DES DIFFICULTÉS D'ENTRER EN POLITIQUE : LE MOUVEMENT SAMOOBRONA DANS LA POLOGNE POSTCOMMUNISTE

Cédric Pellen

Presses de Sciences Po | Critique internationale

2013/1 - N° 58 pages 133 à 152 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

ISSN 1290-7839

Article disponible en ligne à l'adresse: ------http://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2013-1-page-133.htm ------

Pour citer cet article : ------Pellen Cédric, « Des difficultés d'entrer en politique : le mouvement Samoobrona dans la Pologne postcommuniste », Critique internationale, 2013/1 N° 58, p. 133-152. DOI : 10.3917/crii.058.0133 ------

Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po 1 / 1 Des difficultés Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po d’entrer en politique : le mouvement Samoobrona dans la Pologne postcommuniste

par Cédric Pellen

les premières années de la Troisième République polonaise1 sont caractérisées par une grande instabilité gouvernementale. Entre août 1989 et juillet 1992, ce ne sont pas moins de quatre responsables politiques qui se succèdent à la tête du gouvernement2. Investi le 10 juillet 1992 avec le soutien des principaux clubs parlementaires issus de l’ancien mouvement d’opposition Solidarité, le gouvernement dirigé par est alors perçu par les observateurs de la vie politique polonaise comme suscep- tible de mettre fin à cette valse de dirigeants et de s’imposer dans la durée.

1. La Troisième République désigne le régime mis en place en Pologne après 1989 et marque une rupture symbolique avec la période communiste. D’abord informelle, l’appellation est officialisée par la nouvelle Constitution adoptée en 1997. 2. Tadeusz Mazowiecki, devenu le 20 août 1989 le premier Premier ministre « non communiste » du « Bloc de l’Est » depuis plus de quarante ans, démissionne en décembre 1990 après son échec à l’élection présidentielle. Son successeur, , démissionne en décembre 1991. Le gouvernement suivant, dirigé par , est renversé par la Diète en juin 1992, six mois à peine après son investiture. , quant à lui, ne réussit pas à s’assurer une majorité au Parlement et se retire le 7 juillet 1992, un mois après sa nomination. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 133 28/02/13 16:52 134 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

Il n’en est finalement rien. Devant faire face à l’émergence de mobilisations protestataires contre sa politique économique, la Premier ministre perd progressivement ses soutiens, notamment au sein du syndicat historique du mouvement Solidarité, le NSZZ « S »3. Le 28 mai 1993, dix mois à peine après sa formation, le gouvernement Suchocka est à son tour renversé par la Diète. Déposée par des députés du NSZZ « S », la motion de censure est 4

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po adoptée à une voix près à la suite d’un concours de circonstances inattendu . Deux jours plus tard, à la surprise de la plupart des protagonistes du champ politique, le président de la République Lech Wałęsa annonce la dissolution du Parlement. Des élections législatives, les deuxièmes entièrement concur- rentielles depuis le changement de régime en Pologne, sont programmées pour le mois de septembre 1993. Alors qu’elles paraissaient hautement improbables quelques semaines seulement auparavant, ces élections anticipées sont perçues comme une aubaine par plusieurs acteurs extraparlementaires, en particulier les dirigeants du ZZR Samoobrona5 (ci-après le Syndicat). Dans les mois qui ont suivi sa création en janvier 1992, ce syndicat agricole s’est imposé comme l’un des protagonistes centraux d’un champ de représentation de la paysannerie jusque-là dominé par l’opposition entre les organisations héritières de l’ancien régime (notamment le PSL6) et celles revendiquant leur filiation avec le mouvement d’opposi- tion Solidarité rurale. Par l’activisme et le « radicalisme » de ses membres lors des manifestations antigouvernementales, la nouvelle organisation est progressivement parvenue à pallier son manque initial de ressources et à se faire reconnaître en tant que participant incontournable à la définition et à la représentation du groupe paysan et de ses intérêts7. Fort de leur nouvelle position, les dirigeants du Syndicat affichent dès l’été 1992 leur volonté d’élargir leur champ d’intervention au-delà du seul syndicalisme agricole. Ayant dévoilé leurs ambitions politiques par la création d’un nouveau parti en juin 1992, le Przymierze Samoobrona (ci-après le Parti)8, ils annoncent

3. Niezależny Samorządny Związek Zawodowy « Solidarność » (Syndicat indépendant et autogéré « Solidarité »). 4. De l’aveu des députés à l’origine de son dépôt, la motion de censure n’avait pas pour objectif de faire tomber le gouvernement mais de lui adresser un ultimatum afin de le pousser à infléchir sa politique économique. Sur les 445 votants, 223 députés votent pour la motion de censure, 198 contre, et 24 s’abstiennent. Arrivés en retard à la session, deux députés de la coalition gouvernementale ne peuvent prendre part au vote. « Bez Rządu ? Bez Sejmu ? Bez Sensu ? » (Sans gouvernement ? Sans diète ? Sans sens ?), Gazeta Wyborcza, 29 mai 1993. 5. Związek Zawodowy Rolnictwa Samoobrona (Syndicat agricole autodéfense). 6. Polskie Stronnictwo Ludowe (Parti paysan polonais). Fondé en mai 1990, le PSL est le produit d’une union entre le parti paysan officiel du temps de la République populaire et des groupements revendiquant l’héritage du mouvement agrarien de l’entre-deux-guerres. Frédéric Zalewski, Paysannerie et politique en Pologne : trajectoire du Parti paysan polonais du communisme à l’après-communisme, 1945-2005, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2006. 7. Sur la genèse du mouvement Samoobrona et sa trajectoire dans le champ politique polonais « postcommuniste », voir Cédric Pellen, « Sociologie d’un groupement politique illégitime. Le mouvement Samoobrona (Autodéfense) en Pologne (1991-2010) », thèse de doctorat en science politique, Sciences Po Bordeaux, 2010. 8. Przymierze Samoobrona (Alliance autodéfense) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 134 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 135

dès le début du mois de juin 1993 leur intention de présenter des candidats aux élections législatives anticipées de septembre. Nous nous intéresserons ici aux modalités de l’investissement de l’arène élec- torale par ces « nouveaux venus ». Pour les néophytes extérieurs aux forces politiques établies que sont les responsables du Syndicat en 1993, participer à une élection s’apparente à une prise de rôle sous contrainte. Plus rompus

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po aux manifestations paysannes qu’aux joutes électorales, ils doivent conformer leurs pratiques aux principales normes régissant la lutte pour les postes de pouvoir politique tout en s’efforçant d’élaborer une offre de représentation originale leur permettant de se distinguer. Analyser les entreprises concrètes de formalisation et de promotion d’une offre électorale des responsables du Syndicat, en les contextualisant dans la configuration particulière où elles se développent, permet de mettre au jour la dynamique de ce « double jeu » et ses effets sur la capacité de mobilisation électorale de ces entreprises.

