Le “ local ” dans l’histoire du cinéma François Amy de la Bretèque

To cite this version:

François Amy de la Bretèque. Le “ local ” dans l’histoire du cinéma : Actes du colloque de l’axe Arts du spectacle du Centre d’études du Vingtième Siècle de l’Université Paul-Valéry. Presses universitaires de la Méditerranée, 230 p., 2007, 978-2-84269-820-1. ￿hal-03050743￿

HAL Id: hal-03050743 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03050743 Submitted on 18 Mar 2021

HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 1 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 1) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 2 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 2) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 3 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 3) ŇsĹuĹrĞ 230

Le « local » dans l’histoire du cinéma

Actes du colloque de l’axe Arts du spectacle du Centre d’études du Vingtième Siècle de l’Université Paul-Valéry

Montpellier, - décembre 

Publié sous la direction de François Amy de la Bretèque PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 4 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 4) ŇsĹuĹrĞ 230

Image de couverture : Vendémiaire de Louis Feuillade (). Tous droits réservés Institut Jean Vigo. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 5 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 5) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local, nouvel outil méthodologique ? PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 6 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 6) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 7 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 7) ŇsĹuĹrĞ 230

Introduction De l’opérativité du concept de « local » dans le cinéma

François Amy de la Bretèque (Université Paul-Valéry, Montpellier )

La notion de « local » occupe dans les questions de cinéma une place sans doute encore plus marginale qu’ailleurs. C’est pourquoi nous avons cru bon de lui consacrer un colloque. Cet accent particulier ne doit pas empêcher de souligner avant toute chose qu’elle ne saurait épuiser le champ de la réflexion sur la création et que sa place demeure problématique. La chose se complique encore quand il s’agit de cinéma. Un film est une œuvre collective, forcément « délocalisée » en raison des structures lourdes que suppose sa production, il est destiné à un marché étendu qui excède très largement la communauté restreinte à laquelle nous pensons spontanément quand nous parlons de « public local », et si le tournage suppose toujours qu’il s’est inséré dans un espace précis, il n’est pas sûr que cet ancrage joue un rôle structurel dans la plupart des œuvres produites — dans le secteur commercial tout au moins.

Changement d’échelle

Ce sont les historiens qui nous serviront de premiers guides pour juger de l’opérativité d’une démarche qui choisirait, comme nous le pro- posons, de se placer au niveau local. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 8 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 8) ŇsĹuĹrĞ 230

 François Amy de la Bretèque

Jacques Revel a recouru à cette métaphore géographique et optique dans le titre même de l’ouvrage qu’il a dirigé en  : Jeux d’échelles, la micro-analyse à l’expérience . Son introduction insiste sur l’idée que changer d’échelle induit une mutation qualitative de l’objet que l’on examine. Pour le faire comprendre, il recourt précisément à un exemple filmique célèbre :

En  M. A. Antonioni a raconté dans Blow Up l’histoire inspirée d’une nouvelle de Julio Cortazar d’un photographe londonien qui se trouve par hasard fixer sur la pellicule une scène dont il est témoin. Elle lui est incompréhensible, les détails n’en sont pas cohérents. Intrigué, il agran- dit ses images... jusqu’à ce qu’un détail invisible le mette sur la piste d’une autre lecture de l’ensemble. La variation d’échelle lui a permis de passer d’une histoire dans une autre (et pourquoi pas dans plusieurs autres). C’est la leçon que nous suggère la micro-histoire .

L’historien tenait visiblement à cette métaphore filmique puisqu’il la reprend en  dans le passionnant entretien avec Antoine De Baecque et Christian Delage dans un paragraphe intitulé « que faire du détail ? »:

Le jeu sur les images et leur échelle de représentation vient mettre en cause l’ordre le plus plausible... Au lieu d’enregistrer le monde tel qu’il est, l’image fait apparaître un désordre. C’est un détail qui ne s’accorde pas à l’ensemble et qui dissone... ce décentrement est essentiel car il rend insuffisante l’intrigue acceptée au départ .

Le changement d’échelle représente un saut épistémologique qui oblige donc d’abord à voir, à petite échelle, des choses qu’on ne verrait pas à grande échelle  ; et qui, en conséquence, amène à écrire autre- ment sur ce que l’on a vu. Revel emploie le terme (ambigu dans la langue commune) de détail. C’est en s’accrochant à lui, dit-il, que se produit ce changement d’état de l’écriture historique. J’ajouterais : celui aussi de l’analyse textuelle et filmique. L’association des deux concepts de détail et de local s’im-

. Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles, la micro-analyse à l’expérience, Paris, Seuil/ Gallimard, coll. « Hautes Études », . . Ibid. p. . C’est moi qui souligne. . Antoine de Baecque et Christian Delage (dir.), De l’histoire au cinéma, Paris, Édi- tions Complexes, I.H.T.P./C.N.R.S., , p. . . Pour justifier ma terminologie, je rappelle que pour les géographes dans la « petite échelle » le détail est relativement grand (par exemple sur une carte au / ) et dans la « grande échelle » le détail est petit (une carte au / ). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 9 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 9) ŇsĹuĹrĞ 230

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

pose donc sur le plan problématique et nous permettra de conjuguer approches de type historique et approches de type esthétique. Nous y viendrons plus loin.

Centre et périphérie

Le détail, dit encore Revel, se situe dans une position décentrée par rapport à l’ensemble que l’on étudiait. Il oblige par conséquent à un décentrement de l’analyste lui-même. Centre/périphérie, voilà un couple de notions qui nous permettra de préciser ce que nous entendons par local. Le local, c’est précisément ce qui se trouve dans une position périphérique par rapport à un centre. Cela est particulièrement visible en France, pays où tous les lieux de décision sont concentrés à Paris, en matière de cinéma tout spéciale- ment. On l’a beaucoup dit aussi pour ce qui concerne les représenta- tions : le cinéma français serait avant tout parisien dans ses sujets, ses thèmes, ses paysages — mais cela n’est pas aussi généralisé qu’on le prétend. Enfin, la critique et l’histoire ont presque toujours été écrites depuis ce point central. Nous nous sommes beaucoup appuyé sur le cas français dans ce col- loque, mais nous avons voulu confronter celui-ci avec d’autres cinéma- tographies. Y a-t-il un espace possible pour le local dans une industrie aussi concentrée et aussi internationalisée que le cinéma américain ? Allons plus loin : aujourd’hui, la question qui se pose est de savoir si le seul centre ne serait pas désormais la production américaine, qui a relégué toutes les autres cinématographies dans une position périphé- rique.

Microhistoire

C’est donc d’abord l’écriture de l’histoire qui est interpellée par la notion de local, et nous devons regarder de nouveau du côté des his- toriens qui ont inventé et pratiqué ce qu’ils ont appelé la microhistoire pour nous poser la question de son application possible au cinéma. Michèle Lagny revient ici sur la généalogie de la microstoria. Conten- tons-nous pour l’heure de la situer par rapport à l’évolution propre à l’histoire du septième art. La plupart des historiographes s’accordent sur un diagnostic fait depuis la fin des années , celle de la fin des « grands récits ». Dans le PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 10 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 10) ŇsĹuĹrĞ 230

 François Amy de la Bretèque

champ de l’histoire des sociétés, que je n’évoque ici que pour mémoire, ce tournant correspond à l’usure du modèle historiographique issu de l’Ecole des Annales avec sa priorité accordée au destin collectif sur celui des individus, la préférence pour la longue durée, les évolutions lentes et massives, etc. ... Depuis la même date à peu près (en France, la mort de Mitry), le même constat s’impose dans l’histoire du cinéma. Usure et caducité du modèle de l’Histoire générale, d’abord, pour un faisceau de raisons qui ont conduit à l’éclatement de l’histoire en champs problématiques distincts . Mais le « grand récit », c’était aussi le modèle de l’histoire du cinéma par nationalités encore en vogue au moment du centenaire (voir pour exemple les deux volumes de Billard et Frodon chez Flamma- rion ), modèle qui entre également en crise aujourd’hui pour tout un faisceau de raisons : intégration européenne, mondialisation des flux culturels, dissolution du sentiment d’appartenance à une communauté nationale... Or, si l’histoire du cinéma a bien travaillé ces derniers temps la ques- tion de son rôle catalyseur des identités nationales , elle a en revanche passablement négligé le fait que le cinéma a été et reste dans une large mesure un phénomène local . Des travaux dispersés depuis trois décen- nies tendent à faire boule de neige , quelques contributions en feront état ici (Chevaldonné, Choukroun, Mouellic). Mais on ne dispose pas encore de synthèse proposant une mise en perspective théorique. Il n’y

. Jacques Revel, « L’Histoire au ras du sol », Préface à Giovanni Levi, Le Pouvoir au village, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, . . Michèle Lagny, De l’histoire du cinéma, Paris, Armand Colin, « cinéma et audiovi- suel », , en particulier p. -. . Pierre Billard, L’Âge classique du cinéma français, du parlant à la Nouvelle Vague, et Jean-Michel Frodon, L’Âge moderne du cinéma français, de la Nouvelle vague à nos jours, tous deux : Paris, Flammarion, . . Jean-Michel Frodon, La Projection nationale, cinéma et nation, éd. Odile Jacob, . Plus récemment, l’excellent livre de Fabrice Montebello, le Cinéma en France, Paris, Armand Colin, , prend à contre-pied l’historiographie traditionnelle. . Yves Laberge par exemple le souligne dans la préface à Yves Chevaldonné, Nou- velles Technologies et culture régionale : les premiers temps du cinéma dans le Vaucluse, Montréal et Paris, PU Laval/L’Harmattan, . . Jean Gili a commencé une recension des travaux universitaires de micro his- toire du cinéma en France. Il a publié une partie de résultats dans  no , avril , p.  sv. et propose, avec Jean-jacques Meusy, un état actuel complet dans le numéro des Cahiers de la Cinémathèque « cinéma national, cinéma régional » qui rendra compte du colloque de Perpignan portant le même titre et qui constituait le deuxième volet de la réflexion commencée ici. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 11 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 11) ŇsĹuĹrĞ 230

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

a pas d’entrée « microhistoire du cinéma » dans les divers dictionnaires et encyclopédies consacrées à cet art, et d’ailleurs, pas davantage dans le grand Dictionnaire des sciences historiques, comme si la microhistoire était pour l’essentiel une pratique qui se passe de théorisation. Ce que je dis là est surtout vrai en France. Le diagnostic doit être plus nuancé s’agissant d’autres pays, pour des raisons qui tiennent aux structures politiques et aux traditions culturelles propres à cha- cun. C’est surtout vrai de l’Italie, patrie de la microstoria. Le bilan des nombreuses études régionales sur le cinéma conduites dans ce pays a été dressé dans la Storia del Cinéma mondiale de Brunetta . Ailleurs en Europe, cet effort a commencé. Martin Loiperdinger présente ici l’exemple des films diffusés à Trêves au temps du muet, Frank Kessler et Sabine Lenk l’histoire des salles de Düsseldorf . Une contribution (Pierre-Emmanuel Jaques) évoque quelques aspects des recherches comparables en Suisse. Aux État-Unis où cette orientation de recherche débute, Robert Allen et Douglas Gommery ont présenté quelques études de cas .

Le local et le spatial

À la lecture de ce bilan historiographique rapide, on sent bien que les objets envisagés sont d’échelle ou de taille différente. Il faut nous expliquer sur ce point. Le local n’est pas seulement définissable territorialement. C’est un objet beaucoup plus complexe dont Lucien Sfez écrivit même : « il ne faut pas réifier le local : il n’a pas d’existence en tant qu’objet . » Si le local n’est pas une donnée objective, il existe cependant, comme s’op- posent locus et spatium : le premier est un espace marqué, polarisé,

. Paolo Canapello, « Metodologia della ricerca storiografica sul cinema in ambito locale », dans Gian-Piero Brunetta (dir.) Storia del cinema mondiale, Torino, Einaudi, , t. , « Teorie, strumenti, memorie », p. -. . Tous trois ont collaboré à une revue de référence : « Lokales Kinogeschichten », Kintop, Jahrbuch zur Erforschung des frühen Films, no , Frankfurt am Main, Stroem- feld/Roter Stern, . . Robert C. Allen et Douglas Gommery, Faire l’histoire du cinéma, Paris, Nathan Uni- versité , p.  sv. (Film History, Theory and Practice, Mc Gaw Hill Inc. ). . Lucien Sfez, Préface à L’Objet local, Actes du colloque dirigé par id., Paris Dau- phine  et  mai , Paris, UGE//, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 12 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 12) ŇsĹuĹrĞ 230

 François Amy de la Bretèque

construit, investi par l’affectif, quand le second est un espace neutre, abstrait, celui en particulier des technocrates . Au cinéma, dont l’un des matériaux de base est l’espace, ce distinguo doit s’avérer très productif . Lucien Sfez définit le local par « le lien qui relie l’activité d’un groupe de gens à un espace défini ». Se placer au niveau local, c’est poser une démarcation avec un espace plus vaste, englobant : le dedans par oppo- sition à un dehors, ou encore la périphérie par opposition au centre (voir ci-dessus), quoique le local se voie plutôt lui-même comme un centre et rejette le (vrai) centre, politique ou institutionnel, dans un extérieur. C’est ici que se greffent tous les localismes et particularismes revendiqués. Il y a donc une opération de valorisation sur laquelle Sfez attirait l’attention  : le mal est-il toujours central, et le bien local ? Nous rencontrerons cette polarisation des espaces dans les contributions consacrées aussi bien à Renoir (Frank Curot), aux cinéastes du Sud Ouest (Guillaume Boulangé), qu’aux soaps télévisés américains (Jean Mottet) et Gilles Mouellic donnera un exemple a-contrario sur le cas de Jean-François Stévenin. Deux contributions présenteront un bilan actuel de ce qui se fait dans deux espaces culturels minoritaires émer- gents, le Québec et la Catalogne.

Le dedans et le dehors

Nous avons raisonné jusqu’à présent surtout dans le cadre du cinéma classique. Mais qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure du développement des nouvelles technologies de plus en plus délocalisées : la télévision

. Le colloque dirigé par Lucien Sfez en  est d’orientation très politique, marqué par la sociologie critique d’inspiration marxiste des années . . Il recoupe quelque part les distinctions entre espace écranique/espace filmique/ espace cinématographique. Voir les ouvrages de référence : Marc Vernet, « Structure de l’espace » dans Lectures du film, Albatros  ; Henri Agel, L’Espace cinématographique, Delage/éd. universitaires,  ; André Gardies, L’Espace au cinéma, Méridiens Klinck- sieck, . . Sfez a cette formule : « le mal central avait son remède dans le bien local » et s’appuie sur cette observation pour dénoncer les orientations politiques de l’État au moment de la mise en place des lois de décentralisation : « la défense du local est devenu l’instrument que se donne le central pour se perpétuer et se renforcer ». De son côté, l’historien Maurice Agulhon avait décrit la confrontation au long de l’histoire de France du centre et de la périphérie dans un texte par ailleurs décevant. « Le Centre et la périphérie », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, rééd. Gallimard Quarto, t. , p.  sv. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 13 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 13) ŇsĹuĹrĞ 230

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

satellitaire, Internet, et toutes les autres pratiques qui ont globalement désancré le tournage et la réception du film de son espace concret ? Nous avons ménagé quelques ouvertures à la réflexion sur ces muta- tions actuelles (voir le texte de Ray Gallon). La globalisation signe- t-elle la fin des particularismes ? La standardisation des conduites de consommation culturelle rabote-t-elle toutes les spécificités des pra- tiques concrètes que l’on commence à peine à étudier ? Paul Virilio, sur un ton un peu catastrophiste, prophétisait ainsi :

Pour les responsables militaires américains, le GLOBAL c’est l’intérieur d’un monde fini dont la finitude même pose des problèmes logistiques nombreux. Et le LOCAL c’est l’extérieur, la périphérie, pour ne pas dire la grande banlieue du monde Ainsi, pour l’état major des États-Unis, les pépins ne sont plus à l’intérieur des pommes, ni les quartiers au centre de l’orange : l’écorce est retournée. L’extérieur ce n’est plus seulement la peau, la surface de la terre, c’est tout ce qui est in situ, précisément loca- lisé, ici et là. La voilà bien, la grande mutation GLOBALITAIRE, celle qui extravertit la localité [...] . Et plus loin, parlant des nouveaux lieux que sont les métropoles contemporaines (que le cinéma, précisément, affec- tionne), de citer Pascal : « Aujourd’hui [...] la CITÉ LOCALE n’est déjà plus qu’un QUARTIER, un arrondissement parmi d’autres, de l’invisible MÉTACITÉ MONDIALE dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».

Sujet/objet

Dans son espace local, l’être se voit comme un sujet qui contrôle — ou pense contrôler — sa propre image. La question du local recoupe donc forcément quelque part celle du cinéma ethnographique, dans la mesure où c’est en général le centre qui observe et filme et la périphérie, le local, qui est observée et filmée. (Les cinéastes parisiens débarquant en province en représentent le paradigme, même si c’est un peu un cli- ché). Cette remarque, au demeurant un truisme, aurait pu nous conduire à travailler sur la question des représentations. Nous avons préféré écar- ter des axes du colloque ce gros chapitre, déjà bien représenté par des études circonstanciées dans le domaine francophone. En revanche, il constituera l’un des axes de réflexion du colloque de Perpignan sur

. Paul Virilio, La Bombe informatique, p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 14 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 14) ŇsĹuĹrĞ 230

 François Amy de la Bretèque

régional et national. Il nous est apparu en effet que c’est à l’échelle de la région, et non du local, que fonctionnent les catégories du stéréotype, du cliché, du standard et du typique. Il existe pourtant des pratiques qui inversent intentionnellement ce rapport. Jean Rouch en fournira un paradigme exemplaire (cf. contri- bution de Maxime Scheinfeigel). Rouch met la caméra entre les mains des « filmés » et les transforme en « filmeurs », y compris pour filmer leurs « filmeurs » habituels. Mais il existe encore des pratiques propres à l’échelle locale : ce sont les pratiques des amateurs dont parle ici Roger Odin. On verra que si ce cinéma-là reproduit nombre de stéréotypes importés de l’institution centrale, il induit en revanche des comporte- ments qui n’existent pas ailleurs notamment en rendant poreuse la rela- tion du spectateur au sujet filmé.

Le local et le détail

Localiser, c’est encore se situer autrement au niveau de l’œuvre et de la façon de la voir, de la lire. C’est la dimension esthétique de notre réflexion, qui n’exclut pas pour autant la dimension historique comme le montre le titre d’Arasse : le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture . Arasse montre qu’un détail que l’on remarque (dans un tableau) peut relever de deux statuts différents. Soit il peut être « inventé » (au sens archéologique du terme) par le désir de celui qui regarde ; soit il a été placé là intention- nellement par l’artiste et existe sous forme latente, en quelque sorte, en attendant qu’on le découvre. Il reprend encore la distinction que font les italiens entre particolare, qui désigne la petite partie d’une figure, d’un objet, d’un ensemble, et dettaglio, qui se trouve là en raison d’une intention du fabricant de l’image. L’image filmique contient elle aussi ces deux types de « détails ». Quels sont ceux qui relèveraient spécifi- quement d’une dimension locale ? Le local est-il ce qui appartient en propre au réalisateur ? À l’espace où il filme ? À l’ancrage de ses person- nages, de son univers ? Un costume, un accent, un élément architectu- ral, un certain type de lumière, une attitude, un comportement... C’est ici que l’étude « microscopique » peut conduire à une réévaluation des

. Daniel Arasse, Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flam- marion . On aura retenu que Jacques Revel recourt également à ce terme de « détail », cf. ci- dessus. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 15 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 15) ŇsĹuĹrĞ 230

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

lectures de niveau macroscopique. (pour exemple, l’étude de Caroline Hourdry sur le Sud américain vu par Hollywood). Quels sont, dans un film, les détails qui relèvent du local et ceux qui n’en relèvent pas ? Tout film tourné localement, rappelle Roger Odin avec justesse, n’est pas pour autant local : le localisme est aussi une visée. Faute de préciser cette position méthodologique, on tomberait dans l’anecdote. Pour le centenaire de la mort de Paul Cézanne, sa ville natale d’Aix a organisé une grande exposition sous le titre, contesté dès avant son ouverture, de Cézanne en . Un excellent critique s’emporte d’emblée :

[Cette] perspective régionaliste [...] éclaire peu l’œuvre. Non que l’on puisse nier le goût du peintre pour certains paysages et motifs [...] ni que la lumière méridionale ait influencé son analyse des formes et des couleurs dans l’éclat tremblant du plein air . [...] [Mais] Cézanne ne peint pas autrement selon qu’il est dans la propriété familiale du Jas de Bouffan, au-dessus de l’Estaque ou près du Château Noir, — ou à Pon- toise, à Fontainebleau, au bord du lac d’Annecy. Il peint différemment selon les périodes, au rythme d’une évolution expérimentale qui s’ac- complit sur tous les sujets, natures mortes, portraits et nus autant que paysages. Cela, qui est essentiel, tient à une conception de son art par Cézanne : une recherche continue, avec des hypothèses et des vérifica- tions, des allers et des retours. Et de conclure : « [le spectateur] a depuis longtemps oublié que Cézanne aurait été un peintre provençal pour ne plus voir que ce qui compte véritablement : le mouvement vital d’un artiste qui, dans chacune de ses œuvres, remet en jeu toute sa pein- ture .»

L’origine provençale de Cézanne et le fait que les toiles de ses  der- nières années se soient inscrites dans le cadre provençal ne constituent certes qu’un détail ; mais on peut concevoir de retourner l’argument, en prenant ce terme (détail) avec l’acception que lui confère Daniel Arasse. Nous avons donc à prendre en compte entre les diverses contribu- tions de cet ensemble un clivage méthodologique suivant lequel le local n’a pas la même opérativité. Certains ici ont travaillé sur les structures (Choukroun, Vignaux, Chevaldonné), d’autres sur les œuvres (Curot,

. Ce disant, il justifie à son corps défendant les secteurs où une étude « localiste » de Cézanne pourrait être pertinente. . Philippe Dagen, Le Monde du  juin  p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 16 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 16) ŇsĹuĹrĞ 230

 François Amy de la Bretèque

Boulangé, Hourdry, Mouellic, Mottet), mais il n’est pas établi que le pas- sage des unes aux autres se fasse mécaniquement.

Du local au général

Travailler sur le local n’a de sens que si ce travail produit en effet une bifurcation de la lecture, s’il produit du nouveau, si « le détail consti- tue pour l’historien le lieu d’une expérience qui n’est secondaire qu’en apparence. Dès lors qu’il est pris en considération, le rapport de détail renouvelle tout une part de la problématique historique établie  ». Bernard Lepetit a posé très clairement la question de l’opérabilité du travail sur le local, le détail, la micro histoire. « Le général n’est pas saisissable par simple addition de situations particulières », écrit-il , nous faisant prendre conscience que ce n’est pas l’accumulation des travaux d’histoire locale qui est susceptible de transformer l’histoire (globale) du cinéma. Ce constat pessimiste vaut tant que les études localistes restent de simples monographies, ce qu’elles sont souvent, il est vrai. Mais elles peuvent être aussi autre chose. À partir de celles-ci, un modèle méthodologique complexe doit permettre la généralisation. Toutes le sciences humaines, du reste, procèdent ainsi par passage d’op- tions micro- à des options macro-analytiques. L’objectif que l’on vise est alors, dit encore Lepetit, une histoire « totale » et non une histoire générale, qui suppose une autre focale. (Les métaphores cinématogra- phiques viennent facilement sous la plume des historiens). Et de citer alors Louis Marin , citant lui-même Pascal que nous retrouvons ici, en proie au vertige des deux infinis.

Diversité : une ville, une campagne de loin est une ville et une cam- pagne ; mais à mesure qu’on s’approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des jambes de fourmi, à l’infini. Tout cela s’enveloppe sous le nom de campagne. La diversité est si ample que tous les tons de voix, tous les marchers, toussers, mouchers, éternuements[sont différents]. On distingue des fruits, les raisins et, entre ceux-là, les muscats, et puis Condrieu et puis

. Daniel Arasse, op. cit. p. . . Bernard Lepetit, « De l’échelle en histoire » dans Jacques Revel (éd.), Jeux d’échelles, op. cit. p. . . Louis Marin, « Une ville, une campagne, de loin... Paysages pascaliens », Littéra- tures no , . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 17 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 17) ŇsĹuĹrĞ 230

Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

Desargues  et puis cette ente. Est-ce tout ? En a-t-elle jamais produit deux grappes pareilles ? Et une grappe deux grains pareils, etc. .

passages que Louis Marin commente ainsi : « le hortus conclusus du géo- mètre si étroitement borné qu’il soit, [...] s’ouvre, tout à coup, en chacun de ses lieux, en chacune de ses plantes, de ses herbes, de ses fleurs et de ses fruits sur l’infinie diversité du monde, sur l’infinie différence des choses ». Quant à la métaphore récurrente de la grappe de raisins , elle lui inspire ce développement tissé d’images optiques quasi cinémato- graphiques :

Le cadre le plus étroit peut enclore le plus réduit des morceaux d’es- pace, c’est le vertige d’une autre profondeur qui n’est pas d’abord celle, illusoire, d’une troisième dimension dans le plan, mais celle de la dif- férence, de la singularité infinie de ce pied de vigne, de sa grappe de raisin, de son grain, et dans ce grain, etc. c’est ce vertige qui capte l’œil, où son regard se perd toujours [...] trop près et trop loin [...] un univers se déploie à la mesure de celui que je croyais réduit aux exactes limites du jardin du géomètre .

Pascal avait observé que l’œil humain accommode sans cesse son regard, oscillant, tel l’objectif d’une caméra, entre le « trop près » et le « trop loin ». Bernard Lepetit, qui citait ce passage de Louis Marin, en tire la conséquence : les accommodements successifs de l’optique ne font pas que rapprocher ou éloigner de l’objet ; ils modifient les classes, les genres, les espèces des choses, et partant, la description que l’on peut en donner et l’histoire que l’on peut en écrire .

. Desargues est un ami géomètre de Pascal qui possédait une vigne à Condrieu. . Pascal, Pensées, édition Lafuma - ; édition établie d’après la copie de Gilberte Pascal, Classiques Garnier, , « Miscellanea » fragment  p. . . Il est curieux de noter que cette image de la grappe de raisins revient, comme une sorte d’emblème du « local », dans divers films d’intention explicitement localiste : récemment dans Mondovino de Jonathan Nossiter (), Ici Najac, à vous la Terre de Jean-Henri Meunier (), plus anciennement dans Vendanges de Georges Rouquier (), et plus originel encore, Vendémiaire de Louis Feuillade (). . Op. cit. p. -. . Op. cit. p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 18 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 18) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 19 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 19) ŇsĹuĹrĞ 230

Micro-histoire et histoire locale

Michèle Lagny (Université de Paris )

Je voudrais ici essayer de pointer ce que le cinéma nous offre pour réfléchir aux questions posées par la micro-histoire et à son rapport avec le « local ». Car ce rapport n’est pas évident : bien sûr, dans les deux cas, il s’agit d’un « jeu d’échelles », comme le dit le titre du livre de Jacques Revel sur la Micro-analyse à l’expérience (Gallimard, ) . Mais, comme nous le voyons dans le cadre même de ce colloque, et comme tente de le préci- ser à propos de l’anthropologie Marc Abelès dans le même livre , le goût (il dit « le fétichisme ») du « micro », fondé sur « l’illusion selon laquelle la proximité engendrerait quasi mécaniquement une meilleure connais- sance de l’objet », a la fâcheuse tendance de provoquer une « pulsion monographique » (p. ) dont les enjeux épistémologiques ne sont pas toujours formulés, au risque de confondre « dispositif méthodologique » et évaluation de sa pertinence. En d’autres termes, il faut comprendre, et faire comprendre, pourquoi il est intéressant, voire indispensable, de choisir l’échelle locale. Concrètement, comme le souligne Revel, dans son article introductif à Jeux d’échelles  : « à la hiérarchie des niveaux d’observation, les histo- riens préfèrent instinctivement une hiérarchie des enjeux historiques »

. Voir Jacques Revel, Jeux d’échelles, La micro-analyse à l’expérience, Seuil/Galli- mard, . . Marc Abelès, ibid., « Le rationalisme à l’épreuve de l’analyse », p. -. . Jacques Revel, ibid., « Micro-analyse et construction du social », p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 20 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 20) ŇsĹuĹrĞ 230

 Michèle Lagny

(p. ) qu’ils ont généralement pensés à un niveau « central ». La notion de « local » a souvent fonctionné en histoire par opposition au « géné- ral », et sur des pré-découpages provenant des conceptions admises sur l’organisation des sociétés : découpages géo-politiques ou administra- tifs, pour les études « régionales » de toutes sortes (parfois financées, justement au niveau local), découpages en classe ou en groupes urbains ou ruraux pour les études sociales, par exemple. D’où une tendance à ne construire le « local » que par rapport à des hypothèses formulées au niveau général, auxquelles il conviendrait simplement d’apporter des vérifications, des nuances, éventuellement des controverses. L’autre opposition qui sert à définir le local est celle du rapport au « global », en termes non plus de « découpages », mais de structures : l’articulation entre le « global » et le « local » se fonde, cette fois, sur la prise en compte de structures de domination (politique ou socio-économique) et sur des jugements de valeur (idéologiques ou autres), renvoyant à la distinc- tion entre le « central » et le « périphérique ». Il en est ainsi en histoire du cinéma, qui fonctionne largement à l’échelle monographique. Prati- quement, d’ailleurs, aux prédécoupages géopolitiques se superposent souvent des prédécoupages fondés sur des « valeurs » (esthétiques ou idéologiques) ou des catégories provenant de la classification en genres (par exemple « le documentaire catalan » analysé par Angel Quintana). D’où l’importance centrale du cinéma américain ou du cinéma d’au- teur, d’autres formes ou d’autres productions restant périphériques. En fait, pour la micro-histoire, le local est enraciné dans la « source » donc dans le lieu : on reste au ras du sol, dans « une myriade d’événe- ments minuscules », difficiles à évaluer et à organiser. Plus on observe de près, en grossissant l’objet à la loupe, plus les incertitudes appa- raissent. Jacques Revel, encore lui, dans un entretien publié dans De l’histoire au cinéma  utilise l’analogie pour analyser cette difficulté à propos de Blow-up d’Antonioni. À partir des agrandissements succes- sifs de la photo d’un couple prise dans un parc, le photographe, qui « n’y comprend » rien au départ mais soupçonne « quelque chose » (il ne sait pas quoi), finit, à travers la série de ses agrandissements, par construire toutes sortes de pistes interprétatives : « les agrandissements successifs de Blow-up rendent possible une lecture à chaque étape différente. Des éléments cachés apparaissent d’un coup et ils peuvent être étudiés. Un nouveau détail introduit une autre lecture de l’ensemble » (p. ). La

. Jacques Revel, « Un exercice de désorientement : Blow-Up », De l’histoire au cinéma, De Baeque et Delage, Éditions Complexe, , p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 21 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 21) ŇsĹuĹrĞ 230

Micro-histoire et histoire locale 

démarche est alors différente : non plus chercher et traiter des objets à partir de questions préconstruites, mais s’immerger dans les sources, en se laissant désorienter par leur « masse extraordinairement prolifé- rante, informe, dans laquelle tout peut être important, mais aussi ines- sentiel » (p. ) et accepter ce qu’on peut en tirer pour rendre le monde intelligible. Mais cela n’exclut pas la nécessité de construire une relation soit à une réflexion générale soit à d’autres observations concernant des phénomènes globaux. En effet, la micro-histoire ne se contente pas de rester dans le compte-rendu des micro-événements dans des lieux précis : elle cherche aussi à « articuler la vie des êtres singuliers et l’en- semble des phénomènes collectifs » (comme le dit Arlette Farge, dans le même ouvrage, p. ) . Il me semble que le cinéma peut nous per- mettre de comprendre comment, pour penser le local, l’historien peut partir du micro-événement.

L’intérêt du micro-événement local

Appunti su un fatto di cronaca est un petit film de quelques minutes réalisé par Visconti en  : dans un lieu précis (une cité de la ban- lieue romaine, Primavalle en particulier), il évoque la trace d’un micro- événement (le viol et l’assassinat d’une petite fille de  ans). Ni actuali- tés, ni documentaire, ni fiction : comme dans un service funèbre, on ne dit rien, on ne montre rien d’une action quelconque, proposant seule- ment quelques « notes » (visuelles et musicales) à forte charge émo- tionnelle. Il n’y a pas d’histoire, pas d’enquête, pas de conflit, rien ou presque concernant les protagonistes ; le lieu seul est décrit, frémissant de la vie qui s’y maintient, celle des garçons qui jouent et des filles qui attendent puis, à la fin, le plan d’une petite famille, le père et l’enfant, la jeune femme à la fenêtre. Le travail savant des caméras, celui de la lumière, avec un jeu de gris ternes, accentuent encore l’effet d’isole- ment des personnages, qui semblent évoluer au ralenti dans un monde figé, commandé par le paysage mal éclairé par un ciel livide. De ce petit instant, de ce petit endroit, d’un simple fait-divers, événement insigni- fiant pour un historien, et de quelques silhouettes presque anonymes, il faut tout faire sortir, tout deviner, de la vie misérable des banlieues, de l’attente des jeunes inoccupés, du vide d’une vie sans avenir, sinon

. Arlette Farge, ibid., « Écriture historique, écriture cinématographique », p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 22 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 22) ŇsĹuĹrĞ 230

 Michèle Lagny

la reproduction, comme de l’inaction totale des institutions (c’est un prêtre, sans doute, tout vêtu de noir, qui quitte la cité au dernier plan). L’analyse socio-historique peut partir de là pour comprendre ces cités, toujours inachevées, toujours en suspension, et ces vies, sans tra- vail visible, sans équipement social. En ce qui concerne les « faits », il est aisé de reconnaître Primavalle qui, justement, a été inaugurée en grande pompe par les fascistes en , dans le cadre du programme de logement populaire, et de se référer à l’assassinat de la petite Annarella Bracci en février , et à l’accusation d’un jeune père de famille du coin, Lionello Egidi, qui ont fait les délices des chroniques de presse et des ciné-journaux. Mais pour nous, ce sont juste des images, où les sil- houettes éloignées des enfants mettent en valeur les espaces vides bor- dés d’édifices, l’isolement de la cité au bord de la route, dans une zone de travaux donnant directement sur les champs, sans jardin, sans ver- dure, sans fleur (sauf celles de la tombe). Un petit bar vide, où la caméra fixe d’abord le rêve consumériste (une publicité pour « l’agréable pause Coca-Cola », avec deux jeunes décontractés qui s’appuient dos-à-dos) avant de glisser pour se fixer sur le pas de la porte, sur le paysage vide de la réalité, où un groupe de gamins joue au ballon. Dans ces tristes lieux, les jeux des garçons mettent de l’animation, mais restent vus de loin, à distance, dans des espaces non structurés : sauf pour quelques échanges de « tamburello », et surtout pour ce plan de jeux de cartes, en plongée sur le cercle des gosses qui échangent quelques bribes de phrases avec un fort accent romain. S’y ajoute l’étrange présence silen- cieuse des femmes : les deux images les plus frappantes sur ce point sont celles de deux jeunes filles. L’une, dès le second plan, est accotée contre un mur, et fixe le lointain, au-delà des murs aveugles des mai- sons, de la chaussée défoncée où l’on aperçoit trois gamins qui courent, une fillette qui porte un bébé, un maigre poteau télégraphique : rien de tout cela ne la concerne. Et juste avant que ne s’amorce le commentaire qui va nous guider jusqu’à un puit silencieux, une adolescente au visage souriant, au regard éveillé, près du linge éclatant qui sèche devant les façades, offre une trace de gaieté, aussitôt effacée par un mouvement de tête, souligné par un recadrage sur le visage devenu sombre et triste. Figures, ces deux jeune filles, d’une peur sans fond, dans un lieu à la fois confiné et ouvert sur un espace sans bornes, et de la différence entre les « filles » et les « garçons ». Nous y retrouvons aussi le poids de l’affect, produit non seulement par la bande-image, mais par la bande-son. Celle-ci permet de réfléchir PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 23 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 23) ŇsĹuĹrĞ 230

Micro-histoire et histoire locale 

sur la signification du délit initial, décrit par un carton surimposé au début, juste après le titre qu’il commente (Notes sur un fait-divers), et sur la question qu’il soulève à la fin, non pas celle du « coupable », dont on ne parle pas, mais celle de l’insuffisance de la compassion : « pour avoir l’âme en paix, nous suffira-t-il de quelques fleurs des champs et d’une intonation douloureuse dans la voix ? » Au-delà de la compas- sion, c’est l’angoisse qui est suscitée par l’accompagnement sonore : quelques mesures d’un solo de clarinette basse, une sorte de lamento monodique partiellement relayée par le commentaire off (rédigé par Pratolini) mettent en évidence le silence qui accompagne le premier plan sur le puit et les fleurs qui commémorent le meurtre, silence d’au- tant plus assourdissant qu’il est brisé deux fois par le cri d’un coq et l’aboiement d’un chien. Ce très court-métrage de Visconti offre la même possibilité d’inter- rogation que les agrandissements de Blow-up, quoique de manière dif- férente. On a là un double aspect de l’apport du cinéma à la micro- histoire, souligné par Arlette Farge dans De l’histoire du cinéma : le pre- mier et la seconde font bon ménage dans le désir de partir de petits événements (trouvés souvent dans les archives judiciaires) et celui de rendre compte du « grain minuscule de l’histoire ». Elles permettent « d’invoquer du rejouable, du non déterminé, de garder le goût de l’inac- compli, d’écrire l’événement comme s’il n’était pas achevé, de décrire les contours de ce qui ne s’est pas fait, d’ouvrir autant de débats et de questions permettant de montrer que rien d’avance n’est acquis, ni les drames, ni même la morne banalité des jours » (p. ). Mais aussi de parler de ce que les historiens ignorent souvent, de la douleur et de la souffrance sociale, de rendre compte de ce que Farge appelle « la parole souffrante » (p. ), ici étouffée par le silence et relancée par la descrip- tion du lieu.

