DE CE

MANOIR

HO ULMOIS... AD MANES

RARISSIMI PATRIS MAURITII (1880-1953)

AVORU,I,IQUE PROXllHORUM

MILLIUMQUE ALIORUM ANTECESSORUM MEORUM

TRECENTOS AN NOS A ME DETECTORUM

HOC OPUS PIE DICAVI

OTIORUM FRUCTUM ATQUE FACULTATUM

QU/E SIMUL OMNES ET PRIMO ILLE

MIHI FECERUNT Pierre-Maur-Abel DAON (a)

DE CE MANOIR

HO UL MOITS. - -

...QU'ON APPELAIT L'EVEILLERIE, LE MONDE CROQUÉ A BELLES DENTS !

HISTOIRE — FRAICHE ET JOYOUSE (b) — D'EVEILLERIE-PERCIERE, AU MESNIL-DE-BRIOUZE enrichie au prix de vingt REGAINS belliqueux, de trois IN-CAUDA jarnaqueux (c) ainsi que, sur demande (expresse) de l'Auteur, d'un AVERTISSEMENT (gratuit) de l'Editeur

Le tout éclairé de 15 illustrations, ensoleillé par plus de 100 citations, et scintillant de 300 annotations

Les sots croient que plaisanter, c'est ne pas être sérieux et qu'un jeu de mots n'est pas une réponse (d) Paul Valéry

PARIS - GUERNESEY - BRIOUZE

Hippolyte DE LACRAVE PRESSES CELTO-SCANDINAVES Mil neuf cent soixante-douze (e) (a) Ne dites pas (ah non !) — comme mon adjudant — DA-ON... Mais, pour laisser jouer divinement les mots, faites, comme il se fait au demeurant depuis des multitudes d'ans, claquer — please ! — d'un seul, fier et franc coup de dents : DAON comme Dan, — comme paon pan ! (b) Verbum normannice desitum (Cf. Regains XI et XV) (c) Daologisme commémoratif du deuxième Coup de Jarnac (1569-1969) (d) Cf. Montesquieu : «La gravité est le bouclier des sots.» Or la Rime du Vers aussi, cette Rime que si couramment déprécient les mêmes sots, mais que le même Valéry après Banville justifie et magnifie, qui dira combien riche est sa philosophie ? ! (e) Quel poète eut jamais l'endurance sublime d'attendre sept ans (x) une rime ? (x) Cf. Regain I, notes 2 et 3 A PARAÎTRE (1), DU MÊME AUTEUR

DU DENI A L'IMPATRIDAT (2), itinéraire (inénarrable) du plus gaîment inexorable Bas-Normand qui on- ques plaida, précédé par : SUS A THEMIS ! synthèse (âpre) des vices de la Justice (française) (1973) VOLTAIRE PRETEUR ET PLAIDEUR MALHEUREUX (1738-1747), couple de savoureux récits, puisés aux sources vives de vingt-quatre missives et autres papiers inédits (1974) TRENTE ANS AU PORCHAS DES ANCETRES, mé- moires insolites d'un ascendantaliste d'aussi haut vol qu'il se puisse ëtre (1975) EN VERS ET CONTRE TOUT, pamphlet rythmo-scal- pant d'un ante-super-omni-contestant (3) (1977) ASCENDANCES, poèmes ascend?ntalistes (1979) MEUS ARS VIVENDI, po-éthique daoniaque, DAONIA- NA (vel DA-ON-DITS), aphorismes euphorisiaques, CLAVIS MUNDI, essai (hardi) (1980-1990)

DE CE MANOIR HOULMOIS... (pars secunda) (2001)

NEC PLUS ULTRA, somme (posthume) (2012)

(1) Soit dit, bien sûr, sans nulle promesse de suivre pas à pas ce programme d'ouvrages virtuels, sur quelque point que cela soit : titre, date, parution même... Etant donné que sont déjà si pleines les bibliothèques, et si incertains les lecteurs, et si futile leur faveur, toute intrigue si vile, toute œuvre si fragile, publier si ruineux, écrire si scabreux, la prose si triste, le vers si vain — la vie si brève ! (2) Mot neuf, qui n'est d'ailleurs pas notre dernier mot... Par souci d'homogénéité linguistique, d'orthodoxie hellénistique, il se pourrait que, sur l'exemple d'utopie — tiré de ou-topos par Thomas More (1516), repris par Rabelais (1532) —, nous élussions finaiement upatridie ou, mieux encore, oupatridie, mots sur lesquels, ainsi que sur impatridat, nous devons, désirant, en digne solitaire, ne partager avec quiconque notre état, réserver mordicus nos droits paternitaires... (3) Ou encore contestateur, mais surtout pas contestataire, qui, si l'on se réfère à plusieurs précédents, et, en particulier, au couple donateur et donataire, ne peut vouloir dire que le contraire de ce qu'on veut lui faire signifier (cf. In-cauda B, note 7)

HISTORIQUE Manoir de l'Eveillerie - Dessin du Commandant Mouton (en bas et à droite, l'écu du linteau de la porte) 1. — LES DEUX « ESPIONS » DE LA PERCIÈRE

Sur la fin d'une chaude après-midi d'août 1944, un barbu de quelque trente ans, avec sa sœur, plus jeune, aux cheveux dorés, roulait, tant bien que mal, à bicy- clette, sur le sol bosselé et craquelé d'un chemin qui, sur le flanc nord du mont d'Hère, dans la commune du Mesnil-de-Briouze, mène au hameau de la Percière. C'était, comme en fourmille notre Bocage, un de ces chemins ombreux dont les frondaisons latérales se re- joignent pour former un berceau continu, ne laissant entrevoir que de loin en loin un coin de ciel...... Un chemin donc où d'en haut la circulation est difficilement décelable, et qui, de ce fait, en ce temps d'incessants mitraillages aériens, était particulièrement ap- précié. Réfugiés, depuis quelques semaines, dans une ferme de , nos deux cyclistes allaient, presque chaque jour, au hameau de Longuenoe, recueillir les réconfortan- tes nouvelles de l'avance alliée, captées par le poste à galène d'un jeune radiotechnicien, puis de là, très sou- vent, poussaient jusqu'à la Percière...... Là les attiraient un vieux manoir à l'abandon, et surtout le souterrain qui, dans sa cave, depuis longtemps comblée, s'ouvrait jadis, prétendait-on, puis s'enfonçait sous le jardin et filait vers le sud pour déboucher, à une demi-lieue de là, sur l'autre versant du mont d'Hère... Intrigués par ce boyau mystérieux, plusieurs réfugiés du voisinage avaient, depuis quelques jours, entrepris de le déceler au moyen d'une tranchée ouverte en travers du fond du jardin. Ainsi trompaient-ils leur désœuvrement anxieux... Mais ils savaient aussi qu'en cette phase critique où l'orage de la guerre avançait à grands pas, au son, tou- jours plus fort, du canon et où, pour s'en abriter, les hommes, de toutes parts, s'étaient mis à creuser la terre, cet ouvrage de l'ancien temps pourrait, comme en d'au- tres lieux, aider peut-être à résoudre les problèmes du présent, c'est-à-dire, à peu de frais, fournir aux gens comme aux choses un abri sûr et illimité...

C'est à quoi probablement songeait le couple fraternel en suivant, en toute quiétude, ce routon écarté qui, après cinq ans de guerre, semblait tout ignorer encore de l'Occupation ennemie, n'avoir jamais été violé par des souliers teutons... Mais voici qu'au premier dos d'âne le décor change : ce n'est plus, à perte de vue, que chars, que munitions et que soldats... Un tronçon S.S. de l'armée allemande, en déroute depuis Mortain, a élu campement dans ce chemin de la Percière où l'on n'a guère besoin de se mettre en frais de camouflements, il y reprend haleine très discrètement, en attendant la prochaine contre-attaque, — ou le nouveau repli... Que faire ? Demi-tour ? Fuir ce guêpier en toute hâte ? On eût davantage soupçonné des fuyards, on les eût vite rejoints, mis en joue peut-être... D'un tacite accord ils jugent plus sage de poursuivre leur route, sans marquer la moindre hésitation ni in- quiétude. Mais cette tactique n'empêche point la suspicion alle- mande de prendre corps, de s'amonceler sur leurs têtes, à mesure qu'ils se frayent un passage à travers le canton- nement. Bientôt des gradés les encadrent, les entraînent, au pas de charge, vers le chef de ce détachement, qui a installé son P.C. dans la cour fermière des époux Camille Moulin. Le cas des deux intrus apparaît tout de suite comme fort grave. Un allemand francophone est chargé de le leur faire comprendre. Surpris en pleine zone opérationnelle, lui avec un collier de barbe de résistant, elle avec une chevelure de teinte anglo-saxonne, que peuvent-ils être ? demande l'Allemand...... Avant de fournir lui-même la réponse en rugissant : « FOUS (vous) ESBIONS ! »