La participation à une élection comme prise de rôle

L’incertitude propre aux situations de changement de régime constitue autant une opportunité qu’une contrainte pour les acteurs qui s’engagent dans la lutte pour l’obtention de postes désormais pourvus dans le cadre d’élections pluralistes9. D’un côté, l’ouverture inhabituelle du champ des possibles leur permet de mobiliser des répertoires – des pratiques, des références ou des discours – jusque-là inédits ou dévalorisés, pour promouvoir leur représen- tativité. À cet égard, la façon dont Stanisław Tymiński parvient à se qualifier au second tour de l’élection présidentielle de 1990 – la première après le changement de régime – en valorisant sa nouveauté et son statut d’homme d’affaires ayant réussi à l’étranger constitue un exemple paradigmatique dans le cas polonais. De l’autre côté, la capacité de ces différents acteurs à anticiper la portée de leurs « coups » et à estimer la valeur de leurs offres de représentation est réduite par l’absence de cadres routiniers10. Toutefois, sans que cela soit ni mécanique ni irréversible, cette incertitude tend pro- gressivement à s’estomper. Par leurs activités, les différents protagonistes des jeux politiques contribuent en effet à préciser les règles de la compétition politique et à poser les jalons de l’institutionnalisation de nouveaux principes de légitimation politique. Qu’elles soient explicitées en termes juridiques, par exemple sous la forme d’une loi électorale, ou qu’elles relèvent davantage du domaine de la croyance et des représentations, ces règles contraignent les

9. Magdaléna Hadjiisky, « La démocratie par le marché. Le cas des pays tchèques (1989-1996) », Politix, 12 (47), 1999, p. 68. 10. Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 (1986), p. 138-145. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 135 28/02/13 16:52 136 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

pratiques des différents acteurs qui prennent part à l’interaction électorale11. En participant à une élection, un acteur exprime, même a minima, sa croyance dans la légitimité de ce mode d’attribution des postes de pouvoir et accepte en retour de se soumettre aux règles de comportements et de pratiques qui régissent cette procédure à un moment donné12. Plus spécifiquement, du côté des candidats, le fait de se présenter à une élection peut s’apparenter à une « prise

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po de rôle », à un processus d’acquisition de savoir-faire et d’intériorisation de représentations permettant d’ajuster ses pratiques aux attendus de l’exercice13. Ainsi, comme tout nouvel entrant dans la compétition électorale, les respon- sables du Syndicat doivent payer un « droit d’entrée », qui consiste à reconnaître la valeur du jeu et de ses principales règles. En d’autres termes, alors même que c’est par la subversion de l’ordre politique dans le cadre des mobilisations contestataires qu’ils ont accumulé l’essentiel des ressources qu’ils entendent réinvestir dans la compétition électorale, ils se contraignent en élargissant leur répertoire d’action à cette compétition à redéfinir leurs pratiques afin de les accommoder aux règles, pratiques et symboliques, régissant le rôle de candidats qu’ils entendent endosser. Cette accommodation ne vaut toutefois pas conformation parfaite14. Dans le cadre de la lutte qui les oppose pour la singularisation et la promotion de leur offre électorale, les candidats peuvent en effet développer des entreprises d’autonomisation, voire de subversion du rôle, en particulier lorsque les règles du jeu sont imparfaitement stabilisées comme c’est le cas dans la Pologne du début des années 1990. Si elles leur offrent l’opportunité de se démarquer, de telles prises de distances à l’égard des normes de l’élection exposent cependant lesdits candidats à des sanctions, symboliques ou judiciaires, qui peuvent les marginaliser, voire entraîner leur exclusion. En somme, tout l’art des acteurs politiques engagés dans l’arène électorale, et spécifiquement dans la période d’exacerbation des interactions qu’est la campagne électorale, consiste, comme le note Frédéric Sawicki, « à mobiliser les groupes sociaux et les représentants sans perdre la maîtrise du jeu »15, à développer des entreprises de promotion de leur offre électorale et de démarcation à l’égard de leurs concurrents tout en tenant suffisamment « correctement » le rôle de candidat qui leur est assigné.

11. Frederick George Bailey, Les règles du jeu politique : étude anthropologique, Paris, PUF, 1971, p. 18. 12. Sur l’historicité des processus de codification de la compétition électorale, voir Olivier Ihl, Le vote, Paris, Montchrestien, 1996, p. 71-109. 13. Sur les processus de prise de rôle, voir Jacques Lagroye, Bastien François, Frédéric Sawicki, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2006, p. 141-146. Et pour un exemple précis, voir Rémi Lefebvre, « Être maire à Roubaix. La prise de rôle d’un héritier », Politix, 10 (38), 1997, p. 63-87. 14. Brigitte Gaïti, Frédéric Sawicki, « On ne subit pas son rôle. Entretien avec Jacques Lagroye », Politix, 10 (38), 1997, p. 7-17. 15. F. Sawicki, « Introduction », dans Jacques Lagroye, Patrick Lehingue, Frédéric Sawicki (dir.), Mobilisations électorales : le cas des élections municipales de 2001, Paris, PUF, 2005, p. 8. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 136 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 137

La formalisation d’une offre électorale

Le travail par lequel les responsables du Syndicat s’attachent à préciser les modalités de leur participation à la lutte pour les postes de parlementaires à l’occasion des élections anticipées de 1993 ne saurait être réduit à sa seule dimension stratégique de recherche de rentabilité électorale. Pour ces nou-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po veaux entrants dans la compétition électorale, il s’apparente bien davantage à un « bricolage » par lequel ils s’efforcent de concilier atypisme revendiqué et contraintes de rôle de candidats à une élection. Ces contraintes apparaissent d’autant plus fortes qu’ils sont largement dépourvus des ressources les plus valorisées depuis le changement de régime. Si les frontières et les règles du champ politique polonais restent imparfaitement déterminées, certains critères de définition des acteurs politiques légitimes se sont en effet progressivement imposés depuis 1989 dans le cadre des affrontements entre les différents pré- tendants à la représentation politique des intérêts sociaux : la détention d’un diplôme universitaire, l’exercice d’une profession « supérieure » ou encore une expérience militante dans un mouvement d’opposition à l’ancien régime. Ainsi les responsables du Syndicat n’ont-ils qu’une maîtrise imparfaite des proces- sus de formalisation de leur offre électorale, que ce soit en matière de définition des modalités de participation de leurs militants à la compétition électorale, de production de biens programmatiques ou encore de composition des listes de candidats. Ils s’efforcent donc avant tout de « faire avec ce qu’ils ont » pour assurer et légitimer leur participation à la lutte pour les postes de parlementaires.

Comment participer aux élections ?

La question des modalités de participation des membres du Syndicat à la com- pétition électorale reste, dans un premier temps, largement ouverte. Si elle durcit les conditions à respecter pour déposer des listes au niveau national et introduit des seuils d’accès à la répartition des mandats de député16, la nouvelle loi électorale adoptée dans l’urgence dans les heures qui suivent le renversement du gouvernement Suchocka reste très permissive en ce qui concerne le type d’acteurs habilités à participer aux élections. Comme dans la loi électorale de 1991, le droit d’enregistrer un comité électoral est en effet ouvert « aux organisations politiques et sociales ainsi qu’aux électeurs individuels »17.