Modalités de l’expansion du micro-événement à la micro-histoire : un travail de recherche et d’écriture documentaire

J’ai choisi une tentative d’enquête partant d’un autre micro-événe- ment pour évaluer la signification qu’il peut avoir (ou plusieurs selon les choix d’écriture opérés) dans une perspective d’histoire « locale » au double sens régional (banlieue parisienne) et socio-économique (sort de la classe ouvrière dans la seconde moitié du xxe siècle) : il s’agit de La reprise, d’Hervé Le Roux en , et de sa version télévisée, Paroles PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 24 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 24) ŇsĹuĹrĞ 230

 Michèle Lagny

d’ouvrières, paroles de Wonder, préparée par Richard Copans pour Arte à la même date. Le début du film d’Hervé Le Roux repart d’une image : il s’agit d’une « photo », d’un photogramme figé dans des journaux de cinéma, pré- senté sous forme de brefs plans fixes séparés par des noirs et accom- pagnés d’un commentaire off. L’image ainsi « reprise » provient d’une bande de juin , dont le statut a changé : la « première prise » est due à deux étudiants de l’Idhec, école de cinéma d’alors, au beau milieu de ce qu’on appelle les « événements » de mai . Ils saisissent dès le début une courte scène de fin de grève, devant le portail d’entrée d’une usine où, après les semaines de lutte, une jeune ouvrière crie sa colère et son dégoût : elle n’a rien gagné, elle ne rentrera pas. Autour d’elle, plusieurs personnes s’affrontent, et tentent de la convaincre. Il faut souligner ici la beauté, la vivacité, l’accent populaire (« parigot ») de l’ouvrière (si convaincante qu’on peut se demander si elle ne « joue » pas un rôle), qui donnent au « document » une dimension affective dont l’effet se fera encore sentir longtemps après. Non plus une image actuelle, donc, mais une icône, presque un fantasme, qui exige le « devoir de mémoire ». Une deuxième version du film de , Paroles ouvrières, paroles de Wonder, a été remontée par le co-réalisateur et producteur Richard Copans pour la case documentaire « Grand Format » sur Arte, malgré le refus d’Hervé Le Roux d’y participer. La version est beaucoup plus courte ( h ), son point de départ et son ton très différents.Ici la posi- tion de l’auteur implique dès le départ qu’il sait déjà ce qui est arrivé, en le plaçant dans une perspective « globale ». Le film s’ouvre sur le lieu de travail, détruit, avec une série d’images montrant la décrépitude des lieux, l’usine transformée en dépôt pour un « antiquaire », l’ancienne porte trouée, rouillée, le paysage urbain déstructuré, bref, la coupure entre le lieu et la vie. Ces deux débuts ouvrent deux types de trajets. Le premier voit se déve- lopper une quête : la structure de La reprise est celle de la recherche d’un « féminin singulier ». Pour « redonner sa chance » à cette jeune femme, le « je » de la voix off du début va interroger des « témoins », en essayant d’identifier les gens qui sont sur la pellicule, en montrant l’ancien film à des travailleurs de l’époque : syndicalistes, ouvriers, ouvrières, gauchistes venus soutenir les grévistes récalcitrants, etc. Les réalisateurs retournent donc, dans la mesure du possible, sur les lieux de l’usine disparue, et par une assez longue enquête, filment longue- ment les réactions des uns et des autres. Reliés par la voix off qui pré- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 25 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 25) ŇsĹuĹrĞ 230

Micro-histoire et histoire locale 

cise les modalités de la quête, et par quelques plans sur les lieux où ils se passent, les interviews (une vingtaine, en moyenne de  mn) sont donnés les uns après les autres, dans leur durée, et si des coupes ont été faites, elles sont marquée par des noirs. Il s’agit de laisser à cha- cun (chacune), dans son espace propre (salles de réunions, lieux de tra- vail, maisons, café, jardins) le temps du « retour de mémoire », avec ses hésitations, ses méandres, ses cheminements, même si, pour aider à la parole, l’interviewer pose des questions. Le reportage originel sert donc comme indice de départ pour tenter de découvrir, à partir, et davantage encore, au-delà, des images, non seulement l’héroïne de l’histoire, qui reste une image-fantasme (on ne la retrouvera d’ailleurs pas), mais sur- tout la manière dont les ouvrières et les protestataires ont vécu la situa- tion en , comment ils ont vu les causes et les conséquences de la grève, comme celle de la reprise du travail, trente ans plus tôt. Même si pour eux, l’histoire ne s’arrête pas là et s’ils racontent aussi la disparition de l’usine, cédée à un « repreneur », Bernard Tapie, en , et liquidée. Un exemple de la manière « de capter puis garder dans leur singularité l’ensemble des êtres parlants tout en décrivant leurs diverses manières de s’ajuster ou d’être ajustés aux phénomènes collectifs », pour citer encore Arlette Farge (p. ). Dans le deuxième traitement du même matériau, la fonction cette fois se veut beaucoup plus « pédagogique » : il s’agit dès le départ de « retracer l’histoire » de cette usine de Saint-Ouen que fut la maison Won- der. Le sujet n’est plus la fille mais la classe ouvrière comme groupe, structuré sur l’unité de production, l’usine, et déstructuré par sa dis- parition. Le mode de présentation des interviews tournés pour le film initial est fondamentalement différent : le montage ici devient l’essen- tiel, et joue sur la fragmentation et la sérialisation des entretiens. La succession de ces fragments est mise en batterie autour d’un thème, par exemple celui des « conditions de travail » des femmes en usine. En même temps qu’une mémoire s’amorce, sans qu’on en suive le déve- loppement dans le temps, s’esquisse une histoire de la « désindustria- lisation » (liquidation de l’usine en ). La crise de la jeune femme peut être vue cette fois comme un témoignage sur la tension entre la « base » ouvrière et les responsables syndicaux et politiques au moment des grèves de , mais aussi sur les hiérarchies dans le monde de l’usine et sur les conditions de travail peu ragoûtantes. La présentation didac- tique, le refus de la subjectivité et de la sensualité sensibles dans La reprise laissent en partie de côté la dimension « féminine » et l’affecti- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 26 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 26) ŇsĹuĹrĞ 230

 Michèle Lagny

vité, et se présentent comme une tentative pour bien faire saisir l’évolu- tion (ou plutôt la disparition) du monde ouvrier, que regrette à la fin un vieux travailleur, à la fois nostalgique et désabusé. On peut ainsi saisir deux moyens d’articuler, à partir du même maté- riau, la quête d’un savoir sur un groupe social et une zone urbaine par- ticulière (la banlieue), au ras de ses réactions, fort variées, d’ailleurs. Deux moyens de marquer les « possibles » ouverts par l’articulation du « micro » et du « local », vus à partir d’un micro-événement réinterrogé et reconstruit dans le cadre d’une histoire mémoire ou d’une démons- tration didactique.

Micro-événement, histoire locale et écriture de l’histoire

Certes, ces études de micro-objets ont l’avantage de permettre une connaissance directe et détaillée de problèmes, de comportements et de stratégies individuelles, familiales, au niveau du village ou du « quar- tier », mais comment juger de leur valeur symptomatique, et comment les articuler dans une perspective plus générale ? La démarche micro- historienne part d’indices (Ginzburg), de détails (Arasse) pour passer du « on n’y voit rien » (Arasse encore) à la construction de différents possibles, dont l’explicitation (tâche finale de l’historien) devra être « inventée » via la construction du récit historique. Elle sort des cas, des événements particuliers, des expériences personnelles, sans portée his- torique spécifique, pour explorer l’imbrication complexe des réseaux inter-individuels qui motivent les comportements, voire plus généra- lement les mentalités, construisant le cadre « global » d’une organisa- tion sociale et politique. À partir de l’expérience des acteurs sociaux, on cherche à rendre compte des stratégies propres aux groupes et aux indi- vidus pour utiliser les ressources dont ils peuvent disposer pour s’adap- ter aux différentes contraintes collectives (d’ordre économique, socio- logique, culturel, sexuel). La micro-histoire impose, pour ouvrir aux dif- férents « possibles », le recours à une écriture dont on peut trouver des modèles dans la littérature (le tour de littérature de Rancière). Soit en construisant une « intrigue » autorisant une forme d’élucidation... (c’est ce que propose Paul Veyne), souvent présentée sous forme d’enquête (voir Ginzburg, Le fromage et les vers, ou Enquête sur Piero della Fran- cesca). Soit plus audacieusement, en adoptant une écriture délinéarisée, laissant la trace des désordres initiaux, des effets de brouillages produits par l’enquête, en laissant la fin en suspens (comme le fait La reprise), ou en utilisant les ressources de la fiction (voir récemment Christian Gou- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 27 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 27) ŇsĹuĹrĞ 230

Micro-histoire et histoire locale 

dineau pour l’histoire gallo-romaine avec L’enquête de Lucius Valérius Priscus, Actes Sud, ). Dans tous les cas, la perspective ainsi ouverte par la micro-histoire impose un cadre restreint, qu’on appellera ici local, au sens où il ne part pas de prédécoupages a priori mais propose un chemin analytique qui part de la source pour suggérer des hypothèses, voire des solutions explicatives. Le film, en imposant des lieux (le « décor ») et des « personnages », peut aussi, soit sous forme de fictions, soit sous forme de reconstitu- tions à partir de sources, construire une « histoire locale ». Je ne m’atta- cherai pas ici à ce type de films, et si je l’avais fait, j’aurais évidemment choisi un « local » (au sens de « quelqu’un d’ici » cette fois), René Allio. Dès , à partir de la publication par Foucault des mémoires du jeune parricide normand, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère..., il en fait une transposition filmique, qui est analysé par Myriam Tsikounas, dans un dossier de la revue Sociétés & Représenta- tions . Mais bien sûr aussi déjà dans Les Camisards (), où un person- nage fictif, Combassous, assume une source réelle, le texte laissé par le camisard Bonbonnoux et rédigé à partir de , en intervenant à la fois en voix off et dans les événements eux-mêmes. Allio peut même partir de menus faits fictionnels pour organiser l’illustration d’une thèse plus générale. Ainsi, le Simon Bertiny de Un médecin des lumières (tourné en collaboration avec l’historien Jean-Pierre Peter, en ) articule un moment dans l’histoire de l’hygiène et de la santé publique (la lutte des « hygiénistes » contre les épidémies) et la vie quotidienne des paysans de l’Allier au xviiie siècle, en s’inspirant de l’Histoire de la France rurale, dirigée par Duby. Cet aspect, déjà souvent abordé, poserait la question des limites de l’analogie entre le travail d’un historien et celui d’un cinéaste, fût-ce en collaboration étroite avec l’historien, et sur celui du rapport complexe entretenu par l’histoire et par la fiction. Je ne l’évoque ici pour terminer que pour marquer que le lien productif entre micro-événement, micro- histoire et cinéma peut s’ouvrir sur différents types de récits, et pour réfléchir à une définition du local, qui n’est ni le régional, ni l’exem- plaire, mais un point de départ pour une histoire qui fonde ses extra- polations généralisantes ou globalisantes au plus près du lieu et de la personne.

. « Filmer le passé, la transposition filmique de Moi, Pierre Rivière... » dans Sociétés & Représentations, no , Michel Foucault, Surveiller et punir, Vingt ans après, CREDHESS, novembre , p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 28 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 28) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 29 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 29) ŇsĹuĹrĞ 230

Les territoires du local PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 30 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 30) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 31 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 31) ŇsĹuĹrĞ 230

Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps : exemple de Trèves

Martin Loiperdinger (Université de Trèves)

En feuilletant les premières années des revues professionnelles alle- mandes à l’intention des propriétaires de salles, on trouve souvent des annonces publicitaires pour la réalisation de ce qu’on appelle les prises de vues locales. Par exemple, l’entreprise de production fran- çaise Éclipse promeut ainsi l’achat de caméra : « les prises de vues locales remplissent les caisses ! Celui qui veut se procurer une caméra ne devrait pas, dans son intérêt, négliger de se renseigner sur nos camé- ras Urban connues dans le monde entier . » Éclipse prend également en charge des pellicules impressionnées : « Envoyez-nous immédiatement les prises de vues que vous avez réalisées. Nous vous réexpédions le jour même les positifs que nous réalisons dans notre filiale de Berlin . » Une entreprise de Freiburg offre ses services pour la réalisation de prises de vues locales aux propriétaires de salles qui n’ont pas de caméra : « vous pouvez acheter partout de bons drames ou comédies, et obte- nir un bon programme de n’importe quel distributeur. Mais vous ne trouverez que chez Express-Film Co. la possibilité d’avoir en très peu de temps les enregistrements d’un évènement survenu dans votre ville, qui vous garantiront une salle remplie même hors saison  ». Selon un grand nombre d’annonces semblables dans les années  à , les prises

. Der Kinematograph, Nr. , --. . Der Kinematograph, Nr. , --. . Der Kinematograph, Nr , --. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 32 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 32) ŇsĹuĹrĞ 230

 Martin Loiperdinger

de vues locales dans les programmes attiraient le public, surtout à la sai- son chaude. On ne trouve toutefois que peu de signes de prises de vues locales dans la presse spécialisée. Elles n’étaient qu’exceptionnellement proposées à la vente ou bien reprises dans les prospectus commerciaux d’autres régions. Les producteurs de prises de vues locales étaient en général des propriétaires de salles locaux. Ils ne proposaient habituel- lement à leur public les prises de vues locales que durant une semaine comme le ‘clou’ de leur programme. Pour cela, on n’avait besoin que d’une seule copie. Le taux de transmission (i.e : le pourcentage des films qu’on retrouve aujourd’hui) des prises de vues locales est donc très faible. La recherche allemande en histoire du cinéma a longtemps laissé de côté le phénomène des prises de vues locales. Seule la découverte du fait qu’un certain nombre de prises de vues locales de Trèves ait sur- vécu a donné lieu, sur place, à des recherches plus étendues. Le cas de Trèves est un coup de chance : il est probable qu’un nombre aussi consé- quent de prises de vues locales n’ait été conservé dans aucune autre ville de taille comparable. Le fait que, dans beaucoup de pays, les prises de vues locales aient été jusque dans les années  et au-delà, un élé- ment du programme qui faisait venir le public, a été montré et confirmé depuis dans des publications de Vanessa Toulmin, Stephen Bottomore, Uli Jung, Brigitte Braun et de l’auteur [de cet article]. Les prises de vues locales étaient des « local films for local people  ». Ce qui était particu- lièrement attractif pour la population locale, c’était manifestement que

. Cf. Vanessa Toulmin : « Local films for local people » : Travelling showmen and the commissioning of local films in Great Britain, -. In : Film History, vol. , no.  (), S. -. Cf. Vanessa Toulmin, Martin Loiperdinger : « Is it You ? Recognition, Representation and Response in Relation to the Local Film ». In : Film History, vol. , no.  (), p. - ; Brigitte Braun, Uli Jung : « Local Films from Trier, Luxembourg and Metz : A Successful Business Venture of the Marzen Family, Cinema Owners ». In : Film History, vol. , no.  (), p. -. Brigitte Braun : « Lokalaufnahmen der Familie Marzen in Trier ». In : Uli Jung, Martin Loiperdinger (Hg.) : Geschichte des dokumenta- rischen Films in Deutschland. Band  : Kaiserreich -, p. -. Stephen Botto- more : « From the Factory Gate to the ‘Home Talent’ Drama : An International Overview of Local Films in the Silent Era ». In : Vanessa Toulmin, Patrick Russell, Simon Popple (ed.), The Lost World of Mitchell and Kenyon. Edwardian Britain on Film. bfi Publish- ing : London , S. - ; Uli Jung : « Local Views : a blind spot in the historiography of Early German Cinema ». In : Historical Journal of Film, Radio and Television, vol. , no.  (), p. - ; Karsten Hoppe, Martin Loiperdinger, Jörg Wollscheid : « Trie- rer Lokalaufnahmen der Filmpioniere Marzen ». In : KINtop  : Lokale Kinogeschichten (), p. -. Michaela Herzig, Martin Loiperdinger : « Vom Guten das Beste » Kine- matographenkonkurrenz in Trier. In : KINtop  : Lokale Kinogeschichten (), p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 33 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 33) ŇsĹuĹrĞ 230

Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps 

les prises de vues locales offraient une opportunité de se voir soi-même sur l’écran en une reproduction photographique « vivante ». Toutes les prises de vues locales conservées de Trèves ont été pro- duites dans le cadre des entreprises cinématographiques d’une famille originaire de Trèves, la famille Marzen « Le théâtre électrique d’Edison des Marzen » (Marzen’s Edison elektrisches Theater) était un cinéma ambulant, qui parcourut à partir de  le sud ouest de l’Empire Alle- mand, entre Metz, Coblence et le Grand Duché du Luxembourg. À la fin du mois de mars , la famille Marzen changea son entreprise en entreprise sédentaire et reprit le Central-Theater à Trèves, qui était libre suite à une cessation d’affaires . Pour faire face à la concurrence du Parade-Theater, qui était équipé d’un système son-image pour synchro- niser le projecteur et le gramophone, la famille Marzen se concentra sur les spécificités locales. Dans ce but, ils reprirent pour les projections au Central-Theater les pratiques du cinéma ambulant — en particulier les commentaires des films en dialecte de Trèves et l’utilisation de prises de vues locales. Il est connu que les films muets n’étaient en général pas muets, mais projetés avec un accompagnement sonore. Les exploitants du cinéma- tographe utilisaient pour cela, avant la Première Guerre Mondiale, un gramophone ou bien des musiciens qui jouaient en direct. Beaucoup de théâtres cinématographiques engageaient un commentateur, ou réci- tant, qui commentait en direct les films du programme très varié. Peter Marzen, qui signe à partir du  juin  les annonces du Central- Theater en tant que propriétaire, disposait déjà, en tant qu’« impresa- rio » de son entreprise de cinéma ambulant, d’une expérience de la pra- tique du commentaire de film longue de plusieurs années . Trois mois et demi après la reprise du Central-Theater, on lit dans un article cir- constancié du journal de Trèves, à propos de ces projections :

Le cinéma ne devient vraiment trévire que grâce au propriétaire qui commente les images. La voix sanglote, pleure, pleurniche, gémit, rit, jure, murmure, fait du tapage, souvent en l’espace de cinq minutes, selon le besoin. Le Hochdeutsch le plus pur et le plus beau Platt

. Cf. Brigitte Braun, Karen Eifler : « Kommt all heirönn zum Marzens Pitt ». Kinoer- lebnisse mit dem Filmerklärer Peter Marzen. In : Neues Trierisches Jahrbuch, . Band (), p. . . En juin  le journal du Luxembourg désigne l’un des fils Marzen en tournée de cinéma comme « impresario ». il ne peut s’agir que de Peter Marzen. Cf. Norbert Etrin- ger : Lebende Bilder. Aus Luxemburgs guter alter Kinozeit. Imprimerie St-Paul, Luxem- bourg , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 34 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 34) ŇsĹuĹrĞ 230

 Martin Loiperdinger

de Trèves alternent. Entre les deux, les canons tonnent, les éclairs jaillissent, les sifflets à vapeur crient, les salves de fusil crépitent .

Grâce aux commentaires en patois de Peter Marzen, les courts métra- ges, qui arrivaient en majorité de l’étranger, gagnaient, au plan de la représentation sonore, un contrepoint local :

Nous nous réjouissions beaucoup de voir notre Platt utilisé de cette façon chez nous, mais nous étions aussi vraiment surpris lorsque, sur les rivages bleus de la mer Méditerranée dans la ville riante de Nice, dans l’arène de la fière Espagne ou bien sur les boulevards de Paris, tel ou tel acteur se présentait à nous dans le patois de Trèves le plus authen- tique .

Bien que l’auteur de cet article exprime son étonnement, une partie considérable du public local a fait honneur au Platt de Trèves. Dans son autobiographie, Peter Marzen attribue directement les succès du Central-Theater face à la concurrence d’autres théâtres à la coloration locale unique de ses commentaires :

Ce n’était, par Dieu, pas une tâche facile de faire le commentateur des films projetés, tous les jours de  heures à  h  le soir, mais, enfin, j’aimais bien le faire du moment que je pouvais me rendre compte que les affaires de mes concurrents reculaient toujours .

Lorsque les commentaires de Peter Marzen en patois de Trèves donnaient aux projections du Central-Theater quotidiennement une touche locale qu’on ne pouvait pas ne pas entendre, les prises de vues locales étaient des évènements singuliers du programme. Par leurs sujets pittoresques (ortsgebunden), elles parlaient directement aux spectatrices et aux spectateurs en tant que public local. (Dans le journal, les annonces du Central-Theater pour les prises de vues locales de Trèves s’accumulent de façon inhabituelle dans les trois mois qui suivent la reprise.) Afin d’accéder au marché face à la concurrence du Parade-Theater, qui est bien établi, la famille Marzen suivit visiblement

. « Dans un “cinématographe” de Trêves ». Causerie de K. Sch., in : Trierische Zei- tung, Nr.  (Abend-Ausgabe), -- ; réédité un mois plus tard dans le corporatif Der Kinematograph, Nr. , --. Réédité dans : KINtop  : Lokale Kinogeschichten (), S. -. . Ibid. . Peter Marzen. Aus dem Leben eines rheinischen Filmpioniers. Eine Erinnerungs- gabe zum fünfzigsten Geburtstag und seiner jährigen Zugehörigkeit zur Filmindustrie (Saarbrücken o. J. []), S. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 35 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 35) ŇsĹuĹrĞ 230

Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps 

une stratégie concertée qui consistait, en plus de la présence perma- nente du dialecte local pendant les projections de films, à mettre massi- vement en avant le côté local de la programmation. D’avril à juin , les annonces du Central-Theater ne listent pas moins de sept prises de vues locales tournées à Trèves : Sortie de la cathédrale le dimanche de Pâques, Concert sur la promenade près de la Porta Nigra, La vieille ville romaine de Trèves et ses curiosités, Essai des lances à incendies de nos pompiers volontaires le 3 mai près du théâtre muni- cipal, Vie et animation sur le marché aux bestiaux le 5 mai, Proces- sion de la Fête-Dieu à Trèves en 1909, Festivités pour le e anniver- saire de la fondation de la chorale des hommes « Eintracht » (har- monie) le dimanche de la Pentecôte . Le sujet préféré de ces prises de vues locales consiste à filmer de nombreuses personnes à Trèves lors de processions, de cortèges ou d’autres manifestations publiques. « Des centaines de personnes gran- deur nature et en mouvement ! » était le slogan publicitaire principal, en Allemagne en , des projections du Cinématographe Lumière . Pour la prise de vues locale Concert sur la promenade près de la Porta Nigra, en , le Central-Theater fait sa publicité avec un slo- gan très similaire : « des milliers d’habitants de Trèves en mouvement .» Dans les deux cas, lors des tournages, il s’agissait de filmer le maximum de personnes, qui se déplaçaient en défilés plus ou moins organisés, selon la meilleure perspective possible et au meilleur moment possible, pour qu’on puisse ensuite, au moment de la projection, les reconnaître sans problème et les observer précisément dans leurs mouvements. La projection de ces enregistrements poursuivait par contre des objec- tifs différents : dans le commerce mondial de la Société Lumière en , il s’agissait de faire la démonstration auprès d’un public interna- tional et pouvant payer de la performance d’une nouvelle technologie photographique pour l’enregistrement et la reproduction de ce qu’on appelait des ‘photographies vivantes’. Lors de la projection au Central- Theater de Trèves de « Milliers d’habitants de Trèves en mouvement », en , il s’agissait d’offrir la possibilité à un maximum de spectateurs de se reconnaître sur l’écran, eux ou bien des parents, des amis ou des connaissances. C’était la performance qui décida du grand succès des prises de vues locales auprès du public autochtone.

. Trierischer Volksfreund, --, --, --, --. . Martin Loiperdinger : Film & Schokolade. Stollwercks Gschäfte mit lebenden Bil- dern. Stroemfeld : Frankfurt am Main, Basel , p. XXX-XXX. . Trierischer Volksfreund, --. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 36 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 36) ŇsĹuĹrĞ 230

 Martin Loiperdinger

Ainsi, en juillet , la Freiburger Welt-Kinematograph recommandait aux propriétaires de salles de faire appel à ses services pour les prises de vues locales lors d’évènements locaux tels que « [les] cérémonies d’accueils ou enterrement de personnalité importantes, [les] spectacles ou parades militaires, [les] incendies et autres catastrophes, [les] fêtes associatives, surtout les appels au drapeau et les cortèges, les tournois ou autres évènements sportifs ». Elle justifie : « chaque participant veut ensuite se voir à l’image, et votre théâtre sera toujours complet . » De façon tout à fait analogue, la rédaction du Kinematograph de l’édition précédente écrit :

Qu’est-ce qui pourrait intéresser plus le public que de se voir sur l’écran ? C’est sur cette idée que les pionniers fondèrent leur plan, et ils font de bonnes affaires. [...] Dans chaque ville ont lieu en ce moment toutes sortes d’évènements festifs qui donnent au propriétaire de salle la meilleure matière pour en tirer profit. Il fait simplement réaliser un enregistrement cinématographique de ce type de festivité, pour sa publicité ; il annonce, si possible quelques jours auparavant, qu’un enregistrement cinématographique de la fête sera projeté dans son théâtre, et les affaires sont assurées. Hommes et femmes viendront en masse voir cette chose extraordinaire en espérant s’admirer peut-être soi-même sur l’image .

Les projections des prises de vues locales étaient des événements que le public autochtone présent vivait et créait ensemble. Il se pro- duisait alors une inversion remarquable de l’intérêt du spectateur : ce n’était plus l’événement local lui-même qui se trouvait au premier plan, mais le fait de se reconnaître soi-même pendant cet événement. La res- titution sur l’écran de compétitions sportives, de cortèges festifs, de parades militaires et d’enterrements offrait aux participants et aux res- quilleurs l’occasion de « s’admirer » et de « dire du mal » des autres. C’est en tout cas exactement de cette façon que l’article du journal de Trèves cité plus haut décrit le comportement du public de Marzen vis-à-vis des prises de vues locales :

C’est au Kintop que c’est le plus intéressant, quand on passe des prises de vues de Trèves au public exultant. Nous voyons alors des visages connus de Trèves, à la sortie de la cathédrale, pendant l’exer-

. Der Kinematograph, Nr. , --. . Der Kinematograph, Nr. , --, contribution de la rédaction qui s’inspire d’une annonce de la Freiburger Express-Films. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 37 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 37) ŇsĹuĹrĞ 230

Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps 

cice des pompiers, l’entrée des chanteurs, sur le marché aux bestiaux. Les enfants exultent : elao dän es dän Häns, et Katt ! [tiens ! le Hans ! la Käte !] — les « plus grands » disent plus bas les noms de leurs connais- sances. L’un ou l’autre se réjouit d’apercevoir sur l’écran n’importe quel visage connu, et se réjouit particulièrement de voir son portrait lui ren- voyer un sourire, comme, au contraire, il se met en colère en voyant face à lui son visage renfrogné, peu aimable ou peu avantageux .

Dans quelques prises de vues locales, ces réactions du public sont déjà inscrites dans les images mêmes. Par exemple, dans Congrès international marial de Trèves 3-6 août 1912, le prétexte de l’enre- gistrement est un défilé festif d’enfants de chœur, d’évêques, d’abbés et de prélats. À l’arrière des rangs des dignitaires du clergé auxquels la caméra n’accorde presque aucune attention, les curieux, qui formaient plus tôt une haie, envahissent la rue et se pressent, pleins d’entrain, vers la caméra posée en hauteur. La foule souriante et saluant de la main était au moins aussi intéressante pour l’opérateur que l’autorité spi- rituelle marchant dignement dans de somptueux costumes. Les habi- tants de Trèves pouvaient ainsi voir leur visage au Central-Theater de Marzen : tous ceux qui étaient, au milieu de la foule joyeuse, devant la caméra, obtenaient la possibilité de prendre la projection comme un jeu de recherche pour se reconnaître dans la cohue. La foule enregis- trée ici ne s’arrangeait pas selon un cérémonial prévu à l’avance, mais se regroupait spontanément autour de la caméra placée en hauteur — en sachant pertinemment qu’on tournait et que tous les participants s’amuseraient bientôt à jouer à se reconnaître avec leurs silhouettes cinématographiques sur l’écran du Central-Theater. Selon le journal du Land de Trèves, les prises de vues locales favo- risaient une ambiance spontanément intime et charmante dans le Central-Theater de Marzen :

La salle perd alors son caractère d’un théâtre proprement dit. Les spec- tateurs se sentent plutôt comme chez eux et peuvent exprimer sans gène leur critique sur leurs connaissances, leurs amis ou ennemis. La salle est devenu le miroir de Trèves, non plus le Allgemeine Anzeiger (journal d’annonces) des évènements officiels de Trèves, mais bien plu- tôt le magasine de mode bon marché pour nos dames .

. Référence cf. N. . . Ibid. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 38 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 38) ŇsĹuĹrĞ 230

 Martin Loiperdinger

L’auteur de cet article ne dissimule pas que ce cadeau reçu dans l’at- mosphère pour ainsi dire privée de la salle de cinéma était véritable- ment à double tranchant :

L’appareil cinématographique ne ment pas. Il montre tout le monde et toutes les choses comme elles sont, comme elles semblent être et devraient être. Il nous dit qui était dimanche à la cathédrale, qui traî- nait pendant le concert sur la promenade et ‘contrôle’ finalement aussi les présences aux processions .

Puisque les prises de vues locales alimentaient auprès du public, en tant que témoins photographiques, les cancans de toute sorte, elles pou- vaient même acquérir le statut d’organe de contrôle informel. Ainsi, les prises de vues locales offraient de temps à autre à la presse du lieu de réjouissantes anecdotes. Le journal spécialisé Der Kinematograph reprend par exemple l’anecdote suivante du Landeszeitung paraissant à Mulhouse, en Alsace, sous le titre : « Le cinématographe-traître » :

En ce moment, l’Apollo Kinematograph Tonbild Theater à Mulhouse montre un enregistrement d’un concert militaire au Salvatorgarten. On entend la musique de l’orchestre des dragons et on voit les nombreux spectateurs se promener. Les images sont d’une clarté bluffante et les personnes sont bien reconnaissables. Cela sera fatal à une mignonne petite dame. Il y avait assis là dans la salle un couple digne qui regardait ces images. Soudain, la maman tressaillit, donna un petit coup au papa et dit (en alsacien) : « Lueg emol do, Fernand, isch das nit unser Lucie, wu do mit dam Büe spaziert ? — E frili, wart dü, bis ass ich heimkumm, dir will ich lehre, jetz schu mit Büewe az’bandle. » [« regarde un peu là, Ferdinand, n’est-ce pas notre Lucie qui se promène avec ce gars ? Eh mais si ! Attends un peu que je rentre à la maison ! Je vais t’apprendre à fricoter déjà avec des garçons ! »] La femme avait reconnu sa fille sur les images et, à la maison, face à ce corpus delicti, la fillette a pu difficilement se tirer de là. Et cela a certainement arrangé les choses car la mère a, selon le Landeszeitung, montré une indignation exagérée. Il va de soi que les voisins de la femme dans la salle se sont amusés de tout cœur à cause de cet incident .

La prise de vue locale Sortie de la cathédrale le dimanche de Pâques prouve bien que Peter Marzen avait effectivement compris depuis le début qu’il fallait créer dans le Central-Theater de Trèves une

. Ibid. . Der Kinematograph, Nr. , --, Rubrik « Zick-Zack ». PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 39 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 39) ŇsĹuĹrĞ 230

Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps 

charmante atmosphère privée, de telle sorte que le public se sente « plu- tôt à la maison » : Peter Marzen et son père Wendel Marzen se fondent dans la foule de croyants qui sort de la cathédrale de Trèves. Peter tient dans les bras une petite fille qui fait signe à la caméra. Ensuite, il lève, pour saluer, son haut de forme. Les signes et les saluts sont des gestes typiques et fréquents dans les films amateurs, qui fixent des évène- ments de famille pour les montrer dans un cercle privé, à la maison, au public familial. Peter Marzen ne fit pas saluer la petite fille pour s’adres- ser, par ce geste, à sa propre famille : il s’adressait bien plus au public des projections de son théâtre de cinéma commercial. Le geste fami- lier laisse penser que les rapports avec les spectateurs des programmes de courts métrages étaient vraiment intimes. La salle de projection du Central-Theater était, selon les apparences, un lieu public, dans lequel Peter Marzen, professionnel du cinéma et commentateur de films, pou- vait s’adresser à son public depuis l’écran comme aiment à le faire des pères de famille dans les films amateurs qu’ils montrent au cercle de leurs proches. De cette façon, les prises de vues locales pouvaient amé- liorer encore l’ambiance intime que Marzen — avec la participation du public présent — avait déjà pu mettre grâce aux commentaires du pro- gramme (de films) en patois de Trèves. Peter Marzen est effectivement facilement identifiable dans la plu- part des prises de vues locales de Trèves conservées : pendant les tour- nages, il faisait bien attention, non sans raison, à être bien reconnais- sable lors des projections sur l’écran du Central-Theater. Les specta- teurs pouvaient même l’observer en train de travailler, comme, par exemple, dans Corso de fleurs organisé par l’association cycliste de Trèves, fondée en , il donne aux acteurs du cortège et au caméraman des indications gestuelles. Les « cameos  » de Marzen dans les prises de vues locales de Trèves ressemblent à une marque qui serait inscrite directe- ment dans les images du film. Ainsi, Peter Marzen devint, lors de ces apparitions en tant que propriétaire de salle et commentateur, une star locale — une marque de fabrique (comme le dirait aujourd’hui tout consultant d’entreprise), pour contrebalancer la concurrence contre laquelle Trèves avait trop peu d’éléments. Traduction Emmanuel Amy de la Bretèque

. Marzen fait signe à l’opérateur en agitant son chapeau de haut en bas pour qu’il arrête de tourner. (NdT) PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 40 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 40) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 41 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 41) ŇsĹuĹrĞ 230

Glissements progressifs vers la guerre : le programme des cinémas à Düsseldorf au début de la Première Guerre Mondiale

Frank Kessler et Sabine Lenk (Université de Utrecht — Musée du cinéma de Düsseldorf)

Qu’est-ce qu’apportent les études de l’histoire du cinéma à un niveau local ? Pourquoi devrait-on essayer d’identifier les adresses où, autre- fois, se trouvaient des salles de cinéma ? À quoi sert de savoir quels films étaient programmés dans tel cinéma à telle date ? Outre le fait que le tra- vail de recherche sur le passé de l’institution cinématographique à tel ou tel endroit précis constitue sans doute une contribution importante à la mémoire collective de la ville en question, ce type d’études locales permet également de nuancer les grandes fresques peintes par les His- toires de cinéma qui, la plupart du temps, se situent plutôt à une échelle nationale ou, à la limite, tendent à traiter du cas des grandes capitales comme Paris, Londres ou New York comme représentatifs pour l’en- semble d’un pays. L’essor qu’ont pris les recherches locales en matière du cinéma témoigne du fait qu’elles commencent à trouver leur place dans le champ des études cinématographiques . Ce qui donne un intérêt particulier aux études locales, c’est qu’elles déplacent l’attention des historiens des textes filmiques, ou de la pro- duction tout court, non pas vers la réception (qui reste l’une des ques- tions les plus complexes pour l’historien), mais vers l’offre de films en un lieu et à un moment précis, et donc vers les possibilités de ren-

. Cf. par exemple KINtop , , Film History vol. , no. , . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 42 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 42) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Kessler et Sabine Lenk

contre entre le public et les œuvres. Cette perspective ouvre en outre le débat sur un autre terrain que celui de l’histoire de l’art cinématogra- phique (bien qu’elle puisse fournir souvent des données intéressantes à ce niveau-là aussi, mais, généralement, plutôt de manière indirecte), à savoir celui d’une histoire culturelle du cinéma. Évidemment, de telles recherches, comme toute analyse à un niveau micro-historique, posent des problèmes en ce qui concerne le statut des données prélevées. Mais d’un autre côté le nombre croissant de travaux dans ce domaine com- mence à fournir des données très riches pour des études comparatives entre différentes villes et différents pays, qui seront très probablement les deuxième et troisième étapes dans le champ des recherches locales. Ici on se concentrera sur une période particulière, à savoir celle des premiers mois de la Première Guerre Mondiale. Le conflit, précédé par une montée générale du nationalisme dans beaucoup de pays euro- péens, a des conséquences importantes pour le cinéma qui fonctionne, lui, surtout à une échelle internationale. L’industrie cinématographique française exporte ses produits dans le monde entier, tandis que le mar- ché en Allemagne est pour une large part dominé par des importations, notamment de la France. Comment les exploitants réagissent-ils donc à cette situation nouvelle ?

Les cinémas de Düsseldorf

En , un nombre considérable de cinémas proposent un pro- gramme régulier aux environ   habitants de Düsseldorf. La ville fonctionne comme une « plaque tournante » pour la distribution des films, qui y sont envoyés de la capitale Berlin parce que c’est là que les producteurs ont établi leurs filiales pour la diffusion dans l’Ouest de l’Allemagne. Pour cette étude, nous analyserons la programmation de deux salles représentatives : le Residenz-Theater et l’Asta-Nielsen-Lichtspiele, toutes les deux situées sur le « boulevard du cinéma », la Graf-Adolf- Straße, rue animée qui lie la gare centrale aux quartiers populaires du vieux centre-ville. Nous regarderons d’abord les programmes du mois précédant le conflit, puis nous verrons comment la guerre et l’avance- ment des troupes allemandes en Belgique et en France se reflètent dans les annonces et dans la programmation .

. La même situation dans une ville de province plus petite est analysée par Brigitte PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 43 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 43) ŇsĹuĹrĞ 230

Glissements progressifs vers la guerre 

Les derniers moments de paix : juillet 

La situation des exploitants est confortable en . Aller au cinéma fait partie des habitudes non seulement des jeunes qui fréquentent le Kaiser-Kinematograph ( places), l’Asta-Nielsen-Lichtspiele () ou le Nordlichttheater (). C’est également le cas pour une partie de la bourgeoisie, qui se rend alors plutôt au Residenz-Theater ( ), le Lichtspiele sur la Kö (), le Schadow-Lichtspiele ( ) ou le Palast- Theater () parce que ces salles offrent plus de confort. Au programme de tous les cinémas il y a aussi bien des films fran- çais que de films allemands, italiens, américains, britanniques ou scan- dinaves. Les annonces dans les journaux mentionnent régulièrement les producteurs des films de la semaine, parmi lesquels on trouve les sociétés françaises Pathé et Gaumont. Tout le mois de juillet l’Asta-Nielsen-Lichtspiele, un cinéma très populaire, propose son programme habituel composé de comédies, de drames sociaux, d’histoires de détective, de films à sensations et de wes- tern américains. Si la programmation ne se distingue guère de celle des mois précédents, les actualités projetées à l’Asta-Nielsen le  juillet révèlent néanmoins les tensions politiques qui perturbent l’Europe. Aus den Schreckenstagen in Sarajewo et Begräbnisfeierlichkeiten des Erzherzogspaares rappellent l’assassinat de l’archiduc autrichien Franz Ferdinand von Habsburg et de sa femme Sophie dix jours avant (--). Les images de l’enterrement seront, par ailleurs, montrées par tous les cinémas importants de la ville. Le - l’Asta-Nielsen présente un film de guerre, Im Schatten des grossen Krieges (Éclair, ), racontant des « événements dramatiques de la campagne de - ». Probablement, l’exploitant August Baltes cherche-t-il à projeter un film dont le thème répond aux attentes d’une bonne partie des Allemands concernant l’éclatement de la guerre. Qu’il soit de provenance française et qu’il illustre le siège hivernal de Paris (septembre  à janvier ) par les soldats allemands et ses consé- quences pour la population n’a apparemment guère d’importance.

Braun, « Patriotisches Kino im Krieg. Beobachtungen in der Garnisonsstadt Trier », KIN- top , , p. -. Plusieurs titres projetés à Düsseldorf en août et septembre le seront à Trèves seulement en novembre. La grande ville est servie plus tôt, les exploi- tants peuvent donc réagir plus rapidement aux événements politiques dans leur pro- grammation patriotique. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 44 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 44) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Kessler et Sabine Lenk

Le  du mois, quatre jours avant la proclamation de la guerre contre la France par le Kaiser (-) et deux jours après la déclaration de guerre de l’Empire austro-hongrois contre la Serbie (-), le cinéma annonce : « Avertissement. En tenant compte de l’ambiance actuelle pleine d’en- thousiasme et de patriotisme nous avons décidé de montrer demain le grand film populaire et d’actualité Tirol in Flammen. Der Freiheits- kampf eines Volks [...]. » (c’est très probablement Tirol in Waffen, Messter, ) . Ce spectacle en cinq actes racontant la « mort héroïque » d’Andreas Hofer en  est présenté non seulement aux adultes mais également aux adolescents lors d’une matinée spéciale. Tirol in Flam- men fait de la propagande de guerre à un public avide d’histoires de victoire contre l’ennemi d’Outre-Rhin. Parallèlement, l’Asta-Nielsen montre à partir du  juillet Die Affaire der Madame X (Pasquali, ), film sur l’épouse du ministre des finances français Joseph Caillaux qui avait tué au printemps de cette année Gaston Calmette, directeur du Figaro, pour ses attaques polé- miques contre son mari. Contrairement à un autre cinéma important, les Lichtspiele sur la Kö, qui dans son annonce déclare de manière polé- mique que le film témoignerait de la situation actuelle (chaotique et scandaleuse) en France, l’Asta-Nielsen parle uniquement d’un « procès sensationnel parisien » qui occupe le monde entier. Le Residenz-Theater, situé dans la même rue et offrant plus d’élé- gance, de confort et de places que son voisin, est géré par Fritz Genandt et Emil Schilling. Genandt sera plus tard un partisan du national- socialisme. On ne s’étonnera donc pas s’il affichait à la veille de la guerre une attitude plutôt nationaliste. Pourtant, son programme de juillet est composé de tous les genres et même dominé par des thèmes français : le - il joue Das Geheimnis der Münze (Hübsch & Co., ), « drame excitant de la période de la campagne napoléonienne en Russie », et le - Bau einer Brücke und eines Bahngleises durch französische Genietruppen-Construction d’un pont et d’une voie ferrée par l’ar- mée française (Pathé, ), « vue militaire très intéressante » qui en France sort même après sa première en Allemagne et en Angleterre . En juillet, aucun film antifrançais ou en faveur de la guerre n’apparaît dans les annonces du D.G.A.. Mais à la fin du mois, Genandt, tout comme les autres exploitants de Düsseldorf, informe sa clientèle : « Message impor-

. Düsseldorfer General-Anzeiger (par la suite : D.G.A.), --. . Voir Henri Bousquet, Catalogue Pathé des années  à , s.l. [Bures-sur-Yvette], chez l’auteur, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 45 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 45) ŇsĹuĹrĞ 230

Glissements progressifs vers la guerre 

tant ! Les télégrammes relatifs au danger de guerre seront présentés à l’écran de notre théâtre à l’instant de leur publication .»

