurs zélés peuvent subventionner eux-mêmes leurs recherches (voyages, achats de livres

Perspective, 3 | 2008 157

et d’outils informatiques) grâce à un généreux dispositif fiscal qui permet d’acquérir des fonds en transformant des crédits d’enseignement (supplémentaires) en budget de recherche (4 000 dollars canadiens pour un cours supplémentaire de quarante- cinq heures en 2002). Il va sans dire que les années sabbatiques permettent aux professeurs-chercheurs d’accélérer leur programme de recherche et d’en assurer la publication et la diffusion. Il existe aussi des bourses de recherche canadiennes prestigieuses, comme la bourse Killam, qui offrent un ou deux ans de salaire à des professeurs émérites désireux de se consacrer exclusivement à la recherche. Des prix d’excellence en enseignement, accompagnés d’importantes bourses de recherche, soulignent l’importance accordée à la pédagogie dans les universités canadiennes. Parmi les grands prix annuels du Québec, le prix Gérard Morisset, réservé aux historiens d’art, représente un important encouragement financier pour celles et ceux qui ont réalisé une œuvre reconnue.

Claudette Hould. En vous fondant sur votre expérience personnelle, comment évaluerez-vous la pratique réelle et la réception de l’interdisciplinarité dans le champ de l’histoire de l’art/histoire des arts (sciences humaines, histoire, psychanalyse, philosophie, pratique des arts) ? Quelles conséquences a-t-elle eu sur l’enseignement des méthodes classiques dans un espace de plus en plus occupé par de nouvelles approches comme les cultural studies ? François-Marc Gagnon. L’histoire de l’art m’a toujours paru une discipline mal définie, une sorte d’auberge espagnole où toutes les combinaisons interdisciplinaires étaient possibles. Il faut peut-être y voir le reflet de ma formation quelque peu insolite, bien qu’à vrai dire je n’aie jamais envisagé comme possible une interdisciplinarité entre histoire de l’art et théologie ! J’ai pratiqué une certaine interdisciplinarité entre anthropologie et histoire de l’art et entre psychologie de la perception et histoire de l’art. Pour ce qui est de la première combinaison, elle m’a été imposée par mon intérêt pour l’iconographie européenne de l’Indien. La seconde est venue de la prise en charge d’un cours sur la perception visuelle : structure de l’œil, physiologie de la rétine, détection du mouvement, psychédélisme, etc. Ces considérations jetaient un éclairage singulier sur les œuvres. À présent, je lis de plus en plus les philosophes, ce qui marque ma pratique de l’histoire de l’art, bien sûr. Les esthéticiens me paraissent cependant moins intéressants que les philosophes purs et durs (Kant plutôt que Baumgarten, si l’on veut). À l’Université de Montréal, cette multidisciplinarité posait des problèmes à certains collègues qui mettaient en avant les droits de la méthode historique pure. Il me semblait que l’histoire, dès qu’elle cherche à interpréter les faits qu’elle établit, est tentée par les mêmes combinaisons que celles que nous pratiquions en histoire de l’art. Il est vrai qu’en art ancien du Québec, spécialement, il restait encore matière à découverte, d’œuvres inconnues, de corpus à établir, de conditions d’exercice du métier d’artiste à définir, de mécénat. Pour ce qui concerne l’art canadien contemporain, il y avait place pour de vastes mises en contexte et des comparaisons entre l’art qui se faisait au Canada et celui qui se faisait en Europe et aux États-Unis. Je n’ai pas connu personnellement la situation créée par les cultural studies, sauf très marginalement. Nos collègues de McGill ont créé un département de communication studies qui a englouti l’histoire de l’art. Je ne sais pas s’ils en sont très heureux.

Perspective, 3 | 2008 158

Janet Brooke. L’interdisciplinarité convient très bien à l’étude et à la pratique de l’art contemporain puisque les méthodes d’analyse doivent refléter la manière dont travaillent les artistes depuis 1980. Les frontières étant de plus en plus fluides entre les médias et les disciplines, le rapport intellectuel et scientifique entre les disciplines traditionnelles doit refléter cette fluidité. En revanche, l’interdisciplinarité s’applique moins aux époques historiques en histoire de l’art car la tendance est d’évoluer vers une sorte d’évacuation de la rigueur dans notre métier. L’étude scientifique de l’œuvre d’art s’est érodée à cause de cette prise de position trop fluide, très souvent à cause de la tendance à trop se séparer de l’objet pour privilégier la théorie. Cela signifie-t-il une façon de pallier un manque de rigueur ? Une interdisciplinarité sans rigueur scientifique a un impact négatif sur la discipline et la fait basculer dans le dilettantisme. Je regrette également que les professeurs semblent ignorer la place de plus en plus prédominante du catalogue scientifique comme outil de référence et de recherche, alors qu’il y a trente ans, la monographie était la source par excellence dans notre métier. Ces catalogues ne sont pas assez présents non plus dans les bibliothèques. Or, il y a toujours un objectif exposé dans un catalogue d’exposition qui devient l’outil de communication d’une recherche longue et approfondie fondée sur un sens critique pointilleux et documenté. Jean-Philippe Uzel. Le caractère interdisciplinaire de l’histoire de l’art canadienne est très certainement à l’origine de sa vitalité, celle-là même qui étonne parfois nos collègues européens qui se demandent comment un pays au passé historique et artistique « récent » peut générer un tel engouement et tant de vocations pour cette discipline. J’ai déjà évoqué comment, au sein d’un même département, la cohabitation de l’histoire de l’art avec les visual studies ou la pratique artistique avait fait évoluer l’histoire de l’art, une discipline de plus en plus tournée, au Canada, vers le monde et les théories contemporaines. Une autre façon d’aborder la question de l’interdisciplinarité est d’essayer de voir comment certaines approches, à commencer par les cultural studies et leurs subdivisions ( post-colonial, gender studies…) ont transformé « de l’intérieur » l’histoire de l’art. Je crois qu’ici, il faut faire une distinction entre la tradition anglophone de l’histoire de l’art canadienne, qui a très vite absorbé ces nouvelles approches critiques, et la tradition francophone, qui a une conception plus classique de l’interdisciplinarité, entendue comme un échange entre différentes sciences humaines et sociales. Cette différence apparaît bien lorsqu’on compare les programmes de premier cycle de deux « jeunes » universités montréalaises. D’un côté l’Université Concordia (créée en 1974) fait une large place, à côté de l’enseignement classique par périodes stylistiques, à des cours comme : « Gender Issues in Art and Art History », « Postcolonial Theory in Art History », « Issues in Ethnocultural Art Histories », alors que l’Université du Québec à Montréal (créée en 1969) propose plutôt différentes approches des arts visuels : « Approche esthétique des arts visuels », « Approche sociologique des arts visuels », « Approche sémiologique ». Nous sommes là face à deux versions de l’interdisciplinarité : l’une où les anciennes disciplines, y compris l’histoire de l’art, fusionnent en une nouvelle proposition (les visual studies), l’autre où elles dialoguent tout en gardant leur propre identité.

Perspective, 3 | 2008 159

Claudette Hould. Cette dernière comparaison de Jean-Philippe Uzel entre le programme de l’Université Concordia et celui de l’UQAM fait ressortir une différence qui tient certainement au fait que presque tous les premiers professeurs au département d’histoire de l’art à l’UQAM ont étudié en France dans les années 1970 et « subi » l’influence de leurs professeurs : des historiens pour les uns, des littéraires sémiologues, des sociologues ou des psychanalystes pour les autres, sans oublier les marxistes… Cette diversité des méthodes et approches et cette reconnaissance du travail des autres est peut-être ce qui distingue l’UQAM. Monia Abdallah, Franco-tunisienne titulaire d’un diplôme de deuxième cycle en Études des arts à l’UQAM et doctorante à l’EHESS, a relevé la question du bilinguisme, qui lui paraît très importante : « Cette spécificité du Canada (même si d’un point de vue politique elle pose certains problèmes) a probablement eu un impact dans la construction théorique de la discipline et dans son évolution car elle permet des influences très diverses et une ouverture aux mondes anglophone et francophone que l’on ne retrouve pas ailleurs. C’est tout de même un grand enrichissement ».

Claudette Hould. Les liens entre les universitaires historiens de l’art et les musées sont particulièrement développés au Canada. Un exemple en est la mobilité offerte aux historiens de l’art au Canada entre une carrière universitaire et muséale (une caractéristique qui devrait inspirer la France, où les filières sont pratiquement étanches) : une fois la compétence reconnue, des ententes interinstitutionnelles (congés sans solde, prêts de service) permettent à des professeurs d’histoire de l’art de passer au musée (pour parfois revenir à l’enseignement) ou à des conservateurs de musées de passer à l’université sans perte d’échelon professionnel d’une institution à l’autre ni de rétrogradation financière. De plus, nombreux sont les professeurs d’histoire de l’art qui se chargent du commissariat scientifique d’expositions, souvent majeures, dans les musées au pays et à l’étranger, où la collaboration entre conservateurs et universitaires se révèle fructueuse. De leur côté, les étudiants en histoire de l’art, et plus obligatoirement les étudiants inscrits dans les programmes en muséologie assez récemment établis, bénéficient de stages dans les musées et les galeries. Croyez-vous que ces rapports, qui troublent parfois la communauté des historiens de l’art, aient accru l’intérêt pour l’histoire de l’art ? Jean-Philippe Uzel. Il est en effet important de pointer un développement important de la discipline qui a eu lieu au cours de ces deux dernières décennies et dont j’ai été le témoin : le rapprochement spectaculaire entre le monde de l’université et le monde du musée. Une de ses manifestations les plus évidentes est certainement le fait, ainsi que vous l’avez souligné, que les historiens de l’art canadiens sont de plus en plus souvent invités à organiser des expositions dans les grands musées et parfois même à diriger ces musées, comme le prouve la récente nomination de l’historienne de l’art Esther Trépanier à la tête du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ). De plus, les historiens de l’art ont pris l’habitude d’intégrer dans leur programme de recherche une collaboration avec un ou plusieurs musées. Ce rapprochement a eu des répercussions importantes sur l’enseignement de l’histoire de l’art au Canada. De nombreux départements d’histoire de l’art proposent aujourd’hui des programmes en muséologie aux deuxième et troisième cycles, programmes qui sont étroitement associés aux activités des musées et des galeries universitaires. Ces dernières ont d’ailleurs trouvé depuis quelques années la capacité – le plus souvent davantage par leur expertise que par les moyens financiers qui leur sont alloués – de rivaliser avec les musées provinciaux et même fédéraux. Si la

Perspective, 3 | 2008 160

réputation du Museum of Anthropology de l’University of British Columbia est bien assise depuis les années 1970, il est intéressant de remarquer que l’exposition de Rebecca Belmore au pavillon canadien de la Biennale de Venise en 2005 et celle de David Altmejd en 2007 ont été proposées et organisées respectivement par la galerie de la University of British Columbia et celle de l’Université du Québec à Montréal. Voilà des exemples qui soulignent bien, me semble-t-il, non seulement le rapprochement du musée et de l’université en tant qu’institutions appelées de plus en plus souvent à travailler ensemble, mais également en tant que cultures initialement distinctes qui finissent par n’en former plus qu’une. Cette situation ne va d’ailleurs pas sans provoquer des grincements de dents, puisque certains historiens de l’art canadiens s’inquiètent aujourd’hui du « paradigme muséal » qui domine l’histoire de l’art et se demandent s’il ne faudrait pas mettre un terme aux « relations incestueuses » entre le musée et l’université (Nicole Dubreuil, Revue d’art canadienne/ Canadian Art Review, 2001-2003, 28, p. 66-70). François-Marc Gagnon. Parlons d’inceste. Il est vrai que plusieurs de nos anciens étudiants ont trouvé place dans les musées. Tant mieux pour eux et pour nous. Nous, leurs professeurs, aurons servi à quelque chose. Faut-il parler d’inceste ? Je ne le crois pas. Je ne me fais pas trop d’illusions, en effet, sur l’influence à long terme de nos enseignements. Les plus brillants d’entre eux auront su assez vite s’en détacher pour voler de leurs propres ailes. Ceux qui se sont contentés de répéter ce qu’ils avaient appris à l’école sont bien malheureux. Un des aspects du rapprochement musée-université est l’implication de certains d’entre nous dans les services d’éducation des musées. Ces départements ont besoin de conférenciers et nous sollicitent souvent pour parler au grand public. Je le fais depuis sept ans sur des thèmes de l’art canadien. La forte assistance démontre qu’il y a un intérêt certain pour ce genre d’activité. J’ai l’impression que le qualificatif de « relations incestueuses » s’applique moins dans ce cas car on est alors tout juste limité par le besoin de vulgariser. Pour le reste, nous retrouvons quelque chose de la bonne vieille « liberté académique ». Je mentionnerai en outre les cours d’histoire de l’art présentés à la télévision ou sur internet, qui rejoignent un très large public. Janet Brooke. Les liens entre le musée et les professeurs d’histoire de l’art ne sont pas nécessairement des liens directs. Comme nous ne pouvons embaucher des spécialistes dans tous les domaines de nos collections « universelles », nous cherchons surtout à élargir le nombre de voix pour enrichir l’interprétation. Nos relations avec les collègues universitaires sur le plan intellectuel permet de multiplier les points de vue et cet accès intellectuel aux spécialistes de l’extérieur vise le bien-être des visiteurs. Nous ne voulons pas un musée monolithique ni une seule façon de transmettre un message fixe, mais souhaitons plutôt favoriser le débat autour des œuvres d’art. Nous contribuons aussi à la formation des étudiants en histoire de l’art en leur offrant un « mentorat » au sein du musée, dans le cadre d’une recherche ou d’un projet, ce qui peut compenser l’éloignement de l’objet observé chez de nombreux professeurs d’histoire de l’art. Un séjour dans un musée place un jeune dans un contexte professionnel et lui permet un retour vers les œuvres d’art.

Perspective, 3 | 2008 161

Pour revenir à la question de nos catalogues d’exposition, je regrette qu’ils ne soient pas davantage utilisés par les professeurs ni présents dans les bibliothèques. Malheureusement, il devient de plus en plus difficile de les produire. À ce titre, la réévaluation de la Réunion des musées nationaux (RMN) en France et la suppression de ses subventions est fort négative, entre autres par la perte d’une formidable expertise. Pour nous, la question se pose autrement. Puisque les maisons d’édition commerciales ne veulent pas s’occuper des livres des musées, difficiles à vendre, les catalogues font tout bonnement partie des budgets d’exposition. À l’exception de quelques partenariats dans les grandes institutions, le musée doit donc tout payer et tout faire tout seul. Le tirage d’un titre varie entre 800 et 1 500 exemplaires, dont 250 sont distribuées entre les musées sous forme d’échanges. La situation canadienne, avec ses musées peu nombreux, très éloignés les uns des autres et aux capacités financières modestes, est plus difficile que celle en Europe, où le choix d’éditeurs et d’imprimeurs est plus large et les distances raisonnables. Mais est-elle meilleure en France, où un bon catalogue tiré par la RMN à 2 500 exemplaires sera épuisé en six mois, devenant introuvable, inaccessible aux chercheurs ? Claudette Hould. Pour sa part, Stéphane Roy – docteur en histoire de l’art diplômé de l’UQAM et assistant de recherche au Yale Center for British Art – remarque un intérêt croissant parmi ses collègues canadiens pour le développement (ou la consolidation, quand ils existent déjà) de galeries et musées en milieu universitaire, compris comme outils d’enseignement et comme point de jonction entre les milieux muséaux et académiques ; on pense ici, en terme d’importance des collections, au Agnes Etherington Art Centre (Queen’s University), à la Carleton University Art Gallery, et au McMaster Museum of Art, entre autres. Tout en reconnaissant la différence marquée entre les moyens de la philanthropie américaine et canadienne (l’écart est encore plus apparent au Québec, qui ne dispose pas de véritable tradition), Stéphane Roy met en exergue la nécessité de poursuivre plus avant l’adaptation du modèle anglo-saxon du teaching museum. Les coûts peuvent paraître importants, mais les retombées sont multiples. Au sujet des musées universitaires américains richement dotés, comme ceux de Yale, Harvard, Princeton, Rutgers, Smith College, etc., il affirme : « Ces collections sont employées comme soutien à l’enseignement et offrent très souvent aux étudiants la chance de se faire l’œil et de se rompre au métier de conservateur. Chaque année, de jeunes étudiants en histoire de l’art (mais aussi en histoire, en littérature et même en sciences), de niveau maîtrise ou doctorat, participent à la conception ou à la recherche nécessaire à la mise en œuvre d’une exposition. L’expérience est enrichissante sur plus d’un plan : elle développe la capacité de réflexion et affine le regard critique (développer un parcours ou un thème cohérent à partir d’un fonds particulier est un exercice exigeant) tout en exposant l’étudiant aux rudiments de la profession (il faut avoir travaillé en musée pour comprendre la complexité logistique d’une exposition) ». Quoique les succès soient moins bien médiatisés qu’aux États-Unis, on peut supposer que l’impact des teaching museums canadiens sur la formation des étudiants est tout aussi positif. Le contact direct avec les œuvres, favorisé par la proximité même du musée et des salles de cours, provoque invariablement l’enthousiasme chez les étudiants.

Perspective, 3 | 2008 162

Le teaching museum est aussi un espace de négociation entre les approches méthodologiques autour des arts, différentes selon que l’on appartienne au milieu académique ou à celui des musées (au risque d’être réducteur, on dira que l’un s’intéresse à l’objet et que l’autre s’en sert à d’autres fins plus abstraites). La collaboration entre historiens de l’art et conservateurs ne se fait pas toujours sans heurts : ils poursuivent des objectifs et empruntent des chemins différents – mais ces divergences ont le mérite de vivifier la discipline. À cet égard, le musée universitaire joue un rôle de médiateur en mettant en commun des savoirs et des méthodes qui passent généralement par le travail d’exposition, ainsi que par le biais de projets plus ponctuels, soutenus par des programmes de bourses. Il est à souligner que même si le Canada ne possède pas d’institutions capables de soutenir la recherche sur les arts comme, par exemple, le Getty Institute, le Clark Art Institute ou le Yale Center for British Art, plusieurs institutions muséales et patrimoniales canadiennes ont mis sur pied leurs propres programmes de bourses. Ainsi, le Musée McCord, le Centre canadien d’architecture, Bibliothèque et Archives nationales du Québec et le Musée des beaux-arts du Canada offrent maintenant des bourses qui s’adressent à diverses catégories de chercheurs. Ces initiatives, même intéressées d’un point de vue institutionnel, auront un impact salutaire sur la recherche en histoire de l’art au Canada. Claudette Hould. Diplômée à la maîtrise à l’UQAM et doctorante à l’EHESS, Katherine Sirois souligne le caractère privilégié des relations entre le Canada et l’Europe, entre le Québec et la France, en matière d’enseignement de l’histoire de l’art (influences et apports réciproques, voyages d’études en France, Italie et Grèce, organisés, pour ce dernier pays, en collaboration avec les départements de philosophie et d’histoire). Elle évoque un haut niveau d’exigence et une organisation privilégiant un encadrement constant, mais aussi l’attention très grande portée au Québec à l’enseignement de la méthodologie de la recherche et des règles relatives à la présentation des travaux, à l’appareil de notes et à la constitution d’une bibliographie, auquel s’ajoute l’offre aux étudiants de formation aux nouvelles technologies. Elle a apprécié les différentes possibilités de se former au plan professionnel, notamment par l’assistanat à la recherche au sein de projets subventionnés par l’État, par la réalisation de stages dans les musées (connaissances des aspects plus techniques et concrets de l’histoire de l’art), ainsi que celle d’obtenir des collaborations rémunérées au sein des départements d’histoire de l’art en effectuant des travaux de tutorats, de monitorats, d’assistance à l’enseignement, de correction… (ce qui, dans l’ensemble, contraste assez grandement avec les méthodes pratiquées en France notamment). Elle observe l’accueil de plus en plus riche et fréquent d’œuvres d’art provenant des grands musées européens, ainsi que les échanges et les collaborations concrètes entre les historiens de l’art européens et canadiens. Katherine estime essentielle la possibilité de comparer les différentes orientations des universités et évalue positivement la richesse du choix et la diversité des enseignements et des approches. Enfin, elle pointe l’organisation des bibliothèques universitaires favorisant l’accessibilité à la documentation et l’avancement efficace des travaux de recherche. Claudette Hould. Les témoignages de Monia Abdallah, Stéphane Roy et Katherine Sirois, qui ont étudié au Québec et en France, décrivent assez bien les conditions du développement remarquable de l’histoire de l’art au Canada tout en suggérant

Perspective, 3 | 2008 163

certaines différences avec les usages en France. Les étudiants québécois qui ont poursuivi leurs études jusqu’au doctorat et intégré la profession semblent avoir trouvé leur assurance intellectuelle dans l’apprentissage suivi de la méthodologie grâce à un encadrement personnalisé et une forte incitation à prendre contact avec les œuvres originales. Le Canada et le Québec ont vu leurs musées se développer au même rythme que les programmes d’histoire de l’art ; cependant, ils n’offrent toujours pas des collections assez complètes pour former l’œil et assurer l’expertise des aspirants historiens de l’art. D’où la nécessité de les faire voyager. Aussi, des voyages peu coûteux ont-ils été organisés chaque année aux États-Unis (une nuit pour se rendre à New York en autobus...) et même en Europe, où des cours crédités ont été donnés à Paris, en Italie, en Grèce, des expériences souvent déterminantes dans l’orientation des meilleurs étudiants vers les métiers de l’histoire de l’art. De même, les étudiants associés aux travaux de recherche des professeurs (qui aboutissent souvent à des expositions) trouvent, outre un soutien financier, un accroissement d’intérêt pour la discipline et une meilleure compréhension du métier. Ces pratiques pédagogiques offrent de nombreux avantages tels la diffusion des résultats de recherches scientifiques auprès d’autres professionnels et du grand public et l’occasion d’expériences de travail concrètes pour les assistants de recherche motivés par une pratique formelle du métier, ainsi que l’occasion de mettre en pratique les principes enseignés dans les cours de méthodologie et de méthodes de recherche, obligatoires dans nos programmes. À la différence des bibliothèques universitaires en France, nos bibliothèques sont riches d’ouvrages en anglais et les collections de catalogues d’exposition, régulièrement mises à jour, sont accessibles tard le soir aux étudiants à qui nous en recommandons la lecture. Pour chaque cours, l’habitude est prise de composer un recueil de textes dont la lecture est obligatoire et matière à examen. Depuis plus d’une décennie, les équipements pour internet sont installés dans les salles de cours à l’UQAM et les enseignants recourent non seulement aux présentations d’images numériques mais mettent en ligne leurs cours, ainsi que les œuvres à l’étude accompagnées de leur fiche technique. D’ailleurs, cette technologie est considérée statutairement comme un outil de travail indispensable et tous les professeurs reçoivent gracieusement un ordinateur – fixe ou portable – et une imprimante qu’ils choisissent d’installer dans leur bureau à l’université ou à leur domicile. Si l’on considère la formation initiale (le baccalauréat spécialisé en histoire de l’art, une formation de base de trois ans qui correspond à la licence française), il est clair que les étudiants québécois reçoivent une formation disciplinaire générale. Surtout, et c’est peut-être là l’aspect qui distingue le plus l’engagement des professeurs, ils profitent d’un encadrement qui ne semble pas généralisé en France, où même les étudiants inscrits en maîtrise ou en doctorat sont plutôt livrés à eux-mêmes, d’où le désarroi de nos étudiants lorsqu’ils arrivent en France. Il n’empêche que depuis trente ans, les historiens de l’art du Québec et leurs étudiants ont entretenu des rapports soutenus et privilégiés avec les universités et les musées français, ce qui a eu un impact majeur sur la réception de l’art et même sur le développement des institutions comme, par exemple, l’instauration du Dépôt

Perspective, 3 | 2008 164

légal des estampes à la Bibliothèque nationale du Québec, inspiré par le modèle français. Enfin, malgré mes efforts et ceux de Perspective, je regrette que les « deux solitudes » canadiennes se manifestent à nouveau dans ce débat par l’absence de collègues œuvrant dans l’Ouest canadien, très performant dans l’enseignement de l’histoire de l’art.

NOTES

1. Horst W. Janson, History of Art: A Survey of the Major Visual Arts from the Dawn of History to the Present Day, 1re éd., New York, 1962 ; Horst W. Janson, Janson’s History of Art: The Western Tradition, 7e éd., Upper Saddle River (NJ), 2007 ; Horst W. Janson, Histoire de l’art, panorama des arts plastiques des origines à nos jours, trad. fr., Paris, 1964 ; Horst W. Janson, Histoire de l’art, 4e éd. rev. et augm., Paris, 1993.

INDEX

Index géographique : Canada Keywords : discipline, art history, Canadian art, formation, university, research, museum Mots-clés : discipline, histoire de l'art, art canadien, formation, université, recherche, musée, enseignement, institution Index chronologique : 1900, 2000

AUTEURS

FRANÇOIS-MARC GAGNON Professeur émérite à l’Université Concordia à Montréal, il est également directeur de l’Institut de recherche en art canadien Gail et Stephen A. Jarislowsky, dans la même université, et membre de l’Ordre du Canada. Il travaille actuellement à une édition d’un manuscrit du XVIIe siècle, le Codex canadensis.

JANET BROOKE Conservatrice de l’art européen au Musée des beaux-arts de Montréal de 1975 à 1990 et à la Art Gallery of Ontario, à Toronto, de 1990 à 1995, elle est actuellement directrice de l’Agnes Etherington Art Centre, Queen’s University à Kingston. Elle a également enseigné l’histoire de l’art et la muséologie dans plusieurs universités canadiennes.

Perspective, 3 | 2008 165

JEAN-PHILIPPE UZEL Professeur d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’Université du Québec à Montréal, il est titulaire d’une thèse de science politique soutenue à Grenoble en 1995 ; il a publié de nombreux articles sur l’art contemporain.

CLAUDETTE HOULD Professeure au département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal jusqu’en 2003, elle a participé à la gestion de différents musées au Canada. Elle a été commissaire de plusieurs expositions internationales portant sur la Révolution française.

Perspective, 3 | 2008 166

La muséographie au Canada : une pratique réputée, une formation en devenir

Line Ouellet

1 Les musées du Canada bénéficient d’une excellente réputation sur la scène internationale et deux de leurs secteurs d’activité sont souvent cités en exemple : la conservation et la muséographie. Ce n’est donc pas un hasard si la revue de l’Institut national d’histoire de l’art français s’intéresse à l’importance de la muséographie au Canada, à la fois dans l’enseignement universitaire et dans la pratique (musées, expositions). Paradoxalement, au Canada même, la littérature sur le sujet est très limitée, comme nous avons pu le constater en 2004 lors de la préparation d’un livre sur le design d’exposition au Musée national des beaux-arts du Québec1. Louise Déry note à ce sujet : « Notre histoire de l’art a particulièrement négligé d’examiner les multiples aspects de la mise en vue des œuvres dans la muséographie québécoise, voire canadienne, et ce projet ne semble pas encore rigoureusement à l’ordre du jour »2. La muséographie, qui regroupe l’ensemble des techniques de mise en valeur des collections (objets, contenus), tient donc essentiellement de l’expérience et de la pratique au sein des musées. Nous proposons ici une première esquisse de cette pratique reconnue avant d’aborder la place qu’occupe cette discipline dans l’enseignement universitaire au Canada.

La muséographie : une jeune discipline

2 Puisque la muséographie est avant tout une pratique, c’est dans les musées qu’il faut en chercher les premières manifestations. En France, dès 1937, dans le cadre de l’exposition internationale Art et techniques dans la vie moderne, une section organisée sous la direction de René Huyghe, conservateur des peintures au Musée du Louvre, était consacrée à la muséographie alors naissante. Dans la préface du catalogue, Albert S. Henraux, président de la Société des Amis du Louvre, livre sa définition de la muséographie et l’objectif poursuivi par les organisateurs : « C’est en 1926 que l’Institut

Perspective, 3 | 2008 167

international de Coopération Intellectuelle entreprenait la publication de la revue Mouseion3 : elle répondait si bien à une mise au point nécessaire qu’en 1934 le Congrès de Madrid réunissait les principaux conservateurs du monde, venus de partout pour proposer des solutions et les discuter. C’est donc à cette date de 1926 que l’on peut faire remonter la naissance officielle de la Muséographie en tant que science, avec ses règles et ses lois. Aussi une exposition intitulée ‘Art et Techniques’ se devait de donner à cette science nouvelle la place sans cesse accrue qu’elle occupe dans la culture générale et dans la société moderne. […] Il s’agissait de montrer au public que les musées ne sont pas de simples dépôts où sont exposées les œuvres d’art avec plus ou moins de goût, mais que, pour que ce public y soit attiré, éduqué et retenu, il faut trouver les moyens propres à fixer son attention et conserver et présenter les œuvres d’art suivant certaines règles. Ce sont là les buts que poursuit la Muséographie »4.

3 Une section du catalogue consacrée à la diffusion passe en revue l’ensemble des moyens – encore utilisés aujourd’hui – pouvant attirer, éduquer, retenir le visiteur : de l’affiche de cinéma au prospectus, en passant par le catalogue, la visite guidée, la société d’amis, les conférences et, bien sûr, la présentation d’expositions. Selon Louis Chéronnet, critique d’art et secrétaire général du Comité interministériel des Loisirs : « certaines expositions ou certaines collections sont aménagées de telle façon qu’elles ‘parlent’ au public par leur présentation même »5. Ainsi, la muséographie, cet art de la présentation, est déjà considérée comme essentielle afin que le musée soit « un centre d’attraction perpétuellement actif qui attire constamment l’attention sur lui »6, une position toujours d’actualité soixante-dix ans plus tard.

4 Autre intérêt du catalogue de l’exposition de 1937, un tableau statistique compilé par François Boucher, conservateur au Musée Carnavalet, indique le rythme de croissance des musées dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord de 1751 à 1936. On y apprend qu’en 1936 la France compte 701 musées, tandis que les États-Unis en ont déjà 869 et le Canada seulement 121. Qu’en est-il de cette jeune discipline dans ce pays ?

Survol de l’implantation des musées au Canada

5 La naissance des musées au Canada remonte au début du XIXe siècle, époque où les prêtres-enseignants constituent des collections à caractère pédagogique (minéraux, instruments scientifiques, peintures religieuses). C’est d’ailleurs au Séminaire de Québec, à l’initiative de l’abbé Jérôme Demers (1774-1853), qu’est fondé le premier musée du pays, en 1806. Ce musée rassemble uniquement des collections scientifiques. En 1852, au moment de la fondation de l’Université Laval, toujours à Québec, la valeur scientifique des collections du Séminaire est reconnue. Dans la foulée, on crée huit musées distincts (physique, minéralogie et géologie, zoologie, botanique, numismatique, religion, ethnographie, médecine). Une galerie de peinture ouvre ses portes en 1875, autour de deux grands ensembles : les tableaux européens entrés au pays entre 1817 et 1820 par l’entremise de l’abbé Desjardins7 et les tableaux de la collection du peintre Joseph Légaré8 achetés en 1874. L’ensemble de ces collections est intégré, au début des années 1990, au Musée de l’Amérique française, géré depuis 1995 par le Musée de la civilisation9.

6 Au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, de nombreux musées voient le jour au Canada, dont le Musée des beaux-arts de Montréal (1860), d’abord connu sous le nom d’Art Association of Montreal10, et le Musée des beaux-arts du Canada (1880) à Ottawa,

Perspective, 3 | 2008 168

alors dépositaire des morceaux de réception donnés par les artistes à l’Académie royale des Arts du Canada, et qui constitue le noyau de la collection nationale naissante. Dans les années 1910, Eric Brown devient le premier directeur-conservateur à temps plein du Musée des beaux-arts du Canada. Il contribue à faire connaître l’art canadien, et en particulier les peintres du Groupe des Sept, grâce à des expositions présentées à Londres (British Empire Exhibition, Canadian Section of Fine Arts, Wembley Park, 1925) et à Paris (Exposition d’art canadien, Jeu de Paume, 1927). Dans un article du Toronto Globe (4 mai 1912), il déclare : « Comme il n’est possible d’approfondir sa connaissance et sa compréhension de l’art qu’en établissant des comparaisons entre diverses œuvres, le Musée des beaux-arts poursuit d’abord un mandat d’éducation. Outre nos propres tableaux canadiens, nous devons présenter les plus brillants exemples de la production artistique mondiale que nous puissions acquérir. C’est ainsi que nous pourrons évaluer notre mérite et la progression de nos efforts »11. Dès le début du XXe siècle, cette affirmation de l’importance du mandat d’éducation a infléchi de façon indiscutable la jeune histoire de la muséologie au Canada. Par ailleurs, l’observation suivante sur le « compromis américain » pourrait également s’appliquer aux musées canadiens : « Après 1835, dans les musées américains, les exigences en matière d’éducation du public, d’une part, et les nécessités professionnelles, d’autre part, étaient une source perpétuelle de conflit. Dès 1870, cependant, ces deux aspects contradictoires avaient été combinés de façon à peu près équilibrée. Cette synthèse – le ‘ compromis américain ’ – est demeurée à ce jour le modèle fondamental des musées aux États-Unis. Ainsi, dès 1870, le type du musée américain moderne, à la fois lieu d’éducation et centre de recherche, était pleinement défini »12.

7 La première moitié du XXe siècle voit naître de nombreux musées provinciaux. Fondé en 1900, l’Art Museum of Toronto devient en 1919 l’Art Gallery of Toronto puis, en 1966, l’Art Gallery of Ontario, ce qui confirme son statut non pas municipal mais provincial. Au Manitoba, en 1912, la Winnipeg Art Gallery est le premier établissement public créé dans l’Ouest canadien. En 1933, c’est au tour du Musée de la province de Québec (qui deviendra Musée du Québec puis Musée national des beaux-arts du Québec) d’ouvrir ses portes, sous la direction de Pierre-Georges Roy13. Il abrite alors des collections de sciences naturelles, les Archives du Québec et un fonds lié aux beaux-arts.

8 C’est en 1947, à la faveur de la tenue à Québec du congrès de l’Association des musées américains, qu’est fondée l’Association des musées canadiens14. Ce n’est sans doute pas fortuit si ces deux événements ont lieu au moment où une grande exposition organisée par le Detroit Institute of Arts, Les arts du Canada français, 1613-1870, est présentée au Musée de la province de Québec, comme dernière étape d’une importante tournée15. En 1948, l’Association des musées canadiens publie son premier bulletin, le Bulletin of the Canadian Museum Association ; elle n’aura de cesse depuis d’encourager la formation professionnelle et de défendre les intérêts des musées.

9 Après cette brève présentation de quelques-uns des premiers musées d’art au Canada – où l’on dénombre aujourd’hui plus de 2 000 musées, selon l’Association des musées canadiens –, on comprend que très peu d’établissements sont centenaires et que cette jeune histoire, dans un pays également très récent en tant que fédération (1867), a sans doute favorisé le développement d’une muséographie distinctive.

Perspective, 3 | 2008 169

L’Exposition universelle de 1967 et Parcs Canada

10 Il est généralement admis que les Expositions universelles, dont la première a lieu à Londres en 1851, ont eu un effet décisif sur l’évolution des musées : « Elles ont présidé à la renaissance du musée moderne pour ce qui est de la dimension spectaculaire des expositions se rapportant à la vie sociale de la communauté »16. Au Canada, c’est l’exposition « Terre des hommes », tenue à Montréal en 1967, qui marquera un tournant. « Cinquante millions de visiteurs défilent cet été-là dans les divers pavillons et découvrent des expositions thématiques qui présentent des récits culturels, historiques ou scientifiques au moyen de muséographies qui intègrent des objets authentiques, des reproductions, des démonstrations, des textes et des moyens audiovisuels, afin de communiquer leurs messages. Par comparaison, l’aménagement de salles de plusieurs musées paraît alors daté »17.

11 Cette exceptionnelle démonstration de savoir-faire a un impact sur le public, mais aussi sur le personnel des musées qui, au cours de cette période, est plus que jamais sollicité pour les multiples projets de construction et d’agrandissement mis en œuvre à l’occasion du centenaire de la Confédération canadienne en 1967. Pareille effervescence occasionne un besoin accru de personnel qualifié, selon Donald Crowdis, membre fondateur de l’Association des musées canadiens : « des personnes ayant une certaine connaissance du secteur commercial ou une expérience dans la conception de vitrines de magasins ont été amenées à concevoir des expositions pour Expo 67 et ont, par la suite, travaillé dans les musées. L’arrivée de ces employés a créé un changement de philosophie imprévu, et les objets ont été relégués au second plan, l’accent étant mis sur la présentation »18. Cette question mériterait d’être approfondie au sein même des musées, auprès de leur personnel et par une analyse des expositions alors produites. Il nous semble toutefois plausible que la « présentation » dans les musées canadiens ait fait l’objet de plus d’attention après l’Exposition universelle de 1967.