16. Le droit d’enregistrer une liste de candidats dans une circonscription est conditionné au recueil de 3 000 signatures d’électeurs. Pour pouvoir présenter des listes au niveau national, il faut avoir validé des listes dans au moins la moitié des 52 circonscriptions, ce qui implique de réunir au total au moins 78 000 signatures d’électeurs (contre 50 000 dans au moins cinq circonscriptions dans la loi électorale de 1991). 17. Sur l’indétermination de la nature des acteurs habilités à participer à la compétition électorale dans la Pologne du début des années 1990, voir Jérôme Heurtaux, « Une partisanisation controversée : codification de la compétition politique et construction de la démocratie en Pologne (1989-2001) », thèse de doctorat en science politique, Université de Lille 2, 2005, p. 273-472. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 137 28/02/13 16:52 138 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

Dès lors, plusieurs possibilités s’offrent aux dirigeants du Syndicat. Ils peuvent engager directement le syndicat agricole dans les élections. Dans ce cas, celui- ci pourrait soit constituer son propre comité électoral, soit participer à la constitution d’un comité de coalition avec d’autres organisations. Ils peuvent également décider d’engager le Parti dont les activités se confondent depuis sa création avec celles du Syndicat. Enfin, ils peuvent constituer un comité

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po électoral ad hoc, qui prendrait la forme d’un comité d’électeurs individuels formellement distinct du Syndicat et du Parti siglés Samoobrona. C’est finalement sous la forme d’un comité d’électeurs individuels du nom de « Komitet Wyborcza Samoobrona-Leppera » (Comité électoral Samoobrona de Lepper, ci-après le Comité) qu’en août 1993 les responsables du Syndicat enregistrent des listes auprès de la Commission électorale nationale18. Ce choix a priori paradoxal de l’objectivation d’une nouvelle structure aux côtés du Syndicat et du Parti présente dans les faits plusieurs avantages pour les dirigeants de ces organisations. Outre le fait qu’il leur permet d’envisager l’élargissement de leur offre de représentation au-delà de celle uniquement agricole du Syndicat, il leur offre la possibilité de tenter de pallier le manque de ressources organisationnelles de ce dernier en intégrant à leurs listes des individualités ou des groupements qui lui sont extérieurs. Il leur permet égale- ment de ne pas avoir à formaliser une coalition en bonne et due forme, ce qui aurait l’inconvénient de faire grimper le seuil de voix à atteindre pour obtenir des élus à la Diète19. Quant au handicap potentiel que constitue l’interdiction pour un comité d’électeurs individuels de se revendiquer directement d’une organisation politique ou syndicale en activité, il est tout relatif. Le nom du Comité enregistré, « Samoobrona-Leppera », suffit en effet largement à le pallier en permettant aux candidats présents sur les listes d’espérer malgré tout recueillir sur le marché politique les profits de distinction attachés au Syndicat et à son président et de bénéficier ainsi de la visibilité et de la notoriété acquises par ces deux derniers dans le cadre du mouvement de contestation contre la politique économique du gouvernement Suchocka.

Quelle offre de représentation proposer ?

La dénonciation des acteurs politiques établis et des équilibres politiques et économiques en vigueur depuis 1989 est la thématique centrale que mobilisent les dirigeants du Syndicat pour légitimer leur participation aux élections

18. « Dwudziestu na fotel ? » (Vingt pour le fauteuil ? ), Gazeta Wyborcza, 11 août 1993, p. 1. 19. Les comités électoraux doivent désormais recueillir au moins 5 % des voix au niveau national pour obtenir une représentation parlementaire et 8 % pour les comités de coalition. « Ustawa z dnia 28 maja 1993 r. : Ordynacja wyborcza do Sejmu Rzeczypospolitej Polkiej » (Loi du 28 mai 1993 : mode de scrutin pour la Diète de la République de Pologne), Dziennik Ustaw, 45, 1993. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 138 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 139

législatives. Ainsi, dès l’annonce de la dissolution du Parlement, c’est au nom d’une « troisième voie, ni de droite ni de gauche », visant à « mettre fin aux scandales économiques et aux abus des hommes politiques », que justifie l’ambition du Syndicat – dont il est le président – de présenter des candidats aux élections20. Cette dénonciation virulente du « système politico-économique » s’articule

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po essentiellement autour de deux séries d’accusations. D’un côté, c’est le sens des réformes socioéconomiques développées depuis 1989 qui est critiqué. Sous le slogan « Może, a więc musi być lepiej » (Cela peut, et donc cela doit être mieux), les documents programmatiques du Comité appellent à rompre avec l’orientation capitaliste de ces réformes mise en cause pour son inefficacité et son coût social. De l’autre côté, c’est l’influence de « l’étranger » sur les acteurs politiques établis qui est vilipendée. Comparant la subordination supposée des gouvernants à l’Occident à celle des dirigeants de la République populaire à l’Union Soviétique, le Comité prône de nouvelles pratiques de gouvernement, libérées des « diktats du FMI, de la Banque mondiale et de la Communauté européenne »21. Pour comprendre ce positionnement « anti-système » du Comité, il est nécessaire de prendre en considération à la fois les trajectoires de ses initia- teurs et sa position relative dans la compétition électorale22. La dénonciation des forces politiques établies est une constante dans l’activité syndicale et politique des responsables du Syndicat et ils l’ont déjà mobilisée régulière- ment, notamment pour légitimer la création d’un nouveau syndicat agricole puis celle d’un nouveau parti politique. Cette volonté de distance vis-à-vis des acteurs politiques dominants est partagée par les quelques groupements et individualités extérieurs au Syndicat qui participent à la constitution du Comité. Par ailleurs, le comité fait figure de nouvel « entrant », d’outsider, dans la compétition électorale. Or, comme le note Daniel Gaxie, les « entrants » tendent traditionnellement à s’opposer d’abord aux « tenants » et à l’ensemble des forces et agents établis pour pallier leur infériorité relative dans la com- pétition23. Cela est d’autant plus vrai pour le Comité que le principal capital de reconnaissance dont bénéficie le label Samoobrona, et sur lequel il entend capitaliser électoralement, est celui de la participation active du Syndicat aux mobilisations protestataires contre le gouvernement Suchocka. Néanmoins, il serait erroné de réduire l’offre politique développée par le Comité à sa seule dimension « anti-système ». Ses initiateurs cherchent également à élaborer une offre de représentation originale visant à élargir

20. « Samoobrona Wyborcza » (Autodéfense électorale), Gazeta Wyborcza, 8 juin 1993, p. 2 ; « Ze związku do parlamentu » (En ce qui concerne le Parlement), Rzeczpospolita, 29 juin 1993. 21. « Nie chcemy dużo: jakieś 60 bilionów » (Nous ne voulons pas beaucoup : quelque 60 milliards), Gazeta Wyborcza, 19 août 1993, p. 10. 22. Michel Offerlé, Les partis politiques, Paris, PUF, 2006 (1987), p. 94. 23. Daniel Gaxie, La démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 2003 (4e éd.), p. 20-21. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 139 28/02/13 16:52 140 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

leur base de soutiens potentiels au-delà de celle du Syndicat. S’ils ne cachent pas que les habitants des campagnes constituent le cœur de leur cible élec- torale24, ils refusent de se présenter comme un groupement paysan et de limiter leur offre de représentation à la seule paysannerie, même définie au sens large. Ils présentent au contraire le Comité comme un vaste mouvement « transprofessionnel » qui « ne rallie plus seulement des paysans, mais aussi

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po des organisations sociales et professionnelles regroupant des travailleurs, des chômeurs, des retraités, des personnes des milieux de l’éducation et de la culture, des travailleurs de la sphère budgétaire ou encore des écologistes »25. Dans les faits, le Comité ne dispose cependant que de relais extrêmement limités en dehors du secteur agricole. Dès lors, faute de pouvoir mobiliser concrètement le groupe de référence très large qu’ils prétendent incarner dans la compétition électorale, c’est essentiellement au niveau symbolique que ses membres doivent mener le travail de sa construction et de son homogénéisation. C’est une nouvelle fois dans la critique des orientations économiques des gouvernements postcommunistes et dans le corpus idéolo- gique du nationalisme qu’ils puisent les vecteurs d’unification des différentes catégories constitutives de ce groupe et de mise en cohérence de leurs intérêts. Les paysans, les chômeurs, les ouvriers ou encore les employés du secteur public et les retraités sont ainsi présentés dans les documents de campagne et lors des interventions publiques des représentants du Comité comme les victimes communes des politiques « antisociales » et « antipatriotiques » mises en œuvre par les gouvernements successifs depuis 1989. Ce groupe de « laissés-pour-compte », toujours objectivé de manière évasive, est défini en opposition à un groupe de « profiteurs de l’ancienne et de la nouvelle Nomenklatura »26, selon une dichotomie qui n’est pas sans rappeler la vision dyadique (« nous-la société » contre « eux-les gouvernants ») développée par le mouvement Solidarité au cours des années 1980.