Août  — L’attitude patriotique des exploitants

La déclaration de la guerre contre la France a été attendue depuis un certain temps et — il faut le dire — avec impatience. Une grande partie de la population allemande se réjouit d’avance de la nouvelle défaite de l’« Erbfeind » que l’on croit certaine. On pourrait s’attendre à une fermeture des salles, vu le nombre de jeunes employés qui sont recrutés ou qui s’engagent en tant que volontaires dans les régiments. En plus, les exploitants prévoient un règlement gouvernemental. Celui-ci ne concernera finalement que « les salles de danse et d’autres établissements de distraction similaires  ». Tout comme à Paris, les cinémas ne sont guère touchés par les res- trictions qui frappent par ailleurs le secteur des amusements publics . Par conséquent, la plupart des salles ne ferment pas. S’il y a fermeture comme dans le cas du Theater Gross-Düsseldorf (-/), il s’agit pro- bablement de la pause estivale habituelle. Le variété Apollo ferme du  au - et tient ainsi compte « de la situation politique plus que sérieuse et des sentiments du public  ». Parmi les cinémas, à part le Rheinische Lichtspiele, seul le Schadow- Lichtspiele interrompt ses activités pour quelque temps. Le lendemain de la déclaration de guerre à la France on annonce : « Avertissement ! Par ceci nous faisons savoir de nouveau que le ‘Schadow-Lichtspiele’ restera fermé jusqu’à nouvel avis à cause de la guerre, des temps sérieux et du recrutement du personnel .»

. D.G.A., --. . Der Kinematograph, --. Le Kaiser, « première vedette du cinéma allemand » (Martin Loiperdinger), est favorable à la cinématographie et reconnaît tôt son pouvoir de propagande. Ceci pourrait être une des raisons pour lesquelles les cinémas ne sont pas obligés de fermer. . Cf. Jean-Jacques Meusy, Paris-Palaces ou le temps des cinémas (-), Paris : C.N.R.S. Éditions, , p.  sq. La guerre étant plus proche, il y a cependant un couvre-feu à partir de  heures à Paris et les salles sont contraintes à ne donner qu’une seule séance relativement courte par soirée. À Düsseldorf, par contre, les programmes continuent de la même manière qu’avant. . D.G.A., --. . D.G.A., --.Les Schadow-Lichtspiele rouvriront le - à  heures avec un « programme patriotique ! Correspondant au sérieux des temps et aux sentiments du peuple. Le gain net de chaque vendredi au profit de la Croix Rouge. » PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 46 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 46) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Kessler et Sabine Lenk

La vie quotidienne continue comme avant, le front est loin et ses atrocités ne s’affichent pas encore visiblement : les mutilés sont encore peu nombreux, la mort d’un proche ne touche que quelques familles. La guerre est suivie dans la presse et dans les actualités cinéma- tographiques. Évidemment, l’intérêt pour le conflit est énorme. Les exploitants y répondent en proposant des thèmes patriotiques. L’Asta- Nielsen et le Residenz montrent mi-août Theodor Körner (Deutsche Mutoskop- und Biograph-Gesellschaft ), un « tableau colossal patrio- tique » de la vie du poète et auteur dramatique sortie déjà en  et qui décrit le parcours du héros « du berceau jusqu’à sa mort héroïque ». Apparemment on n’est pas perturbé par la fin tragique de Körner, auteur du vers célèbre « Morgenrot, leuchtest mir zum frühen Tod  », combattant Napoléon en  et tué la même année dans la bataille de Gadebusch. Cinq jours plus tard cet exemple d’héroïsme masculin est suivi à l’Asta-Nielsen par un autre tableau historique consacré à la Reine de la Prusse, Der Film der Königin Luise (DMB, )  ainsi que par Unsere blauen Jungens (Eclipse, ), film documentaire (d’une firme française !) sur la marine allemande, protectrice de l’île Helgoland. La recette nette de Theodor Körner, encore à l’affiche, ira d’ailleurs à la Croix Rouge. L’industrie cinématographique allemande profite de l’ambiance nationaliste pour re-sortir fin août la seconde et la troisième partie de Der Film der Königin Luise (DMB, ). L’Asta-Nielsen propose en plus les « prises de vues militaires les plus récentes, tournées à la demande de Sa Majesté, le Kaiser ». Selon la description il s’agit de vues peu spectaculaires : des scènes d’entraînement datant probablement d’avant la guerre. Mais la population de Düsseldorf, ville de garnison, apprécie ces images, car elles montrent les Uhlans dont un régiment est stationné ici depuis . L’Asta-Nielsen clôt le mois par le drame Das ist der Krieg (Continen- tal, ) suivi d’autres vues militaires qui constituent maintenant une rubrique permanente du programme. On présente « La vie quotidienne et les occupations des environ   prisonniers belges et français au camp de Munster. » Dans l’annonce on lit : « Ne manquez pas de visi- ter notre théâtre ! Vient d’arriver : des prisonniers belges et français en

. Par la suite D.M.B. . « Aurore, tu brilles pour ma mort prochaine » (trad. F.de la Bretèque). . Le Residenz-Theater l’avait montré une semaine avant. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 47 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 47) ŇsĹuĹrĞ 230

Glissements progressifs vers la guerre 

film. » Parmi les dix nouveautés fictionnelles et documentaires du mois d’août, six concernent donc directement ou indirectement la guerre. Le Residenz présente en août un programme délibérément patrio- tique. Dès la deuxième semaine de la guerre Genandt annonce : « Les films français et anglais ne seront plus projetés . » Pendant la première semaine il avait affiché Der Brückensturz — La passerelle tragique, un film de Pathé (), compagnie qui figurait souvent au programme de son cinéma. Comme il est presque coutume en Allemagne en ce temps-là, cette projection a probablement provoqué des protestations du public. Genandt ne programmera par la suite que des œuvres de pro- venance américaine, italienne, danoise, néerlandaise et, naturellement, allemande. Par ailleurs, les premières actualités de la guerre arrivent ce même jour : Treu zur Fahne ! présente plusieurs vues de l’Empereur parlant au peuple, puis des troupes ainsi que la foule exaltée devant la résidence de Guillaume II. Mais ce n’est qu’à partir du  octobre que sept grandes maisons de distribution de la Rhénanie-Westphalie ne diffuseront plus de films français, russes ou anglais. L’union régio- nale des professionnels de la cinématographie et des professions qui s’y attachent déclare qu’on n’acceptera pas que les productions françaises puissent jouer de nouveau un rôle prédominant après la guerre . Comme ses concurrents de l’Asta-Nielsen, Genandt programme à la mi-août Theodor Körner, « Représentation authentique [...] qui pas- sionnera tous les Allemands en cette période si difficile  », suivi par Lieb’ Vaterland, magst ruhig sein (DMB, ) dont le titre est emprunté à un chant nationaliste de Max Schneckenburger intitulé « Die Wacht am Rhein », et qui contient, entre autres, « les images les plus récentes de sa Majesté ». Le bilan du Residenz : onze nouveaux films documentaires et de fiction idéologiquement plutôt neutres, contre huit ayant un rapport avec la guerre. La programmation des deux cinémas ne reflète pas les problèmes inattendus qui s’annoncent au cours du mois d’août : l’appel aux armes des Belges qui refusent que leur patrie serve de pays de passage vers la France, ce qui ralentit considérablement l’avancée des envahisseurs allemands vers Paris.

. D.G.A., --. . « Filmfragen zur Kriegszeit », D.G.A., --. . D.G.A., --. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 48 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 48) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Kessler et Sabine Lenk

Septembre  — Le retour des soldats blessés

En septembre, tous les cinémas offrent leur appui aux soldats retour- nant du front. Dans le D.G.A. on lit le -- : « Comme nous venons de l’apprendre, toutes les salles de cinéma mettent un grand nombre de places gratuites à la disposition des soldats blessés. » Certains exploi- tants le confirment dans leurs annonces, soulignant ainsi leur solidarité avec les troupes ainsi que leurs sympathies pour les jeunes hommes qui continuent à s’inscrire comme volontaires. Et ils démontrent leur sou- tien pour l’armée en offrant gratuitement des places aux blessés, muti- lés et invalides de guerre. L’Asta-Nielsen annonce : « Des vues du front arrivent tous les jours  !» Même si les opérateurs ne peuvent pas filmer l’action sur les champs de bataille, ils rendent la sphère de la vie quotidienne directement derrière les lignes. Ainsi ils donnent aux familles des soldats une image de ce que vivent les maris, frères, fils, cousins et fiancés. À travers les programmes, le public peut suivre l’avancement des armées : Von Aachen nach dem belgischen Kriegsschauplatz Lüttich — Namur, Deutscher Soldat im Felde ou Der Einmarsch der deutschen Truppen in Lüttich und Brüssel sont des titres typiques de cette époque. Ces films sont projetés dans toutes les salles de la ville, qui restent fidèles à la promesse de mon- trer la situation actuelle du front . Toutefois, ces nouvelles sont datées, car la production demande son temps. Les images de la Belgique sont présentées le  septembre au Asta-Nielsen, tandis que l’armée a franchi la frontière de la Belgique neutre le  août déjà. Elle se trouve depuis le  août à Liège, puis depuis le  août à Bruxelles, le  à Namur. Or, entre-temps la situation a changée. Contre toute attente l’armée a rencontre de la résistance en Belgique. En appelant son armée au secours de la patrie, le roi Albert I a manifesté la volonté de se battre. Les soldats allemands n’arrivent en France que vers la fin août. Des batailles de Mulhouse (entre le  et -) l’armée allemande sort victo- rieuse, mais dans la bataille de la Marne ( au -) les troupes françaises arrêtent son avancée vers Paris. Le « miracle de la Marne » est un échec lourd de conséquences pour les Allemands.

. D.G.A., --. . Le Residenz-Theater n’est d’ailleurs pas satisfait par ces titres plutôt neutres. Dans ses annonces il y renonce et préfère ses propres commentaires tels « Liège, Namur, les villes prises » et « d’excellentes vues spéciales des effets de l’artillerie allemande en Bel- gique », D.G.A., --. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 49 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 49) ŇsĹuĹrĞ 230

Glissements progressifs vers la guerre 

Les projections du Asta-Nielsen ne reflètent pas ces difficultés. On y propose un « programme patriotique brillant » afin de distraire et d’en- courager ceux qui sont restés en Allemagne. Ce programme continue à être l’expression de l’espoir général que la guerre sera bientôt termi- née par une victoire des Allemands. Une semaine après le « Sedans- tag » (er septembre ) le cinéma joue une re-sortie que le Residenz avait déjà montrée le - : Aus Deutschlands Ruhmestagen (D.M.B., ), « grand tableau de guerre en  actes », rappelant « les grands jours » de la défaite de la France en . L’actualité Die Einholung der erbeute- ten russischen, französischen und belgischen Geschütze und Feld- zeichen in Berlin (rentrée des armes et insignes russes, françaises et belges à Berlin) renforce ce sentiment trompeur. Plus propagandiste encore, Markante Aussprüche in grosser Zeit (propos marqués à des moments héroïques), présente une série de por- traits de personnalités historiques et contemporaines favorables à la guerre que l’on cite pour justifier les sacrifices imposées par le gou- vernement. Au cours du mois on trouve encore deux autres « tableaux de guerre » à l’écran : Madeleine (D.M.B.), une re-sortie de  racon- tant les actes héroïques d’un officier de la garde allemand en -, et Das treue deutsche Herz (D.M.B., ), le récit des « aventures de guerre du commandant Schill ». Le bilan de septembre est pareil à celui d’août : quinze mélodrames, films policiers et comédies contre quatre drames de guerre et deux autres dont le thème y est lié. Fritz Genandt du Residenz relève le défi et se proclame un patriote de premier ordre. Il continue en septembre son « programme patrio- tique à l’occasion de nos victoires à l’est et à l’ouest  ». Il se sert non seulement de films documentaires (Unsere Marine) et d’actualités (Ankunft der ersten eroberten französischen Geschütze), mais éga- lement de films de fiction tel Der Überfall auf Schloss Boncourt, qui n’est rien d’autre que le film Madeleine augmenté par des « scènes de guerre excitantes  ». Par ailleurs, le Residenz présente en septembre un film avec Henny Porten (Der Feind im Land, Messter , ) et Kriegs- getraut (Bolten-Baeckers, ) situés tous les deux pendant la guerre

. Fête de la victoire de Sedan en  (N.D.E.). . D.G.A., --. . Ibid. . Selon Corinna Müller (« Filmografie », in Helga Belach, Henny Porten. Der erste deutsche Filmstar -, Haude & Spener, Berlin , p. ) le film est interdit le - pour toute la durée de la guerre. Soit il s’agit d’une erreur de la part de Müller, soit Genandt ne respecte pas cette interdiction car le -. il annonce la prolongation de PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 50 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 50) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Kessler et Sabine Lenk

-. En tout, Genandt joue en septembre huit nouveaux films de fiction ou documentaires renvoyant à la guerre, contre treize qui n’y font pas allusion.

Octobre  — La guerre devient la vie de tous les jours

De plus en plus la population commence à comprendre que la fin du conflit est encore loin. Les gens s’habituent peu à peu à vivre en temps de guerre. Dans les journaux les listes avec les noms de ceux qui sont morts à la bataille deviennent une rubrique permanente. Par contre, à partir du  octobre les ‘télégrammes’ avec les dernières nouvelles du front ne figurent plus sur la ‘une’ du D.G.A.. Dans les programmes des deux salles, cependant, la guerre occupe une place de plus en plus centrale. D’une part, il y a des films de fic- tion patriotiques évoquant des épisodes historiques tel la résistance contre Napoléon (Das Volk steht auf ! [le peuple se soulève ; Savoia, ]  ou d’autres drames militaires tel Der gute Kamerad [Messter ] , Der Kriegshund [Phönix, Suède, ] ), dont l’annonce ne pré- cise pas à quelle guerre ils renvoient. D’autre part on projette aussi des premières productions fictionnelles renvoyant directement à l’ac- tualité comme Auf dem Felde der Ehre (Rensie, )  ou Michels eiserne Faust (Bolten-Baeckers, « Gegenwarts-Kriegs-Allegorie   »). Par ailleurs, toutes les salles continuent à montrer des actualités de guerre qui, comme dans les mois précédents, insistent sur les succès militaires allemands. Dans le cas de Die siegreichen Heere Deutsch- lands und Oesterreichs und ihre Feinde , il s’agit apparemment d’une compilation en trois actes de vues datant très probablement d’avant la guerre. Le film montre des troupes, quelques généraux et les armes de différents pays impliqués dans le conflit, ainsi que les monarques et les hommes politiques qui les gouvernent. À côté de ces

la projection de l’œuvre. Ou encore les intertitres et le contenu ont été modifiés. Dans le film Porten joue une Française qui se venge de la mort de son mari en se tournant contre l’armée allemande. Il n’est pas possible qu’il s’agisse de Ein Überfall im Fein- desland (Messter, ) car celui-ci ne sortira à Berlin que le --. . Residenz, D.G.A., --. . Residenz, D.G.A., --. . Residenz, D.G.A., --. . Residenz, D.G.A., --. . Asta Nielsen, D.G.A., --. . Residenz, D.G.A., --. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 51 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 51) ŇsĹuĹrĞ 230

Glissements progressifs vers la guerre 

bandes glorifiant l’armée allemande, la propagande commence à expli- citement parler des soi-disant « atrocités » commises par les adversaires. Le - le Residenz annonce des vues de « villages ravagés par les Russes en Prusse orientale », et on explique que « cette vue spéciale à été prise sur demande de l’administration militaire qui l’a mis à la disposition des cinémas allemands pour la diffusion ». C’est donc au tout début de la guerre déjà que les autorités se servent du cinéma non pas seulement pour faire monter les sentiments patriotiques du public, mais aussi pour dénoncer les adversaires.

Conclusion

Dans la période juste avant le début de la guerre, les cinémas pro- posent leur programme habituel. Ceci change au moment où com- mencent les hostilités. Pendant les trois premiers mois de la guerre les exploitants mettent l’accent sur le genre du « film de guerre » qui domine l’écran. Par manque de titres nouveaux, les compagnies de production et de distribution re-sortent des films de fiction anciens relatifs aux guerres antérieures, surtout celles dont l’Allemagne est sor- tie victorieuse. Les exploitants se servent volontiers d’œuvres qui glori- fient la guerre et renforcent l’enthousiasme qui règne dans beaucoup de familles allemandes. Cette image positive d’un événement dont la nation verra bientôt aussi le revers de la médaille — les morts, les muti- lés, la faim... — correspond sans doute souvent à leur attitude patrio- tique, mais aussi au calcul économique. Contrairement aux films de pro- pagande militaire qui apparaîtront un peu plus tard, ces films d’avant- guerre devenus propagandistes par le nouveau contexte de présenta- tion contribuent surtout à l’atmosphère chauvine et triomphaliste de ces premiers mois de guerre. Après les premiers succès, la situation militaire commence à chan- ger. L’euphorie s’estompe et se transforme en une attitude plus grave. L’avancement de l’armée allemande s’étant arrêtée en octobre et novembre  sur une longueur de plusieurs centaines de kilomètres, la « guerre mobile » des premières semaines deviendra la terrible « guerre des tranchées ». Peu à peu on comprend que les pères, fils, maris, fian- cés et cousins ne seront pas de retour à Noël. Les films doivent donc dorénavant justifier pourquoi ils sont toujours au front. Plus le temps passe, plus on doit rappeler au peuple que la guerre est une « guerre PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 52 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 52) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Kessler et Sabine Lenk

juste », que les soldats ne meurent pas pour rien mais pour la patrie et pour l’honneur de la Nation. Les ateliers de production allemands intensifient la production de films de guerre à la fin de l’été. La grande vedette Henny Porten dont le portrait se trouve dans beaucoup de portefeuilles de soldats, tourne son premier film de propagande en septembre : Ein Überfall im Fein- desland (Messter) est présenté à Berlin le --. Il sort à Düsseldorf le même jour, au Residenz-Theater. Comme quelques autres que l’on trouve à l’écran au mois d’août, ce film se situe également pendant la guerre de -. Mais cette fois-ci il est produit dans un pays en guerre avec la France, et l’histoire racontée a été choisie intentionnel- lement pour évoquer le conflit actuel. La période de transition dans les cinéma est terminée, la machine de propagande de la Première Guerre Mondiale est en route .

. Nous remercions Thomas Bernhardt (Geschichtswerkstatt Düsseldorf), Eberhard Bieber, Herbert Birett, Eleni Giannakoudi, Michael Ross et Horst A. Wessel pour leur précieux soutien. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 53 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 53) ŇsĹuĹrĞ 230

Que peut nous apprendre une micro-histoire du cinéma ? Terroirs, Vaucluse, Provence, Midi

Yves Chevaldonné (Université de Poitiers)

Les histoires du cinéma sont en général construites selon le point de vue du principal centre industriel : Paris pour la France, Holly- wood pour le monde. Pour en apprécier toutes les complexités, d’autres approches mériteraient cependant d’être explorées. Une histoire natio- nale du cinéma pourrait être aussi vue comme la somme, enrichie, des histoires locales. Au plan national, l’abondance de la matière et l’orien- tation des sources poussent à se limiter aux parties les plus « nobles » : inventeurs, maisons de production, cinéastes, principaux films, cou- rants cinématographiques. Les monographies locales peuvent per- mettre de dépasser ces limites traditionnelles, de toucher à d’autres domaines (mœurs, coutumes, langue, etc.), et surtout de remettre le spectateur au centre des préoccupations. Ce type d’étude soulève en premier lieu la question : qu’est-ce que le « local », à quel niveau le situer ? Quartier, ville, canton, département, région, Midi, Sud, Occitanie ? Où commence alors le « régional » ? Nous allons voir que ces divers échelons sont enchevêtrés ; une histoire locale du cinéma oblige à passer continuellement de l’un à l’autre. Dans un second temps, il importe de ne pas oublier que le caractère local, en cette fin de xixe siècle, est moins considéré comme un signe d’enrichissement culturel que comme une simple pièce de musée. Si PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 54 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 54) ŇsĹuĹrĞ 230

 Yves Chevaldonné

la Nation s’est construite après  sur « la fusion des différences  », la mise en valeur du patrimoine local est à cette époque considérée comme une simple muséologie passéiste, archaïque. Avec le dévelop- pement du tourisme, le pays en vient à « consommer » le régional et le local, réduits à des clichés, au sens propre (essor de la carte postale) comme au sens figuré. Le modèle cinématographique national qui va rapidement s’imposer participe pleinement, comme nous allons le voir, à cette lente dispari- tion de tout « anachronisme local ». Historiquement, fait d’abord partie des Bouches-du-Rhône ; il en sera séparé en  pour des raisons politiques. Géographique- ment, le Vaucluse entretient des liens très étroits en amont (Alpes de Haute Provence) et en aval (Crau, Camargue). L’exemple du Félibrige le montre bien : ses activités sont centrées sur Avignon, le Comtat Venais- sin, la vallée du Rhône ; mais elles englobent aussi le Ventoux et son arrière-pays alpin, Maillane, Arles, la Camargue. À la fin du xixe siècle, le Vaucluse, département rural, est le foyer d’une culture et d’une langue provençale bien vivantes. Dans le cadre d’une diffusion industrielle et uniformisante comme celle qui rapide- ment s’impose dans le cinéma, un département pouvait-il présenter un échelon pertinent, au niveau national, ou régional ? Comment le public vauclusien pouvait-il se retrouver dans des productions à intérêt local, de plus en plus formatées selon des normes économiques et culturelles bien plus larges ? Les spectateurs provençaux, comme ceux des autres régions, sont friands du spectacle que leur offre le miroir cinématographique. Edgar Morin évoque ainsi la fascination du quotidien dans les premiers temps du cinéma, le nouveau spectacle permettant aux spectateurs de redé- couvrir leurs villes, leurs rues, leurs quartiers... « le décor de leur vie familière  ». Le publicités des exploitants jouent clairement sur cet aspect : « de nombreuses personnes seront étonnées de se voir  » (cinématographe Le Royal, Valréas, ), « Le Meeting du Mont-Ventoux, où l’on recon- naîtra sur l’écran de nombreux Carpentrassiens  » (Modern’ Cinéma,

. Thierry Gasnier, « Le local. Une et indivisible », in Pierre Nora, dir., Les lieux de mémoire, t. , p.  à . . Le cinéma ou l’homme imaginaire, p. . . L’Écho Valréassien,  mars . . Le Ventoux,  septembre . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 55 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 55) ŇsĹuĹrĞ 230

Que peut nous apprendre une micro-histoire du cinéma ? 

Carpentras, ). Le registre peut aussi être ironique : le directeur du Casino Pathé de Cavaillon annonce en  qu’il va filmer les « princi- paux lieux publics » de la ville, et précise que « les Messieurs qui se trou- veraient en rupture de ban “conjugal” feront bien de se voiler la face, sans quoi ... ». Une partie intégrante de cette stratégie est l’utilisation fréquente du pronom possessif dans les publicités ou les comptes-rendus des jour- naux : l’accident de train survenu près de « notre gare », « les principales vues de nos mémorables » fêtes ; « notre musique du e génie  »... Termi- nologie qu’il est tentant de rapprocher, même si nous nous situons à un autre niveau, de la référence à « nostro lengo » (le Provençal), socle commun des Vauclusiens, plus généralement des Provençaux. Les films à sujet local et régional participent à la mise en place d’un espace public provençal dans lequel le spectateur peut se reconnaître, se projeter, se construire comme sujet social. Bien avant la télévision, les spectateurs du Vaucluse sont confrontés à l’image de leur région, image virtuelle mais plus large que l’horizon de leur quotidien. Ils peuvent ainsi découvrir, avec peu de décalage, de retentissants faits- divers (Catastrophe du Liberté, survenue à Toulon  et projetée à Car- pentras et Orange, moins d’un mois après ) ou de grandioses mani- festations culturelles (Les Fêtes du cinquantenaire de Mireille, filmées à Saint-Rémy de Provence en , présentées à Carpentras deux mois plus tard ). Malheureusement, au niveau des réalisations concrètes, ces films à caractère local se révèlent très peu nombreux : pour notre échantillon (-), seulement  références sûres et  incertaines. Produire des films sur place demande un investissement et une qualification plus importants, mais surtout le marché d’exploitation est très limité : une ville, un canton, quelquefois un département, rarement toute la région (sauf, nous allons le voir, pour une firme bien implantée). On ne relève que quelques rares cas de films tournés dans une ville et montrés ailleurs : outre les deux exemples précédents, citons des vues d’Avignon montrées à Cavaillon en , ou encore les Courses du Mont-Ventoux projetées à Carpentras et dans deux agglomérations proches en -

. La Légalité,  septembre . . Le Petit Vauclusien,  juin  ; L’Indépendant Aptésien,  septembre  ; Le Courrier du Midi, . C’est nous qui soulignons. . Le Ventoux,  octobre . . Le Ventoux,  novembre . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 56 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 56) ŇsĹuĹrĞ 230

 Yves Chevaldonné

. Il est vrai que ce dernier film concentre, dans une référence locale (donc familière), des éléments de modernité (il s’agit de courses auto- mobiles) et de tradition (le Mont-Ventoux est la montagne sacrée du Félibrige). Les sujets impliquant ce caractère local sont surtout des actualités. Une bonne moitié des films présentent le cadre de la vie quotidienne, les fêtes et les événements (Fêtes d’inauguration du monument Gam- betta à Cavaillon, Les dernières courses du Mont Ventoux), les notables du lieu (Avignon-ciné-revue), des catastrophes (Accident de chemin de fer près d’Avignon). Les vues tournées par des photographes locaux, ou par des ambulants à faible rayon d’action, sont nettement majoritaires avant  (environ - sur  références) ; c’est-à-dire avant l’industria- lisation de la distribution et de l’exploitation. Elles sont à cette période destinées uniquement à un public local. Ce type de produit n’intéresse donc guère les grandes compagnies : le but de celles-ci n’est pas d’assurer une diversité dans les expressions locales. Par contre, elles voient rapidement l’intérêt (commercial) de sujets à caractère plus ou moins régional, quitte à les baptiser « actualités locales ». C’est l’époque où la Troisième république, consolidée depuis peu, s’appuie sur la richesse de ses millions de petits propriétaires soli- dement conservateurs. Les hommes politiques multiplient les tournées en province, et en retour lors des grandes fêtes laïques les provinciales en beaux costumes multiplient les hommages aux symboles nationaux : drapeau tricolore, Jeanne d’Arc. C’est dans ces courants d’échanges symboliques que vient s’insérer tout naturellement la nouvelle tech- nique de diffusion. Dans le Vaucluse, les exploitants liés aux grandes firmes ne manquent jamais de signaler les vues concernant la Pro- vence. Dès , le Cinématographe Lumière, à Avignon, présente dans chaque programme quelques bandes concernant la région (pour l’inau- guration : Courses de taureaux, La Farandole par une société d’Arles et Un bal à Maillane ). Et il en va ainsi jusqu’au premiers grands films : Reine de la Camargue, « roman d’aventures provençales » ; Le Mirage, « beau drame arlésien  » (tous deux au Palace d’Apt en ). Dans notre échantillon sur le Vaucluse, après , ce sont les films réalisés par les grandes compagnies, pour une diffusion nationale, qui désormais dominent ( sur  ou ).

. Le Petit Vauclusien,  mars . . Le Mercure Aptésien,  et  décembre . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 57 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 57) ŇsĹuĹrĞ 230

Que peut nous apprendre une micro-histoire du cinéma ? 

Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, Pathé, dont on connaît la poli- tique de monopole et de domination, est au premier rang dans le Vau- cluse pour la programmation de ce genre de films. L’Alhambra d’Avi- gnon projette dès son inauguration Avignon Cinéma-revue, et continue à proposer régulièrement des sujets sur le Midi. Le Casino de Cavaillon, sur six mois de , en présente une dizaine . C’est une des meilleures armes de la firme contre la concurrence. Sa puissance au niveau natio- nal et international s’appuie efficacement sur un réseau régional de succursales et de sous-traitants : le « Cinéma-Monopole » à Lyon pour exploiter les salles du Sud-Est , la Comica et la Nizza à Nice pour les tournages sur place. Ainsi dans les filmographies de la firme et des autres grandes sur la région, les documentaires sont nettement majoritaires. Il ne s’agit plus de montrer la vie locale réelle de tous les jours, mais les lieux qu’il « faut avoir vus » : Marseille, la Côte d’Azur, Arles, Nîmes, la Camargue, ou La Provence et ses monuments, qui comporte quelques plans sur le Vaucluse ; ou encore, des spectacles « prêts-à-tourner », « typiques » : courses de taureaux, défilés de Carnaval, Arles, fête de la jeunesse en présence de Mistral . Mais la région est de plus en plus souvent aussi un simple décor pour de romanesques histoires de corridas ou de gar- dians de Camargue ; jusqu’à cette Passerelle tragique, « grand drame populaire », tourné à L’Isle-sur-Sorgue, mais dont l’action peut se pas- ser n’importe où. Dans les quelques fictions se déroulant dans le Midi, le Provençal « typique » présente quelques traits constants : vantard, prétentieux, ridi- cule pour le personnage comique (Tartarin, Marius), sous un soleil tou- jours radieux et sans mistral ; naïf, sauvage, primitif pour le tragique

. De mars à août  : Courses de taureaux à Nîmes ; Carnaval de Cannes ; Car- naval de Nice ; Course de canots automobiles à Monaco ; Sur la Côte d’Azur ; Élevage de taureaux de course en Camargue ; En Camargue, courses de taureaux aux Saintes- Maries ; La Belle Niçoise ; Mireille (L’Indépendant Aptésien,  mars ;  avril ;  mai ; ,  et  juillet ;  et  août ). . Société régionale d’exploitation créée par Pathé en , le « Cinéma-Monopole » est seul à pouvoir utiliser le nom de la firme (pour les salles comme pour les films... du moins en théorie) dans la région Sud-Est. Notons que la société est basée à Lyon : non seulement il serait impensable que les décisions concernant le Vaucluse soient prises dans le simple cadre du département, mais Marseille elle-même semble trop excentrée pour tenir lieu de centre décisionnaire pour Pathé. Le poids important de la région lyonnaise dans le capital de la société peut avoir joué aussi. . Cinémathèque Gaumont, banque de données. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 58 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 58) ŇsĹuĹrĞ 230

 Yves Chevaldonné

(gardian), dans une Camargue « d’une incomparable tristesse... mélan- colique comme un paysage d’Orient  ». C’est donc avant tout par des clichés que la Provence est vue et mon- trée par le cinéma de plus en plus dominant. Si au début de la IIIe répu- blique la diversité régionale a permis de mettre en valeur la richesse de la nation, elle se réduit en ce début du xxe siècle à un inventaire des tra- ditions, des figures du passé. Avec le développement du tourisme et du chemin de fer (rappelons qu’Avignon est située sur la ligne Paris-Lyon- Marseille), ainsi que de la carte postale, la capitale « consomme » les clichés régionaux, au sens propre et au sens figuré. La distinction entre le local et le régional s’estompe, par simplification : au plan national, le costume arlésien finit par symboliser toute la Provence. Pourtant, au moment où le cinéma apparaît, le Félibrige est en plein épanouissement dans le Midi, et a justement son centre à Avignon et dans le Comtat. La Provence est fascinée par la Catalogne, son essor économique et artistique moderne défiant la domination castillane (l’hymne Coupo Santo fait référence explicite à cette attirance ). Avi- gnon attire Monticelli, Mallarmé, Villiers de L’Isle-Adam, Picasso. Le développement scientifique et industriel éveille un vif intérêt, y com- pris dans les loisirs populaires : depuis les groupes électrogènes utilisés pour les projections ambulantes, jusqu’aux « avions captifs » montrés sur des champs de foires. Certains iront jusqu’à marier magie, électri- cité et cinéma, comme ces deux enfants du pays, Félicien Trewey et Claude Grivolas . Les moyens économiques ne manquent pas : ainsi Jules Charles-Roux, grand homme d’affaires marseillais, protecteur de Jeanne de Flandreysy, est l’auteur de livres érudits sur la culture et les traditions provençales. Pour notre période, l’implication la plus notable du Félibrige dans la production cinématographique peut s’observer dans les deux Mireille (Gaumont et le Film d’Art). Ces deux adaptations de l’œuvre majeure de Mistral illustrent bien le décalage entre le soin minutieux des Félibres

. Scénario d’En Camargue — Une course à la cocarde (Gaumont, ). Archives de l’École Louis Lumière, fonds Gaumont. . L’hymne provençal Coupo Santo commémore l’offre symbolique d’une coupe par des provençaux lors d’une réunion commune. Toujours de rigueur aujourd’hui dans les réunions provençalistes, il conserve une forte charge affective. . Voir Y. Chevaldonné, « “L’homme en morceaux, raccommodé” : de Félicien Trevey au Professor Trewey », in  no  (février ) ; Y. Chevaldonné, « Claude Grivolas et la naissance d’une industrie culturelle », in CinéVaucluse. Champ et hors-champ, cent ans de cinéma loin de Paris, Mondragon, S.E.L., . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 59 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 59) ŇsĹuĹrĞ 230

Que peut nous apprendre une micro-histoire du cinéma ? 

et le travail à la chaîne des grandes maisons de production. Pour Gau- mont (), le principal problème est de réduire les frais de déplace- ment en province. On prépare donc le tournage de l’œuvre en même temps qu’un reportage sur une corrida, et c’est cette dernière qui est privilégiée. Le Film d’Art () annonce que sa Mireille est bien « [tour- née] sur les lieux, mais avec quels artistes, grands Dieux ! Tout le Café Louis XIV  ! ! !... » C’est qu’en effet, la société a préféré faire appel à des acteurs reconnus plutôt qu’aux jeunes gens du cru laborieusement sélectionnés par Mistral et Baroncelli sur place. Le plan de travail donne alors la priorité aux obligations parisiennes de Mesdames les actrices de l’Odéon. Mistral a beau rappeler que les scènes de son poème, de la cueillette des olives à la « Carreto ramado », s’inscrivent dans une orga- nisation culturelle et sociale complexe, pas « tous les jours à la portée du photographe  », rien n’y fera. Peu à peu, c’est lui, le prix Nobel, qui apprend à s’adapter, à manier les clichés qui plaisent à Paris. Nécessaires concessions, se console-t-il, pour que le cinéma diffuse dans le vaste monde des images de son pays. Il se résout à privilégier lui aussi « l’image typique », passe-partout, au détriment du réel et du beau :

Je vous ai dit, je crois, que la cueillette des olives n’avait lieu qu’à la fin de l’automne. Mais, puisqu’il ne s’agit que d’avoir des groupes de jolies provençales en mouvement, je proposerais de représenter le départ des jeunes filles qui vont cueillir les olives, et cela par une ou deux char- rettes, chargées de troupes de filles, portant leurs paniers au bras et causant et riant entre elles [...] Et ce passage de jeunesse joyeuse pourrait s’intercaler entre n’importe quels tableaux de la série cinématographique .

De même, Folco de Baroncelli est vu avant tout par Paris comme un gardien des traditions pittoresques, et sera utilisé à de nombreuses occa- sions comme régisseur-correspondant local, « autochtone », des firmes parisiennes, notamment pour une série de « westerns camarguais » avec Joë Hamman. Il finit lui aussi par bien connaître leurs besoins matériels et symboliques.

. Le Bon sens financier,  juin  cité par C. & V. Armendarès Pacreu, « Popularité de Mireille : Mireille et le cinéma II », in La France latine no . . Archives du Palais du Roure, dossier Baroncelli (lettre de Mistral,  mai ). . Archives du Palais du Roure, dossier Baroncelli (lettre de Mistral,  mai ). C’est nous qui soulignons. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 60 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 60) ŇsĹuĹrĞ 230

 Yves Chevaldonné

Les  Mireille ont aujourd’hui disparu. Mais de la correspondance et du descriptif des tableaux, il ressort que du poème original n’ont été conservés qu’une idylle simplette, un décor folklorique, une série de scènes « typiques » : le contexte social et culturel provençal, son influence sur la progression de l’action semblent effacés . Cette fonction de simple décor se révélera encore plus clairement dans les années suivantes, avec le tournage de nombreux « westerns camarguais  ». Les paysages provençaux apparaissent visiblement pour les décideurs de la capitale comme fournissant une image suffisam- ment convaincante du Far-West pour l’imaginaire populaire français, mais aussi international. On voit, finalement, que la vie locale vauclusienne, et plus générale- ment provençale, offrait de très riches possibilités. À sa modeste place, le Félibrige aurait pu proposer un univers cinématographique différent. Des possibilités existaient également sur le plan économique : des infra- structures industrielles importantes ont essayé de se mettre en place dans la région de Carpentras, sans doute en liaison avec un groupe ciné- matographique de la capitale . Une alternative était donc possible. Il serait cependant réducteur de ne voir dans ces rapports déséqui- librés que l’effet du jacobinisme, de la domination de Paris. Le capi- talisme marseillais, hégémonique dans la région, ne cherche pas à donner à celle-ci un développement autonome. Il s’installe dans la fonction lucrative et conservatrice de portier de l’empire colonial fran- çais : transports maritimes, transformation des matières premières colo- niales, investissements outre-mer ; ce qui le rend solidaire et tributaire de la politique déterminée par la capitale. Comme ailleurs, les notables locaux (parmi lesquels les Félibres) trouvent en définitive leur compte à jouer un rôle-clé de relais entre le local, le régional et le national. Ils contribuent ainsi à un appauvrissement culturel, au profit de l’éta-

. La guérison de Vincent (aux Baux) ; la mort de Mireille (aux Saintes-Maries) ; un souper au mas de Falabrègue ; la procession des Saintes-Maries ; la procession de « Saint-Aloi » à Maillane ; une ferrade à l’Amarèu (mas de Baroncelli) ; la cueillette des mûriers ; le combat entre Vincent et Ourrias ; l’insolation de Mireille dans la Crau, et sa mort aux Saintes-Maries. Lettre de Mistral,  juin  (C. & V. Armendarès Pacreu, op. cit.). . Citons ainsi, pour les années - : Le Railway de la mort, La Prairie en feu, Une Pendaison à Jefferson City, Cent dollars mort ou vif. . Voir Y. Chevaldonné, « Une industrie du cinéma hors de Paris ? L’exemple du Vau- cluse avant la guerre de - », communication au colloque de l’Afeccav . Publi- cation des actes du colloque prévue en . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 61 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 61) ŇsĹuĹrĞ 230

Que peut nous apprendre une micro-histoire du cinéma ? 

blissement d’un « musée local » de traditions figées, dont ils sont les experts officiels. Après tout, c’est bien Mistral qui a choisi d’aller quê- ter à Paris la bénédiction de Lamartine pour sa Mireio, de renoncer à ses idées fédératives de Calendal () au premier grognement de la capitale. De même, plus tard, pour ses rapports avec le Film d’Art au sujet de Mireille, qu’il semble en fin de compte concevoir comme un Museon Arlaten sur pellicule, à l’usage d’un public « mondial » indiffé- rencié. D’où sa bonne volonté pour loger des traits folkloriques, pour gérer les clichés, du moment qu’ils peuvent fonctionner comme mar- queurs d’authenticité. En  sa solidarité avec les vignerons langue- dociens en lutte ne va pas plus loin qu’un modeste télégramme : cette affaire, estime-t-il, est bien trop politique et sociale pour le Félibrige, voué à la défense de la langue . Celui-ci, en se cantonnant de plus en plus dans le domaine étroitement culturel, se prive ainsi du seul appui solide dont peut encore disposer la culture d’oc à l’époque : les milieux populaires. Ce processus de lente décomposition de l’expression locale et régio- nale, dont nous venons d’observer quelques aspects pour la fin du xixe siècle et le début du xxe, on pourrait sans peine lui trouver un prolongement un siècle plus tard, dans un affaiblissement analogue au niveau national, voire européen, sous l’effet de la globalisation, dans la langue, les images et les moyens de communication, jusqu’aux jeux vidéo et aux ordinateurs. Mais ceci est une autre (micro-)histoire.

. Cf. Philippe Martel, « Le Félibrige », in P.Nora, dir., Lieux de mémoire, III,  : -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 62 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 62) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 63 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 63) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de local chez Jean Renoir

Frank Curot (Université Stendhal, Grenoble)

Dans un texte antérieur, « L’expression identitaire au cinéma : divi- sions horizontales et verticales, centre et périphérie  », j’avais déjà abordé la question du local, mais de façon encore partielle. Cette com- munication me permet d’y revenir plus frontalement, à la fois par rap- port à cette notion et par rapport à Renoir.