Chausse-trapes de la vie ! Méprises imprévues, dange- reuses parfois, et dont on rit plus tard,... quand bien sûr on n'en est point mort ! Survivre, doubler ce cap dangereux, voilà précisément de quoi il s'agissait pour ces deux otages et, pour cela, il leur fallait à tout prix désarmer la défiance aprioresque de ces soudards, de l'espèce la plus pernicieuse, qu'on sentait ulcérés par la défaite et tout prêts à s'en venger aveuglément sur les premiers Français suspects qui leur tomberaient sous la main. A si peu de jours d'une libération certaine, il eût été vraiment par trop absurde de périr ainsi victimes, somme toute, de l'archéologie, comme jadis, à Syracuse, Archi- mède expira sous la lance d'un soldat romain pour avoir, dit-on, confondu son champ d'opérations arithmétiques avec celui des opérations militaires... Les guerriers de tous temps et de tous pays se ressem- blent. Les Romains qui plus tard conquirent nos contrées ne firent sans doute pas plus de cas du druide gaulois que du savant grec. D'autres vagues d'envahisseurs avaient suivi, de cinq en cinq siècles : des Francs et des Bretons, des Vikings. des Anglais... Et maintenant le tour était venu des Allemands, qui, après tout, n'avaient fait peut- être qu'obéir aux lois historiques, sans pour autant, d'ail- leurs, cesser d'être, pour l'autochtone contemporain de leur ruée, les plus indésirables des fâcheux...

L'heure, cependant, n'était point aux considérations stratosphériques sur les constantes de l'histoire, elle était, sous peine de mort, au pro-domo : les accusés se mirent donc à plaider âprement leur « innocence » (au sens allemand de ce mot).

Heureusement elle était réelle. Surtout, par chance, ils étaient deux. Interrogés .séparément, ils fournirent mê- mes explications de leur présence en ces lieux, exhibèrent des cartes (et Dieu sait si en ce temps-là en regorgeaient les portefeuilles !) prouvant qu'ils étaient natifs du pays. Leurs réponses concordantes, — qu'au fur et à mesu- re traduisait l'interprète —, leur accent de sincérité, les documents produits finirent par ébranler les préventions hostiles et l'incrédulité de ce conseil de guerre au petit pied. Puis les époux Moulin furent appelés à témoigner, et avec énergie ils confirmèrent que ces jeunes gens n'étaient point vagabonds venus on ne sait d'où, mais véritable- ment enfants de ce terroir, nourris, dès l'âge le plus tendre, du lait de ses vaches et des pommes de ses vergers...

...Et ils dirent mieux connaître encore leur père, qui, denuis quelque 40 ans, tenait, au bourg voisin, une officine de pharmacie (et l'écho boche répercuta : apo- theker)... Et même, à l'appui de leurs dires, ces braves gens brandirent de vieux flacons où, sur l'étiquette jaunie, pouvait se lire encore le patronyme des deux suspects....

...Et c'est ainsi que, pour la première fois peut-être dans l'Histoire, des fioles dont le contenu avait naguère guéri ou soulagé, contribuèrent encore, vides, à sauver des vies en péril !...

Car la gueule du loup se rouvrit et rendit sa proie... Et les deux héros de cette singulière aventure, abasour- dis et palpitants et flageolants, s'éloignèrent par un autre chemin, sans détourner la tête, — comme si défense expresse leur en fûl faite sous les plus sévères peines, ainsi qu'on voit dans les saints livres —, et redoutant vraiment jusqu'au premier détour que le regret et la perfidie armassent contre eux, in-extremis, le bras d'un tireur hors de pair... II. — VINGT ANS APRES...

Cela se passait le 11 août 1944. Peu de jours après, les Allemands de la Percière nuitamment s'enfuyaient pour s'en aller tenter de forcer l'étau d'-Falaise et sans doute joncher la vallée de Chambois des carcasses de leurs corps et de leurs chars... Américains et Canadiens libéraient Le Mesnil et tous ses villages, qui peu à peu se vidaient de leurs réfugiés innombrables, et la tranchée de la Percière, désormais sans objet pratique, se refermait bientôt sans avoir livré de secrets, et le manoir rentrait dans son silencieux isole- ment.

Ce n'est guère que dix ans plus tard que, délivrés enfin de tout effroi rétrospectif, nos deux rescapés revin- rent, une après-midi de ce même mois d'août, sur les lieux où faillirent s'achever leurs jours. A la croisée des deux chemins, faisant face à ce que le cyclone du 8 mai 1923 avait laissé subsister des bâti- ments de l'ancienne ferme, le vieux logis de pierre grise était toujours là, puissant, robuste malgré l'âge, et plus que jamais résolu à défier, comme 30 ans plus tôt, toutes les forces déchaînées de la nature...

...Mais si triste toutefois, distillant et répandant alen- tour tant de mélancolie, avec ses fenêtres borgnes, qui trahissaient la vacuité sordide et délabrée du dedans !...... Oui, comme abandonné des hommes et des dieux, et rayé, sans pitié, du nombre des demeures, n'ayant plus pour ami que l'ami des ruines, ce lierre tentaculaire qui avait jeté son grappin sur la façade du midi, et qui l'en- serrait, la corsetait toujours plus âprement et largement... Nos deux pèlerins en firent le tour, puis gagnèrent, au fond du plant voisin, la petite maison en torchis de leurs sauveurs. Mais c'est avec la femme seule, devenue veuve, qu'ils échangèrent des souvenirs... A son tour, elle-même n'était plus lorsque, dix ans plus tard, par une des plus belles après-midi de la pré- sente année (1964), tous les deux ont refait le même pèlerinage. Sa fille, toutefois, était revenue demeurer là, mariée, deux fois mère, sur le point de l'être encore et se SOllve- nant fort bien d'avoir, jouvencelle apeurée et prudem- ment claustrée, suivi, derrière une vitre, les péripéties de l'affaire. Du vieux manoir aussi elle parla... Raconta comment, voilà deux ou trois ans, un jour d'hiver, en plein midi, imprévisiblement, un étrange et tout proche roulement de tonnerre déchira longuement le silence du village : c'est un large pan de la façade d'honneur qui, gonflé d'eau gelée sous la toiture percée, éclatait au soleil de midi et croulait dans un tourbillon de poussière !... Intact, il avait fière allure assurément, le vieux manoir de la Percière. Mais quelle beauté tragique est la sienne, maintenant qu'à son flanc s'est ouverte cette plaie béante qui, par delà une mêlée confuse de poutres et de gravats, laisse poindre, au travers du lierre, de blancs lambeaux de firmament !...

C'est lui seul qui, en ces lieux, à présent, toutes fosses comblées, attire et intéresse, lui qui non seulement pique la curiosité, mais sollicite la compassion. Pour, si possible, le sauver, c'est lui qu'il faut faire connaître. Or, à qui telle mission incombait-elle plus qu'à l'un de ceux qu'at- tachent à ces lieux des souvenirs capitaux ?... Souvenirs qu'on lui pardonnera d'avoir ici complaisamment évo- qués, car c'est la première fois, et c'est l'an du vingtième anniversaire !... III. — LE « CHATEAU » ET SON FANTOME...

« C'est un vieux château — Du moyen-âge... », fre- donnait uns chanson, voici quelque trente ans. Si la Percière est un château, ce ne peut être que selon le langage hyperbolique des villageois de jadis, et compa- rativement à leurs masures. Les mémoires anciens n'en parlent guère que comme d'un manoir, voire d'une mai- son. Et pour ce qui est du moyen-âge, on ne peut qu'à très grand peins l'y rapporter, vu qu'on est convenu de ne point prolonger cette période au-delà de la chute de Constantinople (1453) et que c'est la fin de la guerre de Cent ans (1450) qui, en Normandie, sonna le réveil de la construction. D'où vient que cette demeure qui est à peine un manoir en impose néanmoins ? Sans doute le doit-elle à la hauteur de sa façade principale, appareillée en pierres du pays, de toutes formes et de toutes tailles, et aussi au strict alignement de ses trois (à présent deux) rangées verticales d'ouvertures encadrées de belles pierres de granit bleu. Au milieu, une petite porte, tout ordinaire, surmontée d'un linteau grossier, et, sur ce linteau, un écusson gravé. Retenons ses trois besants, et la bordure qui le cerne : ce sera peut-être le sésame de l'histoire de ce logis... Les granits d'encadrement du premier étage pour- raient (car une extrême circonspection s'impose en ce domaine) indiquer un remaniement postérieur à la cons- truction du xve, ainsi que ces lucarnes, de beau granit également, dont l'élégant demi-cercle mouluré agrémente et jseigneurialise cette façade d'une austère simplicité. La face postérieure est dénuée de caractère architec- tural, mais combien pittoresque avec ce lierre qui, après avoir conquis presque tout l'extérieur, se lance à l'assaut du dedans !.. A son exemple entrons... par la fenêtre !