Comment composer des listes de candidats ?

Le 10 août 1993, quelques minutes avant la fin du délai légal, A. Lepper dépose la liste des candidats du Comité auprès de la Commission électorale nationale. En dépit de l’invalidation de quatre de ses listes de circonscriptions, ce dernier parvient finalement à faire partie des quinze comités électoraux, sur trente-cinq au total, qui sont habilités à participer aux élections au niveau

24. « Samoobrona startuje do wyborów » (Autodéfense se présente aux élections), Chłopska droga, 20 juin 1993. 25. « Wybory Parlamentarne 1993. Materiały programowe » (Élections Parlementaires 1993. Les documents programmatiques), juin 2003, Archiwum partii politycznych, ZZR Samoobrona 1991-1996. 26. « Materiały wyborcze : Samoobrona-Leppera » (Documents programmatiques: Autodéfense de Lepper), dans Inka Słodkowska (dir.), Wybory 1993 - Partie i ich program (Les élections de 1993 – Les partis et leur programme), Varsovie, ISP-PAN, 2001, p. 452-454. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 140 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 141

national. Au total, ce sont 370 candidats qui se présentent sous l’étiquette Samoobrona-Leppera dans quarante-quatre des cinquante-deux circons- criptions. Les professions qu’ils déclarent distinguent assez nettement les listes Samoobrona-Leppera de celles de la plupart des autres comités. Le pourcentage des candidats déclarant une profession agricole (47,2 %) y est en effet bien plus élevé que la moyenne (15 %). Seuls les comités du PSL-PL27

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po (66,1 %) et du PSL (49,2 %), qui revendiquent quant à eux explicitement leur identité paysanne, affichent une représentation encore plus marquée de travailleurs du secteur agricole. De même, les candidats du Comité qui exercent une profession renvoyant aux catégories supérieures, c’est-à-dire témoignant de la possession d’un capital économique, culturel ou scolaire élevé, sont bien moins nombreux que ceux des autres listes (36,9 % contre une moyenne de 61 %)28. La mise en évidence de cette double spécificité invite à se pencher sur les modalités concrètes de sélection et de présentation de soi des candidats du Comité. De fait, la surreprésentation des travailleurs du secteur agricole et la sous-représentation des déclarants de professions « supérieures » sur les listes témoignent, d’une part, des stratégies de présentation de soi mises en œuvre par certains candidats, d’autre part, et, surtout, des fortes contraintes qui ont pesé sur les initiateurs du Comité dans leur travail de recrutement des candidats. Ainsi, l’examen des déclarations professionnelles des prétendants du Comité à un poste de parlementaire permet de noter chez certains d’entre eux une tendance à définir leur profession en des termes insistant sur leur apparte- nance à des groupes défavorisés socialement dans la Pologne du début des années 1990. Ces stratégies de présentation de soi subversives, car fondées sur la promotion de caractéristiques habituellement dévalorisées dans la compétition politique de la jeune Troisième République, ne sont toutefois réellement mobilisées que par un nombre réduit de candidats, pour l’essentiel issus de la direction nationale du Syndicat et ayant accumulé une certaine renommée, locale ou nationale, lors des manifestations des années 1992 et 1993. Comme dans la plupart des autres comités, les principales tendances dominant la composition des listes Samoobrona-Leppera sont celles d’une promotion de candidats pouvant se prévaloir de propriétés conformes aux règles traditionnelles de sélection du personnel politique, et d’une relégation

27. Polskie Stronnictwo Ludowe - Porozumienie Ludowe (Parti paysan polonais - Entente paysanne). Dirigé par l’ancien ministre de l’Agriculture Gabriel Janowski, le PSL-PL revendique le double héritage du mouvement agrarien de l’entre-deux-guerres et du mouvement d’opposition au régime communiste Solidarité rurale. 28. Par « professions supérieures », nous entendons celles qui témoignent d’un niveau d’études élevé (ingénieur, professeur ou médecin par exemple) ou sont porteuses d’un prestige social particulier et révèlent la possession d’un capital économique (homme d’affaires par exemple) ou culturel (acteur, écrivain) important. Toutes les statistiques mobilisées dans le cadre de cet article sont le produit de notre analyse des données de la Commission électorale nationale (PKW). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 141 28/02/13 16:52 142 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

des agents les plus défavorisés. Ainsi, parmi les quarante-quatre têtes de liste de circonscription, le pourcentage de déclarants d’une profession agricole est ramené à 40,9 % tandis que celui de déclarants d’une profession « supé- rieure » s’élève à 38,6 %. Parmi les vingt premiers de la liste nationale29, la promotion d’individus disposant de ressources habituellement valorisées dans la compétition électorale est encore plus notable. Seuls quatre d’entre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po eux, dont trois responsables nationaux du Syndicat, se présentent comme des travailleurs du secteur agricole (20 %), alors qu’ils sont onze à déclarer une profession supérieure (55 %). Surtout, on note que, dans leur majorité, les candidats de la liste nationale peuvent se prévaloir d’une expérience politique antérieure, parfois à un niveau national, disposent d’un capital économique conséquent ou encore sont des personnalités alors relativement connues en Pologne notamment du fait de leur passé militaire ou sportif. Ainsi, ce sont les contraintes pesant sur les initiateurs du Comité dans l’éla- boration des listes qui semblent avoir déterminé le plus la surreprésentation des travailleurs du secteur agricole et la sous-représentation des professions « supérieures ». Bien plus que d’une réelle tentative de promotion d’un personnel socialement défavorisé, ou du moins se présentant comme tel, ces listes témoignent avant tout des difficultés rencontrées par le Comité pour recruter des candidats dotés des propriétés sociales et des ressources per- sonnelles traditionnellement valorisées dans la compétition pour les postes politiques : diplôme, exercice d’une profession « prestigieuse », expérience politique antérieure ou encore célébrité. Marginalisés dans la dynamique des marchandages pré-électoraux, les initiateurs du Comité n’ont pu rallier qu’un nombre limité de ces individus. Les ayant promus dans leur grande majorité aux positions les plus visibles sur les listes, celles par ailleurs potentiellement éligibles, ils n’ont par la suite mobilisé les militants agricoles du Syndicat qu’en « appoint », afin de compléter les listes sur lesquelles ces derniers ont été alors relégués à des places marginales.

