L’Homme Revue française d’anthropologie

215-216 | 2015 Connaît-on la chanson ?

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lhomme/23868 DOI : 10.4000/lhomme.23868 ISSN : 1953-8103

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 13 novembre 2015 ISSN : 0439-4216

Référence électronique L’Homme, 215-216 | 2015, « Connaît-on la chanson ? » [En ligne], mis en ligne le 13 novembre 2017, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/23868 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/lhomme.23868

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© École des hautes études en sciences sociales 1

SOMMAIRE

Présentation

Chanter soir et matin... Daniel Fabre et Jean Jamin

Études & essais

Que reste-t-il... ? Quatre figures de la nostalgie chantée Daniel Fabre

Elle trotte, danse et chante, la midinette ! Univers sonore des couturières parisiennes dans les chansons (XIXe-XXe siècles) Anne Monjaret et Michela Niccolai

“Cher grand Professeur Freud” Une correspondance entre Yvette Guilbert et Sigmund Freud Giordana Charuty

Cette chanson est pour vous, Madame... Les années chanson française de Django Reinhardt, 1933-1936 Patrick Williams

Le groupe comme auteur Une invention dans le rock’n’roll Jean-Luc Poueyto

Hootenanny au Centre américain L’invention de la scène ouverte à la française (1963-1975) François Gasnault

Défis et chansons en compagnonnage Nicolas Adell et Julie Hyvert

Le général ne répond pas... Chanson, clip et incertitudes : les jeunes Afrikaners dans la “nouvelle” Afrique du Sud Denis-Constant Martin

Rock des villes et rock des champs Daniel Fabre

Hors dossier

Techniques, poésie et politique au Sahara Occidental Sébastien Boulay

Les années écroulées Vestiges, développement et autonomie à Faya-Largeau, Tchad Julien Brachet et Judith Scheele

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À propos

Les rendez-vous de la mort et de la culture L’intraitable événement Georges Guille-Escuret

Expériences néo-chamaniques Les limites de la critique déductive Sébastien Baud

Débat

Réponse à Jean-François Baré Bernard Traimond

Comptes rendus

Comptes rendus

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Présentation

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Chanter soir et matin...

Daniel Fabre et Jean Jamin

NOTE DE L'AUTEUR

Le titre de cette présentation est une allusion au refrain de la chanson composée par et créée par lui en 1937 au cabaret « Le Tyrol » de Marseille : Je chante – chanson qui met en scène le fantôme d’un suicidé, un pendu (quasiment une première dans la chanson populaire française) rôdant et chantant sur les chemins, hantant fermes et châteaux, et que « les mouches ne piquent plus, heureux et libre enfin » !

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Détail d’une affiche publicitaire (ca 1938) pour Charles Trenet (1913-2001)

La Phonogalerie, IXe arr., mars 2013 (cl. Jean Jamin)

1 C’EST au terme de deux journées d’études du Laboratoire d’anthropologie et d’institution de la culture (LAHIC), qui se sont déroulées en février 2011 à Carcassonne autour du blues, du jazz, du folksong, du rock’n’roll et de la variété américaine, que nous avons projeté de consacrer un séminaire « exploratoire » de l’École des hautes études en sciences sociales à l’examen de la chanson populaire, « réaliste » en particulier2, principalement française : essayer de voir comment des interprètes de la trempe d’une Damia, d’une Fréhel, d’un Sablon ou d’un Trenet ont fait « chanter les mots, comme un peintre peut faire chanter les couleurs » (Leiris 1988 : 105). Non que ce domaine d’investigation nous semblât inédit ou original, mais il n’avait été fouillé jusqu’à présent qu’aux confins de l’analyse littéraire, qui ne l’accepte que déguisé en passion secrète des poètes (Baudelaire, Rimbaud, Desnos, Queneau, Leiris...), ou bien cantonné dans une toute neuve « cantologie » d’invention et de pratique audacieuses mais trop confidentielles3. L’ethnologie, pire encore, le maintient à ses franges lointaines, quelque peu emmêlées, ou même – ceci paradoxalement – aux frontières floues et guère hospitalières de l’ethnomusicologie4.

2 Les travaux du sociologue Christian Marcadet (2000), élève du regretté Gérard Althabe, qui, pendant près de vingt ans, anima un centre de recherche sur la chanson d’expression française à l’Université Paris 1, sont restés, eux aussi, relativement marginaux et, pour tout dire, discrets, alors que se trouvait là ouvert un vaste champ de recherches et d’expériences où se mêlaient le public et le privé, le beau et l’utile, l’oral et l’écrit, le même et l’autre, la mémoire et l’émoi – objets, s’il en est, de l’interrogation anthropologique par excellence. Comme l’écrivait Boris Vian, s’adressant au lecteur d’En avant la zizique : « la chanson occupe […] de nos jours une place considérable dans la culture de l’homme inculte. À ce titre elle mérite bien votre

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attention » (1997 [1958] : 42). La manière dont une société chante et se chante le monde permet d’accéder à la formation, l’expression, l’orientation et la reproduction des émotions, et constitue bien un opérateur anthropologique puissant, quoique oblique, qui ouvre des fenêtres sur les représentations au sens strict de l’identité, de l’altérité, de l’intimité, de la sensibilité, voire de la sentimentalité. En effet, il se joue là tout un mode d’articulation entre l’individuel et le collectif : dans, par et à travers la chanson, qu’elle soit berceuse ou romance, ritournelle ou ballade, pastourelle ou « petite tragédie instantanée » (Jean-Paul Sartre), murmures et fracas contigus ou « coquilles de clameurs » (Gaston Bachelard). On se propose donc d’explorer cette sorte d’« épopée de la chose » que sont, selon la belle formule d’Alain (1963 [1926] : 136), musique et chant, et où ce qui s’y exprime est non seulement une modulation mais un modelage du rapport de soi à soi, et de soi à l’autre. 3 « Chanter », écrivait Michel Leiris, « est un moyen de ne pas être seul, fût-ce en se tenant compagnie à soi-même, comme qui fredonne une chanson pour s’encourager à poursuivre sa route » (1988 : 106). En somme, la chanson est l’un de ces plus courts chemins, quels qu’en soient les méandres, que l’on peut emprunter pour aller de soi à soi… Ce qui saute à l’oreille est une des voies/voix par lesquelles on y accède, au risque du tournis (Mon manège à moi…), du banal, du trivial, du cliché, d’une sorte d’« image d’Épinal de soi » (Szendy 2008 : 93). Un très bel exemple en est le « ragtime » éculé, Some Of These Days, dans La Nausée de Jean-Paul Sartre : une chanson jazzy que le narrateur, Antoine Roquentin5, en mal d’amour, d’être et d’existence, se fait jouer périodiquement par la maîtresse des lieux (occasionnellement, elle est aussi la sienne) sur le phonographe du bistrot « Au rendez-vous des cheminots ». 4 En introduction à un article publié en 2006 dans la revue Gradhiva (Jamin & Séité 2006) justement voué à l’étude de ce « ragtime » Some Of These Days, et dont nous reprenons ci-dessous les grandes lignes (elles ont servi d’argumentaire à la fois au séminaire et à ce volume de L’Homme), la question du statut ambigu de la chanson populaire avait déjà été posée. 5 Si l’on parvient à s’accorder sur ce qu’est une chanson, sur le fait de reconnaître que ce qu’on écoute ou chantonne hic et nunc relève bien du genre « chanson », en revanche, il est difficile de dire de quoi elle est faite et à quoi elle renvoie précisément, en somme ce qu’elle traduit ou signifie (Fabbri 2003 : 675). Que « tout finisse par des chansons », suivant le refrain bien connu du vaudeville du Mariage de Figaro, suffirait-il à reléguer celles-ci dans la sphère de la futilité ou de la frivolité, si ce n’est de la trivialité, et, ce faisant, à les refouler au bas des hiérarchies culturelles et artistiques, les privant en quelque sorte de toute promotion épistémologique ? Ainsi, art mineur plutôt qu’art moyen, tout juste bonnes à entendre ou à fredonner, les chansons ne seraient guère bonnes à penser. Elles le seraient d’autant moins que leurs productions, diffusions et circulations semblent dépendre, notamment dans notre culture, des modes et des médias tout autant que des stratégies mercantiles et, partant, versatiles du show- business (Bonnieux, Cordereix & Giuliani 2004 : 12). Condition quelque peu paradoxale de leur popularité si l’on entend par là qu’elles ressortissent au genre populaire dont l’opinion courante voudrait qu’il fût fait a contrario d’enracinement, de régularité, de stabilité, de répétition, en un mot : de folklore. En fonction du marché des biens culturels, les chansons se trouveraient destinées en fait à passer comme passent les couleurs du temps. Est-ce pour cette raison qu’on les catalogue aujourd’hui sous la rubrique « variétés » ou que, jadis, on les rangeait dans la catégorie « musiques

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légères », expression toujours usitée en Italie ? Aussi, leur structure fermée et cyclique (refrain/couplets) ne les empêcherait nullement de devenir des yoyos de la mémoire ou de l’histoire, non plus que ce qu’on nomme depuis le début des années 1950 des tubes 6 de la culture populaire, par quoi justement s’engouffre ou s’échappe de l’air… 6 Alain (1963 [1926] : 135) remarquait qu’un simple titre de chanson pouvait prendre « puissance de poème ». On serait tenté d’ajouter, suivant en cela Daniel Percheron (1994 : 205), qu’il a aussi « pouvoir de résurrection ». Loin donc d’être pure nostalgie ou écho ductile d’un passé révolu, la chanson a quelque chose d’inchoatif qui la soustrait au temps qui passe, peut-être parce qu’elle devient elle-même l’image sonore d’un autre temps qui n’est ni celui du souvenir ni celui de la chronologie, et que l’on désirerait voir et sentir se boucler pour le vivre de nouveau, comme le temps des cerises … La chanson rappelle le temps qu’elle chante ; son air chante (enchante) le lieu où elle chante et se chante (Hollier 1982 : 207). Chacun de nous en a certainement fait l’expérience : des airs nous trottent dans la tête, se murmurent sur nos lèvres, mais sans qu’on sache dire comment et pourquoi ils nous hantent et continuent de nous hanter, non plus qu’expliquer leur soudaine et déconcertante apparition, venus tantôt du fond de l’enfance ou des âges, tantôt des membranes d’un haut-parleur, à présent des vibrations d’un casque de baladeur. Il convient donc de s’interroger sur ce qu’il y a dans un air. Est-ce, comme on le dit communément, et pas si naïvement, l’« air du temps » ? Mais de quel temps cet air est-il fait ? Ne serait-il, comme le suggère le titre du livre de Bernard Lachat et Bernard Pouchèle (2006), qu’un « bruit de fond de l’histoire » ? Ou bien ne traduirait-il que les turbulences de la société ou, plus intimement, ne brasserait-il que l’écume de la sensibilité d’une époque ? Dans ce phénomène s’incarne, au point de devenir sensible à tous, la double polarité, ou le double ancrage, du langage : « chose partagée ou – si l’on veut – socialisée », « tissu arachnéen de [nos] rapports avec les autres » (Leiris 1948 : 12), mais aussi matière de nos plus intimes ruminations et de nos plus libres fantaisies. Comment rendre compte de cette fuyante complexité qui touche à nos idées contemporaines sur la société et la personne ? Quels points de passage concrets, accessibles à l’ethnographie, peuvent en ouvrir l’accès ? 7 La perspective la plus tentante et la plus naturelle, s’agissant de morceaux poétiques et musicaux signés – et protégés à ce titre, depuis 1851 en France (Calvet 2008 : 482-484) –, est la monographie : du texte et de son auteur, comme on le ferait d’un poème et d’un poète, ou encore de son interprète puisque la période moderne propulse au premier plan l’être et la voix qui portent les chansons. Cette entrée est légitime et féconde, elle s’accorde avec le statut romantique du chansonnier – la gloire de Béranger, celle de Pierre Dupont que Baudelaire lui préférait ou, à l’époque réaliste, celle d’Aristide Bruant7 –, et avec l’ascension des chanteuses et chanteurs devenus des vedettes et des stars. 8 Nous en avons choisi une autre pour nous intéresser à trois grands types de situations qui, le plus souvent, sont associées ou entrecroisées dans les recherches qui nourrissent ce numéro de L’Homme. Composition, performance scénique et communauté écoutante et chantante sont les trois points de vue plus ou moins présents et liés dans la trame de chaque article que notre récital enchaîne dans un ordre approximativement chronologique, de 1750 à nos jours. 9 La première est, si l’on peut dire, interne à la chanson moderne dont elle se propose d’éclairer le processus de composition. Simple étude « génétique », dira-t-on ? Si l’on

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veut mais en tenant compte du fait que la chanson est rarement un poème auquel on ajoute de la musique ou, si c’est le cas, on sait bien que la musique transforme toujours le donné verbal tout en s’adaptant à lui. On ne peut pas écrire une chanson sans la proférer sur un air intérieur, de même ne peut-on en lire le texte sans le musiquer sur un timbre connu ou inventé. C’est la juste recommandation que fait Claude Duneton en introduisant sa monumentale Histoire de la chanson française : ne lisez surtout pas les chansons comme de la poésie, imaginez un air qui restitue à l’objet, sonore et intelligible à la fois, sa dualité accordée (1998 : I, 16-19). Le texte peut être (et sera le plus souvent) plat et stéréotypé mais la mélodie le transfigure, le fait résonner et l’inscrit dans la mémoire, en l’associant à la première voix qui nous a donné à entendre comme un tout émouvant une chanson particulière. Immense chantier pour lequel les meilleurs guides sont les compositeurs et interprètes eux-mêmes : Boris Vian, Marcel Amont, Guy Béart et tant d’autres qui ont écrit sur leur « art de faire »… Si l’équilibre des mots et des phrases apparaît comme une sorte d’idéal abstrait, la fréquentation des chansons nous apprend au moins deux choses sur ce plan. 10 D’abord que la musique autorise, appelle même, ces déraillements du langage que sont les sons sans significations – timelou, timela panpan timela de Mayol, yop la boum de Maurice Chevalier, crac, boum, hue de Dutronc 8 –, les calembours hirsutes de Boby Lapointe ou les enchaînements de Boris Bergman, le parolier de Bashung, qui accorde le procédé « marabout bout de ficelle » à l’écriture automatique. Ensuite, et surtout, qu’entre texte et musique, entre voix et accompagnement instrumental le rapport est fort instable. De l’impeccable et donc très audible diction d’Yvette Guilbert ou de Georges Brassens au méli-mélo qui domine certain rock contemporain (que l’usage de l’anglais rend plus encore inintelligible) toutes les compositions sont possibles. Mais, verrons-nous, ce côté précaire de l’assemblage du son et du sens fut aussi l’occasion de moments créatifs dus à une évidente confrontation si ce n’est concurrence entre chanteur et musicien ou à la fusion de groupes qui, comme les Beatles, vivent ensemble leur brève saison créatrice et mettent la main sur toute la chaîne de production. 11 La longue durée moderne de la chanson populaire a retrouvé et exalté le moment de la performance sur des scènes d’une extrême diversité. C’est la deuxième situation que nous avons choisi d’explorer. De la foire à la guinguette, du cabaret intime au gigantesque plateau, du théâtre à l’italienne au club amical ou aux tréteaux du bal public, les mêmes chansons parfois se donnent à entendre et à voir. Mais ces espaces si variés appellent des types différents de prestation et de jeu, vocal et théâtral, des publics portés par des attentes distinctes et, surtout, une relation entre auditeurs et chanteur qui change presque de nature. Les années 1960-1970 ont connu une étonnante floraison de formes nouvelles : à côté du récital qui atteint son épure – débarrassé des premières parties de débutants, des numéros divertissants et du bonimenteur qui présentait les « artistes » – on voit surgir aussi bien l’inouï engagement physique des premiers rockers que les « scènes ouvertes » où les auteurs, compositeurs-interprètes, se rencontrent et échangent devant un public fidèle et actif. Autant qu’en elles-mêmes ces mises en scènes sont ici des miroirs dans lesquels des transformations durables se profilent. Le microphone électrique, inventé dans les années 1920, est aussi indispensable à la débauche gestuelle du rocker qu’aux susurrements du crooner ou aux balancements et dodelinements de la chanteuse de jazz, donnant l’impression que c’est non seulement la voix mais le corps tout entier qui tournent autour du micro (Jamin 2006). Les effets spéciaux – sonores autant que visuels – transforment en

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spectacle la moindre estrade de campagne et détachent peu à peu la chanson de la danse qui lui était si étroitement associée. 12 Mais ces évolutions décisives ne retirent rien à l’effet de communauté que la chanson est à même de créer, sans doute depuis qu’elle existe. Bien au contraire, elles en amplifient le rayon et en augmentent l’intensité. Divers aspects de ces cristallisations collectives se rencontrent dans les articles qui suivent. Les chansons associées à un état ou à un métier n’ont sans doute plus la prégnance qui fut la leur, au fil des siècles, mais nous reconnaissons sous le personnage de « la Parisienne » le blason sonore des midinettes d’antan, et les ouvriers compagnons gardent aujourd’hui la pratique du chant, choral ou solitaire, comme épreuve et comme défi. Échos lointains de leur milieu de référence, quelques chansons de marins reviennent de temps à autre et les salles de garde de certains hôpitaux retentissent peut-être encore de ces stupéfiants chants grivois qui, face à la mort ambiante, exaltent la ténacité joyeuse de la vie. Sans doute les diverses étapes techniques de l’enregistrement ont-elles profondément bouleversé le rapport à la chanson au point, a-t-on pu croire, de l’individualiser. En fait, la communication sur et avec les chansons n’a jamais été aussi intense et leur capacité à fournir le langage des moments biographiques, critiques et déroutants – l’amour, la rage adolescente, la mélancolie… –, n’a jamais été aussi puissante. Par ailleurs, la scansion générationnelle du temps chansonnier est aujourd’hui plus forte et plus évidente que jamais, elle cristallise la passion fétichiste des fans, elle est une ressource du spectacle de la nostalgie qui est en train de devenir le prisme dominant, presque obligé, de la mémoire collective. Pareille mise à distance atténue sans doute la puissance de mobilisation émotionnelle et politique que la chanson eut naguère – des protest songs jusqu’aux hymnes humanitaires en passant par le réveil des chants en langue régionale –, mais elle n’élimine pas les engouements inattendus dans les situations de conflits nationaux et de révoltes minoritaires. 13 Loin d’épuiser les facettes de l’objet polyédrique qu’est la chanson, notre « air du temps » renouvelé, ces points de vue, que les articles qui suivent nuancent et enrichissent, appellent d’autres enquêtes et, souhaitons-le, de multiples rappels.

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Pavillons de phonographes Edison sous une affiche du chanteur Félix Mayol (1872-1941), célèbre interprète de La Paimpolaise de Théodore Botrel (1903)

La Phonogalerie, Paris IXe arr., mars 2013 (cl. Jean Jamin)

BIBLIOGRAPHIE

Alain, 1963 [1926] Système des Beaux-Arts. Paris, Gallimard (« Idées » 37).

Amont, Marcel, 1994 Une chanson, qu’y a t-il à l’intérieur d’une chanson ? Paris, Le Seuil.

Baudelaire, Charles, 1851 « Notice sur Pierre Dupont », in Pierre Dupont, Chants et chansons (poésie et musique). Paris, Chez l’éditeur : 1-8.

Bonnieux, Bertrand, Pascal Cordereix & Élizabeth Giuliani, 2004 Souvenirs, souvenirs… Cent ans de chanson française. Paris, Gallimard-BNF (« Découvertes Gallimard : arts » 454).

Calvet, Louis-Jean, 2008 Cent ans de chanson française. Préf. de Philippe Meyer. Paris, Archipoche.

Cantaloube-Ferrieu, Lucienne, 1981 Chanson et poésie des années 30 aux années 60. Trenet, Brassens, Ferré ou les enfants naturels du surréalisme. Paris, Nizet.

Contat, Michel & Michel Rybalka, 1981 « Notice de La Nausée », in Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques. Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade ») : 1659-1678.

Deniot, Joëlle-Andrée, 2012 Édith Piaf. La voix, le geste, l’icône : esquisse anthropologique. Paris, Lelivredart.

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Duneton, Claude, 1998 Histoire de la chanson française. Paris, Le Seuil. 2 vols.

Fabbri, Franco, 2003 « La chanson », in Jean-Jacques Nattiez, ed., Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, 1. Musiques du XXe siècle. Arles, Actes Sud / Paris, Cité de la Musique : 674-702.

Hirschi, Stéphane, 2008 Chanson, l’art de fixer l’air du temps. De Béranger à Manu Solo. Paris, Les Belles Lettres-Presses universitaires de Valenciennes (« Cantologie » 6).

Hollier, Denis, 1982 Politique de la prose. Jean-Paul Sartre et l’an quarante. Paris, Gallimard (« Le Chemin »).

Jamin, Jean, 2006 « Sonner comme soi-même : ce que ne nous disent pas les vies de Billie Holiday », L’Homme 177-178 : 179-198.

Jamin, Jean & Yannick Séité, 2006 « Anthropologie d’un tube des Années folles : de jazz en littérature », Gradhiva 4 nouv. sér. : 5-33.

Lachat, Bernard & Bernard Pouchèle, 2006 Le Bruit de fond de l’histoire. Ces chansons qui ont fait la France. Coudray-Macouard, Cheminements.

Leiris, Michel, 1948 La Règle du jeu, 1. Biffures. Paris, Gallimard. 1988 À Cor et à cri. Paris, Gallimard.

Marcadet, Christian, 2000 Les Enjeux sociaux et esthétiques des chansons dans les sociétés contemporain Étude sociosémiotique : théorie, études de perspectives. Paris, Éd. de l’EHESS.

Mouloudji, 1972 Aristide Bruant. Paris, Seghers (« Poésie et chansons » 18).

Percheron, Daniel, 1994 « Les années Teppaz », Communication 59 : 199-209.

Sartre, Jean-Paul, 1938 La Nausée. Paris, Gallimard. 1964 Les Mots. Paris, Gallimard.

Szendy, Peter, 2008 Tubes. La philosophie dans le juke-box. Paris, Minuit (« Paradoxe »).

Touchard, Jean, 1968 La Gloire de Béranger. Paris, A. Colin.

Vian, Boris, 1997 [1958] En avant la zizique. Et par ici les gros sous. Éd. par Gilbert Pestureau. Paris, Librairie générale française (« Le Livre de Poche » 14088).

NOTES

2. Séminaire qui, sous l’intitulé « Chant, poésie et mythe populaires », s’est tenu de 2012 à 2014, prenant la suite de celui qu’avec Patrick Williams, Jean Jamin avait animé pendant neuf ans sur l’« Anthropologie du jazz ». Plusieurs des textes réunis dans cette livraison de L’Homme ont fait l’objet d’une présentation orale à ce séminaire, accompagnée d’illustrations musicales que, pour des raisons à la fois techniques et juridiques, il n’a pas été possible de reproduire ici. 3. Lucienne Cantaloube-Ferrieu, dans une thèse pionnière (1981), a dû glisser sous le masque d’une histoire de la poésie moderne sa passion chansonnière. Stéphane Hirschi (2008) a, pour sa part, inventé la cantologie comme la poétique d’un genre au sein des études littéraires et créé une collection de ce titre, aux Belles Lettres. 4. Il est, par exemple, assez surprenant qu’aucun des textes du fort volume de L’Homme, entièrement consacré aux rapports entre musique et anthropologie (n°171-172), et dont l’organisation fut confiée à des ethnomusicologues patentés, ne se soit penché sur la chanson populaire proprement dite, comme s’il était plus légitime (urgent ?) d’analyser le primitif que de penser le populaire !

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5. À noter que ce nom, « Roquentin », dérivé de « Rocantin », désigne un chanteur de chansons satiriques et, par extension, ces chansons elles-mêmes. Le Grand Larousse encyclopédique du XIXe siècle apporte quelques précisions : « Roquentin : nom que l’on donnait autrefois à des chansons composées et cousues comme un centon [i.e. pièce de vers ou de prose formée de passages empruntés à un ou plusieurs auteurs] de manière à produire le plus souvent des effets bizarres par le changement de rythme et des surprises gaies ou ridicules dans la suite des pensées… ». Dans son enfance et adolescence, Sartre, en tant que lecteur presque obsessionnel du Grand Larousse (il en parle dans Les Mots), connaissait cette acception et sans doute s’est-il laissé porter par elle pour inventer à la fois le personnage de Roquentin et le mode narratif de La Nausée (cf. Contat & Rybalka 1981 : 1674-1676). En effet, ce roman peut être vu comme un vaste roquentin, c’est-à-dire comme un récit fait d’autres textes, de citations réelles, tronquées ou truquées, de clichés romanesques, de bribes de dialogues (genre « café du commerce ») ou de fragments de chansons. Roquentin lui-même est un « appareil enregistreur », un « copieur », tout plongé qu’il est dans la biographie d’un pâle marquis local, nommé de Rollebon, et qu’il peine à faire revivre à partir des manuscrits qu’il consulte à la bibliothèque municipale de Bouville, où il a rencontré un autre personnage, dit l’Autodidacte. Comme le marquis de Rollebon, l’Autodidacte et la négresse de Some Of These Days, Roquentin ne serait-il qu’un être de papier ou de sillon, en somme un indicatif musical, chanté ou chantonné, rappelant la vacuité de l’existence, mais aussi sa nécessité ? 6. Expression forgée par Boris Vian (1997 [1958]). 7. Le livre monumental de Jean Touchart (1968) sur Béranger est inégalé ; Baudelaire a laissé une notice importante sur les Chants et chansons de Pierre Dupont (1851) ; sur Bruant, cf. Mouloudji (1972) ; sur la chanson réaliste en général, et sur Édith Piaf en particulier, voir aussi Joëlle-Andrée Deniot (2012). 8. Sans compter le scat singing des chanteurs et chanteuses de jazz, auquel Michel Leiris accordait tant d’importance, où le son – voyelles ou consonnes – faisait sens, était le sens même.

AUTEURS

DANIEL FABRE

École des hautes études en sciences socialesLaboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC), Paris

JEAN JAMIN

École des hautes études en sciences socialesLaboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC), Paris

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Études & essais

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Que reste-t-il... ? Quatre figures de la nostalgie chantée “What Remains”...?. Four Figures of Singing Nostalgia

Daniel Fabre

1 ÉCRITE EN 1942, une chanson de Charles Trenet nous ouvre la voie vers une source prolifique du répertoire enregistré moderne. Le premier couplet et le long refrain proposent l’introduction la plus complète à notre propos : Ce soir le vent qui frappe à ma porte Me parle des amours mortes Devant le feu qui s’éteint Ce soir c’est une chanson d’automne Dans la maison qui frissonne Et je pense aux jours lointains.

Que reste-t-il de nos amours Que reste-t-il de ces beaux jours Une photo, vieille photo De ma jeunesse Que reste-t-il des billets doux Des mois d’avril, des rendez-vous Un souvenir qui me poursuit Sans cesse Bonheur fané, cheveux au vent Baisers volés, rêves mouvants Que reste-t-il de tout cela Dites-le moi Un petit village Un vieux clocher Un paysage Si bien caché Et dans un nuage Le cher visage De mon passé1. 2 Ainsi sont articulés, sur un rythme de valse lente, une impression sonore et un sentiment retrouvé : ces amours, dont il ne reste qu’une énumération d’objets, de

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moments et d’images fanées, sont magnifiées par la mémoire au point de faire surgir dans un nimbe d’ex-voto « le cher visage [du] passé ». On attendrait ici une silhouette d’amoureuse d’antan mais – ô surprise ! – c’est un paysage villageois élémentaire qui apparaît, « si bien caché » et soudain révélé dans sa netteté. Le passé serait-il donc un lieu ? Ce jeu d’enchaînements et de métamorphoses – pour lequel le narrateur semble choisir toujours le mot le plus générique, le moins imagé possible et, à la limite, le plus plat – suscite une émotion actuelle qui vaut comme définition de la chanson par ses effets intentionnels : une machine à remonter le temps ou plutôt à déclencher le « souvenir », donné comme la rencontre et la brève coalescence d’un passé parfait et d’un présent trop vide. Présent que la chanson vient hanter et enchanter. Pour le narrateur chanteur, il suffit d’une bourrasque « qui frappe à [la] porte » pour qu’il bascule vers la remémoration douce et mélancolique dans laquelle il entraîne son auditeur appelé comme au secours devant l’évidence que le passé est passé : « Que reste-t-il de tout cela ? Dites-le moi ».

3 L’évocation, un soir d’automne devant le feu qui s’éteint, d’amours enfuies mais ramenées par bribes légères – billets doux, mois d’avril, rendez-vous, cheveux au vent, baisers volés – d’où émanent le temps et le lieu de la jeunesse, voilà un tenace et envahissant stéréotype, un cliché – « vieille photo » – qui nous semble inusable dans son extrême simplicité. Et là, il est du devoir de l’anthropologue de dresser l’oreille. Au fond, notre discipline, quel que soit son objet affiché, n’est jamais qu’une Exégèse des lieux communs, pour reprendre le titre de Léon Bloy, car le lieu commun, naturalisé, est un concentré du monde de relations déjà là que l’on nomme « culture ». Le considérer d’un regard interrogatif le rend d’abord énigmatique et ensuite problématique pour qui veut en rendre raison. Généralement, l’anthropologie s’attache à expliciter les lieux communs des autres, cet article se propose d’explorer un lieu commun qui nous appartient aussi, et peut-être de plus en plus : la relation entre chanson et nostalgie. L’étonnement sera de constater que ce lieu commun résiste en se transformant, qu’il ne nous est pas propre, qu’il existe ailleurs sous des configurations dont la proximité et les différences restent à interroger, et qu’il est en train de devenir un invariant sur lequel se fondent toutes sortes de façons d’être, de pratiques, de consommations et de connaissances contemporaines2.

Rousseau : chanson et regret

4 Le sujet est vaste et prenant. Pour l’explorer il est un guide exceptionnel, dont les compétences n’ont, à mon sens, pas été complètement sollicitées car on sépare trop commodément ses œuvres critiques et théoriques sur la musique, ses écrits de fiction et son autobiographie. Il s’agit de Jean-Jacques Rousseau qui va, une fois encore, se révéler comme un inspirateur. Suzanne Bernard, le met au monde le 28 juin 1712. Nous sommes à Genève, dans une famille d’artisans horlogers et graveurs. On baptise l’enfant au temple le 4 juillet et sa mère meurt de fièvre puerpérale trois jours plus tard. Jean- Jacques sera donc élevé par la sœur de son père qui, par hasard, porte le même prénom que sa mère : elle est Suzanne Rousseau et pour lui Tante Suzon. Au début du Livre premier des Confessions, ouvrage commencé en 1764, alors qu’il a 52 ans, il raconte quelques moments saillants de sa prime enfance. « Élevé négligemment », il se sent cependant « traité en enfant chéri, jamais en enfant gâté ». Sa mère de substitution domine le cercle de ses familiers :

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« […] j’étais toujours avec ma tante, à la voir broder, à l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle, et j’étais content. Son engouement, sa douceur, sa figure agréable, m’ont laissé de si fortes impressions que je vois encore son air, son regard, son attitude ; je me souviens de ses petits propos caressants, je dirais comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes selon la mode de ce temps-là ».(in Rousseau 1959 : 11)3 5 Rousseau insiste : il revoit parfaitement sa tante-mère, sa mémoire visuelle semble avoir fixé le moindre trait de celle dont il avouera dans sa correspondance qu’elle fut sans doute l’objet de ses premiers émois amoureux. Pourtant, dans le souvenir si vif, si présent de Suzon, quelque chose obstinément lui échappe. Ce « quelque chose », presque rien en apparence, fait l’objet d’une page dans laquelle Rousseau raconte et médite la toute première expérience psychologique qu’il ait retenue dans ses Confessions qui en comportent tant d’autres, et très fameuses : « Elle savait une quantité prodigieuse d’airs et de chansons qu’elle chantait avec un filet de voix fort douce. La sérénité d’âme de cette excellente fille éloignait d’elle et de tout ce qui l’environnait la rêverie et la tristesse. L’attrait que son chant avait pour moi fut tel que non seulement plusieurs de ses chansons me sont toujours restées dans la mémoire ; mais qu’il m’en revient même, aujourd’hui que je l’ai perdue, qui, totalement oubliées depuis mon enfance, se retracent à mesure que je vieillis, avec un charme que je ne puis exprimer. Dirait-on de moi, vieux radoteur, rongé de soucis et de peines, que je me surprends quelquefois à pleurer comme un enfant en marmotant ces petits airs d’une voix déjà cassée et tremblante ? Il y en a surtout un qui m’est bien revenu tout entier, quant à l’air ; mais la seconde moitié des paroles s’est constamment refusée à tous mes efforts pour me la rappeler, quoiqu’il m’en revienne confusément les rimes. Voici le commencement, et ce que j’ai pu me rappeler du reste : Tircis je n’ose écouter ton chalumeau Sous l’ormeau Car on en cause Déjà dans notre hameau …………………………………………. ……………………………….. un berger ………………………………… s’engager ……………………………… sans danger Et toujours l’épine est sous la rose Je cherche où est le charme attendrissant que mon cœur trouve à cette chanson : c’est un caprice auquel je ne comprends rien ; mais il m’est de toute impossibilité de la chanter jusqu’à la fin, sans être arrêté par mes larmes. J’ai cent fois projeté d’écrire à Paris pour faire chercher le reste des paroles, si tant est que quelqu’un les connaisse encore. Mais je suis presque sûr que le plaisir que je prends à rappeler cet air s’évanouirait en partie, si j’avais la preuve que d’autres que ma pauvre tante Suzon l’ont chanté ».(Ibid. : 11-12) 6 Le texte est limpide et ne laisse dans l’ombre rien de cette expérience troublante. De façon générale, l’émotion que Rousseau éprouve à rechanter intérieurement les petites chansons de sa tante mêle la douceur et la douleur. La chanson qui lui plaît tant est bien là, tout entière par sa musique, mais il éprouve une vive insatisfaction, un sentiment de manque, d’incomplétude à son rappel car le trou de mémoire a englouti une partie des paroles – ce qui suggère au moins une définition formelle de la chanson comme association insécable d’une mélodie et d’un texte mesuré et rimé. Il est tout autant troublé par sa propre réaction devant ce phénomène : « Je cherche où est le charme », « C’est un caprice auquel je ne comprends rien ». Il admet surtout, paradoxalement, que s’il retrouvait les paroles perdues de cette chanson, son plaisir

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s’évanouirait de savoir que d’autres que sa tante Suzon, à présent disparue, la savaient et la chantaient.

7 En fait, les premiers éditeurs des Confessions n’ont pas eu trop de mal à reconstituer la fameuse chanson, air et paroles : Tircis je n’ose Écouter ton chalumeau Sous l’ormeau Car on en cause Déjà dans notre hameau Un cœur s’expose À trop s’engager Avec un berger Et toujours l’épine est sous la rose. 8 Il s’agit d’une pastorale d’écriture relativement savante (Tircis est le nom d’un berger des Bucoliques de Virgile) mais largement popularisée, comme les chansons de nos compositeurs et interprètes contemporains. Elle entre dans la catégorie générale des brunettes, à la mode au début du XVIIIe siècle. Le genre s’en définit en quelques mots : un peu à l’écart du village, sous la feuillée, un berger dialogue, toujours décemment, avec sa belle des intermittences de leurs amours et des menaces extérieures, sociales, qui les contrarient (Masson 1910-1911). Un des premiers biographes de Rousseau retrouva la chanson de Tircis à la fin des années 1780 et un de ses éditeurs l’entendit en 1833, car « Elle est très connue à Paris, et se chante encore dans la classe ouvrière »4. Avec elle s’amorce un des fils rouges de l’autobiographie, incomplètement explicité et d’autant plus présent. Rousseau nous dit que sa tante chanteuse lui a « transmis la passion de la musique » et il est vrai que les Confessions sont pour une part une chronique de la conquête de cet art. Nous y apprenons qu’il maîtrise, ce que confirme La Nouvelle Héloïse (Tiersot 1912), un beau répertoire de chants genevois et savoyards entendus dans les rues et les ateliers du quartier Saint-Gervais, à Genève, qu’en 1728, à seize ans, il apprend à lire les notes et à chanter en duo avec Madame de Warens, son initiatrice, qu’en 1742, il invente un nouveau procédé d’écriture musicale qu’il va présenter à l’Académie des Sciences, à Paris, qu’il est pour toujours converti aux voix italiennes au cours d’un séjour enchanteur d’une année à Venise (1743-1744), que Diderot lui commande, en 1749, pour l’Encyclopédie, une série d’articles sur la musique et qu’il vivra à divers moments de sa vie de ses talents de copiste de partitions musicales. De toute façon, jusqu’à l’âge de quarante ans, Rousseau ne se voyait pas du tout en homme de lettres, et moins encore en philosophe, mais toujours en musicien (Tiersot 1920 ; Simon 2013).

9 De cette activité débordante surnage une œuvre à succès : Le Devin de village, un petit opéra joué devant le roi en octobre 1752. Il met en scène, très simplement, une crise amoureuse dans le monde des bergers. Colette et Colin s’aiment, mais le garçon a été séduit par la dame du lieu. Colette désespérée consulte le Devin qui va ramener Colin auprès de sa belle. Nous apprenons à la fin que le Devin est avant tout un faiseur de chansons et la pièce s’achève sur le chœur des bergers qui, dans une suite de chants, célèbrent l’amour revenu. Par ailleurs, nous savons que Rousseau est lui-même auteur de treize chansons retrouvées, paroles et musiques, dont plusieurs brodent sur des amours pastorales. On a dit, bien sûr, que Rousseau chansonnier n’avait rien d’original, qu’il reprenait les thèmes éculés de l’immense production pastorale des XVIIe et XVIIIe siècles. Or, le passage des Confessions sur sa tante Suzon place cette relation à la chanson

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sous les arcanes majeurs de la mémoire et de l’oubli, du plaisir et des larmes, de la joie et du regret qui sont pour lui les expériences formatrices de son moi singulier. Ce n’est donc plus une affaire de clichés. Rousseau incarne, pourrait-on dire, dans sa propre vie le lieu commun. Il se présente lui-même comme ce lieu commun.

“Air suisse appelé le ranz des vaches”, extrait du Dictionnaire de musique de Jean-Jacques Rousseau (1768)

10 Mais il y a plus. Vers 1760, alors que mûrit l’idée des Confessions, il entreprend de rédiger un Dictionnaire de musique qui recueille les mots du lexique français et italien. Pour cela, il refond, complète et prolonge les articles qu’il a donnés à l’Encyclopédie. En parcourant ce dictionnaire, nombre de définitions nous arrêtent car elles font évidemment écho aux expériences, aux situations à peine évoquées. Ainsi d’une importante entrée consacrée à la chanson, sur laquelle je reviendrai, et d’autres sur la pastorale (française) et la pastorella (italienne) comme genres musicaux. Et puis voici, seul à part, un bref article, ajouté à ceux de l’Encyclopédie, sur un chant pastoral particulier, transmis oralement en Suisse, le Ranz des vaches 5 : « Air célèbre parmi les Suisses, et que leurs jeunes bouviers jouent sur la cornemuse en gardant le bétail dans les montagnes ». En annexe, Rousseau note un air qu’il commente ainsi dans l’article « Musique » : « J’ai ajouté dans la même planche [à côté d’airs chinois, persan et des “sauvages de l’Amérique”] le célèbre Ranz des vaches, cet air si chéri des Suisses qu’il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes, parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient, tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir le pays. On chercherait en vain dans cet air les accents énergiques capables de produire de si étonnants effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs de mille circonstances qui, retracées par cet air à ceux qui l’entendent, et leur rappelant leur pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse et toutes leurs façons de vivre, excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La musique alors n’agit point précisément comme musique mais comme signe mémoratif ».(in Rousseau 1995 : 924) 11 Or, ce n’est pas la première fois que l’on note un air ainsi intitulé et nous lisons une histoire de ce chant dans ce que l’on peut considérer, peut-être, comme le premier ouvrage ethnomusicologique jamais publié. Il s’intitule Recherches sur le Ranz des vaches ou les chansons pastorales des bergers de la Suisse et il est signé George [sic] Tarenne (1810).

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L’auteur, curieux médecin des Lumières et théologien de l’Être suprême, en excursion dans le Fribourgeois – où il va pendant huit jours partager et décrire la vie des trappistes du couvent de la Val Sainte6 –, rencontre au petit matin « une jeune bergère qui conduisait au pâturage un troupeau nombreux », elle chante le Ranz des vaches et son interprétation le saisit. Sa décision d’en savoir plus est immédiate ; l’enquête commence qui aboutit à un recueil de quatre-vingts pages, tout attaché à détailler sur pièces les variations dans le temps et l’espace de ce « chant original et barbare ». Au passage il reprend et développe excellemment Rousseau : « On assure qu’autrefois, lorsque les Suisses entendaient chanter, jouer, même siffler un Ranz des vaches dans les troupes étrangères où ils servaient peu d’entre eux pouvaient retenir leurs larmes, beaucoup désertaient, et quelques-uns mouraient de la nostalgie, c’est-à-dire de la maladie du pays. Les colonels des régiments suisses pour arrêter l’action mélancolique de cet air sur les soldats dont ils devaient répondre, ou qui étaient à leur solde, furent obligés de la défendre sous des peines très graves et même, dit-on, sous peine de mort. […] [C]e chant rappelait aux Suisses les jeux de leur enfance, les douces affections du premier âge, leurs anciennes habitudes, leur genre de vie agreste, les attraits de leurs montagnes, de leurs vallées, de leurs cataractes, de leurs glaciers et plus particulièrement enfin l’esprit de liberté, ou d’indépendance qui régnait dans leurs familles et qui faisait toute leur félicité, toute leur gloire ».(Tarenne 1810 : 10-11) 12 Le musicien nous apprend aussi autre chose que Rousseau avait tu : « L’air du Ranz des vaches imprimé pour la première fois se trouve dans une Dissertation sur la nostalgie qui porte le nom d’Hofer mais qui est de Théodore Zwinger, auteur du Fasciculum dissertationum medicarum selectiorum, Basileae, 1710, dans lequel cette dissertation est insérée ».(Ibid. : 13) 13 Il existerait donc une vénérable thèse de médecine sur le mal du pays, mais la note de Tarenne témoigne d’un brouillage des pistes. Hofer, natif de Mulhouse, est bel et bien l’auteur d’une thèse soutenue pour le doctorat en médecine, en 1688, alors qu’il n’a que dix-neuf ans, devant l’université de Bâle. Zwingler la réédite en 1710 avec quelques importants ajouts. À Hofer nous devons l’invention du mot savant qu’il préfère au français « Maladie du pays » et à l’alémanique « Heimweh » pour décrire la prostration des mercenaires : « Après un examen attentif je ne trouvai rien de plus convenant et de plus adéquat à l’objet que le mot Nostalgia, de racine grecque, composé de deux autres vocables : Nostos, retour au pays, et Algos, douleur ou tristesse ».(in Prete 2004 : 71) 14 Zwingler, à qui ce néologisme ne plaisait pas7, établit pour sa part le lien entre maladie et musique : « Les officiers suisses ont interdit de faire entendre dans les camps un certain air des alpages qui rendait les soldats mélancoliques. Cette mélodie appelée Kühe-Reyen (Ranz des vaches) excitait leur impatience à retrouver les montagnes, une impatience si brûlante qu’elle les poussait à déserter, ou à se laisser mourir. Jouer cet air à la flûte ou même le siffler fut considéré comme un délit ».(in Bolzinger 2006 : 39) 15 Qu’un air puisse provoquer un mal intrigue à ce point le savant médecin qu’il en donne pour la première fois la musique, mais sans les paroles ; un siècle après, Tarenne la rééditera en tête de son recueil (1810 : 29)8.

16 On doit à Rousseau et à son Dictionnaire de musique (1768), la renommée du Ranz des vaches comme chant du « regret » et de l’« hemvé », puisque le mot « nostalgie » n’apparaît jamais, à ma connaissance, sous la plume de l’écrivain, qui utilise donc une forme francisée du terme vernaculaire9. Jean Starobinski a souligné pourtant à quel

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point la description de Rousseau est empreinte de nuances qui la singularisent10. Dans le débat, né au début du XVIIe siècle, à propos des causes de la nostalgie, Rousseau refuse l’étiologie mécanique que Hofer avait évoquée en passant, mais qui était devenue dogme dans les années suivantes : habitués à l’air léger de leurs montagnes les Suisses émigrés seraient abattus dès qu’ils se retrouvent au niveau de la mer… Il s’en tient à l’idée d’une maladie morale dont la cause est elle-même morale, ce qui le rapproche de beaucoup de médecins de son temps et aussi de l’aliénisme naissant. 17 De façon plus originale, il rejette également l’idée de situer dans la musique la source directe du mal du pays : « ce n’est pas dans leur action physique qu’il faut chercher les plus grands effets des sons sur le cœur humain » (in Rousseau 1995 : 924). Certes, la plupart des médecins esquivent le problème, citent le cas des soldats suisses à titre d’anecdote mais ne se lancent pas dans l’analyse des relations causales entre musique et maladie. Cependant, depuis la publication par Zwingler de la première notation de l’air, certains suggèrent qu’il doit y avoir un rapport, à élucider, entre celui-ci et le surgissement de la crise nostalgique. Or, ce rapport ne peut passer que par la puissance suggestive du Ranz des vaches qui mettrait les montagnards suisses exilés en présence du monde naturel et social dont ils sont privés et qu’ils veulent à toute force rejoindre. Pour Rousseau, rien de tout cela. Le chant soudain entendu ne contient pas dans sa matérialité sonore le monde perdu, il en rappelle par association le souvenir c’est-à-dire le milieu et les circonstances dans lesquels il a été appris. Le refus d’accorder le plus petit pouvoir évocateur et la moindre harmonie imitative à cette musique-là est d’ailleurs perceptible dans la transcription qu’en donne Rousseau. Tarenne, en connaisseur, la commente ainsi : c’est « un air retouché et perfectionné par cet auteur ; il ne ressemble à aucun Ranz des Alpes de l’intérieur de la Suisse, quoiqu’on y reconnaisse de petites analogies avec quelques-uns d’entre eux » (1810 : 13). Air indifférent, détaché de racines autochtones, séparé de ses paroles, montage de mélodies avec accompagnement de cornemuse, mis en mesure savante, le Ranz des vaches que publie Rousseau semble fait pour gommer le pittoresque trop localisé qui pourrait laisser croire qu’il porte en lui tout le décor alpestre de son origine11. 18 Cette position laisse pourtant subsister une difficulté : comment se fait-il que les mercenaires suisses, ou en tout cas beaucoup d’entre eux, fussent aussi sensibles à cet air qui, selon les médecins, provoquait chez eux des symptômes identiques ? Cela n’implique-t-il pas un lien de nature entre complexion, musique et milieu ? Rousseau s’est opposé à lui-même cet argument et il y répond dans une lettre adressée au Maréchal-Duc de Luxembourg en janvier 176312. Son texte corrige certaines approximations du Dictionnaire de musique – les insolites cornemuses sont heureusement remplacées par des « cornets », nom usité du long cor des Alpes –, réaffirme sa conviction première – « Cet air, qui est peu de chose en lui-même, mais qui rappelle aux Suisses mille idées relatives au pays natal leur fait verser des torrents de larmes quand ils l’entendent en terre étrangère » (in Rousseau 1977 : 8) – et ajoute une esquisse de sociologie comparée : « […] il n’y a jamais eu, que je sache, de Hemvé ni de Ranz des vaches qui fit pleurer et mourir de regret un Français en pays étranger, et cette maladie diminue beaucoup chez les Suisses depuis qu’on vit plus agréablement dans leur pays ». (Ibid. : 9) 19 L’uniformité de la réaction émotive puis pathologique ne traduit donc pas un automatisme physiologique, elle renvoie à la condition sociale des montagnards dont le milieu homogène, soumis aux coutumes locales, ne produit pas d’individualités. De

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meilleures conditions de vie, semblables à celles de la France que Rousseau célèbre dans la même lettre, suffisent à défaire ce complexe et à libérer de ce conditionnement. De façon indépendante Kant formule plus nettement encore la même opposition trente ans plus tard dans son Anthropologie : « […] ce mal du pays s’empare davantage des campagnards d’une province pauvre, mais unie par des liens de fraternité et de cousinage que de ceux dont la préoccupation est le commerce et qui adoptent pour devise patria ubi bene ».(1993 [1798] : 120) 20 Donc « la musique n’agit point précisément comme musique mais comme signe mémoratif », tel est le principe auquel Rousseau se tient. Il vaut aussi bien pour les bergers exilés suisses que pour lui-même quand il pleure en retrouvant, toujours incomplète, une chanson de Tante Suzon. Dans le premier cas, celui du Ranz des vaches, les contenus de la mémoire semblent fixés par une coutume forcément collective. Elle les rapporte à une mélodie locale traditionnelle qui, hors de son intention propre (appeler les animaux), en vient à représenter aux exilés le cadre écologique et social de la communauté et du pays perdus. Dans le second, ce sont les expériences formatrices, celles qui constituent la Bildung – la vie se construisant – et élaborent la singularité de l’individu qu’évoque la chanson de Tircis que le hasard leur a attachée. Sans jamais articuler la comparaison, Rousseau la suggère et l’appelle, car ses trois textes sur la chanson et le « regret » ont été pensés et rédigés en parallèle, dans un laps de temps très court : le Dictionnaire de musique à partir de 1760, la lettre au Maréchal de Luxembourg en 1763, le début des Confessions en 1764 après la condamnation de plusieurs de ses œuvres et une cascade d’exils – entre juin 1762 et octobre 1765, Rousseau, chassé de Genève, puis de Môtiers et de l’île Saint-Pierre, devint un philosophe errant, un banni nostalgique. Le Ranz des vaches est donc lié pour les montagnards à leur pays d’origine par une mémoire sociale stabilisée et inculquée, alors que Tircis offre à Rousseau une voie toute personnelle vers un passé à retrouver. Mais cette opposition, qui fait entrer en scène les deux premières figures de la nostalgie, est-elle aussi radicale ? N’y a-t-il pas tout de même quelques constances et récurrences dans ces expériences distinctes ? Le récit de Rousseau, comparé aux cas d’effondrement nostalgique que décrivent les médecins, nous conduit, me semble-t-il, sur cette piste. Explorons-la un instant.

Digression : la mémoire, les sons et les mots

21 Considérons d’abord certains symptômes décrits par Johannes Hofer, l’« inventeur », dans sa Dissertatio medica de 1688. Les malades ne s’alimentent plus et demeurent prostrés et silencieux. Une jeune paysanne émigrée à Bâle répète en un cri obstiné le leitmotiv de la maladie du pays : « Ich wil heim, Ich wil heim (= je veux rentrer chez moi) » (in Prete 2004 : 50). D’autres, remarque Hofer, sont « irrités par les discours prononcés en langue étrangère » (Ibid. : 55). À cela, Zwingler et Rousseau ajouteront les larmes et la tristesse irrémédiable provoquées par l’audition du chant ou de l’air pastoraux. Albrecht von Haller, auteur de l’article « Nostalgie » dans le Supplément à l’Encyclopédie (1779), note : « Un des premiers symptômes consiste à retrouver la voix des êtres chers dans les voix de ceux avec qui l’on converse et, de plus, à revoir en rêve les gens de sa propre famille » (Ibid. : 64). Les cliniciens du XIXe siècle vont confirmer et compléter ce tableau en insistant de même sur la place du langage, des langues, de l’accent, du chant et de la voix dans le déclenchement de la crise et dans son expression. La nostalgie est

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un mal qui passe par l’oreille (Bolzinger 2006 : 197). Cette évidence a suggéré à Jean Starobinski de faire d’Ovide, exilé en l’an 8 par l’empereur Auguste aux limites orientales de l’Empire, l’un des plus complets descripteurs de cette souffrance bien avant qu’elle ne soit nommée. Certaines pièces des Tristes, déjà repérées par quelques médecins lettrés, offrent un tableau clinique amplifié par l’attention du poète à toutes les impressions vocales. La racine du sentiment d’exil ovidien est la détresse linguistique. Les Scythes du Pont-Euxin (la mer Noire) sont des barbares, au sens grec du terme, qui ignorent la langue de Rome. Ils parlent gète et sarmate. Même la forte colonie hellène résidente s’exprime dans un sabir étranger. Le poète en souffre d’autant plus qu’il éprouve le besoin d’un auditoire pour porter sa création : « […] je suis en exil et mon génie aussi mon corps pourrit sur pied à rester dans ce trou l’eau qui ne coule pas croupit dans les marais faute d’être exercée la poésie me quitte ces lignes mêmes que tu lis quelle douleur pour me les arracher je n’ai plus de plaisir il faut tant d’énergie en plein pays barbare ». (in Ovide 2008 : 256)13 22 Un grand poème des Tristes (Livre III, élégie XIV) culmine sur l’angoisse de cette perte, qui résume et concentre le tout de la condition nostalgique d’Ovide : « […] souvent je cherche un mot je veux me souvenir d’un nom ou d’un passage je l’ai sur le bout de la langue quelle honte, quel aveu j’ai oublié ma langue et je ne peux demander à personne ». (Ibid. : 134) 23 On ne peut douter que Rousseau fût sensible à ces souffrances ressassées qui conduiront, au bout de neuf années, Ovide jusqu’à la mort. Il n’a certes pas reçu d’éducation classique et ne cite guère le poète érotique et mythologique que Montesquieu et Voltaire connaissaient par cœur. Il s’en tient à l’Ovide exilé sur la mer Noire, dont il fait un personnage de son ballet Les Muses galantes (1743). Il choisira plus tard dans les Tristes l’épigraphe de son Discours sur les sciences et les arts (1751), qui marque son entrée en philosophie – « Barbaro hic ego sum, quia non intellegor illis (= Le barbare ici c’est moi, personne ne me comprend »)14 –, et qu’il reprend tel quel, à la fin de sa vie, pour ouvrir Rousseau juge de Jean-Jacques (1772-1775). Ovide concilie, en effet, les deux figures de la nostalgie que Rousseau nous a invité à distinguer : il porte en lui, comme tout exilé, le regret du pays perdu mais celui-ci s’éloigne jusqu’à devenir un passé rongé d’oubli. Il souffre d’être seul Romain au milieu des Barbares, puis de devenir comme étranger à soi, barbare à lui-même. Deux épreuves qui l’atteignent à travers le lien consubstantiel du langage à la mémoire : celui-ci, d’une part, présentifie le monde absent et en attise le manque, de l’autre il assoit la conscience de sa propre dissolution, quand les mots commencent à manquer pour manifester les lieux et temps de l’origine15.

24 Sous la plume de Rousseau, du Ranz des vaches à Tircis, deux expériences, symétriques et inverses, du chant incarnent ces douleurs morales de la nostalgie, oscillant entre le surcroît brutal de présence et l’évidence horrifiée de l’oubli. Elles nous orientent vers une définition de la chanson dans son rapport à la mémoire. La réflexion de Michel

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Leiris – écrivain chez qui l’on se doit de reconnaître la poursuite de l’auteur des Confessions et des Rêveries – va nous aider à l’expliciter. Tout comme Rousseau, Leiris n’ouvre-t-il pas sa Règle du jeu par une longue et sinueuse méditation sur les souvenirs de chansons ? Il constate que son attachement à celles « remontées du fond des âges » ou tout récemment entendues tient sans doute au brouillage que les accords et désaccords entre musique et paroles introduisent, jusqu’au point de créer des êtres verbaux insolites et inexplicables que la mémoire préserve car « les phrases imbibées de musique acquièrent un lustre tout spécial, qui les sépare du langage commun, les nimbe d’un prestigieux isolement » (Leiris 1948 : 18). Celles qu’il capture dans les zones les plus reculées de son enfance recèlent toutes des lapsus créateurs, des paronymies qui dotent, par exemple, certains mots communs de la qualité d’appellatifs (ainsi en est-il d’un perroquet que la chanson à boire de tante Adèle semble baptiser Clairet), ou bien attribuent à un prénom une activité étrange qui paraît en déployer les résonances (« Blaise qui partait / en berçant sa laisse » est sa version personnelle d’une chanson de son frère), ou encore repèrent dans la phrase chantée des objets uniques (« Adieu notre petite table », dans le duo de Manon que chante sa sœur, donne naissance à un « tetitable » [ou « totitable »] masculin qui désigne un instrument indéterminé et à jamais bizarre). Il repère dans ce « caractère privilégié attribué à certaines paroles » déformées un mécanisme plus général qui concerne « tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, se trouve qualifié par une appellation particulière dans laquelle il figure un nom propre, qui devient effectivement son nom et en fait une sorte de personne, un être doué de sa vie propre, pourvu de sa propre figure » (Ibid. : 19). N’est-ce pas ainsi qu’opèrent dans la mémoire les chansons si l’on admet qu’au sein des êtres de langage le nom propre possède une spécificité logique – il est, à la limite, le seul dans son espèce – et une propriété sémantique – il procède comme un champ magnétique capable d’agglutiner l’ensemble ouvert des attributs de la personne qu’il désigne16 ? Leiris suggère que toute chanson devient nom propre pour qui l’inscrit dans sa mémoire. N’est- elle pas déjà, formellement, association d’une mélodie et de paroles qui appellent leur interprète, par son nom, et avec lui les occasions, les ambiances et les circonstances dans lesquelles elle fut jadis chantée et entendue ? Ainsi, les chansons de Tante Suzon composent-elles un portrait complet de cette femme adorée à qui Rousseau doit le langage et les chansons « qui sembl[ent] être la suite naturelle de la parole »17. Indéfiniment endetté à son égard, il est convaincu que la perte du moindre fragment défigure celle qui l’a initié à la vie. Car, selon un processus qui intéresse tout autant psychanalystes et neurologues, les noms propres sont les plus menacés par l’amnésie18. On sait bien qu’ils déclenchent souvent la très déroutante expérience du « nom sur le bout de la langue », dans laquelle, écrit justement Pascal Quignard, « J’ai la mémoire de ce dont je ne me souviens pas » (1993 : 61). Il faut donc s’attendre à ce que le rêve comme scène où se projettent, entre autres, les failles de notre réalité psychique, revienne sur ce trouble incoercible. Dans ces fragments, Quignard fait apparaître ce point tandis que Leiris conclut par un rêve à répétition son chapitre sur les chansons – désirées, frêles et fuyantes comme sont les souvenirs infimes qu’il a choisi de traquer car il y « trouve l’expression la plus pure » de lui-même : « […] c’est toujours un même gibier que je poursuis : cette chose précieuse et seule réelle qui apparaît fréquemment dans mes rêves sous la forme d’un disque merveilleux de musique nègre américaine que je me rappelle avoir entendu mais que je ne puis me remémorer que très confusément, dont je sais pourtant qu’il est en ma possession mais que je ne parviens pas à retrouver malgré les essais que je fais d’un monceau d’autres disques ».(Leiris 1948 : 24)

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25 À cet égard, l’ancienne nostalgie des Suisses, née de l’audition fortuite du Ranz des vaches – je dis « ancienne » car presque tous les savants des Lumières en écrivent au passé, comme s’il s’agissait d’un mal révolu –, et la nostalgie moderne, qui pousse Rousseau à chercher la singularité d’un être et d’un moment inaugural de sa vie dans les paroles perdues de Tircis, par lesquelles l’érosion inéluctable du temps devient douloureusement sensible et où il redoute aussi de se découvrir lui-même19, possèdent au moins ce trait commun : elles traitent les chansons comme des personnes car elles y reconnaissent le principe de cristallisation et la puissance d’évocation prodigieuse des noms propres les plus chers, sans trêve assiégés par l’oubli. Orientés sur ce point de repère, nous pouvons poursuivre l’exploration des figures historiques de la nostalgie qui, dans la lignée de Rousseau, vont connaître, en Occident, un renouvellement capital.

Un mal enchanteur

26 Pour les premiers médecins de la nostalgie – et durant tout le cours historique de cette « maladie », entre 1688 et 1850 –, le seul remède consiste à renvoyer dans ses foyers le patient, il s’y régénère aussitôt. Pourtant, dès le début du XIXe siècle, un grand clinicien, Percy, note cette observation parue dans le Journal de Médecine : un jeune garçon tombé en crise pour avoir fortuitement entendu l’accent de son pays est guéri par des entretiens avec un compatriote que le médecin a fait appeler. La thèse de Pierre Moreaud, Considérations sur la nostalgie, soutenue à Paris en 1829, présente un cas rapporté par un ancien colonel des Gardes suisses : deux jeunes soldats frappés de nostalgie sont renvoyés chez eux par leur supérieur ; non loin de Paris, ils rencontrent un troupeau paissant dont les bêtes portent des sonnailles ; cet orchestre champêtre les réconforte au point de les faire renoncer à leur départ. Plusieurs médecins témoignent de la pratique des conscrits alsaciens qui semblent prévenir la nostalgie et l’apaiser en chantant en chœur des chants de leur pays dans la cour des casernes. Entre 1824 et 1837, trois thèses rapportent que des médecins faisaient jouer et chanter des airs populaires sous les fenêtres des infirmeries et des hôpitaux militaires, et que les malades s’en trouvaient très soulagés (Bolzinger 2006 : 107-109). Dans de telles pratiques, la causalité qui a fondé l’identification de la maladie est retournée. L’air musical du pays se révèle à la fois poison et potion, il agit comme toxique et comme cure, il possède les vertus contradictoires et complémentaires du pharmakon des antiques médecins grecs pour qui le mal contient le remède, et s’en trouve valorisé d’autant dans les milieux qui avaient pendant un long siècle exclusivement dénoncé sa nocivité. En outre, au fil de cette « médecine de terrain », émerge une toute nouvelle géographie de la maladie. Haller, le premier, dans son article du Supplément de l’ Encyclopédie (1779), cite les Bourguignons déplacés et les Groenlandais qu’on transfère au Danemark. Le traité de médecine militaire de Colombier (1778) énumère « les Périgourdins, les Comtois, les Champenois » (in Dandrey 2014 : 11). Kant ajoute, d’expérience sans doute, les « habitants de la Westphalie et de la Poméranie ». On cite volontiers les marins des grands voyages autour du monde et les esclaves noirs déportés aux Antilles (Ibid.). Des provinces – Alsace, Pays basque, Bretagne –, tenues à l’écart par leurs langues, étrangères au français et même au latin, vont rejoindre la liste qui ne cesse de s’amplifier des populations à risque. Et puis, d’un coup, dans un article paru en 1821 mais sans doute écrit bien avant, l’autorité de Philippe Pinel, médecin de

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l’esprit, arrache la nostalgie à ces milieux trop spécifiques et la généralise à toute l’humanité : « Il s’agit d’une maladie répandue sur quasiment toute la surface de la terre. Elle surgit indifféremment en toute saison, en tout pays, elle frappe tous les tempéraments et tous les âges. Elle dépend d’un nombre infini de causes comme des pertes graves, des projets brisés, des ambitions frustrées, des angoisses causées par la jalousie, des amours malheureuses, la nécessité de devoir s’éloigner de ses propres centres d’intérêt, l’incertitude sur son propre avenir »20. 27 Trois nouveautés se déduisent donc, entre XVIIIe et XIXe siècles, de l’évolution du discours médical. D’abord s’impose le passage d’une conception physiologique à une conception toute morale de la maladie qui réintègre le giron de la mélancolie dont Hofer, à la fin du XVIIe siècle, l’avait détachée. Ensuite sont identifiées des niches sociales et écologiques où ce mal collectif rencontre des conditions favorables : le déplacement des conscrits, des domestiques, des marins et des esclaves africains, tous arrachés à leurs relations originaires, sont les situations typiques invoquées. Mais ces particularismes se dessinent, et c’est la nouveauté radicale, sur le fonds commun d’un sentiment spécifique car paradoxal. Hofer en avait subtilement identifié les deux composantes quand il définissait la nostalgie comme « dolor amissæ dulcedinis Patriæ (= une douleur due à la douceur de [se remémorer] la patrie perdue)21 » mais il en était resté à l’effet morbide. On admet désormais que la relation est réversible et que la douceur du souvenir peut atténuer ou guérir la douleur de l’éloignement et de la perte.

28 Qu’en est-il du côté des amateurs de musique qui se sont tellement intéressés, Rousseau oblige, à la mélodie pastorale ? Sur ce front se produit un bouleversement autonome et convergent. Nous le percevons à la lecture des « notes de terrain » que rédigent les nouveaux amateurs du Ranz des vaches qui l’ont tous entendu in situ, dans les Alpes suisses. Ainsi George Tarenne rapportant sa première audition : Dans un voyage que j’ai fait en Suisse, l’an 1810, me promenant, un jour, au lever de l’aurore, sur des montagnes incultes et désertes du canton de Vaud, j’eus le plaisir d’entendre chanter un Ranz des vaches, par une jeune bergère qui conduisait au pâturage un troupeau nombreux. Ses accents affectèrent mon esprit d’une manière si agréable, qu’il me serait impossible d’exprimer le ravissement ni la situation extatique dans lesquels je me trouvai en écoutant cette fille, et où je restai longtemps encore après qu’elle eut disparu. De retour chez moi, je m’empressai de parler à mes hôtes de la rencontre que j’avais faite dans ma promenade du matin ; et je les priai de mettre tout en usage pour me procurer une bonne copie du Ranz des vaches que je venais d’entendre.(1810 : 11-12) 29 Afin sans doute de conforter son propre récit, Tarenne en reproduit dans une note un second, dû au grand violoniste Giovanni Battista Viotti. Il avait été publié en l’an VI dans La Décade philosophique, la revue des Idéologues, il est daté du 26 juin 1792 : « J’allais, je venais, je montais, je descendais sur ces rochers imposants ; le hasard me conduisit dans un vallon auquel je ne fis aucune attention d’abord. Ce ne fut que quelque temps après que je m’aperçus qu’il était délicieux […]. Là, je m’assis machinalement sur une pierre sans être fatigué, et je me livrais à une rêverie profonde que j’ai éprouvée fréquemment dans ma vie ; cette rêverie où mes idées divaguent, se mêlent et se confondent tellement entre elles que j’oublie que je suis sur la terre […]. J’étais donc là sur cette pierre, lorsque tout à coup mon oreille, ou plutôt toute mon existence, fut frappée par des sons, tantôt précipités, tantôt prolongés et soutenus, qui partaient d’une montagne et s’enfuyaient à l’autre, sans être répétés par les échos. C’était une longue trompe ; une voix de femme se mêlait à ses sons tristes, doux et sensibles, et formait un unisson parfait : frappé comme par enchantement, je me réveille soudain, je sors de ma léthargie, je répands

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quelques larmes, et j’apprends, ou plutôt je grave dans ma mémoire le Ranz des vaches ».(Viotti in Ibid. : 17-18)22 30 De telles réceptions de l’air pastoral énoncent une critique ouverte de Rousseau par ses adulateurs même. En effet, loin d’être musicalement « peu de chose » et de rester confiné dans la mémoire réflexe des jeunes bergers exilés, le Ranz des vaches, avec ses « sons tristes, doux et sensibles », émeut ces visiteurs étrangers dans la mesure où il offre une transposition musicale du décor grandiose de sa profération. Senancour le dira au moins à trois reprises mais surtout dans Oberman : « […] les premiers sons [du Ranz des vaches] vous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d’un gris roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent. On est sur la croupe des sommets arrondis et couverts de pâturages. On se pénètre de la lenteur des choses, et de la grandeur des lieux »(1965 [1804] : 160)23 31 À vrai dire on pourrait soutenir l’idée que ces disciples retournent Rousseau contre lui- même. Celui-ci distinguait en effet deux types de musique : d’une part, celle qui « borne son effet à la sensation et au plaisir physique qui résulte de la mélodie, de l’harmonie et du rythme » – il classe dans cette catégorie les cantiques, les airs à danser et les chansons –, d’autre part, « la scène lyrique » où « la musique devient […] capable de peindre tous les tableaux, d’exciter tous les sentiments, de lutter avec la poésie, de lui donner une force nouvelle, de l’embellir de nouveaux charmes » (in Rousseau 1995 : 948-949). Au fond, Viotti, Senancour, Tarenne et, avant eux, Ramond de Carbonnières24, attribuent au Ranz des vaches la puissance expressive que Rousseau réservait au seul opéra. Mais l’essentiel pour notre propos se situe ailleurs : dans la nouvelle configuration des effets de la musique en relation avec la nostalgie. Je retiendrai ici quatre déplacements – ils concernent l’auditeur, l’écriture, l’instauration culturelle et le temps – qui auront des conséquences décisives et de longue durée puisqu’ils imposent, à mes yeux, la troisième figure de la nostalgie chantée que l’on peut commodément qualifier de « romantique ».

32 Première évidence : dans les témoignages à peine cités, l’expérience du sujet auditeur devient aussi importante que l’objet sonore révélé – qui va déclencher, chez tous ces voyageurs, le choix d’écrire sur cet épisode, le désir de faire connaître l’effet que cette mélodie a eu sur eux et, pour quelques-uns, une fébrile activité d’enquête. Mais, pour qu’il y ait « ravissement », « enchantement », « extase » et « larmes », il faut bien que le Ranz des vaches – air rustique, « air de sauvages », écrit Tarenne – ait ému ces mélomanes très « cultivés » et suscité une expérience biographique décisive, un tournant dans leur propre Bildung. Viotti n’écrit-il pas que son « oreille, ou plutôt toute [son] existence, fut frappée par ces sons », qu’il a aussitôt appris la mélodie et « gravé » dans sa mémoire le duo entre le cor des Alpes, le majestueux alphorn, et la voix de la bergère ? Senancour le prolonge en généralisant la relation entre musique, émotion et mémoire : « […] on admire ce qu’on voit mais on sent ce que l’on entend. La voix d’une femme aimée sera plus belle encore que ses traits ; les sons que rendent des lieux sublimes feront une impression plus profonde et plus durable que leur forme ».(1965 [1804] : 160) 33 Le caractère exalté et inoubliable de cet événement acoustique aboutit à joindre et confondre les deux figures du regret que Rousseau avait, de fait, distinguées : les nouveaux auditeurs connaissent tous le rapport socialisé entre cet air et la nostalgie des indigènes, mais ils sont saisis personnellement par cette musique émise par les gens et les instruments du lieu, et entendue dans son théâtre naturel. Pour eux,

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définitivement, le Ranz des vaches est devenu un nom propre qui emporte avec lui tous les caractères de l’extase qu’ils ont éprouvée.

34 L’expérience se prolonge dans l’écriture de la musique. Celle-ci ne peut plus être la transposition en langage académique conventionnel d’une performance déroutante. Son ambition est d’approcher le caractère unique de cet air. Ramond le premier souligne ce trait : « [Le Ranz des vaches] n’a point de rythme régulier, quoique sa mesure ne change pas ; son mouvement varie à plusieurs reprises, et ne varie point périodiquement : cette bizarrerie le distingue absolument de toutes les mélodies anciennes qui nous soient connues en Allemagne ; sa finale ne répond à aucune des finales usitées dans les différentes époques. Il ne se chante point en chœur, comme tous les airs allemands connus, parce que l’oreille saisit difficilement les notes d’accompagnement ».(in Coxe 1790 : II, 58, note 11) 35 Viotti tire les conséquences de cette « bizarrerie » : « J’ai cru devoir le noter sans rythme, c’est-à-dire sans mesure. Il est des cas où la mélodie veut être sans gêne pour être elle, elle seule : la moindre mesure dérangerait son effet […]. Ce Ranz des vaches en mesure serait dénaturé : il perdrait de sa simplicité. Ainsi, pour le rendre dans son véritable sens, et tel que je l’ai entendu, il faut que l’imagination vous transporte là où il est né ».(1792, in Tarenne 1810 : 18) 36 Idée que Tarenne développe ainsi : « Plusieurs de ces airs changent souvent de mesure dans le récitatif ; d’autres ont une mesure uniforme mais avec des mouvements plus ou moins accélérés, ce qui revient à peu près au cas précédent ; il y en a fort peu dont la composition est tout à fait régulière. Il faut savoir, au reste, que, dans tous ces airs, la disposition rythmique est l’ouvrage de l’art : la mélodie pastorale ne connaît pas d’autre mesure que son caprice, son goût, son enthousiasme, et le temps qu’elle veut mettre à jouir de ses propres accents ».(1810 : 7) 37 La marge de liberté de chaque exécutant – l’arte au sens italien du terme – a pour corollaire la variation du Ranz à l’intérieur de sociétés montagnardes très compartimentées qui sont autant de niches dont il convient de respecter la singularité : « La musique et les paroles en varient beaucoup, selon les cantons » (Ibid.). Il y a bien un Ranz des vaches, dont la musicologie moderne a pu restituer le canevas mélodique, mais celui-ci se réalise dans la diversité des interprétations individuelles de « traditions » localisées (Baumann 1976). De plus, le fait que, depuis le XVIe siècle, l’air ait été noté plusieurs fois sans les paroles, comme le fera encore Rousseau, a donné à penser qu’il existait d’abord pour lui-même, que le texte était facultatif et interchangeable. Il me semble que tout s’oppose à cette idée et d’abord le fait que la première partition connue inclut dans son titre (Appenzeller Kuhreyen Lobe lobe) l’appel des animaux qui signe la présence obligée de la voix du berger : « Lobe ! Lobe ! ». Grande labilité de paroles toujours renouvelée, certes, mais présence continue d’un texte chanté. Là encore l’écriture, celle de Tarenne au premier chef, va fixer, en notant les parlers romanches de Gruyère et ceux, alémaniques, de l’Appenzell, un texte insolite puisque, au-delà de l’anecdote qui lui sert de cadre, son noyau est une simple liste – où défilent les vaches appelées par leur nom et décrites par leurs qualités – que les chanteurs peuvent prolonger ad libitum. Rhétorique et esthétique très étranges, mais en vérité ancrées au plus stable des pratiques pastorales européennes (Fabre 1993).

38 En matière d’instauration culturelle, nos voyageurs rousseauistes occupent sans y prétendre une position de médiateurs. Leur parcours solitaire des alpages, leur

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rencontre inattendue du chant, l’extase qui les saisit devant une œuvre qu’ils reconnaissent aussitôt comme telle coïncident avec une mise en valeur qui opère déjà sur place, à la même époque, dans les bourgs du Fribourgeois et du Bernois. Au cours de son enquête, Tarenne a été en contact avec le doyen Bridel, érudit remarquable, membre de l’Académie celtique, qui a entrepris de fixer le Ranz des vaches comme hymne du lieu au sein d’un mouvement qui engage de plus en plus de bourgeois érudits. En outre, la situation historique de la Confédération helvétique a incité les cantons à organiser, sur le modèle très allégorique des fêtes de la Révolution française, deux grands rassemblements en 1805 et 1808 à Unspunnen, au pied des Alpes bernoises, où le Ranz des vaches, extrait de son contexte pratique, noté sur feuilles volantes et distribué à la foule des participants, se trouve élevé au rang d’emblème national. Mme Vigée Lebrun et son amie Mme de Staël assisteront à la seconde de ces manifestations de la liberté suisse et en témoigneront par le pinceau et la plume (Métraux 1984 : 89-95). Par ailleurs, et ce depuis Rousseau, la publication des partitions, qui adaptent et domestiquent la mélodie, répand celle-ci dans les traités et les manuels d’éducation musicale, puis dans les œuvres des plus grands compositeurs – de Beethoven à Berlioz25. En elle se condense une idée romantique de la nature, de la politique – pensons au surgissement du thème de Guillaume Tell, entre Schiller et Rossini – et de la vie des bergers, qui commencent à occuper dans toute l’Europe la place des « primitifs » de l’intérieur, doués de virtuosité poétique et musicale, experts mélancoliques des arts de la mesure (Fabre 1993, 2007). En un mot, le motif pastoral ainsi revigoré se disperse dans l’ensemble du champ des pratiques musiciennes qui reflète à la fois sa continuité et sa déclinaison sociale. Bien entendu, le foyer de cette extraordinaire ubiquité demeure le rapport essentiel entre mélodie et nostalgie, puisque ce sentiment, dont les aliénistes suggèrent la probable universalité ou du moins l’évidente ubiquité, est devenu un trait d’époque, référent d’expériences sentimentales et esthétiques ordinaires et de toutes sortes de productions artistiques, distinctes sans doute mais de même tonalité. Ainsi Guy Métraux (1984 : 26) a-t-il noté que l’exécution du Ranz des vaches dans les Alpes suisses, son territoire d’origine, semble avoir pris, dès le début du XIXe siècle, une majesté lente, une solennité qui l’assimile aux cantiques de l’église et du temple. La nostalgie chantée est en train de devenir un moment liturgique, porteur d’un sentiment métaphysique : une sorte de gospel montagnard. 39 Le rapport au temps qui soutient la nouvelle écoute du chant pastoral – ou plus largement « populaire » – résulte d’une quatrième mutation, décisive dans la conception de la nostalgie. Elle nourrit toutes les expressions personnelles du « regret » chez Rousseau mais il reviendra à Kant de l’expliciter : les malades que l’on renvoie au pays « voient leur attente vivement déçue », car « ils n’ont pu y ramener leur jeunesse » et se retrouvent en quelque façon étrangers chez eux (Kant 1993 [1798] : 120). Autrement dit, la nostalgie n’est pas, ou n’est plus, un sentiment né du déplacement géographique mais de l’irréversibilité du temps26. Kant ajoute, avec son rationalisme imperturbable, que la prise de conscience du fait que tout retour est illusoire guérit les nostalgiques ! Nous savons bien que l’inverse est avéré : l’impossible remontée du temps fait du passé l’objet d’un désir jamais satisfait et de la mémoire la source vive mais précaire de la subjectivité tour à tour comblée et meurtrie. Rousseau a donné de ce retournement un récit tout de contraste, dans la fameuse lettre de Saint-Preux (Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761) consacrée aux vendanges et leurs divertissements : « Après le souper on veille encore une heure ou deux en teillant le chanvre ; chacun dit sa chanson tour à tour. Quelquefois les vendangeuses chantent en chœur toutes

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ensemble, ou bien alternativement à voix seule et en refrain. La plupart de ces chansons sont de vieilles romances dont les airs ne sont pas piquants ; mais ils ont je ne sais quoi d’antique et de doux qui touche à la longue. Les paroles sont simples, naïves, souvent tristes, elles plaisent pourtant. Nous ne pouvons nous empêcher Claire de sourire, Julie de rougir, moi de soupirer, quand nous retrouvons dans ces chansons des tours et des expressions dont nous nous sommes servis autrefois. Alors, jetant les yeux sur elles et me rappelant les temps éloignés, un tressaillement me prend, un poids insupportable me tombe tout à coup sur le cœur, et me laisse une impression funeste qui s’efface avec peine ».(in Rousseau 1964 : 609) 40 Cette impression douce-amère colore désormais la perception des œuvres qualifiées de « primitives » : elles ont la nuance, le parfum et la tonalité du passé, elles parviennent aux oreilles modernes par la seule voix des derniers représentants d’une époque révolue (Fabre 2011). Cette histoire des oubliés et des marges, distincte de la représentation triomphante du progrès, fonde et justifie les programmes de savoir qui, tels ceux de Ramond et de Tarenne, naissent d’un incoercible sentiment d’urgence à l’écoute des voix anciennes. La fable d’Ossian imaginée par James Macpherson dans les années 1760 condense au plus haut degré cette pulsion : il faut, nous disent en substance le poète écossais et ses éditeurs, aller vite recueillir de la bouche des derniers paysans et pécheurs des Highlands les poèmes d’Ossian, le dernier barde qui chanta, au IIIe siècle, les derniers temps des libertés gaéliques dans une langue qui se perd. De même, les bergers des cantons alpestres proclament-ils, en chantant, une indépendance inscrite dans des pactes anciens que la politique impériale menace. Ces regards en arrière ne définissent pas, comme on le dit parfois, une distance idéologique et esthétique à la modernité, tout au contraire, ils sont une composante essentielle de celle-ci, qui fait de la nostalgie – et de la conscience du temps qu’elle suppose – la basse continue du sujet romantisé27.

41 La notion médicale de nostalgie – mal terrifiant qui pouvait conduire de jeunes hommes à la mort – ne s’est donc pas effacée pour laisser place à un sentiment affadi et banal, comme la plupart des analystes l’affirment. Transformée de l’intérieur, elle a passé le relais à une élaboration qui mobilise et innerve une multiplicité de lieux sociaux et d’expressions culturelles. Et parmi les points de passage, et de cristallisation, entre ancien et nouveau régime de la nostalgie, la musique et la chanson, air et paroles, occupent désormais une place qui va sans trêve étendre son empire. Retenons surtout que les deux versants – coutumier et personnel – qui m’ont permis d’asseoir les deux premières figures sont réunis et dépassés par cette troisième configuration. Elle introduit, en effet, et rassemble en faisceau conscience historique, vouloir politique et programme de savoir. Avec son engagement républicain et sa folle passion du passé, Nerval – éminente pierre de gué entre Rousseau et Leiris – est sans doute celui qui incarna dans sa vie, son écriture et son incessante interrogation de l’objet chanson tout l’efficace rénové de l’écoute moderne. Il faudrait ici reprendre Sylvie (1840) et dévider le fil qui relie les voix de femmes : Aurélie, l’actrice parisienne ; Adrienne, la reine de la ronde où l’on entre en chantant sur la « grande place verte encadrée d’ormes et de tilleuls » ; Sylvie, à son rouet près de la « fenêtre où le pampre s’enlace au rosier, la cage de fauvettes suspendue à gauche » – « J’entends le bruit de ses fuseaux sonores et sa chanson favorite : La belle était assise / Près du ruisseau coulant » – ; enfin la vieille tante de celle-ci qui, voyant les jeunes gens revêtus des costumes de sa noce, « sourit à travers ses larmes » et retrouve aussitôt « dans sa mémoire les chants alternés, d’usage alors, qui se répondaient d’un bout à l’autre de la table nuptiale et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse ». Résurrection où tous les passés

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se fondent dans une jouvence du temps – « Ô jeunesse, ô vieillesse saintes ! » –, ce récit est inséparable du moment où l’écrivain se décida à collecter, composer et publier, à six reprises entre 1842 et 1852, un recueil méthodique de ces airs « anciens » dont plusieurs lui viennent sans doute des grand-tante et tante du Valois qui l’ont élevé, une fois sa mère disparue28… 42 Nerval n’a pas choisi par hasard ce bouquet de chansons qu’il finira par joindre en appendice à Sylvie comme une clé mémorielle. Il a l’intuition juste que l’élaboration et la transmission orales se sont éteintes en France alors qu’il était enfant, vers 1820. Les spécialistes admettent, avec Patrice Coirault, que le trésor des « vieilles chansons » est en effet à peu près clos à cette date où il devient disponible pour une suite discontinue de revivals29. Tout comme Rousseau, mais en pleine conscience, Nerval ne borne pas à ce petit groupe de chants, auxquels la « tradition » s’identifie désormais, son propre répertoire nostalgique. Un chapitre de son dernier récit publié, Promenades et souvenirs (1855), raconte un retour à Saint-Germain, où il a un peu vécu dans sa jeunesse. Il y découvre avec joie un monde hétéroclite de chansons actuelles – romances amoureuses mélancoliques et chants politiques « humanitaires » –, entonnées dans une arrière-salle de café par la « société chantante » du lieu, où même les jeunes filles proposent les romances qu’elles ont composées (in Nerval 1993 : 674-681). Il est reçu selon les formes dans ce local « pavoisé de drapeaux et de guirlandes, avec les insignes maçonniques », qui lui évoque Les Bergers de Syracuse, jadis rassemblés quai de la Cité, et Les Joyeux qu’il visita peut-être vers douze ans à Belleville, avec son père. Dans sa curiosité toujours à l’affût, Nerval fait le pont entre le regret romantique des chansons d’antan liées, dans Sylvie comme dans La Nouvelle Héloïse, aux rites et protocoles des sociétés villageoises, et l’invention contemporaine dont les classes laborieuses et dangereuses des villes – ouvriers et ouvrières, artisans pauvres, émigrés récents, étudiants, prostituées et marginaux – sont le foyer. Or, un peu partout dans le monde moderne, de telles créations chansonnières ont été assez vite reconnues, au cours des deux derniers siècles, par la convergence d’une expression populaire médiatisée, d’une promotion identitaire et parfois nationale, d’un engouement de créateurs pour ce qu’ils louent comme un « art populaire » et d’une érudition d’amateurs et de collectionneurs qui, par passion singulière, escortent l’émergence de « genres » chantés nouveaux. De ce point de vue, la genèse et l’évolution du fado à Lisbonne, du tango à Buenos Aires, du flamenco sévillan, de la canzone napolitaine, du rebetiko athénien, du tezeta d’Addis Abeba, de l’ enka des mégapoles japonaises, du blues des quartiers noirs de la Nouvelle-Orléans…, et de tant d’autres répertoires doux-amers qui naissent, aujourd’hui encore, dans les villes d’Afrique et d’Asie et, sans aucun doute, dans les grands camps de réfugiés, présentent, au-delà de leurs contextes spécifiques, des traits communs saisissants30. La nostalgie est là, universelle : dans la tonalité générale de ce qui est chanté et qui relate la chronique dramatique de vies tourmentées par un mauvais destin (fatum = fado) dont l’arrachement au lieu natal et la conscience douloureuse de l’irréversibilité du temps font partie ; dans la réception de plus en plus large, qui recrute bien au-delà des rues et des quartiers interlopes des auditeurs attirés par l’expérience émotionnelle d’une « nostalgie par compassion » ; dans l’élaboration parallèle d’un « caractère nostalgique » tour à tour défini comme un tempérament national (la saudade portugaise) et une qualité intrinsèque de l’interprétation chantée (le duende gitan) ; dans l’institution, au fil de quelques décennies, d’une mémoire écrite et enregistrée qui nourrit le désir lancinant d’un retour aux sources « pures », sorte de nostalgie seconde d’une nostalgie dont on pense que l’expression première était parfaite, « authentique ».

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C’est à ce point précis que l’alliance de la chanson et du sentiment donne forme à une figure extraordinairement prolifique, la quatrième, dont notre présent est le théâtre et sur laquelle je conclurai.

Air du temps : la nostalgie partout

43 La Cavalcade des heures, un film de 1943 réalisé par Yvan Noé, met en scène simultanément l’interprétation et l’audition de Que reste-t-il de nos amours ?, la chanson qui a introduit ce périple. L’acteur Charles Trenet est en train de s’écouter chantant lui- même en voix off. À l’écran, son image alterne avec celle d’un phonographe, sur lequel tourne un 78 tours, et celle d’une vieille femme qui aura à la fin du couplet un geste consolateur pour le jeune homme qui s’est pris le front entre les mains. Le montage suggère que l’homme Trenet écoute le chanteur et, comme tous les auditeurs, éprouve, silencieux, les émotions que décrit sa chanson. Il y a dans cette mise en abyme une force évocatrice très spécifique en ce qu’elle renvoie au fait que la chanson mélancolique contient souvent la référence à une chanson dont le rappel éveille le passé pour un interlocuteur généralement indéterminé. Ce destinataire est muet, présent ou absent on ne sait. À lui s’adresse la chanson actuelle qui se réfère à celle jadis écoutée et parfois dansée ensemble, signe du passé commun que son rappel suffit à évoquer.

44 Georgia On My Mind, dont Ray Charles a sublimé l’interprétation au point de se l’approprier en stoppant sa carrière bien lancée de standard, est construite sur ce canevas. Le personnage lance un cri vers Georgia, dont « Just an old sweet song » lui a rappelé qu’ils se sont perdus de vue mais qu’il lui « appartient » toujours. Georgia est donc la chanson que le chanteur-narrateur a entendue et aussi celle qu’il interprète et qu’il envoie à l’être qu’il souhaiterait rejoindre. Dans son adaptation d’une chanson de 1930, Ray Charles a éliminé l’introduction, le verse, peut-être parce qu’il donnait d’emblée, trop vite donc, la clé de cette représentation de la chanson par elle-même : « Melodies bring memories / and linger my heart /make me think of Georgia / Why did we ever part »31. Nous retrouvons la même construction dans une chanson de tonalité pourtant très différente, la plus célèbre de l’après-guerre français, Les Feuilles mortes de Prévert et Kosma : Oh je voudrais tant que tu te souviennes Des jours heureux où nous étions amis En ce temps-là la vie était plus belle Et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui Les feuilles mortes se ramassent à la pelle Tu vois je n’ai pas oublié Les feuilles mortes se ramassent à la pelle Les souvenirs et les regrets aussi Et le vent du nord les emporte Dans la nuit froide de l’oubli Tu vois je n’ai pas oublié La chanson que tu me chantais [Refrain] C’est une chanson qui nous ressemble Toi qui m’aimais moi qui t’aimais Nous étions tous les deux ensemble Moi qui t’aimais toi qui m’aimais Mais la vie sépare ceux qui s’aiment

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Tout doucement sans faire de bruit Et la mer efface sur le sable Les pas des amants désunis. 45 La chanson chante une autre chanson. Elle fait entrer en scène un passé qui est un passé commun chanté. Celui-ci se confond ici avec une unique relation réciproque : « Moi qui t’aimais, toi qui m’aimais ». Or, cette mise en abyme récurrente n’est pas seulement celle du souvenir amoureux et heureux – comme dans La Chansonnette (1961) que chantait , La Chanson de Prévert (1961) et La Javanaise (1963) de , le Bal chez Temporel d’André Hardellet, musique de Guy Béart –, elle glisse insensiblement vers celle d’une mémoire de la chanson – dans La Chance aux chansons de Trenet (1971), Ex fan des sixties (1978) de Gainsbourg et surtout l’emblématique Rock collection d’Alain Souchon et Laurent Voulzy (1977). De là elle s’épanche sur la toile pour donner forme aux façons de s’approprier la chanson et de la partager en l’associant à la mise en scène de moments vécus. Par exemple sur YouTube, un site web fondé en février 2005, qui secrète aujourd’hui l’anthologie immense et souvent monotone des façons d’incarner, dans de petites compositions qui tressent chants, photos et films, la relation des chansons et du souvenir dont elles sont devenues le principal langage. Plus généralement encore, une très large part de notre écoute actuelle a lieu sur la scène de la remémoration. La chanson n’y est plus nostalgique par le contenu qu’elle énonce mais par son dispositif d’énonciation. Elle modèle le passé collectif et opère, tels les Je me souviens de Georges Perec, en fusionnant les souvenirs de chacun et ceux de tout le monde. De tout nouveaux instruments ont bâti en trois décennies cette mémoire de masse. Les tribute bands – « littéralement “groupes se consacrant à des hommages” »32 – se multiplient dans tous les genres depuis les années 1990. Il y a aussi, bien sûr, Radio Nostalgie et tant d’autres canaux radiophoniques qui, en maintenant présent à l’oreille le stock des chansons du dernier demi-siècle, visent à immobiliser l’écoulement temporel en proclamant leurs auditeurs « forever young » à l’écoute de leur éternelle jeunesse33. La même intention sous-tend la multitude des palmarès rétrospectifs – la meilleure chanson du siècle, ou de la décennie –, les tournées rétro (Tinker 2012) et les saisons chantées souvent désignées à l’anglaise (sixties, seventies, eighties…), dans lesquelles le siècle récapitule ses moments, faisant des chansons la bannière d’une époque offerte, dans le miroir médiatique, à la ferveur et à la consommation collectives. Mieux même, certaines modes récentes de la vie musicale mondialisée – rock, pop, disco, hip hop, rap, raï, etc. – se projettent si vite sur l’écran distancié de la nostalgie et de la conservation patrimoniale que leur histoire créative se fige et tourne court, adoptant la seule forme de la reprise, aujourd’hui devenue le plus puissant ressort d’un événement sans nouveauté34. Dans le karaoke (mot à mot « orchestre vide ») – né au Japon après 1970 et devenu un phénomène mondial stupéfiant qui n’a pas échappé à l’attention des ethnographes (Mitsui & Osakawa 1998 ; Drew 2001) –, le public collabore, en chantant sa partie dans cet univers de la répétition généralisée. Se lève alors l’énigme contemporaine de la nostalgie35. Elle n’est plus seulement le lamento d’un groupe laminé par le courant dominant de l’histoire ou encore la délectation morose d’un sujet moderne hanté par l’irréversible – deux figures fondatrices et toujours actives que la troisième, romantique, associa et déploya dans une invention culturelle plurielle et très nuancée –, glissant du nom propre au nom commun, elle est devenue le plasma de notre rapport au temps dont la chanson, sa substance et son écoute, me semble contenir le chiffre.

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NOTES

1. Que reste-t-il de nos amours ?, chanson composée par Léo Chauliac et Charles Trenet, en 1942. La transcription de l’enregistrement, chez Columbia, a été confirmée et corrigée par l’édition intégrale (Trenet 1993 : 431). 2. Il ne s’agit pas du tout d’examiner ici l’ensemble des relations entre chanson et nostalgie, juste de souligner quelques moments cruciaux librement, mais logiquement, choisis en suivant Rousseau. 3. Je me réfère à l’édition de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond en modernisant l’orthographe, principe suivi pour tous les textes anciens cités infra. 4. Retrouver la chanson de Suzanne Rousseau a fait l’objet d’une véritable enquête policière conduite d’abord par Julien Tiersot, musicologue et folkloriste – il la découvre dans un manuscrit du XVIIIe siècle à la bibliothèque du Conservatoire de Paris (1931 : 344) –, puis poursuivie magistralement par Philip Robinson (1978). L’édition de référence des Confessions (Rousseau 1959 : 1240) renvoie à la publication des paroles par Petipain, éditeur des Œuvres complètes en 1839. Or, il existe une édition anonyme de 1833 qui proposait en outre la transcription musicale. Enfin, ultime trouvaille, un amateur peu connu, Antoine-Joseph de Barruel-Beauvert, capitaine de dragons, a publié à Londres, en 1789, une Vie de J. J. Rousseau qui contient déjà la chanson de Tircis, paroles et musique, laquelle présente, par rapport à la version postérieure, quelques variantes légères (Robinson 1979), ce qui confirme que la chanson avait son timbre propre. Ces données, intéressantes, ne sont, généralement, pas prises en compte par les commentateurs modernes de l’épisode. 5. L’étymologie du terme « ranz » a été discutée. En fait le mot est de la famille de « rang », « ranger », il désigne l’appel pour le rassemblement du troupeau au moment de le conduire ou le ramener de l’alpage et de traire les vaches (Métraux 1984 : 15). 6. Il en tirera un remarquable journal où il retrace minutieusement, heure par heure, une semaine de la vie de ces moines qui vont être expulsés par décret impérial : Voyage à la Val Sainte de Notre-Dame de la Trappe, Paris, Dentu, 1812. 7. Du coup, il en propose un autre inutilisable : pothopatridalgia, lui aussi composé des mots grecs : pothos, « désir passionné », patridos, « relatif aux ancêtres », algos, « douleur » (cf. Bolzinger 2006 : 39). 8. En fait, le Kühe-Reyen (Ranz des vaches) de l’Appenzell avait été déjà publié, harmonisé pour deux voix et sans autre commentaire, en 1545, par Georg Rhaw (ou Rhau), un des compagnons de Luther (cf. Rhaw 1545 : II, n°84) ; Baumann (1976 : 127-146) a découvert cinq autres versions du XVIIIe siècle ; Métraux (1984 : 18-19) reproduit la partition de Rhaw. Par ailleurs, des recherches récentes montrent que la mélancolie des Suisses a

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été citée avant Hofer : Christian Schmid-Cadalbert (1993 : 72-73) dresse une liste des attestations historiques du trouble au XVIIe siècle ; Patrick Dandrey (2014 : 4 et note 3) la complète d’une citation remarquable du penseur libertin François de La Motte Le Vayer (1647). 9. « Hemvé » apparaît pour la première fois sous la plume de l’abbé Jean-Baptiste Du Bos (Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, 1719), définition citée par Dandrey (2014 : 8, note 11). 10. L’essai de Jean Starobinski (1966 ; 2012) renouvelle l’approche historique de la nostalgie. Deux autres essais importants le prolongent et le complètent : celui d’Antonio Prete (2004), historien de la littérature, qui présente une anthologie comportant, entre autres, la seule traduction complète et exacte de la thèse inaugurale de Hofer, et celui du psychanalyste André Bolzinger (2006) qui se réfère aux dizaines de thèses de médecine soutenues en France sur la nostalgie, depuis le XVIIIe siècle. Les travaux de l’historien de la médecine Patrick Dandrey (2007, 2014) sur la mélancolie incluent des vues très érudites et très sûres à propos de la nostalgie. On notera que la réflexion sur la relation entre nostalgie et musique s’écarte vite du savoir médical pour suivre une voie autonome. Voir, par exemple, les topoi (dont celui de la nostalgie suisse) présents dans la conversation, tenue à Postdam en 1772, sur les effets physiques de la musique et rapportée dans le récit de voyage du musicologue, avant la lettre, Charles Burney (1992 [1771-1773] : 408-411). 11. Tarenne exagère quelque peu l’inauthenticité du Ranz de Rousseau dont le musicologue Emmanuel Reibel donne la description suivante : « Il s’agit d’une mélodie assez simple de cinquante mesures à 3/8, réparties en trois sections, caractérisée par une série d’appels brodés, dans une alternance de mouvements adagio et allegro ; sa retranscription en ré, mais avec trois dièses à la clé, avec un quatrième degré rehaussé, l’apparente graphiquement à une échelle de fa ; en réalité, cette “altération” du quatrième degré viendrait plutôt des instruments non strictement tempérés employés dans les Alpes suisses » (2013 : 81). Il y a donc, chez Rousseau, un effort pour évoquer les sonorités autochtones et, peut-être, le fameux fa du cor des Alpes, entre fa naturel et fa dièse, que les auditeurs lettrés du début du XIXe siècle – Mme de Staël, Fenimore Cooper – percevaient comme une insupportable « fausse note » (cf. Métraux 1984 : 29-30 ; Vignau 2013). 12. C’est Antonio Prete (2004) qui, après que Guy Métraux (1984) l’a déniché, a souligné ce texte négligé dont il existe une belle édition en fac-similé de l’autographe (in Rousseau 1977). 13. Je choisis la traduction de Marie Darrieussecq, très inspirée du tempo et de la phraséologie du blues ; voir aussi, plus classique et littérale, celle d’Émile Ripert (in Ovide 1956). Il s’agit ici du poème V du Livre I des Pontiques, « À Maxime ». 14. Tristes, Livre V, élégie X, vers 37 (in Ovide 2008 : 134). 15. Barbara Cassin (2013) a récemment développé ces thèmes en s’appuyant sur les figures mythiques d’Ulysse et d’Énée et sur celle, historique et philosophique, d’Hannah Arendt. 16. Le débat linguistique et philosophique sur le nom propre est resté ouvert. On peut en prendre la mesure dans les conférences très enlevées de Saul Kripke (1982). La définition de la chanson comme nom propre, que me souffle Leiris, me semble proche

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des conceptions descriptivistes de Frege ou de Russell que Kripke expose et discute (voir, en particulier, la première conférence : Ibid. : 11-57). 17. Dictionnaire de musique, article « Chanson » (in Rousseau 1995 : 690), proposition centrale dans la théorie du langage chez Rousseau. 18. Dans la Psychopathologie de la vie quotidienne (1971 [1898] : chap. I), Freud explore avec brio une perte personnelle de mémoire du nom ; les neurologues se sont aussi penchés sur cette défaillance particulière (cf. un bilan provisoire dans Wixted 2004). 19. Alain Grosrichard (1982) a montré de façon brillante et convaincante, au regard de divers moments érotiques et musicaux de Rousseau (transporté par la voix chantée de jeunes femmes), qu’en oubliant le début de deux vers et en en inventant un troisième, Rousseau transforme la chanson en un sens positif (« Un berger/s’engager/sans danger »), tandis que le dernier vers qu’il a parfaitement retenu (« Mais toujours l’épine est sous la rose ») le ramène à la certitude, pour lui fatale, de l’échec amoureux. 20. Cf. l’entrée « Nostalgie » dans Encyclopédie méthodique. Médecine, 1821, tome X (in Prete 2004 : 71). 21. J’adopte l’excellente traduction de Patrick Dandrey (2014 : 5). 22. Emmanuel Reibel (2013 : 87-89) a retrouvé à la Bibliothèque nationale de France, et reproduit en fac-similé, les pages originales de Viotti, trois fois publié en France entre 1798 et 1813, et dont la notation figure déjà, à côté de celle de Rousseau, dans l’ouvrage de William Shield, An Introduction to Harmony, London, [s. n.], 1800 (in Métraux 1984 : 157). 23. Les deux autres occurrences de la réflexion de Senancour sont dans son roman de jeunesse Aldomen (1795) et dans ses Rêveries sur la nature primitive de l’homme (1799). 24. Publiant, en 1790, une traduction des Lettres de William Coxe sur l’état de la Suisse, voyageur qui répétait littéralement Rousseau, Ramond, lui-même grand marcheur et connaisseur des montagnes, affirme dans les commentaires dont il truffe sa traduction le lien consubstantiel de la « sauvage mélodie » du ranz et du paysage alpestre (in Coxe 1790 : II, 60). 25. Guy Métraux (1984 : 155-156) dresse une liste impressionnante des reprises du Ranz des vaches – de Grétry à Honegger. Emmanuel Reibel (2013) analyse ses retours et ses métamorphoses à l’intérieur d’un romantisme musical plus strictement défini. Vladimir Jankélévitch (1974 : 375-386) prolonge jusqu’aux modernes – dans la suite de Liszt : Tchaïkovski, Debussy, Fauré – la présence insistante du rapport de la musique et de la nostalgie. 26. Tel est le thème central de l’essai de Vladimir Jankélévitch (1974), cité plus haut. 27. J’emprunte cet adjectif néologique à Novalis (cf. Fabre 2011 : 58, 233). 28. Cf. Gérard de Nerval (Sylvie, in 1993 : 537-579), Paul Bénichou (1970) et Daniel Fabre (1992) pour l’étude de ce moment inaugural de collecte des chants populaires. 29. Cf. Paul Bénichou (1970) qui s’appuie sur Patrice Coirault (1953-1963). Bien entendu, il ne s’agit pas du passage d’un mode oral à un mode écrit de la composition et de la diffusion, puisque les chansons « folkloriques » françaises ont, à l’origine, des auteurs et des milieux de composition et de propagation par l’écriture bien identifiés. 30. Cf. l’ensemble, inégal mais très riche, rassemblé par Michel Demeuldre (2004) à l’issue d’un colloque de 2001, et le catalogue de l’exposition sur le fado (Pais de Brito 1994). Des études importantes sont parues ensuite : de Christine Yano sur l’enka

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japonais (2003), d’Estelle Amy de la Bretèque (2013) sur les paroles mélodisées des Yézidis, le grand livre, enfin traduit, d’Alan Lomax sur le blues (2013 [1993]) et un film de Bernard Lortat-Jacob et Hélène Delaporte (Chant d’un pays perdu, Meudon, CNRS Images, 2007) sur les Albanais de la Tchameria. 31. « Des mélodies rappellent des souvenirs / et traînant dans mon cœur / me font penser à Georgia / Pourquoi nous sommes-nous séparés ? ». Je reprends le texte et la traduction établis par Bernard Lortat-Jacob (2006 : 60, note 15), dans le bel article qu’il consacre à cette chanson. 32. Je reprends la définition d’Allan F. Moore (2003 : 847). 33. Le titre Forever Young a été créé, en 1984, par le groupe allemand Alphaville. Succès mondial, il a été repris depuis par une dizaine de chanteurs. 34. Cf. sur ce thème, et à propos de la chanson, la réflexion de Peter Szendy (2008 : 30-39), dans les pas de Kierkegaard qui, sous le titre La Reprise, a publié un petit roman philosophique. 35. Alors que tous les analystes concluaient à sa disparition, le thème général de la nostalgie a été relancé par Fred Davis (1979) et repris par Svetlana Boym (2001), dans le contexte des nostalgies politiques (à la suite de l’écroulement du socialisme réel) et dans le cadre éclectique des cultural studies. Une problématique sociologique générale est dans Michael Pickering & Emily Keightley (2006) ; voir aussi la tentative, fragile, de définir en termes de psychologie sociale comparative, les grandes tendances internationales de la nostalgie par Erica Hepper (2014). Sur le rapport à la chanson et à la musique actuelles, lire l’enquête de Frederick Barrett (2010), et l’ensemble très complet – « Souvenirs, souvenirs » – présenté par Hugh Daucey & Chris Tinker (2014). Voir enfin, deux numéros de revue consacrés à la nostalgie : Politiques de la nostalgie, sous la direction de Guillaume Lachenal et Aïssatou Mbodj-Pouye (2014) et Nostalgie, sous la direction d’Olivia Angé & David Berliner (2015).

RÉSUMÉS

« Nostalgie » est un terme créé à la fin du XVIIe siècle pour désigner le « mal du pays » qui peut conduire à la mort. L’exil est sa cause, les mercenaires suisses sont ses victimes de prédilection surtout quand ils entendent le chant des bergers de leurs montagnes. En suivant Rousseau, Nerval et Leiris, trois écrivains particulièrement attentifs aux relations entre chanson et mémoire, l’article met en évidence quatre figures de la nostalgie toutes liées au retour de mélodies entendues et apprises. La première relève de la mémoire collective ritualisée, la seconde de la construction intime du sujet biographique, la troisième d’une esthétique romantique de l’irréversibilité du temps, la quatrième d’un dispositif de mise en abyme dans lequel la chanson ne cesse de reprendre son passé devenu le passé commun et d’en faire un produit de consommation délectable. Entre ces figures s’affirme la configuration de la chanson comme un « nom propre » menacé par l’oubli.

“What Remains”...? The term « Nostalgia » originated at the end of the XVIIth century to designate a particularly

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virulent form of « homesickness » that could even lead to death. Exile was its cause, and Swiss mercenaries were its most well-documented victims, its trigger hearing the shepherds’ song of their mountains. Following Rousseau, Nerval and Leiris, three writers particularly attentive to the relations between song and memory, the article highlights four types of nostalgia, all of them connected to the reoccurrence of heard and learnt melodies. The first relates to ritualized collective memory, the second to the intimate construction of the biographical subject, the third to a romantic aesthetics of the irreversibility of time, the fourth to an operation of « mise en abyme », in which the song repeats its own past, becoming a common past and a delightful consumer product. Between those configurations, the song asserts itself as a « proper noun » threatened by oblivion.

INDEX

Keywords : Jean-Jacques Rousseau, Charles Trenet, Gérard De Nerval, Michel Leiris, Nostalgie, Song (history), Pastoral Song, Ranz Des Vaches, Romanticism, Autobiography Mots-clés : Jean-Jacques Rousseau, Charles Trenet, Gérard de Nerval, Michel Leiris, nostalgie, chanson (histoire), chant pastoral, Ranz des vaches, romantisme, autobiographie

AUTEUR

DANIEL FABRE

École des hautes études en sciences socialesLaboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC), Paris

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Elle trotte, danse et chante, la midinette ! Univers sonore des couturières parisiennes dans les chansons (XIXe-XXe siècles) She Can Trott, Dance and Sing The “Midinette” (19th-20th Centuries)

Anne Monjaret et Michela Niccolai

1 DÈS LA FIN DU XIXe SIÈCLE, l’archétype de la « midinette »1 apparaît, lui-même associé à celui plus ancien de la grisette2. Il appartient au Paris féminin (Retaillaud-Bajac 2013), au Paris ouvrier féminin.

2 La midinette est ouvrière ou vendeuse dans le secteur de la mode : elle est considérée comme une citadine (elle parcourt la ville), comme indépendante, socialement (elle travaille) et moralement (elle habite seule, un petit logement sous les toits). 3 Le terme de « midinette » viendrait de la contraction de « midi » et de « dînette », en référence à ces ouvrières qui allaient « faire dînette » à midi, à l’heure du déjeuner. L’emploi du terme au singulier renvoie à une présentation du personnage et de son état d’âme, alors que son emploi au pluriel tend à caractériser la vie de groupe de ces femmes et leur condition sociale. 4 Nous nous proposons ici de camper la figure de la midinette, personnage à la frontière des mondes ouvrier et bourgeois, indissociable de Paris, sans pour autant rentrer dans le détail de ses caractéristiques sociologiques (ouvrière textile, modiste, cousette, vendeuse…), en étudiant ses représentations dans les chansons françaises, et en particulier à travers l’analyse des paroles, l’aspect musical étant moins fonctionnel à cet égard3. Grisette et midinette, figures de la Parisienne par excellence, trouvent leur place dans ce « Paris en chansons » (Marcadet 2012). 5 La chanson, produit artistique sonore et culturel autonome, a été pendant longtemps le résultat d’un système de production presque entièrement au masculin qui a fixé un modèle « au féminin » (Prévost-Thomas, Ravet & Rudent 2005), un idéal de femme – la « midinette » –, destiné à un public féminin amateur de ce genre musical. Si la midinette arbore un esprit coquet et un peu naïf, au fil du temps, le caractère social (il

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s’agit d’une ouvrière) s’estompe quelque peu. La société change et le regard que les hommes portent sur elle évolue, leur plume aussi, réutilisant et adaptant les références du passé. Comment les femmes ouvrières et citadines sont-elles croquées par les hommes, écrivains et auteurs de chansons ? 6 La chanson est un outil de description de cette figure féminine mais, dans le corpus qui nous intéresse, elle est aussi un attribut lié à la midinette qui se manifeste implicitement (par l’usage de symboles associés au registre musical) ou explicitement (la protagoniste chante ou elle est décrite en train de chanter). La musique, et plus largement les fonds sonores urbains de la rue, des machines, des bals, etc. font partie de la mise en représentations de ces femmes. 7 Comment cet univers sonore féminin est-il précisément perçu et restitué par ces écrivains et ces auteurs ? Quels « paysages sensoriels » (Candau & Le Gonidec 2013) de ces ouvrières de la mode nous sont proposés ? Ainsi, cette étude nous donnera accès aux « sonorités du monde », car, pour reprendre la formule de David Le Breton : « Chaque communauté humaine occupe un univers acoustique propre, jamais donné une fois pour toutes, variant au fil de l’histoire, et même des saisons » (2006 : 122). Elle nous fera découvrir les « bruits de la ville » (in Pecqueux, ed. 2012), plus exactement les musicalités urbaines, et spécifiquement parisiennes. 8 À partir du corpus de chansons que nous avons constitué et en le mettant en liaison avec d’autres domaines artistiques qui complètent la représentation du modèle (littéraire, pictural, etc.), c’est donc à la création de ce modèle qui participe d’une typologie féminine entre le XIXe et le XXe siècle, à son identification et à son assimilation que nous nous attacherons4.