La couleur locale dans Le Fleuve

Dans un article intitulé « Renoir à Calcutta  », datant de , Satyajit Ray relate sa rencontre avec le cinéaste français lors du voyage de ce der- nier en Inde pour les repérages et la préparation de son premier film en couleurs, The River (Le Fleuve). Le futur réalisateur indien accompagne Renoir dans sa recherche de lieux de tournage et rapporte ses propos ; par exemple lorsqu’il compare les très belles fleurs rouges d’un palas, arbre très fréquent au Bengale, à des fleurs semblables de Californie, les « poinsettias », dont certaines existent à l’état sauvage : « Mais regardez ce massif de bananiers et cette mare verte à ses pieds. Cela, vous ne l’avez pas en Californie. C’est le Bengale. [...] On n’a pas besoin de mettre beau-

. In Le Renouveau de la parole identitaire, sous la direction de Jeanne-Marie Clerc, Université Paul-Valéry, Montpellier (France), Queen’s University Kingston (Canada), . . Publié en français dans les Cahiers du cinéma, no , janv. , dans Écrits sur le cinéma, Jean-Claude Lattès, , repris dans Ramsay-Poche-Cinéma, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 64 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 64) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

coup de choses dans les films, mais il faut prendre grand soin de ne mettre que des choses justes . » Dans son commentaire, corollaire de ces pro- pos, Ray souligne que « tout en cherchant de bons emplacements, Renoir se préoccupait aussi de la couleur locale, de ces éléments subtils du pay- sage qui, tout en étant visuellement frappants, traduisaient de manière exacte l’atmosphère du pays  ». Ces deux citations appellent quelques remarques. Celle de Renoir, d’abord, indique la sélection qui est à faire pour rendre les couleurs caractéristiques d’un pays. Le nombre nécessairement limité de ces couleurs justes semble aller de pair avec le goût des « couleurs simples » chez le cinéaste français qui fait remarquer, dans son entretien avec Jacques Rivette et François Truffaut, qu’un arbre du Bengale a moins de verts, deux ou trois seulement, que, par exemple, un arbre de l’ave- nue Frochot (sa résidence parisienne) . En revanche, ces verts du Ben- gale peuvent fournir « des fonds puissants  », comme celui du bois de bananiers et de l’étang dans Le Fleuve. Toujours soucieux de ses fonds, animés ou colorés, en fonction du précepte hérité de Pierre-Auguste Renoir par l’intermédiaire d’Albert André (élève de Renoir père), de rem- plir toutes les zones d’un tableau, Jean Renoir dit être allé tourner dans ce massif de bananiers « exprès à cause du vert ». Le cinéaste ajoute d’ailleurs modestement qu’« il y a encore beaucoup à faire, notamment avec les maisons », pour « rendre l’impression de couleurs du Bengale  ». Cette recherche de l’effet coloré typique reste lié à la volonté de se rendre sur le lieu même où se trouve la couleur pour la filmer. En corol- laire, Renoir refuse les effets esthétiques obtenus par le traitement chi- mique de la couleur en laboratoire, préférant confier le résultat de son travail à ses propres sens, à ses yeux et à ceux de son opérateur . La valorisation de la réalité locale par la couleur n’est d’ailleurs qu’un élément d’une démarche créatrice globale concernant tout autant le choix des acteurs et celui de la musique. Renoir a eu recours à beau- coup d’acteurs amateurs amalgamés aux professionnels, à commencer par l’interprète du personnage principal (Harriet), une jeune anglaise

. Propos de Jean Renoir, rapporté par Satyajit Ray, Écrits sur le cinéma, Ramsay- Poche-Cinéma, p. . . Satyajit Ray, Écrits sur le cinéma, op. cit., p. . . Jean Renoir, « Entretien avec Jean Renoir » par Jacques Rivette et François Truffaut, Cahiers du cinéma, no , mai , p. . . Ibid., p. . . Ibid. . Ibid., p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 65 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 65) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

vivant en Inde, recrutée dans une école de Calcutta. La même recherche des valeurs locales s’est effectuée pour la bande musicale, fondée sur des enregistrements faits sur place d’une « musique indienne exception- nelle, très classique, très pure, et pas du tout mélangée d’esprit occiden- tal . » Conseillé et orienté par ses jeunes collaborateurs, notamment par Radha, l’interprète non professionnelle de Mélanie, la métisse, mais danseuse professionnelle connaissant bien la musique de son pays, Renoir a pu recueillir des accents musicaux authentiques dans la tradi- tion de « la gamme indienne » (que ne respectaient pas les producteurs de films indiens eux-mêmes en l’adaptant à la gamme moderne de la musique occidentale) . Dans le domaine de l’image, comme dans celui des sonorités, le désir de mettre en valeur les tonalités locales a même poussé Jean Renoir, tel un peintre voulant faire ressortir une couleur par la juxtaposition d’une autre, à faire repeindre en vert par Eugène Lourié, son décorateur, l’herbe du jardin de la famille britannique, dans Le Fleuve, pour que le gazon fasse plus typiquement anglais. Dans ce cas, assez rare, Renoir a un peu forcé la note dans sa représentation d’une réalité (sans pour cela choquer l’œil du spectateur), la justification étant qu’il s’agissait bien d’obtenir un effet de contraste avec la végétation indienne autour de la propriété de la famille anglaise. À partir d’oppositions entre éléments « naturels » et leurs couleurs, c’est l’élaboration de significations civili- sationnelles et sociales contrastantes qui était visée. En effet, le local indien pour le cinéaste français ce n’était pas seulement l’Inde pitto- resque et éternelle ayant « conservé un peu du charme et de la simpli- cité des temps primitifs » et lui rappelant « les fresques et les bas-reliefs égyptiens  ». C’était aussi l’Inde miséreuse de la saleté, des mendiants, du travail très pénible dans une mine de charbon que Renoir avait visi- tée. Le spectacle de ces malheurs l’avait beaucoup affecté et « inspiré » en même temps, puisqu’il entrevoyait la possibilité d’un cinéma social en Inde, comme en témoigne Satyajit Ray qui le cite : « Si on pouvait seulement se débarrasser de l’influence d’Hollywood et créer son propre style, on pourrait faire de grandes choses ici . » Dans le contexte de pro- duction du Fleuve,« essentiellement destiné au public des États-Unis  »,

. Ibid., p. . . Ibid. . Jean Renoir, cité par Satyajit Ray, Écrits sur le cinéma, op. cit., p. . . Ibid. p. . . Ibid. p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 66 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 66) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

à la grande déception de Satyajit Ray, Renoir ne pouvait aller très loin dans cette direction, mais une séquence montre tout de même les dures conditions de travail des Indiens dans le pressoir à jute dont le père d’Harriet est le contremaître. La seconde citation, celle de Satyajit Ray, utilise donc le terme cou- leur locale. En glissant du sens propre au sens figuré , la notion de cou- leur locale, en littérature comme en peinture ou au cinéma, est sou- vent devenue synonyme, péjorativement, d’effet stéréotypé, de cliché exotique ou folklorique et de détail abusivement pittoresque ; dans ce sens, elle ne saurait rendre compte du style et de l’esprit du film de Renoir. Le cinéaste s’est efforcé au contraire de pénétrer la mentalité et la sensibilité indiennes, notamment à travers le personnage de la métisse Mélanie qui n’existait pas dans le roman et que Renoir a ajouté en récrivant le scénario avec Rumer Godden à la suite de son premier voyage en Inde. Cette modification résultant d’un contact avec le pays est caractéristique de la démarche renoirienne, rappelant celle de Fla- herty et annonçant celles de Rossellini (qui tournera India en , don- nant son point de vue sur ce pays dans un style documentaire), de Rosi, de Loach. Bien que Renoir ne soit guère romantique, l’approfondisse- ment réaliste de l’univers du Fleuve correspond à la définition program- matique de Victor Hugo dans la préface de Cromwell :« Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre . » Nous sommes aux antipodes de la vision hollywoodienne, refusée par le cinéaste, d’une Inde filmique de maha- radjahs, d’éléphants, de tigres du Bengale voire de tombeaux hindoux, ingrédients qui auraient fait, eux, très couleur locale.

Un double mouvement : désir d’intégration et opposition

Lorsque Ray demande à Renoir ce qu’il pense de l’Inde, le cinéaste répond : « Cela je vous le dirai quand je connaîtrai mieux votre pays. Pour le moment, je commence juste à comprendre la ville de Calcutta que je trouve des plus intéressantes . » Ce besoin de connaître et de com-

. Au sens initial, la couleur locale, terme pictural, désigne techniquement la couleur propre d’un objet, indépendamment des valeurs lumineuses auxquelles il est exposé. . Le paragraphe consacré à la couleur locale est placé en tête du chapitre intitulé « Ce qu’on doit demander au drame », avant les deux autres éléments, que sont le vers et la langue. Victor Hugo, Préface de Cromwell, Classiques Larousse, , p. . . Écrits sur le cinéma, op. cit., p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 67 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 67) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

prendre constitue le désir renoirien de s’initier au local sous différentes formes : pays, sociétés, régions, comme en témoigne sa large carrière internationale. Son fils, Alain Renoir, estime « qu’il était psychologique- ment incapable de jouer le rôle d’étranger » et insiste beaucoup sur sa capacité d’empathie à l’égard des individus, « des classes sociales et des nations les plus diverses  ». Pour le cinéaste, en particulier à partir de Toni, il s’est agi de représenter la réunion des hommes et de ne pas res- ter lui-même isolé, mais de s’intégrer  et de traduire au cinéma le local régional comme le local d’autres pays, y compris le local américain. Réa- liser un grand film aux États-Unis, représentatif d’une certaine authen- ticité de la nation américaine, fut une constante ambition de Renoir qui le fit s’opposer à l’hollywoodisme. C’est donc une opposition résul- tant de sa déception face aux méthodes de production et de représen- tation d’une cinématographie qu’il admirait auparavant, mais qui n’est plus celle de Griffith, Chaplin ou Stroheim. Le conflit initial avec Dar- ryl Zanuck, le producteur du premier film américain de Renoir, Swamp Water (), concerne justement l’option de tournage des extérieurs naturels diégétiques (les marais d’Okefenoke) : en studio selon Zanuck ou en décor afilmique selon Renoir (« on location », comme l’indiquent aujourd’hui les génériques de fin). Le cinéaste français aura finalement gain de cause sur ce point, mais Zanuck ne cessera d’intervenir pendant la réalisation pour critiquer sa mise en scène, excentrique par rapport aux normes hollywoodiennes . L’anti-hollywoodisme de Renoir était totalement partagé par Satya- jit Ray qui rapporte, dans son article déjà cité, Renoir à Calcutta, la réponse du réalisateur à la question qui lui fut posée, lors d’une récep- tion organisée en son honneur par la Calcutta Film Society, concernant la difficulté des rapports entre les grands cinéastes européens et Holly- wood. « C’est la manie américaine de l’organisation » qui en est respon- sable pour Renoir : elle se traduit par la multiplication des contrôles, notamment techniques, mais qui s’exerce aussi sur l’inspiration du réa- lisateur. D’autres facteurs interviennent, comme le vedettariat, la cen-

. Préface des Actes du colloque international Jean Renoir, nouvelles approches, Montpellier, Publications de l’Université Paul-Valéry, , p. . . Renoir écrit dans Ma vie et mes films :« Je ne me contentais plus d’un monde qui ne serait autre chose que l’habitat d’individus sans lien entre eux. » Paris, Flammarion, , p. -. . Pour plus d’informations à ce sujet, voir Renoir en Amérique, vol.  des Cahiers Jean Renoir, Publications de l’Université Paul-Valéry, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 68 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 68) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

sure et la conception des films en tant que « produits de consommation à fabriquer en série  ». L’opposition du cinéaste français à Hollywood est à situer dans le contexte plus général d’une dualité entre « centra- lité » et « localité » (ou périphérie). Le centralisme hollywoodien consis- tait à la fois à vouloir reconstituer en studio aussi bien le marais d’Oke- fenoke, dans le sud des États-Unis, que le décor de n’importe quelle ville européenne — aujourd’hui le traitement numérique de l’image ne peut qu’accentuer cette tendance à s’éloigner du local par le virtuel dans la reconstitution — ou à inonder de ses productions le marché européen comme ceux du tiers-monde : tout centraliser et en même temps étendre sa domination. On connaît l’histoire des luttes cinéma- tographiques et culturelles en Afrique ou au Brésil, comme exemples significatifs, face à cet impérialisme économique, esthétique et idéolo- gique. Satyajit Ray a connu de semblables difficultés de création et de production en s’opposant au centralisme du cinéma indien dans les années Cinquante, tant au plan économique qu’aux plans stylistique et thématique. Cette industrie du film, qui sera surnommé Bollywood, correspond bien à la définition par Renoir, citée plus haut, des pratiques hollywoodiennes. Dans ces différentes occurrences, loin d’être exhaustives, d’opposi- tion entre centre dominant et local défavorisé, la notion d’identité, la revendication d’une identité locale, sont évidemment omniprésentes quel que soit le niveau ou le développement géographique de cette rela- tion, de cette dualité : une identité régionale face à une centralité natio- nale, une identité nationale face à une centralité mondiale impéria- liste émanant des États-Unis d’Amérique, une identité tchèque ou géor- gienne face aux normes (idéologiques, culturelles, esthétiques) impo- sées par le centralisme soviétique, mais aussi, pour les pays d’Europe, face à une centralité européenne, etc. Sur ce dernier point, Renoir s’est exprimé dans Le Déjeuner sur l’herbe, en , à une époque où l’Eu- rope est limitée à une communauté économique. La fiction renoirienne, en préfigurant une unification politique (les États-Unis d’Europe domi- nés par les cousins allemands et français du capitalisme européen), annonce les critiques de gauche qui sont adressées aujourd’hui encore à une Europe marchande. La future présidence de ces États-Unis d’Eu- rope va être exercée, dans Le Déjeuner sur l’herbe, par un savant très éloigné des réalités humaines et qui veut appliquer à la femme ses expé-

. Écrits sur le cinéma, op. cit., p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 69 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 69) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

riences d’insémination artificielle sur les rats. Renoir évoque plusieurs dangers : l’unification européenne par l’argent ; la suppression des dif- férences nationales, de ce qui en faisait le charme et la saveur, donc un nivellement du local ; la réduction à néant de la sexualité humaine, de la procréation naturelle et donc de l’amour charnel. Le cinéaste redoute la disparition des valeurs locales, sensuelles, de proximité chaleureuse autant que de contact corporel dans les relations humaines. « Feu la nation » est le titre du dernier chapitre de Ma vie et mes films ; Renoir y exprime une conception très locale, concrète, affective et sen- suelle de la nation : « C’était bien agréable, la nation ! La nation, c’était la vitrine de l’épicier du coin. C’était l’accent auvergnat du marchand de charbon. C’était l’odeur de friture qui montait de chez le concierge. [...]. C’est la chevelure de la femme aimée, la caresse d’un animal fami- lier . » On voit que la définition renoirienne d’une identité nationale n’a rien à voir avec une entité légale quelque peu désincarnée, ni avec un patriotisme ou un nationalisme. Dans Elena et les hommes (), Renoir stigmatise le rôle pernicieux de la presse belliciste sur les esprits dans l’acheminement vers la guerre par un montage de titres drama- tisants de journaux d’époque — aussi chauvins et de mauvaise foi des deux côtés de la frontière franco-allemande — à propos de l’atterrissage accidentel d’un aérostat militaire français en territoire allemand. Pour le cinéaste, la territorialisation nationaliste est une forme de local ou de localisation particulièrement négative et fausse, elle est mythifiante et mensongère. D’abord, parce que ce nationalisme idéologique masque un internationalisme des intérêts capitalistes, comme cela est montré notamment dans Le Déjeuner sur l’herbe et dans Elena et les hommes, ensuite parce que, comme le dit (avec un fort accent italien) l’un des cheminots immigrés travaillant sur la voie ferrée dans la deuxième séquence de Toni : « Mon pays, c’est celui qui me fait bouffer .» De même, dans Le Caporal épinglé (), les deux prisonniers évadés, Caporal et Pater, rencontrent, vers la fin du film et de leur évasion, un soldat français qui travaille chez une fermière allemande dont le mari

. Jean Renoir, Ma vie et mes films, op. cit., p. . . Il faut ajouter que, aussitôt, son collègue de travail rétorque : « Et c’est pour ça que tu es si gros ! » C’est un trait caractéristique du style de Renoir de ne pas vouloir finir la séquence sur un ton grave et sérieux, presque doctrinaire. Ainsi, cette parole lourde, dans sa trivialité, d’implications sociales et économiques, est allégée par la seconde réplique, en fonction d’une sorte de pudeur expressive, non pas en raison d’une quel- conque crainte de la censure, mais par souci de conserver une certaine légèreté stylis- tique. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 70 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 70) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

est mort à la guerre. Comme ils s’étonnent que leur compatriote ne cherche pas à regagner la France, ce dernier répond que dans son pays il était ouvrier agricole et travaillait sur la terre des autres, alors qu’ici, en Allemagne, il pourra enfin avoir quelque chose à lui, en se mariant avec la fermière après « cette pourriture de guerre ». Le mythe d’une patrie uniformément généreuse et juste pour tous est dénoncé par Renoir. Là encore, la réalité socio-économique constitue le véritable clivage — qui est horizontal — selon notre cinéaste, celui des classes sociales, par-delà les oppositions bellicistes et les unifications aliénantes à l’in- térieur des divisions verticales des frontières nationales. La conclusion du Caporal épinglé semble plus réaliste, moins idéaliste que celle de La Grande illusion : l’ouvrier, soldat français, n’obéit plus à l’idéal du devoir guerrier et à l’illusion que la paix en résultera, il ne quitte pas sa fermière allemande avec la promesse de revenir après la guerre. Le local correspond donc à la réalité concrète, présente et positive pour l’indi- vidu, face à l’idéalité négative pour lui de grands principes qui peuvent être aliénants. La Grande illusion montre aussi le dépassement du cloisonnement nationaliste par une égale valorisation des éléments communs aux nations et des caractéristiques différentes, distinctives des peuples, des nationalités. Les deux premières séquences du film (qui se déroulent successivement dans deux cantines, française puis allemande) sont par- ticulièrement représentatives de cette double caractérisation, obtenue par Renoir à travers le traitement des décors, des mouvements d’appa- reil, de l’ambiance sonore et bien sûr des comportements humains. Le cinéaste marque les caractères communs par le même type de décor et de scénographie : un baraquement, dont le mobilier comprend un bar, dans lequel les personnages entrent ou sortent par une porte située au fond. En raison de la structure semblable des deux décors, une impres- sion de symétrie se dégage de la succession des scènes, mais Renoir insiste aussi sur leurs différences. Ainsi, la disposition des tables et des chaises est plutôt libre voire désordonnée dans le camp français où les convives sont installés de façon très décontractée, s’interpelant, par exemple, d’un « Tiens, passe-moi le camembert ! », tandis que la caméra recadre en travelling avant le comptoir du bar où l’on peut lire sur une pancarte : « L’alcool tue, l’alcool rend fou, le chef d’esca- drille en boit ». Ce manque de respect hiérarchique n’est pas le fait de la cantine allemande, l’entrée en scène du commandant von Rauffen- stein, interprété par un Stroheim déjà rigide dans son uniforme, s’effec- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 71 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 71) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

tue selon un cérémonial marqué par la déférence de son ordonnance. Alors que la caméra panoramiquait de droite et de gauche pour suivre les acteurs dans la cantine française, l’appareil commence par cadrer dans l’axe la porte d’entrée dans laquelle apparaît von Rauffenstein puis recule en un travelling rectiligne axial pour recadrer l’ensemble de la pièce en maintenant le commandant au centre du cadrage tan- dis que ses jeunes officiers s’activent autour de lui. Ce mouvement de caméra semble aussi épouser la forme longiligne de la grande table unique qui a été dressée pour le repas avec les aviateurs français. La pancarte irrévérencieuse précitée de la cantine française est remplacée par des photographies de jolies femmes épinglées au mur que la caméra nous montre en plan rapproché avec un accompagnement musical de valse viennoise. La spécificité française de l’ambiance sonore est don- née par une célèbre chanson populaire, Frou-frou, que Maréchal (Jean Gabin) fredonne en l’écoutant sur un phonographe tandis que les pro- pos échangés avec son chef sont très familiers. Ces différences entre les deux espaces nationaux et culturels soulignées par Renoir ne consti- tuent pas à ses yeux un prétexte d’opposition et de conflit, mais contri- buent au contraire à la valorisation de leur originalité réciproque et savoureuse, sans laquelle l’Europe et le monde tomberaient dans une uniformisation redoutée par notre cinéaste. Comme on vient de le voir dans La Grande illusion, chaque natio- nalité est traitée comme un milieu local, familier, proche. Le camp allemand n’est pas réduit au camp de l’ennemi, de l’étranger, du loin- tain, et les personnages appartenant aux deux nations se trouvent des points communs, des souvenirs de mêmes lieux ou de mêmes per- sonnes (conversations entre von Rauffenstein et de Boeldieu comme entre Maréchal, mécanicien dans le civil, et son homologue allemand qui lui coupe sa viande en raison de son bras blessé). Inversement, dans un même camp, la chambre des Français par exemple, chacun des per- sonnages parle de son local dans le civil (occupations habituelles, préfé- rences alimentaires, etc.) qui peut différer de celui de son voisin indivi- duellement, au plan intime, ou en raison du niveau social. Les multiples différences sur plusieurs plans relativisent donc les oppositions simpli- ficatrices, soulignant la complexité de la représentation humaine visée par Renoir, son sens de la diversité du local n’y étant pas étranger. On peut constater aussi que le rattachement, et l’attachement, au local a souvent une dimension temporelle subjective : c’est le passé des personnages qui fait le lien, de même que chez l’homme Renoir, PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 72 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 72) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

c’est l’évocation du passé, de l’environnement de son enfance, comme il l’écrit dans les dernières lignes de Ma Vie et mes films, qui donne une couleur affective à son local, d’ailleurs multiple . Le cinéaste était en effet attaché à plusieurs pays natals ou d’enfance, qu’il évoque dans ses écrits, et dont la référence reste implicite dans ses films ou prend une forme générique, devient une thématique, par exemple celle de la nature, notamment de l’eau et plus particulièrement de la rivière (c’est un local matériel, au sens bachelardien, synonyme de proximité et de sensualité). Mais Renoir a aussi situé certains de ses films près de la mer ou des étangs, dans sa période française et dans sa période amé- ricaine, dans différentes régions de France et dans d’autres pays : il a ainsi été le chantre d’un local pluriel, que l’on peut voir comme le résultat d’une condensation ou d’une multiple exemplification, alors que d’autres artistes, écrivains ou cinéastes, sont les chantres d’un local unique, comme Robert Guédiguian ou Paul Carpita pour la région de Marseille, les frères Larrieu pour le Périgord ou Bruno Dumont pour la région du Nord.

Aspects du local dans Toni

Chez des cinéastes comme Carpita, Allio ou Guédiguian, pour ne prendre que des exemples marseillais, l’attachement affectif à leur région d’origine, source d’un lyrisme manifeste ou implicite, est le corol- laire d’une opposition identitaire au centralisme parisien, associée à des préoccupations sociales spécifiées à la fois par le cadre local et par le contexte historique, mais ayant une valeur plus universelle. D’un cer- tain point de vue, les réalisateurs précités font en partie penser à une sorte de synthèse d’origine de Pagnol et de Renoir dans Toni. Tous les trois sont progressistes comme le Renoir des années Trente et partagent avec Pagnol comme avec Renoir l’humanisme des personnages, leur accent, leur truculence, notamment dans les dialogues, le ton de comé- die souvent associé à une dimension plus dramatique ou tragique ainsi que le travail avec une même équipe et la pratique du tournage en décor afilmique. D’autres points communs pourraient être relevés, mais il fau- drait aussi souligner, dans une démarche d’analyse comparative, ce qui

. On pourrait parler de ses « locals », en se permettant une entorse à la grammaire, par analogie avec le pluriel « ciels » — qui désigne une multiplicité réelle ou une multi- plicité d’aspects (Le Robert) — et en imitant Corot qui qualifiait Eugène Boudin de « roi des Ciels » (cité par Jean Rudel, Encyclopédie générale Larousse, t. , , p. ). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 73 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 73) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

les distingue, et en premier lieu la localisation historique, le contexte de leurs époques respectives, notamment du point de vue des conditions de production et de réception. Pour la réalisation de Toni, la structure technique mise en place dans la région marseillaise par Marcel Pagnol et l’aide amicale qu’il apporta à Renoir favorisèrent une liberté créatrice toujours recherchée par le cinéaste face à ses producteurs en France ou en Amérique. Ces condi- tions de travail n’ont pas souvent été obtenues par le réalisateur. Celles qui se sont présentées à lui à cette époque en France ne se sont guère prolongées, le système de Pagnol n’ayant pas survécu longtemps dans l’après-guerre. Pour The Southerner (L’Homme du sud) ou pour The River (Le Fleuve), ce seront d’autres circonstances favorables qui sou- tiendront ces réalisations heureuses de Renoir. René Allio cherchera aussi à créer dans un autre contexte historique (celui des années Quatre- vingt), à Font Blanche près de Marseille, une structure favorable à une certaine autonomie de travail des cinéastes. En avril , Allio, direc- teur du Centre méditerranéen de création cinématographique, organise un colloque intitulé Centre et périphérie. Son entreprise se présente dans un esprit différent de celui de Pagnol, dans la mesure où il s’agit de promouvoir collectivement un cinéma méditerranéen, de « donner la parole à de jeunes cinéastes  ». Par certains caractères spécifiques de ces démarches successives, la localisation est donc autant historique que géographique. Comme on le sait, le contexte historique et social de Toni est celui de l’immigration italienne, majoritairement, et espagnole en Provence (Jean Grémillon avait tourné, dès , un documentaire intitulé La Vie des travailleurs italiens en France). Le matériau thématique de Toni est issu d’un fait divers local dont un ami de Renoir, Jacques Mortier, à l’époque commissaire de police à Martigues, avait rassemblé les élé- ments. Leur projet était de faire sourdre le drame « comme un épisode de la vie quotidienne  » et que la réalisation paraisse « aussi proche que possible du documentaire  ». Ce film correspond donc au sommet de la période réaliste de Renoir : réalisme du lieu, de ses habitants, des condi- tions de vie et de travail des personnages, des décors afilmiques (espace

. Entretien accordé à La Marseillaise, --. . « Nouvel entretien avec Jean Renoir », par Jacques Rivette et François Truffaut, Cahiers du cinéma, no , Noël , p. . . Renoir, cité par Claude Beylie, « Jean Renoir face au cinéma parlant », L’Avant- scène cinéma, spécial Renoir, nos -, juillet , p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 74 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 74) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

naturel, maisons inscrites dans le paysage et intérieurs afilmiques en majeure partie), réalisme des acteurs marseillais dans la mesure où ils n’étaient pas des vedettes nationales, jouant sans maquillage de cinéma, etc. La valorisation des éléments locaux passe donc par un style réaliste qui apparut « brutal aux gens  » dans le contexte du cinéma fran- çais dominant de l’époque  et qui fut en grande partie responsable de l’insuccès du film à sa sortie , même si l’accueil local (dans le sud de la France) a été bon. Ce contexte de la réception est évidemment un aspect important de la dimension historique de Toni. Pour ne pas en rester à une « explication » un peu courte du suc- cès local du film, c’est-à-dire limitée aux conditions d’exploitation (Toni bénéficiant de sa programmation dans le sillage des Films Mar- cel Pagnol et de leur cote d’amour auprès du public de la région), je vais d’abord tenter de comprendre les motifs de cet accueil local favorable et je poursuivrai en dégageant les éléments d’analyse sociale et idéo- logique contenus dans le film de Renoir, avant de revenir pour finir à l’examen des traits réalistes du style voulu par le cinéaste dans ce film. Une première raison semble être d’ordre général ; elle concerne l’as- pect spéculaire connu dès les débuts du cinéma. Cet effet-miroir a été observé par les frères Lumière qui recommandaient à leurs opérateurs, dans une optique commerciale, de filmer les gens du lieu où ils tour- naient pour les inciter à se rendre aux projections avec le désir de se reconnaître sur l’écran. C’est une motivation qui existe toujours chez les spectateurs — elle concerne plus généralement une ville, une région où l’on vit ou que l’on connaît — et que les exploitants utilisent sou- vent à des fins publicitaires. Une deuxième raison est probablement que le film décrit, justement par son réalisme, la vie quotidienne des provençaux et le phénomène d’immigration qu’ils connaissent, avec une gamme de réactions, représentées dans le film, à l’égard de l’étran- ger. Du côté positif, il y a notamment l’amitié de Fernand (Delmont, acteur de la troupe de Pagnol) pour qui Toni, immigré italien, est « un collègue de toujours » ; l’amour de Marie, d’abord sa logeuse, pour le même personnage. Du côté négatif, c’est le climat de méfiance de la population locale à travers les hommes qui circulent armés de leur fusil de chasse (dans certains plans, on peut en dénombrer trois réunis dans

. « Nouvel entretien avec Jean Renoir », op. cit., p.  . Voir Renoir, ibid., p. , et Beylie, article cité (n. ), p. . . Voir le témoignage de Pierre Gaut, producteur du film : « L’aventure Toni », L’Avant- scène cinéma, op. cit., p. . Claude Beylie indique que, en , une nouvelle sortie connut « un franc succès critique.» Ibid., p. . Cf. l’article de J. Choukroun p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 75 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 75) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

un même cadrage) et en particulier le personnage de Dominique que l’on voit armé dès le début du film, à la recherche du voleur d’un de ses poulets, menaçant à l’égard de ceux qui s’approchent trop de sa fille, dont Toni qu’il accuse à tort à un moment, et qu’il finira par tuer d’un coup de fusil, alors que les gendarmes lui avaient seulement demandé de tirer un coup en l’air pour les avertir. Ce climat xénophobe, tel que Renoir le représente, n’est pas flatteur pour les gens de la région, mais il a pu être ressenti comme une attitude, ou une tentation, plus ou moins consciente, à combattre chez une partie d’entre eux, sans y voir la critique d’un comportement généralisé, d’autant plus que le cinéaste montre aussi, comme nous l’avons vu, des aspects positifs chez ses personnages principaux, dans lesquels un public populaire pouvait se reconnaître. C’est la complexité, ou même l’ambivalence, de la répré- sentation à l’écran de la classe laborieuse qui a pu attirer dans les salles le public méridional, curieux — au-delà du narcissisme spectatoriel déjà évoqué ou du caractère attractif du contexte pagnolien — de juger par lui-même du portrait collectif, réaliste et nuancé, mais sujet à dis- cussion, brossé par Renoir. Quoi qu’il en soit, ce public a certainement été sensible au clivage éta- bli par Renoir entre les ouvriers méditerranéens (autochtones et étran- gers confondus) et Albert, le contremaître parisien, qui non seulement ne leur laisse rien passer dans le travail, mais convoite et s’approprie la femme aimée par l’un d’eux (Toni). Le cynisme et la veulerie d’Al- bert sont opposés à la droiture de Toni, qui n’est pas provençal, mais qui est interprété par un acteur de la troupe de Pagnol, Blavette, vrai- semblablement connu des spectateurs méridionaux pour cette raison et qui l’assimilent probablement à l’un des leurs en dépit de la dié- gèse, d’autant plus que cet acteur ne cherche pas à prendre un accent italien, mais parle avec l’accent provençal (ce qui, d’ailleurs, n’est pas spécialement réaliste). Cette opposition sociale et régionale n’a pu que plaire à ce public populaire, d’autant plus que le personnage du contre- maître endosse un machisme qui est plus généralement attribué au mâle méditerranéen. Sa goujaterie et sa violence à l’égard de sa femme, Josefa, qu’il bat, se manifestent particulièrement dans une scène où il refuse le plat de ratatouille qu’elle a préparé : « Des tomates et des poi- vrons ! Mais tu sais bien que je déteste ça ! [...] Je veux plus voir sur la table cette nourriture de sauvages, là. Allez, ouvre-moi une boîte de sardines. [...] Ah, la, la ! Vivement Paname et un chateaubriand aux pommes, alors ! » Comme on le voit, le clivage culinaire stigmatise le per- sonnage et devient chez Renoir ironiquement civilisationnel. L’opposi- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 76 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 76) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

tion nord/sud, plus encore qu’à travers les goûts alimentaires, passe par une analyse des mentalités dont le cinéaste est coutumier. Ainsi, la sympathie et la confiance que Sebastian, immigré espagnol, éprouve à l’égard de Toni, auquel il aurait préféré accorder Josefa, n’est pas étrangère au fait qu’ils sont l’un et l’autre issus de nations dans les- quelles l’État ne s’est pas formellement séparé de l’Église, à la différence de la France. Sebastian, alors qu’il est très malade, proche de sa fin, demande à Toni d’être le parrain de sa petite-nièce (la fille de Josefa et d’Albert) et de la faire baptiser, pensant que ce dernier ne le fera pas : « Pour nous autres, les chrétiens, [un parrain] c’est... c’est plus que le père. » Ajoutons que Sebastian répond juste avant à la protestation d’Albert : « Ah ! Ici à la campagne, tu n’as pas... la manière. Rien que... de t’entendre marcher, la terre devient paresseuse. » L’opposition entre citadins et gens de la campagne, contenue dans cette réplique qui sent bon le terroir, la pensée et la tournure paysannes, vient renforcer les autres oppositions entre hommes du nord et du sud, entre les ouvriers (y compris agricoles) et le patronat à travers Albert le contremaître ; et on pourrait ajouter, pour revenir à la question de la réception, entre les provinciaux et un individu originaire de la capitale. La demande en mariage de Josefa par Toni s’effectue aussi dans les règles, dans un esprit traditionnel. Toni charge d’abord son ami Fer- nand d’intercéder en sa faveur auprès de Sebastian, puis il intervient directement car Fernand tourne un peu trop autour du pot. Malgré la véhémence de son désir, Toni institutionnalise son amour pour Josefa en s’adressant d’abord à son oncle, tandis que, simultanément, Albert séduit Josefa en l’entraînant derrière un figuier, le mariage venant ensuite. Là encore, la différenciation des comportements masculins semble se faire à l’avantage de l’homme du sud, en raison de sa délica- tesse de sentiment, de son respect de la morale sociale par rapport au comportement faunesque d’Albert (mais en dépit de l’inefficacité de sa conduite). D’être montré sous ce jour plus civilisé a peut-être pu plaire au public masculin de la région, d’autant plus que c’était une démarche coutumière, traditionnelle, surtout à la campagne, et que néanmoins Sebastian dit ensuite à Toni : « Il y a aussi la petite, je veux respecter ses sentiments. » La prise en considération de l’avis de sa nièce vient en dernier, mais cela atténue tout de même ce que l’accord préalable des deux hommes et les projets de travail en commun qu’ils évoquent déjà peuvent avoir de choquant à nos yeux aujourd’hui. C’est une pratique d’époque qui se trouve confirmée par une autre séquence, celle des arrangements entre hommes, Sebastian et Albert, en vue du mariage PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 77 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 77) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

effectif de ce dernier avec Josefa. À l’extérieur, devant la ferme, la jeune femme dit à Gabi : « Ils sont là à discuter de la valeur de la maison, de ce que rapporte la vigne, du nombre de poules, de lapins... Et moi, qu’est- ce que je deviens là-dedans ? » Et Gabi lui répond « Toi ? Hé ! Tu fais par- tie du bétail ! » La réplique est très explicite, presque trop dans le style de Renoir à cette époque, quoique diégétiquement justifiée par la désinvol- ture habituelle au cousin de Josefa. Mais ici la condition de dépendance et d’infériorité de la femme n’est plus seulement décrite, elle est nette- ment critiquée, verbalement, par l’intermédiaire d’un personnage. Ce genre de dialogue correspond aussi au caractère « brutal » dont parle le cinéaste au sujet de la réception de son film. Dans la scène de la demande en mariage de Josefa par Toni, Fernand invoque « le développement industriel de la région, et puis le progrès qui marche à pas de géants... » pour asseoir sa requête en soulignant que Toni a maintenant une « situation ». L’oncle Sebastian renchérit sur ce thème, fier lui aussi de cette région dans laquelle il a pu s’intégrer. Fernand, le carrier, et Sebastian, l’ouvrier devenu paysan, petit proprié- taire de sa ferme (mais criblé de dettes), partagent la même intériorisa- tion de ces lieux communs sur un progrès régional qui serait équitable- ment réparti et profiterait à tous, alors qu’ils n’en sont que très modes- tement bénéficiaires. Outre cette aliénation liée à l’idéologie, Renoir décrit l’évolution de la mentalité des immigrés déjà installés, intégrés économiquement, à l’égard des nouveaux arrivants. Au début de Toni, un dialogue, en partie déjà cité, entre deux cheminots immigrés tra- vaillant sur la voie ferrée est édifiant. « Ces étrangers qui viennent nous lever le pain de la bouche ! » dit l’un, originaire de Turin, et l’autre, de Barcelone, renchérit : « C’est pas malheureux, avec ce chômage ! » Ce réalisme et ce relativisme de Renoir se retrouve dans une remarque faite à sa nièce par Sebastian : « Attention, avec tous ces travaux, on ne voit que des étrangers qui rôdent dans le pays. Surtout les sidis. Oh ! Je ne les aime pas ceux-là. On peut pas savoir ce qu’ils pensent. » Au lieu d’une solidarité avec les nouveaux venus, c’est un clivage qui s’instaure entre immigrés de périodes et aussi d’origines différentes, les plus anciens devenant à leur tour aussi méfiants et xénophobes que les autochtones. Le regard du cinéaste est donc lucide et ce dernier ne se contente pas d’une représentation victimaire schématique de la population locale immigrée. Ce réalisme du lieu et de ses habitants est maintenant à considérer du point de vue des moyens stylistiques mis en œuvre par Renoir. La valo- risation du local implique le recours au décor afilmique que le cinéaste PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 78 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 78) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

pratique, à l’époque du muet, en partie dès Catherine ou Une vie sans joie et surtout dès La Fille de l’eau. Même au début du parlant, alors que la plupart des tournages se font en studio par crainte des bruits parasites, Renoir privilégie le tournage à l’extérieur. Par exemple dans La Chienne (), les acteurs jouent et dialoguent dans telle rue ou sur telle place précises, notamment montmartroises, identifiables, avec leurs caractères concrets, et non dans un décor de studio représentant ces lieux de façon générique, comme justement dans le remake holly- woodien du film par Fritz Lang en  (Scarlet Street). Dès l’origine, on peut opposer le style de Lumière, qui se rend sur le lieu à filmer, à celui d’Edison qui convoque sur la scène de son studio les spectacles qu’il veut enregistrer . En France, dans les années Dix, André Antoine, en fonction de son exigence naturaliste transposée au cinéma, s’em- ploie à tourner sur les lieux réels désignés par la diégèse des romans qu’il adapte. Renoir prolonge Antoine de ce point de vue avec la diffi- culté supplémentaire du son, dès le début des années Trente. Outre La Chienne, et avant Toni, des films comme La Nuit du carrefour (), Madame Bovary (-) adaptent des fictions en les localisant forte- ment par la spécificité de lieux de filmage correspondant parfaitement aux lieux romanesques et à leur atmosphère. En adaptant une pièce de théâtre comme Boudu sauvé des eaux, Renoir procède à un élargisse- ment spatial qui aère l’œuvre, apporte un réalisme de l’espace et du son proprement cinématographique par la présence vivante des lieux : la Seine et ses quais, leur animation, le bois de Boulogne, les bords de Marne, l’eau dans laquelle replonge Boudu.