12 À l’exemple des États-Unis, le Canada inaugure en 1885 un réseau de territoires protégés et de lieux historiques avec la création du parc national de Banff. Le concept d’interprétation développé par l’Américain Freeman Tilden y trouve un écho puissant. Selon ce dernier, « [l]’interprétation est une activité éducative qui veut dévoiler la signification des choses et leur relation par l’utilisation des objets d’origine, l’expérience personnelle et des exemples plutôt que par la seule communication de renseignements concrets »19. En 1972, un bureau régional de Parcs Canada est implanté à Québec. En l’espace de dix ans, cette équipe dynamique crée dans l’Est du pays de nombreux centres d’interprétation proposant une « expérience » de visite en accord avec « l’esprit des lieux »20. Mentionnons, à titre d’exemple, la maison de sir George- Étienne Cartier à Montréal ; la redoute Dauphine à Québec ; le parc national Forillon en Gaspésie21. Sans influer directement sur la muséographie dans les musées de beaux- arts, les pratiques de Parcs Canada sont répercutées et discutées et font partie du paysage muséologique de l’époque.

Nouveaux bâtiments, nouveaux musées

13 Les années 1980 coïncident avec une expansion remarquable qui bouleverse les pratiques muséographiques. En effet, deux grandes institutions canadiennes bénéficient d’un tout nouvel équipement muséologique : à Ottawa, le Musée des beaux-

Perspective, 3 | 2008 170

arts du Canada (architecte, Moshe Safdie, 1988), et à Hull (aujourd’hui Gatineau), le Musée canadien des civilisations (Douglas Cardinal, 1989). D’autres voient leur surface considérablement augmentée, comme le Musée du Québec (Dorval, Fortin, 1991), le Musée des beaux-arts de Montréal (Moshe Safdie, 1991) et le Musée d’art contemporain à Montréal, qui troque son emplacement à la Cité du Havre, un lieu excentré, contre un nouveau bâtiment situé au cœur de la ville (Jodoin, Lamarre, Pratte et Associés, 1992). De même, de nouvelles institutions sont créées, par exemple, à Montréal, le Centre Canadien d’Architecture (Peter Rose, 1979), un musée privé fondé par Phyllis Lambert, et à Québec, le Musée de la civilisation (Moshe Safdie, 1988), premier « musée de société », selon un concept élaboré par Roland Arpin. Ce nouveau « genre » de musée provoquera une réflexion majeure sur les pratiques muséales.

14 L’approche thématique et multidisciplinaire adoptée par le Musée de la civilisation s’inscrit dans la lignée des pratiques innovantes d’Expo 67 et de Parcs Canada. Toutefois, sa définition comme « musée de société », c’est-à-dire un musée qui s’intéresse résolument aux réalités contemporaines et qui met le visiteur au centre de sa démarche, en fait un hybride : pas tout à fait musée d’anthropologie, pas tout à fait musée d’histoire. S’il provoque la polémique parmi les spécialistes (sur la place de l’objet, la place de l’histoire), il a assurément la faveur du grand public (762 100 visiteurs au cours de sa première année d’activité22). Pour la conception des expositions, le Musée de la civilisation fait appel à des experts de diverses disciplines qui travaillent en équipe : chargé de projet (commissaire), chercheur, conservateur, designer, éducateur, spécialiste de l’informatique, de l’audiovisuel, éclairagiste, graphiste. Ce déploiement d’expertises, ainsi que les moyens exceptionnels mis au service des expositions, feront la réputation de ce musée dont les méthodes de travail influenceront les pratiques muséologiques non seulement au Québec mais aussi à l’étranger. En France, mentionnons le futur Musée des confluences, actuellement en construction à Lyon, dont le concept a été élaboré par Michel Côté, un important collaborateur de Roland Arpin. Son projet culturel se résume ainsi : « Musée de sciences et de sociétés, le Musée des confluences a pour objectif de rendre compte des rapports entre les sciences et les sociétés en insistant sur la pluralité des uns et la diversité des autres »23.

15 Dans l’ensemble, ces nouveaux bâtiments ou adjonctions dotent les musées d’espaces d’exposition considérables tant pour leurs propres collections, qui sont alors redéployées, que pour les expositions temporaires, auxquelles on alloue une place plus généreuse. Ces espaces présentent un minimum de contraintes et des équipements adaptés aux expositions, ce qui constitue un atout indiscutable pour la pratique d’une muséographie de qualité. L’un des espaces créés à l’époque, et toujours emblématique aujourd’hui, a été réalisé au Musée canadien des civilisations : la Grande Galerie, avec sa forêt de mâts totémiques et ses six maisons construites par des artisans autochtones de la côte Ouest24. Dans le cas du Centre Canadien d’Architecture, dont les espaces d’exposition sont essentiellement temporaires, une volonté de présenter non seulement l’architecture historique mais aussi l’architecture contemporaine a donné lieu à plusieurs interventions muséographiques d’une grande originalité, confiées naturellement à des architectes.

16 Tout récemment, c’est Toronto, la métropole canadienne, qui a vu ses équipements muséologiques se renouveler avec l’ouverture du nouveau pavillon du Royal Ontario Museum (Daniel Libeskind, 2007, design d’exposition Haley Sharpe Design) et

Perspective, 3 | 2008 171

l’agrandissement de l’Art Gallery of Ontario (Frank Gehry, 2008), deux des musées les plus importants au Canada.

Le retrait progressif de l’État

17 Au Canada, les trois ordres de gouvernement – fédéral, provincial, municipal – sont historiquement engagés dans la création et le financement des musées, tandis que les musées privés sont relégués au second plan, contrairement aux États-Unis. Toutefois, à compter des années 1980, la croissance de la dette à l’échelle nationale et provinciale a poussé l’État à réduire ses subventions. Les restrictions budgétaires se sont appliquées bien sûr aux institutions muséales et ont persisté dans la décennie suivante, avec une diminution de 38 % du Programme d’aide aux musées en 1995-199625. Un débat crucial s’est alors engagé au sein des musées qui cherchaient à diversifier leurs sources de financement et à adapter leurs pratiques à la nouvelle conjoncture. Roland Arpin résume une des postures largement adoptées par le milieu muséal pour faire face à la situation : « Ultimement, les musées sont confrontés à des réalités nouvelles qui les obligent à se préoccuper de questions considérées longtemps comme triviales et indignes de ces lieux de belle culture : la croissance des coûts, l’adaptation des ‘produits’ à l’intention des clientèles, la pratique du partenariat, la diversification des ressources, le service au public… »26.

18 Cette approche du musée considéré comme une « entreprise » culturelle 27 a une incidence directe sur les pratiques muséographiques qui, plus que jamais, tiennent compte de l’accueil des visiteurs. En effet, si le monde télévisuel est réglé par l’audimat, le monde muséal doit peu à peu se soumettre à la logique de la fréquentation. La triade visibilité/retombées économiques/commanditaires est depuis plus d’une vingtaine d’années une donnée essentielle dans la planification des manifestations muséales au Canada. Dans ces conditions, la muséographie d’exposition est remise en question. En 1997, La Lettre de l’OCIM et Musées, la revue de la Société des musées québécois, publient conjointement un numéro titré « L’exposition : lieu de création ? ». Les rédacteurs notent les points de convergence suivants : « Retenons un certain passage ou un certain glissement vers de nouveaux modes d’appréhension du média exposition, l’ouverture vers de nouveaux langages ou modes d’expression où souvent les artistes sont conviés à la conception. À ceci se greffe une tendance au traitement narratif de l’exposition, non dénué de poésie et d’émotion »28. Cette recherche de nouveauté ne concerne pas que les musées d’histoire et de sciences, elle touche aussi les musées d’art, qui se font de plus en plus « créatifs » dans leurs mises en exposition.

Le contexte canadien

19 Parmi les autres hypothèses pouvant être avancées pour expliquer l’importance accordée à la muséographie au Canada et, plus généralement, aux divers publics, soulignons la tradition démocratique de la fédération canadienne29 et, plus largement, du continent nord-américain, tradition dans laquelle s’inscrit parfaitement la vision du musée comme lieu d’éducation. La fonction éducative du musée ne s’oppose pas à la fonction de conservation, même si l’on continue de débattre le statut du musée comme producteur de savoir opposé au diffuseur de savoir.

Perspective, 3 | 2008 172

20 Les collections conservées au Canada – loin des collections royales européennes et des chefs-d’œuvre reconnus mondialement – sont relativement « modestes », ce qui a probablement incité les muséologues/muséographes à faire montre de plus d’audace afin d’attirer un public qui n’est pas naturellement conquis. Ainsi, malgré plusieurs très belles collections beaux-arts et encyclopédiques, les musées canadiens n’en sont pas à gérer les foules comme c’est le cas, par exemple, au musée du Louvre, mais se trouvent plutôt dans la position d’attirer un public déjà fortement sollicité par la diversité de l’offre culturelle.

21 Mentionnons finalement la résonance dans les musées de l’important travail de réflexion du Canadien Marshall McLuhan dans la foulée de son fameux « The medium is the message ». Récemment, Bernard Deloche et François Mairesse ont édité un texte de McLuhan de 1967 traitant des musées. Les réflexions du philosophe McLuhan et de son collègue Harley Parker, livrées dans le cadre d’un séminaire organisé par le Museum of the City of New York en octobre 1967, auraient été largement improvisées et ont à l’évidence mis à mal l’assemblée des conservateurs réunis pour l’occasion. Bernard Deloche résume ici les deux traits d’originalité qui caractérisent le musée, selon McLuhan et Parker : « d’une part, il est modulable et – à la différence du base-ball qui, selon eux, demeure un jeu figé – on peut, comme l’expliquent les auteurs, en changer les règles ; d’autre part, il est de par sa nature propre un moyen d’accès à la perception sensible et intuitive des choses »30. Suivent des propositions pour réformer le musée afin qu’il remplisse efficacement son rôle de « média ». Harley Parker, proche collaborateur de McLuhan, est diplômé du College of Art de l’Ontario (1939) et a été designer/architecte d’intérieur en chef du Royal Ontario Museum de 1958 à 196831. Il serait certainement intéressant de voir son apport à la muséographie de cette institution, sachant qu’il « fustige l’absence de communications à l’intérieur du musée, la méconnaissance du public, le manque d’intérêt pour toute forme de recherche en vue de communiquer réellement des informations aux visiteurs »32. Ce constat sévère est émis quelques mois après l’Exposition universelle de 1967, laquelle contribue justement à remettre la communication avec le visiteur au centre des préoccupations des musées. Les musées de sciences et d’anthropologie ont certes été inspirés par cette idée d’exploiter pleinement la « sensorialité » du visiteur. Par ailleurs, la vision du musée comme moyen de communication a largement fait son chemin au Canada33.

22 Dans l’esprit du musée comme média, mentionnons l’importance grandissante de l’exposition-événement (« blockbuster ») qui contribue à mettre à l’avant-plan la communication avec le visiteur. Au Canada, il semble que la première grande exposition de ce type ait été organisée par la Galerie nationale (aujourd’hui le Musée des beaux-arts du Canada), en collaboration avec la République arabe unie (l’Égypte), autour des « trésors de Toutankhamon »34. L’exposition, présentée entre 1964 et 1965 à la Galerie nationale à Ottawa, à l’Art Association à Montréal, au Royal Ontario Museum à Toronto, à la Winnipeg Art Gallery, à la Vancouver Art Gallery et au Musée du Québec, a enregistré un record d’affluence. À Québec, du 10 mars au 4 avril 1965, 104 798 personnes l’ont visitée35. Une sélection des pièces de cette spectaculaire découverte archéologique avait circulé auparavant aux États-Unis et avait connu là aussi un succès sans précédent. Ce nouveau rapport à la foule, au succès, à la visibilité a certes concouru à transformer la vision du musée tant de l’intérieur que de l’extérieur. Toutefois, nous ne disposons d’aucune étude spécifique sur le sujet.

Perspective, 3 | 2008 173

Services des expositions et de design dans les musées

23 L’un des indicateurs de l’importance qu’accordent les musées à la muséographie est certainement la présence d’un service de design et d’un service des expositions dans leur organisation. Peu d’informations sont accessibles sur les sites actuels des musées concernant leur organigramme. Parmi les musées d’art, le Musée des beaux-arts du Canada possède une direction des expositions et un service du design, tout comme le Musée national des beaux-arts du Québec. Dans le cas de ce dernier, la mise sur pied du service du design (1977) est antérieure à la création de la direction des expositions (1999). « Ici [au MNBAQ] comme ailleurs au Québec, on ne se contente plus, comme autrefois, de recevoir et de présenter des contenus déjà bien ficelés à l’étranger. Désormais, on crée, on organise, on colore, intervenant aussi bien en matière de contenu qu’en matière de scénographie »36. L’Art Gallery of Ontario a aussi un service des expositions et le Musée des beaux-arts de Montréal dispose d’un service de gestion des expositions et d’un service de la production des expositions, mais aucun de ces musées ne fait état de la présence d’un designer ou d’un service du design.

24 En dehors des quelques grands musées d’État bénéficiant d’une structure propre aux expositions et à la muséographie, nous pouvons croire que la « présentation » des expositions est confiée à des designers engagés pour l’occasion – comme c’est le cas dans la plupart des musées en France – ou qu’elle est le fruit d’un travail commun du commissaire et du « technicien en muséologie ». Ces deux pratiques cohabitent sans aucun doute, mais le cas du conservateur/« designer » s’avère plus fréquent en raison, entre autres, des faibles ressources d’un grand nombre de musées au Canada.

25 Soulignons par ailleurs, au Canada comme aux États-Unis, l’existence d’entreprises qui se consacrent exclusivement à la conception d’expositions. L’une des plus anciennes, GSM Design, a été créée en 1958 à Montréal et est toujours en activité dans le domaine des expositions permanentes et temporaires tout comme dans le multimédia, et ce à l’échelle internationale37.

26 Le second indicateur de pratiques muséographiques établies concerne non pas l’aspect mise en valeur des œuvres mais plutôt celui de la communication des contenus. Au Canada, l’importance accordée au public se manifeste de façon très claire par la présence généralisée de services éducatifs ou d’agents d’éducation dans les musées, ce qui pourrait faire l’objet d’un article en soi.

La muséographie dans les universités

27 Voyons maintenant ce qu’il en est de la place de la muséographie dans l’enseignement universitaire, plus particulièrement au Québec. Au Canada, la muséologie – les Museum Studies en anglais – est enseignée dans les universités au niveau des masters et doctorats (deuxième et troisième cycles). Le programme le plus ancien, mis en place à l’Université de Toronto, remonte à 1969. Au Québec, le premier programme de muséologie est créé en 1988, de façon conjointe, par l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et l’Université de Montréal. Depuis 2005, l’UQAM, conjointement avec l’Université d’Avignon, offre la première formation de doctorat en muséologie, médiation et patrimoine au Canada.

Perspective, 3 | 2008 174

28 Il existe aussi au Québec plusieurs groupes de recherche touchant plus ou moins directement la muséographie. À l’Université de Montréal, au sein du Groupe de recherche sur les musées et l’éducation des adultes, soulignons entre autres les travaux de Colette Dufresne-Tassé38. À l’UQAM, le Groupe de recherche sur l’éducation et les musées (GREM), dirigé par Michel Allard, a suscité de nombreuses publications39. À l’Université Laval à Québec, à l’initiative de Philippe Dubé, fut inauguré en mai 2007 le nouveau Laboratoire de muséologie et d’ingénierie de la culture (LAMIC), dont « les travaux s’articulent autour des trois champs fondamentaux du musée : l’objet, l’espace et le visiteur »40. Par ailleurs, Didier Prioul, toujours à l’Université Laval, livrera en 2009-2010 les résultats d’un chantier de recherche intitulé « Lire l’exposition : art et institutions muséales au Québec », qui analyse le discours institutionnel des musées sur « l’histoire de l’art visible au Québec à partir de l’archive des mises en exposition de l’œuvre »41.

29 On doit d’autre part à Raymond Montpetit, professeur à l’Université du Québec à Montréal, l’excellente synthèse intitulée Musées et muséologie : un champ de recherche dynamique en émergence42, dans laquelle sont identifiés trois principaux champs de recherche : l’histoire des musées et des collections ; les expositions : muséographie, typologie et signification ; interprétation, éducation et évaluation. Chacun de ces champs de recherche renvoie à certains aspects de la muséographie : dans le discours institutionnel des musées, dans la pratique et la théorie des expositions ou encore dans les publics visés et les moyens mis en œuvre pour communiquer. La muséographie est essentiellement analysée sous divers aspects plus larges – celui de l’institution, celui de l’exposition ou celui des publics – qui la remettent en contexte.

30 Les écoles d’architecture mais plus encore celles de design (design graphique, design industriel) offrent également des cours de muséographie. À l’Université de Montréal, l’École de design industriel est dirigée par Luc Courchesne, un artiste du multimédia qui fait de la recherche sur l’interactivité et le multimédia dans les musées et qui agit comme chercheur principal au Laboratoire Art&D sur les arts médiatiques. À l’UQAM, le « design d’événements » est une formation récente qui inclut le design d’exposition dans son enseignement. Reflétant la variété des profils de formation, les musées engagent à titre de muséographes ou de designers d’exposition des scénographes (formés dans les écoles de théâtre), des designers industriels ou graphiques, ainsi que des architectes43.

31 Ajoutons à ce trop bref aperçu de la muséographie dans l’enseignement universitaire – pour lequel nous nous sommes limités au Québec, étant donné l’ampleur du sujet – la tenue d’un séminaire international sur « Les muséologies d’art et les autres muséologies », dirigé par André Gob et Raymond Montpetit à partir de juin 2006, à l’Université de Liège et à l’Université du Québec à Montréal. Les discussions, centrées sur l’histoire et l’évolution comparées des muséographies des expositions d’art et sur celles des autres types de musées, se sont terminées en octobre 2007 à l’occasion d’un colloque international tenu à Liège et à Bruxelles, sous le thème « Exposer et communiquer : des œuvres, des artefacts et des idées » et qui a permis de comparer les traditions nord-américaines et européennes quant à la mise en exposition des œuvres et des autres types de collections.

32 Tout récemment, dans le cadre du congrès de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) tenu à Québec en mai 2008, avait lieu le premier colloque exclusivement consacré à la scénographie, intitulé « La scénographie d’exposition aujourd’hui : crise

Perspective, 3 | 2008 175

et critique d’une fonction en mutation ». Le colloque a été organisé par des collègues français responsables d’un master en scénographie à l’Université Paul-Verlaine de Metz. L’organisatrice, Claire Lahuerta, en expose l’objectif : « Au confluent des arts plastiques, de l’architecture d’intérieur, du design comme des métiers de conservation, a ainsi émergé un nouvel acteur de la scène artistique : le scénographe d’exposition. Partant du constat que ce métissage produit autant d’expériences scénographiques qu’il existe de scénographes, ce colloque consiste à interroger la scénographie d’exposition comme objet en pleine mutation »44. Louise Déry, directrice de la Galerie de l’UQAM – qui a une longue pratique de commissaire d’art contemporain réalisant elle-même ses mises en espace – y a fait un plaidoyer pour « l’exposition-chantier », « à l’écoute des bruissements les plus secrets de l’œuvre »45. De son côté, Georges Labrecque, designer au Centre de design de l’UQAM, a présenté la cimaise comme un élément de médiation entre l’architecture (du musée) et l’œuvre. Il a signalé également cette « obsession à vouloir toujours transformer l’espace [de la galerie] » à laquelle sont soumis les designers46.

33 La muséologie, il y a quarante ans, ne figurait dans aucun programme d’enseignement universitaire au Canada. Cette discipline transversale, à la croisée de nombreux champs d’étude, n’y avait pas encore trouvé sa place. Elle est aujourd’hui non seulement un secteur de formation professionnelle mais aussi un sujet de recherche fondamentale dans de nombreuses universités canadiennes.

34 Quant à la muséographie au Canada, malgré l’excellente réputation qu’on lui connaît à l’étranger, elle n’a pas encore totalement trouvé sa « niche » dans le monde universitaire. Comme la muséologie, elle se situe au confluent de nombreuses disciplines, tantôt associée à l’espace (l’architecture), tantôt à l’objet (le design industriel), tantôt à la performance (la scénographie théâtrale), tantôt aux moyens de communication (graphisme, audiovisuel, informatique…). Elle est par ailleurs invariablement partie prenante de la conception de l’exposition et, à ce titre, est enseignée dans les cours traitant de cet aspect de la muséologie. Elle est plus rarement abordée comme une composante du discours d’un musée, une composante qui, contrairement aux catalogues d’exposition, par exemple, est éphémère et historiquement peu documentée. Cet aspect passager de la muséographie ajoute à la difficulté de la considérer comme un objet d’étude en soi. Espérons que les musées tout autant que les universités collaboreront pour rendre plus accessible cette incroyable documentation visuelle qui pourra nous permettre de dresser un véritable portrait de la muséographie au Canada.

35 De la même manière que la muséologie s’est professionnalisée, on peut penser que ce sera le cas, à moyen terme, de la muséographie, qui pourrait faire l’objet d’un deuxième cycle universitaire, soit dans les départements d’histoire de l’art, soit au sein des disciplines axées sur la conception des espaces et des « objets » telles que l’architecture ou le design industriel.

36 Nous sommes loin encore de pouvoir caractériser finement les pratiques muséographiques au Canada. Il semble que la communication avec le visiteur soit une préoccupation très largement partagée par les musées à travers le pays et qu’elle soit intégrée au processus de conception de l’exposition de façon générale. Mise en espace

Perspective, 3 | 2008 176

des œuvres et outils didactiques s’y marient pour améliorer le rapport entre les œuvres, le propos de l’exposition et le visiteur. Parcours, rythme, ambiance, évocation, perspectives, mise en tension, silences, vocabulaire plastique, échelles, coloration, ombre et lumière sont autant d’aspects discutés lors de la conception d’expositions et articulés différemment en fonction des espaces, du propos, des œuvres, des clientèles visées. Certaines pratiques d’évaluation, formatives et sommatives, permettent aussi de savoir dans quelle mesure les objectifs initiaux et les contenus de l’exposition ont été communiqués et saisis par les visiteurs. Le travail de planification en amont, y compris les étapes nécessaires à la conception et à la réalisation de la mise en espace et des outils didactiques, fait partie de la gestion courante des projets d’expositions. La constitution d’équipes de travail regroupant des experts de divers domaines – conservateur, designer, éducateur, restaurateur, spécialiste des transports, installateur, etc. – est considérée positivement et généralement pratiquée dans les institutions de moyenne et de grande taille. La vision de l’exposition comme un mode de communication spécifique est largement partagée. Le média exposition a pris autant d’importance – parfois plus, en particulier dans les musées de sciences et de société – que le catalogue, historiquement considéré comme l’outil essentiel et durable de communication de l’exposition. Souvent, exposition et catalogue, chacun dans leur spécificité, l’une tridimensionnelle et éphémère, l’autre bidimensionnel et pérenne, contribuent au propos de l’exposition.

37 Souhaitons en terminant que l’étude de l’immense corpus des expositions réalisées dans les musées au Canada – ne serait-ce que dans les musées d’art – puisse intéresser un plus grand nombre de chercheurs et que la muséographie comme discipline puisse continuer de s’affirmer dans l’enseignement universitaire, mais aussi que les musées eux-mêmes47 publient de façon régulière la réflexion entourant la création de leurs expositions48.

NOTES

1. Line Ouellet, Emmanuelle Viera, Design d’exposition : dix mises en espace d’expositions au Musée national des beaux-arts du Québec, Québec, 2004. 2. Louise Déry, « La conversation : Are You Talking to Me ? », dans Louise Déry éd., Are You Talking to Me ? Conversation(s), Montréal, 2003, p. 26. 3. Cette publication trimestrielle de l’Institut international de coopération intellectuelle, fondée en 1926, connut 52 numéros entre 1927 et 1945, avec une interruption entre 1940 et 1945. En 1946, lorsque l’Institut international de coopération intellectuelle cède la place à l’ICOM pour le domaine des musées, Mouseion cesse de paraître et est remplacée par les Nouvelles de l’Icom. 4. Extrait du catalogue Exposition internationale de 1937 – groupe 1 – classe II – Musées et expositions – section I – Muséographie, édité par la revue L’Amour de l’art, 1937. Extrait accessible sur le site internet http://www.crdp.ac-creteil.fr/artecole/de-visu/vitry/vitry-museographie.htm 5. Ibid. 6. Ibid.

Perspective, 3 | 2008 177

7. Laurier Lacroix, Le fonds de tableaux Desjardins : nature et influence, thèse de doctorat, Université Laval, 1998. 8. Dès le milieu du XIXe siècle, cet artiste élabore un projet de musée national à Québec. Voir John R. Porter, « Un projet de musée national à Québec à l’époque du peintre Joseph Légaré (1833-1853) », dans Revue d’histoire de l’Amérique française, 1977, 3/1, p. 75-82. 9. Yves Bergeron, « Les collections du Séminaire de Québec : un patrimoine pour l’histoire de l’Amérique française », dans l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française (http:// www.ameriquefrancaise.org). 10. Georges-Hébert Germain, Un musée dans la ville : une histoire du Musée des beaux-arts de Montréal, Montréal, 2007. 11. « The purpose of the National Art Gallery is mainly educative as a knowledge and understanding of art is only to be gained by the comparison of one work of art with another. We must have, in addition to our own Canadian pictures, the best examples we can afford of the world’s artistic achievements by which we may judge the merit and progress of our own efforts ». 12. Traduit de Joel J. Orosz, Curators and Culture : The Museum Movement in America, 1740-1870, Tuscaloosa/Londres, 1990, p. IX : « The conflicting demands for popular education on the one hand and professionalism on the other were a continuing source of tension in American museums after about 1835, but by 1870 the two claims had synthesized into a rough parity. This synthesis, the ‘American Compromise’, has remained the basic model of museums in America down to the present. Thus, by 1870, the form of the modern American museum as an institution which simultaneously provides popular education and promotes scholarly research was completely developed ». 13. La loi fondant le Musée de la province de Québec date de 1922. Dès 1930, c’est Charles-Joseph Simard qui assumera la direction du Musée. Voir la préface de John R. Porter dans Yves Lacasse, John R. Porter éd., La collection du Musée national des beaux-arts du Québec. Une histoire de l’art du Québec, Québec, 2004, p. 7-20. 14. L’Événement, Québec, 30 mai 1947. 15. Outre Detroit, Cleveland, Ottawa et Montréal ont également accueilli l’exposition. 16. Traduit de T. R. Adams, The Museum and Popular Culture, New York, 1939, p. 10. Cité dans Kenneth Hudson, Museum for the 1980s : A Survey of World Trends, Londres, 1977, p. 8 : « They opened the way for the renaissance of the modern museum in terms of dramatic displays relevant to the social life of the community ». 17. Raymond Montpetit, « Musées et muséologie : un champ de recherche dynamique en émergence », dans Denise Lemieux éd., Traité de la culture, Québec, 2002, p. 81. 18. Cité dans « L’histoire de l’AMC », site internet de l’Association des musées canadiens (http:// www.museums.ca). 19. Freeman Tilden, « L’interprétation de notre patrimoine », dans André Desvallées éd., Vagues : une anthologie de la nouvelle muséologie, I, Mâcon, 1992, p. 250-251. 20. Parmi les membres de cette équipe, mentionnons Annette Viel, aujourd’hui muséologue au Museum d’histoire naturelle de Paris et lauréate du prix d’excellence 2008 du rayonnement international d’ICOM Canada, René Rivard, maintenant responsable de Cultura, cabinet spécialisé dans l’interprétation du patrimoine, et Francine Lelièvre, directrice générale, Pointe-à-Callière, musée d’archéologie et d’histoire de Montréal. 21. Sur la contribution de Parcs Canada, voir Yves Bergeron, Luc Dupont, « Essai sur les tendances dans les musées de société : le cas du Musée de la civilisation », dans Yves Bergeron éd., Musées et muséologies. Nouvelles frontières. Essais sur les tendances, Québec, 2005, p. 67-72. 22. Rapport annuel 1989-1990, Musée de la civilisation, p. 21. 23. http://www.museedesconfluences.fr/musee/musee-presentation/index.php 24. Christy Vodden, Ian Dyck, Un monde en soi. 150 ans d’histoire du Musée canadien des civilisations, Gatineau, 2006.

Perspective, 3 | 2008 178

25. Voir « L’histoire de l’AMC » sur le site internet de l’Association des musées canadiens (http:// www.museums.ca). 26. Roland Arpin, Des musées pour aujourd’hui, Québec, 1997, p. 263. 27. Sur la question du « musée entrepreneur », voir Didier Prioul, « Musées d’art au présent : réseaux, promesses et (re)présentations », dans Louise Déry éd., Are You Talking to Me ? Conversation(s), Montréal, 2003, p. 143-178. 28. La Lettre de l’OCIM/Musées, 1997, 50, p. 3. 29. Aspect souligné lors d’une entrevue réalisée le 7 juillet 2008 avec Raymond Montpetit, professeur associé au département d’histoire de l’art, UQAM. 30. Marshall McLuhan, Harley Parker, Jacques Barzun, Le musée non linéaire : exploration des méthodes, moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée, Lyon, 2008, p. 15. 31. Ibid., p. 13. 32. Ibid. 33. Voir, dans cette perspective, Duncan Cameron, « Un point de vue : le musée considéré comme système de communication et les implications de ce système dans les programmes éducatifs muséaux », dans André Desvallées éd., Vagues, cité n. 19, p. 259-270. 34. Gaston L’Heureux, « Les trésors de Toutankhamon seront exposés à Québec », coupure de presse non identifiée dans le dossier de l’exposition Trésors de Toutankhamon, 10 mars 1965-4 avril 1965, Québec, Service des archives, Musée national des beaux-arts du Québec. 35. Correspondance de Gérard Morisset à Son Excellence Ahmed Hassan El Feki, ambassadeur de la République arabe unie, 5 avril 1965, dossier de l’exposition Trésors de Toutankhamon, 10 mars 1965 -4 avril 1965, Québec, Service des archives, Musée national des beaux-arts du Québec. 36. John R. Porter, « Patrimoines et musées : des horizons d’appropriation et de partage », texte d’une des deux conférences inaugurales (28 avril 2005) du programme international conjoint Doctorat en muséologie, médiation, patrimoine de l’Université du Québec à Montréal et de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, Sainte-Foy, 2005, p. 33-34. 37. Citons, en France, la phase I (2007) de l’exposition permanente du Musée historique de la Ville de Strasbourg. Mais surtout, à Québec au Musée de la civilisation, l’exposition permanente Mémoires (1988) qui fait date en muséographie. 38. Colette Dufresne-Tassé, André Lefebvre, Psychologie du visiteur de musée : contribution à l’éducation des adultes en milieu muséal, (Cahiers du Québec : Psychopédagogie), LaSalle, 1996. 39. Michel Allard, Bernard Lefebvre éd., Le musée, un lieu éducatif, Montréal, 1997. 40. Philippe Dubé, « La mise en laboratoire du musée », dans La Lettre de l’OCIM, juillet-août 2006, 106, p. 11-17. 41. Didier Prioul, résumé, tapuscrit, sans date. 42. Dans Denise Lemieux éd., Traité de la culture, Québec, 2002, p. 81-93. 43. Soulignons l’existence de deux programmes de formation au niveau collégial : « Techniques de muséologie » au Collège Montmorency, à Laval, et « Applied Museum Studies Program » à l’Algonquin College, à Ottawa. 44. Voir le programme de l’ACFAS (http://www.acfas.net/programme/c_321.html). 45. Ibid. 46. Ibid. 47. Christopher Wilk, Nick Humphrey éd., Creating the British Galleries at the V&A: A Study in Museology, Londres, 2004. 48. Nous tenons à remercier chaleureusement pour leur précieuse collaboration les personnes suivantes : Marie-Claude Boily, Denis Castonguay, Philippe Dubé, Yves Lacasse, Laurier Lacroix, Pierre B. Landry, Raymond Montpetit, John R. Porter et Didier Prioul.

Perspective, 3 | 2008 179

INDEX

Keywords : museum, preservation, museography, museum studies, museums practices, exhibition, media, public Index géographique : Canada Mots-clés : musée, conservation, muséographie, muséologie, pratiques muséales, exposition, média, public Index chronologique : 1900, 2000

Perspective, 3 | 2008 180

Les études canadiennes sur l’art en Europe autour de 1800

Peggy Davis, Michael Pantazzi, Todd Porterfield, Richard Taws et Anne Lafont

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte résulte de l’envoi de questions aux participants et d’un échange de courriels.

1 Vu l’abondance et la diversité des recherches canadiennes consacrées à l’art autour de 1800, il a paru intéressant d’engager une discussion sur ces études menées par des chercheurs échappant aux traditions historiographiques nationales ou univoques. Aussi, les questions qui leur ont été adressées interrogent la spécificité binationale du Canada et sa colonisation pour la période couvrant les XVIIIe et XIXe siècles. On remarquera que les interlocuteurs renvoient souvent l’auteure des questions à ses présupposés en termes de spécificité régionale et la confronte même à ses perceptions proprement françaises des pratiques de l’histoire de l’art dans cette ancienne partie de l’empire colonial. Le débat en est d’autant plus passionnant ! Il est en effet le produit d’un alliage original, qui reflète la complexité d’un territoire doté de deux cultures linguistiques et la richesse de parcours professionnels nourris à l’international et à la diversité institutionnelle. Ces quatre chercheurs poursuivent leurs carrières tant au Canada, en Grande-Bretagne, en France, qu’aux États-Unis et ils ont travaillé dans des musées, comme dans des universités et des centres de recherches.

2 Si les historiens de l’art pionniers, tels Claudette Hould, James Leith et William McAllister Johnston ont publié tout au long de leurs carrières des ouvrages fondamentaux et remarqués sur l’art de cette époque révolutionnaire et impériale, il a paru plus opportun d’interroger d’autres chercheurs présentant l’avantage de partager un champ : les arts visuels dans le monde colonial des XVIIIe et XIXe siècles. Michael Pantazzi est co-auteur et co-commissaire de l’exposition Egyptomania L’Égypte dans l’art occidental 1730-1930 (Paris/Ottawa/Vienne, 1994) ; Todd Porterfield est l’auteur de The Allure of the Empire: Art in the service of French Imperialism 1798-1838 (Princeton, 1998) ;

Perspective, 3 | 2008 181

Peggy Davis est l’auteure d’une thèse de doctorat intitulée Perception et invention du Nouveau Monde. L’américanisme étudié à travers les estampes françaises 1750-1850 (Université Laval, 2003), tandis que Richard Taws est engagé dans des recherches sur la Révolution haïtienne et la culture de l’imprimé.

3 L’idée de départ était donc de confronter ces historiens de l’art, parce que leurs travaux se rejoignent en partie, mais surtout d’envisager cette conjoncture en ce qu’elle pouvait produire des approches méthodologiques communes. Or, ce n’est pas le cas, comme on le comprend à la lecture du débat… et le renversement de ce postulat est plutôt réconfortant, car il confirme que la communauté d’objets ne détermine ni une communauté méthodologique, ni une communauté idéologique. En effet, les réponses des chercheurs, s’il fallait les regrouper, seraient plus opportunément rapprochées les unes des autres selon deux pôles principaux : autour de la construction et des mythologies fondant l’orientalisme avec Michael Pantazzi et Todd Porterfield ; autour de l’efficacité de la notion de culture de masse avec Peggy Davis et Richard Taws [Anne Lafont].

***

Anne Lafont. Les collections canadiennes, tant dans le domaine des beaux-arts que dans ceux de l’estampe et du livre, sont-elles riches au point d’avoir suscité cet intérêt remarquable que les historiens de l’art canadiens portent à la culture visuelle de la Révolution française et de l’Empire ? Sous cet angle, quelle place donner à l’histoire de la collection Desjardins arrivée au Québec à la suite des événements révolutionnaires français ?

4 Todd Porterfield. Les collections canadiennes alimentent un intérêt remarquable pour la Révolution française et l’Empire et cet intérêt lui-même produit en retour une évolution des collections. Je pense à deux ensembles d’ambition encyclopédique. Le Musée des beaux-arts de Montréal va bientôt inaugurer la première salle permanente en Amérique du Nord dédiée à l’Empire et a procédé récemment à une quantité impressionnante d’acquisitions, dont la donation Ben Weider d’objets napoléoniens1, et d’œuvres néoclassiques, en peinture aussi bien qu’en sculpture. Au Centre canadien d’architecture, la bibliothèque et les archives du quatrième art assurent pour toutes les périodes de l’architecture un va-et-vient constant des chercheurs et des idées. En même temps, une plus grande spécificité dérive de certaines collections spécialisées, comme celle de l’estampe napoléonienne à la bibliothèque des livres rares de l’Université McGill. Les chercheurs ont puisé dans ces fonds documentaires des prises de position artistiques et politiques représentant des alternatives anglaises et françaises qui font écho au Canada anglais et français, mais ouvrent aussi plus largement vers des points de vue globaux sur ces événements qui ont marqué l’histoire.