Physionomie de la midinette ou la construction morale du féminin populaire

9 Comme nous l’avons signalé dans une précédente contribution (Monjaret & Niccolai 2012), la figure de la grisette, et de son héritière, la midinette, appartient à ces constructions masculines, littéraires et picturales de la féminité, une féminité à la fois exacerbée et contrôlée. En effet, dans cette prose, elle est toujours représentée avec les mêmes attributs : le chapeau ou bonnet (norme de convenance) ; la mansarde comme lieu d’habitat ; l’exercice d’un métier de l’aiguille ; l’oiseau en cage (évocation de sa condition et de son esprit gai qui s’exprime notamment dans la pratique du chant – elle chante et fredonne) ; et une figure masculine (l’« Arthur », l’étudiant…) proposée en écho à cette figure féminine. Si la séduction trouve sa place, il s’agit toujours plus de la coquetterie d’être femme que de l’envie de susciter des pensées qui vont au-delà de la moralité.

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La Grisette de 1830, statue en pierre réalisée par Jean-Bernard Descomps en 1909, square Jules Ferry, Paris, XIe arr

(Cl. A. Monjaret, 2008)

À l’origine de la figure, des histoires

10 Les origines littéraires de cette construction mythique peuvent être identifiées, notamment dans Les Mystères de Paris, roman d’abord paru en feuilletons, entre 1842-1843, dans le Journal des débats. Eugène Sue y dépeint une grisette parisienne, Rigolette : « Rigolette ne quittait sa chambre que le dimanche et le matin de chaque jour, pour faire sa provision de mouron, de pain, de lait et de millet pour elle et ses deux oiseaux, comme disait Mme Pipelet ; mais elle vivait à Paris pour Paris. Elle eût été au désespoir d’habiter ailleurs que dans la capitale ». 11 C’est une jeune femme, gaie et soucieuse de son apparence : « Rigolette avait dix-huit ans à peine, une taille moyenne, petite même, mais si gracieusement tournée, si finement cambrée, si voluptueusement arrondie… mais qui répondait si bien à sa démarche à la fois leste et furtive, qu’elle paraissait accomplie : un pouce de plus lui eût fait beaucoup perdre de son gracieux ensemble ; le mouvement de ses petits pieds, toujours irréprochablement chaussés de bottines de casimir à noir à semelle un peu épaisse, rappelait l’allure alerte, coquette et discrète de la caille ou de la bergeronnette. Elle ne semblait pas marcher, elle effleurait le pavé ; elle glissait rapidement à sa surface »5. 12 Le peintre, Joseph-Désiré Court, peindra Rigolette en 18446, posant ainsi les attributs de la grisette : « […] il l’assied près d’une fenêtre sur le bord de laquelle une plante fleurit, tandis que dans une cage s’ébattent deux oiseaux ; vêtue de sombre, un foulard noir sur les

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cheveux, elle lève un instant les yeux de son ouvrage rêvant à son fiancé ». (Zylberberg-Hocquard 2002 : 174) 13 Mais ce qui nous intéresse particulièrement, c’est le moment où ce personnage féminin apparaîtra aussi dans des chansons : « Oiseau de nuit et de paradis, la grisette, qu’elle chante ou qu’on la chante, est à la chanson autant qu’au chiffon attachée » (Preiss & Scamaroni 2011 : 133). Alfred de Musset fait suivre son conte Mimi Pinson. Profil de Grisette (1845) de La Chanson de Mimi Pinson, texte écrit sur une musique de Frédéric Bérat. Il apporte un élément essentiel à la figure féminine : elle est chantée et est chantante. D’emblée, elle est associée à la musique, son univers y fait référence. Dès son origine, une certaine atmosphère musicale se dégage de l’univers de la grisette.

14 Cette chanson brosse le portrait du personnage : « le bonnet qui penche sur l’oreille » et « la rose blanche au côté » fixent dans l’imaginaire collectif un nouveau profil de femme, une jeune fille « sage », « qu’on ne peut pas […] mettre en cage », donc libre mais avec une saine moralité. Elle a son « aiguille » qui ne la quitte jamais, et espère trouver son « bouquet de fleurs d’oranger » pour couronner un amour « honnête ». Son esprit enjoué est illustré dans la chanson par la chanson. 15 Un autre témoignage musical conforte les caractéristiques de cette proto-midinette. Il s’agit de la chanson Jenny l’Ouvrière d’Émile Barateau (1847), écrite sur une musique d’Étienne Arnaud. Ce texte décrit l’âme humble et les origines peu fortunées de notre héroïne : « Voyez là-haut cette pauvre fenêtre ; Où du printemps se montrent quelques fleurs ! C’est le jardin de Jenny l’Ouvrière ». 16 Son cœur joyeux est « content de peu » : Jenny se réjouit du chant d’un oiseau (comme celui que Mimi Pinson garde dans sa cage sur la fenêtre) et de la « fleur parfumée » qui pousse sur sa modeste pelouse.

17 Les attributs posés par ces textes accompagnés de musique se retrouveront tout au long du XIXe et du XXe siècle.

La midinette, un joli minois

18 La midinette attire parce qu’elle est jeune (« petite midinette », « dix-sept ans », 19117) et son tendre âge devient le miroir temporel du « printemps » dont elle constitue la « jolie fleur ». Elle a des « gestes de gamine » (1936) et une « voix claire » qui séduit les passants.

19 Les hommes sont attentifs à sa morphologie : parmi les diverses parties du corps, les yeux, « des grands yeux étonnés » (1911), couleur « noisette » (2002) ou « bleus » (1830), ont une place de premier plan dans cette construction masculine. C’est avec son regard doux qu’elle séduit discrètement la gent masculine. Cette discrétion se manifeste aussi dans ses tenues. Elle s’habille convenablement mais avec humilité (« elle n’a qu’une robe au monde » [1845] et « Pas de frais pour la toilette » [1947]). 20 Son apparence est soignée et délicate : elle porte des vêtements propres, un bonnet et laisse apparaître un brin de coquetterie. Elle a des fleurs à la boutonnière, un « bouquet de violettes » attaché « au corsage un samedi / Le dimanche on le perd à la fête » (1948). Étonnamment, les auteurs des chansons du corpus n’évoquent pas les cheveux « blonds » « que l’on connaît » (1845), symbole de la sexualité, ni sa coiffe (bonnet ou chapeau) qui renvoie habituellement aux codes de convenance féminins. Le chapeau

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rituel de la Sainte-Catherine n’est lui pas absent. La séduction féminine passe par un jeu de jambes (notamment celui des mollets) dévoilées par le gentil mouvement de la « jupe retroussée », dans un registre qui se fait moins pudique. 21 Les mains semblent également échapper à la liste des parties anatomiques qui attirent l’attention masculine : peut-être est-ce parce qu’elles sont trop abîmées par le travail (le métier rentre par les piqûres de l’aiguille). Elles qualifient les ouvrières de la couture (« ouvrières, petit’s mains », 1975) et renvoient à leur activité. Protégées par des gants, elles ne se montrent pas ouvertement dans les espaces publics. Le corps de la jeune femme est un corps couvert : est-ce une question de moralité ou est-ce parce qu’il est pensé fragile ?

Une jeune fille en fleur proche de la nature

22 Les fleurs appartiennent aux registres mobilisés de façon récurrente dans les chansons : bouquets offerts à une midinette ou fleurs « au corsage » pour égayer son modeste habit. Cette récurrence s’explique par le fait que la fleur est le symbole de la jeune fille, de son état. Ne parle-t-on pas de « jeunes filles en fleur » pour qualifier les filles à marier, entrées dans la puberté : « Mimi Pinson porte une rose / Une rose blanche au côté / Cette fleur dans son cœur éclose » (1845) ? Le langage des fleurs permet de décliner des états : ainsi retrouve-t-on les « violettes » ou les « fleurs d’oranger », symboles d’humilité et d’honnêteté, ou encore les « roses blanches », les « lilas », les « lavandes » ou les « pâquerettes » (que l’on effeuille : « je t’aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout… »). La fleur devient le symbole d’un amour « simple et honnête » (1929). « À chaque fleur j’arrête mes désirs » (1849).

23 Le langage des fleurs mérite une même attention, car il renvoie au monde musical. En effet, la référence à certaines fleurs dans les chansons se retrouve dans les opéras : derrière l’usage du terme « violette », difficile de ne pas entrevoir un clin d’œil à Violetta Valéry (dans la version française de La Traviata), ou encore à d’autres protagonistes célèbres (Mimi de La Bohème, Louise et Carmen dans les opéras éponymes). 24 Cette dimension musicale est par ailleurs évoquée grâce à la présence de l’oiseau qui l’accompagne, et qui, comme la fleur, incarne la fragilité et la grâce de cette jeune femme : libre, écho de la nature, ou en cage, petit être apprivoisé et fidèle. Le chant de l’oiseau fait aussi allusion à celui de sa maîtresse, qui, suspendue entre réalité et rêverie, a le cœur qui balance entre la gaîté et la mélancolie : « Dans son jardin, sous la fleur parfumée Entendez-vous un oiseau familier ? Quand elle est triste, oh ! cette voix aimée Par un doux chant suffit pour l’égayer… […] C’est le chanteur de Jenny, l’ouvrière ». (1847)

Le personnage masculin, oiseau de mauvais augure

25 L’oiseau hors de sa cage est plutôt un oiseau de mauvais augure et signe les mauvaises rencontres. Mais l’honnêteté de la midinette n’est jamais mise en cause. Dans les chansons, l’accent est mis sur ses rêves de belles rencontres, l’envie de se marier avec un homme qui appartient à la même classe sociale qu’elle (et non pas, par exemple, le

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désir d’accéder à la bourgeoisie grâce au mariage). Ce sont surtout les bourgeois et des hommes d’autres milieux sociaux qui tentent de l’approcher ; elle se contente seulement, pour sa part, d’un jeu de courtoisie avisé.

26 Si la droiture morale de la midinette est ainsi toujours relevée, les conséquences d’un possible dérapage ne sont pas oubliées. La midinette n’est pas une prostituée (« ça n’se vend pas les p’tites gosses de Paris », 1929) et elle doit garder des ambitions saines, notamment penser à se marier et à fonder une famille. 27 La figure masculine est souvent présente dans les chansons, comme élément contrebalançant la liberté de la midinette ne durant que la période nécessaire pour trouver le bon mari, sans jamais devenir une condition permanente. Les jeunes ouvriers (« ouvrier plisseur », 1912), honnêtes, peuvent donc aspirer à épouser une jolie midinette, qui aura su se protéger de l’« épervier farouche » (XIXe siècle). Si elle rencontre des hommes de sa condition, elle en rencontre parfois d’autres milieux. Dans l’un des textes de notre corpus, le personnage masculin n’hésite pas à mentir sur son identité sociale pour parvenir à ses fins (le mariage) : jeune bourgeois, il se présente comme un chauffeur pour tester la sincérité des sentiments de la jeune fille qu’il désire : « Le beau garçon – Ah, mon Dieu – quel bluffeur ! N’était qu’un simple chauffeur Casquette plate, costume gris […] Le beau jeune homme dit tendrement “Je ne suis pas chauffeur, croyez-le bien” […] C’est ainsi que dans la ville Les trottins, avec ardeur, Lorgnent les automobiles Et font de l’œil au chauffeur ». (1919) 28 Sortant du sentier de la raison, la midinette devient la proie de ces séducteurs sans scrupule, les « Arthurs ». Déshonorée, elle se « transper[cera] le cœur » avec « un couteau sur la table », confirmant ses mœurs convenables. Cette figure masculine, la plus sordide, se réfère à une autre espèce d’oiseaux que celle côtoyée habituellement par la midinette, un oiseau de mauvais augure : l’épervier, à l’« allure louche » et au « regard sournois ». Dans les chansons, il est fait allusion à la protection de ces jeunes filles par leurs mères qui surveillent de près leurs progénitures, ne les abandonnant pas à elles-mêmes : « Mères, gardez vos petits ! / Car le rapace avide / a beaucoup d’appétit ». La ville, scène où évoluent les jeunes ouvrières, est décrite comme un territoire dangereux. Mais, pour reprendre la formule d’Eugène Sue, ces femmes vivaient « à Paris pour Paris ».

“Mademoiselle de Paris” : la midinette, une fille de la ville

29 Grisettes, midinettes caractérisent Paris autant que la capitale les caractérise : d’un côté, ces figures sont difficilement imaginables vivant ailleurs que dans la Ville lumière et, de l’autre, la Ville profite de leur mobilité sociale et géographique. Paris vit à leur rythme et réciproquement. Cette imbrication rend possible l’analyse du genre de la ville (Perrot 1998).

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30 En effet, l’univers quotidien de ces femmes, brossé dans les chansons, est essentiellement un univers urbain, et surtout parisien. Celui de leurs escapades dominicales est en revanche plus campagnard : Nogent, Robinson les accueillent dans leurs guinguettes (Gasnault 1986). Parfois, on leur fait quitter le territoire français pour des villes du Sud comme Barcelone, ou encore d’autres, outre-Atlantique, comme Buenos Aires.

Un décor typiquement parisien

31 Paris reste toutefois le décor central et ancré dans le temps. Il suffit de reprendre les titres des chansons de notre corpus pour se convaincre de cette permanence : « Les Midinettes de Paris » (1903), « Gosse de Paris. Je suis née dans le Faubourg St-Denis » (1929), « Mademoiselle de Paris » (1948), « Ohé Paris ! » (1950a), « Le Cœur de Paris » (1952), « Le Métro de Paris » (1960), « La Parisienne » (1976). Paris se dévoile au fil des couplets. Certaines chansons en proposent une vision surplombante, en volant au- dessus de ses « toits » ; d’autres nous font pénétrer dans ses « faubourgs », nous promènent sur ses « boulevards » et dans ses rues, nous conduisent sur ses « places » et dans ses « passages ». Paris ne serait pas non plus Paris sans « La Seine » ou encore son « métro », « faubourg électrique », sans tous ses quartiers, populaires ou bourgeois : la « rue des Martyrs » (XIXe siècle) ; la « chaussée d’Antin » (1919) ; « le Faubourg St- Denis » (1929) ; « le pont de La Villette » (1947) ; « la rue de Rivoli », « les Champs- Élysées » (1948) ; les « Tuileries », la « Place Clichy » (1950a) ; « Montmartre » (1952) ; « Le boulevard de Sébastopol » (1955) ; la « Place Pigalle » (1960) ; la « place Wagram » (1967a) ; « Saint-Germain » (1976).

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La Sainte-Catherine 1908. À l’Ouvrière Parisienne, sculpture en marbre de Julien Lorieux, square Montholon, Paris IXe arr.

(cl. J. Jamin, 2015)

32 Paris se déploie sous les pas des midinettes. Elles le parcourent en surface (« à pied », puis plus tard en « auto ») et en sous-sol (en « métro »). Le « train de banlieue » leur permet d’en sortir. C’est ainsi qu’une cartographie des quartiers de vie, de travail et de sortie des midinettes se dessine. Certains lieux plus que d’autres, nourris d’un fort imaginaire, résisteront au temps comme pour mieux aider cette figure urbaine à traverser l’histoire. Car ici il n’est pas question d’évoquer n’importe quel Paris, mais bien celui que fréquentent ces femmes de l’entre-deux qui font le pont entre les classes sociales – ouvrières et bourgeoises et qui n’hésitent pas à faire de la ville leur territoire, circulant des faubourgs jusqu’au cœur de la capitale, passant d’un lieu à l’autre.

Sous les pas des midinettes, une musique

33 C’est ce qui explique qu’elles sont considérées comme des oiseaux « de passage et des passages » (Preiss & Scamaroni 2011 : 133). Dans les représentations, contrairement aux hommes – plutôt « suiveurs », « marcheurs » –, elles ne flânent pas ; flâner suppose un usage autre de la rue, celui de la prostitution. Elles passent, toujours pressées : « Quand d’un pied mutin / Avec votre bagage / Vous courez à l’ouvrage » (1902).

34 On doit à Baudelaire d’avoir immortalisé cette figure de la vie ordinaire parisienne, dans un sonnet « À une Passante », paru dans son recueil Les Fleurs du Mal en 1857. L’auteur décrit l’élégance gestuelle de cette « fugitive beauté » : « Une femme passa, d’une main fastueuse Soulevant, balançant le feston et l’ourlet Agile et noble, avec sa jambe de statue […] ».

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35 Il reprend ici un motif qui a largement inspiré les créateurs – peintres, sculpteurs8, écrivains, chansonniers, etc.

36 En effet, les jeunes ouvrières de la mode évoluant à l’extérieur sont souvent représentées en train de retrousser leur jupe longue (« Je m’en irai retroussant ma jupette », 1916), dégageant leur fine cheville (« On verrait ma foi / Mes jolis mollets sans voil’s », 1916). Anne Simon, qui s’est intéressée aux chansons populaires du début du XXe siècle, a remarqué cette même fascination masculine pour les « mollets excitants », les « petites bottines » (Simon 2010). En osant dévoiler ostensiblement une partie cachée de leur corps, les femmes le transforment en un corps érotique. Elles signifient leur disponibilité, confortant une réputation de légèreté. C’est sans doute pourquoi les déambulations sur la chaussée soulèvent quelques interrogations quant aux intentions féminines : travaillent-elles ou se prostituent-elles ? Parfois, les deux à la fois. Parfois aussi, des prostituées se parent des atours de la modiste, en particulier de sa boîte à chapeau ; ces « fausses modistes » utilisent ce subterfuge pour légitimer leur présence quotidienne sur les trottoirs (Coffignon 1888). Elles jouent avec les codes de la pudeur pour le plus grand plaisir du « marcheur » qui ne se lasse jamais de s’attarder sur cette élégante indécence. Les auteurs des chansons se plaisent à explorer l’ambiguïté de ces jeux qui mettent en scène les manières d’approcher le sexe opposé et, par là, les relations de séduction entre les femmes et les hommes. Georges Brassens dans La File indienne (1955) a immortalisé d’une façon cocasse ce type de scènes : sur le boulevard de Sébastopol, « cabot, trottin, loustic, / épouse, époux, et dur et flic » se suivent à la queue leu leu, marchant sur les pas de l’autre, au propre et au figuré : « Voilà que l’animal, soudain, / profane les pieds du trottin ». 37 Au cœur de ces représentations féminines, la figure du trottin est celle qui incarne le mieux la jeunesse ouvrière et sa manière de circuler. Ne nomme-t-on pas les arpètes, jeunes apprenties, les « lapins de couloir » alors que leurs aînées chargées des livraisons, les « porteuses de mode » (Preiss & Scamaroni 2011 : 87), ou encore les « trottins » ? Modiste ou couturière, elle se reconnaît à ses boîtes de livraisons et à sa façon d’investir l’espace urbain (« Sur le trottoir un petit trottin, trottait », 1946), et surtout de courir aux sens propre et figuré. Les ouvrières de la mode participent, dès le début du XXe siècle, à des courses : « Course des midinettes », « Course des cousettes » (Monjaret, ed. 2008). Lors de la Sainte-Catherine, dans les années 1920, une « marche des catherinettes », course relais dont une boîte à chapeau sert de témoin, est organisée entre Montparnasse et Montmartre (Monjaret 1997, 2008a). Le compositeur Gustave Charpentier (1860-1956), auteur du « roman musical » Louise et fondateur du Conservatoire populaire Mimi Pinson (Niccolai 2011), donnera le départ de l’une d’entre elles (Monjaret 2016). 38 Le pied (jusqu’à la cheville) apparaît comme l’un des attributs symboliques de la grisette, et plus tard de la midinette. « C’est par le pied que l’on attrape la grisette volatile et volage » (Preiss & Scamaroni 2011 : 74), elle se reconnaît à ses chaussures, elle est bien chaussée et sait en user : « Pour chausser leur pied agile, les grisettes ont l’imagination fertile : elles portent, selon les circonstances, de fins souliers, des brodequins, des socques articulés, qui font fureur à l’époque, des cothurnes fantaisie, des bottines de casimir noir. Dès lors, en émules de Balzac, c’est à une véritable “théorie de la démarche” que se livrent chansonniers, caricaturistes, écrivains ».(Ibid.)

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39 Il en est ainsi d’Eugène Sue, qui affirme l’existence d’une « démarche propre aux grisettes » et comme cité précédemment : « elle ne semblait pas marcher, elle effleurait le pavé ; elle glissait rapidement à sa surface ». Selon notre auteur, on doit cette démarche à « la préoccupation qu’elles ont toujours de perdre le moins de temps possible dans leurs pérégrinations »9.

40 On comprend mieux dès lors toute l’intention donnée dans les chansons aux « pieds », « semelles », « gambettes », « mollets », etc., aux manières de décrire ces femmes « marchant », « trottinant », « volant à pas pressés », « filant », « courant », « se tortillant ». Chaque foulée semble devenir un pas de danse. Cette façon féminine et rythmée d’évoluer dans l’espace urbain est également très mélodieuse. Le flux de la marche crée une certaine musicalité (Charles 1979) ; le talon des bottines qui martèle le pavé marque le tempo. Cette connotation musicale apparaît dans certains titres de chanson : « La Polka des trottins » (1902) ou encore « La Musique des trottins » (1908). 41 L’opéra s’empare de ces caractéristiques. Emmanuelle Retaillaud-Bajac rappelle que dans le célèbre refrain de l’opéra-bouffe, La Vie parisienne d’Offenbach, c’est par l’ouïe que s’annonce la Parisienne : « La Parisienne armée en guerre ! En la voyant on devient fou Et l’on ressent là comme un choc ; Sa robe fait frou, frou, frou, frou Ses petits pieds font toc, toc, toc ». (2013 : 282) 42 Les auteurs s’inspirent des bruits de fond qui participent de la spécificité de l’espace public parisien de l’époque. Dans son sonnet À une Passante, Baudelaire n’oublie pas d’évoquer les bruits qui l’entourent : « La rue assourdissante autour de moi hurlait ». C’est ainsi, selon Agnès Rocamora, qu’« À une Passante n’en demeure pas moins le texte par lequel le mythe de l’inconnue croisée au passage d’une rue vint enrichir celui de la ville » (2007 : 112). Toutes ces perceptions sonores associées aux femmes nous ramènent à celles de la ville, et transforment un bruit en musique. Les titres des chansons comme la Valse des faubourgs (1911) contribuent à cette association. Les ouvrières de l’aiguille sont, dans les textes, souvent présentées de bonne humeur et gaies, les éclats de rire, les fredonnements les caractérisant. Ces images s’appuient sur une réalité sociale, s’inspirent bien des fonds sonores de la capitale. Ne voit-on pas alors au coin des rues de la capitale des chanteuses de rue et leur public, dont les midinettes, qui reprennent en chœur les paroles des chansons publiées sur des « petits formats » ?

Le travail en chantant

43 Le registre de la musicalité traverse d’autres espaces, comme ceux du travail. Alors même que les ouvrières ont passé le pas de leur porte pour se rendre au travail, elles sont souvent représentées sautillantes, chantonnant en marchant, effaçant en quelque sorte le poids de leur dur labeur. Les auteurs semblent généralement préférer conter fleurette plutôt que de s’appesantir sur des histoires sordides. Sans doute, est-ce pour mieux souligner que la vie de cousettes tourne d’abord autour de l’atelier, lieu de travail mais surtout lieu de socialisation, dans lequel elles apprennent l’art d’être une femme, comme l’a si bien montré Yvonne Verdier (1979).

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La Chanson de la machine, “Je suis la petite ouvrière, / La travailleuse du faubourg”, carte postale, 1905

(coll. part.)

44 Célibataires ou mariées, elles ne travaillent pas pourtant par choix, mais par nécessité. Il reste que cet emploi ouvre les portes de leur indépendance future. Quand leur époux est au chômage, la subsistance du foyer repose sur elle.

45 Ces « p’tites ouvrières », « grisettes » ou « midinettes », exercent majoritairement dans des maisons de renom, de couture et de mode (chez « Paquin », 1912) ou dans des maisons plus modestes « En haut de la rue des Martyrs ». Dans les chansons, elles sont diversement « cousettes », « petites mains », « couturières », « biaiseuses », « trottins », mais aussi « vendeuses », « demoiselles de magasin », « mannequins ». On peut dire que toutes appartiennent à la même sphère professionnelle de la mode. 46 Les conditions de travail sont souvent pénibles. Elles sont actives « soir et matin » afin de gagner leur pain quotidien (1967b), ne chôment pas la nuit : « Je biaise du soir au matin Les veillées c’était mon bonheur J’suis pas pour la journée d’huit heures Et le travail de nuit ne m’fait pas peur ». (1912) 47 « Humble grisette, au bonnet populaire, / Aux doigts meurtris au nocturne travail » (1849). À ce rythme-là, il ne leur reste que peu de temps pour la rêverie et les rêves, bien qu’il existe une iconographie montrant l’ouvrière (à domicile) rêveuse (Latry 2002 ; Scarpa 2009). Le déjeuner, pris en groupe, est l’un des courts moments de répit avant de se remettre au travail à l’atelier, une petite récréation pour récupérer.

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La Chanson de la machine, “Ah ! pique, pique, ma machine, / Ne t’arrête pas en chemin”, carte postale, 1905

(coll. part.)

48 Les patrons veillent, surveillent, parfois se montrent entreprenants : « N’l’écoutez pas restez honnêtes Si votre patron vous désire Il faut lui dire : j’rentre au bercail J’veux bien qu’tu prennes c’est un détail Toutes mes peines c’est mon travail ». (1936) 49 La morale est sauve. Cette chanson dicte la conduite à suivre tout en rappelant que le harcèlement sexuel est l’une des réalités du travail féminin.

Du silence de l’aiguille au bruit de la machine à coudre

50 Les ouvrières de l’aiguille ont le cœur à l’ouvrage, faisant preuve de dextérité : « C’est de leurs doigts de fée / que toute la journée / vont sortir des chapeaux, / des robes et des manteaux » (1909) ; elles « font des corsages », « des surjets », « les robes en biais » (1912). Les demoiselles de magasin s’ingénieront, quant à elles, à vendre leurs productions en mettant en œuvre leur compétence de commerçante : « Détaillant des rubans ou du satin / comme elles savent les coquettes / faire valoir une toilette / ou d’un geste élégant / essayer des gants » (1909).

51 Dans les ateliers, l’usage de l’aiguille, instrument « silencieux », et la concentration à la tâche imposent le silence (Cosnier 2001 ; Monjaret 2005). Seuls les bavardages et les éclats de rire viennent le rompre. Les histoires d’amourettes des unes et des autres animent la journée. Les couturières ont par ailleurs la réputation de pousser la chansonnette. Dans un tout autre contexte ouvrier – celui des usines de textile du nord de la France –, Laurent Marty a remarqué également que « c’est l’atelier de couture qui résonne des chants des ouvrières » (1982 : 83). Elles chantonnent, fredonnent

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discrètement, sans aucun doute pour se donner de l’ardeur, sortir de la dureté du quotidien, s’aérer la tête en attendant la fin de la journée. 52 La machine à coudre introduit une nouvelle ambiance sonore : le bruit de fond continu se fait plus mécanique et plus assourdissant. Le pied martèle la pédale et cadence la piqûre (Monjaret 2013). La régularité du mouvement qui accompagne la couture crée en quelque sorte un rythme musical qui inspire certains compositeurs comme Gustave Charpentier. Comme nous l’avons noté dans un précédent article : « Cet univers sonore se retrouve, par exemple dans le deuxième tableau du second acte du “roman musical” de Charpentier, Louise, qui peint de façon sonore un anonyme “atelier de couture”, avec la présence, en orchestre, d’une “machine à coudre”10. Le son constant de cet outil de travail devient l’occasion, pour le compositeur, de reconstituer une polyphonie de voix qui est tirée de la réalité : le bruit de fond de la machine à coudre est couvert par les commérages ponctués par les éclats de rire des cousettes. Ces références sonores renvoient à la fois à l’activité de travail et aux échanges sociaux qui existent dans les ateliers ».(Monjaret & Niccolai 2013 : 187) 53 Plus prosaïquement, certains hygiénistes du XIXe siècle vont incriminer ce nouvel outil de travail. Les vibrations dues aux mouvements répétitifs du pied seraient source d’excitation génitale et représenteraient là un danger pour la santé des femmes, leur fertilité et, surtout, leur moralité (Zylberberg-Hocquard 2002 : 183 ; Peyrière 2007 : 75 ; Perrot 1983 : 15). Il y a dans le pied de la midinette un brin de légèreté qui fait la réputation des ouvrières, au point de confondre travail et plaisir.

Quand les voix s’élèvent : de la fête à la lutte

54 Le plaisir se retrouve dans les moments de fête. Événements d’exception, ils font oublier la dureté du quotidien, offrent un temps de ressourcement où les excès sont permis, où les corps et le langage se libèrent (Monjaret 2015). Les chansons qui abordent le thème des fêtes (anniversaire d’une couturière ou célébrations corporatives, comme la Sainte-Catherine) sont l’occasion de revenir en écho et par contraste aux conditions du travail, de pointer les fréquentes réprimandes du patron : « Si le patron nous fait les gros yeux, / on dira : “Faut bien rire un peu !” » (1927).

55 Ces fêtes à l’atelier sont parfois décrites avec minutie : « L’atelier de couture est en fête On oublie l’ouvrage un instant Car c’est aujourd’hui qu’Marinette Vient juste d’avoir ses vingt ans Trottins, petites mains et premières, Ont tous apporté des gâteaux Et Marinette, offrant le porto, Dit, joyeuse, en levant son verre ». (1934) 56 La fête de Sainte-Catherine – fête corporative des ouvrières de la mode (Monjaret 1997, 2008a) – a inspiré plus d’un parolier ou compositeur, tel Gustave Charpentier (Monjaret 2016 ; Niccolai 2011). Plus contemporain, Lucas Gouëgon a écrit La Bise aux Catherinettes (1988) dont voici quelques extraits : « Dans les bureaux, les boutiques, Les ateliers sympathiques On décore tout l’endroit en jaune et vert On accroche les guirlandes

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[…] Chacun pour le cadeau a mis son obole […] Laissez-nous faire la bise aux Catherinettes Chapeau Sidonie, chapeau Ginette À vingt-cinq ans il faut pour faire la fête […] Dans le bruit joyeux des coupes de champagne ». 57 La fête vient briser la monotonie journalière. À ce moment précis de l’année (la Sainte- Catherine est célébrée le 25 novembre), l’automne annonce aux ouvrières une pause : « Quand vient novembre c’est ta fête », « Mais ce soir tu fais la pause » (1950b). Nous retrouvons là le procédé d’inversion connu de la rhétorique festive : c’est l’automne et non le printemps qui égaye la vie des ouvrières, ensoleille symboliquement le cœur des femmes, prépare au printemps et au réveil des fleurs. « En juillet, c’est mal fait / Le soleil te fait la tête / Il se repose » (1950b).

58 La saison automnale n’empêche pas les midinettes de poursuivre à grand bruit les festivités dans les rues de la capitale.

Le Petit Journal, 30 novembre 1913

59 « Elles étaient […] munies d’un nouveau jouet populaire : tête de chien en métal, montée sur une petite poire en caoutchouc et qu’une simple pression faisait “japper” », apprend-on dans L’Écho de Paris du 26 novembre 1921. Elles chantent également à tue- tête. Dans son édition du 23 novembre 1936, L’Œuvre publie l’une de ces chansons dans la rubrique « Semaine des chansonniers » : « Midinettes de Paris Adorant les amourettes Nous sommes les midinettes Aimant les jeux et les ris Nous arborons sur nos têtes Bonnets campés fièrement

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Car nous avons vingt-cinq ans Vivent les catherinettes ! ». 60 Cette fête patronale est l’occasion de se faire entendre et l’on comprend l’enjeu dès lors que l’on sait la place réservée aux femmes dans cette société de l’avant-guerre. Plus tard, en 1975, la Sainte-Catherine prendra même les formes de la lutte, avec une chanson dont voici un couplet : « Ouvrières, petit’s mains Groupons nous car demain La Haut’ Couture Va nous laisser tomber Et l’on va s’retrouver dans la nature ». 61 Car, en effet, selon Michelle Perrot, « les manifestations féminines ont des allures de fête, elles s’inscrivent dans les plis des rites villageois, tels le Carnaval ou le charivari, et cela choque parfois les camarades masculins soucieux d’une respectabilité quelque peu raidie. Il ne faut pas juger l’action des femmes à l’aune de celle des hommes et conclure, par exemple, d’un faible taux de syndicalisation, ou de grève, à leur passivité. Spécifique, leur action se greffe sur leur forme d’expression particulière, dissonante, voire dissidente par rapport à l’ordre dominant ».(1998 : 199) 62 La grisette et les midinettes font partie de ces femmes qui prennent position. La grisette est représentée avec les assiégés sur une gravure datée de 1830 du portraitiste et peintre d’histoire André-Joseph Bodem. Alfred de Musset évoque son cœur républicain dans la chanson dédiée à Mademoiselle Mimi Pinson (1845). Mimi Pinson est « libre comme l’air de la liberté qu’elle chante lors de la révolution de Juillet » (Preiss & Scamaroni 2011 : 133).

63 Alors qu’avant 1914, les organisations syndicales sont pratiquement inexistantes, les midinettes savent littéralement se faire entendre, prendre la parole. Le journal Le Socialiste, daté de février 1901, relate une séance à la Bourse du travail qui réunit des couturières en grève : « C’est un spectacle curieux que ces réunions qui ont frappé de stupeur les représentants des journaux bourgeois. Ceux-ci s’étonnaient de la tenue élégante des ouvriers tailleurs et surtout des ouvrières des grandes maisons de couture de Paris. Ils ne comprenaient pas que si ces travailleurs ont, à cause de leur condition sociale un costume différent de celui des mineurs ou des maçons, ils n’en sont pas moins comme les autres, des exploités. Ce sont d’élégantes et jolies citoyennes qui prennent la parole à la Bourse du travail, mais à la fermeté de leurs accents on reconnaît les revendications de classe. Ce sont des mains fines et gantées qui applaudissent et qui se lèvent pour la grève, et leur unanimité révèle qu’elles sont mues par le grand instinct de classe éveillé par toutes les catégories du prolétariat ».(cité in Charles-Roux 1975 : 161) 64 L’intonation de la voix – les accents – dévoile la classe sociale dont elles sont issues ; sa « fermeté », le contexte de revendication.

65 Ainsi, en dépit de l’image glamour qui leur colle à la peau, de la voix fluette qui les caractérise, les couturières montrent leurs capacités de lutte. Elles crient et chantent fort les injustices et leurs conditions de travail. Leur voix devient un outil au service de causes sociales et politiques. Au tournant du XXe siècle, elles se battront pour leur salaire, enchaînant les grèves en 1900, 1910, 1917, 1923, et d’autres encore qui suivront dans les années 1930 et 1940 (Zylberberg-Hocquard 2002 ; Monjaret ed. 2008 ; Monjaret 2013). En 1917, elles parcourent les rues de la capitale en chantant : « On s’en fout, / On

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aura la semaine anglaise/ On s’en fout, / On aura les vingt sous… », « OUI, MONSIEUR, C’EST UNE GRÈVE ! »11. Ces ouvrières ont bien conscience de leur rôle social. Selon Claude Didry, elles sont « l’avant-garde oubliée du prolétariat », celles qui ouvriront « la voie à ce que l’on va nommer l’ “extension des conventions collectives” » (2013 : 81). En 1950, la presse, notamment Regards (journal mensuel du Parti communiste français, août 1950), souligne encore les quatre grandes grèves qui furent marquées d’une étonnante combativité. 66 La prise de parole et le chant deviennent symbole de liberté pour la couturière emprisonnée dans sa condition sociale, on comprend mieux alors la métaphore de l’oiseau en cage, celui-là même qui les accompagne dans les représentations les mettant en scène. « On pourrait même se demander si la fréquentation des universités populaires ou des conservatoires populaires n’aurait pas eu un réel impact dans l’acquisition de cette aisance vocale et orale » (Monjaret 2013 : 147).

Le temps d’une valse

67 Le soir ouvre souvent à une nuit de travail, à l’atelier ou à domicile, pour les unes ou à des festivités nocturnes pour les plus audacieuses (Robert 1997). Le dimanche est également un jour de sortie attendu. Les grisettes (et les midinettes) ont leurs « récréations » (Simon, ed. 2011).

Fuir l’étroitesse du logis

68 Le logis n’apparaît pas comme un espace serein, un lieu de récupération. La midinette se retrouve prisonnière entre les quatre murs de sa chambre mansardée, froide et humide. Elle est comme son oiseau, en cage. Les fleurs à la fenêtre ne suffisent pas à égayer son quotidien. Seuls le mariage ou un patron trop entreprenant la ramène au « logis », au « bercail » pour mieux l’y enfermer.

69 Les jeunes femmes des chansons préfèrent leur vie à l’extérieur, plus motivante, plus joyeuse. Est-ce l’exiguïté de leur logement qui les y incite : « Ma chambre a la forme d’une cage / Le soleil passe son bras par la fenêtre » (1996). Dans les chansons du corpus, c’est principalement le soleil printanier qui réchauffe, au quotidien, les esprits et les cœurs des ouvrières. Le soleil devient une invitation à sortir de sa chambrette ou de l’atelier pour vaquer à des occupations plus ludiques. Avec le beau temps, les jeunes femmes rêvent de s’enfuir des espaces fermés qui les emprisonnent (« Il fait trop beau pour travailler », 1962b). Le soleil attise l’envie de sortir, appelle à la flânerie « dans les squares », aux « terrasses des grands boulevards » (1962b) et les sorties « à la campagne » (1934). Si les narrateurs soulignent que le travail se respecte et est respecté, le besoin de détente et de repos n’en est pas moins attendu : « D’avoir choisi un métier qui nous plaît Faudrait pas croire que toute la journée On ait qu’une idée : aller s’promener Mais quel dommage que d’être en cage Lorsqu’on aperçoit le soleil dehors Et qu’il faut finir le travail d’abord On doit vraiment faire un effort ». (1967b)

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70 Elles rêvent d’évasion, de promenade. Elles aiment être dehors, retarder leur retour à domicile. Parcourant au quotidien la ville, trottinant, elles ont l’occasion de se distraire, en regardant « La vitrine d’une grande bijouterie » (1911), en allant dans un jardin, aux « Tuil’ries » (1950a), « rêver sur un banc » (1948). Elles font des rencontres dans la rue. Les hommes tiennent cependant un rôle secondaire dans notre répertoire. La figure centrale reste bien celle de la jeune travailleuse, qui parcourt Paris à pied pour relier les différents lieux qu’elle fréquente durant sa journée. Elle est accostée par les hommes qui cherchent à la séduire. Avec l’« auto », leur arme de séduction, ils abordent les jeunes ouvrières rêvant d’une destinée meilleure : « Virent une auto conduite élégamment Par un jeune homme charmant “Vite, emmenez-moi” fit l’une d’elles plaisantant “Chic” dit le monsieur en s’arrêtant Et pour faire parler d’elle tout l’atelier Elle monta sans se faire prier S’installa gentiment sur les coussins de l’auto Qui démarra presto ». (1919) 71 Ce sont eux également qui les mènent au bal.

Sur des pas de danse

72 Les salles de spectacle qui participent à la réputation festive des Parisiens ne sont pas oubliées dans les chansons : « Bobino » (1830), « La Coupole » (1985a) sont notamment évoquées. C’est là qu’elles vont s’amuser mais aussi en plein air, en quête de nature en ville et à la campagne : « À la campagne elles vont tout de suite / Chercher un beau petit coin fleuri » (1934). À Robinson (1937), elles retrouvent leurs amourettes : « De voir fleurir l’espérance / Les plaisirs et les amours […] / Sous la voûte parfumée / Des bosquets de lilas blancs », tandis que, dans les guinguettes, elles peuvent entendre un air de valse. Cette connotation musicale apparaît dans les titres : Valse des faubourgs (1911), et dans les textes : ainsi la « musique endiablée » accompagnant le bal dans Si j’étais midinette (1916) ou ces moments où les midinettes « valsent au son d’un phono / En chantant pour marquer quelques mesures » (1934). Elles dansent également au rythme de la polka (« Polka des trottins », 1902).

73 Dans ces bals populaires, les corps sont en mouvement, les robes bougent, et on décèle leur bruissement, les claquements des talons sur les pistes de danse (Retaillaud-Bajac 2013 : 281). Les « cœurs palpitants » (1950a) promettent de nouveaux amours. Paris est le décor idéal des amourettes : « Le cœur de Paris, c’est une fleur / Une fleur d’amour si jolie » (1952). C’est en utilisant le thème des fleurs que la simplicité du discours des amoureux s’exprime, parlant « d’amour et de violettes » (1967a) tandis qu’« un bouquet de soupirants les accompagne » (1988). « Le plus beau des diamants » (1911) ne vaut pas le cœur d’une « jolie » midinette, qui a les « grands yeux pleins d’amour » (1950a). 74 L’honnêteté de l’amourette n’est jamais remise en cause : « Pour entreprendre sa conquête / Ce n’est pas loin de sa tête / Le bonnet de Mimi Pinson » (1845). Ainsi, le fait que Mimi Pinson, parmi tant d’autres midinettes, garde le bonnet sur sa tête semble insister sur sa moralité. A contrario l’expression populaire « jeter son bonnet par-dessus les moulins » renvoie quant à elle aux mœurs légères des filles.

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75 Les paroles traduisent la joie de la midinette pour un amour qui ne lui fera rien craindre : « Je vais m’installer bien vite / Me marier quel bonheur ! » (1912), enfin, même « l’amour chante sa chanson » (1937). Cette allégresse la rapproche du gai pinson.

“Comme un oiseau…”

76 La grisette (autant que la midinette) est donc toujours représentée accompagnée d’un oiseau ou d’une « nuée » d’oiseaux : « Pendant ce temps l’eau du ruisseau coulait Sur chaque branche un oiseau roucoulait Et quand les fleurs fermèrent leurs volets […] Et puis au rendez-vous suivant Elle mit sa robe de taffetas Les oiseaux étaient tous présents ». (1946) 77 Dans Les Mystères de Paris, Eugène Sue fait l’analogie entre l’oiseau et la grisette : « Et, légère comme un oiseau, Rigolette descendit l’escalier ». Georges Montorgueil, dans La Vie à Montmartre, utilise également ce registre pour décrire les ouvrières descendant la butte pour se rendre au travail, donnant à son écriture un rythme quasi musical : « Cette toilette matinale, se parachevant dans la foule, au vol, emprunte au charme de l’oiseau qui, de branche en branche, lisse ses plumes, sautillant ».(1899 : 47) 78 Sans doute est-ce une manière rhétorique d’exprimer sa forte relation à la musique, incarnée par l’oiseau, car l’on sait qu’il chante. Le surnom de « Mimi Pinson » qu’Alfred de Musset donne à sa protagoniste conforte cette idée. « Mimi », jolie grisette, amie ou maîtresse, rencontre « pinson » et devient « Mimi Pinson ». L’oiseau (pinson) est précédé par la répétition de la note mi (mi-mi), évocation musicale du chant des oiseaux : la grisette chante comme un pinson.

79 La récurrence de cette présence animale, littérale ou métaphorique, dans les paroles des chansons, n’est donc pas étonnante. Nombre d’auteurs vont jusqu’à en préciser l’espèce, rarement noble : moineau, pinson, grisette, serin, colibri, caille, bergeronnette, fauvette, oiseau de Paradis, hirondelle, grue, etc., quand ils ne s’en servent pas pour nommer une jeune femme elle-même (« Mimi Pinson »), ou pour qualifier un profil de femmes, voire leur activité (« grisette », « fauvette », « hirondelle » « grue », etc.). Surtout, ils utilisent cette association pour dépeindre des physionomies et adapter des caractères : certes le chant mais aussi la gaîté (elle « pétille », elle « sautille »), la fragilité, l’enfermement (cage) ou encore le libertinage (elle est « volage »). 80 Ce champ sémantique appartient au vocabulaire de la couture, activité pratiquée par les midinettes : l’« oiseau » est un ciseau en forme de V, de bec d’oiseau (Perret 2002 : 703-710), que l’on l’appelle également « hirondelle » (Zylberberg-Hocquard 2002 : 177). Par ailleurs, la « grisette » est le nom éponyme du tablier gris – référence à la couleur de l’oiseau – porté par les ouvrières de l’aiguille. 81 L’univers et le caractère de ces femmes se rapportent fortement à ceux des oiseaux ; deux facettes du portrait féminin se dégagent toutefois, selon l’emploi du singulier (une midinette, un oiseau) ou du pluriel (des midinettes, une « nuée » d’oiseaux) : la fragilité d’une esseulée et l’entrain d’un groupe.

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Affichette en couleur, “Mimi Pinson comédie de Mme Marie Thiéry”, signée Faria

(environ 1950, coll. part.)

Un petit oiseau en cage, fragile et solitaire

82 La fragilité est l’une des caractéristiques que retiennent les auteurs de ce tournant du XXe siècle : la grisette (comme la midinette) a la fragilité de l’oiseau et la délicatesse de la fleur. Elle « mange comme un moineau ». Cette vulnérabilité renvoie surtout à sa précarité sociale et, dans ce cas, comme pour mieux accentuer sa solitude, elle n’est représentée qu’avec un seul et unique oiseau.

83 Bien des chansons reprennent cette image, qui a également été fixée par des caricaturistes. On pense ainsi à Adolphe Willette (1857-1926) qui, en son époque, a côtoyé à Montmartre ces femmes fragiles et les a immortalisées : « Et puis, c’est Colibri qui s’en va. L’adorable Colibri qui saute de branche en branche mais qui revient toujours à son pierrot. Un soir, elle mourra, comme seule elle pouvait le faire, en dansant le quadrille au Moulin de la Galette. Et Willette lui consacra un merveilleux dessin : “Comme les petits oiseaux, elle est morte les pattes en l’air. À l’ombre du moulin qui tourne, tourne, tourne, la petite Montmartroise gît sur la neige dans la posture d’un moineau foudroyé, guetté par un gros chat. Tendresse et tristesse” ».(Bihl 1991 : 67) 84 Dans le numéro hommage de la revue des Humoristes à Willette, après son décès en février 1926, on retrouve encore cette représentation de la midinette : « “C’est elle qui meurt, comme les oiseaux, les pattes en l’air ; c’est la femme frêle, jolie et touchante, rossée par un souteneur. C’est elle, toute jeunette et toute délicieuse qui embrasse la brave tête d’un cheval d’omnibus” (Gustave Geffroy). Elle vit d’amour et d’eau claire ; elle est laborieuse et simple. C’est Mimi-Pinson, la

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petite ouvrière dont le pâle visage porte les marques de ses veillées sous la lampe ou qui, après avoir donné un dernier baiser à son serin mort “son gai réveille- matin”, lance le petit cadavre à travers le soupirail du Panthéon avec cet adieu : “Va, mon chéri, va reposer avec les Grands Hommes !” ».(in Les Humoristes, 1926, 7 : 16) 85 Est-ce pour le protéger de sa fragilité que l’oiseau est mis en cage ? Plus sûrement, cette cage symbolise l’enfermement social des midinettes, dont elles cherchent à se libérer, aspirant à une ascension sociale : « elle s’envole » (1952). Dès qu’elles sortent de leur chambre mansardée, leur cœur se fait plus gai.

86 Dans le film Louise d’Abel Gance (1938), tiré de l’opéra éponyme de Gustave Charpentier, la protagoniste est cloîtrée dans l’appartement de ses parents avec aucune possibilité de fuite : elle écoute dans sa chambre un pinson chanter dans la cage et ouvre la petite porte pour laisser l’oiseau libre, préambule à sa liberté à la fin du film (et de l’opéra). D’une façon rétrospective, et sans doute avec la valeur de la citation du film de Gance, dans Mimi Pinson (1958), le réalisateur Robert Darène emprisonne la protagoniste dans une sorte de grille qui rappelle la cage des oiseaux, Mimi Pinson encore une fois prisonnière ! L’affiche représente d’ailleurs une jeune femme blonde à la fenêtre non pas d’une maison mais d’une cage, tenant un oiseau d’une main et un arrosoir de l’autre en train de s’occuper de ses pots de fleurs, et en premier plan, un homme. 87 Affiche pour le film Louise d’Abel Gance (1939), reproduite sur la couverture de la cassette vidéo diffusée par René Château vidéo

Une nuée de moineaux

88 Dans les chansons, les portraits s’écrivent le plus souvent au singulier, même si l’ambiance des ateliers est évoquée. Mais ces portraits ne seraient pas complets sans l’évocation de la vie de groupe des midinettes. Généralement, les « p’tites ouvrières »

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sont dépeintes, se déplaçant en « nuée » – par comparaison avec les moineaux – dans les rues de la capitale, bras dessus bras dessous. Autant dire que les passants ne peuvent que les remarquer. L’éclat de leur voix et de leur rire participe de l’atmosphère sonore urbaine.

89 À l’heure du déjeuner (à midi pour faire dînette) elles sortent gaiement de leur atelier pour prendre leur pause dans le jardin des Tuileries ou dans quelques squares parisiens. « Cela faisait partie du spectacle de Paris. C’était une curiosité », peut-on lire dans L’Illustration du 24 novembre 1951. Et l’auteur de l’article d’ajouter : « Reconnaissons pourtant – ce n’est pas à notre gloire – que si à l’heure de midi (qui leur a donné leur nom) les midinettes se précipitaient hors des ateliers, vers les marchands de frites, en poussant les cris joyeux d’oiseaux redevenus libres, c’est qu’elles n’avaient pas toujours l’argent nécessaire pour un festin plus magnifique. » 90 Là encore l’idée de liberté est exprimée, mais cette liberté semble s’acquérir hors du logement et de l’atelier.

91 Seules ou en groupe, on les retrouve donc entourées de moineaux qui cherchent à grappiller quelques miettes : « Elle court vers les Champs-Élysées, Et donne un peu de son déjeuner Aux moineaux des Tuileries Elle fredonne Et voilà Mademoiselle de Paris ». (1948) 92 L’Écho de la Mode daté du 22 novembre 1959 souligne que « des chansonnettes ont perpétué la légende de ces “moineaux de Paris” joyeux et insouciants qui mangent un sandwich sur un banc à “midi net” ou qui font la “dînette à midi” ».

Le jeu de la dérision ou les expressions de la critique sociale

93 Et si ces femmes appartiennent à la légende parisienne, c’est aussi grâce à leur apparence (Monjaret 2012). Elles s’emparent de la mode comme d’un espace de liberté. Malgré leurs conditions modestes, leur métier leur permet d’acquérir le goût des belles choses, travaillant les matières somptueuses, croisant voire fréquentant une clientèle bourgeoise (Monjaret & Niccolai 2013). Elles suivent les tendances de la mode. Et à la Belle Époque, les oiseaux et leurs plumes viennent orner leurs chapeaux et autres toilettes. Chaque saison a son espèce et ses couleurs, et le succès de cet ornement s’explique parce qu’il incarne au mieux, par sa beauté et sa fragilité, la midinette. Ces femmes d’entre deux mondes dérangent (Monjaret 2013) et la critique à leur égard est double : elles bouleversent l’ordre moral bourgeois autant que la conscience ouvrière. Laurent Marty montre que les travailleuses et travailleurs qui se prêtent à de telles initiatives rompent « avec la norme culturelle traditionnelle du monde ouvrier : femmes (et hommes) qui se mettent à la mode quittent un peu la condition ouvrière et en s’individualisant remettent en cause l’unité de la communauté ouvrière » (1982 : 96), les chansons sont là pour les rappeler au devoir de classe.

94 Les critiques portent aussi sur la mode plumassière et l’adhésion des femmes à cette dernière. Les chroniqueurs, les caricaturistes de l’époque s’emparent de la polémique, manient l’analogie, la métaphore, l’ironie, la satire d’événements, etc., rapprochant les femmes et les oiseaux dont elles se parent (Monjaret 2008b ; 2011). En 1851, dans son roman Scènes de la vie de Bohème, Henry Murger écrit, à propos des Lorettes :

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« La plupart de ces filles, qui déshonorent le plaisir et sont la honte de la galanterie moderne, n’ont point toujours l’intelligence des bêtes dont elles portent les plumes sur leurs chapeaux ».(1880 [1851] : 246) 95 La femme n’est pas la bête (Monjaret 2011 : 23). Là aussi, sous le verbe s’affirment des injonctions sociales et sexuelles adressées aux femmes.

96 Notons d’ailleurs que les références à la sexualité empruntent souvent à ce registre métaphorique de l’oiseau. Le « petit oiseau » est utilisé dans les chansons comme la métaphore du sexe féminin (Simon 2010 : 159). L’impatience de l’esseulée sentimentale la conduit parfois à se transformer en « oiseau volage » : « Oiseau volage, Sur mon passage, À chaque fleur j’arrête mes désirs, Et puis frivole, Mon cœur s’envole Sous d’autres cieux chercher d’autres plaisirs ». (1849)

Le Chapeau Grue

(coll. part.)

97 La midinette peut glisser de la frivolité à la prostitution. Celle qui fraie dans le beau monde est qualifiée de « poule de luxe », « cocotte », quand elle ne finit pas « hirondelle » ou « grue ». « Mimi » est un surnom associé à la prostitution. Le langage des oiseaux sert donc aux auteurs à conter le destin de la grisette puis de la midinette, renforçant la musicalité qui les caractérise.

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La voix des midinettes, une scène féminine, musicale et urbaine

98 La ville dépeinte dans les chansons étudiées est celle des jeunes travailleuses, grisettes comme midinettes. Elle se cale sur leur emploi du temps, suit leur rythme : après la semaine de labeur, le samedi soir annonce une sortie au bal ; le dimanche sonne le repos et la détente, les balades « aux Puces », les pique-niques dans les guinguettes. Ces chansons donnent à voir le Paris des rencontres, des amours, de l’élégance autant que le Paris de labeur ou des divertissements… Elles donnent aussi à entendre les sonorités urbaines et plus encore des sonorités féminines dans la ville. C’est donc un Paris féminin, d’une certaine féminité qui est mis en musique.

99 Si la grisette (et la midinette) appartient aux répertoires des chansons françaises, elle est également présentée en train de chanter. La grisette est chantée et la grisette chante. Plus tard, ce sera la midinette qui sera chantée et chantera. 100 Le chant est donc l’un des thèmes qui caractérisent au mieux cette figure de l’ouvrière parisienne. Il s’inscrit dans une réalité sociale : il existe en effet une tradition ouvrière de la pratique du chant, autrement dit, les ouvrières et les ouvriers chantent pour survivre (Marty 1982). Il participe aussi d’une représentation : la chanson et le chant appartiennent à l’univers de la midinette qui chante pour accompagner ses longues heures de travail, qui fredonne en trottinant… Plus largement, les sonorités deviennent un fond sonore, une sorte de « musique de scène ». 101 La réalité et la fiction se rencontrent et s’influencent mutuellement. Cela implique de considérer l’objet-chanson dans sa double dimension : celle d’un produit artistique (un genre autonome à l’intérieur des diverses formes musicales avec ses propres codes) et celle d’un attribut associé à la midinette. Dans les textes du corpus, la midinette est l’une des protagonistes de la chanson, elle est mise en scène en chantant quand l’idée ou l’image du chant (comme l’oiseau) ne sont pas symboliquement convoquées (Preiss & Scamaroni 2011 : 42 et 133). 102 Loin de choisir des sujets nobles, ce répertoire privilégie des histoires humbles, joyeuses mais toujours teintées de tristesse où le labeur est ponctué de rares moments de détente (Dutheil-Pessin 2004 : 17-46). Suivant une thématique déjà employée dans la chanson réaliste par Aristide Bruant et Yvette Guilbert (Niccolai 2016), avec cependant un langage moins sombre et plus lumineux, il vise à montrer les « petites choses » (La Bohème, Puccini, 1896) qui caractérisent l’univers d’une midinette, des midinettes : chapeaux, oiseaux, fleurs, jardins, ateliers, amourettes, etc., tous ces éléments y trouvent leur juste collocation.

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Les couturières étaient en noir, début des années 1920

(coll. part.)

103 La chanson représente l’une des diverses formes de réception du stéréotype de la midinette et renvoie de l’archétype à la réalité. Par le biais du chant, on assiste à une sorte de jeu de miroir qui facilite l’assimilation d’un modèle imposé et en permet son identification.

104 De ce point de vue, le rôle joué par les auteurs masculins des textes des chansons est de grande importance, car ils véhiculent un message qui est parfaitement intégré par le public visé (les mêmes femmes dont on raconte une histoire en chantant…). De plus, la présence presque exclusive de voix féminines dans le répertoire choisi rend plus simple – peut-on supposer – la transmission de ce message. Les hommes produisent tandis que les femmes interprètent les chansons. Le décalage entre une vision masculine et son propre public (les midinettes elles-mêmes) s’en trouve amoindri. Une appropriation féminine du texte est ainsi rendue possible tant par l’interprète que par ses auditrices, ouvrières parisiennes appartenant à une réalité sociale tangible.

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ANNEXES

Corpus*. I. Liste des chansons avec le mot “Midinette(s)”

Les Midinettes de Paris, 1903 Paroles E. Rimbault & Desmarets, musique J. Mérot Valse des faubourgs, 1911 Paroles L. Benech, musique D. Berniaux Si j’étais midinette “Ah ! Tais-toi…”, 1916 Paroles Georgius, musique R. Mercier & H. Piccolini La Jolie Aventure, 1919 [Interprétée par H. Pellerin] Gosse de Paris. Je suis née dans le Faubourg St-Denis, 1929 Paroles L. Lelievre Fils, H. Varna, De Lima, musique R. Sylviano Mandarines, 1936 Paroles L. Boyer, musique R. Sylviano Comme de bien entendu ! 1939 Paroles J. Boyer, musique G. Van Parys Le P’tit Bal du samedi soir, 1947

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Paroles J. Dréjac, J. Delettre, musique J. Delettre, Borel-Clerc Ohé Paris ! 1950a Paroles & musique C. Trenet Le Cœur de Paris, 1952 Paroles & musique C. Trenet La File indienne, 1955 Paroles & musique G. Brassens Midi Midinette, 1960 [Interprétée par Conny Fröbes en allemand] Le Métro de Paris, 1960 Paroles M. Rivgauche, musique C. Léveillée Paulette la reine des paupiettes, 1967a Paroles S. Renaldi, musique Rego Qu’j’avais marié un Grec, 1970a Paroles & musique F. Botton La Coupole, 1985a Paroles & musique R. Séchan Porcelaine, 2001 Paroles & musique Bénabar

Corpus*. II. Liste des chansons qui se réfèrent à un contexte proche de celui des “Midinette(s)”

L’Épervier farouche, XIXe siècle

Anonyme, chanson populaire La Grisette à Bobino, vers 1830 Anonyme La Chanson de Mimi Pinson (ou Mimi Pinson) Paroles Alfred de Musset, 1845, musique F. Bérat, 1846 Jenny l’ouvrière, 1847 Paroles É. Barateau, musique É. Arnaud La Lorette, 1849 Paroles G. Nadaud, musique sur l’air de “Jacquemin” de Doche Polka des trottins, 1902 Paroles A. Trébitsch, musique H. Christiné

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La Musique des trottins, 1908 Paroles A. Schmit & Géraum, musiques J. Vercolier & Ch. Jardin Mes P’tites Ouvrières, 1909 Paroles F.-L. Bénech, musique D. Berniaux La Biaiseuse, 1912 Paroles L. Lelièvre & P. Marinier, musique P. Marinier “Oh ! Oh ! Oh ! Ah ! Ah ! Ah !” (Chanson des Catherinettes), 1927 Paroles A. Willemetz, Saint-Granier & J. Le Seyeux, musique J. Padilla On n’a pas tous les jours 20 ans, 1934 Paroles C.-F. Pothier, musique L. Raiter C’est à Robinson, 1937 Paroles J. de Letrazl, musique J. Delettre & A. Siniavine Le Petit Trottin ou une simple histoire, Tohama, 1946 Paroles A. Hornez, musique H. Bourtayre Mademoiselle de Paris, 1948 Paroles H. Contet, musique P. Durand Catherinette, 1950b Paroles et musique E. Marnay & L. Varona Les Amours d’antan, 1962a Paroles et musique G. Brassens Il fait trop beau pour travailler, 1962b Paroles F. Gérald, musique C. Bolling Supplique pour être enterré sur une plage de Sète, 1966 Paroles et musique G. Brassens L’Heure de la sortie, 1967b Paroles et musique C. Carrère & J. Plante Les Demoiselles de magasin, 1970b Paroles et musique J. Ferrat Catherinette, 1975 Paroles J. Dréjac, musique M. Philippe-Gérard La Parisienne, 1976 Paroles et musique M.-P. Belle Honte à qui peut chanter, 1985b Paroles et musique G. Brassens

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La Bise aux Catherinettes, 1988 Paroles et musique L. Gouëgon Je ne veux pas travailler, 1996 Paroles et musique Forbes & Lauderdale Grisette, 2002 Paroles et musique M. Farinet

NOTES

1. Nous avons peu d’informations sur la genèse de ce terme ; son emploi daterait de 1890. Historiquement, la « midinette » est associée à la Troisième République. 2. Ce travail poursuit une réflexion sur « Le Paris des “midinettes” », entamée individuellement mais aussi collectivement (Monjaret 2008b ; Monjaret ed. 2008), sur les cinq sens de la Parisienne (Monjaret & Niccolai 2013) et sur la midinette dans les chansons (Monjaret & Niccolai 2012). 3. Comparée à d’autres productions, littéraires ou figuratives, la chanson présente ses propres spécificités : elle est liée notamment à l’alternance couplets /refrain (pour la plupart) tant du point de vue textuel que musical. Il faut également signaler la pratique fréquente des paroles associées à la musique « sur l’air de… », suivant l’ancien exemple des contrafacta. 4. Partant d’un premier exemple daté de 1830, nous cheminerons jusqu’à l’époque contemporaine et plus précisément le début des années 2000. Les quarante-trois chansons du répertoire français qui constituent notre corpus relèvent de deux logiques distinctes : un premier groupe réunit les textes qui emploient directement le mot « midinette » – mot figurant dans le titre comme dans le texte –, souvent utilisé au pluriel ; un second groupe réunit ceux qui se réfèrent au contexte plus général de cette figure sans en citer explicitement l’occurrence. Quand le mot « midinette » est explicitement utilisé, la figure étant déjà ancrée dans l’imaginaire collectif, il n’a pas besoin d’explications ou d’adjectifs qui la définissent, tandis qu’en son absence, la description de ses caractéristiques physiques et morales devient nécessaire. 5. Cf. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, partie IV, chapitre II [https://fr.wikisource.org/ wiki/Les_Mystères_de_Paris/Partie_IV#II._Rigolette]. 6. Musée des Beaux-Arts de Rouen. 7. Les citations littérales tirées des chansons seront désormais suivies par la date afin d’en faciliter l’identification ; les titres et les auteurs qui forment notre corpus sont réunis dans l’Annexe. 8. À propos de trois sculptures représentant des femmes issues des mondes ouvrier et populaire, cf. la contribution d’Anne Monjaret (2012). 9. Cf. Eugène Sue, Les Mystères de Paris, partie IV, chapitre II [https://fr.wikisource.org/ wiki/Les_Myst%C3%A8res_de_Paris/Partie_IV#II._Rigolette]. 10. Cf. la partition de ce roman musical : Gustave Charpentier, Louise, Paris, Heugel & Cie, 1900 : 364.

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11. Il s’agit de la grève de mai 1917, mentionnée dans la Nouvelle Vie Ouvrière, édition du 11 juillet 2003. *. Chacun des deux groupes de chansons est listé par ordre chronologique. La présence de lettres (a, b) à côté d’une date indique que nous avons consulté deux chansons pour la même année. *. Chacun des deux groupes de chansons est listé par ordre chronologique. La présence de lettres (a, b) à côté d’une date indique que nous avons consulté deux chansons pour la même année.

RÉSUMÉS

La « midinette » s’affirme comme figure au courant du XIXe siècle. Ce terme vient de la contraction de « midi » et de « dînette », en référence aux ouvrières parisiennes, notamment celles travaillant dans la mode, qui allaient « faire dînette » à midi. Anne Monjaret et Michela Niccolai s’attachent ici à ses représentations dans la chanson française du XIXe et du XXe siècle. Cette figure féminine urbaine et populaire a inspiré nombre de paroliers. Ainsi, la chanson apparaît comme un bon analyseur d’une construction sociale de la féminité. Dans les chansons, cette jeune fille en fleur est montrée seule ou en groupe, accompagnée d’oiseaux, parfois en cage. Elle est décrite chantant dans l’atelier, fredonnant dans la rue, même le retentir de ses pas sur les pavés se transforme en bande-son de son aller-retour entre la mansarde et le lieu de travail. Les références au registre musical sont constantes. La midinette est une figure qui est chantée et qui chante.

She Can Trott, Dance and Sing The “Midinette” (19th-20th Centuries) The « midinette » exemplifies herself as a popular figure during the nineteenth century. This term comes from the blend of « noon » and « dinette » referring to Parisian female workers, specifically those employed in the fashion industry, which could have a « quick suppe » at noon. Anne Monjaret and Michela Niccolai convey this in nineteenth and twentieth Century French popular song. This urban and popular frivolous female figure inspired many lyricists. Therefore, this musical genre appears to be indicative of the social standard of femininity. In the songs, the young girl is shown alone or as part of a group. She may be accompanied by birds, which sometimes appear in a cage. She may be described as singing in an artist’s studio, or humming in the street. Even the sound of her footsteps on the pavement is incorporated in the music to represent her experience of moving between the attic and her workplace. The reference to music is constantly occurring. In song, the « midinette » is both a figure who sings as well as one who is sung about.

INDEX

Keywords : Popular Song, Midinette, Seamstress, Working Class Representation, Bird, Paris Mots-clés : chanson populaire, midinette, couturière, représentation ouvrière, oiseau, Paris

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AUTEURS

ANNE MONJARET

Centre national de la recherche scientifique, École des hautes études en sciences sociales,Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture, Paris

MICHELA NICCOLAI

Bibliothèque historique de la Ville de Paris – Association de la régie théâtrale, Paris

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“Cher grand Professeur Freud” Une correspondance entre Yvette Guilbert et Sigmund Freud “Cher grand Professeur Freud”. Correspondence Between Yvette Guilbert and Sigmund Freud

Giordana Charuty

Détail de l’affiche pour un concert d’Yvette Guilbert à L’Horloge, Champs-Élysées, Paris, [ca 1890]

La Phonogalerie, Paris IXe arr. (cl. Jean Jamin)

1 LE 18 NOVEMBRE 2006, à la Maison de la Mutualité, la vénérable Société psychanalytique de Paris conviait les 800 participants au colloque « Avancées de la psychanalyse » à une

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soirée musicale fin de siècle1, composée d’échanges épistolaires « océaniques » entre Sigmund Freud, Romain Rolland, René Laforgue, Marie Bonaparte, suivis d’un récital « Yvette Guilbert », donné par l’actrice chanteuse Nathalie Joly accompagnée au piano par le comédien Jean-Pierre Gesbert. Au vu de la présentation de cette soirée, seuls des psychanalystes avertis, tel son concepteur Paul Denis, ou des amateurs cultivés de la « diseuse fin de siècle », pouvaient faire le lien entre leur ancêtre fondateur et l’icône du Moulin Rouge et du Divan japonais.

2 Depuis quelques jours, le théâtre du Rond-Point commémorait lui aussi, mais de manière moins révérencieuse, le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Freud, en proposant une « fantaisie lyrico-pseudo-psychanalytique pour chanteuse et percussionniste », Yvette et Sigmund ou les gants noirs de la psychanalyse2. Interprétée par la mezzo-soprano Hélène Delavault que connaissent bien les auditeurs de la fantasque émission de France Culture, Des Papous dans la tête, « Yvette » était, ici, aux prises avec un « Sigmund » pianiste – le percussionniste et compositeur Jean-Pierre Drouet –, les deux acteurs rivalisant de jeux de mots, de calembours, de lapsus et de traits d’esprit pour opposer les interprétations erratiques de l’un au réalisme moqueur de l’autre. À la détestation et à la violence des invectives autour du Livre noir… (Meyer 2005) publié l’année précédente, ces gants noirs préféraient, de manière toute freudienne, les vertus du mot d’esprit. De plus, le dossier de presse offrait aux spectateurs une part de l’érudition qui soutenait cette « fantaisie » : on y évoquait les circonstances qui avaient favorisé une relation « faite d’amitié, d’admiration mutuelle et peut-être d’une fondamentale incompréhension » entre Freud et Yvette Guilbert, relation illustrée par quelques extraits de lettres du savant et d’un article de l’artiste (Delavault & Drouet 2006 : 6). 3 Deux ans plus tard, Nathalie Joly reprend la forme inventée par Hélène Delavault et monte un récital-spectacle, Je ne sais quoi, en associant chansons, extraits de lettres et intermèdes dialogués. Soutenu par la Société psychanalytique de Paris, il est programmé au théâtre de la Tempête-Cartoucherie de Vincennes, puis repris en France et à l’étranger avec, parfois, la présentation d’un psychanalyste3. La publication d’un coffret associant un CD de dix-neuf chansons et un livret illustré4 – où cinq ou six lettres et une dizaine de missives échangées entre Yvette Guilbert et Sigmund Freud deviennent une « correspondance » – a prolongé le succès de ce premier épisode, bientôt suivi d’un second (En v’là une drôle d’affaire), puis d’un troisième. 4 Des divers répertoires de la chanteuse, dont elle-même, ses biographes et, plus récemment, historiennes et musicologues ont établi la complexité, n’est retenu, pour l’essentiel, que celui qui, entre 1890 et 1895, a fait sa réputation de diseuse au style distancié, exigeante en matière de qualité littéraire, séduite par le ton néomédiéval présent au Chat noir, mais soucieuse de plaire à des publics contrastés. À l’exception de celle qui nous est présentée comme la préférée de Freud – « Dites-moi que je suis belle » –, se trouve donc écarté le répertoire historique des « chansons anciennes » dont l’importance que lui accordait l’artiste est pourtant bien documentée depuis la fin des années 19805. 5 Le livret, pour sa part, adopte la forme matérielle propre aux documents qu’il reproduit : une enveloppe qui porte le cachet de la poste de St John’s Wood, un quartier central de Londres, datée du 10 juin 1938 et adressée, d’une grande écriture inclinée, un peu tremblante, à « Madame Yvette Guilbert, Paris XVII, 120 Rue de Courcelles ». Au revers, l’expéditeur s’est doublement identifié par un cachet – « PROF. Dr. FREUD » – et

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par une signature manuscrite : « Sgm Freud ». L’« enveloppe » ouverte, on découvre les portraits photographiques que les épistoliers se seraient mutuellement dédicacés durant une amitié qui, assure-t-on, a duré un demi-siècle. Mais si le portrait d’Yvette Guilbert est bien celui qu’elle a offert à Freud, qu’il a accroché à Vienne entre ceux de Lou Andreas-Salomé et de Marie Bonaparte, et emporté dans son exil londonien, quelle main a tracé en gros caractères cet anachronique « My love to Yvette 1938 » sur une photographie bien connue de Freud à sa table, une longue page à moitié écrite dans sa main légèrement levée ? Dès lors, le motif de la durable fascination de Freud pour une étrange chanteuse découverte en août 1889, en marge d’un congrès d’hypnotisme, tout comme celui d’une artiste consacrée, rétive aux considérations analytiques du « cher Professeur », seront repris avec plus ou moins d’emphase romantique ou d’ironie, à chaque compte rendu de l’un ou l’autre spectacle. 6 Quelles voies ont, donc, permis cette soudaine irruption, dans la mise en scène française de l’intimité freudienne, d’une figure féminine le plus souvent absente des biographies savantes de celui qui, rappelle-t-on encore, déclarait : « la musique, je suis presque incapable d’en jouir »6 ? À distance du récit légendaire en train de prendre corps, peut-on déterminer à quelle « Yvette Guilbert » Freud accorda son attention ? Et si toute légende a ses raisons, en quoi l’actuelle reprise d’un style de langage musical recréé au tournant du XXe siècle viendrait-elle au secours d’un type de savoir aujourd’hui particulièrement mis à mal ? 7 Tout commence par la publication du premier volume de correspondance qui inaugure, chez Gallimard, la collection « Connaissance de l’inconscient », dirigée de 1966 à 2013 par Jean-Bertrand Pontalis. Rendre accessible au public français un recueil, paru à Londres six ans auparavant7, de trois cent quinze lettres choisies par son fils Ernst L. Freud pour donner un peu de chair à la personne du savant est le premier geste d’un projet éditorial destiné à sauver la pensée freudienne d’un « psittacisme » mortifère, en retrouvant l’inspiration qui lui avait permis de soumettre à l’interprétation « les à- côtés de toute vie », la pratique religieuse, le faire créateur. Dans les quelques lignes qui situent, au rabat de la couverture, cette correspondance au sein de l’intense pratique épistolaire de Freud, l’éditeur retient Yvette Guilbert comme exemple même du destinataire inattendu parmi une centaine de correspondants, parents, amis, collègues, écrivains et savants. Mais quelle génération de lecteurs pouvait se souvenir de la chanteuse ? Quant au volume de l’échange, il était des plus minces : deux lettres, l’une datée du 8 mars 1931 à l’amie Yvette, l’autre au cher docteur Max Schiller, son mari, en date du 26 mars 1931, plus une courte missive le 24 octobre 1938. Cependant, outre l’identité de la principale destinataire qui côtoie, ici, Stefan Zweig et Romain Rolland, ces rares traces avaient de quoi intriguer les connaisseurs de l’œuvre freudienne. 8 La missive est écrite depuis l’exil londonien pour remercier ses amis d’une promesse de visite au printemps suivant. Rappelons que Freud meurt le 23 septembre 1939. Et le vieil homme malade s’autorise un double regret : « Mais, à mon âge, tout ajournement implique une triste “connotation”. Durant ces dernières années, j’ai été assez privé de n’avoir pu redevenir jeune l’espace d’une heure grâce au charme magique d’Yvette » (in Freud 1966 : 494). Cependant, à lire cette sorte d’autobiographie épistolaire, nous ne saurons rien de la manière dont avait opéré ce « charme magique ». Seul est décrit, au début du long séjour parisien en 1885 dans le service de Charcot, celui de la voix « vibrante et adorable » de Sarah Bernhardt qu’il lui semblait connaître depuis toujours (Ibid. : 192).

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9 Les deux lettres envoyées de Vienne en mars 1931 entendent répondre à un questionnement d’Yvette Guilbert que Freud reçoit comme la demande d’une artiste engagée dans l’auto-analyse de sa singularité expressive : « Si je comprends bien, vous avez l’intention, cette fois-ci, d’expliquer le secret de vos réalisations et de votre succès » (Ibid. : 441). Mais, assure-t-il, son peu de compétence dans cet art ne lui permettra que quelques indications. Extraites de tout contexte, ces lettres semblent renseigner une consultation sur le travail psychique de l’artiste à partir de la théorie qu’Yvette Guilbert s’en est forgée en tant que comédienne tout autant que chanteuse. Elles suggèrent aussi que nombreuses furent les objections qu’elle et son mari ont opposées à la généralisation que Freud n’hésite pas à établir quant à l’économie psychique de toute activité créatrice, à partir de son Léonard de Vinci. Mais le différend ne saurait entamer une relation amicale partagée. C’est à documenter la genèse et les expressions d’un attachement réciproque que s’employèrent les enquêtes qui suivirent. 10 Un psychanalyste collectionneur de photographies de la Belle Époque, une documentaliste en littérature érotique, des historiens et des historiennes de la littérature, des arts du spectacle et du mouvement freudien se croisèrent durant quelques années, dans les bibliothèques et les archives, autour d’une petite énigme qui les faisait rêver, chacun pour des raisons différentes. Une chanteuse parisienne de café- concert pouvait-elle avoir durablement ému le Maître viennois ? Et comment pouvait- elle soutenir sa part dans une version sophistiquée du paradoxe du comédien ? L’histoire culturelle, dans le même temps, invitait à interroger les divertissements populaires et les genres mineurs de la modernité musicale, qui s’internationalise, au milieu du XIXe siècle, dans les capitales européennes en faisant un détour par les États- Unis. On découvrit, alors, que la grande chanteuse avait, elle-même, beaucoup écrit et beaucoup fait pour renouveler, à plusieurs reprises, styles et répertoires. Une vingtaine d’années plus tard, un premier récit se mit en place pour entrecroiser deux vies aussi éloignées l’une de l’autre. La figure d’Yvette Guilbert y gagnait en complexité, celle de Sigmund Freud en familiarité et quelques philosophes firent de leur dialogue un symptôme à déchiffrer… à la manière lacanienne, bien sûr. Un peu plus tard encore, les historiens professionnels de la psychanalyse établirent des liens de parenté qui venaient, en partie, éclairer la genèse des relations nouées à Vienne au milieu des années 1920 et entretenues à chaque tournée de l’artiste. Que peut-on en retenir ? 11 En quelques pages publiées en 1982 dans La Nouvelle Revue française, l’historien de la littérature David Steel avait, de fait, établi l’essentiel de ce que nous savons aujourd’hui de la chronologie d’une rencontre et du faisceau de relations sociales qui a favorisé cette amitié tardive. Écrite dans un style romanesque, mais fondée sur un bon travail documentaire, la biographie de l’artiste publiée quelques années plus tard ne reproduisait pas simplement la construction autobiographique à laquelle Yvette Guilbert n’a cessé de se livrer. Elle faisait exister des mondes sociaux avec leur lot d’alliances et d’oppositions à vaincre, elle détaillait les innovations de style, les succès et les échecs d’une carrière internationale qui, entre les deux guerres, avait même eu l’ambition de réconcilier la France et l’Allemagne. Et, alors qu’Ernst L. Freud n’avait fait entendre que la réponse de Freud, on pouvait y lire quelques-unes des objections formulées par l’artiste elle-même8. 12 La jeune Yvette Guilbert que le stagiaire de La Salpêtrière a vue et entendue, en août 1889, à l’Eldorado9, sur les conseils de Madame Charcot, est en train de passer du théâtre, où elle est réduite à de petits rôles, au café-concert en se construisant une

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figure de « diseuse », distincte de celle d’Anna Judic, la vedette de ce style expressif qu’elle imitait, enfant. Sans doute le jeune médecin autrichien a-t-il été frappé par la minceur, l’allure légèrement distante et hautaine de cette chanteuse « sans voix » qui fait revivre, à sa façon, l’art du « parler chanter ». Arbore-t-elle déjà ce masque – visage livide sur lequel se détachent les yeux ronds cernés de noir et hurlent des lèvres écarlates –, a-t-elle déjà cette silhouette serpentine que va fixer Lautrec en un dessin épuré et qui feront dire aux chroniqueurs qu’elle est « une affiche vivante et macabre » ? Elle sait sûrement contraster le style comique habituel par une diction nouvelle, qu’elle définira comme « littérairement musicale » (Guilbert 1928 : 39-40) – mais ce n’est que quelques mois plus tard qu’elle proposera ce répertoire de l’avant- garde montmartroise au service duquel elle va mettre « la science d’allumer et d’éteindre les mots, de les plonger dans l’ombre ou dans la lumière, selon leur sens, de les amoindrir ou de les amplifier, de les caresser ou de les mordre, de les sortir ou de les rentrer, de les envelopper ou de les dénuder, de les allonger ou de les réduire » (Guilbert 1927 : 178). 13 Celle que le professeur Freud va voir et écouter à Vienne dans la seconde moitié des années 1920 a connu d’immenses succès, déployé une énergie inépuisable pour donner, à sa façon, une histoire à la chanson française, surmonté de nombreux échecs, survécu à une très grave maladie, offert sa voix et son jeu, ses répertoires et son érudition autodidacte aux divers publics européens et américains. L’accompagne et l’assiste partout son mari, Max Schiller – médecin d’origine roumaine dont la famille avait émigré à Berlin pour échapper aux persécutions antisémites –, rencontré à New York où, un temps, il s’occupait des carrières de Sarah Bernhardt et d’Eleonora Duse, et qu’elle a épousé à Paris, en pleine affaire Dreyfus. Celui-ci a une nièce, Eva Rosenfeld, qui fait des études de psychologie à Vienne et devient l’amie d’Anna Freud qui l’introduit dans sa famille. C’est elle qui fait savoir à sa tante, lors d’un séjour à Paris en 1926, qu’elle a un grand admirateur en la personne de Sigmund Freud. Selon un usage bien établi entre célébrités, l’artiste et le professeur échangent leurs photographies dédicacées et, à chaque tournée annuelle à Vienne, les Freud sont invités au concert et à l’hôtel Bristol où logent l’artiste et son mari. Freud consigne soigneusement les dates de ces soirées dans ses agendas, de brèves allusions dans sa correspondance avec ses plus fidèles disciples témoignent de son plaisir et de son attachement10. À l’automne 1927, il assiste aux trois représentations « sur un siège offert par elle au premier rang » et déclare à Max Eitingon qu’il a « savouré tout à fait extraordinairement » ces soirées (Freud & Eitingon 2009 : 539)11. À Ferenczi, il écrit, le 13 décembre 1929 : « En novembre j’ai entendu ma chère Yvette – vous savez comme nous nous entendons bien – chanter avec ses accents inimitables : “J’ai dit tout ça ? C’est possible, mais/je ne me souviens pas” ». Les concerts exceptionnels des 16 et 17 mars 1930, donnés à guichets fermés sont l’occasion d’une nouvelle visite mais, malade, Freud ne pourra répondre à l’invitation du 30 novembre. À chaque fois, des fleurs accueillent l’artiste qui répond, à son tour, « dans son style très fleuri, riche en soulignements et en points d’exclamation ». Et d’expliquer encore à Esti, sa belle-fille, en ce 22 janvier 1939 : « Je ne peux me souvenir d’avoir été dérangé par le public lors d’une conférence d’Yvette. J’ai été à plusieurs reprises chez elle aussi longtemps que je l’ai encore pu »12. 14 Freud accepte aussi de prendre Eva en analyse durant deux mois, en 1929, à raison de six séances par semaine. Elle mettra sa formation d’analyste au service des jeunes

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enfants, en ouvrant avec Anna Freud l’école de Hietzing, puis un foyer pour enfants à Londres, dès les premiers bombardements d’octobre 1940. 15 Mais quel répertoire chante Yvette Guilbert à Vienne, entre les deux guerres ?13. Pour son retour dans la capitale autrichienne qui lui est familière, elle s’est voulue l’ambassadrice d’une réconciliation entre les nations, en invitant un philologue de l’université à tenir une conférence savante, en allemand, sur les troubadours, qu’elle illustrerait par des chansons en ancien français et en latin. Elle entend aussi associer la chanson populaire à ce qu’elle appelle « les grands classiques » en se faisant accompagner, dans un théâtre, par La Société des instruments anciens14 de Paris, tandis que dans un autre, elle propose son répertoire moderne « Montmartre en Ballade ». En somme, sur le modèle des récitals historiques qu’elle a commencé à donner, avant guerre, au théâtre de La Bodinière et qu’elle a poursuivis dans ce qu’elle qualifie de seconde carrière, elle conserve son ambition de restituer à la voix chantée les résultats les plus neufs de la recherche philologique et ethnographique en intégrant, désormais, le répertoire d’un moment de sa vie dans une plus vaste histoire musicale (Waeber 2011). 16 Quelle est, alors, la requête à laquelle répondait Freud dans cette lettre du 8 mars 1931, qu’Ernst L. Freud avait choisi de rendre publique en 1960 ? Dans ses mémoires, qui dessinent à grands traits sa première vie d’ouvrière parisienne, elle avait elle-même fait de l’atelier de couture le lieu d’où elle puisait sa science des désirs et des désordres féminins15. Elle avait aussi identifié un événement originel qui pouvait motiver ces fameux gants noirs qui identifiaient sa silhouette16. Alors qu’elle sollicitait, habituellement, de savants philologues, des musiciens, des poètes, que pouvait attendre celle qui voulait, à sa façon, faire œuvre éducative, voire moralisatrice, de celui qui savait, d’une autre façon, « allumer et éteindre les mots » ? Yvette Guilbert annonçait au cher Professeur qu’elle voulait donner une suite à ses mémoires, sous la forme de lettres d’amour envoyées par ses admirateurs. Mais du Professeur à qui elle avait dédicacé tous ses livres sans lire les siens, c’est un accord intellectuel qu’elle entendait obtenir : « Quelle impression avez-vous ressenti en m’écoutant ? Dans mon prologue que je vous envoie, trouvez-vous que je sois juste avec moi-même ? Ou suis-je dupe de moi-même ? »17. Tout comme l’annonce d’une « correspondance » inédite de Freud fait, aujourd’hui, partie des techniques de promotion d’un produit culturel, Yvette Guilbert songerait-elle, seulement, à ajouter un témoignage prestigieux à tous ceux qu’elle rassemble pour composer une forme élégante de « réclame » ? De fait, elle veut « s’expliquer elle-même ». Mais on ne s’adresse pas impunément au Maître de la psychanalyse pour élucider l’essence d’une « technique séductrice ». Freud prend la peine de lire le prologue où elle définit sa visée en tant qu’artiste – « n’être plus qu’une onde anonyme et sonore : la vie qui chante » – et la technique pour y parvenir : « m’escamoter, disparaître, devenir les brouillards ! » (Scheidhauer 2010 : 71). Et il répond, en effet, non pour occuper le rôle de faire-valoir qui semble lui être proposé, mais pour récuser une psychologie de l’acteur enfermée, depuis Diderot, dans l’opposition du « jouer d’âme » et du « jouer d’intelligence » : « […] l’idée de l’abandon de sa propre personnalité et son remplacement par une personnalité imaginaire ne m’ont jamais complètement satisfait […]. Je suppose plutôt qu’il doit s’y ajouter un mécanisme contraire. La personnalité de l’artiste n’est pas éliminée, mais certains éléments, par exemple des prédispositions qui ne sont pas parvenues à se développer ou des motions de désir réprimées, sont utilisées pour composer le personnage choisi et parviennent ainsi à s’exprimer et à

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lui donner un caractère d’authenticité. C’est beaucoup moins simple que la “transparence” du propre moi que vous mettez en avant. Je serais naturellement très curieux de savoir si vous arrivez à déceler quelques traces de cet autre état de choses. En tout cas, il ne s’agit que d’une contribution pour résoudre le beau mystère suivant : pourquoi frémit-on en entendant La Soûlarde ou pourquoi répond- on “oui” avec tous ses sens à la question : “Dites-moi si je suis belle”, mais on en sait si peu là-dessus »18. 17 La réponse d’Yvette Guilbert oppose une série d’objections : « Non je ne crois pas que ce qui sort de moi en scène soit le “surplus” supprimé et employé […]. Je pourrais être la Tzarine, le Tzar, saint François d’Assise si un texte m’est donné pour les exprimer, j’en éprouverais le côté physique, par l’habitude de transporter du cerveau à ma chair, tout ce que j’ai à faire voir à mon public »19. 18 Et de développer longuement ce qu’elle appelle son « œil », pour assimiler son travail d’observation à celui du peintre. Mais la fin de cette lettre véhémente ne donnerait-elle pas raison à Freud ? : « C’est à moi que je pense quand j’exprime la douleur, de la cause et l’effet. Je suis souvent toute nue sur la scène, et je m’offre déshabillée de tous les mensonges… Pétrie des péchés de l’univers, j’ajoute ceux des autres aux miens, je m’y adapte. Mais ils ne sont pas des “supprimés” »20. 19 Max Schiller a pris la peine d’envoyer à Freud une traduction allemande de cette lettre et il entre à son tour dans la discussion pour invoquer les dizaines de figures féminines ou masculines que l’actrice fait exister sur scène. « Les artistes sont pleins d’électricité », disait son épouse. Étonnante formule qu’il s’efforce, à son tour, de déplier en termes plus « éteints ». Ne sont-ce pas sa formidable énergie de concentration, sa sensibilité, son extraordinaire capacité d’observation qui expliquent, bien mieux que des désirs réprimés, le talent de celle qu’il désigne non comme sa femme, mais comme « l’exemple “Yvette Guilbert” » ? En somme, une invitation à ajouter un nouveau « cas » aux études freudiennes où, comme pour l’interprétation des rêves, la théorie serait le résultat d’une élaboration interactive21. Freud, comme de coutume, n’a nullement l’intention de se « montrer accommodant » : « L’idée que les productions des artistes sont conditionnées de l’intérieur par les impressions de leur enfance, la destinée, les refoulements et les déceptions a déjà contribué à éclairer bien des faits, et c’est pourquoi nous en faisons grand cas »22. 20 Mais, tout en réaffirmant la thèse canonique, c’est le registre amical qu’il entend préserver : « Je sais que les analyses qu’on ne désirait pas sont irritantes et je ne voudrais rien faire qui puisse troubler la cordiale sympathie de nos relations »23.

21 Au prestigieux témoignage qu’elle n’a pu obtenir, Yvette Guilbert substituera quelques années plus tard une version personnelle de cette ébauche de discussion dans une rubrique – « Les Jeudis d’Yvette » – qu’elle tient irrégulièrement dans le journal Ce Soir, créé par le Parti communiste en 1937, au temps du Front populaire et de la guerre d’Espagne24. « Le complexe de l’acteur » participe de cette éducation populaire et de cette voix des femmes qu’elle défend à travers la chanson française qui commence, pour elle, « aux temps gothiques » : « C’est à Freud que je dois de m’être vue sous la forme “d’un hôtel meublé” dont le propriétaire tire profit des habitants. Mes locataires, mes prisonniers à moi sont si nombreux qu’ils ont une richesse unique, tous les enfers et tous les paradis avec cette grouillante humanité logée en soi ! L’interprète que je suis se trouve dépositaire de beaucoup de péchés. Je vous les chante et je sens à ce jeu que je m’en purifie. Merci ! »25.

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22 Sur la route de l’exil, arrivés à Paris en juin 1938, les Freud passent une mémorable soirée dans le salon de Marie Bonaparte, en compagnie de quelques rares invités parmi lesquels Ernest Jones, Yvette et Max. Ils ont ri, une nouvelle fois, aux histoires électriques que raconte celle qui sait si bien exploiter les ressources cachées de la langue pour « créer un ciel là où il y eut un enfer ». Sur l’invitation de Jones, la diseuse reprend quelques-unes des chansons préférées de Freud : Il était seul, Le nombril en forme de cinq26. Peut-être a-t-il encore dit « oui » avec tous ses sens à cette modulation vocale qui, par-delà toutes les pertes, toutes les séparations, préservait un peu d’humanité : « Dites, dites, dites, dites-moi / Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle, moi ? ».

“De tout mon cœur au grand Freud !, Yvette Guilbert, 6 mai 1939”

Photographie dédicacée par Yvette Guilbert pour Sigmund Freud (d.r.)

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ANNEXES

SON NOMBRIL (Monologue de Blaise Petiveau, 1904) Elle avait le nombril en forme de cinq Et n’en était d’ailleurs pas plus fière pour ça. On la voyait tous les matins Tuer le ver avec les copains Sur le zinc, Ainsi que vous et moi, très simplement ! Et nul, en la voyant, simple, lever son verre, N’aurait pu se douter que l’accorte commère Avait le nombril en forme de cinq.

Ah ! qui vous chantera, fleurs mystiques, écloses Parmi les chairs nacrées aux ivoires troublants ? Quel poète dira, nombrils, nénuphars roses, Le nonchaloir exquis qui mollement vous pose Sur le lac pur des ventres blancs ?

Elle avait le nombril en forme de cinq. Une autre aurait fait des manières, Une autre aurait fait du chichi, Aurait cherché, à s’exhiber aux Folies Bergère Ou bien encore au Casino de Paris. Elle, pas du tout. Et quand, en souriant, Un ami lui disait : “Fait donc voir ton nombril ?” Elle se dégrafait sans se faire de bile Et montrait son nombril Ainsi que vous et moi, très simplement ! Elle était si douce et simple !

Quel poète dira l’ironie décevante De cet œil goguenard que Dieu nous mit au ventre, Comme les architectes dans les maisons Mettent une rosace au plafond ?

Elle avait le nombril en forme de cinq. Une autre aurait affiché la prétention D’être le clou tant cherché d’une exposition. Elle, pas du tout. Elle allait aux expositions sans pose, Avec son petit chapeau de paille noire à rubans roses : Son nombril ne lui faisait pas du tout tourner la boule, Et si dans les flots pressés de la foule, Quelque vieux marcheur lui pinçait les fesses (Elle est si débauchée aujourd’hui la jeunesse), Elle préférait se laisser faire sans rien dire, Ainsi que vous et moi, se contentant d’en rire, Je dois même ajouter qu’elle y prenait plaisir. Elle était si douce et si simple !

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Une autre serait morte d’une façon tragique, Aurait cherché quelque suicide dramatique, Histoire de défrayer longuement la chronique. Elle, pas du tout. Elle mourut dans son lit Ainsi que vous et moi, munie, (Faut-il pas qu’en fidèle historien je le dise) Munie des sacrements de l’Église.

Quel poète dira vos formes tant diverses, Nombrils ? Nombrils corrects, nombrils à la renverse Nombrils en long des faméliques, Nombrils en large des grosses dames apoplectiques, Nombrils en porte cochère Comme en ont trop souvent les accortes bouchères, Nombrils troublants des folles filles de l’Espagne, Nombrils gras et béats des curés de campagne, Nombrils effarés des timides épouses, Nombrils des gros rentiers, larges comme des bouses, Nombrils rusés, nombrils malins Qui avez l’œil américain ; Nombrils, moulés ainsi que de petites crottes, Qui parez l’abdomen des vierges Hottentotes ; Nombrils mi-clos, nombrils entrebâillés (Il faut pourtant qu’une porte soit ouverte ou fermée), Nombrils en ronds, nombrils en boule, Nombrils gros comme des ampoules, Et vous, nombrils en cul-de-poule ! En l’avril d’un babil puéril et subtil, Ah ! qui vous chantera, nombrils ?

Elle avait le nombril en forme de cinq. Une autre aurait désiré qu’on la mît en terre Avec le concours d’un de ces messieurs du ministère, Qu’il y eut des discours, des musiques. Elle, pas du tout. Ce fut simple et banal. Il n’y eut même pas un conseiller municipal, Mais deux ou trois amis, quelques parents et l’ecclésiastique.

Et, quand le tabellion ouvrit son testament, Il lut ces quelques mots profondément touchants : “Je, soussignée, désire et veux que mon nombril Serve de numéro à quelque automobile”. LA SOÛLARDE (Jules Jouy / Eugène Poncin, 1897) On n’lui connaît aucun parent À Clichy pour cent francs par an Elle couche par terre dans une mansarde, La soûlarde

Dès le matin on peut la voir Sur le pavé sur le trottoir Cheminer la mine hagarde, La soûlarde

Un ancien châle à même la peau

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coiffée d’travers d’un vieux chapeau En marchant toute seule elle bavarde, La soûlarde

Les mastroquets les rigolos Sur le seuil de leur caboulot Se disent “elle a sa cocarde”, La soûlarde

Chien égaré cherchant son trou Escorte ainsi qu’une garde Elle bénira la camarde, La soûlarde

Un tas de gamins l’entourant Criant chantant sautant courant Et portent ainsi qu’une garde, La soûlarde.

Mais elle, indifférente à tout Va devant elle n’importe où Alors de cailloux on bombarde, La soûlarde

Sensible à ce brutal affront Du sang lui coulant sur le front Elle se retourne et regarde, La soûlarde

Tous interrompant leur lazzi Filent, le cœur d’effroi saisi Devant les regards que leur darde, La soûlarde

Au milieu des passants surpris Baladant l’vice en cheveux gris “Pour sûr elle est vraiment tocarde”, La soûlarde

Pourtant ouvrier ou gamin, Laisse-la passer son chemin ! Qui sait le noir secret que garde, La soûlarde

Peut-être que pleurant un fils Songeant au bonheur de jadis Un soir, elle trouve que sa fin tarde, La soûlarde

Quand la mort qu’elle appelle En vain brisera son verre de vin Elle bénira la camarade, La soûlarde DITES-MOI QUE JE SUIS BELLE (E. Deschamps / Anonyme, XIVe siècle)

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Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle ? Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle, moi ?

Il me semble, à mon avis, Que j’ai beaux traits et doux vis Et la bouche vermeillette

Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle ? Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle, moi ?

J’ai verts yeux et fins sourcils Le chef blond, le nez très vif Blanc menton, blanche gorgette

Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle ? Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle, moi ?

J’ai menton bourré de gris Robes brodées de haut prix Cheveux de couleurs assortis à mes toilettes

Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle ? Dites, dites, dites, dites-moi Suis-je, suis-je, suis-je, suis-je belle, moi ?

C’est un monde interdit Que d’avoir femme sosie Aussi charmante aussi cosette… À SIGMUND FREUD 120, rue de Courcelles Tél. carnot 28-79 Paris XVIIe 28 février 1931 Mon cher Professeur Je vais faire un nouveau livre qui fera suite à « mes mémoires » et qui aura pour titre : Mes lettres d’amour – ce que moi, j’appelle mes lettres d’amour, et qui viennent de ceux et celles qui assistent à mes concerts*. Quelle impression avez-vous ressenti en m’écoutant ? Dans mon prologue que je vous envoie, trouvez-vous, que je sois juste avec moi-même ? Ou suis-je dupe de moi-même ? Quatre lignes en allemand (mon mari me les traduira) me feraient folle de joie ! Mes mains dans les vôtres fidèlement. Yvette Guilbert

* * *

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À YVETTE GUILBERT Vienne IX, Berggasse 19, le 8 mars 1931 Chère amie, Je voudrais bien être auprès de vous quand votre cher mari** vous traduira cette lettre car, à cause de mon mauvais état de santé, j’ai bien peu profité de votre dernier séjour à Vienne. J’ai été heureux d’apprendre que vous projetez d’écrire à nouveau quelque chose sur vous. Si je comprends bien, vous avez l’intention, cette fois-ci, d’expliquer le secret de vos réalisations et de votre succès, et vous vous dites que votre technique consiste à reléguer complètement à l’arrière- plan votre propre personnalité et à la remplacer par le personnage que vous représentez. Vous désirez maintenant que je vous dise si ce processus est plausible et s’il s’applique bien à vous. Je voudrais m’y connaître mieux en votre art et je vous dirais alors certainement tout ce que je sais. Comme je ne suis pas très compétent, je vous prie de vous contenter des indications suivantes. À mon avis, ce que vous considérez comme le mécanisme psychologique de votre art a été affirmé très souvent, peut-être généralement. Mais l’idée de l’abandon de sa propre personnalité et son remplacement par une personnalité imaginaire ne m’a jamais complètement satisfait. Cela ne nous dit pas grand’chose, ne nous apprend pas comment on y arrive et surtout ne nous explique pas pourquoi telle personne réussit beaucoup mieux qu’une autre à réaliser ce à quoi prétendent tous les artistes. Je suppose plutôt qu’il doit s’y ajouter un mécanisme contraire. La personnalité de l’artiste n’est pas éliminée, mais certains éléments, par exemple des prédispositions qui ne sont pas parvenues à se développer ou des motions de désir réprimées, sont utilisés pour composer le personnage choisi et parviennent ainsi à s’exprimer et à lui donner un caractère d’authenticité. C’est beaucoup moins simple que la « transparence » du propre moi que vous mettez en avant. Je serais naturellement très curieux de savoir si vous arrivez à déceler quelques traces de cet autre état de choses. En tout cas, il ne s’agit que d’une contribution pour résoudre le beau mystère suivant : pourquoi frémit-on en entendant La Soûlarde ou pourquoi répond-on « oui » avec tous ses sens à la question : « Dites-moi si je suis belle », mais on en sait si peu là-dessus. En cordial souvenir de tout ce que votre lettre a réveillé en moi et avec mes amicales pensées pour vous et pour l’oncle Max. Votre Freud

* * *

À SIGMUND FREUD 14 mars 1931 Mon cher grand ami, Merci pour votre lettre. Non, je ne crois pas que ce qui sort de moi en scène soit le « surplus » supprimé et employé, car si la vie m’a fait connaître beaucoup de choses j’en ignore encore tellement ! Et pourtant je saurais les imaginer sans les avoir « ressenties ». Je pourrais être la Tzarine, le Tzar, saint François d’Assise si un texte m’est donné pour les exprimer, – j’en éprouverais le côté physique, par l’habitude de transporter du cerveau à ma chair, tout ce que j’ai à faire voir à mon public. C’est par les yeux, qu’on apprend le plus de la vie des autres. Mon œil à moi, est mon grand révélateur. Je vois – je pense – je conclus – tout cela très vite. Mes connaissances sont celles de tous les êtres humains qui ont connu la pauvreté, l’amour, la maladie, et toutes les luttes pour

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vaincre ces 3 dangers. Je n’ai pas toutes les vertus, ni tous les vices humains, mais ma sensibilité, mon œil de peintre m’aident à tout deviner de ce que je ne connais pas – et à révéler tout ce que je connais. Je crois moi au contraire que c’est ce que nous n’avons pas encore été, qui nous facilite en art le moyen de le devenir, pour le public. Les artistes sont pleins d’électricité… L’atmosphère par exemple m’indique « physiquement » l’arrivée de la neige, de la pluie. Un visage m’indique sa sympathie pour moi, ou le contraire. Je sens très bien à l’approche d’un être s’il est sincèrement mon ami – ou simplement aimable… Mon âme (ce que je crois être mon âme) me pousse toujours à vouloir « être belle », c’est un orgueil ? Peut-être ! Mais je l’ai cultivé en moi, et j’essaie toujours d’arracher les cochonneries humaines et habituelles de « cette âme ». Je n’ai jamais eu de vices – J’ai eu des lâchetés, des faiblesses dont j’ai tant souffert que lorsque j’ai à les interpréter chez les autres, chez les héros de mes chansons j’en ressens une pitié mêlée d’un peu de mépris. Et c’est à moi que je pense quand j’exprime la douleur, de la cause et l’effet. Je suis souvent toute nue sur la scène, et je m’offre déshabillée de tous les mensonges. Nu mon cœur nue mon âme. Nu mon esprit. Nu mon tempérament. Nu mon caractère. Pétrie des péchés de l’univers, j’ajoute ceux des autres aux miens, je m’y adapte. Mais ils ne sont pas des « supprimés » ; non ! non ! Ils ne furent jamais miens ! Je deviens en scène ce que je veux devenir par une force de volonté cérébrale artistique et si j’arrive (dites-vous) à être Belle quand je chante : dites-moi si je suis belle – c’est que mon cerveau sait ce qui me manque pour l’être et je crée « l’illusion ». Et puis… tout cela au fond c’est un tel mystère… n’est-ce pas mon cher et (grand ?) ami… ? Nous sommes des animaux bien compliqués et à la fois bien simples… La grande bataille, c’est la recherche du Bonheur dans la vérité. Je ne voulais que la vérité – et je n’ai trouvé qu’une vérité – par ci… par là… et qui durait si peu de temps. J’étais née pour les « Éternités » les absolus – les exagérations en tout ! Et les humains sont si pauvrement pourvus… J’ai su faire mon bonheur de ce qu’ils m’ont donné pourtant – à vous mon ami Freud toute mon amitié loyale et sûre. Yvette Guilbert

* * *

À MAX SCHILLER Vienne IX, Berggasse 19, le 26 mars 1931. Cher Docteur, Il est vraiment très intéressant pour moi de devoir défendre mes théories contre Mme Yvette et l’Oncle Max. J’aurais seulement voulu que ce ne fût pas par écrit malgré ma mauvaise élocution et mon ouïe qui baisse de plus en plus. Et vraiment je n’ai nullement l’intention de me montrer accommodant sur beaucoup de points, si ce n’est en avouant que nous savons bien peu de chose. Un exemple : ces derniers jours, Charlie Chaplin était à Vienne et j’ai failli le voir, mais il faisait trop froid pour lui et il s’est hâté de repartir. C’est incontestablement un grand artiste ; bien sûr, il joue toujours un seul et même rôle, celui du garçon souffreteux, pauvre, sans défense, maladroit, mais pour qui finalement tout tourne bien. Or, pensez-vous que, pour jouer ce rôle, il lui faille oublier son propre moi ? Au contraire il ne représente jamais que lui-même, tel qu’il était dans sa pitoyable jeunesse. Il ne peut se débarrasser de ces impressions et, aujourd’hui encore, cherche un dédommagement pour les privations et les humiliations de cette époque. Son cas est, pour ainsi dire, particulièrement simple et transparent. L’idée que les productions des artistes sont conditionnées de l’intérieur par les impressions de leur enfance, la destinée, les refoulements et les déceptions, a déjà contribué à éclairer bien des

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faits, et c’est pourquoi nous en faisons grand cas. Je me suis attaqué une fois à l’un des plus grands artistes dont on ne sait malheureusement que trop peu de chose, à Léonard de Vinci. J’ai pu du moins faire admettre comme vraisemblable que la Sainte Anne avec la Vierge et l’Enfant, que vous pouvez aller voir au Louvre tous les jours, ne saurait être comprise que si l’on connaît les particularités de l’enfance de Léonard. Il est possible qu’il en aille de même pour d’autres choses. Vous me ferez maintenant remarquer que Mme Yvette ne joue pas toujours le même rôle, qu’elle incarne avec la même maîtrise toutes sortes de personnages : des saints, des pécheurs, des coquettes, des femmes vertueuses, des criminelles et des ingénues. C’est vrai et cela témoigne d’un psychisme extraordinairement riche et d’une grande faculté d’adaptation. Mais je n’hésiterais pas à faire remonter tout ce répertoire aux expériences et aux conflits de ses années de jeunesse. Il serait tentant de continuer sur ce sujet, mais quelque chose me retient. Je sais que les analyses qu’on ne désirait pas sont irritantes et je ne voudrais rien faire qui puisse troubler la cordiale sympathie de nos relations. Avec mon souvenir amical pour vous et pour Mme Yvette. Votre Freud À SIGMUND FREUD Hotel Bristol Wien 2 décembre 1931 Cher grand Professeur Freud Je vous remercie mille fois des jolies fleurs envoyées hier ! Et je remercie votre chère femme de son adorable cadeau russe !! Comment vous dire bien toute ma gratitude pour vos gentilles marques de sympathie ? Cher Professeur Freud je suis heureuse de vous avoir vu libéré de vos épreuves de santé, car le monde a longtemps encore besoin de votre science et de votre secours. Je suis allée voir votre ami Robinson mais il faudrait rester quelques jours en traitement à Vienne, et je ne le peux pas ! ! ! Mes contrats de concerts m’en empêchent et je dois rentrer à Paris. Encore merci à vous, et à Madame Freud pour vos affectueuses sympathies. Mon mari se joint à moi, pour vous envoyer nos plus dévoués sentiments. Yvette Guilbert

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À SIGMUND FREUD Carlton Hotel London S.W. 1 23 mai 1939 Dear great friend What a pity I am not free tomorrow at your time ! I know, that your are in convalescence and much better so, with at last, the beautiful weather coming, you will find soon your wonderful tranquillité. All your friends think of you with tenderness. I will come back soon, and I hope then, to have more liberty, and to see you ; My husband and I, send to you their best pensées and good wishes for your health. Amitiés à vous tous Votre Yvette

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Lettres des 28 février, 14 mars, 2 décembre 1931 et du 23 mai 1939 (© Archives Freud, The Library of Congress, Washington ; Freud Museum London – Sigmund Freud Copyrights) Lettres des 8 et 26 mars 1931 (© Éditions Gallimard)

NOTES

1. Théâtres de la psychanalyse entre Vienne et Paris, Maison de la Mutualité, samedi 18 novembre 2006, 19h45. La Société psychanalytique de Paris ayant déposé ses archives au département des archives privées du Centre historique des Archives nationales, celui-ci apparaît comme coorganisateur d’un colloque et d’une soirée qui célèbrent conjointement la naissance de Freud (1856) et la fondation de la SPP (1926). 2. Du 14 novembre au 23 décembre 2006. 3. Par exemple, Jean-Max Gaudillière présente le récital le 15 décembre 2012, au théâtre de la Madeleine. 4. Je ne sais quoi. Nathalie Joly chante Yvette Guilbert, accompagné du Livret de la correspondance avec Freud, Seven ZiK-Marche la Route, 2008. 5. Le répertoire retenu est fondé, pour l’essentiel, sur les textes de Paul de Kock et Léon Xanrof. Sur les activités modernistes du Chat noir et la figure de « diseuse » incarnée par Yvette Guilbert, cf. Michela Niccolai (2012). La biographie de Claudine Brécourt- Villars (1988) documente le travail d’érudition déployé par Yvette Guilbert. Jacqueline Waeber (2011) défait la construction de deux carrières successives, centrée l’une sur la chanson moderne, l’autre sur la chanson médiévale. 6. Remarque faite au détour de l’analyse du Moïse de Michel-Ange (in Freud 1971 : 9). 7. Cf. Freud (1966). Il s’agit de la traduction française de Briefe 1873-1939, Frankfurt-am- Main, Fisher, 1960 (Sigmund Freud Copyrights Ltd, London, 1960). 8. David Steel s’appuie surtout sur la biographie de l’artiste par Bettina Knapp & Myra Chipman (1966). Des extraits de cette lettre, adressée à Sigmund Freud et datée du 14 mars 1931, sont publiés par Claudine Brécourt-Villars (1988 : 320-321) ; on les trouvera reproduits à la fin de cet article. 9. La « Comédie française de la chanson », aux yeux de la jeune chanteuse qui présente un air d’opérette – Un gamin de Paris – pour son audition ; cf. Yvette Guilbert (1927 : 48). 10. Entre 1929 et 1931, cf. Freud (1992 : 47, 61, 87, 114, 135, 192, 240). 11. Notons que Freud a en projet un essai sur l’humour. 12. Ernestine est l’épouse de son fils Martin (in Freud 2012 : 192). 13. L’enquête reste à faire sur le répertoire de ces concerts autrichiens de la seconde moitié des années 1920. Les quelques indications fournies par les agendas de Freud attestent de plusieurs répertoires : les concerts des 16 et 17 mars 1930 ont pour thème « la vie de la rue à Paris », tandis que celui du 30 novembre 1932 associe conférence et chansons historiques. Les notations qui suivent se fondent, pour l’essentiel, sur un second volume de mémoires (Guilbert 1929). 14. Fondée en 1901 par Henri Casadesus et dissoute en 1939. Elle fait connaître le répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles sur des instruments anciens.