Nous voici dans la salle aux solives et à l'énorme poutre maîtresse effondrées et enchevêtrées, aux dalles brisées et jonchées de décombres, parmi lesquelles gît un tronc de cône, évidé, au flanc duquel s'ouvre une rigole d'évacuation : un brasero de toute évidence, car on dis- cerne son alvéole au côté gauche de la cheminée...... Une cheminée monumentale que l'affaissement des plafonds permet d'embrasser jusqu'à son faite : admirons, à la base, ses colonnes ornées de disques en ronde bosse — et dont l'une, à droite, est accostée d'un profond enfeu — et, plus haut, le briquetage impeccable de la hotte. Au-delà du vestibule, il y avait, vers le pignon est, une salle identique, avec une cheminée massive aux colonnes sculptées de godrons. Mais un cloisonnement a, sans pitié, coupé en deux l'une et l'autre. Et, par une autre transformation, non moins scanda- leuse, encore que techniquement remarquable, à l'époque sans doute où le manoir devint ferme, on fit descendre de quelques pieds le plafond du rez-de-chaussée, on remonta un peu le parquet de l'étage, et, avec le bas de cet étage et le haut de ce rez-de-chaussée, on fit une sorte d'entre- sol, si bas qu'on ne peut même pas s'y tenir debout, et tout juste bon à servir de grenier. C'est dans cet étrange réduit que la fenêtre d'en bas laisse émerger sa partie supérieure, fermée de volets in- dépendants, et la cheminée son manteau, où se déploient de belles armoiries avec heaume et supports léonins au- tour d'un écusson à besants et bordure. Enfin, pour desservir cet étage bâtard, ainsi que celui, normal quoique tronqué, qui le surmonte, s'offre un escalier monumental en chêne massif, dont la balustrade, faite d'énormes barreaux parallélépipédiques, est, à coup sûr, un chef-d'œuvre d'ébénisterie.

« C'est un vieux château du Moyen-âge « Avec un fantôme à chaque éiage... », continuait la chanson des années trente. A chaque étage ? Ce serait beaucoup dire. Mais il y en a tout de même un qui hante le manoir de la Per- cière...... Celui d'un châtelain, dont Anatole Duval, brodant sur une tradition locale, nous conte, avec force détails, l'histoire légendaire (1). Il y avait donc une fois... un seigneur, qui, dans la cheminée de ce castel, entretenait, comme les vestales antiques, un feu perpétuel...... Et dans ce feu les bonnes femmes du voisinage pou- vaient venir puiser tisons à volonté pour leurs fourneaux ou leurs cagnards. Or, malgré cette complaisance seigneuriale, la méfian- ce finit par envahir l'esprit de ces dames.

(1) B. S. F. A. 1888. L'homme au feu d'enfer était-il un suppôt du diable ? Ou n'était-ce que l'un d? ces alchimistes acharnés, — comme il y en eut tant, dans les châteaux bas-normands, à Flers, aux Yveteaux, au Champ-de- .Ia-Pierre par exem- ple, il y a trois ou quatre siècles —, qui, parmi les creusets et les cornues, passent toute leur vie à courir désespérément après la pierre philosophale ? Ou bien encore n'était-ce pas plutôt un sordide et criminel fabricant de fausse monnaie ? Cette dernière hypothèse devint, pour les villageoises, une certitude, quand le seigneur, jusque-là si accommo- dant et si hospitalier, finit par leur fermer l'accès de sa demeure. C'est alors qu'assoiffées de vengeance — et tenaillées de curiosité —, elles se concertèrent un jour pour forcer sa porte, et la plus furieuse de toutes lui jeta même au visage sa chaufferette remplie de charbons ardents... L'homme, atrocement brûlé, rugit de souffrance, puis battit en retraite devant la meute déchaînée, s'engouffra dans sa cave... Or la maréchaussée, appelée sans tarder, ne l'y put découvrir : elle mit au jour seulement un outillage com- plet de faux-monnayeur, et décela, dans un recoin de cette cave, le tremplin, camouflé, de descente d'un sou- terrain assez large et assez haut pour qu'y pût tenir un cheval avec son cavalier... Le sol, d'ailleurs, de ce boyau était martelé de sabots de cheval... Mais d'un cheval arrivant et non point par- tant, comme si, dans l'intention, naïve, de déjouer les poursuivants, on eût ferré la bête à rebours...

Il est dangereux de vouloir tuer les fantômes... Aussi me garderai-je de rien dire ni faire contre celui de la Percière, puisque ce manoir a le privilège d'en avoir un... L'histoire, au demeurant, doit pouvoir coexister paci- fiquement avec la légende, qui, comme elle, prend le plus souvent sa source en des événements réels, auxquels n'a manqué que l'heureux support d'un document ou d'une chronique pour laisser un souvenir exact et précis, pour être sacrés historiques. A défaut de textes, d'ailleurs, pour étayer notre légende, on pourrait aligner nombre de présomptions en faveur de son historicité. La plupart des éléments qui la composent sont historiquement vraisemblables. La Normandie, tant monastique que féodale, était, on le sait, percée d'un abondant réseau de galeries souter- raines, qu'avaient pu faire éclore les luttes religieuses ou la guerre de Cent ans, voire des troubles plus anciens. Il n'est si petit castel qui souvent aujourd'hui ne se targue d'un souterrain, fruit de l'imagination populaire plus souvent que des pioches d'antan... Mais à celui de la Percière il faut croire dur comme fer : l'un des derniers habitants de ce logis ne conte-t-il pas qu'un jour, à un certain endroit de son jardin, un fût tout plein d'eau ayant basculé, la terre, en peu d'instants, but toute sa contenance... L'ancienne existence d'une cave est encore moins contestable, puisque, au pignon ouest, émerge le linteau de son entrée. On m'a affirmé que, si ce sous-sol fut, il y a fort longtemps, comblé, c'est pour obvier aux infiltrations de l'étang qui l'avoisinait. Mais qui sait si ce ne fut pas p'utôt. selon l'esprit des pénalistes anciens, pour châtier, à défaut du coupable lui-même, le théâtre de ses forfaits comme complice tout à la fois de la faute et de son im- punité ?... Quant au délit en cause, enfin, on sait qu'il fut, à certair.es époques, fort en faveur, et qu'au début du xvir si:cle, en Basse-Normandie notamment, fausse monnaie fut, si l'on ose dire, monnaie courante. C'est pour faux-monnayage que Gabriel de Grimou- ville-Larchamp fut condamné à mort en 1608, avec plu- sieurs complices. A des fins politiques, semble-t-il, maints huguenots faux-monnayèrent, tel, dit-on, notre grand falaisien Montchrestien, qui fut, en 1621, abattu par un Turgot dans une auberge des Tourailles, et tel, en tout cas, ce Pierre Philippart qui, la même année, fut pour- chassé et tué dans un ravin, près des roches d'Oêtre, non loin du repaire escarpé où s'abritait sa coupable industrie. Un matériel réduit suffisait à ces délinquants, le même dont peuvent user encore leurs continuateurs d'aujour- d'hui tel ce couple d'Aulnay-sous-bois, dernièrement arrêté : un modeste lot de moules et de casseroles. Dans l'hypothèse d'un fondement historique, on ne peut assurer qu'il en fut ainsi à la Percière. Mais, pour la beauté de l'histoire, ne préférerait-on pas que ce fût cet archaïque creuset de pierre, pantelant parmi les décombres, qui jadis ait donné le jour à des monceaux d'écus, et, plus encore, qu'en soient sortis — fol extra de notre faussaire — cette poule et ces poussins tout en or qui, à en croire les anciens du village, hante- raient, depuis des siècles, le souterrain de la Percière ? Hélas ! hélas ! L'histoire, monétaire comme judiciaire, reste muette en l'occurrence, et la chronique locale se tait également... IV. — LE FIEF PERDU ET RETROUVÉ