5 Peggy Davis. On a longtemps eu tendance à déprécier la valeur des collections canadiennes par rapport à celles de l’Europe et des États-Unis, sans doute parce qu’elles semblaient dépourvues de grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Depuis quelques décennies, toutefois, l’histoire de l’art tend à délaisser le récit hagiographique des artistes canoniques et de leurs œuvres et se tourne vers tous les aspects de la culture visuelle et matérielle. Rien que dans le domaine de la culture de l’imprimé, les bibliothèques universitaires possèdent de surprenantes collections de livres rares, de livres illustrés et d’estampes, qui n’attendent que les chercheurs pour les sortir de l’ombre et, par un travail de documentation, d’interprétation et d’analyse, en dégager de nouveaux corpus d’étude.

Perspective, 3 | 2008 182

6 La méconnaissance des collections peut être parfois assez grande, comme le révèle le cas des bibliothèques des collèges jésuites au Québec, des institutions quasi désertes recélant des collections de livres anciens d’une grande richesse, mais qui n’avaient pas encore été inventoriées. Une meilleure connaissance des ressources locales évite de se tourner systématiquement vers les collections européennes et peut éventuellement contribuer à préserver ce patrimoine national des intérêts privés étrangers.

7 Avec des chercheurs issus de diverses disciplines académiques autres que l’histoire de l’art, les institutions muséales jouent également un rôle dans le développement de l’intérêt pour la culture visuelle d’une époque. Il sera possible d’en faire à nouveau l’expérience au Musée des beaux-arts de Montréal, qui, comme vient de le rappeler Todd Porterfield, s’apprête à inaugurer ces jours-ci une salle de sa collection permanente consacrée à la culture visuelle sous l’Empire à partir de la donation du collectionneur Ben Weider. Quant à la collection Desjardins, elle ne s’inscrit pas dans le champ des études révolutionnaires, mais elle est bel et bien un effet de la Révolution. Constituée pour l’essentiel de tableaux religieux européens des XVIIe et XVIIIe siècles arrivés à Québec après la chute de l’Empire, ce fonds semble avoir suscité moins d’intérêt en histoire de l’art européen qu’en histoire de l’art et du patrimoine québécois. Y aurait-il quelque intérêt du côté français pour l’étude de ces tableaux ?

8 Michael Pantazzi. L’exposition organisée en 1989 par James Leith et Andrea Joyce pour l’Art Gallery of Ontario à l’occasion du Bicentenaire, intitulée Face à face: French and English caricatures, a été conçue à partir des œuvres du musée2. Si je ne me trompe pas, environ deux tiers des œuvres incluses dans l’exposition parallèle organisée au Québec par Claudette Hould provenaient de collections canadiennes3. En 1991, celle de Carol Solomon Kiefer à l’Université McGill de Montréal, What was thus by chance begun... The Napoleon Collection of McGill University, a été constituée à partir du fonds documentaire de l’Université4. Et on a déjà rappelé qu’une autre collection napoléonienne montréalaise, donnée récemment au Musée des beaux-arts de Montréal, est exposée dans les salles du musée. Il semble que la réponse à la question posée soit « oui ».

9 Toutefois, le fond de la question touche à l’enseignement de l’histoire de l’art par rapport aux œuvres d’art – dans ce cas étrangères – accessibles aux étudiants. Plusieurs universités canadiennes abritent des musées. Celui anciennement attaché à l’Université de Toronto, le Musée royal de l’Ontario (à ne pas confondre avec le Musée des beaux- arts de l’Ontario, également à Toronto), conserve quelques millions d’objets : art ancien, art aborigène de plusieurs continents, arts décoratifs, la plus grande collection d’art chinois hors de Chine, etc. Sans compter les musées municipaux, provinciaux, nationaux. À ce titre, le Musée des beaux-arts du Canada – entre autres – a pu organiser environ cinquante expositions sur l’art français du XVIIe au XXe siècle à partir d’éléments exclusivement issus de ses collections, soit près d’un dixième des six cent soixante-neuf expositions fondées sur les œuvres du musée. La plupart de ces manifestations ont voyagé dans d’autres musées canadiens.

10 Les cent quatre-vingt tableaux de la collection Desjardins constituent un phénomène important pour l’art au Québec dans les années 1830, notamment parce que des copies en ont été diffusées dans les églises de la province. Mais, du point de vue de l’évolution de l’art religieux au Canada, ces tableaux sont arrivés trop tard : la génération des années 1850 avait déjà commencé à regarder ailleurs. Gérard Morisset a publié entre 1933 et 1936 une série de quatorze articles dédiés au fonds Desjardins5. Plus tard, en 1982, la personnalité de l’abbé Philippe Desjardins a été évoquée par Jacqueline

Perspective, 3 | 2008 183

Lefebvre à partir de documents dont elle avait hérités6. En 1999, Laurier Lacroix a examiné la collection d’un œil plus sûr et savant dans une monumentale thèse de doctorat qui devrait être publiée7. Ce fonds pose une double question d’expertise et de réception qui n’est pas des plus faciles à traiter.

11 Richard Taws. Récemment arrivé d’Angleterre pour enseigner au Canada, je ne suis pas très bien placé pour évaluer l’impact à long terme de collections telles que celle de Desjardins sur l’histoire de l’intérêt au Canada pour l’art de la Révolution et de l’Empire. Cependant, je suis réservé quant à l’affirmation que cet intérêt puisse être attribué directement au contenu des collections canadiennes, bien qu’il ait assurément contribué à le nourrir. En revanche, comme Peggy Davis l’a précisé, la richesse des collections canadiennes est encore méconnue et la présentation au Canada, ces dernières années, de plusieurs expositions importantes, comme Girodet, rebelle romantique en 2006 au Musée des beaux-arts de Montréal, qui venait du Musée du Louvre8, a aidé à diffuser les recherches sur l’art français des XVIIIe et XIXe siècles au Canada.

Anne Lafont. Ne considérez-vous pas que l’art de la Révolution française et de l’Empire se prête remarquablement aux méthodes expérimentales issues, par exemple, des théories des médias et des cultural studies, plutôt pratiquées en Amérique du Nord ? En ce sens, pensez-vous que la distance géographique (par rapport aux sources et par rapport aux œuvres) participe de ces partis pris dans les recherches ?

12 Michael Pantazzi. Ni plus ni moins que n’importe quel autre sujet accessible par l’image ou le document, que ce soit la réception des gravures de Dürer ou les vidéos de Bill Viola. La pratique est assez ancienne : sans remonter à Salomon Reinach, il suffit de penser à l’essor des études byzantines et iconographiques dans les pays de l’Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale – le contexte du merveilleux Barockthemen… d’Andor Pigler9, composé à l’aide de plusieurs bonnes bibliothèques d’avant-guerre, ou celui de l’incontournable guide thématique pour l’œuvre de Daumier de Louis Provost, rédigé pendant l’Occupation et publié par une Américaine, Elizabeth Childs10. Pour revenir au Canada, la rédaction par Clarence Webster d’un ouvrage en trois volumes consacré à l’histoire du Canada vu par des graveurs étrangers11 a été également entamée pendant la guerre, au fin fond de l’Acadie, au Nouveau-Brunswick. La distance géographique joue un rôle mineur : selon les sujets, nombre d’universités canadiennes conseillent à leurs étudiants de continuer leurs études à l’étranger (États-Unis et Angleterre pour les anglophones). Cela implique parfois un avantage financier : des bourses au Courtauld ou à Harvard, Columbia et ailleurs. Les jeunes étudiants de mon ancien département des arts européens au Musée des beaux-arts du Canada étaient tous passés par l’étranger. J’ajoute que plusieurs étudiants canadiens préparent des thèses sur l’art canadien aux États-Unis.

13 Todd Porterfield. J’aimerais résister à l’alibi de la distance géographique favorisant les méthodes expérimentales car cette prémisse soulève une logique métropolitaine sur le modèle centre-périphérie risquant de confiner à l’exotisme les chercheurs au Canada, vus comme bons ou mauvais, libérés ou menottés, en raison de leur distance par rapport à la lumière ou la décadence du Vieux Continent.

Perspective, 3 | 2008 184

14 Il n’est pas sûr non plus qu’en Amérique du Nord l’art de la Révolution et de l’Empire soit plus assujetti aux cultural studies et aux théories des médias que d’autres périodes. Il y a d’ailleurs un bon nombre de chercheurs nord-américains hostiles aux cultural studies, tandis que d’autres, comme Claudette Hould et William McAllister Johnson, exercent admirablement des approches traditionnelles. Ils sont imbattables pour la documentation historique et la connaissance de l’objet artistique. On pourrait dire qu’ils sont d’une génération plus ancienne, mais ils publient encore beaucoup de recherches éloignées, méthodologiquement parlant, des cultural studies. Il ne s’agit donc pas d’une question de distance géographique. Aussi préférerais-je ne pas trop charger les méthodologies d’étiquettes nationales, mais soulever d’autres questions que celle de la géographie pour explorer les tendances de la recherche. Deux viennent à l’esprit.

15 D’abord, quelle importance doit-on accorder à la périodisation des spécialisations ? Quelle influence a-t-elle sur la recherche en France, où la Révolution et l’Empire appartiennent à la fin de l’histoire moderne (jusqu’à 1815), face à une construction narrative en Amérique du Nord dont la modernité commence souvent avec la Révolution ? Est-on plus susceptible, en Amérique du Nord, de relever les conséquences actuelles de la période autour de 1800 à cause de cette proximité imaginaire ?

16 La seconde question est liée au financement de la recherche en histoire de l’art, qui, en France aussi bien qu’au Canada, relève de l’État. Y a-t-il plus d’enjeux de prestige national en France, en ce qui concerne sa propre histoire, qu’au Canada ? Est-il possible que la proximité du financement qui vient du pays objet de l’étude ait plus d’influence sur les méthodes que la distance géographique des sources et des œuvres ?

17 Richard Taws. C’est une question très intéressante. Bien qu’il y ait des différences méthodologiques incontestables entre les approches française et nord-américaine, je ne suis pas convaincu du fait que la distance géographique soit la distinction principale ici. Beaucoup d’historiens de l’art canadiens de la période révolutionnaire, tels que James Leith ou Claudette Hould, se sont spécialisés dans les images imprimées, ce qui pourrait être interprété comme la preuve d’une certaine attention concrète aux images « mobiles », disponibles pour l’étude dans des endroits multiples, mais leur travail a certainement été en grande partie empirique. Pour ma part, j’ai reçu une formation intellectuelle en histoire de l’art dans une université britannique où les études étaient fortement structurées par les avancées des années 1960, 1970 et 1980 – en particulier l’histoire sociale de l’art, les études de genre, le postcolonialisme et les cultural studies. L’art de la Révolution a fourni un cas d’étude idéal pour développer notre pensée dans le contexte de ces débats, souvent influencés par la politique contemporaine. À McGill (université anglophone), j’enseigne au département d’histoire de l’art et des études en communication, un cas unique issu de la fusion de ces deux départements en 2000. Bien que nous organisions des programmes séparés pour l’histoire de l’art et la communication, la possibilité d’un dialogue interdisciplinaire n’est jamais loin. Pour moi, c’est une situation idéale, qui nourrit mon intérêt pour les relations « intermédiales » entre différents genres d’images de la période révolutionnaire, au moment où les rapports entre les médias sont devenus de plus en plus instables, et il n’y a aucune raison pour que les approches plus « interprétatives » ne puissent coexister avec les recherches en archives.

18 Peggy Davis. La richesse de la culture visuelle et matérielle produite sous la Révolution et l’Empire, et en particulier la fécondité de la culture de l’imprimé et des pratiques entre différents médias, sont en effet remarquables. L’étude de ces corpus foisonnants

Perspective, 3 | 2008 185

est propice aux cultural studies et media studies et sollicite une variété d’approches critiques en histoire de l’art. S’il est vrai que la distance géographique face aux œuvres ne favorise pas le développement d’un connoisseurship axé sur l’objet, il n’en reste pas moins que les approches théoriques sont depuis longtemps en faveur en histoire de l’art, et pas uniquement dans le monde anglo-saxon.

Anne Lafont. Pensez-vous que le dynamisme des études canadiennes concernant l’art européen des XVIIIe et XIXe siècles s’explique, en partie, par le fait que la colonisation du Canada est exponentielle à cette même époque ? Autrement dit, l’intérêt pour l’art français de la Révolution et de l’Empire prend-il un sens accru dans la mesure où la période étudiée entre en résonance avec un moment historique fort du pays de résidence des chercheurs ?

19 Peggy Davis. Je me réjouis de cette perception française que vous renvoyez de notre champ d’étude et de l’intérêt que vous portez à nos travaux puisque dans ma réalité quotidienne et locale, les « savoirs anciens » en histoire de l’art ne suscitent qu’une timide masse critique. J’ignore si l’on peut vraiment parler d’un « intérêt remarquable » des historiens de l’art au Canada pour la Révolution française, mais il existe certainement un « dynamisme » dans les études canadiennes sur l’art et la culture de l’Europe autour de 1800. En effet, à l’heure de l’interdisciplinarité, le regain d’études sur le XVIIIe siècle est tout à fait perceptible.

20 Je n’ai pas l’impression, toutefois, que cet intérêt pour la période autour de 1800 soit lié à des considérations nationales, sauf dans le cas des études inspirées des théories postcoloniales. En ce qui me concerne, mon intérêt pour la culture visuelle générée par les rencontres coloniales entre Européens, Américains et Amérindiens constitue évidemment une manière d’ancrer l’étude de l’art européen dans un dialogue avec les études sur l’Amérique du Nord.

21 Michael Pantazzi. Ce dynamisme ne me paraît pas particulièrement évident, d’autant que, pour une partie de l’époque en question, le Canada était en guerre avec la France : le monument érigé en 1809 à Montréal en l’honneur du vainqueur de Trafalgar en demeure le symbole.

22 Si l’on considère les soixante-quinze thèses en cours ou achevées au Canada pour la période 2004-2007, sept seulement ont comme objet, du moins en partie, l’art français, et aucune ne porte sur la période autour de 1800 : art médiéval (Toronto) ; peinture de genre au XVIIIe siècle (Toronto) ; période 1880-1914 (Montréal) ; le livre illustré au Québec en relation avec les milieux artistiques français, 1880-1940 (Montréal) ; et trois pour le XXe siècle (deux à Toronto, une à Montréal – sur la réception de Brancusi). La Révolution et l’Empire, peut-être plus marqués à un autre niveau, sont absents. En revanche, douze thèses portent sur la Renaissance et le baroque italien (Toronto et Queen’s University), dont deux sur Bernin. Pour le reste, en dehors de l’art canadien, on trouve l’art ancien, oriental, anglais, allemand, néerlandais, contemporain, etc. Devrait- on déceler un essor berninien ? Une exposition sur Bernin portraitiste ouvrira en novembre à Ottawa (une collaboration avec le musée Getty). Je ne vois pas de candidat pour tirer au clair la question du buste de Louis XIV de Bernin, installé en 1686 là où il gênait le plus : au milieu de la place Royale à Québec. Il a été vite enlevé.

23 Todd Porterfield. Oui, absolument. Parmi les différents points d’origine postulés au Canada, l’origine autochtone sous-tend des recherches dynamiques sur les arts

Perspective, 3 | 2008 186

premiers, tandis que l’histoire de la cour et des missionnaires de la Nouvelle-France nourrit un courant important de recherches sur le XVIIe siècle (voir l’excellente exposition sur Richelieu au Musée des beaux-arts de Montréal en 200212). En même temps, les études postcoloniales nous ont montré récemment qu’au Canada français, une place sacrée est accordée à la Conquête, une expression qui ne signifie pas la conquête territoriale par les Blancs européens, mais l’importance transcendantale donnée à la victoire militaire des troupes britanniques sur les colons d’origine française en 1759. L’impact de ce moment historique est continuellement renouvelé par l’incontournable Mort du général Wolfe de l’Anglo-Américain Benjamin West (Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada) : ce tableau est un emblème et une incitation à la recherche sur la période néoclassique, de même qu’il incite à approfondir les travaux sur l’épopée de l’impérialisme.

24 Richard Taws. En ce qui me concerne, ce n’est pas vraiment le cas, bien que d’autres chercheurs puissent réagir différemment. Cependant, les études sur l’histoire française et canadienne qui examinent les processus de la rencontre coloniale et leurs représentations sont des composantes fondamentales de l’enseignement universitaire au Canada. Dans ce pays, l’enseignement et la recherche encouragent inévitablement à s’intéresser aux histoires de colonisation avec un engagement qui n’est peut-être pas si puissant ailleurs, mais aussi à penser aux résonances plus larges des événements qui ont eu lieu en Europe au début du XIXe siècle, dans un contexte global.

Anne Lafont. Dans le contexte nord-américain, existe-t-il une spécificité de la recherche canadienne fondée sur les relations privilégiées du Québec et de la France ?

25 Richard Taws. Le fait que cet échange ait lieu suggère qu’il y a une tradition forte de chercheurs travaillant au Canada, et au Québec en particulier, sur la période autour de 1800. Le rapport culturel et linguistique entre le Québec et la France a certainement encouragé ce phénomène, et la culture bilingue du Québec conduit à un environnement unique et éminemment profitable pour des chercheurs travaillant sur cette période. À cet égard, les historiens du Québec bénéficient d’un ensemble de liens avec la France qui sont plus « naturalisés » que ceux existant ailleurs en Amérique du Nord, même dans une université anglophone telle que McGill. Cependant, je suis un peu réservé face aux affirmations sur une spécificité des recherches canadiennes, au moins en termes méthodologiques. Il existe une grande diversité d’approches dans les études sur l’art français au sein des institutions québécoises et dans l’ensemble du pays, et je pense que la cohabitation de ces différentes approches est l’une des forces de l’histoire d’art au Canada.

26 Peggy Davis. La langue contribue certainement à la proximité entre le Québec et la France, de même qu’une certaine tradition d’émulation, puisque les chercheurs québécois ont pendant longtemps privilégié une formation doctorale obtenue en France. Cela s’explique évidemment par le fait que cette formation n’était pas encore offerte au Québec et peut-être aussi par un certain ascendant exercé par la France sur le développement de la vie académique au Québec. J’ai l’impression toutefois que l’actuelle génération de chercheurs présente de grandes affinités avec le monde anglo- saxon – nord-américain ou britannique – notamment dans le choix de méthodes et d’approches moins traditionnelles que celles qui sont pratiquées en France. Cela

Perspective, 3 | 2008 187

n’empêche absolument pas tous ces chercheurs de privilégier la culture française comme domaine d’études. En fait, le nombre de chercheurs travaillant au Canada et aux États-Unis dans les départements de French studies qui s’intéressent aussi à la culture visuelle révèle une certaine francophilie.

27 Michael Pantazzi. Il existe certes une relation privilégiée par une langue commune : il serait difficile d’étudier ou d’écrire une thèse en français dans le Canada anglophone ou aux États-Unis – autre destination privilégiée, pour d’autres raisons. Le passé compte aussi pour beaucoup, mais il faut remarquer avec Esther Trépanier que les « solitudes » régionales canadiennes – autant historiques que culturelles – trouvent leur expression dans l’étude de l’histoire de l’art13.

28 Sans mettre en cause les mythologies reçues, il faut signaler que, grâce à la diffusion d’œuvres reproduites par la gravure, les influences artistiques étaient au Québec assez cosmopolites. Il suffit de regarder la collection de tableaux de l’Hôtel-Dieu à Québec : à côté d’images pieuses de source française, on trouve une Pietà d’après Pedro de Campana, qui a fait fortune aussi au Japon, un Saint-Antoine d’après Ciro Ferri (beaucoup copié, celui-là), une Assomption de la Vierge d’après Maratta, douze apôtres d’après Rubens (d’après « Raphael » dans le catalogue), une copie par Plamondon d’après une copie de Dulongpré d’après la Descente de croix de Rubens, une Mise au tombeau d’après Barocci, les inévitables Madones d’après Raphaël, Sassoferato et Carlo Dolci, etc. C’est un peu la fortune de l’art catholique. Pour les Vierges modernes, on compte les obligatoires copies d’après Niccolo Barbino et Roberto Feruzzi. Autre note moderne, française et unique dans son genre : une copie du célébrissime Jour de visite à l’hôpital de Jean Geoffroy.

29 Todd Porterfield. Les relations entre le Québec et la France sont effectivement privilégiées. Nos gouvernements, nos universités et nos musées s’investissent dans un échange d’idées, de professeurs, d’étudiants et d’expositions, mais la spécificité québécoise ne vient pas strictement d’un échange bilatéral. Elle se trouve dans une triangulation entre les tendances québécoises, françaises et nord-américaines anglophones. C’est à l’évidence le pluralisme du lien qui promet et qui produit ce schéma riche de toutes sortes d’ouvertures et d’échanges fructueux.

NOTES

1. Sur l’exposition de la collection Ben Weider, voir le site http://www.mbam.qc.ca/fr/ expositions/exposition_134.html 2. Face à face: French and English caricatures, James Leith, Andrea Joyce éd., (cat. expo., Québec, Musée du Québec/Toronto, Art Gallery of Ontario/Manitoba, Winnipeg Art Gallery, 1989), Toronto, 1989. 3. L’image de la révolution française, Claudette Hould éd., (cat. expo., Québec, Musée du Québec/ Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal/Toronto, Art Gallery of Ontario/Winnipeg, Winnipeg Art Gallery, 1989), Québec, 1989. On devrait ajouter à la liste des hommages au Bicentenaire l’exposition organisée par les Archives nationales du Canada : Montréal, le Québec et

Perspective, 3 | 2008 188

la Révolution française, 1789-1805, (cat. expo., Montréal, Maison de la Culture Frontenac, 1989), Ottawa, 1989. 4. What Was Thus by Chance Begun: The Napoleon collection of McGill University, Carol Solomon Kiefer éd, (cat. expo., Montréal, McLennan Library, McGill University, 1991), Montréal, 1991. 5. Gérard Morisset, « La collection Desjardins », dans Le Canada français, septembre 1933, p. 61-67 ; mai 1934, p. 807-813 ; octobre 1934, p. 115-126 ; novembre 1934, p. 206-214 ; décembre 1934, p. 316-328 ; janvier 1935, p. 427-440 ; février 1935, p. 552-561 ; mars 1935, p. 620-625 ; avril 1935, p. 734-746 ; mai 1935, p. 855-868 ; septembre 1935, p. 37-48 ; novembre 1935, p. 226-234 ; janvier 1936, p. 448-456 ; octobre 1936, p. 107-118. 6. Jacqueline Lefebvre, L’abbé Philippe Desjardins, 1753-1833 : un grand ami du Canada, Québec, 1982. 7. Laurier Lacroix, « Les envois de tableaux européens de Philippe-Jean-Louis Desjardins à Québec, en 1817 et 1820. Établissement du contenu », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 1999, XX/1-2, p. 27-41 ; Laurier Lacroix, Le fonds de tableaux Desjardins :nature et influence, thèse de doctorat, Université Laval, 1999 (microforme, Ottawa, Bibliothèque nationale du Canada, 1999). 8. Girodet, 1767-1824, Sylvain Bellenger éd., (cat. expo, Paris, Musée du Louvre/Chicago, The Art Institute/New York, The Metropolitan Museum of Art/Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2005-2007), Paris, 2005. 9. Andor Pigler, Barockthemen: eine Auswahl von Verzeichnissen zur Ikonographie des 17. und 18. Jahrhunderts, 3 vol., Budapest, 1974. 10. Louis Provost, Honoré Daumier: a thematic guide to the œuvre, Elizabeth C. Childs éd., New York, 1989. 11. John-Clarence Webster, Catalogue of the John Clarence Webster Canadiana Collection (Pictorial Section), New Brunswick Museum, Saint John, 1939-1949. 12. Richelieu, l’art et le pouvoir, (cat. expo., Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2002), Montréal, 2002. À propos de cette exposition, voir le site du musée à la page http:// www.mbam.qc.ca/fr/expositions/exposition_29.html 13. Voir Esther Trépanier, « Les solitudes canadiennes. Réflexions à partir de quelques publications récentes », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 1995, XV/1-2, p. 77-87, et « Les solitudes canadiennes… suite », dans Bulletin AEC, 1996, 18/2-3, p. 3-4.

INDEX

Keywords : studies, historiography, art history, methodology, visual culture, teaching, collection, transfers Mots-clés : historiographie, histoire de l'art, méthodologie, culture visuelle, enseignement, collection, transferts Index géographique : France, Canada Index chronologique : 1900, 2000

Perspective, 3 | 2008 189

AUTEURS

PEGGY DAVIS Professeure d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 2004. Elle s’intéresse aux interactions de l’art avec l’histoire politique, coloniale et sociale ainsi qu’aux discours théoriques et esthétiques développés autour de 1800.

MICHAEL PANTAZZI Professeur à la York University de Toronto de 1971-1973, il fut conservateur de l’art européen et américain au Musée des beaux-arts du Canada entre 1979 et 2006. Il est l’auteur de plusieurs travaux sur l’art du XIXe siècle.

TODD PORTERFIELD Professeur titulaire de la Chaire de Recherche du Canada à l’Université de Montréal, il est spécialiste de l’art européen autour de 1800. Il a été professeur invité à l’EHESS, au Yale Center for Bristish Art et dans de nombreuses institutions internationales.

RICHARD TAWS Professeur au département d’histoire de l’art et d’études en communication de la McGill University, où il enseigne l’art des XVIIIe et XIXe siècles. Il explore dans ses travaux le rôle des estampes éphémères dans la période de la Révolution française.

ANNE LAFONT Après des études universitaires en France et au Canada, elle est élue Maître de Conférences à l’Université Paris Est. Depuis l’automne 2007, elle est conseillère scientifique à l’INHA pour le programme histoire de l’histoire de l’art. Auteure d’un livre sur Girodet (Paris, 2005), elle consacre ses recherches à la représentation des Noirs aux XVIIIe et XIXe siècles.

Perspective, 3 | 2008 190

L’Ancien et le Nouveau Monde : aboriginalité et historicité de l’art au Canada

Ruth B. Phillips

« L’historicité peut signifier : – le fait d’être une partie de l’histoire établie, par opposition à la préhistoire – le fait d’être une partie de l’histoire, par opposition au mythe ou à la légende anhistorique »1. « La mythologie définit, la mythologie cartographie le subconscient collectif, le paysage onirique collectif des peuples, l’esprit collectif des peuples, le système nerveux spirituel collectif, si l’on veut, dans lequel chaque corde, chaque fil, chaque filament a une raison d’être et une fonction, chaque tressaillement joue dans la manière dont le corps, l’esprit et l’âme humains collectifs se meuvent et opèrent de jour en jour en jour ». Tomson Highway, 20032

Colonialisme et politique disciplinaire3

1 L’invitation à contribuer à ce numéro spécial est à la fois opportune et intimidante, en raison des dynamiques complexes de colonisation, d’« assimilationnisme » et de contestation autochtone anticoloniale qui ont modelé les relations entre la pratique de l’histoire de l’art et les arts autochtones du pays que nous appelons maintenant Canada4. Depuis plus de deux décennies, les historiens de l’art canadiens, de même que des chercheurs d’autres disciplines, se sont engagés dans un projet de réflexion

Perspective, 3 | 2008 191

postcolonial dont les buts sont de reconnaître l’impact de ces forces historiques et de décentrer les métanarrativités européennes ainsi que les concepts d’authenticité et de valeur qui leur sont associés. Au fur et à mesure de l’avancement de ce projet, nous commençons à mieux comprendre les traditions de connaissance qui entrent en jeu, mises en relief par des rencontres entre traditions artistiques autochtones et coloniales, et creusons plus avant les questions de pouvoir institutionnel qui restent irrésolues. En ce début du XXIe siècle, la croissance de communautés originaires du monde entier au sein du Canada, apportant avec elles un plus large éventail de traditions artistiques non occidentales, a en outre intensifié le défi de les inclure qui incombe à l’université et au musée. Ne pouvant examiner tous ces phénomènes de manière exhaustive dans un essai succinct, mon but sera plutôt de dresser le panorama d’une matrice de dynamiques politique, démographique, historiographique et institutionnelle qui influencent les approches développées par les historiens de l’art canadiens dans l’étude des arts indigènes. Ceci inclut : 1) la politique d’identité et les vecteurs de décolonisation qui affectent les communautés tant indigènes que diasporiques ; 2) la relation entre les pratiques de l’histoire de l’art au Canada et celles de chercheurs dans d’autres sociétés de colons ; 3) l’interdépendance des discours en anthropologie et en histoire de l’art ; 4) le rôle central et historique des expositions muséales d’arts autochtones dans le développement d’une telle histoire à l’université. Cette dernière dynamique ayant été particulièrement formatrice pour le travail en histoire de l’art, mon propos sera principalement axé sur les relations entre la muséologie canadienne et l’histoire de l’art.

Décolonisation et multiculturalisme : le Canada et les autres sociétés de colons

2 Comme on s’y attendrait, les processus de colonisation et de décolonisation du Canada ont beaucoup en commun avec ceux d’autres sociétés de colons, notamment en Nouvelle-Zélande, en Australie et aux États-Unis. La comparaison entre le Canada et les États-Unis est particulièrement révélatrice, du fait à la fois qu’une partie de leurs frontières communes traverse les territoires traditionnels de nombreux peuples autochtones, et que la politique assimilationniste des deux nations s’est développée conjointement. En dépit de ces parallèles, les arts autochtones ont longtemps bénéficié d’une meilleure visibilité au Canada, et ce essentiellement au sein de musées d’art canadiens, parce que leurs créateurs constituent le « Grand Autre » de la population pionnière dominante. Le corollaire de cette mise en évidence historique est que la honte nationale du Canada réside dans le tristement célèbre système d’internat conçu à la fin du XIXe siècle pour assimiler les enfants indigènes en les enlevant à leurs familles, empêchant ainsi la transmission des langues et cultures autochtones. Aux États-Unis, ce sont les Afro-américains et l’institution de l’esclavage qui se sont trouvés au premier plan des préoccupations, marginalisant les Indiens d’Amérique dans la conscience historique américaine.

3 Par conséquent, les récentes politiques culturelles américaine et canadienne, le financement des arts et les programmes d’études universitaires reflètent des priorités nationales différentes en matière de reconnaissance, de restitution et d’accès à l’égalité. Si les études africaines et afro-américaines sont devenues des composantes à part entière des universités américaines, les programmes d’études autochtones et

Perspective, 3 | 2008 192

amérindiennes sont relativement plus présents sur les campus canadiens. Cette tendance est encore plus évidente au regard des galeries et des musées d’art. En 2003, après une décennie de lobbying d’artistes et de conservateurs aborigènes, le Musée des beaux-arts du Canada a intégré les arts des peuples premiers au cœur de ses collections permanentes d’art historique canadien, sous le titre d’Art of this Land [L’art de cette terre]. Aucun geste analogue n’a jusqu’à présent été fait par la National Gallery of Art à Washington. En outre, une combinaison de facteurs propres à la politique culturelle des États-Unis – le système de musées nationaux – a abouti à l’ouverture en 2004 du Musée national des Indiens d’Amérique, une institution exclusivement consacrée à et administré par des Indiens d’Amérique5. S’il est fallacieux d’isoler les approches canadiennes de l’histoire de l’art des approches américaines, il est également important de reconnaître le positionnement particulier des arts autochtones au Canada.

4 Depuis le milieu du XXe siècle, les peuples aborigènes canadiens ont redoublé d’effort pour inverser les modèles coloniaux de destitution de pouvoir par une série de plaidoyers légitimes, de contestations publiques et de négociations politiques. Ils ont obtenu le droit de vote en 1960 et ont mis fin en 1969 à la politique gouvernementale officielle d’assimilation dirigée6. En 1982 la souveraineté autochtone a été déclarée dans la constitution canadienne nouvellement remaniée et, au début des années 1990, un processus de traité fédéral-provincial a été rétabli en faveur de la négociation d’un grand nombre de terres ancestrales revendiquées par les communautés autochtones. De nouvelles formes d’autonomie ont été établies, principalement en Colombie- Britannique, par le règlement de 1997 portant sur la réclamation de terres Nisga’a, et dans l’Arctique de l’Est avec la création du territoire du Nunavut en 1999. En 2008, le gouvernement fédéral a formulé des excuses publiques concernant son oppressant système d’internat, a négocié une compensation financière pour ses victimes et a annoncé la formation d’une Commission vérité et réconciliation (CVR)7. Les deux dernières décennies ont aussi vu une série de violents affrontements entre activistes autochtones et forces de l’ordre, les plus frappants concernant les revendications de terres à Oka (Québec) en 1990 et à Caledonia (Ontario) en 2007, et les droits de pêche à Burnt Church, Nouveau-Brunswick en 1990. La population aborigène est aujourd’hui plus jeune, croît plus rapidement que la moyenne nationale et se révèle bien plus citadine que par le passé puisque plus de la moitié de celle-ci réside en ville. Le nombre d’étudiants amérindiens diplômés des universités et des lycées est croissant et leur présence dans les écoles professionnelles d’art a grandi exponentiellement, alors qu’ils n’étaient qu’une poignée d’inscrits dans les années 1950-1960. Les artistes contemporains amérindiens se sont organisés en deux groupes successifs et efficaces afin de faire pression sur des musées des beaux-arts en faveur de leur intégration, ainsi que sur les Conseils des arts pour des programmes de financement. La SCANA (Society of Canadian Artists of Native Ancestry), active de 1983 aux années 1990, a été remplacée en 2006 par le CCA (Collectif des conservateurs d’art autochtone), une organisation plus étendue qui s’est dotée d’un programme plus actif et varié.

5 La même période a vu se renouveler l’activisme politique amérindien et se développer une croissance dynamique au sein même des communautés diasporiques originaires d’autres pays que les traditionnelles Grande-Bretagne et France. L’ampleur de l’immigration à l’échelle mondiale a été suggérée par l’indice de développement humain de 2004, calculé par le programme des Nations Unies, qui évaluait la diversité ethnique des villes du monde par le nombre de leurs habitants nés dans des pays étrangers. Les cinq villes en tête étaient toutes situées en Amérique du Nord et deux,

Perspective, 3 | 2008 193

Toronto et Vancouver, au Canada8. Toronto était alors incontestablement la ville à la population la plus diversifiée du monde, avec 44 % de ses habitants nés dans quatre- vingt-dix pays différents, dont plus particulièrement la Chine, l’Italie, l’Inde, le Pakistan et les Caraïbes (Miami, qui venait au premier rang de ce palmarès avec 58 % de sa population nés à l’étranger, est en revanche plus homogène puisque ces immigrés viennent pratiquement tous de Cuba ou d’Amérique latine).

6 De bien des manières, l’activisme amérindien a ouvert la voie à la vaste politique multiculturelle initiée par le Premier ministre Pierre Trudeau dans les années 1970. Le multiculturalisme a depuis été officiellement adopté à divers niveaux du gouvernement et il est aujourd’hui largement accepté comme fondamentalement constitutif de l’identité nationale canadienne. Bien que des critiques culturels aient plaidé de façon convaincante que le multiculturalisme officiel était une épée à double tranchant, ouvert à la cooptation comme outil de marginalisation, sa force symbolique et fondatrice est néanmoins indéniable9. Sous la nouvelle rubrique remaniée de « diversité », le multiculturalisme guide de plus en plus la politique de financement des institutions culturelles et influe sur les productions culturelles de toutes les sortes. Imbriqué dans le concept préexistant de nation sous sa forme d’un mélange bi-culturel des traditions françaises et britanniques, le nouveau modèle de diversité ethnique au Canada et la présence renforcée des peuples amérindiens se sont combinés pour créer des formes de conscience publique uniques avec lesquelles l’histoire d’art, comme d’autres formes d’expression publique, doit elle-même s’articuler.

7 Comme cette introduction le suggère, les Ancien et Nouveau Mondes auxquels je me réfère dans le titre de cet article ne sont pas définis selon le système hiérarchique des continents et des peuples qui a guidé les histoires de l’art coloniales des années précédentes. Les aspects problématiques de ces discours ont été bien étudiés dans la littérature critique des dernières décennies. Nous savons que nous vivons tous dans des « terres ancestrales » et prenons part à de multiples traditions artistiques de plus en plus globales, même si nous sommes encore en train d’apprendre comment reconfigurer les récits d’art et d’histoire dont nous avons hérités pour refléter cette conscience. Les nouveaux mondes des pratiques de l’histoire de l’art au Canada que je veux maintenant examiner ont été façonnés aussi bien par l’activisme anticolonial que par les nouvelles démographies du Canada contemporain. Les impacts des nouvelles pratiques de la conservation participative, qui ont émergé des contestations anticoloniales amérindiennes des années 1980 et du début des années 1990, peuvent être illustrés par une exposition organisée en 2001 au Musée d’anthropologie de l’University of British Columbia. The Spirit of Islam: Understanding Islam through Calligraphy [L’esprit de l’Islam : comprendre l’Islam au travers de la calligraphie], qui n’a pas été développée, comme à l’habitude, en raison de la disponibilité d’une collection d’art islamique, mais en réponse à un besoin social formulé par les membres des communautés musulmanes de Vancouver : celui de non seulement familiariser le grand public avec les croyances islamiques au moyen de l’art, mais aussi de permettre aux musulmans de la région de Vancouver d’accéder à ce patrimoine artistique. La résonance de ce projet dans la diaspora islamique m’a été exprimée par une bénévole − une femme musulmane élevée au Canada − qui m’a dit avec beaucoup d’émotion, que grâce à l’exposition, elle avait eu pour la première fois la possibilité de « se voir » dans un musée canadien.