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15. « C’est sûrement de ce milieu que mon art de chanteuse apprit ses accents les plus profonds, les plus humains, les plus sincères, car j’ai connu toutes les détresses de la vie » (Guilbert 1927 : 23-26). 16. L’épisode des gants noirs de son institutrice fait l’objet d’un récit sur le mode d’une association d’idées permettant de retrouver un souvenir (Ibid. : 72-74). 17. Dans la Correspondance (cf. le livret du coffret Je ne sais quoi…, op. cit. : 13), cette lettre du 28 février est tronquée. Voir sa traduction anglaise dans Bettina Knapp & Myra Chapman (1964 : 332-333). 18. Lettre du 8 mars 1931 (lettre 261, in Freud 1966 : 441-442). 19. Lettre du 14 mars 1931 (Brécourt-Villars 1988 : 320-321). 20. Cf. Correspondance…, dans le livret du coffret Je ne sais quoi…, op. cit. : 16-17. 21. Cette dimension interactive est mise en évidence à partir d’un examen des multiples éditions qui ont précédé la version fixée ; cf. Lydia Marinelli & Andreas Mayer (2009). 22. Lettre du 26 mars 1931 à Max Schiller (lettre 262, in Freud 1966 : 442-443). 23. Ibid. : 443. 24. Cet engagement militant n’a, à ma connaissance, fait l’objet d’aucune étude. La première chronique est consacrée au récit d’une vente d’autographes pour « Les petits d’Espagne ». 25. L’article longuement mentionné par Claudine Brécourt-Villars (1988 : 323-324) est intégralement reproduit par Marcel Scheidhauer dans un livre rédigé en 2002 et publié à titre posthume (2010 : 75-76). L’auteur a disposé du dossier « Yvette Guilbert-Sigmund Freud » constitué aux Archives Freud, The Library of Congress de Washington et au Freud Museum de Londres. 26. Soirée documentée par Bettina Knapp & Myra Chipman (1964 : 349), repris par David Steel (1982 : 80). À peine arrivé à Londres, Freud remercie Marie Bonaparte : « la journée passée chez vous à Paris a rétabli notre dignité et notre bonne humeur » (Schur 1975 : 594). *. La suite de la lettre est tronquée ; cf. note 17, p. 88. **. Dr Max Schiller, appelé Oncle Max dans le cercle d’amis (voir la lettre du 26 mars 1931).

RÉSUMÉS

La célébration parisienne du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Freud, en novembre 2006, a fait surgir une nouvelle figure féminine, le plus souvent ignorée des biographies savantes, et plutôt associée au café-concert qu’à la psychanalyse. Que demandait à Sigmund Freud la grande chanteuse Yvette Guilbert qui se voulait « la vie qui chante » ?

“Cher grand Professeur Freud” The celebration of the 150th anniversary of Freud’s birth, in November 2006 in Paris, brought to

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light a new female figure who had been overlooked in most academic biographies and was associated more with cafés-concerts than with psychoanalysis. What did the great singer Yvette Guilbert, who portrayed herself as « life that sings », ask Sigmund Freud ?

INDEX

Keywords : Yvette Guilbert, Sigmund Freud, Psychoanalysis, Correspondence, Actor Mots-clés : Yvette Guilbert, Sigmund Freud, psychanalyse, correspondance, acteur

AUTEUR

GIORDANA CHARUTY

École pratique des hautes étudesLaboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture, Paris

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Cette chanson est pour vous, Madame... Les années chanson française de Django Reinhardt, 1933-1936 “Cette chanson est pour vous, Madame...”. Django Reinhardt’s French Popular Music Years, 1933-1936

Patrick Williams

Une version de la première partie de ce texte a été publiée, en janvier 2010, dans le numéro hors- série Django 1910-2010 de Guitarist Acoustic Magazine, à l’occasion du centenaire du guitariste (« Cette Chanson est pour vous : étude sur Django et les chanteurs/chanteuses de variété française entre 1933 et 1936 », pp. 8-13). Ce texte a également servi de support à l’exposé présenté au séminaire « Chant, poésie et mythe populaires » du duo Daniel Fabre-Jean Jamin, à l’École des hautes études en sciences sociales, le 13 avril 2012.

1 DJANGO REINHARDT (1910-1953) a découvert la musique dans l’orchestre de son père. La caravane manouche allait de ville en ville, donnant des représentations où se mêlaient musique, danse, numéros d’acrobates et de funambules, tours de magie, saynètes de théâtre dans des salles d’auberge, sur des places publiques, sur des tréteaux dressés à l’occasion d’une fête de village... En même temps, l’enfant s’essayait à la mandoline, à la guitare, au violon et apprenait à connaître les routes d’Europe (et au-delà) : il est né à la Mare au Flachs (« Mare aux Corbeaux »), un lieu-dit près du bourg de Liberchies, dans la province du Hainaut, en Belgique, et la seule photographie que nous possédions de cet orchestre a été prise à Alger, en 1915, Django avait cinq ans. Elle nous montre les membres de la famille posant avec leurs instruments : des guitares, des violons, une contrebasse (et dans un coin de la scène, le père assis devant un piano invisible). On se plaît alors à imaginer une trajectoire qui aurait conduit Django des jours obscurs de la musique sur les routes – le chapeau ou la soucoupe que l’on passe parmi le public à la fin de chaque morceau – aux lumières de la renommée avec les premiers succès du Quintette du Hot Club de France : d’un orchestre à cordes à un autre orchestre à cordes.

2 Mais les choses ne se sont pas passées comme cela. Quand la roulotte s’arrête aux portes de Paris, dans ce territoire interlope qu’on appelle la zone, c’est aux côtés des caïds de l’accordéon – le musette, genre nouveau, triomphe – que le jeune virtuose se

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forge une réputation ; il joue alors du banjo à six cordes, instrument moins subtil que la guitare mais plus puissant. Son ascension est stoppée en novembre 1928 par les terribles brûlures qu’il subit lors de l’incendie de sa roulotte. Il faudra plus de trois ans de soins et de rééducation pour qu’il retrouve toutes ses facultés et qu’il rejoue de la guitare. Comme avant ? On ne le saura jamais : l’annulaire et l’auriculaire de la main gauche ont perdu toute mobilité. Durant les mois partagés entre les séjours à l’hôpital et les retours à la roulotte de sa mère, Django a inventé pour lui-même une nouvelle technique, adaptée à son infirmité. Quand, en 1933, il réapparaît dans les studios d’enregistrement, il accompagne chanteuses réalistes et chanteurs de charme, célèbres ou pas, talentueux ou pas, sensibles aux échos du « jazz nègre », comme on disait alors, ou pas. C’est en cette compagnie qu’il passe de la musique de danse populaire à ce que nous appellerions aujourd’hui la variété ; qu’il bascule aussi dans le métier. Et, jusqu’à la fin de 1936, il va alterner les prestations avec ces vocalistes, les premières gravures et les premiers concerts avec le Quintette à cordes, les collaborations comme sideman dans les toutes nouvelles formations de jazz composées de musiciens français (« Michel Warlop et son Orchestre ») ou dans les ensembles qui creusent un sillon entre jazz et variété (« Patrick et son Orchestre de danse » – « Patrick » est le tromboniste André Paquinet). Le jazz est dans l’air ; chacune de ces formations en propose une déclinaison qui affirme son originalité par rapport aux modèles américains. On y aperçoit ceux qui deviendront les premières figures du jazz à la française, s’appariant dans différentes configurations au gré des séances d’enregistrement : Django Reinhardt et Stéphane Grappelli bien sûr (ce dernier aussi souvent pianiste que violoniste), et Michel Warlop, André Ékyan, Alix Combelle, Noël Chiboust, Alex Renard, Pierre Allier… Mais des Américains sont présents à Paris, résidents ou de passage, qui s’invitent à ces réjouissances : Coleman Hawkins, Fletcher Allen, Arthur Briggs, Big Boy Goudie, Garnett Clark, Bill Coleman…

Comme un aérolite

3 C’est sur ces quatre années au cours desquelles Django Reinhardt a accompagné les interprètes de quelque soixante chansons (voir la liste de ces chansons en fin d’article), que j’ai choisi de m’arrêter. Il ne me paraît pas possible en effet de tenir ces pièces gravées en compagnie d’interprètes certainement représentatifs de la chanson française en cette première moitié des années 1930, même si aujourd’hui certaines d’entre elles paraissent bien désuètes, comme des opportunités purement alimentaires qui ne compteraient pour rien dans l’évolution musicale de Django. Au contraire : quelques-unes constituent des jalons dans l’éclosion du « guitariste suprême » (comme le qualifiait Philippe Carles) et l’on s’aperçoit que cette étape de son parcours l’a aidé à mûrir. Ce qui frappe d’abord à l’audition des soixante titres de ce corpus, c’est qu’à chaque fois, qu’il s’impose en solo sur le devant de la scène, qu’il introduise d’un chapelet de notes ou de deux ou trois accords enchaînés, qu’il brode un lointain contre- chant derrière la voix, Django est là tout entier. Le son, la découpe des phrases, la construction de la séquence : aucun doute, nous sommes en face de « l’astre sans parenté connue dans la musique populaire de l’époque ». Du coup, l’auditeur ne se demande plus « qu’est-ce que Django Reinhardt est venu faire dans cette galère ? », mais « comment la tragédienne aux semelles de plomb ou le charmeur chevrotant ont-

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ils pu accepter la présence de ce guitariste qui leur vole leur chanson ? ». Car une fois que l’on s’est laissé prendre à suivre la guitare, on n’entend plus qu’elle.

4 Aussi ne pourrait-on commenter qu’un seul de ces titres pour rendre compte de ce qui se passe dans chacun d’eux : le hold-up que Django réussit à tous les coups. Deux notes et ça y est, il a tout raflé ! Celles, par exemple, de l’introduction à Je sais que vous êtes jolie, avec , le 11 avril 1934. Je dis « introduction » mais « apparition » serait plus juste : Django se présente, il se déploie. En fait, il chante : sa guitare est une guitare et une chanteuse en même temps. Deux notes, une pause : il prend son temps… Voilà sa force : prendre le temps. Puis la chanson se déroule, plutôt réussie, alternant séquences hors-tempo (« Vraiment Monsieur je voudrais pourtant savoir / Pour quel motif vous me suivez tous les soirs / Chaque fois qu’il faut que je sorte / Je vous retrouve à ma porte »), reprise syncopée, refrain à l’allant nonchalant (« Je sais – que vous êtes jolie / Que vos grands yeux pleins de douceur / Ont charmé – tout mon cœur / Et que c’est pour la vie »). L’entente entre la guitare magicienne, la clarinette boisée d’André Ékyan, le piano mélodieux d’Alec Siniavine et le chanteur fait merveille, il y a bien là une sorte de miracle : l’alliance d’une force à laquelle rien ne semble pouvoir résister – et ce d’autant plus qu’elle s’impose en douceur – et d’une pertinence absolue – rien dans ce que propose la guitare n’est en trop –, ces trois minutes offrent une image de la perfection. 5 Tous les interprètes ne réagissent pas de la même façon à cet accompagnement miraculeux. Jean Sablon, chanteur de charme et fantaisiste tout à la fois, est demandeur. Sur la scène des music-halls, il met les musiciens à ses côtés alors que l’habitude était de les cantonner dans la fosse d’orchestre ; il se bat avec les dirigeants de la puissante Columbia, qui l’a « signé », pour imposer un solo (huit mesures, seize mesures) de Django dans chacune des chansons qu’il enregistre. Dès les premières collaborations (Le Même coup ; Je suis Sex-Appeal – « Je ne suis pas beau gosse / Mais je suis Sex-Appeal / Qui m’approche s’électrise / Je suis comme une pile ! – ; Le jour où je te vis), la complicité, l’humour et le bonheur qu’ils trouvent à jouer ensemble sont manifestes. D’autres, comme Pierre Lord, totalement chanteur de charme lui, semblent un moment désarçonnés mais s’en remettent : comment, dans Cocktails pour deux, fait-il pour attaquer « Que de séduisants rendez-vous… » après l’enchaînement d’accords que vient de proposer Django, véritable premier jet de ce qui deviendra son introduction célébrissime de When Day Is Done ? On n’en sait rien, mais il attaque. Sur Fumée aux yeux (le Smoke Gets In Your Eyes de Jerome Kern), une complicité s’établit entre Django et lui pour une interprétation gentiment humoristique (« Ceux qui blaguent l’amour / Me disent toujours / Que pour des amants / Rien n’est plus troublant / Que l’aveuglement… »), et hop, petite ponctuation maligne de la guitare ! Aimé Simon- Girard est à la peine. Léon Monosson, malgré ses grands airs et ses effets appuyés, déraille assez vite ; du coup, que les quelques mesures en solo que s’accorde le guitariste dans Deux Cigarettes dans l’ombre apparaissent comme un cadeau incongru. Les plus étonnants sont ceux ou celles qui ne s’aperçoivent de rien ou semblent ne s’apercevoir de rien et qui, après l’intervention de Django, poursuivent ou reprennent comme si effectivement rien ne s’était passé ! Pourtant, le coup de vent qui vient de souffler sur leur chanson a transformé tout le paysage. Germaine Sablon apprécie peut- être ces brises fécondes (dans La Chanson du large, c’est un calme cyclone qu’elle doit affronter), mais elle ne se départ jamais du sérieux avec lequel elle déclame ses chansons à texte.

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6 Nombre de ces pièces apparaissent aujourd’hui datées et n’auraient d’intérêt qu’historique n’étaient les interventions du guitariste. Parfois celui-ci semble, à travers un arpège, un coup de poignet, prendre plaisir à souligner le caractère inapproprié du cadre dans lequel il se trouve placé, ainsi dans les drames réalistes que chante Nane Cholet (Si j’avais été, Ainsi soit-il). Parfois, il se fait presque invisible, égrenant en guirlande un commentaire si discret derrière la chanteuse ou le chanteur (Un jour sur la mer, adaptation française de I Cover the Waterfront, Deux Cigarettes dans l’ombre, Ici l’on pêche, avec Germaine Sablon ; Fièvre – qui n’est pas l’adaptation française du célèbre Fever, mais d’un autre standard bien connu, Moonglow – avec Nane Cholet ; Pas sur la bouche, avec Jean Sablon ; Petit homme, c’est l’heure de faire dodo, avec Le Petit Mirsha) qu’il faut tendre l’oreille pour l’apprécier. Parfois, il se contente de poser la patte sur l’interprétation à venir, en jetant en introduction quelques bribes mélodiques (La Dernière bergère, avec Jean Sablon ; Un amour comme le nôtre où le « premier crooner français » est rejoint par sa sœur pour un duo ; Mirage, avec Yvonne Louis, qui est Chasing Shadows dont le Quintette a donné en septembre 1935 une interprétation mémorable) ou quelques accords qui en concentrent la substance harmonique (Simplement, avec Pierre Lord : déjà l’ombre de When Day Is Done se profile ; Points roses, avec Nitta Rette). Ces ébauches font entendre qu’au-delà de celui que la chanson va installer, un autre univers existe, ainsi des cinq secondes qui précèdent l’entrée de Germaine Sablon sur Je voudrais vivre : on rêve de suspendre le temps et de se les repasser des centaines et des centaines de fois. Et puis, il y a ces improvisations qui tombent comme un aérolite au milieu d’une chanson, la plus terne (Mon cœur reste auprès de toi, avec Nitta Rette : le violon et le piano donnent une introduction légère et swinguante, la vedette attaque « Mon amour pour la dernière fois… » et déjà quelle invention dans les ponctuations de la guitare derrière les gazouillis de la chanteuse ! puis soudain, entre deux couplets, l’accident : un solo plein de sursauts, de nœuds et de secousses, à la construction à la fois déroutante et implacable) ou la plus gracieuse (Un baiser, avec Jean Sablon : la guitare introduit brièvement puis le chanteur déroule sur un rythme syncopé tandis que Django et Garland Wilson au piano brodent autour de la ligne mélodique, « …un baiser / D’un taudis dans une cour / Fait un petit nid d’amour », et à ces mots, la guitare déclenche un extraordinaire solo de funambule, elle détaille la ligne mélodique du refrain pour en faire une illumination). Daniel Nevers en avait repéré un aussi, de ces aérolites, dans La Chanson du large, avec Germaine Sablon ; je cite son commentaire : « À propos de solo, on peut en entendre un, très – trop – bref, mais terriblement impressionnant par l’ineffable magie qu’il distille en quelques mesures, dans La Chanson du large. Si Django n’avait enregistré que ce seul disque, on saurait quand même quel immense musicien il fut »1. 7 Tout aussi saisissant est l’effet que produit le solo de Deux Cigarettes dans l’ombre avec le pénible Léon Monosson. Aucune de ces interventions qui bouleversent l’ordre établi jusque-là par le déroulement de la chanson ne peut être entendue comme déplacée. Au contraire, elles se révèlent toutes excessivement pertinentes. Voici Django face à sa vérité : il est le musicien qui se détache des autres par son excès de pertinence – et il lui faudra faire avec ça dans l’univers quotidien, ordinaire que représente si bien le répertoire de ces chanteurs et chanteuses des années 1930.

8 Jean Sablon, nous l’avons dit, se distingue des autres interprètes. Au-delà de son goût proclamé pour la musique syncopée venue d’Amérique, il a compris quelle était la véritable dimension de ce guitariste que tout le milieu parisien du spectacle trouvait

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« étrange ». Et certains enregistrements, à la fois par leur atmosphère chaleureuse et leur qualité musicale, nous font bien sentir la connivence qui l’unit au petit groupe de musiciens qu’il a rassemblé autour de lui : Django, son frère Joseph Reinhardt dit Nin- Nin, Stéphane Grappelli, Louis Vola (c’est bien, à une guitare rythmique près, le Quintette du Hot Club de France), André Ékyan et les pianistes Michel Emer, Alec Siniavine et Émil Stern. Alors, Jean Sablon, chanteur du Quintette ? Il mériterait ce titre, en tout cas davantage que l’insignifiant Bert Marshall (aussitôt apparu, aussitôt oublié) et l’horripilant Jerry Mengo convoqué pour remplir ce rôle lors d’une séance Ultraphone, le 6 mars 19352 ; celui-ci, mièvre, sirupeux, réussit à faire ce que Jean Sablon évite toujours avec grâce : enliser l’envol de Django et Stéphane – dans Sweet Sue tout de même, la guitare l’expédie par-dessus bord. Il n’empêche, avec Jean Sablon aussi, Django se montre impitoyable. Il suffit de comparer les deux versions, enregistrées en 1935 à moins de deux mois d’intervalle, de Cette chanson est pour vous, Madame. La première, une belle réussite, illustre cette proposition que Jean Sablon pourrait être considéré comme le chanteur du Quintette, Stéphane et Django s’y partageant le chorus instrumental et commentant avec élégance les phrases de l’interprète que Je tire ma révérence et Vous qui passez sans me voir rendront célèbre. La seconde contient l’intervention du guitariste la plus étonnante de cette série. Après l’introduction où, tout de suite, magnifique, la voix de Django s’est posée, Jean Sablon déploie la mélodie en passant savamment les intervalles, porté par la respiration des guitares. Rien n’annonce le plus beau des hold-up jamais réussi par les deux frères (la complicité de Nin-Nin est là certainement précieuse). Le chanteur termine à peine son deuxième couplet que Django tout seul lance une ébouriffante improvisation tandis que Nin-Nin transmue le tempo en une cadence qui rappelle celle du Bolero de Ravel. Django enchaîne les motifs comme un magicien qui déroulerait une échelle de corde dans le vide au fur et à mesure de son ascension. La découpe imprévisible des phrases s’impose avec un air d’évidence. Puis il ramasse le tout d’un large coup de poignet qui reprend la cadence ravelienne. Jean Sablon, en revenant, a bien l’air de s’être rendu compte de ce qui est arrivé ; derrière lui, la guitare fait encore quelques pirouettes : ils lui ont volé son tempo, son espace, sa chanson ! Django signe d’un clin d’œil en citant Gershwin.

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Pochette d’un disque 33 tours, reprise d’enregistrements des années 1933 à 1936, à Paris et à Londres 30 cm, Emidisc Pathé Marconi, s.d. (coll. part.)

De g. à dr. : Jean Sablon, Peddy Nils, Alec Siniavine, André Ekyan, Django Reinhardt [cliché 1934]

9 Après cet exploit, les collaborations de Django Reinhardt aux séances d’enregistrement de chanteurs et chanteuses français s’espaceront, puis cesseront. Les essais effectués avec Jacotte Perrier, en 1938, et Josette Daydé, en 1940 – deux femmes enfants (Beryl Davis sera, pour deux titres, leur alter ego britannique) –, laisseront trois aimables comptines (Ric et Pussy, Les Salades de l’oncle François et Cou-cou), mais seront sans doute jugés peu convaincants par les membres du Quintette puisqu’ils resteront sans lendemain. L’hommage rendu à Jean de La Fontaine (La Cigale et la Fourmi) en compagnie de Charles Trenet, le 12 mars 1941, apparaîtra sympathique mais anecdotique. C’est qu’à partir de 1935, Django s’est lancé dans la grande aventure du jazz en commençant à graver, en compagnie de Stéphane Grappelli et de leurs complices rythmiciens, une série de titres, originaux et standards, tous plus riches d’invention les uns que les autres. Parmi ces faces, six se feront avec Freddy Taylor, chanteur, trompettiste, danseur de claquettes et apparemment musicien rompu à toutes les ficelles du swing, sur la tête duquel nous poserons finalement la couronne (éphémère : deux séances en mai et octobre 1936) de « chanteur du Quintette du Hot Club de France ». Mais c’est une autre histoire…

10 Une chose étonne si l’on se retourne sur ces quatre années passées en compagnie de vedettes de la chanson française : les collaborations avec ces chanteurs et chanteuses ne suivent pas le mouvement général de l’œuvre de Django qui l’emporte dans le jazz. Il y a en effet plus de jazz avec Éliane de Creus et Jean Sablon en 1933 qu’avec Jean Tranchant, Yvonne Louis et Nane Cholet en 1936. À partir d’avril 1935 (Blue Drag marque un jalon), et à l’exception de la séance du 7 décembre de la même année où sont gravés le Cette chanson est pour vous, Madame auquel nous avons fait un sort et Rendez-

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vous sous la pluie (une introduction d’une puissance poétique égale à celle de Je sais que vous êtes jolie), les solos les plus intrépides et les plus réussis du guitariste sont ceux qu’il prend au sein du Quintette à cordes. Comme si après avoir entrevu une possible alliance entre jazz et chansonnette, le résultat à la fin ne pouvait être que la séparation. C’est que le jazz est exigeant : il absorbe toute l’énergie du guitariste (se retrouver sur la même ligne que Coleman Hawkins n’est pas une expérience qui laisse indemne). C’est aussi qu’il est généreux : il offre à Django les espaces les plus propices à l’épanouissement de son génie. Et qu’il est substantiel : Django n’a plus besoin de rien d’autre. Les années chanson française, notamment le brin de route effectué aux côtés de Jean Sablon, resteront celles d’une révélation – révélation de cet exceptionnel inventeur de musique au public, mais aussi, et peut-être d’abord, à lui-même. Dans les espaces limités que lui laisse l’accompagnement des chanteurs, le guitariste prend conscience de ses pouvoirs : ils sont sans limites.

Une empreinte pour la postérité

1935

11 Dans son ouvrage Chansons. La bande-son de notre histoire, Louis-Jean Calvet écrit, à propos de la « chanson française du milieu des années 1930 » : « […] [L]es instruments devaient s’effacer devant la voix. En écoutant les disques de l’époque, on perçoit un va-et-vient systématique entre la musique et le texte, entre la voix de l’interprète et l’orchestre, qui joue en sourdine quand l’artiste chante et monte en puissance entre les couplets et les refrains. Il y a dans ce partage de l’espace sonore une sorte de signature de l’époque, comme une esthétique, qui n’est pourtant que le produit des conditions techniques d’enregistrement ».(2013 : 94) 12 En considérant l’échantillon de la « chanson française des années 1930 » qu’offrent les collaborations de Django Reinhardt, il apparaît que deux écoles se distinguent. D’un côté la « vieille » : l’héritage du « Caf’-conc » ; d’un autre la « nouvelle » : l’ouverture à l’influence de la variété américaine et du jazz. Pour la « vieille école » : Jean Tranchant, un des rares sinon le seul auteur-compositeur-interprète de cette troupe, Nane Cholet, Aimé Simon-Girard, Léon Monosson, Germaine Sablon, Yvonne Louis… Plaçons Pierre Lord, chanteur-fiction3, entre deux eaux. Pour la « nouvelle école » : Jean Sablon, tout seul, et seulement interprète. Mais empressons-nous de lui adjoindre ses accompagnateurs, qui représentent la première génération des jazzmen français, et ses auteurs et compositeurs, dont certains seront à l’occasion également interprètes : Mireille et Jean Nohain, Bruno Coquatrix, Henri Christiné, Alec Siniavine, Michel Emer, Charles Trenet et Johnny Hess. N’oublions pas les frères Jean et Pascal Bastia, auteurs- compositeurs de l’opérette Dix-Neuf Ans qui nous a laissé le duo fugace Parce que je vous aime, avec la juvénile Éliane de Creus, première association enregistrée entre Sablon et Django. Le duo Pills et Tabet commet également des opérettes où l’ombre du jazz se profile parfois. Louis Palex et Louis Hennevé se sont faits, tantôt ensemble tantôt séparément, une spécialité de l’adaptation des succès américains.

13 D’ailleurs, la distinction chanson française vs chanson américaine ne recoupe pas mécaniquement la distinction « vieille école » vs « nouvelle école » ; Germaine Sablon interprétant Un jour sur la mer (I Cover The Waterfront) et J’suis pas un ange (I’m No Angel) ne laisse aucun doute sur ce point. Pas plus qu’elle ne signale une absence de recherche et d’innovation du côté des anciens, comme pourrait le laisser supposer l’analyse

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proposée par Louis-Jean Calvet. Un exemple avec deux œuvres, chacune illustrant l’une et l’autre école, qui constituent deux réussites dans le rapport qui s’établit entre texte et musique, toutes deux novatrices dans le choix des instruments qui accompagnent et toutes deux enregistrées en 1935 : Chanson tendre, de Jacques Larmanjat et Francis Carco, dans l’interprétation de Fréhel ; Rendez-vous sous la pluie, de Charles Trenet et Johnny Hess, dans l’interprétation de Jean Sablon. Il semble que la différence entre « vieux style » et « nouveau style » tienne avant tout, pour les vocalistes, à la diction et à l’usage des effets dramatiques ; pour les instrumentistes et l’orchestration, à la présence ou non de la syncope jazzée. 14 C’est là qu’intervient la question du micro. Dans les histoires de la chanson française, le nom de Jean Sablon apparaît toujours associé à l’apparition du microphone. Pour certains auteurs, il s’agit là d’une révolution : « Dans la chanson, il y a un avant et un après Jean Sablon », affirme Bertrand Dicale (2011 : 77). Et il situe l’événement fondateur au théâtre Mogador, en 1936, où le premier crooner français présente un récital en chantant tout au long derrière un micro – ce qui lui vaudra d’être surnommé « Jean-sans-son ». Mais, dès mars 1933, au Théâtre Daunou, Jean Sablon s’était présenté sur scène avec un micro et avec ses accompagnateurs. Pour d’autres, le bouleversement interviendra deux ans plus tard. Lucien Rioux, cité par Louis-Jean Calvet, « considère que la chanson moderne est née en 1938, lorsqu’un jeune homme blond aux cheveux fous » (on a reconnu Charles Trenet, le « fou chantant ») créa, à l’ABC, Je chante (in Calvet 2013 : 95). En fait, le microphone était utilisé pour les séances d’enregistrement depuis le milieu des années 1920 (Malson & Tornior 1997). Et réduire la nouveauté apportée par Jean Sablon à un aspect technique – l’amplification de la voix – ne lui rend pas justice : le chanteur aperçoit tout le parti esthétique qu’il peut tirer de l’outil mis à sa disposition et il travaille l’accord entre l’amplification, le phrasé et le timbre de la voix. Du même coup, il modifie la composition de l’orchestre qui l’accompagne : un piano seul ou un piano avec une ou deux guitares et une contrebasse, auxquels il ajoute parfois une clarinette ou un sax alto, les deux instruments tenus par André Ékyan. La relation entre vocaliste et instruments telle que la décrit Louis-Jean Calvet dans la phrase citée en ouverture, l’alternance des parties chantées et des parties orchestrales, demeure, mais en plus, les musiciens dialoguent sans la couvrir avec la voix ou brodent un commentaire tout autour d’elle. L’opposition entre Jean Tranchant et Jean Sablon peut faire là figure de cas d’école. Tout autant que Sablon, Jean Tranchant admirait Django et, tout comme lui, il invitera le tout jeune Quintette du Hot Club de France à se produire sur scène à ses côtés, non pas dans l’intimité d’un petit théâtre comme le Daunou, mais dans la prestigieuse salle Pleyel. Si l’on se fie aux enregistrements, incontestablement le guitariste prend ses aises en compagnie de Sablon alors qu’il reste des plus discrets, voire carrément absent4, avec Tranchant.

Succès, postérité

15 La soirée organisée par Jean Tranchant à Pleyel ne laissa pas une grosse impression au public qui y assista. Les petits ensembles jazz réunis par Jean Sablon ne récoltèrent pas le succès escompté et c’est sur le coup de la déception que le chanteur choisit de s’exiler aux États-Unis et en Amérique du Sud, où il connut la célébrité en cultivant le personnage du « French Lover ». Les enregistrements effectués par Django Reinhardt en compagnie de chanteurs et chanteuses pour les firmes Ultraphone, Gramophone et Polydor ne réalisèrent, signale Daniel Nevers, que des « ventes faibles ». Les historiens

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de la chanson française dont j’ai consulté les ouvrages ne mentionnent même pas ces séances – à peine Louis-Jean Calvet évoque-t-il « l’immense guitariste de jazz Django Reinhardt » qui « accompagnait » Jean Sablon (2013 : 95). Plutôt que Je sais que vous êtes jolie, Cette chanson est pour vous, Madame et Rendez-vous sous la pluie que nous présentons comme des chefs-d’œuvre, ils font un sort à Vous qui passez sans me voir et Je tire ma révérence, enregistrées sans Django, qui furent saluées par la faveur du grand public. Les œuvres qui aujourd’hui provoquent notre admiration sont, au moment de leur création, quasiment passées inaperçues. Est-il possible d’entendre ces chansons enregistrées dans les années 1930 comme les entendaient les contemporains ?

16 Ces auditeurs étaient-ils frappés du même étonnement qui nous saisit à chaque apparition de la guitare de Django Reinhardt ? Notre appréciation des chansons des années 1930 où Django est présent peut-elle s’affranchir de ce que nous connaissons de lui, à la même période, dans les années qui vont suivre, ce jusqu’à sa mort en 1953, et même du destin posthume de sa musique ? Les vocalistes avec lesquels Django enregistre appartiennent aussi bien à la « vieille école » qu’à la « nouvelle » ; aujourd’hui tous sonnent datés, même Jean Sablon, dans le lot le seul représentant exclusif de la « nouvelle école », et les autres qui apparaissent désuets, certains ringards. La guitare échappe à tout cela. Elle ne sonne ni « ringarde » ni « désuète » ni « datée » ; elle sonne « Django ». Django Reinhardt est de ces musiciens de jazz que l’on reconnaît dès les deux premières mesures ou le premier accord. En étant juste lui- même, Django traverse les écoles, les styles, les époques. 17 Mais « sonner daté », qu’est-ce que cela veut dire ? Les chansons possèdent, selon l’heureuse expression de Stéphane Hirshi, « l’art de fixer l’air du temps » (2008). C’est- à-dire la faculté de conserver et de restituer ce qui définit de la manière la plus singulière une époque ou un milieu. Ce faisant, la chanson marque son appartenance à cette époque et à ce milieu5. Il semble que la guitare de Django Reinhardt échappe à cette dimension : elle est une voix – qui certes évoluera au cours des vingt années que durera la carrière du virtuose, mais restera tout au long immédiatement identifiable – et cette voix se dérobe à toute assignation, elle ne réfère qu’à elle-même. L’intensité de sa présence est telle qu’elle oblitère toute appartenance à une actualité. Inévitablement, cette façon de voir nous conduit à séparer Django soliste de Django au milieu de ses pairs. Jean Sablon, malgré son tact et son élégance, sonne « années 1930 », le Quintette à cordes, malgré l’originalité de sa formule, la perfection et la chaleur de ses exécutions sonne « années 1930 », pas la guitare soliste – qu’elle expose un thème, façonne un chorus improvisé, ponctue d’un break ou déroule un contrechant autour de la voix d’un chanteur. C’est la raison pour laquelle toute intervention de Django Reinhardt est entendue comme une apparition. Ici. Maintenant. 18 S’il n’a pas été salué par le succès auprès du public contemporain, le flirt entre la grande figure du jazz à venir et la chanson française de variétés n’est pas resté sans postérité. C’est la part « historique » de l’art de Django, celle qui sonne « datée » et appartient à l’époque, qui féconde cette postérité, et non la part « voix unique qui impose sa fulgurance ». Une des originalités de la déclinaison du jazz spécifiquement française élaborée tout au long des années 1930 est la présence d’une guitare au sein des différentes formations, quelle que soit leur taille, du trio au grand orchestre. Or, ces guitares participent de ce que l’on a appelé l’« école Django » ou l’« école gitane »6 de la guitare jazz. On les retrouve, ces guitares à la couleur bien spécifique, dans les orchestres de Michel Warlop, d’Alix Combelle, de Patrick et, plus proche de la variété,

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chez Grégor et ses Grégoriens, Ray Ventura et ses Collégiens, et, plus tard, Jacques Hélian, Wal-Berg, entre les mains du maître Django ou de musiciens, gitans ou pas, qui ont grandi, même lorsqu’ils étaient plus âgés que lui, sous son aile. Les plus grandes réussites swing de Charles Trenet (Terre !, Un rien me fait chanter, Verlaine, etc.) ont été réalisées avec Le Jazz de Paris, dirigé par le saxophoniste Alix Combelle, au sein duquel la guitare était tenue par Joseph « Nin-Nin » Reinhardt, le frère cadet de Django. Et, entre 1937 et 1942, dans Je chante, c’est Jean « Cerani » Maille qui officie, Roger Chaput dans Vous oubliez votre cheval, Lucien Gallopain dans Swing Troubadour, et Eugène « Ninine » Vées, le cousin germain dans Le Temps des cerises… Une ou deux décennies plus tard, nous trouverons Henri Crolla aux côtés d’Yves Montand, d’Édith Piaf, Jean « Matelot » Ferret, de Mouloudji… 19 Puisque nous en sommes à évoquer le mariage entre le jazz et la musique populaire française, n’oublions pas un courant – que Django Reinhardt n’a fait qu’effleurer – dont le développement peut apparaître paradoxal. Il s’agit de ce que l’on appelle le swing- musette, qui, principalement de 1935 à 1945, connaît un grand succès. Pourquoi « paradoxal » ? Parce que la présence ou l’absence de l’accordéon dans l’accompagnement d’une chanteuse ou d’un chanteur paraissait un critère sûr pour faire le départ entre « vieille école » et « nouvelle école ». Or le swing-musette est basé sur l’alliance entre un accordéon, qui ne renie rien de ses origines musette, et une ou deux guitares, de celles qui ressortissent au « style gitan » (et dont les représentants les plus brillants, les frères Ferret – Sarane, Baro, Matelot – et Didi Duprat, seront là aussi, gitans ou pas), qui assurent une rythmique de type jazz et se partagent les chorus sur un répertoire adapté ou inspiré de la variété américaine.

Événement, monument

20 Publie-t-on aujourd’hui Aimé Simon-Girard, Léon Monosson, Nane Cholet, Nita Rette, Yvonne Louis… ailleurs que dans une Intégrale Django Reinhardt ? Les chansons qu’ont gravées ces artistes se trouvent réduites à n’être plus que des témoins de leur époque – rôle qui se révèle puis s’impose au fil du temps. Une réédition leur redonne-t-elle vie ? Plutôt, elle les fige dans leur statut de pièces de collection, vestiges de peu de prestige ou faciles déclencheurs de nostalgie. C’est le sort qui les attend, sinon l’oubli. À moins que… Plus de soixante-dix ans après l’enregistrement réalisé par Mireille et Jean Sablon, Françoise Hardy et Jacques Dutronc reprennent, sans ironie, sans nostalgie, Puisque vous partez en voyage : la pièce de musée redevient une œuvre vivante. Les reprises remettent dans le mouvement de la vie quand les rééditions pétrifient ? Je ne vais pas ici reprendre la démonstration faite à propos des standards dans le jazz7. Mais avec Django, les choses ne se passent pas ainsi. Les rééditions confirment la force de l’élan vital que l’enregistrement a capté, qu’il rend répétable à volonté et qu’il est impuissant à momifier ; les reprises entrent en compétition avec les rééditions – et c’est toujours Django qui gagne ! À peine servent-elles à mesurer la distance qui sépare le modèle de ses suiveurs.

21 Ce qui nous touche n’est-ce pas le sentiment d’être associé à un moment unique ? – sentiment que la répétition sur commande ne réussit pas à réduire. Il est vrai que nous sommes émus davantage quand telle chanson, telle improvisation que nous aimons retentit à un moment ou dans un cadre où nous ne l’attendons pas. L’arrivée de la guitare de Django Reinhardt dans l’univers des chanteurs de charme et des chanteuses

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réalistes à tous les coups saisit, inattendue : « apparition » est le mot que nous avons employé pour en rendre compte. 22 Donc une chanson, près d’un siècle après son enregistrement, peut être à la fois un témoin historique, une pièce de musée, un moment d’art vivant. C’est bien ce que montrent les fragiles monuments édifiés par Django Reinhardt et les chanteurs et chanteuses de variétés au milieu des années 1930. 23 Bien sûr, on fera remarquer qu’une telle appréciation tient à l’admiration que j’éprouve pour la musique de Django Reinhardt… Bien sûr. Mais les auditeurs qui ne connaissent pas ces œuvres adoptent la même attitude lorsqu’ils les découvrent. C’est ce qu’il s’est passé lors de l’exposé au séminaire « Chansons », le 3 avril 2012. La partie du public qui ne connaissait pas ces enregistrements a partagé mon enthousiasme (il est vrai que, soucieux d’élever le niveau de l’exposé, j’avais multiplié l’audition d’extraits musicaux), ravie dans le présent qu’installe la guitare et comprenant que celui-ci participait d’une exigence de méthode, seule attitude permettant de capter les qualités de la musique. En effet, comment en saisir à la fois la force et les subtilités si l’on n’est pas animé par la passion ? 24 L’analyse musicologique que propose André Hodeir du solo de Django dans Solid Old Man, enregistré le 5 avril 1939, en compagnie de trois musiciens de l’orchestre de alors de passage à Paris (Rex Stewart, Barney Bigard et Billy Taylor), si elle met bien en évidence l’inventivité de l’improvisateur et son art d’éviter truismes et facilités, ne dit cependant rien de l’essentiel : la qualité unique de cette voix (Hodeir 1984 : 149-150).

Impasses

25 Un même commentaire, émanant principalement des spécialistes du jazz, accompagne la présentation de Django Reinhardt dans les dictionnaires et les encyclopédies : il y a dans sa musique « quelque chose qui vient d’ailleurs ». Ce « quelque chose », Frank Ténot le définit sans ambages : « La musique de Django est le résultat de la rencontre de l’héritage tsigane et du jazz des années 1930 : folklores nés dans des ghettos en marge des cultures officielles » (1988 : 851-852).

26 « L’héritage tsigane » : voici que se profile la redoutable question du caractère ethnique de la musique créée par Django Reinhardt. Cette question, nous avons eu à la traiter dans tous les travaux que nous avons consacrés au guitariste manouche. Tant qu’à répéter des considérations déjà proposées, il m’a semblé préférable, même si l’autocitation place toujours dans une position inconfortable, de citer ces travaux plutôt que de les paraphraser. Pour les membres de la famille Reinhardt, au début du XXe siècle, la musique est un métier parmi d’autres : « Il ne semble pas qu’il existe à cette époque une tradition musicale spécifique aux Manouches […]. Aucun témoignage littéraire, aucun récit de voyageur n’évoque une telle tradition, comme c’est le cas pour les Gitans d’Espagne ou pour les Roms de Hongrie. Il s’agit de gagner sa vie, donc avant tout de faire plaisir au public. Jouer de la musique dans de telles conditions favorise l’éclectisme : il faut savoir répondre à la demande, et l’exhibition de virtuosité : il faut impressionner l’assistance. Quelle musique pouvait séduire les habitants de Liberchies8 aussi bien que ceux de Nice ou de Toulon9. Adaptations d’ouvertures d’opéras célèbres et airs d’opérettes, succès du Caf’-conc et du cabaret, probablement des mélodies qui, au fil des années, avaient fini par être connues par toutes les couches de la population et dans toutes

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les régions : un répertoire populaire qui n’était pas un folklore […]. Si cette musique ne révèle pas une tradition singulière, elle possède cependant une spécificité qui tient à l’instrumentation : la formation n’est composée que d’instruments à cordes […]. Faut-il voir dans cette instrumentation tout-cordes une fidélité ethnique ? Que ce soit en Europe orientale (le violon, le cymbalum) ou en Espagne (la guitare), la virtuosité tsigane s’exerce de manière privilégiée sur des instruments à cordes – pincées, frottées, percutées. Ou bien faut-il y voir une nécessité pratique ? Ces instruments sont les compagnons des musiciens qui courent les routes. Ou bien encore un choix esthétique ? Indéniablement, l’alliance des cordes frottées et des cordes pincées donne une couleur singulière à la musique. Ou faut-il considérer les trois options à la fois ? Les Tsiganes ont appris à tirer un parti pris esthétique de contraintes pratiques ; c’est peut-être même, à leurs yeux, ce qui constitue leur talent particulier ; ainsi la fidélité à de telles formules leur apparaît-elle comme une fidélité à eux-mêmes »10. 27 La collaboration avec les artistes de variétés pourrait-elle servir de pierre de touche ? Révéler, hors de tout contexte « traditionnel », la part ethnique qui tout au fond anime la création de Django ?

28 Je n’entends rien de cela, rien qui renvoie à un « héritage ethnique », quelle que soit la communauté à laquelle on puisse se référer, rien à un « folklore », pour reprendre les mots de Frank Ténot. Je n’entends que la part de génie singulier qu’apporte Django. S’il existe un accent tsigane, un accent manouche, dans ce que joue Django Reinhardt au milieu des années 1930, c’est lui qui l’invente. 29 Le « jazz manouche », c’est-à-dire la pléthore d’imitateurs de Django Reinhardt, principalement du Django des années 1934-1945, chargera la voix singulière de cette guitare d’une couleur bohémienne. Mais ce mouvement apparaîtra sur la scène publique et se développera à partir des années 1960 ; il ne deviendra l’emblème des Manouches, même quand ses interprètes n’appartiendront pas à ce groupe, parmi les Tsiganes, que progressivement. La « pompe », cette manière si caractéristique pour les guitares d’assurer le soutien rythmique en marquant d’un accord chaque temps de la mesure, véritable signature de l’appartenance manouche, n’a pas toujours été perçue ainsi. Paul-Louis Rossi, chroniquant en 1964 une réédition de Django avec le Quintette tout-cordes, évoque, à propos de « cette manière de moudre le temps » : « une « élégance toute française »11. Méfions-nous des écoutes rétrospectives – mais comment faire, avions-nous déjà remarqué, pour ne pas entendre la musique d’hier avec les oreilles d’aujourd’hui ? Confiance à Django, à la force de sa parole qui se joue, avions- nous aussi affirmé, de toute appartenance à une quelconque actualité. 30 Si nous remplaçons l’« héritage ethnique » par l’« invention de Django », peut-être convient-il alors de ne plus chercher la dimension ethnique dans le contenu mais dans une attitude ? La dimension sociologique n’est pas absente de la définition de Frank Ténot lorsqu’il évoque les « ghettos en marge des cultures officielles ». Les Tsiganes ont en effet la réputation de faire leur vie dans les marges de la société. D’échapper à la règle citoyenne en se glissant dans les failles de la loi. D’ignorer la norme. D’édifier des espaces de vie dans des lieux qui ne sont pas destinés à cela, « passeurs de murailles, transgresseurs de frontières », comme l’écrit Chris Flicker dans le texte de la pochette de l’album enregistré en duo par le contrebassiste Charlie Haden et le guitariste Christian Escoudé, intitulé Gitane, publié en 197912. Dans notre examen des chansons des années 1930, nous avons insisté sur la faculté que possède la guitare de Django de se glisser dans les interstices, de s’emparer des espaces qui ne lui étaient pas dévolus… Un tel portrait participe autant de l’imagerie que du réel, de la fantasmagorie que de la

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sociologie. Mais est-il possible de dresser un portrait des Fils du vent qui trouve quelque écho auprès du public sans faire appel aux clichés ? Django Reinhardt ne peut être qu’un Gitanhéritier-d’une-tradition, un Gitan-porteur-d’un-mystérieux-atavisme, quand bien même sa discographie des années 1930-1936, pour autant qu’une discographie rende compte d’un parcours musical, révèle une diversité d’expériences qui montre avec éclat son appartenance à la scène parisienne du tout jeune « jazz à la française ». Encore faudrait-il hiérarchiser ces expériences – une séance avec Nane Cholet ou Léon Monosson vaut-elle une séance avec Coleman Hawkins et Benny Carter, ou avec les complices du Quintette du Hot Club de France ? – et ne pas oublier que s’il y a dans l’art de Django une part « voix unique » sur laquelle le temps n’a pas de prise, il y a aussi une part « historique ». 31 À ce moment de son évolution, ce que Django apporte dans les chansons, n’est-ce pas ce que le jazz lui apporte ? C’est-à-dire des espaces pour déployer son imagination, un balancement rythmique dont le soutien jamais ne fait défaut, un traitement du son qui offre à tout musicien de cultiver sa voix propre ?… Il n’y aurait alors, pour le Django de la chanson française comme pour le Django de toute son œuvre, que la rencontre avec le jazz. 32 Sous la gouverne ou hors de la prégnance des images et des stéréotypes, cette question du rapport entre l’appartenance manouche et la singularité du jeu de Django Reinhardt ouvre sur un problème plus vaste. Est-il possible, est-il pertinent d’établir un lien entre un style de vie et un style musical ? N’abordons-nous pas là le domaine de l’ethnomusicologie ? Cette discipline a-t-elle apporté une réponse à cette interrogation ? Ou bien autant de réponses qu’elle a étudié de cas d’espèces ? Que dit- elle à propos des musiques populaires saisies par l’industrie du spectacle ?

Formes brèves, pouvoirs sans limites

33 1933-1936 : • la chanson de variétés française balance entre drames réalistes et roucoulades sentimentales d’un côté, élans swing et poésie teintée de fantaisie de l’autre, elle semble devoir bientôt basculer mais en fait, « vieille « école » et « nouvelle école » continueront à cohabiter, parfois dans le répertoire d’un même interprète, celui d’Édith Piaf en donne un bon exemple ; • Django Reinhardt n’est encore qu’un virtuose sans formation savante en quête d’un langage, il vient de le trouver.

34 Les deux trajectoires, celle d’un domaine d’expression populaire et celle d’un créateur d’exception, se croisent. Mais les incursions de Django dans le monde de la chanson paraissent accessoires à côté de son engagement dans le jazz. Pour le guitariste sans bagage, les enregistrements avec les chanteurs et les chanteuses s’intercalent, nous l’avions remarqué, avec la participation à des sessions de jazz à la française, des collaborations avec des musiciens américains, les premiers pas du Quintette du Hot Club de France tout cordes. L’entrée dans la création et l’entrée dans le métier se confondent. Il faut y ajouter le succès auprès du public qui viendra presque immédiatement pour toutes ces expériences, à l’exception de la chanson. Le Quintette du Hot Club de France deviendra plus célèbre que tous les chanteurs que ses membres ont accompagnés. Django Reinhardt accomplira son œuvre au sein du jazz de son temps :

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35 — Des pièces d’une durée de trois minutes : des thèmes originaux, signés Django Reinhardt ou « Django Reinhardt » avec un complice du Quintette, Stéphane Grappelli, Hubert Rostaing, Gérard Lévêque, Eddie Bernard13 (tous n’accoleront pas leur nom à celui de Django, mais leur concours fut bien réel) ; des chansons de Tin Pan Alley, certaines qui sont des standards, certaines quasi inconnues ; des compositions signées par des figures du jazz, Duke Ellington par exemple ; des blues improvisés dans le studio au moment d’un enregistrement. Max Robin et Jean-Philippe Watremez ont publié le répertoire des thèmes originaux et des blues (s. d.). 36 — Des solos de trente-deux, seize, huit mesures, des breaks, des introductions, des ponctuations : des inventions brèves dans des formes brèves. 37 Django Reinhardt est un maître du chorus. La chanson n’a pas représenté un dépaysement pour lui dans sa marche vers l’élection du jazz. Et probablement n’aurait- il pu multiplier les interventions éblouissantes derrière ou aux côtés des chanteurs et chanteuses s’il ne s’était embarqué dans le jazz en même temps. Mais la structure d’une chanson, avec l’alternance couplet-refrain, n’offre pas les mêmes espaces que le schéma thème-variations-thème cultivé par le jazz classique14. Pourtant, tout autant que ses enregistrements de jazz, ceux réalisés avec les vocalistes des années 1930 donnent le sentiment que les pouvoirs de Django ne connaissent pas de limites – c’est sur ce point que j’avais choisi de conclure mon article et mon exposé.

* * *

38 Les pouvoirs de Django ? Le pouvoir d’inventer des histoires, le pouvoir de conduire un récit, le pouvoir d’allier surprise et cohérence, le pouvoir de transfigurer le matériau, le pouvoir de faire sien un idiome venu d’ailleurs, le pouvoir d’étonner le public, ses pairs musiciens, lui-même…

39 Mais n’est-ce pas le fait qu’il existe des limites qui donne l’impression de pouvoirs illimités ? Les limites, Django les fait apparaître parce qu’il s’en échappe. Son génie tout entier dans cette échappée ? Alors Daniel Nevers a raison quand il proclame : « Si Django n’avait enregistré que ces quelques mesures, on saurait quand même quel immense musicien il fut »15. 40 L’œuvre de Django Reinhardt n’est-elle qu’une addition d’instants précieux ? Mais qu’est le jazz ? 41 Certains biographes de Django Reinhardt (Bessières 2012 : 135 ; Robin 2010 : 19) rapportent qu’à un moment de son évolution, s’attelant à la composition d’une symphonie, il aurait déclaré : « J’entends des choses que je ne peux jouer » – Stéphane Grappelli renchérit : « Je crois qu’il entendait plus de musique qu’un orchestre complet était capable d’en jouer » (cité in Bessières 2012 : 128). On imagine l’étendue de la frustration qui se cache derrière une telle confidence. Songeait-il à son défaut de formation académique, aux limites de la guitare, au carcan des formes brèves ? Nous connaissons les modalités selon lesquelles il composait. Un compagnon note sur le papier ce que Django invente sur sa guitare – mélodie et harmonie. Le point final se règle au moment de la performance, entre musiciens, comme cela est courant dans le jazz. Quand il faut produire une orchestration pour une formation plus étoffée que le Quintette, Django joue la partie de chaque section ou pupitre sur la guitare et le partenaire porte-plume transcrit. À plusieurs reprises au cours de sa carrière, il a cédé

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à la tentation de la « grande forme ». Il a ébauché une symphonie, composé une Messe pour orgue, il a conçu plusieurs projets de musiques pour des ballets en collaboration avec des danseurs et chorégraphes aussi réputés qu’Yvette Chauviré ou Serge Lifar, il a entrepris, avec André Hodeir16, une musique pour un film que devait tourner Marcel Carné. Mais la partition de la symphonie s’est perdue – il ne reste que le thème intitulé Manoir de mes rêves (Django en a enregistré neuf versions différentes) 17 ; de l’enregistrement de la Messe, jouée en 1944 par Léo Chauliac à la Chapelle de l’Institut des jeunes aveugles, à Paris18, seul a été conservé un vestige d’une durée de sept minutes et demie ; les musiques pour les ballets et pour le film n’ont jamais vu le jour… Et, bien que les quelques minutes de la Messe impressionnent, on ne peut savoir quel intérêt présentaient ou auraient présenté ces entreprises. Django Reinhardt restera cet enchanteur qui, dans le cadre que lui offrent thèmes de jazz et chansons, nous éblouit par ses fulgurances et ses éclats de funambule. S’essayant à la « grande forme », l’aurait-il conservé, cette qualité de funambule ?

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ANNEXES

DJANGO REINHARDT ET LES CHANTEURS ET CHANTEUSES DE VARIÉTÉS

1933-1936 1933 Éliane de Creus & l’Orchestre du théâtre Danou (Gramophone) Il n’y en a pas deux comme moi Éliane de Creus & Jean Sablon (Gramophone) Parce que je vous aime ; Si j’aime Suzy Jean Sablon (Columbia) Le Même coup ; Je suis Sex-Appeal 1934 Jean Sablon, avec André Ékyan & son Orchestre Jazz (Columbia) Le jour où je te vis ; Prenez garde au grand méchant loup ; Pas sur la bouche Germaine Sablon, avec Michel Warlop & son Orchestre (Gramophone) Un jour, sur la mer ; Ici l’on pêche ; Toboggan ; Celle qui est perdue J’suis pas un ange ; La Chanson du large

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Tendresse ; J’ai besoin de toi Deux Cigarettes dans l’ombre ; Je voudrais vivre Jean Sablon (Columbia) Je sais que vous êtes jolie ; Par correspondance Aimé Simon-Girard, avec Michel Warlop & son Orchestre (Gramophone) Cocktails pour deux ; L’Amour en fleurs 1935 Jean Sablon (Columbia) La Dernière bergère ; The Continental ; Un baiser Le Petit Mirsha, avec Michel Warlop et son Orchestre (Gramophone) Vieni, Vieni ; Maman, ne vends pas la maison ! ; Petit homme, c’est l’heure de faire dodo Léon Monosson (Columbia) Deux Cigarettes dans l’ombre ; Tout le jour, toute la nuit Pierre Lord (Ultraphone) Simplement ; Fumée aux yeux ; Cocktails pour deux Germaine Sablon & Jean Sablon (Gramophone) Un amour comme le nôtre ; La Petite île Nane Cholet (Ultraphone) Si j’avais été ; Fièvre ; Ainsi soit-il ; Les Quatre farceurs Nitta Rette & son Hot Trio (Polydor) Points roses ; Un instant d’infini ; Mon cœur reste auprès de toi André Pasdoc, avec Louis Vola & son Orchestre (Polydor) Pourquoi, pourquoi ? ; Vivre pour toi Yvonne Louis (Polydor) Mirages Jean Sablon (Columbia) Cette chanson est pour vous, Madame ; Darling, je vous aime beaucoup Jean Sablon, avec accompagnement d’orchestre (Columbia) Cette chanson est pour vous, Madame ; Rendez-vous sous la pluie 1936 Jean Tranchant, avec Michel Emer & son Orchestre (Pathé & Micro Redoute) L’Amour en voyage ; Les Baisers prisonniers ; Mon bateau est si petit ; Quand il est tard ; Le Piano mécanique ; Ici l’on pêche Yvonne Louis (Polydor) Au grand large

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Jean Tranchant (Pathé) Le roi Marc ; Mademoiselle Adeline Nane Cholet (Pathé) Terrain à vendre ; Ainsi soit-il

NOTES

1. Cf. le livret du coffret de l’Intégrale Django Reinhardt, 1. Présentation stomp (1928-1934), Vincennes, Frémeaux & Associés, 1996, non paginé. 2. Nous ne les avons pas fait figurer dans la liste en fin d’article, recensant les chanteurs et chanteuses accompagnés par Django : tous deux chantent en anglais des succès américains. 3. Daniel Nevers (cf. le livret de l’ Intégrale Django Reinhardt, 3. Djangology (1935), Vincennes, Frémeaux & Associés, 1996, non paginé) nous apprend que « Pierre Lord » est le nom générique du chanteur de charme de la firme Ultraphone. Sous ce même et unique pseudonyme, plusieurs individus ont officié. Django Reinhardt n’accompagne Pierre Lord que pour une seule séance d’enregistrement, il ne nous est donc pas possible de juger différentes incarnations du charmeur de chez Ultraphone. 4. Daniel Nevers signale (cf. le livret de l’Intégrale Django Reinhardt, 3. Djangology (1935), op. cit.) qu’il arrivait à Django de quitter le studio avant la fin de la séance quand la musique qu’on enregistrait l’ennuyait. 5. La chanson comme marqueur d’époque, les réalisateurs de fictions filmées usent et abusent de ce procédé. Il suffit d’une chanson en fond sonore de n’importe quelle scène de rue ou d’intérieur pour que celle-ci, avant même l’apparition des personnages, de leurs costumes et des décors, soit historiquement située. 6. Je ne reviens pas sur ce débat déjà fait : cf. « Un héritage sans transmission : le jazz manouche », in Jean Jamin & Patrick Williams (2010 : en particulier 231-233) ; voir aussi Patrick Williams (2000). L’appellation « guitare manouche » viendra plus tard. 7. Cf. le chapitre « Standards et standardisation : sur un aspect du répertoire des musiciens de jazz », in Jean Jamin & Patrick Williams (2010 : 147-202) ; voir aussi Patrick Williams (2006b). 8. Le village du Hainaut, en Belgique, où Django est né. 9. Villes que la famille Reinhardt-Weiss a régulièrement fréquentées durant l’enfance de Django. 10. Cf. le chapitre « Un héritage sans transmission : le jazz manouche », in Jean Jamin & Patrick Williams (2010 : 225-251) ; voir aussi Patrick Williams (2000). 11. In Jazz Magazine, 1964, 110 : 47. 12. Cf. Charlie Haden & Christian Escoudé, Gitane, All Life – AL 001, 1979. 13. Quelques auteurs (Jacques Larue pour Swing 39, qui devient Je t’aime, et pour Nuages ; Francis Blanche pour Fleur d’ennui ; Lawrence Reisner pour Swing 42, qui devient Swing- Rêverie, et pour Mélodie au crépuscule) mettront des paroles sur des mélodies composées par Django Reinhardt. Ces chansons trouveront des interprètes célèbres à l’époque : Lucienne Delyle, Lys Gauty, Rina Ketty, Irène de Trébert, Guy Berry. À l’exception de

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Mélodie au crépuscule, le 7 juillet 1943 avec un orchestre de gala et la chanteuse moins connue Nelly Kay, Django n’enregistrera pas ces thèmes avec paroles. 14. Pour des précisions sur la manière dont le jazz s’y prend pour transformer les chansons en « thèmes », cf. Philippe Baudoin (2001 [1990]). 15. Cf. Daniel Nevers, livret du coffret de l’Intégrale Django Reinhardt, 1. Présentation stomp (1928-1934), op. cit. 16. André Hodeir, violoniste, compositeur, musicologue et critique de grande autorité, auquel nous empruntons la distinction entre « petite forme » (nous avons préféré « forme brève ») et « grande forme » (cf. Hodeir 1981 [1954]). Ce dernier estime que « Django est un musicien qui n’est pas allé au bout de ses dons : ses virtualités restent à mon avis plus grandes que son œuvre même » (in Jazz Hot, 1963, 187 : 28). 17. Cf. l’interview de Jean-Marie Pallen, « Django et le projet de symphonie », in Guitarist Acoustic Magazine, 2010, numéro hors-série : Django 1910-2010, 2010 : 18-22. 18. Cf. Gypsy Jazz School, Django Legacy, Iris Music – Harmonia Mundi, 2002 [coffret de deux CD].

RÉSUMÉS

Entre 1933 et 1935, Django Reinhardt a participé à de nombreuses séances d’enregistrement comme accompagnateur de chanteuses et chanteurs français de variétés. Ces œuvres sont révélatrices à la fois de l’état de la chanson française populaire à cette époque et de l’évolution du guitariste qui deviendra une figure majeure du jazz. L’article, dans un premier temps, examine les différentes manières selon lesquelles se règlent les relations entre les vocalistes et Django ; dans un deuxième temps, il s’interroge sur ce que peut être l’écoute de ces gravures quatre- vingts ans après leur réalisation.

“Cette chanson est pour vous, Madame...” From 1933 to 1935, Django Reinhardt took part in many recording sessions as an accompanist for popular French singers. These recordings reveal both the state of popular French music at the time and the evolution of the guitarist, who went on to become a leading jazz artist. The article first examines the different ways in which relations between the vocalists and Django were managed, and then considers how these recordings are likely to be listened to eighty-five years after they were produced.

INDEX

Keywords : Django Reinhardt (1910-1953), French Chanson (history), Popular Song (sociology), Performance, Jazz Mots-clés : Django Reinhardt (1910-1953), chanson française (histoire), chanson populaire (sociologie), interprétation, jazz

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AUTEUR

PATRICK WILLIAMS

Centre national de la recherche scientifique, Paris

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Le groupe comme auteur Une invention dans le rock’n’roll The Band As Author. A Rock’n’ Roll Invention

Jean-Luc Poueyto

1 LE FILM Mystery Train de Jim Jarmush (1989) s’ouvre sur l’arrivée à Memphis, Tennessee, de deux jeunes Japonais qui effectuent, émerveillés, un voyage dans cette ville à la recherche, comme tant d’autres, des traces du « King » Elvis Presley. Et c’est en effet dans les studios Sun Records que le jeune chanteur enregistra, le 5 juillet 1954, That’s All Right, titre qui inaugure un genre qui persiste jusqu’à nos jours. Pourtant, quelle que soit la véracité de cette origine2, l’apparition du rock en tant que tel ne constitue pas vraiment un événement, « cette étrange pliure à partir de laquelle plus rien n’est pareil » (Bensa &Fassin 2002 : 8). En l’occurrence, les musiques populaires américaines se caractérisent, depuis leur avènement dès les années 1920, par un principe d’hybridation permanent et de recherche de nouveaux publics qui aboutit, sans vraie surprise, à ce qu’un jeune Blanc particulièrement talentueux du Sud des États-Unis reprenne une chanson, créée et interprétée jusqu’alors par un bluesman noir3 pour en faire un très grand succès. Si l’invention de ce nouveau genre musical était donc en quelque sorte prévisible, elle n’est pas fondatrice dans le sens où, livré à lui-même, le rock’n’roll des années 1950 a très vite périclité, laissant la place à une musique de variété beaucoup plus commerciale4.

2 Le véritable événement n’est donc pas tant la naissance du rock que l’apparition, quelques années plus tard, d’un fait inédit et qui n’a cessé, depuis, de se développer : l’invention du groupe de rock. En effet, il existait déjà des groupes vocaux ou instrumentaux, des chanteurs avec ou sans groupe, des chanteurs jouant ou non d’un instrument, des auteurs, des compositeurs, des arrangeurs (etc.), tous acteurs de la très vivace industrie du disque, mais ce sont les Beatles que l’on peut situer à l’origine d’un phénomène nouveau, celui du groupe de rock, dans lequel toutes ces fonctions, et bien d’autres même sont assumées par les membres dudit groupe. Dès lors, en Europe comme aux États-Unis, dans les métropoles comme dans les campagnes reculées, des centaines de milliers de jeunes gens, maîtrisant plus ou moins la musique, vont fonder

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d’innombrables groupes, modifiant très sensiblement le monde de la musique populaire5. 3 Pour étudier ici ce qui va bouleverser profondément non seulement la chaîne de fabrication des chansons à partir de la seconde moitié du XXe siècle, mais également certaines pratiques musicales, je reviendrai d’abord sur les modes de production antérieurs et qui ont souvent persisté en parallèle, pour ensuite me focaliser sur les modifications introduites avec l’apparition du concept de groupe au début des années 1960, à partir de l’exemple des Beatles, véritables inventeurs de ce phénomène.

Musiques populaires américaines

Le blues et le disque

4 De nos jours, il semble bien difficile de définir le concept de rock tant il recouvre des musiques extrêmement variées : ballades folk acoustiques, musiques électroniques, succès populaires mondiaux, etc. S’il s’agit, depuis ses origines, d’un genre musical qui vise essentiellement un public blanc, jeune et occidental, les musiques rassemblées sous cette étiquette sont les héritières d’un certain nombre de musiques populaires et, en tout premier lieu, du blues afro-américain, dont l’influence sur les groupes de rock anglais au début des années 1960 fut déterminante.

5 La transmission orale n’a pas conservé les toutes premières traces de la naissance du blues, trop complexe pour être identifiée, mais on sait que les premières partitions qui s’y réfèrent datent de 1912, certaines, telles celles de Memphis Blues et surtout de Saint Louis Blues de W. C. Handy, obtenant même un succès national. En sorte que, par le biais de partitions, un genre musical afro-américain, le blues, commença à être apprécié par un public blanc, parfois très éloigné du Sud et de ses pratiques musicales. 6 Dès 1920, avec l’avènement de l’industrie du disque et la large diffusion des enregistrements sonores par les radios, le marché du disque s’intéressa rapidement au jazz6, puis au blues. Mamie Smith, qui était une chanteuse de blues de vaudeville, genre musical qui rencontra un grand succès dans les années 19207, enregistra son Crazy Blues ouvrant le marché à une large clientèle noire jusque-là ignorée des compagnies de disques (Oakley 1985 [1976] : 107-110). Il fallut attendre encore quelques années pour que les bluesmen du delta du Mississippi, tels que Blind Lemon Jefferson, puis Charley Patton, enregistrent, souvent pour un public local, les premiers blues ruraux, qui serviront de référence absolue aux musiciens de rock à partir des années 1960. 7 Le marché de l’enregistrement sonore, et en particulier du disque, a donc bouleversé, dès le début du XXe siècle, les traditions musicales populaires antérieures et leurs modes de transmission, puisqu’il a permis à des personnes n’ayant aucun lien familial, national, géographique ou culturel avec les interprètes originaux d’une chanson d’en prendre connaissance, de l’étudier, voire de la reproduire à l’identique ou de manière différente. Cela commence dès les années 1930, au sein même du berceau du blues qu’est le delta du Mississippi. Alors que le folkloriste Alan Lomax interrogeait, en 1934, le bluesman Son House sur ses influences musicales, celui-ci lui répondit qu’il s’était beaucoup inspiré du jeu de Blind Lemon Jefferson, guitariste chanteur texan disparu quelques années plus tôt, et ce, par l’entremise d’un guitariste de Clarksdale (la ville de

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Son House) qu’on surnommait « Lemon », parce qu’il avait « appris tous les morceaux de Blind Lemon sur un phonographe »8. 8 Amplifiant ainsi le mode traditionnel de transmission orale qui s’appuie, non sur la reproduction à l’identique, mais sur les infinies variations que peut tirer un auditeur d’une œuvre qu’il réinterprète à sa manière, la diffusion industrielle des enregistrements sonores va dès lors susciter de nouvelles créations porteuses d’infinis possibles9. 9 Keith Richards, guitariste et co-fondateur des Rolling Stones, l’un des premiers groupes de rock à s’imposer dès le début des années 1960, décrit longuement, dans son autobiographie, l’intensité avec laquelle Mick Jagger, Brian Jones et lui-même écoutaient, décryptaient et analysaient, durant leur période d’« apprentissage » du blues, les disques de Jimmy Reed, Muddy Waters, Little Walter, Howlin’ Wolf : « Les enregistrements ont permis d’accéder à l’expression, au feeling de la musique. C’était comme si on avait levé un voile. Et ça se trouvait partout et pour pas trop cher. Ce n’était plus telle ou telle communauté qui gardait pour elle telle ou telle musique, dont personne n’entendait jamais parler. Ça a donné naissance à un type entièrement nouveau de musiciens, en une génération ».(Richards 2010 : 91) 10 Et il ajoute, à propos de Robert Johnson : « Ce type écoutait d’autres musiciens, et il a proposé sa variation sur tel ou tel thème. Et tu comprends soudain que tout le monde est connecté. Et plus tu remontes dans le temps – et avec le blues, tu remontes jusqu’aux années 1920, c’est- à-dire aussi loin que le permettent les premiers enregistrements – plus tu rends grâce à Dieu pour les enregistrements. C’est la plus grande invention depuis l’écriture ».(Ibid. : 116) 11 Au-delà de la simple diffusion d’œuvres enregistrées, l’avènement du disque a donc contribué à mettre l’accent sur les manières et styles différents de chaque musicien, ouvrant la voie, non seulement aux compositions mais surtout à l’art de les (ré)interpréter. Des cultures nouvelles apparaissent alors, comme celle qui a donné naissance à une véritable mythologie du blues sur laquelle s’appuieront les connaissances musicales et l’imaginaire des jeunes groupes anglais des années 1960.

12 La plupart de ces musiques populaires enregistrées soit à des fins commerciales, soit à titre d’archives10, provoquèrent un problème d’identification des auteurs. En effet, ces chansons n’ayant été ni écrites ni déposées avant d’être enregistrées par tel ou tel interprète, leur paternité revenait à celui qui en gravait la version la plus fameuse. Ainsi, Sweet Home Chicago, blues enregistré par le légendaire Robert Johnson en 1934, évoque fortement le Kokomo Blues de Scrapper Blackwell (1928), à moins que ce dernier morceau ne soit plutôt attribuable à Kokomo Arnold. 13 C’est pourtant à la version enregistrée par Robert Johnson que se réfèrent les très nombreux musiciens laquelle, depuis sa réédition en 33 tours, est devenue un standard11. 14 Cette problématique de l’autorat ne concerne pas seulement des musiques issues d’une « tradition orale » populaire et dont le public serait plutôt restreint, telles que le blues ou les hillbillies, mais également des créations de jazz, domaine qui connut un grand succès durant l’Entre-deux-guerres. Duke Ellington, par exemple, a pu élaborer bien des compositions en s’inspirant de tel ou tel musicien de son orchestre, lequel recevait parfois mais pas toujours une compensation financière informelle pour avoir cédé son idée au maître12. Le tromboniste Laurence Brown décrivait l’orchestre de Duke

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Ellington comme une « usine » à produire des compositions collectives, mais dont le leader s’attribuait systématiquement la signature (Teachout 2013 : 131-132). Outre l’exemple particulier de Duke Ellington, la musique de jazz, qui est tout autant une musique de réinterprétation que de composition, met très souvent à mal la notion d’auteur, telle qu’elle a été élaborée en Occident depuis le XVIIIe siècle (Williams 2006 ; Jamin & Williams 2010 : 148). 15 Quant aux textes, il faut distinguer là encore ceux qui étaient issus du blues rural, souvent composés anonymement, comme dans bien des musiques populaires, de vers ou de formules quelquefois empruntés à d’autres chansons et comprenant de puissantes images ou de mystérieuses métaphores13, des productions généralement beaucoup plus fades qu’écrivaient des auteurs professionnels lorsqu’il s’agissait de mettre, la plupart du temps a posteriori, des paroles sur des compositions relevant d’un genre très majoritairement instrumental14.

L’industrie musicale

16 Les premières années du XXe siècle virent se développer très rapidement une industrie musicale pour l’essentiel basée à New York et se focalisant sur le phénomène de Tin Pan Alley (littéralement, la « rue des casseroles de cuivres »), nommée ainsi à cause du bruit qui sortait des fenêtres de ses locaux. Rassemblant de nombreux compositeurs, pour beaucoup juifs fraîchement immigrés, tantôt avertis, comme les frères Gershwin, tantôt ignorants de quelque science musicale, tel Victor Herbert, Tin Pan Alley s’est imposée comme la fabrique américaine de chansons à succès, la plupart en mode majeur, aisées à mémoriser et faciles à jouer15.

17 Dans un premier temps, cette industrie de la musique populaire américaine reposa sur la vente de partitions au moyen d’une organisation du travail de type tayloriste qui réunissait toute une chaîne d’acteurs aux tâches distinctes : les compositeurs écrivaient des thèmes musicaux, les auteurs y ajoutaient des textes, les éditeurs publiaient les partitions, les arrangeurs avaient pour mission d’adapter les compositions à toute forme d’orchestre, les démarcheurs, personnages pittoresques, avaient pour tâche de chanter à tue-tête les nouvelles créations dans des endroits publics afin de les vendre au plus grand nombre16, les illustrateurs étaient chargés de rendre les partitions plus attractives et, enfin, la renommée de chanteurs tels que Bing Crosby ou Al Jolson garantissait le succès de la chanson dès qu’elle entrait dans leur répertoire. 18 À partir des années 1920, l’essor rapide de l’industrie du disque et des stations de radios modifia sensiblement cette organisation puisque l’objectif devint de vendre, non plus des compositions retranscrites sur papier, mais un nouveau support musical, l’enregistrement sonore. C’est ainsi que ces fameux démarcheurs cités précédemment laissèrent place aux disc-jockeys des programmes radiophoniques. La place des auteurs et des compositeurs se diversifia elle-même fortement, tandis que des choristes purent rejoindre les chanteurs et que les instrumentistes durent se professionnaliser. Le rôle des arrangeurs devint de plus en plus important ; le métier de producteur fut amené à changer radicalement et à être lié, parfois même confondu, avec celui des ingénieurs du son. Quant aux graphistes, ils devinrent indispensables après-guerre, notamment avec le développement des disques 33 tours et 45 tours… Désormais, la musique ainsi diffusée s’adressait directement à l’oreille du client, lequel pouvait donc se passer de partition et même d’être en capacité de la lire.

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19 En outre, et contrairement à ce qui se passe en musique classique, ce n’étaient plus les auteurs qui étaient célébrés (Beethoven, Bach, Mozart…), mais les interprètes. 20 Enfin, les contenus mêmes de la production musicale américaine furent très profondément bouleversés à partir des années 1940, l’exclusivité des productions de Tin Pan Alley devant laisser la place à l’avènement d’une musique américaine d’origine populaire. En effet, durant la première moitié du XXe siècle, Tin Pan Alley avait la mainmise sur la plupart des radios nationales, imposant la diffusion des musiques qu’elle produisait et dont elle recueillait les gains par l’intermédiaire de la société de droits de reproduction appelée l’American Society of Composers, Authors and Publishers (ASCAP). Cependant, également investis dans les productions cinématographiques d’Hollywood, les membres de l’ASCAP s’inquiétèrent de voir la fréquentation des salles de cinéma baisser très sensiblement avec la crise de 1929, les gens préférant rester chez eux écouter la radio. L’ASCAP doubla alors ses honoraires, afin de mettre les radios en difficulté et accroître les bénéfices dus aux diffusions cinématographiques. Mal leur en a pris puisque le 1er janvier 1941, date d’expiration du contrat liant ces radios à l’ASCAP, celles-ci créèrent une organisation de collecte des droits d’auteur concurrente : la Broadcast Music Incorporated (BMI). Cette compagnie sans but lucratif revendiquait les compositions produites par les gens du peuple (blues, hillbillies, country music…), dédaignées jusque-là par les compositeurs de Tin Pan Alley. Cela ouvrit donc la voie à une production musicale plus riche et créative, enfin libre de s’exprimer. De nouveaux styles de musique populaire, tels que le boogie, la country, le blues électrique, le rythm’n’ blues, le rock’n’roll (etc.), purent ainsi se déployer car ils rencontraient désormais une audience beaucoup plus large.

Des chanteurs, des musiciens, mais pas de groupes

21 Depuis les années 1920 jusqu’au début des années 1960, l’industrie discographique de la chanson populaire américaine telle qu’elle avait été initiée par Tin Pan Alley reposait donc essentiellement, parmi toute une chaîne d’acteurs, sur des chanteurs qui interprétaient des chansons écrites par des auteurs-compositeurs et étaient accompagnés par des instrumentistes souvent anonymes17. Des producteurs, servant d’intermédiaires entre les artistes et les maisons de disques, pouvaient s’adresser à des arrangeurs et travailler également avec des ingénieurs du son, lesquels fournissaient le résultat obtenu à des spécialistes du mastering, puis de la gravure, tandis que des graphistes concevaient des pochettes attrayantes destinées à vendre au mieux le produit réalisé18.

22 Parallèlement, la production de musiques provenant de milieux populaires (le blues rural, les hillbillies, le folk, la country, etc.), disposait en général de moyens beaucoup plus modestes, la plupart des interprètes enregistrant seuls (chant avec une guitare, par exemple), ou sommairement accompagnés (chant avec guitare, basse et batterie), comme ce fut le cas à la naissance du rock’n’roll pour les artistes des studios Sun Records. 23 Avec l’avènement du rock’n’roll, bien des chanteurs et instrumentistes, à l’instar de Buddy Holly and the Crickets ou de Gene Vincent and the Blue Caps, se produisirent accompagnés de leurs musiciens attitrés. Parfois, des groupes d’instrumentistes se créèrent de manière autonome, comme The Aces, trio qui soutint longtemps, entre

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autres, le chanteur harmoniciste de blues Little Walter, ou encore comme, en Angleterre, The Shadows, qui pouvaient se produire tantôt avec des titres instrumentaux, tantôt en compagnie du chanteur Cliff Richard. 24 De très nombreux groupes vocaux, noirs ou blancs, apparurent également à la fin des années 1950 avec la mode du doo-wop, dont les plus célèbres furent The Platters ou The Drifters. Mais ces groupes n’écrivaient pas leurs chansons et n’intervenaient pas en tant qu’instrumentistes. La production américaine des années 1950 réunit donc bien des ingrédients de ce qui caractérisera le rock pour les décennies à venir, sans pour cela les mutualiser au sein d’une même formation musicale.

Les arrangeurs et les producteurs

25 Jusqu’à la création de la BMI, en 1941, la plupart des enregistrements des musiques populaires américaines sont restés très sommaires. Ainsi, les musiciens de blues rural ont souvent été enregistrés en solo, guitare chant, ce qui fut le cas de figures majeures de musiciens « errants », à l’exemple de Charley Patton, Blind Lemon Jefferson, Son House, Skip James ou Robert Johnson. Ces musiciens pouvaient néanmoins être entourés d’un ou deux autres instrumentistes lorsqu’ils s’installaient en ville19, mais sans pour autant – à l’exception de quelques formations telles que le Memphis Jug Band – constituer véritablement des groupes stables.

26 À la différence du blues, dont les disques restaient confinés à un public afro-américain souvent rural ou néo-urbain (auquel cas les attaches culturelles avec le Sud restaient très vives), les productions musicales qui visaient un large succès commercial firent appel à des arrangeurs20. Dès lors, ces arrangeurs eurent pour fonction d’adapter une mélodie, un thème, une voix… à une attente supposée du public, mais également d’aider les musiciens dans leur recherche ; ils devinrent partie prenante de toute la production discographique à vocation commerciale. 27 La qualité d’un disque dépendant beaucoup de ses conditions d’enregistrement, on constate après-guerre l’importance grandissante des techniques de prises de son et d’enregistrements. On doit souvent cette évolution à des autodidactes comme Les Paul, personnage polyvalent en ce domaine. Excellent guitariste lui-même, il conçut un modèle de guitare électrique à « corps plein », commercialisé par Gibson et qui porte son nom ; il inventa aussi le magnétophone multipistes, ainsi que des techniques de réverbération et de chambre d’écho, autant d’inventions qui, entre autres, marqueront profondément le travail des groupes de rock. 28 Certains ingénieurs du son ont par ailleurs très vite assumé les fonctions de producteurs. Ce fut le cas, par exemple, de Sam Phillips, le responsable des studios Sun à Memphis. Sa « découverte » d’Elvis Presley s’inscrivait à la suite de bien d’autres, notamment de celle du chanteur de blues Howlin’ Wolf, dont il enregistra, dès 1951, les premières productions, au son très électrique et étonnamment saturé, après que ce dernier eut erré durant plus de vingt ans sur les routes du Sud en compagnie de bluesmen ruraux légendaires de la première génération21. Découvrir un nouveau talent, choisir les chansons à enregistrer, lui adjoindre un accompagnement adéquat, un « son », gérer la rentabilité du tout, telles sont les principales fonctions de producteur de rock, nouveau métier qui émerge après la guerre grâce à l’explosion du marché du disque22.

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29 À partir des années 1950, puis 1960, les producteurs vont devenir les intermédiaires indispensables entre les artistes et l’industrie du disque. Au-delà de leurs compétences commerciales, si certains de ces producteurs font référence dans le domaine du rock, aucun ne semblait cependant exercer le même métier. La plupart du temps attachés à une maison de disques, d’aucuns se sont distingués par leur capacité à découvrir des talents, d’autres à chercher des solutions techniques à leurs attentes, d’autres encore pouvaient empiéter sur le travail d’arrangeur et/ou accompagnaient les artistes en tant qu’instrumentistes23. 30 Ces collaborations s’avérèrent même parfois très étroites, s’inscrivant dans la durée et rendant un travail de grande qualité. Il en est ainsi du duo Jerry Leiber et Mike Stoller, qui furent à la fois les producteurs du quatuor musical The Coasters et les auteurs- compositeurs de toutes leurs chansons, dont un grand nombre, au ton très humoristique, devinrent de grand succès. Avec sensiblement toujours les mêmes musiciens, à savoir Mike Stoller lui-même, au piano, accompagné d’artistes issus de la firme Atlantic, dont le célèbre saxophoniste ténor King Curtis, la cohérence de cette formation musicale, rare sur une période relativement longue, lui permit d’enchaîner les tubes : Yaketi Yak ((1958), Along Came Jones (1959), Three Cool Cats (1958), Searchin’ (1957)24… Comme Leiber et Stoller se plaisaient à le répéter : « We didn’t write songs… we wrote records [= Nous n’avons pas écrit des chansons… nous avons écrit des disques] »25. Avec eux, les producteurs, arrangeurs, auteurs, compositeurs voient donc désormais leur rôle évoluer en faveur d’une nouvelle conception de la création musicale totalement liée au développement de l’industrie du disque. Cependant, cet exemple des Coasters montre qu’ils sont loin de constituer un groupe composé de personnes polyvalentes et aux statuts équivalents, mais restent représentatifs du système de production mis en place par l’industrie du disque depuis les années 1920 avec Tin Pan Alley, et formatés aux musiques populaires qui firent florès à partir des années 1940, date de la création de la BMI.

31 Or, en Angleterre à peu près au même moment (tout début des années 1960) et sous l’impulsion des Beatles, se produisit un phénomène radicalement nouveau, celui de l’invention du concept de « groupe », c’est-à-dire d’un ensemble de musiciens au sein duquel tous les membres étaient polyvalents et égaux, et intervenaient à tous les stades de la production de leurs disques en introduisant une perméabilité inédite entre les différentes fonctions, exercées jusque-là de manière très cloisonnée. Nous allons voir que cet événement va profondément bouleverser l’industrie du disque, et notamment celle qui concerne la chanson populaire.

Les Beatles ou la naissance du groupe de rock

Un principe d’égalité inédit

32 Adolescent à la fin des années 1950, John Lennon chantait en s’accompagnant de quelques accords de guitare au sein d’un petit groupe de skiffle, une musique alors très en vogue à Liverpool et, plus largement, en Angleterre, qui s’inspirait de chansons folkloriques américaines, comme celles qu’interprétait Leadbelly. Accolé à une renaissance du jazz Nouvelle-Orléans et représenté en Grande-Bretagne par le célèbre chanteur multiinstrumentiste Lonnie Donegan, le skiffle s’inscrit dans une démarche à la fois traditionnelle et populaire. Par son accessibilité, il a la particularité de pouvoir

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être interprété par tout un chacun, à partir d’instruments bricolés ou bien très bon marché. De fait, cette musique fut pratiquée en famille de manière simple et bon enfant (la mère de John Lennon jouait du ukulélé et les parents de Paul McCartney faisaient également un peu de musique dans un cadre familial), mais, surtout, elle ouvrit des horizons nouveaux à de nombreux jeunes qui voulaient faire leur propre musique, à l’instar de George Harrison qui précise : « Le skiffle était un dérivé du blues, mais joué d’une certaine façon qui le rendait acceptable aux petits Blancs de Liverpool que nous étions. Ça ne coûtait pas un rond – rien qu’un washboard [« planche à laver »], une contrebasse à une corde, un manche à balai et une guitare à 3 livres 10. Et c’était une manière facile d’aborder la musique parce que la plupart des chansons n’avaient que deux accords, le maximum étant trois… Tout le monde faisait donc partie d’un groupe de skiffle et si la plupart ont vite disparu, ceux qui ont continué sont devenus les groupes de rock’n’roll des années 1960 ».(Beatles 2000 : 28) 33 John Lennon a rencontré Paul McCartney en 1957, à l’occasion d’une kermesse qu’il animait avec son groupe de skiffle, les Quarry Men, formation très instable. Il semble avoir été tout de suite impressionné par ce musicien encore plus jeune que lui et qui lui présenta un ami, George Harrison, meilleur guitariste qu’ils ne l’étaient eux-mêmes (ils ne connaissaient en tout que quelques accords). John Lennon leur proposa de rejoindre son groupe, the Quarry Men, en renonçant au passage à son statut de leader et en établissant une relation de partage et d’égalité entre tous les membres. Il commentera plus tard cet épisode en disant, à propos de McCartney : « Je me suis vaguement dit : “Il est aussi bon que moi”. Jusque-là, j’avais été le patron. Là, je me suis demandé : “Si je le prends, que va-t-il se passer ?” L’idée m’a traversé l’esprit que si je le laissais se joindre au groupe, j’allais devoir me bagarrer pour qu’il reste à sa place… Au lieu de jouer la carte individuelle, on a choisi la formule la plus efficace – l’égalité ».(Ibid. : 12) 34 John Lennon a alors 17 ans, Paul Mc Cartney 15 et George Harrison n’est âgé que de 14 ans. Par la suite, les Beatles respecteront ce principe d’égalité jusqu’à leur dernier disque. Les personnalités de John Lennon et de Paul McCartney les feront apparaître très vite comme leaders, mais chaque membre du groupe aura « sa » chanson sur la plupart de leurs disques, que ce soit en tant que chanteur et/ou en tant que compositeur26.

35 Par ailleurs, à partir du moment où leurs productions s’avérèrent lucratives, leur manager, Brian Epstein, mit en place une médiatisation exceptionnelle et novatrice en matière de promotion d’artistes de variétés : grâce à de multiples interviews dans les médias, des objets dérivés (tasses, taies d’oreillers à leurs noms…) et des films de promotion – tels A Hard Day’s Night, Help !, Magical Mystery Tour ou Yellow Submarine27 –, il fit en sorte que les Beatles apparaissent comme un groupe de quatre jeunes gens sympathiques, dynamiques, drôles et réunis par un projet musical commun. Quelle que soit la réalité de ce message, une telle stratégie médiatique consolida surtout, publiquement et même internationalement, l’image d’un groupe dont tous les membres étaient traités à parts égales. 36 L’événement que constitue la pratique du rock en groupe provient donc non seulement de la volonté, plus ou moins implicite, d’adolescents désireux de faire de la musique ensemble sans leader affirmé, mais aussi de l’intense médiatisation et promotion d’une telle réunion. La combinaison de ces deux facteurs généra un nouveau mode de vie, un

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modèle social d’expression inédit que d’innombrables jeunes gens voudront désormais suivre28.

“The Beatles”

37 Suivant la même logique, le choix de nommer le groupe par un seul vocable, « The Quarry Men » tout d’abord, puis « The Beatles », et non pas « John Lennon and the Beatles » par exemple, peut avoir été influencé par la volonté de ces jeunes gens de montrer leur appartenance à des valeurs communes, un peu à la manière des gangs. Les membres d’un gang se rassemblent, en effet, très souvent sous un même nom, la plupart du temps décliné au pluriel. Or, on sait que John Lennon tout comme Ringo Starr s’identifiaient aux Teddys Boys, dont ils utilisaient les codes vestimentaires et cultivaient l’image de « durs ».

38 À l’instar des Beatles, de très nombreux groupes de rock formés en Angleterre dans les années 1960 se rallieront à ce choix. On pense bien évidemment aux Rolling Stones, créé par le guitariste harmoniciste et leader originel Brian Jones, puis marqué par la forte présence scénique du chanteur Mick Jagger, mais dont tous les membres sont pourtant réunis sous un collectif qui les met sur un pied d’égalité ; de la même manière, apparaissent les Kinks, les Pretty Things, les Yardbirds, les Who, les Moody Blues, etc. 39 Si le succès des Beatles, dès 1962, a de toute évidence été une source d’inspiration, il est également probable que ce phénomène de création musicale florissante était historiquement prêt à éclore en Angleterre. Contrairement aux Beatles, la grande majorité des groupes ayant émergé dans les années 1960 était issue de ce qu’on nommera par la suite le « British Blues Boom », à savoir la réappropriation par les jeunes musiciens anglais (principalement londoniens) du blues électrique afro- américain, quand, paradoxalement, ce genre était très largement ignoré à la même époque par les jeunes Américains blancs (Blampain 2011). Après l’avoir intégré à leur musique, certains de ces groupes anglais ont rapidement pris certaines libertés avec ce style musical et s’essayèrent à des créations plus personnelles. Ce fut par exemple le cas des Kinks, qui délaissèrent souvent la pentatonique, gamme du blues, pour proposer des chansons aux mélodies d’inspiration très européenne et aux textes empreints de fines chroniques sociales et de personnages populaires. Ajoutant à cela une attitude scénique et/ou médiatique souvent burlesque, probablement héritée de la forte tradition anglaise du music-hall29, la plupart des groupes participant à ce mouvement contribuèrent très largement, emmenés par les Beatles, à l’élaboration d’un genre nouveau, la « Pop anglaise », qui persiste encore avec succès de nos jours30. 40 À l’opposé, on peut observer que les groupes anglais les plus puristes, ceux qui sont restés attachés au blues américain (tels que le Graham Bond Organisation, le Georgie Fame & the Blue Flames, John Mayall & the Bluesbreakers, ou encore le Cyril Davies R&B All-Stars), n’ont pas, quant à eux, opté pour une présentation sous un nom unique, peut-être influencés en cela par les musiciens afro-américains dont ils s’inspiraient et qui n’apparaissaient jamais sous le nom d’un collectif, mais sous celui d’un seul individu (Muddy Waters, Howlin’ Wolf, John Lee Hooker, Jimmy Reed…)31. 41 Puis, dès le milieu des années 1960, bon nombre de groupes feront le choix de se présenter sous un nom au singulier. Les membres de la formation effaçaient ainsi le pluriel de leurs individualités au profit d’une enseigne qui fonctionne, cette fois, comme un concept : Soft Machine, Pink Floyd, Procol Harum ou, plus tard, The Clash,

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pour les groupes anglais ; Creedence Clearwater Revival, Quicksilver Messenger Service ou The Velvet Underground, pour les groupes américains. 42 L’explosion soudaine du phénomène de groupe de rock a donc été renforcée par le fait que les membres de ces groupes choisirent de se rassembler autour d’un seul nom, initiative dont les Beatles furent les précurseurs et qui eut incontestablement un très puissant effet performatif.

L’expérience du groupe

43 L’avènement des groupes de rock survient, nous l’avons vu, à un moment précis de l’histoire du XXe siècle – le début des années 1960 – et touche une population facilement identifiable, celle des jeunes Anglais des milieux populaires ou de la classe moyenne, essentiellement des garçons. Ce phénomène apparaît en revanche avec un temps de retard aux États-Unis. C’est un groupe composé des membres d’une même famille, The Beach Boys, qui va le premier se détacher dans le paysage musical blanc américain du début des années 1960 et pouvoir rivaliser avec les groupes britanniques. Suivront The Byrds, The Doors, The Stooges, ou encore, au milieu des années 1970, The Ramones, dont tous les membres adoptèrent le même pseudonyme « Ramone » (Joey Ramone, Phil Ramone…), pour renforcer l’imaginaire fraternel de toute formation rock. Quant aux jeunes filles, leur participation à ce mouvement rock reste encore très marginale : pendant longtemps, elles seront principalement présentes en tant que chanteuses, certaines se produisant en solo sous leur nom (Brenda Lee, par exemple) et d’autres au sein d’un ensemble vocal (The Ronettes, The Supremes, The Shangri-Las, etc.).

44 En France, enfin, les groupes « yéyé » s’avéreront quant à eux peu créatifs en matière de compositions et laisseront très vite la place à une carrière solo de leur chanteur. 45 Un tel décalage entre nations et entre sexes peut s’expliquer par une particularité britannique : la suppression, en 1960, de la conscription en Grande-Bretagne. Alors qu’Elvis Presley aux États-Unis ou Johnny Halliday en France durent effectuer leur service militaire, mettant pour certains leur carrière en péril, les jeunes Anglais purent de leur côté tirer profit des deux années qui leur étaient offertes pour tenter leur chance dans des domaines qui leur plaisaient vraiment, avant de devoir rentrer dans la vie active. Ringo Starr, le batteur des Beatles, décrit ainsi cette opportunité : « En 1959, l’armée a décidé que toute personne née après septembre 1939 (il me semble) ne serait pas incorporée. Et là, je me suis dit : “Super, maintenant, on peut jouer”. J’ai quitté l’usine et j’ai décidé de devenir professionnel ».(Beatles 2000 : 38) 46 Keith Richards, quant à lui, précise : « On a eu l’impression qu’on nous avait donnés deux années de liberté, mais c’était totalement faux, bien sûr. Même nos parents se sont demandé ce qu’ils allaient bien faire de ces deux années, parce qu’ils comptaient bien nous voir partir à dix-huit ans. Tout s’est passé très vite ».(2010 : 96)32 47 Cette période a débuté chez les Beatles par différents engagements dans des boîtes de nuit de Hambourg. Cette expérience leur permit à la fois de s’améliorer musicalement, jouant souvent jusqu’à huit heures par jour, et de se « déniaiser » au contact des danseuses et prostituées qu’ils côtoyaient, des gangsters qui leur offraient le champagne et des divers trafiquants auprès desquels ils se ravitaillaient en amphétamines (Beatles 2000 : 48-52). Vivant dans une même pièce sans fenêtre située derrière les toilettes pour dames, dormant sur des lits de camp, ils furent amenés à tout

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partager, jusqu’à leurs rares moments de loisirs et leurs constants apprentissages musicaux.

48 Il en fut de même pour les Rolling Stones. Brian Jones, Mick Jagger et Keith Richards habitèrent durant plus d’un an un appartement que ce dernier décrit comme « vraiment répugnant », ajoutant : « […] et pour nous c’était presque une activité professionnelle d’aggraver encore son état… On y a posé nos sacs l’été 1962 et on est restés un an, survivant à l’hiver le plus froid depuis 1740… Il y avait deux lits, des matelas à même le sol… On ne décidait jamais à l’avance qui dormirait où, et ce n’était pas très important parce qu’on finissait en général par se réveiller tous les trois par terre, à côté de l’énorme meuble radio-tourne-disque que Brian avait apporté de chez lui ».(Richards 2010 : 122) 49 Les tournées incessantes, les voyages dans des conditions souvent très pénibles dans des véhicules tout juste adaptés, les chambres d’hôtel partagées sont autant d’épreuves et d’expériences peu ordinaires qui contribuèrent sans doute à renforcer la cohésion et l’identité de ces groupes. Pourtant, en dépit de ces périodes de vaches maigres, à un âge de transition entre adolescence et âge adulte, ces jeunes musiciens ainsi réunis en groupes de rock se sont révélés capables de créer des chansons rencontrant de grands succès et, parfois, comme dans le cas des Beatles, mais aussi des Rolling Stones, de les écrire à plusieurs mains.

Auteurs, compositeurs, interprètes, mais aussi producteurs, ingénieurs du son…

50 Les Beatles ont enregistré l’essentiel de leurs disques dans les studios EMI, situés sur Abbey Road. Selon le témoignage de l’ingénieur du son Geoff Emerick, lorsque George Martin, producteur attaché au studio, leur demanda d’enregistrer une chanson écrite par un auteur britannique en vogue33, les Beatles lui proposèrent plutôt, face au résultat médiocre qu’ils avaient obtenu, une chanson de leur cru. Cette proposition surprit George Martin, qui avait pour tâche, comme tous ceux de sa fonction, de choisir à la fois les artistes et leur répertoire. Néanmoins, il accepta et produisit ainsi le premier 45 tours des Beatles, qui connut un très rapide succès. Une telle assurance de la part d’un jeune groupe se présentant pour la première fois en studio avait en effet de quoi étonner dans le contexte de la production discographique d’alors, mais pouvait s’expliquer par le fait que les Beatles, et particulièrement John Lennon et Paul McCartney, avaient déjà acquis de l’expérience. Ils composaient chacun de leur côté avant même leur rencontre, près de cinq ans auparavant. En outre, bien que ne connaissant à leurs débuts que très peu d’accords34, leur pratique répétée du skiffle les avait probablement désinhibés quant à toute forme de création musicale. McCartney étant gaucher et Lennon droitier, ils avaient alors très vite pris l’habitude de s’entraîner en jouant face à face, regardant mutuellement leurs doigtés de guitare. Ils ne cessèrent ensuite de composer durant leurs séjours à Hambourg, pouvant librement expérimenter leurs trouvailles sur scène juste après les avoir conçues. Georges Harrison proposa également régulièrement des chansons et même Ringo Starr fut l’auteur de quelques morceaux35.

51 La collaboration entamée avec George Martin perdura jusqu’à la dissolution effective des Beatles36, le groupe bénéficiant du savoir-faire théorique du producteur, ainsi que

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de ses talents d’instrumentistes. Cependant, si l’apport de ce dernier, souvent qualifié de « cinquième Beatle », s’avéra incontestable, le récit de Geoff Emerick (in Emerick & Massey 2009) témoigne également des constantes initiatives prises par les quatre musiciens en matière d’arrangements et d’innovations musicales. En 1966, épuisés par des tournées mondiales qui perdaient tout sens à leurs yeux (et à leurs oreilles), les Beatles renoncèrent à se produire sur scène. Libérés de cette charge, ils s’impliquèrent de plus en plus dans l’enregistrement de leurs disques, empiétant en permanence sur les domaines jusque-là réservés aux producteurs, arrangeurs et même ingénieurs du son, et s’affranchissant de l’autorité de ces « experts », qui étaient souvent, de plus, leurs aînés37. 52 Toujours selon Geoff Emerick, qui fut l’ingénieur du son de la plupart des enregistrements des Beatles, les studios EMI fonctionnaient alors selon une organisation très hiérarchisée : tous portaient la cravate, les agents de maintenance travaillaient en blouse blanche, les surveillants en blouse marron et le studio d’enregistrement à l’intérieur duquel les Beatles jouaient se situait bien en dessous de la cabine d’enregistrement, lieu réservé aux techniciens et ingénieurs professionnels. Pourtant, fort de son succès commercial, le quatuor put progressivement prendre possession des lieux, choisissant d’enregistrer à des horaires de plus en plus tardifs, pour des séances de plus en plus longues, qui s’avérèrent être le véritable temps de création de leurs chansons38. Les morceaux étaient en effet conçus et répétés à l’intérieur même du studio. En associant le traitement du son aux arrangements et aux compositions apportées par les différents membres du groupe, l’ingénieur du son (le plus souvent Geoff Emerick) et George Martin, le producteur-arrangeur, se transformèrent en complices indispensables de cette nouvelle manière de créer des chansons populaires. La description que fait ainsi Emerick de l’élaboration de l’album Revolver (1966) est à ce titre éclairante : « Aussi incroyable que cela puisse paraître, tous les morceaux de l’album ont été créés dans le studio, devant mes yeux. Les Beatles n’avaient rien répété auparavant, il n’y avait aucune sorte de pré-production […]. Presque chaque après-midi, John ou Paul ou George Harrison arrivait avec un bout de papier sur lequel il avait gribouillé des paroles ou une suite d’accords, et un ou deux jours plus tard une autre fabuleuse chanson était sur la bande […]. Ce qui m’incitait à obtenir un son meilleur encore pour surpasser ce que nous avions déjà accompli ».(Emerick & Massey 2009 : 157) 53 L’élaboration de musiques en studio n’était pas en soi une nouveauté, bien des expériences précédentes ayant déjà été menées en la matière, notamment dans le domaine du jazz : le pianiste Bill Evans atteste d’un même procédé lors de l’enregistrement de l’album Kind of Blue de Miles Davis en 1959 39, tout comme, dix ans plus tôt, les enregistrements de Charlie Parker étaient souvent très peu préparés. L’innovation qu’apportèrent les Beatles fut d’y associer les preneurs et ingénieurs du son, les poussant à faire preuve d’inventivité et de procéder à de constantes recherches pour mettre en œuvre leurs idées. L’exemple, qui rompt totalement avec les standards de la musique populaire commerciale, de la chanson Tomorrow Never Knows (1966) est sur ce point particulièrement représentatif. John Lennon avait suggéré ce morceau, qui reposait sur un seul accord dans l’idée que « ça ressemble à un drone », en précisant : « Je veux que ma voix ressemble à celle du Dalaï-Lama psalmodiant depuis le sommet d’une lointaine montagne » (Ibid. : 22). Pour satisfaire à cette demande, l’ingénieur du son inventa une façon de rendre la voix plus éthérée et hypnotique à partir de la cabine Leslie d’un orgue Hammond. Le résultat fut si surprenant, qu’il suscita un esprit

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d’émulation entre les autres musiciens : Ringo Starr souhaitant obtenir un son de batterie plus profond, George Harrison introduisit un bourdon à l’aide d’un tamboura indien tandis que Paul McCartney proposa de mixer le tout avec l’enregistrement de boucles de bandes saturées de sons divers et passées à l’envers, etc.

54 Désormais, les Beatles étaient devenus les maîtres du studio, invitant des amis ou organisant des fêtes pour l’enregistrement de certains chœurs, séjournant aussi de plus en plus dans la cabine de mixage, domaine jusqu’alors interdit aux musiciens. L’objectif était non plus de jouer leur musique devant un public, mais, démarche au demeurant exceptionnelle dans l’univers du rock et de la variété, de se concentrer exclusivement sur la production de disques. Ils prolongèrent cette prise de pouvoir en studio en s’impliquant également dans la conception graphique des pochettes de disque. C’est ainsi qu’après avoir sollicité leur vieil ami Klaus Voormann pour réaliser celle, au collage psychédélique, de l’album Revolver, ils s’impliquèrent dans la coûteuse conception de la pochette de Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) : ils recherchèrent tout d’abord eux-mêmes leurs fameux uniformes de parade colorés, choisirent les personnages célèbres auxquels ils souhaitaient rendre hommage et qui apparaissent à leurs côtés, et firent appel à Peter Blake, l’un des fondateurs du pop art anglais, ainsi qu’au photographe Michael Cooper – que le marchand d’art Robert Fraser leur avait recommandé – pour réaliser le tout. Par la suite, Paul McCartney imaginera la pochette du « Double blanc » (The Beatles, 1969) avec l’artiste peintre Richard Hamilton, et le groupe sera également à l’origine de la conception de celle de Abbey Road (1969) – sur laquelle on voit les quatre musiciens traversant la rue sur un passage piéton juste en face des studios –, dont l’« inquiétante banalité » contribuera pour beaucoup à faire de ce disque l’un des albums les plus connus au monde.

Pochettes de trois albums 33 tours des Beatles : Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band, Parlophone, 1967 ; Abbey Road, Apple, 1969 ; Let It Be, Apple, 1970

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55 Enfin, les Beatles créèrent en 1968 leur propre label, Apple. Ils se lancèrent dans la découverte de talents, ainsi que dans la construction d’un studio, la production de disques et même la création d’une boutique de vêtements psychédéliques. Mais les résultats escomptés furent pour le moins mitigés et ces initiatives n’aboutirent pas toutes.

* * *

56 Les bouleversements que le phénomène « Beatles » a occasionnés dans l’évolution de la musique populaire du XXe siècle sont considérables et, dans l’histoire du rock en particulier, il y eut véritablement un avant et un après.

57 Avant tout, l’invention du concept de groupe qu’on leur doit, réunissant sur un pied d’égalité des instrumentistes également chanteurs, choristes et auteurs-compositeurs, fut totalement novateur, car il révolutionna la pratique musicale populaire, tout d’abord dans les pays anglo-saxons, puis au niveau mondial. S’inspirant de ce modèle extrêmement médiatisé, tout musicien amateur, qu’il soit chanteur, instrumentiste, auteur ou compositeur, pouvait désormais envisager de s’appuyer sur une création collective indépendante et bénéficier de l’émulation qui en résultait, plutôt que de devoir se soumettre aux diktats d’autorités externes, aux codes préétablis. 58 Par ailleurs, avec les Beatles, les frontières qui avaient été mises en place de manière quasi taylorienne par l’industrie du disque entre les différents acteurs de la chaîne de production musicale se sont vues très sensiblement déplacées, même très souvent franchies. De sorte que, suivant leur exemple, de nombreux groupes ou musiciens (Jimi Hendrix, Franck Zappa, The Pink Floyd…) vont investir les studios d’enregistrement, imaginer des arrangements originaux, travailler étroitement avec les ingénieurs du son, voire, comme les Rolling Stones, créer leur propre label et produire eux-mêmes leurs disques. 59 Depuis, et au-delà de la réussite spectaculaire de groupes très médiatisés et du vedettariat, ce modèle expressif du rock a généré un engouement chez les jeunes issus de tous les milieux sociaux désireux de jouer dans un groupe de rock, en même temps qu’une démocratisation musicale, très certainement favorisée par une pratique plus intensive et plus collective de la musique en Occident et dans bien d’autres parties du globe. 60 De nos jours, l’univers de la musique populaire connaît une nouvelle révolution, celle du développement des technologies numériques qui met à disposition de tout musicien amateur et pour un prix très modique des possibilités d’enregistrement inimaginables dans les années 1960, et ce, indépendamment de tout lien avec l’industrie du disque. Cette liberté s’est encore accrue du fait des nouvelles pratiques de diffusion et d’écoute qui dispensent de l’obligation de vendre pour pouvoir enregistrer : avec internet, sites spécialisés, sites d’hébergement et réseaux sociaux permettent à tout un chacun de présenter à qui le veut ses créations musicales, assorties le plus souvent de photos et de vidéos.