Le passé de la Percière est d'ailleurs un mystère que nul de ceux qui sur lui se penchèrent n'a percé. Le plus récent d'entre eux, M. Xavier Rousseau, à qui l'on sait combien l'histoire de tout le « Pays d'Ar- gentan » est redevable, écrit dans son exemplaire mono- graphie du Mênil-de-Briouze, parue en 1963 : « La Per- cière n'est pas le siège d'un fief. Son fondateur « semble être un Percy, dont nous ne savons rien ». Puis, après une description fort congrue du manoir, notre au- teur se demande si ces armes qu'on voit au linteau de la porte d'entrée (trois besants ou trois tourteaux à l'inté- rieur d'une bordure) ne seraient pas celles des De Samoy, qui furent longtemps seigneurs de Saint-Pierre-du-Regard et qui portaient : « D'argent à trois tourteaux de sable, brisé d'une bordure de gueules ». Mais, ayant fait obser- ver que jamais cette famille n'a été signalée au Mênil, M. Rousseau conclut sagement : « Nous n'avons pu avec certitude rattacher aucune famille à ce manoir ». Un problème se posait donc, intéressant, passionnant, provocant même, pour l'érudit du voisinage, et dont on comprendra qu'il ait eu l'ambition et la volonté de le résoudre. Qu'était, au regard du droit domanial, cette Percière ? Un fief or not un fief ? Voilà ce qu'il fallait tout d'abord établir. Et, pour cela, on devait dresser la carte féodale de ce Houlme central dont Briouze est la capitale. Combien instructive, cette carte ! On s'aperçoit que Briouze, qui, sous le rapport ecclé- siastique, était le chef-lieu d'un doyenné de 32 paroisses, avait, sur le plan féodal, une importance numériquement égale. Une trentaine de vassaux devaient hommage au baron de Briouze, lui rendaient aveu de leurs terres, depuis que tel de ses devanciers en avait nanti tels de leurs prédé- cesseurs, en échange et récompense d'aide militaire. Car — est-il besoin de le rappeler ? — cette bizarre hiérarchie féodale qui devint si impopulaire longtemps après qu'elle eût perdu toute raison d'être, répondait, en son commencement, aux exigences de la défense du ter- ritoire. La moitié environ de ces trente arrière-fiefs de la couronne se déployaient en éventail, de l'ouest au sud-est, à deux ou trois lieues du château de Briouze, lui for- maient comme une excentrique ceinture de protection : c'étaient, tout d'abord, deux fiefs à Echalou, nommés Grente et Bunoult, puis la seigneurie de Ronfeugeray, puis celle du Bois-André à La Carneille, celle de Chêne- ctouit et celle du Repas (jadis paroisse, à Chênedouit maintenant réunie), puis celle du Mênil-Gondouin, ainsi que celles du Sacq et de Sainte-Honorinette (paroisses disparueselles aussi et rattachées au dit Mênil-Gondouin), le fief de la Fresnaye et celui de Boissey, sis l'un et l'autre à la Fresnaye, le fief des Yveteaux et celui des Aunais, tous deux aux Yveteaux, les seigneuries des Os- tieux et de Saint-Malo, qui furent paroisses avant que d'être respectivement incorporées aux Yveteaux et à La Fresnaye, le fief de Palais à Montreuil, enfin, au-delà de Rânes, — comme une sentinelle avancée —, la seigneurie du Champ-de-la-Pierre. Puis, à l'intérieur de ce demi-cercle, venaient, en seconde ligne, en forme de coin obtusangle, la pointe en avant, deux fiefs à Cramênil (la Motte, Repentigny), deux à Saint-André (la Motte-sous-Rouvre, la Cour-du- Bois), deux à Briouze (le Plessis et Guibet), les seigneu- ries de Chênesecq et Saint-Denis (paroisses défuntes, fon- dues en Cramênil et Saint-André), celles de Pointel et de , enfin, en arrière-garde, deux fiefs sis au Mênil- de-Briouze : les Manoirs et l'Eveillerie. De ces deux derniers fiefs, on savait bien où était le premier. Mais l'autre, celui de l'Eveillerie, qu'était-il devenu ? Toutes traces semblaient en avoir disparu... Ainsi, tandis qu'un manoir — la Percière — parais- sait en surnombre, voilà qu'un fief — l'Eveillerie — manquait à l'appel ! Une hypothèse s'imposait tout de suite à l'esprit : n'était-ce point, sous deux noms différents, une seule et même chose ? L'Eveillerie n'aurait-elle point perdu son nom pour prendre celui de Percière ? Un bref sondage dans le vieil Etat de sections de la commune du Mênil allait bien vite transformer l'hypo- thsse en certitude : une pièce de terre, proche du ma- noir, s'appelait « Bruyère de l'Evellerie »... Une autre « l'Etang »... Une troisième « la Chasse »... Le doute n'était plus permis : oui, c'était bien là l'an- cien domaine seigneurial ! Dès lors, ce n'était plus qu'un jeu, en consultant, aux bons endroits, quelques dizaines d'ouvrages et de fonds d'archives, que de remonter, au fil du temps, jusqu'à l'époque la plus reculée possible, l'histoire de ce fief re- trouvé... V. — L'EVEILLERIE A TRAVERS LES AGES

1. Au XIIIe si:cle, les LÉVEILLÉ ?

Principium in verbo ! C'est le nom qui, en l'absence de toutes sources, manuscrites ou imprimées, nous révèle que le créateur très probable de l'Eveillerie fut un Lé- veillé. Mais, avant que de constituer un domaine, autonome et organisé, d'une centaine d'acres (peut-être plus, peut- être moins), distribués en prairies, en herbages, en la- bours, vergers et taillis, cette terre existait, bien sûr, à l'état brut et sauvage, cette vieille terre hercynienne (qu'en pensez-vous, ô géologues ?) avait presque toujours existé depuis le début du monde, au flanc boisé de ce mont d'Hère qui sépare les eaux de la Manche d'avec celles de l'Atlantique. Des hommes primitifs avaient, en ces forêts, couru le renne ou l'auroch... D'autres, ancêtres probablement de ceux qui redoutaient que le ciel tombât sur leurs têtes, prirent peur, nous dit-on, que, par une certaine faille du soi de ce mont d'Hère, les eaux montant des profondeurs, vinssent un jour à les submerger... Alors, pour endiguer cette mer souterraine, ils avaient, en guise de bonde, fiché dans la terre un menhir... Et puis, à l'endroit même où plus tard furent élevées des chapelles chrétiennes, nos ancêtres gaulois avaient adoré Bellenus, Mercure ou Teutatès... Et contre ces Gaulois les Romains, en mal de con- quêtes, s'étaient retranchés en des camps pierreux dont le vestige se voit encore... Et c'est encore tout près d'ici, — la tradition, la toponymie l'acertainent —, que le grand empereur d'Oc- cident vint pour contenir les Bretons : c'est sur notre mont d'Hère qu'un jour brûlant d'aranmonath, il fit pour ses preux altérés, puis pour ses chevaux, puis pour ses chiens, jaillir de son épée tout puissante, les « Trois Fontaines Charlemagne »... Puis les Northmans étaient venus, qui, eux, ne purent être contenus... Et qui s'emparèrent de tous les bois et de toutes les terres... Et dont les ducs les partagèrent entre leurs féaux feudataires...... Tels nos barons de Briouze, qui, à leur tour, moyennant monnaie, corvées, denrées, couronnes de roses ou vassales génuflexions, en concédèrent, de temps a autre, quelques parcelles à de martiaux écuyers ou de paisibles vavasseurs...... Comme, vraisemblablement, ces Léveillé, éponymes de l'Eveillerie.

Or çà, quel fut, en l'occurrence, le baron fieffant ? Fut-ce Guillaume de Briouze, le conseiller (si mal écouté) du sanglant Jean-Sans-Terre ?...... Ou bien celui, de mêmes nom et prénom, à qui Philippe-Auguste, conquérant de la Normandie (1204), le premier Guillaume étant mort (1211 ?), rendit la baron- nie (1212) ? ...Ou bien encore, cent ans plus tard, ce cher Foul- ques du Merle, — que l'auteur de ces lignes fut tout ébahi, l'autre année, de découvrir parmi ses ancêtres ma- terneis, — oui, l'un d;s vaincus ds Courtrai, mais qui fut vainqueur à Tournai, et qui, par la grâce de Phi¡ipp:; le Bel, devint (1302) maréchal de , puis (1306) baron de Briouze, dont il fit les honneurs à son roi dès le 1er mars 1307 (n. st.)?... J'inclinerais plutôt, pour ma part, vers un baron inter- médiaire, contemporain par exemple de Louis le Saint, ce roi dont un sûr oracle du passé, notre grand compa- triote manchois Léopo'd Delisle, nous dit que le long règne pacifique fut, surtout dans sa seconde moitié (1245- 1270) une ère de gra:1ds défrichements : il s'agirait par conséquent, d'un autre Guillaume de Briouze, puisqu'il y en eut quatre successivement.