La mobilisation de soutiens

Selon la loi électorale de mai 1993, la campagne commence le jour de l’annonce officielle de l’organisation de nouvelles élections par le président de la République, soit dans le cas présent le 31 mai, et s’achève 24 heures avant la tenue du scrutin, soit le 18 septembre. Elle couvre donc aussi bien la collecte des signatures nécessaires aux comités pour leur enregistrement

29. Sur les 460 mandats de députés, 391 sont attribués sur la base des listes de circonscription et 69 sur la base des listes nationales. Pour les premiers, la distribution se fait à la proportionnelle (Méthode de Hondt) au niveau des 52 circonscriptions, sous réserve du respect des seuils fixés au niveau national (5 %). Pour les seconds, elle se fait également à la proportionnelle mais au niveau national. Leur accès est ainsi réservé aux comités étant parvenus à obtenir le statut de comité électoral national. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 142 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 143

auprès de la commission électorale nationale et le recrutement des candidats que la promotion de leur offre électorale par les comités présentant effec- tivement des listes. Cette dernière séquence est l’objet d’une codification spécifique qui vise à encadrer l’activité des groupements engagés dans la lutte électorale : par exemple, la définition des lieux où l’affichage électoral et la distribution du matériel de campagne sont prohibés, ou encore la précision

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po des modalités de diffusion des spots de campagne des différents comités. Le financement des activités des comités en lien avec la campagne est également l’objet d’un encadrement juridique. Si aucun plafond de dépense n’est fixé, la loi électorale proscrit formellement la mobilisation d’argent public et de capitaux provenant de l’étranger. Outre de la loi, la définition des pratiques légitimes et illégitimes dans le cadre de la campagne résulte, de manière moins formalisée et plus fluctuante, des interactions concurrentielles entre les différents acteurs engagés dans la compétition. En s’opposant sur la légi- timité de leurs offres politiques respectives, voire sur la légitimité de leur participation à la compétition, ceux-ci contribuent à préciser le domaine des pratiques « acceptables » dans la campagne. Les médias jouent un rôle décisif dans ce processus concurrentiel. Ils influent sur la sélection et la hiérarchi- sation des thématiques et des controverses30, mais aussi sur la légitimation ou l’illégitimation des modes de présentation de soi et de mobilisation de soutiens mis en œuvre par les candidats31. Le répertoire de mobilisation électorale des candidats du Comité est dominé par des techniques « conventionnelles » de promotion de leur offre politique. Il s’élargit toutefois dans les dernières semaines de la campagne à des pratiques en rupture avec les règles traditionnelles de la compétition électorale. La clarté de son offre de représentation et sa capacité de démarcation au sein de la compétition électorale s’en trouvent affectées d’autant.

Un répertoire de mobilisation électorale entre subversion et conformation

Nous l’avons vu précédemment, la portée subversive de l’offre électorale du Comité est à nuancer. En effet, la mobilisation d’un discours critique à l’égard des acteurs politiques établis ne s’y accompagne guère d’une remise en cause des fondements de l’ordre politique, notamment des procédures de sélection des gouvernants. Au contraire, les modalités de la formalisation de l’offre électorale du Comité témoignent d’un souci de conformation aux règles de

30. F. Sawicki, « Les questions de protection sociale dans la campagne présidentielle française de 1988. Contribution à l’étude de la formation de l’agenda électoral », Revue française de science politique, 41 (2), 1991, p. 171-196. 31. Sylvain Bourmeau, « La presse, les candidats, la campagne », communication au congrès de l’AFSP, Bordeaux, octobre 1988 ; Éric Darras, « L’illégitimité d’un intrus dans le jeu politique », Les dossiers de l’audiovisuel, 11/12 (106), 2002, p. 64-66. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 143 28/02/13 16:52 144 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

la compétition électorale. De même, la grande majorité des pratiques de ses membres dans le cadre de la campagne ne se distinguent pas formellement de celles des autres groupements de candidats. Loin de se comporter comme des « casseurs de jeu », les candidats étiquetés Samoobrona se conforment aux principales règles de la campagne32. À plusieurs reprises, A. Lepper, également président du Comité et tête de liste nationale, affirme même

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po explicitement son adhésion pleine et entière aux lois régissant la compétition électorale. Il annonce par ailleurs au début de l’été que le Syndicat et le Comité renoncent à organiser des manifestations protestataires d’ici la tenue des élections33. Adhérant à la vision dominante de l’élection comme un moment d’échange entre des candidats/producteurs et des citoyens/consommateurs, dont le principal enjeu serait pour les premiers d’emporter la conviction des seconds, les candidats du Comité mobilisent essentiellement des techniques « conventionnelles » de promotion de leur offre politique : un programme est formalisé, des tracts sont distribués, des affiches collées, des réunions publiques organisées. De plus, les dirigeants du Comité se prêtent de bon gré au jeu des débats contradictoires avec des représentants de comités nationaux concurrents, notamment à la télévision et à la radio. Cependant, à partir du mois d’août, alors que le Comité peine à se démarquer dans la campagne et que les premiers sondages lui sont peu favorables34, on observe des variations dans les techniques de mobilisation auxquelles ont recours ses membres. À côté des modalités « conventionnelles » de promotion de l’offre électorale, des pratiques plus inhabituelles sont mises en œuvre par les candidats. Ces pratiques, qui sont développées essentiellement dans l’arène judiciaire et dans celle des mobilisations contestataires, semblent témoigner d’une redéfinition de la stratégie de campagne du Comité qui tend à renouer avec les entreprises de subversion de l’ordre politique sur lesquelles la renommée du label Samoobrona s’est construite dans les mois qui ont précédé la dissolution du Parlement. Ce sont tout d’abord des tentatives de politisation des différents procès se déroulant au cours de l’été 1993 à l’encontre de militants du Syndicat pour des exactions commises lors des manifestations contre le gouvernement Suchocka. Profitant de l’attention médiatique dont bénéficient ces procès, certains accusés s’appliquent à transformer le prétoire en une véritable tribune

32. En cela, ils se distinguent d’autres outsiders qui joignent à leur dénonciation de l’ordre politique en place un souci d’innovation dans les manières de faire campagne. Pour une comparaison avec les listes Motivé-e-s des élections municipales françaises de 2001, voir Christine Guionnet, « “La politique autrement” à Rennes, entre récurrences et réinventions », dans J. Lagroye, P. Lehingue, F. Sawicki (dir.), Mobilisations électorales : le cas des élections municipales de 2001, op. cit., p. 117-143. 33. « Samoobrona Wyborcza » (Autodéfense électorale), art. cité, p. 2 ; « Samoobrona startuje do Wyborów » (Autodéfense se présente aux élections), art. cité. 34. Un sondage mené par l’institut CBOS à la mi-août 1993 crédite ainsi le Comité de tout juste 1 % des votes. « Lewą marsz » (Marche gauche), Gazeta Wyborcza, 21 août 1993, p. 2. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 144 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 145

politique35. Lui-même accusé, A. Lepper articule ainsi explicitement sa ligne de défense à l’offre électorale du Comité. Réitérant à la barre ses critiques à l’égard des équilibres politiques et économiques en vigueur depuis 1989, il s’efforce de légitimer le recours des manifestants du Syndicat à des pratiques violentes en les mettant en perspective avec ce qu’il qualifie de « trahison des intérêts polonais » et de « manipulation de la démocratie » par le gou- 36

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po vernement . Il dénonce l’incompétence et le cynisme des responsables poli- tiques en place et remet même implicitement en cause leur attachement aux valeurs démocratiques. Mobilisant l’analogie avec le mouvement Solidarité, il n’hésite pas à déclarer : « Lorsque le pouvoir ne respecte pas ses obligations, il n’existe plus de formes illégales de protestation. Aucune des actions menées par notre syndicat par le passé ne saurait dès lors être considérée comme un délit. (…) Ceux qui nous accusent aujourd’hui d’enfreindre la loi devraient le comprendre, puisqu’ils l’ont eux-mêmes brutalement enfreinte dans les années 1980 lors de leur combat contre les autorités »37. Ensuite, contrairement à ce à quoi s’était engagé A. Lepper, des candidats du Comité participent dans les dernières semaines de la campagne à des actions protestataires dans certaines circonscriptions. Majoritairement centrées sur la problématique du chômage, celles-ci sont souvent organisées en associa- tion avec des groupements locaux. C’est dans la petite ville de Praszka, dans la voïvodie de Częstochowa au Sud du pays, qu’ont lieu les premières et les plus spectaculaires de ces actions. Le 3 août, plusieurs dizaines de militants du Syndicat et du « Comité de protestation des chômeurs de Praszka » pénètrent dans le bureau du maire qu’ils accusent de rester inactif face à la hausse du chômage dans la commune. Après l’avoir obligé à signer une lettre de démission, ils le forcent à monter dans une brouette dans laquelle ils le promènent ensuite sur la place du marché. Très largement relayée dans les médias nationaux, cette action spectaculaire est suivie une semaine plus tard d’une nouvelle occupation de la mairie par une centaine de manifes- tants. Celle-ci dure près de dix jours et est une nouvelle fois l’objet d’une importante couverture médiatique38. Le lien entre la campagne électorale du Comité et ce réinvestissement de l’arène des mobilisations protestataires par des militants du Syndicat est explicite. Dans le cas de Praszka, les deux principaux organisateurs des actions contre l’administration municipale sont candidats sur les listes Samoobrona-Leppera. Lors de l’opération visant le