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NOTES

2. Certains préfèrent attribuer l’invention du rock’n’roll au morceau Rocket « 88 », enregistré trois ans plus tôt dans les mêmes studios par Ike Turner, ou à la chanson Rock around the Clock de Bill Haley (1954). 3. La version originale de la chanson That’s All Right Mama avait été enregistrée en 1946 par Big Boy Crudup (1905-1974), chanteur originaire de Tupelo et dont le tout jeune Elvis Presley s’est longtemps réclamé. 4. Elvis Presley a ainsi très sensiblement changé de style après son service militaire. Carl Perkins fut victime d’un grave accident de voiture qui bouleversa sa carrière. Celle de Jerry Lee Lewis fut sérieusement entachée du scandale de son mariage avec sa cousine âgée de treize ans. Eddie Cochran se tua dans un accident de voiture. Quant aux rockers noirs, Chuck Berry fut condamné a vingt mois de prison pour exploitation de mineure et Little Richard se consacra pour un temps à son activité religieuse (cf., à ce propos, Barsamian & Jouffa 1980). 5. À l’heure où j’écris ces lignes, la recherche de l’entrée « Rock and Roll Bands » sur le moteur de recherche Google affiche sur mon écran plus de 29 millions de résultats. 6. Le premier enregistrement d’un groupe de jazz, Livery Stable Blues et Dixie Jass Band par l’Original Dixieland Jass Band, groupe blanc de la Nouvelle-Orléans, date de 1917. 7. Genre dont Bessie Smith devint une des plus célèbres représentantes. 8. « How it come about that he played Lemon’s style is this – Little Robert learnt from me, and I learnt from an old fellow they call Lemon down in Clarksdale, and he was called Lemon because he had learnt all Blind Lemon’s pieces off the phonograph », in Alan Lomax (1993 : 16). 9. Marcel Detienne, dans son analyse sur la pensée mythique, écrit : « Si la mémoire parlée ne peut s’empêcher de transformer ce qu’elle veut simplement dire et redire, c’est qu’elle ne peut être confondue avec l’activité mnémonique, mise en valeur, exploitée par nos sociétés, et qui consiste à stocker et à reproduire fidèlement des séries d’énoncés ou d’informations. Dans le silence et l’absence de tout système de notation écrit, la mémoire active de l’oralité combine l’apprentissage des savoirs avec des informations visuelles, des pratiques gestuelles, des situations globales, qui rendent inopérant le modèle d’une mémoire mécanique vouée à l’exacte répétition » (Detienne 1981 : 81). 10. Comme pouvait le faire Alan Lomax, avec les mêmes musiciens pour la Bibliothèque du Congrès. 11. Michel Foucault écrit, à propos de ces questions d’attribution : « L’auteur est sans doute celui auquel on peut attribuer ce qui a été dit ou écrit. Mais l’attribution – même lorsqu’il s’agit d’un auteur connu – est le résultat d’opérations critiques complexes et rarement justifiées » (2001 : 817). 12. Cootie Williams, trompettiste qui fit partie de l’orchestre de Duke Ellington pendant plus de vingt ans, décrit ainsi ces échanges de bons procédés : « All of us used to sell the songs to him for $25. Some of the fellas, in later years, they sued him. But I didn’t do it […]. So I let it go. It was fun then […]. And it was a pleasure, you know, to have the band to play your song [= Nous lui vendions tous nos chansons pour 25 dollars. Certains des gars, à la fin, l’ont attaqué là-dessus. Pas moi […]. J’ai laissé faire. C’était très bien

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comme ça […]. Et c’était un vrai plaisir que d’entendre l’orchestre jouer ton morceau] », cité in Teachout (2013 : 131-132, ma traduction). 13. Comme, exemple parmi tant d’autres, ce couplet de I Ask for Water chanté par Howlin’ Wolf : « Ohh, I asked her for water, ohh, she brought me gasoline Ohh, I asked her for water, ohh, she brought me gasoline… ». 14. Strange Fruit, chanson écrite et composée par Abel Meeropol, et qui connut le succès une fois interprétée par Billie Holiday, fait ainsi figure d’exception dans une production jazzistique qui, jusqu’aux années 1960, ne fournit que très peu de textes de référence. À propos de Strange Fruit, cf. Jean Jamin (2004), ainsi que, du même auteur, le chapitre « De la biographie et de ses mésusages : l’œuvre contre la vie ? », in Jean Jamin & Patrick Williams (2010 : 91-143). 15. À propos de Tin Pan Alley, cf. Tony Palmer (1978 : 110-127). 16. Harry Cohn, plus tard président de la Columbia Picture, et Jack Warner, de la future Warner Brothers, firent ainsi eux-mêmes leurs débuts dans le monde de l’industrie des loisirs (Palmer 1978). 17. La maison de disques Tamla Motown reprit à son compte cette architecture, puisque son objet était de produire une musique afro-américaine très commerciale, focalisée sur les chanteurs et les groupes vocaux, mais ne mentionnant que très rarement les musiciens qui les accompagnaient. Cf. le documentaire de Paul Justman, Standing in the Shadows of Motown (2002, 116 mn). 18. Cf. l’entretien du graphiste Bob Ciano dans Jazz Covers (Paulo 2008), qui souligne combien les musiciens étaient peu consultés sur la création des pochettes des disques qu’ils avaient enregistrés. 19. Tels que Big Joe Williams, Sonny Boy Williamson ou Big Bill Broonzy, ce dernier s’avérant être un des pionniers du blues de Chicago. 20. Ce fut très vite le cas dans le jazz, avec Fletcher Henderson, pianiste et chef d’orchestre, découvreur de talents, qui était également l’un des premiers arrangeurs de jazz, travaillant notamment auprès du grand orchestre de Benny Goodman et de celui de Paul Whiteman. Plus tard, la collaboration de Gil Evans répondant aux désirs qu’avait Miles Davis d’explorer des territoires nouveaux joua un rôle important dans l’histoire du jazz d’après-guerre. 21. Sam Philips raconte ainsi sa rencontre avec Howlin’ Wolf, déterminante aussi bien pour le producteur que pour le bluesman : « When I heard Howlin’ Wolf, I said : “This is for me. This is where the soul of man never dies” [= Quand j’ai entendu Howlin’ Wolf, j’ai dit : “Il est pour moi. Voici là où l’âme de l’homme jamais ne meurt”] », cité in James Segrest & Mark Hoffman (2005 : 83, ma traduction). 22. Métier que Nicolas Dupuy décrit ainsi : « Quelle que soit la méthodologie choisie, simple adjuvant ou bien démiurge, le producteur est en tout cas celui qui, coincé entre artistes et maisons de disques, s’en fait le médiateur, sait extraire d’une séance d’enregistrement ses meilleures prises, voire les provoquer, en jouant sur le talent (ou la médiocrité) des musiciens, les rapports de force, les relations, les tempéraments, et surtout, création artistique oblige, les ego » (2012 : 19). 23. Les plus fameux furent : Willie Dixon, contrebassiste et compositeur très talentueux de blues, qui travailla avec Muddy Waters, Howlin’ Wolf, Chuck Berry, Bo Diddley en tant que producteur et souvent d’accompagnateur pour la firme Chess, emblématique du blues électrique de Chicago ; Berry Gordy qui créa la maison de musique noire Tamla

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Motown ; les frères Ertegun et Jerry Wexler qui furent les grands producteurs de jazz et de rythm’n’blues de la maison Atlantic ; John Hammond, qui relança la carrière de Bessie Smith et contribua à la découverte de Billie Holiday, à celle de , de Robert Johnson, puis de Bob Dylan, de Bruce Springsteen et Stevie Ray Vaughan ; ou encore Phil Spector, figure emblématique en ce domaine, qui n’hésitait pas à doubler ou tripler tous les instruments pour l’enregistrement d’un disque afin de produire son fameux « wall of sound ». 24. Respectivement adaptés et interprétés en français par le groupe Au Bonheur des Dames (Yaketi Yak), Henri Salvador (Zorro est arrivé) et Richard Anthony (Nouvelle Vague). Quant à Searchin’, ce fut une des reprises favorites des Beatles lorsqu’ils se produisaient sur scène. Leiber et Stoller avaient précédemment écrit et produit pour les Cheers, la chanson Black Denim Trousers and Motorcycle Boots (1955), qu’Édith Piaf reprit sous le titre L’Homme à la moto. 25. Cf. les notes sur la pochette de l’album de The Coasters, Young Blood (Atlantic DeLuxe LP AD 2-4003, 1982). 26. C’est ainsi que le batteur Ringo Starr, pouvant être considéré comme étant un piètre chanteur par rapport à ses compagnons, fut malgré tout l’interprète de quelques-uns des plus gros succès du groupe, tels que Yellow Submarine (1966) ou A Little Help From My Friends (1967). 27. Réalisés respectivement par Richard Lester (1964 et 1965), Bernard Knowles (1967), George Dunning et Dennis Abey (1968). 28. Observations qui confirment les analyses qu’Alban Bensa et Éric Fassin, reprenant les travaux préalables de Pierre Nora, font du lien entre événement et médiatisation (Bensa & Fassin 2002 : 6-7). 29. Geoff Emerick décrit ainsi une prestation des Beatles, dans le cadre d’un spectacle intitulé « The Beatles Christmas Show », et durant lequel ils intervenaient dans « des costumes ridicules » : « Ils n’étaient pas des rock stars, car cela n’existait pas à l’époque. Ils se considéraient simplement comme des amuseurs, des hommes de spectacle. Ils avaient tous grandi dans la tradition du musichall, et quand Brian [leur manageur, NdA] leur demandait d’enfiler des collants et de se livrer à de vieilles routines de comédie, ils le faisaient sans discuter » (Emerick & Massey 2009 : 107). 30. Influence dont se réclament bien des groupes anglais à succès de la dernière décennie, tels que Oasis, Blur ou Pulp, par exemple. 31. L’explosion du phénomène de groupes anglais n’eut d’ailleurs que très peu de retentissement sur le type de formations musicales afro-américaines, celles-ci optant très majoritairement, jusqu’aux années 1970, pour la promotion de chanteurs ou ensemble de chanteurs accompagnés par des formations musicales pas toujours nommées (Otis Redding, Wilson Pickett, James Brown and the JB’s, The Temptations, The Four Tops…), à l’exception de quelques rares groupes tels que The Chambers Brothers, formation constituée de quatre frères à la fois chanteurs, instrumentistes et auteurs-compositeurs. 32. Son récit se poursuit avec la description de sa rencontre avec Mick Jagger, leurs premières prestations musicales et la formation des Rolling Stones. 33. Il s’agissait de How Do You Do It, chanson écrite par l’auteur-compositeur Mitch Murray en 1963 (in Emerick & Massey 2009 : 69).

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34. Paul McCartney raconte comment ils avaient traversé tout Liverpool pour rencontrer quelqu’un qui pouvait leur apprendre à jouer le si 7 e, précisant qu’ensuite, et pendant longtemps, « on n’a pas très bien su comment jouer la dernière partie du si 7e » (in Beatles 2000 : 22). 35. Don’t Pass Me By (1968) ou Octopus Garden (1969), par exemple. 36. Avant l’annonce officielle de leur séparation en 1970, John Lennon et George Harrison confièrent à Phil Spector le soin de produire Let It Be, album composé de titres préalablement enregistrés et dénoncé par Paul McCartney qui n’avait pas été averti de ce projet. 37. George Martin était né en 1926 et une bonne partie de l’équipe dirigeante de EMI était composée d’adultes appartenant à une autre génération. Geoff Emerick, leur principal ingénieur du son, était en revanche un peu plus jeune que les quatre Beatles. 38. Le film One + One de Jean-Luc Godard, tourné deux ans plus tard, montre également l’élaboration en studio de la chanson Sympathy For the Devil par les Rolling Stones, le tempo, le jeu de batterie, le chant, la place des guitares évoluant tout au long du tournage. 39. Cf. les notes signées par Bill Evans sur la pochette de l’album Kind of Blue (1959, Columbia Records) ; voir aussi Ashley Kahn (2002).

RÉSUMÉS

L’apparition des groupes de rock dans les années 1960 est un événement qui bouleverse l’histoire de la musique populaire du XXe siècle. Auparavant, il existait bien des groupes vocaux ou instrumentaux, des chanteurs avec ou sans groupe, des chanteurs jouant ou non d’un instrument, des auteurs, des compositeurs, des arrangeurs, etc. En Angleterre et sous l’influence majeure des Beatles, apparaît au début des années 1960 un nouveau phénomène, celui du groupe de rock, entité dont les membres assument toutes ces différentes fonctions de manière égalitaire. Dès lors, en Europe comme aux États-Unis, dans les métropoles comme dans les campagnes reculées, des centaines de milliers de jeunes gens, maîtrisant plus ou moins la musique, vont créer d’innombrables groupes et produire un flux de chansons nouvelles, contribuant ainsi de manière innovante à un essor de l’industrie du disque mais aussi à des modes de production et de distribution qui peuvent lui échapper.

The Band As Author The birth of rock’n’roll bands, in the Sixties, was a phenomenon that had a huge impact upon the musical industry of the XXth century. Before that, there were vocal or instrumental bands, singers playing with their own band, singers playing an instrument, composers, writers, arrangers... But in England, the Beatles were at the origin of a new phenomenon, the rock’n’roll band, wherein all the members shared those previous tasks. So, all over the world, hundreds of thousands of young people, more or less musicians, created their own band, which led to a flux of new songs. In this way, the birth of rock’n’roll bands contributed to the development of the music industry, but also of new production methods.

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INDEX

Mots-clés : The Beatles, histoire de la musique, rock’n’roll, chanson populaire, groupe de rock, invention Keywords : The Beatles, History of Music, Rock’n’roll, Popular Song, Rock Band, Invention

AUTEUR

JEAN-LUC POUEYTO

Université de Pau et des Pays de l’AdourLaboratoire Identités, territoires, expressions, mobilités (ITEM), Pau

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Hootenanny au Centre américain L’invention de la scène ouverte à la française (1963-1975) Hootenanny at the American Center. Inventing the Open Stage in France (1963-1975)

François Gasnault

1 HOOTENANNY ? En traduction littérale, « hululement de nourrice ». Autrement dit, une appellation doucement moqueuse pour caractériser les chants par lesquels sont bercés les enfants et qui sont transmis de génération en génération. Par extension l’intitulé choisi, un peu par antiphrase ou pour redoubler d’ironie, à l’époque du New Deal, aux États-Unis, pour désigner les rassemblements politiques et syndicaux où alternaient discours, débats et séquences chantées de « folk » et « protest songs », genre où s’illustraient alors Woody Guthrie et bientôt Pete Seeger. Comme ces interventions chantées en manière de harangue s’intercalaient de la façon la plus spontanée, le terme s’est appliqué à des réunions dont le motif principal voire exclusif était le chant, non pas délégué à des artistes mais donné à tour de rôle à qui, dans l’assistance, voulait faire entendre sa voix.

2 Au début des années 1960, le mot comme la pratique qu’il recouvrait ont traversé l’Atlantique et se sont fixés à Paris, près de Montparnasse, dans un lieu où il n’était pas illogique – mais pas pour autant prévisible – qu’ils viennent s’acclimater : l’American Students’ and Artists’ Center, plus connu sous le nom de « Centre américain » (Delanoë 1994). Très vite, les initiateurs américains de cette transposition ont passé la main à un Français, ami de fraîche date, que rien ne destinait objectivement à s’en mêler mais que cette opportunité a raffermi dans un projet de radicale reconversion professionnelle. Cet aventurier s’appelle Lionel Rocheman et il a fait du hootenanny parisien, qui a duré douze ans, la matrice d’une révolution musicale laquelle, au-delà des pratiques chansonnières, s’est propagée dans la France entière. 3 Plutôt que de s’appesantir sur le contraste entre l’enchaînement hasardeux des faits et la profondeur des réactions en chaîne qu’ils ont déclenchées, tant la faculté de sidération du cliché semble éventée, on se propose d’analyser comment la perception de l’effet d’aubaine a forgé une communauté relativement durable d’artistes et de publics dont pourtant les options esthétiques étaient foncièrement peu compatibles, ce

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qui s’est avéré quand elles ont pu à nouveau se différencier. On s’attachera plus encore à montrer comment le hootenanny, en permettant l’émergence d’un mouvement esthétique, le « folk », a rendu possible la relance à nouveaux frais d’un genre qui semblait irrémédiablement déprécié : la chanson traditionnelle française, genre dont on dira d’emblée qu’il a procédé à son blanchiment, sur le terrain politique, et à sa réinvention, au plan sonore. 4 Sans être périlleux, le déploiement heuristique nécessaire à cette démonstration n’a cependant guère été facilité par le manque de consistance et de continuité des sources mobilisables. Le mode même de fonctionnement du hootenanny, peu formalisé juridiquement et économiquement, ne produisait guère d’archives écrites. Par ailleurs, on a perdu la trace de celles du Centre américain depuis sa cessation d’activité en 19941 et, s’il faut en croire l’une des rares personnes à les avoir consultées avant cette date, elles étaient de toute façon « relativement maigres […] avant les années 1970 » (Delanoë 1994 : 16). Lionel Rocheman a, pour sa part, conservé quelques affichettes et dépliants2, de même que le journaliste Jacques Vassal, chroniqueur à Rock & Folk, a réuni les articles qu’il lui a consacré. Les sources primaires comprennent enfin les archives audiovisuelles de l’émission Épinettes et Guimbardes dont Rocheman était producteur et qui a été en partie tournée au Centre américain. 5 Les écrits à caractère mémoriel sont relativement abondants et parfois détaillés, à commencer par le livre de souvenirs de Lionel Rocheman, La Tendresse du rire (2005) : leurs imprécisions et leurs contradictions, notamment en matière de chronologie, sont aussi symptomatiques que troublants. On dispose encore de témoignages oraux recueillis soit dans le cadre d’émissions de radio3, soit lors de la préparation du livre déjà référencé de Nelcya Delanoë sur l’histoire du Centre4. Enfin, j’ai moi-même procédé à une campagne d’entretiens5.

Un lieu, un homme

6 Le « Centre américain » a d’abord été un club, fondé en 1922 par le doyen de la cathédrale américaine de Paris, le révérend Beekman, et déjà implanté boulevard Raspail, mais au n°107 ; neuf ans plus tard ce club devient une association loi de 1901, se rebaptise American Students’ and Artists’ Center, qui sera vite abrégé en American Center, et se déplace au n°261, sur un terrain appartenant à l’archevêché de Paris et mitoyen de l’« infirmerie Marie-Thérèse », maison de retraite pour ecclésiastiques fondée sous la Restauration par Mme de Chateaubriand. Un bâtiment, dû à l’architecte Welles Bosworth6, y est construit entre 1932 et 1934 : il comprend notamment une bibliothèque, une salle de spectacle et une piscine ; le jardin qui l’entoure s’orne d’un cèdre du Liban, planté par François-René lui-même en 1823 et qui se rapproche de bicentenaire. Outre les activités propres du Centre, y sont accueillis, entre 1934 et 1939, des cours de danses folkloriques françaises, anglaises et scandinaves donnés par l’association Les Amis de la danse populaire, dont la fondatrice est une gymnaste anglaise, Maud Pledge : il est douteux que le souvenir de ces assemblées de danse ait été partagé par ceux qui ont assisté, trente ans plus tard, aux soirées du hootenanny, mais l’ancienneté du lien avec les répertoires traditionnels suggère une troublante prédisposition, ce que d’aucuns appellent le génie du lieu.

7 Après une longue interruption causée par la guerre mais qui s’est prolongée au-delà, les activités reprennent en 1949 et se diversifient, au bénéfice d’un public qui reste d’abord

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essentiellement américain et anglophone : un « centre de musique » est institué, dont Nadia Boulanger fait figure d’inspiratrice et qui programme des concerts de musique classique et contemporaine pour des auditoires privilégiés. Le vrai virage de l’ouverture sans limite se négocie toutefois au début des années 1960, quand des esthétiques plus modernes, voire avant-gardistes, dans le domaine théâtral (Marc’O, Kalfon, Clémenti, Bulle Ogier) comme dans celui des arts visuels (Fluxus), trouvent droit de cité auprès d’un public estudiantin où, par ailleurs, les jeunes Français conquièrent progressivement la majorité. Pas de direction et encore moins de ligne artistique, mais plutôt une posture d’accueil et une tolérance sans limite, aux antipodes du principe de catégorisation qui régit en France, et plus radicalement à Paris que partout ailleurs, la police des goûts cloisonnés. Et c’est ainsi qu’à l’automne 1963 commencent, sans grande régularité, les premières séances du hootenanny, à l’initiative d’un duo d’Américains, Sandy Darlington et Jeanie McLerie, eux-mêmes folk-singers et figures de Greenwich Village à l’époque des débuts de Dylan7. 8 La légende assure qu’ils « trouvèrent automatiquement le chemin de l’American Center », qu’ils « y venaient chanter, [qu’]autour d’eux d’autres jeunes Américains s’assemblaient et chantaient » et que, « comme ils avaient une âme d’entraîneurs, cela prenait forme, un tant soit peu » (Rocheman 2005 : 167), grâce à une réclame rudimentaire dans les points de regroupement de la colonie américaine de Paris (cathédrale du quai d’Orsay, centre culturel de l’ambassade, Université américaine). Elle rapporte aussi que ces troubadours new-yorkais avaient attiré l’oreille d’un artisan parisien, un jour où ils jouaient sur le quai de la Tournelle, qu’une amitié était née aussitôt, qu’elle avait fait découvrir au Parisien le Centre américain et que très naturellement, quand Jeanie et Sandy s’étaient résolus à poursuivre outre-Manche leur grand tour européen, ils l’avaient présenté aux responsables du Centre, David Davis et Joseph Luts, comme la personne la plus appropriée pour assurer la poursuite du hootenanny. 9 Cet artisan parisien, qui a débuté comme ouvrier coupeur et qui gère un atelier de fabrication de tricot, s’appelle Lionel Rocheman. Né à Paris en 1928, il a grandi à Belleville, dans une famille d’émigrés juifs polonais. En 1963, il a donc 35 ans, un passé de fils de déporté et de (très jeune) résistant, un parcours peu concluant de « sorbonnicole » (avec des études de philosophie à la fin des années 1940)8, une grosse décennie d’encartement au Parti communiste français et, enfin, l’envie de mener une carrière artistique de chanteur s’accompagnant à la guitare. Depuis le début des années 1960, il fréquente les cabarets de la rive gauche, en tout premier lieu ceux de la place de la Contrescarpe et des rues alentour, où il a d’ailleurs échoué à faire embaucher Jeanie et Sandy. Il a déjà un petit répertoire de chansons en yiddish et s’intéresse surtout à la chanson folklorique française, à propos de laquelle il a commencé de se constituer une bibliothèque de recueils et d’études. Marié, père de famille, petit patron, il n’a pas les moyens de mener la vie de bohème. Aussi dans les premiers temps du pilotage du hootenanny poursuit-il son activité – alimentaire – de tricotier. Mais le virage qu’il prend presque étourdiment, en tout cas davantage dans l’improvisation que dans la réflexion, sera irréversible.

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Les rituels, les répertoires et la troupe

10 Le hootenanny au Centre américain sous la férule de Rocheman dure quelque huit saisons, de 1964 à 1972. Après plusieurs mois de rodage, la formule se fixe rapidement et ne variera plus. De mensuelle, la séance devient hebdomadaire, invariablement le mardi, alors jour de relâche des théâtres, en théorie de 20h30 à 23h, en pratique jusqu’à minuit voire une heure du matin, et elle comporte deux séquences séparées par une pause. Pas de programme défini à l’avance : chante (ou joue) qui a indiqué en arrivant son intention de le faire, ce qui lui vaut, à défaut d’un cachet, l’exonération du (modeste) droit d’entrée acquitté par les autres participants. Avec l’aide d’une caissière et d’un assistant bénévole9, Rocheman assure son rôle de Master of Ceremony10 en déterminant l’ordre de passage des artistes « dans l’intérêt du déroulement de la soirée », même s’il assure qu’il correspond « à peu près à leur ordre d’arrivée » sans « aucun choix préalable de sa part ». Il explique en effet que « depuis le début, je m’étais fixé cette obligation d’accueillir absolument quiconque se présentait ». La pratique, de son propre aveu, nuance cette pétition de principe : « le bon déroulement » en question reposait sur « une alternance, fille/garçon, Américain/ Français ou autre, folk/auteur-compositeur, instrumentiste/chanteur, plus tard chanteur/diseur) » (Rocheman 2005 : 176).

Portrait anonyme de Lionel Rocheman, couverture du livret de présentation du Hootenanny, début des années 1970

(coll. privée)

11 Qu’entend-on au hootenanny ? D’abord presque exclusivement de la musique folk américaine et britannique, pour voix et guitare, qu’interprètent des amis ou relations de Jeanie et Sandy, venus comme eux d’outre-Atlantique, ou de Grande-Bretagne, mais

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bientôt également des Américains et des Britanniques dépourvus de lien avec le couple initiateur quoiqu’aussi fraîchement débarqués que lui sur les bords de la Seine, tels Steve Waring, Roger Mason ou encore John Wright11. Assez vite, Rocheman lui-même se lance, mais dans un répertoire tout différent, celui de la chanson française dans toutes ses déclinaisons : la chanson de tradition paysanne qu’il a pu découvrir avec les disques de Jacques Douai et dont il devient un véritable érudit à force de s’imprégner des recueils de folkloristes qu’il s’est mis à collectionner, mais aussi celui de la tradition chansonnière urbaine, qui va du Caveau d’Ancien Régime à la chanson « à texte » des cabarets de la rive gauche, en passant par Béranger et les sociétés chantantes ou goguettes, le café-concert, le chant militant des mouvements révolutionnaires et syndicaux, sans négliger la chanson licencieuse. Il s’empresse ainsi de restituer ce qu’il vient d’assimiler tout en éprouvant et en renforçant ses aptitudes pour la performance12. Et à partir de 1965, il fait des émules dans la génération qui suit la sienne, celle dont les vingt ans coïncident avec la fin de la guerre d’Algérie.

12 Sur la double base initiale tant linguistique, l’anglais et le français, que culturelle, folksongs et protestsongs anglo-américains d’une part, chanson française de l’autre, la diversification des répertoires s’opère rapidement. Elle est facilitée par l’instrument commun, quasiment générationnel, qu’est la guitare sèche, mais plutôt dans sa version américaine, la guitare folk, et avec l’introduction des techniques de jeu spécifiques, notamment le picking. La voie s’ouvre ainsi aux musiques de l’Amérique rurale, country et blue-grass, mais aussi à la sonorité de la harpe irlandaise et, par extension, aux autres courants de la musique dite celtique. Bientôt l’expansion de cet éclectisme, qu’on peut qualifier de radio-concentrique, abolit toute frontière, géographique comme stylistique : en soutien du chant ou en solo, les flûtes andines, les percussions caribéennes, les guimbardes d’Europe et d’Extrême-Orient, le zarb iranien, la kora d’Afrique occidentale, le ‘ud arabe, le bandonéon argentin ou encore, guère moins exotiques quoique du cru, la vielle à roue et l’épinette des Vosges acquièrent droit de cité au hootenanny, ainsi sans doute que bien d’autres ressources du catalogue organologique, et plus sûrement encore quelques spécimens de musique médiévale, Renaissance et baroque, sans oublier – ce qui serait fâcheux tant sa place dans la programmation n’a jamais été discutée – la « chanson à texte » à la française, portée par la figure de l’auteur-compositeur-interprète. La domination du chant et de la musique instrumentale n’est cependant pas hégémonique ; une place apparemment croissante est concédée après 1968 au dialogue comique et au conte. Une fois au moins, la performance, sans parole ni musique, est assurée par un plasticien qui emploie ses trois minutes de scène à brosser une toile. 13 L’histoire n’a pas retenu le nom de l’artiste. À dire vrai, pour ses collègues chanteurs, instrumentistes ou comédiens, le nombre de ceux qui échappent à l’anonymat est relativement modeste. Du moins sont-ce toujours les mêmes quelque trente artistes qui sont invariablement cités : parce qu’ils se sont signalés par leur assiduité, même quand leur fidélité a connu des éclipses ; parce que tous ont mené ensuite et ailleurs une carrière remarquable et marquante, qui, pour certains, se poursuit encore aujourd’hui. Ils assurent en quelque sorte la promotion rétrospective de la scène où ils ont fait leurs débuts, ou du moins entretiennent son souvenir, sans du reste se faire prier. Informellement mais indubitablement, ils composent ce qu’on peut appeler la troupe de Lionel Rocheman. Son « noyau dur » rassemble des Américains déjà cités, Steve Waring et Roger Mason, jazzmen, folksingers, bluesmen, mais aussi rénovateurs de la

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chanson française pour enfants13, l’Anglais John Wright14, violoniste, joueur de guimbarde, chanteur pratiquant indifféremment les chants de marins anglophones (shanties) et la chanson traditionnelle française, la chanteuse allemande Marén Berg 15, mais encore les Français Alan Stivell, réinventeur de la harpe dite celtique et chanteur polyglotte (français, anglais, breton), Catherine Perrier16, chanteuse spécialiste des répertoires traditionnels francophones, Claude Lemesle, chanteur et parolier17, et le guitariste Marcel Dadi18. Figurent dans le deuxième cercle Joël Cohen, fondateur de l’ensemble de musique ancienne et américaine la Boston Camerata, le vielliste suisse René Zosso, l’ethnomusicologue Tran Quang Hai, le folksinger d’origine néo-zélandaise Graeme Allwright, le compositeur et chef d’orchestre français Laurent Petitgirard, Francine Brunel-Reeves, chanteuse et « câlleuse » (meneuse de danse) québécoise19, les chanteurs Maxime Leforestier et Dick Annegarn, ainsi que le tandem d’acteurs formé par Pierre Dac et Paul Préboist20. Enfin, plus périphériques car ils ne se sont produits au hootenanny qu’une ou deux fois, mais en harmonie avec l’esprit de la « famille », le griot sénégalais Lamine Konté, l’Iranien Djamchid Chemirani, Yves Pacher, musicien traditionnel poitevin virtuose de la feuille de lierre21, ou encore Félix Leclerc, l’auteur de l’inoubliable Petit bonheur22. 14 Avec cette troupe23 et surtout avec celles et ceux qui forment, en son sein, sa garde rapprochée qu’il baptise « Hoot Club », Lionel Rocheman développe une offre pédagogique et diversifie les formes d’intervention artistique. Il ouvre dans son ancien atelier de tricot, qui jouxte son domicile de l’avenue d’Italie, une école de guitare où enseignent Mason, Waring et, au début des années 1970, Marcel Dadi. Il crée également, sans doute plutôt boulevard Raspail, un Folk Singing Workshop, qui ambitionne « d’initier les jeunes Français aux “Folk Songs Anglo-Américains” et les jeunes Étrangers aux chansons folkloriques françaises, en s’aidant des techniques d’accompagnement, à la guitare notamment. D’aider également les jeunes auteurs-compositeurs à acquérir une technique et la maîtrise de leur art »24. Il propose encore, dès octobre 1965, « En marge de son concert folklorique du mardi » et à l’enseigne d’un « Centre de Chansons Populaires » qui n’a pas laissé d’autres traces de son existence ni de son activité, un « cycle d’études » sur l’« Histoire de la Chanson Populaire en France », son « Origine et Évolution », sous forme de « conférences hebdomadaires d’une heure quinze environ » 25. 15 Par ailleurs Rocheman monte des tournées du « Hoot Club » en banlieue et en région, généralement dans des MJC et des salles ressortissant de ce qu’on appellera plus tard le « second réseau » : à la différence du hootenanny, les musiciens et chanteurs avec lesquels il se produit touchent des cachets et s’engagent ainsi, pour ceux qui n’avaient pas déjà sauté le pas, sur la voie de la professionnalisation26. À l’automne 1968, le bi- centenaire de la naissance de Chateaubriand, dont le cèdre planté par ses soins projette une ombre protectrice sur le Centre américain, fournit le prétexte à un spectacle- concept, « Chansons pour Chateaubriand » auquel participent Waring, Mason, Wright, Stivell27 et Lemesle, et dont le programme aligne ballades américaines et britanniques, chants de marins anglais, chansons traditionnelles françaises, complaintes bretonnes, airs de danses « celtiques » et américaines, mais aussi des romances du XVIIIe siècle et des chansons de Béranger. La première, au Centre américain, bénéficie d’une captation télévisuelle28 mais le spectacle, soutenu par Yvon Bourges, ancien maire de Dinard et secrétaire d’État – gaulliste – aux Affaires étrangères, est redonné dans des lieux liés à

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François-René (le château-mairie de Saint-Malo, celui de Combourg) avant de connaître un nombre de dates honorables dans des bâtiments moins référencés historiquement. 16 Enfin, un 45 tours de quatre titres29 est édité au Chant du Monde, la maison de disques proche du Parti communiste, où Rocheman crée la collection Hootenanny qui deviendra « Chansonnier international »30. 17 Faire et le faire savoir : Rocheman conçoit, rédige, fait tirer, placarder et distribuer des affichettes et des cartons publicitaires où il présente le concept de son « concert folklorique du mardi »31, « le seul endroit à Paris où l’on puisse entendre dans la même soirée : Chansons Françaises, Folklore Américain et Anglais, jeunes auteurs- compositeurs etc. (entre autres) »32. Il obtient pour les membres du Hoot-Club des passages au Pop-Club de José Artur33, émission dont il vaut la peine, au passage, de noter que les débuts suivent de peu ceux du hootenanny. Et il ne manque évidemment pas de les distribuer dans l’émission « jeunesse » de la Première chaîne, Épinettes et guimbardes34, dont il se retrouve producteur délégué en 1971-1972 et dont l’un des réalisateurs est Jeannette Hubert qui avait filmé « Chansons pour Chateaubriand »35. S’il n’a pas été possible de découvrir qui avait été à l’origine de la programmation de cette émission pas plus que les raisons de son arrêt36, les archives détenues par l’Institut national de l’audiovisuel37 dévoilent une liberté de ton – on se tutoie – et un manque d’apprêt, manifestement intentionnel, qui tranchent avec le style corseté, encore de rigueur sur l’antenne nationale38. Plutôt qu’en studio, l’émission est du reste le plus souvent tournée en décor naturel : une salle de classe39, l’appartement de Christian Leroi-Gourhan40 où celui-ci avait installé un atelier de lutherie et, surtout, le Centre américain dont une manière de reportage montre le hall et la salle de spectacle un soir de hootenanny41.

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Affichette publicitaire pour le Hootenanny du Centre américain,

15x40 cm [1967] (coll. part.)

L’invention de la scène ouverte et le revival

18 Le hootenanny assoit donc des notoriétés ou en jette du moins les fondations, en favorisant parfois l’accès aux médias audiovisuels. Mais ce n’est ni sa vocation ni la résultante de son mode de fonctionnement, tout au plus un contrecoup incident, aléatoire, à la fois exceptionnel, inévitable et accessoire. Il n’est pas non plus un banc d’essai, bien moins en tout cas qu’une autre institution ritualisée, d’ailleurs contemporaine, le « Petit conservatoire de Mireille », lequel bénéficie cependant d’une couverture télévisuelle beaucoup plus systématique et moins brouillonne qu’Épinettes et guimbardes42.

19 L’essentiel se situe ailleurs : le hootennanny est, sans enjeu de carrière et sans esprit de compétition, un rassemblement périodique de « performers » amateurs qui, dans leur immense majorité, le demeureront sans avoir réellement aspiré à autre chose, et qui sont venus parcourir au Centre américain une trajectoire météorique ou, plus rarement, orbitale près de la planète Musique. Statistiquement, le phénomène est saisissant, quand bien même, en l’absence d’un calendrier et de listes d’interprètes manifestement non conservés et peut-être jamais établis, le calcul suivant ne peut reposer que sur un échafaudage de suppositions : au fil des neuf saisons au Centre américain, à raison d’une quarantaine de séances annuelles et d’une vingtaine de passages de cinq minutes chacun par soirée (soit 100 minutes qu’il faut, du fait des transitions, allonger à 120, le tout tenant largement dans l’horaire officiel de 20h45 à 23h dont tous les témoins assurent qu’il était rituellement étiré jusqu’à minuit), on

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arrive à un total de 7 200 prestations, dont il est raisonnable de penser qu’elles ont mobilisé au moins 10 000 interprètes car on ne se produisait guère moins souvent à deux ou trois qu’en soliste. En faisant l’hypothèse – invérifiable – qu’un quart des interprètes s’est produit au moins deux fois, quoiqu’on puisse seulement tenir pour acquis que de rares habitués (une quinzaine ?) – se sont sans doute fait entendre à dix reprises voire un peu davantage, le nombre des personnes physiques distinctes qui ont chanté ou joué de leur instrument au 251 boulevard Raspail dépasserait donc les 5000 individus. 20 On peut en déduire que dans une salle où s’entassaient chaque mardi entre deux cents et trois cents personnes43, au risque, accessoirement, de la suffocation, en moyenne 10% d’entre elles alternaient au cours de la soirée la posture de l’écoute et celle de la performance. 21 Et c’est un autre marqueur de l’originalité – hic et nunc – du hootenanny que l’effacement de la ligne de démarcation entre artistes et spectateurs, qui équivaut, dans le registre de l’implicite car rien n’est théorisé, à la mise en doute de cette distinction essentialiste et à l’instauration d’un nouveau processus de légitimation, par les pairs, c’est-à-dire par la communauté des amateurs44. La novation ou la révolution se niche également dans le mode d’utilisation de la salle : la scène surélevée reste souvent vide et c’est dans un coin, côté jardin, que les interprètes préfèrent venir se planter pour jouer de plain-pied avec celles et ceux qui les écoutent, dans une concentration souvent relevée. Laquelle contraste avec la rumeur qui bourdonne, sans interférer grâce à une excellente isolation phonique, dans les couloirs adjacents – ou les plates-bandes, quand le temps le permet –, car ils sont occupés par ceux qui sont en instance d’audition et qui vérifient ou expérimentent un accord ou une modulation. 22 Ce qui s’invente au Centre américain, quand bien même il s’agit d’une importation d’outre-Atlantique, ce n’est rien moins que la formule de la scène ouverte. Avec Rocheman, elle reste encore très encadrée tant il prend à cœur son rôle (et le titre, qu’il revendique) de « maître de cérémonie » qui introduit tout nouvel intervenant, assure les transitions et mêle à l’occasion son chant et les accords de sa guitare à ceux de celle ou de celui dont le tour est venu. Mais bientôt la formule, désormais sans guide ou avec un guide plus en retrait, est reprise dans d’autres salles parisiennes et dans les villes universitaires, en lien avec l’éclosion du mouvement musical dont le hootenanny a préparé l’avènement puisqu’il en a formé les promoteurs : le folk. 23 À dire vrai, Rocheman avait lui-même donné l’exemple en exportant occasionnellement son hootenanny dans des salles du Quartier latin, à la « Mouffe », c’est-à-dire à la Maison pour tous du 76 rue Mouffetard45, ou à la Vieille Grille. Mais c’est à un véritable essaimage qu’on assiste à partir de 1969, année de la création du premier folk-club français, Le Bourdon, dont les vingt-quatre membres fondateurs46 sont des fidèles du Centre américain et qui tient ses premières séances dans son voisinage immédiat, au Café de la Gare, tout près de la gare Montparnasse. Suivent à quelques mois près le Traditional Mountain Sound ou TMS, plus exclusivement dédié aux répertoires nord- américains (blue grass) et qui est hébergé près de l’abbatiale de St-Germain-des-Prés, la Vieille Herbe ou encore Catacomb’s, installée au sous-sol de l’église américaine, 65 quai d’Orsay47. En 1970-1971, c’est en région, par exemple à Lyon et à Rouen, que d’autres folkclubs s’ouvrent. Ce qui les rassemble tout en les singularisant par rapport à ce que propose Rocheman depuis un septennat, c’est d’abord que le hootenanny coexiste dans ces nouveaux lieux avec des soirées organisées autour d’un invité, qui peut être un

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groupe mais qui surtout donne un « vrai » concert ; ensuite, à l’éclectisme systématique du Centre américain – tous styles de toutes origines géographiques et de toutes les périodes de l’histoire de la musique – se substitue un répertoire linguistiquement ouvert (même si l’anglais – britannique et américain – et le français dominent, il est fait droit aux langues minoritaires de France), mais culturellement recentré sur les traditions populaires principalement paysannes.

Logo du folk club Le Bourdon, dessin de John Wright, [1972]

(coll. part.)

24 Pour autant, est encore à mettre au crédit de Lionel Rocheman ce retour sur le devant de la scène de ce qu’on appelait le folklore et qu’on dénommera le « revival », comme si des anglicismes étaient inévitables pour désigner les musiques traditionnelles. Ce qui, dans son cas, constitue un vrai paradoxe car il s’est agi pour lui d’une « passion française », d’un engagement militant au service de la poésie et de la musique populaires, ou encore d’une cause qu’il a lui-même formulée comme étant celle de « la renaissance de la chanson populaire urbaine, à base de renouveau folklorique » (Rocheman 2005 : 166). Il a décrit dans son autobiographie la tournure obsessionnelle que prenait sa quête : « [J]e pillais les fonds de tiroirs des vieilles maisons d’édition, les soulageant de recueils qui n’intéressaient plus personne […] de Charles Beauquier, Jérôme Bujeaud, Achille Millien […]. Environ trois cents recueils dorment aujourd’hui dans ma bibliothèque ».(Ibid. : 196-197) 25 Et il a également souligné – et à bon droit – combien cette cause était malaisée à plaider dans une France toute à sa modernisation non moins qu’à l’occultation d’un passé récent qui avait été celui de l’instrumentalisation du folklore (Faure 1989). Il faut ici le citer un peu longuement pour donner la mesure de sa lucidité : « Autre blocage s’agissant de chanson française : le préjugé entachant le mot folklore, un truc désuet, vers 1900 l’apanage de dames à chapeau assises au piano et célébrant la tradition patriotique de nos vieilles provinces, vers 1930 la célébration de la route, les grosses godasses, la marche à pied, le sain effort physique sac au dos en chantant haili hailo, les Auberges de jeunesse, dormir sous la tente, boire l’eau fraîche de nos sources de montagne. Pire, sous Pétain, un renouveau, réel du reste, de l’intérêt une fois de plus pour nos richesses provinciales, mais qui laisserait

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après lui un amer arrière-goût de “retour à la terre”, désormais déconsidéré pour toujours. Le folklore est décidément semblable à la langue d’Ésope ».(Rocheman 2005 : 170) 26 Analyse exhaustive si ce n’est qu’elle s’arrête au seuil de l’auto-analyse, comme s’il importait d’éviter au fils d’immigrés juifs d’Europe centrale, mais né français dans la France en large part antisémite et xénophobe de l’Entre-deux-guerres, cette épreuve incertaine : affronter la question de savoir si sa fascination pour la chanson française en général, mais tout particulièrement pour celle-ci, ne procédait pas de la recherche d’un brevet supplémentaire de naturalisation, plus irrévocable qu’aucun autre, et ne demanderait pas à être interprétée comme l’indice d’une volonté d’assimilation – et de reconnaissance – à laquelle rien ni personne ne pourrait plus résister.

27 Ce qui frappe en tout cas dans les témoignages de ces futurs « folkeux », c’est l’unanimité de l’hommage à la générosité de leur aîné – Rocheman a entre quinze et vingt ans de plus que tous ces ci-devant jeunes gens, il a connu la guerre et résisté : générosité de celui qui prête les « recueils » à peine achetés, relaye les leçons fraîchement apprises en Sorbonne, procure les premiers engagements, met en contact avec les producteurs de disques, bref se montre à tous égards prosélyte et partageux. Fondamentalement, il a été un « facilitateur »48, et non un prescripteur abusant du privilège de l’âge. On peut aussi soutenir qu’il a été un redécouvreur, plutôt qu’un pionnier. Ce sont ses disciples qui ont inventé le son « folk » où la guitare est noyée dans un instrumentarium mêlant le violon à des instruments à bourdon ou à des percussions, les uns et les autres inégalement attestés dans « la » tradition, et où les styles d’émission vocale ne ressemblent guère à la diction très articulée de la chanson « rive gauche », qui caractérise en revanche ses propres interprétations de chants traditionnels. 28 Mais « facilitateur », Rocheman ne l’a pas tant été d’un point de vue pragmatique que dans le registre du symbolique qui se confond, dans ces années de politisation extrême, avec le politique. En considérant la chanson traditionnelle hors de son enracinement régional et social, en faisant délibérément l’impasse sur son enrôlement dans la « Révolution nationale », en la réintégrant dans le grand récit national de la chanson populaire, celle des goguettes, des repas de noces, des parties de campagne, des places de villages ou de grandes villes propices aux chanteurs de rues distributeurs de feuilles volantes, celle enfin des cabarets et des musichalls, tous lieux où s’est déployée la tradition voltairienne, libertine, sinon licencieuse ou polissonne, de l’esprit français, celle qui a toujours pris l’ascendant sur l’ordre moral en le tournant en dérision, Rocheman a purgé le patrimoine chansonnier des pesanteurs sinon des puanteurs qui l’avaient rendu infréquentable. Et il a donné envie de s’en saisir à une génération qui prenait modèle sur ce qui se faisait et se chantait en Angleterre et aux États-Unis, ou du moins à son avant-garde qui campait au Centre américain. Il l’a rendue ainsi particulièrement réceptive au message que Pete Seeger devait délivrer, en 1972, à la jeunesse européenne en l’exhortant à ne pas se laisser « coca-coloniser »49. 29 Et c’est ce qui justifie que Lionel Rocheman soit regardé comme l’un de ceux qui ont le plus contribué au déclenchement de la vague folk qui a déferlé en France dans la première moitié des années 1970.

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Un “maître de cérémonie” poussé vers la sortie

30 Pourtant, au moment de ce déferlement, il n’en est plus qu’un accompagnateur relativement en retrait et bientôt, s’il reste en rapports amicaux avec la quasi-totalité des figures de proue du mouvement, il a cessé d’être leur partenaire de scène. Ce retrait, ce quasi-effacement, a des causes triviales mais peut s’expliquer aussi par la remontée de blocages structurels qui tiennent aux lois d’airain régissant en France, avec une particulière dureté, les catégories esthétiques.

31 Fin 1972, il est annoncé que le hootenanny se tiendra désormais rue Censier, dans des locaux universitaires. Sur les causes réelles de ce déménagement qui, de plus, tourne court, dans une succession de coups de théâtre, deux versions malaisément conciliables circulent, qui ne s’accordent que sur le rôle de personnage-pivot joué par un jeune homme devenu depuis quelque temps l’assistant de Rocheman. La première version soutient qu’une nouvelle direction du Centre américain aurait exigé du directeur du hootenanny le versement d’un loyer ou une forte augmentation de la redevance d’utilisation de la salle de spectacles, que Rocheman aurait jugé cette exigence insoutenable et demandé à son assistant de chercher un nouveau local mais qu’il aurait récusé la solution trouvée (Censier), ce qui aurait amené la rupture entre les deux hommes, en sus de celle déjà consommée avec la direction du Centre. La seconde version narre une révolution de palais : le jeune assistant se serait entendu avec la direction susdite, à l’insu de Rocheman, et aurait ainsi obtenu d’être substitué à son ancien mentor. Faute de sources écrites qui permettraient de départager des souvenirs aussi divergents, on se bornera à des constats factuels : la présence de Rocheman boulevard Raspail n’est plus attestée dès le début de 1973, alors que des séances de hootenanny continuent d’y être programmées ; assez rapidement, en fait, Rocheman reprend « son » hootenanny du mardi soir dans une dépendance de l’Olympia 50 et, avec une interruption due à l’incendie du music-hall, prolonge l’aventure jusqu’en 197551. À cette date, le hootenanny concurrent du « traître » a dû quitter le Centre américain ; ralliant lui aussi la rive droite, il s’est installé à la Gaîté-Lyrique, alors exploitée à l’enseigne du Nouveau Carré par Silvia Monfort52, et y est encore actif en 1976. En 1977 au plus tard, s’il se donne encore, ici ou là, des soirées hootenanny, « le » hootenanny est une affaire terminée.

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Affichette pour un hootenanny exceptionnel à la Taverne de l’Olympia, 1973

(coll. part.)

32 Durant ces dernières années, que ce soit à l’Olympia ou au Nouveau Carré, l’ordonnancement des soirées avait de toute façon évolué. Rocheman s’est aligné sur les usages des folk-clubs, à commencer par le plus ancien d’entre eux, Le Bourdon, en organisant ses soirées de hootenanny autour d’un invité ; quant au jam-hoot du Nouveau Carré, il prend rang le vendredi au fil d’une programmation hebdomadaire qui dédie les autres jours à un genre musical circonscrit : le mardi à la chanson, le mercredi au jazz et au blues, jeudi au folk, le samedi au free-jazz. Et si le jam-hoot du vendredi reste une scène ouverte sans programmation anticipée, les autres soirs s’organisent autour d’un invité-vedette retenu des mois à l’avance. Mais, plutôt que la formule de la scène ouverte dont la faveur ne s’est pas démentie, c’est le principe même de l’éclectisme illimité qui ne fait plus recette : « l’élan », écrira Rocheman, « était ralenti sinon tout à fait brisé » (2005 : 303) et, pour lui, c’était un effet de mode, le rock submergeant le folk, ce qui, au regard de la chronologie, apparaît pour le moins discutable. Après des années de découvertes tous azimuts, les oreilles, désormais formées, sont devenues plus sélectives, donc moins œcuméniquement perméables. Dans les trois veines que le hootenanny au Centre américain a plus particulièrement explorées – les musiques populaires anglo-américaines, les musiques traditionnelles françaises (bretonnes incluses !) et la chanson française « à texte » –, artistes et publics se sont distribués en fonction d’affinités de plus en plus tranchées et à terme excluantes. À la curiosité ignorante a succédé la connaissance experte qui catégorise et qui cloisonne, en appliquant les règles du jeu particulièrement français des assignations esthétiques. Loi d’airain qui se vérifie aussi dans l’incapacité du hootenanny à se maintenir plus de deux saisons dans des salles de la rive droite vouées, pour l’une, à la bien étrangement nommée « variété » et, pour l’autre, au théâtre de recherche : né dans un lieu marginal

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et, au sens propre du terme, inattendu, plus communautaire que culturel, alors même que la culture du Nouveau Monde avait longtemps été considérée avec commisération dans la capitale artistique du Vieux continent, puis chassé de ce lieu devenu la vitrine – et le temple – des avant-gardes des deux rives de l’Atlantique, et dont le public, moins populaire que jamais, ne pouvait concevoir que l’art de l’avenir s’incarnât dans des musiques que caractérisaient un excès de nostalgie et symétriquement un déficit de sophistication, le hootenanny, désormais accordé au pluriel de toutes les scènes ouvertes, allait devoir se replier dans un réseau de plus en plus « underground » d’espaces associatifs, alternatifs et périphériques.

Dépliant du Jam d’Olivier Leflaive au Nouveau Carré Sylvia Monfort, Gaîté-Lyrique, 1976

(coll. part.)

33 Sans doute avait-il durant ses années glorieuses – près d’une décennie – accéléré l’émergence de nouveaux courants musicaux, lancé bon nombre de carrières et accessoirement amplifié la notoriété du Centre américain53. Mais cet incubateur a été une matrice en quelque sorte dépourvue d’intentionnalité : nul projet chez quiconque – Rocheman inclus – de révolution esthétique, mais une improvisation opportuniste, qui a fédéré temporairement des espérances et des ambitions individuelles.

34 On en trouvera la confirmation dans la trajectoire artistique du Master of Ceremony une fois le deuil fait du hootenanny, parabole dont on tirera la conclusion – interrogative – de la présente étude. « La chanson, toute espèce de chanson » : c’est en quelque sorte la devise de Rocheman, observateur attentif et tout sauf « anti-système » d’une branche du show-business français qu’il a parcouru d’un pôle à l’autre, du cabaret au music-hall, de la Vieille Grille à l’Olympia, en tentant de s’y faire une place et un nom. Le succès du hootenanny l’a mis en relation avec des prescripteurs de la radio et de la télévision d’État, José Artur et Yves Mourousi, pour ne pas les nommer, et l’atypicité de son

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parcours a rendu plus largement perceptible l’originalité de sa posture artistique, qu’on pourrait qualifier, au risque de l’anachronisme, de patrimoniale : son « revival » s’applique en effet moins à la chanson traditionnelle qu’à la chanson historique, libertine, anti-militariste, etc. Or, après sa démission-éviction du Centre américain, il s’éloigne de ce répertoire, abandonne progressivement le tour de chant et entreprend une nouvelle carrière d’acteur et de conteur, dans un registre bien particulier, objectivement communautaire, sauf qu’il touche, en raison même de son exotisme, un public qui dépasse très largement les limites de la communauté : la culture ashkenaze d’un yiddishland réinventé, qu’illustrent son spectacle Grand-Père Schlomo (1977) et le recueil de contes que le succès dudit spectacle l’amène à publier54. 35 Sans doute avait-il posé des jalons pour cette reconversion en enregistrant chez Polydor, dès 1972, une anthologie de la chanson yiddish titrée « Nous sommes tous frères »55. Sans doute aussi a-t-il désormais privilégié cette veine parce qu’elle lui avait permis d’élargir notablement son audience personnelle. Mais il est troublant de constater que ce repli sur un folklore ethnique s’accentue alors qu’il vient de subir un revers professionnel causé par la coalition des WASP qui président aux destinées de l’American Center et d’un fils de famille de grands propriétaires viticoles de Bourgogne. Au-delà du préjudice professionnel, il y a une humiliation de classe qui est aussi une délégitimation culturelle : non seulement lui a-t-on fait comprendre qu’il n’appartenait pas à ce monde de la terre et de la finance, mais il s’est aussi agi de lui rappeler que la chanson française dans sa globalité ne poussait pas sur les branches de son arbre généalogique. Qui s’y frotte s’y pique ! Bientôt, dans le petit monde des musiques traditionnelles françaises, entendra-t-on dire de nouveau qu’il faut être Breton pour bien chanter la gwerz ou Auvergnat pour bien tourner la bourrée… Autrement dit, l’utopie internationaliste et cosmopolite qui s’est incarnée dans le hootenanny sera défaite par l’identitarisme culturel et l’obsession des racines dans lesquelles il importe à beaucoup d’encapsuler toutes les musiques populaires. Ce n’est sûrement pas l’idéologie à laquelle Lionel Rocheman adhère. Mais derrière le pittoresque un rien surjoué de Grand-Père Schlomo, est-il incongru de débusquer une forme de résignation pour un jeu de rôles dont l’artiste a compris qu’il ne maîtrisait pas les règles56 ?

BIBLIOGRAPHIE

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Rocheman, Lionel, 1989 Le Petit Monde de Schlomo. Paris, La Bougie du sapeur.

Rocheman, Lionel, 2005 La Tendresse du rire. Mes vingt-cinq prochaines années. Les Lilas, A. J. Presse.

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NOTES

1. Le coût du déménagement à Bercy et surtout celui de la construction d’un nouveau bâtiment, conçu par l’architecte Franck Gehry, ont provoqué cette cessation d’activité. L’immeuble, racheté par l’État, héberge, depuis septembre 2005, la Cinémathèque française, fusionnée depuis 2007 avec la Bibliothèque du film (BIFI). 2. Je remercie Lionel, Catherine et Marc Rocheman d’avoir mis ces documents à ma disposition et de m’avoir autorisé à en faire des reproductions. 3. En particulier une Radioscopie (émission de Jacques Chancel sur France Inter), diffusée le 19 février 1980. 4. Ces enregistrements, effectués au début des années 1990, ont été déposés, joints à la documentation écrite et iconographique rassemblée par Nelcya Delanoë, à l’Institut- Mémoire de l’édition contemporaine. J’ai auditionné les témoignages de Lionel Rocheman, Steve Waring, Graeme Allwright et Dick Annegarn. 5. Il s’agit de celui que m’a accordé Catherine Perrier, le 20 mars 2015. Je lui renouvelle l’expression de ma profonde reconnaissance qui s’adresse également à Nicolas Cayla, Djamchid Chemirani, Olivier Leflaive, Claude Lemesle, Dominique Maroutian, Roger Mason, Catherine, Lionel et Marc Rocheman, Jacques Vassal et Steve Waring. 6. Maître d’œuvre du Massachussets Institute of Technology près de Boston et de l’AT&T Building à New York, Bosworth (1868-1966), formé en partie aux Beaux-Arts à Paris, Bosworth a également participé, dans les années 1920, à la restauration du château de Versailles et à la reconstruction de la cathédrale de Reims. 7. On trouvera à l’adresse https://opherworld.wordpress.com/2015/06/01/sandy- jeaniedarlington-early-greenwich-village-bob-dylans-time-sounding-very-much-like- richard-and-mimifarina/ : une photo du couple lors de son passage à Paris ; deux chansons extraites de leur disque unique (Folk-Legacy label), Jello [www.youtube.com/ watch?v=JUCQh9cYt2I] et Orange Shoes, [https://www.youtube.com/watch? v=F8hK77uQ2e0]. 8. Dans les années 1960, alors qu’il est déjà responsable du hootenanny, Lionel Rocheman s’inscrit à nouveau à la Sorbonne pour suivre l’enseignement des musicologues Édith Weber et Jacques Chailley. 9. Il s’agit, presque invariablement, de Nicolas Cayla. Ingénieur agronome de formation, il fonde en 1972 et dirige le mensuel de référence du mouvement folk français, L’Escargot qui devient en 1977 L’Escargot Folk. Après l’arrêt du titre en 1981, il exerce des fonctions de cadre supérieur dans une multinationale et termine sa carrière comme consultant et formateur en entreprise. 10. Qu’il traduit « en bon français » par « présentateur », ce qui peut paraître exagérément modeste (Rocheman 2005 : 195). 11. Ou encore Chris Smithers, Lynne Esterly, Pat Woods, Kathy Lowe, Stacey Phillips. 12. « [C]’est mon apprentissage que j’entamais là, directement sur le tas et sur le tard, mes universités » (Rocheman 2005 : 174). Il précise encore : « J’ai appris une chanson par semaine, parfois deux […]. À la fin de ma période de folie collectrice, j’étais à la tête de plusieurs milliers de chansons françaises » (Ibid. : 196). 13. Sur ces deux artistes aux parcours assez comparables, on peut consulter le site de Steve Waring (www.stevewaring.com/biographie.html), et celui de la Guitar Pickers Association(www.gpassociation.com/sacres/mason/mason.htm), ainsi que l’e-

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interview donnée en 2004 par Roger Mason, à la Gazette de Greenwood (www.gazettegreenwood.net/an2004/n57/numero57.htm#mason). 14. Sur John Wright (1938-2013), on peut recommander la notice nécrologique d’Yves Defrance, en ligne sur le site akhaba.com, site d’information et de vente des musiques du monde (www.akhaba.com/actu/breve/12092013/1058-disparition-de-john-wright). 15. Née en Allemagne mais installée en France depuis la fin des années 1960, Marén Berg a beaucoup tourné avec Lionel Rocheman et poursuit en 2015 une carrière de chanteuse et d’actrice. 16. Née en 1941, chanteuse, collectrice, chercheuse, cofondatrice du folk club Le Bourdon, elle continue, en 2015, d’animer des stages de chant traditionnel et travaille à la mise à jour du fichier Coirault. 17. Né en 1945, surtout connu comme parolier pour des chanteurs comme Joe Dassin, dont il a du reste fait la connaissance lors d’un hootenanny au Centre américain, mais aussi Michel Sardou, Mélina Mercouri, Serge Reggiani ou encore Gilbert Bécaud, Claude Lemesle a d’abord tenté de se faire connaître comme auteur-compositeur-interprète, ce dont témoigne son passage au Petit conservatoire de Mireille, en août 1966 (http:// www.ina.fr/video/I06060518). Il est l’auteur de L’Art d’écrire une chanson (Paris, Eyrolles, 2007). Il a exercé d’importantes responsabilités à la SACEM, dont il a été successivement secrétaire général, président du conseil d’administration et président du conseil de surveillance. 18. Né en 1951 et mort dans un accident d’avion en 1996. 19. Première épouse de l’astrophysicien Hubert Reeves, Francine Brunel-Reeves a récemment donné au bimestriel Trad’Magazine (2015, 161 : 24-27) un entretien où elle revient sur sa carrière et notamment sur sa participation au hootenanny du Centre américain. 20. Rocheman est devenu très proche de Paul Préboist qui a sans doute favorisé son entrée dans le monde des « théâtreux », au cours des années 1970. 21. Né en 1934 et mort en 2010, Yves Pacher était le frère d’André Pacher, co-fondateur de l’Union pour la culture populaire Poitou-Charentes (aujourd’hui UPCP-Métive), et de Maurice Pacher, danseur et compositeur, notamment du ballet Aunis, inscrit au répertoire du ballet de l’Opéra de Paris. Ses mémoires posthumes, complétées par Martine Roy, Le ‘tit n’oiseau et la feuille de lierre, ont paru en 2011, avec le concours de l’association Gens de Cherves. 22. Qui a en fait eu droit à trois journées spéciales, les 27, 28 et 29 décembre 1967, où il semble que le seul chanteur admis à ses côtés a été Rocheman. 23. À ces citations déjà nombreuses mais qui sont loin d’épuiser le catalogue, il est pertinent d’ajouter, sans prétendre à l’exhaustivité, les noms de Martine Habib, Mary Rhoads, Hervé Cristiani, Bill Deraime, Phil Fromont, Michel Haumont, Dominique Maroutian et Gabriel Yacoub. 24. Cf. le dépliant de quatre pages à l’en-tête « Centre américain d’étudiants et d’artistes, “Hootenanny” ». La pédagogie pratiquée, pour autant qu’elle soit conforme à l’indication fournie par ce même document, tranche du tout au tout avec ce qui se pratique alors dans les conservatoires et les écoles de musique : « nous rassemblons les jeunes gens en stage collectif d’une durée d’une heure, chaque semaine, pour rencontrer un ou plusieurs artistes du Centre américain ».

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25. Ce cycle est-il allé à son terme ? À en croire Rocheman lui-même, rien n’est moins sûr : « J’avais eu une velléité d’organiser, à l’American Center, en marge du Hootenanny, une série de conférences sur la chanson ancienne. Faute d’expérience, l’expérience tourna court. Mieux valait m’instruire que tenter d’instruire autrui du peu de miel butiné dans mes bouquins » (2005 : 207). 26. Rocheman en parle lui-même comme d’une « émanation professionnelle du hootenanny » (Ibid. : 200). 27. Stivell a bien participé à la préparation du spectacle mais non à la tournée, durant laquelle il se remettait d’un accident de voiture. 28. Conservée par l’INA sous la cote CPF86620738. Le titre de l’émission était « Chansons pour un anniversaire : Chateaubriand ». 29. Le Montagnard émigré, Le Ranz des vaches, La Grive de Montboissier et La Canède Montfort. 30. Il y publie en 1969 un premier disque de chansons populaires qui ne sont pas toutes traditionnelles, dont une « Gaillardise » aux paroles écrites par Voltaire, puis peu après « Chansons et complaintes de soldats ». Les interprètes en sont « l’ensemble Rocheman », naturellement placé sous sa direction musicale. 31. La formule figure dans l’affiche présentant le « cycle d’études » sur l’histoire de la chanson populaire. 32. Affichette « Le “hootenanny” dirigé par Lionel Rocheman au Centre Américain » (cf. ci-contre). 33. « José Artur […] accueillait un soir par semaine un ou deux artistes découverts la veille à mon spectacle, généralement des étrangers de passage » (Rocheman 2005 : 261). 34. On y voit et entend Steve Waring, John Wright et Catherine Perrier, Alan Stivell, Ben, Jean-François Dutertre, Tran Quan Hai, Claude Lemesle, Roger Mason, Claude Besson, Yves Pacher, Marén Berg, Marcel Dadi, etc. 35. Les autres réalisateurs crédités aux génériques sont Pierre Cassavilas, Bernard d’Albigeon et Michel Fresnel. 36. La recherche mériterait toutefois d’être approfondie en sollicitant les archives écrites de l’ex-ORTF, qui ont été versées aux Archives nationales. Le sondage pratiqué dans les bulletins et revues de presse de l’Office, conservés par l’INA, est resté infructueux. 37. Il a été procédé au visionnage systématique à l’Inathèque des 41 émissions conservées, joint à la consultation des notices descriptives de la base de données. Certaines émissions semblent tronquées. Leur programmation, très concentrée sur le printemps et l’été 1971 puis sur l’hiver et l’été 1972, parfois sur deux voire trois jours consécutifs, apparaît très irrégulière, comme s’il s’agissait d’un programme « bouche- trou » pour les vacances scolaires. Rocheman pour sa part parle de « cinquantaine d’émissions réparties sur trois ans » (2005 : 262), ce qui supposerait un démarrage de la diffusion dès 1970, au plus tard, pour l’heure non confirmé par les archives audiovisuelles conservées. 38. Certaines émissions sont guidées par une voix « off » féminine, d’autres font se succéder quasiment sans commentaire les prestations musicales. La plupart toutefois sont animées par Lionel Rocheman qui en donne le programme dans son intervention liminaire.

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39. Émissions des 23 juillet et 24 août 1972. Le décor montre des dessins d’enfants accrochés aux murs de ce qui peut aussi bien être un local associatif ou une salle d’atelier pédagogique, comme le Centre américain a pu en proposer. 40. Émission du 31 juillet 1971. Christian Leroi-Gourhan était l’un des fils d’André Leroi- Gourhan, très engagé comme son frère Yann dans le mouvement folk. 41. Émissions des 26 et 29 juillet 1971, du 19 juillet et du 16 août 1972. Il n’est pas impossible que soit également localisable au Centre américain l’atelier d’arts plastiques où ont été tournées les émissions des 15, 16 et 18 février 1972. 42. D’abord diffusé à la radio, le Petit conservatoire de la chanson devient en 1960 une émission de la Première chaîne de télévision particulièrement populaire, qui ne s’interrompt qu’en 1974 avec la suppression de l’ORTF. Des liens personnels ont existé entre Rocheman et Mireille qui a auditionné plusieurs « vedettes » du hootenanny, comme Claude Lemesle ou Dick Annegarn. 43. Sans doute moins en 1964, aux dires mêmes de Lionel Rocheman : « public limité, [en] majeure partie constituée d’habitués qui revenaient chaque mardi soir […] on ne gagnait que lentement un nouveau public » (2005 : 195). Mais dès 1965-1966, le hootenanny devient le temps fort de la semaine du Centre américain. 44. On peut lire dans l’affichette de 1967 sur le hootenanny : « le public y découvre des artistes AMATEURS originaires de tous pays, donc des artistes qui “y croient” » ; et, plus loin : « Les Artistes sont dans la salle, mêlés au public, et se produisent à tour de rôle. Et pourtant c’est un spectacle et non pas une soirée de patronage » (cf. p. 158). 45. Il m’a été donné de voir dans une collection particulière une affiche pour un « Hoot- Mouffe, spectacle international de chansons “hootenanny” (Lionel Rocheman) » qui a eu lieu le 14 novembre 1966. Ancienne université populaire, devenue Maison pour tous puis Théâtre Mouffetard, sous la direction durablement (1950-1978) inventive de Georges Bilbille (1920-2006), pilier du mouvement des MJC, « la Mouffe » était fréquentée par nombre des musiciens « folk ». Elle a été démolie et remplacée par une des bibliothèques de lecture publique de la ville de Paris. 46. La liste qui en a été dressée m’a été obligeamment communiquée par Jean-François Dutertre, que je remercie. Elle comprend les noms suivants, pour beaucoup déjà cités dans le présent article : Catherine Perrier, John Wright, Jean-Pierre Morieux, Jean- François Dutertre, Jean-Loup Baly, Jacques Ben Haïm (dit Ben), Christian Leroi- Gourhan, Jean-Claude Hainemann, Claude Roussel, Jean-Pierre Chavannaz, Claude Besson, Christian Becquet, Philippe Fromont, Tran Quan Hai, Marie-Hélène Sardina, Youra Marcus, Gabriel Yacoub, Steve Waring, Roger Mason, Alan Stivell, Emmanuelle Parrenin, Claude Lefebvre, Martine Habib et Dominique Maroutian. 47. Ce local a une longue tradition d’accueil d’activités musicales, dansantes et récréatives qu’il continue aujourd’hui d’entretenir. À noter que, comme le Centre américain, il a été utilisé avant guerre pour les cours de gymnastique et de danse assurés par Miss Pledge. À défaut de réseau, il y a bien une connivence enracinée entre anglo-américanophilie et projet « revivaliste » du folklore français. 48. Je remercie Dominique Maroutian pour ce qualificatif éclairant comme pour l’analyse qu’il a développée pour en justifier l’emploi. 49. Cette lettre ouverte « à l’intention des jeunes gens qui, au-dehors des États-Unis, sont fortement attirés par la musique folk et pop de ce pays », les encourageait

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instamment à s’intéresser à « la musique de [leurs] propres pays ». Jacques Vassal en a donné une traduction française publiée dans le n°63 de Rock & Folk (avril 1972). 50. La « Taverne », puis le « Complexe », 6 rue Caumartin. 51. Avec quelques soubresauts ultérieurs dans des lieux plus ou moins improbables (Normale Sup’, le Golf Drouot, la Maison de la Radio). 52. Pour le distinguer du Carré Thorigny, du nom de la rue du Marais où l’actrice a exploité son premier théâtre, entre 1972 et 1974. Le Nouveau Carré a fonctionné de 1974 à 1989. Le hootenanny se tenait non dans la grande salle mais dans la salle dite Papin, dont la jauge de deux cents places était inférieure à celle du Centre américain. 53. On peut aussi penser qu’il lui a procuré des recettes d’autant moins négligeables qu’elles étaient régulières, même si la disparition, ou au moins l’inaccessibilité des archives comptables de l’établissement empêchent de consolider cette hypothèse. 54. Les Contes de grand-père Schlomo (1981) ; il donnera encore en 1989 Le Petit Monde de Schlomo (réédition en 1995). 55. Suivront en 1980, au Chant du monde, deux autres albums : Chansons yiddish et Yiddish Story, qui sont dérivés de son spectacle. Dans son autobiographie, il assure : « dès mes débuts sur la scène de l’American Center, j’avais interprété les chansons yiddish issues de mon peuple, qui m’étaient revenues en mémoire » (Rocheman 2005 : 319). 56. D’où un discours sur la synthèse heureuse, qui permet de faire bella figura : « je suis fait d’un mélange de culture française, d’amour de mon pays natal dont je respire l’air avec délice, pays où la descendance de mes parents atteint à présent la cinquième génération […] mais mélange qui contient aussi les petites cellules grises talmudiques tout droit sorties du creuset de l’Europe centrale » (Ibid. : 310-320).

RÉSUMÉS

Réunion chantée où chante qui veut et ce qu’il veut, très en faveur à la fin des années 1950, aux États-Unis, dans les milieux universitaires et libéraux amateurs de folksongs, le hootenanny est importé à l’American Center de Montparnasse à Paris, en 1963. Il y connaît un succès rapide et durable, sous l’impulsion d’un Français issu de l’émigration juive polonaise, Lionel Rocheman. Le répertoire anglo-américain, d’abord hégémonique, fait droit à d’autres esthétiques, notamment à la chanson française dans toutes ses déclinaisons, chanson traditionnelle incluse. Le hootenanny innove surtout en imposant la formule de la scène ouverte qui remet radicalement en cause la frontière entre artistes et public, l’immense majorité des performers étant des amateurs sans ambition de carrière. Le hootenanny fait figure de matrice du mouvement folk français, en sortant, au moins provisoirement, la chanson traditionnelle de l’ornière essentialiste où l’avait enlisé la politique culturelle du gouvernement de Vichy.

Hootenanny at the American Center Gathering where anyone could sing, much in favor at the end of the 1950’s in the US, especially among the folksongs enthusiast academic and liberal circles, the hootenanny was imported in

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1963 to the Paris American Center in Montparnasse. Its quick and long-lasting success was largely due to Lionel Rocheman, French musician of polish origins. Its repertory, at first mostly English-American, gradually encompassed various influences, particularly French songs of all kinds, including traditional songs. The hootenanny majorinnovation was to promote an open stage, breaking down the boundary between the artists and the audience, most of the performers being amateurs. It also gave birth to the French folk movement by extracting French traditional songs from the essentialist role it had been limited to by the cultural policy of the Vichy regime.

INDEX

Mots-clés : hootenanny, Centre américain, Paris, chanson traditionnelle, musique folk, Lionel Rocheman Keywords : Hootenanny, American Center, Paris, Traditional Song, Folk Music, Lionel Rocheman

AUTEUR

FRANÇOIS GASNAULT

Ministère de la CultureLaboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (CNRS-EHESS), Paris

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Défis et chansons en compagnonnage Challenges and Songs Within Journeymen’s Society

Nicolas Adell et Julie Hyvert

1 ON TROUVE dans les sociétés du compagnonnage en France, sociétés vouées à la transmission de métiers artisanaux par le biais d’une pédagogie réglée lors d’un voyage d’apprentissage, le Tour de France, et de rituels d’initiation, une tradition de chansons compagnonniques attestée depuis la fin du XVIIIe siècle. Elles constituent aujourd’hui encore un élément saillant de la vie collective des compagnons du Tour de France. Ces chansons sont en effet largement mobilisées lors des rassemblements, des plus formels, tels ceux des fêtes patronales, aux plus informels.

2 Pris dans la trame de la sociabilité compagnonnique et notamment des moments qui la manifestent et la renforcent tout à la fois, le chant est un élément indispensable de la coutume compagnonnique, ritualisée ou non1. Il cimente les relations en même temps qu’il les organise et les explicite. Les compagnons reconnaissent dans le chant un moyen d’éducation et un outil traduisant et construisant d’un même mouvement l’unité d’un collectif, comme la discipline qui le traverse. On retrouve dans le fait de chanter le fonctionnement « idéal » de la société compagnonnique, le compagnonnage « rêvé ». Un individu réalise une démonstration qui obéit à un répertoire et à des formes prédéfinies tout en y exprimant, par le choix fait et la performance elle-même, sa singularité. Cette performance individuelle s’articule au collectif à la fois par le cadre qui la suscite et, dans sa réalisation même, par le fait que les refrains et/ou les vers bissés sont repris en chœur par l’assemblée des compagnons présents. Ce mode chanté d’inscription dans le groupe, en tant que réalisation de soi dans un cadre précontraint, se décline finalement dans tous les compartiments de la vie compagnonnique, qu’il s’agisse du rapport au métier (dans la réalisation du chef-d’œuvre et la vie de chantier) ou du rapport à la communauté (dans l’épreuve initiatique et le Tour de France)2. Les compagnons organisent leurs chants, conçoivent les règles de leur pratique et leur donnent un sens dans un plasma culturel qui les lie indissolublement à l’ensemble des domaines de la vie compagnonnique.

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3 Le répertoire convoqué emblématise ainsi une posture générale que le chanteur propose au déchiffrement des compagnons : revendiquer son attachement à un corps de métier, à un Devoir, à un groupement compagnonnique ; rappeler une fidélité à un corps imprécis de traditions qui sont, pour soi, le « vrai » compagnonnage ou, au contraire, manifester son goût pour les transformations contemporaines. Le message chanté est amorcé dans le choix même de la chanson, comme un défi de reconnaissance : l’auditoire saura-t-il situer, et avec quelle précision, la proposition du chanteur dans le paysage moral, politique, historique, affectif du compagnonnage ? Et le chanteur relèvera-t-il, dans sa performance, le défi qu’elle constitue en elle-même ? 4 Car la chanson compagnonnique est l’un des théâtres privilégiés de l’expression de l’estime sociale chez les compagnons. Estime symétrique au fondement même de toute forme de solidarité (Honneth 2013 [1992] : 206-221) que le compagnonnage a hissée, avec la transmission des savoirs plus récemment, au rang de ses valeurs cardinales. Mais Axel Honneth néglige un aspect que la chanson compagnonnique permet de souligner. Tandis qu’il insiste sur l’importance de l’expérience partagée, notamment l’expérience de résistance (à un traumatisme, à une oppression, etc.) comme scène élémentaire où surgit l’estime symétrique, il semble considérer strictement le partage immédiat ou simultané de l’expérience par les uns ou les autres. Or, dans la performance compagnonnique chantée comme dans bien d’autres cas, il est largement question d’un partage différé de l’expérience, qui fonctionne sur l’anamnèse et la réactivation. Des Anciens, tel est le titre réservé à ceux qui ont achevé le Tour de France et se sont sédentarisés, apprécient une performance et reconnaissent la valeur et les qualités d’un plus jeune à l’aune de leur propre expérience de la même situation, vécue des années auparavant. Qualifions cette solidarité d’expérientielle. Elle n’est pas exclusive de l’autre type de solidarité, celle élaborée dans le partage immédiat d’un moment, par exemple la fête patronale, et que l’on qualifie de situationnelle pour la distinguer de la précédente. L’estime sociale qui est en jeu dans les deux cas, le type de symétrie qui se noue relèvent, à notre sens, de mécanismes différents de reconnaissance qui aboutissent à la production de la même solidarité. 5 Conservons l’hypothèse, qui mériterait cependant une ample démonstration qui déborderait largement le cadre de cet article, et déployons-la sur le terrain de la chanson compagnonnique. L’une des propriétés de cette dernière – qu’elle a en commun avec les situations agonistiques, celles des combats, des jeux et des sports – est de s’engager dans le processus de production d’estime sociale symétrique par un défi et une provocation. Ne retrouve-t-on pas chez les compagnons du Tour de France ce qui est peut-être l’un des ressorts de la chanson traditionnelle à son degré zéro, celui de la parole mélodisée ? Toute parole mélodisée n’est-elle pas en effet d’abord une parole provocante, au sens premier du terme, c’est-à-dire qui lance la voix en avant comme pour annoncer qu’elle exprime davantage que ce qu’elle énonce et pour requérir des personnes auxquelles elle est adressée une attention supplémentaire ? 6 C’est ce geste inaugural, dont la chanson compagnonnique a gardé la trace dans ses performances les plus actuelles, que cet article voudrait reconstituer en rendant compte de la manière dont le chant engage un éveil de l’attention et une série de défis de reconnaissance que les sociétés compagnonniques ont particulièrement travaillés et réélaborés tout au long des deux derniers siècles : un défi social – on recherche l’estime des « autres qui comptent », comme dirait George H. Mead –, un défi cognitif – on fait appel aux connaissances des auditeurs qui sauront lire, pour certains, dans le choix du

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texte, l’intention du message –, un défi affectif – il faut créer l’empathie et surmonter l’émotion sans paraître indifférent –, un défi corporel – chanter en compagnon implique une tenue et une présence qui distinguent la scène du chant compagnonnique de toute autre.

Tour de chants, ou les cadres sociaux de la chanson compagnonnique contemporaine

7 De nos jours, les chants compagnonniques trouvent généralement leur place lors de banquets formels associés à des événements réglés de la vie en compagnonnage (une fête patronale, la clôture d’une initiation, le départ ou l’arrivée dans une ville du Tour de France d’un itinérant), ou informels réunissant des compagnons pour d’autres circonstances souvent liées à la vie « profane » (un mariage, une retraite, une naissance, etc.). Mais c’est plus particulièrement à l’occasion des premiers que les caractères fondamentaux du chant ressortent le mieux car les acteurs y traduisent avec plus d’application et de réflexion ce que chanter veut dire. L’on n’a pas d’un côté le théâtre cérémonialisé du chant compagnonnique et, de l’autre, le « vrai » chant ou le chant compagnonnique dans sa pratique ordinaire. Ce sont bien deux scènes dont les compagnons ont conscience qu’elles les mettent toutes deux dans des rôles et des situations que la première ne fait que distribuer de manière plus tranchée et plus complète. Les défis sociaux, cognitifs, affectifs et corporels qui sont en jeu y sont vécus plus intensément, car la pratique s’inscrit à l’intérieur d’un cadre routinier et rituel plus large qui rend les acteurs disponibles pour la performance, mais aussi pour l’écoute et le déchiffrement d’une parole provocante. « C’est un moment impressionnant de chanter devant cent cinquante personnes. C’est plutôt un bon moment car il y a tout ce qu’il y a autour » (Jean-Paul Chapelle, dit Limousin Va de Bon Cœur, compagnon charpentier des Devoirs, le 22 septembre 2011). « Tout ce qu’il y a autour », c’est d’abord l’assemblée des compagnons, en tenue compagnonnique, la famille parfois et quelques amis qui sont venus assister à la partie publique de la fête durant laquelle les jeunes doivent chanter. Il s’agit donc de montrer aux compagnons qu’on est des leurs, d’être reconnus par eux, et de faire en sorte que les siens, « profanes », comprennent à quel point vous êtes des autres, initiés. Mais le charpentier fait également allusion à l’environnement contextuel, la fin d’un moment initiatique, qui met sur le devant de la scène les récipiendaires de l’année qui « doivent » leur chanson.

L’encadrement du chant

8 Depuis les années 1950, une formule liminaire originale, unique dans le paysage chansonnier français du XXIe siècle, sert d’introduction routinière à chaque chanson :

LE ROULEUR3 : « Notre Mère, Pays et Coteries4, trouvez-vous le Pays Abel Boyer, Périgord Cœur Loyal, maréchal-ferrant, capable de nous chanter une chanson ? » L’ASSISTANCE : « Capable ! » LE ROULEUR : « Et vous Périgord Cœur Loyal, vous en sentez-vous capable ? » LE COMPAGNON : « Oui, Pays, et si je ne le suis pas, les compagnons me reprendront ». 9 Cette annonce rituelle masque une réalité très souvent faite de petites tractations, de mises au défi, de conquêtes symboliques de positions au sein du groupe. Parmi les plus jeunes, ceux qui viennent de passer le premier moment initiatique, l’Adoption ou

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l’Affiliation, et qui vont se produire généralement pour la première fois devant une assemblée aussi nombreuse et dans un moment aussi formel, n’attendent pas le jour même pour s’en préoccuper. Pour beaucoup, l’inquiétude est forte et, si l’on se sent assez à l’aise avec son rouleur, l’on peut espérer y couper. « Le moment que je craignais le plus, c’était les chants. Je ne voulais pas chanter. Je n’y croyais pas trop mais j’allais voir Bruno, avec qui je m’entendais très bien et qui était alors le rouleur, pour lui demander de ne pas me faire chanter. Il se marre et me dit que ce n’est pas possible mais que je peux choisir une chanson pas trop compliquée, avec beaucoup de refrains ou des couplets courts. J’ai direct choisi Vive les Bordelaises ! ».(Alsacien, aspirant charpentier des Devoirs, 2004) 10 Pour d’autres, qui ont de moins bonnes relations ou que l’on veut mettre à l’épreuve parce qu’ils ont fait défaut à un moment dans le courant de l’année, l’on peut imposer une chanson réputée difficile (car longue, complexe, avec un lexique inusuel, etc.), voire changer la chanson au dernier moment. Mais, à celui que l’on charge ainsi d’un défi plus élevé, les compagnons procureront également le soutien d’un refrain collectif.

11 De défi, il est explicitement question dans la formule : « Vous en sentez-vous capable ? ». Ces mots résonnent singulièrement à celui qui s’est vu imposer sa chanson et qui se sait sous le regard particulier de l’assemblée des compagnons et de son rouleur. Si la formule peut changer d’un compagnonnage à l’autre – le « capable » semble assez caractéristique des compagnons du rite Soubise5 (charpentiers, couvreurs, plâtriers), de leurs bravades et de leur réputation d’hommes de métier courageux et robustes –, il reste que la situation à surmonter, chanter en public et en compagnon, demeure invariable. L’on ne trouvait pas, par exemple, dans d’anciens compagnonnages du rite de Maître Jacques (bourreliers, cordiers, vanniers ou blanchers-chamoiseurs, entre autres) le terme « capable ». En revanche et d’une manière générale, des formules du type « Demandez la permission » et le terme « Permis » étaient utilisés. Chez les cordonniers et les tanneurs, au début du XIXe siècle, la formule « Permis ? » était prononcée avant qu’on entonne deux couplets d’une chanson (Hyvert 2015 : 69-74). Le rouleur répondait « Permis ». Le défi semble là moins explicite, sinon absent. Mais, dans le compte rendu qui est fait de la scène, on a simplement noté : « Il chantera d’une voix médiocre »6. Signe que l’évaluation de la performance importait, qu’il y avait en jeu quelque chose qui dépassait la simple satisfaction d’une règle. 12 Passé la formule introductive et une fois l’attention centrée sur l’interprète, l’adhésion de la communauté au chant est garantie et l’encouragement systématique, car il n’arrive jamais qu’un chanteur potentiel ne soit pas « capable ». Et l’on s’assure même de cette réussite de la performance par des consignes. Dans le Chansonnier de l’Union compagnonnique (Union compagnonnique des compagnons du Tour de France des Devoirs unis 2010), il est notifié : « N’oubliez pas que l’on ne se moque jamais d’un chanteur dans le compagnonnage » ; expression formelle d’une solidarité réglée qui n’est cependant pas la simple manifestation théâtrale de l’unité et de la coopération compagnonniques. L’échange des formules rituelles comprenant la demande tout aussi réglée de coopération de la part du chanteur désigné (le souhait d’être repris par l’assemblée en cas d’erreur) s’accompagne d’un effet éprouvé qui est la marque du moment : « ça fait quelque chose », répètent les compagnons. 13 L’interprétation solo du chant est soutenue par le collectif qui reprend les refrains et les vers bissés. À ces moments, toute l’assemblée est invitée à chanter a cappella formant l’unisson qui « fait quelque chose ». Le résultat sonore varie donc selon le potentiel du chanteur amateur (il n’y a pas d’apprentissage musical dans le cadre de la

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formation chez les compagnons), mais aussi selon la capacité de l’assemblée des compagnons à « faire ensemble » ce jour-là. 14 L’on comprend aisément que le « capable ! » lancé comme un défi, dont la coutume fait qu’il sera invariablement relevé et réussi, ne concerne pas uniquement la chanson et les compétences musicales, mais s’adresse à des compétences liées au statut de compagnon en général : capacité à se mobiliser pour une cause générale, à coopérer, à transmettre, capacité à vivre et à se comporter en compagnon. Difficile de ne pas chanter, de ne pas répondre à l’appel quand on sait qu’il manifeste au moins autant l’examen d’une valeur individuelle qu’une manière d’exprimer des valeurs telles que la solidarité ou la transmission. Que penser alors de ce couvreur du Devoir que nous avions observé tout au long d’un banquet et qui ne chantait pas et ne reprenait pas non plus les refrains ? Interrogé sur son silence, il avait déclaré : « Mais si, je chante mais dans ma tête ». L’épreuve initiale passée, le maintien d’une pratique chansonnière, même dans le cadre de la coutume compagnonnique, n’a pas le caractère systématique qu’on aurait pu lui supposer de prime abord et que les règles énoncent : « À mon Adoption, j’ai chanté Les Deux saisons. C’est mon responsable de corporation qui me l’avait apprise un mois avant. C’est un bon souvenir mais je n’ai jamais osé le refaire. J’ai jamais eu le cran de me relancer. J’ai envie de recommencer, à chaque fois je me dis au prochain repas, je le fais mais je ne le fais pas ! Je n’ose pas mais j’aime ça ».(Nantais, aspirant serrurier métallier du Devoir, 20 ans) 15 Mais le moment lui-même reste largement plébiscité. Beaucoup gardent à vie le souvenir de la première chanson qui les met à l’honneur : « La première fois que j’ai chanté à mon Adoption, Les Adieux de Lyon, c’est un bon souvenir, ça m’a plu et il faut avoir le courage de chanter devant tout le monde. On m’a félicitée à la fin ».(Dauphiné, aspirant sellier garnisseuse du Devoir, 20 ans) 16 Les parents ou les amis, venus assister à la partie publique de l’Adoption en quoi consiste notamment le banquet, participent également de l’entretien du souvenir chargé, là encore, d’une rhétorique implicite du défi exprimée dans les termes du risque et de la surprise qu’évoquent les « premières fois » : « Je suis épatée de voir mon fils chanter », rapporte la mère d’un jeune compagnon. « Il faut que je vienne chez les compagnons pour l’entendre chanter. C’est bien la première fois que je l’entends chanter ! ».

17 Mais l’ordre, largement ludique, du défi par le chant compagnonnique s’exprime également à l’issue de la performance elle-même. La chanson terminée, il est d’usage de célébrer par des bans le chanteur, puis d’entonner une ritournelle collective conclusive d’une manière dont seuls les membres de la communauté possèdent les codes. 18 Les applaudissements rituels que sont les bans7 clôturent chaque performance vocale. Les compagnons s’y adonnent depuis le XIXe siècle, à tout le moins. En 1889, le rouleur des charpentiers du Devoir à Bordeaux, le compagnon Belle, « avait toujours un banc [sic] de prêt pour remercier le chanteur »8. Ces bans sont l’un des lieux privilégiés du travail de la reconnaissance par corps et de la manifestation la plus concrète d’une solidarité forte par une conduite collective rythmée qui dit, d’un même mouvement, le partage de savoirs, de savoir-faire et de valeurs9. Il s’agit de séries d’applaudissements en salves rythmées et chiffrées qui marquent la fin de la performance. On s’y applique au point qu’il n’est pas rare qu’un rouleur organise, avant le banquet, une répétition pour les plus jeunes.

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19 Cette attention prêtée par les compagnons aux débuts et aux fins doit probablement beaucoup au souci du partage, de la rupture et de la coupure qui caractérise les sociétés de forme initiatique prises « dans le siècle » et ayant quotidiennement à vivre la coupure entre les espaces (sacré et profane) et les temps (initiatique et ordinaire). Cela est d’ailleurs explicitement transposé dans le cadre de la chanson. En effet, tandis que seules les personnes qui ont activement participé à la vie communautaire (Mères, aspirants, compagnons, stagiaires) peuvent entonner les « chants compagnonniques », les autres invités ne peuvent interpréter que les chants dits « profanes ». Lors de la fête de l’Ascension des compagnons maçons des Devoirs, le 24 mai 2013 à Tours, à la demande du rouleur, les chants compagnonniques ont fait place au bout d’un moment aux chants profanes. Parmi ceux-ci figuraient : Dans les prisons de Nantes (accompagnée du rythme battu en tapant du plat de la main sur la table, puis de la ritournelle « Cette chanson fait honneur à celui qui la chante, j’espère que vous l’applaudirez »), La Boiteuse (chanson paillarde), Mon Dieu que j’en suis à mon aise ou La Piémontaise (suivie d’une ritournelle sur l’air de La Marseillaise : « Il a fort bien chanté / J’espère que vous l’applaudirez / Buvons, buvons, à leur santé / qu’ils ont fort bien chanté ! »), La Jeune fille du métro (suivie de « Cette chanson est vraiment épatante / elle fait honneur à celui qui l’a chantée / j’espère que vous l’applaudirez »), La Rirette, Les Petits oiseaux zo-zo-zo, Chanson du Toc-toc-toc (jeu en chanson popularisé par l’éphémère Trombone illustré de Franquin, puis construite au fur et à mesure des « Toc toc toc, qui est là ? » lancés à la cantonade). 20 L’on comprend aisément qu’une fin coordonnée des applaudissements soit l’objectif à atteindre. Le nombre de « pattes » (les frappes) est codifié et varie selon l’état, le grade ou la fonction d’un membre du compagnonnage, voire d’un non-compagnon. Mais là aussi la coupure est marquée de façon sensible. Les profanes auront ainsi droit, selon les sociétés, à « un simple ban à sept pattes » (Association ouvrière des compagnons du Devoir), à des « bravos classiques » (Union compagnonnique), ou à des « battements de mains rythmés » (Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment). Mais c’est à propos des chants compagnonniques que le respect de la rythmique des bans doit être le plus strict. À l’occasion du banquet de l’Ascension à Tours, le 9 mai 2013, des compagnons de la Fédération compagnonnique ont évoqué les pénalités encourues par ceux qui avaient le malheur de frapper dans leurs mains après les autres, donc de ne pas marcher sur les « bonnes pattes » : « Toute l’assemblée chantait alors : Il la boira ou bien la chantera. Il avait alors intérêt à chanter une chanson, sinon il était invité à boire une mixture horrible. On lui attachait autour du cou une grande serviette et on préparait la boisson où entraient des ingrédients divers : un œuf dans du Ricard, du vin rouge, du vinaigre, de la moutarde et de la poudre à récurer ; de l’huile, du vinaigre, du vin, du poivre, du sel ». 21 « Le verre à bière, la cuillère tenait debout dedans. Ça t’arrachait. C’était surtout les charpentiers qui faisaient ça », insiste l’un d’entre eux. Ils disaient avoir connu durant leur Tour de France ces amendes à boire qui auraient cessé d’être pratiquées sous cette forme radicale dans les années 1980. Certains corps de métier, et en effet les charpentiers des Devoirs, les ont cependant maintenues.

Comparaison des schémas musicaux du ban pour un compagnon et pour un profane

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Pour un compagnon : triple ban à sept pattes

Pour un “profane” : simple ban à sept pattes

Transcriptions rythmiques de Julie Hyvert d’après les enregistrements de terrain

22 La réponse aux bans, qu’ils soient destinés à des compagnons ou à des profanes, est un couplet routinier entonné très fort par l’assemblée tout entière, parfois rythmé de coups de coude sur la table sur les fins de phrase. Transmis oralement, ils sont connus de tous, répétés à l’occasion des différents banquets. Par exemple, à la Fédération compagnonnique des métiers du bâtiment, le rouleur chante fréquemment : « Notre Mère, Mesdames, Messieurs, Pays et Coteries vous le savez, C’est un serrurier qui vient de chanter. J’espère que vous l’applaudirez. Tralala ça ne va guère, tralala ça ne va pas. [parlé] Je vous demande un triple ban à sept pattes ». 23 Cette formule, qui « emprunte l’air d’une chanson du Sud-Ouest qui servait à faire danser les ours » selon le témoignage d’un compagnon, a été abandonnée au milieu des années 1970 par l’Association ouvrière des compagnons du Devoir. Elle est désormais remplacée par ces paroles mélodisées : « Cette chanson est vraiment ravissante, elle fait honneur à celui qui la chante / C’est un compagnon [nom du métier et société] qui vient de chanter / Tralalala tralalalalalalère tralalala tralalalalalala ». Ces ritournelles conclusives font partie intégrante de la pratique du chant compagnonnique en contexte formel. Elles renforcent le sentiment de l’entre soi et mettent, davantage encore que le chant lui-même, les profanes à l’écart, puisque l’assemblée ne fait jamais que reprendre un refrain ou répéter des vers bissés en distinguant les protagonistes. Certains membres – surtout les jeunes itinérants – s’amusent volontairement à accélérer le tempo de la ritournelle et à taper du coude sur la table de façon désordonnée, alors qu’ils savent, ou parce qu’ils savent, que cela n’est pas apprécié par les Anciens et la Mère. « Le rituel est galvaudé, les coudes sur la table ne sont pas compagnonniques, ce n’est pas marqué dans le rituel du chansonnier mais il faut toujours qu’ils fassent du bruit ! Ce n’est pas bien de taper sur la table comme ça. Ils en rajoutent tout le temps ».(Mère des compagnons de Nantes, Association ouvrière des compagnons du Devoir, février 2012) 24 Signe en réalité que le temps de la performance a bien fini avec les bans, les jeunes investissent les interstices non réglés (c’est-à-dire, comme souvent chez les compagnons, non fixés par écrit) par la coutume compagnonnique en la détournant et en jouant avec elle. Ils battent des coudes au lieu des mains, dans un rythme désordonné où la réussite ne réside plus dans l’unité d’une fin coordonnée, mais dans l’éparpillement des fins presque individualisées. Le vacarme est épouvantable et fait littéralement pièce au moment du chant compagnonnique. Il en va alors de l’autorité du rouleur de rappeler les jeunes à l’ordre et au rythme, en montrant l’exemple avec sa canne. Mais ce théâtre d’une « délinquance légitime », que l’on retrouve en d’autres

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occasions de la vie collective compagnonnique, ne fait finalement que renforcer la cohésion du groupe vis-à-vis des profanes présents. Si les plus hardis d’entre eux ou les mieux informés se prêtent au jeu de reprendre, discrètement, les vers bissés, voire tâchent d’exécuter les bans, ils ne s’agrègent pas au désordre qui suit et qui reste plus ou moins improvisé. Car la mascarade de la provocation et du conflit n’est jamais aussi efficace que lorsqu’elle s’établit sur la ligne de crête qui sépare la simulation évidente du conflit d’une tension réelle sur le point de s’exprimer. N’échappant pas toujours à la seconde pente (les Anciens s’agacent pour de bon et le rouleur fait un rappel à l’ordre plus musclé que d’habitude ; mais il faut précisément en être pour identifier ces variations et ces degrés), il est impossible pour les profanes de prendre le risque de la perturbation d’un moment auquel ils sont présents à titre d’« invités ». La plupart des « renards »10 ne connaissent pas, de toute façon, les codes d’usage de la ritournelle ni des bans. Et puis, si la participation au vacarme est tout simplement impensable, on fera également comprendre, par un regard appuyé, à un renard qui aurait le mauvais goût de « jouer » le compagnon que ses applaudissements fautifs perturbent l’expression de l’unité compagnonnique. Mais il y a plus.

“Il la boira ou il la chantera”, ou le règlement du désordre

25 À mesure que la soirée se prolonge, il n’est pas rare qu’un compagnon se trompe dans les bans ou qu’une faute d’un autre ordre (tenue vestimentaire non réglementaire, retard, faute de langage, conduite inappropriée, etc.) soit révélée. L’assemblée se tourne alors vers le fautif, chantant : « Il la boira celui qui a fait la faute / il la boira ou bien il la chantera »11. Lors de la « mise à l’amende » (ou « mise en déduction », suivant les sociétés compagnonniques), il s’agit de choisir entre la boire ou la chanter, tandis qu’en contexte plus ordinaire, l’amende est souvent littéralement payée à la caisse commune. La collecte des fautes alimente ainsi une cagnotte qui peut servir à l’organisation d’un repas, d’un week-end, ou d’une fête en fin d’année.

26 Or, dans la logique du défi qui est celle du chant, la faute ne se solde que par la proposition d’un autre défi de nature équivalente (Adell 2008 : 139). Il est d’usage de « la chanter » : « Quelquefois, rarement, par bravade le gâcheur décidait de boire. On lui préparait un infâme breuvage avec du vin salé. Il devait boire d’une seule traite. Cela rappelait le breuvage d’amertume des anciennes civilisations. Vivre ou mourir. Dans notre cas, c’était beaucoup moins grave. Je me souviens aussi, lorsqu’un chanteur avait du mal à terminer son chant, d’un air qui était repris en chœur par la communauté : “Toute chanson qui perd sa fin mérite à boire, toute chanson qui perd sa fin mérite à boire un verre de vin”. En règle générale, le voisin, s’il en était capable, lui donnait un coup de main ».(Georges le Provençal, compagnon serrurier du Devoir, 67 ans) 27 Le serrurier nous laisse entendre que si l’usage veut que la faute soit « chantée », il est sans doute bon, de temps à autre, de « la boire » pour augmenter le plaisir de la fête, défier l’infâme boisson proposée, procurer aux autres le plaisir de sa grimace. Se révèle ici une tradition assez générale en compagnonnage, à savoir le fait qu’il est de coutume de transgresser la coutume pour attester qu’on la sait vraiment (Ibid. : 169-170).

28 Le défi d’assumer son statut qu’il faut comprendre comme la maîtrise de l’ensemble des droits et devoirs qui lui sont inhérents, la connaissance des règles de la vie collective et la capacité à identifier les moments où l’on peut, où il est recommandé même, de ne pas

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s’y soumettre. Tel est l’enjeu que la pratique du chant compagnonnique permet de manifester, se cristallisant tout particulièrement dans la figure du maître de cérémonie, le rouleur. 29 Car, après le chanteur soliste – souvent fraîchement initié et achevant en quelque sorte ses épreuves du jour à ce moment – et peut-être même d’abord, c’est le rouleur, le maître de cérémonie, qui est examiné, mis au défi dans le temps des chants qu’il a à sa charge d’annoncer rituellement. Les compagnons, souvent les plus jeunes, maîtres de la coutume (Fabre 1999 [1985]), épient ses gestes et ses mots, détectant la moindre de ses erreurs : se tromper ou écorcher le nom d’un compagnon ou d’un aspirant au moment de la formule introductive, ne pas la dire d’une traite, égratigner la ritournelle finale ; mais également, manquer à sa tenue réglementaire, oublier sa canne, chanter « faux ». Là encore, il faut que le rouleur se mette ou soit mis à la faute ; non trop souvent parce qu’il doit assurer le bon déroulement du banquet ; non trop rarement pour que le banquet soit une réussite joyeuse. Certains rouleurs sont très habiles dans cet exercice qui consiste à manifester le contrôle du cérémonial et de la coutume jusque dans le surgissement faussement involontaire d’une erreur. D’autres, un peu trop consciencieux comme le sont souvent les plus jeunes rouleurs, sont tourmentés pour que la faute vienne. On peut lui reprocher de ne pas avoir assez vite commandé la chanson suivante, de ne pas avoir sa cravate bien mise, de ne pas avoir sa canne, attribut essentiel du compagnon, qu’un camarade diligenté vient de lui dérober. Le rouleur doit être à la faute parce qu’il doit chanter ; il doit chanter parce qu’il est la représentation même, ici superlative et excessive, de cette lutte permanente pour la reconnaissance que le fait d’être compagnon, le fait de « faire son Devoir » et d’obéir à une éthique singulière, impose à tout individu qui en porte le titre. 30 Certains, mieux que d’autres, relèvent le défi avec passion et un certain talent. Nous avions demandé à Rouergue la Fidélité s’il existait des compagnons plus réputés que d’autres pour chanter : « Oui, ceux qui savent chanter, ce sont ceux qui chantent donc on les repère. Il y a ceux qui aiment chanter et ceux qui aiment écouter ! » (Rouergue la Fidélité, compagnon passant couvreur du Devoir, 22 ans, juin 2012). On comprend mieux cette demande d’un Ancien au rouleur lors d’un banquet compagnonnique : « Ce soir, tu fais chanter des bons, les autres s’entraîneront une autre fois » (Savoyard l’Ami du Progrès, compagnon passant couvreur du Devoir, Brest, mai 2011). Ce qui révèle la tension qui traverse le chant compagnonnique contemporain, pris entre le souci de la belle performance (qui n’est pas sans rapport avec la rhétorique de la belle ouvrage qui distingue la formation compagnonnique) et le goût pour le défi sur lequel plane la possibilité d’un ratage. Si, « ce soir », on fait chanter les « bons », c’est bien qu’on ne fait ordinairement pas chanter qu’eux, car il est d’autres enjeux à faire valoir. 31 L’on conçoit également que, même si les mélodies des chants (Hyvert 2015 : 25-43) éloignent toute forme de virtuosité musicale (rythmes simples et répétitifs, intervalles conjoints, tonalités stables, formules mélodiques facilement mémorisables), une belle interprétation se construit dans la durée. Du point de vue des compagnons, il est certain que le niveau des chanteurs augmente avec l’entraînement, l’intérêt personnel pour le chant, l’assiduité et la participation aux banquets, les rencontres avec des Anciens ou des camarades de chambre qui aiment chanter. Et parmi ceux-ci, certains peuvent avoir à cœur de travailler spécifiquement leur puissance vocale ou encore l’émotion qu’ils cherchent à procurer en osant des nuances ou des registres plus aigus pour des chansons qui s’y prêtent et que l’on identifie. Le coterie Guérin, charpentier

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du Devoir (35 ans) plie le coin des pages de son chansonnier lorsqu’il est capable de bien chanter la chanson, et s’est promis de les apprendre par cœur et de pouvoir les chanter toutes, en cérémonie, avant la fin de sa vie. 32 Enfin, les « bons », « ceux qui savent chanter », se distinguent également au moment de la clôture du banquet quand s’exécute le geste qui, par-delà les défis, les écarts et les degrés manifestés dans les performances individuelles, rappelle l’unité collective à laquelle la pratique du chant doit participer. Il s’agit de la formation d’une ronde par les membres de la communauté, bras croisés sur la poitrine et se donnant la main ; au centre, la Mère, le rouleur et un compagnon réputé pour ses qualités de chanteur. L’ensemble forme ainsi la « chaîne d’alliance »12 ( Ibid. : 265-274). Une chanson spécifique y est aujourd’hui interprétée, Les Fils de la vierge, qui a été extraite du répertoire des compagnons tisseurs pour être reprise par l’ensemble des sociétés compagnonniques en cette occasion dans le courant du siècle dernier. Dès le XIXe siècle, le caractère hautement symbolique de ce dispositif était souligné et abondamment glosé, témoignant de la vive émotion collective qu’il pouvait susciter. Le menuisier Agricol Perdiguier la rapporte au début des années 1860 : « La chaîne symbolique s’est mise en mouvement, s’est agitée en tournant, a formé une immense ronde, et la musique lui envoyait ses notes les plus sympathiques. Les mains se pressaient, les yeux rayonnaient, les cœurs battaient avec force. Un éclatant vivat a terminé cette cérémonie d’une si haute portée ».(in Le Siècle, 7 janvier 1862) 33 Aujourd’hui encore, les instructions données concernant l’exécution de la chaîne d’alliance à l’Association ouvrière attestent l’importance qui est accordée à ce moment : « La chaîne d’alliance est un moment fort pour les Compagnons et le public apprécie la dignité dans laquelle elle se déroule. Il convient néanmoins de veiller à la tenue de chacun des participants. La tenue vestimentaire ainsi que l’attitude digne doivent être de rigueur. Tout écart sur ces plans doit faire l’objet d’une sanction et d’une mise à l’écart sur-le-champ, décidée par le rouleur de cérémonie » 13. 34 Lieu d’expression de l’unité compagnonnique, la chaîne d’alliance est également un objet qui, à l’instar du répertoire chanté dans un banquet, marque une appartenance à une société, à un Devoir. La manière de l’exécuter, les façons de tourner, de se tenir, d’y chanter d’autres chansons que Les Fils de la Vierge sont autant de décrochages, illisibles pour les profanes (qui ne lisent que l’unité et la fraternité que veut présenter la ronde et que les compagnons explicitent), mais très signifiants pour les compagnons (qui savent l’étendue des variantes de la performance). Pour ne prendre qu’un exemple, depuis 1984, les compagnons menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté, dits Gavots, pratiquent une variante de la chaîne d’alliance appelée la « ronde unitaire », au cours de laquelle les cannes sont tenues par les participants (et non les mains). En 2012, lors de la Saint-Éloi à Limoges, Médoc Cœur-Loyal, compagnon menuisier du Devoir de Liberté (62 ans), le chanteur désigné, commentait ainsi le moment : « Aujourd’hui, j’ai chanté la chaîne d’union car le premier compagnon me l’a demandé, c’est lui qui s’occupe du programme de chants. On peut la chanter sur trois airs mais on la chante toujours sur l’air du Blason. On la chante depuis les années 1980, la première fois c’était à la réception d’une Mère à Tarbes suite à une décision nationale des Gavots. On a moins d’affinité avec la chaîne d’alliance ».

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Chanteurs et chansons

Chanter en compagnon

35 Il nous paraît évident que les performances liées aux chants compagnonniques dans le cadre des banquets formels et l’intense activité réflexive qui en découle sont l’occasion de mettre en œuvre le compagnonnage rêvé, celui qui exprime immédiatement les valeurs prônées par les compagnons (la fraternité, la solidarité, l’excellence, la transmission, etc.), et que le compagnonnage pratique, celui des comportements situés plus que des valeurs, vient menacer par les débordements coutumiers des plus jeunes, mais aussi les ratages et leur résolution.

36 Cette tension fait que, finalement, hors le rappel des valeurs transmises dans le chant et sa pratique, les compagnons parlent peu de leurs actions de chant de manière générale et que peu de chose a été écrit sur son mode d’exécution (on ne trouve pas de manuel du chant compagnonnique). C’est pourquoi les rares données que nous possédons en la matière sont précieuses. Dans les années 2000, dans un texte inédit intitulé L’Animation et contenant un chapitre « Le chant dans nos banquets », le compagnon Lorenzi (qui avait une formation musicale de clarinettiste, ce qui explique cet intérêt tout singulier) note : « Si l’on veut que le chanteur assume correctement sa chanson compagnonnique, nos traditions méritent un peu plus d’attention. Autant le rituel préalable, assumé par le rouleur demandant l’avis de l’assemblée est bien rodé, autant la déception des convives est fréquente ensuite. Surtout à cause du manque de préparation du chanteur, de sa tenue, de son élocution. Il ne suffit pas de mettre une veste et de porter sa couleur, c’est l’interprétation du chant qui doit être préparée (surtout pour les débutants) ».(Lorenzi 2004 : 177) 37 Aussi le compagnon joint-il un certain nombre de propositions dont un schéma descriptif du compagnon interprète. Les recommandations concernant les gestes et les postures semblent avoir été entendues puisqu’elles correspondent à ce que nous avons pu observer lors des fêtes compagnonniques actuelles : on insiste sur la posture droite (car elle permet de dégager la colonne d’air, explique le compagnon Lorenzi), la tête haute bien que légèrement penchée sur le chansonnier, les pieds posés à plat sur le sol. Le chanteur se tient alors debout, toujours aux côtés du rouleur, sur la scène ou derrière sa chaise. L’immobilité est de mise durant l’interprétation du chant. Elle est strictement respectée à la Fédération compagnonnique. À l’Association ouvrière, on peut observer depuis une dizaine d’années des chanteurs se déplacer durant leur performance. On y lit volontiers le souci, constant au sein de ce groupement depuis quelques années, de réinterpréter les traditions, de les adapter, de devancer la modernité. Cela a d’ailleurs conduit à des refondations de rituels d’initiation que l’on jugeait trop archaïques. Il reste que ces interprétations libres et individuelles du chant (qui ne sont pas explicitées et pensées collectivement comme des changements) déplaisent assez aux Anciens : « Pourquoi il bouge comme ça ? C’est n’importe quoi » ; « on se demande pourquoi il ne reste pas tranquille à sa place », entend-on souvent.