Quant à cet Eveillé qui des largesses baronales fut l'heureux bénéficiaire, il nous faudra sans doute attendre patiemment les félicités éternelles, pour connaître son « petit nom » ...... Et pour savoir aussi quels titres il avait aux faveurs suzeraines : en attendant quoi il nous sera loisible d'ima- giner que d'un très proche ascendant, contemporain du roi Louis VI et surnommé, comme lui, l'Eveillé pour son naturel vif, enjoué, dynamique, il avait hérité des qualités faisant de lui un compagnon agréable et un auxiliaire précieux... Les concessionnaires de fiefs n'étaient point tous, tant s'en faut, gens de guerre : les Magni Rotuli Scaccarii Nor- manniæ nous apprennent qu'en 1200, Jean-Sans-Terre érigea en fief une terre, à Champsegré, lisière occidentale de la forêt d'Andaine, en faveur de son fou, Guillaume Picolf... Faute, hélas, d'un texte semblable, nous ne pouvons de notre Eveillé indiquer la sociale catégorie. Mais nous pourrions, je crois, mettre au feu notre main que sa souche familiale était à IVlagny-lc-Désert, aux confins orientaux de la forêt susdite, en cette zone longtemps inhabitée qui fut une sorte de nomanslande entre ces diables de Diablintes (capitale : Jublains) et leurs cousins ennemis, nos aïeux les Esuvii. On constate en effet que la plupart des personnages ou des familles de ce nom de Léveillé que l'on rencontre, au cours des âges, dans les régions environnantes, étaient, plus ou moins anciennement, originaires de Magny. C'est donc un L'Eveillé de Magny qui, selon to^te vraisemblance, se fit, par un baron de Briouze, octroyer, en bordure du mont boisé d'Hère, — dépendance septen- trionale de la forêt d'Andaine —, cette portion du terri- toire du Mênil dont nous entreprenons l'histoire. C'est lui (apparemment) qui, à la perche (gallo- romaine) ou au (scandinave) cordeau, délimita son do- maine, lui qui fit ouvrir des chemins pour permettre l'exploitation de cette novale, qui fit pousser l'herbe ou l'orge là où il n'y avait eu bien souvent que des bois. C'est lui aussi, sans doute, qui fit édifier le premier manoir, au même emplacement probablement que l'ac- tuel, c'est-à-dire à quelques pas vers l'est de ce ruisseau discret qui borde le jardin. C'est lui enfin, — lui, son fils ou quelqu'un des siens —, qui, avec l'eau de ce ru, — sous-affluent d'un arrière- vassal de la Rouvre, elle-même mouvante de l' —, remplit ce pré en contre-bas qu'on nomme encore « l'étang » malgré son assèchement ancien : grâce à quoi les habitants de ce lieu, chaque vendredi que Dieu fit et durant les si longs carêmes, ne chômèrent jamais de perches ni de tanches... 2. xive siècle : les DE LA MESLIÈRE (de Ma- gny-le-Désert).

Cette terre nouvelle avait, selon l'usage, pris le nom de ses premiers tenants, de ceux qui l'avaient tirée du néant, bornée, labourée, façonnée, humanisée, et qui ne nous sont connus qu'onomastiquement. Les premiers possesseurs de l'Eveillerie dont nous ayons une connaissance historique sont les De La Mes- lière, et il est probable qu'ils ont fait suite immédiate aux Léveillé, car ils sont, comme eux, de vieille souche ma- gnienne, tirant d'ailleurs leur nom de la Meslière, qui est un lieu-dit de Magny. Ce lieu-dit devait lui-même son nom, semble-t-il, à une famille Le Mesle, forme altérée de Le Merle, vieux patronyme normand qui pourrait avoir été le nom primitif des De La Meslière, — la substitution aurant eu lieu à l'époque où cette terre accéda au statut féodal, et ceux qui la tenaient à la classe nobiliaire. Car, alors que les Léveillé paraissent ne s'être en aucun temps élevés au-dessus de la bourgeoisie rurale, les plus anciens De La Meslière que nous connaissions appar- tenaient à la noblesse, en partageaient les privilèges et les devoirs. Dès qu'un monarque anglais débarquait sur les côtes de France, ils accouraient, répondant au ban royal, non point, certes, avec le pesant et coûteux équipement des chevaliers, mais comme simples écuyers, portant un bou- clier où sur champ d'argent ressortaient trois molettes d'éperon noires et, sur une bordure rouge, huit pièces d'argent. Ils s'étaient aussi offert le luxe d'une devise, latine - et chrétienne en diable (si l'on osc dire !) —, qu'ils criaient à tue-tête sur les champs de bataille : « Christus vincit ! Christus regnat ! » Leurs possessions, quoique modestes, n'étaient point vulgaires rotures, sujettes à redevances de deniers ou de denrées, mais des tiefs comportant foi et hommage au baron de La Ferté-Macé, — qui n'était alors autre que le roi —, ou plus exactement des fractions de fief : ainsi notre dite Meslière, en Magny-le-Désert, et le Tilleul, à Saint-Maurice-du-Désert, qui étaient, tous deux, des huitièmes. Et il est, croyons-nous, permis de se demander si ce ne serait point à son entrée dans la famille De La Meslière que dut l'Eveillerie son insertion dans le système féodal, au titre également de demi-quart de fief, devant hommage et foi au baron de Briouze.

En 1330, la succession de Jean de La Meslière fut partagée entre ses deux fils, qui s'appelaient, comme alors la moitié des nobles de Normandie, Guillaume et Raoul. Il est sûr que le cadet, Raoul, eut le Tilleul, à St-Maurice, — où d'ailleurs ses descendants se perpé- tuèrent assez obscurément, jusque vers 1800. Il est donc assez probable, l'aîné fils ayant part de lion, qu'à Guillaume échut la Meslière, — avec, en plus, i'Eveiiierie, pourvu qu'une Léveillé, — sa mère ou sa grand-mère —, l'eût déjà matrimonialement apportée à sa maison. Ce que l'on peut donner pour certain en tout cas, c'est qu'à la fin de ce siècle quatorzième, un nouveau Guillaume de La MesiLr;, petît-nls, par exemple, du pré- cédant, avait en ses mains ia Meslière, — puisqu'on 1390 il en rendit aveu au roi d'alors —, et, en outre, pri é3 donc de sa seigneuriale présence, notre Eveilkrie. Guillaume II de La Meslière, seigneur de la Meslière, près La Ferté-Macé, et, un peu au-dessus, de l'Eveilie- rie, près Briouze, s'en alla prendre femme encore plus au nord, vers l'Orne, en la personne de Lucette du Sacq, dont le sac (voilez-vous le visage, ô graves personnages !) était encore plus garni que cemi de son conjoint, puis- qu'il renfermait notamment deux seigneuries ayant titre de paroisses, à savoir Le Sacq et Méguillaume, respective- ment fondues aujourd'hui dans Le Mênil-Gondouin et Chênedouit.

Dans une première — et très succincte — version du présent travail, nous écrivions candidement : « Ce maria- ge paraît n'avoir produit — durablement — qu'une fille, Denise, qui, appelée à réunir sur sa tête les quatre sei- gneuries de ses père et mère, avait toutes chances d'en- trer, par mariage, dans une famille plus ancienne et plus renommée ». 0 tromperie des apparences ! 0 danger et fragilité des inférences, que le sort si souvent prend un malin plaisir à démentir ! A peine l'encre de la phrase précitée était-elle sèche que sur le bec de notre plume un nouveau document venait faire pan ! De ce texte authentique il ressortait qu'outre l'habi- tuel pourcentage d'enfants morts en bas âge, voués à i'Eghse ou dénués d'hoirs, Guillaume et Lucette n'avaient pas eu moins de trois filles, pourvues, comme leur mère, de mari et d'enfants. L'aînée, Denise, épousa, à l'entour de 1400, Jean des Rotours, écuyer, seigneur des Rotours, ( orme normande de " routoirs ", lieux où l'on rouissait), — près le Pont ès Crépins, sur la rive dextre de l'Orne, là maintenant démesurément élargie, par la grâce de l'E.D.F., en un beau lac propice aux festivals nautiques —, et seigneur aussi, tout près Briouze, de Pointel. Or, si Pointel confine au Mênil, Méguillaume et Le Sacq approchent les bords senestres de cette Orne qui, de l'autre côté, baigne Les Rotours : Jean des Rotours se trouvait ainsi être le voisin de seigneurie tout à la fois de son beau-père Guillaume et de Lucette, sa belle-mère. Son mariage peut donc, à double titre, être classé parmi ceux qu'il nous plaît assez d'appeler — par ana- Íogie et parallélisme verbal avec les mariages de consan- guinité — mariages de contiguïté. Les uns comme les autres, on le sait, foisonnèrent jadis dans toutes les classes de la société, et bien souvent coïncidèrent, pareillement explicables d'ailleurs par une fréquentation plus facile, mais souvent aussi par de sour- nois calculs d'agrandissements patrimoniaux... Des deux sœurs de Denise de La Meslière, Jeanne, la puînée, prit alliance dans la famille De Samoy, Robine, la cadette, épousa un Des Joncherets. Samoy ? On a rencontré ce nom aux premières pages de cette étude. Quant aux Des Joncherets, c'est aux der- nières pages qu'on les retrouvera. L'histoire de l'Eveille- rie est comme un ballet où l'on voit, à tour de rôle, et parfois après de longs siècles, réapparaître les mêmes noms... Les Joncherets sont un hameau de La Ferté-Macé, donc fort proches de la Meslière : alliance de contiguïté ! Par contre, pour atteindre, à Saint-Pierre-du-Regard, près Condé-sur-Noireau, le fief dont les Samoy portaient le nom, il fallait faire, depuis Magny. vers le nord-ouest, près de dix lieues.

