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MIHAI DE BRANCOVAN

LES CONCERTS

Régine Crespin chante Wagner. — Récitals de Gundula Janowitz et d'.

J'ai naturellement tendance à me méfier de ce que l'on appelle, à Paris, le « concert Wagner », vocable alléchant sous lequel se cache, le plus souvent, une sorte de fourre-tout où l'on retrouve, pêle-mêle, les fragments symphoniques les plus célèbres, voire les plus rabâchés, des œuvres du maître de Bayreuth, véritable pot-pourri périodiquement offert en pâture au public du dimanche après-midi, lequel ne rêve que d'achever sa diges• tion bercé par les Murmures de la forêt ou bouleversé par les émotions plus fortes de la Marche funèbre. Cela dit, rassurez-vous, car c'est d'un « concert Wagner » d'un tout autre genre que je vais vous entretenir : loin d'être fait de bric et de broc, son programme ne comprenait que des pages totalement indépendantes de leur contexte ou pouvant en être isolées sans dommage, l'une d'entre elles étant toute la seconde moitié du premier acte de la Walküre, donc bien plus qu'un simple extrait. Et puis, il y avait la présence de deux solistes dont Régine Crespin, que l'on n'entend plus que trop rarement à Paris ces temps-ci. N'allez pas croire pour autant que ce concert ait été d'un bout à l'autre un modèle de perfection ; tant s'en faut. La première partie a même été franchement décevante : l'Orchestre philharmonique des pays de la Loire dirigé par Pierre Dervaux nous a donné, pour commencer, une exécution bruyante de l'ouverture du Fliegende Holländer : défavorisées par la modestie de leur nombre, les cordes étaient presque inaudibles, tandis que les cuivres, enivrés de leur puissance, s'en donnaient à cœur joie, allant même jusqu'à faire entendre plusieurs « couacs ». Vint ensuite le Récit du Graal, chanté d'une voix épaisse et monotone par Kart-Walter Böhm. Ce jeune ténor allemand (il a trente-cinq ans) n'a pas l'air d'avoir beaucoup profité de son récent passage à Salzbourg, où il a eu la chance d'incarner sous la direction de Karajan. Son interprétation manque terriblement de mystère, est bien trop terre à terre pour pouvoir suggérer l'univers surnaturel auquel appartient le fils de . Techni- LES CONCERTS 715 quement, il semble être incapable d'alléger sa voix dans le registre aigu, ce qui signifie que toutes les notes qui ont le malheur de se trouver au-dessus d'une certaine hauteur sont criées. Bref, au propre comme au figuré, il chante au garde-à-vous. Mais la plus grande déception de cette première partie, c'est Régine Crespin qui devait nous la procurer, avec le Liebestod de Tristan ; déception d'autant plus cruelle que j'ai longtemps pensé que son timbre si chaleureux ferait d'elle une excellente Isolde. Or elle en est encore loin, du moins pour l'instant. Les premières notes étaient superbes, et permettaient de beaucoup espérer ; mais au bout de quelques mesures seulement on était gêné par des respirations intempestives, par des atta• ques brutales, par des notes à la limite de la justesse et du cri. En particu• lier, est-il concevable de conclure cette page sublime par un fortissimo, alors que les deux dernières paroles — höchste Lust — sont comme un pont entre ce ce monde-ci et l'au-delà, et devraient être chantées con un fil di voce ? Si Régine Crespin n'est hélas ! pas l'Isolde que l'on était en droit d'at• tendre d'elle, elle est en revanche une merveilleuse Sieglinde. Elle l'a d'ail• leurs toujours été, et l'on pouvait encore naguère l'admirer dans ce rôle sur la scène de l'Opéra de Paris. Aussi avons-nous pris un immense plaisir à la voir revivre son personnage aussi intensément que lors d'une vraie représentation ; et quelle joie de retrouver, vocalement, une Régine Cres• pin parfaitement à l'aise, plus en forme que jamais ! Comme on pouvait s'y attendre, Karl-Walter Böhm était malheureusement un Siegmund assez lourdaud et sans imagination. C'est un ténor solide et honnête, mais la poésie n'est décidément pas son fort ! Malgré cela, cette scène finale du premier acte de la Walküre était des plus agréables à écouter. Auparavant, l'orchestre de Pierre Dervaux nous avait donné une superbe interprétation du prélude de Lohengrin, ce qui est d'autant plus remarquable que les cordes de cette formation sont, je l'ai déjà dit, assez peu nombreuses ; mais elles sont de qualité, et c'est cela qui compte en définitive. On le voit, la seconde partie de ce concert n'était guère semblable à la première : d'un côté rien que des déceptions, de l'autre des satisfactions on ne peut plus réelles.