Perspective, 3 | 2008 194

8 Cette remarque fait écho de façon saisissante à l’argument du philosophe Charles Taylor qui, dans son article influent, « The Politics of Recognition » [« La politique de reconnaissance »], identifie un changement majeur dans le discours anglo-américain sur les droits. Taylor soutient que la conception des droits, jusqu’alors vus comme légaux et individuels, a été étendue à une nouvelle dimension, celle d’être reconnu comme authentique dans son propre mode de vie. « Dans le cas de la politique de la différence », écrit-il, « nous pourrions aussi déclarer qu’un potentiel universel est à sa base, à savoir, le potentiel pour former et définir l’identité propre, en tant qu’individu et aussi en tant que culture »10. Parce qu’ils contribuent à la légitimation et à la communication publiques d’identités, les musées et l’art sont impliqués dans les processus de reconnaissance et ils deviennent aussi, occasionnellement, des lieux de protestation et de contestation.

Cadres disciplinaires et institutionnels

9 Au sein du milieu scientifique, les historiens de l’art sont les nouveaux venus dans cette étude des arts premiers nord-américains et les premiers postes et cours universitaires dévolus aux arts indigènes dans les départements d’histoire de l’art ne datent que d’une trentaine d’années environ. La documentation historique sur laquelle les historiens de l’art s’appuient est donc un corpus rédigé par des anthropologues. Et encore, les différences d’approche ont tendance à être exagérées. Comme nombre de récents colloques et publications l’ont montré, leurs disciplines ont toutes deux été formées durant la seconde moitié du XIXe siècle sur une base de présomptions communes telles que la marche vers le progrès de l’histoire humaine, les hiérarchies de cultures mondiales et le critère de valeur esthétique. Elles ont aussi en commun, comme l’a souligné Carlo Ginzburg, une série de méthodes comparatives et de connaissance fondées sur l’étude de l’histoire naturelle11. Jusque très récemment, la littérature en anthropologie comme en histoire de l’art avait été influencée par les perspectives évolutionnistes et par le concept essentialiste d’authenticité. En anthropologie, ces doctrines ont engendré le projet d’anthropologie de sauvetage, dont le but était de rassembler et de documenter les arts traditionnels et les modes de vie de peuples condamnés à disparaître sous le poids d’une modernité occidentale prééminente. Les peuples autochtones canadiens ont été classifiés comme primitifs au même titre que d’autres peuples indigènes et leurs arts ont été présentés non pas comme soumis au changement historique mais placés dans un mode atemporel, dans un temps passé imaginé que Johannes Fabian a qualifié de « présent ethnographique »12. Les intérêts classiques de l’historien de l’art pour les problèmes de créativité individuelle, d’influence et de transformation ont abouti à un paradigme altéré d’authenticité revalorisant l’hybride et l’original, par opposition au typologique et au générique. Comme le suggère ma citation d’ouverture, un élément clé du travail en histoire de l’art a été d’insister sur l’historicité des arts indigènes, de les extraire d’un passé figé pour les réintroduire dans le cours de l’histoire. Les anthropologues contemporains ont, bien sûr, rejeté le paradigme du sauvetage et un nombre croissant d’entre eux s’engagent dans des études historiques des formes d’art. Comme je l’ai soutenu ailleurs, les études anthropologiques contemporaines ont toujours tendance à différer de celles des historiens de l’art dans leur approche synchrone et leur dépendance vis-à-vis des méthodes de travail sur le terrain13.

Perspective, 3 | 2008 195

10 De telles différences, cependant, peuvent facilement être exagérées et une grande partie du travail contemporain des anthropologues sur les arts indigènes n’est pas différentiable de celui des historiens de l’art. Les chercheurs de ces deux sciences se positionnent de plus en plus dans les champs interdisciplinaires étendus des visual studies, de l’anthropologie visuelle et de l’anthropologie de l’art, comme le montrent les formations pluridisciplinaires d’un certain nombre de spécialistes canadiens des arts indigènes. Charlotte Townsend-Gault, du Department of Art History, Visual Art, and Theory de l’University of British Columbia, est titulaire d’un doctorat d’anthropologie ; Normand Vorano, conservateur de l’art inuit contemporain au Musée canadien des civilisations, a un doctorat de visual studies ; Sherry Farrell-Racette, une chercheuse métisse du programme d’histoire de l’art de la Concordia University, possède un doctorat d’études interdisciplinaires mené sous la direction d’un ethno-historien. Les spécialistes, au travers de l’une ou de l’autre discipline, partagent un projet commun : repositionner les œuvres des artistes autochtones, à la fois passées et présentes, comme les expressions matérielles portant les traces des pensées de l’homme, de ses manières d’agir et d’« être-au-monde ». Pour l’art du passé, où la documentation est communément limitée ou inexistante, une telle approche peut compléter les informations produites par la mémoire indigène et les traditions orales, et rectifier les textes écrits par des « outsiders », des étrangers qui ne peuvent en avoir qu’une approche extérieure.

Le musée et l’université : histoire de l’art et pratiques muséales

11 Dans la phase de construction de la nation du début du XXe siècle comme dans la période, plus récente, de politique identitaire et de contestation anti-coloniale, les musées canadiens et les galeries d’art ont été des lieux cruciaux dans l’élaboration des représentations publiques et scientifiques de l’amerindianéité. Les projets de conservation tout autant que les monographies universitaires se sont dégagés de l’emprise exclusive de la définition traditionnelle européenne de l’art. L’histoire des approches des arts indigènes au Canada peut donc être plus efficacement retracée au travers d’une série d’expositions qui ont fait date et de leurs catalogues que par le biais de monographies ou d’articles érudits. Ce processus commencerait avec Exhibition of Canadian West Coast Art – Native and Modern [Exposition d’art canadien de la côte Ouest – natif et moderne] au Musée des beaux-arts du Canada (1927)14. Co-organisée avec Marius Barbeau, anthropologue au Musée national du Canada, l’exposition présentait une sélection de sculptures historiques de la côte Nord-Ouest et des tissages comme objets d’art plutôt que comme spécimens ethnographiques et les juxtaposait à des peintures modernes d’artistes colons en vue : Emily Carr et les membres du Groupe des Sept (un groupe d’artistes qui représentèrent le paysage du nord canadien après la Première Guerre Mondiale). Le court texte de Barbeau a un ton commémoratif emprunt de nostalgie, et entièrement écrit au passé. « Leurs artistes les plus accomplis ont laissé des œuvres d’art qui comptent parmi les créations remarquables de l’humanité dans la sphère de la beauté plastique ou décorative », écrit-il au sujet des sculptures et tissages de la partie septentrionale de la côte Nord-Ouest. Son dessein était aussi implacablement nationaliste – « cet art aborigène […] est véritablement canadien dans son inspiration. Il a entièrement surgi du sol et de la mer vers l’intérieur de nos

Perspective, 3 | 2008 196

frontières nationales »15. L’exposition traitait ces échantillons d’art historique de la côte Nord-Ouest comme des signes avant-coureurs du travail moderne des artistes colons, plutôt que comme des formes d’art dont la viabilité demeurerait entière au présent. Frances Slaney a récemment soutenu que Barbeau, influencé par Henri Bergson depuis ses études à Paris, a cru que la tâche des artistes colons était « d’injecter l’âme des cultures indigènes et populaires dans l’ensemble de l’histoire de l’art moderne canadienne »16.

12 Dans les décennies du milieu du XXe siècle, le Musée des beaux-arts a continué à exposer des exemples d’art autochtone historique dans une série d’expositions-dossiers, les positionnant successivement comme précurseurs et précédents destinés à être remplacés par les arts d’une société de colons triomphante17. Dans les années 1960, de pair avec la politique activiste évoquée précédemment, l’intérêt pour l’art amérindien contemporain a commencé à prendre son essor. Trois expositions majeures organisées vers la fin de cette décennie illustrent cette tendance et sa forte rupture avec l’idée de fixer l’authenticité indigène dans le passé, bien qu’à d’autres égards elles restent ancrées dans le paradigme de reconnaissance envers l’art primitif. Arts of the Raven [Arts de la corneille] de la Vancouver Art Gallery présentait en 1967 le travail de sculpteurs contemporains tel l’artiste haida Bill Reid à côté de sculptures historiques de la côte Nord-Ouest. La même année, à l’Exposition universelle de Montréal (Expo 67), une exposition d’art indigène contemporain – résultat d’une commande passée pour la circonstance à travers tout le pays – était présentée sur le mur extérieur du pavillon des Indiens du Canada. Elle comprenait des compositions murales et des peintures qui alliaient des styles et des médiums modernes avec les thématiques indigènes du peintre pionnier anishinaabe Norval Morrisseau, du peintre abstrait Alex Janvier, de l’activiste politique nuu-chah-nulth et de l’écrivain George Clutesi18. L’intérieur de Pavillon, également révisionniste, présentait la première exposition proposant une critique profonde des récits historiques et des pratiques muséologiques canadiens. Deux ans plus tard, en 1969, le Musée des beaux-arts organisait Masterpieces of Indian and Eskimo Art. Canadian Native Art [Chefs-d’œuvre des arts indiens et esquimaux. Art autochtone du Canada], une exposition présentant les arts indigènes historiques de tout le Canada, montrés dans un « cube blanc », celui de l’espace de la galerie d’art. L’impulsion initiale de l’exposition venait des Amis du Musée de l’Homme à Paris, où s’était tenue l’exposition en 1968. L’engagement renouvelé des ethnologues du National Museum of Man (actuel Musée canadien des civilisations, Gatineau) mettait en évidence les changements d’attitude apparus en quarante ans, depuis l’Exhibition of Canadian West Coast Arts du Musée des beaux-arts du Canada de 1927. L’art indigène contemporain était promu et célébré comme canadien par essence19. Dès lors, il ne fut plus considéré comme le premier chapitre de l’histoire de l’art canadien, mais comme le subsumant.

13 Bien loin du ton de célébration de ces expositions des années 1960, The Spirit Sings: Artistic Traditions of Canada’s First Peoples [Chants de l’esprit : les traditions artistiques des premiers peuples du Canada], une exposition-démonstration d’art indigène historique organisée par le Musée Glenbow pour les Jeux olympiques d’hiver de Calgary de 1988, a provoqué un boycott amplement médiatisé ainsi qu’un affrontement mémorable, avec d’un côté des protestataires rassemblés autour d’une nation indienne de l’Alberta, dont la revendication des terres avait été honteusement ignorée par le gouvernement pendant quarante ans, et de l’autre les défenseurs du droit du musée à exercer la liberté intellectuelle dans son choix de sujets d’exposition et ses approches

Perspective, 3 | 2008 197

de conservation ; mais les débats s’élargirent rapidement jusqu’à inclure de nouveaux types de problèmes20. Cette confrontation fut suivie une année plus tard par un boycott et une contestation – tout autant facteurs de dissension – d’Into the Heart of Africa [Au cœur de l’Afrique], une exposition d’art africain qui avait pour intention de révéler les origines coloniales des collections africaines du Musée royal de l’Ontario21. Ces épisodes ont stimulé une ère de changement profond encore en cours, non seulement dans les musées canadiens, mais aussi dans la pratique de l’histoire de l’art. Le boycott de The Spirit Sings a engendré la formation d’un Groupe de travail national sur les musées et les Premières Nations. Son rapport, publié en 1992, faisait des recommandations générales préconisant l’accès des peuples indigènes aux collections muséales, la prise en compte du point de vue indigène dans l’interprétation, et le rapatriement, ce qui influença les activités postérieures des musées canadiens et des organismes publics de financement des arts22.

14 Le principe de partenariat mis en avant a incité les musées d’anthropologie à adopter de nouvelles pratiques de conservation et de recherche participatives, dans lesquelles le pouvoir est partagé entre des membres des communautés autochtones et des professionnels des musées. Pendant les quinze années qui ont suivi, les musées des beaux-arts ont également travaillé plus étroitement avec des conservateurs autochtones, ceux-ci faisant aussi bien partie du personnel permanent que venant en résidence en tant que chercheurs autochtones invités grâce au financement du Conseil des Arts du Canada.

15 Ce changement spectaculaire dans la pratique des musées a été inauguré par deux expositions « jalons » d’art autochtone réalisées en 1992, date du 500e anniversaire de la première traversée de Christophe Colomb jusqu’à l’Amérique. Dans Land, Spirit, Power: First Nations at the National Gallery [Terre, esprit, pouvoir : les Premières Nations au Musée des beaux-arts du Canada] et Indigena: Perspectives of Indigenous People on Five Hundred Years [Indigena : perspectives des peuples autochtones, cinq cents ans après], les conservateurs autochtones ont joué un rôle de premier plan et ont mis à la disposition des artistes autochtones les espaces des deux plus grands musées pour en faire des lieux de contestation et des instances d’évolution. Les artistes participants ont développé des critiques complètes des histoires nationales d’oppression, de dépossession et de concepts imposés d’identité, affirmé la survie indigène ainsi que les droits à l’expression, à la réparation et à la terre, et défié les tropes de disparition ainsi que les idées d’authenticité essentialistes23.

Canonicité et historicité : du Kanata de Robert Houle à The Academy de Kent Monkman

16 La façon dont des artistes autochtones contemporains ont utilisé des récits d’histoire de l’art comme analogues de récits historiques plus complets peut être démontrée par une brève discussion portant sur deux œuvres acquises par deux des plus grands et des plus influents musées d’art du Canada. La genèse de Kanata (1992), par l’artiste saulteaux- ojibwa Robert Houle, remonte à la première rencontre de l’artiste avec La mort du général Wolfe par Benjamin West (1770), une des pièces maîtresses de la collection du Musée national des beaux-arts et image iconique de l’histoire de l’art canadienne. De manière significative, cette rencontre a eu lieu lorsque Houle, de passage à Ottawa en 1968 pour participer à la manifestation contre l’assimilationnisme prôné dans le Livre

Perspective, 3 | 2008 198

Blanc sur la politique indienne (1968) du gouvernement Trudeau, visitait le Musée national. Kanata reproduit l’œuvre occidentale en grisaille, à l’exception de la figure de l’observateur amérindien, peinte en couleurs. Houle encadre la scène par deux grands panneaux peints, l’un de bleu, l’autre de rouge, qui font référence aux colonisateurs, les assiégés français aussi bien que les vainqueurs anglais, et à la Voice of Fire de Barnett Newman (1967), une œuvre que le Musée national avait acquise en 1989 au beau milieu d’une grande controverse et qui était la peinture la plus regardée du musée à l’époque de l’installation de Kanata sur les cimaises. Lorsque le Musée national expose Kanata à côté de La mort du Général Wolfe, cela sert à la fois de rectificatif et de contrepoint critique à la position marginale de l’autochtone dans la peinture de West. En même temps, cependant, le travail de Houle rend hommage à Barnett Newman, un de ses mentors artistiques. Acheté par le Musée national en 1992, Kanata est devenu une icône du mouvement postcolonial canadien24.

17 Les nouvelles galeries thématiques d’art canadien, ouvertes en novembre 2008 dans l’extension de l’Art Gallery of Ontario (AGO) dessinée par Frank Gehry, constituent l’un des apports les plus récents au paysage postcolonial. Tout comme dans Art of This Land du Musée national, l’art historique et contemporain indigène est intégré au sein des installations de peinture et sculpture des colons. Les groupes thématiques de l’AGO rompent avec la chronologie linéaire standard, présentant l’art canadien selon trois thèmes généraux : pouvoir, mythe et mémoire. La galerie consacrée au pouvoir est organisée autour d’une peinture de grand format réalisée par l’artiste cri Kent Monkman, commandée pour les nouvelles installations de Gerald McMaster, conservateur cri des Plaines en charge de l’art canadien. The Academy de Monkman (2008) est une grande toile dense et chargée qui dresse une vision des relations de pouvoir indigène/colon par une évocation des histoires de l’art rivales. Une représentation du Laocoon, figuré sous la forme d’un groupe de personnages vivants, est placée au centre d’une loge mandan – une composition qui fait référence à une célèbre peinture du XIXe siècle de George Catlin (Interior View of the Medicine Lodge, Mandan O-kee- pa Ceremony, 1832, Washington, Smithsonian American Art Museum). Cette image centrale se dresse comme une icône des traditions artistiques occidentales qui ont historiquement contrôlé la production artistique au Canada, mais son placement la redéfinit comme une intrusion dans l’espace indigène. Monkman peuple la scène d’un déploiement d’indigènes disposés en cercle ainsi que de figures de colons et d’artefacts indigènes. Un mât totémique modèle, un pot pueblo et d’autres objets sont éparpillés, formant une évocation de la décontextualisation radicale des arts indigènes qui a résulté de leur collecte et re-catégorisation en tant qu’« art » et « artefact ».

18 Contrairement à Houle, Monkman ne rend pas un hommage artistique à un occidental mais à un moderniste indigène, le peintre pionnier anishinaabe Norval Morrisseau. Sur le côté droit de la toile, un artiste portant un manteau peint cri est assis à son chevalet, dos au spectateur. Sur le chevalet est posé un autoportrait bien connu de Morrisseau dans lequel l’artiste paraît torturé par des serpents, une image qui établit un parallèle (probablement inconscient) avec le Laocoon ; le visage du peintre, vu dans un miroir, est celui de Monkman. The Academy domine et organise la pièce, contrôlant sa méditation sur le pouvoir et nous faisant voir d’une perspective indigène les autres objets d’art exposés. Ceux-ci incluent une statue XIXe siècle de Vierge à l’Enfant du Québec, une couple de portraits de bourgeois à l’huile, une peinture de Morrisseau et des objets indigènes de même nature que ceux de la peinture de Monkman.

Perspective, 3 | 2008 199

19 Comme l’écrit la critique d’art du Globe and Mail de Toronto, l’aménagement muséographique de McMaster nous incite à nous questionner sur la manière dont les galeries d’art, telle l’AGO, nous ont donné à voir auparavant non seulement les arts indigènes, mais aussi les arts coloniaux. Les installations, écrit-elle, expriment « un sentiment puissant de mission : le besoin de rendre compte de l’histoire sans en faire un récit directeur, mais plutôt en laissant de la place pour un doute fécond et de multiples angles d’approche. Le visiteur doit naviguer entre des visions adverses et en dégager du sens ». Elle note qu’un Arbre de la Paix perlé du début du XXe siècle au sein de la galerie « Mythe » « fournit un rectificatif pénétrant, éclairant […] à une pièce consacrée à l’identité canadienne naissante. On voit soudainement, à partir de la perspective indigène, le Blanc comme exotique »25.

20 Art of This Land, au Musée national, tout comme les nouvelles installations canadiennes de l’Art Gallery of Ontario (AGO), se détourne des modes de présentation ségrégatifs des expositions antérieures pour aller vers davantage de dialogue et d’ouverture entre les cultures. Cependant, par d’autres aspects, ces expérimentations restent problématiques. Certes, ces nouveaux aménagements ont franchi de très importantes étapes : reconnaître les traditions visuelles autochtones comme « canadiennes », célébrer leur survie et leur contemporanéité, valider le changement et l’hybridité et – dans le cas de l’AGO – défier les récits historiques des colons ; mais la muséographie continue à oblitérer la différence ontologique, les modes d’expression multi-sensoriels et synesthétiques, ainsi que les conceptions holistiques indigènes qui caractérisent les formes traditionnelles de l’art autochtone. Dans les deux musées, des masques aborigènes, des couvertures, des vêtements perlés et des souvenirs en écorce de bouleau brodée sont directement insérés dans la catégorie « art canadien », réduisant ainsi les particularités locales à une nationalité partagée par le biais de qualités présumées communes de pureté formelle et d’habileté. Les deux projets ont laissé en place les critères esthétiques et les récits historiques occidentaux tout comme les tendances des musées d’art à privilégier le visuel.

21 C’est peut-être là que le fossé entre l’histoire de l’art et la muséologie commence à se creuser : au vu des récents travaux dans nombre de disciplines, les objets indigènes historiques résistent aux tendances à l’universalisme et à l’esthétisme du primitivisme moderniste26. Dans un article important paru au début des années 1990, moment où la contestation indigène à l’encontre des musées canadiens passait à la vitesse supérieure, la regrettée historienne mohawk Deborah Doxtator écrivait : « La mise en valeur de ces objets – de beaux paniers, cuillers et vêtements, par exemple – qui, pour la société occidentale, est une marque de culture, en dit bien plus sur l’esthétique et les valeurs euro-canadiennes que sur les vues culturelles des personnes qui ont réalisé ces objets. Une telle exposition, d’un point de vue autochtone, ignore complètement les valeurs de base et les principes culturels que l’objet représente »27.

22 Au musée des beaux-arts du Canada à Ottawa, les juxtapositions d’objets occidentaux et autochtones au sein des nouvelles installations canadiennes sont inégales, dialoguant parfois directement les unes les autres, et semblant d’autres fois exister dans des univers parallèles mais séparés. À l’Art Gallery of Ontario, les liens entre art indigène et art colon sont plus fermement établis, mais, parce qu’ils ont tous été choisis pour illustrer les thèmes retenus par l’équipe de conservation, ils disposent de moins d’espace encore pour s’exprimer. Œcuméniques et discursifs, ces thèmes sont destinés à mettre en relief les rapports tendus et les points de contact qui apparaissent dans les

Perspective, 3 | 2008 200

face à face interculturels et coloniaux, et non à éclairer les cultures d’origine ni les systèmes de valeur des peuples originels. Comme le fait remarquer Anne Whitelaw dans sa critique d’Art of this Land : « En effaçant les éléments qui situent les objets dans le contexte de cultures vécues spécifiques et diverses, en mettant l’accent, par des stratégies d’exposition, sur une rhétorique visuelle qui trouve plus facilement sa place dans le discours esthétique du musée, on peut octroyer les attributs de l’art aux objets autochtones et les incorporer plus aisément dans le discours de l’histoire de l’art, avec tout le prestige que confère une telle inclusion »28. Comme elle l’affirme également, nous commençons à peine à admettre, avec les obligations plus profondes imposées par l’intégration, la reconnaissance du fait que « toutes les sociétés autochtones ont leurs propres systèmes complexes, qui méritent d’être reconnus et célébrés avec le même sérieux intellectuel que les objets de beaux-arts occidentaux »29.

L’indigénéité comme altérité

23 La muséographie prévue pour un nouveau musée national qui reste à construire, le Musée du portrait du Canada, tentera de prendre à bras-le-corps aussi bien la question de l’altérité culturelle que celle des points de contact entre les cultures. Bien que l’intention du gouvernement fédéral de créer un bâtiment permanent pour ce musée ait été suspendue à l’automne 2008, les questions soulevées lors de l’élaboration de son programme de conservation – qui incluait une consultation d’experts autochtones – illustrent mieux encore les problèmes qui surgissent lorsque nous essayons de traduire les genres occidentaux et indigènes – dans ce cas, la peinture de portrait. Dans les installations permanentes du Musée consacrées aux arts autochtones, pour lesquelles j’ai collaboré en tant que conservatrice invitée, seront présentés des portraits d’autochtones exécutés par des artistes non-autochtones, ainsi que des objets réalisés par des artistes autochtones qui peuvent être attribués au genre du portrait.

24 Cette volonté de cohabitation dans une galerie de portraits pose une série particulière de défis. D’une part, la majorité des portraits européens d’autochtones – qui sont pour la plupart postérieurs au dernier tiers du XIXe siècle – ont été réalisés par des artistes amateurs et influencés par le lieu commun du bon sauvage ou du sauvage avili. D’autre part, insérer des « portraits » dans le corpus de l’histoire de l’art autochtone est problématique pour deux raisons. D’abord, bien que les représentations anthropomorphiques de têtes et de visages existent dans l’art autochtone, celles-ci n’ont généralement pas de ressemblances avec des individus en particulier. Les représentations identitaires visuelles les plus significatives dans ces traditions sont plutôt collectives et figurent bien plus souvent des identités transgénérationnelles, tels les noms hérités, les titres ou les clans, sous l’apparence d’êtres ancestraux qui lient le peuple à des lieux particuliers et sont rarement dépeints comme humains. En outre, elles sont de plus en plus fréquemment utilisées par les peuples autochtones contemporains dans cette période de revendication très forte des terres et de reconquête sur le colonialisme. La seconde difficulté est la traduction de la notion occidentale de « portrait » dans les traditions expressives autochtones ; les images visuelles et les objets matériels qui désignent ces clans et groupes de parents ne sont pas indépendants comme des représentations graphiques ou plastiques, mais acquièrent du sens lorsqu’ils sont accompagnés de chants, de danses et de récits oraux qui constituent le lieu premier de manifestation de l’identité.

Perspective, 3 | 2008 201

25 Une série d’exemples européens et autochtones de l’Est canadien illustre ces concepts contrastés de portrait. À Montréal en 1701, les représentants coloniaux français et ceux de presque quarante nations amérindiennes ont signé un traité connu sous le nom de Grande Paix de Montréal. Les Français ont scellé l’accord dans un document sur lequel ils ont apposé leur signature, ainsi que par le biais de ceintures tissées de perles de coquillages, ou wampum, qu’ils ont offertes aux représentants autochtones. En retour, ces derniers ont validé le traité en acceptant et en conservant les ceintures avec le souvenir des accords précis qu’ils ont entérinés. De plus, chacun des trente-neuf chefs autochtones a dessiné au bas du traité son dodem [pictogramme] – motif graphique figurant un animal, une plante ou un être anthropomorphique du corps duquel émerge l’ancêtre originel, et par qui lui et son groupe familial sont restés liés à un lieu et une formation géographique particuliers. Ces images dodem ont été dédaigneusement considérées comme les « marques » grossières ou les pictogrammes de personnes illettrées. Cependant, les recherches récentes menées par Heidi Bohaker et Darlene Johnston ont démontré de manière convaincante que ces symboles graphiques sont les clés d’un système de communication complet, s’exprimant principalement dans un riche langage métaphorique, à travers le discours cérémoniel, le chant et le récit oral30. De fait, l’aspect le plus important et le plus essentiel de l’identité d’une personne n’était pas visible dans la ressemblance fugace liée à un moment donné, mais plutôt dans le récit transmis de génération en génération, reliant les morts, les vivants et les êtres encore à naître. Un véritable « portrait », dans l’approche qu’en ont les autochtones, est à la fois trans-temporel et collectif. Dans son ouvrage Comparing Mythologies, l’écrivain cri Tomson Highway a exprimé cette manière de penser le temps, l’espace et l’individu dans une simultanéité spatiale et temporelle : « L’existence dans l’univers est simplement un cercle infini de naissance, de vie et de mort et de renaissance, de vie et de mort et de renaissance, de vie et de mort pour que ceux qui ont vécu avant nous – nos mères, nos grands-mères, nos arrière- grands-mères, ces enfants des nôtres qui sont morts, ces êtres aimés – vivent ici avec nous, encore aujourd’hui, dans l’air que nous respirons, dans le miroitement d’une feuille sur ce vieux chêne, dans ce rayon de soleil qui traverse votre fenêtre et tombe sur votre poignet. Ils sont ICI »31.

26 Lorsqu’un des signataires de la Grande Paix de Montréal inscrivait son dodem sur le papier ou le montrait sous forme tissée, gravée ou peinte, il ne niait certes pas l’existence de l’individualité mais affirmait la plus grande importance et pertinence des formes d’identité collectives et continues.

27 La signification du portrait européen est, bien sûr, opposée, comme le montre la série de portraits des quatre chefs iroquois (rapidement appelés « rois ») qui vinrent à Londres en 1710, neuf ans après la Grande Paix de Montréal, adresser une pétition à la reine Anne pour l’envoi de missionnaires et d’une aide miliaire contre les Français. La reine a commandé ces tableaux au peintre hollandais John Verelst et a fait représenter ces Quatre Rois vêtus d’habits raffinés. De tels portraits européens, Shearer West l’écrit, « ne sont pas simplement des images ressemblantes, mais des œuvres d’art qui engagent les notions d’identité [… qui] peuvent englober le caractère, la personnalité, la position sociale, les relations, la profession, l’âge et le sexe du sujet représenté »32. Par conséquent, Verelst reproduit non seulement les caractéristiques faciales et tatouages complexes de ses sujets, mais aussi les vêtements raffinés et accessoires exotiques qui indiquent leur richesse et leur statut, et les ceintures wampum, tomahawks et armes à feu qui les identifient dans leurs rôles de diplomates étrangers,

Perspective, 3 | 2008 202

de guerriers et d’alliés militaires. Cependant, point crucial, je soutiendrai que les portraits portent aussi les traces des interventions directes des chefs amérindiens dans leur manière de se faire portraiturer. On peut voir, à l’arrière-plan inférieur de chaque portrait, une représentation sommaire d’un animal totémique – loup, tortue, ours. Des exégèses maladroites y ont vu la preuve qu’ils avaient été peints à partir de descriptions verbales plutôt que de prototypes connus. Il semble plus probable qu’ils aient été inclus à la demande express des portraiturés, pour lesquels ils auraient été les marqueurs essentiels de l’identité.

28 Soutenir cette affirmation avec plus de détail nécessiterait une discussion plus longue qu’il n’est envisageable ici. Aussi, préférerais-je présenter un dernier cas qui, bien qu’éloigné de ces exemples du début du XVIIIe siècle, est néanmoins incontestablement lié aux mêmes traditions. En 1881, le marquis de Lorne, gouverneur général du Canada, a fait un voyage officiel dans les Prairies canadiennes. Sydney Prior Hall, un artiste professionnel employé par les hebdomadaires illustrés, faisait partie du groupe des officiels l’accompagnant et fit de nombreux croquis sur le vif. Il a saisi ainsi les portraits des chefs saulteaux-ojibwa qui se sont adressés au gouverneur général à Manitoba, dont Osoop dans une vue de trois quarts. Dans l’angle inférieur droit du portrait prend place le dessin d’un élan suivi d’une inscription de Hall : « Osoop (Back Fat) Sa Marque ». Au revers de la feuille, une note précise qu’Osoop était « Le combattant principal en effet de cette/branche des Indiens Saltaux. Il est aussi leur meilleur/orateur et s’est distingué par un discours éloquent […] sa cape de castor avec la queue/pendant le long du cou. il a donné à son Excellence./Le contour d’un élan dessiné avec/beaucoup de difficulté par lui-même est son totem et se trouve être le même/que celui de Waywaysacapo – aussi un Indien Saltaux »33. Avec cet exemple, nous pouvons faire un saut en avant, à l’époque de Robert Houle, artiste saulteaux-ojibwa qui, un siècle plus tard, réinterpréta La mort du général Wolfe par un recadrage focalisé sur le guerrier indien ; et également en arrière, en retournant au dodem avec lequel un autre chef saulteaux a signé la Grande Paix de Montréal. De plus, la chemise finement ornementée qu’Osoop offrit au gouverneur général – maintenant dans les collections du British Museum – décrit aussi une sorte de réciprocité avec les vêtements raffinés que la reine Anne offrit aux Quatre Rois.

29 L’exemple du Musée du portrait permet de mettre en évidence les transformations les plus significatives qui bousculent les hiérarchies traditionnelles de l’histoire de l’art occidentale, non seulement dans les projets de conservation et de muséologie, mais aussi dans les pratiques du discours. On déconstruit la hiérarchie constitutive des beaux-arts et des arts appliqués afin d’incorporer des médiums (comme le textile, la vannerie, ...) et des genres tels que l’art des souvenirs, qui constituent des formes d’art importantes pour les peuples indigènes, mais qui ne rentrent pas dans les conventions de l’art occidental. Un deuxième changement dans les critères de valeur réside dans le caractère toujours plus fondamental que les peuples autochtones accordent au pouvoir spirituel et à l’usage des objets, plus pertinent que les évaluations purement formelle ou esthétique. Troisièmement, les historiens de l’art doivent accepter des restrictions à leur liberté traditionnelle d’enquête quand un objet de musée a été identifié par le peuple indigène comme sacré ou sensible. Certains masques clés, comme les masques de « faux visage » onkwehonwe (iroquois) et les masques swaixwe salish, abondamment

Perspective, 3 | 2008 203

reproduits dans La voie des masques de Claude Levi-Strauss, ne peuvent plus être montrés ou photographiés pour publication, bien qu’ils soient depuis de nombreuses années les pièces maîtresses d’expositions majeures et de leurs catalogues. Plus significatif encore : la démarche holistique à l’égard des différentes expressions culturelles élaborées par un peuple indigène – pour lequel une histoire, un chant ou une danse peuvent être plus précieux et porteurs de sens que le masque en tant qu’objet – est en train d’être davantage reconnue et prise en considération, bien que cette reconnaissance n’ait pas encore changé la nature du musée occidental en tant que « lieu et façon de voir ».

30 Un but important de l’histoire d’art postcoloniale est le rétablissement de relations discursives comme celles-ci, dont les traces existent souvent exclusivement dans les œuvres d’art visuel. Mais un autre résultat de la recherche est de prendre conscience, autour de ces traces visuelles, de ce qui a été perdu. Nous ne pouvons plus entendre le discours solennel éloquent d’Osoop, de même que les chaînes du souvenir et du récit – portées par nombre de ceintures wampum offertes lors de la Grande Paix de Montréal, ou dans la main peinte de l’un des Quatre Rois – ont été rompues. Pourtant, même si de telles histoires de l’art particulières ne sont plus récupérables, les concepts qui les sous- tendaient ont survécu sous des formes fragmentaires. Ils sont actuellement en train d’être renforcés, ranimés et réinventés. Le but des modèles participatifs de recherche et de représentation est de permettre à ces concepts alternatifs d’enrichir les pratiques de l’enseignement, de l’écriture et de l’exposition. C’est un processus qui, dans son sens le plus complet, commence à peine au Canada. Si nous le suivons jusque dans sa conclusion logique, ce que Thomson Highway appelle « le système nerveux spirituel collectif » du Canada – notre mythologie – sera différent, en ce sens qu’il permettra à un plus grand nombre de ses habitants de se reconnaître dans le musée, la salle de classe et le livre.