35. Pour un autre exemple de tentatives d’investissement de l’arène judiciaire comme espace de mobilisation politique, voir Emmanuel Brillet, « Scène judiciaire et mobilisation politique. Les actions en justice des représentants de la communauté Harkie », Pôle Sud, 1 (24), 2006, p. 45-58. 36. « Samoobrona oskarżona » (Autodéfense en accusation), Gazeta Wyborcza, 14 août 1993, p. 1. 37. « W obronie narodu » (À la défense de la nation), Gazeta Wyborcza, 14 août 1993, p. 3. 38. « Taczka z Praszki » (La brouette de Praszka), Gazeta Wyborcza, 4 août 1993, p. 1 ; « Praszka napiętą » (Praszka sous tension), Gazeta Wyborcza, 10 août 1993, p. 2 ; Janina Paradowska, « Czas Samoobrony » (Le moment de Samoobrona), Polityka, 21 août 1993. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 145 28/02/13 16:52 146 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

maire, plusieurs manifestants arborent d’ailleurs des pancartes et des affiches de campagne du Comité. Enfin, A. Lepper, qui se rend à plusieurs reprises dans la commune au cours du mois d’août, multiplie les références à la situation de Praszka dans ses interventions publiques et ne cache guère son souhait de l’ériger en symbole de « l’incompétence et de l’avidité des hommes politiques traditionnels »39.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po La participation de candidats du Comité à des activités en rupture avec les pratiques traditionnelles de campagne électorale permet au label Samoobrona de renouer à partir du mois d’août avec la forte visibilité médiatique qui était la sienne au moment des mobilisations contestataires contre le gouvernement Suchocka et qui lui faisait défaut depuis l’annonce de sa participation aux élections. Il convient cependant de ne pas exagérer la portée de l’inflexion apparente des modalités d’investissement du Comité dans la campagne. Jusqu’aux élections, les pratiques traditionnelles de mobilisation restent largement dominantes, les actions moins conventionnelles n’étant mises en œuvre que dans un nombre limité de circonscriptions. Il convient surtout d’en nuancer la dimension stra- tégique. Dans les faits, la direction du Comité semble n’avoir qu’un contrôle limité sur les activités de ses candidats dans la campagne, que ce soit lors de leurs interventions publiques ou de leurs participations à des actions de protestation. En d’autres termes, les dirigeants du Syndicat semblent peiner à imposer leur monopole sur la parole publique du Comité, à contraindre les candidats à respecter des thèmes et des pratiques définis au niveau national et, plus largement, à contrôler l’identité publique du groupement dans la compétition électorale.

Un contrôle imparfait de la dynamique de la campagne électorale

La première difficulté que rencontre le Comité dans le contrôle de sa cam- pagne et de son identité publique est liée au manque de cohésion interne du groupement. Nombre des candidats qu’il présente, et notamment plusieurs têtes de liste de circonscription, ne sont pas membres du Syndicat ou du Parti et ont connu des expériences politiques antérieures, parfois radicalement dif- férentes. Certains étaient membres de l’ancien parti communiste, d’autres ont été longtemps liés à des groupements de dissidence, notamment la branche agricole du mouvement Solidarité. Une fois les listes officialisées, le Syndicat n’a que très peu de moyens de pression sur ces candidats aux profils disparates, particulièrement dans les circonscriptions où il est faiblement ou pas implanté40.

39. « Taczka Samoobrona » (La brouette Autodéfense), Gazeta Wyborcza, 14 août 1993, p. 5. 40. Plus généralement, sur les rapports entre les directions nationales des partis et leurs candidats au niveau local, voir F. Sawicki, « La marge de manœuvre des candidats par rapport aux partis dans les campagnes électorales », Pouvoirs, 63, 1992, p. 6. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 146 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 147

Plusieurs d’entre eux, notamment ceux qui disposent de ressources sociales ou politiques qui leur sont propres, prennent d’ailleurs rapidement leurs distances à l’égard des consignes du Comité et se comportent comme des électrons libres, privilégiant leurs propres convictions ou intérêts par rapport à la ligne objectivée dans le programme électoral. Ainsi, les considérations antisémites à répétition de Stanisław Skalski, tête de liste dans la circonscription de Varsovie,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po semblent exprimer bien plus ses opinions personnelles que le positionnement du Comité41. La capacité de contrôle de la direction nationale du Comité sur les pratiques de mobilisation électorale mises en œuvre par ses candidats dans les circonscriptions semble par ailleurs s’amenuiser progressivement à mesure que la campagne avance et que les sondages créditant le Comité de moins des 5 % nécessaires à l’entrée au Parlement se multiplient. L’exemple des actions de protestation se déroulant à Praszka est particulièrement éloquent. Bien que figurant en deuxième position sur la liste du Comité, le président du comité local de protestation Antoni Arndt annonce le 19 août que les manifestants ont décidé de prendre leurs distances à l’égard du Syndicat et du Comité. Renonçant de manière unilatérale à sa candidature, il annonce son ralliement à Władysław Serafin, député sortant et candidat du PSL dans la circonscription. « L’action de protestation à Praszka a toujours été le fait du seul comité local des chô- meurs et pas de Samoobrona. (…) À l’heure actuelle, Monsieur Serafin dispose potentiellement de bien plus d’entrées au gouvernement que Samoobrona »42, déclare-t-il alors, infligeant un véritable camouflet à la direction nationale du Comité qui, depuis plusieurs jours, s’appliquait à faire de l’action de Praszka un élément central de sa campagne. La seconde difficulté est liée à la position dominée du Comité dans la compé- tition électorale. Loin de s’estomper, sa marginalité, due aussi bien à son statut d’outsider qu’à son image de formation radicale, tend en effet à s’accentuer au cours de la campagne. Tout d’abord, parce que la perspective d’une victoire des anciens communistes du SLD s’impose rapidement comme l’issue la plus probable du scrutin. Cette représentation, largement véhiculée par les médias, contribue à orienter l’activité tactique des principaux groupements engagés dans la campagne43. Elle tend à organiser la compétition autour d’un axe opposant les formations héritières du régime communiste (SLD et PSL), présentés comme les principaux « prétendants », à celles revendiquant de manière différenciée leur filiation avec le mouvement Solidarité, qu’elles soient « sortantes » ou elles-mêmes prétendantes. Dans ce contexte, les