. Georges Sadoul avait relevé que les films des catalogues Lumière et Edison n’avaient en commun qu’un seul sujet (Le Forgeron et Blacksmith Scene) et il estimait que le traitement opposait radicalement les deux bandes. En fait, les figurants du film réalisé par Dickson et Heise pour la firme Edison sont très éloignés des supposés « dan- seurs abstraits » imaginés par Sadoul qui n’avait pas vu la bande américaine et la croyait perdue. Loin d’une sorte de « remake » en noir et blanc de La Forge de Vulcain de Tinto- ret, le film Edison reste cependant moins réaliste que celui de Lumière, du point de vue du local, et sous trois aspects : dans la réalisation de Dickson et Heise, le fond est entiè- rement noir, selon la technique habituelle aux productions Edison, le « décor » étant donc limité, outre l’enclume, à un foyer ne produisant pas ou très peu de fumée et ce sont des employés d’Edison qui jouent les forgerons. Lumière, au contraire, s’est rendu sur le lieu de travail du véritable forgeron de son usine et a effectué un reportage en le filmant devant son atelier. De plus, le foyer, entretenu par un apprenti, émet beaucoup de fumée, et le forgeron en produit abondamment en plongeant dans l’eau la pièce de métal travaillée. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 79 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 79) ŇsĹuĹrĞ 230

La notion de « local » chez Jean Renoir 

Ces choix d’espaces locaux impliquent la question des éléments sonores conjoints. Dans Toni, cette question du son a été exposée par Renoir lui-même dans le chapitre de Ma Vie et mes films intitulé « Faire partie d’un tout ». Comme on a souvent fait de ce film le précurseur du néoréalisme, le cinéaste rappelle une différence fondamentale concer- nant le son. Les réalisateurs italiens, notamment Rossellini, doublaient systématiquement les acteurs souvent non professionnels, alors que Renoir écrit : « J’ai la passion de l’authenticité du son. Je préfère un son mauvais techniquement, mais enregistré en même temps que l’image, à un son parfait, mais rajouté. [...] Dans Toni, le bruit du train arrivant en gare des Martigues est non seulement un vrai bruit de train, mais il est le son même du train que l’on voit sur l’écran .» En recherchant cette sorte de consubstantialité du son et de l’image, le réalisateur privilégie donc l’authenticité du son local, synonyme de son direct. Ce son véritable du lieu du tournage concerne avant tout les dialogues prononcés par les acteurs, même s’ils risquent d’être para- sités par des bruits intempestifs. Renoir s’oppose nettement ici à la conception hollywoodienne qui exige des dialogues parfaitement com- préhensibles par les spectateurs : le grain, la texture qui font l’authen- ticité du son local doivent être sacrifiés sur l’autel de l’intelligibilité. On pourrait dire que, inversement, le cinéaste français peut sacrifier, à ce réalisme du lieu de tournage, le réalisme du vraisemblable : par exemple, le fait déjà signalé que Blavette n’est pas doublé (par un acteur italien), mais parle avec son accent marseillais et non en imitant l’ac- cent italien, ce qui aurait probablement manqué de naturel. C’est que le doublage des acteurs est une hérésie pour Renoir (y compris, peut-on ajouter, les versions doublées des films italiens des années Cinquante par des acteurs français se contentant de prendre l’accent du Midi !). Loin de l’espéranto des films doublés, Toni est une symphonie de langues et d’accents méditerranéens, ou plus prosaïquement un bras- sage de parlers locaux d’origines diverses. Cette pluralité de la parole, cette variété sonore restent associées à l’exigence d’un lien rendant indissociables le corps, le visage de l’acteur et sa voix. Ce principe de liaison et d’unité, Renoir dit en avoir pris conscience justement en réali- sant Toni. C’est à la fois une notion existentielle concernant la réunion des hommes, thématique récurrente dans ses films, et une conception stylistique du cinéma qui recherche l’unicité de la représentation spa-

. Jean Renoir, Ma Vie et mes films, op. cit., p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 80 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 80) ŇsĹuĹrĞ 230

 Frank Curot

tiale et temporelle. Cette esthétique ne peut que mettre en valeur le lieu dans sa qualité propre et dans son rapport spécifique avec les per- sonnages. Cette sorte d’unité de lieu autour des acteurs est obtenue par la mobilité du cadrage, l’appareil suivant les personnages ou les reliant entre eux, et par le travail de la profondeur de champ qui les met en relation dans la perspective de l’image. Le cadre dans le cadre, avec ses diverses connotations, souligne la mise en scène en profon- deur et les liens, qui peuvent se défaire quelquefois, entre les person- nages. La fenêtre est un dispositif fréquent chez Renoir pour assurer une continuité entre l’espace intérieur et l’espace extérieur, même si elle peut aussi marquer la séparation dans certaines situations et acqué- rir un rôle dramatique ou tragique. Dans les séquences de la carrière, la profondeur de champ rend compte du lieu de travail des person- nages, de l’arrière-plan professionnel dans lequel s’inscrit l’action, mais joue aussi un rôle pour faire ressentir la difficulté du labeur, sa dange- rosité ou pour accentuer, par l’environnement de cet univers minéral, la dureté du conflit entre Toni et le contremaître, le risque physique de leur affrontement au bord du vide, la vue plongeante sur les autres ouvriers minuscules travaillant au sol en contrebas donnant la mesure du péril. Le son est aussi utilisé de façon dramatique : le vent dans les pins buissonnants lorsque Toni est surpris par le gendarme, le bruit de ses pas martelant le pont métallique lorsqu’il court sur la voie ferrée, le bruit violent de ferraille du train traversant le champ en premier plan lorsqu’il meurt dans les bras de Fernand, etc. Ces sons participent, conjointement à d’autres éléments filmiques, et sans cesser d’être réa- listes, à la dimension tragique que Renoir voulait également impri- mer au film. Les événements se déroulant dans ce lieu méditerranéen apparaissaient à Renoir comme relevant tantôt du fait-divers, tantôt de la tragédie antique. Le célèbre pont de Caronte, caractéristique du site de Martigues, sous lequel passent les immigrants au début et à la fin, constitue un monument prosaïque de l’espace réel filmé, mais en même temps son utilisation dans la composition du cadrage par rap- port aux acteurs et aux figurants, son retour final dans la construction d’ensemble, semblent apporter une tonalité de clôture tragique ou de recommencement cyclique : cet objet local peut donc être considéré d’un point de vue documentaire et en même temps être appréhendé, en fonction de différentes interprétations, comme un élément de signi- fication et de stylisation. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 81 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 81) ŇsĹuĹrĞ 230

Quand Marseille dépasse Paris : Marcel Pagnol, producteur et distributeur de Toni

Jacques Choukroun (Université Paul-Valéry, Montpellier )

Dans le cas de Toni de Jean Renoir, l’implantation locale de la société « Les films Marcel Pagnol » paraît avoir joué un rôle déterminant dans la production et surtout la distribution du film. Très tôt, Marcel Pagnol a voulu s’affranchir des grandes sociétés de production. Devant le refus de la Paramount française de produire Fanny après Marius, Pagnol décide de créer avec Roger Richebé la société « Les films Marcel Pagnol » et de produire lui-même Fanny en  avec le concours des studios Braunberger-Richebé. D’après Pierre Braunberger :

Le rôle de Richebé a été très important pour ce film. Comme Pagnol, il était marseillais et avait sur lui plus d’influence que quiconque. Pagnol et lui développaient une certaine xénophobie à l’égard de tout ce qui n’était pas marseillais, un peu à la manière de certains corses .

Dès , Pagnol garde seul le contrôle de sa société et tente l’aventure de la création de studios à Marseille. Après Jofroi, Angèle est tourné en Provence pendant les mois d’avril et mai . C’est alors que Pagnol commence à faire développer sa pel- licule à Marseille et installe un laboratoire de tirage qui est un premier pas vers les studios Marcel Pagnol.

. Pierre Braunberger, Cinémamémoire, Paris, Éd Centre Georges Pompidou, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 82 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 82) ŇsĹuĹrĞ 230

 Jacques Choukroun

L’« échec » de Toni

Dans la filmographie de Renoir, Toni est toujours présenté comme un échec du point de vue de l’audience et, par conséquent, financier. C’est encore la conclusion des belles pages consacrées à la collabora- tion entre Renoir et Pagnol par Pierre Billard dans son Âge classique du cinéma français . Pourtant le coût de production est limité au mini- mum, comme toujours pour le Renoir des années trente qui se carac- térise par une grande économie de moyens financiers. Les conditions de production de ce film sont bien connues car nous pouvons confron- ter les témoignages aux comptes de la société de production créée par Renoir et son ami Pierre Gaut, « Les Films d’aujourd’hui ». Ces archives de Pierre Gaut conservées par la Cinémathèque française comprennent entre autres le contrat d’association entre les sociétés « Les films Mar- cel Pagnol » et « Les Films d’aujourd’hui » pour produire le film Toni  (contrat, au demeurant, assez classique dans les années trente entre une société propriétaire de studios et un producteur indépendant). « Les films Marcel Pagnol » s’engagent à fournir la pellicule, à assurer les frais de tirage par le laboratoire que Pagnol a mis en place à Mar- seille pour Angèle, à fournir le camion son nécessaire aux prises de vue en extérieurs, à assurer le tirage des copies. Comme souvent dans ce cas d’apport matériel, le studio assure la dis- tribution du film qui peut être très lucrative en cas de succès et qui per- met d’étoffer le catalogue de la société de distribution « les films Marcel Pagnol ». On sait que l’équipe technique d’Angèle a largement participé au tour- nage de Toni qui devient le premier film des studios que Pagnol installe à Marseille. Les principaux rôles sont attribués à des acteurs de Pagnol comme Blavette ou Delmont. Le devis du film atteint   francs financés pour moitié par chacune des deux sociétés. La part des films Marcel Pagnol est en fourniture de matériel et prestations tandis que « Les films d’aujourd’hui » bénéficient d’un prêt sans intérêt de   francs de Pierre Gaut lui-même. Renoir participe aussi au financement au titre de sa société « Les Films d’aujourd’hui ».

. Pierre Billard, L’âge classique du cinéma français. Du cinéma parlant à la Nouvelle Vague, Paris, Éd Flammarion, , p. -. . Archives du film Toni, Fonds Pierre Gaut, Cinémathèque française. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 83 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 83) ŇsĹuĹrĞ 230

Quand Marseille dépasse Paris 

La production de ce film a été étudiée par Charles Tesson dans la revue Cinémathèque à partir du dossier Pierre Gaut déjà cité . Les résultats de la distribution du film qui figurent dans ce même dos- sier Pierre Gaut n’ont pas été analysés. Pourtant, il s’agit d’un document exceptionnel car il n’existe, jusqu’à présent, que très peu de documents étudiés concernant ce secteur dans les années trente. On peut espérer qu’un certain intérêt pour l’histoire économique incitera les chercheurs à mettre à jour de tels documents précieux pour une histoire de la récep- tion des films. Précisons pour les non-initiés que nous nous situons à une période antérieure à la création du C.N.C., et quatre ans avant la réglementation nationale concernant la billetterie des salles de cinéma, donc avant l’appareil statistique que nous connaissons depuis . Un document écrit intitulé « relevé général à la fin juillet  film TONI » émanant des films Marcel Pagnol pour informer le coproducteur des « encaissements à fin juillet  » peut nous permettre de vérifier si Toni a été un échec. Échec financier, Toni a coûté    francs pour des encaissements de   francs... Les deux sociétés ont perdu   francs et « Les films d’aujourd’hui » n’ont pas survécu à cet échec.

Comment évaluer l’audience de Toni ?

Ces chiffres permettent d’évaluer la recette globale en France à envi- ron    francs, compte tenu de la part des exploitants et des taxes. Avec une place à  ou  francs, tarifs moyens pour de nombreuses salles et avancés par plusieurs rapports, on obtiendrait entre   et   spectateurs . La fréquentation annuelle est alors d’environ  millions d’entrées pour  millions d’habitants. Mais dans la perspective qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir le local en histoire du cinéma, ces trois feuillets dactylographiés indiquent aussi que ce film a obtenu des résultats très différents de ceux du reste de l’exploitation française, dans la région cinématographique de Mar- seille et en Afrique du Nord.

. Charles Tesson, « La règle et l’esprit : la production de Toni de Jean Renoir », Ciné- mathèque, no , mai , p. - ; no , novembre , p. - ; no , printemps , p. -. . De nombreux réalisateurs contemporains se contenteraient d’un pareil échec ! PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 84 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 84) ŇsĹuĹrĞ 230

 Jacques Choukroun

« Agence de Paris  , Marseille  , Lille  , Bordeaux  , Lyon  , Au total frs  , Suisse frs français  , Haiti   Belgique  , »

Trois chiffres manuscrits complètent ce total : « Agence d’Afrique du Nord  , Indochine   Au total frs  ,  »

Pour donner des ordres de grandeur, j’ai tenté de les convertir en pourcentage, ce qui permet la comparaison avec une moyenne natio- nale. Alors que la région dite de Paris représente environ % des recettes des films, celle de Marseille peut être évaluée à  % et celle de Lyon à  % . Dans le cas du relevé de Toni, on obtient  % pour la région de Mar- seille,  % pour Paris et , % pour Lyon. L’Afrique du Nord est comptabilisée dans les ventes à l’étranger mais dépasse les résultats de Lyon avec deux fois moins de salles (il y avait alors  salles sonorisées dans la région de Lyon et  salles en Afrique du Nord). On peut nuancer la notion d’échec. Si le film avait connu la même audience que dans la région de Marseille et en Afrique du Nord, cette production aurait été bénéficiaire.

. Archives du film Toni, Fonds Pierre Gaut, Cinémathèque française. . « Statistiques et documentation de l’Industrie Cinématographique » Le Film,  juin . Les statistiques sont en millions de francs pour un total français d’un milliard de recettes du er août  au  juillet . D’après ce même numéro, il y aurait eu  mil- lions de francs de recettes en . D’après le rapport de Carmoy : « La région parisienne fournit environ  % des recettes encaissées en France » (page ) Mais la différence avec le chiffre de Pierre Chéret s’explique par le cumul « Paris, banlieue, Grande Région Parisienne » qui correspond mieux au laconique « Agence de Paris » du document des archives du film Toni. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 85 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 85) ŇsĹuĹrĞ 230

Quand Marseille dépasse Paris 

Comment expliquer cette distorsion ?

La première idée est celle qu’a étudiée Frank Curot : n’y aurait-il pas dans le film des éléments d’explication de son succès dans la région cinématographique de Marseille ? Il était possible d’explorer une autre piste : celle de Pagnol, distribu- teur et auteur à succès, qui sert de locomotive au film de son collègue et ami. L’implantation des « Films Marcel Pagnol », les liens avec des distri- buteurs régionaux qui diffusent régulièrement des films de Pagnol sont aussi des éléments qui contribuent à la carrière d’un film (les grands distributeurs américains ont l’habitude d’utiliser leurs films à succès au profit des films qui en ont moins : le « Block booking »). En  à Montpellier, Pagnol est présent avec Angèle pendant deux semaines en novembre. Il se maintient plusieurs semaines avec Tar- tarin de Tarascon (comme auteur des dialogues) en décembre. On le retrouve dès février  avec la reprise de Topaze, en avril de la même année avec celle d’Angèle. En juillet, c’est encore une reprise de Marius et de Fanny. Tartarin de Tarascon leur succède, et en août Jofroi de Mar- cel Pagnol est présenté par Le Petit Méridional comme « entièrement réalisé en Provence ». Marcel Pagnol semble ne jamais quitter l’affiche à Montpellier pendant une année.

Comment annonce-t-on Toni ?

Annoncé comme un film de rentrée, une bonne date de sortie a été choisie. Le Capitole qui le programme est alors une des deux grandes salles de Montpellier avec ses   places annoncées par l’annuaire Le tout-cinéma. Équipé en procédé Western Electric pour le parlant, ce cinéma annonce une baisse du prix des places avec des fauteuils à , et  francs la place. Le pavé publicitaire qui paraît les  et  septembre pour annoncer la programmation de Toni au Capitole mérite une analyse détaillée. Cet encart de  mmˆ mm annonce deux séances : matinée  h , soi- rée  h, avec deux films : TONI (titre en lettres capitales de  mm dans un encadré de  mmˆ mm) et « un documentaire de la plus brûlante actualité ÉTHIOPIE » (capitales dans un encadré de  mmˆ mm). Le texte inscrit Toni dans la filmographie de Pagnol : « Après MARIUS, après FANNY, après ANGÈLE... (titres en capitales de  mm), Les Films PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 86 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 86) ŇsĹuĹrĞ 230

 Jacques Choukroun

Marcel Pagnol présentent un grand film à atmosphère provinciale (capi- tales de  mm) TONI, encadré déjà décrit, entièrement réalisé dans le Midi, aux Martigues, par Jean Renoir, avec (capitales de  mm) Jenny HELIA — BLAVETTE — E. DELMONT — ANDREX (capitales de  mm) ». La publicité utilise les titres des films de Marcel Pagnol et ses acteurs mais Jean Renoir est pratiquement ignoré (son nom figure dans une expression de deux lignes en caractères cinq fois moins importants que ceux utilisés pour les acteurs). Le texte souligne l’ancrage local du film « atmosphère provinciale », « entièrement réalisé dans le Midi, aux Martigues ». Ce n’est que les  et  septembre que paraît un encart de  mmˆ  mm (pour une page de journal de  mmˆ mm). Cette publi- cité a dû être composée par la société de distribution. Elle comprend un croquis représentant Jenny Helia et Blavette. Le texte général est le même : « Après Marius... », mais le pavé de la société de distri- bution de  mmˆ mm comprend « Les films Marcel Pagnol pré- sentent un film de Jean Renoir (lettres capitales de  mm), TONI (lettres de  mm) », le reste du texte reprend la typographie des  et  sep- tembre. Pour le petit encart du  septembre ( mmˆ mm) qui annonce la dernière représentation, le texte est encore plus significatif : « Les films Marcel Pagnol présentent TONI (en lettres capitales de  mm) avec Jenny HELIA (capitales de  mm) BLAVETTE et DELMONT (capi- tales de  mm) et un documentaire d’actualité ÉTHIOPIE (capitales de  mm) ». Dans ce dernier texte, le nom de Jean Renoir a disparu. C’est aussi le cas d’une publicité dans L’Éclair pour le passage à l’Odéon. Pourtant, dans ce dernier cas, deux lignes sont consacrées à : « Les Films Marcel Pagnol présentent un grand film d’atmosphère proven- çale entièrement réalisé aux Martigues ». Cette petite campagne publicitaire dans la presse de Montpellier confirme l’hypothèse d’un Pagnol utilisant sa notoriété, sa popularité au bénéfice d’un film qu‘il a produit et qu’il distribue. Ce cas d’un film réalisant davantage de recettes à Marseille qu’à Paris devrait conduire à nuancer les affirmations générales, en l’absence d’éléments statistiques. Le champ des recherches sur la réception des films est encore très récent mais on peut affirmer que la dimension locale est un des axes majeurs de la recherche dans ce domaine. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 87 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 87) ŇsĹuĹrĞ 230

Passe-montagne ou le local selon Jean-François Stévenin

Gilles Mouellic (Université de Rennes )

Écrire sur le local dans le cinéma de Jean-François Stévenin nécessite une mise au point préalable sous forme d’hypothèse de travail qui, sans être débattue ici, accompagnera telle une basse continue les arguments qui vont suivre. Le désir de cinéma de Stévenin vient en grande par- tie de Renoir, via ses débuts en  comme assistant du très renoirien Jacques Rozier pour le film Du côté d’Orouët. Cette filiation est, je crois, tout à fait évidente et bien que ce ne soit pas mon propos, je voulais commencer par cette mise en perspective historique qui demanderait bien des développements pour une recherche sur le local au cinéma. Le premier film de Stévenin est exemplaire de tout un pan, sans doute minoritaire mais bien vivant, du cinéma pour qui la rencontre avec des régions très localisées est un point de départ, une sorte d’acte fon- dateur. Du Toni de Renoir à, disons, Basse-Normandie de Simon Reg- giani et Patricia Mazuy (qui se dit très inspirée par le cinéma de Stéve- nin) ou encore Pas de pitié pour les braves d’Alain Guiraudy, il existe des cinéastes pour qui faire du cinéma c’est non seulement se confron- ter à une région déterminée, donc à des espaces et à des habitants, mais aussi inventer une manière de s’y confronter qui est peut-être une manière de penser le cinéma. Les remarques que je vais formuler à propos de Stévenin peuvent être perçues comme des propositions d’entrées dans ce corpus incer- tain. Mon but est d’affirmer la fiction comme moyen de filmer une PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 88 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 88) ŇsĹuĹrĞ 230

 Gilles Mouellic

vérité d’un lieu à un moment précis de l’histoire de ce lieu. La matrice possible des trois films de Stévenin est Adieu Philippine (), pre- mier long métrage de Rozier où de jeunes parisiens, filmés tout d’abord dans des lieux très symboliques de la capitale (cafés des grands boule- vards, Champs-Élysées, studios de télévision), s’évadent pour quelques semaines en Corse avant le départ forcé de l’un d’entre eux pour la guerre d’Algérie. Ce principe de déplacement vers la province française sera repris de façon beaucoup plus radicale dans Du côté d’Orouët puis Maine-Océan () du même Rozier, Orouët étant un petit village de la côte vendéenne tandis que les aventures de Maine-Océan se dérou- leront essentiellement sur l’île d’Yeu. Dans ses trois réalisations, Passe- montagne, Double messieurs et Mischka, Stévenin ne se contente pas d’investir à nouveau le même schéma : il reprend à son compte une méthode dans laquelle la confrontation au « local » joue un rôle essen- tiel.

La question du décentrement

Si, comme le note François de la Bretèque dans la présentation de cet ouvrage, « le local ne se comprend qu’au sein du couple opposi- tionnel central/périphérique », les films de Stévenin sont de véritables mises en scène de cette opposition. Dans Passe-montagne, Serge, méca- nicien, rencontre sur une aire d’autoroute Georges, architecte parisien en panne de voiture et l’emmène quelques jours dans son petit hameau dans le but d’effectuer la réparation. Dans Double Messieurs, François et Léo, deux anciens amis, se retrouvent par hasard à Paris et profitent d’un voyage d’affaires du premier à Grenoble pour partir à la recherche d’un troisième larron. Dans Mischka enfin, on oublie la capitale pour un road movie entre Auxerre et l’île de Ré, destination de vacances d’une très improbable famille. Les premiers plans de Passe-montagne affirment sans détour ce voyage d’un point à un autre, d’un centre (l’au- toroute) vers une périphérie (un petit hameau du Jura dont on ne saura jamais le nom). Les deux plans du pré-générique montrent, de nuit, un homme au volant d’une voiture. Il essaye tout d’abord de lire une carte routière dans la pénombre, carte qu’il plie très vite pour la glis- ser dans sa poche. Dans un second plan très court, à la levée du jour cette fois, on devine de dos la silhouette du chauffeur (on reconnaît Jean-François Stévenin). Le générique se déroule ensuite sur une carte I.G.N. (la même ?) en gros plan, où l’on suit la traînée orange de l’auto- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 89 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 89) ŇsĹuĹrĞ 230

« Passe-montagne » ou le local selon Jean-François Stévenin 

route A qui traverse une région très peu habitée. Le spectateur saura bientôt que le personnage est Serge, à la recherche d’une vallée mys- térieuse, la « combe magique », et que le montage de ces cartes n’est finalement qu’un leurre : ici, la carte n’est pas un moyen de se retrouver, de suivre une route, mais de se perdre, de sortir des rails de l’autoroute pour poursuivre des rêves. Dans les trois films de Stévenin, les personnages sont confrontés à des lieux inconnus, incompréhensibles pour qui ne prend pas le temps de regarder sans juger, pour qui ne prend pas le temps de s’ar- rêter. Et l’arrêt chez Stévenin est toujours, dans un premier temps, une contrainte, une pause non choisie dans l’attente de la résolution d’un problème concret (la réparation d’une voiture, les retrouvailles avec un ami d’enfance ou la recherche d’un père). La rencontre avec le local n’est pas désirée par les personnages confrontés par hasard à un univers pour lequel ils n’ont aucune attirance. Dans Passe-montagne, elle a lieu dans la transformation d’une attente très concrète (la réparation d’une voiture) en une forme d’attirance qui passe par l’installation progres- sive dans une autre temporalité. La carapace sociale du citadin se fend peu à peu pour laisser apparaître des failles tandis que les habitants méfiants du hameau donnent à leur tour des signes d’intérêt, même très relatif. Il s’agit donc d’abord d’accepter de se perdre pour prendre le temps de faire naître du désir. Stévenin évite ainsi toute idée d’enquête sociologique, de tourisme exotique ou de peur de l’indésirable étran- ger : ce qui l’intéresse, c’est le déplacement comme mise en relation forcée entre deux mondes, le seul enjeu étant cette mise en présence, hors de tout prétexte narratif trop encombrant. La trajectoire initiale de Georges, entre Paris et Nice où il se rend pour un séminaire d’archi- tectes, laisse place à des petits déplacements sans buts définis sinon la recherche de cette « combe magique », rêve du mécanicien Serge qui sera le ferment de l’amitié entre les deux hommes. Cette quête mystérieuse permet aux personnages d’investir physique- ment un espace qui impose de se laisser habiter par un autre rapport au temps. Mais la conquête commune des montagnes fascinantes et hostiles n’est possible qu’à partir du moment où existe un véritable désir d’être ensemble. Dans le premier tiers du film Georges apparaît comme absent de son environnement, ne cherchant jamais à se mêler aux histoires incompréhensibles qui l’entourent. Le spectateur est dans la même situation, contraint de lâcher rapidement prise devant des modes de relation dont il n’a pas les clés, attendant vaguement comme PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 90 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 90) ŇsĹuĹrĞ 230

 Gilles Mouellic

Georges le moment où il va pouvoir se glisser dans un espace, dans une histoire. Ce moment viendra quand Serge décidera de laisser Georges remplir une partie de l’espace (et pas simplement l’occuper comme un fantôme ou comme un intrus), ce dernier devant à son tour accep- ter une invitation qui ne sera jamais clairement formulée. C’est à ces conditions qu’une véritable rencontre a lieu, une rencontre qui n’a que faire de la compréhension et des règles de l’échange telles quelles sont dictées par la « bonne conduite ». Comme l’écrit Hervé Aubron reprenant Deleuze : « Rencontrer c’est précisément ne pas comprendre, reconnaître ce qu’on ne connaît pas, tolérer l’intrusion en soi de signes illisibles, qu’on ne peut intégrer, que l’on se sait condamné à lire de manière aberrante. Autrement dit : en avoir un usage idiot, devenir idiot, du moins du point de vue du monde adverse. Le contresens, l’incom- préhension est ici la base de la rencontre, expérience aussi rare que périlleuse (c’est l’intégrité de son propre monde qu’on joue là) : elle ravit littéralement . » Filmer le local, c’est donc accepter de laisser adve- nir ces rencontres, et prendre le risque qu’elles n’adviennent pas. Dans Passe-montagne, la rencontre devient possible quand Serge et Georges, lors de la préparation d’un dîner, s’inventent un espace com- mun. Sous le regard curieux du premier, le second va montrer d’insoup- çonnés talents de cuisinier : c’est à ce moment que l’action de l’un devient enfin lisible pour l’autre. En investissant la cuisine, Georges trouve sa place dans la maison-garage de Serge et, pour affirmer sym- boliquement cette place, il va lui demander de déplacer la table avant de partager le dîner. En acceptant la requête, Serge accepte Georges comme ami. Ils sont désormais ensemble et c’est à partir de cet espace commun qu’ils vont conquérir d’autres espaces. Le film est donc voyage immobile, dans un espace qui n’est finalement pas plus grand que cette cuisine où la table a bougé de quelques mètres. L’exploration de l’es- pace, depuis la nuit des premiers plans jusqu’à la splendide lumière de la montagne qui illumine le dernier plan du film, n’aura pas permis de découvrir une combe mythique, mais elle aura rendu possible l’ami-

. Hervé Aubron, « La nef des idiots : en quel monde se rencontrer ? Passe-montagne (Jean-François Stévenin, ) », in Jacques Aumont (dir.), La Rencontre au cinéma, à paraître. Aubron note fort justement que dans Passe-montagne, les personnages sont simples, banals, presque idiots. Rencontrer n’est pas comprendre, donc être un peu idiot devant ce que l’on ne comprend pas. Il y a peut-être un travail à effectuer sur les personnages d’idiots dans les films qui se confrontent au local, personnages qui sont très souvent bien autre chose que des personnages pittoresques : des sortes de voyants. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 91 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 91) ŇsĹuĹrĞ 230

« Passe-montagne » ou le local selon Jean-François Stévenin 

tié entre les deux hommes : pour Stévenin, l’espace n’existe que par les hommes qui l’habitent. Dans la très courte dernière séquence du film, seul dans un étrange oiseau-avion construit dans un arbre, Serge écoute sur un petit magnétophone la voix de Georges avant de prononcer, les yeux tournés vers la montagne, les derniers mots du film : « aujour- d’hui ça va être une belle journée ». Dans ce petit coin de monde, deux hommes se sont reconnus.

Filmer les rituels sociaux

Mais filmer le local, ce n’est pas seulement filmer le rare miracle de la rencontre, la possibilité de l’amitié. C’est aussi donner à voir la communauté, le vivre-ensemble tel qu’il s’organise au quotidien, dans une volonté de capter une part, même infime, de la complexité et du mystère de ce qui tient les hommes entre eux. Un fois encore, c’est le temps qui va permettre d’y parvenir, et plus particulièrement les choix de mise en scène dont le seul impératif semble être de prendre son temps. Comme John Cassavetes, un des dédicataires du film, (mais aussi comme Maurice Pialat), Stévenin aime filmer les repas comme des rituels susceptibles de laisser soudain apparaître la vérité des êtres. Dans Passe-montagne, plusieurs séquences de groupe s’orga- nisent autour de la préparation et la prise de repas très arrosés qui ont lieu à des moments inattendus, le plus souvent en pleine nuit. Si la qua- lité et l’abondance de la nourriture sont toujours mises en évidence, il s’agit moins de se nourrir que d’être ensemble entre gens du pays, de mettre en scène des rituels communautaires essentiels pour vivre dans l’isolement des villages et la dureté du climat. Au mutisme de la pre- mière partie du film succèdent alors des flots de paroles et de gestes très difficiles à décrypter, que Stévenin capte dans la durée. Mais, comme Cassavetes à nouveau, il ne croit pas à cette seule durée comme possi- bilité de rencontre entre le réel et le film. Si la durée est nécessaire pour vivre ensemble une expérience, faire exister un temps partagé par tous les protagonistes du film, seul le montage comme système de relations pourra donner à voir ou à percevoir ce qui a eu lieu (ou non) pendant les prises. La mise en présence des personnages du film et des véritables habi- tants du village permet de créer un climat où vérité « fictionnelle » des premiers et vérité « documentaire » des seconds se mêlent de façon inex- tricable. Impossible pour le spectateur de savoir ce qui est joué ou pas, PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 92 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 92) ŇsĹuĹrĞ 230

 Gilles Mouellic

ce qui est maîtrisé ou pas : sans jamais prétendre faire oublier la caméra (c’est la leçon de Rozier), Stévenin parvient à saisir un moment de vie de cette communauté. Si la méthode fait appel à l’improvisation, c’est dans cette appropriation par le film de ces moments où comédiens et habitants se retrouvent dans un acte quotidien dans lequel tout le monde « fait l’acteur » sans pour cela devoir « composer » un person- nage. Ceci explique — sans pour autant épuiser la question cruciale et complexe de l’improvisation — le nombre important de situations banales dans Passe-montagne comme dans les films de Cassavetes ou de Rozier, qui mélangent eux aussi amateurs dans leur propre rôle et acteurs chevronnés. Partir de ce qui existe (les situations, les lieux, les habitants) pour inventer la fiction est un moyen pour Stévenin de faire entrer le film dans le local et non l’inverse, comme le montre encore un autre rituel : la séquence du bal, où un des jeunes hommes du hameau, une corde autour du cou et visiblement imbibé d’alcool, enterre sa vie de garçon. La bêtise et la violence de cette soirée provoqueront le départ de Georges, seul dans la nuit, sans un signe d’adieu pour Serge . Stévenin filme sans complaisance l’apparente brutalité des jeunes habitants du village qui ne semblent avoir d’autres distractions que l’ef- fet désinhibant de l’alcool. Si l’on saisit avec une étonnante vérité cette séquence du bal, c’est que nous sommes plongés au milieu de la piste dès les premiers plans, sans comprendre tout de suite ce qui nous arrive. La bal n’est pas mis en scène pour le film, mais, une fois encore, c’est le film qui trouve sa place dans le rituel du bal. Ces plans n’ont pas de véritable durée : c’est de toute évidence au montage, avec un métrage de pellicule important, que Stévenin est parvenu à montrer combien ce bal est un moment de dépense, de libération d’énergie, moment néces- saire à l’expression d’une frustration physique que l’on ressent depuis le début du film. Conscient que les échanges passent ici bien plus par les corps que par une parole mal maîtrisée, Stévenin évite d’écrire des dialogues, même pour les acteurs. Passe-montagne montre combien il est essentiel de prendre le temps de filmer les corps pour permettre à l’autre d’exister, pour ne pas le cannibaliser en lui imposant un langage qui n’est pas le sien. Même dans la seconde partie du film dans laquelle les personnages parlent beaucoup, les paroles prononcées ne sont jamais des discours ou des tentatives d’explications qui ne seraient ici que des leurres, une

. On ne peut s’empêcher de penser, dans la frontière incertaine entre le film et son tournage, que c’est aussi l’acteur Jacques Villeret qui abandonne la partie. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 93 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 93) ŇsĹuĹrĞ 230

« Passe-montagne » ou le local selon Jean-François Stévenin 

manière pour le film de prendre le pouvoir sur les personnages filmés, meilleure façon sans doute pour ne rien donner à voir du local. Per- sonne dans Passe-montagne n’exprime avec des mots la frustration, la solitude qui naît de l’ennui, de l’isolement, de la rudesse de l’hiver. Sté- venin ne fait pas parler les gens de leur condition. C’est bien plus le son des mots que leur signification qui fait sens ici. Le compositeur Pierre Schaeffer écrivait dès  : « la parole devrait être considérée comme la rumeur des personnages et non comme un texte qu’ils ont à dire [...]. On peut donc affirmer que le texte a beaucoup moins d’importance que l’intonation des phrases, le grain des voix et jusqu’au degré d’intelligibi- lité . » Sans le savoir sans doute, Stévenin prend cette citation au pied de la lettre. Filmer un lieu, ce n’est pas seulement filmer une tempora- lité et un espace, c’est aussi filmer un son. Et ce qui intéresse Stévenin, c’est le son des corps, les corps seuls (grognements, phrases incompré- hensibles) et les corps ensemble (cris, invectives, bourrades, coups). Les rituels communautaires sont des moments de confrontation des corps où le spectateur perçoit une part du mystère (qu’est ce que cela veut dire de vivre là ?) en étant lui-même dans un rapport physique, sensible, aux personnages du film. Être avec eux tout en continuant à les regarder (ne pas faire semblant de nier sa posture de regardeur) : tout est dans ces équilibres précaires. La curiosité réciproque ne passe pas par des discours ou par des questionnements maladroits : tout est dit par les corps.

L’importance du choix des moyens

Enfin, pour conclure cette analyse trop rapide, on peut se poser la question des moyens utilisés au moment du tournage. Pour parvenir à saisir un peu de vérité de cette vie dans ce petit hameau isolé, il n’est bien sûr pas question d’envahir le lieu avec une équipe de tournage importante. Seules quatre ou cinq personnes travaillent sur le film : deux acteurs, dont l’un est aussi metteur en scène, un chef opérateur qui est aussi cadreur, un preneur de son. Les personnages secondaires ainsi que les figurants sont tous des habitants du village ou des environs que Stévenin, né lui-même à Lons-Le-Saunier, chef-lieu du départe- ment du Jura, connaît parfaitement. Par contre, les réactions de Jacques

. Pierre Schaeffer, « L’Élément non-visuel du cinéma », in La Revue du cinéma, nos ,  et  (octobre, novembre et décembre ), repris dans La Revue du cinéma. Antholo- gie, Paris, Gallimard, coll. Tel, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 94 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 94) ŇsĹuĹrĞ 230

 Gilles Mouellic

Villeret, déconcerté dans un monde qu’il juge d’abord hostile, sont très proches du personnage qu’il est censé incarner. Stévenin dira ensuite qu’il s’est contenté de filmer l’acteur Villeret et ses difficultés pour se faire accepter par les jurassiens. Le scénario, qui n’a fait l’objet d’au- cun découpage préalable, évolue sans cesse au fil du tournage, tandis que les rares dialogues sont écrits au jour le jour. Les choix de mise en scène sont faits sur les lieux, avant ou pendant les prises. On peut par- ler — on l’a dit plus haut — d’une certaine improvisation, mais surtout d’une posture de cinéaste qui joue sur la tension entre fiction et docu- mentaire. Ne rien imposer au lieu que l’on filme, laisser au contraire le monde entrer dans le film et faire confiance aux rencontres et aux hasards. Passe-montagne est un film qui naît au moment du tournage et qui trouve sa forme avec le montage : on retrouve ici les principes essen- tiels de la méthode de Jean Rouch, côté documentaire, ou de Jacques Rozier, côté fiction. Cette importance de « l’économie » d’un tel tournage tendrait à mon- trer que l’histoire du local au cinéma ne peut être comprise que dans une histoire de l’évolution des techniques de tournage, caméras légères style « reportage », format  mm et son direct. Si l’ambition de Renoir dans un film comme Toni est proche de celle de Rouch, Rozier ou Stéve- nin, les moyens utilisés ne sont guère comparables. Et faut tout le génie de Renoir pour parvenir à une telle vérité avec la lourdeur d’un tour- nage dans les années trente. Mais la réactivité devenue possible avec les progrès techniques issus notamment de la télévision ont permis une grande porosité entre le documentaire et la fiction. « Introduire dans le réel la fiction qu’on invente » dit Jacques Rozier  qui croit, comme Renoir ou Stévenin, que seule la fiction permet à la vérité des êtres et des lieux de surgir soudain. Et c’est à mon sens dans les fictions tour- nées dans les régions avec cet esprit proche du documentaire que la question des spécificités locales se pose avec le plus d’acuité. Si l’on prend Toni comme point de départ possible, on peut admettre qu’il y a bien en France une filiation Renoir qui concernerait soit des cinéastes, soit des films particuliers : Rozier, Stévenin, certains Larrieu, Guiraudie, mais aussi Basse-Normandie de Mazuy, Le Rayon vert de Rohmer ou Ça brûle de Claire Simon... Je crois qu’il reste un travail important à faire sur ces cinéastes en prenant comme entrée commune cette question du local qui est alors, loin des formatages imposés par les

. « Le jazz à l’œuvre », entretien avec Jacques Rozier, in Gilles Mouëllic, Jazz et cinéma, paroles de cinéastes, Séguier, coll. Carré Ciné, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 95 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 95) ŇsĹuĹrĞ 230

« Passe-montagne » ou le local selon Jean-François Stévenin 

télévisions ou les productions de fictions classiques, une manière de trouver la liberté, de réaffirmer le cinéma comme art de la rencontre, rencontres fragmentaires, éphémères, hachées, mais rencontres véri- tables. Cette manière de filmer le local correspond alors à une certaine idée que l’on s’est faite du cinéma dit « moderne », même si le mot ne veut plus dire grand chose aujourd’hui : un cinéma où il n’est plus ques- tion d’agir mais de voir et de faire voir, sans pour autant renoncer à la fiction. Il ne faut pas oublier alors la part de rêve qui conditionne l’existence même de tous ces films. Savoir filmer le local, c’est donner à percevoir, même de manière très souterraine, la part de fantastique, de poésie et de brutalité qu’il y a derrière toute vie, aussi banale soit-elle. À la sortie de la première projection de Passe-montagne, François Truf- faut avait dit à Stévenin qu’il venait d’inventer un genre : le fantastique paysan. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 96 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 96) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 97 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 97) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud-Ouest, territoire « idéal » pour une nouvelle génération de cinéastes

Guillaume Boulangé (Université Paul-Valéry, Montpellier )

Local vs national ou l’éternel combat de David et Goliath

Transposé dans le champ du cinéma français, « local » définit couram- ment les tentatives, en général infructueuses, de représentation d’un lieu et d’une identité infranationales spécifiques. Peu nombreux sont, en effet, depuis l’invention du cinématographe, les cinéastes français qui ont réussi le pari du décentrement sans sombrer dans l’anonymat, la circonspection critique ou le repli communautaire. La matière était pourtant là. Déjà en , le critique André Bazin faisait valoir que bien des paysages de France restaient à conquérir si l’on voulait bien ouvrir les yeux. Il regrettait que notre cinéma, à l’instar de la littérature, ne soit pas encore parvenu à « révéler l’universel dans le singulier, l’hu- main dans les apparences de l’homme  ». Bazin appelait alors de ses vœux un véritable cinéma des provinces qui ne soit pas un pittoresque et pitoyable « cinéma de province » ! On peut raisonnablement douter qu’il ait été entendu. Dès lors, pour un cinéaste désireux d’enraciner son univers dans un territoire forte- ment typé, comment concilier son « irrédentisme local » avec les exi- gences économiques et culturelles de l’identité nationale, sans som-

. A. Bazin : Le Tour de France dans revue L’écran français, du  juin  repris dans A.Bazin : Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague (-), édition Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 98 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 98) ŇsĹuĹrĞ 230

 Guillaume Boulangé

brer ni dans la caricature grossière ni dans l’isolement artistique ou l’ar- chaïsme ?

Regain : Guiraudie et Cie...