NOTES

1. http://en.wikipedia.org/wiki/Historicity, accès le 2 décembre 2008. 2. Tomson Highway, Comparing Mythologies (Charles R. Bronfman lecture in Canadian studies), Ottawa, 2003, p. 26. 3. Des parties de cet article ont été originellement présentées lors de la session plénière de clôture du 31e congrès du CIHA (Comité international d’histoire de l’art) qui s’est tenu à Montréal en août 2008. 4. J’utilise les termes « autochtone » ou « aborigène », « amérindien » et « premières nations » pour nommer les peuples indigènes du Canada, reflétant l’éventail de termes actuellement préférés par les peuples qui ont été historiquement mentionnés comme « Indiens », « Eskimos », et « Inuits ». 5. Voir Amy Lonetree, Amanda J. Cobb éd., The National Museum of the American Indian: Critical Conversations, Lincoln (NB), 2008. 6. Alain C. Cairns a soutenu que le retrait du Livre blanc sur la politique indienne de 1968 par le gouvernement en réponse à la vigoureuse opposition des aborigènes peut être considéré comme

Perspective, 3 | 2008 204

la fin de l’assimilationnisme officiel. Voir Alan C. Cairns, Citizens Plus: Aboriginal Peoples and the Canadian State, Vancouver/Toronto, 2000, p. 51-3 et 65-70. 7. Ces actions suivent le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (RCAP [The Royal Commission on Aboriginal Peoples]) de 1996 et l’établissement antérieur de la fondation autochtone de guérison par le gouvernement fédéral (http://www.fadg.ca). 8. Erin Conway-Smith, « Toronto second in proportion of foreign born », dans The Globe and Mail, 16 juillet 2004, p. A1. 9. Katherine Mitchell a montré que c’est seulement au milieu des années 1990 que les politiques fédérales ont commencé à soutenir de façon significative les initiatives culturelles des communautés ne relevant pas de la dyade franco-anglaise. Voir Katherine Mitchell, « In Whose Interest ? Transnationalism and the Production of Multiculturalism in Canada », dans Rob Nelson, Wimal Dissanayake éd., Global/Local: Cultural Production and the Transnational Imaginary, Durham/Londres, 1996, p. 219-254. 10. Charles Taylor, « The Politics of Recognition », dans Charles Taylor, Amy Gutmann éd., Multiculturalism: Examining the Politics of Recognition, Princeton, 1994, p. 42 [trad. fr. : Multiculturalisme : différence et démocratie, Paris, 1997] : « In the case of the politics of difference, we might also say that a universal potential is at its basis, namely, the potential for forming and defining one’s own identity, as an individual, and also as a culture ». 11. Carlo Ginzburg, « Morelli, Freud and Sherlock Holmes: Clues and Scientific Method », dans History Workshop Journal, 9/1, 1980, p. 5-36 [trad fr. : Mythes, emblèmes, traces : morphologie et histoire, Paris, 1989] ; concernant les relations entre anthropologie et histoire de l’art, voir Mariet Westermann éd., Anthropologies of Art, (colloque, 2003, Williamstown), New Haven, 2004 ; Thierry Dufrêne, Anne Christine Taylor éd., Histoire de l’Art et Anthropologie, (colloque, Paris, 2007), publication en cours. 12. Johannes Fabian, Time and the Other: How Anthropology Makes its Object, New York, (1983) 2002 ; trad. fr. : Le temps et les autres : comment l’anthropologie construit son objet, Toulouse, 2006. 13. Ruth Phillips, « The Value of Disciplinary Difference: Art History and Anthropology at the Beginning of the Twenty-First Century », dans Westermann, 2004, cité n. 11, p. 242-259. 14. Exhibition of Canadian West Coast Art, Marius Barbeau éd., (cat. expo., Ottawa, Musée national des beaux-arts du Canada, 1927), Ottawa, 1927 ; Exposition d’art canadien, (cat. expo., Paris, Musée du Jeu de Paume, 1927), Paris, 1927. Pour une analyse de l’exposition, voir Diana Nemiroff, « Modernism, Nationalism, and Beyond: A Critical History of Exhibitions of First Nations Art », dans Land, Spirit, Power: First Nations at the National Gallery of Canada, Diana Nemiroff, Robert Houle, Charlotte Townsend-Gault éd., (cat. expo., Ottawa, Musée national des beaux-arts du Canada, 1992), Ottawa, 1992 ; trad. fr. : Terre, esprit, pouvoir : les premières nations au Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, 1992. 15. Exhibition of Canadian West Coast Art, 1927, cité n. 14, p. 3-4 : « this aboriginal art […] is truly Canadian in its inspiration. It has sprung up wholly from the soil and the sea within our national boundaries ». 16. Frances Slaney, « Vitalism, museum anthropology, and Canadian painting: Barbeau’s work with canonic artists », communication présentée à l’Institute for Comparative Studies in Literature, Art, and Culture, Carleton University, le 18 octobre, 2008. 17. Voir Jessica Hines, « Art of this Land » at the National Gallery of Canada, mémoire de master, School for Studies in Art and Culture: Art History, Carleton University, 2004. 18. Voir Sherry Brydon, « The Indians of Canada Pavilion at Expo ’67 », dans American Indian Art Magazine 22, 3, 1997, p. 54-57 ; Ruth B. Phillips, « Commemoration/(De) Celebration: Super-Shows and the Decolonization of Canadian Museums, 1967-1992 », dans Barbara Gabriel, Suzan Ilcan éd., Postmodernism and the Ethical Subject, Montréal, 2004, p. 99-124. 19. Pour d’importantes études sur l’usage des expositions d’art autochtone afin de promouvoir le Canada à l’étranger, voir : Leslie Dawn, National Visions, National Blindness: Canadian Art and

Perspective, 3 | 2008 205

Identities in the 1920s, Vancouver, 2006 ; Norman Vorano, Inuit Art in the Qallnaat World: Modernism, Museums and the Popular Imaginary, 1949-1962, thèse, département d’études visuelles et culturelles, Université de Rochester, 2007. 20. L’Association des musées canadiens a présenté ce débat dans un numéro spécial de Muse consacré aux musées et aux Premières Nations, VI/3, automne 1988. 21. Voir Shelley Ruth Butler, Contested Representations: Revisiting « Into the Heart of Africa », Peterborough (ON), 2007. 22. Turning the Page, The Report of the Task Force on Museums and First Peoples, Ottawa, 1992. 23. Voir Gerald McMaster, Lee-Ann Martin, Indigena: Contemporary Native Perspectives in Canadian Art, Vancouver, 1992 ; Land/Spirit/Power, 1992, cité n. 9. Voir aussi Lynda Jessup, Shannon Bagg éd., On Aboriginal Representation in the Gallery (Canadian Ethnology Service Paper ; 135), Hull, 2002. 24. Voir Michael Bell éd., « Kanata »: Robert Houle’s Histories, Ottawa, 1993. 25. Sarah Milroy, « Unmasking art’s dazzling pleasures – and its complexities », dans The Globe and Mail, 15 novembre, 2008, p. R7. 26. Julie Cruikshank, « Imperfect Translations: Rethinking Objects of Ethnographic Collection », dans Museum Anthropology, 19/1, 1995, p. 25-38 ; Ruth Phillips, « Making Sense out/of the Visual: Aboriginal Presentations and Representations in Nineteenth Century Canada », dans Art History, 27/4, p. 593-615. 27. Deborah Doxtator, « The Implications of Canadian Nationalism for Aboriginal Cultural Autonomy », dans Joy Davis, Martin Segger, Lois Irivine éd., Curatorship: Indigenous Perspectives in Post-Colonial Societies: Proceedings (Directorate Paper ; 8), (colloque, Victoria, 1994), Ottawa, 1996, p. 64. 28. Anne Whitelaw, « Placing Aboriginal Art at the National Gallery of Canada », dans Canadian Journal of Communication, 2006, 31, p 210 [version électronique : http://www.cjc-online.ca/ index.php/journal/article/view/1775/1898] : « By erasing the elements that situate objects within the context of specific and diverse lived cultures and emphasizing through strategies of display a visual rhetoric that fits more easily within the aesthetic discourse of the museum, Aboriginal objects can be given the attributes of art and are more readily incorporated into the discourse of art history, with all the attendant status of such an inclusion ». 29. Ibid. : « all Aboriginal societies have their own complex aesthetic systems, which deserve to be recognized and celebrated with the same intellectual seriousness as Western fine art objects ». 30. Heidi Bohaker, « Nindoodemag: The Significance of Algonquian Kinship Networks in the Eastern Great Lakes Region, 1600-1701 », dans William and Mary Quarterly, LXIII/1, janvier 2006, p. 23-52. 31. Tomson Highway, 2003, cité n. 2, p. 26 : « Existence in the universe is merely one endless circle of birth and life and death and re-birth and life and death and re-birth and life and death so that those who lived in times before us – our mothers, our grandmothers, our great-great- grandmothers, those children of ours who have died, those loved ones – they live here with us, still, today, in the very air we breathe, in the shimmer of a leaf on that old oak tree, in that slant of sunlight that falls in through your window and lands on your wrist. They are here ». 32. Shearer West, Portraiture, New York/Oxford, 2004, p. 11 : « are not just likenesses, but works of art that engage with ideas of identity… [which] can encompass the character, personality, social standing, relationships, profession, age, and gender of the portrait subject ». 33. « The fighting man in fact of this/branch of the Saltaux Indians. He is also their best/ speaker and distinguished himself by an eloquent speech… his cape of beaver with the tail/ hanging down the neck. he gave to his Excellency./The outline intended for a moose drawn with/ much difficulty by himself is his totem & is the same/as that of Waywaysacapo/also a Saltaux Indian ».

Perspective, 3 | 2008 206

INDEX

Keywords : canadian art history, canadian art, historiography, native art, colonization, multiculturalism, anthropology, native objects, Western objects Mots-clés : histoire de l'art canadien, art canadien, historiographie, arts autochtones, colonisation, multiculturalisme, anthropologie, objets autochtones, objets occidentaux Index géographique : Canada Index chronologique : 1800, 1900, 2000

Perspective, 3 | 2008 207

L’histoire de l’art au Canada

Travaux

Perspective, 3 | 2008 208

Transformation et adaptation des formes architecturales européennes en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles Transformation and Adaptation of European Architectural Forms in New France in the 17th and 18th Centuries Veränderung und Anpassung europäischer Architekturformen in Neufrankreich im 17. und 18. Jahrhundert Trasformazione e adattamento delle forme architettoniche europee nella Nuova Francia durante il XVII e XVIII secolo Transformación y adaptación de las formas arquitectónicas europeas en Nueva- Francia en los siglos XVII y XVIII

Marc Grignon

1 La période coloniale française au Canada s’étend depuis les premiers établissements, au début du XVIIe siècle – ceux de l’île Sainte-Croix (1604), aujourd’hui à la frontière du Nouveau-Brunswick et du Maine, de Port-Royal (1605) en Nouvelle-Écosse et de Québec (1608), jusqu’à la guerre de Sept ans et au traité de Paris (1763). Les études portant sur l’architecture canadienne de cette période ont rapidement fait des choix entre le monde rural et les noyaux urbains, et entre l’architecture vernaculaire et l’architecture monumentale, qui ne manque pas d’intérêt, avec ses ouvrages militaires (forts de campagne et fortifications urbaines), ses nombreuses églises (cathédrales, paroissiales, missionnaires), ses monastères (Jésuites, Récollets, Augustines, Ursulines) et les sièges du pouvoir royal, situés principalement à Québec. Mais le thème qui a servi de guide le plus constant aux historiens de l’architecture dès les premières études dans les années 1930 et 1940 est celui de l’adaptation des formes européennes aux conditions rencontrées en Nouvelle-France1. Il s’agit d’une question importante, bien entendu, car les modèles sur lesquels s’appuyaient les différents acteurs impliqués dans le

Perspective, 3 | 2008 209

développement de la colonie ne pouvaient être transposés sans prendre en compte les nouvelles conditions de vie – matériaux, transport, main-d’œuvre, climat, communications, etc. C’est aussi un sujet dont les fortes résonances identitaires n’ont pas manqué de colorer les perspectives de recherche et l’émergence d’une architecture originale a souvent été perçue comme la manifestation la plus tangible d’une culture nord-américaine distincte. Tant chez les chercheurs d’expression française que ceux d’expression anglaise, les travaux sur l’architecture en Nouvelle-France ont généralement été conduits dans le but explicite de cerner ce qui la distinguait de ses sources françaises et, moins fréquemment, pour chercher à en établir les points communs – même si ces deux aspects sont inévitablement liés de manière très intime. Par exemple, les auteurs des études pionnières les plus influentes, Ramsay Tranquair (1874-1952) à Montréal et Gérard Morisset (1898-1970) à Québec, partagent cette orientation et la transmettent à leurs successeurs. En prenant comme fil conducteur cette question de l’adaptation, nous tenterons de présenter, dans leurs grandes lignes, les principaux points de vue qui ont jalonné le développement des études sur l’architecture en Nouvelle-France. Mais insistons tout de suite sur le fait que ce développement ne s’est pas fait d’une manière uniforme et lisse : bien au contraire, les perspectives plus anciennes ont été maintes fois reformulées, tantôt dans un contexte scientifique, tantôt dans des formes plus populaires du cinéma et de la fiction, et sont encore monnaie courante aujourd’hui.

L’ancrage médiéval

2 Pour les premiers historiens de l’art canadien qui se sont intéressés à l’architecture de l’époque coloniale, l’ancrage rural et médiéval des pratiques constructives que les colonisateurs français ont apportées au Canada au XVIIe siècle supposait une capacité d’adaptation quasi spontanée. Ramsay Traquair débute son ouvrage The Old Architecture of Quebec de la façon suivante : « Les premiers colons ont apporté avec eux des méthodes simples issues de la campagne française, les seules méthodes qu’ils connaissaient, qu’ils ont modifiées et adaptées pour qu’elles conviennent à leur nouveau climat et à leurs nouvelles conditions de vie en Amérique du Nord. Ainsi fut élaborée une architecture dont les racines étaient françaises, tandis que le développement était canadien » (TRAQUAIR, 1947, p. 1)2. Selon Traquair, Versailles et les salons de Paris étaient bien loin des préoccupations des premiers constructeurs en Nouvelle-France : « Les premiers colons ne savaient rien des fastes de la vie de cour […], ils n’étaient pas accablés par la prodigalité des magnificences du Roi Soleil » (TRAQUAIR, 1947, p. 1)3. Et quand il parle des décors de bois sculpté s’inspirant de la « grande manière » pour orner les intérieurs d’églises ou de chapelles conventuelles dans la première moitié du XVIIIe siècle, Traquair célèbre encore les particularités introduites par l’artisan provincial. On le devine séduit, dans sa façon de voir, par les idées du courant britannique Arts and Crafts : commentant la profusion de dorures qui ornent le chœur de certaines églises, il souligne : « L’effet de cette masse d’or largement répandu au fond de l’église est réussi. Cela justifie pleinement le mot célèbre de William Morris ‘L’or est comme la bière, il doit couler à flot’« (TRAQUAIR, 1947, p. 168)4.

3 À peu près au même moment, l’historien de l’art Gérard Morisset publie L’architecture en Nouvelle-France et développe un point de vue comparable à celui de Traquair, avec une conception de la Nouvelle-France qui s’étend au Québec contemporain. Pour lui,

Perspective, 3 | 2008 210

« c’est bien l’esprit du style roman qu’on perçoit dans les murailles nues et frustes de nos vieilles demeures, dans leurs toitures élancées et coupées de lucarnes, dans leurs cheminées monumentales et leurs coupe-feux, bref dans leurs proportions massives et leur aspect d’édifices fortifiés » (MORISSET, [1949] 1980, p. 16). L’architecture que les colonisateurs français transposent en Nouvelle-France conserverait donc, à travers ses sources provinciales, la robustesse et le pragmatisme du Moyen Âge jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles : « Notre architecture religieuse, tout comme notre architecture domestique, vient de la province française ; elle a son origine dans le style roman et tire une partie de son décor du style Louis XIV » (MORISSET, [1949] 1980, p. 45). À partir de ces sources qui marquent une origine française mais provinciale, une architecture originale aurait pris forme, selon le même principe de développement que la métaphore végétale de Traquair suggérait. Ainsi, Morisset explique comment les grands avant-toits, parfois accompagnés des célèbres larmiers cintrés – comme on le voit couramment dans l’architecture d’inspiration pittoresque au XIXe siècle – seraient nés d’une adaptation des formes françaises au climat canadien : « avec notre climat, le gel ne tarde pas à faire éclater le chéneau de pierre d’abord, puis la tête de la muraille ; il devint donc nécessaire de reporter le larmier loin du mur ; c’est l’origine de nos toitures en forme de cloche » (MORISSET, [1949] 1980, p. 21). L’adaptation au climat, le pragmatisme ingénieux des campagnes et le développement organique de formes qui ne subissent que superficiellement l’influence des modes fournissent ainsi les bases de ces premières lectures de l’architecture de la Nouvelle-France et du Québec. En fait, cette vision évolutive de la forme des toitures a depuis été complètement invalidée, notamment par Luc Noppen qui a établi clairement la source des grands avant-toits et des larmiers cintrés dans l’architecture pittoresque favorisée par les dirigeants britanniques au tournant du XIXe siècle (NOPPEN, 1983).

4 Cette manière de voir, qui a teinté les études sur l’architecture en Nouvelle-France pendant de nombreuses années, s’appuie aussi sur une image des constructeurs fabriquée à partir d’éléments mis en valeur avec le renouveau de l’intérêt pour le Moyen Âge au XIXe siècle, chez William Morris et chez Viollet-le-Duc en particulier : l’artisan, libre de réinterpréter et d’adapter les formes héritées de la tradition pour mieux faire face aux défis que lui posent des matériaux différents ou une commande particulière. Des ouvrages comme ceux de Pierre Desfontaines, Georges Gauthier- Larouche ou Michel Lessard et Huguette Marquis sont profondément colorés par cette conception idéalisée des métiers de la construction (DESFONTAINES, 1957 ; GAUTHIER- LAROUCHE, 1967 ; LESSARD, MARQUIS, 1972). Qu’ils soient charpentiers, menuisiers, maçons ou architectes, ces constructeurs ont bien su s’adapter aux contraintes de la vie coloniale : « Le colon français va découvrir face à l’hiver les dispositifs indispensables à la vie en Nouvelle-France et au Canada, mais sans oublier pour autant une tradition héritée de l’extérieur qui servira de niveau de base à une longue évolution qui se continue tard dans le XIXe siècle » (LESSARD, MARQUIS, 1972, p. 81).

5 C’est sans aucun doute l’historien de l’art Alan Gowans qui se démarque le premier de cette tendance, avec son ouvrage Church Architecture in New France (GOWANS, 1955), puis avec Looking at Architecture in Canada ( GOWANS, 1958), lequel, refondu, devient la référence classique sur l’architecture canadienne sous le titre Building Canada (GOWANS, 1966). Dans Church Architecture, Gowans n’hésite pas à qualifier de dogme l’idée selon laquelle l’architecture canadienne trouverait son origine dans les traditions locales de Normandie et de Bretagne (GOWANS, 1955, p. 89) et, tout en reconnaissant l’ancienneté

Perspective, 3 | 2008 211

de certaines manières de construire, notamment dans l’habitation, il confirme et élargit les idées lancées dans son premier ouvrage, dans Building Canada (GOWANS, 1966). Accordant beaucoup plus d’importance que ses prédécesseurs aux modèles fournis par l’élite coloniale, il montre les liens entre l’architecture religieuse qui s’est développée en Nouvelle-France sous l’épiscopat de Mgr François de Laval (1623-1708, évêque de 1674 à 1688) et des œuvres situées en Île-de-France et fortement marquées par le classicisme. Ainsi, l’église de Sainte-Anne-de-Beaupré (1689-1697, détruite en 1878), située dans la seigneurie de La Côte-de-Beaupré en aval de Québec, possédait-elle des formes typiques de l’architecture paroissiale en Nouvelle-France à la fin du XVIIe siècle et pouvait-elle être comparée à de nombreuses petites églises françaises dans sa manière de simplifier les modèles connus, comme les édifices du jésuite Étienne Martellange (1569-1641). Pour Mgr de Laval, ce contact avec les œuvres de Martellange a été direct, puisqu’il a été formé au collège de La Flèche dans les années 1630, puis au collège de Clermont (lycée Louis-le-Grand) à Paris au début des années 1640. L’argument de Gowans vient donc nuancer l’idée de la transplantation des traditions provinciales en faisant valoir le processus de simplification allant du centre vers la périphérie. De cette manière, il met bien en évidence le rôle de l’élite coloniale dans la diffusion des formes artistiques et cerne beaucoup plus clairement que ses prédécesseurs l’impact du contexte européen contemporain sur l’architecture canadienne.

6 Néanmoins, la vision de Traquair et de Morisset est longtemps restée à la base de la compréhension de l’architecture québécoise. Récemment, elle a même alimenté le roman de Jacques Folch-Ribas (FOLCH-RIBAS, 1989) intitulé La chair de pierre, qui propose une version plutôt invraisemblable de la vie de l’architecte-entrepreneur Claude Baillif (vers 1635-1698). Recruté à Paris par les agents du Séminaire de Québec en 1674, celui- ci est rapidement devenu le constructeur le plus important de la ville de Québec à la fin du XVIIe siècle (GRIGNON, 1992) . Dans le roman – dédié au « premier architecte d’Amérique du Nord » – Baillif, né « dans un petit village de Normandie » (FOLCH-RIBAS, 1989, p. 13), est à la fois maître-maçon et maître-charpentier de Paris ; il aurait fait le voyage d’Italie et aurait assimilé autant Descartes et Palladio que les enseignements de son maître Nicolas de Limbourg, avant de se laisser convaincre d’aller chercher fortune au Canada. En amalgamant différents passages de Morisset, Folch-Ribas met en scène le mythe de la naissance des grands larmiers au XVIIe siècle : « Claude regardait le haut des murs couronnés de chéneaux. Ils éclataient l’un après l’autre. Là, il fallait sans doute écarter les larmiers, les avancer pour protéger la muraille. Donner à la toiture une courbure comme un pied de cloche. Il admirait l’industrie des charpentiers qui commençaient à construire ainsi » (FOLCH-RIBAS, 1989, p. 113-114). Cet extrait est bien entendu tiré d’une œuvre de fiction, mais comme on le verra ci-dessous, avec les recherches conduites au cours des années 1970 et 1980, on aurait pu avoir une image très différente du même personnage.

La valorisation des modèles classiques

7 L’idée d’une forte teneur médiévale dans l’architecture de la Nouvelle-France, caractéristique qui en expliquerait les traits les plus essentiels, est remise en question au fur et à mesure que les hypothèses lancées par Gowans dans les années 1950 et 1960 font leur chemin et que, en parallèle, l’histoire sociale s’intéresse aux liens très

Perspective, 3 | 2008 212

concrets existant entre les sociétés coloniale et métropolitaine. Dans Building a House in New France (MOOGK, [1977] 2002), ouvrage très important mais assez peu remarqué lors de sa publication, Peter Moogk décrit avec précision l’ensemble des pratiques régissant la construction d’habitations, tant en contexte rural qu’urbain, sur la base d’une réelle connaissance de l’organisation des métiers en France à la même époque, et en s’appuyant sur une étude approfondie des archives notariales au Canada (contrats d’apprentissage, marchés de construction, etc.). La figure du constructeur se précise donc considérablement et le rôle majeur joué par les architectes-entrepreneurs travaillant sur la base de contrats à forfait est bien mise en évidence. Ce ne sont plus des maîtres visionnaires, mais plutôt des compagnons qui vont s’établir au Canada, maçons, charpentiers et autres, espérant pouvoir travailler plus librement dans un pays où les corporations de métier étaient interdites, où la main-d’œuvre faisait défaut et où les apprentis pouvaient même s’attendre à recevoir un salaire (MOOGK, 1976).

8 Parmi eux, Claude Baillif, Jean Le Rouge (1639-1712), Joseph Maillou (1663-1702), Jean- Baptiste Maillou (1688-1753) et plusieurs autres en sont venus à engager des hommes de différents métiers et entreprendre de nombreux chantiers pendant la même saison pour livrer les bâtiments « clé en main ». Ils savaient souvent dessiner et possédaient des ouvrages allant de la Coutume de Paris aux Règles des cinq ordres d’architecture de Vignole de Lemuet, de Philibert de l’Orme à Louis Savot.

9 Ainsi, l’importance des sources classiques dans l’architecture canadienne du XVIIe siècle devient, dans les années 1970, l’objet d’un intérêt marqué chez un certain nombre de chercheurs dont les travaux vont complètement réorienter la discipline de l’histoire de l’architecture au Québec. Le rôle des modèles dans la diffusion des codes du classicisme français est au cœur des travaux de Luc Noppen (NOPPEN, 1974a ; NOPPEN, PAULETTE, TREMBLAY, 1979). Ses ouvrages démontrent à l’aide de nombreux exemples comment l’architecture canadienne des XVIIe et XVIIIe siècles ne peut se comprendre qu’en référence aux types et aux formes classiques. Des monastères comme celui des Ursulines à Québec, dont les parties les plus anciennes ont été construites entre 1686 et 1720, empruntent le schéma classique développé autour d’une cour carrée, aussi régulière que les circonstances le permettent. Les édifices des représentants du roi à Québec, tels que le château Saint-Louis, résidence du gouverneur commencée en 1692, et le palais de l’intendant, de 1715 – exemples sur lesquels on reviendra plus loin – sont articulés par des avant-corps disposés symétriquement ; ils possèdent de grands combles parfois droits, parfois brisés, généralement couverts d’ardoises importées, et sont organisés selon le système de l’appartement français. D’une façon générale, les appareils de maçonnerie sont recouverts de crépi pour leur donner un aspect plus régulier et la pierre de taille est réservée pour encadrer les ouvertures et pour renforcer les arêtes des volumes principaux. Plusieurs de ces édifices comportent des voûtes en berceau ou en anse de panier et les plus importants, comme le palais de l’intendant de 1715, et le collège des Jésuites, érigé autour de 1725, sont enrichis d’un portail en pierre de taille ou d’un escalier d’honneur.

10 Pour revenir à l’exemple de Claude Baillif, il est maintenant clair que, dans la plupart de ses projets, l’architecte-entrepreneur s’appuyait sur des modèles parisiens de la première moitié du XVIIe siècle : les façades à trois niveaux, comme celle de l’église Saint-Paul-Saint-Louis, pour la cathédrale Notre-Dame de Québec, la place Royale (place des Vosges) pour le projet non exécuté d’une « place de Québec » (GRIGNON, 1992,

Perspective, 3 | 2008 213

p. 18-21), les cheminées articulées en trois sections, avec une gorge importante, pour décorer les maisons bourgeoises.

11 Un autre volet fondamental de l’architecture en Nouvelle-France est évidemment la question de la forme urbaine, abordée assez tôt par John W. Reps, qui consacre un chapitre à la Nouvelle-France dans son étude sur la ville américaine (REPS, 1965, chap. III). L’originalité de cet ouvrage réside bien entendu dans sa perspective nord- américaine, mais aussi dans sa mise en évidence de la variété des modèles européens utilisés dans les colonies, des plans organiques s’appuyant sur la topographie aux plans géométriques des ingénieurs militaires, en passant par les bastides médiévales, les villes idéales de la Renaissance et les compositions théâtrales baroques. Certaines de ses idées sur la Nouvelle-France, comme celle du lien avec les bastides du sud de la France, sont rapidement nuancées (MARSAN, 1974, p. 90-93), mais l’ouvrage de Reps demeura longtemps une référence importante pour l’étude de la forme urbaine en Amérique du Nord – il est d’ailleurs adapté en français en 1981 (REPS, 1981) et son travail sur l’impact des enceintes fortifiées a suscité beaucoup d’intérêt. Par la suite, le rôle des ingénieurs militaires (ingénieurs, sous-ingénieurs, en titre ou non) a été examiné en profondeur dans les recherches sur les fortifications de Québec (CHARBONNEAU, DESLOGES, LAFRANCE, 1982), et dans celles conduites sur Montréal au Centre canadien d’architecture (LAMBERT, STEWART, 1992). Ces travaux montrent, par exemple, comment l’enceinte de Montréal – conçue par Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry (1682-1756), ingénieur formé à l’école de Vauban – était, avec ses bastions rapprochés, adaptée au tir d’infanterie plutôt qu’à l’artillerie lourde (CHARBONNEAU, LAFRANCE, P OIRIER, 1992, p. 22). La contribution des ingénieurs militaires au développement du classicisme académique au Canada est bien soulignée par la plupart des auteurs (NOPPEN, PAULETTE, TREMBLAY, 1979, p. 29-40 ; CHARBONNEAU, DESLOGES, LAFRANCE, 1982, chap. 11 ; MAYRAND, 1971). On en trouve d’ailleurs les exemples les plus importants dans l’œuvre de Chaussegros de Léry, avec la façade de l’église paroissiale Notre-Dame de Montréal en 1721 et la cathédrale Notre-Dame de Québec en 1745.

12 La multiplication des travaux démontrant l’existence de liens constants entre la colonie et la métropole en matière d’architecture a conduit assez vite à la nécessité de revoir la vieille formulation des idées sur l’adaptation des modèles européens. De nombreuses études ont montré comment, par essais et erreurs, des formes européennes ont dû être modifiées en contexte colonial. Si la volonté originale était souvent de conserver au mieux les formes connues, la confrontation avec le nouveau contexte a forcé l’adaptation et amené une « canadianisation » des formes dans les principaux types architecturaux. Ce processus est bien mis en évidence dans la monographie de Noppen sur Notre-Dame de Québec, ouvrage dont le sujet réel dépasse largement l’édifice en question (NOPPEN, 1974b). En faisant un historique détaillé de ce bâtiment du XVIIe au XXe siècle, Noppen suggère que les difficultés rencontrées pendant la construction de la cathédrale à l’époque de François de Laval et de Claude Baillif auraient plus ou moins contraint le clergé à évoluer vers une vision plus modeste et mieux adaptée de l’architecture des églises. En effet, le projet initial de Notre-Dame de Québec a été considérablement réduit avant même que le marché de construction ne soit octroyé en décembre 1683 et l’édifice réduit a lui-même été amputé de plusieurs éléments importants en cours de construction. La leçon a été rude, mais elle aurait été apprise de cette manière, et les églises paroissiales de la fin du siècle ont pu s’inspirer de la formule simplifiée.

Perspective, 3 | 2008 214

13 Le raisonnement sur l’adaptation forcée des formes architecturales pourrait être appuyé sur de nombreux autres exemples, comme celui du Séminaire de Québec (branche canadienne du Séminaire des missions étrangères, fondée en 1663 par François de Laval), grand édifice voûté enrichi de pavillons d’angle et d’un toit à la Mansart, construit autour de 1680, possiblement par Baillif. L’édifice est la proie d’un incendie majeur en 1701, puis d’une seconde en 1705, de sorte que, reconstruit avec des moyens de plus en plus limités, il gagne en pragmatisme ce qu’il perd en prestige. Son corps de logis coiffé d’un simple toit à deux versants, tel qu’on le connaît au XVIIIe siècle, a effectivement quelque chose de plus canadien, ou de moins versaillais, que l’édifice original.

14 Cette nouvelle vision de l’adaptation des formes européennes a donc une dimension beaucoup plus prosaïque que celle proposée par les premiers historiens de l’art canadien et on peut être assez d’accord avec l’argument avancé dans ce mouvement d’intermédiation : « Quelque peu délaissée [dans la première moitié du XVIIIe siècle], la ville de Québec grandit quand même et si, sur le plan formel, les édifices sont moins élaborés, ils possèdent l’avantage de s’intégrer mieux à leur environnement et de satisfaire davantage les besoins de leurs occupants. C’est ainsi que naît une première véritable architecture québécoise » (NOPPEN, PAULETTE, TREMBLAY, 1979, p. 29).

De la société de cour à l’administration éclairée

15 Mais les choses ne sont pas aussi simples qu’elles ne le paraissent… En effet, pour continuer avec le chantier de la cathédrale de Québec, comment expliquer qu’en 1685, soit un an après le début de la construction, Baillif propose une nouvelle version de son grand projet, avec une nef à trois vaisseaux, une façade à trois niveaux et de grandes tours disposées de chaque côté ? Pourquoi, après avoir établi les fondations du petit projet pendant l’été 1684, continue-t-il la construction d’une façade et de tours imposantes et demande-t-il bientôt le paiement des travaux supplémentaires qui visaient à renforcer les premiers ouvrages de maçonnerie ? Ces événements restent quelque peu difficiles à expliquer si l’on s’en tient au schéma de l’adaptation par essais et erreurs car une fois mis en chantier, étonnamment, le projet se met à croître plutôt qu’à diminuer, comme le montre une histoire détaillée de la construction de la cathédrale Notre-Dame de Québec (GRIGNON, 1997, chap. 1).

16 En effet, tout se passe comme si l’adaptation pragmatique des projets aux nouvelles conditions ne s’était pas imposée facilement, et comme si, au moins pendant la durée du règne de Louis XIV, d’autres préoccupations avaient joué un rôle plus déterminant. Malgré les multiples difficultés rencontrées dans la réalisation de grands projets pendant ces années, l’association directe entre les formes architecturales et le prestige du commanditaire – qui s’exprime à travers la règle de convenance dans les traités – encourageait une certaine résistance à l’idée d’un compromis avec les contraintes matérielles. Cette manière de voir est assez caractéristique d’une « société de cour », pour reprendre la notion de Norbert Elias : « on conçoit mal que des gens se ruinent par et pour leur maison, si l’on ne prend pas conscience du fait que, dans la société de l’aristocratie de cour, la grandeur et la magnificence de la maison n’étaient pas en premier lieu une marque de richesse, mais une marque de rang » (ELIAS, [1969] 1985, p. 32). L’expression « société de cour » suggère que ce type de comportement ne caractérise pas uniquement l’entourage royal, mais aussi la société française à l’époque de

Perspective, 3 | 2008 215

Louis XIV d’une manière plus large, et on ne s’étonne pas d’en retrouver l’équivalent dans le contexte colonial de la Nouvelle-France. Laissons donc Elias continuer : « Un haut rang social oblige son détenteur à posséder une maison et à lui assurer une belle apparence. Ce qui, aux yeux de la morale économique du bourgeois, n’est que gaspillage […] est en réalité l’expression de l’ethos propre à l’ordre des seigneurs. Cet ethos découle des structures et de l’activité de la société de cour. En même temps il en assure le fonctionnement. Il n’est pas l’expression d’un libre choix » (ELIAS, [1969] 1985, p. 32-33).

17 La nouvelle cathédrale devait être, dans cette perspective, l’église la plus imposante de la ville, et si le pragmatisme des administrateurs paroissiaux – car Notre-Dame de Québec possède le double statut de paroissiale et de cathédrale, et est administrée par des marguilliers – a pu imposer un projet réduit à un seul vaisseau lors de la signature du marché, il est clair que l’évêque n’a pas lâché prise et a continué de chercher les moyens de construire une véritable cathédrale, comme en témoignent ses demandes répétées à la cour et au roi pour s’assurer de fonds supplémentaires. Le grand projet de Baillif a donc été réhabilité avec quelques modifications en 1685, et on a encore tenté d’en sauver l’essentiel pendant plusieurs années, même quand le chantier fut pris en main par un second architecte, Hilaire Bernard de La Rivière (vers 1640-1729). Malgré ces efforts, on n’a, en dernier ressort, pas pu faire mieux que de relier la nouvelle façade à la vieille église paroissiale, et Notre-Dame est restée un bâtiment plutôt médiocre jusque dans les années 1740, mais cela ne s’est pas fait sans détours compliqués.

18 Dans ce paysage urbain de Québec dominé par le Séminaire, la tour de la cathédrale et l’église des Jésuites (1666), qui semble avoir été réalisée sans trop de difficultés, les Récollets tentent aussi de s’imposer par le biais de leur architecture. En 1681, ils obtiennent du roi la permission d’ériger, au cœur de la haute-ville, sur la place d’Armes, un hospice, c’est-à-dire une dépendance rattachée à leur monastère de Notre- Dame-des-Anges qui, lui, se trouve hors de la ville. Mais le petit clocher qu’ils posent sur la chapelle de leur hospice en juin 1683 suscite la colère de l’évêque, qui l’interprète comme le signe d’une nouvelle communauté religieuse. Après une longue série de demandes, menaces et mesures punitives de la part de François de Laval et de refus systématiques de la part des Récollets, l’évêque réussit à obtenir du roi une ordonnance qui oblige les frères à obtempérer à l’automne 1684. Cependant, avec l’arrivée du nouvel évêque Jean-Baptiste de Saint-Vallier (1653-1727, évêque 1688-1727) à Québec en 1688, et grâce à l’influence favorable du gouverneur le comte de Frontenac (1622-1698, gouverneur 1672-1682 ; 1689-1698), la situation bascule rapidement en faveur des Récollets, qui sont autorisés à ériger un véritable monastère en haute-ville dès 1691. Ce projet est un réel succès, car l’église complétée vers 1699 s’impose dans le paysage urbain, dépassant en hauteur celle des Jésuites, et le monastère est lui-même achevé vers 1715. Dans une lettre qui laisse bien deviner le jeu de coulisses qui a conduit à ce revirement de situation, Frontenac conclut son récit des événements avec la jolie formule : « L’étoffe grise peut estre quelque fois plus fine que la noire »5.

19 On voit bien que le succès d’un projet architectural à Québec n’est pas uniquement affaire d’adaptation aux conditions locales, mais dépend aussi du jeu des alliances politiques dans la colonie et dans la métropole, et que la faveur royale compte pour beaucoup. Il est même possible d’affirmer que le rôle joué par la recherche de prestige en architecture se trouve amplifié en Nouvelle-France par sa situation de colonie d’outre-mer. En effet, cette préoccupation envers l’importance d’un édifice dans la ville

Perspective, 3 | 2008 216

ne se rapporte pas uniquement à la perception de ses habitants, mais aussi, et peut-être même davantage, à la vision qu’on pouvait en avoir en Europe. Les tensions autour de l’impact d’un édifice dans le paysage urbain suggèrent l’existence d’un véritable souci de visibilité dans « l’image » de Québec, dans ces vues qui montrent Québec toujours de la même façon, à partir du fleuve Saint-Laurent, en favorisant nettement le côté est de la ville, et qui identifient dans une légende les édifices les plus importants (GRIGNON, 2005). Dans une gravure de 1722, on a ainsi l’image de la ville telle qu’elle fut façonnée par Saint-Vallier et Frontenac, avec en évidence le château Saint-Louis (A), l’église des Récollets (B) et le palais épiscopal (H), qui s’affirment pleinement aux côtés des Jésuites (D) et de la cathédrale (E).

20 Les tensions liées à la convenance ou l’inconvenance des projets architecturaux sont effectivement assez généralisées dans la capitale coloniale, et celles qui se développent entre les représentants du roi ne sont pas moins fortes que celles que nous venons d’observer entre les différentes instances religieuses. La construction du château Saint- Louis, résidence du gouverneur, et celle du palais de l’intendant, deuxième personnage en importance dans la colonie, sont aussi fortement marquées par cet esprit de compétition qui anime les « sociétés de cour », et chacune des étapes de la construction des deux édifices peut être interprétée comme une réponse à son rival : d’abord le château Saint-Louis, construit en 1647 et agrandi en 1683, établit la position du gouverneur ; puis le premier palais de l’intendant est aménagé dans les murs d’une ancienne brasserie en 1686 ; ensuite le château Saint-Louis est reconstruit à partir de 1692 ; enfin un second palais est érigé pour l’intendant de 1715 à 1718.