41. « Dowody tolerancji » (Les preuves de la tolérance), Gazeta Wyborcza, 13 août 1993, p. 2 ; Entretien avec Andrzej Lepper, Varsovie, 25 juin 2008. 42. « Moralne prawo do taczki » (Le droit moral à la brouette), Gazeta Wyborcza, 20 août 1993, p. 4. 43. P. Lehingue, « Mais qui a gagné ? Les mécanismes de production des verdicts électoraux (le cas des scrutins municipaux) », dans J. Lagroye, P. Lehingue, F. Sawicki, (dir.), Mobilisations électorales : le cas des élections municipales de 2001, op. cit., p. 323. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 147 28/02/13 16:52 148 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

offres électorales construites sur une négation de cette opposition, comme celle du Comité qui prétend renvoyer dos-à-dos l’« ancienne et la nouvelle Nomenklatura », peinent à se faire entendre et leurs porteurs sont relégués au statut de concurrents secondaires, voire farfelus. Ensuite, parce que, à partir du mois d’août et de l’élargissement de son répertoire de mobilisation à des pratiques en rupture avec les modalités traditionnelles de campagne,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po les procès en illégitimité à l’encontre du Comité tendent à s’intensifier. Les autres protagonistes de la compétition électorale dénoncent ainsi avec une vigueur croissante l’incohérence, la démagogie, voire la dangerosité de l’offre électorale du Comité, qu’il s’agisse de son programme à proprement parler ou des personnalités présentes sur ses listes. Les attaques sont parti- culièrement vives de la part des formations qui se perçoivent comme étant en concurrence directe avec lui pour un segment de l’électorat, c’est-à-dire principalement les protagonistes du champ de représentation de la paysannerie et les nombreux comités revendiquant une identité nationaliste. De même, les principaux médias polonais, notamment la presse écrite, véhiculent une image du Comité qui est en décalage avec celle que ses dirigeants s’efforcent de promouvoir. Outre le fait qu’ils se focalisent sur ses pratiques de campagne les moins légitimes, les journalistes politiques des principaux quotidiens et hebdomadaires nationaux n’hésitent pas, quelle que soit leur orientation politique, à dénigrer ouvertement son offre électorale. L’incompétence de ses candidats et la vacuité de son programme économique sont les arguments les plus couramment mobilisés pour remettre en cause la prétention du Comité à l’obtention de postes de pouvoir politique. En dépit des protesta- tions de A. Lepper, qui dénonce régulièrement la partialité des médias dans la campagne, le Comité est ainsi relégué par la plupart des journalistes au rang de participant illégitime, au même titre que le Partia « X »44 auquel il est d’ailleurs souvent assimilé. Tous deux sont en effet accusés de chercher à instrumentaliser le mécontentement de certaines franges de la population à l’égard des réformes socioéconomiques, voire leur nostalgie de la période communiste, pour assouvir leurs ambitions politiques.

La gestion du « verdict des urnes »

Les derniers jours de la campagne électorale sont l’objet d’une codification spécifique dans la loi électorale de mai 1993. Quinze jours avant le scrutin, des clips de campagne d’une durée égale pour tous les comités nationaux sont diffusés sur les chaînes de la télévision et de la radio publiques. Douze jours avant, la publication des sondages est interdite. Enfin, la veille, la campagne

44. Le Partia « X » a été créé par Stanisław Tymiński à la suite de sa participation au second tour de l’élection présidentielle de 1990. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 148 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 149

est officiellement terminée, et toutes les activités de promotion d’une offre électorale sont prohibées jusqu’à la fermeture des bureaux de vote. Ces dif- férentes règles contribuent à dramatiser l’approche du jour de l’élection et à véhiculer une représentation du vote comme choix raisonné des citoyens parmi les différentes offres électorales, la loi garantissant aux électeurs la possibilité et le temps de prendre connaissance de celles-ci et de les évaluer. Dans cette

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po optique, les résultats des élections sont appréhendés comme l’objectivation des préférences politiques des citoyens, et les performances des différents comités perçues comme étant la traduction de leur capacité à convaincre les électeurs de la pertinence de leur programme. Dès lors, la distinction entre vainqueurs et perdants résulte d’une opération arithmétique d’addition puis de comparaison du nombre de voix obtenues par chacun d’eux45. Le dimanche 18 septembre 1993, près de quatorze millions de Polonais, soit 52 % des inscrits, se rendent aux urnes pour désigner leurs parlementaires. Les résultats officiels proclamés quelques jours plus tard par la Commission électorale nationale confirment largement les prévisions des commentateurs, ainsi que les premières estimations sorties des urnes. Alors que les deux for- mations « héritières » du régime communiste, le SLD et le PSL, arrivent en tête avec respectivement 20,4 % et 15,4 % des voix, seuls huit comités sur trente-cinq obtiennent une représentation parlementaire. Ce n’est pas le cas du Comité qui ne se place qu’en 12e position avec 2,78 % des votes (383 967 voix), loin du quorum de 5 % nécessaire à l’obtention de mandats. Dès les premières estimations, les commentateurs les plus influents de la vie politique polonaise s’entendent pour présenter le Comité comme l’un des principaux perdants du scrutin. Dans son éditorial du 20 septembre, Adam Michnik, le rédacteur en chef du principal quotidien national Gazeta Wyborcza écrit ainsi : « Samoobrona, le Partia “X” et le KdlR de [l’ancien Premier ministre] Jan Olszewski ont connu une déroute totale. (…) Les partis ayant mobilisé la nostalgie du communisme [le Partia « X » et Samoobrona] ont échoué »46. Il est vrai que les résultats obtenus par le Comité sont loin d’atteindre les objectifs affichés au cours des mois précédents par ses dirigeants. Se revendi- quant d’un vaste mouvement de la société, A. Lepper n’hésitait pas à prédire un raz-de-marée électoral en faveur de son Comité. Au mois de juillet, il confessait plus modestement qu’il espérait obtenir un score de 7 % et une quinzaine d’élus47. L’annonce sans appel de la « déroute » du Comité n’était cependant pas la seule interprétation possible au moment des résultats et plusieurs éléments auraient pu permettre de la nuancer. En dépit de son

45. P. Lehingue, « Mais qui a gagné ? Les mécanismes de production des verdicts électoraux (le cas des scrutins municipaux) », cité. 46. Adam Michnik, « Dołem nasi » (Notre fond à nous), Gazeta Wyborcza, 20 septembre 1993, éditorial, p. 1. 47. « Dziś oskarżony, jutro poseł ? » (Aujourd’hui accusé, demain député ?), Gazeta Wyborcza, 22 juillet 1993, p. 3. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 149 28/02/13 16:52 150 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

statut de nouvel entrant dans la compétition électorale, le Comité est par- venu à réunir dans plusieurs circonscriptions plus de voix que des formations occupant une position plus centrale dans le champ politique et a priori mieux dotées en capitaux politiques valorisés dans la compétition politique. Bien que n’ayant pas présenté de listes dans toutes les circonscriptions, il en devance même certaines au niveau national, en l’occurrence le KdlR48 et le PSL-PL.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po De plus, cet « échec » du Comité aurait été tout relatif si la loi électorale de 1991 avait toujours été en vigueur : en réunissant près de 400 000 électeurs, celui-ci aurait alors été en mesure d’obtenir une dizaine de mandats. Dans un premier temps, les membres du Comité invités à s’exprimer sur son score, notamment son président A. Lepper, s’attachent à en nuancer l’échec. Si certains vont jusqu’à évoquer la possibilité de fraudes, la plupart se conten- tent de dénoncer la partialité des médias avant les élections, de souligner le manque de moyens dont disposait le Comité pour faire campagne ou encore d’insister sur le fait que le nombre de voix qu’il a réunies témoigne d’une progression supérieure à celle de la plupart des autres listes49. Rapidement, néanmoins, l’interprétation en termes de déroute des résultats du Comité s’impose parmi les différents protagonistes de la compétition électorale, y compris certains membres du Comité. Dans les semaines qui suivent le scrutin, plusieurs candidats et responsables du Syndicat y adhèrent publiquement et certains s’engagent même dans des entreprises de contestation de l’autorité de A. Lepper50. Loin de se dissiper, ces tensions s’exacerbent au fil des mois et contribuent à fragiliser profondément le Syndicat. Miné de l’intérieur par plusieurs scissions et une véritable hémorragie de militants, le syndicat agricole commence dès les premiers mois de l’année 1994 à dis- paraître progressivement de l’actualité.