38 Il n’est ainsi, de la posture à la voix proprement dite, pas un élément de la performance qui ne fasse l’objet d’une évaluation. La voix surtout : « Il y a quelques fois de très bonnes voix sur le Tour, des voix puissantes. Comme t’as l’occasion de les côtoyer à des fêtes, tu sais qu’ils chantent bien » (Breton Noble Cœur, compagnon mécanicien du Devoir, 57 ans, février 2012). Mais il existe aussi « des résultats désastreux, trop forts,

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avec voyelles accentuées sur “é” ou “eu” en fin de phrases » (Daniel Le Guépin, compagnon serrurier du Devoir, 85 ans, 2013). Et l’on tâche de mettre à profit les qualités des « bons chanteurs » qui peuvent « faire leur Devoir », c’est-à-dire transmettre leur savoir aux plus jeunes, en enseignant le « chanter en compagnon » lors des arrosages au moment des départs et des arrivées sur le Tour de France, voire en organisant de véritables cours de chants dans les maisons de compagnons. Le compagnon Daniel Le Guépin avait ainsi participé à une tentative de mise en place de cours de chant avec son frère Jean à Nîmes : « Lorsqu’avec l’âge, les regrets s’ajoutent les uns aux autres, celui de n’avoir pas réussi à faire aimer la musique aux jeunes compagnons représente une vraie fausse note dans ma volonté de partager. Ce bonheur inextinguible nous accorde à nous- mêmes, en nous élevant hors du temps, hors des contingences ; j’aurais voulu communiquer ce phénomène miraculeux à tous ceux que j’aime. Mais hélas, il n’est pas donné à tout le monde le privilège d’“entrer en musique”, parfois cette impossibilité frise le handicap ».(Souriou 2013 : 99) 39 Aujourd’hui et devant ce constat d’une incapacité à chanter pour quelques-uns – le « capable ? » du rouleur résonne pour eux d’une manière particulière –, certains déplorent finalement que la pratique chansonnière demeure obligatoire. Ce n’est d’ailleurs plus strictement le cas à l’Association ouvrière depuis cinq ans avec le renouvellement du rituel de l’Adoption, même si chanter en compagnon reste très valorisé. Là encore, cet assouplissement est vécu comme une adaptation nécessaire à l’époque. Et c’est un sentiment partagé au-delà même de ce groupement compagnonnique, jusque chez certains charpentiers de la Fédération compagnonnique réputés les plus pointilleux quant au maintien des « anciennes traditions ». Limousin Va de Bon Cœur nous l’expliquait : « Chanter c’est d’abord pour l’exercice de chanter, pour forcer les gens à chanter. Pour montrer sa capacité à, pour pousser à s’exprimer. Aujourd’hui, chanter devant jusqu’à sept cents personnes – et ça arrive de plus en plus souvent dans des fêtes comme la Sainte-Anne – peut amener les jeunes à se ridiculiser et ils peuvent en garder un mauvais souvenir. Réciter un poème pourrait suffire. Ou alors faire chanter la chanson par un “coterie de remplissage”, quelqu’un qui chante bien et qui pourrait interpréter le chant à la place du jeune qui ne sait pas bien chanter. Afin d’éviter que les jeunes viennent “dégueuler” ce qu’ils ont mal digéré […]. Il suffirait que les chanteurs d’exception mettent la main sur l’épaule. Car ridiculiser l’homme, ce n’est pas élever l’homme. Parfois certains rigolent et ça c’est mauvais. Il faudrait faire chanter ceux qui savent chanter. Quand on est dans l’intime, en famille, c’est normal que l’on soit obligé de chanter mais quand un jeune chante mal, c’est lourd pour tout le monde. Il ne devrait y avoir un caractère obligatoire que lorsque l’on est entre nous ».(Limousin Va de Bon Cœur, compagnon charpentier des Devoirs, 22 septembre 2011) 40 L’on perçoit clairement le conflit qui existe désormais, à l’occasion de ces banquets ouverts aux profanes et au siècle, entre le goût de mettre au défi et la volonté de faire corps. Dans le cas de la Fédération compagnonnique dont il est ici question, la solution adoptée est celle d’un partage plus net des registres public et privé de la fête. L’obligation du chant rejoindra la sphère « intime », comme le dit Limousin. Car il faut la maintenir, non seulement pour le défi qu’elle représente, mais également parce qu’il s’y dit davantage qu’une compétence vocale : une façon d’être, une disposition à prendre un risque, à se prêter au jeu collectif. C’est ce type d’exigence et d’enjeu qui explique que les « bons chanteurs » ne sont pas les seuls, loin de là, à prôner la valeur et la nécessité du chant compagnonnique :

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« J’ai rarement chanté. Malgré ma mauvaise voix, j’ai quand même chanté pour encourager les jeunes à apprendre les chants compagnonniques et surtout à se manifester en public et ce n’était pas évident ».(Jean Le Quimper, compagnon menuisier du Devoir, 84 ans, décembre 2011) 41 Mais la solution suggérée par Limousin n’a pas la valeur d’une règle. Aussi faut-il que chacun adopte des stratégies personnelles pour relever ce qui est pour certains une épreuve permanente. Parmi ces stratégies, il en est une qui consiste à s’appliquer à la maîtrise d’une seule chanson, qui sera dès lors toujours celle qui sera chantée : « Des compagnons ont une chanson avec laquelle ils font toute leur vie. Par exemple, il y a un compagnon mécanicien de 68 ans, sa chanson c’est L’Hiver. Il n’a toujours chanté que celle-là. D’ailleurs, on dit que c’est “la chanson à Noël Léger” ». (Breton Noble Cœur, compagnon mécanicien du Devoir, février 2012)

Une théorie indigène de la chanson

42 Il est également question, dans ces chants compagnonniques, de manifester un attachement à un corps incertain de traditions dont le compagnonnage serait comme le conservatoire, celui de pratiques chansonnières partagées dans l’ancien monde rural et ouvrier (Martin Saint-Léon 1901 : 277). L’effacement de ce monde rend aujourd’hui ces pratiques propres au groupe du fait de leur résistance chez les compagnons. Ici, le maintien singulier d’une tradition de l’ancienne chanson française (de ses timbres, de ses structures, de ses thèmes, etc.), associé à une certaine ritualisation (le banquet, les formules introductives et conclusives du rouleur, les bans, etc.) en ont fait un objet dit « compagnonnique ».

43 S’il n’y a pas véritablement de manuel du chant compagnonnique, en dépit des tentatives isolées de formalisation du compagnon Lorenzi, il existe en revanche, diffuse au sein des communautés compagnonniques, une certaine théorie indigène du chant : « Les chants étaient une manière d’exprimer des idées, des avis. De transmettre les traditions. Tout ce que les hommes ne pouvaient pas se dire avec des mots. Les gens ne savaient pas lire mais ils savaient chanter ».(Franc-Comtois, aspirant menuisier du Devoir, 21 ans, juin 2012) 44 Là encore, la parole mélodisée, l’énonciation chantée offrent de dire ce qui ne se dit pas. Non dans le sens de ce qui peut exister dans d’autres usages du chant ailleurs14, où cela serait interdit ou contraire aux règles de la pudeur, mais dans celui où ce qui est énoncé excède les codes de la parole ordinaire car cela la rendrait pesante, maladroite, impropre. Ce sont là aussi bien des formules d’interpellation directe excessivement déployées (« Dis-moi donc, Compagnon, quand aurons-nous compris ? », Témoignage 15), que des jeux de répétition (« Et rifle, et rifle, ô menuisier […] / Et pan ! et pan ! dans l’atelier », Le Menuisier16), des formules d’exhortation insistante (« Allons, debout ! Marchons avec franchise », La Fraternelle 17), des morales et devises proverbialisantes (« Travail joyeux vaut paradis », Travaille et chante18).

45 Lieu de transmission des valeurs et des formes d’adresse, la chanson est également pour les compagnons l’un des lieux privilégiés, probablement le lieu séminal hors le métier, d’expression de leur identité compagnonnique. D’où l’importance qu’ils accordent au fait de livrer, dans un dernier couplet, les noms et qualité de l’auteur de la chanson : « Pour voyager : talent, honneur, Il en a fait sa devise ;

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C’est un maréchal, nommé Cœur-Loyal, [bis] Marchant toujours avec franchise »19. 46 Il est probable d’ailleurs que cet usage ait contribué à l’émergence de l’idée de propriété intellectuelle ou à celle de la notion d’auteur chez les compagnons (Adell 2010). En tous les cas, la coutume est ancienne : il faut que l’on sache, dans la chanson même, à qui elle appartient. Dans les années 1880, Angevin la Fierté du Devoir rappelait ainsi à l’ordre un compagnon qui venait d’interpréter une chanson de sa composition : « Tu oublies de nous dire ton nom, tu sais que l’usage veut que l’auteur se nomme au dernier couplet, allons, travaille, il nous faut le nom de l’auteur »20. 47 L’enjeu était, derrière l’affirmation individuelle, de constituer des répertoires de chansons propres à chacune des sociétés compagnonniques. Derrière la déclinaison de l’identité compagnonnique de l’auteur, on lisait un Devoir et un corps de métier. Si le chant fabrique bien du collectif par reconnaissance (d’une « capacité », d’une identification, d’une émotion suscitée), il institue également des collectifs spécifiques, identifiés par l’usage de répertoires particuliers. Que chaque groupement compagnonnique de nos jours ait « son » chansonnier confirme cette dimension. Plus encore, le choix de telle ou telle chanson au sein du répertoire proposé indiquera aux compagnons avertis à quel sous-groupe, peut-être moins institué que les groupements tels que l’Association ouvrière, la Fédération compagnonnique et l’Union compagnonnique, mais soudés par des liens plus denses (de métier, d’âge, de partages de valeurs, de conceptions de la vie compagnonnique, etc.), le chanteur veut qu’on l’identifie. Défi de reconnaissance qui recouvre d’anciens enjeux d’identité et de propriété de la vérité du compagnonnage.

48 En 1855, Jacques-Paul Migne remarquait, dans son Encyclopédie théologique, que « chaque Devoir a sa chanson, et ces chansons sont ordinairement de la composition des compagnons eux-mêmes […]. Les couplets sont souvent agressifs ou injurieux pour les devoirs ennemis » (1855 : 1212). Jusque dans les années 1890, un genre à part entière, la chanson satirique en compagnonnage, alimente de larges rubriques de la presse compagnonnique21. En 1892, on trouve par exemple une chanson contre la venue à Marseille de Lucien Blanc, compagnon bourrelier-harnacheur, fondateur et président de l’Union compagnonnique, qui restitue le mauvais accueil que lui firent les compagnons maréchaux du Devoir22. En 1909 encore, Jean Connay décrivait cette situation de conflits permanents que les chants avivent : « Lorsqu’une fête, un banquet ou une conduite réunit les compagnons, ils aiment à chanter des chansons glorifiant le compagnonnage – le leur, bien entendu – et lorsqu’en vers, les poètes parlent des sociétés adverses, c’est en termes peu courtois. Si ces derniers montrent peu de soucis pour les règles de la versification, par contre ils en montrent un grand à s’attribuer toutes les qualités et à leurs adversaires tous les défauts ».(Connay 1909 : 101) 49 Ces chants de combat ont été progressivement supprimés des chansonniers contemporains, en adéquation avec le développement d’une théorie indigène de la chanson qui en fait un lieu de transmission des valeurs partagées par l’ensemble des compagnonnages. Les conflits, qui pouvaient être largement armés, ont pris des allures de bravades symboliques par la manifestation d’appartenances plus spécifiques que le fait d’être « compagnon », ce qui par ailleurs est une idée qui a peu de prise. L’on est nécessairement compagnon d’un corps de métier, d’une société, d’un groupement. Parfois, ces collectifs sont parfaitement explicites dans les chansons interprétées, notamment quand le thème porte sur un métier en particulier et que celui-ci est

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renforcé par la désignation de l’auteur dans le dernier couplet. Pour ne puiser que dans le répertoire contemporain, c’est le cas, entre autres, du Tailleur de pierre de Joseph Dulaud, du Menuisier de Pierre Morin, ou du Métallier d’Henri Lorenzi. Limousin Va de Bon Cœur nous confiait qu’il y a une majorité de chants en hommage ou à destination de certains métiers, un effet sans doute renforcé par la signature dans le dernier couplet qui donne la profession du compagnon. Et d’ajouter : « Il y a aussi beaucoup de chansons de charpentiers, c’est difficile à comprendre mais nous sommes les plus nombreux ». Il faut dire que les charpentiers, outre les chansons « de métier », ont pu également s’approprier ou être associés à des chansons qu’ils ont pris l’habitude d’entonner et qui appartiennent dès lors à leur patrimoine chansonnier. C’est le cas par exemple de Vive les Bordelaises !, très chantée dans les différents groupements, mais dont les interprétations sont surreprésentées chez les charpentiers. De même, ils ont intégré à leur répertoire des chansons qui les moquaient, telle Les Charpentiers qui aurait été écrite par un auteur de revue et « fut chantée au théâtre sous le Second Empire pour se moquer des compagnons charpentiers qui tenaient alors le haut du pavé »23. Malgré ses paroles piquantes sur les traits de caractère des charpentiers (« L’échelle sociale a des degrés / Ils sont tous en haut les charpentiers »), la chanson a été largement adoptée par les compagnons et est interprétée avec humour aujourd’hui.

Des défis et des combats

50 Ces défis de reconnaissance en chansons, qui relèvent aujourd’hui d’un travail cognitif et affectif sur les liens, les types et les degrés d’attachement et de solidarité à l’intérieur même du groupe, prennent une autre dimension quand on les restitue dans une perspective historique. Les chants compagnonniques étaient alors fondamentalement adressés à l’extérieur, provocations non symboliques, appels à la reconnaissance qui pouvaient générer de véritables conflits, en écho avec la fonction des chansons dans l’espace public des XVIIIe et XIXe siècles (Darnton 2014).

51 Les appartenances corporatives ou de Devoir qui continuent d’être manifestées aujourd’hui encore dans le choix des chansons et la composition d’un chansonnier formaient alors des groupes en conflit régulier autour de questions telles que la préséance ou le droit même à prétendre au statut de compagnon. Les motifs de ces querelles allaient du port un peu haut d’un ruban de couleur au refus de répondre à un appel à reconnaissance ritualisé, connu sous le nom de « topage » et qui était le nom même de la provocation pour les compagnons au XIXe siècle. La chanson participait de ces différentes formes d’adresse provocante, car elle excitait les esprits et annonçait parfois l’intention d’en découdre. Sous le Premier Empire, les sociétés compagnonniques s’illustraient particulièrement par le désordre et les rixes qui les déchiraient sur les chantiers, dans les ateliers, sur les routes, dans les lieux de divertissement. Les archives de police des XVIIIe et XIXe siècles sont chargées de ces comptes rendus de rixes qui aboutissaient à des saisies, des arrestations et où la violence des combats alimentait l’imaginaire des classes ouvrières en tant que « classes dangereuses » (Chevalier 1958). Ces rapports consigneront certaines des chansons alors entonnées, comme preuve des intentions belligérantes des compagnons et cause de la rixe. L’on indique ainsi qu’outre les propos, le contenu de l’adresse qui constituait une « hymnodie de combat » (Hyvert 2015 : 131-134), sa forme participait largement de l’outrage lui-même. On rapporte que plusieurs de ces chansons devaient se chanter

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« face à l’ennemi ». Des batailles meurtrières opposaient ainsi fréquemment les « Bons Drilles Compagnons Passants du Devoir » ou « Dévoirants » (se réclamant de Maître Jacques et de Soubise) aux « Gavots » ou « Étrangers du Devoir de Liberté », que l’on dit nés d’une scission située en 1804 (et qui se réclament de Salomon). Les réformateurs du compagnonnage, entre les années 1830 et 1880 en particulier, ont largement dénoncé ces usages, nous permettant ainsi de les documenter et de révéler, en quelque sorte, l’ancienne théorie indigène de la chanson, où elle apparaît comme le creuset même de l’accusation et du soupçon. Chanter était provoquer. L’un de ces réformateurs, le menuisier Agricol Perdiguier, l’a indiqué avec beaucoup de clarté : « Les chansons de compagnons sont une des principales causes de désordre dans le Compagnonnage, ce sont elles qui aigrissent les esprits, nourrissent la haine et provoquent tant de batailles ».(1841 : 78) 52 Et de poursuivre en décrivant les effets de ces chants qui emportent les individus : « Quand ils avaient fait entendre, avec une énergie indescriptible, des chants de cette nature, les compagnons, de part et d’autre, ne se possédaient plus, ils étaient prêts à combattre, à tuer, à mourir ».(1854 : 134) 53 L’on en fut si convaincus, et pendant si longtemps, que dans les années 1960, au moment de la refonte des répertoires, l’on attribuait les difficultés du compagnonnage au XIXe siècle à leurs pratiques chansonnières : « C’est ce mauvais génie de nos poètes qui fut la première cause de nos dissensions »24. Et la théorie contemporaine du chant s’appliquera à s’édifier contre l’ancienne : chanter désormais sera transmettre.

* * *

« L’hiver de mon Adoption, je me suis fait chambrer parce que je venais de Provence et on me cherchait en permanence avec la chanson Le Compagnon mécontent25 qui fait une mauvaise réputation aux Provençaux. Le jour de mon Adoption, je l’ai chantée pour me venger ».(Provençal, aspirant maçon, Brest, 9 juin 2015) 54 Ce jeune aspirant condense en quelques mots ce que nous avons tâché d’expliciter ici, à savoir l’intrication de la chanson et de la logique du défi dans le compagnonnage contemporain. En effet, une très grande majorité de compagnons partage la conviction selon laquelle le chant compagnonnique exprime à la fois l’unité du groupe, la solidarité, la coopération et l’entraide, en même temps qu’il permet une transmission et une diffusion de ces valeurs. Parallèlement, la pratique chansonnière est effectivement jouée sur le mode du défi ; registre d’action sur lequel elle s’effectue concrètement chez les compagnons. La chanson compagnonnique doit être véritablement une prise de position, par rapport à un groupe, à une situation (comme évoquée par le jeune Provençal taquiné par ses camarades avec Le Compagnon mécontent), à des valeurs, à un projet. Et ce positionnement peut être aussi bien le rappel d’une position déjà acquise, la conquête d’une autre à prendre, l’effort fait pour maintenir son rang. Mais ce défi pèse tout autant sur le chanteur que sur l’auditoire des compagnons et sur le maître de cérémonie, qui, à tous les sens du terme, ordonne les chants. Chacun, de sa place et dans son rôle, doit répondre aux exigences de la coutume chansonnière compagnonnique qu’une mise en pratique précise contraint (répertoire limité, moment privilégié du banquet pour les performances, formules introductives et conclusives routinières à respecter, etc.), mais au sein duquel une place importante est faite aux perspectives individualisées. Rien n’est plus désespérant pour un compagnon, et en particulier dans le cadre formel de ces banquets, que l’absence totale de surprise,

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le respect strict des contraintes, la prédictibilité des comportements. Il est probable que l’habitude, sinon le goût d’une certaine dose d’incertitude développé dans le registre professionnel (la conduite d’un chantier, la réaction d’un matériau, la singularité d’une configuration, etc.) ne soit pas sans effet sur l’attente de l’incertain. C’est en ce sens que, dans le compagnonnage comme dans beaucoup d’autres configurations sociales, il existe, à l’instar de certaines langues, un système de règles à tons, tons qui permettent de distinguer entre celles qui, dans telle situation, vont être impératives au bon déroulement de la vie collective (et, dans d’autres situations, se font secondaires) et celles qui, au même moment, doivent faire l’objet d’une dose contrôlée de désobéissance. C’est à ce niveau que peut s’exprimer le talent, ou la médiocrité interprétative des individus. Savoir quand il faut être à l’amende plutôt que de suivre le règlement ; savoir quand il faut « boire sa faute » plutôt que la chanter, et inversement. Tout cela constituant le principe général d’une infinité de petits déséquilibres qui, loin de contribuer à ruiner l’ordre social compagnonnique, le dynamisent.

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NOTES

1. Pour une étude de la place de la chanson dans la sociabilité des compagnons, cf. Julie Hyvert (2015 : 199-254). 2. Concernant l’articulation des différents registres de la vie compagnonnique, cf. Nicolas Adell (2008). 3. Il s’agit du compagnon qui assure dans un siège compagnonnique, pour une année ou deux, la fonction de maître des cérémonies. 4. « Pays » et « Coterie » sont des termes d’adresse génériques qui désignent les compagnons travaillant au sol (pays) et les compagnons travaillant en élévation (coterie : comme les charpentiers, les couvreurs, etc.). La Mère a longtemps été la seule présence féminine au sein des sièges compagnonniques, assurant la fonction de logeuse quand elle était propriétaire de l’établissement (« la Mère » finissant par désigner le siège lui-même). Elle cumule aujourd’hui les rôles d’intendante et de psychologue, et fait l’objet d’une initiation particulière qui lui confère un rôle symbolique spécifique qu’elle joue notamment à l’occasion de la cérémonie de l’Adoption des jeunes qui vont partir sur le Tour de France. 5. La source la plus ancienne que nous ayons retrouvée qui fasse mention du mot « capable » chez les compagnons se trouve dans le rituel de réception du rite de Soubise : « Le rouleur prend la parole et dit : “Les Compagnons, me trouvez-vous capable de lever et conduire à son lieu et place la couronne du bienheureux Saint- Joseph, pour commencer l’assemblée de Saint-Joseph, le 19 mars 1884 ? En présence des compagnons, quoiqu’à moi l’honneur n’appartienne pas”. Les compagnons répondant : “Capable !” » (Connay 1909 : 137). Les compagnons du rite du Père Soubise (il aurait été l’un des architectes du Temple de Salomon ou encore un moine bénédictin de la fin du

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XIIIe siècle selon les légendes compagnonniques) font partie des compagnons du Devoir. Ils sont charpentiers, couvreurs et plâtriers. 6. Entrée de chambre des cordonniers et des tanneurs (Manuscrit, Archives nationales : F7 4236). 7. Le mot « ban » (du XIIe siècle, selon le Trésor de la langue française) a plusieurs significations. De la désignation d’une proclamation ou d’une annonce officielle et publique qu’il a encore conservée (les bans du mariage), le terme indiquait par extension, et surtout dans le milieu militaire, un morceau musical au tambour ou au clairon marquant le début et la fin de la cérémonie ou de l’annonce. C’est donc ce dernier usage, moins répandu, que les compagnons ont conservé. On le trouve également dans certaines régions françaises, en Bourgogne par exemple. 8. « Fête du Ralliement de Bordeaux à la Pentecôte », Le Ralliement, 23 juin 1889, 138 : 4. 9. L’importance du rythme comme manifestation de savoirs et de valeurs se retrouve dans plusieurs registres de la vie compagnonnique, et d’abord dans la pratique du métier. Sur ce point, cf. Nicolas Adell (2013). 10. Le terme « renard » désigne les personnes non reçues compagnon mais proches du compagnonnage. Cela comprend tout à la fois ceux qui aspirent à le devenir, comme ceux qui ne le souhaitent pas ou ne l’envisagent pas. 11. Ce couplet figure dans la catégorie « Pour faire boire » chez Patrice Coirault, dans cette variante : « Il boira, il boira celui qui a fait la faute / Il boira, il boira, ou l’diab’l’emportera » (2006 : 175). 12. Terminus post quem, 1850 (cf. Anonyme, Le Secret des compagnons cordonniers dévoilé, Paris, Payrard, 1858). Il s’agit, à l’origine, d’une chanson de Jules Lyon, Parisien le Bien Aimé, compagnon cordonnier. Elle a été publiée, en 1858, dans le Chansonnier du Tour de France d’Agricol Perdiguier, compagnon menuisier du Devoir de Liberté. 13. Cf. le Rapport de synthèse sur la vie des maisons (inédit), 55 e Assises nationales des compagnons du Devoir, Bruxelles, 11 et 12 juin 1993 (Association ouvrière des compagnons du Devoir du Tour de France, article 5 : 87). 14. Parmi de nombreux exemples, on pourra lire les descriptions de Fiona Magowan (2007 : 136-139), à propos des chants yolngu du Nord-Est de la Terre d’Arnhem. 15. Association ouvrière des compagnons du Devoir 1996 : 237-239. 16. Association ouvrière des compagnons du Devoir 1996 : 198-201. 17. Ibid. : 71-73. 18. Ibid. : 143-146. 19. Dernier couplet de Ah ! Dis-moi joli Compagnon, d’Abel Boyer (Ibid. : 150-142). 20. Le Ralliement des Compagnons du Devoir, 24 avril 1887 : 6 ; lire aussi à ce propos, Julie Hyvert (2015 : 279-282). 21. Philip [sans titre], Le Ralliement des Compagnons du Devoir, 26 juillet 1891, 188 (Air de Buffalo, Incipit : Un beau dimanche de juillet). 22. Filhiol [sans titre], Le Ralliement…, 14 février 1892, 201 : 5-6 (Air de Oh quel nez !, Incipit : Chantons tous à l’unisson). 23. Association ouvrière des compagnons du Devoir 1996 : 132. 24. Cf. « Nos belles chansons compagnonniques », in Le Compagnonnage, 1966, 539-540 : 2.

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25. Cette chanson conte les mésaventures de Compagnons dauphinois mal reçus en Provence : « Ces maudits Provençaux / Sont pires que le Diable / Nous font boire de l’eau / Et coucher à l’étable… / Mais les draps qu’ils nous baillent / Grand Dieu qu’ils sont trop gros / Ils ont servi de voiles / À tous leurs vieux bateaux » (in Association ouvrière des compagnons du Devoir 1996 : 32, 2e couplet).

RÉSUMÉS

Les compagnons du Tour de France conçoivent les règles de leur pratique chansonnière en interaction avec d’autres aspects de leur culture d’hommes de métier. À partir d’une ethnographie des chants compagnonniques, cet article cherche à en restituer la logique à l’intérieur du champ des coutumes des différentes sociétés de compagnonnage. En rendant compte des situations à l’intérieur desquelles ces chants sont réalisés, nous avançons l’hypothèse suivante : les chansons de compagnons constituent, sous des formes et à des degrés différents, des défis de reconnaissance qui sont tout à la fois sociaux, cognitifs, affectifs et corporels. Ils sont ainsi le théâtre d’une « lutte pour la reconnaissance » et offrent un point d’observation privilégié du fonctionnement de la société compagnonnique.

Challenges and Songs Within Journeymen’s Society Journeymen design rules for singing with other aspects of their culture of craftsmen. From an ethnography of journeymen’s songs, this article seeks to reveal the logic that rules these songs within customs of the various journeymen’s communities. In reporting situations within which these songs are performed, we suggest the following hypothesis : journeymen’s songs are, in different forms and at different levels, challenges of recognition that are situated in the social, cognitive, emotional and physical areas. Thus, they are the theatre of a « struggle for recognition » and offer a vantage point to observe how journeymen’s society is ruled.

INDEX

Keywords : Journeymen’s Society, Song, Challenge, Recognition, Sociability, Performance Mots-clés : compagnonnage, chanson, défi, reconnaissance, sociabilité, performance

AUTEURS

NICOLAS ADELL

Université de Toulouse Jean-JaurèsLaboratoire interdisciplinaire, solidarités, sociétés, territoires (LISST) – Centre d’anthropologie sociale, Toulouse

JULIE HYVERT

École des hautes études en sciences socialesCentre Norbert Elias, Marseille

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Le général ne répond pas... Chanson, clip et incertitudes : les jeunes Afrikaners dans la “nouvelle” Afrique du Sud No Answer from the General.... Song, Video Clip and Uncertainty : Young Afrikaners and the “New” South Africa

Denis-Constant Martin

Couverture du CD De La Rey

Bok Van Blerk, 2006

1 EN MARS 2006, parut en Afrique du Sud, sous le nom de Bok Van Blerk1, un CD intitulé Jy praat nog steeds my taal (« Tu continues à parler ma langue ») qui, outre une chanson identiquement dénommée faisant allusion aux « flammes nues » de l’afrikaans2 et à la

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fierté des Afrikaners3, contenait un air invoquant un général oublié de la Seconde Guerre anglo-boer (1899-1902), Koos De La Rey4. Cette chanson devint tout de suite extrêmement populaire chez les jeunes Afrikaners et le disque, rapidement réédité, en arbora désormais le titre5. Il s’en vendit en quelques mois plus de 200000 exemplaires et il accéda au rang de disque de platine (un million d’exemplaires livrés aux détaillants) en 2007. Un clip en fut tiré6, dans lequel Bok Van Blerk apparaissait alternativement en combattant et en cultivateur boer dans des scènes illustrant une vision afrikaner de la guerre contre les Kakies (Britanniques) 7. Dès lors, une mode De La Rey s’empara d’une large partie de la jeunesse afrikaner, et fut si intense qu’elle déclencha une série de débats, non seulement autour de la chanson et de ses possibles significations, mais aussi de la situation des Afrikaners, en particulier de ceux qui, nés dans les années 1980 et plus tard, n’avaient que peu, ou pas, connu l’apartheid. Revenir aujourd’hui sur l’engouement que suscita cette chanson, alors qu’il est largement retombé, permet de réexaminer avec une certaine distance la manière dont les Afrikaners, et surtout les moins âgés d’entre eux, perçoivent l’Afrique du Sud et se représentent la situation qu’ils occupent dans cette nation que l’archevêque Desmond Tutu voulait « arc-en- ciel ». « De La Rey » fournit également un matériel intéressant pour tester une méthode d’analyse des clips musicaux et estimer les effets qu’ils produisent sur ceux qui les visionnent. Après une présentation succincte de la chanson « De La Rey », je reviendrai sur la situation présente des Afrikaners en Afrique du Sud. J’évoquerai ensuite brièvement l’histoire de la chanson populaire en afrikaans, avant de proposer une synthèse des débats et polémiques provoqués par « De La Rey ». Je procéderai enfin à une étude systématique du clip afin de faire ressortir la multiplicité des significations que l’on peut y mettre.

Face au dépit, un “Lion” superbe et généreux

2 « De La Rey » présente une vision de la situation des Boers à l’orée du XXe siècle : des paysans harcelés, dont les propriétés sont détruites ; des guérilleros pourchassés par les forces britanniques ; des femmes, des enfants, des vieillards enfermés dans des camps de concentration. Le refrain lance un appel au général Koos De La Rey pour qu’il vienne montrer le chemin aux Boers et, s’il répond, assurance est donnée que la « nation » autour de lui se rassemblera comme un seul homme. En public, l’interprétation de Bok Van Blerk suscitait une puissante émotion (Grundlingh 2011) et semblait participer d’un « quasi-rituel » (Van der Waal & Robins 2011 : 768)8. Pourquoi un tel émoi ? Koos De la Rey était, en 2006, un quasi-inconnu pour ceux qui acclamaient Bok Van Blerk ; il aurait été mis en chanson parce que son nom rime avec lei (« diriger, guider ») mieux que celui d’autres acteurs plus connus de la guerre anglo-boer (Giliomee 2007). D’une manière générale, les jeunes Sud-Africains, y compris les blancs, savent peu de chose du conflit qui ravagea le pays de 1899 à 19029. Les Afrikaners en ont une mémoire vague où surnagent la persécution et la brutalité des Britanniques qui, elles-mêmes, prennent place dans une construction de l’histoire combinant martyrologie, supériorité civilisationnelle et capacité à surmonter les épreuves. Jacobus Herculaas « Koos » De La Rey (1847-1914), surnommé le « Lion de l’Ouest », même s’il a été choisi un peu par hasard pour être le héros d’une chanson, n’en est pas moins un personnage captivant (Meintjes 1966). Loin d’être un nationaliste fanatique, il fut d’abord hostile à l’affrontement avec les Britanniques ; il se résolut à combattre par discipline et fit montre, comme cela avait été le cas dans des combats antérieurs, de

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courage et de sens stratégique : il fut l’un des instigateurs de la guérilla de mouvement dans le Transvaal occidental ; finalement, en 1902, il cosigna le traité de paix. Élu au parlement du Transvaal, puis à la Convention nationale qui conçut l’Union sud- africaine, enfin au parlement du nouveau dominion de l’Empire britannique, il prit une part active à la reconstruction de l’Afrique du Sud après la guerre. Il fut tué dans des circonstances troubles en 1914. Réputé pour son comportement chevaleresque à l’endroit des ennemis, il incarne une figure vaillante et fière, mais aussi conciliatrice, sinon ambiguë.

3 Les situations que connaissent les Afrikaners dans l’Afrique du Sud post-apartheid constituent le terrain sur lequel s’est diffusée avec une rapidité exceptionnelle l’ode à Koos De La Rey. Elles sont, en dépit de leur diversité, couramment amalgamées par ceux qui les vivent en un discours de marginalisation (Davies 2009 : 77) et de dépossession qui insiste sur les dommages infligés à la « communauté », notamment aux jeunes, par la politique de discrimination positive et de soutien au développement du pouvoir économique des noirs (Black Economic Empowerment, BEE) : beaucoup d’Afrikaners ont l’impression de ne plus peser, ni au gouvernement, ni dans la fonction publique, à quoi s’ajoutent une vision de services publics (santé, école) se dégradant et la peur engendrée par l’ampleur de la criminalité, tout spécialement par les meurtres d’agriculteurs blancs. La portion congrue à laquelle se trouvent réduits l’afrikaans et le passé afrikaner dans la vie publique et l’enseignement semble fédérer la diversité des attitudes et poser la question de l’avenir du groupe tout entier (Giliomee 2011 ; Visser 2004). Les efforts faits par les dirigeants du pays après 1994 pour réaffirmer la place légitime des Afrikaners dans la « nouvelle Afrique du Sud » ne les ont pas vraiment convaincus. Scepticisme et désenchantement sont confortés par la réapparition des « pauvres blancs ». Toutefois, si ces poches de pauvreté illustrent le creusement des inégalités au sein du groupe afrikaner, elles ne peuvent cacher la réalité : la plupart des blancs, surtout les plus riches, ont bénéficié de l’effondrement de l’apartheid ; en 2009, les Afrikaners représentaient encore 40% des Sud-Africains ayant le niveau de vie le plus élevé. Après 1994, c’est en réalité une bourgeoisie multiraciale qui s’est consolidée ; les alliances déjà nouées entre les milieux d’affaires afrikaners et le capital globalisé des blancs anglophones se sont fortifiées et ont intégré les nouveaux entrepreneurs noirs. L’aigreur d’une partie des Afrikaners ne découle donc pas directement de leur situation socio-économique, toujours privilégiée, mais de sentiments de relégation et d’impuissance.

Des fissures dans l’afrikanerdom10

4 Toutefois, il serait erroné d’homogénéiser le groupe afrikaner : divisé par le passé, il l’est encore aujourd’hui (Giliomee 2011 ; O’Meara 2009 [1983]). Certains ont rejeté le nationalisme d’antan, voire ne se considèrent même plus comme Afrikaners quand d’autres, nostalgiques du petit univers proprement ordonné autour de l’Église réformée hollandaise, des institutions d’enseignement en afrikaans et de l’État, vivent « dans un monde tramé de conscience historique embrouillée, de souvenirs dépareillés et de patriotisme dérouté » (Grundlingh 1996 : 238)11 ; dans l’intimité de la famille, du braai (« barbecue ») et de la bière, ils continuent de cajoler des visions du monde surannées, formulées en termes racistes (Kaffirs ou Baboons pour Africains ; Hotnots pour coloureds)12. Si quelques-uns se réfugient dans l’abstention, la plupart choisissent

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désormais de soutenir l’Alliance démocratique (DA) qui ne remet pas en cause le système instauré par la constitution de 1996, mais cherche à incarner le versant libéral d’une sud-africanité multiraciale13. C’est sans doute le syndicat Solidarity qui relaie de la manière la plus audible les craintes de nombre d’Afrikaners : soutien à la démocratie et à l’abolition de la discrimination raciale, mais refus de se voir réduits au rang de « citoyens de seconde zone » à qui est déniée leur « part légitime » de la richesse nationale14.

5 Même si, par le passé, une majorité des Afrikaners a soutenu le Parti national et sa politique d’apartheid, certains s’y sont fermement opposés, courant le risque de la répression ou de l’exil, au moins de l’ostracisme au sein de leur groupe d’origine. Ce fut le cas, entre autres, du pasteur Beyers Naudé, de théologiens de Stellenbosch (Kinghorn 1989), des écrivains rattachés au mouvement des Sestigers (des années 1960) 15, puis des Tagtigers (des années 1980) 16. Alors que l’apartheid s’affaissait, les tentatives pour définir une nouvelle identité afrikaner post-nationaliste se multiplièrent, dans les périodiques Fragmente, Die Vrye Afrikaan, Vrye Weekblad, sous la plume d’Antjie Krog ou Madeleine Van Niekerk ; elles se firent entendre également lors des concerts rock du Voëlvry et au cours de nouveaux festivals culturels afrikaans (Davies 2009 : 81, 121-122). Toutefois, à quelques exceptions près (Vrye Weekblad ; Etienne Van Heerden ; Antjie Krog), ces mouvements afrikaners « alternatifs » se sont focalisés sur la « libération » de l’afrikaans et, s’efforçant de le couper des pouvoirs passés, ne se sont guère intéressés à la politique de leur temps (Vestergaard 2001) ; ce qui n’empêche évidemment pas des réformateurs discrets d’œuvrer pour transformer la société sud- africaine et la vision qu’en ont les Afrikaners (Besteman 2008 ; Jansen 2009). 6 C’est entre les représentations conservatrices de l’Afrique du Sud que transmettent beaucoup de leurs parents, les élans transformateurs auxquels ils assistent et les séductions d’une culture mondiale métissée véhiculée par les grands moyens de communication que les jeunes Afrikaners doivent tenter de composer une vision du monde originale. Ne pouvant, ne voulant que rarement rejeter absolument leurs héritages, ils regrettent l’ignorance dans laquelle ils sont tenus d’un passé dont ils ne se sentent pas responsables, s’inquiètent d’un avenir qui leur est prédit plein d’embûches et sont étreints par une accablante ambivalence : d’un côté, l’attachement affectif aux leurs, même après qu’ils ont pris conscience de leur implication dans les méfaits de l’ancien régime, de l’autre, la honte de ce passé, la volonté de s’en distancier le plus possible, de retrouver des raisons de fierté ; d’un côté, l’identification à l’« Afrikaansité », de l’autre, l’engagement pour la déconstruire (Marlin-Curiel 2003 : 62-64). De ce fait, ils diversifient encore ce que recouvre le sentiment d’appartenance à l’entité afrikaner et contribuent au fleurissement d’une infinité de significations subjectives de l’Afrikanerness qui reflète un travail pour s’adapter à un environnement radicalement transformé tout en tirant les leçons du passé. Les grands récits ne fonctionnent plus, remplacés par une multitude de « petits récits » qui s’entrecroisent (Steyn 2001 : 151-155), souvent au carrefour des pratiques linguistiques et culturelles, un carrefour où, en 2006, a surgi « De La Rey ».

“Ce n’est pas ma faute”

7 Lassés de la chanson afrikaner convenue, musicalement et idéologiquement, aux fastes kitsch encadrés par la censure17, des générations d’Afrikaners ont tourné leurs oreilles

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vers des voix essayant de parler d’autres sujets que de l’émotion suscitée par les paysages sud-africains, du rugby ou d’amourettes fleur bleue. Le mouvement Musiek en Liriek (« Musique et paroles ») s’efforça, dans les années 1970 et 1980, de réintroduire du sens dans les textes des chansons, risquant jusqu’à des traces discrètes de contestation18. Un peu plus tard, David Kramer se montra plus explicite dans sa dénonciation de l’hypocrite quiétude des banlieues (blanches)19. Mais ces rénovateurs de la chanson afrikaans se bornaient à adapter les formes musicales du mouvement folk américain à leurs textes. C’est le mouvement Voëlvry (« Libre comme un oiseau », avec des connotations sexuelles) de la toute fin des années 1980 qui provoqua une « révolution de palais dans l’Afrikanerdom » (Kombuis 2009 : 179). L’écrivain André Letoit, devenu chanteur sous le sobriquet de Koos Kombuis, affirmait : « Nous avons sorti les jeunes Afrikaans de leur sommeil calviniste et les avons préparés pour les inéluctables changements politiques et culturels à venir » (Ibid.). En fait, les trublions du Voëlvry entreprirent de briser le carcan dans lequel se trouvait enfermé l’afrikaans et de le rendre capable d’exprimer des affects, des états d’âme que la pudibonderie de l’Église et de l’État interdisait de formuler. Mais, cette « révolution » ne sortit pas du « palais » afrikaner. Leurs musiques ne jetèrent aucune passerelle vers les formes noires ; leurs textes ne firent presqu’aucune allusion aux luttes qui se déroulaient en 1989, aux changements qui s’amorçaient. En ce sens, contrairement à ce que prétend Koos Kombuis, Voëlvry n’a pas aidé les jeunes à comprendre les bouleversements des années 1990 (Grundlingh 2004 ; Hopkins 2006). Par la suite, le rock afrikaans poursuivit sur un chemin identique (Ballantine 2004 ; Bezuidenhout 2007), se souciant plus de bouleverser l’enclave afrikaner que de lui trouver une place dans la « nouvelle » Afrique du Sud. Son plus grand accomplissement fut sans doute d’avoir fait de l’afrikaans une langue moderne, souple, exorcisée des démons de l’oppression et, de ce fait, susceptible de déculpabiliser les jeunes par rapport au passé20. Ce dont témoigne, en 2005, l’affirmation clamée par Fokofpolisiekar, « Ce n’est pas ma faute »21, que précise Klopjag : « Je prendrai place au bout de la queue / J’arborerai un arc-en-ciel sur ma manche / Mais je ne dirai plus jamais pardon »22. En 2006, Bok Van Blerk, avec « De La Rey », élude la question de la faute et du pardon et se situe dans une perspective différente. Il n’envisage le futur que par ricochet sur le passé et, alors que la majorité des musiciens afrikaners23 adhère à l’individualisme consumériste désormais dominant dans leur public (Hyslop 2000 : 37), il choisit de re-susciter un mythe historique pour vanter l’enracinement des Boers dans la terre sud-africaine, leur fierté, leur résilience, en déplorant à mots couverts leur absence de vision politique.

Quête de fierté et crainte de l’avenir

8 Musicalement, « De La Rey » n’a rien de très remarquable. Cette chanson est portée par une mélodie accrocheuse, facile à retenir, construite, couplets et refrain, sur cinq notes. L’arrangement orchestral qui figure sur l’enregistrement utilise des procédés banals suggérant la nostalgie, le drame ou le retour de l’espoir, à la manière des musiques de film les plus éculées24. Les deux premiers couplets dépeignent les souffrances que doivent endurer les Boers face à la cruauté des Britanniques ; le refrain consiste en un appel au général De La Rey : « Viendras-tu commander les Boers ? » ; le troisième couplet place les guérilleros dans une situation sans espoir, mais le quatrième affirme que leur courage prévaudra et annonce la venue du « Lion du Transvaal de l’Ouest » ; le refrain est enchaîné, remettant un point d’interrogation là où le précédent couplet

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utilisait l’affirmatif ; le cinquième couplet rappelle l’existence de camps de concentration où furent enfermés femmes, enfants et vieillards ; il réitère la conviction que la « nation se relèvera » ; la chanson se conclut par la reprise du refrain. À les entendre littéralement, ces paroles traitent du passé ; elles suggèrent qu’en ce temps- là, face à l’oppression, les Afrikaners résistèrent et surent trouver en eux la force de se reconstruire. Elles imaginent les Boers comme une communauté victime mais forte, comme un peuple « innocent » et non « monstrueux » (Bezuidenhout 2007 : 8), en occultant sa responsabilité dans l’esclavage, la violence à l’encontre des Africains, leur dépossession et l’apartheid. Il s’agit bien là d’une chanson mémorielle qui ressuscite un passé pour le présent (Lavabre 1995 : 43) et interroge l’avenir. Elle donne à penser que les Afrikaners ont été confrontés, après 1994, à des difficultés comparables à celles qu’ils affrontèrent un siècle auparavant et qu’ils doivent donc, comme ils l’ont toujours fait, trouver l’énergie pour les surmonter et se projeter vers le futur. La question que pose « De La Rey » est celle de l’orientation qui pourrait être adoptée, et sous quelle houlette ; en fin de compte, les paroles ne fournissent aucune réponse. La construction déculpabilisante du passé, couplée à l’ambiguïté des parallèles qui peuvent en être inférés avec la situation contemporaine sont sans doute une des raisons pour lesquelles « De La Rey » a suscité à la fois tant d’engouement et des débats si intenses.

9 Bok Van Blerk (chanteur et co-auteur des paroles) s’est défendu de toute intention politique et a expliqué que « De La Rey » était en réalité une réaction à l’opprobre jeté au visage des Afrikaners à cause du passé. Il a voulu, dit-il, rappeler un épisode glorieux de l’histoire, réaffirmer la fierté que procurent la culture afrikaner et l’afrikaans, tout en proclamant sa volonté d’aller de l’avant, de faire partie de la nation arc-en-ciel, à condition que les Afrikaners soient traités à l’égal des autres groupes sud-africains. D’un autre côté, il ne semble pas mécontent que sa chanson ait provoqué un réveil nationaliste25. Devant la popularité météorique de « De La Rey », le ministère des Arts et de la Culture pensa nécessaire de prendre position : « Il est triste que cette chanson populaire coure le risque d’être kidnappée par une minorité d’extrême droite […] cherchant à tromper une partie de la société afrikaansophone et à lui faire croire qu’il s’agit d’une “chanson de lutte” qui lance un “appel aux armes” »26. 10 Cette déclaration avait été motivée par le fait que certains milieux conservateurs ultras utilisaient « De La Rey » comme une sorte d’hymne dont le succès pourrait mobiliser des jeunes dépolitisés. L’essayiste Dan Roodt, porte-parole du Front Nasionaal, fournit l’un des argumentaires les plus complets de ce point de vue : en s’identifiant à cette chanson, écrivait-il, « [l]es jeunes Afrikaners expriment leur colère et leur frustration face à une politique de discrimination anti-blancs telle que le monde n’en a jamais vue » (Roodt 2007 : 4-5). Allant au-delà de ce qui serait seulement une réaction épidermique, beaucoup de commentateurs perçurent la vogue de « De La Rey » comme la manifestation d’une quête d’identité chez les jeunes Afrikaners. S’y mêlent, dit le journaliste Max Du Preez, le désir de retrouver la fierté d’appartenir au groupe et le ressentiment, injustifié selon lui, causé par le nouvel ordre post-apartheid : « Il leur a fallu revenir un siècle en arrière pour trouver quelqu’un dont ils pouvaient chanter les louanges, parce que, […] après la guerre anglo-boer, il n’y avait personne dans l’histoire afrikaner, à part quelques rugbymen, à qui ils pouvaient rendre gloire »27. 11 En fin de compte, les anthropologues de Stellenbosch, Kees Van der Waal et Steven Robins, concluaient que, dans le cadre d’une politique des identités postmodernes

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caractérisée par le désir de consommation culturelle : « La chanson a contribué à réaffirmer les frontières de l’Afrikanerdom blanc tout en parlant le langage légitime de la fierté ethnique et linguistique, ainsi que du patrimoine culturel » (2011 : 779). Cela implique une dose de nostalgie, non que les jeunes veuillent revenir au temps jadis du pouvoir afrikaner, mais parce qu’ils souhaitent recouvrer le sentiment d’être des « êtres humains méritants et dignes de respect » (Lambrechts & Visagie 2009 : 11). Ils cherchent par là le moyen d’exprimer à la fois le désir de se dissocier d’un passé répressif et l’anxiété provoquée par les incertitudes de l’avenir (Baines 2009 : 11 ; Jansen 2009 : 48). « De La Rey », comme pour les générations précédentes le mouvement Voëlvry, répondrait à un besoin diffus de contestation politique s’insérant dans un mouvement mondial pour la démocratie, à un esprit de « résistance » toutefois dénué d’organisation et de but, avec pour seul horizon l’honneur et l’estime de soi (Van der Waal & Robins 2011 : 775). Les réactions suscitées par « De La Rey » sont, on le constate, pétries d’ambiguïtés et de contradictions. D’autant plus, souligne l’écrivaine Antjie Krog, que le CD contenant « De La Rey » doit être entendu dans son entier : il s’ouvre sur un « ancêtre honorable » et se referme sur un hommage à l’ailier coloured des Springboks, Bryan Habana. Ce parcours passe par l’évocation d’un grand-père adoré, en dépit de son soutien à l’apartheid (« So waai die wind [Ainsi souffle le vent] »), et la figure inaugurale de « Koos » De La Rey y apparaît davantage comme celle d’un « médiateur » que comme celle d’un chef : « Il devient », dit Antjie Krog, « un père de substitution dont le rôle n’est pas de mener une rébellion, mais d’aider les enfants à affronter leur culpabilité de manière à ce qu’ils puissent parvenir à intégrer leur passé dans une société nouvelle » (Krog 2007).

Identité afrikaner, racisme et anxiété

12 « De La Rey » a également suscité d’abondantes contributions à des blogs et forums internet28. Elles couvrent à peu près le même éventail d’attitudes. La réjection absolue (« a lot of crap [un tas de conneries] ») est rare, comme l’accusation portée contre les auteurs d’avoir agi uniquement par motivation commerciale. Certains n’y entendent rien de politique, mais la plupart interprètent son retentissement comme le témoignage des sentiments de dépossession et de marginalisation dont souffrent les Afrikaners – notamment du fait de la réduction de la place de l’afrikaans dans la vie publique –, auxquels répond le réveil d’une fierté boer ancrée dans une histoire de détermination et de bravoure, mais destinée à prendre toute sa place dans l’Afrique du Sud du XXIe siècle.

13 Deux entretiens de groupe non directifs conduits avec des étudiants des universités de Pretoria et de Stellenbosch permettent de saisir plus précisément les nuances des échanges qui ont pris place entre politiques et universitaires, dans la presse et sur la toile29. À Pretoria, après le visionnement du clip de « De La Rey », la discussion tourna autour du thème de l’unité et de la désunion des Afrikaners. D’un côté, certains participants pensaient nécessaire une identité unificatrice, fondée sur des principes et des valeurs supposés communs (christianisme, afrikaans, rugby) ; les autres considéraient qu’en réalité, cette identité n’était pas souhaitable, n’avait jamais existé, la division ayant toujours régné chez les Afrikaners. Non seulement la définition de cette identité faisait-elle débat, mais son existence même était mise en doute ; un malaise parcourait la discussion, qui provenait de la difficulté à répondre à la question

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de la place du passé, et surtout du racisme, dans l’identité afrikaner. Les participants avaient d’autant plus de mal à y répondre qu’ils avouaient leur médiocre connaissance de l’histoire, qu’il s’agisse de la guerre anglo-boer ou de la guerre des frontières30 à laquelle leurs pères avaient dû participer. Au-delà d’un accord général sur le fait que l’apartheid était mal (« apartheid was wrong »), la discussion des liens passé-avenir débouchait sur l’incertitude, aiguisée par ce qui était perçu par tous comme des discriminations contre les blancs. À Stellenbosch, les débats évoquèrent beaucoup la question de l’héritage des Afrikaners et se déroulèrent en six grandes séquences : la rupture avec l’héritage du racisme et la colère contre les parents ; le problème de la définition des Afrikaners et de leur rapport au racisme et à la domination ; l’évaluation du passé, source de honte mais aussi de fierté, pour savoir ce qu’il faut en conserver en vue de construire l’avenir ; la supériorité, ou non, de la civilisation européenne aux temps de la colonisation et ensuite ; la permanence et l’universalité des préjugés ; en conclusion, un certain consensus émergea sur le fait qu’il sera possible de surmonter le racisme mais que ce sera difficile. Au fil de débats passionnés, ponctués de déclarations émotionnelles – comme : « je suis tellement en rogne contre mes parents [I’m so pissed off with my parents] » ou « je déteste être blanc [I hate being white] » –, les participants portèrent des jugements opposés sur « De La Rey » qui fournirent un point de départ pour la confrontation de visions différentes du passé et de ce qu’il est possible d’en sauver. Si certains revendiquèrent avidement le droit à la fierté des Afrikaners, d’autres les englobèrent dans une critique générale des « blancs », toujours racistes et attachés à leurs privilèges. Le retour à la chanson (dont les interviewés ne savaient rien du héros) au terme de l’entretien permit une sortie conciliatrice. On admit qu’aujourd’hui la plupart des jeunes Afrikaners reconnaissent l’apartheid comme un mal, tout en pensant que leurs parents et ancêtres ont aussi eu une contribution positive ; de ce fait, les nouvelles générations seront capables de dépasser le racisme dont ils ont hérité. 14 Les débats publics ont mis en évidence l’amertume provoquée chez beaucoup d’Afrikaners par la perte du pouvoir, politique et économique, et par ce qu’ils considèrent être une politique visant à les marginaliser et à détruire leur culture ; derrière ces critiques se profile encore souvent le spectre du racisme. Pourtant, plusieurs intellectuels afrikaansophones ont insisté sur l’ambiguïté de la chanson « De La Rey » et des réactions qu’elle a soulevées chez les jeunes. Elles témoignent, pour eux, d’une quête identitaire nourrie par le désir de recouvrer un honneur dénié, de colorer l’avenir de fierté pour qu’advienne une démocratie multiraciale où tous les groupes seraient traités sur un pied d’égalité. Cet espoir, cependant, occulte la réalité des inégalités extrêmes léguées par l’esclavage, le racisme et l’apartheid. Dans l’intimité des entretiens de groupe, avec la spontanéité que permet le non-directif, les étudiants ont abordé plus franchement, plus profondément ces thèmes. Quelques-uns d’entre eux ont fait entendre un ressentiment à l’égard des générations précédentes que les médias ne relaient pas. Ils ont traité plus ouvertement, et de manière plus navrée que polémique, de la question du racisme, indissolublement liée à celle de l’identité afrikaner. Des historiens comme Hermann Giliomee ont décrit les divisions qui ont toujours fissuré ce groupe, mais n’ont jamais vraiment contesté l’existence de cette identité. Dans les deux entretiens, celle-ci a été directement mise en doute. De l’interrogation initiale – une identité afrikaner a-t-elle jamais existé ? – a découlé une série d’autres questions : une telle identité est-elle souhaitable, tout spécialement après la fin de l’apartheid ? Pourrait-elle apporter quelque chose de positif ? Le racisme en est-il une composante inhérente ? La préoccupation majeure qui perce dans ces

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conversations – tenues, il faut le rappeler, en deux foyers historiques de la formulation et de la transmission du nationalisme afrikaner – porte sur la possibilité de construire l’avenir sur les bases d’un passé contesté, inquiétude d’autant plus aiguë que ce passé est mal connu, que les étudiants ont le sentiment qu’il leur a été celé, non seulement parce que les nouveaux programmes scolaires le négligent, mais parce que leurs parents eux-mêmes les ont tenus dans l’ignorance de l’apartheid et de la guerre des frontières. Ce retour à l’histoire de l’Afrique du Sud conduit à aborder la supériorité de la « civilisation » européenne, un des arguments utilisés pour légitimer la conquête et l’oppression raciale. La réunion de Stellenbosch indique que cette idée n’a pas tout à fait disparu des consciences et brouille la vision du futur. Près de vingt ans après la libération de Nelson Mandela, elle entrave la récupération du passé afrikaner, plaçant celui-ci en opposition aux dynamiques de changement qui animent l’Afrique du Sud au lieu d’en tirer les éléments d’une contribution constructive à ces mutations. La conviction d’un plus grand « avancement » des blancs n’est pas partagée par tous ; la dispute qu’elle a éveillée, et qui pourrait difficilement se dérouler à découvert, renvoie encore, avec une grande intensité, à la gestion des héritages et aux anxiétés qu’elle fait naître.

En attendant De La Rey

15 Ces entretiens, qui se sont déroulés après le visionnage du clip de « De La Rey », confirment le rôle de stimulant, de révélateur que joue la mise en image d’une chanson. Ron, correspondant du blog Mhambi, témoigne : « C’est évidemment une vidéo musicale très émouvante, spécialement quand elle montre les camps de concentration » 31 ; Lizabé Lambrechts et Johann Visagie insistent sur le fait que les images vidéo « renforcent » les paroles, en soulignent certaines significations et en éludent d’autres (2009 : 15). Ces commentaires invitent à étudier de plus près le clip qui a largement contribué au retentissement de la chanson et à l’effusion du débat. Les outils disponibles pour analyser un clip vidéo tel que celui qui donne chair à la chanson « De La Rey » sont malheureusement encore peu affinés. La plupart des textes s’efforçant de les forger ont travaillé à partir de l’expérience étatsunienne de MTV, qui n’est guère éclairante pour notre sujet32. Les lignes qui suivent33 représentent une tentative pour proposer une approche, dans l’immédiat relativement sommaire, mais déjà susceptible, je l’espère, d’apporter quelques enseignements.

16 Il est généralement reconnu que le clip vidéo intensifie l’émotion ressentie à l’écoute d’une chanson : « […] la succession de scènes qui l’accompagne fournit une interprétation de la signification de la chanson et du message sous-jacent qu’elle tente de faire passer. Cela permet d’autres développements et donne la possibilité de rattacher la chanson aux idées qu’elle peut connoter ».(Boltz, Ebendorf & Field 2009 : 51) 17 L’impact émotionnel, l’efflorescence des interprétations, le plaisir sont largement dus aux effets de la synesthésie (Jullier & Péquignot 2013 : 92 ; Dickinson 2007)34. Cette insistance sur la combinaison d’impressions provoquées en même temps par la vision et l’audition retrouve un des principes fondamentaux de l’analyse filmique énoncés par Christian Metz, la prise en compte des cinq « substances des éléments signifiants du film » : l’image mouvante, les bruits, le son musical, le son phonétique et la matière graphique (Metz 1986 : 98), chacune de ces « substances » ayant le pouvoir d’éveiller

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des émotions dont le mélange multiplie évidemment la puissance. Pour procéder à une analyse structurale d’un film, mais aussi d’un clip, il faut donc s’intéresser à tous ses événements potentiellement émouvants, qu’ils relèvent de codes spécifiquement cinématographiques ou non. L’analyse saisit ces codes à l’intérieur de « la structure singulière de chaque film pris comme totalité » (Ibid. : 209) ; elle consiste à : « […] le décomposer en ses éléments constituants. [À] mettre en morceaux, découdre, désassembler, prélever, séparer, détacher et nommer des matériaux qu’on ne perçoit pas isolément “à l’œil nu” car on est happé par la totalité [puis] à établir des liens entre ces éléments isolés, à comprendre comment ils sont associés pour produire un tout signifiant ».(Vanoye & Goliot-Lété 1992 : 9-10) 18 Même s’il est convenu que le clip n’est pas un film et ne peut être traité comme tel, il semble que ces principes soient suffisamment généraux pour lui être également appliqués. Carol Vernallis (2007 : 133) affirme que la plupart des clips vidéos ne proposent pas de récits (« tend to be nonnarrative »). « De La Rey » incite à discuter cette affirmation car, en ce cas, derrière des scènes qu’au premier abord seuls des liens ténus semblent réunir, se « devine » une histoire cohérente, utilisant des techniques de suggestion narrative que signale la même auteure : « les vidéos qui racontent une histoire la situent généralement dans le passé » (Ibid. : 114) ; celles qui touchent à des faits particulièrement traumatiques les « compriment en un récit tumultueux à l’issue énigmatique » (Ibid. : 117) et « ce qui y est montré, tout comme ce qui y est caché invitent le spectateur à reconstruire, interpoler ou extrapoler une histoire au-delà ce qu’il voit » (Ibid. : 124). Le montage et la caractérisation de l’instance narrative jouent des rôles importants dans la manière dont un récit peut ainsi être reconstitué. Dans le cas de « De La Rey », le montage – comparé à celui de la plupart des clips musicaux – n’est pas extrêmement rapide ; il permet aux scènes successives de produire une impression durable dont le caractère dramatique est accentué à la fin par l’accélération de la succession des plans. En ce qui concerne le récit, le double rôle de Bok Van Blerk – héros de l’action et narrateur, puisque sa voix chante les paroles qui donnent sa trame à l’histoire dont il est la figure principale – personnalise l’émotion et contribue à l’impression de « vérité » dégagée par le clip. Enfin, dans les films aussi bien que dans les clips, il importe de prêter une attention toute particulière aux mouvements. Umberto Eco signalait qu’il existe des « types de vecteurs, pour lesquels la notion de direction doit être dépouillée de toute marque spatiale et doit être comprise comme “progression” » (1978 : 176). On peut en déduire que « les messages filmiques sont vectorialisés (expression venant d’Umberto Eco) de gauche à droite. Ce sont des plans successifs de présentation d’un élément nouveau » (Bächler 1988 : 48). Les déplacements spatiaux sont interprétés comme des évolutions dans le temps : ils se « lisent » de gauche à droite et les éléments les plus à droite de l’image sont non seulement les plus facilement retenus (Ibid. : 50), ils symbolisent aussi l’avenir quand les mouvements vers la gauche sont dirigés vers le passé (Jullier & Péquignot 2013 : 102, 194), ce qui n’est pas sans importance, on le verra, s’agissant du clip de « De La Rey ».

19 Celui-ci peut être découpé en une introduction et neuf parties. L’introduction (00-0’40)35 consiste en un rappel historique sur fond de roulements de caisse claire avec un bourdon dans les basses, procédé sonore destiné à dramatiser l’information contenue dans les images fixes qui se succèdent : une poignée de Boers a tenu bon (« stood their ground ») face aux Britanniques (« 82 742 Boers contre 346 693 soldats de l’Empire »), panneaux-textes auxquels succèdent des photographies de combattants boers, de camps de concentration, des portraits de Paul Kruger, de Koos De La Rey, puis

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la signature de ce dernier. Panneaux et photos sont déroulés de gauche à droite, soulignant, dès l’introduction, que le drame du passé donne sens à ce qui est ensuite survenu, à la situation contemporaine. La première partie (I : 0’40ˮ-1’27ˮ) comprend les deux couplets initiaux, avec un accompagnement rock mélodique où les arpèges de guitare étayent des paroles qui décrivent le drame et, à la fin, la colère qu’il engendre. Le regard que porte Bok Van Blerk sur le passé (vers la gauche) ne voit (et ne désigne au spectateur) que détresse, violence et destruction. Lui succède une transition fugitive (II : 1’28ˮ-1’29ˮ), où l’on passe de la nuit au jour, du sombre au ciel bleu, annonce de changements à venir, « éclaircissement » de la situation. Y apparaît pour la première fois la figure de Bok Van Blerk en fermier, entouré de ruines, le regard toujours orienté vers la gauche. En une seconde, dans un paysage dévasté, est esquissée la possibilité d’une évolution qui n’oublierait pas le passé. Le refrain et le troisième couplet sont enchaînés (III : 1’30ˮ-2’08ˮ) ; le jour s’affirme ; le refrain (appel interrogatif au général) est chanté par un chœur, collectif mettant les paroles en relief (« comme un seul homme nous tomberons autour de toi ») ; De La Rey apparaît à cheval, galopant de droite à gauche ; les Boers, acculés dans un fortin, souffrent ; les Britanniques attaquent ; la séquence se clôt sur un fondu au gris dans la fumée qui n’engage guère à l’optimisme. Pourtant, le cinquième couplet (IV : 2’08ˮ- 2’15ˮ) est ensoleillé ; le fermier (Bok Van Blerk) travaille sa terre, la prend dans ses mains, il en est inséparable : la capacité de survie, la foi en l’avenir des Boers tirent leur énergie de cet enracinement, tandis que l’arrivée du général est annoncée comme un fait. Le refrain revient alors (V : 2’16ˮ- 2’59ˮ), réitérant l’appel interrogatif, cependant que les images alternent De La Rey – toujours galopant vers la gauche, n’arrivant nulle part, ne franchissant pas la rivière qu’il longe –, les combattants boers cernés et les soldats britanniques ; la situation semble être sans issue.

Images extraites du clip vidéo de la chanson “De La Rey”

En haut : Bok Van Blerk en fermier, au milieu des ruines ; le général De La Rey à cheval, galopant vers la gauche En bas : Un enfant et une femme prisonniers dans un camp de concentration ; Bok Van Blerk en soldat, prêt à se dresser contre les Britanniques (cf. : https://www.youtube.com/watch?v=IIKVb1RR5N8)

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20 Mais, à partir de là, le rythme du montage s’accélère, la séquence suivante (VI : 3’00ˮ- 3’17ˮ) montre les camps de concentration où sont parqués femmes, enfants et vieillards ; ces tourments (amplifiés par des accents sur vrou, kind, kamp, « femme », « enfant », « camp ») vont déclencher une réaction offensive, la « nation un jour se relèvera ». Le narrateur se tait (VII : 3’18ˮ- 4’00ˮ), sur fond de roulements de caisse claire, la musique fait entendre d’abord une succession descendante d’accords légèrement dissonants puis, sur la fin (vers 3’53ˮ), revient à une harmonie plus consonante ; c’est qu’à ce point, la jeune femme boer arborant une coiffe emblématique popularisée par l’imagerie nationaliste afrikaner se lève après que le clip a montré une vieille dame et un enfant en larmes ; on voit alors immédiatement Bok Van Blerk, en combattant, dans le fort, qui baisse puis relève la tête ; il se dresse à son tour, franchit les fortifications et marche dans le veld (« savane ») à la tête des autres Boers brandissant leur drapeau. Cette séquence constitue le véritable tournant du clip : la souffrance des Boers est au-delà des paroles ; la résistance paraît sans espoir, De La Rey est absent ; la vieille dame, dont le regard pèse comme un appel silencieux à agir, et les cris de l’enfant poussent les combattants, emmenés par Bok Van Blerk, et la jeune femme à surmonter leur désespoir et à prendre une décision. Le refrain revient, répété (VIII : 4’00ˮ- 4’54ˮ), mais De La Rey est réduit aux jambes de son cheval (entrevues à 4’19ˮ), ce qui n’empêche pas les Boers d’avancer, stupéfiant les Britanniques qui n’osent plus tirer. Bok Van Blerk réapparaît en paysan dans les ruines de sa ferme ; la jeune femme ouvre les grilles du camp de concentration ; les plans sont alors rapidement emboîtés, passant du fermier dans les ruines au général à cheval, aux combattants dans le fortin pour aboutir au triptyque femmes et enfants marchant, libres, dans le veld /combattants boers morts /De La Rey, encore galopant de droite à gauche. Les Boers vont de l’avant mais leur destination, l’avenir ne sont pas précisés ; les escarmouches, et les tueries, continuent ; le général persiste à se ruer vers le passé. La conclusion du clip (IX : 4’55ˮ- fin) est muette, seuls demeurent les roulements de tambour et la mélodie sifflée36 ; la lumière se fait crépusculaire ; un vieux guérillero gît sans vie ; la terre est brûlée ; la troupe boer attend toujours dans le fortin ; puis, le Bok Van Blerk paysan ressurgit dans le veld, face au soleil, regardant vers la droite, avenir radieux ? Fondu au noir.

Une “prolifération de sens”

21 Le drame que relate ce clip se joue en une journée, de la nuit au crépuscule, de l’obscurité du désespoir à l’entre chien et loup d’un avenir incertain. La domination brutale entraîne la révolte. Le sort fait aux femmes et aux enfants déclenche le passage à l’action, alors même que les combattants semblent avoir perdu espoir et que les appels au chef demeurent sans réponse. La famille (de la vieille dame au bébé, incarnation du volk, du peuple) et le lien à la terre sont les fondations indestructibles sur lesquelles l’avenir peut être bâti. Mais, en dépit des efforts faits pour sortir des espaces enserrés dans l’oppression et la violence (fortin et camp de concentration), les ruines ne sont pas reconstruites, le futur demeure indéterminé et il n’y a personne pour diriger le peuple. Koos De La Rey ne rejoint jamais les combattants, il appartient au passé. Il s’agit donc d’un document pétri de doutes et d’ambiguïtés, très habilement élaboré pour chuter, plutôt que se clore, sur une « issue énigmatique », autorisant de nombreuses interprétations. En ce qui concerne le rôle de Koos De La Rey – rôle

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historique, rôle symbolique dans le présent –, les images, par rapport aux paroles, contredisent l’affirmatif (« Sur un cheval il arrive, le Lion du Transvaal occidental », quatrième couplet) et répondent à l’interrogatif (« De la Rey, De la Rey, Viendras-tu diriger les Boers ? », refrain) en dépeignant un cavalier qui ne rejoint pas les combattants, ne peut donc les diriger et, si l’on accepte la symbolique des mouvements droite-gauche, ne cesse de se précipiter vers le passé. Toutefois, et c’est probablement une des raisons de l’impact qu’a eu ce clip, en dépit du flou dont est nimbé ce qui serait son « message », il produit un fort effet de réalité. Le film, écrivait Christian Metz, et cela vaut également pour le clip narratif, « déclenche chez le spectateur un processus à la fois perceptif et affectif de “participation” […]. Il y a un mode filmique de la présence, et qui est largement crédible » (1978 : 14). En outre, le mouvement accentue cette impression de réalité : « Le “secret” du cinéma, c’est aussi cela : injecter dans l’irréalité de l’image la réalité du mouvement, et réaliser ainsi l’imaginaire jusqu’à un point jamais encore atteint » (Ibid. : 24). L’imaginaire de chaque spectateur est construit, évidemment, par ses expériences personnelles, il utilise des stocks de codes et d’images inscrits dans son monde intérieur ; cela n’empêche pas que les objets « encodés » dans les mémoires (Solms & Turnbull 2002) sont dotés de sens « sur la base d’une corrélation culturelle » (Eco 1978 : 161) : ils sont interprétés dans le cadre d’un « code iconique […] système qui fait correspondre à un système de moyens graphiques des unités perceptives et des unités culturelles codifiées, ou des unités pertinentes d’un système sémantique » (Ibid.). Les costumes projetés dans le clip, notamment les chapeaux des combattants, les coiffes des femmes, renvoient moins à d’autres films qu’aux images stéréotypées que l’on peut voir sur les murs du Voortrekker Monument37 à Pretoria ou dans les gravures qui ornent les ouvrages consacrés aux Boers du XIXe siècle et du début du XXe. En un temps où les jeunes reconnaissent ne pas savoir grand-chose de la guerre, ces images, ces mouvements lui donnent une « réalité » et permettent aux spectateurs d’imaginer les événements auxquels il est fait allusion. Et la « réalité » perçue dans ce clip connote une histoire de courage et de résolution, mais aussi de mépris et de relégation, une histoire de victimes qui ont toujours fait face, une histoire d’où est exclue toute trace des injustices faites aux autres. Le clip, bien plus que les seules paroles, favorise ainsi une « prolifération de sens » (Middleton 2007 : 81) dont la diversité n’empêche pas, dans certaines situations, une relative convergence : « L’intention narrative que contient l’histoire filmée s’exprime dans une communication véritablement problématique : si elle engendre une grande variabilité d’interprétations, cette variabilité n’en est pas pour autant infinie ; elle aimante assez d’attitudes similaires pour qu’on puisse penser que ces empreintes laissées ont une signification sociologiquement compréhensible ».(Ethis 1999 : 53-54)

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Statue d’une femme et de deux enfants boers en costumes traditionnels

Façade du Voortrekker Monument, Pretoria, octobre 2009 (cl. Denis-Constant Martin)

22 S’agissant du clip de « De La Rey », le noyau partagé d’interprétations similaires, autour desquelles s’agrègent d’autres interprétations divergentes, est formé des idées de courage, de détermination, d’aptitude à se redresser grâce à la solidité de la famille et à l’enracinement dans la terre sud-africaine.

23 En paraphrasant Paul Ricœur (1969), on pourrait tirer de cet examen de « De La Rey » la conclusion que le clip, tramé de codes symboliques, « donne à penser ». Il donne en tout cas à disputer. « De la Rey », chanson en afrikaans, construite sur le modèle de l’air patriotique afrikaner (Lüdemann 2003) – à la différence que la conclusion en est moins glorieuse et que la dimension religieuse en est absente –, qui se situe dans le sillage des mouvements Musiek en Liriek et Voëlvry, bien qu’atténuant les innovations de ce dernier, a déclenché des débats, amplifiés par le clip vidéo, où éclatèrent au grand jour des questions que l’on n’osait guère aborder en public auparavant. Chanson et clip ont joué un rôle de « révélateur social » (Balandier 1971 : 86) en fournissant la possibilité à des inquiétudes d’être verbalisées ouvertement, et autrement. Le malaise d’une partie de la population blanche afrikaansophone, mais non de la totalité des Afrikaners, était évidemment bien perceptible et s’exprimait dans une certaine presse, sous la plume de publicistes et dans la bouche de quelques personnalités politiques, mais il était en général formulé comme une opposition systématique au régime post-apartheid. Les discussions lancées à partir de « De La Rey » ont introduit des nuances qui n’étaient pas clairement perceptibles précédemment. Dans une situation traversée d’interrogations, chanson et clip ont stimulé une réflexion sur ce que signifie être afrikaner en Afrique du Sud aujourd’hui. Ce ne sont pas seulement l’histoire et la culture de ce groupe qui ont été envisagées sous une lumière nouvelle mais, plus radicalement, l’existence même d’une « identité » qui lui serait propre. Chez les jeunes notamment – les

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entretiens non directifs de Pretoria et Stellenbosch l’indiquent clairement –, l’« identité » afrikaner, dont les historiens ont montré qu’elle a toujours recouvert de profondes divisions, a été mise en doute par une partie de ceux qui ont pris part aux débats. Sa réalité a été niée ; sa nécessité, rejetée. Lorsque son existence était reconnue, le legs qu’elle a laissé était réévalué à l’aune de la contribution qu’il serait susceptible d’apporter à la nouvelle Afrique du Sud. Dans cette perspective, le racisme continue de faire problème. Toujours présent dans les esprits, surtout chez les parents des jeunes – des auditeurs de « De La Rey », des étudiants –, peut-il être dissocié de l’adhésion à l’ afrikanerness ? Et, si oui, quels pourraient être les apports positifs d’une identité afrikaner à la construction d’une société harmonieuse ? Les Afrikaners ont-ils besoin de se rattacher à une « identité » englobante pour participer à l’édification d’un monde nouveau ? Ne peuvent-ils être tout simplement des Sud-Africains ? Ce sont bien ces questions qui s’inscrivent au cœur des doutes et des anxiétés qui taraudent une partie des Afrikaners, au-delà des récriminations contre leur marginalisation, la perte d’influence de l’afrikaans, la criminalité et la supposée dégradation des services communs. À ces interrogations, chanson et clip n’apportent aucune réponse. Ils suscitent avec force – sous l’effet de la synesthésie inhérente au langage du clip vidéo – des émotions, qui poussent à reconsidérer l’organisation nouvelle de la société sud- africaine et la place que ceux qui se considèrent comme Afrikaners peuvent et veulent y occuper. Et, une fois encore, les représentations de Soi et des groupes d’appartenance éclatent en une myriade de positions différentes, même si elles se retrouvent sur quelques points : le besoin de recouvrer l’estime de soi, érodée par la reconnaissance du mal de l’apartheid ; le désir de préserver une langue désormais reconnue comme changeante et plurielle, ce qui la dote d’un potentiel expressif bien plus riche ; le souhait de ne plus être stigmatisé, quelles qu’aient pu être les responsabilités dans le système oppressif d’antan, quels que soient les privilèges encore sauvegardés. « De La Rey » ne fut ni un « appel aux armes » lancé par des nostalgiques de l’apartheid, ni le don fait aux jeunes d’un « père de substitution » leur montrant comment intégrer le passé dans le présent (Krog 2007). Chanson et clip ont engendré un foisonnement de discours au travers desquels a pu s’exprimer ostensiblement la foultitude, non des réponses, mais des questionnements sur la place des Afrikaners dans la nouvelle Afrique du Sud. Ce que chanson et clip mettent en évidence est l’ambivalence qui sous- tend ces questionnements : comment concilier le non-renoncement à une histoire contestée et le non-renoncement à être Sud-Africain aujourd’hui ? Le clip de « De La Rey » a fait apparaître au grand jour ce que Pumla Dineo Gqola put ensuite synthétiser comme l’émergence de l’instabilité dans les processus de formation des identités afrikaners, fluctuations et hésitations liées aux déplacements incessants des conceptions contemporaines de ces identités par rapport aux autres identités sud- africaines (Gqola 2010 : 113). Mais ce sur quoi insiste également cette auteure est – comme l’illustre « De La Rey » – la persistance de l’« oubli » des implications passées et présentes du fait d’être blanc (whiteness) dans les relations de pouvoir, ce qui rend difficile, voire impossible, tout projet de « réconciliation » (Ibid. : 129).

* * *

24 D’un point de vue général, ce parcours autour de « De La Rey » confirme que, si chansons et clips vidéos peuvent être traités en tant que « révélateurs », ce qu’ils mettent en relief est surtout de l’ordre, de l’ambivalence et des contradictions (Martin

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et al. 2010). Ces productions artistiques recèlent, en effet, un grand nombre de « couches sémantiques » correspondant à leurs différents composants (musique – mélodie, harmonie, rythme, mètre, tempo, timbre –, paroles, images, elles-mêmes formées de nombreux éléments) et à leurs combinaisons. Les clips éveillent des sentiments différents, des associations divergentes dont la cohérence du langage verbal a du mal à rendre les nuances et les antinomies, mais qui peuvent « libérer » des paroles dont l’entrecroisement permet de mieux les saisir. Aussi particulier soit-il, l’exemple de « De La Rey » constitue une invitation à prêter plus d’attention à la manière dont les représentations sociales du politique sont façonnées et remodelées par les clips vidéos, et à l’intensité avec laquelle ces derniers circulent sur internet. La communication politique, notamment lorsqu’elle est conçue pour et par des jeunes, n’est plus aujourd’hui exclusivement véhiculée par des médias (presse écrite ou électronique, émissions de radio et de télévision) considérés comme « politiques », elle passe désormais par les remix, mashups ou lip dubs (Letamendia 2014), mais aussi par les clips musicaux. Ces productions témoignent de « nouvelles pratiques informationnelles » (Granjon, Jouët & Vedel 2011 : 9) ; elles suscitent un intérêt considérable et provoquent, comme « De La Rey », des débats fervents qui mériteraient d’être analysés en vue de mieux en apprécier l’impact (English, Sweetser & Ancu 2011).

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ANNEXES

PAROLES DE “DE LA REY” (Sean Else, Johan Vorster, Bok Van Blerk) Français Sur une montagne dans la nuit nous attendons couchés dans l’obscurité, dans la boue et dans le sang je reste étendu transi de froid,

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sac à grain et vent se collent à moi.

Et ma maison et ma ferme ont été réduites en cendres afin qu’ils puissent nous capturer, mais ces flammes et ce feu brûlent maintenant tout au fond, tout au fond de moi. Refrain : De la Rey, De la Rey, Viendras-tu diriger les Boers ? De la Rey, De la Rey Général, général, comme un seul homme nous tomberons autour de toi Général De la Rey.

Écoutez les Kakis* qui rient, nous ne sommes qu’une poignée contre toute leur puissance, nous sommes dos à la falaise, ils pensent que tout est fini.

Mais le cœur d’un Boer est plus profond et déterminé qu’ils ne le pensent. Sur un cheval il arrive, le Lion du Transvaal occidental. [Refrain] Parce que ma femme et mon enfant dépérissent dans un camp, et parce que la moelle des Kakis se déverse sur une nation qui un jour se relèvera. [Refrain] De La Rey, De La Rey, viendras-tu diriger les Boers ? Afrikaans Op ‘n berg in die nag lê ons in die donker en wag in die modder en bloed lê ek koud, streepsak en reën kleef teen my.

En my huis en my plaas tot kole verbrand sodat hulle ons kan vang, maar daai vlamme en vuur brand nou diep, diep binne my.

De La Rey, De La Rey sal jy die Boere kom lei ? De La Rey, De La Rey Generaal, generaal soos een man, sal ons om jou val. Generaal De La Rey.

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Oor die Kakies wat lag, ‘n handjie van ons teen ‘n hele groot mag en die kranse lê hier teen ons rug, hulle dink dis verby.

Maar die hart van’n Boer lê dieper en wyer, hulle gaan dit nog sien. Op ‘n perd kom hy aan, die Leeu van die Wes Transvaal.

Want my vrou en my kind lê in ‘n kamp en vergaan, en die Kakies se murg** loop oor ‘n nasie wat weer op sal staan.

De La Rey, De La Rey sal jy die Boere kom lei ?

Une analyse exploratoire du clip vidéo de Bok Van Blerk : “De La Rey”

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Légende du tableau : Bleu = changements dans la musique Rouge = tournant dramatique Vert = apparitions de Koos De La Rey BvB = Bok Van Blerk >> = mouvements de gauche à droite << = mouvements de droite à gauche (les combattants boers tirent >> / soldats anglais (kakies) tirent <<)

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NOTES

1. Louis Pepler à l’état civil. 2. L’afrikaans est un créole à base néerlandaise, né des interactions entre colons européens et esclaves venus d’Asie et d’Afrique, dont les Afrikaners ont fait un de leurs emblèmes identitaires ; la majorité des afrikaansophones appartient aujourd’hui au groupe classé coloured durant l’apartheid au sein duquel on parle, notamment dans la province du Western Cape, une langue sensiblement différente de l’idiome standard officiel ; ce dialecte, appelé kaaps ou afrikaaps, a conservé la trace d’apports des langues malaises utilisées par certains esclaves et intégré de nombreux éléments d’anglais (Davids 2011 ; Van der Waal 2012). 3. Les Afrikaners, aussi dénommés Boere (« paysans »), sont les descendants des colons néerlandais, français et allemands qui s’installèrent en Afrique australe à partir du milieu du XVIIe siècle. L’histoire de ce groupe fut marquée par des conflits avec les populations africaines, ainsi qu’avec les colons et l’administration britanniques après 1814 ; elle fut aussi parcourue de profondes divisions internes. Des Afrikaners exercèrent le pouvoir par l’entremise du Parti national de 1948 à 1994 et mirent en œuvre un programme de ségrégation raciale systématique, l’apartheid. Les Afrikaners sont aujourd’hui environ 4,6 millions, soit 57% de la population blanche qui, dans son ensemble, représente 8,7% du total des Sud-Africains (Coquerel 1992 ; Giliomee 2011). 4. « De La Rey », musique : Johan Vorster ; paroles : Sean Else, Johan Vorster, Bok Van Blerk. 5. Bok Van Blerk, De La Rey, Pretoria, Mozi Records, 2006 (1 CD : MZCD01). 6. Cf. : https://www.youtube.com/watch?v=IIKVb1RR5N8 (version sous-titrée en anglais, consultée le 26 novembre 2015). 7. La Seconde Guerre anglo-boer opposa de 1899 à 1902 le Royaume-Uni, soutenu par des forces de l’Empire, d’un côté, aux républiques du Transvaal et de l’État libre d’Orange, de l’autre. Après que les Britanniques ont acquis des Pays-Bas la colonie du Cap en 1814, des colons boers opposés à certains aspects de la politique britannique, notamment à l’abolition de l’esclavage (1834), partirent vers le Nord (« grand trek ») et fondèrent deux républiques indépendantes : le Transvaal et l’État libre d’Orange. Le Royaume-Uni reconnut d’abord ces États mais, la découverte sur leur territoire de gisements de diamant et d’or, dans les années 1860 et 1880, entraîna des incidents qui provoquèrent un premier conflit avec le Transvaal (1880-1881), puis un second qui fut conclu par la victoire des Britanniques et l’intégration des Républiques indépendantes dans l’Empire britannique. Cette guerre, pendant laquelle les Boers utilisèrent les techniques de la guérilla auxquelles les Britanniques opposèrent une politique de la terre brûlée et le placement des populations civiles en camps de concentration, provoqua chez les Afrikaners un traumatisme qui nourrit leur nationalisme. Le traité de paix signé à Vereeniging, le 31 mai 1902, prévoyait l’accession de cette nouvelle entité au gouvernement autonome, ce qui fut réalisé par la création de l’Union sud- africaine en 1910. Louis Botha, ancien Premier ministre du Transvaal, en devint le chef du gouvernement, à la tête d’une coalition anglo-afrikaner. 8. Cf. le DVD d’un concert enregistré à Nelspruit : Bok Van Blerk, De La Rey, Konsert opgeneen by [« filmé à »] Bluemoon in Nelspruit, Pretoria, Mozi Records, 2007 (1 DVD : MZDVD 001).

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9. Entretien avec Franzjohan Pretorius, Department of Historical and Heritage Studies, University of Pretoria, le 28 octobre 2009 ; entretien avec un groupe d’étudiants de l’université de Pretoria, le 30 octobre 2009. 10. Idéologie conçue par Paul Kruger, président de la République sud-africaine (Transvaal) de 1883 à 1900, qui pose la vocation à diriger des Afrikaners sur la base d’un nationalisme chrétien nourri d’essentialisme culturel. 11. Toutes les citations issues de textes en anglais ont été traduites par l’auteur. 12. Entretiens avec des étudiants de l’université de Pretoria, le 30 octobre 2009 et de l’université de Stellenbosch, le 26 novembre 2009. 13. La DA est le deuxième parti politique, après l’A NC, ayant obtenu nationalement 22,23% des suffrages exprimés et emporté la majorité dans la province du Western Cape en 2014. Pour la première fois de son histoire, la DA a élu lors de son congrès du 10 mai 2015 un leader africain noir, Mmusi Maimane. 14. Cf. Flip Buys, Chief Executive Officer de Solidarity, cité in Wessel Visser (2004). 15. Au sein duquel Breyten Breytenbach revendiquait la « glorieuse bâtardise » engendrée par « la pénétration, l’expansion, les escarmouches, les accouplements, les mélanges, la séparation, le regroupement des peuples et des cultures » (1999 : 35). 16. L’iconoclaste André Letoit et, dans une veine plus politique, Etienne Van Heerden s’attachèrent vigoureusement à sortir l’afrikaans de la gangue flétrie imposée par le Parti national et l’Église réformée hollandaise (Barnard 1992). 17. Sur la chanson en afrikaans, cf. : Denis-Constant Martin (2013 : 144-159) ; Michael Drewett (2002 et 2008). 18. Par exemple, « Waterblommetjies » de Anton Goosen (https://www.youtube.com/ watch?v=mrbK_q-yTjE, consulté le 1er décembre 2014). 19. Par exemple, « Dry Wine » de l’album Baboondogs (1986), chanté en anglais (https:// www.youtube.com/watch?v=uGDOx8_QZDc, consulté le 1er décembre 2014). 20. Parmi les artistes phares du rock afrikaans, on peut citer : Fokofpolisiekar (« Nique la voiture de police »), Karen Zoid, Valiant Swart, Klopjag ou Die Melktert Kommissie (« La commission de la tarte au lait », dessert très prisé des Afrikaners). 21. « Dis nie my skuld nie… », dans la chanson « Oop Vir Misinterpretasie [Ouvert au contresens] » sur l’album Monoloog in Stereo, Johannesburg, Rhythm Records, 2005 (EP 6 plages). 22. Dans « Nie Langer », Album 3, Hathor Records, 2005 (cf. : https://www.youtube.com/ watch?v=41z4U8_tJMQ, consulté le 2 décembre 2014). Aujourd’hui, c’est indubitablement Die Antwoord qui pousse le plus loin la critique sociale et la provocation. D’abord en proclamant : « Je représente la culture sud-africaine […] un tas de choses différentes […] les noirs, les blancs, les coloureds, les Anglais, les Afrikaans, les Xhosa, les Zoulous – tout ce que vous voulez. Je suis comme […] tous ces différents groupes foutus [fucked into] en une seule personne » (Introduction à « Enter The Ninja » : https://www.youtube.com/watch?v=cegdR0GiJl4, consulté le 2 décembre 2014). Ensuite, en donnant dans ses clips vidéos une image de la veulerie des petits blancs qui fait exploser le mythe de la supériorité européenne, tout en soulignant de manière ambivalente ce qui relie les Afrikaners aux coloureds. Mais, le public de Die Antwoord n’est pas le même que celui de Bok Van Blerk et, en dépit de leur succès international, leurs productions n’ont pas provoqué le même engouement que « De La

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Rey » (cf. : « Baby’s on Fire », https://www.youtube.com/watch?v=HcXNPI-IPPM, consulté le 2 décembre 2014 et « Cookie Thumper », https://www.youtube.com/watch? v=K8nrF5aXPlQ, consulté le 2 décembre 2014 ; Krueger 2012 ; Marx & Milton 2011). 23. À quelques exceptions près, comme Rian Malan avec le Radio Kalahari Orkes ou Alex Van Heerden qui proclamait « ma culture est une culture créole » (Martin 2009). 24. Pour une analyse musicale détaillée de la chanson, cf. Lizabé Lambrechts & Johann Visagie (2009). 25. Cf. A2 Productions, « De La Rey Lives Again », Carte Blanche (18 February 2007), débat diffusé par la chaîne de télévision Mnet et transcrit sur : https://groups.yahoo.com/ neo/groups/praag/conversations/topics/40230 (consulté le 15 juin 2015). 26. Ministry of Arts and Culture on Bok Van Blerks’s Supposed Afrikaans “Struggle Song” De la Rey and its Coded Message to Fermenting Revolutionary Sentiments, 6 February 2007 (http:// www.gov.za/arts-and-culture-afrikaans-song-de-la-rey, consulté le 15 juin 2015). 27. Cité in Chris McGreal, « Afrikaans Singer Stirs Up Controversy With War Song », The Guardian, 26 February 2007 (http://www.guardian.co.uk/world/2007/feb/26/ music.southafrica, consulté le 9 septembre 2014). 28. Sites consultés le 9 septembre 2014 : http://uk.answers.yahoo.com/question/index? qid=20070428102947AAGvvw7 ; http://mhambi.blogspot.fr/2006/10/de-la-rey-bok-van- blerk-musiek-video.html ; http://www.southafricalogue.com/travel-tips/bok-van- blerk-cult-of-the-delarey-song.html ; http://insidepeakperformances.blogspot.com/ 2007/02/bok-van-blerk-de-la-rey.html. 29. Entretien avec quatre étudiants afrikaners de l’université de Pretoria, le 30 octobre 2009 ; entretien avec quatre étudiants (trois afrikaansophones, un anglophone) de l’université de Stellenbosch, le 26 novembre. Ces deux entretiens enregistrés en anglais ne peuvent être considérés comme une enquête méthodologiquement rigoureuse, ils fournissent néanmoins des éclairages utiles venant compléter les autres sources utilisées. Ouverts sur la projection du clip vidéo de « De La Rey » en guise de consigne de départ, ils mettent en évidence le rôle de ce clip dans les impressions induites par la chanson et les opinions émises à son sujet. Je tiens à remercier les professeurs Rehana Vally (alors au Département d’anthropologie et d’archéologie de l’université de Pretoria) et Kees Van der Waal (Département de sociologie et d’anthropologie sociale de l’université de Stellenbosch), qui m’ont permis de réaliser ces entretiens, ainsi que les étudiants qui y ont participé. 30. Ou Grensoorlog, guerre menée par le gouvernement sud-africain en Namibie et en Angola, de 1966 à 1989. 31. Cf. : http://mhambi.blogspot.fr/2006/10/de-la-rey-bok-van-blerk-musiek- video.html, consulté le 9 septembre 2014. 32. Parmi les plus stimulants : Carol Vernallis (2004) ; Laurent Jullier & Julien Péquignot (2013) – le lecteur trouvera, à la fin de ce dernier ouvrage (ainsi que sur la page personnelle de l’un de ses co-auteurs : http://julienpequignot.wordpress.com/le-clip/ bibliographie-du-clip/clip-musicvideo-synesthesie/, consulté le 29 septembre 2014), une ample bibliographie. 33. Prolongeant un premier essai : cf. Denis-Constant Martin (2002). 34. En psychologie, la synesthésie désigne un phénomène d’association constante, chez un même sujet, d’impressions venant de domaines sensoriels différents. En ce qui concerne les clips, Andrew Goodwin la définit comme : « un processus intérieur par

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lequel les impressions sensorielles sont transportées d’un sens vers un autre » (1992 : 50). 35. Les repérages indiqués sont approximatifs et peuvent varier selon les sources (DVD, téléchargement sur internet) et les programmes de lecture ; la structure du clip n’en est pas altérée. 36. Comme par des soldats en marche, cliché peut-être inspiré du Pont de la rivière Kwai (film de David Lean, 1957, d’après un roman de Pierre Boulle, 1952). 37. Le Voortrekker Monument a été érigé en souvenir des Boers qui entamèrent le grand trek(« migration ») en 1835, quittant la colonie du Cap, après l’abolition de l’esclavage, pour se diriger vers le Nord, où certains fonderont les républiques boers du Transvaal et de l’État libre d’Orange. *. Nom donné aux soldats britanniques à cause de la couleur de leurs uniformes. **. D’après Lizabé Lambrechts, que je remercie de cette explication, murg signifie habituellement « moëlle », mais, dans le contexte de cette chanson, ce mot peut être compris comme signifiant « colère » et « vengeance », en suggérant que celles-ci, engendrant la haine pour le volk afrikaner, pourraient symboliser l’être profond des Britanniques (communication personnelle).

RÉSUMÉS

En 2006, en Afrique du Sud, une chanson évoquant la guerre anglo-boer (1899-1902), « De La Rey », connut un succès exceptionnel chez les jeunes Afrikaners. Entendue selon les uns comme un appel aux armes contre le gouvernement, selon d’autres comme l’expression de l’incertitude de ces jeunes blancs parlant afrikaans quant à leur avenir dans le pays, elle libéra la parole, permit à de nombreuses interrogations de s’exprimer, notamment quant au poids de l’héritage de l’apartheid et à la possibilité de s’en libérer. Après avoir brièvement présenté la position des Afrikaners dans la société sud-africaine, cet article évoque l’histoire de la chanson et du rock afrikaans pour y situer « De La Rey » ; il envisage ensuite les débats qu’elle a provoqués avant de procéder à une étude systématique du clip vidéo qui l’a illustré. Il met en lumière l’instabilité des configurations identitaires afrikaners et propose une méthode d’analyse du clip vidéo qui fait ressortir sa capacité à exprimer ambiguïtés et contradictions.

No Answer from the General... In 2006, a song dedicated to the Boer general Koos De La Rey, a forgotten hero of the second Anglo-Boer War (1899-1902), became a hit among young Afrikaners and provoked heated debates about Afrikaners’ attitudes towards the « new » South Africa. Some commentators heard in its lyrics a call to arms against the ANC government, others interpreted it as an expression of the anxiety young Afrikaners felt about their future in the country. Beyond what was written and said in the media, debating the song « De La Rey » allowed the public articulation of interrogations about the legacy of apartheid and the possibility to overcome it. After a brief presentation of the current situation of Afrikaners in South Africa, this paper introduces the history of Afrikaans song and rock music to provide the backcloth to an analysis of « De La Rey ». Opinions expressed in various forums are reviewed before a structural analysis of the video clip

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that greatly contributed to the success of the song is proposed. In conclusion, this paper suggests that Afrikaner identity configurations are extremely unstable. The detailed analysis of the clip emphasizes the diversity of Afrikaner attitudes to the new South African dispensation and enables grasping nuances and ambiguities that underlie these attitudes but are not usually uncovered. Video clips of popular songs appear therefore as a rich material for understanding the ambiguities and contradictions that underpin political attitudes and identity configurations.

INDEX

Mots-clés : Afrique du Sud, Afrikaners, chanson populaire (sociologie), clip vidéo (analyse), post-apartheid Keywords : South Africa, Afrikaners, Popular Song (sociology), Video Clip (analysis), Post- Apartheid

AUTEUR

DENIS-CONSTANT MARTIN

Fondation nationale des sciences politiquesLes Afriques dans le monde (LAM), Bordeaux

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Rock des villes et rock des champs City Rock, Country Rock

Daniel Fabre

J’ai proposé une première ébauche de cette recherche dans le colloque « Rock music, rock musée », organisé à l’initiative de Jérôme Guibert et Emmanuel Parent, Cité de la musique, Paris, novembre 2013.

1 UNE FOIS les camps d’ombre de la nuit d’été installés, la promenade des jeunes – garçons et filles mêlés – ne s’éloignait guère du carrefour, au centre du hameau principal des Pradelles1. Les trois réverbères suspendus haut à l’angle des maisons – dont le mur du nord était uniformément revêtu d’ardoises sombres – traçaient un rond de lumière autour duquel veillaient quelques adultes regroupés sur les chaises qu’ils avaient sorties des cuisines et disposées au bord des chemins qui se croisaient là. Leur surveillance était distraite et nous n’écoutions rien de leurs conversations tant nous étions pris par la grande affaire de chaque soir : chanter et danser.

2 Pendant les trois mois des vacances dans ce village écarté de la Montagne noire – où presque tous les estivants avaient de la famille ou du moins habitaient les premières maisons vendues à des « étrangers » –, nous formions un groupe dont le principal signe de reconnaissance était, en 1958, la mise en commun des chansons à l’occasion de veillées qui rassemblaient toute « la Jeunesse » – locale et visiteuse, oisive et travailleuse. Nous avions entre douze et vingt ans. Les filles les plus âgées et les plus admirées possédaient un riche répertoire et, surtout, elles connaissaient toutes les paroles alors que nous, les garçons, étions à peine capables de suivre un ou deux couplets et de reprendre le refrain. D’ailleurs, il eut semblé peu viril d’entretenir et d’exhiber une mémoire plus complète qui, chez les filles, s’appuyait souvent sur des « cahiers de chansons » qu’elles composaient dans l’intimité et gardaient chez elles selon une habitude dont j’apprendrai bientôt qu’elle était largement répandue dans les générations précédentes2. Nous marchions, chantant en chœur dans la nuit fraîche, sur un court itinéraire que limitaient, d’un côté, le panneau d’entrée du village et, de l’autre, le départ de la côte bordée d’arbres qui menait vers l’église, le château et la forêt. Nous attendions le moment où, une fois les adultes couchés, notre déambulation s’arrêterait au carrefour, sous les trois ampoules jaunes et les nuages tournoyants

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d’éphémères. Alors la danse commençait. Les chanteuses nous prenaient dans leurs bras, égrenant leurs chansons dont la cadence réglait nos pas, d’abord hésitants puis de plus en plus assurés au fil des soirées. Maria de Barcelone pour le paso doble, Histoire d’un amour pour le boléro, Étoile des neiges ou Milord pour la valse, Une partie de pétanque ou Un petit cabanon pour la java, Buenas noches mi amor pour le tango, Pepito pour le cha- cha-cha… Nos cavalières étaient patientes et impérieuses. Il fallait que les novices accordent leur allure aux airs entonnés inlassablement. Conformes à leur rôle féminin, elles reculaient, mais en menant le couple, et nous maudissaient dès que nous butions maladroitement sur leurs pieds. Plus faciles et plus détendus étaient les slows déhanchés et ralentis à l’extrême sur des chansons dont le texte nous parlait davantage – Mes mains et Le jour où la pluie viendra de Gilbert Bécaud, Petite fleur de Sydney Bechet mis en paroles et chanté par Henri Salvador… Certains airs étaient déjà des tubes transatlantiques : Diana, tu n’es qu’une enfant / et déjà l’amour t’attend, adapté de Paul Anka (1957), un chanteur américain de notre âge, fut l’incipit de notre premier été vaguement amoureux3. 3 D’où venaient ces chansons ? Comment parvenaient-elles jusqu’à ce hameau de montagne ? En fait, elles circulaient très vite parmi nous, selon un calendrier à deux saisons auquel correspondait une aussi nette séparation des espaces. En ville, l’hiver, la radio était intensément écoutée dans la maison familiale ou dans les foyers des pensionnats peuplés de garçons et filles des villages, elle était la source principale des chansons dont on s’imprégnait plus ou moins profondément ; à la campagne, l’été, le cycle des fêtes locales que nous suivions assidûment toutes les fins de semaine, d’un village à l’autre, retenait uniquement les chants adaptés à la danse et, en les répétant dans chaque bal, décuplait leur popularité. N’oublions pas qu’à l’époque les mélodies portaient presque toutes des paroles françaises et que, si nécessaire, nous, les garçons, en inventions, souvent comiques voire obscènes, en français ou en occitan – un couplet ou un refrain nous suffisaient à les désigner et à les retenir. Nos veillées estivales avaient donc pour but de jeter un pont entre les deux saisons et les deux territoires qui partageaient nos vies : les jeunes filles y offraient le butin des chansons amassées au cours du long hiver studieux, tout en nous préparant à l’épreuve hebdomadaire du bal qui scandait nos étés communs. 4 Or, entre 1960 et 1962, cette alternance complémentaire a connu un bouleversement profond de ses composantes mais sans disparaître pour autant. L’agent de ces transformations fut l’introduction fulgurante du rock’n’roll comme style musical, à la fois chanté et dansé, et quasiment comme forme de vie. Il pénétra dans l’été des campagnes selon des modalités que l’ordre rituel de la danse continua pourtant à dominer. Il transforma beaucoup plus radicalement nos hivers urbains en imposant une autre écoute et un autre partage4. Dans ce mouvement, le savoir des jeunes filles sembla perdre de sa prééminence – le rythme rock en ses débuts était décidément viril et les paroles chantées réduites à si peu de chose – avant qu’une reconquête provisoire ne s’amorce. J’aimerais fixer ici la mémoire de ce passage si soudain dont le tempo marqua nos premiers pas vers l’âge d’homme, juste au moment historique où les sociétés occidentales inventaient et exaltaient des goûts musicaux, un style expressif et une économie des consommations propres à l’adolescence.

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Sous la verte feuillée5

5 Cette année-là, au début de juillet 1960, j’ajoutais à mon barda de vacancier deux machines qui allaient transformer nos façons collectives de chanteurs et de danseurs : un poste de radio portable à transistors et un électrophone Teppaz. Je les complétais d’une petite douzaine de disques « super 45 tours »6. Le tout avait été acquis pendant l’hiver en rassemblant, avec mon frère cadet que je forçais quelque peu, nos économies de l’année. L’électrophone était doté d’une innovation pratique essentielle à nos yeux : on pouvait accumuler sur une sorte de colonne cinq ou six 45 tours qui tombaient sur la platine dès que la plage précédente était finie ; le bras de lecture s’écartait puis remettait le saphir en place. Ce miracle technique permettait de composer des programmes continus, en enchaînant les chansons et, surtout, les danses. Dès lors nos chœurs nocturnes et nos leçons de bal sous les réverbères s’espacèrent puis disparurent. En outre, un très favorable concours de circonstances fit des Pradelles un village pionnier en matière de reconnaissance de l’autonomie « moderne » des jeunes. Le maire avait un fils de notre âge et l’ancien instituteur, qui avait conservé une maison au hameau, avait, lui, trois petits-fils, vacanciers bientôt rapatriés d’Algérie ; tous étaient très actifs dans notre groupe de Jeunesse. Dûment convaincues via nos camarades, les autorités acceptèrent de nous confier le minuscule préau couvert de l’école communale. Nous y branchions l’électrophone et dansions à notre guise dès la fin de l’après-midi. Il n’était pas permis de fermer la porte, ce qui autorisait quelques adultes à passer leur nez de temps à autre pour s’assurer de notre tenue. Désormais, l’heure de rentrée des filles fut négociée et fixée avec plus de rigueur, elles abandonnaient à onze heures du soir les garçons à leur propre vie nocturne, essentiellement vouée à de menues rapines, à des épreuves terrorisantes et au contrôle du secret des vies d’adultes (Fabre 2009). Nous organisions à ce propos toutes sortes d’expéditions punitives, de chahuts et de charivaris, activités qui faisaient écho au riche répertoire de chansons très paillardes réservées aux mâles qui, dans ce seul cas, tenaient à connaître toutes les paroles par cœur. L’année suivante, estimant que le préau ne suffisait plus à notre nombre et à nos danses, nous convainquîmes sans peine une des épouses du lieu – mère d’une petite fille, mais qui avait quelque nostalgie de sa jeunesse et considérait avec une fascination amusée nos goûts et nos modes – de nous prêter un garage désaffecté qui donnait de plain-pied sur la route principale, vers la sortie du hameau. Nous couvrîmes deux murs de branches de sapin entrelacées, que les filles ponctuèrent de fleurs en papier de leur fabrication, et un des nôtres, plutôt doué, orna le troisième d’une grande peinture murale empruntée à Siné, dessinateur de la fameuse pochette d’un 45 tours des Chats sauvages. Les deux battants du large portail restaient, bien sûr, toujours ouverts. Ce lieu dont nous possédions la jouissance collective accueillit, à compter de 1961, deux ou trois saisons inoubliables. Nous écoutions des disques américains avant tout – Elvis Presley, Eddie Cochran, Bill Haley, Little Richard, Gene Vincent, Fats Domino, Ray Charles, dont je revois toutes les pochettes –, mais aussi les premiers rockers français – Johnny Hallyday à ses débuts, Rocky Volcano, Les Chaussettes noires, Les Chats sauvages, Les Pirates… Vince Taylor, chanteur anglais qui faisait sa carrière en France, était, d’une rive à l’autre, le passeur adulé d’un style qui nous semblait plus sauvage, plus pur. Le terme « écouter » est en fait inadéquat puisque nous étions tous saisis d’une sorte de fièvre dès les premières mesures. Quand les filles étaient là, il était impensable de ne pas se mettre à danser : le rock d’abord dont nous répétions avec acharnement les passes, puis le twist lorsque

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nous parvint le What’d I Say de Ray Charles (une improvisation publique enregistrée par la suite, en 1959), tout à fait adapté à cette danse nouvelle. Comme les chanteurs de l’époque prenaient soin d’introduire dans chaque 45 tours au moins un air lent, nous interrompions notre frénésie par des slows assez sirupeux – comme Blueburry Hill de Fats Domino et It’s Now Or Never d’Elvis Presley – ou bien plus rythmés – comme Only You des Platters et Daniela des Chaussettes noires – ou encore, et par-dessus tout, la Georgia de Ray Charles qui serrait le cœur et faisait monter des larmes aux yeux. Des flirts s’esquissaient, réduits à des invitations préférentielles, à de délicates pressions de mains, à des rapprochements fugitifs des corps. Toutes les autres danses, de la valse au cha-cha-cha, proposées par les petits orchestres, les « jazz », qui animaient les fêtes patronales de la montagne, étaient répétées comme auparavant mais désormais chez nous, sous le préau ou dans « le local » – puisque c’est ainsi que nous appelions notre caverne feuillue de chats sauvages –, sous la conduite des mêmes danseuses et au son de leur voix.

Ce qu’il reste des Chats

(cl. Eva Fabre)

6 Nos manières ont évolué mais sans changer du tout au tout. Même dans les moments où notre nouvelle qualité de « jeunes dans le vent » s’affirmait, la structure profonde de la coutume locale les encadrait toujours. Elle liait la musique à la chanson, la chanson à la danse et celle-ci au rapprochement courtois entre garçons et filles. Nos ferveurs nouvelles ne purent que s’adapter à ces cadres ou, du moins, s’immiscer en eux. Pour bien saisir les modalités du syncrétisme que nous élaborâmes en quelques mois, il faut donc reprendre le tableau complet du « versant vert de l’année » (Fabre 1996), anciennement constitué par les rites festifs de la Jeunesse – c’est-à-dire du groupe d’âge qui incluait, à des degrés divers et selon une stricte distribution des rôles, la totalité des

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jeunes célibataires pubères, garçons et filles, présents dans le lieu –, en marquant point par point comment furent introduites les innovations dont nous fûmes les promoteurs passionnés.

7 Notre calendrier débutait exactement le lundi après Pâques. Nous mettions un point d’honneur à nous rendre au rassemblement de la Jeunesse des Pradelles pour « faire l’omelette », le rite immuable de ce jour. Nous prenions des œufs et de la saucisse en quantités considérables et nous nous acheminions vers l’épaisseur des bois encore humides de l’hiver pour déjeuner sur l’herbe non loin de ruisseaux grossis par la fonte des neiges. Les filles battaient les œufs, les garçons s’occupaient du feu et des grillades. Comme on parlait volontiers chanteurs et chansons en échangeant les nouvelles de l’hiver, le transistor prit facilement place dans cette journée d’ouverture où nous étions une vingtaine rassemblés. Je me souviens que nous avons, en 1962 peut-être, fini notre après-midi en balayant notre « local », en ravivant nos « Chats sauvages » un peu poussiéreux et en rénovant la verdure du décor. Le transistor nous suivait partout, nous écoutions pêle-mêle et au hasard les chansons qui passaient en reprenant en chœur celles que nous connaissions déjà. La radio portative fournissait le fond sonore de notre vie de groupe. Celle-ci reprenait dès les premiers jours de juillet par la fréquentation quotidienne d’un pré, dévolu aux activités de la Jeunesse une fois l’herbe fauchée. Plus exceptionnellement, nous tenions compagnie à l’une des filles de notre groupe qui gardait les quatre ou cinq vaches de sa maison. Les jeux occupaient l’essentiel de nos après-midi ; dès l’arrivée du transistor, ils se déroulèrent sur un fond sonore musical et chanté, et nous les interrompions pour tendre l’oreille au moindre air que nous reconnaissions. Au même moment débutait le cycle hebdomadaire des fêtes de la montagne. Il culminait sur « la nôtre », la plus tardive puisqu’elle avait lieu pour la Saint-Louis, la dernière semaine d’août. En ces journées s’exprimaient avec une densité toute particulière les principes qui organisaient la matière de notre calendrier d’été. De ces façons propres à la Jeunesse, je ne retiendrai ici que deux particularités : la mise en relation inversée des espaces forain et domestique, la souveraineté exercée, selon des modalités très particulières, sur les musiciens7. 8 La préparation de notre fête, qui s’étirait sur plusieurs semaines, consistait à transférer au centre du village le monde vert des prés et des bois dont nous fréquentions tous les jours les coins plus ou moins écartés. Nous construisions chaque année l’aire du bal sur une placette ou au fond d’une impasse. Nous la balisions d’arbres entiers, coupés dans la forêt du château, reliés d’une résille de liteaux sur laquelle les filles tressaient des branches de sapin et des guirlandes de couleur. La grande bâche qui couvrait le tout était aussi métamorphosée en une frondaison d’où pendaient des ampoules, les unes nues, les autres barbouillées de bleu. La scène assez haute sur laquelle jouait l’orchestre devait être un écrin de verdure, nous ajoutions à cet effet aux branches de résineux de grandes plaques de mousse prélevées sur les talus au bord des ruisseaux. Des planches clouées sur des troncs formaient des bancs qui ceinturaient la piste – toujours assiégée de spectateurs puisque la danse était, certes, un divertissement de l’ouïe et du regard, mais surtout un moment social à observer et interpréter pour les parents et les anciens. Sous la feuillée, les fruits de notre apprentissage estival de la danse étaient jugés par les adultes pendant les trois journées et les trois bals quotidiens de la fête. Fait paradoxal : les rapprochements amoureux, enlacements et baisers, étaient bien plus intimes et plus vifs sur cette scène publique que lorsque nous étions dans notre local, entre nous. La raison en est simple : le bal de la fête autorisait et favorisait d’autant plus l’expression

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ostensible desattirances que celles-ci faisaient l’objet d’une évaluation collective quant au « sérieux » de leur avenir, si possible matrimonial8. Vers la fin du dernier bal, après minuit, l’orchestre ajoutait à notre fougue en éteignant les lampes au milieu des slows, ce qui resserrait des étreintes que danseurs et danseuses déliaient, le rouge aux joues mais le regard fier, quand la lumière soudain revenait. 9 Vient subrepticement d’entrer en scène un protagoniste essentiel de nos fêtes : le groupe des musiciens que nous appelions simplement « la musique ». Le principe absolu, dont j’ai vécu les toutes dernières applications, était qu’ils « appartenaient » à la Jeunesse, qu’ils étaient recrutés par elle comme des porte-parole, des complices et des truchements du désir. Les musiciens ne lâchaient pas les jeunes d’une semelle pendant trois jours, ils créaient ensemble une sorte de communauté exaltée, tout entière vouée à affirmer l’autonomie de ce moment et de cet âge. J’ai connu le temps où les musiciens – cinq ou six en général – étaient répartis dans les maisons des meneurs de la Jeunesse, où ils rentraient ensemble dormir après le bal. Les jeunes n’avaient plus à leur seule charge le paiement intégral de l’orchestre – le budget municipal y pourvoyait en partie –, mais ils conduisaient encore, de maison en maison, de ferme en ferme, « la musique » juchée sur une charrette décorée attelée à un tracteur, afin d’échanger quelques mesures choisies contre une offrande plus ou moins généreuse. Ce « tour de table » du dimanche, scandé par des invitations à boire, mettait des heures à rejoindre les fermes éloignées traînant après lui un sillage sonore de plus en plus cacophonique. Dès le matin de ce jour-là, l’autorité de la Jeunesse s’était affirmée par le « prêt » des musiciens comme accompagnateurs de deux cérémonies graves : la messe dédiée à saint Louis et la sonnerie aux morts des deux guerres. Mais le lien étroit entre « la musique » et nous s’exprimait surtout dans le bal. Même si l’orchestre était maître des enchaînements d’airs, il était de bon aloi de suggérer telle ou telle danse, ou même tel morceau particulier. Les orchestres les plus modestes n’avaient, alors, pas de chanteuse, aussi un moment des bals était-il concédé aux jeunes filles, les plus douées et les plus audacieuses de nos initiatrices nocturnes et de leurs amies de pensionnat spécialement invitées pour la fête. Elles montaient sur la scène et interprétaient, en solo ou à deux, des chansons bien connues – celles de Line Renaud, de Piaf et de Dalida avaient leur préférence – ou des succès du moment que l’orchestre maîtrisait. 10 Tous ces airs, par leur rythme et par les danses qu’ils accompagnaient, d’une part, par les paroles qu’ils portaient, de l’autre, composaient, en la mettant simultanément en action, une idéale carte du tendre sur laquelle toutes les situations de l’amour étaient reportées : l’éveil de l’inclination, la tendresse du désir réciproque, la fusion passionnelle, le dédain cruel, l’absence douloureuse, la trahison, la rupture, le regret… La maxime de La Rochefoucauld qui dit à peu près que la plupart des gens ne seraient jamais tombés amoureux s’ils n’avaient pas entendu parler d’amour9 trouvait sa réplique et confirmait sa justesse sur la scène intense du bal, acmé de nos étés où nous apprenions à énoncer et figurer un sentiment subtil et instable, évocateur d’un avenir flou, aussi redouté qu’espéré. La chanson et la danse – chanson dansée et danse chantée – nous semblaient alors détenir beaucoup du sens de nos vies. 11 Or, en 1960, il nous fallut bien admettre une douloureuse évidence : les musiciens du bal – nos répondants, nos servants, nos échos – ignoraient les chants nouveaux qui nous enfiévraient et, à l’exception du slow, les danses qui allaient de pair. Il a bien fallu faire une place à nos engouements bizarres pour que se maintienne l’alliance fusionnelle des jeunes et des musiciens. Aussi, en 1961, le dernier soir de la fête des

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Pradelles, un des garçons – c’était moi – fut hissé sur l’orchestre pour y interpréter Hey Pony10 avec un accompagnement, dominé par les roulements crescendo et les coups de cymbale du batteur, qui relevait plus du vacarme que de la musique de bal. Chanteur improvisé, héraut désigné de la singularité de la Jeunesse, je finis le dernier couplet comme il se devait alors : en brandissant le pied du micro, trépignant et hurlant allongé sur les planches. Cette performance, dont j’avais un peu honte de m’y être laissé entraîner, prit aussitôt une dimension légendaire dans les villages de la montagne. On retiendra surtout qu’elle advint dans un cadre préexistant comme une provocation qui fut aussitôt entendue. Dès l’année suivante, le même orchestre revint enrichi d’une guitare électrique et d’un répertoire de rocks et de twists qui s’ajoutèrent à la séquence traditionnelle des danses d’autant plus facilement que ces nouveautés se dansaient toujours à deux. Cependant cette innovation prit la tournure spectaculaire d’une attraction et même d’un concours, dans la lignée des concours de valse, de charleston et de tango tombés en désuétude. Au long de l’été, de telles compétitions favorisaient la formation de couples stables de concurrents qui s’entraînaient dans notre « local ». Conséquence immédiate : la panoplie, plus nuancée et plus exigeante qu’il n’y paraît, des passes acrobatiques du rock et des balancements du twist rendit aux jeunes filles leur prééminence en matière d’apprentissage chorégraphique. Dans le même temps s’affirma une rupture avec les garçons plus âgés – célibataires pris par le travail de la ferme et de la forêt, mais participant de la Jeunesse à l’occasion des fêtes de l’été – que ces danses nouvelles, soudainement importées et adoptées, laissèrent au bord de la piste et refoulèrent dans les cafés11. Pour nous, pendant trois ou quatre années, l’éducation sentimentale, dont le plasma était un composé de chant, de musique et de danse, subsista, inchangée dans ses principes. Un certain ordre coutumier était sauf. Il n’allait pas résister très longtemps à la révolution, venue des villes, des formes de musique et de bal.