Or, voyant, inespérément, dans la filiation des La Meslière, apparaître ces De Samoy dont on a vu que les armes (trois tourteaux et une bordure) coïncidaient avec celles qui surmontent l'entrée de l'Eveillerie, comment n'en induirait-on pas que Jeanne de La Meslière a par mariage apporté cette terre aux Samoy ? Mais on ne saurait trop se défier des pièges de l'His- toire. Dans un fonds fort peu exploré de la Bibliothèque Nationale, celui des fouages, une feuille oblongue de par- chemin contient, pour l'année 1452, les noms de ceux qui possédaient fief au Mênil-de-Briouze : parmi eux aucun Samoy, mais en revanche « Robert des Rottours, es- cuier ». Or, quel était le blason Des Rotours ? L'une des généalogies imprimées de cette famille, celle qui figure dans l'Histoire des Pairs, ds De Cour- celles, nous le décrit ainsi : « D'azur à trois basants d'argent, l'écu timbré d'un casque de chevalier, sommé de la couronne de baron. — Supports : deux lions ». Cette nouvelle donnée achève de faire pencher la balance en faveur des Des Rotours. Car, dans ces armes aux supports léonins, au timbre chevaleresque et surtout aux trois besants ronds (monnaie de Byzance) rappelant la croisade d'un ancêtre, on aura tout de suite reconnu celles qui sont gravées au manteau de la cheminée orientale du manoir, ainsi que, plus suc- cinctement, au linteau extérieur de la porte d'entrée de la façade septentrionale. Eussions-nous quelque doute encore, qu'il serait levé par cette note infrapaginale du texte précité : « Ces ar- « moiries sont peintes sur les vitraux de l'église des Ro- « tours et sont sculptées sur le fronton du château du « Sacq et sur la maison de l'Eveillerie, dans la commune du Mesnil-Briouze ». Un point, cependant, reste à élucider : sur les deux écussons subsistant dans la dite maison, pourquoi cette bordure ? C'est l'héraldique qui nous en livre la clé : dans son riche arsenal de brisures (on sait que la brisure est une différenciation d'armes pour cadets notamment et . bâtards), au compte des cadets figure la bordure. Or on verra que l'histoire de l'Eveillerie confirme pleinement cette explication tirée de la science du blason. Quittons donc les De La Meslière. D'autres de ce nom subsisteront, dont nous verrons certains apparaître au long de ces pages, comme attirés par l'Eveillerie de leurs ancêtres. Mais ceux qui nous occupaient ayant conflué dans les Des Rotours, c'est de cette dernière famille qu'il nous faut désormais suivre le cours. Qu'il nous soit permis, toutefois, de remonter un peu vers sa source... 3. xvc'-xviie : les DES ROTOURS (des Rotours)

Tant pour l'illustration et l'ancienneté que pour la richesse, les Des Rotours l'emportaient sur les De La Mes- lière. Ils pouvaient se réclamer d'un Croisé de Saint- Jean d'Acre (1191), compagnon de Richard Cœur-de- Lion, nommé Guillaume : après qui il y avait eu Foulques (1198), peut-être Hugues (1212), sûrement Païen, puis Raoul, son fils, qui, en 1253, au Mênil (coram parrochia de Mesnillo), confirma la concession faite naguère par son père à Philippe de Ners, moyennant foi et hommage, du ténement de la Ramée (tenementum de Rameia) — en ce Mênil où donc dès le XIIIe étaient possessionnés les Des Rotours —, enfin second Païen (ce n'est là qu'un prénom, qu'on se rassure !) nommé aussi Pierre d'ail- leurs. Leur filiation suivie ne commence qu'avec François, — fj5 possible de Païen II —, qui acquit Pointel en 1303 et qui. en 1309, réunit à son fief des Rotours celui de Notre-Dame des Rotours, à lui vendu par Gervais de Ners, lequel ainsi rendait aux Des Retours leur politesse. Le dit François épousa Massine d'Ecouché. Genuit autem Jean Ier, qui dota Les Rotours, en 1364, d'un presbytère et épousa lui-même Alix de Mon- ceaux, « maison considérable », nous dit Contades : fille du seigneur de Lonlay-le-Tesson, elle apporta en dot à son mari non point cette seigneurie, mais des terres au Bourg-Saint-Léonard au-delà d'Argentan — terres dont les Des Rotours n'avaient que faire et qu'ils s'empressè- rent d'échanger contre le fief de Fumeçon, qui, à cheval entre et Les Rotours, faisait beaucoup mieux leur affaire. A son mari Alix de Monceaux donna aussi au moins un fils, précisément ce Jean, deuxième du nom, qui prit pour femme Denise de La Meslière. Toutes ces données filiatives furent, nous dit-on, véri- fiées, authentifiées, dès 1540, par les commissaires du roi, à La Flèche. Pourtant je ne jurerais point qu'il n'y man- que pas un échelon.

Jean II. — Jean II des Rotours était-il pêcheur ? Il acquit, en tout cas, devant les tabellions de Briouze, le 13 janvier 1402 (nouveau style), sous le rocher Mo- rin (?), une pêcherie, — et c'est peut-être lui aussi qui créa le vivier de l'Eveillerie ! Le 2 février 1415, tout juste avant Azincourt et l'in- vasion anglaise de la Normandie, il rendait aveu de sa seigneurie des Rotours au roi Charles VI, dont, en tout état de cause, il est douteux qu'il en ait jamais rien su... Or, n'étant point de ceux qui retournent leur cotte de mailles, en 1418, quand Falaise eut capitulé, il refusa d'y comparaître pour l'hommage et la promesse de service au roi d'Angleterre : de quoi il fut, bien entendu, puni par la confiscation...... Celle, tout d'abord, de ses fiefs paternels des Ro- tours dont l'abbé Langevin nous apprend que fut nanti un pur et féal Anglo-Saxon, au nom sternutatoire : Robert Sch'ing ! Schling (à vos souhaits, pisse-vinaigres !) reçut-il en bloc et en vrac tous les biens paternels, maternels, conju- gaux même de Jean des Rotours ? C'est d'autant moins probab!e qu'en outre des Rotours il fut gratifié, en Cin- g1ais, d'AcquevilIe, Bons, Fontaine, Ussy, voire de Ron- nay, sous Falaise, et, sur la Rouvre, de Rouvrou. M. Cautru, parlant des fiefs de Jean, de Denise, sa femme, et de Lucette, sa belle-mère, affirme, sur la foi de documents ou de mémoires à lui communiqués par la famille Des Rotours que « toutes ces seigneuries furent « confisquées en 14! 8 par le roi Henri V d'Angleterre et « ne furent restituées aux des Rotours qu'après 1450 » (1). Pour l'Eveillerie, qui surtout ici nous préoccupe, il est infiniment probable, en effet, qu'elle fut l'objet d'une confiscation, opérée soit sur Jean des Rotours, soit sur Guillaume de La Meslière, son beau-père, si celui-ci vivait encore en 1418. Et, la baronnie de Briouze, confisquée sur Jean 111 du Merle, ayant été donnée à Richard de Hemingburgher, écuyer anglais, il n'est pas impossible qu'on ait, en sus, pourvu ce Godon de l'Eveillerie, qui de cette baronnie mouvait.

Robert. — Ce qui, du moins, ne souffre pas l'ombre d'un doute, c'est que cette terre, les Anglais hors boutés, fit sans retard retour aux Des Rotours, qui furent ainsi, à bon droit, récompensés d'avoir, à la différence de tant d'autres, préféré endurer, durant plus de trente ans, exil et pauvreté, plutôt que de consentir allégeance à l'usur- pateur étranger. Ce ne fut point Jean II qui la recouvra, car il mourut assez longtemps sans doute avant la fin de la guerre de Cent ans. Aucun acte au-delà de 1431 ne nous révèle son existence. Robert, son fils, par contre, apparaît, à l'occasion d'un transport de rente, en 1448. Et 1'0:1 a vu que, dès 1452, il tenait le fief de l'Eveillerie. Dans le rôle de fouage qui fut dressé cette

(1) .-1. � t. 1954. année-là, pour Le Mênil-de-Briouze, il ne figure évidem- ment pas parmi les contribuables, sa qualité de noble l'affranchissant de ce petit impôt, mais au nombre des exemptés, et c'est sous la même rubrique que l'on trouve deux fonctionnaires attachés à son fief : « Raoul Hamon, « prévost du fieu de l'Esveillerie » et « Estienne Delaunoy, monnier (meunier) du sieur des Roctours ». On ne peut rien dire d'autre de Robert des Rotours, sinon qu'aux alentours de l'épopée de Jeanne d'Arc, il alla prendre pour femme non loin, — à Sentilly, vers Argentan —, Jeanne de Raveton, fille de noble Jean : Jean et Jeanne, ainsi se prénommaient alors en Norman- die le quart des hommes et des femmes. Comme les De La Meslière, les De Samoy et bien d'autres, c'est de leur fief que les De Raveton tiraient leur nom (lui-même issu, au deuxième degré, de rave). Messire Jehan de Raveton est chevalier et seigneur de Raveton aux années 1461 et 1482. D'autres fiefs, par la suite vinrent à prendre ce nom, autour de Falaise (Crocy, ) ou de Laigle (Aube). C'est dans cette der- nière contrée, — à Irai, Vitrai, Verneuil qu'on les re- trouvera parmi les nobles maintenus comme tels (1666- 67) ou qui doivent au roi le service (1674). Pour élire des representants de leur ordre en 1789, ils seront là encore, en plusieurs villes (Exmes, Argentan). Et pour prouver enfin qu'ils subsistaient encore vers 1900, nous avons un très fidèle « baromètre anéroïde » fourni en ce temps-là par « A. de Raveton, opticien à Caen ». L'union de Robert des Rotours avec l'arrière- grand'tante de tous ces rejetons issus du tronc des Ra- veton fut, au demeurant, fort fécond. Mais en filles sur- tout, qui, au nombre de cinq, se mêlèrent par mariage aux meilleures maisons : De Corday, De Belleville, Du Fay, De Mathan et De Mellenger. On ne connaît guère à ce couple que deux fils : 1" Gabriel, qui, bien qu'ayant épousé tout d'abord, croit-on, une fille de la maison d'Harcourt (inconnue, il est vrai, de l'historien d'icelle), puis Jeanne de Garnetot. veuve de Jean de Bonenfant, n'aurait obtenu lui-même qu'un fils, Guillaume, appelé à mourir sans hoirs, et 2° Jean, par qui cette famille perdura.