Cette étude des modalités de l’investissement de la compétition électorale par les responsables du Syndicat à l’occasion des élections législatives de septembre 1993 permet de mettre en évidence les logiques erratiques et antagoniques qui ont orienté leur travail de mise en forme et de promotion d’une offre de représentation politique des intérêts sociaux. D’un côté, les responsables du syndicat agricole, nouveaux venus, largement

48. Koalicja dla Rzeczypospolitej (Coalition pour la République). 49. « Gdy INFAS ogłaszał wyniki » (Lorsque l’INFAS donnait les résultats), Gazeta Wyborcza, 20 septembre 1993, p. 2 ; « Co mówiły sondaże » (Ce que disaient les sondages), ibid.. 50. La principale remise en cause de l’autorité de A. Lepper après les élections est le fait de Janusz Bryczkowski, cofondateur et vice-président du Parti qui figurait en deuxième position sur la liste nationale du Comité. Ne cachant guère sa colère lors de l’annonce des résultats, il fait ouvertement porter à A. Lepper l’entière responsabilité de « l’échec » et cherche à se positionner comme une alternative au président en place. Bien qu’exclu du Parti et du Syndicat à la fin de l’année 1993, J. Bryczkowski continue pendant plusieurs mois à revendiquer l’usage du label Samoobrona et à multiplier les attaques à l’encontre de A. Lepper, moquant notamment son manque de sens tactique et son inconstance politique. « Trzecie wcielenie Bryczkowskiego Janusza » (La troisième incarnation de Bryczkowski Janusz), Gazeta Wyborcza, 10 janvier 1994, p. 5. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 150 28/02/13 16:52 Des difficultés d’entrer en politique dans la Pologne postcommuniste — 151

dépourvus en ressources individuelles et collectives apparaissant comme les plus valorisées dans le champ politique polonais du début des années 1990, s’efforcent de légitimer leur « entrée en politique » en affichant leur opposition à l’ensemble des acteurs établis ainsi qu’aux principes qui tendent alors à réguler les jeux politiques. Dénonçant les « sortants » et les équi- libres politiques et économiques en vigueur depuis 1989, ils s’efforcent de

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po réinvestir la symbolique du mouvement d’opposition Solidarité pour se faire reconnaître comme les représentants des plus « démunis » et les porte-parole d’une société unie dans sa lutte contre un État illégitime. De l’autre, les activités des responsables du Comité témoignent d’une tentative de conformation de leur offre politique aux principes s’étant imposés comme dominants dans le champ politique polonais depuis 1989. Leur investissement de l’arène électorale atteste en lui-même leur reconnaissance de la légitimité de l’élection comme mode d’attribution des postes de pouvoir politique. De même, les modalités de sélection des candidats et de promotion de l’offre de représentation mises en œuvre dans la perspective des élections montrent un souci d’adaptation aux règles juridiques et symboliques régissant la com- pétition électorale. S’il offre la possibilité aux responsables du mouvement Samoobrona de tenter de se distinguer dans la compétition politique sans pour autant remettre en cause leur droit à y participer, ce « double jeu » entre subversion et confor- mation, démarcation et adaptation51, nuit à leur capacité à promouvoir leur représentativité et à transformer leur groupement en une entreprise politique pérenne. Tandis que leur dénonciation récurrente des acteurs politiques établis s’accompagne de leur stigmatisation en tant qu’acteurs infréquentables, leur acceptation des normes de la démocratie représentative qui se sont imposées depuis le changement de régime affecte leur faculté à valoriser leur nouveauté et à redéfinir en leur faveur des rapports de représentation pourtant encore relativement labiles avant les élections. Par ailleurs, la profonde redéfini- tion du système d’action du mouvement Samoobrona qui accompagne sa conformation aux règles de la compétition électorale postcommuniste gêne considérablement son institutionnalisation en brouillant l’identité collective du groupement et en réduisant les rétributions à l’engagement militant52. Les activités électorales prennent en effet progressivement le pas sur les activités syndicales et les militants du Syndicat ont tendance à être marginalisés au profit de responsables politiques extérieurs, dotés de propriétés jugées plus en

51. Alexandre Dézé, « Between Adaptation, Differentiation and Distinction: Extreme Right-Wing Parties within Democratic Political Systems », dans Roger Eatwell, Cas Mudde (eds), Western Democracies and the New Extreme Right Challenge, Londres, Routledge, 2004, p. 19-40. 52. C. Guionnet, « Marginalité en politique et processus d’institutionnalisation. Les mouvements Motivé-e-s et citoyens (2001-2003) », dans Christine Guionnet, Lionel Arnaud, Les frontières du politique. Enquête sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 263-291. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 151 28/02/13 16:52 152 — Critique internationale n°58 – janvier-mars 2013

conformité avec les principes dominants de sélection du personnel politique. Objectivant un décalage sensible entre la représentativité revendiquée et la base de soutien effective, les résultats des élections de 1993 provoquent une « crise » du Syndicat qui donnait jusque-là l’impression de connaître une « montée en puissance » régulière. Sanctionnant l’incapacité de ses représen- tants à se faire reconnaître comme des participants légitimes à la compétition

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po pour la représentation politique des intérêts sociaux et, a fortiori, comme des prétendants sérieux à l’occupation de postes de pouvoir, les élections de 1993 semblent marquer la fin de l’aventure Samoobrona. Marginalisés pendant plusieurs années, ses responsables doivent attendre la toute fin des années 1990 et la résurgence des mobilisations protestataires agricoles pour apparaître à nouveau comme des acteurs avec lesquels il faut compter dans le champ de représentation de la paysannerie et, plus largement, le champ politique central53.

Cédric Pellen est chargé de recherche FRS-FNRS au CEVIPOL (Université libre de Bruxelles) et chercheur associé au Centre Emile Durkheim (CNRS - Université de Bordeaux). Il a été post-doctorant au Centre d’excellence sur l’Union européenne de Montréal (UdeM & McGill). À travers l’analyse du mouvement Samoobrona, ses recherches doctorales ont porté sur la structuration et la codification du champ politique polonais dans le « postcommunisme ». Ses recherches actuelles portent principale- ment sur les effets des « élargissements » orientaux de l’Union européenne sur la définition d’un champ politique européen. Il a publié, entre autres, « Jeux avec les formes organisationnelles et définition des règles politiques : l’exemple de Samoo- brona dans la Pologne postcommuniste », dans Stéphanie Dechezelles, Simon Luck (dir.), Voix de la rue ou voie des urnes ? Mouvements sociaux et partis politiques (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 131-146), et avec Jérôme Heurtaux « Pologne. La Table ronde, un meuble politiquement encombrant », dans Jérôme Heurtaux, Cédric Pellen (dir.), 1989 à l’Est de l’Europe : une mémoire controversée (La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2009, p. 23-56). [email protected]

53. Sur la « résurgence » du mouvement Samoobrona dans la dynamique de la vague de manifestations agricoles de la fin des années 1990, voir C. Pellen, « Les manifestations paysannes polonaises de 1998-1999. Politisation, médiatisation et personnalisation d’une mobilisation contestataire », Politix, 22 (86), 2009, p. 167-188. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université libre de Bruxelles 164.15.69.100 10/02/2014 16h10. © Presses Sciences Po

CIn°58.indb 152 28/02/13 16:52