Un phénomène nouveau au sein du cinéma français est récemment venu bousculer l’ordonnance. A émergé une petite équipe de cinéastes de province pour qui l’articulation entre territoire géographique et quête identitaire est devenue essentielle. Ils ont pour originalité d’être natifs du Sud-Ouest et de tourner leurs films sur place. Leur « Volem filmer al païs » n’est ni une stratégie régionaliste défensive ni la pein- ture nostalgique d’un folklore en voie d’extinction. Alain Guiraudie, Yves Caumon, Arnaud et Jean-Marie Larrieu (et également leur ami drô- mois Philippe Ramos) participent d’une redéfinition stimulante du pay- sage cinématographique national. Leur propos, tant éthique qu’esthé- tique, n’est pas sans lien avec les remarques du critique Alain Bergala et du cinéaste Arnaud Desplechin sur la malédiction du cinéma français « surinstallé et déductif » qui veut qu’actuellement « les bons films tour- nés en France n’appartiennent pas au cinéma français » ou qu’ils res- sortiraient d’une « bataille gagnée contre un paysage morne, une pesan- teur bien française  ». Ces films du Sud-Ouest ne seraient donc que pour partie du cinéma français ? Après quinze ans de films de chambre pari- siens souvent plus nombrilistes qu’intimistes, parfois réalisés dans de splendides décors en province , il y eut comme une bouffée d’air frais avec Fin d’été, La Brèche de Roland, Un homme un vrai, La Beauté du monde, Amour d’enfance, Du soleil pour les gueux, Ce vieux rêve qui bouge, Pas de repos pour les braves, et Voici venu le temps. Le pano- rama par trop lissé et monochrome du cinéma français peut s’enor- gueillir des quelques jolies notes. Souhaitons qu’elles incitent d’autres « troupes » de cinéastes conquérants à tenter l’échappée belle hors du territoire national sans renier ses caractéristiques propres. Tous ces films auraient mérité une étude approfondie, mais la place manque et il faut choisir. Les premiers longs métrages d’Alain Guiraudie, Pas de repos pour les braves, et des frères Larrieu, Fin d’été, sont deux œuvres suffi-

. Cf. A. Bergala : « À Arnaud D. ; qui sort son film dans une seule salle » et « Arnaud Desplechin : Le cinéma francais existe-t-il ? », respectivement dans revues Cahiers du cinéma, nos  et , mars et avril . . Déraciné au cœur des Alpes, Peindre ou faire l’amour le dernier film des Frères Larrieu sorti en  en serait un exemple tout à fait intéressant à analyser. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 99 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 99) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud-Ouest, territoire « idéal » 

samment riches et décisives pour aborder les mentalités du Sud-Ouest et l’imaginaire des cinéastes qui contribuent à sa spécificité. Pour faire apparaître, en creux, l’originalité de leur démarche artistique, nous lui avons opposé celle du publicitaire Etienne Chatiliez qui, pour Le Bon- heur est dans le pré en , avait lui aussi braqué sa caméra vers les col- lines verdoyantes du Gers avec le succès public marqué de cinq millions d’entrées. De cette confrontation doit émerger l’idée (pas neuve mais toujours utile à rappeler) que s’il existe effectivement une réalité locale, il y a diverses façons d’en rendre compte au cinéma. Avant de mettre en regard ces différentes approches, examinons succinctement quels élé- ments filmiques récurrents permettent de constituer le Sud-Ouest en « territoire singulier » à défaut d’être autonome.

Petit manuel géographique du « Sud-Ouest » au cinéma

Il est étonnant de mesurer que dans tous ces films, le Sud-Ouest apparaît comme un voyage en soi avant d’être un cheminement dans un territoire géographique clairement délimité. « Nous ne sommes pas très racines ; C’est le passage d’un lieu à un autre qui nous intéresse » déclarent les Larrieu . Empruntant tantôt l’aspect d’un trajet, d’un par- cours ou d’une direction idéale, ce Sud-Ouest français se définit le plus souvent par rapport à Paris, au Nord. Que l’on vienne de la capitale ou d’une autre province (le Jura dans Le Bonheur est dans le pré), le spectateur est alors sommé d’entreprendre une balade main dans la main avec les personnages. Si la route est belle et pleine de rencontres décisives, elle est surtout longue et sinueuse, semée d’embûches et de chausse-trapes spatiotemporelles propices aux plus étranges éga- rements. Comme le North by Northwest hitchcockien, ce « Sud-Sud- Ouest » se veut quête et métamorphose identitaire plus que circuit d’agrément. Plus proche d’eux tant géographiquement que cinéma- tographiquement, le cinéma d’André Téchiné est une source d’inspi- ration pour ces jeunes cinéastes, même si la plupart des migrations orchestrées par ce célèbre « grand frère » se déroulent à rebours des leurs. À chaque époque, son voyage idéal. Chez Guiraudie, le Sud-Ouest est ainsi toujours une pérégrination intérieure, un voyage immobile qui n’a nul besoin de Paris ou d’un autre lieu pour exister. De l’avion

. A. & J.-M. Larrieu : « Même la montagne, dans nos films, est un voyage en soi plu- tôt qu’un pays »/Sébastien Bénédict (Interviewer), Marie-Anne Guérin (Interviewer), Olivier Joyard (Interviewer), dans revue Cahiers du cinéma, no , mai , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 100 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 100) ŇsĹuĹrĞ 230

 Guillaume Boulangé

rouge qui roule sans décoller aux multiples « trajectoires rectilignes en boucle » que décrivent ses personnages, son film accumule les figures du mouvement en vase clos. Cela ne saurait être un hasard, il est le seul de la bande du Sud-Ouest à n’avoir jamais subi l’exil parisien pour réaliser ses films. Peut-être est-il actuellement l’unique authentique « cinéaste provincial de France » ? Dans tous ces films, les indications toponymiques telle que noms de villes et de villages, carte et panneaux routiers, plaques d’immatri- culations des véhicules, radios et journaux locaux, jouent évidemment un rôle déterminant pour « cadrer » le territoire investi. Chacun à leur façon, les Larrieu et Guiraudie parviennent néanmoins à jouer avec ces conventions en inventant à partir de leur Sud-Ouest, un nouvel espace imaginaire à mi-chemin entre fiction et documentaire. Dans Pas de repos pour les braves, entre la lecture d’un improbable « La Mon- tagne Libre », la traversée de « Village qui meurt » et de « Village qui vit » et la découverte d’une vieille C.X. rouge immatriculée « AZF  » qui sème légèrement le doute en renvoyant à la dramatique actualité tou- lousaine, Guiraudie paraît refuser les contraintes d’une toponymie réa- liste, mais installe ses personnages à l’Hôtel de France et insiste pour que le Tarn arrose la ville occitanisée de Buenozères. Tous ses films mettent ensuite l’accent sur la profonde naturalité du Sud-Ouest. Si l’on passe brièvement sur le Pont Neuf dans la « Ville Rose » au pro- logue de Fin d’été, la nature et ses multiples variations saisonnières occupent partout ailleurs une place considérable dans les images et dans les récits de ces films, logiquement tournés en décors réels. Ces paysages en fête s’opposent d’évidence à la grisaille urbaine saturée de béton et de fumées industrielles, mais également à toute une frange du jeune cinéma français qui opte régulièrement pour un anonymat géographique de bon aloi, empruntant aux westerns américains leur vision des paysages nationaux qui n’appartiennent plus dès lors à une culture particulière pour devenir de purs espaces cinématographiques. Ici ces montagnes, ces hauts plateaux rocailleux et ces villages sont du Sud-Ouest et ne peuvent être assimilés à ceux des Alpes, du Jura ou des Rocheuses  ! Ces cinéastes se veulent universels autrement que par un

. L’influence du western est manifeste chez Alain Guiraudie, Philippe Ramos et dans certaines œuvres des frères Larrieu (souvenez-vous des « Wild Pyrénées » et des « frenchs far west mountains » d’Un homme un vrai), mais pour d’autres raisons que la traditionnelle confrontation entre les hommes et la nature. Comme dans les meilleurs films de leurs aînés américains, ces cinéastes du Sud-Ouest se posent la question fonda- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 101 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 101) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud-Ouest, territoire « idéal » 

travail d’acculturation des formes cinématographiques et de standar- disation d’un monde mondialisé. Conséquence directe du point précé- dent, le Sud-Ouest apparaît comme un « pays » presque exclusivement rural, préservé de l’urbanisation et du mode de vie citadin. Ici nul risque de voir des banlieues en flammes, d’immenses zones commerciales ou des périphériques embouteillés. L’échelle de vie pertinente demeure le village, qui se définit invariablement par ses vieilles bâtisses de pierres aux volets de bois, sa « grande place » du marché déserte, son café du commerce ouvert sur l’extérieur, et son monumental clocher d’église toujours aperçu de loin. À ce décor s’ajoutent ensuite tout ce qui caractérise les hommes qui peuplent ce territoire, leur mode de vie et leur culture. De nom- breuses récurrences existent qui tendent à imposer un modèle : le couple vedette de ces fictions du Sud-Ouest met ainsi fréquemment en miroir, un paysan (ou un ouvrier) à la retraite avec un jeune qui peine à trouver sa place ou qui, s’il l’a trouvée, s’interroge. À travers cette typologie de personnages archétypaux, tous ces films abordent peu ou prou les mêmes problèmes : exode rural, difficultés grandis- santes de l’agriculture et de l’artisanat, chômage, départ des jeunes vers les grands centres d’activités, fossé intergénérationnel, solitude,... Tous racontent l’histoire de « village qui meurt », même si Guiraudie préfère parler ouvertement d’une « France qui meurt ! ». Comme pour le Jean Renoir de Toni ou du Déjeuner sur l’herbe, leur « grand-père » de cœur, le cadre géographique est toujours aussi un cadre social. Territoire vieillis- sant et languissant où l’ennui et le désœuvrement sont le lot quotidien de nombreux autochtones, ce Sud-Ouest est sans point commun avec la suractivité et le « jeunisme » ambiant dont se piquent le cinéma et la télévision française. Chez Guiraudie, les panneaux de limitation de vitesse à  kilomètres heures sont évidemment à interpréter dans ce sens, tout comme la prédilection des frères Larrieu dans Fin d’été pour les longs plans fixes sur des personnages statiques. Chez eux, même les séquences de bal ou de concert se jouent plus du côté du comptoir du bar ou de la buvette que sur la piste de danse. Cette manière particu- lière de vivre le temps et d’être au monde se traduit également par un certain nombre d’occupations plus végétatives et ludiques que réelle- ment sportives (le rugby n’y est pas comme chez Chatiliez l’activité la mieux partagée). Toutes se caractérisent encore par un profond désin-

mentale des origines culturelles et historiques d’une identité, non plus nationale, mais locale. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 102 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 102) ŇsĹuĹrĞ 230

 Guillaume Boulangé

térêt pour l’actualité immédiate et les modes. Le nudisme parfaitement assumé par la petite communauté post-soixante-huitarde de Fin d’été éloigne le spectre d’un prêt-à-porter ringard et désuet « typiquement » provincial. Ce « local » cinématographique accumule enfin de nombreux signes d’une tutelle nationale fatiguée, aveugle à leur quotidien et à leurs aspi- rations profondes. Quand il n’est pas forcé et qu’il n’est pas confondu avec celui du Midi, l’accent chantant du Sud-Ouest nous rappelle ainsi que ce territoire fut celui des poètes albigeois et des « fabulous trouba- dours » avant d’être celui des rugbymen du Top . Si la langue fran- çaise est, par force, commune, elle n’est pas la seule parlée dans ces films. Nécessité touristique oblige (ou réalisme sociologique !), l’anglais gagne du terrain (parfois mélangé au français à des fins comiques) ; de nombreux emprunts à l’espagnol rappellent également que la frontière établie par le Traité des Pyrénées de  est plus théorique qu’effective . Enfin, l’occitan est mentionné et parfois entendu, preuve d’une histoire passée et d’une culture toujours vivace en marge de la communauté nationale. Lorsqu’ils ne sont pas clairement désignés comme des enne- mis ou des agents de la soumission, le Préfet, les élus politiques locaux, les gendarmes, les banques, les promoteurs immobiliers, la télévision et même la presse régionale, paraissent tous d’étranges visiteurs en ces contrées. Le plus décalé (mais également le plus proche des cinéastes) est probablement le président du Conseil Général de Fin d’été « impro- visant » la récitation de Sensation, le poème programmatique d’Arthur Rimbaud, lors de l’inauguration officielle d’un centre de développe- ment informatique : « ... Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, par la Nature, — heureux comme avec une femme. » Qu’elle semble alors loin la politique rigoureuse et prospective du fameux Schéma des Pyrénées élaboré fin  pour « combattre la désespérance », « affirmer qu’un avenir était possible », en « favorisant l’innovation sous toutes ses formes » et en « créant des lieux de pouvoir réel spécifiquement monta- gnards  » ! ! Seule la « maire autocratique » du village de Fin d’été semble encore vouloir croire à ces possibles bienfaits en incitant les jeunes à

. Tous les cinéastes montagnards du Sud-Ouest savent parfaitement l’inanité de cette frontière ; les Larrieu en tête de cordée, eux dont chaque film paraît s’ingénier à effacer cette limite en accompagnant leurs personnages de l’autre côté des cimes sans jamais donner l’impression d’un quelconque passage ou d’une rupture franche avec l’autre territoire. . Extraits du Schéma des Pyrénées dans Collectif : Le Local dans tous ses États/ Décentralisation et développement : la grande bataille du Septennat, Éditions Autre- ment, no , février . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 103 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 103) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud-Ouest, territoire « idéal » 

s’implanter au village. Son prénom y résonne à lui seul comme un pro- gramme : Marianne...

Le Sud-Ouest : nouvelles frontières pour cinéastes libérés

À partir des différents éléments constitutifs de cette entité locale, il serait logique à présent de comparer méthodiquement leurs mises en scènes respectives. Rapidement, de nombreuses divergences apparaî- traient entre le Sud-Ouest dépeint par les jeunes cinéastes « indigènes » et celui exotique vu par Etienne Chatiliez (« Ca me rappelle l’Afrique ! » avoue son personnage principal). Il suffirait d’évoquer par exemple le rôle crucial de la nourriture en montrant comment celle-ci cannibalise littéralement le récit et les personnages du Bonheur est dans le pré, trans- formé en véritable film A.O.C. destiné à promouvoir les « bons produits » du terroir, quand elle n’est chez Guiraudie et les Larrieu qu’un moyen commode d’établir ou non, un lien avec le reste du monde . Mais plu- tôt que d’opérer à la loupe, luttons contre l’idée tenace qui veut que la proximité avec l’objet d’étude implique de facto une meilleure connais- sance de celui-ci, et suivons la pente naturelle de ces films pour les- quels, ascension rime souvent avec liberté. Prenons un peu de hauteur et optons pour un regard plus général afin de saisir l’essence du rapport de ces cinéastes avec leur territoire. L’importance conjointe des changements géographiques et clima- tiques, l’attention accordée au passage des saisons (le titre Fin d’été met évidemment l’accent dessus), enfin la nature étrange des voyages proposés par Guiraudie et les Larrieu prouvent que cet attachement au « pays » n’est pas chez eux une stratégie pour circonscrire leur ter- ritoire cinématographique aux seuls cadres administratifs, politiques et culturels existants, mais au contraire, le plus sûr moyen d’échapper à de telles limites. À des années lumières de l’utopie champêtre « bornée » du Bonheur est dans le pré avec sa vision stéréotypée et conservatrice du Sud-Ouest , ces cinéastes s’ingénient avec obstination à inventer de nouvelles frontières. Pour situer le lieu-dit Les Ponches, le film de

. Même l’évocation de la crise du monde rural dans le film de Chatiliez est rame- née à une discussion de politesse au café du coin, ou alors servie entre « la poire et le fromage ». . Ces frontières sont d’ailleurs autant géographiques que culturelles, le film étant carrément odieux envers les vieux paysans du Gers assimilés à de gros couillons super- stitieux, s’extasiant devant un billet de cinq cents francs évidemment parisien ou sur- veillant vingt cinq ans un puits pour s’assurer que l’homme tombé dedans n’en sortirait pas vivant. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 104 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 104) ŇsĹuĹrĞ 230

 Guillaume Boulangé

Chatiliez reprend par le menu l’habituel découpage administratif de la France, en nommant successivement la région Midi-Pyrénées, le dépar- tement du Gers et enfin la commune de Condom concernés. Tout en nous envoyant au cœur de la France profonde, le film ne se dépare jamais d’une toponymie spécifiquement nationale (que renforce la lec- ture du guide Michelin et du quotidien l’Équipe) et d’une image exclu- sivement parisienne de cette province. Le panoramique consternant sur le panneau routier indiquant l’entrée de « Condom, station verte de vacances » résume à lui seul l’esprit du film : comme son person- nage principal, Chatiliez débarque en vacancier et filme en touriste. Toujours contemplé superficiellement, son Sud-Ouest a tout de la jolie carte postale pour badauds en villégiature. « Quelle belle région ! » s’exta- sient sans cesse ses personnages. Ici tous jouissent du spectacle d’une nature purement décorative, qui d’ailleurs se limite à un unique fond de jardin filmé en plan large ; aucun personnage ne l’habite vraiment ; seuls peut-être les canards en liberté au dernier plan du film... Dans le prologue de Fin d’été aussi, les frères Larrieux semblent assi- gner au spectateur une position de touriste parisien. Un commentaire en voix off encourage à quitter Paris pour gagner le Sud-Ouest à toute vitesse. Cependant le film propose assez vite d’arpenter d’autres che- mins que ceux archi-rebattus des traditionnelles vacances estivales : Une fois passé « le pont neuf dans la ville rose », pénétré en « pays cathare, royaume de l’amour courtois », le récit bifurque et se perd au cœur de la Montagne Noire dans le village de Castan, (« châtaigne » en occitan) lui-même décomposé en trois petits hameaux distincts étagés à différentes altitudes. La voiture n’est plus alors d’aucune utilité, un enfant sauvage et un âne aux regards bressoniens servent désormais de guides ! À  mètres au-dessus du niveau de la mer, dans ce « terri- toire des hommes libres » évoqué par le commentaire off, ce « là-haut » qui restera sans nom tout au long du film, l’égorgement d’une chèvre indique que le récit change de tonalité. Fin de l’été, fin du tourisme, et commencement de la véritable fiction du Sud-Ouest : Le sang versé sur la terre blanche se veut annonciateur ; le lourd soleil de plomb qui écrase les hommes, la nature sauvage qui sans cesse brouille les pistes plus qu’elle ne les dessine, les inserts énigmatiques d’animaux, aussi. Le mythe impose sa loi et ses légendes... Ne nous explique-t-on pas au cours du film que « cette montagne noire, noera en grec, n’est rien moins que la fiancée de la voie lactée » ? En fait, sous couvert de paro- die de film promotionnel avec étapes imposées aux terrains de rugby, aux remparts de Carcassonne et dans un charmant petit village des Cor- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 105 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 105) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud-Ouest, territoire « idéal » 

bières, le prologue de Fin d’été orchestre déjà cet estompement pro- gressif des clichés locaux et des barrières administratives au profit de frontières symboliques autrement plus poétiques. La fiction qui suit ce prologue pseudo documentaire le confirme : la nature changeante et vivante, le dénivelé (c’est connu pour les Larrieu la montagne est un échappatoire idéal à l’enracinement national), la chaleur qui influe sur le chant des cigales, sont des repères plus efficients que ceux théoriques des nations ou même des régions. Il ne reste plus guère que la maire du village pour oser croire encore que son action commence précisément là où s’arrête celle du président du conseil général. Dans Pas de repos pour les braves, Alain Guiraudie va encore plus loin dans ce brouillage des frontières en inventant carrément une nouvelle toponymie qui ambitionne de fondre le Sud-Ouest avec le monde. Ainsi quand ils ne sont pas à « Village qui meurt » ou à « Village qui vit », les personnages voyagent ainsi de Buenozeres à Oncongue, de Riaux de Jainerau à Glasgaud en passant par la route de Menfis ; tout cela sans jamais quitter les rives du Tarn. Même la rivière Mississipi devient ici un affluent de ce fleuve central et primitif ! Un dialogue cocasse du film pourrait même servir de parfaite illustration au besoin impérieux qu’éprouvent tous ces « réalisatörs  » autochtones à redéfinir une nou- velle échelle mondiale : — Un local : Vous n’êtes pas d’ici ! — Le visiteur : De Buenozeres ? — Le local : Non, de New York ? — Le visiteur : Vous auriez pu parler du quartier. — Le local : Mon quartier, je le connais, j’ai pas besoin de demander.

Si la distinction entre le quartier et l’univers s’estompe avec autant de facilité donnant la sensation d’un local connecté en permanence au planétaire, c’est parce que les voyages proposés par tous ces films sont d’une toute autre nature que celui « gastro-touristique » du Bonheur est dans le pré : leurs voyages sont mythiques, philosophiques ! Ainsi dans Pas de repos pour les braves, les aventures de Basile Matin et de Johnny Gott prennent rapidement l’allure d’une épopée mentale avec ses mul- tiples hiatus diégétiques et ses allers-retours fantastiques entre deux espaces-temps dont aucun ne semble être plus réel que l’autre. Racon- tée oralement au tout début du film par Basile à Hector, l’histoire de Faf- tao Laoupo, « l’image de l’avant-dernier sommeil », « cette légende que

. Guiraudie définit ainsi sa fonction au générique de début de Pas de repos pour les braves. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 106 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 106) ŇsĹuĹrĞ 230

 Guillaume Boulangé

personne ne connaît », annonce déjà la structure et tonalité mythique du récit. De la coexistence de deux mondes (l’un appelé Éternité englo- bant le premier) au poids du Destin sur les êtres, en passant par le refus opiniâtre de la mort ou le besoin vital d’aller voir ailleurs et de rencon- trer d’autres gens, toute l’histoire du film est ainsi mise en abyme dès son origine. Après tout, il n’était peut être pas si déplacé que Guiraudie convoque ironiquement comme principales influences Sophocle, Euri- pide et Astérix ! Son film conjugue effectivement avec bonheur l’irréden- tisme du petit village résistant tant bien que mal aux chimères de la culture de masse avec l’universalité des grands récits fondateurs de la civilisation occidentale. Les Larrieu ne font pas autre chose à la fin du prologue de Fin d’été, profitant de la liesse du bal du  août et de son traditionnel feu d’artifice pour nous envoyer tutoyer les étoiles : « Désor- mais, vous vous sentez prodigieusement libre... Vous êtes au cœur de l’été... et au centre du monde ! » s’enflamme le commentaire tandis que scintille dans le noir une nuée de petites paillettes bleues, blanches et... vertes !

Du Sud-Ouest à l’État universel : la mort du Père Nation

Cette odyssée fantastique qui mène du particulier à l’universel s’ac- compagne dans tout ces films, d’un autre itinéraire qui, sous couvert de quête des origines, orchestre le renversement des pères aux pro- fits des mères. Comme l’illustre une réplique de Fin d’été, il s’agit de reposer autrement, sur un autre plan, l’articulation du local, du natio- nal et de l’international : « Si jamais l’État universel doit se réaliser ou du moins cet État préliminaire que sera la constitution de l’Eu- rope unie, les nations telles qu’elles se sont formées après , c’est- à-dire les patries, les Vaterland, le pays du père, devront se résorber au profit des Régions, ce que les Allemands appellent Mutterland, le pays de la mère. Le centralisme perdra beaucoup sur ce plan et devra être reporté sur des ensemble plus vastes. » Derrière cette déclaration augurale doctement récitée par une visiteuse étrangère, les cinéastes affichent leur volonté d’en finir avec les Pères de la nation quels qu’ils soient . Ainsi, quand ils ne sont pas « rhabillés » (Gilbert le « poète local » de Fin d’été), féminisés par inversion vestimentaire, ou transformés en

. Tous ces cinéastes du Sud- Ouest constituent peut être la première génération d’auteurs à ne pas avoir à lutter cinématographiquement contre la tutelle de la Nou- velle Vague afin d’imposer leur identité ! PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 107 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 107) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud-Ouest, territoire « idéal » 

vieil amant homosexuel (type de relation récurrente dans les films de Guiraudie comme chez Téchiné), les figures paternelles sont au mieux défaillantes ou agonisantes, au pire carrément occultées. Impossible pour ces hommes d’incarner une quelconque autorité ! Cette démarche se veut à l’exacte opposé de celle du Bonheur est dans le pré dont l’objec- tif inavoué (inavouable ?) consiste à remédier au drame de deux familles françaises dans lesquelles l’autorité masculine est mise à mal en propo- sant de redonner le pouvoir aux hommes, aux vrais. Autrement dit aux patrons  ! Sous l’apparence d’un film « local » drôle et impertinent, Cha- tiliez (avec la complicité active d’une femme au scénario) ne propose en réalité rien d’autre qu’un retour à la tradition du patriarcat comme remède à la crise nationale . On a vu plus utopique, et surtout plus ori- ginal. Dans le film de Chatiliez, même les frontières symboliques ont du mal à bouger. Il est révélateur que « Puce » le personnage féminin le plus moderne du film (elle porte un jean, joue à la Playstation et couche à droite et à gauche) ne participe au bonheur général qu’une fois trouvé l’homme dont elle pourra s’occuper. Il s’agit d’un gars du cru, fils d’agri- culteur reconverti dans l’ambulance, un robuste et vigoureux motard ! Ainsi dans Pas de repos pour les braves, ce grand garçon de Basile Matin a une mère « un peu pénible à ses heures comme toute les mères », une brave femme maternelle et dévouée que l’on aperçoit au début et à la fin du film. En revanche, nulle présence de père dans ce foyer. Nulle présence et surtout nul besoin ! Dans Fin d’été, les frères Larrieu pré- sentent parfaitement cette mutation profonde de l’espace local (social, culturel et familial) en faisant de Gilbert l’unique père de leur film. Gil- bert apparaît presque comme le dernier spécimen d’une espèce en voie d’extinction. Si c’est à ce quinqua baba-cool, vivant nu, d’amour, de sauge et de lait de chèvre qu’incombe encore le sang sacrificiel versé au prologue, la présence inquiétante et symbolique d’une mante reli- gieuse au bord de son écuelle laisse déjà présager la fin de ses préro- gatives sur les affaires du pays. Fin d’été est en quelque sorte la chro- nique de cette mort symbolique annoncée. L’histoire d’une révolution générique au lait de chèvre ! Dès les premières minutes de la fiction, on

. Ce vocable est utilisé par l’une des deux filles du Sud-Ouest pour appeler son père joué par Michel Serrault lors de la première séquence qui voit cette famille nouvelle- ment réunie ! . Eddy Mitchell à Dôle, Michel Serrault à Condom, Éric et Joël Cantona en vedettes de l’équipe de rugby locale, incarnent avec toute la finesse requise, ces hommes nou- veaux, garants de l’ordre régional et national. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 108 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 108) ŇsĹuĹrĞ 230

 Guillaume Boulangé

comprend d’ailleurs qu’Édouard, le personnage principal, n’est pas mûr pour le scénario de marivaudage amoureux rohmérien que sa sédui- sante passagère (et ancienne maîtresse) aimerait le voir interpréter. Il est en fait le jouet d’une tragi-comédie œdipienne à ciel ouvert. Aux dis- cours de la jeune allemande sur le déclin du socialisme en Europe et sur la révolte paysanne du Chiapas, ce trentenaire au chômage oppose la genèse de la Montagne Noire et les souvenirs d’enfants qui lui sont rat- tachés. Leurs idylliques vacances romaines de l’année passée sont alors très loin. Pour ce rejeton grandi trop vite, ce voyage « librement imposé » en terrain familier fait office de retour aux sortilèges de l’enfance et au mystère de la naissance. Au bout du chemin et au cœur de cette épaisse forêt se cache l’Origine du Monde. Une vue subjective en gros plan, presque volée, du sexe de sa voisine endormie invite au rapprochement avec le célèbre tableau de Courbet et impose cet espace géographique comme un lieu archaïque, primitif. Le Sud-Ouest est une terre naturel- lement maternelle. « Les Pyrénées pour nous, c’est la femme » avancent les Larrieu ! Revenir occuper ces lieux, en découvrir la topographie par- ticulière, consiste pour Édouard à déchiffrer le secret de sa naissance. Lui qui croit d’abord pouvoir échapper à son destin « mondialisé » en acceptant la « proposition sérieuse » de remplacer Gilbert « là-haut » à la bergerie, commet donc l’irréparable. Désireuse de le garder dans son giron, sa mère lui avoue alors en toute innocence que son père n’est peut-être pas celui auquel il pensait et que Gilbert pourrait bien être son géniteur. Édouard comprend qu’il vient en conséquence de com- mettre un inceste avec sa demi-sœur ! La tragédie encore et toujours. Pour ce « fils maudit », il ne reste plus alors qu’une seule issue : la révolte contre ce père imposé et la fuite débridée hors de cet espace exclusive- ment maternel. Ce final centripète sur un chemin forestier ouvert vers « l’ailleurs » confirme que pour cette famille de cinéastes et la plupart de leurs personnages, ni le territoire du Père (la Nation), ni celui de la Mère (la Région et ses nouvelles prérogatives) ne sont envisagés comme des solutions durables pour construire et affermir son identité. Pour cela, le retour au pays n’est qu’une étape, l’itinéraire et les échelles de vie res- tent à inventer... PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 109 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 109) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud-Ouest, territoire « idéal » 

Bienvenue to the Sud-West Lointain  : il était une fois en Occi- tanie

En adoptant une démarche symbolique empruntée aux grands mythes grecs, ces visions sublimées d’un Sud-Ouest réinventé aux dimensions du monde désespèrent constamment l’attente du cliché. Mieux, retrouvant la veine féconde d’un réalisme poétique typique- ment français, alliance de philosophie et de pure facétie — le Tarta- rin — ces œuvres s’imposent comme de possibles archétypes à un « local central » qui ne serait ni recul, ni isolement communautaire. Il y a là une belle idée utopique, pleine de l’espoir de dépasser les crises (sociale, économique, identitaire ou artistique) qui paralysent la France. Et il existe encore des intellectuels pour croire que la quête identi- taire constitue un frein au devenir universel ! Tous ces films clament au contraire avec dérision et intelligence que lorsque l’être n’est plus empêché par sa dimension locale, lorsqu’il a résolu la question du rap- port avec son territoire, il peut alors envisager de s’adresser au monde et prétendre « révéler l’humain caché dans les apparences de l’homme », de la femme... et du canard.

. Allusion au nom de la société de randonnées crée par le personnage de Mathieu Amalric dans la troisième et dernière partie d’Un homme, un vrai pour faire découvrir les coqs de bruyères des Pyrénées à des touristes américaines. West Lointain ou quand le Sud-Ouest français se pare soudain d’autant d’attraits que l’Ouest américain pour les pionniers. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 110 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 110) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 111 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 111) ŇsĹuĹrĞ 230

Les pratiques du local PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 112 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 112) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 113 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 113) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local est-il universel ? (la méthode de Jean Rouch)

Maxime Scheinfeigel (Université Paul-Valéry, Montpellier )

Le cinéma est une invention occidentale. S’il est un art, il est aussi un commerce et une industrie. Sa vision des choses, relayée par la camera obscura, repose sur la perspective centrée. S’il crée de l’illu- sion et raconte des histoires, il est aussi impliqué dans les discours et les représentations des sciences, notamment celles dites « humaines ». Pour toutes ces raisons, le cinéma est marqué par un système de centre- ment, démultiplié à toutes sortes de niveaux, mais néanmoins constitu- tif. Le cinématographe des frères Lumière et les vues réalisées par leurs opérateurs parachèvent en effet un processus de civilisation qui s’était mis en place au xviiie siècle quand est apparue la première science humaine proprement moderne, l’anthropologie. Celle-ci est porteuse d’une évolution de la pensée typique du xixe siècle. En effet, d’une part elle transforme la finalité économique et religieuse des conquêtes coloniales et leur brutalité martiale en leur apportant un enjeu nou- veau, la connaissance de l’humanité par l’observation méthodique des êtres ; d’autre part, elle jette les bases de la pensée évolutionniste qui va marquer le xixe siècle occidental. On le sait, cette science moderne de l’homme s’enlève sur l’examen d’une question principale : l’état d’hu- manité est-il répandu à un même degré chez tous les habitants de la terre ? Or, son système d’évaluation a pour référence l’homme occiden- tal considéré comme évolué. La pensée évolutionniste tient ainsi dans ce schéma de base : l’homme lointain, l’étranger, l’indigène, l’exotique PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 114 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 114) ŇsĹuĹrĞ 230

 Maxime Scheinfeigel

devenu au xixe siècle un objet d’observation scientifique, est l’enjeu d’un calcul du degré d’évolution idéal auquel il convient — progres- sisme aidant — qu’accède toute l’humanité. Certes l’histoire politique et guerrière continue mais sa finalité tra- ditionnelle est désormais élargie au projet scientifique (Napoléon et Champollion en Égypte ne sont pas oubliés !). Les conquêtes coloniales apportent en effet une base logistique à l’anthropologie dès lors que celle-ci s’intéresse à des groupes particuliers d’individus : des ethnies. Au sein de l’anthropologie, l’ethnologie qui sert à une méthode d’ap- proche spécifiquement territoriale des êtres, se développe bien comme un fleuron cultivé du colonialisme à l’ombre duquel elle prend nais- sance et s’enrichit en moyens matériels et humains. Née sous de tels auspices, l’ethnologie vise à observer et à analyser l’étrangeté des civi- lisations lointaines, non pas pour l’exalter ou au contraire la railler, mais plus précisément pour, selon le postulat de l’homme universel, en réduire la nature et l’étendue en la rapportant à une simple diffé- rence culturelle. Il semble qu’elle congédie le mépris, voire le racisme qui ont imprégné jusque là les entreprises coloniales, fût-ce sous le cou- vert de missions pacificatrices. Une telle avancée de la pensée morale et des mœurs politiques ne va pourtant pas sans un paradoxe : l’eth- nologue occidental s’éloigne de ses concitoyens pour s’approcher de son objet d’étude, toujours lointain, mais en fait il transporte avec lui le lieu mental de son centrement. L’ethnographie, la méthode d’observa- tion de l’ethnologie déployée sur le terrain, y pourvoie. Elle prend corps en effet dans un protocole révélateur à cet égard : le couple observa- teur/observé s’inscrivant directement dans la descendance et la proxi- mité du couple colonisateur/colonisé, est distribué autour d’un centre dont il revient à une seule des deux parties en présence d’en être le foyer. Que le cinéma, prenant rapidement le relais de la photographie documentaire, intervienne très tôt dans l’entreprise d’observation eth- nographique, n’est alors guère étonnant puisqu’il fonctionne lui aussi sur la bipartition entre un sujet centré, mobile et un objet pareillement mobile mais qu’il convient de (re)centrer dans le champ variable de la caméra. En ce domaine, il n’y a sans doute pas de hasard si l’ethnolo- gie, le cinéma et la psychanalyse naissent à peu près au même moment. Dans les trois s’instaure un couple forcément inégalitaire puisque l’un des pôles, l’initiateur de la relation, est au lieu même du centre tandis que l’autre, visé et construit par l’observateur, est nécessairement en- dehors du centre, il est excentré à proprement parler. Son lieu est par- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 115 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 115) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local est-il universel ? 

ticulier, idiomatique, en un mot, il est « local » et assigné à sa localité, le mot valant ici pour désigner aussi bien un endroit géographique pré- cis qu’une qualité de l’être. La localité est spécifique et distincte, elle est réduite alors même que l’observateur est omnicentré, habitant la planète de la même manière que sa commune appartenance à l’espèce humaine lui fait trouver son lieu en chaque homme et dans tous les hommes . Le local, en l’espèce, n’accède pas à un tel partage des uni- verselles qualités humaines, ce qui le maintient en deçà du stade d’évo- lution considéré comme satisfaisant de l’humanité.