Jean III. — Or, alors que ses prédécesseurs avaient tous pris alliance en des familles normandes, voire n'étaient pas allés chercher femme au-delà d'Argentan ou de La Ferté-Macé, c'est au plus profond du Maine que s'en fut convoler Jean des Rotours. Normands chauvins, toutefois, ne lui jetez la pierre pour cette infidélité à votre terroir ! Elle est tout à l'hon- neur des Des Rotours, si c'est leur loyalisme monarchÍ- que, leur patriotisme français qui, en les tenant souvent éloignés de la Normandie occupée, leur fit nouer des liens avec la province voisine. Cet hymen manceau était d'autant plus défendable que la femme élue par Jean, Denise de Fa'lais, présentait, entre autres attraits, celui — point négligeable pour un très appauvri cadet — d'être non seulement la fille de Jean de Fallais, écuyer, seigneur du Coudray, à Saint- Denis du Maine, au delà de Laval, mais, pour une très large part, son héritière. Notre Jean alla donc faire, comme on dit, le gendre — ou la bru — au pays manceau. Et l'on pourrait se demander si ce n'est pas pour cela que Montfaut, direc- teur des monnaies en Normandie, qui, au sortir d'une guerre spoliatrice et destructrice, fut chargé de recenser les nobles de cette province (1463), l'oublia. Mais il faut dire que les mailles de ce filet furent assez larges : pour nous en tenir au parentage de Jean, on ne trouve dans Montfaut ni ses arrière-cousins De La Meslière, ni ses cousins De Samoy et Des Joncherets. Point non plus n'y figurent son frère Gabriel, ni son neveu Guillaume, le premier étant mort, l'autre mineur. Quant à Robert, son père, c'est vers ce temps-là. semble-t-il, qu'il mourut, témoins divers lots et partages, de très peu postérieurs, auxquels il n'intervient jamais comme héritier, mais comme de-cujus.

Car il y eut, chez les Des Rotours, aux années 1464- 1465, force partages. Certes, l'héritage du grand-père paternel de Robert, Guillaume de La Meslière, était depuis longtemps parti entre ses gendres, — les Des Rotours prenant, comme on l'a vu, l'Eveillerie, les De Samoy la Meslière, et les Des Joncherets on ne sait quoi (peut-être, à Magny, des terres qu'ils auraient rétrocédées aux Des Rotours et qui, sous le nom de « fief aux Rotours », se retrouveront, dès 1536, aux mains de plusieurs Léveillé). Mais l'héritage de Lucette du Sacq, veuve du dit Guillaume, était encore indivis, peut-être par suite d'une exceptionnelle longévité de la dite dame. C'est seulement en 1464 que trois lots en furent faits entre Jean des Rotours, au droit de sa grand'mère, Denise de La Meslière, fille aînée de Lucette, d'une part, « Raoul de Samoy, écuyer, fils et héritier de demoiselle « Jeanne de La Meslière, semblablement fille et moyenne « héritière de la dite Lucette, (d'une seconde part), et « Robert des Joncherets, écuyer, avant le droit de Jean « des Joncherets et Robert des Joncherets, fils et héritiers « de demoiselle Robine de la Meslière, fille et héritière « puînée de la dite Lucette ». Jean des Rotours, ayant priorité de choix, prit le fief du Sacq, premier lot. Puis Raoul de Samoy opta pour le troisième, qui était sans doute le fief de Méguillaume, vu qu'en 1504 Bertrand de Samoy présentera à la cure de cette paroisse son parent Denis de Samoy (2-11-1464). Quant à Robert des Joncherets, qui, comme dernier en la dite succession, en avait composé les lots, on ne sait trop ce qui lui échut : peut-être, au Sacq, le fief de la Chennevière : auquel cas lui ou ses descendants n'au- raient pas mieux gardé leur part des biens de Lucette que de ceux de Guillaume. Car les tenants de ce fief seront en 1552 « les hoirs Bertrand de Samay », Ruinés peut-être, comme tant de familles, par la Guerre de Cent Ans, ces Des Joncherets n'auront plus, leurs terres nobles étant vendues, que de maigres biens, roturiers comme eux-mêmes seront devenus. Et il leur faudra attendre presque cinq siècles pour qu'un destin réparateur les fasse, ô prodige ! par mariage rentrer en maîtres dans l'Eveillerie de leurs aïeux...

Il y eut encore, on s'en doute, plus d'un successoral appointement, soit, préalablement à ce partage, entre Jean des Rotours et son neveu, le petit Guillaume, stipulé par son oncle et tuteur, Nicolas de Corday (frère aîné du neuvième ancêtre de Charlotte), soit ultérieurement, entre le dit Jean et Jeanne de Raveton, sa mère (15-1-1465) ou entre la dite Jeanne et le dit petit Guillaume, son petit-fils (16-1-1465). Et. à la suite de tous ces lotissements et ensaisine- ments, il y eut aussi plus d'un féodal aveu, rendu au baron de Briouze par le seigneur du Sacq, ou bien à celui-ci par ses propres vassaux : Thomas Hays, par exemple, pour les huit acres de son fief et ténement de la Guesdonnière au Sacq (4-3-1465), et Robert Gondouin et Robin Gui- bout, tenants d'une terre au Gué, paroisse de Briouze (12-7-1465). Plus de 25 ans se passent, au cours desquels, bien sûr, il y eut, à l'actif de Jean des Rotours, maintes minces transactions, portant sur des pièces de terre ou des parties de rente : constitutions, transports, acquisitions, échanges, contre-échanges. Mais le feu ou les rats, au long des siècles, ont de tous ces vieux contrats dévoré les vesti- ges... Sauf, on ne sait pourquoi, l'échange que, le 12-12- 1491, notre noble homme fit, devant Alain Coupigny et Colas Trotté, tabellions à La Forêt-Auvray, avec les frè- res Colas et Jean Brunet, de Chênedouit, de six petits sous de rente qu'il avait lui-même, le 1-12-1463, devant Le Sohier, tabellion au même siège, acquis de Maître Guillaume Douit, curé du Repas.

Mais combien plus que cette menue monnaie d'ac- commodements nous agréerait le moindre devis ou reçu attestant que c'est bien ce Jean III des Rotours qui fit, à l'Eveillerie, construire — ou reconstruire — cette gentil- hommière qui, pour on ne sait combien de temps encore, s'offre à nos yeux !... Histoire et archéologie (la Normandie s'est rebâtie après sa grande guerre), héraldique et filiation (la puînes- se de Jean concorde avec l'écu brisé d'une bordure), tout, en vérité, concourt, ou du moins — prudence étant de rigueur — rien ne s'oppose, semble-t-il, à cette attribu- tion. Mais on doit renoncer a11 datage précis de cette cons- truction et se contenter de la rapporter au dernier tiers du xve siècle. Né sous Charles VII, vers 1430-1440, Jean III se faisait vieux quand devint roi Louis XII (1498). Et, plutôt qu'à bâtir ou planter, il lui fallait songer alors à établir les huit enfants — cinq garçons et trois filles — que sa féconde épouse mancelle lui avait donnés.