21 Si on y regarde de plus près, c’est tout le vocabulaire architectural qui est en jeu. Le château Saint-Louis de 1692 suit un plan quelque peu daté, en corps de logis simple et avec de hautes toitures pour articuler les pavillons d’angle. Mais le bâtiment reste inachevé, et il est indubitablement déclassé quand l’intendant Michel Bégon (1667-1747) se fait construire le palais conçu par l’ingénieur Laguer de Morville en 1715 : édifice en corps de logis double, trois avant-corps, escalier d’honneur en U, grand comble brisé. Surtout, il est achevé en moins de trois ans : un autre grand projet réalisé avec succès.

22 Par la suite, c’est Élisabeth de Joybert, marquise de Vaudreuil (1673-1740) qui exigera la finition du château Saint-Louis en 1722. Au dire de Chaussegros de Léry – qui a été obligé d’en dessiner le projet de manière à ce que la marquise puisse « recevoir du monde » (GRIGNON, 2008, p. 65) –, c’est une dépense mal avisée, dans un contexte où les fortifications de la ville stagnent, en attente de fonds.

23 Mais voilà qu’en 1725, le palais de l’intendant est détruit par un incendie, et c’est Chaussegros de Léry qui le reconstruit selon ses propres préoccupations – car Bégon sait qu’il quitte la colonie avant la fin de l’année et ne se préoccupe pas du projet, tandis que le nouvel intendant, Claude-Thomas Dupuis (1678-1738) n’est pas arrivé pour faire connaître ses exigences. Le nouveau bâtiment, terminé à l’automne 1726, est un modèle de sens pratique. Conçu à l’épreuve du feu, il propose une série de mesures – édifice entièrement en maçonnerie, toiture à deux versants, couverture en ardoise, murs coupe-feux, charpente allégée, etc. – qui fourniront les bases de « l’Ordonnance portant réglement pour la construction des maisons en matériaux incombustibles dans les villes de la colonie » de 1727. Cette ordonnance, vraisemblablement rédigée par Chaussegros de Léry, n’impose pas une élévation type pour les façades comme le font celles de certains ingénieurs en France à la même époque, mais elle n’en détermine pas

Perspective, 3 | 2008 217

moins les caractéristiques essentielles de la maison urbaine du XVIIIe siècle à Montréal et à Québec.

24 Il est intéressant de remarquer que l’adaptation aux conditions locales arrive ici par le haut, c’est-à-dire à travers l’intervention d’un ingénieur militaire au fait des principes de Vauban, et elle s’impose non seulement par l’ordonnance de 1727, mais aussi par le biais des modèles que continuent de fournir les édifices royaux, comme le nouveau palais de l’intendant et quelques autres structures conçues par Chaussegros de Léry dans les années 1730 et 1740 (NOPPEN, 1990). C’est autant le prestige de cette architecture aux formes classiques que l’expérience de la construction qu’ils donnent à certains entrepreneurs importants – comme Jean-Baptiste Maillou, souvent retenu pour les ouvrages royaux à Québec –, qui assurent la diffusion des idées de Chaussegros de Léry.

25 Le rôle des ingénieurs militaires dans l’adaptation des modèles académiques est donc fondamental au Canada au XVIIIe siècle. L’adaptation à la diversité des conditions qu’ils rencontrent est en effet une dimension centrale du travail des ingénieurs militaires en poste dans les colonies françaises au XVIIIe siècle (VIDAL, D’ORGEIX, 1999). Comme l’affirme Émilie d’Orgeix à propos de la reconstruction de Notre-Dame de Montréal par Chaussegros de Léry en 1722, « [e]n bon ingénieur sobre et économe, il réalisa un projet classique, inspiré dans ses grandes lignes de modèles italiens de la Renaissance mais qui répondait parfaitement aux critères économiques et climatologiques de la colonie » (D’ORGEIX, 1999, p. 64).

26 La question de l’adaptation des sources françaises au Canada a été comprise de manières très diverses depuis les travaux de Traquair et de Morisset ; elle constitue en même temps un point crucial pour comprendre l’historiographie portant sur l’architecture en Nouvelle-France. La vision de l’adaptation spontanée aux mains d’artisans qui perpétuaient les traditions médiévales est aujourd’hui remplacée par l’idée d’une adaptation calculée et rationnelle, apportée par les ingénieurs militaires et diffusée ensuite par des modèles locaux. Dans une certaine mesure, des travaux archéologiques et scientifiques plus poussés sur les monuments existants pourraient aider à préciser la part exacte des transformations adoptées de manière intuitive par les constructeurs et de celles diffusées à partir de modèles ayant un certain prestige aux yeux de la population. Cependant, il apparaît nettement qu’un véritable changement de mentalité a eu lieu entre la fin du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècle. Sous le règne de Louis XIV, la recherche de prestige et le souci d’un juste reflet des hiérarchies sociales dans les bâtiments a favorisé le respect des formes et des types architecturaux classiques. Avec le nouveau contexte qu’instituent la Régence et la polysynodie en France, celui de l’installation d’un ingénieur militaire permanent et la canadianisation graduelle des élites en Nouvelle-France, une administration éclairée et responsable prend forme dans la première moitié du XVIIIe siècle, et la porte s’ouvre sur une vision plus pragmatique de l’architecture dans la colonie. C’est grâce à cette transformation du contexte social et politique que le jeu de l’expérience a pu devenir une véritable source d’adaptation et de développement.

Perspective, 3 | 2008 218

BIBLIOGRAPHIE

– CHARBONNEAU, DESLOGES, LAFRANCE, 1982 : André Charbonneau, Yvon Desloges, Marc Lafrance, Québec, ville fortifiée, du XVIIe au XIXe siècle, Québec, 1982.

– CHARBONNEAU, LAFRANCE, POIRIER, 1992 : André Charbonneau, Marc Lafrance et Monique Poirier, « Les fortifications de Montréal », dans LAMBERT, STEWART, 1992, p. 19-30.

– DESFONTAINES, 1957 : Pierre Desfontaines, L’homme et l’hiver au Canada, Paris/Québec, 1957.

– ELIAS, (1969) 1985 : Norbert Elias, La société de cour, Paris, 1985 (éd. orig., Die höfische Gesellschaft, Neuwied, 1969).

– FOLCH-RIBAS, 1989 : Jacques Folch-Ribas, La chair de pierre, Paris, 1989.

– GAUTHIER-LAROUCHE, 1967 : Georges Gauthier-Larouche, L’évolution de la maison rurale laurentienne, Québec, 1967.

– GOWANS, 1955 : Alan Gowans, Church Architecture in New France, Toronto, 1955.

– GOWANS, 1958 : Alan Gowans, Looking at Architecture in Canada, Toronto, 1958.

– GOWANS, 1966 : Alan Gowans, Building Canada. An Architectural History of Canadian Life, Toronto, 1966.

– GRIGNON, 1992 : Marc Grignon, « La pratique architecturale de Claude Baillif », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 15, 1992, p. 6-30.

– GRIGNON, 1997 : Marc Grignon, Loing du Soleil. Architectural Practice in Quebec City during the French Regime, New York, 1997.

– GRIGNON, 2005 : Marc Grignon, « Robert de Villeneuve and the Representation of Quebec City at the End of the 17 th Century », dans MILLON, 2005, p. 186-205.

– GRIGNON, 2008 : Marc Grignon, « Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry : la ville comme totalité au XVIIIe siècle », dans Québec, une ville et ses artistes, 2008, p. 65.

– LAMBERT, STEWART, 1992 : Phyllis Lambert, Alan Stewart éd., Montréal, ville fortifiée au XVIIIe siècle, Montréal, 1992.

– Les chemins de la mémoire, 1990 : Les chemins de la mémoire, I-II, Monuments et sites historiques du Québec ; III, Biens mobiliers du Québec, Québec, 1990.

– LESSARD, MARQUIS, 1972 : Michel Lessard et Huguette Marquis, Encyclopédie de la maison québécoise, Montréal, 1972.

Perspective, 3 | 2008 219

– MARSAN, 1974 : Jean-Claude Marsan, Montréal en évolution : historique du développement de l’architecture et de l’environnement montréalais, Montréal, 1974.

– MAYRAND, 1971 : Pierre Mayrand, « Le développement de l’architecture française au Canada à ses origines », dans Pierre Mayrand et John Bland, Trois siècles d’architecture au Canada, Montréal, 1971, p. 9-51.

– MILLON, 2005 : Henry Millon, éd., Circa 1700. Architecture in Europe and the Americas, (actes, Washington, Center for Advanced Study in the Visual Arts, 2000), Washington, 2005.

– MOOGK, (1977) 2002 : Peter Moogk, Building a House in New France. An Account of the Perplexities of Clients and Craftsmen in Early Canada, Markham, (1977) 2002.

– MOOGK, 1976 : Peter Moogk, « Apprenticeship Indentures : A Key to Artisan Life in New France », dans Canadian Historical Review, 57/4, 1976, p. 399-440.

– MORISSET, (1949) 1980 : Gérard Morisset, L’architecture en Nouvelle-France, Québec, (1949) 1980.

– NOPPEN, 1974a : Luc Noppen, Les églises du Québec, Montréal, 1974.

– NOPPEN, 1974b : Luc Noppen, Notre-Dame de Québec, Québec, 1974.

– NOPPEN, 1983 : Luc Noppen, « La maison québécoise : un sujet à redécouvrir », dans Questions de culture, 4, (Architectures : la culture dans l’espace), 1983, p. 69-101.

– NOPPEN, 1990 : Luc Noppen, « L’arrondissement historique du Vieux-Québec », dans Les chemins de la mémoire, 1990, I, p. 77-108.

– NOPPEN, PAULETTE, TREMBLAY, 1979 : Luc Noppen, Claude Paulette et Michel Tremblay, Québec, trois siècles d’architecture, Montréal, 1979.

– D’ORGEIX, 1999 : Émilie d’Orgeix, « L’architecture religieuse » dans VIDAL, D’ORGEIX, 1999, p. 64.

– Québec, une ville et ses artistes, 2008 : Québec, une ville et ses artistes, Yves Lacasse et Denis Castonguay éd., (cat. expo., Québec, Musée national des beaux-arts du Québec, 2008), Québec, 2008.

– REPS, 1965 : John W. Reps, The Making of Urban America, Princeton (N.J.), 1965.

– REPS, 1981 : John W. Reps, La ville américaine. Fondation et Projets, Bruxelles, 1981 (traduction partielle de REPS, 1965).

– TRAQUAIR, 1947 : Ramsay Traquair, The Old Architecture of Quebec, Toronto, 1947.

– VIDAL, D’ORGEIX, 1999 : Laurent Vidal, Émilie d’Orgeix éd., Les villes françaises du nouveau monde, Paris, 1999.

Perspective, 3 | 2008 220

NOTES

1. Il y a bien entendu toute une littérature de guides historiques et touristiques, de chronologies, de biographies, etc., que nous passons sous silence ici. Produits par des généalogistes, des archivistes et des amateurs d’histoire locale, ces textes établissent les premières chronologies sérieuses à la fin du XIXe siècle, et il est souvent utile d’y retourner aujourd’hui. Mentionnons par exemple les articles de l’archiviste Pierre-Georges Roy (1870-1953) dans le Bulletin des recherches historiques (Lévis, 1895-1968), organe des Archives de la Province de Québec et de la Société des études historiques, ainsi que les textes recueillis dans des ouvrages comme L’Île d’Orléans (1928) et La ville de Québec sous le régime français (1930). Néanmoins, nous nous limitons ici aux études où la forme architecturale constitue l’objet premier de la recherche, généralement réalisées par des architectes et des historiens de l’art. 2. « The early settlers brought with them the simple methods of the French countryside, the only methods they knew, these they adapted and modified to suit the new climate and the new living conditions of North America. So rose an architecture whose roots were French whilst its blossom was Canadian » (TRAQUAIR, 1947, p. 1). 3. « The early settlers knew nothing of the magnificient court life […], they were not burdened with the overwhelming magnificences of the Roi Soleil » (TRAQUAIR, 1947, p. 1). 4. « The effect of this mass of broken gold at the end of the church is very fine. It fully justifies William Morris’ famous saying, ‘Gold is like beer, a little is no use’ » (TRAQUAIR, 1947, p. 168). 5. Lettre de Frontenac aux Récollets de la Province de Saint-Denis, 10 octobre 1692, dans GRIGNON, 1997, p. 76.

RÉSUMÉS

Les premières recherches sur l’architecture du régime français au Canada ont voulu y voir une survivance du Moyen Âge qui, transplantée en Amérique, aurait rapidement donné lieu à une tradition originale et indépendante. Cependant, l’attention se déplaçant du monde rural vers le monde urbain, l’importance des formes classiques a graduellement été mieux reconnue au cours des années 1970. Cette nouvelle orientation a amené la révision des idées fondamentales sur la transformation des modèles européens, avec des travaux qui soulignent les difficultés de l’adaptation, la recherche de prestige de la part des élites dirigeantes et la vision pragmatique des ingénieurs militaires.

The first studies conducted on the architecture of French Canada attempted to interpret it as a throwback to the Middle Ages, one that, once exported to the Americas, rapidly developed into a unique and independent architectural tradition. As attention gradually shifted from rural communities to urban centers throughout the 1970s, however, the importance of classical forms gained greater recognition. This new orientation led researchers to fundamentally rethink the transformation of European models, with studies emphasizing the difficulties of architectural adaptation, attempts by the ruling elite to garner prestige, and the pragmatic approach of military engineers.

Die ersten Forschungen zur Architektur des französischen Regimes in Canada haben versucht, in den bautechnischen Ergebnissen ein Fortleben des Mittelalters zu erkennen, welches auf

Perspective, 3 | 2008 221

Amerika übertragen schnell zu einer eigenen unabhängigen Tradition geführt hätte. Allerdings wurde die Bedeutung klassischer Formen seit den siebziger Jahren, durch die Interessenverschiebung vom Land zur Stadt, nach und nach besser erkannt. Diese neue Ausrichtung hat es ermöglicht, die Grundideen zur Veränderung europäischer Modelle neu zu überholen. Dies wird vor allem durch Studien erreicht, die die Schwierigkeiten der Anpassung, das Ringen um Ansehen bei den Führungseliten und die pragmatische Sicht der Militäringenieure herausstellen.

Le prime ricerche riguardo l’architettura del regime francese in Canada hanno voluto vedervi una sopravvivenza del Medioevo che, una volta trapiantato in America, avrebbe rapidamente dato luogo a una tradizione originale indipendente. Tuttavia, non appena l’attenzione si è spostata dal mondo rurale a quello urbano, l’importanza delle forme classiche è stata gradualmente riconosciuta nel corso del 1970. Questo nuovo orientamento ha portato a una revisione delle idee principali riguardo la trasformazione dei modelli europei, con degli studi che mettono in rilievo le difficoltà di adattamento, la ricerche di prestigio da parte delle élites al potere e la visione pragmatica degli ingegneri militari.

Las primeras investigaciones sobre la arquitectura del régimen francés en el Canadá quisiron ver allí una supervivencia de la Edad Media que, trasplantada en América, habría dado rápidamente lugar a una tradición original e independiente. Sin embargo, como la atención se desplaza del mundo rural hacia el mundo urbano, la importancia de las formas clásicas se fue reconociendo poco a poco durante los años setenta. Esta nueva orientación trajo la revisión de las ideas fundamentales sobre la transformación de los modelos europeos, con trabajos que subrayan las dificultades de la adaptación, de la búsqueda de prestigio por parte de las élites dirigentes y la visión pragmática de los ingenieros militares.

INDEX

Mots-clés : architecture canadienne, architecture, habitation, maison urbaine, architecture religieuse, historiographie, métropole, colonie, histoire sociale Index géographique : Canada Keywords : canadian architecture, living, urban house, religious architecture, historiography, colony, social history Palabras claves : Traquair (Ramsay), Morisset (Gérard), Moogk (Peter), Noppen (Luc) Index chronologique : 1600, 1700, 1800

AUTEUR

MARC GRIGNON Ph.D., École d’architecture, MIT, 1991. Professeur d’histoire de l’art à l’Université Laval depuis 1991. Ses recherches portent principalement sur l’architecture canadienne du XVIIe au XIXe siècle. Il s’est intéressé à la question de la représentation urbaine en contexte colonial (« Québec et son image : une perspective historique », dans Six Émissaires : Québec réinventée, Québec, 2008, p. 28-37) et a publié plusieurs articles sur les plans et les vues de Québec. Ses travaux actuels portent sur les rapports entre architecture et fiction, dans le cadre d’un projet mené en collaboration avec Martin Bressani (« Une protection spéciale du ciel : Le décor de l’église de Saint-Joachim et les tribulations de l’Église catholique québécoise au début du XIXe siècle », dans Annales d’histoire de l’art canadien, 2008, 29, p. 8-48).

Perspective, 3 | 2008 222

L’histoire de l’art au Canada

Actualité

Perspective, 3 | 2008 223

L’exposition du cinéma : fragments d’une histoire locale et globale

Olivier Asselin

1 L’art et le cinéma au Canada. Traiter de ce sujet peut paraître simple mais est en fait malaisé. Déjà, on peut s’interroger sur la valeur des approches nationales ou géopolitiques de l’art et de la culture, surtout ici, au Canada et au Québec, où le débat sur la Nation, et sur ses rapports avec l’État, semble interminable, et surtout maintenant, à l’heure de la globalisation. Pour l’historien, la Nation n’est pas, comme l’État, une réalité : elle est une « communauté imaginée »1, imaginée par les individus qui la constituent, par le pouvoir politique qui l’incarne. Elle est fondée sur la fiction d’une communauté, sur un ensemble de caractères partagés, dont la nature et l’importance varient selon les lieux, les moments, les points de vue : ethnicité, langue, religion, culture, institutions, économie, etc. Mais elle repose aussi sur la fiction de l’intégrité d’un territoire – des lieux, un paysage, une géographie et, bien sûr, des frontières. Et surtout, elle repose sur la fiction de la continuité d’une histoire – une mémoire et des utopies, une origine et un projet. Mais quoi qu’il en soit, les nations sont historiques et, par conséquent, arbitraires. Elles peuvent avoir une certaine unité politique mais pas nécessairement pour autant une unité culturelle. Chaque nation rassemble des cultures locales hétérogènes, nourries par des traditions ou appartenant à des milieux particuliers, et participe d’une culture globale, favorisée par les échanges économiques, les communications et les migrations.

2 Ensuite, même au-delà de la question de l’art et du cinéma, la définition d’un art est toujours complexe et changeante. Elle couvre une multiplicité de traits remarquables, pas tous cohérents, ni essentiels, ni même exclusifs ; elle varie historiquement, avec l’art lui-même, avec ce que l’on en retient à un temps donné, selon les points de vue. Certains donnent de l’art une définition médiale, qui privilégie les propriétés physiques du médium, son support, ses matériaux et ses formes, ses outils et ses techniques ou sa technologie. D’autres privilégient une définition artistique, qui retient surtout les principales formes visuelles, iconographiques ou narratives et leurs effets physiologiques, psychologiques ou cognitifs sur le spectateur. D’autres, enfin, se contentent d’une définition sociale, qui considère plutôt les contextes de production et

Perspective, 3 | 2008 224

de réception, les agents, les institutions et le marché. En fait, ce que l’on veut ici comparer, ce ne sont pas seulement deux médiums et deux arts, mais surtout deux mondes sociaux : la pratique de l’industrie cinématographique et celle du milieu de l’art. Car ce qu’on appelle le cinéma n’est pas seulement le film, pas même le récit audiovisuel de fiction, c’est aussi et surtout cette industrie de masse, qui, en général, produit des images en quantité et les diffuse largement, pour un public nombreux. Et ce qu’on appelle l’art n’est pas l’art en général, pas même l’art dit visuel, mais seulement cette pratique plutôt artisanale, dont les œuvres circulent surtout dans le réseau étroit des galeries et des musées, pour un public avisé.

3 Au Canada comme ailleurs, l’art et le cinéma, ainsi définis, se sont souvent croisés, et sur bien des plans. Au niveau des œuvres déjà : les arts visuels ont souvent pris le cinéma comme motif ou comme forme, notamment dans la peinture et la photographie de grand format, dans l’art vidéo et le cinéma dit d’exposition ; inversement, le cinéma a souvent pris l’art comme motif ou comme forme, notamment dans les films sur l’art ou dans les films « artistiques ». Au niveau des discours aussi : l’histoire de l’art et les études cinématographiques ont des objets communs (la , la perspective, l’image de grand format, le cinéma d’avant-garde ou expérimental, l’art vidéo et les arts médiatiques, les technologies numériques, etc.) ainsi que des échanges méthodologiques, en particulier dans le cadre interdisciplinaire des visual studies2. Et enfin, au niveau des institutions : la salle de cinéma présente rarement des objets d’art et des expositions (sauf évidemment la cinémathèque), mais le musée, lui, s’est ouvert au cinéma, en se dotant d’une salle de projection avec une programmation régulière de films et, bien sûr, en présentant des œuvres et des expositions sur le cinéma.

4 Pour éviter à la fois la généralisation simplificatrice et l’inventaire interminable, nous avons choisi de répondre à la question posée d’une manière ponctuelle, historiquement circonscrite et locale, par l’étude de trois expositions sur le cinéma présentées à Montréal ces dernières années, que nous considérons comme exemplaires de l’histoire des rapports entre l’art et le cinéma au Québec, au Canada et ailleurs.

L’Effet cinéma

5 En 1995, à l’occasion du centenaire officiel de l’« invention » du cinéma, le Musée d’art contemporain de Montréal a présenté l’exposition L’Effet cinéma, qui, selon le commissaire Réal Lussier, voulait traiter « de la présence du cinéma dans le champ de l’art contemporain »3. Rassemblant une quarantaine d’œuvres d’une impressionnante galerie d’artistes du Canada et d’ailleurs, l’exposition a certainement constitué un moment charnière – et inaugural – dans l’histoire des rapports entre l’art contemporain et le cinéma au Canada. Elle faisait dialoguer plusieurs générations d’artistes, dont les relations au cinéma étaient très variées : un maître du cinéma expérimental (Michael Snow), des pionniers de l’art vidéo et numérique (Dara Birnbaum, Dan Graham, Joan Jonas, Robert Morin et Lorraine Dufour, Marcel Odenbach, Tony Oursler, Woody Vasulka), des représentants de la photographie mise en scène ou installée (Raymonde April, Geneviève Cadieux, Thomas Corriveau, Suzanne Lafont, Jean Le Gac, Cindy Sherman, Jeff Wall), mais aussi des peintres (Joanne Tod, Eric Fischl) et même des réalisateurs (François Girard4, Jean-Luc Godard, Peter Greenaway). L’exposition présentait, en plus, quelques-unes des stars montantes de ce que l’on a appelé ensuite le « cinéma d’exposition » : Stan Douglas, Douglas Gordon et Mark Lewis.

Perspective, 3 | 2008 225

6 L’envergure de l’exposition affaiblissait peut-être la précision conceptuelle de l’ensemble, mais elle permettait au moins de suivre l’évolution des rapports entre l’art et le cinéma depuis les années 1970 et manifestait déjà ce déplacement progressif de l’attention des qualités essentielles du film comme médium aux qualités plus largement historiques du cinéma comme industrie. À cet égard, les quelques œuvres des « Vancouver Boys » présentées dans l’exposition – celles de Jeff Wall, Stan Douglas et Mark Lewis – étaient exemplaires.

7 Dans Outburst (1989), qui met en scène un sweatshop [atelier où la main-d’œuvre est exploitée], Jeff Wall peut sembler mettre en question la photographie documentaire et prôner un retour à la peinture de la vie moderne, mais, pour ce faire, il s’approprie les modes de production du cinéma de fiction le plus industriel (le repérage et la construction de décors, le casting, les répétitions et la mise en scène, l’éclairage, le cadrage, le « tournage »), son esthétique (la valeur de plan, le cadre et la composition, la gestuelle, le drame) et son format de diffusion (l’écran lumineux). Dans ses Monodramas (1991), Stan Douglas parodie, lui aussi, les conventions formelles et dramatiques de la fiction cinématographique et télévisuelle en reproduisant des fragments de récit, à la fois familiers (ils sont stéréotypés) et étranges (ils sont inachevés), pour les présenter hors contexte (à l’origine, ils furent présentés à la télévision pendant les pauses publicitaires). Enfin, dans Two Impossible Films (1995), un film coproduit par le Musée d’art contemporain de Montréal à l’occasion de l’exposition, Mark Lewis revient sur deux projets de films inachevés, l’un hollywoodien – une histoire romancée de la psychanalyse que préparait Samuel Goldwyn – et l’autre soviétique – une adaptation du Capital qu’Eisenstein avait un moment envisagé de faire. En confrontant ces deux projets historiques à la réalité sociale la plus actuelle et la plus locale (la géographie sociale de Vancouver, son développement urbain et la place de l’art et du savoir dans cette économie), le film jette un regard ironique sur le cinéma moderne, ses ambitions et ses limites politiques. Or, ce faisant, il se trouve à répéter cela même qu’il critique : les modes de production, les formes et les formats – monumentaux – des films historiques traditionnels (le film fut même tourné en 35 mm et en cinémascope), tout en ruinant le récit, dont l’unité traditionnelle est ici éclatée en une infinité de microrécits, fragmentés et hétérogènes. Ces artistes expriment une certaine incrédulité à l’égard du cinéma dominant (le récit est ici suspendu ou fragmenté), mais elles en imitent les formes avec une fascination évidente.

8 Pendant une vingtaine d’années, le Musée d’art contemporain de Montréal avait accordé une place centrale à l’art vidéo. L’Effet cinéma a marqué la fin de cette période héroïque et inauguré une décennie d’expositions plus largement cinématographiques : Stan Douglas (1996), Gary Hill (1998), Jeff Wall (1999), Pierre Huyghe (2000), Shirin Neshat (2001), Janet Cardiff et Bures Miller (2002), Atom Egoyan (2002), Spencer Tunick (2002), Sam Taylor-Wood (2002), Isaac Julien (2004), Edward Burtynsky (2004), Matthew Barney (2004), William Kentridge (2005), Pascal Grandmaison (2006), Rodney Graham (2006)…

Hitchcock et l’art

9 En 2000, le Musée des beaux-arts de Montréal a inauguré une exposition qui, selon ses deux commissaires, Guy Cogeval et Dominique Païni, proposait « des parallèles entre le cheminement créateur d’Hitchcock et le mouvement des arts et de la pensée qui

Perspective, 3 | 2008 226

l’entoure depuis la fin du siècle dernier jusqu’à nos jours »5. L’exposition rapprochait ainsi les films d’Hitchcock de certaines œuvres d’art de son temps, notamment symbolistes et surréalistes, tout en présentant quelques œuvres contemporaines qui revisitent l’œuvre du cinéaste.

10 Dans un musée, de telles comparaisons entre deux corpus distincts sont généralement présentées – et considérées – comme des filiations, un repérage des sources et des influences, des citations, en amont ou en aval. Ainsi prises au pied de la lettre, comme des filiations, les relations établies ici entre Hitchcock et l’art de son temps pouvaient parfois paraître fragiles, voire superficielles. Mais regardées autrement, comme de simples analogies, ainsi que les commissaires eux-mêmes le suggéraient en évoquant des « constellations sensibles », les parallèles avaient une autre efficacité. En fin de compte, malgré les apparences, il s’agissait peut-être moins d’une analyse historique des rapports entre le cinéma et les arts visuels qu’une analyse formelle et iconographique du cinéma d’Hitchcock.

11 C’est là que l’exposition répondait le mieux à la question qu’elle posait d’emblée (pour mieux désamorcer les critiques anticipées) : qu’est-ce qu’Hitchcock fait au musée ? Qu’est-ce que le musée peut dire du cinéma et apporter aux études cinématographiques ? La question est toujours légitime. Mais, contrairement à ce que les commissaires semblent suggérer dans le catalogue, la résistance de l’institution à l’égard du cinéma ne concerne pas tant le statut artistique de celui-ci (que nul aujourd’hui ne saurait contester et surtout pas dans le cas d’Hitchcock) ; elle porte sans doute plutôt sur l’apparente hétérogénéité entre le cinéma, dont les œuvres sont essentiellement reproductibles (« allographiques »), et le musée, qui conserve encore principalement des œuvres cultuelles (« autographiques »).

12 Cela dit, le musée peut contribuer à l’étude du cinéma de plusieurs façons. Ainsi, il élabore souvent des programmations de films parallèlement aux expositions (et le poste de programmateur, pourtant récent, est désormais aussi prestigieux que celui de conservateur ou de commissaire). Le musée peut aussi présenter des œuvres d’art qui ont inspiré le cinéma ou en dérivent, de même que des documents originaux ou d’autres artefacts relatifs la production cinématographique, comme le font d’ailleurs déjà tous les musées du cinéma et certaines cinémathèques : la correspondance du réalisateur et des collaborateurs, les scénarios annotés, les story-boards, les esquisses de costumes, les plans et les maquettes des décors, certains accessoires, des éléments de décors, des photographies de plateau, les affiches originales, etc. C’est précisément ce que fit l’exposition du Musée des beaux-arts de Montréal.

13 Cependant, la contribution la plus importante de cette exposition n’était pas fondée sur l’« artefactualité » mais plutôt sur la plus pure visualité (c’est pourquoi, sans doute, l’exposition et le catalogue dialoguaient si bien). En présentant non seulement des objets originaux, des œuvres d’art et des documents mais aussi des extraits de film en boucle ou au ralenti, des photogrammes et d’autres images fixes, elle encourageait à suspendre un moment la lecture linéaire des films, dans le temps, pour favoriser une contemplation, dans l’espace, qui scrute les visages, les gestes, les corps, les figures, les accessoires, les décors et les lieux, les formes, la composition, la lumière et la palette, en tant que tels, ponctuellement, dans chaque film et, surtout, transversalement, dans l’ensemble des films d’Hitchcock, pris comme un réseau synchronique. Cette exposition encourageait ainsi à sortir de l’analyse narratologique traditionnelle, qui soumet toutes les dimensions du film au déroulement de l’histoire et du récit, pour proposer une

Perspective, 3 | 2008 227

étude plus spécifiquement formelle, iconographique et iconologique, qui suit la circulation des formes, des motifs, des thèmes et des symboles. Et cette contribution était des plus précieuses, montrant toute l’importance de certains motifs dans le cinéma d’Hitchcock : la femme fatale, l’étreinte et le crime, les couteaux et les oiseaux, le voyeurisme et le sadisme, bien sûr, mais aussi les lieux inquiétants, les spectacles et les fêtes foraines, les forêts et l’eau, la chevelure et tous les autres objets de fétichisme, les formes géométriques, les spirales et les striures, les plongées radicales, les rêves…

14 De ce point de vue, la salle la plus emblématique de l’exposition était sans doute l’antichambre, qui présentait, sur des socles soigneusement alignés et sous verre, les accessoires les plus importants des principaux films d’Hitchcock : la corde du film éponyme, le briquet de L’Inconnu du Nord-Express, les bijoux de La main au collet, le couteau de Psychose, etc. Un tel étalage pouvait sembler typiquement muséal, conçu pour produire un effet de présence réelle, comme un reliquaire. Mais malgré les apparences, aucun de ces accessoires n’était original : il s’agissait d’objets neufs, de simples copies, généralement ressemblantes, parfois simplement analogues aux accessoires originaux des films. D’emblée, les commissaires et les scénographes manifestaient ici, et brillamment, le déplacement qu’une telle exposition allait imposer à l’institution et exiger du spectateur : le passage d’une logique cultuelle à une logique d’exposition, de l’authenticité à la mise en scène, de la présence réelle à la présence simulée. Le musée cessait d’être un espace historique pour devenir un espace de fiction, de fiction théorique, de fiction narrative – comme le cinéma.

Explorations narratives

15 En 2007, le Mois de la photo à Montréal a invité Marie Fraser à concevoir la dixième édition de son événement biennal. Conformément à l’orientation prise par la manifestation ces dernières années, la commissaire a choisi de ne pas limiter l’exposition au seul médium photographique mais de l’ouvrir aux nouvelles images. Pour ce faire, Fraser a retenu une thématique transmédiale, celle de la narrativité. Comme elle l’affirme dans le catalogue, l’exposition proposait « une première réflexion approfondie sur la narrativité en photographie et sur les nouvelles modalités du récit dans l’image contemporaine »6.

16 Or, à suivre le circuit des expositions dispersées dans plusieurs galeries et institutions de la ville, à parcourir les salles, à contempler les œuvres, il fallait se rendre à l’évidence : le véritable sujet de l’événement n’était pas tant la narrativité que le cinéma, encore et toujours. Le catalogue le signale d’ailleurs clairement dans le titrage des trois sous-sections thématiques qui viennent ordonner ce large corpus d’œuvres : « Mise en scène et reconstitution photographiques », « Anomie narrative et déception : le cinéma à la frontière de la photographie » et, enfin, « Entropie narrative et prolifération : la photographie à la frontière du cinéma ». La sélection des œuvres ne se limitait pas au cinéma d’exposition, mais elle accordait une place centrale au genre, avec, entre autres, les œuvres de David Claerbout, Stan Douglas, Douglas Gordon, Teresa Hubbard et Alexander Birchler, Jesper Just, Eve Sussman et Salla Tykkä.

17 Il n’est pas surprenant qu’une réflexion sur le récit rencontre immédiatement le cinéma. Si, dans la modernité, le roman a longtemps été la forme la plus populaire du récit, le cinéma l’a clairement supplanté à ce titre au XXe siècle. Avec son industrialisation, sa diffusion massive à travers le monde et sa popularité, le cinéma

Perspective, 3 | 2008 228

narratif est devenu une forme culturelle dominante et le modèle même du récit (au point que le roman lui-même est devenu cinématographique).

18 Mais l’exposition postulait que l’art contemporain porte un regard critique sur cette hégémonie. Le récit traditionnel – c’est-à-dire, le cinéma dominant – serait ici mis en question, « interrogé » et « radicalement transformé », par toutes sortes de stratégies d’appropriation : mise en scène, reconstitution, remake, suspension, ralenti, boucle, fragmentation, remontage, prolifération, etc.

19 La thèse qui considère l’art comme une pratique essentiellement critique est familière. Déjà, dans la version formaliste de l’histoire, la peinture moderniste était largement définie contre le récit, avant même d’être définie contre la figuration. Dans la version avant-gardiste, l’art moderne était aussi une pratique oppositionnelle, critique des institutions et de la culture bourgeoise. De même, dans la version dite postmoderniste, l’art est encore une critique, cette fois-ci de la culture industrielle de masse. La différence entre ces versions de l’histoire porte moins sur les cibles de la critique – les formes culturelles dominantes et notamment le récit et le récit cinématographique – que sur ses moyens – un abandon pur et simple ici, une appropriation parodique là.

20 Mais la thèse est discutable. D’abord, les formes dominantes du récit, comme du cinéma, n’ont peut-être jamais été aussi monolithiques qu’on se plaît à le penser. Même Aristote, à qui l’on attribue souvent la paternité de la définition classique du récit – la représentation d’une action, une et complète, avec un commencement, un milieu et une fin, un nœud et un dénouement –, n’a jamais affirmé qu’il s’agissait là du seul récit possible et encore moins du modèle de tout récit. Bien au contraire, il formulait ainsi la définition du récit tragique, tout en le distinguant du récit épique, dont les règles étaient, sans doute, moins strictes, notamment sur le plan de l’unité et de la clôture. De même, le cinéma dominant, le cinéma hollywoodien même, n’a peut-être jamais vraiment été classique. Certes, il a longtemps été porté par le continuity system [normes de montage visant à lisser les raccords entre différents plans] et il l’est encore aujourd’hui dans une large mesure, pour des raisons évidentes, mais, au fil du temps, il s’est permis toutes sortes de variations, des transgressions même, surtout actuellement, où il expérimente, lui aussi, de nouvelles configurations narratives.

21 Ensuite, ces pratiques artistiques contemporaines ne sont peut-être pas aussi critiques qu’on le dit. Si on les considère, non pas sur le plan des formes culturelles dominantes, mais plutôt sur le fond de l’histoire moderne de l’art, elles paraissent au contraire faire un retour au récit, un retour largement apologétique. Les appropriations du cinéma dans l’art contemporain affichent souvent un certain scepticisme à l’égard du cinéma, comme il est de mise d’en afficher à l’égard de la culture de masse, mais elles manifestent aussi, en même temps, une véritable fascination pour lui – une sorte de movie envy [envie du cinéma].