R

Ce schéma très rapide est intentionnel : il s’agit de rappeler ici que tout le cinéma d’observation, né très tôt dans l’histoire même du cinéma, reçoit une détermination idéologique qui lui vient de sa double origine : d’un côté, son accointance naturelle avec la science anthropo- logique du xixe siècle, elle-même déterminée par l’ordre occidental du monde, de l’autre la fonction documentaire du cinéma en tant qu’il est une fabrique d’images analogiques. Autre rappel : il faut un demi-siècle de films ethnographiques pour convaincre l’institution ethnologique de la capacité du cinéma à produire des analyses et, par conséquence, à élaborer un discours scientifique sur les réalités observées . Jusque là, les images filmiques sont considérées comme les illustrations ou les supports d’un discours qui tire ses fondements légitimes de l’expres- sion verbale. Enfin : en , Nanook of the North de Robert Flaherty est le premier film à propos duquel le mot « documentaire » se voit consa- cré à la fois en tant qu’adjectif et substantif, marquant ainsi la nais- sance institutionnelle du cinéma documentaire comme genre à part entière. Jean Rouch débute sa carrière de cinéaste ethnographe dans les années quarante. Il désigne lui-même ses cinéastes inspirateurs, deux documentaristes notoires, Robert Flaherty justement, et Dziga Vertov. Sont également très connues ses relations professionnelles avec des ethnologues de renom qui sont mêlés à son travail sur le terrain. Au pays des mages noirs, son premier film tourné en , est une com-

. Quelques décennies plus tard, la moderne « déclaration universelle des droits de l’homme » vient parachever un tel édifice. .  : André Leroi-Gourhan publie dans la Revue de Géographie no  un article au titre explicite : « Le film ethnographique existe-t-il ? » PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 116 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 116) ŇsĹuĹrĞ 230

 Maxime Scheinfeigel

mande de Marcel Griaule, l’ethnologue « découvreur » du pays dogon . Rencontre décisive : Rouch, qui a fait l’école des Ponts et Chaussées à la fin des années trente et est ingénieur des Travaux Publics, sou- tient en  une thèse d’ethnologie sous la direction de Griaule . Par ailleurs, il fréquente longuement Théodore Monod à l’Institut Français d’Afrique Noire (I.F.A.N.), il entre en contact avec Germaine Dieterlen, ethnologue réputée elle aussi du pays dogon et il fait plusieurs films avec ou pour elle. Par la suite, s’il reste cinéaste, il est également profes- seur au département d’anthropologie filmique qu’il a contribué à créer à l’université de Nanterre-Paris X et directeur de recherches au Centre National de la Recherche Scientifique (C.N.R.S.). Ces quelques remarques sont destinées à mettre en valeur ce qui, selon nous, caractérise le mieux le cinéma de Jean Rouch, son excen- tricité, le mot étant ici d’abord entendu dans son sens topographique le plus strict. Jean Rouch part au loin pour faire des films, mais à la différence de la plupart des autres cinéastes ethnographes avant lui, il cherche à radicaliser la procédure de son expatriation en s’aban- donnant à une forme inédite de dérive qui met en jeu le caractère (auto)centré de sa présence parmi des étrangers, derrière l’objectif de sa caméra, en posture d’observateur. Rapidement, on dira ici que Rouch déplace quelque peu les enjeux de l’anthropologie puisque, en ses propres termes, il la souhaite « partagée ». Comment ? Il trouve très rapi- dement une méthode à laquelle il donne un nom particulièrement évo- cateur : c’est la « ciné-transe ». Une telle appellation résonne d’emblée sur quelque chose qui concerne le problème majeur de l’ethnologie : l’autre, sa présence, sa nature, autrement dit, c’est la question de l’alté- rité. La « transe » est en effet une pure étrangeté, à plusieurs points de vue. Elle est un phénomène psychique, elle concerne une minorité de gens qui, soit ont des pouvoirs spécifiques, soit sont sous l’emprise de produits psychotropes, soit appartiennent à des sociétés animistes, les trois états pouvant être réunis dans la personne d’un sorcier (chaman,

. Marcel Griaule a conduit en  la fameuse mission « Dakar-Djibouti » sur la falaise de Bandiagara au Mali, où vivent les Dogons jusqu’alors inconnus de l’ethno- logie. En , de retour au pays dogon, il s’est longuement entretenu avec un vieillard aveugle et a transposé l’entretien dans un livre considéré comme un des textes majeurs de l’ethnologie moderne : Dieu d’eau. Entretiens avec Ogotemmêli, éd. Fayard,  (réed.). . Essai sur la religion et la magie, thèse d’État soutenue en , la cinquième après Marcel Griaule (), André Leroi-Gourhan (), Claude Lévi-Strauss () et Ger- maine Dieterlen (). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 117 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 117) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local est-il universel ? 

voyant, etc). Plus abstraitement peut-être, la transe est « une expérience intérieure intense », « un état de déconnexion avec le milieu propre  ». Ceux ou celles qui entrent dans la transe sont des intermédiaires entre l’humain et autre chose, tous participent, via le phénomène de posses- sion, à la constitution « d’un champ d’immanence du sacré  », dans lequel l’humain se révèle étranger à lui-même. Or, voilà à quoi Rouch commence par identifier son désir de faire des films ethnographiques. En effet, c’est à partir de sa première expérience d’observation d’un rituel de transe vécue par lui comme une rencontre initiatique avec l’Afrique inconnue, qu’il pose les fondements de tout son cinéma à venir . Pour lui, l’enjeu dont il a une révélation immédiate, c’est l’Autre. Le possédé en offre la meilleure incarnation qui soit et du coup, il fait l’objet de l’aspiration identitaire du cinéaste. Car il s’agit de cela : il ne faut plus seulement approcher et observer les autres en res- tant en deçà du cercle dans lequel ils évoluent, il faut évoluer avec eux, à l’intérieur du cercle. Pour cela, Rouch se fait un « génie » du cinéma en entrant, justement, dans cet état de dépossession de soi-même et d’in- corporation de l’autre qu’est la « ciné-transe ». À cet égard, il a précisé- ment décrit les aspects pratiques de sa méthode dans un texte notoire, « La caméra et les hommes » : « Pour moi, la seule manière de filmer est de marcher avec la caméra, de la conduire là où elle est le plus effi- cace, et d’improviser pour elle un autre type de ballet où la caméra devient aussi vivante que les hommes qu’elle filme. C’est la première synthèse entre les théories vertoviennes du “ciné-œil” et l’expérience de la “caméra participante” de Flaherty. [...] au lieu d’utiliser le zoom, le caméraman réalisateur pénètre réellement dans son sujet, précède ou suit le danseur, le prêtre ou l’artisan, il n’est plus lui-même mais un “œil mécanique” accompagné d’une “oreille électronique”. C’est cet état

. Jean-Marie Gibbal, Les Génies du fleuve. Voyages sur le Niger, Presses de la Renais- sance, , p. . . Jean-Marie Gibbal, ibidem. . Récit de Rouch quant à cet épisode fondateur : « Dans un village, un homme avait été tué pendant l’orage, personne ne savait si c’était la foudre qui l’avait tué ou s’il était mort noyé (donc tué par le génie de l’eau). Un copain nigérien nous a dit de faire appel à sa grand-mère, une merveilleuse lady africaine. Elle arrive [...]. J’ai ressorti mon Voïtlander ˆ, et suis parti assister au premier rituel de possession d’esprit de ma vie. Je n’y comprenais rien, mais c’était formidable [...]. C’est à cette occasion que j’ai écrit mon premier texte d’ethnographie ». Propos cités in « Le monde selon... Jean Rouch », propos recueillis en  par Jean-Luc Bitton et Laurent Pinsard, site Internet routard.com/mag p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 118 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 118) ŇsĹuĹrĞ 230

 Maxime Scheinfeigel

bizarre de transformation de la personne du cinéaste que j’ai appelé, par analogie avec les phénomènes de possession, la “ciné-transe”  ». Le moindre film de Rouch, tous ses films, laissent transparaître cet aspect déterminant de sa conception filmique avec une constance qui paraît d’autant plus remarquable que son œuvre est vaste (on dénombre à peu près cent quarante films) et surtout, hétérogène, diver- sifiée : les courts et les longs métrages, le documentaire et la fiction, les films d’Afrique et de France, les commandes institutionnelles et les réalisations en roue libre, etc, se côtoient. La « ciné-transe » est bel et bien une méthode fondatrice et unificatrice. Des débuts purement eth- nographiques dans les années quarante et cinquante jusqu’à l’ultime développement de la veine imaginaire à travers un de ses dernier long- métrage de fiction, Dionysos (), Jean Rouch a fait en sorte d’adap- ter les moyens technologiques offerts par le cinéma à une recherche identitaire d’un type particulier puisque fondée sur le désir, sur l’utopie plutôt, de confondre le lieu du sujet et celui de l’objet, le centre et la périphérie, le général et le particulier, l’universel et le local. Par ce biais d’une méthode pour le moins innovante, Rouch œuvre à un cinéma qui tend à récuser certaines limites inévitables. Notamment, la séparation entre le filmant et le filmé est une contrainte technique du dispositif de réalisation des films, la sphère de l’action de l’un et l’aire de déplace- ment de l’autre n’étant pas échangeables. À cet endroit, Rouch fait de la résistance, plutôt, il contourne l’obstacle qui empêche la (con)fusion effective des deux, il instaure celle-ci imaginairement par la ciné-transe mais en s’aidant de techniques de filmage du cinéma direct, qui per- mettent que s’actualisent dans l’image l’empreinte du sujet filmant (hors-cadre), venant se mêler aux figures qu’engendre tout objet réel (profilmique) lors de son passage devant une caméra « participante ». Bien sûr, les méthodes de tournage de Rouch ne font pas de lui un cas isolé, au contraire, elles l’inscrivent dans une vaste école de cinéma qui a vu le jour à la fin des années cinquante dans plusieurs pays et notam- ment au Canada, aux États-Unis, en Angleterre et en France : c’est le « cinéma direct  ». Mais ses films prennent un caractère particulier à

. Jean Rouch, « La caméra et les hommes », Pour une anthropologie visuelle, Clau- dine de France dir., éd. Mouton, coll. Cahiers de l’Homme, , p. . . Voir Gilles Marsolais, L’Aventure du cinéma direct, une somme publiée en  dans laquelle l’auteur fait le tour complet des différentes tendances du cinéma direct. Parmi ces tendances, il relève celle de la « caméra participante », propre à Rouch. Seghers éd. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 119 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 119) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local est-il universel ? 

travers le postulat de la ciné-transe et la manière dont il s’exerce aussi bien dans ses documentaires ethnographiques que dans ses films de fiction. C’est par là, en effet, que son œuvre renverse la question identi- taire sur laquelle s’enlève la pensée de l’autre. Comment ? Pourquoi ? Le fil à suivre c’est la transe. Il s’agit d’un processus traditionnel, ritualisé : un « génie » s’empare d’un humain, il le « chevauche », il le « possède ». Le possédé perd son identité, telle Wazi, par exemple, une tranquille vil- lageoise du Zermaganda au Niger, qui au détour d’une danse rituelle dont elle est une des protagonistes, « n’est [soudain] plus la ménagère de Simiri mais Hadjo, la captive peule ». Le film qui documente en  la possession de Wazi par Hadjo s’appelle Tourou et Bitti, les tambours d’avant et c’est Jean Rouch qui commente l’événement en voix off. Or, dans le processus de la possession s’instaurent une réciprocité de fond et un échange substantiel : pour autant que Wazi est dépossédée de son corps propre, Hadjo se dépossède de son être propre. Autrement dit, un phénomène d’identification unit les deux, la captive peule à la paysanne djerma, la revenante à la vivante, la possédante à la possédée. Elles sont indistinctes, formant un même être ambivalent. Wazi est une figure de la transe parmi d’autres. Rouch a très sou- vent filmé de tels événements, il s’en est fait une spécialité qui entre de toutes façons dans le cadre du strict cinéma ethnographique. Mais ce n’est pas tout. Dès ses débuts puis au fil des ans, il a transgressé une loi fondamentale de ce cinéma qui prescrit le maintien d’une bonne distance entre l’observateur et l’observé, la distance à respecter garan- tissant justement la légitimité scientifique de l’observation. Rouch s’est en effet identifié aux processus de transe si souvent documentés par lui, il s’est projeté en lieu et place des possédés, le génie visiteur spé- cifiquement attaché à sa personne étant sa caméra, un « œil méca- nique » et une « oreille électronique » à la puissance desquels il s’est abandonné. Ici, on ne se demandera pas si cet abandon, revendiqué comme un programme gouvernant toute l’œuvre de Rouch livrée à la « ciné-transe », fut total ou partiel, authentique ou feint, réel ou imagi- naire. Peu importe d’ailleurs puisque les effets produits par la méthode sont déchiffrables comme autant de déplacements essentiels, le pre- mier, repris d’une parole bien connue d’Arthur Rimbaud, étant que désormais « Je est un autre ». Trait substantiel supplémentaire, l’altérité fonctionne dans les deux sens (Wazi ô Hadjo). Rouch cherche par le fait à entrer en imagination dans le cercle des gens en transe qu’il filme, à s’approprier en quelque sorte leurs affects. Le processus a d’autant PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 120 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 120) ŇsĹuĹrĞ 230

 Maxime Scheinfeigel

plus de chance de s’accomplir qu’il s’instaure dans la sphère de l’imagi- naire où a priori tout est probable, sans limites. À savoir, une circulation tout-à-fait nouvelle du phénomène de la transe entre en jeu dans les films de Rouch et contribue grandement à leur singularité : la transe ani- miste part des personnes filmées, elle gagne le cinéaste dont la média- tion la transforme en transe filmique pour, en fin de circuit, revenir dans le cercle toujours plus grand des protagonistes de ses films. En l’occurrence, tout spectateur rouchien averti le voit bien : ses films, documentaires et fictions confondus, présentent des person- nages incarnés par des acteurs d’un genre particulier. Oumarou Ganda dans Moi, un noir (), Damouré Zika dans Jaguar (-), Petit à Petit () et Cocorico ! Monsieur Poulet () sont exemplaires à cet égard. Dans le sillage de Rouch, tous deux investissent à leur tour un lieu imaginaire pour eux : la place du cinéaste. Oumarou Ganda, sur- nommé Robinson, emmène le spectateur de Moi, un noir dans une visite guidée et commentée de Treichville et c’est lui qui présente un à un tous les autres protagonistes du film. Ce déplacement paraît d’au- tant plus spectaculaire et insolite qu’il est le premier du genre dans l’œuvre de Rouch . Le filmage en caméra portée au plus près du person- nage, pratique typique du cinéma direct, n’en est pas la seule cause effi- ciente. Rouch invente de surcroît un protocole sonore qu’il a lui-même appelé « l’effet feed-back ». Ainsi, à l’image, il filme les rues de Treich- ville comme s’il les regardait par-dessus l’épaule de Robinson, confon- dant sa vision subjective externe avec la vision subjective interne du personnage. Il annonce par là ce que Pasolini appellera un peu plus tard « la subjective indirecte libre » qui permet « l’immersion dans le person- nage  ». Par ailleurs, en cours de réalisation, il projette aux acteurs des séquences muettes et ces derniers, Robinson en tête, improvisent alors leur doublage en y ajoutant une franche dimension de commentaire, ce qui introduit dans la perception du film l’idée que les personnages vus et ceux qui sont entendus sont distincts, les seconds étant devenus les spectateurs des premiers. Or, Rouch est présent en personne dans Moi, un noir, sa voix off y assurant à la fois la narration (ordre de la fiction) et le commentaire (ordre du documentaire). On voit opérer un glissement des places occupées par les uns et les autres à la faveur duquel leur iden-

. Du moins il apparaît pour la première fois dans Moi, un noir, parce ce que le film a été projeté en . Mais la procédure est inventée dans Jaguar, tourné quelques années auparavant mais achevé et projeté bien plus tard. . P.P.Pasolini, L’Expérience hérétique, éd. Ramsay,  (réed.), p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 121 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 121) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local est-il universel ? 

tité respective se brouille, voire même s’échange. Oumarou Ganda perd quelque chose de la singularité irréductible du personnage quasi fictif qu’il incarne, le docker Robinson, mais en contrepartie, il élargit son identité à celle du cinéaste dont il devient un double imaginaire . Le phénomène est repris avec Damouré Zika. Sa première appari- tion filmique date de  dans Bataille sur le grand fleuve où il est un jeune pêcheur parmi d’autres. Au fil des ans, il revient comme acteur dans les films de Rouch mais de surcroît il intègre de plus en plus sou- vent l’équipe de réalisation à des postes divers . En , Jaguar est son deuxième film tourné avec Rouch, mais il est achevé au montage et à la post-synchronisation treize années plus tard, là encore selon la procédure du feed-back. Le film est une formidable machine à opérer des déplacements identitaires. Il est d’ailleurs question de déplacement au sens matériel du terme, puisque le récit est celui d’un road-movie. Damouré et trois amis, Lam, Illo et Tallou, eux aussi familiers du cinéma de Rouch, émigrent du Niger à la Gold Coast (l’actuel Ghana), suivis par Jean Rouch dans un périple de plusieurs mois. Le tournage en direct tire le film du côté du documentaire mais la péripétie est une pure fiction que les quatre comparses inventent au jour le jour. L’exemple le plus extrême d’un déplacement identitaire est repérable dans un épisode du début du voyage. Damouré arrive avec ses com- pagnons au nord du Dahomey. Ils rencontrent les Sombas, un peuple d’agriculteurs qui vivent nus. Les images paraissent alors ne montrer rien d’autre que la confrontation de deux sortes contrastées d’africains, ceux que la colonisation a occidentalisés, et ceux qu’elle a — semble-t’il — oubliés dans leurs confins retirés. Les vêtus et les nus, comme para- digme de base de la scène coloniale. Mais un tiers s’est glissé sur cette scène, est venu en compliquer le dispositif. Damouré et Lam échangent des commentaires qui ne s’arrêtent pas à leur vision un peu embar- rassée des gens nus. De surcroît, Damouré cherche une explication à leur nudité. Il entre alors de plain-pied à la fois dans le relevé ethno- graphique et dans le discours anthropologique. Il donne la mesure du

. Moi, un noir aligne quelques scènes notables à cet égard. Par exemple, à la fin du film, Robinson effectue une plongée dans ses souvenirs d’enfance. Or, l’événement est figuré comme la projection d’un film dont il déclencherait la projection. Fait pareille- ment significatif : après sa participation à Moi, un noir, et en réaction à ce film, Ouma- rou Ganda réalise en , Cabascabo, son premier film qui est également la première œuvre du cinéma nigérien. . Voir à cet égard la riche filmographie établie par René Prédal dans Jean Rouch ou le ciné-plaisir, revue Cinémaction no , Corlet-Télérama éd., p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 122 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 122) ŇsĹuĹrĞ 230

 Maxime Scheinfeigel

processus lorsqu’au tout début de l’épisode, sur l’image en plan rappro- ché d’une jeune femme portant un plateau de nourriture, on l’entend dire à Lam, invisible comme lui : « À l’école on m’a appris que les Som- bas c’est des gens du Dahomey mais qui n’aiment pas les vêtements ». L’autoportrait de Damouré en homme lettré (il a choisi pour le film de jouer le rôle d’un écrivain public) est encore plus significatif quand on le voit s’avancer au milieu des Sombas, vêtu de la veste de coton et du chapeau de brousse qui lui confèrent l’allure typique du colon blanc. Le reste de la séquence, qui dure un peu plus de trois minutes, est de la même eau, où se mélangent le sérieux d’observateurs appliqués à bien faire et l’humour de voyageurs en goguette. Les trois amis finissent leur séjour en ce lieu par un sonore « au revoir les Sombas » et partent pour- suivre leurs aventures ailleurs... On se croirait presque chez Hergé, en compagnie de « Tintin au Congo ». Mais Tintin est africain  ! Le scandale, à la mesure peut-être de celui que déclencha notoire- ment Les Maîtres fous, est que deux Nigériens observent des Africains depuis un lieu qui jusque là était seulement investi par l’homme occi- dental, l’Européen, aussi bien le colon dirigeant le pays que le savant étudiant les mœurs locales ou le reporter en quête d’aventures exo- tiques. Bien sûr, le spectateur de Jaguar sait que la conversation de Lam et Damouré, enregistrée à la fin des années soixante, retentit dans une Afrique qui n’est plus coloniale. Mais elle n’est pas si « indépendante » que les discours officiels le proclament et Damouré, qui a fréquenté l’école française, paraît un modèle d’acculturation. Il est une figure, celle d’un individu dont la singularité tient à ce qu’il est au contact de deux mondes réfléchis l’un par l’autre : le monde imprenable, non figuré, d’où provient le cinéma de Rouch et le monde rencontré par ce cinéma. Comme Robinson, Damouré est l’Autre de Rouch. Même chose d’ailleurs pour ses compagnons de voyage, notamment Lam. En fin de séquence, un détail fugitif, pourtant inoubliable, vient parache- ver la complexe construction identitaire de l’épisode : un jeune Somba, vu en plan-taille, a pour tout vêtement la monture en plastique blanc de lunettes sans verres, en forme de cœur, élégamment posées sur son nez. Cet accessoire dérisoire et formidablement incongru exerce une attrac- tion irrésistible sur le regard du spectateur. Or, il semble bien que l’at- traction se soit d’abord exercée à la fois sur les protagonistes de Jaguar et le cinéaste lui-même. Ainsi, via Damouré et Lam quelque chose a cir-

. Déclaration de Rouch : « Dans Jaguar j’ai essayé, derrière l’idée même de voyage, disons de dépasser le journal “Tintin” pour tomber quelque part du côté de Diderot... ». PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 123 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 123) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local est-il universel ? 

culé de Rouch aux Sombas, un bien commun dont les lunettes, détour- nées de leur fonction propre, sont le parfait révélateur. Pas besoin de verres en effet pour qu’à travers elles se forme l’image de ce qui est déplacé, à tous les sens du terme. Seize années plus tard, en , les protagonistes de Jaguar se retrou- vent dans Petit à petit. Désirant construire un immeuble assez grand pour y loger la société (fictive) qu’ils ont créée, ils repartent en voyage, à Paris cette fois, en vue d’y étudier l’architecture des immeubles « à étages ». Un épisode du début concentre au plus haut point les vertus subversives de l’ethnographie revisitée par Rouch et ceux qu’il faut bien appeler ses « complices ». Damouré est le personnage principal de la séquence. Il sort de son hôtel, il marche dans la rue puis, coup sur coup, il arrête plusieurs personnes pour leur adresser la même demande sau- grenue : peut-il prendre leurs mesures ? La question est émaillée de cir- constances variables. Il dit « mademoiselle » à la première personne ren- contrée, alors qu’il s’agit d’un homme à la tignasse bouclée. Immédia- tement après, il dit « monsieur » à une jeune femme dont les cheveux sont ramenés sous une casquette. Mais Damouré n’est pas seulement un plaisantin, il est aussi le chargé de mission de Rouch, pour le film duquel il se fait à son tour ethnologue. C’est ainsi qu’on le voit sor- tir un appareil avec lequel il prend les mesures censées alimenter son enquête. Il mesure le tour de tête et la largeur d’épaules du premier jeune homme, le tour de poitrine et le tour de taille d’une jeune fille. Il leur demande leur lieu de naissance, celui de leurs parents, leur âge. À leur questionnement respectif sur sa démarche, il répond d’abord qu’il fait « de l’ethnographie pour la télé », puis qu’il est « étudiant » et qu’il lui « manque une mesure pour obtenir [s]on diplôme ». Il va encore plus loin, lorsque, dans la deuxième partie de la séquence, il demande à une jeune fille de lui montrer ses dents : « Je suis ethnologue, j’ai besoin de voir les dents d’une demoiselle pour avoir mon diplôme ». Elle accepte, il compte ses dents abîmées : « ah là là, dix dents foutues » et il rassure la jeune fille inquiète, comme s’il était dentiste : « ce n’est pas grave, ce n’est rien ». À la dernière personne interviewée par lui, un homme d’âge mûr , il demande même des explications sur ses vêtements : nom, couleur, nature du tissu, etc. Il ne rencontre qu’un seul récalcitrant, un

. N’importe quel cinéphile bon teint reconnaîtra en ce passant complaisant le cri- tique des Cahiers du Cinéma et acteur, Michel Delahaye. Une autre protagoniste de la séquence est Sylvie Pierre, à l’époque elle aussi critique aux Cahiers du Cinéma. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 124 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 124) ŇsĹuĹrĞ 230

 Maxime Scheinfeigel

jeune homme fâché qui lui demande brutalement : « vous avez votre carte ? ». Et oui ! Damouré n’ a pas de carte professionnelle, il n’a même pas le titre de « chargé de recherche » que Godard enviait tant à Rouch . Il n’est pourtant pas simplement un touriste au comportement caricatural. Il montre notamment que si Rouch, ethnologue européen, l’a rencontré parce qu’il est un Africain, à savoir un Autre, il a lui aussi son Autre, dis- tinct de son double (qui peut-être aussi bien Rouch que Lam). Dans Jaguar, l’Autre, c’est un Somba tout nu, porteur de lunettes. Dans Petit à Petit, c’est une jeune homme aux cheveux longs, une jeune femme aux cheveux courts, une autre jeune femme aux mauvaises dents ou à la jupe trop courte, en bref ce sont des Parisiens qu’ils trouvent de toutes façons « trop petits » ou « trop gros ». Son rôle de révélateur de l’alté- rité est précisément orienté par lui-même et aussi par Rouch que Les Lettres persanes de Montesquieu ont ouvertement inspiré pour ce film, Damouré et Lam y tenant explicitement le rôle d’Uzbek et Ricca. Résul- tat paradoxal de ce retour à un texte ancien : le cinéma ethnographique accomplit une mue préparée de longue date puisqu’il est maintenant tout ensemble ethnologique et identitaire.

R

Il serait temps ici d’ouvrir une autre discussion sur l’ethnofiction, une caractéristique majeure du cinéma de Rouch. L’ethnofiction permet à ce dernier de récuser l’idée même d’une frontière séparant le documen- taire et la fiction, ce que postulent pareillement et au même moment d’autres cinéastes modernes, peu ou prou liés à la Nouvelle Vague . Ainsi, Rouch installe-t-il librement un système de décentrement à tra- vers des déplacements, glissements, dérives et renversements imagi- naires des identités. Le mot « ethnofiction » perd alors sa valeur d’oxy- more, il contribue même à répondre en partie à la question initialement posée : « le local est-il universel » ? Il l’est si l’on admet par exemple que dans la diversité des récits et des figures d’expression filmiques,

. J.-L. Godard, « L’Afrique vous parle de la fin et des moyens » : « Jean Rouch n’a pas volé son titre de carte de visite : chargé de recherche par le Musée de l’Homme. Existe-t-il une plus belle définition du cinéaste ? », Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, édition établie par Alain Bergala, Cahiers du Cinéma éd., , p. . . Voir notamment André Labarthe, Essai sur le jeune cinéma français, Le Terrain Vague éd, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 125 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 125) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local est-il universel ? 

le récit ethnographique est une variété parmi d’autres. Ses traits spé- cifiques, locaux, ceux que revendique l’institution ethnographique ou que l’anthropologie légitime, n’entrent pas ici en contradiction avec la sphère bien plus vaste de la représentation filmique. Celle-ci, en tant que mode d’expression artistique est universelle parce qu’elle en passe par des techniques d’images et par un dispositif de spectacle eux-mêmes universels et du coup, elle universalise la localité ethnogra- phique du cinéma. Constat banal sans doute, mais il aura tout de même fallu attendre plusieurs décennies de cinéma pour que des films desti- nés à une spécialité étroite, confinés dans une localité précise de l’ex- pression filmique, franchissent un cap déterminant à cet égard, non pas en aliénant leur spécificité mais plutôt en avançant des propositions nouvelles quant à localisation des uns et des autres dans l’imaginaire collectif du cinéma. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 126 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 126) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 127 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 127) ŇsĹuĹrĞ 230

Les productions cinématographiques amateurs et le local

Roger Odin (IRCAV, Paris )

Méprisé dans le champ du cinéma, oublié par les théoriciens et les historiens du cinéma (même si les choses sont quelque peu entrain de changer ), le cinéma amateur émerge aujourd’hui avec force dans l’es- pace public comme document sur le local .

La reconnaissance du cinéma amateur par le local

Curieusement le développement de la micro histoire n’est pas le pre- mier facteur de cette reconnaissance. Ce sont des hommes de télévision qui les premiers ont pensé que le cinéma amateur pouvait contribuer à renouveler l’histoire locale en donnant à voir ce que les reportages, les actualités, le J.T.ne proposait pas. Le mouvement a pris aujourd’hui une ampleur considérable. Sans avoir la prétention d’en faire l’historique, je vais tenter d’en pointer quelques étapes clés. Même si quelques expériences ponctuelles ont existé avant, on peut, je crois, dire que tout commence en , au Centre de production régio-

. Pour sa Storia del cinema mondiale (Einaudi, ), Gian Piero Brunetta m’a ainsi demandé d’écrire un chapitre sur le cinéma amateur : vol. V,« Teorie, strumenti, memo- rie » : « Il cinema amatoriale » (p. -). . « Aujourd’hui, majoritairement, les films amateurs sont mis en valeur sur un plan régional, voire local », Pascal Genot, La Corse au regard du film amateur. Porto-Vecchio et sa région, éditions Alain Piazzola, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 128 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 128) ŇsĹuĹrĞ 230

 Roger Odin

nal de Charleroi de la R.T.B.F., où Marc Peyrat et André Huet créent la première émission consacrée aux productions amateurs comme docu- ment. Ils décident de l’appeler Inédits :

Par inédit nous entendons les images en mouvements évoquant tout aspect de la vie de nos sociétés, hier et aujourd’hui, réalisées sur tous formats et supports et qui à l’origine n’étaient pas destinées à une diffu- sion dans les circuits professionnels et audiovisuels .

Dans le texte de cadrage de l’émission, ils précisent : l’émission devrait « établir avec le téléspectateur une forme de collaboration étroite visant à recueillir des documents d’actualités réalisés par des amateurs, des non professionnels qui, par le hasard de la vie, ont enre- gistré un événement, un fait divers qui, a posteriori, s’est révélé être un moment important, privilégié. L’enregistrement devient alors un docu- ment significatif de la vie ou de l’histoire du pays ou de la région » qu’il s’agit de « rendre au public » « avec toute l’affectivité et la tension du vécu dramatique ou burlesque qui caractérise l’amateur en situa- tion  ». La première émission (diffusée le  janvier  à  h ) donne à voir la chronique, filmée en , mm, du village de Bure avant, pendant et après l’occupation allemande. Désormais, chaque jour, l’émission proposera à ses spectateurs quelques minutes de documents inédits. L’émission a connu quelques changements dans sa forme, mais elle perdure encore aujourd’hui. Elle a aussi engendré dans le monde de multiples émissions sur le même modèle ; citons à titre d’exemple : Das ist unsere Geschichte (Allemagne), Attic archives (Écosse), Avis aux ama- teurs (Suisse), Ineditos (Uruguay), Ineditos (Açores), etc. En , A. Huet fonde, dans le prolongement de l’émission Inédits, une association du même nom qui regroupe ceux qui s’intéressent à ce type de produc- tions : gens de télévision, réalisateurs, archivistes, quelques rares uni- versitaires. Cette association joue encore un rôle structurant essentiel pour tout ce qui concerne le film d’amateur comme document. Autre date importante : en , le Congrès de la Fédération des Archives du Film (FIAF) met le cinéma amateur au centre de sa réflexion.

. André Huet, « Propos d’un passeur d’images », in Le film de famille, direction de Nathalie Tousignant, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, Bruxelles, , p. -. Sur l’histoire d’Inédits, on lira également : André Huet, « Approche de l’univers des Inédits », Rencontres autour des inédits. Jubilee Book, Association Euro- péenne Inédits, , p. -. . Idem, p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 129 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 129) ŇsĹuĹrĞ 230

Les productions cinématographiques amateurs et le local 

Deux grands thèmes sont proposés : le premier est le cinéma amateur des professionnels , le second est précisément le cinéma amateur et le local ; plusieurs communications iront dans ce sens : Maeryann Gomes sur le fond amateur de la « North West Film Archive » (Manchester), Anton Gimenez sur celui de la Filmoteca de Barcelone, Sara Munozbuay sur celui de la Cinémathèque des Caraïbes (Barranquilla, Colombie), etc. Cette inscription du cinéma amateur dans le Congrès de FIAF est le signe qu’il est désormais considéré comme digne d’être conservé et catalogué. De fait, plusieurs cinémathèques ont ouvert, depuis plusieurs années, un fonds de cinéma amateur lié à la région dans laquelle elles se trouvent. La Cinémathèque de Bretagne (Brest) a été la première à être légitimée par les institutions. Elle dispose aujourd’hui d’une collection de plus de dix mille films qui s’accroît chaque année de mille films supplémentaires. André Colleu, son fondateur, listant les raisons qui conduisent au dépôt en archives des films amateurs, note que la plus importante, après le souci de préservation du document, est, assuré- ment, l’« amour du pays » : « bien des gens sont sensibles au fait de ras- sembler les images disponibles sur des lieux, des événements qui les touchent, et sont heureux d’apporter leur contribution . » On notera que ces cinémathèques spécialisées concernent deux types de local : des régions (Bretagne, Savoie, Pays Basque, Catalogne, Valais, etc.), mais aussi des villes (Saint Etienne, Bologne). Dans un souci de valorisa- tion de leur fonds, elles organisent régulièrement des projections et des expositions liées aux productions amateurs. La Cinémathèque de Bre- tagne a ainsi présenté, en , une exposition au titre bilingue (local oblige) : Bobines d’amateur. Al lagad e penn an dorn, accompagnée de l’édition d’une cassette et d’un livret. Plus généralement, on assiste à une prolifération de manifestations visant à donner à voir les productions amateurs à un large public. Dans son article : « La mise en spectacle des films d’amateurs  », Jean Claude Guézennec raconte comment, à Rouen, l’opération « Mémoire

. Cette façon d’aborder le cinéma amateur montre combien il est difficile, encore aujourd’hui, d’échapper au mépris pour ce genre de productions : ainsi ce ne serait que parce qu’elles sont l’œuvre de cinéastes professionnels reconnus que les productions amateurs mériteraient qu’on s’intéresse à elles... . André Colleu, « La Cinémathèque de Bretagne » in Bobines d’amateurs, éd. Ciné- mathèque de Bretagne, mai , p. . . Jean-Claude Guézennec, « La Mise en spectacle des films d’amateur », in Ren- contre autour des inédits. Jubilee Book, AEI, , p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 130 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 130) ŇsĹuĹrĞ 230

 Roger Odin

d’une ville qui change », qui montrait les points forts de l’évolution de la ville au cours d’un demi siècle (-) à travers une sélection de films d’amateurs, s’est déroulée sur plus de   m, a mobilisé plus de  écrans, accueillie plus de   visiteurs et conduit à créer la Mémoire audiovisuelle de Haute Normandie . Parallèlement, un processus de vulgarisation est engagé à travers des séries de vidéocassettes comme celle consacrée aux régions et villes de France (Auvergne, Alsace, Nord/Pas de Calais, Bretagne, Lorraine, Mar- seille, Lyon, etc.) par les éditions Montparnasse. Le texte de présenta- tion de la jaquette souligne que ce qui est ici donné à voir, ce sont « les films authentiques de la vie quotidienne », un « album de famille » qui montre des images de la « vie quotidienne d’autrefois telle que nous la racontaient nos parents ou nos grands-parents ». Enfin, on notera un début de reconnaissance universitaire. Fait significatif de l’orientation des recherches sur le cinéma en France (encore aujourd’hui majoritairement tournées vers l’étude des grands auteurs), les travaux se font davantage dans le cadre d’unités vouées à la recherche historique que dans le cadre des unités de recherche en cinéma. Deux approches se dessinent : ceux qui mettent en avant le cinéma et qui font l’histoire locale du cinéma (Gilles Ollivier, Le cinéma amateur en Bretagne , Paulo Vieira, O cinema super  na Bahia, Alexandre Figueiröa, O cinema super  em Pernambuco ) et ceux qui mettent en avant le local et qui font l’histoire locale à partir du cinéma (Pascal Genot, La Corse au regard du film amateur, Porto Vecchio et sa région, éditions Amain Piazzola,  ; le travail effectué par Susan Aas- man, dans le cadre l’History Bureau de l’Université de Groningen, sur la représentation de la vie domestique dans les films de famille de la région, de  à , s’inscrit également dans cette perspective ). Tou- tefois, comme le remarque Michèle Lagny, cette séparation n’a rien de radical : en suivant l’évolution du cinéma en région, on suit en même temps l’évolution de la représentation de la région au cinéma et récipro- quement .

. Jubilee Book, éd. cit., p. . . Il s’agit d’une thèse en cours sous la direction de l’historien Pascal Ory. . Paulo Vieira, O cinema super  na Bahia, Salvador,  ; Alexandre Figueiröa, O cinema super  em Pernambuco, Reciffe, . . « Le film de famille comme document historique », in Le film de famille. Usage privé, usage public, éd. cit., p. -. Susan Aasman a également publié sa thèse : Ritueel va Huiselijk Geluk (). . Dans « Après la conquête, comment défricher ? », Michèle Lagny remarque que PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 131 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 131) ŇsĹuĹrĞ 230

Les productions cinématographiques amateurs et le local 

Cette reconnaissance du cinéma amateur par le local ne saurait éton- ner : l’amateur, en effet, filme ce qui l’entoure, ce qui lui est proche. Tou- tefois, dès que l’on se met à examiner d’un peu près ce qui se passe, on s’aperçoit que la chose est loin d’être aussi évidente qu’on pourrait le penser. L’espace amateur est, en effet, un champ complexe qui recouvre des espaces de communications et des productions ayant des visées très différentes. Les relations existant entre les productions amateurs et le local varient suivant le type de production considéré.

Les espaces du cinéma amateur et le local

Le film de famille est sans doute celui qui, de toutes les productions cinématographiques, paraît avoir la relation la plus immédiate avec le local. Pourtant, il est clair que les enjeux du film de famille ne sont pas dans le local : ce qui intéresse le cinéaste familial, ce n’est pas de fil- mer le local, mais le privé : la vie de sa famille . Certes, il peut arriver que le cinéaste familial désire garder le souvenir des espaces locaux dans lesquels il gravite, mais ce n’est pas tant pour le local lui-même que pour la relation que ces espaces entretiennent avec sa famille. En termes bourdieusiens, on peut dire que le film de famille n’appartient pas au « champ » du local, mais à celui de la famille. Les productions réalisées dans les clubs de cinéma amateur accordent également une grande place au local. Le premier conseil donné au cinéaste débutant qui vient dans un club pour apprendre à filmer, n’est-il pas de filmer ce qui est autour de lui ? Les documentaires amateurs consacrés aux régions, aux villages, aux paysages, aux acti- vités, aux curiosités et aux particularités locales abondent. De même, l’amateur n’ayant pas les moyens de se payer des décors ou même de se déplacer un peu partout pour trouver des espaces de tournage, bien des fictions amateurs sont ancrées dans le local. Toutefois, là encore, on ne saurait dire que ces productions appartiennent au « champ » du local. L’objectif du cinéaste amateur n’est pas d’intervenir dans le local, souvent même pas vraiment de le donner à voir, mais de « faire du cinéma ». Le cinéaste amateur pense cinéma, plus précisément, il pense

« la coupure entre l’histoire du cinéma et l’histoire faite à partir du cinéma, n’est pas si radicale qu’on pouvait l’imaginer, il y a quelques années », in « Cinéma et Histoire. Autour de Marc Ferro », CinemAction no , , p. -. . Remarque : le privé n’est pas l’intime ; l’intime est quasiment absent du film de famille. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 132 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 132) ŇsĹuĹrĞ 230

 Roger Odin

technique et langage cinématographique. L’obsession du cinéaste ama- teur, c’est d’arriver à filmer comme un professionnel. Le problème, le souci du cinéaste amateur, ce n’est donc pas le local, mais le cinéma, et c’est d’ailleurs là sa fatalité car, il ne parvient pas à être reconnu par le Cinéma : quand le film d’amateur sort du cercle des amateurs, rien ne marche plus. Enfin, il y a aussi le cinéma militant  ; souvent ancré dans le local en termes de production, il l’est également de par son propos. Il n’est pas question ici d’entrer dans le débat sur l’efficacité de ce cinéma, c’est sa visée qui nous intéresse : il ne s’agit plus seulement de faire œuvre de mémoire, mais d’intervenir dans le local : défense des inté- rêts locaux (des paysans, des viticulteurs, des pêcheurs, des ouvriers de telle ou telle usine menacés de licenciement), défense d’une région en tant qu’entité, cinéma indépendantiste (films bretons ou occitans). Là encore, cependant, la visée du cinéma militant ne se résume pas au local : son enjeu est politique, général, national, voire international. Dans le cinéma militant, le local sert souvent à fournir des études de cas pour alimenter un discours à visée universelle (« prolétaires de tous les pays... »)... On le voit, s’il est vrai que le cinéma amateur donne à voir le local, le local est loin d’être toujours au cœur de ses préoccupations. Il existe toutefois des productions amateurs directement centrées sur le local. Elles répondent à des motivations très diverses. Parfois, il s’agit d’un individu qui, à la suite d’un événement qui a modifié le visage de l’endroit où il vit, décide de témoigner de ces bouleversements. Dans La famille Bartos, Péter Forgács nous donne ainsi à voir l’évolution de Zoltan Bartos qui, après le bombardement de Budapest, décide de ne plus seulement filmer sa famille ou de faire du cinéma de distraction (il aimait tourner de petites saynettes burlesques à la Max Linder), mais de filmer sa ville : les ruines, les manifestations politiques, les affiches politiques, les défilés, les chan- gements de la vie quotidienne. En Haute Loire, mais aussi en Bretagne, dans les années , des prêtres filment les processions, les messes en plein air, les fêtes pour l’école libre, cherchant ainsi à témoigner, alors que la déchristianisation touche le pays, de la vivacité de la foi et de la pratique catholique dans leur région. Plus généralement, nombre d’amateurs décident de témoigner de ce qui risque de disparaître : les

. « Cinéma militant », Cinéma d’Aujourd’hui, numéro double : -, mars avril  : « Le cinéma militant reprend le travail », CinémAction no , er trimestre . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 133 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 133) ŇsĹuĹrĞ 230

Les productions cinématographiques amateurs et le local 

vieux métiers, les coutumes locales, les traditions, etc. Parfois, l’initia- tive vient d’une municipalité qui confie à un amateur le soin de gar- der la mémoire de la ville (à Saint-Étienne, Henri Catonnet filmera, en , mm, les événements officiels qui se sont déroulés dans la ville pendant les années -). Mais le désir de produire une mémoire col- lective conduit parfois à des productions plus ambitieuses : il existe ainsi un cinéma de reconstitution amateur. J’ai personnellement par- ticipé à la réalisation d’un film visant à reconstituer un mariage des années  dans un petit village, près de Montbrison (Loire) : tous les habitants s’étaient habillés en costumes d’époque ; pour que le défilé traditionnel puisse avoir lieu, on avait vidé le village de ses voitures ; un grand repas fut servi où étaient notamment à l’honneur les productions locales (jambon, saucisson, fourme) ; tout se termina par des danses folkloriques. Quand on commence à s’y intéresser, on découvre que de tels films, pour lesquels toute une communauté se mobilise pour reconstituer son passé, sont légion.

Le filmable

Que le local soit ou non sa préoccupation première, une chose est certaine : tous ces films donnent à voir des représentations du local et le cinéma d’amateur apparaît comme un corpus incontournable pour qui s’intéresse au local. L’erreur, toutefois, serait de croire que parce qu’il est tourné par des non professionnels, parce qu’il est réalisé « dans la plus parfaite innocence voire inconscience  », le cinéma amateur offre une image du local plus vraie que les autres types de productions. Les espaces amateurs constituent, en effet, autant de « cadres » (Goffman) qui règlent de façon très précise les modalités de production et, en par- ticulier, ce qu’à la suite de Pierre Sorlin qui dénommait « le visible » « ce qui paraît photographiable, et présentable sur les écrans à une époque donnée  », on appellera le « filmable ». En ce qui concerne le film de famille, on peut reprendre ce que Pierre Bourdieu a dit de la photographie de famille : dans ce cadre, rien ne peut être filmé en dehors de ce qui doit être filmé . La conséquence est que

. Texte de cadrage de l’émission Inédits, p. . . Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Aubier, , p. . . « Rien ne peut être photographié en dehors de ce qui doit être photographié », Pierre Bourdieu, Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie, éd. de Minuit, , p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 134 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 134) ŇsĹuĹrĞ 230

 Roger Odin

les films de famille sont enfermés dans un système de représentation à la fois stéréotypé et euphorique. On retrouve de film de famille en film de famille, les mêmes cérémonies rituelles (mariage, naissance, repas de famille, etc.), les mêmes scènes quotidiennes (bébé dans les bras de sa maman, le bain de bébé, etc.), les mêmes séquences de vacances (les jeux de la plage, la promenade en forêt, etc.). Au demeurant, c’est cette construction euphorique qui permet au film de famille de jouer son rôle social : le rôle d’un garant de l’institution familiale. En regardant ensemble un film de famille, les membres de la famille communient dans cette image (mythique) de La Famille. Reste que le pouvoir docu- mentarisant du film de famille en tant que tel, apparaît comme assez faible. Les films d’amateurs subissent un autre type de contrainte : obsédé par le souci de réaliser des films « bien faits », l’amateur met en œuvre une esthétique normative qui privilégie une certaine conception de la beauté. Un beau paysage, par exemple, ne doit pas laisser voir de poteaux ou de fils électriques, ni ces hangars recouverts de tôle ondu- lée qui « défigurent » notre belle campagne... Le cinéaste amateur opère ainsi un véritable travail de reconstruction de l’espace qu’il filme, un travail visant à le mettre en conformité avec une « forme » idéalisée qui se confond souvent avec sa forme ancienne. Par exemple, grâce à un tra- vail de cadrage et de montage, il éliminera les voitures, les enseignes de magasins et les maisons récentes qui font tache devant la cathédrale du Puy pour donner le sentiment d’une ville qui en serait restée au Moyen Âge. Globalement, les représentations du local proposées sont fonda- mentalement conformistes : les artisans, les fêtes locales, la vie des ani- maux, le sport... Elles s’inscrivent dans ce que Raymond Borde (le fon- dateur de la Cinémathèque de Toulouse) a joliment dénommé (dans un article des Temps modernes de juin  : « Un coup d’œil sur le cinéma amateur ») : la « démagogie de l’agréable ». Pour ce qui est du cinéma militant, les contraintes ne sont pas moins fortes, mais elles sont comme le négatif de celles qui régissent le film d’amateur : refus de la belle image, thématique centrée sur « les réalités de notre temps » (selon la formule utilisée pour lancer le festival du Film Libre, en novembre , à Paris), tonalité dominante dysphorique : le local du cinéma militant est un concentré de problèmes, de questions à résoudre, de situations difficiles voire désespérées. Enfin, les films à visée localiste subissent eux de plein fouet la pres- sion de la communauté qui les produit et en particulier la pression PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 135 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 135) ŇsĹuĹrĞ 230

Les productions cinématographiques amateurs et le local 

d’une demande de valorisation qu’il est assurément bien difficile d’igno- rer quand on est soit même un membre de cette communauté. Cette pression est encore renforcée par le fait que ces films sont le plus sou- vent faits pour être projetés dans l’espace où ils ont été tournés et vus par ceux là mêmes qui ont été filmés. Avec ces productions, on est dans une situation analogue à celle du film de famille, avec le même type de conséquences : une autocensure extrêmement forte conduisant à une vision au mieux édulcorée, au pire mensongère, du local. Dans « His- tory, memory and commemoration : amateur film makers look back at the resistance », Suzann Aasman montre, par exemple, comment le film Resistance tourné à Gröningnen, en , à la demande d’une associa- tion d’anciens résistants (une sorte de superproduction amateur qui mobilisa pas moins de  participants amateurs, souvent d’anciens résistants qui jouaient leur propre rôle), construit une image de la résis- tance fort éloignée de la réalité (la relation entre les différents groupes de résistants était très conflictuelle) tant était forte la demande d’un consensus. « Resistance, commente S. Aasman, is perfect example of how memory turned into commermoration can manipulate history  ». Ce n’est qu’en , que sera réalisé un autre film amateur : Mirror of the Past de Dries Hendriks, dressant un constat plus juste de ce qui s’était effectivement passé dans la région ; il aura donc fallu attendre vingt ans et que les contraintes communautaires aient changé, pour rompre avec les clichés sur ce sujet.