Il fallait les doter, fussent-ils gens d'Eglise : Jean, par exemple, second des fils, se voulant prêtre, reçut, selon l'usage, par titre sacerdotal dressé le 17 mars 1503 devant les notaires de La Carneille, une rente au service de laquelle heureusement Guillaume des Rotours, sei- gneur de Pointel, cousin germain du nouveau clerc, accepta de participer, la solidarité familiale jouant généra- lement en pareil cas. Puis, l'une des filles, Catherine, fut recherchée par un noble du voisinage, Guillaume Le Goullu, fils du seigneur de Mille-Savattes (à présent, hélas, Notre-Dame du Ro- cher). (Mille-Savattes ! Le Goullu ! 0 truculence, mainte- nant bafouée et biffée, des vieux noms du terroir nor- mand !...) Et le père de la future dut s'engager à lui verser 12 livres de rente héréditai», 150 livres d� don mobil, et en outre à la « vestir et habiller de bonnes robes « et aultres habillemens, ainsy qu'à fille de bonne maison « appartient, notamment deux robes de soie et deux jupes « de dessous ». Ce contrat fut passé aux moindres frais cette fois, sans le concours d'aucun tabellion, avec la bénédiction seulement du curé de MilIe-Savattes, Maître Jacques de Corday, et l'assentiment de deux frères de la future, Jean et François des Rotours (2-6-1504). Dans ce contrat, Jean III ajoute à ses titres celui de seigneur de Pointel. Son neveu, Guillaume, donc, était mort, sans autre héritier que lui. Et cet événement, si pénible qu'il fût sur le plan affectif, eut pour heureux effet de ressouder les deux tronçons, depuis 40 ans séparés, du patrimoine familial et d'améliorer considérablement la situation matérielle de Jean III des Rotours. On aura tout dit de lui, quand mention sera faite de la transaction qu'il fit, le 20-7-1503, au notariat de Briouze, avec les moines de Saint-André - EIl- Gouffern, au sujet du patronage de l'église des Rotours. Quand mourut-il? Probablement en 1510, c'est-à-dire dans la septantaine. En effet, c'est le 31 mai 1510 que fut reconnu, aux assises du bailliage de Falaise, le traité de mariage de 1504. Et d'autre part, c'est le 13 janvier 1511 que, devant Alain Gobey et Yves Le Peigney, tabellions royaux au siège de Briouze, en présence de Guillaume Gobbé, Philippin Le Boucher et Perrin Buis- son, sans doute habitants du dit lieu, furent déposés les lots faits des « nobles fiefs, terres, sieuries, vavassories, « héritages, rentes et revenus qui furent à défunt Jehan « des Rotours vivant écuyer, sieur du lieu des Rotours, « de Point£l, du Sacq, de Fumesson et de l'Eveilkrie ».

Maître Samson. — Par ce partage, les cinq frères, Robert, Maître Jean, François, Guillaume et Samson, fu- rent, selon l'usage, chargés de nourrir et entretenir Rade- gonde et Marguerite, leurs sœurs encore célibataires, et de les doter, le cas échéant. Les trois aînés, de plus, eurent à servir à la sœur mariée, chacun pour une part, sa rente dotale. Les cinq lots furent formés respectivement de Pointel, Le Sacq (avec l'étang de Méguillaume), des biens d'héri- tage aux Rotours (avec le moulin de Carreau et, à Putan- ges, le bois Regnard), Fumeçon (plus quelques acquêts aux Ro:o„rs), enfin, cinquième et dernier lot, notre Eveil- le rie. Robert, aîné, choisit les biens héréditaires des Ro- tours, qu'il joignit à la seigneurie du dit lieu, à lui ac- cordée hors part, à droit d'aînesse. Maître Jean prit Pointel. François et Guillaume jetèrent leur dévolu, l'un sur Le Sacq et l'autre sur Fumeçon, — mais non sans avoir obtenu de leur frère Jean, par accord passé devant les tabellions de La Forêt, Colas Saillart et Olivier Callu, des rectifications en leur faveur (10-7-1511). Quant à Samson, le dernier né, il n'eut pas l'embarras ds choisir, et dut s'accommoder du « fief noble, terre et sieurie de l'Eveillerie, et moulin assis au Mesnil de Briouze », qui, auprès des 50 livres de revenu de Pointel, n'étaient avec 20 livres, il nous faut bien le dire (dût plus d'un rabat-joie de rage s'étrangler 1) que roupie de... sansonnet. Mais que l'on n'aille pas trop vite crier à l'injustice des anciens partages ! C'est Samson lui-même qui, en tant que benjamin, avait fait les lots. Et comme, tout né qu'il fût de la dernière couvée, il n'était pas plus qu'aucun de ses frères, ennemi de ses intérêts, il avait eu soin de lester le lot qui pour compte lui serait laissé, non seulement d 'un moulin à blé à Méguillaume, mais d'une multitude de rentes, tant en grains divers qu'en deniers, égaillées à travers dix paroisses, à savoir : Sainte-Croix et Saint- Aubert-sur-Orne, Méguillaume, Chênedouit, Le Mênil- Gondouin, Saint-André-de-Briouze, Bellou-en-Houlme, Magny-le-Désert, Saint-Julien du Repas et Briouze. Tout cela était-il toutefois un apanage suffisant pour fonder une quatrième branche ? Samson put se le deman- der, quand se furent mariés ses trois frères, Robert, Fran- çois et Guillaume. Sa piété aidant, il jugea plus sage de ne point émietter davantage le patrimoine familial et, suivant l'exemple de Jean, son aîné, entra dans le clergé, — le plus humble d'ailleurs, celui des campagnes. Par l'abbé de Saint- André-en-Gouffern, présentateur, le nouveau sieur de l'Eveillerie se fit attribuer la cure de Champcerie. Point pour la rime, bien sûr ! Mais parce que plutôt Champ- cerie était au cœur des possessions rotourelles et que cette cure jouissait d'un confortable revenu. On ne sait pour l'instant rien d'autre sur ce Samson, si ce n'est qu'il vivait encore en 1535. En effet, les Archives Nationales recèlent un aveu que rendit le 1er mai de cet an-là, « Jehan de Harcourt, chevalier, sires et baron de Bréouze » au roi François Ier de sa dite baronnie, et où, tout de suite après le fief de Pointel, tenu par Maître Jean des Rotours, figurent les deux fiefs du Mesnil, dont l'un nommé « Levetlierie que tient Me Sanson Desrotours ». Maître Jean et Maître Samson jouirent quiètement, chacun de son bénéfice et de sa seigneurie, leur vie durante. Sans doute, malgré les sujétions de leurs minis- tères respectifs, leur arriva-t-il — plus d'une fois — de se faire visite dans leurs manoirs voisins du Mênil et de Pointel. ^ Est-il plus téméraire d'avancer que ces deux messieurs prêtres, ainsi qu'on dit en Normandie, ne furent pas sans donner en leurs manoirs presbytéraux, quelques benévoles leçons à tels de leurs nombreux neveux, des Rotours ou de Fumeçon, du Sacq ou bien de Mille-Savattes, avec l'arrière-pensée peut-être de les voir à leur tour embrasser l'état ecclésiastique et de pouvoir ainsi leur transmettre cures, dîmes, vases sacrés, vêtements et tous autres ac- cessoires sacerdotaux ? Ils échouèrent en tout cas avec les trois garçons de Robert, dont nous verrons plus loin qu'ils ne semblent guère avoir été d humeur évangélique. Samson, par exem- ple, sur qui le curé de Champcerie avait pu fonder quelque espoir, l'ayant fait doter de son prénom et donc apparemment parrainé, Samson, dis-je, subissant plus l'attrait de son patron biblique que de son père spirituel, ferait un guerrier... Nos deux curés eurent plus de chance du côté de leur frère du Sacq, François, qui, sur les cinq fils que le bon Dieu lui confia, n'en rendit pas moins de deux à l'Eglise. L'un, Julien, parviendra à la dignité de grand-prieur de l'abbaye aux Hommes, à Caen. Pour 1 autre, Charles, moins remarquable ou plus humble — ou plus sage —, on ne sache point qu'il ait rempli d'autres charges que curiales dans les mmces paroisses rurales où les Des Rotours avaient droit de patronage ou possédaient fief : au Sacq par exemple, et aussi dans ce Champcerie pré- cisément où son oncle avait si longtemps fait paître les ouailles, et fut à coup sûr enchanté de lui laisser sa suc- cession. Maître Charles occupe cette cure, — cumulativement d'ailleurs avec celle du Sacq —, dès 1553. On ne saurait dire quand son bon oncle entra, selon l'aimable euphé- misme de jadis, dans la voie de toute chair. Mais on peut toutefois considérer comme certain qu'étant cadet — et curé par surcroît —, il survécut à son frère très aîné, Robert 11, seigneur des Rotours, qui d'ailleurs avait dès 1544 plongé dans le veuvage son angevine épouse, Charlotte de La Roe. Aussi, tandis que Maître Samson laissait sa succes- sion spirituelle à l'un de ses neveux du Sacq, est-ce directement qu'à l'un de ses neveux des Rotours, puîné comme lui-même, nommé Julien, fut dévolu son temporel.

Julien. — De cette dévolution nous ne voulons pour preuve qu'un « Rôle du ban et de l'arrière-ban du bail- liage de Caen en 1552 », où, parmi les quatre aides de F archer Pierre Gohier, fils du seigneur de Pertheville, figure : « Julian des Rottours, tenant le fief de l'Esveille- « rye, vallant vingt livres tournois de rente, et d'un autre « fief ou vavassorie noble, assis en la dicte parroisse des