Post-mortem

22 Ces trois expositions ponctuelles esquissent peut-être une petite histoire des rapports entre l’art et le cinéma à Montréal, au Québec et au Canada. Si c’est le cas, elles montrent sans doute que cette histoire n’a rien de très spécifique et que l’idée de nation n’a pas une grande pertinence dans ce contexte, du moins pas dans le champ international de l’art contemporain, où les agents circulent et échangent rapidement, où les discours, les pratiques et les institutions sont, malheureusement, assez

Perspective, 3 | 2008 229

homogènes. Ces expositions montrent aussi que ce nouvel intérêt artistique pour le cinéma n’aura duré qu’un temps, dont on peut d’ores et déjà indiquer les limites : depuis 1995, quand, à l’occasion d’une grande exposition inaugurale, il est officiellement nommé, jusqu’à 2007, quand, à l’occasion d’une autre grande synthèse, il hésite à redire son nom.

23 Cet intérêt artistique pour le cinéma a certainement des causes sociologiques. Il est peut-être lié à la crise de légitimité qui frappe le milieu de l’art et ses institutions, et notamment le musée. Le problème n’est pas la rentabilité (les musées peuvent difficilement espérer être rentables), mais la légitimité culturelle, qui se mesure aujourd’hui au succès public. Or, comme l’indiquent les dernières statistiques québécoises, le public fidèle des musées vieillit, comme celui du livre, du théâtre, du concert classique ou des cinémathèques, et il peine à se renouveler. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que les musées courtisent un public plus grand et plus jeune et que leur programmation accorde une place croissante aux expositions qui ont un « public appeal » évident. L’intérêt du musée pour l’image de grand format ou en mouvement, pour le cinéma et plus généralement pour la culture de masse, manifeste sans doute cette volonté. Mais la stratégie n’a peut-être pas eu les effets attendus. Cet automne 2008, sans s’être concertés, les deux principaux musées montréalais ont consacré chacun une grande exposition aux relations entre l’art contemporain et le rock – avec un titre anglais de surcroît : le Musée d’art contemporain présente Sympathy for the Devil : Art et rock and roll depuis 1967 et le Musée des beaux-arts Warhol Live : La musique et la danse dans l’œuvre d’Andy Warhol. La coïncidence est éloquente.

24 Cet intérêt pour le cinéma a aussi sans doute des raisons historiques. Il est évidemment intimement lié au développement technologique. Comme la première vague de méditations artistiques sur le cinéma a coïncidé avec le développement de la vidéo domestique (caméra, magnétoscope et moniteur) et de la diffusion vidéo des films, le cinéma d’exposition est doute lié à la généralisation de la vidéo numérique (caméras mini-DV, lecteurs DVD, écrans et projecteurs LCD) et de la diffusion du cinéma sur DVD et sur internet. L’élargissement de la bande passante sur le Web, l’arrivée de la haute définition (HD) domestique et du format Blu-Ray vont peut-être, un temps au moins, faire perdurer ces pratiques. Ces technologies numériques encouragent l’archivage des images, leur circulation et leur manipulation infinies. En ce sens, comme la bibliothèque et le musée étaient la condition de l’art moderne, des romans de Flaubert et des peintures de Manet, la banque de données est sans doute la condition du cinéma d’exposition – et d’une nouvelle forme de cinéphilie.

25 La rencontre peut paraître anachronique. Les technologies numériques sont ici le moyen de renouer un moment avec une technologie analogique. Mais paradoxalement, ces technologies numériques manifestent, peut-être mieux que le cinéma lui-même, la matérialité du cinéma, son substrat argentique et son origine indicielle. Le cinéma acquiert ici, plus qu’ailleurs, une étrange présence, une présence mêlée d’absence, une véritable aura. Par un singulier retournement (dialectique) de l’histoire, le cinéma, qui, en tant que nouvelle technologie, avait contribué à dévaluer la qualité immatérielle de l’art se trouve ici à la ressusciter en devenant lui-même une technologie archaïque. C’est précisément au moment où la révolution numérique se généralise, en imposant de

Perspective, 3 | 2008 230

nouvelles images, de nouveaux modes de production, de diffusion et de réception, de nouvelles formes culturelles aussi, que le cinéma devient un art historique, une technologie morte, et qu’il acquiert un tel pouvoir de fascination. Il n’est donc pas étonnant qu’il trouve maintenant refuge au musée. L’aura des images techniques n’est nulle part plus sensible que dans les lieux traditionnellement associés à ce type de présence réelle, tel le musée, qui accueille des images-reliques participant, métonymiquement, d’un monde lointain et révolu. Inversement, c’est peut-être précisément pour cela, depuis cette condition historique, depuis ce lieu, que le cinéma peut dire sur des images numériques quelque chose que les images numériques ont du mal à dire d’elles-mêmes.

26 Cela dit, on peut pronostiquer, sans grand risque de se tromper, que l’art contemporain, comme le cinéma d’ailleurs, va maintenant porter son attention sur un nouveau modèle d’image, à la fois interactif et immersif, narratif et ludique, qui est sur le point de devenir à son tour hégémonique : le jeu vidéo.

NOTES

1. Benedict Anderson, Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres/New York, (1983) 1991. Voir aussi Eric Hobsbawm, Nations and Nationalism since 1780, Cambridge, 1990. 2. Sur cette question, voir notamment François Albera, « Études cinématographiques et histoire de l’art », dans Perspective, 2006-3, p. 433-460. 3. L’Effet cinéma, Réal Lussier éd., (cat. expo., Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, 1995-1996), Montréal, 1995. Cette question a, depuis, fait couler beaucoup d’encre. Voir notamment, en amont et en aval, Jaap Guldemond éd., Cinéma cinéma: Contemporary Art and the Cinematic Experience, (cat. expo., Eindhoven, Stedilijk Van Abbemuseum, 1999), Eindhoven/ Rotterdam, 1999, et Le mouvement des images, Philippe-Alain Michaud éd., (cat. expo., Paris, Centre Georges-Pompidou, 2006), Paris, 2006. Voir aussi, bien sûr, les travaux de Jean-Christophe Royoux (« Cinéma d’exposition. L’espacement de la durée », dans « Le cinéma après les films », Art Press, novembre 2000, 262, p. 36-41 ; L’exposition du spectateur. Enquête sur les nouvelles modalités du récit dans les arts visuels, Paris/Dijon, 2001) et ceux de Philippe Dubois (La question vidéo. Entre cinéma et art contemporain, Bruxelles, 2006). 4. Le parcours de François Girard, qui a commencé dans le champ de l’art vidéo et du film d’art pour se poursuivre dans le champ de l’industrie cinématographique, avec Le violon rouge (1998) et Soie (2007), est atypique. 5. Hitchcock et l’art : coïncidences fatales, Guy Cogeval, Dominique Païni éd., (cat. expo., Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 2000-2001), Milan, 2000. Il faut noter que d’autres musées avait déjà porté un regard sur Hitchcock, au moins dans ses rapports avec l’art contemporain. Voir Spellbound: Art and Film, Ian Christie, Philip Dodd éd., (cat. expo., Londres, Hayward Gallery/ British Film Institute, 1996), Londres, 1996 ; Notorious: Alfred Hitchcock and Contemporary Art, Kerry Brougher, Michael Tarantino éd., (cat. expo, Oxford, Museum of Modern Art, 1999), Oxford, 1999. 6. Explorations narratives/Replaying Narrative, Marie Fraser éd., (cat. expo., Montréal, Le mois de la photo à Montréal, 2007), Québec, 2007.

Perspective, 3 | 2008 231

INDEX

Mots-clés : cinéma, art, études cinématographiques, exposition, cinéma d'exposition, musée, arts visuels, visual studies Index géographique : Canada Keywords : cinema, art, cinematic studies, exhibition, exhibition cinema, museum, visual arts, visual studies Index chronologique : 1900, 2000

AUTEUR

OLIVIER ASSELIN Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques, Université de Montréal

Perspective, 3 | 2008 232

Nouvelles vocations et conversions : les biens religieux et la société civile québécoise au tournant du XXIe siècle

Jacques Des Rochers

1 On l’a prêché, on l’a ressassé, le Québec s’est construit et défini, en grande partie, dans le giron de l’église catholique. Des générations d’historiens ont heureusement nuancé ce fait, mais il demeure incontestable que l’originalité du paysage québécois en Amérique du Nord se caractérise encore par cette présence spécifique du marquage religieux, de la croix de carrefour au clocher. Les lieux de culte ou à vocation religieuse ont aussi été, traditionnellement, le principal chantier des artistes et artisans. À la fin du XIXe siècle et, surtout, à compter du début du XXe siècle, des individus ont affirmé leur désir de préserver ce vieil héritage1. Dans une jeune Amérique, la façade déjà ancienne de l’église Notre-Dame de Montréal avait, dès 1830, été démontée et recomposée pour l’église des Récollets. C’est seulement un siècle plus tard, en 1922, que l’on statue sur la préservation du patrimoine et que l’on adopte la loi sur les biens culturels. La Commission des monuments historiques2 entreprend alors les premiers inventaires architecturaux et s’engage dans leur sauvegarde. Les trois premiers classements (1929) concernent deux édifices du patrimoine religieux catholique (l’église Notre-Dame-des-Victoires et la maison des Jésuites, toutes deux dans la ville de Québec, le berceau de l’Amérique française), ainsi que le château de Ramezay, un édifice civil de Montréal3. Un premier édifice protestant fait aussi l’objet de travaux de restauration, sans toutefois obtenir de statut légal (la chapelle Cuthbert à Berthier). C’est également à cette époque que les premières œuvres d’art et pièces de mobilier liturgique aliénées entrent dans les collections publiques. Un important inventaire des œuvres d’art de la province de Québec est quant à lui amorcé en 1937. Toutes ces démarches intéressent alors la frange limitée des amateurs éclairés et des spécialistes. La pratique du culte vécue au quotidien, la valeur d’usage du patrimoine religieux dépassent longtemps, pour la population en général, les valeurs d’existence (valeurs

Perspective, 3 | 2008 233

d’art, d’âge, de matérialité, de position) et leur force symbolique, avant que le recul de la religion n’ouvre le débat. Le ministère des Affaires culturelles créé en 1961 favorise et accompagne la démocratisation des valeurs patrimoniales en accélérant le processus d’inventaire, d’étude, de classement, de restauration et de publication. Les premiers biens mobiliers classés le sont en 1961, et il s’agit de biens religieux. L’obsolescence sans cesse accrue de la fonction cultuelle se double finalement d’une exacerbation nouvelle et généralisée de la conscience patrimoniale, qui inclut, parmi de nombreux autres patrimoines, les biens religieux.

2 Depuis une trentaine d’années et plus près de nous encore, la conjoncture diffère cependant des périodes antérieures, qui avaient favorisé le développement constant du culte, et – malgré les incendies, les modes, les négligences, les déplacements de population et les modifications des rituels – permis pour l’essentiel la transmission et le renouvellement au sein de l’Église. Les lieux qui avaient changé de fonction étaient alors minoritaires. Aujourd’hui, la désaffectation, l’aliénation, l’altération ou la disparition réalisées ou programmées de la majorité des biens religieux intiment à la société civile de revoir leur rôle et de leur réinventer une vocation4. C’est ce dans quoi se sont investis tout particulièrement, ces deux dernières décennies, de nombreux individus, organismes et institutions québécois, questionnant les pistes de reconversions. Il s’agit d’un modèle qui n’a pas d’équivalent ailleurs au Canada.

Un réveil brutal qui suscite une instrumentalisation par les institutions

3 Au tournant des années 1970, dans les grandes villes comme Montréal, il devient évident que la baisse de la pratique religieuse depuis les années 1960 rend obsolète un nombre déjà considérable de lieux de culte. Plus d’une dizaine sont démolis et la population manifeste. Une certaine accalmie se fait ensuite sentir, alors que le diocèse catholique de Montréal prend l’initiative de partager les ressources issues des différentes paroisses afin de maintenir les églises excédentaires. Le Comité de construction et d’art sacré du diocèse, créé en 1970, s’associe au début des années 1990 aux autres traditions religieuses pour fonder l’organisme interconfessionnel Héritage Vivant (renommé Pierres vivantes en 1993). À Québec cependant, des églises sont détruites de nouveau. Depuis lors, on s’enflamme pour le sort des biens religieux.

4 En 1994, les historiens de l’architecture Luc Noppen et Lucie K. Morisset reçoivent la commande d’une étude exhaustive sur les lieux de culte, conservés ou disparus, dans le territoire de la ville de Québec. Leur méthodologie d’analyse du potentiel monumental des églises est établie à partir d’une mise à jour des critères de Riegl5, et mène à une hiérarchisation des édifices par catégories de préservation. On conçoit dès lors que la capacité présumée de certains bâtiments à devenir monuments, au détriment d’autres, passe par la définition d’un potentiel monumental qui requiert l’adhésion du public ; choix de société, donc, et conscience qu’« à trop vouloir conserver l’on risque de tout perdre »6. Les auteurs considèrent alors que seulement 40 % des édifices justifieraient une mise en patrimoine subventionnée par l’État. En 1994 également, la Commission des biens culturels du Québec réunit un groupe de travail pour réfléchir aux enjeux de préservation à l’échelle de l’ensemble de la province7. L’année suivante, pour la ville de Québec, un Comité de concertation est formé afin de conseiller les intervenants religieux. Il réunit des représentants de la Ville et de l’Église catholique, des

Perspective, 3 | 2008 234

communautés religieuses et des autres cultes. Cette réflexion conduit à la Déclaration conjointe relative aux églises de Québec, signée en 1999 par l’archevêque de Québec, le maire de Québec et la ministre de la Culture et des Communications.

5 Toujours en 1995, un programme de « Soutien à la restauration du patrimoine religieux » est mis en œuvre par le ministère de la Culture et des Communications du Québec pour les lieux de culte construits avant 1945 et utilisés comme tels depuis plus de 50 ans. La Fondation du patrimoine religieux du Québec8, issue de l’association Pierres vivantes, est mandatée par le Gouvernement pour le gérer. De caractère multiconfessionnel, cette corporation privée sans but lucratif est représentée par onze regroupements régionaux de concertation qui réunissent architectes, historiens de l’art, professeurs d’art, experts en art sacré, représentants laïcs ou cléricaux officiellement nommés par les organisations religieuses propriétaires d’édifices, ainsi que des représentants du ministère de la Culture et des Communications. Deux autres comités spécialisés sont aussi constitués pour répondre aux demandes de restauration des biens mobiliers et des orgues. Le ministère assume la plus grande partie des dépenses, l’équilibre financier étant réalisé par les propriétaires. On ajoute aussi au programme de restauration des édifices religieux patrimoniaux un programme de soutien pour leur utilisation sous d’autres formes. En 2000, la Commission des biens culturels réunit à nouveau, en groupes de travail, des experts de différents horizons intéressés par la préservation de ce patrimoine9. On s’interroge alors sur l’écart considérable entre le nombre de bâtiments subventionnés dans le cadre du programme que gère la Fondation du patrimoine religieux (600) et celui des édifices cultuels classés ou reconnus par le Gouvernement, qui est alors de 119. La question de la cohérence de l’action gouvernementale se pose, tout comme la rigueur de l’utilisation des fonds publics. La définition de ce qui constitue le patrimoine religieux est à nouveau interrogée ; l’importance de l’inventaire et de la hiérarchisation est réaffirmée, de même que l’urgence de l’appropriation collective et celle du respect des droits des propriétaires. Enfin, une fiducie de gestion des biens immobiliers excédentaires est recommandée10.

6 La Fondation du patrimoine religieux s’investit dès lors dans l’inventaire des lieux de culte construits avant 1975, puis dans leur hiérarchisation régionale et nationale. Celle- ci ne se réalise pas sans heurts ; les ressources humaines et la méthodologie utilisée sont, selon le contexte, fortement critiquées. Ce projet n’est pas non plus achevé. Il reste à poursuivre l’évaluation patrimoniale et la hiérarchisation régionale des lieux de culte construits entre 1945 et 1975 (ils représentent 1 055 lieux de culte sur 2 751), à entreprendre la hiérarchisation nationale et amorcer l’inventaire du patrimoine religieux mobilier. Cependant, pour la première fois, 2 751 lieux sont considérés et leurs fiches, accessibles sur internet depuis 2004, constituent un outil de recherche incontournable pour l’étude de l’architecture au Québec11.

7 En 2005, la Commission de la culture de l’Assemblée nationale du Québec lance une consultation générale portant sur le patrimoine religieux. Les réponses à un questionnaire en ligne et 120 mémoires sont déposés par près de 140 organismes12. Durant tout l’automne, fait exceptionnel, la Commission se déplace en région. Elle fait ainsi le pari de sensibiliser la population et intitule son rapport de juin 2006 Croire au

Perspective, 3 | 2008 235

patrimoine religieux du Québec13. Parmi leurs trente-trois recommandations, les députés des deux partis au pouvoir invitent à imposer un moratoire de deux ans pour l’ensemble des biens religieux. Un projet de loi l’instituant est déposé par l’opposition officielle, mais on lui privilégie une démarche volontaire. En février 2007, un modèle de protocole d’entente est développé par la nouvelle ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine avec l’Assemblée des évêques catholiques du Québec sur l’utilisation des églises dont un changement d’usage est envisagé. Il vise à fournir un délai raisonnable pour que l’on propose un nouvel usage viable. En 2008, la création du nouveau Fonds du patrimoine culturel québécois s’ajoute aux subventions du Conseil du patrimoine pour la préservation des biens protégés en vertu de la loi sur les biens culturels et pour les bâtiments, sites et ensembles d’intérêt patrimonial significatif.

Une communauté d’acteurs et d’experts sur le qui- vive : colloques et publications

8 Afin de mieux comprendre et en vue d’inventorier les objets religieux dont l’usage et la fonction deviennent obsolètes, des collaborations entre pays grands dépositaires de la tradition catholique conduisent à la publication d’outils méthodologiques. En 1990, un accord de coopération est passé entre les conservateurs de l’Inventaire général et des chercheurs du Centre national de la recherche scientifique en France, de même que des spécialistes du Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP) et de comités de construction et d’art sacré au Québec. Il permet la réalisation d’une première liste hiérarchisée bilingue (français/anglais) : Objets religieux. Méthode d’analyse et vocabulaire/ Religious objects. User’s guide and Terminology (1994). En 1999, un imposant thesaurus trilingue des objets religieux (français/anglais/italien) est publié grâce au concours de l’Inventaire général et des Éditions du Patrimoine en France, du Getty Trust/Getty Information Institute aux États-Unis, du RCIP au Canada et de l’Istituto Centrale per il Catalogo e la Documentazione (ICCD) d’Italie.

9 Au même moment au Québec, les universités jouent un rôle central pour cibler les enjeux de la préservation et peaufiner les outils propres à y répondre. À l’Université Laval, le Centre d’études interdisciplinaires sur les lettres, les arts et les traditions (CÉLAT) est responsable de la coordination scientifique du premier colloque international sur l’Avenir des biens d’Église, qui se tient à Québec les 5 et 6 juin 1997. Les acteurs convoqués s’attardent tout particulièrement sur la conservation des églises dans les villes-centres14, une des problématiques les plus aiguës, en regard de la monumentalité et du nombre des lieux concernés par une éventuelle conversion. On profite de ce cadre de réflexion pour proposer des activités concrètes sur le terrain. Des équipes d’architectes et d’étudiants en architecture proposent la reconversion de cinq lieux de culte de la ville de Québec. On y associe un concours de modélisation (imagerie tridimensionnelle) via internet qui devient un outil précieux d’intervention. À Montréal, la même année, un plan stratégique de conservation des églises et des chapelles du centre-ville est déposé par l’organisme Héritage Montréal15. Des colloques sur le patrimoine régional ou rural sont également organisés par la Société canadienne d’histoire de l’Église catholique (1998) et la Fondation du patrimoine religieux.

10 En marge de la presse qui publie régulièrement des articles sur l’aliénation des églises, la revue Continuité, magazine du patrimoine au Québec, publie, dans son numéro de

Perspective, 3 | 2008 236

l’hiver 1998-1999, un dossier intitulé : « Le patrimoine religieux a-t-il un avenir ? »16. En 2001, la Fondation du patrimoine religieux du Québec et le ministère de la Culture et des Communications éditent un outil pour la sauvegarde de ce patrimoine, en collaboration avec le Centre de conservation du Québec : Les biens d’Église. Conservation et entretien du patrimoine mobilier. Cette même année, la fondation lance son premier bulletin de liaison, qui vise à décrire au fur et à mesure son rôle, ses réalisations et l’actualité du patrimoine religieux. Le sujet est de circonstance. On le voit avec l’apparition d’ouvrages grand public17, puis avec diverses monographies et études thématiques. La Commission des biens culturels publie aussi, en trois tomes, Les Chemins de la mémoire, un premier tour d’horizon sur les monuments et sites historiques et les biens mobiliers classés du Québec dans lesquels le patrimoine religieux est dominant18.

11 Parmi les groupes d’intérêt, l’organisme Héritage Montréal réalise en 2004 une étude comparative de la problématique du patrimoine religieux dans douze métropoles19. À l’automne 2004 se tient à Québec un colloque international intitulé Le patrimoine religieux du Québec : entre le cultuel et le culturel20. Y sont réaffirmées, par le défi de ce transfert, les questions d’appropriation et de conservation, qui justifient, entre autres, de reconnaître le patrimoine dit immatériel ou intangible indissociable de la culture matérielle en danger.

12 Une chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain est créée à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), en 2001. Associée au nouvel Institut du patrimoine (2004) relevant du même établissement, elle encourage tout particulièrement les études sur le patrimoine religieux. En 2005, dans sa collection Patrimoine urbain : Les églises du Québec. Un patrimoine à réinventer21, elle entreprend une « généalogie de la patrimonialisation des églises » qui enrichit le débat sur leur propriété questionne le rôle de l’État et celui de la collectivité qui doit, en définitive, choisir ou non de s’investir dans leur reprise. En effet, au Québec, la majorité des lieux de culte appartient toujours à l’institution ecclésiale. Aucune révolution n’a modifié cet état de fait, qui rend encore les paroissiens et leur évêque seuls responsables du maintien des lieux, de leur conservation ou de leur aliénation. Un autre colloque international, Quel avenir pour quelles églises ?, tenu à l’UQAM la même année, reprend avec vigueur la question de la propriété22. Il met en perspective les expériences européennes et nord-américaines en la matière, de même que celles concernant la valeur d’usage des lieux, qui mène soit à les démolir soit à les convertir, et leur valeur publique, c’est-à-dire le lien que ces mêmes lieux entretiennent avec leur contexte physique et leur communauté. Les défis de planification et les modèles de gestion qui favorisent leur préservation sont aussi étayés. Pour le Québec dont on précise les spécificités, on fait valoir la nécessité du projet de mise en valeur au cas par cas, qu’il faut mesurer à l’aune d’un ensemble patrimonial reconnu et protégé comme un seul monument23. Pour Noppen, « La représentation mythique des églises est aussi devenue un ‘invariant historique’ qui fonde la suprématie de cet héritage, sur tous les autres héritages, dans le paysage construit du Québec »24.

13 En 2005, une chaire de recherche sur le patrimoine religieux bâti est aussi instituée à l’Université Laval. Un autre colloque, Le patrimoine religieux du Québec : Éducation et transmission du sens, présenté à l’église du Gésù à Montréal en 2006, met l’accent sur les enjeux de la perte de repères des nouvelles populations face à ce patrimoine et les moyens d’y remédier. La même année s’est tenu à l’Université Laval un premier

Perspective, 3 | 2008 237

colloque rendant compte de la diversité des traditions religieuses du Québec et de leurs apports respectifs25.

Un défi particulier. Le devenir des grands décors et du patrimoine mobilier religieux

14 Les grands décors québécois les plus précieux ont été sculptés dans le bois, ce qui de tout temps les a rendus facilement périssables. Aussi une grande partie de cette production a-t-elle peu à peu disparu. L’incontournable conservation in situ des riches décors, spécialement catholiques, bute désormais sur leur inutilité pratique. On peut décider de recycler un édifice mais difficilement un retable, une chaire ou un banc d’œuvre, pas plus que des centaines d’orgues. La transformation muséale par l’État des ensembles emblématiques s’impose, cependant nombre d’autres ensembles ne pourront être conservés que grâce à des volontés locales et en trouvant une diversification des fonctions du lieu de culte. Des lieux dont le décor et le mobilier sont précieux ont ainsi été réorganisés pour maintenir leurs qualités essentielles tout en instaurant une viabilité financière à moyen terme. À Québec, la fermeture de l’espace sous les galeries de l’église Notre-Dame-de-Jacques-Cartier a permis d’y louer des bureaux, tout en maintenant la nef centrale et le chœur pour le culte. Chaque lieu doit ainsi trouver dans son milieu sa propre solution et les délais sont souvent serrés.

15 Les restaurations selon les normes muséales actuelles demeurent limitées à certains ensembles majeurs, comme, récemment, pour le retable du Régime français de la chapelle des Ursulines de Québec. Les investissements considérables que demandent les restaurations d’ensembles sculptés ont plutôt favorisé de mettre l’accent sur celles des tableaux. Par ailleurs, plusieurs biens mobiliers ne peuvent recouvrer leurs surfaces et revêtements originaux irrémédiablement perdus sous les couches successives de re- dorures ou de surpeints. Aujourd’hui, il faut simultanément répondre à des demandes de communautés locales sensibles à leur patrimoine, qui veulent à la fois le restaurer et récupérer des œuvres déjà restaurées en dépôt dans les musées pour une présentation dans leur église et trouver de nouveaux lieux de conservation pour des biens prestigieux qui ne peuvent plus être maintenus sur place et justifient des restaurations. C’est tout particulièrement le cas pour les édifices liés à des communautés religieuses vouées à disparaître.

16 L’importance de la poursuite des inventaires a aussi été réaffirmée par les spécialistes inquiets de bien connaître ce dont il faudra disposer. Les musées qui s’intéressent à ce patrimoine ont cependant peu d’espace pour le déployer. Ils ont donc avantage à choisir judicieusement ce qu’ils voudront conserver pour la postérité. Au fil du temps, ce sont plutôt des pièces de mobilier indépendantes qui ont été sélectionnées, mises en dépôt, offertes en don ou achetées, par quelques institutions régionales ou nationales. Parmi les ensembles cohérents – sans être complets – on pense au retable de l’église de l’Ange-Gardien au Musée national des beaux-arts du Québec. Seul le Musée des beaux- arts du Canada a reconstitué au sein de ses murs et presque entièrement une chapelle, celle de la rue Rideau, à Ottawa. Les autres biens exposés n’offrent plus leur contexte d’origine ; cependant ils maintiennent un dernier espace de signification pour une population qui ne fréquente plus les lieux de culte et qui peut ainsi se les réapproprier partiellement.

Perspective, 3 | 2008 238

La conversion à la mesure du converti. Des cas de figure dans la cité

17 En 2005, la revue d’architecture du Québec ARQ a fait écho aux colloques et publié un numéro spécial sur la conversion des églises. On y souligne que le modèle de croissance des ensembles ecclésiaux québécois de ces derniers siècles et leur logique d’implantation devraient peut-être inspirer la gestion de leur décroissance26. Divers exemples québécois récents de conversion – sous forme de logements, bibliothèques, salles de spectacle, musées et lieux d’exposition, centres communautaires, espaces dédiés au sport – et les enjeux que soulèvent ces nouvelles fonctions sont esquissés. La transformation des lieux en logements est considérée comme la moins appropriée, ce que confirment des exemples récents. En effet, la grande majorité des décors intérieurs sont alors entièrement détruits et certains biens mobiliers déplacés dans d’autres lieux de culte, alors que la structure même des édifices est dénaturée par l’insertion de plusieurs planchers et la transformation des murs et de leurs ouvertures que la nouvelle fonction requiert. Le potentiel de multifonctionnalité des lieux et l’importance de l’enracinement communautaire sont également soulevés. En outre, il appert que c’est dans la pluralité des usages et dans la confrontation de ce patrimoine avec des propositions contemporaines fortes que ce dernier retrouve sa place symbolique dans la cité. Des réalisations remarquables sont présentées : l’église anglicane Saint-Thomas, devenue église catholique Saint-Bernard-Bellarmin, puis réaménagée en espace chorégraphique Jean-Pierre-Perreault par l’architecte Pierre Thibault ; l’église anglicane de Lévis, transformée en salle de concert par l’architecte Dan S. Hanganu ; la chapelle du collège Jean-de-Brébeuf, métamorphosée en bibliothèque théologique et salle polyvalente grâce aux architectes Beaupré et Michaud et Dupuis/Le Tourneux ; ou l’église Saint-Esprit, devenue École de cirque de Québec avec le concours d’ABCP Architecture + Urbanisme. Le projet de Pierre Thibault inscrit dans le volume évidé de l’église un cube recouvert de tôle à baguette dont les pans reprennent le principe d’une couverture, mais sans inclinaison, dans l’axe des murs de brique ainsi prolongés. C’est la présence urbaine réactualisée d’une église aux intérieurs modestes sacrifiés qui est ici valorisée. Dans le cas de la chapelle du collège Jean-de-Brébeuf, les espaces et le riche décor intérieur qui avaient été oblitérés sont réhabilités et magnifiés par l’insertion dans les bas-côtés d’une mezzanine qui ceinture l’espace de type basilical et contient, en y incluant le chœur, la nouvelle bibliothèque de livres rares des Jésuites. À la fluidité des parois et des passerelles de verre qui délimitent pour la nef l’espace indépendant d’une salle polyvalente s’ajoutent des peintures murales contemporaines qui, tout en servant de parois acoustiques, reprennent le vocabulaire des grandes mosaïques paléochrétiennes propres au vocabulaire même de la chapelle.

18 Un projet majeur de reconversion est actuellement en chantier. L’église Erskine and American, un des lieux de culte considéré parmi les plus importants de Montréal et désigné lieu d’importance nationale en 1998 par le ministère du Patrimoine canadien, est l’objet depuis quelques décennies de tentatives de conversion par son prestigieux voisin, le Musée des beaux-arts de Montréal. Au cœur d’un ensemble urbain riche et serré, le musée s’est développé par des ajouts pavillonnaires, ce qui constitue une part de sa personnalité et lui confère un caractère particulier. L’acquisition récente de l’église affirme de manière plus marquée encore cette réalité. Elle constitue à la fois un geste citoyen de préservation du patrimoine et la reconnaissance même que le musée

Perspective, 3 | 2008 239

est formé d’une collection d’édifices qui témoignent de la diversité architecturale de la métropole québécoise. L’église néo-romane influencée par l’important architecte américain Henry Hobson Richardson (1893) s’associe ainsi au bâtiment original de style beaux-arts (1912) agrandi dans le même esprit (1939), puis à un pavillon moderne (1976) et à un pavillon post-moderne (1991) qui a intégré une conciergerie néo- renaissance (1905). À ce quatrième pavillon que constitue l’église sera aussi intégré un nouvel édifice au langage contemporain. Son matériau dominant, le marbre blanc, maintiendra un lien physique et symbolique avec les principaux pavillons par ce même parement. Il s’agit ici de donner une lecture unificatrice à une diversité de propositions architecturales. L’essentiel de la forme ecclésiale du lieu se maintiendra ; cependant des signaux doivent absolument en marquer le changement d’usage. Les architectes Provencher Roy + Associés, maîtres d’œuvre, relieront également les lieux par une imposante galerie souterraine, ce qui est aussi désormais une caractéristique reconnue de la réalité montréalaise.

19 Dans les années 1920, l’association de deux communautés presbytériennes distinctes, avec chacune son église, avait justifié, en 1937-1938, d’agrandir et de modifier l’intérieur de l’église Erskine, pour une communauté élargie devenue Erskine and American. Le décor intérieur, un modèle de type Akron – ou « auditorium » – avec l’assemblée des fidèles dirigée vers une scène désaxée que domine un imposant orgue, est remanié dans l’esprit Arts and Crafts, en lui donnant un axe traditionnel où l’orgue est dissimulé dans un mur latéral du chœur derrière des grilles. De l’église Americaine alors démolie, on a récupéré un ensemble unique au Canada de vitraux des ateliers de la Tiffany Glass and Decorating Company. Les espaces communautaires ont aussi été réaménagés et augmentés à l’arrière du lieu de culte. Ce lieu a donc, à l’époque, été transformé et optimisé pour des raisons liturgiques. De la même façon, pour sa nouvelle fonction muséale, les espaces communautaires seront remplacés pour héberger les nouvelles salles d’exposition permanente d’art québécois et canadien du musée à l’origine du projet de recyclage. C’est donc là que seront présentées, entre autres collections, celles d’art religieux, du Régime français au renouveau de l’art sacré. La nouvelle affectation des lieux sert ainsi de relais naturel à la révélation d’œuvres dont la signification s’est perdue. La nef et les vitraux restaurés, le lieu de culte deviendra, quant à lui, la nouvelle salle de concert du musée, ce qui justifie derechef des modifications du chœur, qui redevient une scène. La programmation relèvera d’une toute nouvelle fondation, Ars Musica, créée pour l’occasion.

20 Le maintien de la fonction publique avec l’accroissement des activités culturelles accessibles à l’ensemble de la communauté témoigne ici de la volonté de « reprise »27 d’un monument pour l’enrichissement collectif, à l’égal du rôle communautaire historique des églises. Elle s’additionne à la « reprise » des œuvres d’art de sa collection que le musée mettra en valeur dans ses murs. Dans une ville qui contient aujourd’hui encore près de cinq cents lieux de culte, les vocations et conversions nouvelles s’imposent une à une. On ne les sauvera pas tous, mais chaque requalification qui donne à un ancien lieu patrimonial la possibilité d’une réappropriation à la hauteur du symbole qu’il représentait permet à la nation québécoise de maintenir son identité distincte en Amérique, tout en offrant des ressources nouvelles.

Perspective, 3 | 2008 240

NOTES

1. « En 1760, nous avions, au pays, environ cent seize églises et chapelles. Depuis Oka et Châteauguay, elles se dressaient tout le long du fleuve Saint-Laurent, jusqu’à Tadoussac. Or, combien pensez-vous qu’il en reste ? En y comprenant même celles qui, partiellement incendiées ou restaurées, ont été reconstruites avec les mêmes murs, j’en compte dix-huit… » (extrait de Gustave Baudouin, « Nos vieilles églises. La désolation des monuments historiques canadiens », dans la Revue Nationale [Montréal], février 1919, p. 1). 2. Devenue Commission des biens culturels en 1972. Voir Alain Gelly et al., La passion du patrimoine. La Commission des biens culturels du Québec 1922-1994, Québec, 1995. 3. Il faudra ensuite attendre les années 1950 pour la reprise de classements. 4. Jocelyn Létourneau, « Préface », dans Luc Noppen, Lucie K. Morisset éd., Les églises du Québec. Un patrimoine à réinventer, Sainte-Foy, 2005, p. 12. 5. Alois Riegl, Der moderne Denkmalkultus: sein Wesen und seine Entstehung, Vienne, 1903. 6. Luc Noppen, « Un patrimoine en question ? », dans Luc Noppen, Lucie K. Morisset, Robert Caron éd., La conservation des églises dans les villes-centres : actes du premier colloque international sur l’avenir des biens d’Église, (colloque, Québec, 1997), Québec, 1997, p. 148. 7. Jean Simard, Le patrimoine religieux du Québec, Réflexion, document n° 5, Commission des biens culturels du Québec, printemps 1996. 8. http://www.patrimoine-religieux.qc.ca 9. Commission des biens culturels du Québec, Assurer la pérennité du patrimoine religieux au Québec. Problématique, enjeux, orientations (rapport-synthèse), Québec, 2000. 10. Cet organisme de dernier recours, appelé fondation ou fiducie, viendrait à la rescousse des propriétaires confrontés à la nécessité de se départir rapidement de biens patrimoniaux avant qu’une option satisfaisante ait pu être retenue pour leur réutilisation. Ibid, p. 8. 11. Inventaire des lieux de culte du Québec : http://www.lieuxdeculte.qc.ca/index.htm 12. http://www.assnat.qc.ca/Indexweb/Recherche.aspx? cat=sv&Session=jd37l1se&Section=sujets&Requete=Patrimoine%20religieux%20&Com=CC 13. http://www.assnat.qc.ca/fra/37legislature2/commissions/cc/rapport-patrimoine.html 14. Luc Noppen, Lucie K. Morisset, Robert Caron éd., 1997, cité n. 6. 15. Jean-Claude Marsan éd., Plan stratégique de conservation des églises et des chapelles au centre-ville de Montréal, 2 vol., Montréal, 1997. 16. Continuité, hiver 1998-1999, 79. 17. Luc Noppen, Lucie K. Morisset éd., Art et architecture des églises à Québec, Québec, 1996 ; Colette Godin éd., Montréal, la ville aux cent clochers. Regards des Montréalais sur leurs lieux de culte, Montréal, 2002. 18. Commission des biens culturels du Québec, Les Chemins de la mémoire. Monuments et sites historiques du Québec, Québec, tome I, 1990 ; tome II, Les Chemins de la mémoire, Biens mobiliers du Québec, 1991 ; tome III, Les Chemins de la mémoire. Monuments et sites historiques du Québec, 1999 ; Supplément 1987-1999, 2001. 19. http://www.patrimoine-religieux.qc.ca/fr/pdf/Etude_comparative(2004).pdf 20. Laurier Turgeon éd., Le patrimoine religieux du Québec : entre le cultuel et le culturel, (colloque, Québec, 2004), Québec, 2005. 21. Luc Noppen, Lucie K. Morisset éd., 2005, cité n. 4. 22. Lucie K. Morisset, Luc Noppen, Thomas Coomans, éd., Quel avenir pour quelles églises ? What future for which churches ?, (colloque, Québec, 2005), Québec, 2006. 23. Luc Noppen, « La conversion des églises au Québec. Enjeux et défis », ibid., p. 298. 24. Luc Noppen, « La conversion des églises au Québec. Enjeux et défis », ibid., p. 294.