Dans la jungle des villes12

12 Aux Pradelles, en été, la mise en œuvre et la finalité sociale des chansons semblaient découler de leur principal contenu : les étapes de l’amour tels que le bal et ses préludes les ritualisaient sur fond d’une relation particulière des jeunes avec la profusion végétale, refuge de leurs écarts et agent de leur métamorphose. Même si la différence des sexes s’exprimait avec force à travers les usages de la nuit profonde dans laquelle les garçons faisaient régner l’ordre par le désordre, les moments chantés et dansés qui nous intéressent ici exigeaient que les deux moitiés agissent de conserve, de façon complémentaire et harmonisée. Les chansons, et tout ce qui en découlait, étaient le moment et le langage de leur apprivoisement réciproque. Dans les villes au pied de la montagne où la plupart des jeunes vivaient leur hiver d’école ou de travail – Castres et Mazamet au nord, Carcassonne au sud –, tout semblait différent, et ce de façon d’autant plus sensible que c’étaient souvent les mêmes adolescents qui vivaient alternativement les deux situations. La discontinuité des deux saisons se traduisait entre autres dans un embarras de parole. Presque toute la Jeunesse de la montagne se dispersait en ville l’hiver, les uns retournaient chez leurs parents et les autres au pensionnat – les seconds ayant dans quelque cas les premiers comme « correspondants ». Or nos rencontres, tout particulièrement celles entre garçons et filles, étaient empreintes d’une sorte de gêne, la référence aux expériences estivales partagées semblait hors de propos, la verte

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feuillée galante nous était devenue étrangère et nous étions séparés du langage que nous avions élaboré ensemble et partagé. À cela il y avait une raison majeure.

13 Le trait le plus saillant des villes – de ces villes-là, à cette époque – était la nette séparation des sexes que l’arrivée du rock transposa et amplifia. La mixité était inexistante au lycée comme dans la vie quotidienne. Tout en cherchant à créer des occasions de rapprochement, nous grandissions face à face mais à bonne distance. Le groupe des pairs, la « bande », était notre milieu habituel, elle regroupait non plus l’ensemble de la Jeunesse mais des « copains » appartenant au même groupe de socialisation (les classes du lycée), creuset d’affinités qui excluaient par principe l’autre sexe. Cette coupure s’exprimait avec une netteté toute particulière dans la manière dont nous jouissions de la musique et des chansons. Garçons et filles avaient les mêmes goûts, écoutaient les mêmes chanteurs – à la radio et aussi à la télévision, absente des villages de montagne –,mais leurs façons de faire étaient absolument opposées. Essayons de saisir les traits qui marquaient cette différence. 14 Le plus général est dans le fait que toute la matière musicale, discursive et poétique des chansons se trouvait, en ville, complètement détachée de l’espace social de la courtoisie. Le rapport nécessaire entre musique, paroles, danse et manœuvres érotiques n’était plus directement établi. Le contenu des chants n’était plus connecté à la réalité de nos vies, n’avait plus de répondant immédiat dans le rapprochement de nos corps. En conséquence, les goûts musicaux exprimaient avant tout, et massivement, la différence juvénile « à l’état pur » sans autre fonction, sans autre usage. Ainsi, chacun, garçon ou fille, écoutait sa musique préférée de son côté, dans sa propre chambre ou, mieux, dans le lieu privé dont il avait obtenu la concession au sein de sa maison. Plusieurs parmi les garçons avaient aménagé des coins de cave ou de grenier jugés inhabitables par les adultes mais qui, nettoyés, repeints et, surtout, décorés d’affiches, de portraits d’artistes découpés dans des magazines et de pochettes de disques finissaient par devenir le lieu tout à soi, séparé et inexpugnable, de l’écoute solitaire intense partagée avec les seuls visiteurs amis. Il est vrai que l’émission de Daniel Filipacchi, Salut les copains, qui débuta sur Europe 1 en octobre 1959, devint un pôle de référence, mais nous ne courrions pas à la sortie du lycée pour l’écouter à 17 heures, à la différence des filles, plus tenues et aux horaires plus surveillés. C’est sur cette toile de fond qu’émergeaient, chez les deux sexes, des dilections pour tel ou tel chanteur qui pouvaient aller jusqu’à l’exclusivité passionnelle. Les quelques « fans » proclamés nous semblaient tout de même un peu ridicules : un membre de notre bande collectionnait les disques des Compagnons de la chanson dont il nous infligeait l’écoute, il finit par s’enticher de Charles Aznavour dont l’univers sentimental adulte nous troublait davantage ; un autre garçon que nous croisions en ville était lui « fan » de Dalida et, par moquerie, nous l’avions surnommé ainsi. Cette prédominance de l’écoute passive était de fait nourrie par des groupes et des morceaux réfractaires à la danse – Apache des Shadows (1962) ne s’accordait, selon nous, à aucun pas ; on l’écoutait, seul ou entre copains, dans une concentration presque religieuse. 15 Conséquence de cette séparation : l’effacement du bal comme institution de rencontre. Les fêtes de quartier, très comparables aux fêtes patronales des villages, avaient connu une reprise générale et intense après la guerre, mais elles ne se maintenaient vraiment que dans les quartiers un peu périphériques dont elles manifestaient l’irrédentisme populaire en devenant souvent le théâtre de la violence contre les jeunes « étrangers », venus du centre-ville ou des casernes. Ce climat nous en tenait éloignés. Il existait

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encore des guinguettes – alors appelés dancings –, dans lesquelles se produisaient toute l’année de petits orchestres tout à fait semblables à ceux qui animaient les fêtes d’été. On y dansait surtout le samedi et le dimanche, en matinée (c’est-à-dire l’après-midi) et soirée. Nous les fréquentions très peu, considérant qu’elles étaient réservées aux plus âgés que nous car elles conservaient le protocole rigide du bal : on devait y inviter, en usant d’une politesse codifiée, des partenaires inconnues et le risque d’un refus (dit « veste » ou « casquette ») y était trop élevé. Cette expérience réduite du bal avait fini par diviser, en ville, les jeunes en deux catégories : d’une part ceux qui, grâce à l’alternance saisonnière de leur vie qui les enracinait pour un temps au village, savaient danser toutes les danses, d’autre part les urbains exclusifs qui ne se risquaient sur la piste qu’en de rares circonstances et dont le savoir chorégraphique se limitait, en 1962, au slow et au twist. Il existait en effet quelques occasions où le bal était inévitable, par exemple le réveillon du Nouvel An où il nous arrivait d’aller « recruter » des cavalières dans les guinguettes pour les ramener dans une fête privée, les surprises-parties en appartement qui étaient exceptionnelles – j’en connus seulement deux – et, surtout, le « bal du bac », tant attendu, qui signait pour nous la fin de l’adolescence. À vrai dire, ce n’était pas tellement la chanson et la danse qui marquaient cette occasion unique que le chahut nocturne débridé des garçons qui, en ville, ne visait plus les frasques secrètes des adultes mais plutôt les institutions dont, au premier chef, le lycée que, bouillant d’impatience, nous allions enfin quitter. 16 La part quotidienne de l’écoute solitaire et la séparation entre musique et danse n’étaient que les prémices d’une recomposition plus radicale qui réserva en ville à la bande de garçons l’expression ostensible de ses goûts musicaux « modernes », dans un espace public à la morphologie particulière. Le lycée avait créé pour les externes un temps à trous, ponctué d’heures libres que nous avions vite appris à ne pas passer en étude et que nous prolongions jusqu’à la limite tolérable des horaires familiaux. Nous rentrions toujours tard, car nous fuyions dans la journée tous les murs – maison et école – pour fréquenter les cafés. Les parents d’un camarade tenaient l’un des plus importants de la ville, Le Conti. Nous y passions des heures sur les banquettes de molesquine rouge sombre à boire quelques sodas en bavardant et en jouant au jeu à la mode, dit « de Marienbad », selon le titre du film de Resnais (1961) qu’aucun de nous n’avait vu13. Nous passions des heures à secouer des flippers que nous savions détraquer en notre faveur. Nous écoutions les disques du juke-box, fascinante machine qui contenait tous nos airs et devançait même nos envies, et regardions les performances de nos chanteurs sur le dont Le Conti était le seul café de la ville qui en soit pourvu14. Ces après-midi paresseuses, toutes baignées de chansons, laissaient place, lorsque le cafetier las de notre présence nous chassait, à des stations dans le hall tout proche de l’autogare d’où partaient les cars très nombreux qui desservaient les villages. Autour du juke-box toujours, l’atmosphère était beaucoup plus tendue car nous n’étions plus seulement entre garçons scolarisés. Les filles du lycée, demi- pensionnaires, s’y pressaient en fin d’après-midi pour retourner chez elles ; elles y retrouvaient des compagnes qui occupaient de petits emplois en ville (domestiques ou vendeuses), ces dernières attirant une jeunesse un peu plus âgée d’apprentis et de militaires. La mainmise sur la machine à chansons devenait un enjeu et une occasion de bravades entre bandes. Il arrivait que les préséances se règlent en bousculades et coups de poing entre les champions de chaque camp. Le même style d’ambiance entourait, à l’occasion des deux foires annuelles, en mars et novembre, le coin des autos tamponneuses installé sur les boulevards. Espace étrange où le même comportement –

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lancer avec force sa voiture contre celle d’un autre conducteur – prenait un sens exactement opposé selon le sexe de celui-ci : les filles devaient y lire un hommage et les garçons un défi. Là tous nos airs de prédilection défilaient et le volume sonore était à son maximum15. On a souvent décrit les signes de reconnaissance de ceux que les journalistes parisiens ont alors baptisé les « blousons noirs », nous en partagions quelque peu les modes vestimentaires, le langage et le comportement. Nous occupions notre temps à dépouiller l’unique bouquiniste des romans policiers et d’espionnage qui avaient nos préférences personnelles. Nous fumions des P4, cigarettes bon marché que l’on disait faites à partir de mégots récupérés. Nous volions dans le seul grand magasin de la ville ces pipes à tout petits fourneaux qui furent un temps à la mode. Certains d’entre nous étaient devenus experts dans la subtilisation des 45 tours chez les deux disquaires qui pourtant ne quittaient pas des yeux nos invasions turbulentes. 17 Pendant trois hivers, ces manières viriles atteignirent leur apogée à l’occasion des concerts de rock. Le directeur du théâtre, d’esprit ouvert et soucieux d’attirer une jeune audience – en alternance avec les tournées Baret et les galas Karsenti qui comblaient sa clientèle bourgeoise –, accueillait volontiers les groupes et les chanteurs qui florissaient alors dans sa salle à l’italienne tendue de velours rouge. Nous payions les places à petit prix du poulailler, tout en haut, et descendions dans les fauteuils d’orchestre dès que le noir se faisait. Le plateau parqueté, en demi-cercle, s’avançait jusqu’à nous. D’avoir à quelques mètres, quasiment à portée de main, les « idoles » dont les chansons étaient devenues notre substance émotive provoquait chez nous une sorte d’extase débridée qui n’avait besoin d’aucun excitant, alcool ou drogue. Le spectacle et la musique y pourvoyaient. Vince Taylor, tout de cuir vêtu et bardé de chaînes, faisait des arabesques avec la tige souple de son micro en syncopant Sweet Little Sixteen. Rocky Volcano, dans son costume lamé doré, traversait la scène, du jardin à la cour et de la cour au jardin, en reptation dorsale tout en hurlant des mélodies indistinctes mais puissantes. Les Chats sauvages, les Chaussettes noires, Danyel Gérard, Dany Logan et ses Pirates et, bien sûr, Johnny Hallyday évoluèrent aussi sous nos yeux. Mais le concert offrait surtout l’occasion de se rendre maîtres d’un théâtre qui ne s’était jusqu’alors ouvert à nous que pour les classiques scolaires, les séances documentaires de « Connaissance du monde » et les distributions des prix. Nous sautions en hurlant dans les travées, courions dans les coursives et les escaliers entre les étages, envahissions les loges inoccupées, transformant ce lieu si sage et si méticuleusement hiérarchisé en un maelström trépidant que les ouvreuses, les pompiers et le directeur un moment lancés à notre poursuite renonçaient à canaliser. Un de nos camarades, le dos tourné à la scène, passait son temps à démonter d’un mouvement de va-et-vient puissant les fauteuils des premiers rangs, puisque ce vandalisme particulier nous semblait partie intégrante du concert ; il est aujourd’hui notaire retraité et a oublié son geste pourtant d’une efficacité majestueuse. Le directeur du théâtre nous morigénait, menaçait de faire appel à la police et de ne plus accueillir le rock, mais il ne mit jamais à exécution ses menaces tant il avait, découvrirai-je un peu plus tard, un regard enchanté sur ces inconduites des jeunes. Comme il se doit, dans la tradition un peu éteinte des spectateurs populaires d’opéra, nous manifestions très bruyamment nos répulsions, et les groupes inconnus qui faisaient les premières parties des vedettes durent parfois quitter la scène sous la tempête de nos broncas. Autant nous portions aux nues nos chanteurs préférés, autant nous détestions les autres. Cet ostracisme donna forme à un exploit qui frappa durablement les esprits dans le chef-lieu. Richard Antony, chanteur que nous trouvions d’une mollesse dégoûtante, d’autant qu’il traitait couramment de

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voyous les casseurs de fauteuils, était annoncé le 1er avril. Le père de l’un d’entre nous, militaire à la retraite, occupait son temps à pêcher des poissons immangeables dans l’Aude et avait ramené une énorme carpe dont nous nous emparâmes pour l’introduire au théâtre. Le jour dit, en plein concert, depuis le deuxième étage, pendant un noir entre deux chansons, la carpe vola contre le rideau de scène, glissa verticalement et s’écrasa dix mètres plus bas dans un claquement mou. Elle gisait entre les jambes du chanteur lorsqu’il attaqua Com’On Let’s Twist Again, interprétation selon nous insupportable et sacrilège du tube de Chubby Checker (1961). Le concert interrompu ne reprit qu’après quelques palabres, nous ne fûmes pas découverts et les trois quotidiens locaux en rendant compte de l’événement contribuèrent à notre légende qui s’écrivait et se publiait au rythme des concerts de rock16. Si les filles étaient très peu nombreuses dans la salle – elles venaient, en revanche, écouter Sylvie Vartan ou Françoise Hardy –, nous espérions bien que le bruit de nos exploits parviendrait jusqu’à elles et retiendrait leur attention. En effet, les occasions de rencontre, longuement négociées, étant rares, nous rêvions ensemble, à haute voix, pendant des journées entières, d’attirer quelques belles dans nos greniers et échafaudions autour de cette apparition impossible des plans irréalisables. Peine perdue, il fallait se contenter du cinéma des dimanches en matinée où, il est vrai, l’ombre et la disposition discrète des loges étaient plus propices au rapprochement des corps. Tel était le paradoxe de la ville : alors qu’ils vivaient séparés, à la différence des étés de la montagne, les adolescents entretenaient des relations fugitives dont le secret garantissait la plus grande liberté. Mais la musique, la chanson et la danse n’avaient plus qu’un rôle indirect ou mineur dans ces explorations amoureuses.

* * *

18 Il a suffi de très peu de temps pour que cet équilibre qui charpentait, de saison en saison et de jour en jour, nos adolescences s’effondre et disparaisse. À première vue le rock des villes s’imposa au rock des champs puisque nos petits orchestres durent bientôt laisser la place à des formations étoffées désormais pourvues d’interprètes et même de choristes qui chantaient aussi en anglais offrant, l’ersatz et l’illusion de pots- pourris internationaux où les chanteurs et les tubes en vogue défilaient. Avec les amplificateurs démesurés, les lumières tournoyantes, les changements de tenues de scène et les animateurs survoltés, les bals des fêtes locales n’eurent plus rien à envier aux « spectacles de variétés » dont la télévision était en train d’inventer les formes. Aux Pradelles, il fallut bien s’adapter à cette offre nouvelle. On cimenta au bas du village, à l’ombre de sapins, une aire de bal permanente avec sa scène surélevée. La fête devint le plus lourd chapitre du budget communal et passa tout entière entre les mains adultes. Nul groupe de jeunes n’assuma plus la plénitude de notre rôle rituel. Bientôt réduite à trois soirées puis à une animation par un disc-jockey, la Saint-Louis disparut au bout de quelques années. Mais il ne faudrait pas s’arrêter à ces substitutions et à cette extinction mélancolique. En réalité, un séisme profond fit coïncider le soir de notre jeunesse avec la fin d’une époque de transition où se côtoyèrent brièvement les manières anciennes et nouvelles que nous connûmes en alternance et qui s’effacèrent ensemble, en très peu d’années. Le bouleversement frappa autant ville et campagne. Il nous assaillit des deux côtés contribuant à faire éclater nos affinités et nos repères au point de laisser certains d’entre nous éperdus.

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19 En ville, les derniers dancings fermèrent au profit de vastes boîtes de nuit, destinées aux jeunes mais pas seulement. Un cadre très différent, saturé d’ombre, de sons pulsés et gorgé d’une foule compacte, introduisit, dans une mixité désormais générale, un autre partage de l’espace et d’autres manières du corps. Simultanément disparurent les dites « danses de salon » dont la panoplie n’avait cessé de s’enrichir depuis que le XIXe siècle bourgeois les avait inventées. Le couple, dont le rock et le twist avaient exalté une dernière fois l’unité expressive, abandonna la piste au groupe composé d’individus solitaires. Ensemble, ils formèrent une masse dansante et parfois chantante dont le jerk fut, un temps, le nom générique. Par ailleurs, le concert de rock dans le théâtre à l’italienne devint une incongruité au terme des trois années furieuses dont nous fûmes les héros ; on réserva aux musiques de jeunes la scène en plein air et, plus tard, le stade et l’hippodrome, lieux urbains de l’herbe verte et rase sur laquelle la station debout ou allongée, les briquets allumés et la reprise en chœur des tubes formèrent une expérience communielle dont le film Woodstock (1970) proposa peu après la version utopique. Les superbes nouveautés musicales du milieu des années 1960 – quand les Beatles et les Rolling Stones ouvraient la voie – s’écoutèrent d’abord chez soi, en solitaire ou entre copains ; l’assistance aux grands concerts exigeait des expéditions trop lointaines, en tout cas détachées de nos existences quotidiennes. Toutes ces nouveautés déferlèrent sans que nous en percevions l’ampleur et la convergence. Elles accompagnèrent la dispersion de la bande, l’émergence de vies amoureuses autonomes et plus stables, un rapport à la chanson plus passif mais moins exclusif, plus ouvert et, quelque temps après, un goût militant pour certaine fête de village qui affichait à la fois la cocasserie satirique et la résistance des traditions, ayant déplacé carnaval au mois d’août (Fabre 2007). Aujourd’hui, revenant sur ce passage dont la tonalité passionnée fonde la présence stupéfiante de souvenirs sans nostalgie, même si demeure en moi « la voiture de verdure de l’été, immobile, glorieuse et pour toujours »17, je ressens pleinement la vague qui, en défaisant notre monde, nous portait à inventer séparément nos vies que d’autres chansons, toujours liées au frisson du commencement, n’allaient jamais cesser de colorer.

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NOTES

1. Pour une évocation plus complète de la topographie et de la sociologie du village, on peut se reporter à un article précédent paru dans L’Homme (Fabre 2009). 2. Sur le modèle du cahier de chansons du conscrit (Amaouche-Antoine 1987). 3. Les paroles françaises de Fernand Bonifay sont parfois attribuées à Mouloudji, qui chantait aussi la chanson tout comme Henri Salvador dès 1959. Le terme « tube » serait une invention de Boris Vian (Szendy 2008). 4. J’ai esquissé ailleurs l’analyse de cette dualité vécue, dans la perspective d’une sociologie de la pluralité individuelle des goûts culturels (Fabre 2007). L’article d’Alessandro Portelli (1985) sur l’introduction du rock en Italie – qu’il oppose, en s’appuyant sur une riche bibliographie, à sa diffusion chez les teenagers américains – souligne particulièrement la nouveauté des manières du corps. 5. Pour reprendre le titre du roman de Thomas Hardy, Under the Greenwood Tree, 1872. 6. L’histoire des médias a bien identifié l’importance de ces innovations (cf. par exemple Fesneau 2004, 2011 ; Percheron 1994) pour le transistor. Le « super 45 tours »

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était un disque vinyle qui portait non pas deux mais quatre chansons, ce qui deviendra la règle. 7. Deux ethnographies de fêtes patronales proches peuvent ici faire écho : celles de Jean Guilaine (1958) et de Dominique Saur (1997). 8. La grande enquête d’Alain Girard, menée en 1959, sur le choix du conjoint (1964) démontrait alors que 17% des Français mariés s’étaient rencontrés au bal ; ce chiffre aurait été largement supérieur si l’on s’était intéressé aux occasions de confirmation publique du couple. 9. Le texte exact est « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour » (Maxime 136) ; Pascal pour sa part notait dans son Discours sur les passions de l’amour : « À force de parler d’amour l’on devient amoureux ». 10. Pony Time, chanson de Don Covay dont Les Chaussettes noires, Les Chats sauvages et Johnny Hallyday avaient donné simultanément des adaptations. 11. C’est exactement dans ces années-là que Pierre Bourdieu observe le même phénomène dans son village natal de Lasseube, en Béarn, où il enquête sur le célibat des héritiers (Bourdieu 1962, 2002). 12. Titre de la pièce de Bertolt Brecht (1921). 13. Il s’agit d’un jeu mathématique dit aussi jeu de Nim que nous jouions avec des allumettes, comme dans le film de Resnais. 14. Nous adorions le Be Bop A Lula des Chaussettes noires ainsi filmé. Il fait aujourd’hui l’objet d’enquêtes savantes (Orillard 2010, 2014). 15. On se reportera à l’excellente ethnographie du coin des autos tamponneuses qui ouvre le livre de Jean Monod, Les Barjots (1968), en son temps apprécié de Claude Lévi- Strauss qui, observant des jeunes au drugstore des Champs-Élysées, les avait qualifiés devant l’auteur de « tribu aussi étrange que les Bororo » (Monod & Kokoreff 2008 : 39). 16. Ces comportements juvéniles devinrent un thème national de polémique et de réflexion à compter d’une « Nuit du twist » particulièrement agitée, place de la Nation, le 23 juin 1963, à la suite de laquelle Edgar Morin inventa le terme de « yéyés » pour désigner ces jeunes (cf. le dossier « Le temps des copains » de la revue Esprit, 1964, 325 : 233-278). Je note que, dans notre lointaine province, cette saison turbulente, et la polémique qui l’accompagnait, avait pris place antérieurement. 17. Vers de Paul Éluard (extrait du poème « Max Ernst », in Capitale de la douleur, 1926), lus et aimés à seize ans et qui cristallisèrent la fin de saison dont traite cet article.

RÉSUMÉS

En s’appuyant sur une remémoration autobiographique, l’article analyse un moment de mutation de la chanson en se plaçant du point de vue de ses auditeurs et usagers. Il s’agit de l’introduction du rock’n’roll dans deux espaces sociaux contrastés mais liés (un village de montagne et une ville du Languedoc) entre 1958 et 1963. Au village, le rock enregistré, ou joué par les orchestres qui animent les fêtes de village, reste une chanson, inséparable de la danse en couple et de la

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coutume locale qui ritualise les circonstances de l’éducation sentimentale de la Jeunesse. À la ville, il est occasion d’un contact avec des chanteurs d’un genre nouveau, les rockers, d’une écoute intime et de concerts très agités au cours desquels s’exhibe le « style de vie » violent et transgressif des « jeunes », c’est-à-dire des garçons. En quelques années, cette différence a disparu, emportée par le triomphe d’un nouveau modèle de spectacle de variétés, d’un nouveau lieu de rencontre (la « boîte ») et d’une nouvelle forme de danse où le groupe remplace le couple.

City Rock, Country Rock Based on personal memories, the article analyzes a period of change in the history of song, as seen from the point of view of its listeners and users. At issue is the arrival of rock’n’roll in two contrasted but related social spaces – a mountain village and a city, both in the Languedoc region – between 1958 and 1963. In the village, rock, whether recorded or played by dance orchestras, remained above all a song, inseparable from the practice of dance and from the local customs that ritualised the sentimental education of youth, and specifically dancing as a couple. In the city, however, it was the occasion for intimate listening, of virtual contact with singers of a new kind, rockers, while also offering the experience of very turbulent concerts in which the « youngs », that is to say the boys, showed off a violent and transgressive « lifestyle ». Over a period of a few years this difference disappeared, swept away by the triumph of new kinds of show, new kinds of meeting places (the nightclub) and new forms of dance in which the group replaced the couple.

INDEX

Keywords : Youth Culture, Sentimental Education, Sixties, Danced Songs, Village Festival, Rock’n’roll, Rock Concert Mots-clés : culture des jeunes, éducation sentimentale, Sixties, chansons dansées, fête de village, rock’n’roll, concert de rock

AUTEUR

DANIEL FABRE

École des hautes études en sciences socialesLaboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (LAHIC), Paris

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Hors dossier

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Techniques, poésie et politique au Sahara Occidental Techniques, Poetry and Politics in Western Sahara

Sébastien Boulay

1 EN TECHNOLOGIE CULTURELLE, rares sont finalement les situations d’enquête et/ou les matériaux ethnographiques qui permettent d’explorer le lien entre la chaîne opératoire – série d’actions coordonnées sur la matière (Balfet 1975 ; Cresswell 2010 [1976] ; Lemonnier 1976) – et le politique, comme si la concrétude du fait technique (Barbe & Bert 2011) ne pouvait être reliée au politique qu’au prix d’un effort (souvent périlleux) de changement d’échelle de la part du chercheur. Si les technologues (Cresswell 2000) ont bien montré que l’intrication du technique et du social n’est « visible » qu’à un certain niveau d’observation de l’activité technique, celui précisément des chaînes opératoires assimilées à des « structures techniques », le passage entre ces différents niveaux de description et entre les « degrés du fait » (Leroi- Gourhan 1992 [1943]) reste, il est vrai, souvent complexe à négocier.

2 Le document ethnographique présenté dans ce texte nous donne la possibilité d’explorer cette question, en partant de deux propositions récentes : c’est le sujet qui ferait la connexion entre le plus infime élément technique (objet, geste, rythme, savoir- faire, etc.), dès lors qu’il est resitué dans un ensemble technique plus large, et l’univers culturel, social et politique dans lequel il évolue (Warnier 2009) ; l’objectif majeur de la technologie culturelle contemporaine est de saisir les connexions entre les faits techniques et les autres domaines de la vie sociale d’un groupe (Lemonnier 2011 : 96). Il s’agit ici d’un poème entendu pour la première fois depuis le téléphone portable d’un Sahraoui, rencontré en juillet 2010 à Barcelone. Ce poème déclamé sur un fond musical très entraînant, attribué à un poète important du Front Polisario1, Zacîm cEllâl2, m’émut et me fascina immédiatement, pour diverses raisons. 3 Fait exceptionnel dans la poésie arabe ouest-saharienne en dialecte ḥassâniyya 3, cette composition était entièrement consacrée aux objets et aux techniques domestiques, thématique qui n’intéresse habituellement pas les poètes ouest-sahariens, qui affectionnent plutôt les thèmes de l’amour courtois, de la nostalgie de la terre, de la

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louange religieuse ou politique, de la satire enfin. Les descriptions du poète semblaient d’une précision inouïe, tant dans le détail des objets et des gestes évoqués que dans la langue utilisée pour les désigner. Mais surtout, ce poème réussissait la prouesse de rassembler en quelques strophes (et en moins de sept minutes) une description quasi exhaustive de la fabrication de la tente et des objets qu’elle abrite, soit l’essentiel de la culture matérielle des pasteurs ouest-sahariens, projet que j’avais passé dix-huit mois à tenter de mettre en œuvre, dans le cadre d’une enquête ethnographique de longue haleine, éclatée sur différentes régions de Mauritanie… 4 Par ailleurs, le fait qu’un poète des camps de réfugiés du Front Polisario se dépasse pour consacrer une longue composition à des considérations aussi « matérielles », mais sur un rythme et une musique aussi envoûtants, pouvait révéler des choses relatives à l’importance politique de la tente dans la société, dimension que, précisément, je n’avais su explorer dans ma thèse (Boulay 2003a). Le contexte politique du Sahara Occidental semble en effet donner une actualité singulière à ce poème, qu’il n’aurait sans doute pas revêtue dans le contexte mauritanien voisin où les populations maures (bi∂ân) ḥassânophones 4 continuent pourtant d’accorder une place centrale à la poésie (Schinz 2009 ; Tauzin 2013). Depuis le départ précipité du colonisateur espagnol en 1975, ce territoire dont la population sahraouie réclame la souveraineté est occupé dans ses deux tiers occidentaux par l’État marocain et contrôlé dans son tiers oriental par le Front Polisario et la République arabe sahraouie démocratique (RASD), que ce mouvement révolutionnaire a fondée dans l’exil des camps de réfugiés de Tindouf (Algérie), où réside aujourd’hui l’essentiel de la population qu’il administre (Zunes & Mundy 2010). Depuis le cessez-le-feu de 1991 entre les deux belligérants et l’attente sans fin de l’organisation, par les Nations Unies, d’un référendum d’autodétermination, le conflit s’est clairement déplacé sur le champ économique (exploitation massive des ressources naturelles du Sahara Occidental par le Maroc), mais aussi sur le terrain de la culture, principale source de légitimité sur cette terre de grand nomadisme. 5 Je rendis donc visite à mon collègue sahraoui l’année suivante à Smara, ville sise dans les territoires occupés par l’État marocain, pour recueillir ce poème, le contextualiser, en faire une première traduction, et tenter ainsi d’en saisir la portée, première mission que je voyais comme une extension logique de mon terrain de recherche sur la société maure, de la Mauritanie au Sahara Occidental. Et je retrouvai par la même occasion le poème dans la mémoire du téléphone portable de sa sœur cadette, en un fichier son numérique compressé (Mp3) que je chargeai rapidement sur mon téléphone en recourant, avec les conseils avisés de mes hôtes, à la technologie « Bluetooth » de transfert de fichiers, une technique radio courte distance permettant des connexions sans fil entre appareils électroniques, couramment utilisée il y a quelques années par la jeunesse sahraouie. 6 Dans cette étude5, je tenterai d’abord de montrer en quoi ce poème, découvert une décennie après l’achèvement d’une enquête de technologie culturelle, renouvelle celle- ci, mais également et réciproquement, en quoi cette base ethnographique, laborieusement constituée sur le terrain en 1999 et 2000, était un préalable nécessaire à mon intérêt présent pour cet ovni littéraire. Ce poème me permettra ensuite d’aborder la question des mécanismes de conservation et de transmission des savoirs techniques dans cette société de pasteurs nomades assignée à résidence et luttant pour sa souveraineté et la défense de sa culture. J’interrogerai enfin la dimension politique de ce poème, évidente en dépit de sa teneur exclusivement matérielle et mémorielle.

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Un “texte” de technologie culturelle… pour initiés

7 Ce poème se présente sous la forme d’une succession de huit strophes ṭal ca) d’inégale longueur, entrecoupées d’un quatrain (gâv)6 tenant lieu de efrain, qui rythme l’ensemble. Déclamée sur le mode musical kḥal vâġu7 qui accompagnait les hommes à la guerre, mode qualifié de carrây es-surûz, videur d’étriers », autrement dit qui « désarçonne » (les guerriers), cette omposition a tout du poème épique : volontairement long, composé dans une langue très recherchée voire archaïque, dans un mètre plus allongé que a normale, dans un flux de mots évocateurs d’une grande richesse (Taine-Cheikh 1985), à ceci près que le theydîn est – était, devrais-je dire car l n’est plus composé dans sa forme canonique – normalement composé et déclamé par le griot qui en est l’auteur, ou par ses descendants, et destiné un homme valeureux. Le theydîn est en effet le registre poétique le plus prestigieux de la poésie ḥassâniyya et constituait la marque de fabrique des riots avant que ce genre ne tombe en désuétude. Or, les tribus maures eptentrionales, dont relèvent les Sahraouis, se signalent par une absence de griots et par la possibilité qu’ont les hommes de chanter en public. On aurait en quelque sorte ici un dithyrambe revisité par un artiste révolutionnaire » (ṯawriy) et détourné au profit d’une culture sahraouie et de son emblème.

8 Le refrain, par lequel le poème débute, annonce l’objet et l’enjeu de cette omposition, qui sera constamment invoqué au cours de sa déclamation : a connaissance des différentes étapes techniques de fabrication de la ḫayma, tente bédouine ouest- saharienne, présentée comme l’emblème des habitants du ṣaḥra’ (au sens de Sahara Occidental ici) et de leurs valeurs.

Tente en poil avec parois en cotonnade importée, nord du Tagânt mauritanien, février 1999

(cl. S. Boulay)

candî tacrîf ǝn-nešû ḫyâm ahl eṣ-ṣaḥra’ cǝnwân el-jûd J’ai une connaissance de la fabrication des tentes des gens du Sahara [Occidental], symboles de générosité

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mǝn cand ez-zezz ilâ tentâm clǝ le-jbâr aḫrâb ǝl-cûd Depuis la tonte jusqu’à l’assemblage des attaches de bois sur les ourlets [du vélum]8 9 Zacîm cEllâl nous invite à une entreprise descriptive de cette architecture textile, sous toutes ses coutures, et de tous les objets qu’elle donne à voir. Dans la première partie et les cinq premières strophes de ce récit9 versifié, sur lesquelles nous reviendrons plus particulièrement dans ce texte, sont détaillées les étapes successives de la fabrication de la tente, auxquelles on associe des savoir-faire, des valeurs collectives, des principes d’organisation du travail. Puis, après un court intermède vocal interprété par une chanteuse du Front Polisario connue sous le nom de Beyṭôra, la chanson reprend, les trois dernières strophes du poème, toutes aussi détaillées, étant désormais consacrées aux objets qui peuplent l’intérieur de la tente.

10 La sixième ṭalca est ainsi largement consacrée aux objets liés au traitement du lait, que l’on trouve sous le porte-bagages de la « maîtresse de tente ». Le poète rappelle ici l’importance de cet aliment dans cette société de pasteurs nomades et du rôle des femmes dans son traitement. Le porte-bagages est l’unique meuble de la ḫayma, objet phare du trousseau remis à l’épouse par son père, référent matériel à partir duquel les objets trouvent leur place sous la tente et support privilégié de l’identité féminine et familiale10. La strophe suivante décrit pour sa part les principaux objets visibles sous la ḫayma et qui constituent, avec le porte-bagages, l’essentiel du style matériel des Maures : grands sacs de cuir de portage, selles et harnachements, tapis, nattes et couvertures. Dans cette strophe, le poète dit toute l’émotion que provoque chez les Sahraouis la vue de ces objets de la vie bédouine et manifeste clairement sa volonté de ne pas laisser tous ces noms d’objets sombrer dans l’oubli, car porteurs des valeurs collectives de générosité et de solidarité, enjeu mémoriel que l’on retrouve dans la huitième et ultime ṭalca du poème qui évoque pêle-mêle une dernière série d’objets de nature très différente.

Palanquin porte-bagages, Hodh oriental, décembre 1999

(cl. S. Boulay)

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11 Dans ce poème, Zacîm cEllâl ne fait rien d’autre que mettre en texte sa culture (matérielle). Comme la tente, ce poème contient et abrite à lui seul la culture matérielle nomade (seuls quelques objets zootechniques et quelques éléments de vêtement ou de parure en semblent absents), en définit les contours avec précision : tout comme l’habitation en poil, la culture a une texture, un patron et des bordures, assemblage savant de mots et d’artefacts, comme le rappelle régulièrement le refrain. Ce dernier met d’ailleurs l’accent sur la fabrication de la tente et c’est précisément sur cette première partie du poème que je souhaiterais à présent revenir en essayant de montrer la valeur d’une telle composition pour l’ethnologue des techniques.

Chaînes opératoires chantées

12 Dans la première partie du texte, le poète reconstitue dans une recherche d’exhaustivité évidente, contraint néanmoins par la métrique et par la rime du poème, l’ensemble du processus technique de fabrication de la tente, exactement comme on doit le faire en technologie culturelle11 – à cette différence près que le poète le fait ici avec style et concision ! Dans un ordre chrono- et technologique, il séquence très méthodiquement le processus en cinq parties qui apparaissent dans les cinq premières strophes et qui font clairement ressortir des « chaînes opératoires », au sens de séries d’opérations techniques coordonnées et cohérentes, avec un début et une fin, dont la combinaison participe d’un même processus technique (Balfet 1991). Je présenterai ci- dessous les différentes strophes de ce poème en les mettant en regard avec des photographies réalisées au cours de l’enquête menée en Mauritanie dix ans plus tôt.

13 La première strophe est ainsi consacrée à l’activité de fabrication du fil de laine, qui passe par différentes étapes : la tonte (zezz), le battage du poil en deux phases (ǝt-tšacšîc ; lǝ-ḫbâṭ), le cardage (ǝt-tǝnwîc), le filage d’un fil à un brin (lǝ-ġzîl), d’un fil à deux brins (le- brîm) et le renforcement du fil (le-mḥîṭ). Outils, gestes, résultats recherchés par ces opérations techniques apparaissent clairement dans cette strophe :

La tonte (zezz) des animaux,Tagânt, juillet 1999 et Hodh el-Gharbi, novembre 1999

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Premier battage collectif de la laine (ǝt-tšacšîc), Hodh oriental, janvier 2000

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Deuxième opération de battage de la laine (lǝ-ḫbâṭ), individuelle cette fois, Tagânt, juillet 1999

(cl. S. Boulay)

câgeb zezz el-ḥayye wǝ glîc ǝš-šowk ijî dowr ǝt-tšacšîc Après la tonte des animaux et l’extraction des épines, vient le tour du battage šcarha w-ubarha tǝtwîc bi l-maṭrag lǝ-ḫbâṭ ǝl-meryûd du poil et l’assouplissement de la laine à l’aide du bâton dédié au battage yowḫa∂ f-aqaršâl ǝt-tǝnwîc vum aqaršâl ileyn icûd [la laine] passe par le peigne à carder de sorte que le fil devienne qâbǝl lǝ-ġzîl ǝmlǝs rfîc mâ vih tḥargîse. mekrûd prêt à filer, souple et fin sans irrégularités, bien dur u câgǝb lǝ-ġzîl ijî tejmîc ∂ûk ǝjmâmât ǝl-ġazal es-sûd

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Et après le filage vient le regroupement des bobines de laine noires [à un brin] mǝn kul ǝjmâmeyn yǝntâbîc ṣâg brîm cle mabram cûd À partir de deux bobines on confectionne une bobine [de fil plus épais] à l’aide d’un fuseau wǝ vewwet le-brîm asâbîc beyn utêd vi memḥaṭ memdûd Le filage (fil retors à deux brins) prend plusieurs semaines Le fil est tendu entre deux pieux wǝ l-maqṣûd bi le-mḥîṭ ǝnzîc ǝt-tšekrîf ǝl-ḫeyṭ u maqṣûd Et ce qu’on recherche par cette action c’est le renforcement du fil et ce qui est voulu… [c’est le refrain]

Opérations collectives de filage de la laine (lǝ-ġzîl), Tagânt, février 1999 et juillet 1999

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Réalisation par tordage (le-brîm) d’un fil à deux brins, à l’aide d’un fuseau, Brâkna, juin 2000

(cl. S. Boulay)

14 La deuxième strophe est, pour sa part, consacrée aux opérations d’ourdissage (sedwa-t le-vlîj) du métier à tisser horizontal à un rang de lisses, métier le plus simple dans la nomenclature de Leroi-Gourhan (1992 [1943]), qui est généralement installé à l’intérieur de la tente de la tisseuse, dans la partie šarg (sud ou est, selon les régions) habituellement réservée à l’accueil des hôtes. L’armature simple du métier est expliquée ainsi que son utilisation passant par le déplacement alternatif de la barre (ez-

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zeblûḥ) de lisse (ḫeyṭ ǝn-nîre) qui, une fois sur deux duites, fait passer la nappe inférieure des fils de chaîne au-dessus de la nappe supérieure.

Tissage (nzîz) de la bande de tente (vlîj), métier horizontal à un rang de lisses, Brâkna, juin 2000

(cl. S. Boulay)

mǝn le-mḥîṭ icûd ǝt-tǝkbâb li s-sedwa wâḥad mǝn l-asbâb À partir de son étirement vient le renvidage du fil en grosses pelotes Indispensable à l’ourdissage [du métier à tisser] w utǝdeyn ijû geddâm ǝl-bâb urâ l-awtâd icûd ǝcmûd Deux piquets sont plantés devant la porte12 de la tente Derrière ces deux piquets, on place un bâton wa kîfet ∂âk mrekkeb terkâb mtîn ǝcmûd oḫar macgûd Comme cela est attaché solidement, un autre bâton auquel est nouée vîh ez-zeblûḥ u mnewwi ṭâb ḫeyṭ ǝs-sǝdwa šôrhu merdûd la lisse qui maintient vers elle le fil du tissage toujours tendu nâyir ḫeyṭ wâḥad mensab ḥâyr mâhum canniy rǝgowd Le fil de lisse permettant le passage du fil [de trame] à la perfection el-ḫeyṭ et-taḥtâni yǝnjâb taḥtu ḫeyṭ ǝn-nîre w-ilûd le fil inférieur on le fait passer sous la lisse et on le fait repasser min dûn ǝl-vowgâni tǝglâb ḫeyṭ ǝn-nîre min vowg ǝl-cûd sous le fil supérieur et ainsi de suite La lisse au-dessus du bois

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u ḫeyṭ glâdǝ-t lǝ-vlîj ǝḥjâb ḥâfe∂ mǝn la-ḫlâṭ ǝs-sudûd Et le fil [blanc] du collier du vlîj13 protège et prévient le chevauchement des nappes [de fil] 15 La strophe suivante insiste sur les mesures attendues de la bande tissée, auxquelles la tisseuse doit se conformer, ainsi que sur les quelques instruments auxquels celle-ci aura recours, qui se résument au crochet métallique avec manche en bois (medre) servant à serrer les duites, à la barre de bois plate (sowsyǝ) qui sert à la fois à tasser les duites et à maintenir écartées les deux nappes de la chaîne, et à la navette de bois (meyše) le long de laquelle le fil de trame (laḥme) est lâchement enroulé et que la tisseuse introduit entre les deux nappes qui passent alternativement l’une au-dessus de l’autre.

Passage de la navette entre les deux nappes de fil, Brâkna, juin 2000

(cl. S. Boulay)

aqyâs ǝl-carḍ ijî b-ǝwzât u b-lǝwzât aqyâs ǝl-marât La mesure de la largeur se fait en ǝwzât Et en ǝwzât se mesurent les mêre14 luwze mǝn cand ṯlett ṭarḥât cašra mǝn ∂âk el-cad tcûd Lǝwze se compose de trois unités [de fil] Dix d’entre elles (ǝwzât) constituent mâra w i-cûd cla mulâ-t le-vlîj iḫtiyâr ǝl-mǝnšûd une mêre et il revient à la tisseuse de faire son choix mǝn cad ǝl-malât u ∂ǝ vât bîh aqyâs ḫyâm ǝl-judûd Conformément aux mesures qui ont déjà été celles des tentes de nos aïeux w-elli ḍarûrî mǝn l-alât

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icûd maca s-sedwa mowjûd Et les instruments nécessaires au commencement du tissage sont sowsyǝ-t ǝn-nzîz ǝḫams ṯowmât fî l-carḍ u medre-t kazze-t gûd une barre de tassement de cinq pouces de largeur, un medre pour serrer les duites lǝ-ḫyûṭ ilâ kazz ǝl-karrât hâ∂a maḥdûr u ∂ǝ mǝrvûd pour des mailles bien tassées L’une abaissée et l’autre soulevée u meyše-t laḥme-t le-vlîj uvât l-alât v-∂ǝ l-cad ǝl-macdûd La navette de laine de chameau s’achève Et disparaît dans ce décompte limité 16 Le poète aborde ensuite un temps fort du processus de fabrication du vélum : l’assemblage (tentâm) des bandes de tentes au point de surjet (šell) et la couture des petites attaches de bois (aḫrâb ǝl-cûd) auxquelles les cordes de tension seront arrimées, ultime étape technique indispensable à la (re)naissance d’une tente, évoquée d’ailleurs dans le refrain. Passé la réalisation de la première tente, au cours de laquelle la totalité du vélum doit être confectionnée (par la mère d’une jeune mariée et par ses proches), celui-ci sera ensuite défait et refait tous les trois ou quatre ans, selon un roulement entre les trois générations de vilje15. Cette activité collective de couture, décisive pour la solidité ultérieure de la ḫayma, s’effectue sur une journée et mobilise un collectif de femmes partageant des liens de parenté et/ou de sujétion, dans le cadre d’un système d’entraide réciproque fortement valorisé et ritualisé, bien connu au Maghreb (Bourdieu 2000 [1972] ; Laoust 1935) sous le nom de twîze (Boulay 2003b) : yebde le-ḫyâṭ mǝn ǝt-tnâ∂îr le-mṭâneb wǝ l-vilje wǝ n-ntîr La couture [du vélum] débute par la disposition des mṭâneb16 et des vilje et le déploiement aḥbâl ǝj-jabr u kazz ǝkṣîr rôṣ ǝl-vilje f-elli machûd des cordes d’ourlet et la tension des extrémités des vilje habituellement cla ḥabl ǝj-jabr u taḥḍîr ǝl- ḫayma li š-šell f-lecgûd Sur les cordes d’ourlet et la préparation de la tente pour l’assemblage des vilje au surjet twîze mâ vîha takṣîr lâ vi l-mâl u lâ vi l-mǝjhûd L’entraide se fait sans ménagement Ni dans les dépenses, ni dans les efforts mǝn waqt ez-zezz ileyn nšîr ǝl-ḫayma tuḫayyaṭ mǝkdûd Dès la tonte jusqu’au déploiement de la tente cousue convenablement be∂l ǝl-jihd u medd ǝt-tnowṯîr cawn ǝl-matâc bla ḥudûd Énergiquement et avec largesse Le partage des biens est sans limite

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Activité collective (twîze) d’assemblage (tentâm) des différents éléments du vélum, Brâkna, juin 2000

(cl. S. Boulay)

Couture des attaches de bois (aḫrâb ǝl-cûd) sur les ourlets latéraux du vélum, auxquelles les cordes seront arrimées, Brâkna, juin 2000

(cl. S. Boulay)

17 Le déploiement de la tente neuve (ou réparée) ne saurait s’opérer sans la touche esthétique finale qui doit faire de celle-ci un espace agréable à la vue, et de belle tenue, censé refléter les qualités et le statut de sa propriétaire. La « parure » (ḥfûl) de la tente renvoie en effet à la parure de l’épouse, le lexique architectural de la tente suggérant

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un corps humain, féminisé par la présence en son sommet d’un « collier » et d’un élément de la coiffure féminine traditionnelle (Boulay 2003a : 235-239). Cette touche esthétique, bien que discrète, est omniprésente tant à l’extérieur de la tente qu’à l’intérieur, sous la petite faîtière bombée dans laquelle les deux mâts de la tente viennent se loger, dans le choix des tissus des parois ou dans le décor des deux pieux relevant la bandelette avant de la tente. turakkab lǝ-ḫrâb u lǝ-ḥgâb twaṣṣal l-awtâd b-laḫrâb On attache les arceaux de tension et les cordes On relie les piquets aux arceaux wa ṭrâyg zeynât v-lebwâb turakkab b- ǝtgaḷmîn ikûd De jolies décorations aux portes sont suspendues avec une rare splendeur bîh ez-zeyn u tǝdlît ahdâb ḥammâr cla lacṣâm ijûd Par leur beauté et la suspension des pompons de la faîtière, au-dessus de la corde qui met en relief bi z-zeyn ǝrkâyz mâ tǝncâb kevye u bnâyg mǝn le-bnûd la beauté indiscutable des mâts Les parois, les cloisons enjolivées par des tissus remarquables tafṣal beyn ǝj-jmûc eš-šebâb vi l-ḫayma wǝ š-šiyyib lǝ-cgûd Qui séparent les réunions des jeunes dans la tente de celles des vieux assis

Réalisation du motif décoratif encadrant le point central du vélum, appelé “collier de la tente” (glâdǝ-t ǝl-ḫayma), Brâkna, juin 2000

(cl. S. Boulay)

18 Si la première partie du poème semble assez bien restituer les différentes dimensions du processus de fabrication de la tente (séquences logiques, rythmes, mesures, outils, terminologie, etc.), elle n’en fait pas moins ressortir les choix faits par le poète de

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mettre davantage en avant certains aspects au détriment d’autres, des insistances ou des absences, qui peuvent être confrontés aux choix de l’ethnologue sur le terrain, choix qui transparaissent d’ailleurs bien souvent dans les images et les croquis réalisés ou non par ce dernier.

Dialogue fécond entre littérature et ethnographie

19 Ainsi ce poème enrichit-il un corpus ethnographique dont je savais qu’il présenterait inévitablement des approximations voire des lacunes, ne serait-ce que parce que ces activités techniques avaient été reconstituées au prix de déplacements incessants entre des campements de différentes régions, l’ensemble du processus technique ne pouvant être observé dans un seul campement. Sur le terrain, j’avais souvent eu le sentiment de me trouver face à un gigantesque puzzle technique dont il me fallait, primo, rassembler les pièces, recueillies assez hasardeusement aux quatre coins d’un territoire vaste comme deux fois la France, et secundo, les assembler en veillant à la cohésion de l’ensemble.

20 Le principal apport de ce poème17 pour l’ethnologue des techniques, du moins dans cette première partie, réside indéniablement dans l’effort d’assemblage des différentes chaînes opératoires aboutissant à la réalisation du vélum de la tente, œuvre inédite pour des savoirs techniques qui, par ailleurs, restaient habituellement peu verbalisés et qui se transmettaient essentiellement par l’observation et la pratique18. La précision des descriptions de Zacîm cEllâl suggère en effet une entreprise, d’une part, de recueil d’informations auprès des femmes sahraouies qui ont pratiqué ou connu ces activités et, d’autre part, de reconstitution d’un ensemble technique organisé19. Quand la mise en mots restitue la richesse de ces activités, leur mise en texte rend leur cohérence (Mahias 1989). 21 Ce poème procure en outre une bonne idée de la façon dont le film de l’action technique est représenté dans l’imaginaire collectif, de ce que la société a gardé de ces activités et de tout ce qu’elles charriaient d’éléments « non techniques » : langue, valeurs, rythmes, organisation sociale, importance esthétique. Mais tandis que l’enquête ethnographique avait identifié trois chaînes opératoires principales (confection du fil ; tissage, dont l’ourdissage ; couture du vélum, incluant sa décoration) et une chaîne opératoire annexe (la réparation cyclique des bandes tissées), le poète ne scandait/découpait pas le processus technique tout à fait de la même manière ni selon les mêmes critères. 22 Comme le rappelle très clairement le refrain, le poète fait d’abord le choix de nous parler d’une tente nouvellement et entièrement créée (ǝn-nešû), et donc d’exclure de son propos la question de l’entretien de celle-ci, qui intervient tous les trois ou quatre ans, soit parce qu’il juge cet aspect du processus anecdotique, soit parce que les femmes qu’il a interrogées ne mettaient pas cet aspect en avant dans leurs récits techniques. Pourtant, la tente n’étant fabriquée entièrement qu’une seule fois (quelques années après le mariage), la réparation des bandes tissées est cruciale pour la solidité de l’habitation nomade et sa résistance aux dangers extérieurs, tant climatiques que symboliques (mauvais œil, infortune). Cette action est d’ailleurs généralement confiée aux mains d’une femme réputée pour ses goûts raffinés et sa baraka qu’elle transmet à la tente, garantie supplémentaire face aux dangers du désert (Boulay 2003a : 448-452).

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Gros plan sur le raccommodage (redd) d’un vlîj usé, Brâkna, juin 2000

(cl. S. Boulay)

23 Ensuite, on remarque que le poète met ostensiblement l’accent sur le tissage et la couture du vélum (quatre strophes sur cinq), alors que c’est la chaîne opératoire de confection du fil qui, mobilisant quasiment toute l’année les femmes des campements dans des travaux d’entraide, constituait l’une des activités féminines principales et donnait lieu à une vie sociale intense. Ce parti pris s’explique sans doute par le caractère routinier et relativement simple de ces opérations de confection du fil, tandis que l’ourdissage du métier et le tissage exigeaient un savoir-faire plus spécialisé et une implication plus personnelle de la part de la tisseuse, ainsi que des qualités de dextérité et de patience chez celle-ci, que toutes les femmes n’étaient pas censées posséder. À l’inverse, n’ayant pu assister à cette opération d’ourdissage au cours de l’enquête de terrain, je ne lui avais pas réservé de place particulière dans mon ethnographie. Quant à la couture du vélum, qui exige des compétences techniques et esthétiques indispensables à la production d’une tente fiable, c’est son caractère à la fois événementiel, ritualisé et crucial pour la vie ultérieure de la tente et de la famille qui, à n’en pas douter, lui confère une place importante dans la description du poète.

24 En outre, le choix fait par le poète de dédier une strophe entière de sa chanson au décor de la tente est sans doute fidèle à l’imaginaire collectif dans lequel l’esthétique de la tente, qui se résume pourtant à quelques éléments discrets, renvoie métaphoriquement aux qualités de la mère de famille et à l’honneur de l’homme marié (mǝtḫayyǝm, littéralement « un homme doté d’une tente ») : on ne parle pas directement à un homme de sa tente, et on ne lui fait encore moins de compliments sur celle-ci ! Ces opérations, que j’avais estimées plus que secondaires dans la chaîne opératoire de couture du vélum, sans doute parce que je n’avais pu que partiellement assister à ces activités de décoration, sont jugées importantes symboliquement par la société, d’autant que ces décors de laine blanche ont également des vertus bénéfiques (attirer la prospérité sur la tente) et protectrices (Boulay 2003a : 249-250). 25 Cette chanson apporte donc à mon ethnographie une vision émique et intégrée du processus technique, et réciproquement, sans les matériaux ethnographiques patiemment accumulés, même de façon discontinue, une décennie plus tôt, j’aurais été bien en peine de saisir toute l’importance de cette composition. Tout d’abord parce que

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mes compétences linguistiques étaient alors bien trop limitées pour en entendre la teneur. Ensuite, parce que je considérais à l’époque comme un préalable incontournable de me familiariser physiquement avec ces techniques et avec tout ce qu’elles drainaient de vie sociale et culturelle, de rapports sociaux, d’échanges économiques, de temporalités… aspects qui font précisément défaut à ce poème. 26 En faisant dialoguer littérature et technologie, ce poème-artefact, fait de matière(s), de sons et support de mémoire, permet de dépasser les éternels dualismes entre matériel et immatériel (Bromberger 2014), entre technique et société (Latour & Lemonnier 1994), entre parole et objet, (re)donnant une texture à des choses disparues ou en voie de disparition.

Le poète gardien des mots, technologue de la mémoire, encyclopédiste de la culture

27 C’est en effet la portée mémorielle de ce poème qui ressort de cet inventaire fastidieux : le poète consigne dans cette parole versifiée une somme d’informations sur la tente, qui ne semble pouvoir être égalée, tant en termes de contenu que de forme, jugée très aboutie par les nombreuses personnes auxquelles ce poème a été présenté. Zacîm cEllâl s’improvise ici en griot – puisque la poésie épique du theydîn est normalement le monopole des griots maures – se faisant ainsi le gardien de sa culture, de sa langue et de savoirs menacés. Il va même au-delà, en réactualisant un registre poétique et musical tombé en désuétude, en Mauritanie notamment, où les griots ne composent plus de theydîn depuis plusieurs décennies, le genre n’étant plus considéré d’actualité faute de guerres et de valeureux combattants !

28 Le choix par le poète du theydîn n’est d’ailleurs pas anodin car, dans ce registre en apparence dédié à un brave guerrier et à ses hauts faits, on transmettait en fait une multitude d’informations sur l’histoire des familles et des tribus, la description de paysages, les valeurs, mais aussi sur des questions plus matérielles comme le foncier, de la même manière qu’un poème d’amour peut en réalité toucher par le message politique ou satirique qu’il porte. Contrairement aux autres registres qui valorisent les poèmes courts et concis, la pièce de theydîn sera, parmi d’autres critères de métrique et de langue, jugée à l’aune de sa longueur. Dans la société maure, où l’écrit est resté longtemps le monopole de quelques familles maraboutiques et réservé aux sujets religieux et juridiques, la poésie a été, et jusque récemment, un canal essentiel de conservation et de transmission des connaissances, y compris dans les domaines techniques et artistiques. Ainsi par exemple, les poèmes dédiés au savoir-faire des « forgerons » ne sont pas rares même s’ils ne sont pas valorisés par le reste de la société ; idem des connaissances sur la navigation et la pêche chez les Imrâgen du littoral atlantique (Artaud 2011), ou encore des poèmes consacrés à la musique maure et à ses spécificités, etc. 29 Outre la forme de cet archivage qui conditionne sa diffusion, c’est la question du support de l’archive, de la trace matérielle et de sa pérennité qui est posée20. Tandis que je passai par l’écrit et par l’image pour consigner ces données et les restituer dans un document académique destiné somme toute à un public restreint, Zacîm cEllâl privilégiait la parole rimée et chantée pour toucher sa société tout entière. Et si la sauvegarde d’une telle œuvre reposait largement sur son éclat esthétique, gage de sa

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diffusion, celle-ci exigeait, à l’heure où la plupart des jeunes Sahraouis possèdent un téléphone portable et ont accès à l’internet, sa numérisation et donc sa matérialisation, qui plus est dans un contexte politique qui entrave largement les circulations. Notons que le poème circulait, au moment où nous l’avons recueilli (et je pense que c’est toujours le cas), uniquement sous la forme d’un enregistrement sonore : il n’avait pas été mis en images sur YouTube comme c’est souvent le cas aujourd’hui, et ne disposait encore moins de version écrite, bien qu’il ait été inévitablement mis par écrit par le poète, au vu des mensurations et de la sophistication de ce texte21. 30 Ce choix de diffuser la performance orale du poète et non uniquement le texte est, on le verra, indispensable à la transmission du sens politique de l’œuvre22 et surtout révélateur d’une volonté de toucher au plus vite l’auditoire le plus large possible, au- delà des frontières et du Mur qui « ceinture » les territoires occupés. De plus, la numérisation de cette prestation introduit une rupture dans les modes « traditionnels » de transmission des poèmes qui laissaient la part belle à des interprétations et à des variantes différentes au fil de leur diffusion, puisque la numérisation a tendance à figer cette performance en une version unique et canonique, tout en permettant une diffusion très vaste et rapide. Reste à savoir dans quelles conditions cet enregistrement a été effectué (enregistrement amateur ou commande de la Radio ou du ministère de la Culture de la RASD ?) et quel contrôle a pu exercer le poète sur l’enregistrement de ce poème et sa diffusion23. 31 L’autre nouveauté est que c’est un homme qui donne accès à et magnifie des savoirs féminins qui lui sont normalement interdits. Si, par exemple, un homme s’approche par mégarde d’un endroit où se déroule l’une de ces opérations collectives, il est alors immédiatement ciblé et mis au défi (maqṣûd) par les femmes, déchaînées, son boubou attrapé voire déchiré, jusqu’à ce qu’il soit obligé, suivant la formule rituelle, de verser un dédommagement pour avoir commis ce forfait : « Minhu bukum ? Minhu ummkum ? Min lahi ġaddîkum ? Qaṣdîna ! » (« Qui est votre père ? Qui est votre mère ? Qui va vous nourrir ? Faites-nous un don ! » [Boulay 2003a : 410]). Cette formule rappelle bien la dette contractée par les hommes vis-à-vis des femmes qui les font vivre, et vis-à-vis de leur « tente » sans laquelle ils ne sont rien. 32 Ces savoirs se transmettaient habituellement de mère en fille par la pratique et l’observation, et ce, même si une jeune femme ne participait jamais, par pudeur, ni à la fabrication de sa première tente – le cas contraire signifierait qu’elle assume d’emblée sa sexualité au vu et au su de tous –, ni bien souvent à la première réparation de sa tente quelques années plus tard. Tandis que la poésie est un art quasi exclusivement masculin et dispose d’une visibilité sans équivalent dans cette culture ouest- saharienne, la culture matérielle et maternelle de la tente, enfouie en chaque individu, n’était jamais abordée dans les conversations du quotidien, et encore moins dans ce domaine jugé très sérieux de la poésie, celui de la parole des hommes. Le poète brave donc ici un interdit, celui de parler en public de la tente et du monde féminin et maternel, en rendant visible ou plutôt audible, un pan entier de la culture jalousement dissimulé. 33 C’est aussi sa langue que le poète défend car ce sont bien ici les mots qui gardent la mémoire des choses. La tente – et les objets qu’elle abritait – disparaît dans les camps de réfugiés de Tindouf, ainsi que les techniques qu’elle mobilisait. Aussi leur mémoire doit-elle demeurer. Les rares tentes noires en laine encore visibles dans les camps où je me suis rendu pour la première fois en février-mars 2015, n’ont plus en effet qu’une

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fonction folklorique, montées lors de diverses festivités. Les réfugiés vivent dans des tentes appelées non plus « ḫayma » mais « geyṭûn », que les femmes réalisent à partir de rouleaux de toile épaisse fournis très sporadiquement par le Haut-Commissariat pour les réfugiés. Ces geyṭûn ont une durée de vie de cinq ans environ et sont confectionnées dans le cadre de travaux d’entraide féminins (twîze). Ce n’est, là encore, pas anodin si le poète investit ce registre du theydîn dont l’un des canons est justement l’archaïsme de la langue : plus que dans d’autres registres poétiques où la « pureté » de la langue est aussi un critère important d’évaluation, le theydîn privilégie les mots rares voire oubliés. On l’a dit, le poète du Front Polisario est allé si loin dans la recherche des termes les plus techniques, que le contenu de son poème restait pour partie incompréhensible aux jeunes Sahraouis des « territoires occupés » parmi lesquels ce poème circulait. Leur connaissance de la langue maternelle s’est en effet assez vite dégradée au contact de l’arabe dialectal marocain et de l’arabe médian des chaînes télévisées d’information. Il en a été de même lors du premier travail de traduction entrepris sur le terrain, qui obligeait régulièrement mes collaborateurs à téléphoner à une parente âgée pour lui demander le sens de tel ou tel terme ḥassânniyya.

Reconstitution des techniques de fabrication du fil de laine et de tissage, exposée lors de la 3e Conférence internationale sur la culture sahraouie, Wilaya de Smara, camps de réfugiés de Tindouf, février 2015

(cl. S. Boulay)

34 Le poète se dépasse artistiquement pour proposer un hymne à la tente qui ne puisse être égalé dans le futur, un texte poétique de référence sur la ḫayma, ses objets et ses techniques. Cette recherche du lexique le plus « traditionnel » (c’est ainsi que les gens le commentaient) vise ainsi à rappeler la richesse de cette langue et de cette culture, non pas tant à ceux qui chercheraient à l’essentialiser et à la contrôler, mais surtout aux jeunes Sahraouis (ahl eṣ-ṣaḥra’) auxquels ce poème s’adresse en premier lieu. Cette

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connaissance intime et poussée des objets et des techniques de la tente fait du poète et des Sahraouis les dépositaires légitimes de cette culture. L’éclat esthétique du poème et la richesse de son contenu conditionnent sa diffusion, elle-même déterminante pour maintenir vivant ce pan entier de la culture nomade et de la langue.

35 L’analyse pourrait évidemment en rester à la portée cognitive et mémorielle de cette chanson dédiée à un objet menacé d’oubli, si les initiés ne voyaient immédiatement en cette performance un chant très politique, dernier aspect qui retiendra à présent notre attention.

Sens de cet inventaire chanté, du technique au politique

36 C’est à l’occasion d’une conférence que je donnai récemment à Nouakchott et lors de laquelle une partie de l’assistance se leva pour acclamer, non pas évidemment le conférencier, mais bien l’auteur du poème dont je diffusai un extrait, galvanisée par cette musique envoûtante du mode kḥal vâġu, que je compris que la force de ce poème résidait sans doute dans la dissonance entre, d’une part, sa teneur très descriptive et matérielle et, d’autre part, son style artistique appelant au combat. Le succès de ce poème reposait incontestablement sur cette équation entre deux dimensions du monde social généralement opposées, entre deux registres habituellement jugés inconciliables car trop concret, pour l’un, et trop abstrait, pour l’autre. Comme si le coup de maître du poète était précisément de ne jamais faire mention de politique dans le corps du texte, ni moins encore du colonisateur marocain ; il suffisait à l’auteur de chanter cet emblème de la culture ouest-saharienne sur un mode guerrier pour donner à ce texte une portée politique énorme24. Au-delà de la légitimité politique (Bourdieu 2001) du poète (responsable au sein du ministère de la Culture de la RASD et combattant de l’Armée populaire de libération sahraouie), on voit bien ici à quel point c’est la performance orale et musicale qui donne toute son efficacité (au sens maussien) à la double compétence technique du poète – la connaissance des techniques de fabrication de la tente et le savoir-faire poétique. Quelle pouvait être alors la teneur du message politique du poète ?

37 C’est évidemment le contexte de production de ce poème qui permet d’en éclairer la sémantique politique. Zacîm cEllâl compose en effet son poème dans une période de compétition patrimoniale intense entre les autorités marocaines et la RASD, mais aussi la Mauritanie voisine, autour d’une culture maure qui cristallise aujourd’hui toutes les ambitions territoriales et politiques, comme si occuper/valoriser cette culture était devenu le sésame d’une souveraineté reconnue sur cet espace convoité. Pour l’État marocain, il s’agit, en culturalisant et en dépolitisant dans un même mouvement l’appellation militante de « peuple sahraoui » (Mitatre 2011 : 222), de prouver que le particularisme culturel des Sahraouis a toute sa place dans une Nation marocaine moderne et plurielle, rappelant toutefois que cette culture, récemment rebaptisée « hassanie », en référence à la langue, est diffuse et n’est pas propre aux Sahraouis. La Mauritanie, pour sa part, voit dans cette coûteuse entreprise marocaine de patrimonialisation une atteinte à son leadership culturel dans la région, légitimé par la présence, sur son territoire, des principales familles de griots. Le Front Polisario se fait quant à lui le chantre d’une certaine pureté culturelle, qu’il va chercher dans la culture la plus traditionnelle et la langue la plus classique (contrairement aux deux États

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voisins qui intègrent d’autres composantes culturelles et linguistiques), à l’image du poème présenté ici. 38 L’identité culturelle que le poète tente de défendre repose largement sur le « style » matériel qui ressort de ce « déballage » verbal d’objets et de techniques. C’est en effet cette architecture textile singulière, de dimensions modestes, à la forme pyramidale caractéristique, abritant un mobilier qui la différencie des sociétés voisines, qui a rendu possible l’épanouissement de cette culture ouest-saharienne, de ce dialecte arabe, de cet art de vivre et de ces valeurs (hospitalité, générosité, solidarité), dans lesquels les « gens du Sahara » se retrouvent, que le poète célèbre. Ce qui fait « style » (Leroi- Gourhan 1965 ; Martinelli 2005) ici, c’est bien l’enchevêtrement d’une langue et d’un art de vivre, associés à une éthique (Hincker 2005b) qui les distingue de la population marocaine, massivement implantée aujourd’hui dans les territoires occupés ainsi que, si l’on tient compte du lexique employé, des Mauritaniens qui relèvent d’infimes variantes dans certains noms de techniques ou d’objets employés par Zacîm cEllâl et par les Sahraouis, ḥassânophones du Sahara Occidental.

Femme en tenue d’apparat, portant la parure de mariée, ceinte du drapeau de la RASD et brandissant une tente miniature, à l’occasion du défilé du 27 février 2015, journée commémorant la date de la création de la RASD, Wilaya de Smara, camps de réfugiés de Tindouf, février 2015

(cl. S. Boulay)

39 Dans cette société en crise du fait de l’exil et de la répression, la tente apparaît comme le dernier rempart aux profondes transformations sociales et à l’assimilation culturelle. C’est pour sa dignité, dont la tente et les femmes étaient les gardiennes, et pour celle des jeunes Sahraouis, que Zacîm cEllâl se dépasse artistiquement ici. Maintenir vivants ces savoirs sur la tente, c’est préserver la société d’une crise de valeurs profonde dont elle peinerait à se relever. Car, au-delà de la culture matérielle et maternelle qu’elle incarne, la tente est ce qui permet à chacun de rester debout et de se situer au sein du

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tissu social. Connaître (au sens de « naître avec ») cette culture et cette langue donne une légitimité sur cette terre confisquée, légitimité des Sahraouis sur laquelle achoppe le règlement de la question du Sahara Occidental depuis 1975.

40 Enfin, cet art de vivre véhicule un ethos nomade, que l’on tente de préserver malgré l’assignation à résider, depuis quarante ans, dans des camps de réfugiés ou dans des villes aux libertés confisquées, face à un ethos sédentaire que la puissance occupante veut d’imposer comme synonyme de civilisation, de progrès et d’ordre. Dresser sa tente, c’est non seulement être visible socialement, c’est aussi se donner la possibilité d’exprimer librement une opinion politique voire une parole contestataire, comme le campement des indignés de Gdeïm Izîk, dans les territoires occupés, l’avait illustré en octobre et novembre 2010, démantelé de force par les autorités marocaines, qui interdisent depuis les regroupements spontanés de ḫayma à proximité des villes (Veguilla Del Moral 2013), ce qui équivaut pour les Sahraouis à leur dénier le droit d’exister.

Images du campement de protestation de Gdeïm Izîk, avant et après son démantèlement par les forces de l’ordre marocaines, octobre-novembre 2010

[theprisma.co.uk/2012/07/30/the-saharawi-resistance-on-flm]

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Panneau situé sur la route longeant la plage de Laayoune, Sahara Occidental, interdisant le montage des tentes “hors des lieux autorisés”, juillet 2011

(cl. S. Boulay)

* * *

41 À travers l’étude de ce récit technique versifié, révolutionnaire par bien des aspects, j’ai souhaité rappeler à quel point une ethnographie dynamique des faits techniques, attentive aux changements de contexte sociopolitique, couplant enquête orale et observation, et résolument inscrite dans la longue durée, peut permettre de mettre au jour des pans entiers de la culture qu’on ne saurait saisir autrement (Lemonnier 2004).

42 Derrière l’image très matérielle que suggère cet inventaire, c’est en effet l’essence la plus intime, la plus secrète de sa culture que le poète est allé chercher pour riposter aux politiques marocaines d’assimilation forcée. Le dernier refuge c’est le monde des femmes, le monde de la mère, le tissé, qui enveloppent toutes les relations sociales et médiatisent les compétitions politiques dans cette société (Bonte 2008), matrice que les hommes protègent jalousement car ils savent que sans la tente ils ne sont rien. 43 Cet hommage du poète à ce symbole féminin met par ailleurs en lumière le pouvoir et les droits singuliers dont jouissent les femmes maures, comparativement aux femmes d’autres pays du Maghreb et du monde musulman, ainsi que le rôle qu’ont joué les femmes sahraouies dans la guerre de libération (1976-1991) et dans la vie des camps de réfugiés de Tindouf, et qu’elles continuent de jouer aujourd’hui en politique, à l’image de l’activiste Aminatou Haidar, icône contemporaine de la résistance pacifique à l’occupation marocaine. 44 C’est l’attachement indéfectible à sa culture nomade menacée qui pousse Zacîm cEllâl à faire cet improbable grand écart entre le monde des objets domestiques et l’univers politique, qui invite le poète-technologue à composer ce grand récit d’une culture saharienne, récit mêlant les éléments les plus visibles de celle-ci, la musique et le verbe, avec ce qui est habituellement laissé dans l’ombre, car siège de la dignité et de l’identité

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de chacun, confondant admirablement les mots et les choses, le technique et le social, pour restituer à sa culture sa texture, son unité et sa beauté.

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NOTES

1. Le Front populaire de libération de la Saguia el Hamra et du Rio de Oro a été créé le 10 mai 1973, avec pour principaux objectifs l’accession du peuple sahraoui à la souveraineté sur le Sahara Occidental et la construction d’une société nouvelle, faisant table rase des inégalités sociales (tribales, statutaires, de genre), cf. Sophie Caratini (2003). Le Front Prolisario, mouvement politique armé, a donné naissance le 27 février 1976 à un État indépendant, la République arabe sahraouie démocratique (RASD). 2. Issu d’une importante famille de poètes et longtemps « combattant » (muqâtil) du Front Polisario, Zacîm cEllâl est depuis quelques années responsable de la Direction des arts populaires au ministère de la Culture de la République arabe sahraouie démocratique. h) ح th anglais de « think ») ; ḥ pour) ث Le ḥassâniyya est transcrit ainsi : ṯ pour .3 ch) ش th anglais de « the ») ; š pour) ذ jota espagnole) ; ∂ pour) خ aspiré) ; ḫ pour t) ط d emphatique) ; ṭ pour) ض s emphatique) ; ḍ pour) ص français) ; ṣ pour r) غ ġ pour ; ع emphatique) ; c pour ∂) ظ emphatisé ; ∂ pour (ز) emphatique) ; ẓ pour z grasseyé) ; les voyelles longues sont indiquées par un accent circonflexe : â, û, î. 4. Le territoire « traditionnel » des Maures ou Bi∂ân s’étendait grosso modo du fleuve Sénégal à l’Oued Noun, incluant la Mauritanie, le Sahara Occidental et l’extrême Sud marocain actuels, et de l’Atlantique à la région de Tombouctou au Mali. 5. Cette recherche a bénéficié du précieux concours du Centre Population & Développement, (CEPED UMR 196, Université Paris Descartes-IRD), du projet (ANR) MIPRIMO « La migration prise aux mots » (2010-2013) et, plus récemment, du programme

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MINWEB « Minorités numériques et circulation de messages politiques sur le web au Sahara » (2014-2016). 6. Le gâv est la forme la plus répandue de la poésie dialectale ḥassâniyya, poème généralement de deux vers constitués chacun de deux hémistiches. Les rimes sont croisées : la première hémistiche rime avec la troisième, la deuxième avec la quatrième (ab/ab). Les huit strophes forment ce que l’on appelle des ṭlac (pl. de ṭlaca), poèmes plus longs le plus souvent structurés ainsi : aa/ab/ab/ab/ab/… 7. Sur la musique maure, cf. l’ouvrage de référence de Michel Guignard (2005). 8. Ce poème très riche a été transcrit et sommairement traduit avec l’aide d’un Sahraoui de Dakhla (territoires occupés), dont je préfère taire l’identité ici pour des raisons de sécurité, le tout fin juillet 2011 ; la traduction a été révisée à Nouakchott avec l’aide du poète mauritanien Mohamed Ould Bowba, en janvier 2014. Je tiens à les remercier chaleureusement ici. Les ultimes problèmes de traduction ont pu être réglés directement auprès de l’auteur du poème, rencontré fin février 2015, dans les camps de réfugiés de Tindouf. 9. Pour un autre exemple de « récit textile » au Maghreb, cf. l’article de Véronique Pardo (2004). 10. Pour une description de cet objet et de son importance sociale, cf. Sébastien Boulay (2006). Notons que ce meuble est absent de la culture matérielle des grands nomades sahariens voisins, les Touaregs (Hincker 2005a) qui d’ailleurs n’utilisent pas la tente en poil, mais des tentes en cuir ou en nattes (Nicolaisen & Nicolaisen 1997). 11. Pour un exemple d’enquête de technologie culturelle sur le tissage au Maghreb, faisant la part belle à la linguistique, on pourra consulter l’article récemment réédité de Claude Lefébure (2010 [1978]) dans la revue Techniques & culture. 12. Ce qu’on appelle littéralement les « portes » de la tente sont les deux pieux qui relèvent la bandelette avant du vélum et auxquels sont suspendues des décorations tissées et brodées. 13. Le vlîj désigne la bande tissée dont la couture avec d’autres bandes tissées, neuves ou anciennes et reprisées, constitueront le vélum de la tente. Le « collier » (glâde) est normalement associé au vélum et non uniquement au vlîj, et désigne le grand motif réalisé à points lancés, au fil de laine blanche, autour du sommet de la tente, à des fins décoratives et prophylactiques (Boulay 2003a : 245-248, 458-459). 14. La largeur des bandes tissées est estimée non pas en coudées (∂rac, pl. ∂erca) mais en mêre, unité de mesure correspondant à trente fils de chaîne. Certains vilje comptent sept mêre de largeur, d’autres huit ou neuf, selon l’épaisseur du fil et les dimensions du vélum souhaitées, pour une longueur comprise en moyenne entre quatorze et dix-huit coudées (soit 7 et 9 mètres environ). Une mêre équivaut à dix ǝwzât. 15. Les vilje les plus anciens (de troisième génération) seront extraits du vélum et mis au rebut du fait de leur état d’usure avancé, ou plus souvent reconvertis en bourre de coussins de bât ; les vilje de deuxième génération remplaceront, après avoir été soigneusement reprisés, les précédents à l’arrière du vélum, partie la moins visible quand on fait face à la tente ; les vilje de première génération qui se trouvaient au centre du vélum (où la tension use le plus le textile) seront positionnés à l’avant du vélum et les nouvelles bandes tissées intégrées à leur place, au centre (Boulay 2003a : 444-447).

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16. Pluriel du terme « maṭembe » qui désigne les bandelettes tissées, ornées d’un fin liséré blanc réalisé en laine de chamelon, situées à l’avant et à l’arrière du vélum. Elles sont remplacées à chaque renouvellement du vélum car elles s’usent plus vite que les vilje. Ces bandelettes sont également appelées « ḥellâle » ou, plus discrètement, « šwârǝb el-ḫayma », les « lèvres de la tente », renvoyant aux lèvres de l’organe génital féminin, la tente étant étroitement associée dans l’imaginaire maure à un corps féminin et à la « maîtresse de tente » (mulâ-t ǝl-ḫayma). 17. Sophie Desrosiers (1986) a donné un bon exemple de ce que le texte peut apporter à la reconstitution d’une activité ancienne de tissage. 18. Comme du reste la plupart des savoirs techniques « traditionnels », qui requièrent souvent l’intervention d’un observateur extérieur pour aider les agents à mettre en mots et à rendre accessible leur savoir (Chamoux 1997). 19. On pourrait même parler de « système technique » ici, non pas en tant qu’ensemble des activités techniques d’un groupe (Gille 1978) – quoique la tente apparaisse finalement comme une matrice enveloppant et générant l’essentiel des productions techniques dans cette société –, mais bien plutôt en raison de l’interdépendance très forte entre les activités décrites dans ce poème et de leur enchâssement dans le social (Lemonnier 2010 [1983]). 20. Cf. les travaux passionnants que poursuit Tiziana Beltrame (2012) sur les transformations sociales et cognitives engendrées par l’informatisation des données relatives aux objets de musées. 21. On a effectivement affaire à une culture orale où la « littératie » (Goody 1968) est omniprésente du fait notamment d’une islamisation de la région assez ancienne, mais où la connaissance des textes (à commencer par le Qur’ân) se transmet encore très largement par la récitation et l’audition. C’es ce que Catherine Taine-Cheikh (1998) a appelé l’« auralité » qu’elle entend comme un ordre discursif qui transcende l’opposition oral / écrit, qui met l’accent sur le rôle de l’audition et de l’oreille dans la transmission des savoirs et sur l’importance de la mise en forme poétique du texte qui facilitera son impression dans la mémoire. 22. Comme l’a récemment rappelé Ursula Baumgardt au sujet de la littérature orale ouestafricaine, la situation de performance « ainsi que la relation entre l’énonciateur et le public sont constitutifs de l’œuvre » (2014 : 168), et de poursuivre en citant Paul Zumthor : « L’œuvre sera ce qui est poétiquement communiqué ici et maintenant : des sonorités, des mots et phrases, des rythmes, des mouvements, des éléments visuels et situationnels » (Ibid.). 23. Rencontré récemment dans les camps de Tindouf, Za cîm cEllâl nous précisa qu’il avait composé ce poème en mai 2008 et qu’il l’avait déclamé à quatre ou cinq reprises, dans le cadre d’une campagne gouvernementale de sensibilisation de la population des camps à l’importance de la sauvegarde de la culture sahraouie, campagne préparatoire au 16e Festival de la culture et des arts populaires, qui se déroula du 4 au 6 décembre 2008 dans le camp d’Aousserd. 24. Sur cette question de l’efficacité politique du poème, cf. notamment les travaux de l’helléniste Claude Calame (2014).

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RÉSUMÉS

Cet article propose une réflexion sur la relation entre technique et politique, à partir de l’analyse d’un long poème inventaire recueilli dans les territoires occupés du Sahara Occidental et attribué à un artiste-combattant du Front Polisario, installé dans les camps de réfugiés de Tindouf (Algérie). Véritable manuel de technologie culturelle, ce texte composé en arabe dialectal ouest- saharien (ḥassâniyya) se contente de décrire par le menu les techniques de fabrication et les objets de la tente bédouine, mais procure ce faisant un éclairage original, par le registre dans lequel il est composé et déclamé et par la performance époustouflante du poète, sur la dimension politique de cette architecture nomade emblématique et de la culture qu’elle abrite, le tout dans un contexte sans précédent d’instrumentalisation du patrimoine culturel au Sahara Occidental.

Techniques, Poetry and Politics in Western Sahara This paper proposes a reflection on the relationship between technique and politics, based on the analysis of a long inventory poem collected in the occupied territories of Western Sahara and attributed to a Polisario Front artist and combatant, living in Tindouf refugee camps (Algeria). Real textbook of cultural technology, this poem composed in West-Saharan Arabic dialect (ḥassâniyya), contents itself with describing by the menu the manufacturing techniques and the objects of the Bedouin tent but at the same time offers an original lighting, by the register in which it is composed and declaimed and also by the astonishing performance of the poet, on the political dimension of this emblematic nomadic architecture and of the culture that it shelters, the whole in an unprecedented context of cultural heritage instrumentalization in Western Sahara.

INDEX

Mots-clés : chaîne opératoire, poésie, culture matérielle, Sahara Occidental Keywords : Operational Sequence, Poetry, Material Culture, Western Sahara

AUTEUR

SÉBASTIEN BOULAY

Université Paris Descartes – Faculté des sciences humaines et sociales de la SorbonneCentre Population et développement, Paris

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Les années écroulées Vestiges, développement et autonomie à Faya-Largeau, Tchad Years Fallen Apart. Ruins, Development and Autonomy in Faya-Largeau, Chad

Julien Brachet et Judith Scheele

1 FAYA-LARGEAU, chef-lieu de la région du Borkou et principale oasis du Sahara tchadien, expose au grand jour les vestiges de son passé. Des membres de la Sanūsiyya1 aux colons français, des commerçants libyens aux agents de l’État indépendant et aux experts occidentaux du développement, nombreux sont ceux qui s’y sont installés avec la volonté de mettre en œuvre un projet de mise en valeur « rationnelle » des ressources locales2. Et tous sont repartis, au bout de quelques années ou quelques décennies, laissant derrière eux des constructions, des techniques, des objets qui, réappropriés pour quelques-uns, ont pour la plupart été oubliés, abandonnés à l’usure du désert, délaissés à l’état de ruines. Selon Ann Stoler, « les formations impériales persistent dans leurs débris matériels » (2008 : 194), tandis que le souvenir des « avenirs ratés » (Ibid. : 202) se matérialise dans ceux des projets de développements avortés : « les ruines sont des sites qui condensent des sens alternatifs de l’histoire » (Ibid. : 194). Celles qui parsèment Faya, impériales et autres, ne font pourtant localement l’objet que de peu d’intérêt, comme si les « sens alternatifs de l’histoire » qu’elles recèlent n’étaient pas seulement ceux d’une histoire qui aurait pu être différente, mais aussi ceux d’une façon différente de penser l’histoire.

2 Si, ailleurs en Afrique, « le démantèlement des téléologies linéaires de l’émergence et du développement reste une tâche inaccomplie » (Ferguson 1999 : 17), à Faya, ces téléologies semblent ne jamais avoir connu de réelle adhésion. Le monde du développement qu’elles représentent reste grandement extérieur aux imaginaires locaux, informés par d’autres valeurs, d’autres temporalités, d’autres logiques. La notion même d’investissement à long terme – que ce soit du travail, des capitaux, voire des relations sociales – est ainsi étrangère aux projets des populations locales. La confiance en l’avenir, qui permet de s’y projeter sereinement et détermine tout investissement, suppose que l’enchaînement entre le passé et le présent soit perçu comme relativement linéaire et prévisible. Or, aux yeux de ses habitants, l’histoire de l’oasis de Faya est à la fois méconnue, contestée et imprévisible, même a posteriori. Le

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temps n’y est pas interprété en termes de progrès ou de déclin : il est « ponctué plutôt que durable » (Guyer 2007 : 416)3. La succession des rébellions et des guerres survenues au cours du siècle écoulé n’est pas étrangère à cela, tout comme la fluidité de l’organisation sociale limiterait également ce partage d’une représentation téléologique de l’histoire de la localité ou du groupe qui pourrait servir de base de calculs et de projections sur l’avenir. La « logique sociale » des Dazagada4, écrivait Catherine Baroin, est « d’un tout autre ordre que celle de mécanismes sociaux qui s’appuient sur la présence de groupes » (1986 : 26), et semble se traduire dans une relation particulière au temps et aux choses, tout en en étant le produit. 3 De même, la pratique généralisée et revendiquée de la générosité sans limites et de la consommation immédiate, caractéristique de la vie sociale des Dazagada (Baroin 1985), va à l’encontre de toute tentative de « fixation » de la richesse sur le long terme. Alors que, de l’extérieur, Faya a souvent été perçue comme une « pauvre » bourgade du désert, de l’intérieur, cette oasis est avant tout considérée comme un lieu d’abondance, au sens de Marshall Sahlins (1972 : 5), pour qui pénurie et abondance résultent de la relation entre moyens et buts. L’important pour ses habitants – leurs « valeurs » dirait David Graeber (2001) – n’est pas tant l’anticipation inévitablement aléatoire de l’avenir que l’utilisation libre, instantanée et complète des ressources tant qu’elles existent5. Il ne s’agit pas d’une position par défaut, mais plutôt du résultat de choix délibérés : bien vivre, pour la plupart des habitants de l’oasis, est d’abord une question d’autonomie personnelle face à la contrainte, aux besoins et aux structures de dominations, que ces dernières soient étatiques ou sociales, externes ou internes. Aussi, quand Ann Stoler nous encourage non pas à « mettre l’accent sur les objets de l’empire comme de la matière morte ou les débris d’un régime obsolète », mais à « faire attention à leurs réappropriations et positionnements, actifs et stratégiques, dans la politique du présent » (2008 : 196), à Faya, c’est justement le manque d’intérêt pour un passé pourtant matériellement perceptible au quotidien qui exprime peut-être le mieux les valeurs politiques fondamentales. 4 Dans cet article, nous nous emploierons dès lors à retracer l’origine des ruines disséminées à travers l’oasis de Faya afin de saisir ce qu’elles révèlent à la fois de l’histoire du lieu et des logiques sociales qui y prévalent. Les valeurs et les croyances sous-tendant les notions de rationalisation économique et de développement seront ensuite interrogées à l’aune de cette absence d’intérêt pour des temps passés qui, selon certains critères, pourraient être considérés comme ayant été plus fastes qu’aujourd’hui. Enfin, en examinant les représentations locales du travail, de l’investissement et de la propriété, nous tenterons de comprendre la manière dont les choses et le temps s’ordonnent à Faya, et en quoi la spécificité de cet ordonnancement et sa relative illisibilité extérieure peuvent permettre d’obtenir et de préserver une certaine autonomie des personnes et des groupes6.

Vivre dans un enchevêtrement d’époques

5 Toute déambulation à travers Faya-Largeau, oasis qui compte une dizaine de milliers d’habitants permanents7 et dont le nom même rappelle le temps de la conquête coloniale8, est une déambulation à travers son histoire tant les traces du passé y sont nombreuses, incontournables. Les plus anciennes sont sans doute ces murs érodés de près d’un mètre de large dont il ne subsiste que les bases, ruines d’un fort ottoman

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selon certains9, ou plus probablement de la zāwiya 10 de la Sanūsiyya, installée au tournant du XXe siècle (Ferrandi 1930 : 141). En contrebas, derrière la dune qui jouxte un petit cimetière abandonné, se trouve une place carrée entourée de bâtiments blancs construits par les militaires français à l’époque coloniale, qui sont aujourd’hui partiellement occupés par l’administration nationale, malgré leur délabrement. Les postes de police et de gendarmerie se situent là, à l’ombre d’arbres bientôt centenaires, tout comme le palais de justice qui affiche ostensiblement sa devise (« La loi et l’intime conviction du juge ») aux côtés d’une armoire cadenassée en plein air censée protéger les archives judiciaires. L’ancien mess des officiers est, quant à lui, à moitié écroulé sur les décennies d’archives qu’il recèle, éparpillées à même le sol, dévorées par les termites. Deux gendarmes célibataires y ont élu domicile, « squattant » les deux salles les moins abîmées du bâtiment. Dans son arrière-cour gisent les restes d’un monument à la gloire de l’ancien président Hissène Habré, natif de l’oasis. Ce monument, qui ornait la place à la fin des années 1980, a simplement été couché au pied d’un mur après le coup d’État d’Idriss Déby, en 1990. Certains ont sûrement cru un temps qu’il pourrait resservir, et il est resté là depuis.

6 Un peu plus loin, le marché central constitue un autre exemple d’architecture coloniale. Les anciens se souviennent qu’à l’ombre des larges arcades qui l’entourent se dressaient jadis des vitrines en verre, derrière lesquelles des commerçants de tout le pourtour de la Méditerranée étaient alors installés : Français, Grecs ou Italiens y proposaient des marchandises en provenance d’Europe et du Maghreb à une population elle-même cosmopolite11. Dans les années 1950, un Maltais travaillait dans une société de transport de la place, un Syrien tenait l’auberge des soldats, eux-mêmes aux origines variées, et un Égyptien gérait l’agence d’Air France (Schiffers 1957). Il ne reste plus aujourd’hui aucune vitrine, les boutiquiers et les vendeuses sont presque tous originaires de Faya ou des autres villages de la grande palmeraie du Borkou, tout comme les chalands qui s’y approvisionnent en produits locaux. Un peu partout dans l’oasis, au milieu des constructions, d’anciens jardins libyens sont abandonnés aux chèvres, faute de savoir qui en sont les héritiers ou faute d’entente entre héritiers pour les vendre. Plus rien n’y est cultivé, les dattiers n’y sont plus irrigués et seuls quelques vieux arbres fruitiers évoquent leur luxuriance passée. 7 Dans les rues de sable, de vieilles bornes-fontaines en fonte datant de l’époque coloniale côtoient celles en ciment construites récemment par une entreprise chinoise, mais ni les unes ni les autres ne sont alimentées en eau. Ça et là, camions Berliet, pick-up d’un autre temps et véhicules de chantier libyens sont abandonnés aux vents de sable qui n’altèrent que lentement leurs armatures métalliques. Autant de carcasses qui servent quotidiennement de terrains de jeux aux enfants. Le long des rues, d’innombrables trous accueillent les eaux usées des maisons, qui y stagnent avec les déchets lorsque ceux-ci ne sont pas emmenés dans les nombreux dépotoirs de la ville. À l’époque coloniale, les militaires français notaient que la population de Faya était « récalcitrante aux mesures de lutte contre la saleté », « habituée à voir le soleil, le vent, le sable et les corbeaux se charger de l’assainissement de ses quartiers »12. Des ouvertures dans les murs d’enceinte de certaines concessions rappellent néanmoins qu’à cette époque, un système public de ramassage des ordures était organisé13. C’était il y a longtemps, avant les guerres qui ont agité la région depuis et dont les marques sont encore bien visibles. 8 L’ancien château d’eau qui trône au milieu de l’oasis exhibe ses parois trouées. Mais nul ne sait précisément quand il a été endommagé. Mis à part ceux qui doutent qu’il ait

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vraiment alimenté un jour des concessions et des bornes-fontaines, les autres s’accordent sur le fait qu’il fonctionnait dans les années 1950 et ne fonctionnait plus trente ans plus tard. Entre les deux, les affrontements entre l’armée gouvernementale et le Frolinat14 dans les années 1960 et 1970, ou ceux avec la Libye dans les années 1980, l’auront définitivement mis hors d’usage. À l’intérieur des maisons les plus cossues du centre, des douches et des robinets délabrés, des prises électriques et des douilles qui pendent aux murs et aux plafonds, inutilisés depuis des décennies, rappellent à leurs occupants ce temps où l’eau et l’électricité étaient accessibles en permanence pour ceux qui en avaient les moyens. Depuis qu’un nouveau château d’eau a été construit en 2006, les concessions disposant d’un robinet extérieur raccordé au réseau sont à nouveau alimentées, une à deux heures par jour. 9 Ce rationnement de l’approvisionnement en eau via le réseau collectif est comparable à celui de l’approvisionnement en électricité. Deux puissants groupes électrogènes ont été acheminés à Faya par la société nationale d’électricité en 2012, qui fournit en effet de l’électricité aux foyers abonnés, mais, là encore, seulement quelques heures par jour. Certains préfèrent donc continuer de se ravitailler auprès de commerçants disposants d’un petit groupe électrogène, suffisant pour faire fonctionner une ou deux ampoules aux premières heures de la nuit. Mais il s’agit bien sûr de commodités onéreuses, dont seulement une minorité de familles bénéficie. La majorité de la population de l’oasis s’approvisionne donc toujours en eau grâce aux puits et s’éclaire à la lumière de lampes torches dès la tombée de la nuit. Cette situation est d’ailleurs partagée par tous lors des fréquentes pénuries de carburant qui entraînent l’arrêt des groupes électrogènes, du remplissage du château d’eau, ou du fonctionnement des antennes de téléphonie mobile. L’approvisionnement en carburant et, plus encore, la gestion des stocks au sein de l’oasis sont en effet très aléatoires, ce qui impose à presque tous les habitants une certaine flexibilité des rythmes et des modes de vie. 10 Si l’emboîtement de passés, de présents et d’ex-futurs est une caractéristique du présent postcolonial de l’Afrique tel qu’il est interprété par Achille Mbembe (2000 : 36), force est de constater que l’enchevêtrement des époques est particulièrement visible à Faya. Les traces du passé y sont partout perceptibles, plus que dans d’autres localités sahariennes, et ne cessent de rappeler les soubresauts d’un siècle d’histoire souvent violente et ponctuée de tentatives volontaristes de rationalisation et de développement.

Des volontés externes de rationalisation : unité et diversité des projets mis en œuvre

11 L’oasis de Woun, selon la dénomination précoloniale de l’oasis de Faya, était connue de longue date par les nomades de la région qui y possédaient des palmiers-dattiers ; au XIXe siècle, quelques sédentaires y vivaient déjà dans des huttes en palme (Nachtigal 1881 : 85, 139, 143). Le premier bâtiment en dur construit à cet endroit fut sans doute la zāwiya de la Sanūsiyya, évoquée plus haut, établie en 1909 (Djian 1996 [1915-1916] : 117). Poussée par l’armée ottomane, la Sanūsiyya avait dû déplacer, en 1899, son siège principal de Koufra, dans le Sud libyen, à Gouro, dans le Nord du Tchad actuel. La zāwiya de Faya, édifiée dans une région plus propice à l’agriculture, était chargée de lui fournir des vivres (Ibid. : 118). Au moment de son apogée au début du XXe siècle, la tarīqa (confrérie) comptait environ un millier de membres dans la région du Borkou, dont la

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population totale était estimée à 20000 personnes (Triaud 1995 : 659). L’agriculture était au cœur de leur projet, non seulement pour des raisons économiques et stratégiques, mais aussi parce que les ikhwān de la Sanūsiyya – « les héritiers et les porteurs d’un modèle idéologique, celui des shurafā’ 15, qui traverse toute l’Afrique du Nord et le Sahara » (Ibid. : 549) – aspiraient à changer les modes de vie autant que les systèmes de production locaux : « Dans cette zone sous contrôle nomade [le Borkou], où le travail de la terre était considéré avec mépris comme une activité servile, la Sanūsiyya promouvait, en se posant en entrepreneur agricole, un nouveau système de valeurs […]. [E]lle installait des communautés sédentaires, encourageait la culture des terres et combattait les pratiques nomades de pillage. Il fallait des étrangers, chargés de baraka et bénéficiant de la protection divine, pour introduire de tels facteurs de changement dans l’ordre social ».(Ibid. : 508) 12 Plusieurs éléments centraux du projet de la Sanūsiyya apparaissent dès lors comme étant peu ou prou les mêmes que ceux des entreprises coloniales européennes : le droit de propriété, sous-tendu par un système légal savant, essentiellement écrit et « moderne » en ce sens qu’il privilégiait le droit individuel ; l’investissement à long terme par le biais de la construction de bâtiments en dur, de l’arboriculture, de l’établissement de systèmes d’irrigation et de l’éducation ; et, enfin, l’organisation du travail par l’importation d’esclaves, mais aussi par l’embauche des locaux et la création de certaines formes de salariat16. Même si ces mesures n’ont remporté l’adhésion que d’une petite partie de la population17, il n’y a pas de doute sur le fait que la confrérie a contribué à la transformation de l’organisation économique et foncière de Faya, notamment en introduisant des techniques agricoles, des plantes, des redevances et des droits de propriété tirés de la sharī‘a.

13 Ces parallèles entre la Sanūsiyya et la « mission civilisatrice » mise en avant par les forces coloniales françaises n’échappaient pas complètement à ces dernières, en dépit de leur hostilité envers la tarīqa. Ainsi, en 1939, l’officier Boujol notait qu’au Tchad, la Sanūsiyya avait établi « un véritable État, je dirai même un État colonisateur » : « Ces zaouïas ressemblaient assez exactement à des postes coloniaux, autour desquels se cristallisaient les éléments indigènes […]. On y payait des impôts, on y accomplissait des travaux de prestation, on y faisait des cultures, du commerce, et les caravanes y trouvaient des gîtes d’étapes sûrs et une protection contre les pillards »18. 14 Or, si la Sanūsiyya eut un certain succès localement, c’est précisément parce qu’elle ne visait pas à un contrôle exhaustif d’un territoire en surface de type étatique, mais plutôt à l’établissement d’un « territoire en réseau » (Pliez 2006 : 692 ; voir aussi Evans- Pritchard 1945 : 187)19. Néanmoins, par sa volonté de mise en valeur rationnelle des ressources, la Sanūsiyya évoquait aux colonisateurs français la même image que celle qu’ils se faisaient de leurs propres œuvres.

15 Dans les faits, la conquête française fut dévastatrice : Faya fut « razziée » – et sa palmeraie incendiée – cinq fois avant d’être occupée en 1913. Les baraques de l’armée française, construites dans et aux alentours de l’anciennezāwiya, allaient devenir le centre de la nouvelle ville de Faya : « Ce n’est plus une zaouïa que nous retrouvons ; c’est un poste, presque une ville. De nombreux camarades sont arrivés ; on dirait que le Kanem et le Ouadaï [régions tchadiennes] ont brusquement déversé sur le Borkou leurs tirailleurs, leurs cadres européens, leurs chameaux et leur mil […]. Des cases en nattes se sont partout édifiées ; les détachements qui ont escorté les convois se sont formés en carré tout

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autour du poste et pour comble, dominant celui-ci de sa fine silhouette, symbole le plus sensationnel du nouveau statut du Borkou, le mât de la télégraphie sans fil se dresse hors de l’ancienne zaouïa ».(Ferrandi 1930 : 199) 16 S’ensuivirent quelques tentatives d’amélioration agricole : la culture des arachides et l’établissement d’un jardin d’essai dans les années 1930 ; l’importation de pieds de vigne depuis la Tunisie et l’édification d’un forage artésien dans les années 1950 et 196020. Ces projets nécessitèrent un travail qui ne fut fourni que marginalement par la population locale, aidée par des prisonniers21.

17 Les seuls « indigènes » prêts à s’investir volontairement dans des projets agricoles élaborés par les Occidentaux étaient les réfugiés de l’actuelle Libye qui, fuyant la conquête italienne, arrivèrent à Faya par centaines à partir de la fin des années 1920. Les Français en comptaient 3000 en 1934, installés pour la plupart dans les principales oasis de la zone administrative du Borkou-Ennedi-Tibesti (BET), dont ils constituaient parfois la majorité des habitants22. Ce sont eux qui édifièrent les premières maisons en briques de Faya, que l’on retrouve toujours au centre de la ville actuelle. Si les officiels français traitèrent d’abord ces réfugiés avec suspicion, ils prirent rapidement la juste mesure de leur utilité potentielle, considérée comme étant plus grande que celle des populations locales23. Terrains et eau leur furent donc concédés dans certaines localités24. Une partie importante des jardins qui se situent toujours au centre de Faya date de cette époque : des décennies plus tard, ces jardins portent encore les traces d’une agriculture intensive et d’un arrangement soigné des espaces plantés en palmiers et autres arbres fruitiers, en somme d’un investissement pensé sur le long terme. Un certain nombre de réfugiés libyens s’orienta vers le commerce, avec un succès tel qu’Alfred Le Rouvreur, chef de district du Borkou de 1953 à 1956, jugea que « la quantité de richesses ainsi drainée par le millier de Libyens aux dépens des 40000 Toubous était incroyable » (1962 : 395). 18 Entre-temps, avec la Seconde Guerre mondiale, le ralliement précoce du Tchad à la France libre et le passage de la colonne Leclerc à Faya, l’oasis entra brusquement dans l’histoire mondiale. Ainsi, en 1942 : « […] l’afflux de 350 à 400 Européens, de plus de 1200 tirailleurs, de requis Camerounais, de boys et de femmes de toutes races, de kawadjis, a changé considérablement l’aspect tranquille de la palmeraie et, actuellement, on peut dire que toutes les langues de la colonie sont parlées à Largeau »25. 19 Cette période particulièrement animée ne dura pas puisque, dès 1944, le Commandant du BET notait « qu’à présent, il ne reste que des souvenirs » de cette « ère de prospérité sans pareil » que furent les débuts de la guerre26. Faya allait pourtant garder son air cosmopolite jusqu’aux années 1960, en raison de la forte présence de l’armée coloniale, financée un temps par des fonds de l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), et du fait qu’elle devint brièvement une escale pour transports routier et aérien entre la France et l’Afrique-Équatoriale française (AEF). Le député de Faya, issu d’une riche famille commerçante, se souvient : « Après l’école, on rentrait chez nous et en route on faisait du lèche-vitrines […]. Il y avait une liaison aérienne directe avec la France, donc on pouvait commander les disques à la mode, des vêtements. On commandait dans des catalogues des Galeries Lafayette […] et on était livré en une semaine depuis Paris »27. 20 Avec 131 Européens, 848 Libyens – groupe qui comprenait aussi quelques Soudanais, Nigériens et Saoudiens28 –, 320 militaires africains et 230 détenus aux nationalités non précisées, recensés en 1955 au Borkou et dont presque tous étaient basés à Faya, la

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population de la ville, qui ne comptait au total qu’environ 3500 habitants, était des plus bigarrée29.

21 Cette période « cosmopolite » prit fin au cours des années 1960, au moment du départ de l’armée coloniale française (1964), et de celui, progressif, de nombreux commerçants libyens qui à la fois fuyaient l’insécurité grandissante au Tchad et étaient attirés par le soudain enrichissement de la Libye, qui commençait à exploiter ses réserves pétrolières. Après une décennie de troubles dans l’ensemble du pays, le Frolinat contrôla la ville de Faya de 1978 à 1980 et tenta d’y mettre en œuvre ses propres projets d’ordre et de comptabilité. Mais la « commission de redressement » du mouvement rebelle – censée faire travailler les « responsables supérieurs », inculquer le respect de leur hiérarchie aux militaires, contrôler les mouvements de la population, récupérer les propriétés dites de l’État et en prélever un loyer, établir un cadastre, rassembler les armes des particuliers, contrôler le marché et faire travailler les gens… – semble avoir eu du mal à s’imposer, à en juger par la répétition permanente des mêmes directives30. Puis, ce fut l’armée libyenne, qui tint la ville de 1980 à 1987 (avec quelques interruptions) et essaya de faire appliquer le programme révolutionnaire du colonel Mouammar Kadhafi : « Tout le monde devait lire le livre vert et faire partie des comités révolutionnaires, sinon, on n’avait pas accès aux vivres ni à rien », se souvient un habitant. 22 Pour autant, dans les faits, l’incidence de l’occupation libyenne resta limitée. Les bénéfices de quelques années de scolarisation des jeunes en arabe furent vite annulés par davantage d’années sans école, réduisant le taux d’alphabétisation de la population au plus bas. Ce sont donc surtout les carcasses des chars abandonnés autour de la ville qui rappellent aux habitants l’invasion libyenne, sans compter les mines toujours enfouies dans le désert alentour et qui, de temps à autre, font encore des victimes. 23 Dans les années qui suivirent la fin du conflit tchado-libyen (1987), l’État tchadien, épaulé par des bailleurs de fonds internationaux, tenta de réhabiliter la ville qui, entre- temps, avait été plus ou moins abandonnée par ses habitants. Cet afflux de capitaux engendra maintes négociations et détournements, mais apporta peu de résultats concrets. C’est sans doute ce qui suscite, paradoxalement, une certaine nostalgie de ces périodes de conflit qui transparaît entre les lignes des rapports administratifs consacrés à la relance économique après des années de guerre : « L’extension du centre urbain de Faya avec ses fonctions administratives et commerciales a créé un genre de vie nouveau, surtout lors de la présence sur place des armées françaises et libyennes, qui étaient à la fois de fortes consommatrices de biens de consommation et des armées solvables. Actuellement, les effets de cette urbanisation ont plutôt tendance à régresser »(Granry 1992 : 13) 24 L’exemple le plus représentatif de cette évolution est celui du forage artésien de la palmeraie de Faya, établi en 1962 et qui inspira de nombreux autres « projets » agricoles dans les années 1990. Aucun ne s’avéra efficace ni durable, en raison – d’après les rapports officiels – du manque de main-d’œuvre, de la nature instable de la population ou encore de l’absence d’organisation locale. Depuis ce temps, toute une partie de l’eau, qui devait à l’origine servir à étendre les cultures oasiennes, se perd dans le sable, constituant de petites mares pour le plus grand bonheur des ânes qui s’y abreuvent et la plus grande inquiétude des agronomes qui observent la salinisation des sols et l’épuisement des nappes phréatiques.