Un récital de Gundula Janowitz est toujours un enchantement pour l'oreille, puisqu'il est bien connu qu'elle possède l'une des voix les plus belles et les plus pures d'aujourd'hui. Celui dont je vais vous parler main• tenant fut aussi une joie pour l'esprit, et ce grâce à un programme qui, tournant résolument le dos à la facilité, ne comportait que des lieder presque inconnus de Liszt et de Schubert. A vrai dire, la quasi-totalité des lieder de Liszt sont inconnus, pour la simple raison qu'on ne les chante jamais. Sait-on que, tout comme Schubert, l'auteur des Rhapsodies hongroises a mis en musique le poème de Goethe Über allen Gipfeln ist Ruh"} Ou qu'il existe un , O lieb, so lang du lieben kannst, qui n'est 716 LES CONCERTS autre qu'une version vocale du célèbre Liebestraum no. 3 ? Et connaît-on la merveilleuse mélodie qu'inspira à Liszt le poème de Heine DieLorelei ? Le cas de Schubert est évidemment fort différent : sur les quelque six cents lieder qu'il a écrits, tout un chacun en connaît plusieurs centaines... Il en restera néanmoins toujours d'autres à découvrir : je parie, par exem• ple, que la majeure partie du public entendait pour la première fois la longue montée expressive de Schwestergruss, le doux rythme de berceuse de Der Fluss, ou l'extraordinaire Einsamkeit qui, composé sur un poème assez incroyable de Johann Mayrhofer, ne dure pas moins de vingt minu• tes ! Ce doit être là un record absolu, si l'on excepte Der Abschied, la dernière partie de Das Lied von der Erde ! Comment caractériser l'art de Gundula Janowitz ? Nietzsche dirait sans doute de lui qu'il est essentiellement apollinien et que ce qui lui manque, c'est le souffle dionysiaque : on admire constamment une beauté d'une perfection irréprochable, mais l'on n'est que très rarement ému. Il y a, entre l'artiste et son public, comme une «distanciation». C'est précisément l'absence d'une telle « distanciation » qui fait tout le prix d'un récital d'Elisabeth Schwarzkopf. Celui qu'elle a donné dans l'amphithéâtre de la Faculté de droit, où régne toujours une atmosphère chaleureuse et réceptive, nous l'a ramenée telle que nous la connaissons et l'aimons depuis toujours. Le temps passe, mais sans avoir le moindre pouvoir sur cette grande dame du chant qui, telle une déesse, continue à être identique à elle-même, comme si elle était hors de sa portée. Loin de donner le moindre signe de fatigue ou de ménager sa voix, elle commence son programme par l'un des lieder les plus difficiles qui soient, et qu'elle chante comme personne : Kennst du das Land, de Hugo Wolf. On s'émer• veille ensuite, dans les Trois Chansons d'Ophélie de , de la facilité avec laquelle elle peut changer instantanément d'expression, oscil• lant sans cesse entre la tristesse et la gaieté, aussi instable que l'humeur de la jeune fille dont la raison s'est égarée. Les œuvres dont j'ai parlé jusqu'à présent illustraient les deux premiers thèmes qu'Elisabeth Schwarzkopf avait retenus pour son récital : Nostalgie et Shakespeare et le lied ; quatre autres thèmes leur succédèrent nous permettant d'entendre de nombreux autres lieder de compositeurs aussi variés que Schumann (merveilleux Der Nussbaum), Schubert (An Silvia), Liszt (saisissant Die drei Zigeuner, sur un poème de Lenau), Loewe (Kleine Haushalt, chanté avec un humour irrésistible), Mahler (Des Antonius von Padua Fisch Predigt) ou Debussy (ravissante Mandoline, d'après Verlaine). La soirée s'acheva comme elle avait commencé, en compagnie de Hugo Wolf, représenté cette fois-ci par l'une de ses mélodies les plus spirituelles : Ich hab'in Penna, que Schwarz• kopf a aussitôt bissée, afin de permettre à son excellent et fidèle accompa• gnateur, Geoffrey Parson, de faire entendre juqu'au bout une coda particu• lièrement brillante, qui avait été littéralement noyée dans un tonnerre d'ap• plaudissements lors de la première audition. C'est dans un lied comme LES CONCERTS 717 celui-ci que se manifeste de façon éclatante le talent de comédienne de Schwarzkopf : elle ne se contente pas d'interpréter musicalement un lied, elle le joue, elle le mime, elle est le personnage de l'histoire, et le public est enchanté d'être son complice. Il faut l'écouter, certes, mais il faut aussi la regarder chanter, de peur de perdre la moue, le sourire, le clin d'oeil qui, accompagnant telle parole ou telle note, l'éclairent d'un jour particulier et, à ce titre, font pleinement partie de l'interprétation. On a déjà dit mille fois qu'Elisabeth Schwarzkopf réunissait en une seule personne l'intelligence, le charme, la beauté, la musicalité. On ne le dira jamais assez, car il s'agit bien là d'un cas unique. A ce degré de perfection, ce qui est étudié jusque dans le moindre détail semble sponta• né, le naturel est réinventé, la réalité est sublimée, l'art cache l'art. Et, ce qui est certain, c'est que le sien est à la fois apollinien et dionysiaque ; c'est sans doute pourquoi il est si grand.

MIHAI DE BRANCOVAN

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