Perspective, 3 | 2008 241

25. Marie-Claude Rocher, Marc Pelchat éd., Le patrimoine des minorités religieuses du Québec. Richesse et vulnérabilité, Québec, 2006. 26. Lucie K. Morisset, Luc Noppen, « ‘Le temps long de la reprise’. La conversion des églises au Québec. Un siècle d’expérience(s) », dans Architecture-Québec (ARQ), 2005, 131/05, p. 9. 27. Luc Noppen souligne que « la conversion des églises peut échapper à une vision purement fonctionnaliste si elle s’effectue dans l’esprit de ce que Paul Ricœur qualifie de ‘reprise’ » dans Lucie K. Morisset, Luc Noppen, Thomas Coomans, éd., 2006, cité n. 22, p. 280.

INDEX

Keywords : religious heritage, place of worship, heritage, inventory, restoration, preservation, religious objetcs, furniture Mots-clés : patrimoine religieux, lieu de culte, patrimonialisation, inventaire, restaurations, objets religieux, mobilier liturgique, liturgie Index géographique : Canada Index chronologique : 1900

AUTEURS

JACQUES DES ROCHERS Conservateur de l’art canadien, Musée des beaux-arts de Montréal

Perspective, 3 | 2008 242

Les revues d’histoire de l’art au Canada

Christine Bernier

1 Il est possible d’identifier plusieurs découpages dans le paysage des revues d’histoire de l’art au Canada, mais deux, en particulier, méritent notre attention. Le premier, institutionnel, provient d’un fonctionnement distinct entre les revues universitaires, dites « revues savantes », et les autres revues d’art, désignées comme « revues spécialisées ». Le Canada anglophone dispose d’une terminologie qui permet d’éviter toute ambiguïté dans ce découpage : la revue savante se désigne comme « the journal » et la revue spécialisée est identifiée comme « the magazine »1. Cette précision conduit au second découpage, celui de la langue, qui correspond aux distributions géographiques qui se retrouvent dans la plupart des sphères culturelles et sociales du Canada, avec les revues francophones du Québec et les revues anglophones des autres provinces canadiennes. Cette seconde distinction s’applique davantage aux revues spécialisées qu’aux revues savantes. En effet, le mandat de ces dernières leur prescrit généralement des politiques éditoriales axées sur un bilinguisme englobant qui pourra inclure le nom même de la revue. Les revues spécialisées opèrent, quant à elles, selon la langue de leur lieu de fondation, à l’exception des revues du Québec qui, sans se présenter comme des publications bilingues, diffusent souvent des textes rédigés en anglais parmi leurs pages francophones.

2 Les frontières identitaires entre les revues savantes et spécialisées s’avèrent plus poreuses au regard des prestations des auteurs (souvent des historiens de l’art de formation universitaire) ou de la nature des sujets traités (en particulier lorsqu’il s’agit d’art contemporain). Néanmoins, la distinction entre ces deux genres demeure marquée, car elle est fondée sur le fonctionnement universitaire nord-américain et lui emprunte, à bien des égards, les caractéristiques identitaires liées au statut, au lectorat et à la diffusion des textes publiés. Les universités canadiennes (incluant les universités francophones du Québec) fonctionnent en effet selon un modèle proche du système universitaire des États-Unis. Contrairement à la France, on n’y retrouve pas (ou peu) de grandes écoles et, bien que chaque institution universitaire se spécialise dans quelques grands domaines du savoir, la plupart des universités nord-américaines d’importance

Perspective, 3 | 2008 243

intègrent toutes les disciplines. Ainsi, elles peuvent dispenser de manière exclusive et spécifique un enseignement dans les champs reliés au domaine des beaux-arts et de la muséologie. De la même manière, l’identité des professeurs d’histoire de l’art se définit d’abord comme tel, plutôt que selon la variété des termes utilisés en France (historien de l’art, mais aussi philosophe, critique, esthéticien, etc.). Ce type d’affiliation institutionnelle se traduit donc, dans la classification des revues d’histoire de l’art au Canada, par l’établissement d’une frontière très nette entre la revue universitaire et la revue spécialisée.

Revues savantes

3 Les revues universitaires Annales d’histoire de l’art canadien, Intermédialités, Protée et RACAR sont administrées par des professeurs et rattachées à une association professionnelle de chercheurs ou éditées sous le patronage d’un département universitaire. Dotées d’un comité scientifique et d’un comité de lecture, garants de la qualité de la recherche qui y est publiée, ces revues jouissent d’un grand prestige, bien qu’elles s’adressent à un public ciblé. Désignées sous le terme de « revues universitaires » ou « revues savantes », elles ne sont cependant pas destinées à la seule communauté universitaire ; disponibles dans les librairies et diffusées aussi largement que possible, leur survie dépend toutefois du nombre de leurs abonnés.

4 Les revues savantes s’ouvrent de plus en plus à la recherche interdisciplinaire, même lorsque l’histoire de l’art s’avère être la discipline dont on traite le plus souvent, notamment lorsque les historiens de l’art constituent le « noyau dur » d’un comité de rédaction. Le programme théorique et éditorial des revues interdisciplinaires vise à favoriser des lectures croisées avec les recherches récentes dans les domaines littéraires, cinématographiques, ou encore ceux des nouveaux médias ou la sémiologie. Les revues Intermédialités et Protée illustrent ce phénomène disciplinaire véritablement nord-américain ou, du moins, anglo-saxon.

5 – Annales d’histoire de l’art canadien/The Journal of Canadian Art History http://art-history.concordia.ca/JCAH Fondée en 1974, la revue Annales d’histoire de l’art canadien/The Journal of Canadian Art History fait état de la recherche universitaire en publiant des articles, des sources et documents, des notices et recensions de livres. Ses auteurs proviennent de toutes les universités canadiennes, mais son administration est rattachée à l’Université Concordia à Montréal. Entièrement consacrée aux questions et aux événements relatifs à l’histoire de l’art canadien, la revue publie un numéro par année.

6 – Intermédialités www.intermedialites.ca Fondée récemment (en 2003), la revue Intermédialités est issue du Centre de recherche sur l’intermédialité de l’Université de Montréal (CRI). « Les textes qui y sont publiés portent sur l’histoire et la théorie des arts, des lettres et des techniques selon les lignes d’une interrogation intermédiale ou intermédiatique. Les articles regroupés embrassent une diversité d’objets, de supports, et traversent une variété d’axes théoriques et conceptuels et les thèmes, toujours regroupés sous un verbe énoncé selon le mode indicatif, sont très diversifiés : raconter, aimer, disparaître, jouer, transmettre, etc. La publication est parrainée par le Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Outre la singularité de son nom,

Perspective, 3 | 2008 244

Intermédialités présente quelques particularités, dont la collaboration d’un artiste à un dossier avec une œuvre ou une série d’œuvres inédites qui « informe à la fois le sujet spécifique du numéro et les axes de réflexion de la revue ». Intermédialités publie deux numéros papiers par année.

7 – Protée www.uqac.ca/protee La revue Protée se positionne dans le champ très diversifié de la sémiotique. Fondée en 1970 par le Département des arts et lettres de l’Université du Québec à Chicoutimi, « elle aborde des problèmes d’ordre théorique et pratique liés à l’explication, à la modélisation et à l’interprétation d’objets ou de phénomènes langagiers, textuels, symboliques et culturels, où se pose, de façon diverse, la question de la signification. » Par exemple, le volume 35 regroupe des thèmes aussi diversifiés que : « Échos et résonances », « Imaginaire des ruines » et « Poétiques de l’archive » ; alors que dans le volume 33, on retrouve des textes qui examinent des questions variées comme : « L’Allégorie visuelle », « Le Sens du parcours » et « Filiations ». La revue publie trois numéros par année.

8 – RACAR. Revue d’art canadienne/Canadian Art Review www.uaac-aauc.com/racar/racar.html La revue RACAR est publiée par l’Association d’art des universités du Canada (Universities Art Association of Canada), avec l’aide du Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada. Le rédacteur en chef est sélectionné parmi des candidats potentiels parmi des professeurs d’universités canadiennes et nommé pour un mandat à court terme2. Représentante officielle des manifestations scientifiques de la communauté universitaire sur la scène internationale en histoire de l’art, la revue RACAR, forte de son statut la désignant comme « revue générale d’histoire de l’art au Canada », pouvait notamment être l’éditeur en 2007, des actes du 31e Congrès international du Comité international d’histoire de l’art (CIHA) tenu à Montréal en août 2004. Elle publie sur les différents sujets qui intéressent la communauté des historiens de l’art du Canada, du portrait à l’art moderne en passant par les pratiques artistiques des femmes, et couvre toutes les périodes de l’histoire de l’art.

Revues en ligne

9 Une autre particularité d’Intermédialités est propre à sa diffusion : elle publie des numéros en ligne, qui ne sont pas des versions électroniques des numéros sur support papier, mais bien des parutions autonomes qui n’existent que dans la forme numérique. Ces numéros sont publiés au rythme d’un par année ; ils ont l’avantage d’être gratuits et permettent à la revue de proposer au lectorat une parution supplémentaire produite à moindre coût.

10 Les revues en ligne, savantes ou spécialisées, se multiplient rapidement et proposent des lectures très diversifiées d’intérêt théorique et disciplinaire. Deux d’entre elles offrent un bel effet de contraste : la revue savante Æ - Revue de la Société Canadienne d’Esthétique/Canadian Aesthetics Journal, diffusée uniquement en ligne – un à deux numéros par an, depuis 1996 (www.uqtr.uquebec.ca/AE) –, s’intéresse autant à l’histoire de l’art qu’aux questions d’esthétique ou de philosophie. La nouvelle revue québécoise Archée – fondée en 2006 (http://archee.qc.ca) – se définit comme traitant principalement de « cyberart » et de « cyberculture artistique ».

Perspective, 3 | 2008 245

Revues spécialisées en art contemporain

11 Si les revues savantes d’histoire de l’art, rattachées aux institutions académiques, sont principalement subventionnées par les instances gouvernementales qui appuient la recherche universitaire (CRSH – Conseil de recherches en sciences humaines – pour le Canada, FQRSC – Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture – pour le Québec), les revues spécialisées reçoivent de l’aide, non pas de l’Éducation, mais de la Culture (le Conseil des arts du Canada et le Conseil des arts et des lettres du Québec). Leur survie est souvent précaire et des revues qui semblaient bien installées dans le système de l’art ont brutalement disparu. Ainsi, Parachute, la plus ancienne revue au Québec, après Vie des Arts, fondée en 1975 et qui fêtait ses trente ans en 2005, a pourtant fermé ses bureaux à Montréal en 2007. Vanguard, publiée sous forme de brochure par la Vancouver Art Gallery, est devenue un magazine en 1979 pour disparaître dix ans plus tard. Ne pouvant faire face à des problèmes financiers, Artmagazine (fondée en 1969) et Artscanada (1967), ont dû cesser leur activité en 1983.

12 Les revues spécialisées, très nombreuses, s’intéressent plus particulièrement à l’art contemporain, et fonctionnent selon des politiques éditoriales similaires. Certaines d’entre elles analysent l’ensemble des pratiques artistiques et offrent une couverture la plus large possible de manifestations contemporaines (esse arts + opinions, ainsi que ETC Montréal), alors que d’autres se consacrent plus spécifiquement à la photographie, à la sculpture ou aux nouveaux médias (Ciel variable, Espace, BlackFlash Magazine). D’autres encore, constituées comme revues culturelles et littéraires, accordent au sein de leur politique éditoriale une place privilégiée au commentaire sur l’œuvre d’art. Par exemple, la revue Spirale à Montréal ou encore la toute nouvelle OVNI littérature art critique. À Trois-Rivières, la revue Art Le Sabord « se particularise par l’alliance de l’expression littéraire et visuelle contemporaine ».

13 Les périodiques francophones ETC (Montréal), ESSE Arts + opinions (Montréal), Inter art actuel (Québec) et anglophones Border Crossings (Winnipeg), FUSE Magazine (Toronto), C Magazine (Toronto), publient des articles sur l’art contemporain et les nouveaux médias. La plupart d’entre eux couvrent les expositions d’art actuel présentées au Canada, ainsi que sur la scène internationale. Vie des arts, créée en 1956, et Canadian Art, fondée par la Canadian Art Foundation à Toronto en 1984, revues dont le contenu est plus accessible, s’adressent à un très large lectorat, respectivement francophone et anglophone.

14 – Ciel variable www.cielvariable.ca La revue Ciel variable s’intéresse tout particulièrement aux pratiques photographiques qui s’inscrivent dans la mouvance de l’art contemporain. Créée en 1987, elle avait alors un mandat axé sur une photographie de type documentaire et social, mise en relation avec des pratiques littéraires. En 1992, elle prenait le nom de CVphoto et élargissait son champ pour se consacrer aux pratiques de la photographie artistique contemporaine du Québec ; elle s’ouvre alors, progressivement, à la photographie canadienne et internationale et devient bilingue. À partir de 2000, la revue développe une approche thématique plus affirmée (par exemple « l’archive photographique »). Le retour au nom Ciel variable, en 2004, venait parachever ce cycle de développement en ajoutant de

Perspective, 3 | 2008 246

nouveaux contenus, tels les nouveaux médias et les usages sociaux de la photographie. La revue publie trois numéros par an.

15 – Espace Sculpture www.espace-sculpture.com Créée en 1987, la revue Espace Sculpture commente la sculpture contemporaine du Québec, du Canada et de la scène internationale. Le mandat du magazine Espace est de faire l’analyse, mais aussi la promotion et la diffusion de la sculpture contemporaine, étant l’unique périodique canadien consacré à ce champ disciplinaire. La revue publie, quatre fois par année, des textes en français et en anglais. Les dossiers thématiques sont très diversifiés ; mentionnons, parmi ceux publiés récemment : « La sculpture et l’humour », « Les mots dans la sculpture » et « L’horreur dans l’art ».

16 – esse arts + opinions www.esse.ca La revue esse, publiée trois fois par année, est aussi diffusée en Europe et aux États- Unis. Les articles commentent des pratiques artistiques diversifiées : arts visuels, mais aussi performance, vidéo, musique et danse actuelles, théâtre expérimental et cinéma d’auteur. Fondée en 1984, la revue publie des articles sur l’engagement social et communautaire, la remise en question des valeurs dominantes, le mélange des genres et le métissage des disciplines. Les thématiques sont variées et ouvertes à des approches interdisciplinaires : « Actions réciproques/Mutual Actions », « Peur/Fear », « Canular ». Récemment, la revue a commencé à publier les traductions intégrales en anglais de plusieurs textes, devenant ainsi un périodique bilingue.

Revues dédiées à l’activité muséale

17 Les revues dédiées à l’activité muséale représentent une autre catégorie de revues spécialisées. L’Association des musées canadiens/Canadian Museums Association, ainsi que la Société des musées québécois bénéficient d’une reconnaissance bien établie et informent sur leurs activités par le biais des leurs revues, respectivement Muse et Musées. Ces deux revues accueillent des articles portant sur tous les musées, qu’ils soient d’art, de sciences, d’histoire ou d’ethnographie. Leur lectorat comprend aussi bien les professionnels de musées que les professeurs d’université et leurs étudiants. L’enseignement de la muséologie est en effet dispensé, au Canada comme aux États- Unis, uniquement à l’Université.

18 La revue Musées s’adresse essentiellement aux professionnels de musées qu’elle représente, et les auteurs sont des conservateurs, responsable d’action culturelle, directeurs de musées ou professeurs de muséologie. La Société des musées québécois (SMQ), un organisme fondé en 1958, est considérée comme le porte-parole des institutions muséales du Québec. Elle représente 275 institutions muséales et quelque 600 membres individuels ; la publication de la revue n’est qu’un service de communications, parmi plusieurs autres, que la Société des musées québécois dispense à ses membres. Muse, le magazine bilingue et bimestriel de l’Association des musées canadiens, fonctionne de manière similaire. Il offre une couverture des sujets qui préoccupent les muséologues (par exemple : études des publics, conservation préventive, muséologie autochtone), ainsi que des solutions pratiques et de l’information sur l’actualité muséale.

Perspective, 3 | 2008 247

Le futur des revues d’art

19 Le futur des revues d’art au Canada semble se dessiner en miroir de leur passé : actives et innovantes, mais toujours en crise et menacées. Et pourtant la communauté scientifique a conscience du rôle fondamental des revues pour la discipline au sens large (universités, musées, etc.). Des colloques portant sur les revues d’histoire de l’art et sur les revues culturelles sont organisés au Québec, depuis vingt ans, à un rythme régulier. La dernière manifestation, le colloque Cité à comparaître ? La revue face à elle- même, Journées d’études des revues culturelles du Québec, organisé par la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP)3, les Cahiers littéraires Contre-jour et le magazine culturel Spirale, s’est tenu à Montréal les 27 et 28 novembre 2008. Les objectifs visaient d’abord une réflexion commune sur le foisonnement et la diversité des revues culturelles au Québec (savantes comme spécialisées) et les thèmes abordés ouvraient des questions très larges : « vie et mort des revues », « la revue et la communauté de lecteurs », « la polémique et la politique ». Jacques Doyon, directeur de la revue Ciel variable et vice-président de la Société de développement des périodiques culturels québécois, considérait que « les revues sont partagées entre une culture de l’expertise et une culture de la parole publique. » En effet, le développement du lectorat et la logique marchande comptent parmi les principaux enjeux soulevés lors du colloque, et les mises en garde contre la soumission à cette logique marchande étaient au cœur de tous les débats.

NOTES

1. Une entrevue avec Micheline Cambron, professeur à l’Université de Montréal, publiée en 2007 par la SODEP (Société de développement des périodiques culturels), donne une bonne vision historique des revues culturelles, qui sont apparues très tôt au Québec, et une explication intéressante du terme magazine. « Le mot `magasin´, qui vient de l’arabe makhâzin, apparaît en France dès le XVe siècle, au sens de dépôt, de bureau où sont placés des objets. Le mot anglais « magazine » en est dérivé et désigne un recueil de textes divers méritant d’être conservés. Le premier magazine, The Gentleman’s Magazine, naît à Londres en 1731. Une décennie plus tard, il est suivi par deux périodiques américains […]. En France, le Magasin pittoresque naît beaucoup plus tard, en 1833. Au Québec, notre proximité avec les États-Unis, d’où viennent nos premiers imprimeurs, et la pratique de la traduction font que notre premier magasin paraît beaucoup plus tôt, en 1792 » (www.sodep.qc.ca//History.aspx). 2. Initialement, la revue RACAR était publiée par la Society for the Promotion of Art History Publications in Canada. En 1976, à l’assemblée annuelle de l’AAUC, la revue est devenue l’organe officiel de l’AAUC. Son premier rédacteur en chef en était Claude Bergeron, de l’Université Laval (1974-1975 et 1977-1983). En février 1976, à l’assemblée annuelle de l’AAUC à Edmonton, la revue RACAR est devenue l’organe officiel de l’AAUC (voir « Les vingt ans de RACAR », dans RACAR, XX, 1/2, 1993).

Perspective, 3 | 2008 248

3. Fondée en 1978, la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP) est un organisme à but non lucratif qui a pour mandat de représenter les éditeurs de périodiques culturels québécois et de leur offrir un appui administratif.

INDEX

Mots-clés : revue d'histoire de l'art, revue savante, revue spécialisée, recherche, histoire de l'art canadien, interdisciplinarité Index géographique : Canada Keywords : art history journal, journal, magazine, research, Canadian art history, interdisciplinarity Index chronologique : 1900, 2000

AUTEUR

CHRISTINE BERNIER Université de Montréal

Perspective, 3 | 2008 249

Sélection internet

Olivier Bonfait

1 Cette liste permet de présenter des sites ou des rubriques internet importants par les institutions qu’ils représentent, utiles par les liens qu’ils affichent ou les services documentaires qu’ils peuvent fournir. Dans le cas des institutions, centres et projets de recherche, les choix sont sans doute subjectifs et mentionnent des sites qui peuvent aussi intéresser par leur présentation.

Sites généraux

2 – Encyclopédie canadienne www.thecanadianencyclopedia.com Des notices courtes – mais bien faites, avec des illustrations – sur les principaux artistes et mouvements artistiques du Canada (les plasticiens, le refus global…), ainsi qu’un système intelligent de liens, font de cette encyclopédie librement consultable en ligne une bonne ressource pour une première approche de l’histoire de l’art au Canada (il vaut mieux consulter l’« Encyclopédie », dont les notices bénéficient d’une bibliographie et de liens internet, que les « Articles de fond » également proposés).

3 – Dictionnaire biographique du Canada www.biographi.ca Ce site est la mise en ligne des volumes du Dictionnaire biographique du Canada coordonné par l’University of Toronto et l’Université Laval, concernant des personnes décédées avant l’an 2000. S’il n’est pas très convivial, si la recherche par activité ne peut se faire que sur un certain nombre de volumes, les entrées sont très fournies, sans illustrations mais utilement complétées par des références documentaires archivistiques et bibliographiques. 558 entrées concernent les artistes.

4 – Researching the Visual Arts in Canada http://art-history.concordia.ca/rvacanada Ce site de l’Université Concordia propose un index utile (avec des renvois en ligne ou bibliographiques) pour les étudiants en histoire de l’art, en développant plus

Perspective, 3 | 2008 250

particulièrement les ressources documentaires au Canada, des forums de discussions aux différentes associations canadiennes en histoire de l’art et en arts visuels.

Bibliothèques et archives

5 – Bibliothèque et archives Canada www.collectionscanada.gc.ca Le site officiel offre le catalogue en ligne des bibliothèques et des archives du Canada. Complet, il spécifie pour chaque bibliothèque les conditions de consultation, de prêt ou de reproduction et renvoie à son site internet. Pour les archives, le modèle de recherche avancée est plus complexe que pour les livres, mais dans les deux cas, il est possible d’interroger par date. Ce site propose également des expositions virtuelles, des animations pédagogiques (« Aventure à Londres, la mission d’un collectionneur d’art »), des documents de formation et d’information (les archives littéraires au Canada)…

6 – Archives virtuelles www.archivesvirtuelles.com Ce projet d’édition électronique d’une importante partie des documents d’archives de l’Archidiocèse de Québec s’appuie sur l’élaboration d’un logiciel de transcription électronique et la mise au point d’un lexique pour le développement d’un logiciel de traduction automatique du latin et du français classique au français contemporain et à l’anglais. Pour les historiens de l’art, il permet d’avoir accès à des reproductions d’une dizaine de projets, plans et élévations concernant la cathédrale Notre-Dame de Québec, élaborés entre 1690 et 1820, mais aussi des vues et des fiches sur le mobilier religieux et des plans de la ville. Le moteur de recherche, malheureusement trop sommaire, ne facilite pas l’investigation.

7 – Thèses Canada www.collectionscanada.gc.ca/thesescanada/index-f.html Par le biais d’AMICUS, catalogue national canadien en ligne, on peut trouver sur ce site les notices bibliographiques de toutes les thèses de la collection des thèses de Bibliothèque et Archives Canada, fonds établi en 1965. Il est également possible de rechercher et de consulter le texte intégral des versions électroniques de nombreuses thèses de doctorat et de mémoires de maîtrise canadiens (25 universités adhéraient au programme en 1975, plus de 60 actuellement). Toutes les thèses et mémoires soutenus entre 1998 et 2002 ont été numérisés sous format PDF et sont disponibles depuis 2005 en version électronique. On peut ainsi trouver cinq thèses sur Nicolas Poussin… Pour des listes de thèses plus spécifiques en histoire de l’art (mais pas forcément complètes), voir http://art-history.concordia.ca/RVACanada/ thesis.html#Listings%20of%20Theses%20and%20Dissertations%20in%20Art%20and%20Architectural%20History

Patrimoine

8 Le réseau canadien d’information sur le patrimoine www.rcip.gc.ca Le Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP), organisme du ministère du Patrimoine canadien, a été créé en 1972 pour faciliter la gestion des collections constituées par les musées et pour assurer au grand public un accès à leur connaissance par l’intermédiaire d’un répertoire national (voir Artefacts). Par sa Bibliothèque de

Perspective, 3 | 2008 251

référence, il fournit de précieux liens vers des sites à la fois nationaux et internationaux (liste des centres de documentations utiles pour l’étude des artistes canadiens ; Archeological Society of Ontario…). Il propose également des guides documentation, de numérisation de collection… Par son onglet Carrefour du savoir, il offre des cours en ligne (sans frais) et des forums d’échange entre pairs.

9 – BCIN www.bcin.ca/Francais/home_francais.html La Base de données bibliographiques du Réseau d’information sur la conservation (BCIN) donne accès à plus de 190 000 notices bibliographiques sur la conservation. La BCIN comprend des références de la base Art and Archaeology Technical Abstracts (d’avant 1998), des rapports techniques, des actes de congrès, des articles de revues spécialisées, des livres, des documents audiovisuels et des documents inédits. De plus, la base de données contient des références provenant de sources privées autrefois non disponibles, de même que de l’information récente recueillie à partir d’un réseau mondial de contributeurs. D’abord lancée par le Getty Conservation Institute et le Centre international Réseau canadien d’information sur la conservation pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICCROM), elle est, depuis 2002, accessible à tous à titre gratuit et est hébergée par le RCIP. Elle est donc l’équivalent de la (défunte…) Bibliographie d’histoire de l’art pour la conservation, et est tout aussi utile.

10 – Institut canadien de conservation www.cci-icc.gc.ca/index-fra.aspx L’Institut, fondé en 1972, a pour mandat de promouvoir la préservation et l’entretien du patrimoine culturel mobilier du Canada et de faire avancer la pratique, la science et la technologie de la conservation. Il est à peu près l’équivalent, dans le domaine de la conservation, du Réseau canadien d’information sur le patrimoine (RCIP) et son site offre de nombreuses informations, le catalogue en ligne de la bibliothèque de l’ICC et des liens utiles. La revue annuelle de l’institut est également disponible sur le site sous format PDF.

11 – Portail des Autochtones au Canada www.aboriginalcanada.gc.ca Issu d’un partenariat entre les ministres fédéraux et les collectivités autochtones, le Portail des Autochtones du Canada vise à sensibiliser le public à l’histoire, le patrimoine et les traditions des peuples autochtones. Son onglet Langues, patrimoine et culture rassemble de nombreux liens utiles, de l’Inuit Art Foundation à la base de données historiques du Métis National Council, aux expositions en ligne du Musée des civilisations.

12 – Héritage Canada www.heritagecanada.org La fondation Héritage Canada, créée en 1973, est un organisme de bienfaisance enregistré à vocation nationale qui a pour but de faire connaître et d’encourager à préserver le patrimoine (principalement architectural) du Canada. Le site publie des articles pour promouvoir sa conservation, des dossiers (et des appels) concernant des projets de loi, une liste des bâtiments menacés, des liens internet utiles…

Perspective, 3 | 2008 252

Musées

13 – Artefacts Canada www.rcip.gc.ca/Francais/Artefacts_Canada/index.html Cette base de données contient plus de trois millions de notices d’œuvres provenant des collections de musées canadiens dans les sciences humaines et naturelles, de la collection du Museum of Anthropology à l’University of British Columbia à celle de l’Art Gallery of Ontario, en passant par le Musée d’art de Joliette. 580 000 images sont disponibles sur le site. Les index sont assez précis pour faciliter les recherches croisées. La base la plus sûre et complète pour interroger les fonds patrimoniaux des collections publiques du Canada.

14 – ICOM Canada www.chin.gc.ca/Resources/Icom/10000_f.html Le site présente les activités de l’ICOM et la section canadienne du Conseil, et publie en ligne sa revue.

15 – Association des musées canadiens www.museums.ca Fondée en 1947, l’AMC regroupe aujourd’hui près de 2 000 institutions muséales et offre des programmes de développement professionnel. Le site propose un répertoire très complet et très informé des musées (même de ceux qui ne sont pas membre de l’association), différents manuels de formation (dont les liens ne fonctionnent pas toujours…) et un rapport d’un sondage très intéressant sur les canadiens et leurs musées.

16 – Info-Muse www.smq.qc.ca/publicsspec/guidesel/doccoll/fr/accueil.htm Près d’un million d’objets sont répertoriés sur cette base qui regroupe les collections des musées québécois, du Musée national des beaux-arts de Québec, au musée Louis Hémon (littérature), au Musée ferroviaire canadien. Les fiches sont plutôt complètes, les rubriques pour l’interrogation assez précises, mais le site est peu « convivial ».

17 – Musée virtuel canada www.museevirtuel.ca Ce site présente une assez riche gamme d’expositions virtuelles (sur Emily Carr ou l’art contemporain en Acadie), ainsi que des galeries thématiques d’images (le Groupe des Sept, les femmes artistes) et des ressources d’apprentissage ou des plans de cours pour les enseignants. Par son côté pédagogique, il est typiquement canadien, mais pourrait aussi servir d’exemple en France…

18 – Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa www.beaux-arts.ca Le site présente les activités du Musée des beaux-arts du Canada et du Musée canadien de la photographie contemporaine. Par l’onglet Cybermuse, il propose des activités pédagogiques très diverses : plans de cours sur différents thèmes (le Groupe des Sept, la diaspora noire en image), avec des ateliers selon les ages (de 3 à 12 ans), des dossiers sur les artistes anciens (Albrecht Dürer) ou des interviews d’artistes contemporains (Kent Monkman, James Rosenquist, Jeff Wall…). Une recherche est possible sur l’ensemble des collections de ces deux musées, mais les fiches qui accompagnent les reproductions sont généralement sommaires (et il faut cliquer sur la reproduction dans

Perspective, 3 | 2008 253

la base Provenance pour obtenir l’historique complet de l’œuvre, qui n’est pas reporté dans la fiche générale).

19 – Le musée canadien des civilisations www.civilization.ca Le Musée canadien des civilisations offre sur son site, en plus d’informations détaillées sur les activités du musée, une base de données sommaire de ses objets (200 000 sur un million, le plus souvent reproduits). Des expositions en ligne et des ressources pour les enseignants (aussi bien sur la Grèce antique que sur l’histoire des autochtones au Canada) et un catalogue informatisé de ses archives et de sa bibliothèque (avec indexation des articles) sont également disponibles sur ce site, qui allie informations pour les chercheurs et souci d’accessibilité à un large public.

Universités

20 – L’Association d’art des universités du Canada www.uaac-aauc.com/fr Le site de l’AAUC présente brièvement les objectifs, les membres et les activités (congrès, bulletin annuel, la revue RACAR) de cette association regroupant universitaires, chercheurs indépendants et autres professionnels travaillant dans le domaine de l’histoire de l’art et de la culture visuelle.

Départements d’histoire de l’art, de visual studies et de muséologie

21 Cette liste, sans vouloir être exhaustive, permet de donner un aperçu de la richesse des départements d’arts visuels dans les universités canadiens. Il est généralement possible sur ces sites d’avoir, outre une présentation des cours, séminaires et programmes de recherche, un accès à la page personnelle de chaque enseignant.

22 – Abbotsford, University of the Fraser Valley, Visual Arts (Art History ; Film Studies) www.ucfv.ca/visualarts.htm

23 – Athabasca, Athabasca University, Heritage Resources Management http://heritage.resources.athabascau.ca

24 – Calgary, University of Calgary, Department of Art (Art History, Visual Studies) http://finearts.ucalgary.ca/art/prospective

25 – Edmonton, University of Alberta, Department of Art and Design (History of Art, Design and Visual Culture ; Museum Studies) www.ualberta.ca/ARTDESIGN/index.html

26 – Fredericton, St. Thomas University, Art History Department www.stthomas.edu/ArtHistory

27 – Guelph, , School of Fine Art (Art History) www.sofam.uoguelph.ca/3a_arthistory.html

28 – Hamilton, McMaster University, School of the Arts (Art History) http://sota.humanities.mcmaster.ca

29 – Kingston, Queen’s University, Department of Art (Art History, Art Conservation) www.queensu.ca/art/index.html

Perspective, 3 | 2008 254

30 – University of Lethbridge, Faculty of Fine Arts (Art History & Museum Studies) www.uleth.ca/finearts/art

31 – London, University of Western Ontario, Visual Arts Department (Art History ; Art and Visual Culture) www.uwo.ca/visarts

32 – Montréal, Concordia University, Department of Art History http://art-history.concordia.ca

33 – Montréal, McGill University, Department of Art History & Communication Studies www.mcgill.ca/ahcs

34 – Montréal, Université de Montréal, Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques www.histart.umontreal.ca

35 – Montréal, Université du Québec à Montréal, Département d’histoire de l’art (Histoire de l’art ; Muséologie, médiation et patrimoine) www.histoiredelart.uqam.ca

36 – Ottawa, Carleton University, School for Studies in Art and Culture (Art History ; History and Theory of Architecture) www.carleton.ca/ssac/index.html

37 – Ottawa, Université d’Ottawa, Department of Visual Arts (History and Theory of Art) www.visualarts.uottawa.ca

38 – Québec, Université Laval, Département d’histoire (Histoire de l’art ; Muséologie) www.hst.ulaval.ca/23cycle/23cycle.htm

39 – Sackville, Mount Allison University, Department of Fine Arts (Art History) www.mta.ca/calendar/ArtHistory.html

40 – Saskatoon, University of Saskatchewan, Department of Art and Art History www.arts.usask.ca/art/index.html

41 – Toronto, Ryerson University, School of Image Arts (Photography Studies, Film Studies and New Media ; Photographic Preservation and Collections Management) http://imagearts.ryerson.ca

42 – Toronto, University of Toronto, Art Department (Art History ; Visual Studies), Faculty of Information (Museum Studies) www.art.utoronto.ca www.ischool.utoronto.cacontent/blogcategory/397/675

43 – Toronto, York University, Art History & Visual Culture, Arts & Media Administration www.yorku.ca/web/futurestudents/graduate/programs/ Art_History_and_Visual_Culture www.yorku.ca/web/futurestudents/graduate/programs/ Arts_and_Media_Administration

44 – Vancouver, University of British Columbia, Department of Art History, Visual Art & Theory (Art History ; Critical and Curatorial Studies), Department of Anthropology (Museum Studies) www.ahva.ubc.ca www.anth.ubc.ca/Museum_Studies.2074.0.html

Perspective, 3 | 2008 255

45 – Victoria, University of Victoria, Department of History in Art, Cultural Resource Management Program http://finearts.uvic.ca/historyinart www.uvcs.uvic.ca/crmp

46 – Windsor, University of Windsor, School of Visual Arts (Art History) http://web4.uwindsor.ca/units/visualarts/visualarts.nsf/inToc/ 04DA3550BD12378D8525733A004D1BD1?

47 – Winnipeg, University of Manitoba, School of Art (Art History) www.umanitoba.ca/schools/art/index.php?sel=ABOdeg

48 – Winnipeg, University of Winnipeg, History of Art www.uwinnipeg.ca/index/arthistory-index

Centres de recherches

49 – Le centre canadien d’architecture www.cca.qc.ca Le site du CCA présente les multiples activités du centre. Il permet également une interrogation en ligne de la collection patrimoniale (100 000 dessins et estampes, dont les principaux fonds sont décrits de manière assez détaillée, 55 000 photographies, archives…), ainsi que des ouvrages de la bibliothèque. L’onglet baladodiffusion donne la possibilité d’écouter des conférences ou des entretiens avec des architectes.

50 – Artexte www.artexte.ca Artexte est un centre pour le rayonnement et la compréhension des arts visuels contemporains, dont les activités touchent tous les aspects des arts visuels de 1965 à nos jours, tout en portant une attention particulière au Québec et au Canada. Le site permet de connaître la liste de dossiers d’artistes (plus de 7 000) et des organismes culturels (1 300) qui les possèdent – dossiers qui comprennent des publications et des documents éphémères non disponibles dans les autres bibliothèques – et comprend une base de données décrivant des œuvres permanentes et éphémères, réalisées depuis 1964, principalement sur le territoire québécois.

51 – Centre de recherche sur l’intermédialité http://cri.histart.umontreal.ca Un bon exemple de la vitalité des universités canadiennes et du développement de ce type de recherche au Canada sur les rapports intermédiatiques et leurs implications historiques, sociologiques, culturelles et politiques. Le site présente les nombreuses publications du centre, des recensions en ligne, des bibliographies axées sur des sujets précis, la revue Intermédialités, les projets de recherches passés et en cours (qui ont souvent donné lieu à des bibliographies spécialisées…).

Perspective, 3 | 2008