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25 Pourquoi cet échec constant, tout au moins au regard des objectifs jamais atteints – ou pas de manière durable – des projets de mise en valeur des ressources locales31 ? Ceux que nous venons d’évoquer, outre qu’aucun d’entre eux ne semble avoir rencontré l’adhésion réelle de la population, ont trois points communs importants par-delà leurs différences apparentes. Premièrement, ils reposent sur la nécessité de transformer des ressources naturelles par le travail ; un travail qui est lui-même considéré comme porteur d’une valeur morale intrinsèque, tout comme l’agriculture y est, sans le dire, définie comme essentielle à la civilisation. Deuxièmement, ils impliquent un investissement à long terme, dont l’idée même suppose une certaine prévisibilité, qui constitue le troisième point commun à tous ces cas : prévisibilité par rapport aux choses matérielles, par exemple un droit de propriété reconnu, et par rapport au temps, c’est-à-dire une forme de sérénité face à l’avenir, informée par une perception linéaire du temps. Or, ces différentes valeurs et croyances, loin d’être universelles, ne sont sans doute pas celles qui sous-tendent le plus les logiques sociales qui prévalent dans l’oasis.

Travail, propriété, investissement

26 La propension des populations à la paresse est, ici comme ailleurs, un leitmotiv des rapports coloniaux. Ainsi, en 1930, l’administrateur colonial de Faya notait que la récolte a été mauvaise parce que les gens refusent de s’occuper « convenablement » de leurs palmiers ; de même en 1934 : « […] il est absolument indispensable de surveiller attentivement l’entretien des palmeraies, d’astreindre les indigènes qui sont de tempérament nonchalant à des plantations nouvelles pour éviter que les palmeraies disparaissent entièrement englouties par les dunes mouvantes »32. 27 Le ton se durcit la décennie suivante : « La population de Largeau manifeste toujours aussi peu d’entrain pour le travail. Par principe les hommes ne font rien, les jeunes femmes vivent plus ou moins de la prostitution, les vieilles femmes […] procèdent à la fabrication clandestine du “mérissé” »33. 28 D’après les colons, seuls les Libyens « soignent rationnellement » leurs palmiers et leurs jardins34. En choisissant leurs mots avec plus d’attention, les rapports des projets de développement des années 1990 ne s’accordent pas moins tous sur le fait qu’un des problèmes clés du Borkou est le manque de main-d’œuvre et sa cherté, qui provient principalement du refus de travailler. Ce jugement est largement partagé localement : « Ici il n’y a pas de technicien, on ne peut pas trouver un bon menuisier ou même un mécanicien. Les gens bricolent, c’est tout, mais ils ne connaissent pas bien, ils n’ont pas de formation. Ils refusent tous de travailler. Ceux qui travaillent ils vont les appeler “haddād, haddād” »35. « Nous, on a beaucoup de terres partout, mais on les connaît même pas, parce qu’on ne trouve personne pour les travailler. On a demandé à tous les cousins, il n’y en a pas un seul qui veut travailler la terre, ils veulent tous faire l’armée ou le commerce ou rien du tout. Mes petits frères, on les a fait travailler, mon neveu, mais ils refusent, ils ne font rien »36. 29 Néanmoins, contrairement à ce que pourraient laisser entendre ces discours critiques, on constate que la population locale ne rechigne pas à exécuter tous les travaux, mais seulement ceux qu’elle juge serviles, au premier rang desquels se trouvent les travaux agricoles (irrigation, taille des arbres). C’est l’une des raisons de sa préférence pour le

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pastoralisme et pour les palmeraies extensives, où les dattiers ne sont ni taillés, ni irrigués, ni même généralement fécondés, et où il n’y a pas de cultures supplémentaires au sol. L’aspect désordonné de ces palmeraies – un « infâme foutoir », selon le chef de district du Borkou en 194937 – a tout pour déplaire tant aux colons français qu’aux experts postcoloniaux : les palmiers non irrigués et non taillés donnent des dattes de petite taille, et il est en outre impossible de les compter (Rodriguez 1988 : 71). Pourtant, au Borkou, cette préférence n’est pas dépourvue d’un raisonnement économique, à court terme du moins : vu la quantité de terres et d’eau disponibles, au lieu d’irriguer et de tailler un palmier pour décupler sa production, il suffit d’en planter dix à faible rendement, pour obtenir la même production avec beaucoup moins d’effort.

30 Une telle conception n’exprime pas seulement une aversion pour le travail manuel, mais aussi un sentiment d’abondance voire d’insouciance vis-à-vis des ressources naturelles, et ce, à l’opposé de l’avis des experts externes pour qui Faya est une localité pauvre dont « les palmeraies non irriguées et mal entretenues correspondent à un type faiblement évolué d’exploitation s’apparentant de très près à l’économie de cueillette » (Verlet, Lefebvre & Munier 1962 : 55). Cette comparaison nous renvoie à Marshall Sahlins (1972) et à sa description des chasseurs-cueilleurs en tant que « premières sociétés d’abondance ». Cette qualification est aujourd’hui largement rejetée (Kaplan 2000). Or, en se focalisant sur les heures de travail et les calories consommées, les critiques suscitées par Sahlins oublient de prendre en compte l’accent que ce dernier avait mis sur la perception de l’abondance, qui n’est pas forcément liée à la quantité des ressources réellement disponibles (Bird-David 1992 : 34). À Faya, par exemple, les gens n’hésitent pas à arroser quotidiennement les cours et les rues de sable à grandes eaux pour les rafraîchir quelques heures, ou à laver très régulièrement leurs véhicules, toujours avec l’eau potable fournie par le forage pour ceux qui y ont accès. Ainsi, alors que du point de vue local l’oasis possède des ressources à foison voire illimitées, les experts occidentaux se focalisent sur l’extension rapide de la palmeraie et la multiplication d’arbres pas ou peu productifs qui abaissent inutilement la nappe phréatique et appauvrissent le sol. 31 Il en va de même de la valorisation locale du pastoralisme, dénigrée à la fois par les rapports coloniaux qui stigmatisent régulièrement la tendance qu’ont les sédentaires à devenir nomades, et par la littérature grise de l’époque postcoloniale qui s’efforce d’établir toute une série de catégories – de l’« agropastoral monétarisé » vers l’« informel », en passant par la « pastorophoenicole » (Granry 1992 : 13 ; Bureau interministériel d’études et de projets ou BIEP 1992 : 17) – pour tenter de saisir et de figer cette fluidité des réalités sociales. De leur côté, les habitants de Faya considèrent que, si leur rendement est certes plus aléatoire, les produits pastoraux, notamment la viande, se vendent cher et se transportent facilement : ce sont, fondamentalement, des produits de luxe. On peut devenir riche ou du moins mener la vie d’un petit rentier en possédant des dromadaires, tandis que rares sont ceux qui font fortune en cultivant des dattes et, à plus forte raison, des produits maraîchers. Mieux vaut donc avoir la possibilité de s’enrichir rapidement et d’être fier de sa vie au quotidien, plutôt que de s’assurer un avenir laborieux. Dans un « lieu d’abondance » comme Faya, les problèmes de survie sont considérés comme étant réservés aux « pauvres », c’est-à-dire aux étrangers, car comme le dit un supposé proverbe local : « chez nous, l’étranger a toujours faim »38. Un Fayalais, même s’il a le ventre vide, n’est jamais démuni, surtout s’il fait de sobriété vertu et, plus encore, s’il sait chez qui se rendre à l’heure du repas…

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« Les gens ici ils ne travaillent pas, y’a rien à faire. C’est à cause des dattes, ils ont beaucoup de dattes alors ils ne veulent rien faire. Ils sont feignants. Aujourd’hui les gens qui travaillent à Faya ils viennent de l’extérieur, et les Goranes ils regardent seulement »39. 32 Dans ce contexte, le travail n’a pas de valeur intrinsèque et la valorisation de l’effort – sous-jacente dans les théories du développement qui laissent entendre que le progrès nécessite de travailler plus pour produire plus et gagner plus – paraît honteuse, voire absurde. La façon de restituer l’histoire des réfugiés libyens, l’une des rares recueillies concernant le passé de la ville, est assez représentative de cette opinion. Leur ascension supposée fulgurante, d’une pauvreté extrême à une prospérité sans pareille, impressionne mais ne suscite ni l’envie ni la recherche d’imitation : le succès des Libyens est en effet trop étroitement lié à des situations jugées méprisables localement, comme leur pauvreté initiale et leur désir de viande sans borne ni honte (ils étaient si affamés qu’« ils mâchaient les peaux des bêtes et faisaient bouillir les os des animaux abattus qu’on leur jetait » ; « ils mangeaient si peu que leur langue pendait de leur bouche ») ou le fait qu’ils exécutaient docilement des travaux jugés trop asservissants pour exercer un attrait quelconque. Il ne s’agit pas là d’une question d’honneur sauvé par des personnes qui se devraient de rester impassibles face à l’avidité d’étrangers, mais qui n’en seraient pas moins consumées d’envie. Il s’agit davantage d’un récit qui affirme, sans amertume ni regret, une différence fondamentale entre « eux » et « nous », entre ceux qui sont prêts à tout pour s’enrichir, et ceux qui ne le sont pas et ne veulent pas l’être, au point qu’il n’est simplement pas imaginable de chercher à suivre leur exemple.

33 Un autre problème mis en avant à travers les époques par les observateurs étrangers est celui de l’absence ou plutôt de l’opacité de l’organisation sociale. Dans les sources coloniales, cela se traduit par des lamentations sur l’impossibilité de s’appuyer sur des structures politiques formelles. En 1928, l’administrateur militaire du Borkou-Ennedi notait ainsi, dans la rubrique « État d’esprit de la population » de son rapport trimestriel, qu’on « ne peut qualifier cet esprit qu’en disant qu’il est resté toubbou et l’esprit toubbou, c’est l’esprit d’une société où chacun fait ce qu’il lui plaît ». Pour ensuite conclure que, « d’une façon générale, n’ayant jamais reconnu d’autorité à qui que ce soit, le Toubbou, tant qu’il n’y est pas contraint, se moque de toute autorité qui ne sait pas se faire respecter ou qui n’en a ni la volonté, ni les moyens »40. Plus de trente ans après, dans un Tchad nouvellement indépendant, cette absence de reconnaissance d’institutions politiques soulève toujours autant de difficultés : il « apparaît nettement que l’établissement d’un contrôle et d’une discipline dans l’utilisation de l’eau va à l’encontre des habitudes des cultivateurs de la zone » (Verlet, Lefebvre & Munier 1962 : 64). Jugement repris, à nouveau trente ans plus tard, par les experts du Bureau interministériel d’études et de projets : « l’éparpillement des nomades et leur mobilité rendent l’exercice de l’autorité par le chef de canton relativement théorique », ce qui fait que « la discipline en ce qui concerne l’utilisation de l’eau paraît difficile » (BIEP 1992 : 33). Ces experts déplorent finalement que ce soit surtout les « jardins pirates » qui prospèrent à Faya, en marge de toute réglementation institutionnelle. Affirmation qui est confirmée par tous nos interlocuteurs, non sans une certaine fierté. 34 Outre l’inexistence d’institutions politiques centralisées et de hiérarchie de commandement, la particularité du système de parenté téda-dazagada, fondé sur l’exogamie bilatérale sur au moins quatre générations – et jusqu’à sept selon certains –, est de limiter la formation de groupes sociaux du type de ceux étant à la base des

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modèles anthropologiques classiques des « sociétés sans État » (Fortes & Evans- Pritchard 1940). S’il existe des « clans » patrilinéaires, ceux-ci n’ont aucune existence en dehors de la responsabilité collective du paiement de la diya (et encore, cette responsabilité semble largement rhétorique) et du marquage des dromadaires qui, dans les faits, varie souvent selon le bon vouloir du propriétaire) (Le Cœur 1953 ; Baroin 1986 ; Brandily 1988). « On n’observe pas d’unités discrètes […] mais plutôt un tissu dense et élastique de relations d’entraide interpersonnelle qui, de proche en proche, englobe la société tout entière. Ceci explique sans doute le caractère assez fluide de la société Toubou, et pourrait paraître comme la condition de son anarchie ».(Baroin 1985 : 15) 35 Cette absence d’institutions locales stables signifie avant tout qu’il est difficile de se projeter dans l’avenir : tout est ouvert à questionnement et les arrangements se renégocient dès que les rapports de pouvoir locaux changent, ou dès qu’ils sont localement perçus comme ayant changé. À l’instar des palmeraies extensives, cela ne devient en fait problématique que si l’on se projette sur le long terme (ce que sont censés faire les bailleurs de fonds) ou que l’on adopte un point de vue standardisé, propre aux « modernisateurs » mais tributaire d’une certaine « lisibilité » des pratiques locales, pour emprunter l’expression de James Scott (1998). Comme le rappelait Marilyn Strathern (1985 : 113), la supposition que « l’ordre est l’état normal de la société » est loin d’être universelle. À Faya, le « désordre » ne renvoie pas tant à une valeur négative qu’à celles, positives, d’autonomie et de flexibilité.

36 Toutes ces difficultés, identifiées dans l’absolu, se concrétisent dès qu’il s’agit de toucher à la terre. Dans les palmeraies du Borkou, les rapports sociaux liés à la propriété foncière sont notoirement compliqués (Baroin & Pret 1993 ; Baroin 1994). Au- delà des conflits entre nomades et sédentaires, qui remplissent page après page les archives coloniales, un flou juridique semble entourer le droit de propriété, dû à la multiplicité et à la fragilité des autorités reconnues. Les agents du développement n’étaient pas dupes : « La superposition de droits divers sur le même champ, voire sur le même palmier, l’imbrication des coutumes et des décisions administratives rendent fort compliqué le règlement des litiges » (Verlet, Lefebvre & Munier 1962 : 37). Mais identifier un problème n’implique pas qu’on sache le résoudre. Le forage artésien des années 1960, par exemple, entraîna, avant même sa finition, une « occupation anarchique » (Ibid. : 22) des terres nouvellement irrigables ; l’impression d’« anarchie » se fait d’ailleurs constamment ressentir dans les rapports concernant les projets d’irrigation jusqu’aux années 1990 et nous renseigne encore sur les réalités du terrain : « En fin de compte, les périmètres ont échappé aux autorités administratives et techniques dès que fut achevée l’attribution foncière. Les paysans n’ayant pas été associés au départ, à la conception de la gestion de l’eau, se sont appropriés les périmètres et se sont organisés à leur niveau pour en user à leur guise »41. 37 Les problèmes autour du droit de propriété ne se limitent pas aux jardins irrigables, mais se retrouvent partout dans la ville. Ils sont cités par les résidents comme étant les principaux motifs d’abandon des maisons et des jardins du centre-ville, notamment à la suite d’héritages incertains ou contestés. « Tu vois les jardins abandonnés partout ? C’est à cause des héritages. Quelqu’un meurt et tu penses que c’est pour toi, tu prends et personne ne dit rien. Mais si tu commences à y faire quelque chose, tout le monde va venir et demander sa part, donc c’est mieux de laisser […]. [L]es gens ne veulent pas faire les héritages, ni devant le Coran ni devant la justice, rien, donc tout est bloqué, on ne peut rien faire »42.

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38 Mais, tous les litiges fonciers ne sont pas liés pour autant à des questions d’héritage : entre les droits des Libyens, premiers propriétaires de nombreuses maisons, et ceux des habitants qui les ont remplacés après leur départ, puis lors des différentes conquêtes militaires de la ville, il est souvent difficile d’y voir clair. D’autant que certaines autorités locales s’arrogent le droit d’établir elles-mêmes des « papiers » officiels : il n’est pas rare de découvrir trois ou quatre titres de propriété, en bonne et due forme, pour la même parcelle ou la même maison. La validité de ces titres de propriété dépend alors de la conjoncture et des « témoins » que les deux partis peuvent présenter. Un procès-verbal d’enquête de 1992 stipule par exemple que certains des titres de propriété mis en avant par l’intéressé « n’ont plus aucun sens » car ils ont été établis par le frère de ce dernier, « militaire entre-temps »43. Dans un autre cas survenu quatre ans plus tard, un Fayalais se plaint au sous-préfet à propos d’un partage de jardin « qui a été réglé maintes fois »44. Trouvé à un moment donné, nul arrangement ne peut être permanent.

39 Cette fragilité des rapports fonciers n’est pas seulement une question d’absence de hiérarchisation des droits, de prévalence du politique sur le légal ou du trop grand nombre d’autorités locales. Elle tient aussi au fait que la société dazagada, comme l’expliquait Catherine Baroin en parlant des pasteurs de l’Ayèr au Sud-Est du Niger, maintient sa « cohésion » grâce à la circulation des biens : « La cohésion sociale […] se fonde donc principalement sur l’entrelacement des multiples rapports solidaires entre individus résultant de la parenté ou de l’alliance. Cette solidarité se concrétise dans les dons de bétail qui accompagnent tous les événements sociaux […]. Il en résulte une cohésion souple et forte, qui s’exerce au niveau le plus élémentaire de la société ».(1985 : 381) 40 Allant à l’encontre de cette logique de circulation, le principe de droits de propriété figés et transcendants suppose une immobilisation au moins temporaire des biens, ce qui, à Faya, paraît peu concevable. En effet, « dès qu’on a quelque chose, tout le monde veut en profiter »45 et les sollicitations du groupe sont telles qu’il est difficile d’y résister. De sorte que s’enrichir et rester riche à Faya implique de rompre avec les convenances sociales en cachant son argent au quotidien ou en l’investissant ailleurs (à N’Djaména ou dans les pays voisins, notamment au Cameroun). En outre, beaucoup considèrent que la richesse ne vaut que par la distribution publique et apparemment sans calcul, par cette forme de don ostentatoire qui suscite la gloire et l’admiration. « Moi, je ne sais pas, quand j’ai de l’argent il est là un jour et puis demain il est parti, je ne sais pas pourquoi, je donne un peu mais ce n’est pas ça : c’est comme s’il partait tout seul. Aujourd’hui mon mari me donne 60000 francs, et puis demain on ne sait même pas comment acheter l’huile. On dirait c’est la sorcellerie »46. « Ici les gens ne veulent pas travailler : tous, c’est des feignants. Les gens gaspillent l’argent, ils paient des motos à 500000 CFA, les cigarettes, azuma47 comme ça et pouf, il ne reste rien »48. 41 La récolte des dattes n’attire pas dans la palmeraie que les supposés propriétaires des dattiers, mais aussi de nombreux « jeunes hommes qui viennent ici juste pour fumer et faire la fête, et pour regarder les filles qui chantent sur la dune »49, et de nombreux « pauvres » faisant partie des parentèles plus ou moins éloignées. Le « vol » des dattes avant maturité est en effet une pratique courante, parfois combattue, mais qui néanmoins fait partie intégrante du système socio-économique. Pour les agents du développement, de tels usages sociaux sont un véritable fléau, qui rend tout calcul de rendement et toute prévision de bénéfice caduques. On pourrait penser qu’ils se

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heurtent à une logique – bien connue de l’ethnographie africaniste – d’investissement dans les liens sociaux plutôt que dans les richesses matérielles (Guyer 1993). Or, la notion même d’investissement paraît peu appropriée pour désigner une pratique par laquelle on n’attend rien de précis en retour. Le prestige recherché ne s’obtient pas par l’établissement de réseaux sociaux élargis et stables, mais par le don gratuit, désintéressé, preuve publique et spectaculaire que l’on peut se passer non seulement des biens matériels mais aussi des autres. Cette posture était déjà décriée dans les archives coloniales qui la jugeaient « irraisonnable »50. Et, à quelques exceptions près – dont certains commerçants partis faire fortune ailleurs –, il semble que « l’esprit du capitalisme » cher à Max Weber ne se soit toujours pas diffusé à Faya depuis.

L’art de se rendre imprévisible

42 La notion d’investissement présuppose aussi un certain rapport au temps (Guyer 2007 : 409). Comme nous l’avons vu plus haut, Faya est née et a évolué avec la guerre ; elle a connu ses périodes les plus « fastes » (mais aussi les plus désolées) grâce à elle et aux ressources qu’elle apporte à sa manière, c’est-à-dire de façon imprévue et imprévisible. Or, au Tchad, note Marielle Debos, « la conception même du temps est liée à l’expérience de la guerre et à la reproduction permanente des conditions qui l’ont amenée » (2011 : 426). C’est peut-être là ce qui explique pourquoi la population de Faya, pour qui l’expérience de la guerre est banale et fait partie de l’ordre normal des choses, est rétive à l’idée d’un investissement figé dans l’espace et dans le temps. « Qui a envie de travailler si les fruits de ses efforts seront récoltés par l’ennemi ? », s’interrogeait déjà Gustav Nachtigal (1881 : 141) au XIXe siècle. Au premier regard, il pourrait donc s’agir d’une réaction à la « routinisation de la crise », à l’instar de ce qu’ont observé Jennifer Johnson-Hanks au Cameroun, où « l’incertitude […] menace de résoudre le lien entre intentions et accomplissement » (2005 : 364), ou James Ferguson (1999 : 252) en Zambie, où à la suite du démantèlement des « téléologie de la modernité », l’histoire n’est plus perçue que comme une succession d’événements sans liens manifestes entre eux, sans logique interne et dont il faut essayer de tirer au mieux parti.

43 Pourtant la guerre – qui, à Faya, relève davantage de l’ordinaire que de l’exceptionnel – ne saurait à elle seule expliquer cette perception temporelle au sein de laquelle aucun passé cohérent ne s’oppose à l’image d’un avenir incertain. Au contraire, ce qui est remarquable à Faya, ce n’est pas seulement la présence visible des vestiges du passé, mais plutôt le désintérêt général dont ils font l’objet. Là où des histoires se racontent, c’est sous la forme de légendes anhistoriques ne décrivant pas des faits relatifs à une évolution dans le temps, mais à une situation figée qui devrait encore être comme telle aujourd’hui. Le lien avec le présent n’y est pas causal mais généalogique, social plutôt que matériel ou territorial. Les légendes qui cherchent à expliquer les rapports de domination actuels dans l’oasis – qui se contredisent entre elles et ne sont pas en accord avec les traces matérielles du passé – prennent cette forme (Brachet & Scheele 2015b). 44 Les quelques bribes de données historiques accessibles, si elles ne sont pas recueillies auprès des étrangers résidant à Faya, prêtent souvent à confusion : ainsi, les ruines de la zāwiya de la Sanūsiyya sont aisément attribuées aux « Turcs », qui seraient venus au « XVe siècle », sans que l’incohérence historique ne soit jamais relevée. On ne se souvient pas très clairement de la présence française, ni même de celle de l’armée

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libyenne. Comme souligné plus haut, personne ne se rappelle précisément à quelle période le château d’eau a fonctionné, ni ne saurait expliquer les traces des infrastructures antérieures. Peu de gens savent situer les ruines d’anciens quartiers de Faya aujourd’hui abandonnés et, pressé par les questions, on avance de façon hasardeuse tout un éventail de dates pour situer dans le temps l’établissement du forage artésien. 45 Ce défaut de connaissance historique pourrait se justifier par le fait que Faya est habitée par une population jeune, à la fois en raison du fort taux de natalité – celui du Tchad est l’un des plus élevés au monde (Guengant 2012) – et parce que les classes d’âge supérieures ont été décimées par les guerres et par l’émigration. Néanmoins, différentes formes de société produisant différentes formes d’histoire (White 1980 ; Hartog 2003), il semble que ce rapport au passé provienne principalement de l’organisation sociale et d’un manque d’intérêt. Ce sont les enchaînements historiques appréhendés à une échelle plus large que celle de la famille proche – autrement dit, l’éventualité de liens de causalité projetés dans le temps – qui sont mis en cause et considérés comme artificiels. L’histoire uniforme et linéaire d’un groupe ou d’un lieu quelconques reste toujours tributaire d’une forme de téléologie, en lien avec des institutions politiques, sociales ou culturelles qui se veulent pérennes51. Or, à Faya, de telles institutions n’existent pas en dehors de la famille proche. Si, comme l’écrivait Louis Dumont, « l’histoire est ce par quoi une société se révèle telle qu’elle est » (1964 : 43), on comprendra dès lors que l’histoire de Faya soit perçue localement comme fluide, morcelée et contradictoire. Et ce rapport arbitraire et aléatoire au passé se retrouve lorsqu’il s’agit d’avenir, lui-même incertain et sur lequel personne n’aime spéculer – à plus forte raison, pour lequel il serait irraisonnable d’investir. 46 Quelle est alors la portée politique de cette vision fragmentée de l’histoire et, plus précisément, du rejet des schémas temporels venus de l’extérieur ? Tout d’abord, force est de constater que cette résistance, qui semble bien enracinée – au moins depuis le siècle écoulé qui est le seul un tant soit peu documenté sur la région –, rend Faya opaque et difficilement lisible pour les étrangers. Cette difficulté à saisir les logiques de fonctionnement de l’oasis et de ses habitants, ainsi que le décalage qui en résulte aux yeux des acteurs externes entre leur volonté de transformation de l’oasis et leur incapacité à la transformer, ne sauraient être mis sur le compte d’un manque d’ouverture ou d’une inertie de la part de sa population. Dans une région qui a toujours évolué en marge de formations politiques fortes et expansionnistes52, cela témoigne plutôt d’une stratégie d’évitement, qui permet d’obtenir et de maintenir une forme d’autonomie politique53 : « Tandis qu’une organisation politique hiérarchisée laisse un peuple sans défense après son effondrement, tandis qu’une tribu cohérente et disciplinée se soumet quand son chef l’ordonne, les Toubous doivent leur liberté et leur survivance à leur individualisme, à leur esprit d’indépendance […]. Ils ne se sentent pas atteints par la mort ou le châtiment d’un chef, la perte de quelques guerriers, la ruine de quelques tentes. Ceux qui ont échappé au désastre s’enfuient, s’éparpillent, font le vide devant l’adversaire, mais ne désarment pas ».(Chapelle 1957 : 40) 47 La même opacité semble recouvrir les logiques d’interactions sociales internes. « [Nous] on a des mentalités pour faire la bousculade »54, affirme-t-on localement, et nombreux sont ceux qui se plaisent à vanter l’existence du « désordre » supposé régner dans la ville et du danger à sortir la nuit, l’imprévisibilité des actes des uns et des autres, la fréquence des vols et des mensonges, ou encore le manque de confiance qui règne entre

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gens avisés, car cela met finalement l’accent sur l’autonomie de tout un chacun. Pour Cornelius Castoriadis (1988), les institutions et la croyance des individus dans ces institutions sont les principaux obstacles à l’autonomie, personnelle ou collective. Or, à Faya, il n’y a que peu d’institutions à déconstruire – sauf, peut-être, celle de la valeur intrinsèque et souvent illusoire de l’autonomie elle-même. La vie sociale est conçue comme fluide et imprévisible, même si, vue de l’extérieur, elle paraît – dans son imprévisibilité – aussi répétitive que dans n’importe quelle petite ville du monde (cf. Baroin 2001). L’opacité des relations sociales et socio-économiques n’y exprime pas seulement un acte de « résistance » à l’État, comme cela a pu être un peu trop vite déduit ailleurs (Brown 1996) – alors que Faya a vu naître ou grandir les trois derniers présidents de la république tchadienne et que nombreux sont les Fayalais qui sont toujours très impliqués dans l’appareil d’État. Il s’agit davantage de choix politiques internes, motivés par une valorisation de l’autonomie des groupes mais aussi des personnes, et qui s’incarnent dans des discours qui proscrivent l’obéissance autant que les tentatives de prévision et d’explication des actes des autres55.

48 L’autonomie, tant individuelle que collective, semble donc être la valeur clé qui anime les logiques sociales à Faya – la vertu principale dirait Alasdair MacIntyre (2006 [1981]) –, de la même façon qu’on méprise toute forme de sujétion à une autorité quelconque, qu’on ne subordonne pas le présent au passé ou à un futur incertain, et qu’on évite tant que possible d’accepter n’importe quel travail ou de se plier aux règles trop rigides du mien et du tien. On gaspille plus qu’on ne thésaurise, autrement dit, on préfère le plaisir et la gloire instantanés à l’assurance du quotidien et l’éventualité d’une postérité future56. C’est ce qui a rendu la vie si difficile aux groupes d’individus très divers, religieux, commerçants, militaires, rebelles et experts, venus à Faya au cours du XXe siècle avec pour objectifs de développer l’oasis, réformer les « mentalités » de ses habitants, intensifier et rationaliser son agriculture. Cela ne signifie évidemment pas que l’oasis soit prisonnière d’un passé lointain ou d’un présent immuable, ni que sa population refuse tout changement. Au contraire, les objets de la « modernité » y sont adoptés avec beaucoup d’enthousiasme : on discute aisément des nouvelles options de la dernière série de véhicules tout-terrain tout en s’échangeant quelques sonneries de téléphones portables à la mode, que celles-ci reprennent le jingle de RFI ou un appel à la prière. 49 Adhérer pleinement à ces projets de rationalisation venus de l’extérieur aurait demandé bien plus que la simple acceptation de nouvelles pratiques et de nouveaux objets. Cela aurait supposé de systématiquement repenser le travail comme étant valorisant et libérateur, et comme étant un moyen de thésauriser afin d’investir ; de repenser l’investissement comme un moyen de s’enrichir davantage et d’assurer son futur par l’acquisition de biens immobiliers et fonciers ; de repenser le droit de propriété comme étant stable, sûr, aliénable et transmissible. En somme, cela aurait supposé de redéfinir les fondements mêmes de la culture dazagada en bouleversant son rapport au temps, aux choses et aux autres, et en passant outre l’inconcevable résignation des habitants de Faya à toute forme de dépendance vis-à-vis de l’extérieur – à tout le moins à la possibilité d’une telle dépendance. Les vestiges d’époques et de projets révolus qui parsèment l’oasis et qui, pour l’observateur étranger, racontent une histoire poignante de « ruination » dans une « zone d’abandonnement » (Stoler 2008 : 204), gagneraient en ce sens à être davantage interprétés comme autant de monuments célébrant l’autonomie de ses habitants.

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Woodburn, James, 1982 « Egalitarian Societies », Man new ser. 17 (3) : 431-451.

NOTES

1. Confrérie musulmane fondée en 1837 et principalement implantée en Libye. 2. Au sens de Max Weber (1985 [1904-1905]). Cette « rationalité » n’est bien sûr pas la seule possible. Comme l’écrit Jane Guyer : « Homo economicus développe une rationalité spécialisée, aux dépens de la raison. La construction conjecturale d’une rationalité

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abstraite sert mieux à la création et la coordination des institutions qu’aux tentatives de gérer la réalité désordonnée du raisonnement réel » (2000 : 1012, notre traduction). 3. Jane Guyer (2007) analyse le temps tel qu’il est pensé explicitement par des économistes néolibéraux et implicitement dans différentes traditions prophétiques. Sa description de la perception de la moyenne durée, de l’« avenir proche », comme déstructurée et imprévisible est néanmoins pertinente à Faya. 4. « Dazagada [sing. : Dazagade] » est le terme local qui désigne « ceux qui parlent le dazaga ». Les Dazagada vivent majoritairement entre le Sud-Est du Niger et le Borkou où ils sont appelés « Goranes », en français et en arabe. Le terme « Toubou », dérivé du Kanembu et employé, en français et en arabe, pour désigner les populations Teda (qui vivent majoritairement au Tibesti, au Nord-Est du Niger et dans le Sud libyen), inclus parfois également les Dazagada, dont la langue est apparentée à celle des Teda. Les Dazagada constituent la grande majorité de la population de l’oasis de Faya, dont seule une partie des fonctionnaires, des militaires et des commerçants est originaire d’autres régions. 5. On peut considérer que, du point de vue local, il s’agit d’un système écologique « à retour immédiat » (Woodburn 1982), même si, dans les faits, on constate une appropriation (contestée) des ressources, et même si les palmiers-dattiers, principale ressource de l’oasis, mettent plusieurs années avant de porter fruit. 6. Cet article repose sur une année de recherche de terrain effectuée au Tchad, principalement à Faya, entre novembre 2011 et décembre 2012. Sauf mention contraire, tous les entretiens cités ont été menés avec des Dazagada natifs de la région de Faya, en français ou en arabe par les auteurs, ou en dazaga avec une traduction simultanée par un tiers. Le titre, « Les années écroulées », est tiré d’un rapport daté de 1996 de la préfecture de Faya. 7. Auxquels se sont ajoutés, au cours de l’année 2011, plusieurs milliers de « retournés » de Libye, originaires de près ou de loin de l’oasis. 8. Victor-Emmanuel Largeau, commandant du territoire du Tchad en 1902-1904 et 1906-1908, dirigea la prise de Faya en 1913. 9. Un détachement ottoman fut présent à Faya d’août 1911 à mars 1912 (Djian 1996 [1915-1916]). 10. La zāwiya désigne à la fois l’édifice religieux et la localité où il est installé. Les zawaya étaient au cœur de la structuration de la Sanussiya. 11. Cf. les rapports trimestriels et politiques des années 1920-1950 (Archives nationales du Tchad [ANT] : W18, W20, W21). 12. « Rapport politique », 2e semestre 1943, Département du Borkou-Ennedi-Tibesti ou BET (ANT : W20). 13. Entretien avec Haroun (Faya, le 13 février 2012). 14. Le Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) est un mouvement armé créé en 1966, composé de plusieurs tendances dont deux, opposées, porteront leurs leaders au pouvoir : Goukouni Oueddeï en 1979, puis Hissène Habré en 1982 (cf. Buijtenhuijs 1978, 1987). 15. Les shurafā’ (sing. : sharif) sont des personnes se réclamant descendants du prophète Muhammad.

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16. S’il y avait certainement des esclaves au Borkou avant l’arrivée de la Sanūsiyya, la plupart de ceux résidant à Faya après la conquête française disaient être venus avec la confrérie (« Rapport du capitaine Lorties », 1937 [ANT : Enquête sur l’esclavage et la traite, non classé]). Selon le capitaine G. L. Mangin, il y avait 114 esclaves dans les zawaya du Borkou (« Situation de la Senoussia au Borkou », 1907 [Archives nationales d’Outre-Mer ou ANOM : FM/SG/Afrique IV, Dossier 36 ter]). 17. Georges Djian fait état des refus de payer l’impôt, des pillages des caravanes sanusi, ainsi que des insultes, rixes et bagarres avec les nouveaux venus (1996 [1915-1916] : 153, 162, 179). 18. Robert Boujol, « La Senoussya au Tchad », Mémoire du Centre des hautes études sur l’Afrique et l’Asie modernes (CHEAM), Paris, 7 juin 1939 (ANOM : 10 APOM, Dossier 401). 19. Denis Retaillé rappelait que, d’une manière générale sur le continent, « au-delà des territoires, ce sont les formations sociales qui sont structurées en réseau et non en entités délimitées » (1993 : 57). 20. « Rapport trimestriel », 3 e trimestre 1930, BET (A NT : W18) ; « Bulletin politique mensuel », novembre 1952, BET (ANT : W20 ; cf. aussi Verlet, Lefebvre & Munier 1962).

21. « Faya, c’est aussi le bagne de l’AEF […]. Les criminels de tous les territoires du Sud (Moyen-Congo, Gabon, Oubangui-Chari et Cameroun) qui ont été condamnés aux travaux forcés sont envoyés ici […]. Ainsi, une centaine d’individus sont détenus à Faya, dans une prison à l’écart du village » (Le Rouvreur 1997 : 132). 22. « Bulletin n°2 », 1er octobre 1934 (ANT : W153).

23. « Rapport trimestriel », 2e trimestre 1934, BET (ANT : W18).

24. « Rapports trimestriels », 1er et 3e trimestres 1931, BET (ANT : W18).

25. « Rapport politique semestriel », 2e semestre 1942, BET (ANT : W20).

26. « Rapport politique », 1er semestre 1944, BET (ANT : W19). 27. Entretien avec Idriss Ndélé Moussa Yayami (Faya, le 13 février 2012). Idriss N. M. Yayami, député et président du Parlement panafricain de l’Union africaine (de 2009 à 2012), est décédé dans des conditions mystérieuses le 19 mai 2013, avant d’avoir pu mettre en œuvre le projet de développement agricole qu’il avait planifié pour sa ville natale, Faya-Largeau. 28. « Rapport politique », 1957, BET (ANT : W21).

29. « Rapport économique », 1955, BET (ANT : W21) ; cf. aussi Verlet, Lefebvre & Munier (1962). 30. « Note de service », 14 août 1980 (Archives de la préfecture de Faya [A PF]). Voir aussi les « Notes de service » du 19 février 1980, du 17 août 1980 et du 21 septembre 1980 (APF). 31. Sur les constats d’échec dans le développement, qui les fait et ce qu’ils produisent lorsqu’ils sont nommés comme tels ; cf. David Mosse (2005). 32. « Rapports trimestriels », 3e trimestre 1930 et 2e trimestre 1934, BET (ANT : W18).

33. « Rapport semestriel », 1 er semestre 1945, BET (A NT : W20). Le mérissé est une boisson fermentée à base de mil. 34. « Bulletin mensuel de renseignements politiques », septembre 1956, BET (ANT : W22).

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35. Entretien avec le gouverneur du Borkou (Faya, le 25 septembre 2012). Haddad est un terme générique qui désigne, au Tchad, certains forgerons-artisanschasseurs. Le terme même a une « connotation injurieuse » (Tchadoscopie, 27 août 2010) dans la bouche de la majorité des habitants de Faya et, au-delà, de tout le Centre et le Nord du Tchad, où les haddād sont qualifiés de « caste de sous-hommes, voire des esclaves » (id.) et forment une « communauté [qui] est exclue sinon exploitée » (Ndjal-Amava 2011). 36. Entretien avec Kourtege (Faya, le 3 septembre 2012). 37. « Lettre du lieutenant Laboubée, chef du district du Borkou, au gouverneur du Territoire du Tchad », Largeau, 13 octobre 1949 (ANT : W22). 38. Entretien avec Herdey (Faya, le 20 février 2012). 39. Entretien avec Adoum Mahamat Yacoub, dit Papa Adoum, « doyen » de l’oasis, né en 1932 (Faya, le 13 mars 2012). 40. « Rapport trimestriel », 3e trimestre 1928, BET (ANT : W18). 41. République du Tchad, ministère de l’Agriculture et de l’Environnement, « Études de nouveaux périmètres irrigués dans le BET », N’Djaména, 1994 : 33. 42. Entretien avec Adoum (Faya, le 4 mars 2012). 43. « Procès-verbal d’enquête préliminaire », 6 février 1992 (APF).

44. « Lettre au sous-préfet du Borkou », 30 novembre 1996 (APF). 45. Entretien avec Fatimé (Faya, le 17 septembre 2012). 46. Entretien avec Kourtege (Faya, le 28 février 2012). 47. Les azuma sont des réunions de femmes pendant lesquelles chacune des participantes donne une petite somme d’argent à l’hôte de la réunion, afin de l’aider dans un projet (de mariage, d’achats divers, etc.). 48. Entretien avec Mahamat (Faya, le 4 mars 2012). 49. Entretien avec Tidjani (Faya, le 8 août 2012). 50. « Les gens de Faya vendraient toutes leurs dattes aux passants sans rien garder pour eux » (« Rapport économique », 2e semestre 1942, BET [ANT : W20]) ; « Le Borkouan ne possède que très rarement de l’argent et quand d’aventure cela lui arrive, il ne conçoit pas qu’il puisse le garder » (« Rapport économique », Borkou, 1955 [ANT : W21]). 51. Sur l’impossibilité d’écrire une histoire unifiée dans un contexte d’organisation sociale décentralisée marquée par une compétitivité permanente, cf. Paul Dresch (1989) et Andrew Shryock (1997). Les tribus relativement structurées du monde arabe laissent place, à Faya, à des groupements flexibles aux contours flous. Sur les conflits autour de l’histoire du peuplement et des droits fonciers à Faya, cf. Julien Brachet & Judith Scheele (2015b). 52. Les empires du Kanem, du Ouaddaï et Ottoman. De même pour l’empire colonial français : le BET fut la dernière région conquise de l’AOF et de l’AEF, et demeura parmi les moins contrôlées durant la période coloniale. 53. Dans l’Antiquité, le terme autonomia désignait le droit de préserver la souveraineté dont jouissaient certaines cités grecques sous l’empire romain. Il s’agissait de faire ses propres lois sans être sous l’emprise d’une tutelle étrangère, malgré la proximité d’un puissant voisin (cf. Ostwald 1982). 54. Entretien avec Wardougou (Faya, le 4 mars 2012).

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55. Sur la « doctrine d’opacité » – la notion locale selon laquelle il est impossible de savoir ce qui se passe dans la tête des autres – développée dans l’ethnographie mélanésienne, cf. Duranti (2008). 56. Sur les relations entre pouvoir et richesses au Nord Tchad, cf. Julien Brachet & Judith Scheele (2015b).

RÉSUMÉS

Au cours du siècle écoulé, de nombreuses tentatives externes de mise en valeur rationnelle des ressources locales de l’oasis tchadienne de Faya-Largeau ont eu lieu. Et toutes ont échoué. Partant de l’observation des vestiges qui matérialisent ce constat, l’article montre que ces projets, pour fonctionner, supposaient implicitement une perception et une acceptation de notions de travail, d’investissement et de propriété bien différentes de celles en vigueur dans l’oasis. Ces échecs révèlent ainsi une manière spécifique d’ordonnancement des choses matérielles et du temps à Faya, dont la portée politique peut être un désir d’autonomie.

Years Fallen Apart During the last century, various attempts, promoted by outsiders, to « rationalise » the use of local resources have taken place in the Chadian oasis of Faya-Largeau. All have failed. Starting from the material remains they left behind, this paper argues that these attempts all implicitly assumed the universality of notions of work, investment and property that have however made little headway in the oasis. Their failure reveals the particular way in which time and objects are construed in Faya, underpinned, it seems, by a strong local desire for autonomy.

INDEX

Keywords : Chad, Dazagada, Autonomy, Historicity, Economic Development, Colonial Policy, Saharan Oasis Mots-clés : Tchad, Dazagada, autonomie, historicité, développement économique, politique coloniale, oasis saharienne

AUTEURS

JULIEN BRACHET

Institut de recherche pour le développement, ParisQueen Elizabeth House, University of Oxford, Oxford (Angleterre)

JUDITH SCHEELE

All Souls College, University of Oxford, Oxford (Angleterre)

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À propos

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Les rendez-vous de la mort et de la culture L’intraitable événement

Georges Guille-Escuret

1 OUVRAGE COLLECTIF, La Mort et ses au-delà exauce une de ces demandes d’envergure que l’anthropologie reçoit, hélas, de moins en moins : Maurice Godelier1 prend ici en charge une demande émanant de médecins, de juristes et de divers spécialistes des politiques de la santé, à propos des façons dont la mort est conçue, ou appréhendée, à travers les sociétés et les époques. Il s’agit donc d’une sorte de « commande », avec le caractère d’urgence qui s’ensuit, et il faut d’abord saluer la responsabilité méritoire qu’assume ici un chercheur assez renommé pour n’avoir certes rien à gagner dans cette entreprise- là : moins de trois ans pour produire un survol de la mort dans les cultures humaines, c’est peu. Et le maître d’œuvre peut remercier les treize autres auteurs d’avoir « accepté de jouer le jeu » (p. 10), car il savait forcément, à l’instant où il releva le défi, qu’indépendamment de la qualité des contributions, le résultat, si instructif soit-il au regard des solliciteurs, se montrerait décevant du point de vue des disciplines engagées : trop d’aspects non traités, trop de questions non posées. Dans la mesure où tous les ethnologues et tous les historiens rencontrent des perceptions culturelles de la mort sur leur champ d’investigation, chacun d’eux apercevra d’abord les « creux » que son expérience personnelle aura rendus très remarquables.

2 Dans ces conditions, ce recueil fournit un excellent matériel d’enseignement, mais, hormis l’ambitieuse introduction présentée par Godelier, rien ne semble le destiner à stimuler une discussion générale. À moins que nous n’acceptions, à notre tour, d’entrer dans le jeu, en recevant le livre comme un de ces « devoirs sur table » qui oblige les lycéens, saisis à froid par une énigme sibylline, à disserter du sens de la vie en quatre heures, montre en main : à travers cette réflexion sur commande autour d’un thème primordial, les sciences sociales ne passent-elles pas, à un autre étage, un examen analogue ? Leur discours à brûle-pourpoint sur la mort, c’est alors pain béni pour une épistémologie interne voulant discerner des zones scabreuses : confrontons donc ce volume aux manques susceptibles d’y frustrer les professionnels aguerris.

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Sang-froid des sociétés chaudes et réactions à chaud des sociétés froides

3 L’ordre de succession des chapitres offre le point de départ. Les huit premiers balayent des références assurées de la « civilisation », scellée par l’écriture et l’État : de la Grèce antique à l’Inde, en passant par Rome, « le monde juif », l’Islam, le « Moyen Âge chrétien », la Chine et les Thaïs bouddhistes. En contraste, les cinq derniers visent des sociétés « exotiques » – deux en Amazonie, deux en Mélanésie et finalement une en Australie –, d’autant plus emblématiques d’un « mode de vie primitif » que toutes sont habitées par la rémanence d’une anthropophagie. Entre ces blocs, Maurice Godelier a intercalé une visite en Ouzbékistan qui fait office de charnière. Anne Ducloux y décrit les relations fluctuantes entre deux composantes « civilisées » et le troisième terme d’un rituel dont la position se révèle plus difficile à cerner : les prescriptions écrites du religieux y ont subi les brimades redoutables du gouvernement soviétique, puis un État devenu indépendant a, au contraire, fait appel à la glose musulmane pour restreindre la tradition perturbante des lamentations féminines qui entouraient les funérailles avec un spectaculaire déploiement d’énergie. La chercheuse avoue sa perplexité devant les transitions rapides soudain acceptées à Samarcande après un demi-siècle de résistance opiniâtre : à la lire, les rituels féminins à l’adresse du défunt ressemblent à une pièce de puzzle surnuméraire, ne trouvant sa place dans aucun des tableaux étudiés.

4 En dépit d’une coquetterie bienvenue plaçant ici les « archaïques » après les « civilisés », la collaboration des historiens et des anthropologues semble donc rétablir un axe évolutionniste répudié : pour que les Baruya s’interposent entre la Chine et la Grèce, ou les Tupi-Guarani entre Rome et un califat, les deux disciplines auraient dû s’entendre sur une problématique inédite, incompatible avec la pression de la « commande ». Cela dit, l’impression spontanée d’un alignement sur une évolution présumée masque le véritable agent du partage : le contraste entre les « sociétés chaudes » qui absorbent l’histoire et les « sociétés froides » qui la refusent (Lévi-Strauss 1973). Même si on l’attache aisément à une orientation tendancielle des systèmes culturels, l’opposition relève d’une autre construction logique et c’est bien elle qui préside à l’ordonnancement du livre : les variations historiques imprègnent les chapitres sur les « civilisés » et non les cinq dernières contributions (à l’exception des Baruya, superficielle puisque le rusé Godelier a consacré l’introduction aux invariants). Une tension que souligne ironiquement la charnière de Samarcande, entre déboires bureaucratiques et pleurs intemporels : fort loin du fameux rendez-vous que la mort y donna à un vizir. 5 Néanmoins, à l’examen, cette présence affirmée dans le premier groupe s’expose à des distorsions : les auteurs gardent quelque distance avec les remous du changement quand ils dissertent sur le phénomène de la mort, ou le destin des âmes décédées, mais l’écart se rétrécit à propos de la façon dont un individu appréhende la fin de sa vie, puis disparaît devant les comportements funéraires. Derrière l’écran d’une contradiction triviale entre croyances et pratiques, des variations plus déconcertantes transparaissent : ce ne sont pas les mêmes instances de la croyance qui parlent de l’univers et qui dictent les bonnes attitudes devant la mort et les conduites de deuil. 6 Au tout début, la Grèce antique brouille les données, car les écrits saisis par Françoise Frontisi-Ducroux transmettent accessoirement des remises en cause, ou des corrections en cours, quant aux parcours de l’âme. Derrière ce foisonnement, la toile de fond du

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« sens commun » nous échappe : dans ce cas particulier, faute d’un équivalent du très conservateur « livre des morts » égyptien, le statu quo est guetté dans les rites mortuaires. Par-delà cette difficulté technique, il reste que certaines remarques trouvent un écho dans la conclusion de Jean-Louis Voisin sur les Romains, où la mort serait « un acte, pas un objet de réflexion » (p. 115), tandis que d’autres observations se raccordent à des réflexions de Jean-Claude Galey sur l’Inde : « Chez les Hindous, comme chez les Grecs, l’horizon de la mort semble bien être à première vue celui de l’effacement » (p. 270). La cohabitation de ces deux inspirations divergentes de l’affrontement (avant) et de la dilution (après) ne va pas de soi. Le monothéisme change la donne en démentant la disparition. 7 À travers les neuf premiers chapitres, se répète l’impression lancinante d’une connexion variable et lâche entre la vision de la mort dans l’univers et ce que Joël Thoraval désigne, à propos de la Chine, comme « l’économie de la mort » (p. 228). C’est elle qui oblige plusieurs textes à isoler la question des transformations, la dissociation la plus nette se trouvant dans l’examen du « monde juif » par Sylvie-Anne Goldberg. 8 Face au bloc « civilisé », pour qui l’inéluctable trépas appartient pleinement à l’ordre du monde, les Amazoniens et Océaniens font ressortir un contraste brut et plutôt inattendu, autour d’un constat lapidaire dressé par Laurent Dousset en Australie : « aucune mort n’est naturelle ». Conscient de la brèche ouverte, l’ethnologue se hâte d’ajouter entre parenthèses : « si tant est que l’adjectif “naturelle” ait du sens ici ou ailleurs » (p. 394). Maurice Godelier reproduit l’observation chez les Baruya, considérés avant la christianisation, et lui aussi s’empresse d’encadrer le mot embarrassant par des guillemets : « la mort n’est pas un fait “naturel” » (p. 357). Vaines précautions, car, cette proposition (qui surgit dans de nombreux rapports ethnographiques) entraîne un paradoxe aussi somptueux que narquois : la mort participe à la nature des choses dans les sociétés chaudes, mais pas dans les sociétés froides où, pourtant, rien n’est censé s’extirper de la nature. Pire, les sociétés qui tracent une frontière nature/ culture s’entendent à considérer que la mort participe des deux essences, mais voilà qu’à l’inverse, les peuples délaissant la distinction d’une instance culturelle se dérobent devant la reconnaissance du phénomène, au risque que la mort y devienne le signal brut d’une rupture entre nature et histoire. 9 Les autres chapitres de cette seconde partie, même s’ils ne reprennent pas la formule, confirment sous divers angles une farouche résistance à l’idée d’inclure la mort dans les normes du vécu : la maladie cache nécessairement un prédateur secret, on s’attache à récupérer l’immortalité initiale, les défunts sont dangereux, il ne faut pas prononcer leur nom, etc. Là aussi, chacun de ces dispositifs de la croyance évoquera de multiples analogues de par le monde « non civilisé ». Au bout du compte, l’unique pont qui lie parfois les visions « chaudes » aux « froides » ne se situe pas dans le regard des vivants mais plutôt dans celui qui est attribué aux disparus : en Grèce, ceux que rencontre Ulysse « n’ont de souci que de ce qui se passe sur terre » (p. 61), et cette curiosité-là, hostile ou non, traverse effectivement notre ligne de démarcation. Une comparaison des désirs prêtés à ceux qui sont partis à l’égard de ceux qui restent se révélerait sans doute instructive.

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Le sujet en péril devant l’irréductible événement

10 La quarantaine de pages en amont des quatorze contributions correspond en réalité à un troisième volet, car cette dissertation liminaire entretient peu de rapports avec les analyses ultérieures, même si elle y recense neuf questions de base que les auteurs ont sélectionnées sans concertation : ce sont tout bonnement les interrogations traditionnellement privilégiées par nos disciplines. Pour l’essentiel, la connexion s’arrête là, mais il ne faut pas y voir une critique : le préalable d’une approche synthétique s’imposait et Godelier s’en est acquitté en suivant la voie royale d’un inventaire des invariants, en espérant former « une sorte de socle commun aux diverses élaborations culturelles des sociétés face à la mort » (p. 41). Pourtant, ce travail irréprochable engendre a posteriori un désarroi diffus : la liste des huit repères principaux qu’il dresse ne livre que des leitmotivs, des épisodes obligés, ou des passages empruntés par tous. Des atomes de pensée (telle la naissance conjuguant dans l’individu des éléments que la mort disloquera) accompagnent des atomes de l’ordre de la pratique, mais dès que l’auteur essaie d’étoffer la donnée, ou qu’il y ajoute un commentaire, des contre-exemples se profilent à l’horizon : par exemple, l’anomalie du thème implicite de la dilution (ou de « l’effacement ») des âmes dans un ensemble s’y insère mal. Par ailleurs, les quatre variations jugées prometteuses pour le futur se dirigent vers des problèmes ne concernant plus qu’un type de sociétés : au début, la résurrection/réincarnation s’applique à toutes, mais, à la fin, les modalités du jugement subi par le défunt devant une instance supérieure ne hantent que les « civilisés ».

11 Les constantes flottent en désordre, comme s’il leur manquait une trame, ou un support, leur permettant de se situer les unes par rapport aux autres : la racine des invariants, en quelque sorte. Et si l’explication tenait au paradoxe relevé plus haut et aux guillemets dont Dousset et Godelier entourent le mot « naturel » ? En admettant que la consistance de la nature n’émerge ni devant le culturel, ni devant l’historique, il reste le registre d’un monde surnaturel, paranaturel ou métanaturel, propre à recevoir le danger de l’événement, par essence illégitime. Une anecdote relatée par Bernard Juillerat offre à cet égard, mieux qu’une illustration, une confirmation : « Un vieil homme yafar, auquel j’avais expliqué que la sorcellerie n’existait pas chez nous […], en déduisit que les Blancs étaient immortels » (1999 : 64). Il conviendrait alors de se demander sérieusement comment une culture réussirait à absorber la mort tout en révoquant l’événement et l’histoire. Il est relativement aisé de plonger l’apparition (naissance) et l’union (alliance matrimoniale) dans une continuité sociale : le choc de la disparition demande, lui, des efforts considérables dans un climat d’urgence. Au sein des sociétés froides, la dimension historique et l’événement quasi imputrescible du trépas suscitent, en somme, des aversions logiquement entrelacées. Aversions accompagnées par une volonté farouche de démentir l’éventualité que la mort conduise à une « dissolution du sujet », selon une tournure hautement récurrente. 12 Un obstacle épistémologique se dévoile à cet endroit précis qui condense une difficulté de grande ampleur dans une expression minimale. Les sociétés froides, enfants chéries de l’ethnologie, se mobilisent plus que jamais, devant la mort, pour protéger le sujet et repousser l’événement, mais elles sont observées par des sciences sociales elles-mêmes obsédées par la double proclamation au milieu du XXe siècle de la nécessité de dissoudre le sujet et l’événement dans certaines structures plus ou moins définies du social. Les heures de gloire de ce « structuralisme élargi » qui entendait ajouter les démarches de

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Braudel, Foucault, Barthes et Althusser à celles de Lévi-Strauss (en dépit des vives réserves de ce dernier) ont beau nous ramener loin en arrière, le « post- structuralisme » diffus qui en résulte aujourd’hui en a contesté les ambitions sans toucher à cette intuition quasi axiomatique. Le thème qui nous retient ici recèle, en conséquence, de quoi perturber la position intellectuelle des observateurs face aux observés. 13 Or, manifestement, l’effort fourni par la société froide pour préserver le sujet n’engendre aucune instabilité dans l’analyse à distance que produit l’anthropologie. Relevons au passage que structuralistes et psychanalystes ne se sont jamais aussi peu disputés que sur les constructions symboliques de la mort. D’autant qu’ils sont tacitement tombés d’accord pour y occulter le paramètre de l’événement. En revanche, lorsque celui-ci se laisse entrevoir, fut-ce en filigrane, tout change. Telle cette réflexion de Maurice Bloch sur « La mort et la notion de personne » souhaitant contester nos délimitations traditionnellement simplistes de l’individu : l’argumentation commence, dans le sillage de Robert Hertz, par pourfendre « l’influence d’un des aspects fondamentaux de l’idéologie occidentale, qui considère la mort comme survenant en un instant », avant de déplorer que cette « conception “ponctuelle” de la mort ne facilite pas notre compréhension des autres cultures » (Bloch 1993 : 11). 14 Admettons, mais un abord plus commode ne garantira pas spontanément une pertinence améliorée. Notre discipline doit-elle vraiment faire amende honorable ? Lui faut-il détacher a priori l’individualité de l’organisme dans ses problématiques, puis survoler de haut l’instant où la vie s’arrête ? C’est une chose de dire que les sociétés froides ne distinguent pas la culture de la nature et qu’elles réfutent le caractère événementiel de la mort. C’en est une autre, radicalement différente, de renoncer à nos méthodes avec l’intention d’honorer ainsi leurs cultures. Démanteler l’ethnocentrisme en y incluant subrepticement la science revient à nier les efforts de celle-ci pour s’écarter de l’authentique moteur de l’ethnocentrisme : notre « sens commun ». Il ne suffirait plus d’avoir répudié, avec Laplace, l’hypothèse de Dieu, il conviendrait de s’incliner avec dévotion devant la complexité spirituelle des chamanes. Le relativisme nous recommande, mine de rien, de nous disculper au moyen de l’adoption sans condition des pensées étudiées, la science devant, quant à elle, abandonner le nombrilisme qui préside à sa résolution d’élaborer des perspectives originales. Toutefois, la condamnation de l’arrogance scientifique, ou du matérialisme, ne s’ensuit pas : en fait, elle détourne à son profit le respect que la recherche doit aux « autres ». 15 La Mort et ses au-delà achoppe dans son ensemble sur la puissance intrinsèque de l’événement, bien qu’aucun des contributeurs, Godelier en tête, ne soutienne un tel dénigrement de la vocation initiale. Ce type d’inertie rémanente caractérise l’obstacle épistémologique. Si tout était « naturel », on n’aurait cure des guillemets : loin des éruptions énigmatiques d’une culture dûment systématisée, une contradiction apportée à l’universalité de la nature se concrétise, en l’occurrence, à partir d’une brisure assez brutale pour mettre littéralement « tout en cause ».

La culture, née du deuil contre l’histoire ?

16 La résistance des sciences humaines en ce domaine ne découle certes pas du seul structuralisme, élargi ou non. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler comment, dans Totem et tabou (1993 [1912]), Freud a imaginé le drame préhistorique d’un père assassiné

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puis mangé par ses fils, en l’interprétant comme l’acte fondateur de la culture, malgré l’absurdité flagrante d’une mémorisation de l’acte couvrant l’humanité entière : plongé dans une époque obnubilée par la métaphore de « l’organisme social », le psychanalyste appréhenda apparemment la société comme un sujet conditionné par un événement déclencheur. La thèse a pourtant conservé un réel pouvoir de fascination, en raison d’une intuition fulgurante que la majorité des psychologues a ressenti comme indispensable : la culture s’enracinerait dans un sentiment de culpabilité, en une vision diamétralement opposée à la mythologie grecque où son avènement résulte du coup d’arrêt porté à la dévoration pratiquée par le père sur sa progéniture.

17 Or, il existe un événement, irréductible et insoluble, susceptible de confirmer cet enracinement dans le remords, sauf qu’il n’a rien d’unique et se reproduit même de génération en génération depuis la nuit des temps : la mort du proche, celle du père, de la mère, ou du germain. Ou pire, celle de l’enfant : songeons aux ossements immatures figurant en bonne place parmi les tombes les plus précoces du Paléolithique. En outre, la primatologie accumule depuis quelques années des observations étonnantes sur le comportement des grands singes devant le corps sans vie d’un congénère, marqué par une difficulté poignante à s’en éloigner. Tels ces toilettages post-mortem qui, soudain, ne se conforment plus du tout aux rapports hiérarchiques habituellement en vigueur (Boesch 2001), ou encore ce chimpanzé juvénile quasi momifié, qui fut transporté par divers membres de son groupe pendant soixante-huit jours (Frédéric Joulian, communication personnelle). 18 Maurice Godelier a indiqué ce repère parmi les invariants : « Les rites funéraires comportent toujours un moment où l’on se sépare du cadavre » (p. 24). Ne conviendrait-il pas, cependant, de l’installer en amont, au titre de constante initiale, voire à certains égards prépondérante ? Rien ne permet de supposer une quelconque culture de la mort chez les quadrumanes (i.e. des conduites usuelles variant d’une population à l’autre), mais le doute est levé sur un point : ils éprouvent le deuil. Sachant que l’événement rebute « par nature » les sociétés froides et que, plus généralement, l’histoire les insupporte, il revient donc à la culture d’en enfouir, d’en déguiser, ou d’en amoindrir les menaces. Le début de l’affaire ne tournerait-il pas autour du corps qui cesse de bouger, porteur de l’expérience névralgique d’une rupture définitive (Guille- Escuret 2012) ? Les psychanalystes sont singulièrement bien placés pour savoir que toute la gamme d’ambivalences dont Freud subodorait l’intervention à l’aube de la culture s’entremêle dans chaque adieu. Dès lors, nul besoin d’une agression originelle à l’encontre du père : l’image dénote un fantasme de société chaude, qui s’acharne à trouver une source à la fatalité. Par contre, rien ne saurait mieux stéréotyper, puis encadrer, la tension fébrile entre les sentiments positifs et négatifs que la répétition implacable du drame : « la mort toujours recommencée », chantait Georges Brassens. 19 Chez les « civilisés », le défunt sort de l’univers événementiel. Chez les « sauvages », il y pénètre, parce que la mort ressuscite chaque fois une douleur de la discontinuité. Un embryon d’hypothèse secondaire affleure, à considérer avec circonspection sans la rejeter pour autant : s’il est exact que la société s’élabore autour des alliances et des interactions, la culture ne trouve-t-elle pas dans la mort l’impulsion perpétuellement renouvelée d’un essor particulier se réalisant sur un autre plan ? Jean-Paul Sartre, à l’encontre d’un lieu commun, écrivait que « la mort n’est jamais ce qui donne son sens à la vie : c’est au contraire ce qui lui ôte par principe toute signification » (1984 [1943] : 597). D’accord avec lui et avec Freud – une fois n’est pas coutume –, l’anthropologie

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pourrait ici envisager le phénomène naturel de la culture sous l’angle d’une compensation qui ne se résumerait pas tout à fait à la gestion des rapports sociaux. 20 Curieusement, jusqu’à plus ample informé, la voie semble complètement délaissée par la multitude de cognitivistes, psychologues « évolutionnaires » et autres sociobiologistes, qui explorent les tréfonds de l’humain afin d’y décanter les lois fondamentales de notre vie collective. La périodicité implacable des morts au sein d’une espèce accédant à des capacités mémorielles inouïes autoriserait pourtant des conjectures moins éthérées que les rêveries sur l’égocentrisme du gène, ou sur la contagion des germes intellectuels, mais cette occasion exceptionnelle ne trouve pas preneur : le réductionnisme renâclerait-il à son tour devant un enlisement sur le terrain de l’événement ? De là à penser que certaines orientations universitaires penchent vers des « connaissances froides » – voire réfrigérantes – fermement décidées à éviter les cicatrices de l’histoire, il n’y a qu’un tout petit pas.

BIBLIOGRAPHIE

Bloch, Maurice, 1993 « La mort et la conception de la personne », Terrain 20 : 7-20 [http:// terrain.revues.org/3055].

Boesch, Christophe, 2001 « L’homme, le singe et l’outil : question de cultures ? », in Pascal Picq & Yves Coppens, eds, Aux origines de l’humanité, 2. Le propre de l’homme. Paris, Fayard : 170-199.

Freud, Sigmund, 1993 [1912] Œuvres, 14. Totem et tabou. Quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés. Trad. de l’allemand par Marielène Weber. Préf. de François Gantheret. Paris, Gallimard (« Connaissance de l’inconscient »).

Guille-Escuret, Georges, 2012 « La naissance du cadavre, ou comment s’en débarrasser ? », in Hervé Guy et al., eds, Rencontre autour du cadavre. Actes du colloque de Marseille, 15-17 décembre 2010. Saint-Germainen-Laye, Groupement d’anthropologie et d’archéologie funéraire : 205-214.

Juillerat, Bernard, 1999 « La mort yafar : les métamorphoses du sujet dans une culture mélanésienne », L’Homme 149 : 63-72.

Lévi-Strauss, Claude, 1973 Anthropologie structurale deux. Paris, Plon.

Sartre, Jean-Paul, 1984 [1943] L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris, Gallimard (« Tel »).

NOTES

1. À propos de Maurice Godelier, ed., La Mort et ses au-delà, Paris, Éd. du CNRS, 2014 (« Bibliothèque de l’anthropologie »).

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INDEX

Mots-clés : mort, représentation de la mort, nature, ethnocentrisme, deuil Keywords : Death, Representation of Death, Culture, Ethnocentrism, Grieving Process

AUTEUR

GEORGES GUILLE-ESCURET

Centre national de la recherche scientifiqueCentre Norbert Elias, Marseille

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Expériences néo-chamaniques Les limites de la critique déductive

Sébastien Baud

À propos de Jean-Loup Amselle, Psychotropiques. La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne, Paris, Albin Michel, 2013 (« Bibliothèque Albin Michel Idées »). Je remercie chaleureusement Christian Ghasarian pour sa lecture attentive, ses commentaires et critiques constructives.

1 LA MANIÈRE dont un anthropologue appréhende le terrain, goûte les choses et les ressent, a un impact tant sur les données qu’il collecte que sur les analyses qu’il produit ensuite. Psychotropiques, sous-titré La fièvre de l’ayahuasca en forêt amazonienne, illustre cette évidence épistémologique. Ce livre de Jean-Loup Amselle est en effet un livre particulier du point de vue anthropologique dans la mesure où, au nom d’un rationalisme à défendre, il critique une pratique sociale (le « végétalisme »), en émettant des vérités partielles et partiales (Clifford 1986), positionnées politiquement, qui nuisent considérablement à la compréhension du phénomène investigué. Au moment où les chercheurs en sciences sociales valorisent de plus en plus la théorie « ancrée » (Glazer & Strauss 1967) inductive et dans laquelle les faits doivent sortir du terrain, l’auteur propose une approche résolument déductive, où ses hypothèses (la « rétrovolution ») et son verdict (l’émergence d’« une nouvelle religion ») sont posés avant que l’enquête ne soit menée, et où les données qui l’intéressent sont sélectionnées et insérées dans un moule préconçu.

2 À l’opposé d’une perspective qui se veut objective, la critique proposée est, de fait, infiniment mutilante et appauvrissante. En choisissant en effet de qualifier un phénomène social d’« irrationnel » (pour mieux l’exorciser !) et d’« aliénation » (dans une référence appuyée à « la tradition marxiste »)1, Jean-Loup Amselle témoigne d’une « anthropologie essentialiste […] qui tient pour admis que les “véritables” valeurs humaines résident dans une activité rationnelle, consciente, adulte et que sais-je encore » (Laplantine 2010 : 211). En réduisant par ailleurs un phénomène diffus à une mobilité géographique dans un lieu donné, ce livre pose de sérieux problèmes du point de vue de la rigueur analytique attendue qui minent la compréhension de l’objet traité, en donnant une image trompeuse non seulement d’un terrain que l’auteur ne connaît que trop mal, mais aussi des personnes impliquées. Il est dès lors nécessaire de revenir

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sur le projet de l’auteur, les fondements de son propos et, comme nous allons le voir, son manque de nuance. 3 Jean-Loup Amselle l’annonce d’emblée, ce livre s’inscrit dans la continuité de ses précédentes analyses de « quelques figures du primitivisme » (p. 7). Il est construit sur un a priori intellectuel, celui d’une « montée de l’irrationnel » (id.), « devenu parfaitement légitime » (p. 65) dans les sociétés euro-américaines contemporaines. Ces deux idées concomitantes amènent l’auteur à postuler que, ce qu’il appelle après d’autres le « tourisme chamanique » à destination de l’Amazonie pour s’initier à la prise orale d’un breuvage psychotrope – l’ayahuasca – repose sur une perception erronée de l’autre chez qui l’on se rendrait en quête d’un remède à son « mal-être » (p. 210). Celui- ci, à en croire les longues citations des propos recueillis, les transcriptions d’une page Wikipedia et de prospectus commerciaux, serait spécifique d’un mode de vie propre à l’« Occident » (p. 211), stress et toxicomanie(s) étant ses principales expressions. Si les chamanes et « touristes » rencontrés2 s’accorderaient, selon Jean-Loup Amselle, sur le remède – « un traitement “holistique” » (p. 210) centré sur la liane ayahuasca et apte à fournir « un supplément d’âme » (p. 211) –, l’auteur décide de concevoir ce « végétalisme » comme « une nouvelle religion » (p. 221) et un « primitivisme », notion qu’il a développée dans ses précédents travaux et dont la pertinence a fait l’objet de nombreuses analyses par ailleurs. 4 Pour Jean-Loup Amselle, parler d’« Amérindien(s) », en se référant à des populations également qualifiées d’autochtones3, d’indigènes ou de premières, pose la question de savoir ce qui fonde de façon légitime ou non cette « amérindianité » (Amselle 2010). Ce fondement serait, selon lui, à chercher dans un « essentialisme », celui de ces sociétés, entités discrètes et délimitées dans l’espace (Amselle 2008). Il le serait de même dans un « primitivisme » qui les considère comme les dépositaires et gardiennes de savoirs ancestraux, synonymes d’une proximité avec la nature et de relations harmonieusement entretenues avec elle. En ce sens, l’« amérindianité », laquelle est à mon sens une abstraction perméable et labile, s’inscrirait dans un paysage international marqué par des politiques de valorisation des identités locales et de la diversité culturelle. Ce néo-culturalisme est, et l’auteur a raison de le souligner, consécutif d’une époque où la « primitivité » a cessé d’être répugnante pour devenir désirable. Une époque également où l’« amérindianité » est devenue l’incarnation d’une forme structurelle logiquement première, à l’écart de la « modernité aliénante » et le gage, dans les récits des voyageurs, d’un séjour authentique. Dans cette logique, les populations amérindiennes d’Amazonie seraient et se mettraient 4 en scène de façon à « exhiber une primitivité » commercialisable sur le marché touristique (Amselle 2012). Mieux, « perdues » dans « ce recoin du monde qui abrite les traditions les plus anciennes », elles seraient perçues et diraient posséder les solutions aptes à calmer ce que l’auteur appelle notre « mal-être », l’autre ayant des qualités que l’on regrette de voir disparaître chez soi (Amselle 2010). Psychotropiques est en quelque sorte une illustration, glanée dans un ailleurs (pour l’auteur africaniste) de cette lecture. 5 Six chapitres inégaux structurent le présent ouvrage. Dans les deux premiers, Jean- Loup Amselle introduit son propos. Dans les deux suivants (les plus longs), il passe en revue les acteurs en présence, dans un souci de « démystification » (p. 40). Dans le cinquième, il n’aborde une classification catégorielle des « touristes » que pour mieux la juger trompeuse puisque, comme nous l’apprenons dans le sixième et dernier chapitre, si le « tourisme psychotropique » (p. 13) s’inscrit essentiellement dans le

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registre du soin, il est surtout question d’« assujettissement » (p. 10). Passons rapidement sur les erreurs dans la graphie des noms (Stresman, Holloway, p. 84)5, l’emploi d’expressions dont on a du mal à saisir le sens (« catholicisme new age », p. 199) ou la pertinence (« nouveau départ, à partir de zéro », p. 8 ; « Jules et Jim ? », p. 190), les raccourcis problématiques (« les propagateurs de la foi chamanique », p. 81, par exemple ; « des chamanes comme Jacques Mabit », p. 191 ; des « réseaux d’allégeances » à propos des apprentis chamanes, p. 200 ; etc.) et l’emploi du conditionnel pour poser des hypothèses fortes (« L’ayahuasca serait l’une des religions actuelles des Occidentaux », quatrième de couverture ; « le “touriste” postmoderne trouverait dans la transe tropicale […] une réalisation parfaite de lui-même en tant que sujet aliéné », p. 74). 6 S’il n’est pas utile non plus de revenir sur les approximations relatives à l’ayahuasca (plante et breuvage), puisque Jean-Loup Amselle ne fait ici que reprendre les « on-dit » du discours commun, arrêtons-nous un instant sur une anthropologie menée rapidement et animée par le jugement que l’on retrouve, entre autres exemples, dans l’expression « imposture New Age » (p. 39). Celle-ci est utilisée à propos d’anthropologues qui feraient preuve d’une « attirance pour l’ “autre côté” »6 (p. 68), des chercheurs, précise-t-il, qui useraient de leur légitimation scientifique pour « délivrer un message spirituel et mystique » (p. 85), de sorte qu’« à l’heure actuelle, il ne fait pas bon être rationaliste ou s’affirmer comme tel » (p. 9). Anecdotique, l’affirmation n’en demeure pas moins problématique puisqu’elle donne au livre un ton qui perdure lorsque l’auteur entre dans un registre plus analytique, tout autant qu’elle le range du côté de ce « marché de l’angoisse » pourtant dénoncé (p. 94). Un vocabulaire emprunté à la psychiatrie, l’évocation des « ravages de l’ayahuasca » (p. 215) et l’assimilation de cette « forme d’exploration du soi » (p. 8) aux « dérives sectaires » (quatrième de couverture) l’illustrent pleinement. Parler de « fièvre », vocable qui évoque aussi bien le délire qu’un vif engouement, voire une ruée, va dans le même sens. Plus grave est la désignation du « tourisme » comme une « traite » de l’Amazonie « au côté du bois, du pétrole et de la coca » (p. 125), voire du caoutchouc. Il n’y a en réalité aucune comparaison possible, les secondes apportant pollution, esclavage et meurtres ! 7 Dans son ensemble, l’ouvrage est construit à partir d’échanges avec plusieurs chamanes et responsables de centres chamaniques, se disant parfois chamanes et déléguant le plus souvent la conduite des rituels à des Amérindiens : leur(s) chamane(s). Installés en milieu péri-urbain, ces centres accueillent des « touristes occidentaux et occidentalisés » (p. 15). Les propos de ces derniers, recueillis en marge de leur(s) séjour(s) ou à leur retour, témoignent d’une appartenance commune à une classe sociale aisée, que l’auteur appelle « ethno-éco-bobo »7 (p. 78), individus « débranchés » du « socius ambiant » (p. 10), désaffiliés, dépolitisés et dont la « religion » serait « le chamanisme » – schématisation pour le moins affligeante ! Si des personnes payent un forfait incluant tout le confort attendu, il ne nous est rien dit ou presque de celles et ceux qui s’embarquent dans ce voyage en routard (backpacker), de leur(s) motivation(s) et, plus encore, de leurs expériences. Celles-ci n’auraient pas manqué, il est vrai, de relativiser la démonstration proposée ici. 8 À partir des entretiens réalisés, lesquels attestent de la diversité des motivations, l’auteur formule une catégorisation des « touristes-clients » (p. 13), qu’il retrouve chez des anthropologues et chamanes locaux. Sont ainsi définis les « mystiques », les

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« disciples » et les « médicaux », qui ne se distinguent « pas vraiment » des « toxicomanes » – allez savoir ce que cela veut dire ! Ces termes s’avèrent au demeurant peu pertinents, les frontières entre ces types de « touristes » étant perméables. Bien qu’il fasse le constat qu’une personne peut appartenir à plusieurs de ces catégories de manière simultanée ou successive, Jean-Loup Amselle les réduit au registre thérapeutique, illustré par des tranches de vie où s’imbriquent interrogation de soi et histoire familiale. Autrement dit, les « touristes » n’iraient pas boire l’ayahuasca par curiosité ou en quête de sens, entre autres raisons, mais parce qu’elles ou ils seraient « malades ». Pour preuve, nous dit-il, les propos d’un chamane shipibo bien connu, cité longuement, pour qui « ses hôtes ne sont pas des touristes mais des patients ayant besoin de savoir “qui ils sont” » (p. 101). Il est vrai que pour certaines personnes impliquées dans ces pratiques, la rencontre tient lieu de dernier espoir thérapeutique face à l’« échec » de la médecine académique comme Jean-Loup Amselle se plaît à le répéter, en surlignant grossièrement quelques propos, non représentatifs, afin d’étayer sa thèse. 9 Mais, si ces faits font dire à l’auteur qu’il est en présence d’une « opération de “médecinisation” » (p. 145) des « touristes », ce n’est pour lui pas tant des pathologies organiques, à quelques exceptions près, qui les amèneraient à boire l’ayahuasca, mais un « mal-être », un mal de soi protéiforme, dont seraient atteints ces « touristes du moi », « lancés dans l’exploration » ou « à la recherche de leur moi » (citées plusieurs fois)8. La médecine scientifique, taxée de « positiviste », « matérialiste », coupable qui plus est « de maintenir une distance infranchissable entre le “sujet” et l’ “objet” » (p. 36) serait rejetée par les personnes investies dans ces pratiques au profit des médecines amérindiennes, « énergétiques », « holistiques » (p. 188) et des formes de soin qui prendraient en charge « à la fois leur âme et leur corps » (p. 210). Les auteurs de ces propos relevés par Jean-Loup Amselle précisent par ailleurs qu’on ne peut étudier ces dernières de l’extérieur. Il faut participer, c’est-à-dire prendre l’ayahuasca, une posture que l’auteur refuse clairement, puisqu’« illusoire », « inutile, et même fallacieuse » (p. 21), stigmatisant ainsi l’idée selon laquelle il faudrait connaître une pratique de l’intérieur. La position est probablement symptomatique des débats autour de ce breuvage, car plusieurs personnes citées9 dans le livre ou avec lesquelles j’ai personnellement échangé à son propos ont justement reproché à Jean-Loup Amselle de ne pas avoir « essayé », ce qui pour elles disqualifie son enquête. On ne saurait prendre parti ici, tant la « vérité » ne saurait être le bien des uns ou des autres, et la pertinence de l’analyse anthropologique dépendante de l’expérience réalisée ou non, réussie ou non. 10 Contrairement à l’idée commune selon laquelle l’ayahuasca participerait d’une « voie imaginaire de sa propre libération » (p. 12), le « chamanisme tropical » (p. 74) en ce qu’il tient du « souci de soi » (p. 208), selon Jean-Loup Amselle, serait un « instrument de normalisation » (p. 220). Autrement dit, une fois admis que « guérir c’est réajuster le sujet à son environnement social et familial » (p. 211), une conclusion, toujours selon lui, s’imposerait : le « tourisme chamanique » prive ses adeptes de leur liberté d’interpeller la société ! L’auteur ne s’y est pas trompé lorsqu’il procède à l’inventaire des acteurs en présence, liste longue et hétéroclite où se côtoient anthropologues, détracteurs, chamanes et adeptes, des « touristes » aux « entrepreneurs », dont les discours sont relayés par des « propagateurs », hommes d’affaires avisés. Précisément, il appelle « entrepreneurs de l’ayahuasca » ceux qui vivent du récit de leurs expériences psychotropes et de cette capacité qu’ils revendiquent à « voir » d’« autres mondes ».

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Conséquence du choix d’interlocuteurs recensés dans les offices de tourisme des grandes villes amazoniennes, l’ouvrage qui se veut explorateur, mais qui n’est en soi pas nouveau, produit des généralités qui nous disent peu des réalités locales. Ce qui y est interrogé est un aspect fortement médiatisé du « tourisme chamanique », particulièrement égocentré et masculin, un « tourisme » avec ses buts et ses dérives, facile d’accès pour l’ethnologue de passage. D’ailleurs, l’« approche historicisante des cultures exotiques » dont le rejet est, selon l’auteur, propre « à ce retour en force d’une certaine forme d’ “irrationalisme” » (p. 28), fait défaut à l’analyse de Jean-Loup Amselle qui préfère s’inscrire dans une histoire des idées ouest-européennes. 11 Pour l’auteur, les « touristes de l’ayahuasca » sont ces « néo-romantiques » européens ou nord-américains qui auraient manqué la modernité des Lumières10, tout en s’accommodant fort bien par ailleurs du capitalisme économique. Leur idéal serait la figure du chamane, « médecin romantique », « homme de la nature, resté proche d’elle » (p. 214), qui apparaît tour à tour « comme un thaumaturge, un poète devin ou même un magicien entouré du respect et de l’espérance de ses patients » (p. 35), et prescripteur d’une plante, représentante d’une « altérité radicale », porteuse de guérison (p. 213). L’auteur a du reste bien du mal à se défaire de cette notion « d’autres mondes » (p. 29), métaphore d’une « force obscure émanant des plantes […] de la forêt » (p. 28), de non-humains végétaux que ses interlocuteurs appellent « enseignants », puisqu’à même d’instruire la personne sur son « mal-être ». Critique face à l’anthropologie « perspectiviste » (p. 27), surtout américaniste, il considère que l’éloignement entre « touristes » et chamanes n’est pas géographique ou culturel, mais ontologique, puisque les premiers situeraient les seconds « dans une sorte d’étrangeté ou d’extranéité qu’on attribue en Europe aux voyantes » (p. 13). Cette extériorité symbolique serait non seulement révélatrice d’une « altérité située à l’intérieur du moi » (id.) que l’ ayahuasca permettrait de faire surgir, mais expliquerait aussi l’« idéalisation du chamanisme traditionnel », voire « ancestral » – une construction, nous dit l’auteur – et le « dénigrement corrélatif du néo-chamanisme » (p. 48), opinion sur laquelle tous les acteurs en jeu s’accorderaient : « touristes », chamanes, anthropologues et associations luttant contre les pratiques ayahuasqueras. 12 C’est probablement le principal défaut du livre : ne pas avoir analysé les contextes dans lesquels les discours collectés sont produits, d’avoir rejeté ce qu’il dénonce plutôt que de s’en être saisi. « Penser autrement revient à souscrire au point de vue […] des promoteurs » de ce breuvage, écrit Jean-Loup Amselle (p. 22), oubliant que l’anthropologie se construit d’abord dans la confrontation de l’hétérogénéité des points de vue… Il est vrai que dénoncer la disparition de toute « attitude de distance des anthropologues à l’égard de la sorcellerie », « système de croyances » hier, « phénomène existant réellement » aujourd’hui (p. 46), est plus facile. L’annonce corrélative d’une « déconstruction » des termes et mythes qui hantent l’imaginaire « occidental » – celui d’une nature édénique, celui d’un chamanisme traditionnel, celui d’une authenticité sans médiation, ni représentation – n’y change rien ; d’autant que celle-ci se borne le plus souvent, comme pour le mot « chamane », à un bref rappel de son apparition récente au Pérou au détriment du terme local curandero (p. 16). Bien que le livre se veuille non pas « une anthropologie du chamanisme amazonien mais plutôt une sociologie des discours » (p. 19), un retour sur l’histoire des chamanismes locaux (le pluriel est mien) et leur émergence de la forêt, l’analyse de l’appropriation métisse de l’ayahuasca avant celle des acteurs de la « filière chamanique » (p. 79) aurait évité de donner à l’ouvrage son côté « annuaire ». Cela aurait aussi évité des maladresses telle

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que « certains “sujets” occidentaux pouvaient eux-mêmes faire l’objet d’un ensorcellement » (p. 64) – phrase qui tient de l’anecdote touristique –, ce dont il n’est pas question dans les récits des personnes dont il expose les discours, sauf à vouloir jouer à l’Indien ! 13 Inversement, l’analyse des discours aurait gagné en pertinence à être confrontée à une interrogation sur la nature et les fonctions traditionnelles des chamanismes amazoniens. Elle aurait aussi gagné à l’être aux usages que les Amérindiens font de l’ ayahuasca, par exemple lors du passage à l’âge adulte, ou entre soi, en quête d’une vision-pouvoir ou sans raison rituelle, si ce n’est de bavarder tout en chantonnant. Ces exemples puisés dans la littérature anthropologique sont autant d’usages qui n’ont pas retenu l’attention des métis soumis à la violence de la forêt et inscrits, dès le XIXe siècle, dans une société fondée sur la prédation de la nature à des fins commerciales. Pour les métis et par leur intermédiaire, l’ayahuasca est devenu medicina. Enfin, l’analyse des discours aurait éclairé autrement mieux ce qui est en jeu dans la rencontre dite « touristique » avec la pluralité des pratiques locales, à savoir ce « processus de production du chamanisme amazonien » (p. 77), précisément la définition que Jean- Loup Amselle donne du vocable « filière ». L’auteur n’étant pas à une contradiction près, on peut se demander s’il n’est pas tombé dans un primitivisme dénoncé plus tôt lorsqu’il distingue, quoi qu’il en dise (p. 78), chamanismes « à touristes » et « autochtones ». Pour cause, l’auteur n’a de cesse de produire une « niche ethnoculturelle » à partir d’un phénomène diffus et global des sociétés euro- américaines (auxquelles il faudrait ajouter l’Océanie), c’est-à-dire d’une pratique localisée chez nous, bien plus importante que la frange de la population qui se déplace. Ce faisant, Jean-Loup Amselle oublie de nous dire que l’exotique étudié est familier : il suffit d’interroger nos étudiants pour le vérifier. 14 Si l’auteur écrit avec raison que les « différents acteurs concernés ont besoin […] d’une tradition supposée pour définir une modernité différente » (p. 48), il souligne trop brièvement qu’échanges et emprunts ont depuis toujours façonné les chamanismes amazoniens, ce qui nuancerait pourtant fortement ses propos précédents. Mais de là à voir le « tourisme chamanique » comme participant de cette dynamique de circulation des savoirs et des pratiques, il y a un pas que l’auteur ne franchit pas véritablement. Tout juste fait-il allusion (en cinq pages) à la notion de « disciple » – peut-être l’apport le plus pertinent du livre. Cette autodétermination des personnes interrogées est révélatrice d’une transformation des chamanismes amazoniens hors des sociétés dans lesquelles ils s’insèrent d’ordinaire. Or, seule une faible part des personnes impliquées dans ces pratiques se reconnaissent dans ce qu’elles définissent elles-mêmes comme le chamanisme. Et encore, devrais-je préciser, ce dernier est le moyen d’une expérience et non un acte de « foi », attaché à la parole de « propagateurs » d’un obscurantisme, contraire d’un « rationalisme » défini comme la « foi des “Lumières” dans le progrès et l’émancipation humaine » (p. 73). Dès lors, affirmer que cette liane serait « la nouvelle religion des classes moyennes » (p. 94) et un « nouvel (et ultime ?) avatar du capitalisme sous sa forme addictive » (p. 74) a le mérite d’accentuer le propos : 15 « Doublement enchaîné au système et à lui-même, le “touriste” postmoderne trouverait dans la transe tropicale » ni un exutoire ni une fuite, mais la « réalisation parfaite de lui-même en tant que sujet aliéné » (id.). Que penser d’une telle anthropologie ? 16 Si, comme l’entend l’auteur, l’apparition de ces « “nouvelles formes du croire”, caractérisées par le bricolage et le butinage dans tout le répertoire d’éléments

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spirituels aptes à constituer le menu psychédélique de l’individu post-moderne, aurait sonné le glas de tous les grands systèmes d’explication du monde axés sur le rationalisme » (p. 73), c’est accorder une bien grande place à l’ayahuasca ! Et si l’auteur argumente à partir de l’écart entre ce qu’il pense être les pratiques locales, le quotidien matériel et relationnel du voyage et ce qu’il prête aux personnes qui s’initient à ce breuvage (ou, d’une manière plus générale, au chamanisme) pour conclure à « un spectacle de primitivité dont toutes les aspérités ont été gommées »11 (p. 162), il convient de s’interroger sur le sens donné à ces assertions. Bien des anthropologues qui travaillent depuis longtemps sur ces questions lui répondraient en effet que ceux qu’il appelle « les touristes » savent fort bien qu’elles et ils ne vont pas se retrouver nu(e)s au milieu de la forêt ! 17 Plus sérieusement, à l’encontre d’une analyse en termes de « retour » (de l’irrationnel, du romantisme, du refoulé), de « représentations primitivistes », de « processus d’aliénation » et de « recadrage social des individus » (p. 221) pour décrire ces résurgences du désir de « réenchantement », il aurait été à mon sens plus probant d’aborder dans une dimension dialogique les « pratiques touristiques » et leurs conséquences sur les transformations du rapport que les sociétés hôtes entretiennent avec elles-mêmes. Cette position épistémologique a l’avantage de questionner l’idée d’ un chamanisme comme système clos de représentations et de pratiques, métonymie d’une pensée indigène ontologisée. Mieux, elle appréhende les chamanismes amazoniens comme des signifiants flottants dont la nature performative leur permet d’être récupérés aussi bien par les Amérindiens que par les « Occidentaux ». Au lieu de le déconstruire comme se propose l’auteur, il aurait été davantage pertinent d’interroger ce chamanisme qui se construit à côté des pratiques ayahuasqueras amérindiennes, métisses ou propres aux Églises brésiliennes étudiées par l’anthropologie. Se transmettant via le web, ce savoir sur l’ayahuasca est un mélange de techniques issues des nouvelles thérapies en usage en Europe et aux États-Unis, de recherches en neurobiologie et d’emprunts réalisés au cours de voyages en Amérique du Sud auprès de ces passeurs de culture que sont les chamanes. 18 Au danger d’être capté par un univers défini comme dangereux par ses détracteurs, les personnes en « recherche d’expériences spirituelles “directes” » (Ghasarian 2010 : 289) associent savoir (sur soi et le monde) et prestige acquis de l’aventure. Ce mot que j’emploie à dessein renvoie, dans le discours des intéressé(e)s, aussi bien à leur séjour en Amazonie qu’à cette perméabilité entre ce qu’elles ou ils définissent comme visible et invisible, laquelle caractérise ce qu’elles ou ils appellent le chamanisme. Dans cette logique, la fonction chamanique repose, en raison de son alliance avec ce qui y est connu comme les esprits, sur une altérité ontologique, moteur d’un attrait pour d’autres expériences de la réalité qui se construit au sein de sociétés qui se pensent, dans une frange non négligeable de leurs populations, en mal d’enchantement. 19 En définitive, le « tourisme chamanique » – si cette expression peut être pertinente – n’est pas simple consommation de l’altérité tel un produit de plus dans un marché qui se nourrit d’un mode de subjectivation capitalistique (Deleuze & Guattari 2005 [1991]), produit offrant la promesse d’une identité prêt-à-porter et aliénant. Au contraire, l’expérience recherchée relève d’une éthique de l’accueil de l’altérité : pour peu qu’on s’y intéresse du point de vue phénoménologique plus qu’idéologique, elle implique la digestion d’éléments hétérogènes en les transformant, sans abolir les différences, ni les contradictions, sans écraser le lointain, pour réaliser non pas une simple juxtaposition

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syncrétique mais un métissage (Novaes 2015), chaque fois imprévisible. L’anthropologie nous rappelle depuis longtemps que la spécificité d’une culture ou d’un individu naît de processus d’acquisition, d’élaboration, d’interprétation, qui se constituent dans un mouvement ininterrompu de rencontres, toujours singulières. La culture est un métissage dont le sens s’élabore dans une confrontation constante et interactive à l’altérité. Jean-Loup Amselle n’avait-il pas souligné que : « [la culture] n’est pas ce qui vient du passé, mais c’est au contraire le passé que l’on se constitue. Le passé est donc un devenir ou plutôt un à-venir ouvert à toutes les possibilités, à toutes les éventualités de l’individu. Enfermer l’individu dans des niches ethnoculturelles c’est donc le priver de sa liberté ».(2011 : 29) 20 Pourquoi ne pas avoir appliqué cette façon de voir aux personnes qui se rendent en Amazonie ?

BIBLIOGRAPHIE

Amselle, Jean-Loup, 2008 « Retour sur “l’invention de la tradition” », L’Homme 185-186 : 187-194.

Amselle, Jean-Loup, 2010 « Le retour de l’indigène », L’Homme 194 : 131-138.

Amselle, Jean-Loup, 2011 L’Ethnicisation de la France. Paris, Lignes.

Amselle, Jean-Loup, 2012 « Au nom des peuples : primitivismes et postcolonialismes », Critique 776-777 : 165-177.

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Deleuze, Gilles & Félix Guattari, 2005 [1991] Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit (« Reprise »).

Ghasarian, Christian, 2010 « Introspections néoshamaniques au travers du San pedro », in Sébastien Baud & Christian Ghasarian, eds, Des Plantes psychotropes. Initiations, thérapies et quêtes de soi. Paris, Imago : 287-312.

Glazer, Barney & Anselm Strauss, 1967 The Discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research. New York, De Gruyter.

Laplantine, François, 2010 Les Trois Voix de l’imaginaire. Paris, Téraèdre (« Réédition »).

Novaes, Clara, 2015 « Corps en transe : l’expérience de l’ayahuasca dans le contemporain », in Sébastien Baud, ed., Anthropologies du corps en transes. Paris, Connaissances et Savoirs. [À paraître].

NOTES

1. La célèbre formule de Marx, « La religion, c’est l’opium du peuple » est ainsi citée deux fois (pp. 94 et 219). 2. J’ai choisi ici d’écrire entre guillemets touristes et non chamane(s), puisque les premiers « ne se reconnaissent pas comme tels » (p. 16) contrairement aux seconds,

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qu’ils soient « autochtones » ou « étrangers » (p. 119). Ces catégories descriptives peu ou mal définies n’ont, selon notre auteur, « pas de valeur en soi mais seulement des propriétés tenant à leur position au sein de ce marché » (p. 18) ; mais cela ne l’empêche pas de les rendre au singulier. 3. J’emploie l’italique afin de distinguer mes notions et catégories de celles de Jean- Loup Amselle, présentées entre guillemets. 4. Le conditionnel atteste ici d’une généralisation pour le moins problématique, tant elle grossit le point de vue émique par manque de contextualisation et absence de prise en compte des revendications juridiques et politiques amérindiennes. 5. Au lieu de Rick Strassman et Jace Callaway. 6. Un « dark side » (p. 68) vers lequel il aurait lui-même été tenté de passer (p. 69), en proie à une « fascination répulsive pour l’ “invisible” et l’ “irrationnel” » (p. 70) ; cette dernière expression sera employée à propos des « touristes » dans leur rapport à l’ ayahuasca. 7. Ou plus simplement « bobo », comme par exemple lors de l’émission La tête au carré du 10 octobre 2013 sur France Inter consacrée au tourisme chamanique [http:// www.franceinter.fr/emission-la-tete-au-carre-le-tourisme-chamanique]. 8. Au mal-être supposé des personnes présumées fiévreuses, les chamanes répondraient en termes de causalité intérieure et non de sorcellerie. Pourtant, à mon sens, les mécanismes thérapeutiques ne divergent pas, d’où cette rencontre évidente entre nouvelles spiritualités et chamanismes locaux pour lesquels la purga, autre nom donné à l’ayahuasca, est utilisée pour se défaire d’objets relevant de l’émotionnel et de l’imaginaire. 9. Le fait de citer ces rencontres manquées est une manière, pour l’auteur, de renvoyer ses interlocuteurs du côté d’un obscurantisme, incapables d’accepter un autre point de vue : parlait-il de lui-même ? 10. Ils seraient aussi ces marxistes sud-américains qui « ont troqué l’espérance révolutionnaire contre une forme de spiritualisme new age » (p. 67). 11. C’est-à-dire à la mise en scène d’une « nature sauvage domestiquée » (p. 162), d’une « naturalité première » (p. 211) « qui n’aurait pas été souillée par le péché originel » (p. 213).

INDEX

Keywords : Tourisme, Chamanisme, Psychotrope, Amazonie, Altérité, Primitivisme, Ayahuasca

AUTEUR

SÉBASTIEN BAUD

Institut d’ethnologie, Université de NeuchâtelInstitut français d’études andines, Lima

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Débat

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Réponse à Jean-François Baré

Bernard Traimond

1 LE COMPTE RENDU de mon livre L’économie n’existe pas (Lormont, Le Bord de l’eau, 2011) m’apparaît si étranger à mon propos que je me sens obligé de solliciter un bref “droit de réponse”.

2 Pour l’essentiel, mon essai est consacré à la critique des catégories utilisées par l’économie politique (dite aussi “science économique”, “économie”, “économique”), selon deux points de vue. En premier lieu, je dénonce la polysémie des termes qu’elle utilise. Or, loin de rappeler cet état et de nécessairement le réprouver, le compte rendu l’ignore et même le perpétue en amalgamant les termes de comptabilité et d’économie. Comme mon éditeur attendait un bénéfice comptable de la vente d’un livre sur l’économie dit-il, celle-ci existe. Or, si je nie la réalité de cette dernière, c’est justement que sa désignation ne renvoie à aucun référent explicite, à la différence de l’éventuel bénéfice comptable de mon éditeur. L’économie est identifiée à la comptabilité, aux théories économiques ou à un des treize sens que j’ai trouvés dans le seul numéro du Monde du 17 octobre 2008, sans oublier tous les autres. En second lieu, dans mon essai, je m’étonne que les catégories conçues au XVIIIe siècle – capital, travail, production… – puissent encore servir aujourd’hui à la compréhension du monde. Aucune autre science ne les a gardées aussi longtemps. Au contraire, elles s’escriment toutes à les changer avec une volonté que soulignent à chaque occasion leurs historiens. 3 Cela, et c’est l’essentiel de mon propos, le compte rendu le cache aux lecteurs qui ne peuvent par conséquent accéder à ma démonstration. 4 Pour ne pas expliciter l’objectif et la démarche de mon bref essai (“ouvrages dans lesquels l’auteur traite d’un sujet particulier, mais sans prétendre l’approfondir, ni l’épuiser, ni enfin le traiter en forme et avec tout le détail et toute la discussion que la matière peut exiger”, comme le définit L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert que j’invoque en exergue), le compte rendu commence par présenter une juxtaposition de phrases isolées, égrenées hors de tout contexte, afin de les rendre ridicules et de déconsidérer la démonstration sans évidemment la présenter. Les lecteurs de L’Homme ne peuvent ainsi avoir la moindre idée du contenu du livre car celui-ci n’est pas critiqué, comme le compte rendu affirme implicitement le faire, mais occulté, entre

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autres, par les procédés que je viens de dénoncer. C’est pour cela que j’ai été obligé, dans cette réponse, de reprendre les raisonnements que le recenseur a soigneusement dissimulés alors qu’il aurait pu ou dû les contester. 5 Il reste à s’interroger sur les motivations qui ont amené mon détracteur à utiliser des procédés aussi grossiers. Outre d’éventuelles raisons personnelles, j’y vois aussi la recherche de conformité aux discours dominants, à l’académisme (“reproduction pompeuse de maître reconnu”, disait Geertz). Première forme des sciences sociales telles qu’elles sont apparues par la suite, l’économie politique, qui est une discipline puissante en prestige, moyens humains et comptables, dispose d’une autorité sociale considérable qui affirme ainsi la légitimité de ses productions. C’est d’ailleurs ce qui m’a conduit à sortir de mes occupations habituelles pour rappeler les illusions qu’elle perpétue et auxquelles j’avais succombé, il y a maintenant plusieurs décennies. Tous n’ont pas encore pris conscience des exigences que présente de son côté l’anthropologie et dont ne profitent pas suffisamment d’autres disciplines, en particulier grâce à l’omniprésence des “enquêtes”.

AUTEUR

BERNARD TRAIMOND

Université Victor Segalen Bordeaux 2, Bordeaux

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Comptes rendus

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Comptes rendus

Histoire &épistémologie

Mondher Kilani, Pour un universalisme critique. Essai d’anthropologie du contemporain, Paris, La Découverte, 2014, 350 p., bibl., index

1 CE LIVRE RÉUNIT des versions partiellement réécrites de textes que Mondher Kilani a publiés entre 1985 et 2012 sur des thèmes variés. Il traite ainsi, successivement : des rapports entre société, religion et laïcité à l’étude des controverses relatives au port du voile islamique, puis de la production des identités collectives et des régimes d’historicité par le jeu combiné de la mémoire et de l’oubli, mais aussi à partir d’opérations symboliques prenant pour support l’objet, l’archive, le document, le témoignage ou la trace. Il consacre également de substantiels développements au cannibalisme dans ses pratiques directes ou dérivées et ses usages métaphoriques, au racisme et à la caution « scientifique » que lui apporte la sociobiologie, au sens à conférer aux formes extrêmes de violence, ou encore à l’ethnocentrisme qui sous-tend généralement les prétentions à l’universalisme, qu’elles soient d’ordres idéologique, économique ou scientifique.

2 Ce foisonnement d’objets d’étude n’affecte en rien le propos général. Il illustre, dans la perspective de l’auteur, la fécondité épistémologique du classement d’élaborations culturelles diverses en cinq grandes « raisons », dont chacune prête à une section de l’ouvrage. La première de ces raisons est qualifiée de « civile », au sens où elle pose la question du rapport entre religion et société civile. L’étude comparative de la manière dont la France et les cantons suisses ont débattu et statué sur le port du voile islamique sert alors de base à un examen critique du concept de religion tel qu’il est posé dans les discours politiques et scientifiques occidentaux. En effet, soutient l’auteur, d’Émile Durkheim à Marcel Gauchet en passant par Clifford Geertz, les études du fait religieux ont eu pour défaut commun de faire du sécularisme, propre à nos sociétés, l’indice de l’entrée dans la modernité tout en l’opposant à la normativité religieuse qui régirait sans partage des sociétés traditionnelles réduites à cette seule dimension. Dans une telle optique, « la religion devient une catégorie autoritaire d’interprétation de l’autre » (p. 64), utilisée sur le plan politique pour le déclasser au nom de sa supposée

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arriération ou l’enfermer dans une identité ethnoraciale essentialisée. Or, plutôt que de concevoir la religion à travers le prisme monothéiste d’un système de pensée qui s’impose aux consciences, mieux vaudrait l’appréhender, selon l’auteur, sous l’angle des motivations situationnelles, d’ordres social, économique ou idéologique, qui mobilisent ses symboles, idées ou valeurs. L’exemple du voile est éclairant en ce sens. D’une situation à l’autre, son port peut être le moyen d’afficher une identité sexuée, religieuse et culturelle, mais aussi être un instrument d’émancipation, permettant aux femmes de sortir de l’espace domestique pour suivre des études supérieures, occuper un emploi, investir la sphère publique, voire conduire des luttes en faveur de la condition féminine. Sur un plan épistémologique plus général, Mondher Kilani préconise d’extraire le fait religieux de sa réification en catégorie faussement universelle, par le biais d’un examen phénoménologique de ce que les gens pensent et d’une analyse herméneutique des cadres interprétatifs à partir desquels ils comprennent et jugent les événements ou comportements. 3 La seconde raison, « identitaire », dégagée par Mondher Kilani oriente plus précisément la réflexion sur la manière dont les sociétés et le savoir scientifique relient passé et présent, mémoire et oubli par le truchement de l’écrit, du récit oral ou de l’objet, afin de construire ou de négocier un récit sur soi et autrui. Selon l’auteur, l’écrit comme matière première de la science historique et l’oral comme objet de prédilection de l’anthropologie relèvent d’une problématique plus générale qui est celle de la trace. D’où la possibilité d’appréhender de concert la démarche heuristique et le cadre interprétatif des deux disciplines, mais aussi de contextualiser l’une et l’autre par rapport au creuset culturel dont elles sont l’émanation. 4 Mondher Kilani soutient que la propriété essentielle des documents produits par l’ethnologue, sélectionnés par l’historien, ou faisant référence pour les groupes sociaux, est leur performativité. Loin d’être réductible à son contenu, le texte ne doit son existence et sa valeur qu’aux opérations symboliques dont il fait l’objet. Ainsi, les documents que l’ethnographe fournit dans ses écrits sous forme de témoignages ou de photographies viennent-ils surtout en soutien de la crédibilité de l’enquête. 5 De même, les documents généalogiques invoqués à l’appui de revendications de sainteté dans les oasis du sud tunisien ne valent que comme traces tangibles de ce qui est affirmé. Dans les deux cas, la valeur performative du document dépend étroitement de l’autorité interprétative. Dès lors, observe l’auteur : « un fait ou un document définissent moins l’essence d’une certaine réalité qu’un certain parcours à l’intérieur d’un savoir en constante élaboration et négociation » (p. 92). D’autant que d’un contexte culturel et historique à l’autre, le sens prêté à la trace change et il en va de même pour l’objet « actant », de surcroît soumis au régime de la présence et de l’absence, et parfois victime du présentisme de notre époque qui tend à délier l’objet muséal de son référentiel historique et culturel, pour le transformer en pur support d’imaginaire individuel ou en icône d’un patrimoine artistique prétendument universel. Le jeu de la mémoire et de l’oubli est l’un des principaux opérateurs de ces fluctuations de sens et, plus fondamentalement, de l’histoire construite au présent. Dans le contexte actuel où le devoir de mémoire et le travail contre l’oubli prêtent à un activisme particulier de la part de différents acteurs de la société civile, y compris les scientifiques, ceux-ci – note Mondher Kilani – doivent porter un regard introspectif sur la construction de leur propre champ disciplinaire et, notamment, ne pas perdre de vue

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que l’oubli (de l’échec) est constitutif du régime de vérité tout provisoire d’un savoir scientifique qui reste aujourd’hui encore largement positiviste. 6 La troisième partie du livre est consacrée à la raison « sacrificielle », sur la base de deux postulats. En vertu du premier, toutes les sociétés, y compris les plus industrialisées, participent de cette raison. Selon le second, plus audacieux, le régime carné serait un mode indirect d’anthropophagie, dans la mesure où l’on consomme des animaux auxquels on prête une âme, de la souffrance et qui ont des qualités nutritives assimilables à celles de l’homme. Pour illustrer le propos, Mondher Kilani prend l’exemple de la crise de la « vache folle », au cours de laquelle les consommateurs européens découvrirent avec stupeur que les élevages industriels avaient rendu les bovins cannibales, en leur faisant ingérer sous forme de farine la viande morte d’autres bovins, voire du placenta humain. Cette crise, qui entraîna l’abattage de cheptels entiers, mit à mal l’illusion d’une mort propre, sans sacrifiant ni sacrifié. Surtout, ajoute l’auteur en référence à Georges Bataille1, elle fit apparaître au grand jour la « part honteuse » des sociétés capitalistes consistant à sacrifier d’énormes quantités de ressources au nom du principe de précaution et de la rationalité économique, aux antipodes de la « part maudite » que les sociétés traditionnelles « soustrayaient au monde de l’utilitaire pour la consacrer à la manifestation du sens et de la souveraineté à travers les fêtes et rituels » (p. 142). Autant la raison sacrificielle des sociétés traditionnelles est vouée au renforcement du lien social, autant, dans sa version capitaliste, elle procède de l’exclusion des pauvres, des immigrés ou des asociaux au nom de l’équilibre général. Si, comme le soutenait Claude Lévi-Strauss2, les groupes qui pratiquent l’anthropophagie font de l’absorption de certains individus dotés de forces redoutables le moyen de les neutraliser, nos propres univers sociaux choisissent de résoudre le problème en les « vomissant », relève l’auteur. 7 Ces propos l’illustrent, Mondher Kilani fait un usage extensif de la métaphore cannibale et, plus largement, alimentaire. Il justifie ce parti pris par la nécessité de rompre avec le « réalisme positiviste » qui a souvent marqué l’analyse du cannibalisme, mais aussi, plus fondamentalement, en référence à la notion d’anthropopoiesis. Le cannibalisme comme l’anthropologie contribueraient au phénomène plus général de l’anthropopoiesis, car l’un et l’autre construisent des fictions modélisantes de l’humanité en mobilisant les procédures contrastives de la comparaison et de la métaphore. De plus, contrairement à la métaphore du regard auquel l’anthropologie a amplement recours et qui disjoint l’observé de l’observateur, celle alimentaire souligne le caractère relationnel et interactif de la connaissance, en même temps qu’elle rend possible l’expression des ratés de l’entreprise à travers l’idée d’indigestion ou de malentendus productifs qui caractérisent aussi le cannibalisme. 8 De la raison sacrificielle, on passe à la raison « génocidaire » dans la quatrième partie de l’ouvrage. Mondher Kilani l’aborde à partir du réexamen de son socle idéologique qu’a constitué la théorie des « deux races » et de ses transpositions coloniales en Tunisie (via l’opposition berbérophones des montagnes/nomades arabes) et au Rwanda (Hutu/Tutsi). Il propose également une déconstruction originale des thèses de la sociobiologie pour conclure que celle-ci « nous offre une perspective simpliste, voire totalitaire, du présent et de l’avenir. Soit elle nous enferme dans une constellation d’ethnicités irréductibles les unes aux autres et sources d’intolérances et de conflits, soit elle dissout l’individu dans l’uniformité des stratégies de maximisation des intérêts particuliers » (pp. 246-247). La raison génocidaire se manifeste bien sûr dans les

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massacres de masse et les manifestations de violence extrême qui se multiplient à notre époque. L’auteur propose d’extraire l’analyse de ces phénomènes des interprétations posées en termes de dysfonctionnement social ou de dissonance mentale, pour les appréhender sous l’angle des constructions symboliques dont ils sont l’effet et questionner les modalités du passage à l’acte. Selon lui, les « communautés massacrantes » se forment à la conjonction de plusieurs mouvements : l’impureté construite des ennemis pris pour cible, l’animalisation ou la chosification des boucs émissaires, la levée des inhibitions et interdits pour garantir le recours à la violence et un intense travail de déculpabilisation des bourreaux. Si, en définitive, l’extermination de masse rejoint le sacrifice classique par la construction symbolique de figures négatives, elle s’en distingue toutefois par l’excès qui la caractérise et la logique d’anéantissement total qui est à son principe. 9 Enfin, dans la dernière partie du livre, Mondher Kilani s’attaque plus directement à la « raison » anthropologique et à sa prétention universaliste. En effet, tout en affirmant l’égalité des cultures, le discours anthropologique oblitère volontiers les rapports de domination de tous ordres qui les hiérarchisent et qui érigent l’Occident en référence universelle, à l’aune de laquelle sont définies toutes les autres particularités. Si les ethnologues ont de longue date mis en évidence l’ethnocentrisme des groupes qu’ils étudient, ils l’ont en revanche peu pris en compte concernant les conditions de production de leur propre discours. Ce constat ne remet pas en cause la légitimité du projet anthropologique dans son ambition à dégager des lois de portée générale. Il doit plutôt, selon l’auteur, inciter les ethnologues à pratiquer un universalisme ouvert et critique, qui assumerait son ethnocentrisme en le problématisant et en cherchant « à le subvertir à partir des marges et des voix dissonantes » (p. 301) auxquelles le chercheur a accès. L’anthropologie française s’honorerait ainsi à prendre conscience de la métaphysique universaliste, fondée sur une représentation abstraite du citoyen et sur le dogme assimilationniste de la « France une et indivisible » qui conditionne dans bien des cas la construction de ses objets d’étude. Quant à l’universalisme américain, auquel Mondher Kilani consacre un chapitre entier, il devrait s’émanciper du prisme culturaliste qui le conduit trop souvent à enfermer l’autre dans des identités irréductibles et des rôles prédéfinis, comme contrecoup de sa propension à se penser en « utopie déjà réalisée », et donc non perfectible. 10 Synthèse des grands thèmes que Mondher Kilani a explorés au cours d’une carrière humainement et ethnographiquement très riche, ce livre étaye aussi ses propositions sur la base de références documentaires et théoriques qui dénotent d’une grande érudition. Il est une contribution très constructive à la réflexion sur les fondements épistémologiques de l’anthropologie. 11 Bernard Formoso

Daniel T. Potts, Nomadism in Iran from Antiquity to the Modern Era, Oxford-New York, Oxford University Press, 2014, 558 p., bibl., index, ill., cartes

12 L’IRAN est, aujourd’hui encore, le pays du monde où les nomades restent les plus nombreux, après avoir joué durant plusieurs siècles un rôle économique et politique de premier plan. Cette importance singulière n’en finit pas, depuis les années 1960, d’alimenter travaux et débats anthropologiques et historiques, dont le présent livre de

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Daniel Potts et le plus récent des miens, paru quelques mois plus tard3, constituent les derniers exemples en date.

13 Lui-même archéologue, l’auteur prend pour point de départ la propension de ses collègues américains de la même discipline, adeptes, dans les années 1970, de l’« ethnoarchéologie »4, à voir du nomadisme là où il n’y en avait pas ou pas encore. C’est ce que Daniel Potts explique dans la « Preface » et dans le chapitre I, « Nomadism : Concepts and Archaeological Evidence » : ce que les chercheurs ont interprété comme « a timeless pattern of nomadic land-use is in reality […] really very recent » (p. XV) ; plus précisément, la « réalité réelle » de l’Iran était « a land in which the rural population, while keeping herds, was overwhelmingly sedentary and in which most of the documented nomadic groups came originally from outside the region, mainly while the last millenium » (Id.). 14 Le chapitre II, « The Coming of the Iranians », examine une période marquée par l’introduction du cheval sur le plateau iranien par des groupes iranophones venus des steppes du nord de la Caspienne. Ces groupes étaient en majorité sédentaires. Ceux qui comportaient le plus fort contingent de nomades, les Cimmériens et les Scythes, ne pénétrèrent en Iran qu’au milieu du Ier millénaire avant notre ère. Les premiers groupes identifiés comme nomades par les sources écrites sont des Iraniens, Perses plutôt que Mèdes. 15 Les groupes mentionnés par les chroniqueurs grecs (Daens, Mardes, Dropiques, Sagartiens et autres) auxquels le chapitre III, « Iranian Nomads in the Achaemenid, Seleucid, and Arsacid Periods : Herodotus on Iranian Nomads », est consacré, venaient d’Asie centrale et étaient archers et cavaliers. L’importance des tributs auxquels ils étaient soumis donne à penser qu’ils possédaient de grands troupeaux. Plus que leur nomadisme lui-même, sur lequel on sait peu de chose, ce qu’il faut reternir les concernant est qu’ils ouvrirent la voie « for a major demographic change on the Iranian plateau » (p. 118) qui allait intervenir un millénaire plus tard. 16 Le chapitre IV, « Late Antiquity », signale la présence de « Kurdes » (nom qui, sous sa forme pluriel Akrâd, désignait alors, et jusqu’au Moyen Âge, les nomades en général) dans le Fârs (sud-ouest de l’Iran) dès la fin de la période pré-islamique. Mais c’est du nord-est (Khorâssân) qu’arrivèrent les grandes vagues nomades Huns, Hephtalites et finalement Turcs « began posing an existential threat to the empire » (p. 156), suscitant en retour des mesures militaires et architecturales de protection. 17 La période examinée par l’auteur dans le chapitre V, « From the Islamic Conquest to the Oghuz Infiltration », fut marquée par l’infiltration de nombreux petits groupes « kurdes » (nomades) : Arabes recherchant les zones les plus arides vers le nord-est (aux confins de l’Afghanistan), Turkmènes Oghuz pillant le Kermân (au centre du plateau iranien) et le Fârs (au sud-ouest), etc. 18 Même peu nombreux et dispersés, ces groupes ont contribué à préparer la pénétration plus massive du XIIIe siècle décrite dans le chapitre VI, « The Mongols and Timourids ». Arrivée par l’Asie centrale et la Syrie, cette pénétration turco-mongole a « radically transformed Iran’s demographic profile and land use » (p. 213), notamment en déportant des groupes entiers, en en sédentarisant d’autres par transformation de zones de pâturage en zones de culture, et ailleurs, au contraire, en élargissant les surfaces de pâturage, partout en imposant des taxes agricoles (iqtac, soyurghal), etc.

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19 Dans le chapitre VII sur « The Aqqoyunlu and Safavids », Daniel Potts conteste l’idée émise par la grande historienne britannique Ann K. S. Lambton (1912-2008) d’une « tribal resurgence » en Iran au XVIIIe siècle. Notre auteur considère en effet, qu’à cette époque, les tribus restèrent militairement importantes, mais que leur statut déclina du fait de l’émergence d’un pouvoir central fort sous les ‘Abbassides avec Shâh ‘Abbâs Ier (1588-1629), puis sous les Qâjâr à partir de Nâder Shâh (1636-1747), deux souverains qui érigèrent la déportation de populations entières et la prise d’otages en piliers de leur politique tribale. 20 Le chapitre VIII, « From Karim Khan Zand to World War I », confirme ce point de vue, notamment en montrant, tableau récapitulatif à l’appui (pp. 270-272), combien, durant plus de deux siècles, les tribus d’Iran et leurs chefs (khân) furent brutalisés, taxés ou instrumentalisés par les chahs successifs. Bien qu’eux-mêmes d’origine nomade, les souverains Qâjâr se montrèrent corrompus et tyranniques, tout particulièrement envers les tribus qui souffrirent autant sinon plus que le reste de la population iranienne des impôts, des expéditions armées punitives, etc. 21 Enfin, dans le chapitre IX, « From World War I to the Present », David Potts constate qu’en dépit d’un siècle de guerres et de révolutions, d’exploitation pétrolière, de sédentarisation, d’acculturation, de répression, etc., « Iran’s nomads have not been eradicated » (p. 418). Il attribue cette persistance du nomadisme, même sous des formes altérées, à « the strength and resilience of human cultural traditions in the face of shorter term political, military, and educative measures aimed broadly at social engineering » (Id.). 22 Le chapitre X, « On Nomadism in Iran ThroughTime », constitue la conclusion de l’ouvrage. L’auteur y rappelle qu’il a voulu montrer : 1) la faiblesse des « évidences » qui ont pu donner à penser que le nomadisme en Iran était un phénomène très ancien ; 2) la « naïveté » (en français dans le texte) a- ou anti-historique qui a conduit à sousestimer les facteurs de changement qui se sont exercés sur les nomades et à surestimer la « behavioural continuity » (p. 419) entre nomades anciens et actuels. Au contraire, Daniel Potts insiste sur les ruptures qui ont jalonné l’histoire du nomadisme en Iran : après 7000 ans de vie sédentaire, à laquelle s’ajoutaient tout au plus quelques mouvements de « transhumance » (p. 420) – j’aurais plutôt écrit d’« estive » – à partir de villages néolithiques, les premiers vrais nomades furent ceux des chroniques grecques et romaines anciennes, puis les « kurdes » des premières sources musulmanes. Évoquant ensuite (id.) le tableau dressé par le géographe français Xavier de Planhol d’une « complète saturation » par les nomades des espaces laissés vides par les sédentaires5, Daniel Potts minimise la pénétration des nomades arabes et turcs, par contraste avec l’invasion mongole qui fut « of an altogether different order of magnitude », impliquant une charge pastorale, notamment en chevaux, « than the country’s pastures had probably ever supported before » (p. 422). Puis, sous les Qâjâr, les tribus devinrent des parties prenantes de la monarchie persane, pour ou surtout contre elle, si bien que, « in 1921, the nomads in Iran were in a more or less open state of rebellion everywhere, from Baluchistan to Azerbayjan » (p. 423). Enfin, Daniel Potts signale l’explosion des études sur les nomades d’Iran dans les années 1960 et 1970, études qui, déplore-t-il, bien qu’elles aient abondamment souligné les changements introduits par la modernisation chez les nomades contemporains, n’ont pas empêché les archéologues de continuer à prendre ceux-ci comme modèles analogiques pour leurs interprétations des sites du Néolithique et de l’Âge du Bronze (p. 426).

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23 Le livre se termine par un « Appendix 1 » (on cherche en vain le 2…) sur « The Position of Nomadism on the Social Evolutionary Ladder », qui envisage les auteurs depuis les Grecs anciens jusqu’à Max Weber, en passant par Adam Smith, Karl Marx et Eduard Hahn, un appendice, donc, sans rapport avec ce qui précède et qui ne lui ajoute rien. Signalons enfin, bien qu’ils ne sauraient passer inaperçus, une imposante bibliographie de quelque 2000 références (pp. 445-531) et un index non moins important (mais pas toujours fiable) d’environ 2000 entrées (pp. 533-558). 24 On reste perplexe au moment de porter un jugement sur cet ouvrage ambitieux et massif. D’un côté, on ne peut que souscrire au constat de départ, l’abus que l’ethnoarchéologie américaine des années 1970 a fait de l’analogie, comme à la conclusion finale, la non-permanence et les changements dans le temps du nomadisme en Iran, de même qu’on ne peut qu’admirer l’énorme quantité de documents réunis et brassés par l’auteur bien au-delà des limites de sa spécialité, l’archéologie. D’un autre côté, on ne peut se départir d’un sentiment de malaise quand on sait que la thèse soutenue ici par Daniel Potts a déjà été explorée et exposée dans ses grandes lignes, il y a près de cinquante ans, par le géographe visionnaire Xavier de Planhol dans l’un de ses ouvrages majeurs6, ouvrage qu’on est surpris de voir Daniel Potts ne citer qu’à la marge et seulement dans la conclusion de son livre (pp. 420 et 427). De même, pour ce qui concerne la période pré-islamique, notre auteur mentionne parcimonieusement, quand il ne l’ignore pas, un autre grand spécialiste français, l’historien Pierre Briant, dont la contribution au sujet est pourtant fondamentale7. Certes, Daniel Potts documente et conforte ces travaux ; mais il donne l’impression pour le moins désagréable de mettre sciemment en avant les chercheurs qui sont tombés dans les travers qu’il dénonce et d’oublier ou de passer sous silence ceux qui, avant lui, ont ouvert la route que lui-même emprunte ; sa documentation est donc lacunaire et déséquilibrée, et inutilement massive tellement elle regorge de références secondaires, pour ne pas dire superflues. 25 On évoquera pour terminer un problème de fond, qui tient en grande partie aux définitions du nomadisme. On sait qu’entre chercheurs anglo-saxons et chercheurs allemands et français, il existe sur ce point de grandes différences : grâce aux géographes, la typologie française des types de déplacements s’est, depuis 1950, remarquablement diversifiée et précisée ; à l’inverse, nombreux sont les chercheurs anglo-saxons qui continuent de confondre « nomadism », « migration », « transhumance », etc.8. Une mise au point terminologique n’aurait donc pas été superflue, qui aurait pu remplacer avantageusement l’« Appendix 1 » et contribuer ainsi à préciser ou éclairer certaines différences. En effet, Daniel Potts a tendance, pour lisser son propos, à gommer la diversité des situations : or il n’y a pas et il n’y a probablement jamais eu en Iran un, mais des nomadismes, au point que Mohammad- Hosseyn Pâpoli-Yazdi et moi-même avions, il y a quelques années, proposé d’abandonner le terme de nomadisme, trop spécifique, pour celui, plus générique, d’élevage mobile9. 26 Il s’agit en définitive d’un ouvrage ambitieux par son propos et impressionnant par son volume et par celui de sa documentation, mais qui apporte de l’eau à un moulin qui n’était pas à sec, et qui, pour les raisons qui viennent d’être énumérées, peine à tenir toutes ses promesses. Nonobstant ses défauts, Nomadism in Iran from Antiquity to the Modern Era reste une bonne synthèse, la seule à ce jour, sur ce vaste sujet. 27 Jean-Pierre Digard

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Laurence Hérault, ed. La Parenté transgenre, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014 146 p., bibl., tabl. (« Penser le genre »)

28 À PARTIR du cas très médiatisé de l’américain Thomas Beatie, le « premier homme enceint du monde », l’ouvrage propose une réflexion collective et pluridisciplinaire sur les parentalités transgenres. En dix courts chapitres, il offre un panorama particulièrement étoffé des questions posées par ces parentalités émergentes sur la scène sociale européenne, ainsi que des pratiques médicales et juridiques en France et en Belgique. Il explore la parentalité transgenre en laissant ouvert le problème de sa spécificité et aborde objectivement les interrogations liées à la filiation, à l’engendrement, aux identifications de genre. Il s’inscrit donc dans la continuité des travaux menés, dès le début des années 2000, sur les parentalités homosexuelles10, en tentant de combler un vide sur la transparentalité, dont les études sont encore trop souvent sous-tendues par le présupposé de difficultés sociales ou psycho-pathologiques des parents et des enfants.

29 Comme Laurence Hérault l’explique dans la présentation, si Thomas Beatie a rendu visible la parentalité transgenre, celle-ci s’étend au-delà de ce cas singulier d’une femme biologique devenue homme et enfantant en tant que père. En effet, les personnes transgenres peuvent être parents avant leur transition, engendrer par procréation médicale assistée (PMA) ou, pour ce qui concerne les transgenres femme vers homme (comme Thomas Beatie), après avoir arrêté pendant un certain temps la testostérone. Une enquête quantitative menée par Alain Giami et son équipe auprès de 381 personnes trans vivant en France – synthétisée dans l’ouvrage – rapporte ainsi que 45% des MtF (Male to Female) interrogés ont eu des enfants dans leur parcours de vie, et que 10% des FtM (Female to Male) en souhaitent. 30 L’analyse des supports de médiatisation ayant relayé l’expérience de Thomas Beatie donne un premier aperçu des représentations qui entourent la transparentalité. Christel Fraïssé, psychologue sociale, montre que seule une minorité d’internautes français, dont elle a analysé les réactions, conçoit la possibilité d’une fluidité d’identités de genre, les individus pouvant être homme ou femme dans différentes temporalités ou espaces. À l’inverse, la majorité est choquée par la mise en cause des frontières de sexe que ces cas actent, frontières que ces internautes renvoient à des faits de nature. L’homme enceint reste forcément une femme par « nature » et sa transgression est associée à une pathologie psychique, voire psychiatrique. La gestation ancrée dans le corps de la femme est pensée comme la seule concevable, ainsi que la classification sexuée binaire des êtres humains. 31 Les médias participent ainsi à dévoiler ces nouvelles parentalités, mais n’ont pas le même impact selon qu’elles sont maîtrisées ou subies, comme le décryptent Karine Espineira et David Latour. La stratégie médiatique du couple Beatie a été de donner au public des gages de normalité, voire (dirais-je) de conservatisme, pour le faire adhérer à son projet : se présentant comme un père et mari qui subvient aux besoins de sa famille, Thomas Beatie affirme son souhait de fonder une famille heureuse, rassurant aussi les lecteurs et auditeurs sur la séparation des rôles de genre au sein de son couple. Il choisit de rédiger son autobiographie pour rendre compte de la singularité de son parcours : il y narre une transition de genre passée inaperçue, crédibilisant l’image d’un couple de classe moyenne hétérosexuel « normal », jusqu’à cette grossesse qui

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vient bouleverser l’ordre social et le porter sur le devant de la scène. Son sort médiatique, bien que mouvementé, n’a pourtant rien de comparable avec celui de l’espagnol Ruben Noé Coronado, qui a lui-même subi un déchaînement considérable de la part des journalistes, des « experts » et du public. Karine Espineira analyse cet autre cas médiatique comme le résultat d’une mise en scène peu maîtrisée et de l’absence de signes de réassurance envers les normes sociales de genre et de classe. 32 Les normes renvoyées par les médias et le public sont également à l’œuvre dans la juridiction française du changement d’état civil et dans les pratiques médicales décrites dans la seconde partie de l’ouvrage. Le changement de sexe à l’état civil est en effet soumis, en France, aux caractéristiques corporelles, c’est-à-dire à une transformation « irréversible » physique vers l’autre sexe et à la stérilisation. Si la circulaire de 2010, qu’étudie Laurence Brunet, a permis le développement d’un courant jurisprudentiel sur l’interprétation de la notion d’irréversibilité – et une certaine reconnaissance de la stérilisation non chirurgicale –, le changement d’état civil reste astreint à l’adéquation entre corps et identité sexuée, et attaché à l’assignation à l’un des deux sexes civils. On évalue le décalage entre cette législation et les réalités sociales et singulières à l’aune de la diversité et de la complexité des parcours de transition corporelle que l’enquête d’Alain Giami permet de mesurer. De même, en dépit de l’évolution des techniques de reproduction assistée et de conservation des gamètes décrites par Petra de Sutter, les conditions d’accès à la procréation médicale assistée en France restent soumises à des normes strictes d’âge, de genre, et aux représentations selon lesquelles c’est le corps qui détermine les identités sexuées et le droit à la parentalité. Toute personne souhaitant bénéficier de la PMA, dont Pierre Jouannet rapporte le protocole médicalisé, doit donc attester d’une transformation physique et sociale dans un genre considéré comme stable. Cette « vérité du sexe » – pour reprendre un vocabulaire foucaldien – est authentifiée par la stérilisation. 33 Psychanalyse, philosophie et anthropologie se répondent dans trois autres articles en rappelant, chacune avec ses propres énoncés, que l’identité de genre n’est ni une substance ni la résultante d’un état biologique. Être père ou mère n’est pas non plus soumis à la gestation, comme en attestent tous les travaux sur l’adoption ou sur les familles recomposées. Patrice Desmons invite, à la suite de Derrida et de Butler, à déconstruire le genre, la sexualité et la parenté comme Laurence Hérault le corrobore, en rappelant que l’identité de genre n’est ni un état ni une essence, mais un feuilletage complexe et dynamique construit par les actions et les relations aux dimensions souvent singulières. Penser l’identité comme relationnelle, à l’instar des sociétés mélanésiennes dépeintes par Marilyn Strathern, permet de dissocier le genre, mais aussi la paternité et la maternité, de l’état et du corps. De sorte que Laurence Hérault propose de comprendre l’expérience de Thomas Beatie comme une action « à la manière des femmes en tant qu’homme » (p. 89) dans un système de relations d’affinité (son couple) et de parenté, afin de défaire le lien entre grossesse et corps féminin pour le penser comme une action en relation. Son approche bouleverse donc les représentations essentialistes de la parentalité qui – comme l’ont montré les premiers textes – sont majoritaires dans nos contrées. L’étude quantitative d’Alain Giami conforte ce constat d’une pluralité des identifications de genre au sein de la population concernée, car si une grande partie s’inscrit dans des identités binaires conventionnelles « homme » ou « femme », près de la moitié ne s’y retrouve pas et se définit en tant que « femme trans », « homme trans », « trans », ou encore « autre »,

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venant recentrer une nouvelle fois le débat sur les questions d’assignation à l’un ou l’autre sexe civil. 34 Il faut saluer cet ouvrage qui, en s’intéressant aux multiples aspects de l’expérience transgenre de la parenté, apporte de nouvelles pistes réflexives aux études anthropologiques sur le genre, la filiation, le corps et la parentalité. On regrettera néanmoins qu’aucune conclusion ne synthétise les apports et les fils tendus par les différents points de vue pluridisciplinaires abordés, ni ne souligne les contradictions entre les déconstructions des sciences humaines présentées dans la première partie de l’ouvrage et les normes juridiques et médicales décrites en seconde partie. Mettre en perspective les études de cas analysées ici avec des pratiques de pays d’autres continents – l’Inde ou l’Australie, par exemple, qui ont légiféré sur un troisième « genre » civil –, ou avec les résultats de l’enquête sur la discrimination fondée sur l’identité et l’expression de genre commanditée par la Commission européenne11 aurait également pu éclairer davantage encore le lecteur sur la portée plus générale de ce champ de recherches. 35 Virginie Vinel

Peter J. Matthews, On the Trail of Taro. An Exploration of Natural and Cultural History, Osaka, Natural Museum of Ethnology, 2014, 429 p., bibl., index, fig., tabl. (« Senri Ethnological Studies » 88)

36 LE TARO est un tubercule captivant, car il a joué un rôle majeur dans le développement d’innombrables sociétés horticoles, en Asie, en Océanie et en Afrique. D’aucuns suggèrent que c’est sur le bord de ses parcelles que des hommes remarquèrent une mauvaise herbe assez intéressante : le riz. Curieusement, malgré cette importance, l’ethnologie lui consacre moins d’attention qu’à l’igname (sans parler des homologues américains : manioc, patate douce, etc.). Il y avait donc beaucoup à espérer d’un essai ethnobotanique annonçant qu’il s’engageait « sur la piste du taro », d’autant que l’auteur, après avoir découvert la plante durant son enfance en Nouvelle-Zélande, lui a consacré plus de trente ans de recherches.

37 Hélas, cet ouvrage a fort peu de chance de devenir le livre de chevet d’un anthropologue, tant le rapport entre « ethno » et « botanique » semble déséquilibré au profit du second terme : il s’agirait plutôt d’une agrobotanique, où l’espace néo- zélandais se taille la part du lion, et où les liens dominants s’établissent entre la génétique, la cytologie, la phytogéographie et la taxonomie, tandis que l’analyse qualitative des interventions humaines n’affleure guère. L’ethnographe concerné sur le terrain par ce végétal se contentera donc d’y puiser de-ci de-là des informations ponctuelles, bien qu’assurément non négligeables : une bibliographie abondante avec une remarquable profondeur historique, des cartes éclairantes (notamment, sur la distribution des quatre variétés principales de Colocasia) et quelques données archéologiques. Pour le reste, la piste ethno-écologique du taro devra attendre d’autres explorateurs. 38 Georges Guille-Escuret

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Frédérique Valentin et al., eds, La Chaîne opératoire funéraire. Ethnologie et archéologie de la mort, Paris, De Boccard, 2014, 47 p., bibl., carte, fig., (« Travaux de la Maison de l’archéologie et de l’ethnologie, René Ginouvès » 18)

39 DU CADAVRE encore tiède à l’oubli définitif interviennent, dans tous les pays, ce que les auteurs appellent des « chaînes opératoires funéraires ». Ces chaînes, toujours assez codifiées, diffèrent grandement d’une population à une autre. Dans l’impossibilité d’être exhaustifs, le choix a été fait dans cette petite publication de 47 pages de porter 16 coups de projecteurs particuliers sur ces pratiques. Présentés dans un format à l’italienne et inspirés des panneaux d’une exposition tenue à la Maison de l’archéologie et de l’ethnologie de Nanterre en 2012, quelques-uns de ces essais s’attachent à des problèmes généraux, tels que la préparation du défunt, la mise en bière ou l’archéologie des crémations. La plupart d’entre eux envisagent ce que font, ou firent jadis, différentes ethnies. Le plus ancien rite étudié se place aux confins du Paléolithique et du Néolithique, dans le Capsien d’Afrique du Nord. Ensuite viennent des sites du Néolithique européen, chez les Scythes, ainsi qu’en Océanie et dans l’ancien Mexique. Plus récentes sont des études proprement ethnologiques, au Cameroun et dans quelques pays d’Asie méridionale. Le tout est donc assez disparate, mais cela a l’avantage de confronter le lecteur à des modes d’actions et à des vécus, très différents, ainsi qu’à des démarches scientifiques variées. Il s’agit en effet d’un dialogue entre ethnologie et archéologie : l’une aussi bien que l’autre ne peut qu’y gagner. Le lecteur anthropologue qui souhaiterait, dans ce domaine, approfondir la démarche archéologique pourrait se reporter à un dossier récent des Nouvelles de l’archéologie, consacré à l’archéologie des temps funéraires12.

40 Claude Masset

Croyances

Charles Stépanoff, Chamanisme, rituel et cognition chez les Touvas (Sibérie du Sud), Paris, Éd. de la MSH, 2014, 413 p., bibl., index, gloss., ill., cartes, (« Chemins de l’ethnologie »)

41 CE LIVRE est une contribution majeure à la théorie ethnologique du chamanisme sibérien. Le terme « chamanisme » avait été forgé en 1776 par Johann Gottlieb Georgi, d’après un terme toungouse, puis popularisé en 1951 par Mircea Eliade qui y voyait un complexe de croyances religieuses transmis à des initiés par des expériences extatiques13. Fondé sur un travail de terrain effectué en République de Touva entre 2002 et 2008 et d’une thèse de doctorat soutenue en 2007 sous la direction de Roberte Hamayon14, ce livre réfute magistralement une telle conception, encore diffuse dans de nombreuses publications.

42 Le point de départ de l’ouvrage est une trouvaille ethnographique : les Touvas affirment une différence de nature entre les chamanes et les gens ordinaires. Dans un contexte d’augmentation du nombre de chamanes reconnus, du fait de l’effondrement du régime soviétique et de la précarisation croissante de la vie quotidienne, cette affirmation attribue aux chamanes un pouvoir qui n’est pas celui d’une organisation

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sociale. À la différence du lamaïsme, lui-même en déclin, le chamanisme ne repose pas sur la transmission d’une tradition écrite. Il s’exprime plutôt par la reconnaissance d’une anomalie physique qui confère des pouvoirs thérapeutiques extraordinaires. Selon une formule qui revient plusieurs fois dans l’ouvrage de façon frappante : « chez les Touvas, on ne devient pas chamane, on naît chamane » (p. 16)15. 43 Charles Stépanoff recourt à la fois à une théorie de la cognition et à une théorie du rituel pour donner sens à ce paradoxe. L’affirmation d’une différence de nature entre les chamanes et les gens ordinaires n’est pas seulement une vision du monde ou une ontologie propre aux sociétés sibériennes en contexte de précarité. C’est un mode de synthèse des données perceptives de portée universelle, que les psychologues ont étudié sous le nom d’essentialisme. Le terme « chamane » désigne en effet une essence (en tuva uk), c’est-à-dire une entité invisible agissant de façon causale sur les données visibles qu’elle permet de rassembler de façon inductive. Pour autant, il ne s’agit pas d’une simple catégorisation, à la manière des espèces naturelles dont la psychologie cognitive montre l’apparition précoce chez les enfants. Charles Stépanoff, qui a mené en 2008 des enquêtes sur les éleveurs de rennes tozu pour comprendre en quoi des animaux peuvent être qualifiés de chamanes du fait de leurs anomalies physiques (pp. 284-285), conteste ici la thèse de Scott Atran selon laquelle une croyance surnaturelle résulte d’un transfert analogique de la biologie intuitive vers d’autres domaines de la vie sociale. Si des animaux ou des humains peuvent être dits « chamanes », c’est qu’ils forment, selon un paradoxe déjà traité par Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (cité pp. 292-293), des classes possédant un seul individu. Ou, pour reprendre le vocabulaire de la psychologie cognitive, ce sont des catégories naturalistes mais non entitatives, comme lorsqu’on dit de certains hommes qu’ils sont blancs sans supposer d’homogénéité entre eux, ce qui est, selon Haslam et ses collègues (cités p. 258), la marque d’un haut statut social. 44 Cette discussion sur la cognition permet d’éclairer un fait ethnographique important, décrit dès le début du livre : les chamanes sont entre eux dans des relations de rivalité permanentes, on leur prête une capacité à se dévorer les uns les autres (cizir) (pp. 56 et 236). Ils ne sont donc pas les membres d’une même espèce, mais ils peuvent capter un même flux de forces vitales dans une chaîne trophique surnaturelle. D’où la nécessité de distinguer en permanence les vrais chamanes des charlatans, en repérant les signes physiques de leur appartenance à cette essence invisible. Doigt supplémentaire, capacité à survivre au feu : le livre abonde en exemples d’épreuves que doivent passer les chamanes pour montrer qu’ils sont bien des chamanes, autrement dit pour confirmer leur appartenance à une autre catégorie. Tous ces signes indiquent que le corps du chamane est conducteur, selon le titre que Charles Stépanoff avait donné à sa thèse, c’est-à-dire qu’il peut capter ces forces invisibles sans être détruit par elles, et ainsi les détourner de ceux qu’elles tendent à dévorer. Le chamane opère ainsi une synthèse disjonctive dans un monde plissé (p. 358), feuilleté en strates qu’il connecte de façon imprévisible pour les gens ordinaires. Ce qui définit le chamane, en effet, c’est qu’« il voit ce que les yeux des gens simples ne voient pas et entend ce que leurs oreilles n’entendent pas » (p. 362). Le chamane n’est pas un être extraordinaire par sa capacité à voir les esprits ou à s’identifier à eux, mais par « l’intermittence » ou la « discontinuité temporelle » (p. 233) qui lui permet de passer de façon contrôlée du monde visible au monde invisible.

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45 C’est ici qu’une théorie du rituel vient compléter la théorie de la cognition. Des descriptions fines sont données du costume du chamane : coiffe, tambour, parties d’animaux, eeren (objets supports d’esprits), flèches… Cet ensemble hétéroclite fonctionne comme un « exosquelette » qui rend visible l’anomalie du chamane et lui permet de capter les forces invisibles. « Chaque costume est donc unique en ce qu’il reflète l’histoire du chamane, son expérience, ses succès, ses prétentions de pouvoir et son réseau de relations avec les humains et les agents surnaturels. Un costume chamanique suspendu dans un musée est mort, car il a interrompu son développement et s’est fixé dans une forme définitive. Derrière la vitrine, il semble fournir la carte achevée d’un monde étrange cependant, dans l’usage, son perpétuel renouvellement le rend plutôt comparable à un carnet de notes où s’accumulent les références, ou encore à une boîte à outils où l’on collectionne des accessoires utiles ou puissants » (p. 276). Ce costume, qui suscite chez les gens ordinaires des commentaires d’ordre esthétique, joue beaucoup dans l’efficacité rituelle du chamane. Trois rituels sont particulièrement analysés : l’usage de pierres pour faire pleuvoir dans une prière adressée à la montagne, une cérémonie du 49e jour pour communiquer avec l’esprit du mort après l’enterrement, une cure par laquelle une chamane prend sur elle l’âme d’un homme perdue dans la vallée. Dans chacun de ces cas, il s’agit d’analyser la relation triadique (au sens où elle définit chacun des trois éléments) entre le chamane, les nonchamanes et les agents invisibles. 46 Logique cognitive et logique pragmatique se complètent donc l’une l’autre pour expliquer le pouvoir singulier des chamanes, qui n’est pas un pouvoir de commander des actions visibles mais d’orienter l’action des forces invisibles (puissance et non- pouvoir, souligne Charles Stépanoff, reprenant en cela une distinction faite par Dumont, qui elle-même éclaire une distinction en langue tuva : p. 297). Il faut à la fois que les profanes sachent que le chamane perçoit les forces invisibles et qu’ils ne sachent pas comment il les perçoit, de façon à redéfinir leurs capacités perceptives comme incomplètes par rapport à celles du chamane, et donc à s’engager émotionnellement dans l’action rituelle. Ainsi se justifie la construction d’une catégorie singulière, celle du chamane, dont la capacité inférentielle ne peut se mettre en branle que dans une dynamique relationnelle. La théorie éliadienne du chamanisme se trouve ainsi réfutée par une phrase énoncée au milieu de l’ouvrage et qui en résume parfaitement le propos : « La personne identifiée comme chamane n’accède pas à la fonction sociale par la transmission d’un savoir secret qui exclurait les non-chamanes mais au contraire par l’entrée dans un réseau relationnel triadique où prennent place avec lui profanes et esprits par l’adoption d’une perspective conceptuelle qui implique la perspective des profanes parce qu’elle les englobe » (p. 234). 47 Frédéric Keck

Valérie Aubourg, Christianismes charismatiques à l’île de la Réunion, Préface de Yannick Fer., Paris, Karthala, 2014, 336 p., bibl., index, fig., cartes (« Tropiques »)

48 L’OUVRAGE DE Valérie Aubourg constitue un exemple très convaincant d’anthropologie des religions dans les mondes créoles. À la fois bien documenté et contextualisé, il est le résultat d’une enquête ethnographique menée au sein des communautés chrétiennes charismatiques de la Réunion.

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49 L’histoire des christianismes charismatiques couvre une période très récente (le dernier demi-siècle) dans le cadre d’une culture créole elle-même définie par son absence d’histoire longue (« seulement » trois siècles). Cette contextualisation historique est en outre judicieusement complétée par des références aux études des mouvements charismatiques dans d’autres aires culturelles (l’Afrique avec André Mary, le Pacifique avec Yannick Fer, l’Amérique latine avec François Laplantine) et, plus ponctuellement, par des configurations religieuses stimulant la comparaison (les hindouismes créoles avec Jean Benoist, les études de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie). Pareil effort de contextualisation assure la rigueur de l’argumentation et permet d’éviter le double écueil du « tout-créole » ou du « tout-mondialisation » comme explications ultimes. Après tout, note l’auteure en introduction, l’individualisation et la démocratisation des expressions religieuses « procèdent tout autant du fait religieux créole que de la modernité du croire » (p. 10). 50 La discussion articule ainsi efficacement l’influence de la globalisation contemporaine autour des conditions sociohistoriques propres à la Réunion. Les christianismes charismatiques apparaissent alors comme un objet privilégié de l’anthropologie des religions : ils sont symptomatiques d’une mondialisation dans laquelle on reconnaît, par exemple, une sécularisation de la société, une déterritorialisation de la croyance et une fluidification des itinéraires religieux. Mais Valérie Aubourg démontre avec justesse que cette seule perspective n’épuise pas l’intérêt du sujet, ni n’en permet une compréhension satisfaisante. Raison pour laquelle il faut explorer les caractéristiques locales du christianisme charismatique à la recherche des raisons de son succès (certes difficile à chiffrer) et des significations de son message. L’auteure souligne alors un paradoxe fondamental : en contradiction avec la prétention du converti à rompre avec les anciennes traditions se dessine une volonté de préserver une vision du monde créole – ce qui fait sens au regard de la proximité entre cette dernière et certaines propositions charismatiques, commd l’illustrent plusieurs descriptions et discussions. Ainsi la « fixation sur la démonologie » (p. 204), qui caractérise le discours charismatique (diabolisant littéralement les pratiques et croyances d’avant la conversion), croise-t-elle la perception créole d’une co-présence des humains et d’entités invisibles agissant sur et dans le monde : « les groupes pentecôtistes et charismatiques n’évacuent pas les structures magico-religieuses locales. Au contraire, ils les “reconvoquent” en les requalifiant : les entités invisibles fastes en Saint-Esprit, les néfastes en démons » (p. 300). Autre point commun entre traditions créoles et charismatiques, la corporéité des cultes (p. 39) et « l’absolutisation de l’expérience sensible » par l’intermédiaire des chants et transes (p. 204). Si la créolisation est assimilable à une sorte de mondialisation, ce sont bien ici ces groupes symptomatiques d’une globalisation du religieux qui sont créolisés. 51 L’auteure développe sa démonstration en trois parties. La première (« L’émergence de la mouvance pentecôtiste-charismatique ») couvre la période de 1966 à 1982 correspondant à l’implantation des diverses communautés charismatiques (d’obédiences protestante mais aussi catholique) dans cette « île d’Éden » où, ainsi que le rappelle Yannick Fer dans la préface, le catholicisme a été à la fois brutalement imposé et en situation de quasi-monopole jusqu’aux années 1960. La diabolisation par les autorités catholiques des pratiques religieuses issues d’Afrique ou d’Inde témoigne pourtant en creux de la « porosité des croyances » qui accompagnait ce monopole catholique. C’est donc dans le contexte d’une « religion populaire », ce « continuum

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religieux créole »16 intégrant catholicisme et autres traditions, que Valérie Aubourg expose l’implantation de nouvelles propositions religieuses. 52 Dans la deuxième partie de l’ouvrage (« Régulation et réinvention »), est examinée l’évolution de la mouvance charismatique depuis 1983. Il se dégage bien sûr un phénomène de routinisation du charisme, mais l’auteure met également en évidence l’importance du contexte de quête identitaire : nourrie par les lois françaises de décentralisation, cette quête alla jusqu’à la « riposte contre-acculturative » (p. 300), qui consiste à remplacer toutes composantes occidentales ou métropolitaines par des éléments proprement créoles. On notera qu’une telle capacité d’adaptation derrière l’adoption apparente d’une norme rappelle l’art du détour valorisé par les créolistes et cette « guérilla intellectuelle »17 par laquelle les esclaves amalgamèrent le catholicisme imposé à d’autres croyances et pratiques. 53 Dans la dernière partie du livre (« Itinéraires de conversions : récurrences et variations »), Valérie Aubourg s’éloigne de la perspective sociohistorique des deux premières parties, en présentant clairement les enjeux des phénomènes de conversion pour l’anthropologie des religions, à partir d’histoires de vie précisément rendues. Elle évite de s’arrêter à l’instant-conversion pour envisager le changement dans un temps plus long (mettant notamment en lumière les modalités de circulation des fidèles de groupe en groupe). Mais il demeure que, dans la culture créole du cumul et du syncrétisme, la nouveauté qu’apportent les christianismes charismatiques tient dans cette exigence de conversion valorisant la rupture. À lire ces riches vignettes ethnographiques, on reste indécis quant au degré et à la pérennité de la rupture, quant à la capacité de la mouvance charismatique à rompre le continuum religieux créole et quant à son aptitude à transcender les clivages de générations, couches sociales et appartenances ethniques. 54 Si l’organisation globale de l’ouvrage est classique et assez efficace, elle peut susciter une certaine frustration : ne découvrir la richesse des itinéraires de conversion qu’à la fin du livre donne parfois le sentiment que le matériau ethnographique est limité à un statut d’illustration du schéma d’évolution historique précédemment décrit. Mais il s’agit là d’un dilemme méthodologique commun à la plupart des ouvrages d’anthropologie, qui reflète en l’occurrence davantage une exigence de contextualisation qu’une ethnographie défaillante ou insuffisamment prise au sérieux. En outre, Valérie Aubourg ne laisse jamais la discussion du contexte historique s’éloigner trop radicalement des histoires de vie, qui apparaissent déjà dans les deux premières parties. 55 Pour le non-initié, les arcanes du christianisme charismatique peuvent être déroutants, notamment par le foisonnement d’affiliations et de scissions, et par le rapport ambigu aux traditions mères (catholicisme et protestantisme). L’historique du mouvement permet de mettre de l’ordre dans la profusion des appellations et des affiliations. On comprend que l’implantation des diverses communautés et leur évolution (routinisation, scissions) se sont faites au gré de débats théologiques internes tout autant que vis-à-vis des autorités catholiques et protestantes, mais aussi au gré de cheminements et conflits interindividuels, ainsi que de conditions sociohistoriques à la fois externes (ces mouvances « viennent d’ailleurs ») et proprement réunionnaises (interactions avec les traditions populaires créoles, liens avec les îles Maurice et Madagascar). On comprend également que les dimensions charismatiques valorisant l’expérience de l’individu-croyant plutôt que le savoir monopolisé par des autorités

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encouragent les fidèles à dissocier leur pratique spirituelle des « religions » classiques (dont la norme et la hiérarchie sont institutionnalisées). Au-delà de la moralisation des mœurs, voire de l’ascension sociale qui accompagnent effectivement la conversion, chaque église locale représente pour les convertis, dont la plupart partagent souvent un même profil (misère, dépendances diverses, atomisation familiale et sociale), de nouveaux réseaux, de nouvelles solidarités qui pourraient se résumer par le paradigme de la « nouvelle famille ». Valérie Aubourg démontre ainsi l’importance cruciale pour les christianismes charismatiques des logiques de réseaux (venus de l’étranger et ancrés dans la société locale), en même temps que des forces de régulation, d’encadrement, de socialisation, en bref, d’une « orthopraxie pentecôtiste » (p. 149) qui rapproche cette mouvance des autres traditions religieuses. 56 La force de l’ouvrage est de nous faire prendre conscience que certaines questions qui nous paraissaient fondamentales au début du livre pour la compréhension du sujet (comme la limite entre secte et religion, la frontière entre catholicisme et protestantisme) s’avèrent en définitive secondaires par rapport à d’autres qui surgissent au fil de la lecture et se révèlent, quant à elles, bien plus pertinentes (la frontière entre christianismes du Sud et du Nord notamment, p. 304). En outre, cet ouvrage bouscule l’approche habituelle des études créoles sur le rapport à la religion. Il complète à cet effet la publication antérieure des actes d’un colloque, qui abordait de front « Religions populaires et nouveaux syncrétismes » (Université de la Réunion, 2009) en terres créoles18, mais aussi indiennes ou africaines. À propos des sociétés à fondements esclavagistes, on débat volontiers de rupture ou de continuité, d’aliénation rédhibitoire ou de construction « malgré tout ». La créolisation est-elle un processus ou un résultat ? Les cultures créoles inventent-elles des formes nouvelles et imprévisibles, ou se contentent-elles de bricoler en assemblant les apports de différentes cultures ancestrales ? Emprunts, syncrétismes, évolutions, inventions, adaptations : pareils questionnements semblent idéalement croiser les problématiques et terrains du religieux. Or, créolité et religion n’ont guère été confrontées – en tout cas dans la sphère francophone. Ainsi dans le numéro spécial de L’Homme intitulé Un miracle créole ?, aucune contribution ne s’est saisie du religieux, et ce malgré la remarque du coordinateur Jean-Luc Bonniol le qualifiant de « registre privilégié pour repérer les “objets créoles” »19. Il est vrai que la créolité caribéenne francophone est essentiellement a-religieuse, ses chantres eux-mêmes réservant à la religion une place très périphérique. Il semble que les terres créoles où l’hindouisme est bien implanté (Trinidad et l’île Maurice, mais aussi, dans une moindre mesure, la Réunion) aient davantage intégré une fibre religieuse à leur créolité. 57 En conclusion, l’ouvrage de Valérie Aubourg nourrit parfaitement le débat sur ces cultures créoles et la place originale qu’y jouent les religions. Mais il est également à conseiller à tous ceux qui s’intéressent à l’anthropologie des religions en général, et aux phénomènes de conversion et/ou de cumuls des pratiques et croyances religieuses en particulier. 58 Mathieu Claveyrolas

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Stéphane Corcuff, Une tablette aux ancêtres. Nouvelle, Paris, L’Asiathèque, 2015, 72 p. (« Liminaires »)

59 VOYAGEANT vers le sud de Taïwan pour rendre visite à un ami, Stéphane Corcuff, universitaire travaillant sur l’histoire politique contemporaine de ce pays, tombe par hasard sur une maison de style japonais en ruines, à l’intérieur de laquelle il découvre, abandonnée au milieu « des poutres effondrées et des bouteilles de plastique » (p. 12), une tablette funéraire portant le nom des lignages Yu et Tao. Spontanément, il décide de « sauver » cet objet de culte et l’emporte chez lui. Entre autres réactions de son entourage, celle plutôt réservée des beaux-parents taïwanais de son ami, que son geste, suppose-t-il, aura mis mal à l’aise, l’incite à se justifier : « Je tenais vite à les rassurer en leur indiquant que j’allais donner à ces ancêtres une demeure décente » (p. 15). L’objet laissé à l’abandon, puis récupéré devient un témoin émouvant du passé et, du fait même de cette promesse, le support d’une relation rétablie avec l’invisible.

60 Ce petit livre, passionnant et très bien écrit, raconte pas à pas l’histoire aboutissant au « relogement » de ces ancêtres en déshérence selon un rituel conforme à la tradition. En effet, aux yeux des Taïwanais, l’intervention du narrateur est parfaitement déplacée et peut s’interpréter comme de la provocation ou du manque de respect, puisqu’il n’a aucun lien de parenté avec la lignée inscrite sur cette tablette. En outre, de petits événements bizarres survenus chez lui, alors qu’il reçoit des invités, sont rapportés, sur le ton de la plaisanterie certes, à sa cohabitation avec des « esprits inconnus », errants. De telles réactions suscitées par la présence de cette tablette, qui pour lui n’était au départ qu’un objet artisanal et patrimonial, un souvenir personnel, lui font prendre conscience de la signification symbolique de son acte ; l’idée qu’il est de son devoir de faire quelque chose pour ces ancêtres (« “mes” ancêtres », précise le narrateur, p. 57) commence à germer dans son esprit. Comme son retour en France approche, Stéphane Corcuff décide de trouver une solution pour confier la tablette, et donc les ancêtres, à un temple public, comme le font « les descendants qui ne peuvent avoir chez eux un autel domestique » (p. 45). Or, cela ne peut se faire que si ces inconnus deviennent ses parents, ce qui est a priori impossible. Après maintes négociations, notamment auprès d’une nonne bouddhiste, Sœur Wang, à qui il dissimule les conditions exactes de la découverte et l’origine de la tablette, il obtient gain de cause. Un grand temple de Taipei (善導寺, Shandao Si) accepte en effet de recevoir « ses » ancêtres – l’auteur finit même par être « officiellement, dans [les] registres, le descendant des Yu et des Tao » (p. 59) –, contre la promesse, demeurée implicite, d’entretenir avec eux les relations que la coutume exige. Les Yu et les Tao seront donc accueillis dans le sous-sol du temple, dédié au culte d’ancêtres dont les tablettes sont déposées là, après une cérémonie de passage : l’ancienne tablette sera brûlée puis remplacée par une tablette vierge, appartenant au temple et qui sera rituellement consacrée par la ré- inscription des noms des deux familles… 61 Premier titre d’une nouvelle collection (« Liminaires ») qui entend donner « les moyens de livrer dans une narration sensible », à la première personne, les non-dits de la rencontre avec l’autre, Une tablette aux ancêtres explore, sans prétention théorique ni jugement, l’état d’incertitude qui définit le phénomène de la croyance. En effet, tout le récit de Stéphane Corcuff est traversé par cette interrogation : « Je crois que je n’avais jamais cru aux esprits ni à ceux qui leur parlent. D’ailleurs, je n’avais jamais rencontré encore ni des uns, ni des autres. Ainsi, c’est sûr, c’était encore plus dur d’y croire » (p.

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9). En fait, cette forme de narration autobiographique pourrait être rapprochée des récits du chef hopi Don C. Talayesva ou de Casanova, commentés par Octave Mannoni dans son célèbre article « Je sais bien, mais quand même »20. Je retiendrai au moins trois moments où cette oscillation le saisit, que l’on peut signifier par des questions. 62 Peut-on croire en l’existence des ancêtres par l’intermédiaire d’une tablette qui serait leur incarnation manipulable, leur corps terrestre, visible ? Stéphane Corcuff semble respecter cette croyance des Chinois, d’autant plus facilement qu’il attribue à la tablette qu’il recueille le pouvoir de « représenter » quelque chose d’un passé émouvant. Mais dans ce cas, comment admettre que l’objet « authentique » soit finalement détruit au moment où le narrateur entre dans le rôle de descendant ? On lui demande alors de croire que ce sont les noms qui importent, qui sont l’unique support de la présence. Or, il sait « qu’il [lui] faudrait savoir un jour qui étaient les Yu et les Tao » (p. 53). Il soupçonne déjà qu’ils ne sont probablement pas originaires de Taïwan, mais des exilés de Chine continentale fuyant la guerre civile. Le fait de les avoir trouvés dans une ancienne maison coloniale japonaise – détail qu’il n’a pas osé confier à Sœur Wang – ajoute encore à ce « mystère extraordinaire » (p. 20). 63 Faut-il croire en la coutume qui gouverne la relation d’ancestralité ? Celle-ci exclut impérativement Stéphane Corcuff qui n’a donc aucun lien de parenté avec les noms inscrits sur la tablette. Sœur Wang rappelle la règle, mais finit par élaborer un scénario qui la contourne : selon elle, ce sont les Yu et les Tao qui l’ont choisi et l’ont donc intégré dans leur(s) lignage(s), bien qu’il soit un étranger. L’adoption est ici une fiction qui débloque la situation et rend possible l’ouverture du rituel. « Je ne sais qui d’eux ou de moi avait choisi l’autre » (p. 60), quoi qu’il en soit « ses » ancêtres avaient enfin une demeure, et l’auteur le sentiment du devoir accompli. 64 Faut-il respecter les règles du temple qui accueille les ancêtres ? Le narrateur, frappé au début par leur rigueur – « L’affaire s’engageait mal » (p. 39) –, décide de tout tenter. « Il se rapproche » de la sœur Wang en se présentant comme « frère Kao 高 », appellatif donné par son maître d’arts martiaux. En même temps, il endosse le rôle de l’innocent étranger, ignorant des coutumes locales et prompt à admettre son erreur. D’ailleurs, Sœur Wang le réprimande comme un enfant et le prévient : « la prochaine fois […], si vous vous trouvez face à quelque chose, ne touchez à rien de façon irréfléchie » (p. 49). On a le sentiment que le jeu engage les deux partenaires pour lesquels ces ancêtres récupérés par hasard finissent par être encombrants et que leurs efforts convergent vers une même volonté de trouver un moyen, très théâtral à vrai dire dans son déroulement, pour concilier la règle et le fait. 65 Stéphane Corcuff, discrètement dans l’ouvrage et de façon plus explicite dans les entretiens qui ont accompagné sa parution21, explique que l’idée de transmettre cette expérience de terrain sur un mode littéraire s’est imposée à lui. Il a écrit ce texte presque d’un seul jet, dans l’avion qui le ramenait en France. Le rite de passage qu’il a conduit pour « ses » ancêtres s’est dédoublé et projeté sur sa propre vie. 66 Jing Wang

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Économie

Douglas R. Holmes, Economy of Words. Communicative Imperatives in Central Banks Chicago-London, University of Chicago Press, 2014, 264 p., bibl., index

67 UNE ANTHROPOLOGUE s’était déjà récemment intéressée à l’action des puissantes agences de notation22. Dans la même veine, comme pour montrer que le mot « impossible » est étranger au vocabulaire de l’anthropologie, le présent ouvrage se focalise quant à lui sur le saint des saints de l’économie financière contemporaine, les banques centrales. Leur mission essentielle étant de contrôler l’inflation monétaire et donc de garantir la valeur de la monnaie, elle est devenue ces dernières décennies d’autant plus dépendante d’effets de « discours » que cette valeur de la monnaie n’était plus garantie par quoi que ce soit d’autre, pas même par les réserves d’or des pays (la Réserve fédérale américaine a abandonné l’étalon-or et les parités fixes en 1971). Selon l’auteur, il s’est dès lors agi, pour les banques centrales, de convaincre les « marchés » du bien- fondé de leur action, dans le cadre d’un dialogue ciblant le caractère « performatif » (performative) de leur rôle.

68 L’impact de cette politique de communication est bien réel. Si, par exemple, à la suite d’une annonce sur les taux d’intérêt (contrôlés par les banques centrales), les « marchés » interprètent une hausse des prix à la consommation, cette attente risque elle-même de générer une pression à la hausse des salaires, qui va tendre à faire monter les prix. C’est ce que Douglas Holmes, parodiant une expression célèbre de R. K. Merton, appelle une « politique auto-réalisatrice » (« self fulffiling policy », p. 10). Chaque banquier central est, in fine, amené à construire à l’attention des différents acteurs du marché des schèmes narratifs (« narratives », ou même « persuasive narratives », p. 25), à partir d’une masse d’informations d’une grande technicité qui sont déjà obsolètes au moment où il les expose publiquement (voir l’intéressant témoignage de Jean-Claude Trichet, p. 41). Schèmes narratifs que l’auteur n’hésite pas à mettre en parallèle, de manière surprenante pour moi, avec ceux des anthropologues rendant compte de leur travail sur le terrain (cf. la quatrième de couverture). 69 La démarche, inspirée sans grande surprise de celle du George Marcus de Writing Culture, paraît donc relever beaucoup plus de l’analyse linguistique du discours que de ce que l’on peut entendre par anthropologie, au sens d’une restitution des pratiques culturelles telles qu’on les pense, puisque, finalement, les banquiers centraux du monde entier racontent à peu près la même chose, nonobstant la diversité des contextes économiques. L’argument, indéniable, selon lequel l’économie est structurée (modeled) par la langue est décliné en quatorze chapitres d’une haute tenue intellectuelle, où l’on parle de Kultur, de « trappes à liquidités » ou de « tempête inflationniste ». En plus de la Réserve fédérale américaine, on y visite la Banque centrale néerlandaise ou celle du Japon, et l’on se demande parfois si l’auteur, visiblement très au fait de l’économie monétaire internationale, n’est pas devenu lui- même l’un de ces banquiers dont il analyse le discours. Ce serait alors un modèle, bien qu’exagéré, de conscience professionnelle ! 70 Il reste, me semble-t-il, que l’argument central présente les mêmes faiblesses que celles du courant « postmoderniste » américain. Si la relation entre les banquiers centraux et les « marchés » ne relève que d’une sorte de dialogue spéculaire, qu’en est-il de la

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maîtrise des taux directeurs (du coût de la monnaie) par les banques centrales, et elles seules, qui est indépendante de ce dialogue ? On en a un excellent exemple avec les récentes mesures de la Banque centrale européenne, nettement créatrices de monnaie et donc inflationnistes, à rebours de la vocation attendue d’une banque centrale. 71 En bref, Economy of Words est un livre étonnant, aux marges de l’anthropologie, mais que je déconseillerais aux migraineux. 72 Jean-François Baré

Musique

Emmanuel Parent, Jazz Power. Anthropologie de la condition noire chez Ralph Ellison, Paris, CNRS Éd., 2015, 240 p., bibl., discogr. et filmogr., index

73 LA PREMIÈRE CHOSE qui frappe quand on entre dans le livre d’Emmanuel Parent est l’originalité de sa démarche. Surtout connu en France pour son Homme invisible, grand roman de l’expérience afro-américaine de l’après-guerre23, l’écrivain Ralph Ellison (1913-1984) était également un personnage public controversé, notamment dans les milieux noirs radicaux qui auraient souhaité lui voir porter l’étendard du nationalisme culturel noir, du panafricanisme et de la décolonisation. Critique musical et musicien lui-même, Ellison était fasciné par le jazz dans lequel il voyait « à la fois le produit par excellence de la culture noire et le modèle à partir duquel il était possible de définir la culture américaine dans son ensemble » (p. 12). Le programme qu’Emmanuel Parent, maître de conférences en musique et musicologie à l’université de Rennes 2, s’est fixé dans ce livre est d’expliquer ces paradoxes en replaçant la vie et l’œuvre de Ralph Ellison dans leur contexte – mot qu’il serait d’ailleurs plus exact, comme on le verra, d’écrire au pluriel. Ce faisant, Emmanuel Parent entraîne son lecteur, comme l’indique justement le sous-titre de son ouvrage, dans une véritable « anthropologie de la condition noire » états-unienne (mais pas seulement) du milieu du XXe siècle.

74 Le chapitre I (« En allant vers Oklahoma ») retrace les origines de Ralph Ellison. Né à Oklahoma City en 1913, six ans seulement après le rattachement de ce territoire indien à l’Union, il est l’enfant de multiples migrations, d’abord noire et indienne avec ses parents (sa mère était d’origine creek), pionniers noirs ayant fui en 1910 leur Caroline du Sud originaire et l’échec de la Reconstruction (1865-1877) consécutif à la guerre de Sécession, pour rejoindre ce nouvel État où miroitait le « rêve américain ». Malgré la mort de son père en 1918 des suites d’un accident du travail, Ellison s’efforcera sans relâche de montrer qu’il avait grandi dans un cadre favorable à son éclosion artistique et intellectuelle ; il récuse en tout cas comme réductrice l’équation « Noir = aliénation absolue » (p. 24). À côté d’une majorité de Blancs, l’Oklahoma comptait à cette époque un nombre non négligeable de Noirs et d’Amérindiens ; cette mixité raciale fera vivre très tôt au jeune Ellison l’expérience de la discrimination, mais lui permettra aussi « de relativiser plus rapidement l’idée de hiérarchie raciale qu’il n’aurait pu le faire en d’autres parties du pays » (p. 25). Tout aussi déterminant pour lui fut le contact avec la famille juive qui embauchera sa mère et l’emploiera lui-même, encore adolescent, comme coursier et grâce à laquelle il apprendra le yiddish. En résumé : « Un gamin noir d’Oklahoma City, aux antécédents africains, européens et amérindiens maîtrisant une

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langue de la diaspora juive d’Europe de l’Est, voilà le terreau qui devait plus tard permettre à Ellison de déconstruire l’essentialisme racial, de quelque phénotype soit- il » (sic, p. 26). Emmanuel Parent expose ici la mise en place du système ségrégationniste américain, son principe – le « one drop rule » (p. 26) – et les réactions noires, dont le « Negro laughter » (p. 29) qu’Ellison enfant apprit de sa mère et grâce auquel il pu tourner en dérision et donc relativiser l’absurdité du racisme. L’originalité des positions d’Ellison doit aussi beaucoup à « une vie pleine de musique » (p. 31), plus particulièrement de « Southwestern jazz » (joué entre Kansas City et Dallas), qui le convainquit « de ne pas opposer la culture noire au courant dominant de la société américaine, de prendre en considération ce qui relie le “son” noir au “mainstream” de la culture américaine » (id.). Enfin, c’est en fréquentant la Frederick Douglass High School, l’école pour Noirs d’Oklahoma City, puis le Tusgegee Institute (Alabama, 1933-1936), la première université pour Noirs des États-Unis, que le jeune Ellison apprit, et la musique, et les standards du « New England stream of education », et qu’il achèvera de se convaincre de l’impossibilité d’opposer deux cultures, la « blanche » et la « noire », qui se côtoyaient en permanence. 75 « La formation d’un intellectuel noir » (chap. II) commence lorsque, à l’été 1936, Ellison arrive à New York où, malgré le déclin économique des années 1930, Harlem continuait d’être « la brillante capitale du monde noir » (p. 45). C’est dans cet environnement que, tout en gardant un lien constant avec la musique, il va peu à peu forger son projet littéraire et sa théorie de la culture. De rencontre en rencontre (avec le poète Langston Hugues, le peintre Romare Bearden, le sculpteur Richmond Barthé, les leaders communistes Louise Thompson et Mike Godd, l’écrivain Richard Wright…), il va « bientôt devenir un acteur à part entière de la scène intellectuelle new-yorkaise » (p. 46). Ellison a dû, pour ce faire, affronter en littérature les mêmes tensions qu’en musique. Il reprochera à la Harlem Renaissance et au New Negro Movement leur « exoticism », leur simplification de l’identité noire au détriment de la complexité de l’identité américaine. C’est qu’entre son arrivée à New York et la parution d’Invisible man en 1952, s’est produit chez Ellison un « cultural turn » qui lui attira les foudres, à la fois, de la critique marxiste et de l’aile radicale noire. Décisif dans cette mue intellectuelle d’Ellison fut son intérêt croissant pour la littérature orale et le folklore afro-américains, intérêt qui le conduisit à entreprendre, dans les années 1940, entre Oklahoma et Alabama, de véritables enquêtes ethnographiques. 76 De 1936 à sa mort en 1994, Ellison a toujours vécu à Harlem (chap. III : « Uptown New York »), ou, de manière plus significative encore, pour son « invisibilité », « on the hedge of Harlem » (sur Riverside Drive). De même, il s’est continuellement déplacé entre les cercles sociaux blancs et noirs, « ce qui lui a permis une meilleure compréhension de la question raciale, mais l’a conduit en retour à un isolement progressif qui eut un poids psychologique certain sur sa personnalité » (p. 58). En 1938, ayant fait le choix de devenir écrivain, il ne rompt pas pour autant avec le monde de la musique et du spectacle. Il fréquente régulièrement théâtres, cabarets et ballrooms – pour lui comme pour la plupart des musiciens de cette époque, « la danse est […] un élément vital du jazz » (p. 70). En 1939, il épouse Rose Poindexeter (sic, pour Poindexter), une chanteuse et danseuse de revue, « bohémienne » (p. 69) brown-skinned et politiquement radicale. Quant au jazz lui-même, il considérait que c’était, avec l’Église et l’École, la troisième institution des Noirs, mais une institution « invisible » puisqu’elle se présentait sous le masque du divertissement.

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77 Le jazz représentait en outre pour Ellison un élément qui lui permettait de résoudre « les contradictions entre son aspiration au modernisme américain et sa fidélité au vernaculaire » (p. 74, chap. IV). En effet, le jazz n’en finit pas d’être l’objet d’appropriations variées et souvent contradictoires : musique noire ou métisse, « classique » ou populaire, moderne ou traditionnelle, etc. Sur ce sujet, Ellison s’opposa à plusieurs intellectuels de son temps (certains pourtant proches de lui comme Richard Wright, l’auteur de Black Boy 24) ; contre eux, Ellison défendit l’image du jazz comme réponse noire à la modernité, expression d’un « rapport au monde intuitivement existentialiste » (p. 85) et « modèle de création pour “réduire le chaos de la vie à une forme” artistique » (p. 93). 78 La controverse entre Ellison et ses contradicteurs s’accentua avec l’arrivée du « jazz moderne » (chap. V). Il pourra paraître paradoxal qu’un auteur qui avait vu dans le jazz une réponse noire à la modernité, en arrivât à condamner en termes extrêmement durs – « texture inachevée de fragments répétitifs et nerveux », « timbres mornes et stridents », « rythmes arbitraires », « batteurs […] introvertis grimaçants qui se vouaient au chaos »25… –, la nouvelle musique incarnée par le mouvement bebop des années 1940. De fait, Ellison voyait dans le nouveau jazz une altération des repères culturels du Noir américain : « Même son art est transformé ; les éléments lyriques rituels du jazz traditionnel […] sont abandonnés au profit de la virtuosité technique gratuite et sans thème du bebop, un triomphe de plus de la technologie sur l’humanisme »26. On se souvient qu’un débat voisin avait lieu en France, où la même nostalgie s’exprimait dans les colonnes du Bulletin du Hot Club de France de Hugues Panassié, sans toutefois qu’il soit possible de confondre la démarche d’Ellison avec celle aux relents paternalistes (le « bon Nègre »), pour ne pas dire racistes, de Panassié. Il semble d’ailleurs que les critiques, quelque peu obscures, du premier visaient davantage les laudateurs blancs « positivistes » du bebop (comme le journaliste de Downbeat Martin Williams) que les musiciens eux-mêmes. Aux États-Unis, la polémique s’envenima avec la publication en 1963 par Everett LeRoi Jones 27 de Blues People. Negro Music in White America, ouvrage dans lequel l’auteur s’efforce de pratiquer une « sociologie du reflet » montrant que l’évolution de la musique des Noirs américains suit celle de leur statut social. Qualifié par Langston Hugues de « premier livre sur le jazz écrit par un Noir », Blues People connut un vif succès. Ellison en prit-il ombrage ? Toujours est-il qu’il accabla LeRoi Jones de son mépris et qu’il critiqua vivement ce qui lui apparaissait comme un retour du nationalisme noir et une menace pour la synthèse américaine. La suite des événements politiques (assassinat de Malcolm X en 1965, de Martin Luther King en 1968…) et musicaux (free jazz = black power) montre qu’Ellison ne fut pas entendu. Leurs réactions respectives à propos de The Cry of Jazz, « premier film anti-blanc réalisé par des Noirs américains » (p. 114), éclairent les divergences de fond entre LeRoi Jones et Ellison. Le propos essentiel du film était de montrer que « le jazz n’est pas que le divertissement que l’industrie blanche s’est plu à présenter : il est aussi le témoignage de la souffrance du peuple noir, son “cri de douleur” » (Id.). LeRoi Jones rendit hommage au film en opposant, dans une veine marxiste, le nationalisme culturel de tendance bourgeoise et le véritable nationalisme révolutionnaire incarné par Malcolm X, mais aussi en exaltant les différences entre « Black ethos » (émotivité, spontanéité, improvisation…) et « White ethos » (formalisme, réification, absence de fonctionnalité…). Ellison répondit en reprochant aux nationalistes noirs « un mépris du populaire dans ce qu’il est vraiment, […] une attitude finalement assez middle class, qui

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voudrait que le peuple soit autrement qu’il n’est réellement, qui ne l’apprécie que dans l’idéalité fantasmée qu’il en construit » (p. 118). 79 Un autre volet du débat portait sur les notions de pur et d’impur (chap. VI). Par goût – « on aime toute sa vie la musique de ses vingt ans », disait le regretté Eddy Louiss –, Ellison n’aimait pas le jazz moderne et c’est sans doute pour cette simple raison qu’il « n’a pas accepté qu’on lui “vende” le bebop comme l’évolution inéluctable et nécessaire du jazz, rendant caduc l’équilibre auparavant trouvé entre la danse et l’expérimentation, communication avec le groupe et recherche formelle et expressive » (p. 121). Mais, alors que LeRoi Jones recherchait dans le nouveau jazz l’ethos africain à l’état pur, débarrassé des scories de l’entertainment et de tout ce qui portait la marque des Blancs, c’est précisément à cette logique de la pureté que s’opposait Ellison. Dans un essai sur Charlie Parker intitulé avec esprit « On Bird-Watching », notre auteur montre que le refus d’assumer le caractère « impur » de la tradition jazzistique ne libère nullement l’artiste des contraintes du marché du divertissement : la posture d’avant-garde adoptée par le Bird, ainsi après lui que par Miles Davis entre beaucoup d’autres, se heurte inévitablement à la réception de sa musique par un public plus large que la seule communauté des pairs, ce qui confirme, pour Ellison, « le danger qu’il y a à troquer le masque du clown [comme celui souvent exhibé par , au risque de se voir accuser de “primitivisme”] pour celui du héros contre-culturel maudit » (p. 130). 80 Quel est donc ce masque du minstrel dont Ellison prétend qu’il a été déposé par les jazzmen de la génération de Parker ? Quel est son lien avec le « lore » noir et avec le jazz ? Le « chaînon manquant » entre la culture prémoderne des Noirs américains et l’apparition du jazz comme musique de masse transatlantique au début du XXe siècle est fourni par les minstrel shows de la fin du XIXe où des acteurs blancs se grimaient en blackfaces ; ces shows flattaient les penchants racistes du Lumpenproletariat blanc, d’où leur succès populaire ; les mimiques d’Armstrong, de Fats Waller ou de Joséphine Baker ne sont rien d’autre que des réminiscences de ces spectacles. D’où la théorie ellisonienne du masque : en même temps que les Blancs revêtaient la blackface pour se divertir, les esclaves noirs s’amusaient à imiter les Blancs. Ellison reliera les deux phénomènes à travers la figure de son « jazz hero », Louis Armstrong : « Loin d’être le serviteur docile de ses employeurs blancs, Armstrong est aussi celui qui […] porte le masque du minstrel pour mieux le subvertir » (p. 144). Pour Ellison, « la grandeur du jazz naît de l’écart entre la performance clownesque et la substance tragique du discours musical. Sans ce masque, la “substance” n’apparaît tout simplement pas » (Id.). Et « c’est la crise de légitimité dont souffre l’identité américaine dans un contexte multiethnique qui fonde ce rapport à l’autre par le biais médiatisé d’une identité masquée » (p. 145, je souligne). 81 Se penchant ensuite sur l’humour américain en général (chap. VII : « De quelques manifestations du lore28 noir »), Emmanuel Parent en retient trois figures archétypales : le Yankee peddler (litt. : « colporteur yankee »), caricature du capitaliste pragmatique et roublard du Nord-Est ; le blackwoodsman (« homme des sous-bois »), pionnier du Far- West affectant de fuir la civilisation corrompue ; le blackface minstrel, Nègre faussement complaisant du vieux Sud – chacun s’efforçant de jouer des coudes au détriment des autres. Dans « American humor », conférence inédite de 1970, Ralph Ellison cherche à décrire ce qu’il y a ici de commun aux Noirs et aux Blancs américains. Il justifie ainsi leur humour : « Si tu ris de moi, tu n’as pas besoin de me tuer. Si je peux rire de toi, je

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n’ai pas besoin de te tuer » (cité, p. 157). Ou encore : « L’humour ethnique des Noirs fait pleinement partie de l’humour américain, précisément parce que personne ne saisit aussi bien l’absurde que celui qui y est confronté quotidiennement » (cité, p. 161). Mais n’ayant pas le droit de se moquer des Blancs, les Noirs doivent coder leur humour – c’est le « signifyin’ », autre notion chère à Ellison (passim). De sorte que l’« on pourrait résumer cette problématique existentielle noire américaine par la formule : “qu’est-ce qu’un humain qui n’est pas humain ?” » (p. 161). 82 Finalement, le débat sur le jazz moderne s’est soldé pour Ellison par une opposition aux deux récits de l’avant-garde : l’exceptionnalisme noir (LeRoi Jones) et le formalisme artistique (Martin Williams). Contre eux, il a soutenu que l’esthétique noire américaine a conduit à des œuvres populaires composites, impossibles à essentialiser et, partant, en phase avec l’éclectisme de la culture américaine. C’est au demeurant dans le domaine de la culture que le melting pot aurait le mieux fonctionné, que la « circulation du lore » (chap. VIII), l’interrelatedness, entre le Blanc et le Noir aurait donné le plus de fruits. « Au bout du compte, même le refus de reconnaître la dimension pluraliste de la culture américaine contribue à ce qu’Ellison appelle la “coopération antagoniste” et construit, patiemment, lentement mais inéluctablement, la logique inconsciente du processus vernaculaire » (p. 190) par imitation et fusion des différents lores ; pour lui, l’approche pragmatiste américaine, telle qu’elle apparaît à travers la musique afroaméricaine, fonctionne comme un antidote au formalisme aigu qui a atteint l’esthétique des grands contenus dans l’Europe des XIXe et XXe siècles : « le pragmatisme du vernaculaire est ce qui permet de “résister à la sacralisation” de l’art pour en retenir l’exigence d’une bonne adéquation entre le style, la forme et la fonction » (p. 196). La logique du vernaculaire amènerait donc à réhabiliter le fonctionnalisme dans l’art : quelle que soit la forme (danse, émotion partagée, spectacle…), c’est ce qui faisait la différence entre le jazz pris comme parangon des musiques populaires du XXe siècle, et la tradition occidentale, avec la difficulté de la théorie esthétique occidentale à articuler forme et fonction, usage et échange, substance et masque. 83 Ellison invite en outre à relativiser l’universel blanc (chap. IX : « Double conscience et Aufklärung [les « Lumières » allemandes] »). Cette relativisation était déjà à l’œuvre dans la lecture que les Noirs faisaient de l’histoire, comme en témoignent ces sarcasmes qui circulaient à Harlem pendant la Seconde Guerre mondiale : « Tous contre Hitler, même avec tous nos petits Hitler à la maison ? », « Et cette bombe, ce n’est pas sur les Allemands qu’ils l’ont lancée ? Comment ça se fait ? »… De fait, « il y a […] dans la perception afro-américaine des rapports sociaux, une “épaisseur” de la race, qui est irréductible à la classe. Les Noirs ne sont pas “des pauvres comme les autres” : ils sont ontologiquement dévalués par leur couleur de peau » (p. 212). D’où, notamment, le constat amer et l’échec d’Ellison face aux communistes et à leur refus de prendre en compte la discrimination raciale, de sorte que, pour Ellison, l’analyse marxiste est « colour blind », aveugle à la race ; elle est donc raciste. 84 En conclusion – « Within and against the beat » (comme dansait Ellison) –, Emmanuel Parent rappelle combien la théorie du jazz est solidaire, chez Ellison, d’une anthropologie de la condition noire. Bien qu’il ait davantage croisé le fer avec les défenseurs du particularisme racial, Ellison n’en rejette pas moins l’eurocentrisme latent des théories esthétiques occidentales ; mais il ne considère pas pour autant que l’art occidental soit fondamentalement raciste ; d’où la nécessité, selon lui, d’un dialogue maintenu avec les formes classiques, tout en restant fidèle au lore des Noirs

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américains : « Les lores ont circulé, le sujet s’est décentré, la critique de l’Occident s’est affinée, l’universalité de l’art a été réaffirmée » (p. 217). Le lore des Noirs américains a séduit des générations de jeunes Occidentaux à la recherche de leur « inescapable Negroness », ce qui a contribué en retour à « désessentialiser » le lore noir. 85 L’ouvrage est complété par une bibliographie exhaustive des œuvres de Ralph Ellison et par une bibliographie générale du sujet (environ 200 références), par une discographie (35 références), par une filmo-graphie (6 références) et par un index (des seuls noms de personnes, comportant 135 entrées). 86 En dépit d’une conclusion quelque peu timorée, qui aurait pu davantage synthétiser et souligner les apports essentiels de ce livre foisonnant, Jazz Power est un livre intéressant et stimulant, abondamment et solidement documenté, et à la problématique originale, qui articule en permanence trois niveaux : la vie, l’œuvre et les prises de position de l’écrivain Ralph Ellison, l’histoire du jazz et l’anthropologie des Noirs américains. On y découvre notamment la richesse et la vigueur souvent insoupçonnées, du moins par le signataire de ces lignes, des débats qui ont secoué voire déchiré la communauté afro- américaine durant le XXe siècle.

87 L’ouvrage n’est cependant pas exempt de quelques défauts qui apparaissent, par contraste, d’autant plus regrettables. Ces défauts sont au nombre de trois. Le premier et le moins impardonnable est une édition peu soignée : coquilles trop nombreuses, travaux cités dans le texte mais dont les références manquent dans la bibliographie, index incomplet… Le deuxième défaut tient à une écriture souvent jargonnante et/ou mal maîtrisée – exemple : « sa [Ellison] critique de l’avant-garde s’appuie précisément sur une déconstruction de l’essentialisme racial que celui-ci [?] charrie à son insu » (p. 132). Troisièmement et enfin, autant le livre est captivant quand il se situe au plus près du personnage d’Ellison et du terrain afro-américain, autant sa richesse a tendance à tourner à la confusion dès qu’il s’en éloigne : trop de longues digressions, ressemblant à une succession de fiches plus ou moins alambiquées mises bout à bout (surtout dans le chapitre VI), s’écartent souvent du propos, au point que, dans la conclusion, l’auteur lui-même est pris d’un doute : « En convoquant à mon tour les esprits de François Dominique [sic] Toussaint, de Jean Jacques [sic] Dessalines, de Georg Wilhelm Friedrich Hegel et de William Edward Burghardt Du Bois [et de bien d’autres encore…], ne me serais-je pas trop éloigné de mon sujet originel, le jazz ? » (p. 215). D’où, pour terminer, cette suggestion : son Jazz Power méritant incontestablement de toucher un large lectorat, Emmanuel Parent ne devrait-il pas en envisager une édition de poche à la fois plus synthétique et plus accessible ? 88 Jean-Pierre Digard

Europe

Bianca Botea, Territoires en partage. Politiques du passé et expériences de cohabitation en Transylvanie, Paris, Petra, 2013, bibl., cartes (« Usages de la mémoire »)

89 L’OUVRAGE de Bianca Botea, fondé sur une recherche consacrée à la ville de Cluj-Napoca (capitale régionale de la Transylvanie), porte sur ce que Jan Assmann29 appelait la « mémoire culturelle », construite sur la longue durée, unificatrice et

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institutionnalisée, différente de la « mémoire collective » ou « communicationnelle » de l’expérience quotidienne. Dans cette perspective, la mémoire collective relative à la cohabitation dans la ville de Cluj (et en Transylvanie plus largement) de différentes populations est une mémoire de l’expérience de la multiculturalité, alors que la mémoire culturelle est polarisée par la mise en scène des « métaphores et rituels patriotiques », appartenant au double patriotisme roumain et hongrois30. À Cluj- Napoca, centre symbolique de cette concurrence, la mémoire culturelle construit la Transylvanie en « territoire frontalier et territoire à frontières », comme l’observe Bianca Botea.

90 Frontière de l’Occident pour Samuel Huntington, marquant le clivage historique entre le christianisme catholique ou protestant et le monde pensé plus « barbare » de l’Empire ottoman orthodoxe et musulman, « territoire pour deux rêves », selon l’expression de Jacques Rupnik, ou bien objet de ce « double patriotisme », la Transylvanie est présente dans l’imaginaire européen, de Jules Verne à Brian Stocker, essentiellement comme espace fictionnel, symbolique : trans-silvae de la « civilisation ». Prenant en compte cette géographie symbolique, à la fois allogène et autochtone, Bianca Botea étudie la territorialisation de cet espace disputé par deux projets nationaux concurrents et le recours à l’ethnicité pour régler une cohabitation pas toujours facile entre Hongrois, Roumains, Allemands et autres « minorités ». « C’est à partir de cette articulation entre, d’une part, la question de la cohabitation et, d’autre part, les usages et la production du passé que la notion de territoire sera abordée dans cet ouvrage » (p. 9), nous avertit Bianca Botea dès l’introduction. À cette fin, l’auteure s’intéresse aux discours et aux pratiques des acteurs impliqués, à l’aménagement de l’espace urbain à Cluj (Kolozsvár pour les Hongrois, Klausenburg pour les Allemands). Elle analyse également les pratiques muséales, mémorielles et patrimoniales, les usages conflictuels de la langue, entre nationalisation et ethnicisation, mais aussi les fêtes urbaines ou les actions associatives, manifestations qui donnent à voir des projets convergents, mais divergents au sujet de l’identité régionale. Par ailleurs, cette « étude de cas » est aussi un miroir de l’Europe, de ses propres constructions identitaires et des dynamiques régionales et nationales qui n’ont pas cessé de refaire surface, en dépit de l’« intégration européenne » et d’une idéologie normative qui se veut post-nationale. 91 Après une brève présentation de sa recherche et de son contexte, Bianca Botea passe en revue ces « territoires de coexistence » et les manières de s’approprier symboliquement la ville, les enjeux identitaires que représentent les musées et les festivités urbaines. C’est finalement de la patrimonialisation du territoire qu’il est question dans cette compétition entre deux constructions narratives et territoriales : Ardeal (« espace étatique ») et Erdély (« patrie hongroise »). La troisième partie de l’ouvrage est dédiée aux « territoires de projet », le projet du mouvement « Provincia » pour l’essentiel, lequel, après la chute du communisme, a tenté de jouer la carte de la cohabitation régionale mettant en avant son appartenance à la Transylvanie. Bianca Botea souligne ici une nouvelle fois que « Erdély, Ardeal et Transilvania sont produits dans la relation et dans l’opposition réciproque, l’une n’existe pas sans l’autre » et que chacun est une « catégorie performative mobilisée par des acteurs différents en compétition » (p. 286). Dans la partie finale, l’auteure revient sur les concepts mobilisés lors de son ethnographie pour suggérer une approche mieux adaptée aux réalités du terrain. Celle- ci repose sur un déconstructivisme bien tempéré, qui avance avec beaucoup de prudence à travers idéologies et concepts pour retenir les apports aussi bien que les

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limites de chacun. Ni l’idéologie du melting pot, ni celle du post-nationalisme ne sont des faits accomplis et « une conception du territoire qui tient le partage pour chose accomplie trouve ici ses limites » (p. 286). Les enjeux territoriaux de la question ethnique et/ou du national subsistent et peuvent (re)surgir. Ils doivent donc être abordés en tant que tels, dans leurs contextes et leurs compétitions, avec un œil également attentif au jeu d’échelle, car rien n’est tout à fait « homogène », selon les époques ou catégories sociales. 92 Par ailleurs, Bianca Botea construit sa critique contre une conception (encore) dominante du territoire comme une « aire culturelle », « un espace délimité par le partage d’une culture donnée au sein d’une population locale, donc un partage culturel pré-établi à l’action sociale » (p. 285). Fait surtout de mémoire et d’interactions, le territoire est justement le résultat de cette action sociale. L’idée qui nous est suggérée ici est que, mis à part le niveau zéro de l’habitat, il n’existe pas de territoires mais seulement des dynamiques de dé/ re-territorialisation mises en œuvre par des sujets31 et selon des projets le plus souvent en compétition. 93 Une des expressions les plus manifestes de cette géographie symbolique à géométrie variable est l’histoire des musées de Cluj et de leurs pratiques, que l’auteure retrace dans les moindres détails, grâce à une immersion ethnographique. 94 Espace pratiquement non roumain jusqu’à la Première Guerre mondiale, la capitale de la Transylvanie abritait quatre musées « hongrois ». « Les expositions privilégiaient un discours national qui mettait en avant des objets “hongrois” et leur meilleure qualité artistique et technique face aux objets représentatifs d’autres populations ; c’était une manière de souligner la supériorité civilisatrice de la nation hongroise » (p. 119). Comme dans le reste de l’Europe centrale et orientale, l’enjeu majeur était de « trouver de nouvelles valeurs permettant aux territoires en question de s’affirmer en tant que jeunes nations et États sortant des empires » (p. 117). Selon l’axe civilisateur Ouest-Est qui sous-tendait ces mises en scène, les Hongrois se positionnaient ainsi comme plus proches de l’Occident car plus « civilisés », en attribuant aux Roumains le rôle de « primitif interne ». À son tour, la Transylvanie était considérée – et c’est encore le cas – comme plus « civilisée » que le reste de la Roumanie. Plus tard, la Roumanie tout entière s’estimera plus occidentale que la « balkanique » Bulgarie, jouant la même carte de légitimation qui demandait à chaque jeune nation de s’inventer un « primitif » plus à l’Est… 95 Une fois la Transylvanie intégrée à la Roumanie en 1918, la « nationalisation » des musées d’histoire fut pensée par l’État roumain comme une « réparation nécessaire » et les maisons paysannes roumaines prirent la place des objets hongrois, mettant en scène non plus la supériorité de civilisation, mais la « longue durée » de l’autochtonie. Et Bianca Botea poursuit l’analyse des discours et pratiques de ces musées jusqu’à nos jours, étudiant à la fois les « visites patriotiques » et les négociations et compromis qui, ensemble, donnent une image fidèle des dynamiques territoriales mentionnées plus haut. 96 Fondé sur une recherche approfondie d’un terrain particulier « de frontières et sur frontière », le livre de Bianca Botea donne aussi à penser toute une dynamique frontalière des espaces identitaires qui traverse aujourd’hui l’Europe et le monde entier. Sa double formation universitaire, roumaine et française, permet à Bianca Botea d’aborder tout en nuances, cette problématique à mille visages. C’est l’articulation permanente et bien maîtrisée entre deux types de regard qui constitue le point fort de

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cette recherche : par son expérience « française », l’auteure pose ainsi sur ces jeux identitaires un regard éloigné, prudent avec les grandes narrations nationales et les discours ethniques ; par son parcours « roumain », c’est un regard proche, nourri par l’expérience et l’empathie, qui lui permet de comprendre – et de nous faire comprendre – les enjeux ethniques qui traversent le quotidien et dont les discours publics ne sont qu’une légitimation post hoc. L’ethnicité, regardée historiquement avec réticence en France, mais sujet encore brûlant en Transylvanie, retrouve ainsi sa place de facto, dans la vie aussi bien que dans la théorie sociale, au-delà des idéologies et comportements attendus. Construction sociale, la réalité de l’ethnicité ne peut être contestée dans ses effets et pratiques sociales courantes. L’apport majeur de ce livre, dans le paysage scientifique français, est aussi celui d’avoir pris « au sérieux » la question de l’ethnicité, posée « chez nous », au sein du continent européen. Partie d’une ville de Transylvanie, cette recherche s’ouvre de fait sur notre monde actuel et pointe l’une de ses plus grandes fragilités. 97 Vintilă Mihăilescu

Jérôme Beauchez, L’Empreinte du poing. La boxe, le gymnase et leurs hommes, Paris, Éd. de l’EHESS, 2014, 317 p., bibl. (« Cas de figure »)

98 L’AUTEUR démontre avec brio, tout au long de cette étude dense et agréable à lire (avec parfois des accents lyriques), comment l’apprentissage et l’exercice de la boxe débordent largement les murs mêmes du gymnase. Cette démonstration porte d’autant plus qu’elle constitue le pendant, en France, de l’ouvrage célèbre de Loïc Wacquant, Corps et âme (2000)32. En deux parties et huit chapitres, Jérôme Beauchez mobilise une sociologie sensible, une ethnobiographie qui fait la part belle aux interactions et aux expériences « de première main » des boxeurs. Sa participation active sur le terrain pendant plusieurs années, que ce soit dans la salle, sur le ring, au cours de moments de convivialité avant ou après l’entraînement, ou bien lors des galas de boxe (en France, en Allemagne et au Luxembourg), lui permet d’apporter toutes les « nuances ethnographiques » (p. 220) à cette réalité pugilistique, fût-elle circonscrite à une seule salle de boxe.

99 Jérôme Beauchez décrit parfaitement la saveur de la (salle de) boxe, avec le ring comme scène de partage, pour des personnes souvent en délicatesse avec les institutions (familiale, scolaire, professionnelle). Il précise les arcanes de l’affinage corporel et mental exigé par le travail de la boxe en s’appuyant sur des portraits, des biographies des acteurs de la scène pugilistique observée. Les variations de cet art de la « conversation de gestes » – pour reprendre l’expression de George Hebert Mead33 – constituent autant d’indicateurs d’une violence progressivement maîtrisée au gymnase, et plus précisément entre les cordes du ring, « entre le dégagement et la rencontre des corps » (p. 272). L’objectif principal de l’enquête ethnographique est de rendre compte de l’« agir combattant » (p. 138). Soit de comprendre, au creux de l’expérience intime et personnelle, le processus qui permet de « se sentir boxeur » et d’être reconnu comme tel. L’auteur fait l’hypothèse d’une corrélation entre l’engagement pugilistique durable et le désir de « prise sur le monde » que manifestent les boxeurs qui, pour la plupart, subissent quotidiennement la violence de la domination économique, culturelle et sociale. Dès lors, la boxe intervient dans les biographies comme un moyen de faire face et de résister à ces dominations. Cette résistance ne se fait pas à corps perdu, au

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contraire. Les efforts consentis au jour le jour dans la salle, à l’entraînement et pour ceux qui sont confirmés, sur le ring, dans leur statut de boxeur participent à la construction et à la consolidation identitaire. 100 À l’encontre du corps-objet de Wacquant, tout entier engagé dans « l’inculcation d’un habitus pugilistique » (p. 117), Jérôme Beauchez souligne comment, en devenant boxeur, la personne apprend à résister, à feinter, à s’adapter aux contraintes pour mieux les combattre, et mettre en place des stratégies gagnantes. Les variations d’exercice de la boxe, de cette « médiation combattante » (p. 218), constituent à la fois des « figures de la lutte » (p. 180) et, si l’on veut faire une formule, des luttes sur la figure où il s’agit de garder la face, de faire bonne figure. Le ring devient une métaphore paradoxale de la vie sociale en dehors du gymnase, où la survie exige une souplesse acquise dans la rudesse ; il est question en somme, non pas de « pâtir » mais d’« agir » dans la/sa vie. 101 La sociologie de Jérôme Beauchez mobilise avec brio les acquis de Mauss et dépasse ceux de Wacquant pour mieux les intégrer à une compréhension complète de l’expérience pugilistique, considérée dans toute son épaisseur humaine. Les alliés de l’auteur pour mieux saisir ce corps-sujet se nomment, parmi d’autres : Ricœur, Merleau-Ponty, Goffman ou Garfinkel. « L’empreinte du poing » agit sur le corps bien sûr, mais aussi sur les hommes – et l’unique femme du gymnase – dans leur totalité physio-psycho-sociologique (p. 142). À ce titre, la place de la femme et les relations de genre dans cet espace masculin sont analysées, d’une part, à partir des blagues, des joutes verbales, ironiques, sarcastiques, des piques sexistes ou sexuelles lancées entre les boxeurs, entre l’entraîneur et ses entraînés ; et, d’autre part, en suivant l’unique boxeuse présente sur le terrain. Pour cette dernière, au combat et à la résistance pugilistiques s’ajoute la difficulté de maintenir sa posture de boxeuse, contestée par son mari – lui-même boxeur – qui voudrait reconvertir ce corps combattant en corps maternel. La mère de famille se substituerait ainsi à la combattante. 102 Au-delà des descriptions minutieuses des séances d’entraînement, des combats avec les sparring partner (« partenaire d’entraînement »), qui nous font découvrir les règles et les valeurs partagées dans la salle, les analyses saisissent les significations de ces engagements corporels qui deviennent de véritables engagements humains. Les relations nouées dans la salle de boxe débordent largement les apprentissages techniques ou tactiques pour devenir un investissement… « corps et âme ». 103 À la fin de l’ouvrage, Jérôme Beauchez revient sur le parcours des boxeurs enquêtés. Peu sont devenus des champions et encore moins ont échappé à leur condition de banlieusard. Si la boxe est une façon de résister à la domination, cette résistance s’épuise le plus souvent dans l’affrontement à des forces qui dépassent la vaillance de quelques corps entraînés au combat. 104 Dans ce livre, la réflexion qui est poursuivie concerne les acteurs de la scène pugilistique, y compris l’enquêteur lui-même. La place de l’ethnographe y est, en effet, toujours négociée, toujours à part : « Boxeur sans l’être vraiment, je reste l’ “écrivain” à distance des enjeux de [ce] monde combattant, en même temps que pour l’essentiel, je le comprends » (p. 178). L’épreuve pugilistique est présentée comme une épreuve de soi qui fait écho à d’autres analyses sociologiques de la prise de risque et du questionnement des limites personnelles ; ce que les chercheurs anglo-saxons appellent l’edge work (le « travail des limites ») et que David Le Breton conçoit comme autant de « rites ordaliques » (p. 280), ou d’épreuves d’où l’on retire une nouvelle légitimité à

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exister. En analysant la boxe ordinaire, loin de la boxe professionnelle la plus médiatisée, Jérôme Beauchez a fait le choix de ne pas souligner le poids des organisateurs de combats, des médias, des journalistes. On notera également que dans ce milieu hétérosexuel-hétérosexiste, l’influence et les expressions des proches, notamment des compagnes, ne sont pas présentées, ce qui aurait pu constituer pourtant des pistes complémentaires d’investigation. 105 Ce n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage que de pouvoir être apprécié aussi bien des étudiants débutants que des chercheurs et enseignants confirmés en sciences humaines et sociales. La profondeur des analyses de situations, des verbatims, etc., est une ressource importante. Elle marquera sans aucun doute de son empreinte les discussions scientifiques à venir… 106 Stéphane Héas

Afrique

Patrick Gonin, Nathalie Kotlok & Marc-Antoine Pérouse de Montclos, eds, La Tragédie malienne, Paris, Vendémiaire, 2013, 350 p., bibl., index, fig., tabl., cartes (« Géographies »)

107 LE TITRE DE cet ouvrage peut paraître trompeur. Il ne s’agit pas pour ses auteurs d’analyser les conséquences de la dégradation de la situation au Mali au cours de l’année 2012 (rébellion touarègue et arrivée au pouvoir d’AQMI et de ses alliés dans le Nord Mali, coup d’État du 22 mars), ni les enjeux de l’intervention française de janvier 2013. L’objectif est encore moins de proposer une lecture internationale de cette crise. Au contraire, il est d’en montrer le caractère fallacieux et de « revenir sur le processus de construction d’une menace “globalisée” à dessein afin de légitimer une opération militaire dans un pays dont l’éclatement ne menaçait pas directement l’intérêt national de la France » (p. 13), comme s’y emploie Marc-Antoine Pérouse de Montclos dans le chapitre inaugural. Pour les auteurs, il s’agit plus largement de se pencher sur les problèmes internes du Mali, une « nation qui n’arrive pas à construire son État » (p. 204), sur le temps long – de la période coloniale à nos jours. La tragédie malienne dont il est ici question n’est donc pas celle des commentateurs contemporains, des journalistes en premier lieu. C’est celle des chercheurs en sciences sociales, qui se joue de longue date et – pour ainsi dire – en plusieurs actes34. Comme le note plus loin André Bourgeot, « la crise politico-militaire qui prévaut actuellement au Mali, et plus particulièrement au Nord, oblige à recourir à des analyses géo-anthropologiques qui s’inscrivent dans la durée, afin de cerner les causes et la complexité des situations » (p. 113). Expliquer la crise actuelle par ses racines plus ou moins lointaines ou enfouies, en proposer une approche structurelle et non circonstancielle pourraient cependant introduire un biais rétrospectif ou téléologique dans la mise au jour de ses causes. À aucun moment les auteurs ne tombent dans ce piège, s’attachant à montrer la complexité et l’imbrication des événements en retraçant la construction de l’État malien sous toutes ses facettes (politique, économique, démographique, sociale et culturelle), ainsi que ses failles, sinon sa faillite même. Cette ambition explique les divers horizons disciplinaires des auteurs rassemblés ici. Il est notable qu’un tel ouvrage manquait jusqu’à présent pour le Mali, sa qualité et son ampleur s’en trouvant d’autant plus bienvenues35.

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108 Dans cette histoire de la construction de l’État malien, on note les marques d’un malaise persistant, les inquiétudes récurrentes des populations touarègues, les rébellions sporadiques. Dans le très efficace chapitre qu’il consacre à l’histoire du Soudan français (avant qu’il ne devienne le Mali), Francis Simonis mentionne ainsi la pétition adressée au président de la République française, le 30 mai 1958, par les « chefs coutumiers » de la boucle du Niger, inquiets de la victoire des conseillers noirs de l’Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (US-RDA) aux élections territoriales de l’année précédente. Clemens Zobel resitue les soulèvements récurrents des populations touarègues (en 1963-1964, en 1990, juste avant le coup d’État qui renversa Moussa Traoré et conduisit à la transition démocratique, puis jusqu’en 1995, en 2006-2007 et 2012) dans l’évolution plus large des abus d’autoritarisme, des occultations politiques et des protestations populaires qui rythment l’histoire du Mali postcolonial. Les atermoiements de la politique de décentralisation mise en place après 1992, très bien décrits par Stéphanie Lima, suscitent également des attentes et des déceptions, notamment au Nord, et paraissent entériner des inégalités territoriales. La mise en place d’un régime démocratique n’a produit de rupture ni avec les modes de redistribution clientéliste ni avec la corruption. Elle a en outre favorisé, selon l’anthropologue malien Naffet Keita, la « profusion d’associations locales aux relents ethniques, régionalistes, communautaristes ou religieux » (p. 85). Ces chapitres sur l’histoire et l’actualité politiques du Mali se parachèvent par une synthèse d’André Bourgeot sur la chronologie des rébellions touarègues, qui insiste sur les dissensions entre indépendantistes et sur l’occultation des populations songhaï, pourtant majoritaires. Il revient également sur l’élaboration du territoire de l’Azawad comme « outil de propagande » et mentionne le soutien du colonel Kadhafi à la « logique tribale » des Touareg36. 109 Cette histoire politique devant être complétée par une analyse des constructions locales de l’identité malienne, Anne Doquet et Francis Simonis reprennent ainsi respectivement la construction des identités ethniques et du récit historique, et montrent comment une série de stéréotypes ou de versions officielles ont conduit à mettre en sourdine des récits alternatifs. La première établit par exemple que la vision habituellement partagée, promue par les politiques culturelles, des relations à plaisanterie comme facteur de paix est très largement erronée. Le second retrace la mobilisation des griots mandingues par l’État postcolonial en vue de construire une histoire officielle centrée sur l’Empire du Mali, exclusive donc de celle des populations du Nord. Dans les deux cas, la valorisation culturelle et la mise en patrimoine ont incidemment participé à masquer des complexités politiques et des discours alternatifs. Il n’est dès lors pas étonnant que la religion puisse fournir un espace à ces derniers. Au Mali (contrairement au cas voisin du Sénégal), l’islam échoue en effet dans son projet de fonctionner uniquement comme un facteur d’unité et de stabilité. Il catalyse aussi les révoltes contre l’injustice, l’impuissance et la corruption du pouvoir. Gilles Holder dresse ainsi, avec clarté, l’indispensable panorama des différents courants de l’islam malien ; il insiste sur la « schizophrénie » de l’État, laïc mais obligé de composer avec une « sphère islamique » puissante et les stratégies de conquête du pouvoir des wahhabites, autrefois privilégiés par Moussa Traoré. 110 Le chapitre consacré aux Maliens de l’étranger, dont plus de 90 % sont en Afrique, contre 6% en Europe (Patrick Gonin et Nathalie Kotlok), et celui dédié à l’influence, sur la démocratisation du pays, des « migrants de retour », qui fournissent une part

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importante de l’élite politique (Lisa Chauvet, Flore Gubert et Sandrine Meslé-Somps), témoignent du rôle essentiel des migrations dans cette histoire, mais aussi dans l’économie du pays. La perspective démographique adoptée, l’examen des flux financiers et la mention des nouvelles filières migratoires (vers le Canada et vers Guangzhou, en Chine) dessinent ce que les auteurs proposent d’appeler une « mondialisation par le bas » (p. 202). Outre l’importance des transferts des migrants, l’analyse du modèle économique malien proposée par Jean-Étienne Bidou et Isabelle Droy pointe la fragilité de la filière coton, les enjeux du développement agricole, ou encore la « vulnérabilité macroéconomique » du pays37. Dans un autre chapitre, JeanÉtienne Bidou insiste ensuite, avec Pierre Janin, sur les problèmes de sécurité alimentaire et montre comment la vision dichotomique du territoire malien, avec un Nord aride et périphérique opposé à la partie centrale et méridionale du pays, agricole et riche de potentialités, a conduit, depuis la période coloniale, l’essentiel des efforts des pouvoirs publics à se porter sur la seconde. 111 La richesse de l’ouvrage et de son appareil cartographique (12 cartes) le rend désormais incontournable pour qui s’intéresse de près au Mali. Il est regrettable, évidemment, qu’il soit né des circonstances dramatiques que l’on connaît et qui justifient son titre. S’il y a une part éminemment tragique dans la situation actuelle du Mali, où l’impuissance des acteurs ne cesse de s’exposer et où la question de la légitimité du pouvoir (courageusement soulevée dans l’ouvrage par Naffet Keita) continue de se poser, il convient cependant de mentionner des espoirs ténus. La fin du premier chapitre recense quelques points positifs : la capacité de résilience et d’adaptation de la population malienne, le rôle central des migrants dans le développement du pays, l’importance du secteur informel et des solidarités communautaires (ces dernières pourraient cependant, à mon sens, être relativisées). Par ailleurs, Patrick Gonin, Nathalie Kotlock et Stéphanie Lima concluent sur l’espoir que soit renouvelé le contrat « entre un peuple épris de démocratie et une classe politique qui a failli » (p. 303). Cet ouvrage témoigne en outre de l’importance du recours aux sciences sociales pour la compréhension fine de l’actualité (qui plus est, quand celle-ci paraît lointaine et reste trop souvent empreinte d’exotisme dans les commentaires journalistiques) et du rôle que peuvent jouer les chercheurs en temps de crise. 112 Julien Bondaz

NOTES

1. Cf. Georges Bataille, La Part maudite. Essai d’économie générale : la consumation, Paris, Minuit, 1949 (« L’Usage des richesses » 2). 2. Cf. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955 (« Terre humaine » 3). 3. Cf. Jean-Pierre Digard, Une épopée tribale iranienne. Les Bakhtyâri, des origines à nos jours, Paris, CNRS Éditions, 2015 (« Bibliothèque de l’Anthropologie »)

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4. Démarche consistant à interpréter les résultats de fouilles archéologiques par analogie, inévitablement abusive, avec l’ethnographie des sociétés contemporaines du même lieu, cf. Christian Bromberger & Jean-Pierre Digard, « L’ethnoarchéologie : le point de vue d’ethnologues », in Marie-Thérèse Barrelet, ed., L’Archéologie de l’Iraq. Perspectives et limites de l’interprétation anthropologique des documents, Paris, Éd. du CNRS, 1980 (« Colloques internationaux ») : 41-52, article non cité par Daniel Potts. 5. Xavier de Planhol, Les Fondements géographiques de l’histoire de l’islam, Paris, Flammarion, 1968 : 229. 6. Xavier de Planhol, op. cit. : chapitre V. 7. Cf. Pierre Briant, Histoire de l’empire perse de Cyrus à Alexandre (Paris, Fayard, 1996), ouvrage monumental malheureusement sous-utilisé par Daniel Potts et, du même auteur, État et pasteurs au Moyen-Orient ancien, Cambridge, Cambridge University Press/ Paris, Éd. de la MSH, 1982 (« Production pastorale et société »), livre totalement ignoré par Potts. 8. Cf. Jean-Pierre Digard, « Problèmes de terminologie et de typologie des déplacements de nomades », in André Leroi-Gourhan, ed., Séminaire sur les structures d’habitat : circulation et échanges, déplacement et séjour, Paris, Collège de France-CNRS, 1982 : 187-197. 9. Jean-Pierre Digard & Mohammad-Hosseyn Pâpoli-Yazdi, « Le pastoralisme mobile en Iran, ses variantes, leurs déterminants et leurs conséquences pour le développement », Études rurales, 2008, 181 : 89-102. Nous ignorions alors que Caroline Humphrey et David Sneath avaient, quelques années auparavant, fait la même proposition pour l’Asie centrale dans The End of Nomadism ? Society, State, and the Environment in Inner Asia, Cambridge, The White Horse Press/ Durham, Duke University Press, 1999. Dont Act ! 10. Cf. Martine Gross, ed., Homoparentalités. État des lieux, Paris, Érès, 2005 [2000] (« La Vie de l’enfant »). 11. Cf. Silvan Agius & Christa Tobler, Les Personnes trans et intersexuées. La discrimination fondée sur le sexe, l’identité de genre et l’expression de genre envers. Rapport pour la Commission européenne, juin 2011 [http://www.non-discrimination.net/content/ media/Trans%20and%20intersex%20people_FR.pdf]. 12. Cf. Grégory Pereira, ed., Les Nouvelles de l’archéologie, 2013, 132 : Une archéologie des temps funéraires ? Hommage à Jean Leclerc. 13. Sur l’histoire de ce terme, cf. Charles Stépanoff & Thierry Zarcone, Le Chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale, Paris, Gallimard, 2011 (« Découvertes Gallimard »). 14. Cf. Les Corps conducteurs : enquête sur les représentations du statut et de l’action rituelle des chamanes chez les Turcs de Sibérie méridionale à partir de l’exemple touva. Paris, École pratique des hautes études, thèse de doctorat, 2007. 15. Cf. aussi, p. 117 : « Comment devient-on chamane ? D’une certaine manière, cette question que pose l’ethnologue est vide de sens pour les Touvas, car elle implique en elle-même une contradiction […]. En touva, on ne dit pas ol ham apargan, “il est devenu chamane”, mais ol hamnap apargan, “il a commencé à chamaniser”. C’est un changement d’action qui est désigné par l’intermédiaire du verbe hamna-, et non un changement d’identité ». 16. Cf. Stéphane Nicaise, Le Continuum religieux créole. Une matrice du catholicisme à l’île de la Réunion ?Marseille, Université Paul Cézanne (Aix-Marseille), thèse de doctorat, 1999 [non publiée].

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17. Danielle Palmyre, Culture créole et foi chrétienne, Bruxelles, Lumen vitae, 2007 : 121. 18. Cf. Valérie Aubourg, ed., Religions populaires et nouveaux syncrétismes. Actes du colloque international organisé à Saint-Denis de la Réunion par le Centre de recherches littéraires et historiques de l’océan Indien, les 14 et 15 mai 2009, Sainte-Clotilde, Surya, 2011. 19. Jean-Luc Bonniol, ed., L’Homme 207-208 : Un miracle créole ?, Paris, Éd. de l’EHESS, 2013 : 261. 20. Publié pour la première fois dans les Temps modernes (1964, 212), cet article a été réédité dans Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil, 1969 (« Le champ freudien ») : 9-33. 21. Cf. l’entretien avec Stéphane Corcuff, « La littérature pour “raconter” son terrain », sur le site Lettres de Taïwan, 4 mars 2015 [http://lettresdetaiwan.com/2015/03/04/ stephane-corcuff-la-litterature-pour-raconter-son-terrain/]. 22. Cf. Alexandra Ouroussoff, Triple A. Une anthropologue dans les agences de notation, Paris, BelinÉd. de la FMSH, 2013 (voir mon compte rendu dans L’Homme, 2014, 210 : 155-156). 23. Ralph Ellison, Invisible Man, New York, Random House, 1952 [éd. franç. : Homme invisible, pour qui chantes-tu ? Trad. de l’amér. par Robert et Magali Merle, Paris, Grasset, 1969]. 24. Richard Wright, Black Boy. A Record of Childhood and Youth, Cleveland-New York, The World Publishing Company, 1945 [éd. franç. : trad. par Marcel Duhamel, Paris, Gallimard, 1947]. 25. Ralph Ellison, Shadow and Act, New York, Random House, 1964 ; repris in John Callahan ed., The Collected Essays of Ralph Ellison, New York, Modern Library, 2003 [1995] : 240. 26. Ibid. : 325. 27. Everett LeRoi Jones (1934-2014) prit le nom d’Amiri Baraka lorsqu’il se convertit à l’islam en 1967. 28. Sauf inattention de ma part, Emmanuel Parent ne s’explique nulle part sur son choix du terme « lore », folklore sans folk, de préférence à tout autre comme « tradition ». 29. Jan Assmann, La Mémoire culturelle. Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques. Trad. de l’allemand par Diane Meur. Paris, Aubier, 2010, (« Collection historique »). 30. Anne-Marie Losonczy & Andràs Zempleni, « Anthropologie de la “patrie” : le patriotisme hongrois », Terrain, 1991, 17 : 29-38. 31. On pourra se référer à Max Weber qui, pour souligner l’idée de communauté comme processus/ dynamique, change le substantif (Gemeinschaft) en verbe (Vergemeinschaftung, « communalisation ») : cf. Économie et société, Paris, Plon, 1971 : 50. 32. Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone/Montréal, Comeau & Nadeau (« Mémoires sociales »), 2000. Dans ce livre, l’auteur décrit son immersion initiatique, dans une salle de boxe d’un quartier du ghetto noir de Chicago, à la fin des années 1980. 33. Cf. George H. Mead, L’Esprit, le soi et la société. Trad. de Daniel Céfaï et Louis Quéré. Paris, Presses universitaires de France, 2006 [1934] : 236.

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34. L’approche proposée diffère ainsi sur plusieurs aspects de deux autres ouvrages parus au sujet de la « guerre au Mali » : Michel Galy, ed., La Guerre au Mali. Comprendre la crise au Sahel et au Sahara : enjeux et zones d’ombre, Paris, La Découverte, 2013 ; Survie, La France en guerre au Mali. Enjeux et zones d’ombre, Mons, Tribord, 2013. 35. On ne peut que regretter qu’il n’existe pas, pour le Mali, d’entreprise équivalente à celle menée au Sénégal par Momar Coumba-Diop, qui a dirigé depuis les années 1980 une série d’ouvrages collectifs particulièrement instructifs sur l’histoire et l’actualité sénégalaises : cf., pour le dernier publié, Momar Coumba-Diop, ed., Sénégal, 2000-2012. Les institutions et politiques publiques à l’épreuve d’une gouvernance libérale, Dakar, CRES / Paris, Karthala, 2013. 36. Sur l’influence de la Lybie, cf. : Gilles Holder, « “Maouloud 2006”, de Bamako à Tombouctou. Entre réislamisation de la nation et laïcité de l’État : la construction d’un espace public religieux au Mali », in Gilles Holder, ed., L’Islam, nouvel espace public en Afrique, Paris, Karthala, 2009 : 237-290 ; Dida Badi, Les Relations des Touaregs aux États. Le cas de l’Algérie et de la Libye, Paris-Bruxelles, IFRI, 2010 (« Note de l’IFRI »). 37. Un point sur le secteur touristique aurait pu compléter leurs développements, à la fois parce qu’il s’agissait d’un secteur porteur (10 à 15% de l’activité économique) et parce qu’il a été le premier et le plus directement touché par la crise au Nord, dès la fin des années 2000 (alors même qu’était mise en place une stratégie nationale de développement du tourisme, entre 2009 et 2011).

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