Faire parler les films d’amateur

Il est clair que si l’on veut étudier le local en se servant de ces produc- tions, on ne saurait s’en tenir au discours explicite de ces films. Ce qu’il convient de faire, c’est ce que Georges Perec, dans sa tentative de fonder une « anthropologie endotique », recommandait pour les « choses com- munes » : « arracher ces images à la gangue dans laquelle elles restent

. Susan Aasman and Klaas Gert Lugtenborg, « History, memory and commemo- ration : Amateur-film-makers look back at the resistance », in Jubilee Book, éd. cit., p. -. La remarque citée se trouve p. . Traduction : « Résistance est un exemple parfait de la manière dont la mémoire transformée en commémoration peut manipuler l’histoire ». La question est également abordée dans la thèse de Susan Aasman, Ritueel van Huiselijk Geluk. Een cultuurhistorische verkenning va de familiefilm Groningen, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 136 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 136) ŇsĹuĹrĞ 230

 Roger Odin

engluées [...] pour leur faire produire du sens et qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes  ». On peut repérer trois grandes réponses qui peuvent d’ailleurs se com- biner. La première consiste à donner la parole à ceux qui ont filmé : c’est la solution dominante dans l’émission Inédits, et il est vrai que ces inter- ventions apportent « un savoir latéral » sur le contexte dans lequel les images ont été tournées qui permet au moins de comprendre ce que les images montrent ; toutefois, il faut bien reconnaître qu’elles en reste assez souvent à un niveau anecdotique ou à des souvenirs personnels qui n’apportent pas grand-chose à la connaissance du local représenté. La seconde réponse est plus intéressante : partant de la constatation de l’existence des limites imposées par les « cadres » dans lesquels ces images sont produites, il s’agit de faire une lecture qui permette de sor- tir de ce cadre. Par exemple, face à un film de famille, au lieu de cen- trer la lecture sur les événements familiaux (qui de toutes façons n’inté- ressent guère que la famille), on se focalisera sur des éléments que, dans une vision familiale, on ne remarquerait même pas : ce que mangent les gens, comment ils s’habillent, quels sont les éléments du décor urbain qui ont disparu depuis que le film a été tourné, ce qui a changé dans le paysage (les constructions nouvelles, les routes), etc. Pour les rendre plus productives on adossera parfois ces analyses à des approches disci- plinaires (ethnographiques, géographiques, sociologiques, historiques, etc.) ce qui conduit à diversifier les axes de pertinence et à multiplier les lectures : « plus un film est revu plus il se bonifie », note Hervé Le Bris, documentaliste à la Cinémathèque de Bretagne . La troisième réponse consiste à travailler sur l’énonciation, pour faire apparaître le point de vue à travers lequel le local nous est donné à voir. Il ne faudrait pas croire que cela nous ramène au premier point : l’énonciateur n’est pas le réalisateur en chair et en os du film, mais son image telle que nous la révèle le film lui-même. Ainsi peuvent sur- gir des informations que le réalisateur lui-même ne communiquerait pas. Dans le film La famille Bartos, déjà cité, la mise en évidence de la structure énonciative effectuée grâce au travail cinématographique de Péter Forgács, nous fait comprendre que la bourgeoisie de Buda- pest dont fait partie Zoltan Bartos a une vision bien spécifique de la

. Georges Perec, « Approche de quoi », in Le pourrissement des sociétés, /, Cause commune, , p. -. . Bobines d’amateur, éd. cit., p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 137 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 137) ŇsĹuĹrĞ 230

Les productions cinématographiques amateurs et le local 

ville : un ville réduite à des avenues et des allées de parcs où l’on se promène, à de grands restaurants, des salles de danses, des pâtisseries de luxe... mais aussi aux cimetières (le bourgeois est soucieux de lais- ser des traces ; en ce sens les tombeaux ont la même fonction que les films de famille). Quand le bourgeois s’aventure à montrer autre chose, ce sont les usines dont il est le patron ; mais, même quand le film donne à voir des ouvriers au travail, ce n’est pas le travail qui est filmé, ni même les ouvriers, mais la propriété et le pouvoir du patron : « tout cela est à moi », dit l’énonciateur du film. L’analyse énonciative peut aussi conduire à des comparaisons productives entre, par exemple, la Bretagne des année  filmée par un prêtre, un marin propriétaire de son bateau, un indépendantiste, un laïc militant.

Pour conclure : cinéma d’amateur, local et démocratie

« One thing is certain, note Peter Mac Namara, amateur films are wonderfull document for a democratic history  ». De même pour André Huet, diffuser les films de famille, c’est « lutter pour le partage des expé- riences et des savoirs acquis dans tous les domaines concernés par ces traces de mémoire collective  », c’est donner la parole aux exclus de toutes sortes (politiques, ethniques, sociaux, etc.), c’est retourner les capacités productives englouties dans la mondialisation et la consom- mation au profit de la créativité et de la liberté, en bref, c’est contribuer à « refaire le monde  ». Face à ces positions euphoriques que j’aimerais pouvoir partager pleinement, je ferai entendre, ici, un discours un peu différent, car, même si je suis convaincu qu’elles comportent un fond de vérité, je ne peux m’empêcher d’être saisi de quelques inquiétudes et de me deman- der : pourquoi cette vogue aujourd’hui ? de quoi est-elle le symptôme ? qu’est-ce que cela cache ? On notera, par exemple, que les cinémathèques spécialisées sont en général apparues dans des espaces où la question de l’identité se posait

. « Amateur Film as Historical Record. A Democratic History ? », in Journal of Film Preservation, vol. XXV, no , . Traduction : « Une chose est certaine, c’est que les films amateurs sont des docu- ments merveilleux pour une histoire démocratique ». . André Huet, « Approche de l’univers des inédits », in Jubilee Book, éd. cit., p. . . Patricia R. Zimmerman, « Cinéma amateur et démocratie », in Communications no  : « Le cinéma en amateur », Seuil„ p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 138 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 138) ŇsĹuĹrĞ 230

 Roger Odin

de façon aiguë (la Bretagne, le Pays Basques, le Pays de Galles, l’Écosse, la Catalogne, les régions frontières comme la Lorraine, etc.) et que les productions amateurs localistes vont souvent dans le sens de revendi- cations identitaires (cf. les productions sur l’histoire de la Bretagne ou du Québec, sur telle ou telle communauté, etc.). Ainsi, l’utilisation du film de famille comme document fait de lui un acteur du communauta- risme. On peut y voir un symptôme (parmi d’autres) de la montée, dans nos sociétés, des revendications particularistes avec comme danger la dissolution d’un espace public structuré. Je sais bien qu’on peut aussi lire ce mouvement comme une réaction contre la globalisation, mais ce n’est pas parce que la globalisation est inquiétante qu’il ne faut pas se poser de question sur son contraire : la multiplication des tribus. D’autre part, la diffusion de ces films, en particulier à la télévision, conduit à imposer au public la construction d’un local imaginaire : on remplace le réel par des images symboliques qui font consensus sur ce qu’est la Bretagne, la Corse, la Catalogne etc. La force de ces stéréotypes est d’autant plus grande qu’ils sont véhiculés par des images tournées par des gens « comme nous », des gens « de chez nous » ; face à de telles images, il devient bien difficile de se poser la question de la vérité : on est dans le régime de l’authenticité plus que dans celui de la documen- tarisation , dans la communion plus que dans la communication. Enfin, il faut se demander quel local on va aller chercher dans ces films ? la province, le régional, le départemental, un ensemble de vil- lages, un hameau ? On retrouve là un problème bien connu de ceux qui font des Atlas linguistiques : à quel niveau arrêter l’enquête ? Ainsi l’Atlas Linguistique et Ethnographique du Massif Central de Pierre Nau- ton (C.N.R.S., ) n’en finit pas de faire des différences : étudiant les diverses façons de dénommer une chose, il commence par opposer de grandes régions (la Haute Loire, le Velay, l’Auvergne, le Forez), puis des villages, des hameaux... pour finir, par s’intéresser aux différences entre les membres d’une même famille... Le local, c’est le morcellement infini : il y a toujours une entité plus petite à opposer à une autre. Ainsi écrite, l’histoire s’éparpille en une multitude d’histoires. C’est bien le cas de parler d’une « histoire en miettes  ».

. Sur la distinction documentarisation vs authenticité, cf. R. Odin, De la fiction, Conclusion (De Boeck, ). . François Dosse, L’histoire en miettes, La Découverte, Paris, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 139 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 139) ŇsĹuĹrĞ 230

Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale dans l’entre-deux-guerres en France : réponses à l’enquête de 

Valérie Vignaux (Université de Tours)

Le  novembre , M. Brancher, secrétaire général de la Société nationale d’encouragement à l’agriculture, sollicite Alfred Massé, séna- teur, président de la commission du cinématographe agricole, pour qu’une enquête soit entreprise auprès des usagers de la cinémathèque du ministère de l’Agriculture. La proposition est approuvée et le comité conçoit un formulaire comportant :

[...] une vingtaine de questions visant l’état actuel du cinéma, ses possi- bilités de développement, l’accueil réservé aux films suivant leur nature, leur conception, leur technique, leur métrage, etc. ainsi que la compo- sition des programmes et les conditions d’ordre matériel ou psycholo- gique qui font le succès .

Les Archives nationales conservent aujourd’hui près de deux cents réponses constituant, probablement, un des rares ensembles préservés décrivant l’utilisation du cinéma dans les campagnes dans l’entre-deux- guerres. Si l’ensemble est important, son étude est problématique. En effet, chacune de ces déclarations, tout en délivrant une expérience sin- gulière, ne témoigne que d’elle-même. Agrégée aux autres, selon des cri- tères de rapprochement le plus souvent analogiques, elle disparaît au

. C. Gilbert, Une grande enquête sur le cinéma agricole, Le Cinéopse, mars . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 140 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 140) ŇsĹuĹrĞ 230

 Valérie Vignaux

profit d’une description généralisante dont la représentativité peut être interrogée. Dès lors, pour évaluer l’exemplarité locale de ces réponses, je me suis efforcée de les replacer dans leur contexte national d’énoncia- tion. Dans un premier temps, je rappellerai le cadre idéologique et ins- titutionnel qui a présidé à l’instauration du cinéma éducateur. Puis, à partir d’éléments empruntés aux différents acteurs d’alors, je dessinerai les contours d’une émission du cinéma hors des centres urbains. Ainsi entendues en situation, les paroles formulées par les usagers aideront à estimer le rôle social et régional du cinéma éducateur dans l’entre-deux- guerres.

Une politique publique en faveur du cinéma éducateur

Le cinéma éducateur, largement diffusé à travers le pays à partir des années vingt par des services en lien avec l’État, est issu des mesures qui, conjointement aux réformes en faveur de l’instruction, encouragent l’emploi des images dans l’enseignement. Après avoir promulgué les lois instaurant une instruction publique, laïque et obligatoire, les légis- lateurs réglementent les cours d’adulte. L’« éducation populaire » est placée sous la tutelle du ministère de l’Instruction publique, chargé désormais d’organiser un enseignement « postscolaire ». Puis, consta- tant que les enfants issus des classes populaires, obligés d’exercer au plus tôt une activité rémunérée, ne reçoivent qu’une instruction géné- raliste délivrée par l’école primaire, les législateurs réforment l’ensei- gnement professionnel. Trois types d’enseignement : primaire, postsco- laire et professionnel sont désormais confiés aux instituteurs qui offi- cient déjà à travers le pays. Pour les aider dans leurs fonctions, une commission est nommée afin de « rechercher les moyens de faciliter les débuts des conférenciers novices ». Elle propose des sujets, signale les livres utiles pour les préparer, et surtout elle examine les moyens de mettre à leur disposition « des appareils de projections lumineuses et des collections de vues photographiques, pouvant servir à l’ensei- gnement dans les cours d’adultes et les conférences populaires  ». Les réformateurs, s’inspirant des méthodes expérimentées par les vulgari-

. Maurice Pellisson, Les Œuvres auxiliaires et complémentaires de l’école en France, Paris, Imprimerie nationale, . Publication de l’office d’informations et d’études (Musée pédagogique), pp. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 141 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 141) ŇsĹuĹrĞ 230

Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale 

sateurs  tout au long du dix-neuvième siècle, valorisent un enseigne- ment « par l’aspect » comprenant entre autres : l’illustration des livres, l’emploi de tableaux muraux ou de lanterne pour projeter des images fixes. En conséquence, un service des vues est institué en  au sein du Musée pédagogique, un organisme fondé en  sous la tutelle du ministère de l’Instruction publique, pour apporter aux enseignants les moyens techniques ou intellectuels d’une réflexion sur l’exercice de leur métier. Les législateurs, remarquant que les conférenciers les plus aguerris ou les sociétés d’éducation populaire les plus prestigieuses, ont rapidement associé aux vues fixes des images animées, confient à une « commission extraparlementaire », par décret en date du  mars , le soin de « rechercher les meilleurs moyens de généraliser l’utilisation du cinématographe dans les différentes branches de l’enseignement ». Ses conclusions sont publiées en   et manifestement, elles contri- buent à la généralisation du procédé. Le service des vues du Musée pédagogique est complété en  par un service des films. Un décret, en date du  avril , officialise la naissance de la cinémathèque du ministère de l’Agriculture, tandis qu’en  la direction de l’enseigne- ment technique au ministère de l’Instruction publique l’entérine la création d’une cinémathèque centrale de l’enseignement profession- nel. Et en , l’État reconnaît enfin les actions d’éducation par le film, effectuées dès  par le Comité national de défense contre la tuber- culose, en les plaçant sous la tutelle du ministère de l’Hygiène sociale. Quatre cinémathèques ministérielles sont ainsi instituées pour facili- ter l’instruction par le cinéma à travers le territoire national. L’étude accomplie pour appréhender l’œuvre du cinéaste Jean Benoit-Lévy, réa- lisateur attitré des cinémathèques ministérielles, a permis de restituer, outre les modes de production et de distribution des images, les conte- nus diffusés.

. Cf. Bruno Béguet (dir.), La science pour tous, les dossiers du Musée d’Orsay, Paris, R.M.N., . . Cf. Auguste Bessou Rapport général commission extraparlementaire, chargée d’étu- dier les moyens de généraliser l’application du cinématographe dans les différentes branches de l’enseignement, Ministère de l’Instruction publique et des beaux-arts, Paris, Imprimerie nationale, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 142 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 142) ŇsĹuĹrĞ 230

 Valérie Vignaux

Des cinémathèques publiques

Le Musée pédagogique

La création d’un service des films au Musée pédagogique en  est assortie d’une subvention de   francs destinée à l’achat de copies. Le succès est immédiat et les demandes ne cessent d’affluer. En , d’après G.-Michel Coissac, le service traite parfois plus de «  com- mandes » par jour , soit près de   demandes sur l’année. Pour amé- liorer la distribution des films, souvent immobilisés dans les transports à travers le pays, des « offices décentralisateurs  » sont mis en place dès . On compte alors  dépôts auxquels s’associent  cinémathèques régionales, transformés en  en «  cinémathèques de décentralisa- tion placée sous le contrôle et l’autorité des recteurs  ». Le catalogue du Musée inventorie en  près de  titres classés en fonction de catégories qui recouvrent la majorité des champs du savoir. La classification opérée par le sommaire est représentative d’un état des connaissances mais aussi d’une vision du monde. L’industrie ( titres) par exemple regroupe l’agriculture, les industries diverses, la marine et l’aviation. Tandis que l’Hygiène sociale ( titres) associe l’anatomie, l’hygiène, la puériculture, les sports mais aussi les œuvres d’assistance et d’enseignement. Comme dans la plupart des catalogues des socié- tés distributrices, que cela soit l’Encyclopédie Gaumont ou la Compa- gnie universelle cinématographique, la géographie est le thème le plus représenté avec  titres. La rubrique associe aux films didactiques conçus spécialement pour l’enseignement, les documentaires des opé- rateurs voyageurs et par la suite les sujets de propagande réalisés par

. G.-Michel Coissac, « Le cinéma dans l’enseignement et l’éducation en France », p. - in Le Tout cinéma, , Paris, publications Filma. . « À l’heure présente, les départements suivants possèdent une cinémathèque éta- blie en principe au chef-lieu : Ain, Alpes-maritimes, Aube, Aude, Aveyron, Charente- Inférieure, Bouches-du-Rhône, Calvados, Côte-d’Or, Finistère, Gard, Gironde, Hautes- Alpes, Haute-Marne, Haut-Rhin, Hérault, Indre-et-Loire, Jura, Loire, Loiret, Lot-et- Garonne, Lozère, Pyrénées-Orientales, Sarthe, Vaucluse, Vosges, Vienne, Yonne. Ces cinémathèques départementales se complètent par un certain nombre de cinéma- thèques régionales : celles du Puy-de-Dôme ; celle de la Haute-Garonne, qui dessert l’Ariège, le Gers, la Haute-Garonne, le Lot, les Hautes-Pyrérénes, le Tarn et le Tarn-et- Garonne ; celle du Nord, qui dessert l’Aisne, les Ardennes, le Nord, le Pas-de-Calais et la somme ; celle de la Meurthe-et-Moselle, qui répand ses bienfaits sur la Meuse et la Meurthe-et-Moselle ». G.-Michel Coissac, « Le cinéma dans l’enseignement et l’éduca- tion en France », art. cit. . G.-Michel Coissac, Le Tout cinéma, , Paris, publications Filma. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 143 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 143) ŇsĹuĹrĞ 230

Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale 

les agences coloniales . La catégorie « Industries diverses » ( titres) regroupe le plus souvent des films promotionnels diffusés en milieu éducateur parce qu’ils présentent les objets et les gestes de la moder- nité. Catalogue où se côtoient des films de genres et de factures très divers, utiles sans doute pour illustrer les « leçons de choses » des insti- tuteurs primaires mais qui manquent d’intérêt pour un public adulte et rural. La mise en place des cinémathèques des ministères de l’Hygiène sociale, de l’Agriculture ou de la direction de l’Enseignement technique, a été décidée pour amplifier l’action du Musée pédagogique et surtout pour permettre la diffusion et la production de bandes mieux adaptées à l’éducation populaire ou à l’enseignement professionnel.

La cinémathèque du ministère de l’Agriculture

La cinémathèque du ministère de l’Agriculture à sa création en  bénéficie d’une subvention de   francs, très nettement supé- rieure à celle du Musée pédagogique et elle déclare être en possession de  bandes. Le budget qui lui est attribué augmente régulièrement puisqu’en , elle possède pour son fonctionnement une somme de    francs et en , elle déclare un budget de    francs. Alfred Massé, le président de la commission agricole, déclarait en  avoir contribué à l’achat de près de   projecteurs , soit un inves- tissement de    de francs. À cette date, la cinémathèque men- tionne plus de   usagers, correspondant à environ   prêts sur l’année. Pour la diffusion des copies, l’institution s’appuie sur le réseau mis en place par le Musée pédagogique, auquel s’ajoutent des dépôts auprès des écoles d’agriculture, promues au rang de cinémathèque départementale . Elle sollicite les services des offices du cinéma édu- cateur et s’associe à la cinémathèque du ministère de l’Hygiène sociale

. Cf. Valérie Vignaux, « L’ambiguïté des regards ou les servitudes du documentaire colonial en Afrique », dans Jacky Evrard et Jacques Kermabon (dir.), Une encyclopédie du court-métrage français, Bruxelles/Pantin, Yellow now/Côté court, . . Chiffre important lorsqu’on le rapporte à l’estimation faite par Gustave Cauvin, qui comptabilisait pour la même période   salles d’exploitation commerciale. . « Les huit offices régionaux sont ceux du Nord (le siège étant à Paris), de l’Est (Nancy), de l’Ouest (Rennes), du Centre (Bourges), de l’Est-Central (Lyon), du Sud- Ouest (Bordeaux), du Massif-Central (Clermont-Ferrand) et du Midi (Marseille) », A. Collette, « L’exemple du ministère de l’Agriculture (décentralisation) », Le Cinéopse no , avril , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 144 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 144) ŇsĹuĹrĞ 230

 Valérie Vignaux

afin que les films agricoles soient diffusés par l’entremise des camions de « propagande mobile » qui circulent à travers le territoire. En  le catalogue de la cinémathèque inventorie  titres, distin- gués en  rubriques ou « séries ». La catégorie « Animaux et production animale » est la plus représentée ( titres), puis « Végétaux et produc- tion végétale » ( titres), « Industries agricoles » ( titres), « Divers » ( titres) et « Enseignement agricole » ( titres). Aux côtés de films généralistes acquis auprès des sociétés éditrices tels Gaumont, Pathé ou la Compagnie universelle cinématographique, la cinémathèque a confié à Jean Benoit-Lévy par l’intermédiaire de sa société l’Édition française cinématographique, la réalisation de près d’une centaine de sujets. S’il conçoit une quarantaine de courtes bandes centrées sur une technique de culture végétale, destinée vraisemblablement aux enseignements postscolaires, le cinéaste est aussi chargé de la réalisa- tion d’une quinzaine de moyens-métrages de fiction et de trois longs- métrages, produits à des fins d’éducation populaire et conçus pour favoriser la modernisation du pays. En effet, par leur intermédiaire, les populations rurales sont informés des subventions qu’elles peuvent solliciter en faveur de travaux d’adduction d’eau ou d’électrification  ; elles sont aussi familiarisées avec les méthodes nouvelles issues des perfectionnements scientifiques, comme l’utilisation des engrais par exemple.

La cinémathèque centrale de l’Enseignement professionnel

La cinémathèque centrale de l’enseignement professionnel, créée en , disposait en  d’un crédit de   francs. Sur cette somme,   francs étaient affectés à l’achat ou à la production de films des- tinés à l’orientation professionnelle. Les   francs restants étaient répartis en subventions pour l’acquisition d’appareils, mis en dépôt dans les offices d’orientation professionnelle. À l’instar de la précé- dente, elle est placée sous l’autorité d’un comité qui « siège en assem- blée générale, en section d’examen des appareils et en section d’exa- men des films ». La section des films est chargée de la mise en œuvre des sujets. Pour aboutir à la réalisation la plus adéquate possible, elle entre en rapports avec les groupements professionnels, les sociétés

. Cf. Valérie Vignaux, « Cinéma, éducation de masse et propagande agricole : les films de Jean Benoit-Lévy pour la cinémathèque du ministère de l’Agriculture », Archives, février . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 145 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 145) ŇsĹuĹrĞ 230

Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale 

de production, les techniciens et les enseignants. Le comité examine les montages et peut exiger des modifications. Il soumet ensuite ses propositions au secrétariat à l’Enseignement technique qui lui octroie des moyens financiers, remboursant les frais d’exécution et permettant d’acheter des copies. Les films, accompagnés de notices rédigées par le comité, sont prêtés gratuitement aux écoles publiques et aux œuvres postscolaires pour les cours d’adultes ; ils sont parfois empruntés par les industriels pour être montrés aux ouvriers. Pour étendre l’œuvre sur tout le territoire national, des copies ont été réparties entre quinze ciné- mathèques et offices dépositaires . La cinémathèque centrale de l’enseignement professionnel ne pos- sède qu’un catalogue très restreint . Les  titres inventoriés en  associent aux  sujets commandités par le comité et exclusivement réalisés par Jean Benoit-Lévy, des documentaires généralistes. Pour ne pas lasser les spectateurs et pour conférer à la représentation une durée conséquente, le programme associe, au film d’enseignement, un docu- mentaire et un court-métrage récréatif. Les sujets commandés par la cinémathèque décrivent majoritairement des métiers qui relèvent de « l’industrie d’art » c’est-à-dire de l’artisanat ou de la petite industrie urbaine, tandis que les sites présentés sont ceux de l’entreprise ou de l’atelier. En accord avec les directives formulées par le comité, les films sont conçus en fonction de deux catégories principales, selon qu’on les destine à l’orientation professionnelle ou à l’enseignement technique. Les films d’orientation s’attachent à convaincre les jeunes gens et leurs parents qu’il est de leur intérêt de poursuivre une formation en milieu scolaire plutôt que d’entrer en apprentissage à l’atelier tandis que les films d’enseignement peuvent être montrés à des jeunes gens en temps scolaire ou à des adultes dans le cadre d’enseignements postscolaires. Les gestes des métiers engendrés par les outils ou par les machines y sont décrits très précisément. Des plans rapprochés appuyés encore par des schémas animés permettent d’expliciter des procédures tech- niques parfois filmées en temps réel.

. Il s’agit essentiellement des offices du cinéma éducateur, présents dans les grandes localités comme Paris, Bordeaux, Clermont-Ferrand, Lille, Lyon, Marseille, Nancy, Nîmes, Poitiers, Rennes et Saint-Étienne auxquels s’ajoutent trois centres d’orientation professionnelle situés à Nantes, Strasbourg et Toulouse. . Cf. Valérie Vignaux, « La cinémathèque centrale de l’enseignement professionnel ou une archéologie du film industriel dans l’entre-deux-guerres en France », dans Cine- matic means to enconomis ends. Studies in the visual practices of the industrial film, Vinzenz Hediger, Patrick Vonderau (dir.), UVA Press, à paraître. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 146 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 146) ŇsĹuĹrĞ 230

 Valérie Vignaux

La cinémathèque de l’office national d’hygiène sociale

En  le ministère de l’Hygiène sociale reconnaît les activités du ser- vice de propagande du Comité national de défense contre la tubercu- lose, en les plaçant sous la tutelle de l’office national d’hygiène sociale. L’office national d’hygiène sociale a été institué pour centraliser sous tutelle étatique les sources du financement et fixer les cadres et les modalités de la propagande éducative. Il regroupe les associations qui se préoccupent des fléaux : la Ligue nationale contre l’alcoolisme, la Ligue nationale contre le péril vénérien, le Comité national de l’enfance, le Comité central des Croix-rouges françaises, la Ligue franco-anglo- américaine contre le cancer etc. La cinémathèque est ainsi rattachée aux services de l’État alors que précédemment, elle dépendait d’une œuvre privée. Elle y trouve sans doute des facilités budgétaires, mais elle perd aussi son autonomie et en , lorsque le ministère lui retire son aide, elle est dans l’obligation de réduire ses activités. En , la subvention publique est de   francs au lieu des   francs précédemment alloués . Décision qui marque à la fois la fin d’une diffu- sion massive des films d’éducation à l’hygiène auprès des populations urbaines et rurales et l’arrêt d’une production ambitieuse ayant conduit à la réalisation de plusieurs longs-métrages. La cinémathèque en  a un catalogue de  films augmentés à  en  . Il est composé des films américains légués par la com- mission Rockefeller  ; de titres acquis auprès de Pathé comprenant les réalisations du Dr Jean Comandon ou des dessins animés d’O’Galop ; des leçons d’hygiène (écoles primaires, enseignement secondaire et supérieur) établies par les Établissements Gaumont et d’une centaine de titres d’éducation populaire commandés à Jean Benoit-Lévy . Les

. Assemblée générale du Comité national en date du  mars , sous la prési- dence de M. le Dr Queuille, ministre de la Santé publique et de l’éducation physique. Archives du C.N.D.T., cote AS. Institut Pasteur. . Lucien Viborel, « Éducation populaire et cinématographe : c’est le plus sûr auxi- liaire de l’enseignement de l’hygiène », La Vie Saine, no , mars  et Lucien Viborel, « Le cinéma créateur d’impressions distrayantes est, avant tout, un prodigieux agent d’éducation », Revue internationale du cinéma éducateur, no , mai . . Cf. Thierry Lefebvre, « Les films diffusés par la mission américaine de prévention contre la tuberculose (Mission Rockefeller, -) »,  no , décembre . . Cf. Valérie Vignaux, « Jean Benoit-Lévy : l’ignorance est une maladie contagieuse ou le cinéma auxiliaire de la science », dans Thierry Lefebvre, Jacques Malthête, Laurent Mannoni (dir.), Sur les pas de Marey, science(s) et cinéma, Paris, L’Harmattan/Semia, Les temps de l’image, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 147 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 147) ŇsĹuĹrĞ 230

Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale 

films réalisés par ce dernier comprennent des documentaires décri- vant les traitements en préventoriums ou en sanatoriums ; des films de statistiques réalisés pour convaincre d’éventuels donateurs ; quelques courtes bandes simples et amusantes mettant en scène des conseils en matière d’hygiène ; des moyens-métrages de fiction encourageant les classes populaires à recourir au crédit pour échapper au taudis et trois longs-métrages de fiction représentant les moyens d’éviter la mortalité infantile ou la contamination syphilitique. Les séances d’éducation à l’hygiène n’ont pas rebuté les populations. D’après les comptes-rendus d’activités établis pour le Conseil de direc- tion, la diffusion des films ne cesse d’augmenter au cours de la période. À partir de , suite à la coordination des services avec la création de l’office national d’hygiène sociale, les conférences sont dites pluriva- lentes car elles traitent des différents fléaux et cela jusqu’en , année de dissolution de l’organisme. La sollicitation des films est croissante, de  demandes environ au début des années vingt, elle passe à plus de  en . Le public estimé est lui aussi important, de   per- sonnes en , il est estimé à   en . Le directeur de la cinéma- thèque déclare avoir organisé en dix ans d’activité (-) plus d’un million de séances, réunissant plus de  millions de personnes . Pour faciliter la distribution dans les régions, les cinémathèques ministérielles ont accompagné ou encouragé la création de services au niveau local. Les plus anciens, intitulés « cinéma scolaire » tels Stras- bourg (), Lyon (), Marseille (), Saint-Étienne () et Nancy () , accueillent en dépôt les copies du Musée pédagogique. Puis voyant leurs activités et leurs collections s’étoffer, puisque gérant en par- ticulier des films issus des autres services de l’État, ils bénéficient pour certains de subventions municipales et se transforment en association loi . Dénommés alors offices du cinéma éducateur, on en dénombre au début des années trente, une vingtaine à travers le pays auxquels s’ajoute l’office d’Alger. Les offices déclarent en moyenne  usagers et ont à leur disposition des catalogues de près de  titres. Les plus for- tunés tels l’office de Lyon ou du Nord se portent acquéreur de films de fiction qu’ils projettent au cours de séances dont l’entrée est payante.

. Lucien Viborel, « Éducation populaire et cinématographe : c’est le plus sûr auxi- liaire de l’enseignement de l’hygiène », art. cit. . Charles Perrin, Raymond Borde, Les offices du cinéma éducateur et la survivance du muet, -, Lyon, Presses universitaires de Lyon, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 148 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 148) ŇsĹuĹrĞ 230

 Valérie Vignaux

Néanmoins, il semble qu’à l’image de celle de Paris , les collections des offices du cinéma éducateur soient majoritairement composées de films gratuits issus de services en lien avec l’État. En , le catalogue de l’office de Paris est composé de  films :  titres en provenance de l’orientation professionnelle et de l’Agriculture,  du Musée pédago- gique,  de la cinémathèque de l’Hygiène,  de la Croix-Rouge,  des Agences coloniales,  « divers » et  « achats ». Les films du Musée pédagogique, de la cinémathèque du ministère de l’Agriculture ou de la cinémathèque de l’Enseignement technique sont prêtés gratuitement. Les deux premières bénéficient de plus de la fran- chise postale et les films de la cinémathèque du ministère de l’Agricul- ture sont d’ailleurs entreposés dans les locaux du Musée pédagogique. La cinémathèque du ministère de l’Hygiène sociale paraît avoir loué ses films, contre une somme modique, et elle privilégie l’emploi de confé- renciers spécialisés intéressés aux bénéfices. Pour l’achat de leur pro- jecteur, les usagers peuvent associer les subventions du ministère de l’Instruction publique à celles du ministère de l’Agriculture. Ainsi, en raison de la gratuité des images mises à la disposition des utilisateurs par les services du cinéma éducateur et en l’absence de circuits com- merciaux concurrents, ces films ont probablement été les plus montrés, voire les seuls en zone rurale. Le cinéma d’enseignement aurait régné en maître dans les campagnes durant l’entre-deux-guerres, constat que les réponses apportées par les usagers du cinématographe agricole viennent confirmer.

Réponses à l’enquête

Les réponses apportées à l’enquête effectuée par la cinémathèque du ministère de l’agriculture pouvaient être étudiées en suivant des cri- tères statistiques, mais les généralités ainsi obtenues masquaient la réa- lité sociale décrite par les usagers. Dès lors, j’ai préféré composer, à partir des informations réitérées, les grands traits d’une réception du cinéma dans les campagnes. Les projections sont nombreuses, elles ont lieu majoritairement dans la saison d’hiver, du  octobre à Pâques, en dehors des travaux des

. L’office de Paris est dirigé par Aguste Bessou, le secrétaire de la commission extra- parlementaire établie en , pour généraliser l’emploi du cinéma dans l’enseigne- ment. L’office de Paris est un service en lien avec l’État, alors que la cinémathèque de la ville de Paris dépend exclusivement de la municipalité parisienne. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 149 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 149) ŇsĹuĹrĞ 230

Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale 

champs, une fois par semaine ou tous les quinze jours, le samedi ou le dimanche, après  heures. Les séances se déroulent le plus souvent à l’école, elles associent le maire, l’instituteur et le professeur d’agricul- ture, et seul un usager déclare que l’accès aux classes lui a été interdit pour raison d’hygiène. Les projecteurs sont pour la plupart de marques Pathé ou Gaumont et certains fonctionnent depuis déjà cinq années, soit dès . Les représentations sont parfois le fait de « ligues de propa- gande », Ligue maritime, Société des potasses d’Alsace, Comptoir fran- çais de l’Azote, etc. Le directeur des services agricoles des Ardennes mentionne un : « service nomade » effectué par des « maisons d’en- grais qui possèdent un appareil ambulant, mais facilement logeable et transportable par camion automobile . » Le directeur des services agricoles des Basses-Pyrénées s’en désole, il écrit en lettres capitales : « Le film scolaire désintéressé doit remplacer le film réclame com- mercial . » Et le directeur du foyer rural à Pourrain (Yonne) signale la présence : « d’opérateurs de passages dont la production est défec- tueuse . » Le cinéma est l’occasion de réunir les habitants des localités environnantes et les spectateurs sont le plus souvent au nombre de  ; ils peuvent parfois être plus de  autour de l’appareil. Le Maire d’Us compte plus de  voitures à proximité de sa salle. À plusieurs reprises la présence des femmes est évoquée comme un événement à encoura- ger. Un seul usager voudrait que le cinéma agricole soit confié exclusi- vement aux hommes, car d’après lui les institutrices ne sont pas com- pétentes. Tous pensent qu’une mise en scène fictionnelle aide à une meilleure compréhension du contenu documentaire ou informatif, et n’apprécient guère les films à caractère technique ou scientifique. Les usagers se plaignent régulièrement de difficultés de distribution, les films arrivent en mauvais état et l’électrification inégale des campagnes, s’avère un obstacle. L’instituteur de Turny voudrait que :

[...] les différents ministères et les différentes administrations unissent leurs efforts et les coordonnent, afin de mettre à la disposition des maîtres ruraux, ces programmes qui leur sont nécessaires. Pourquoi n’envisagerait-on pas la création d’un office national du cinéma édu-

. Le directeur des services agricoles des Ardennes, lettre datée du  octobre . . Le directeur des services agricoles des Basses-Pyrénées, lettre datée du  octobre . . Le directeur du foyer rural à Pourrain (Yonne), sans date. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 150 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 150) ŇsĹuĹrĞ 230

 Valérie Vignaux

cateur placé sous le patronage des ministères intéressés et qui réunirait les différentes cinémathèques .

Projet d’une cinémathèque nationale qui un temps a réuni les dif- férents acteurs politiques du cinéma éducateur. Le projet est reporté puis avec l’apparition du parlant définitivement écarté puisque le parc des appareils de projection, difficilement financé au moyen d’impor- tantes subventions, s’avère désormais obsolète. Présence de la parole qui étouffera également les différents environnements sonores dans les- quels les projections se déroulaient. La présence du conférencier est appréciée par tous, il intervient le plus souvent en début ou en fin de séance, car le bruit de l’appareil l’empêche de commenter le film en cours de projection. Les séances peuvent également être accompa- gnées de disques, mais c’est au risque de l’organisateur. Le directeur de l’école d’agriculture de Pétrée (Vendée) le souligne :

Il faut éviter aux organisateurs de causeries ou de veillées populaires, les tracasseries provenant souvent des agents de la société des auteurs et compositeurs de musique, agents qui sont paraît-il, à l’affût du moindre spectacle organisé, de la moindre chanson chantée, voire même du moindre disque de phonographe dont on risque l’audition pour agrémenter une causerie et ce, pour percevoir des droits ou exi- ger des autorisations à tel point que certains organisateurs se décou- ragent .

Les films sont projetés dans des séances dites : « soirées populaires qui comprennent du cinéma, mais aussi de la lanterne magique, du chant individuel et collectif, de la lecture, de la musique instrumen- tale, des jeux de sociétés, etc. . » Tous s’accordent pour dire que le cinéma agricole contribue à lutter contre l’exode rural ; objet de divertis- sement mais aussi d’information, il doit être appuyé : « Une telle œuvre demande un peu de peine et beaucoup d’encouragement. Elle en est digne .» Les déclarations des usagers du cinéma agricole replacées dans leur contexte, permettent d’évoquer ces complexes disparus, impossibles à

. L’instituteur de Turny (Yonne), lettre du  novembre . . Le directeur de l’école d’agriculture de Pétré (Vendée), sans date. . Le directeur des services agricoles des Basses-Pyrénées, lettre datée du  octobre . . Le président du Service de l’Inspection académique de la Charente-Inférieure, La Rochelle, sans date. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 151 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 151) ŇsĹuĹrĞ 230

Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale 

saisir pour eux-mêmes et dont les films ou les papiers témoignent. Les archives, quelles qu’elles soient, ne se disent pas au premier regard et leur lecture n’advient qu’après la reconstruction des complexes maté- riels et intellectuels qui ont conduit à leur avènement. L’étude a contri- bué à réexaminer les éléments acquis d’une histoire sociale et cultu- relle quant aux usages du cinéma dans l’entre-deux-guerres. Elle a aidé à réévaluer le cinéma éducateur, un genre le plus souvent négligé ou déprécié et dont l’importance avait été minimisée . Raymond Borde et Charles Perrin, sans doute contraints par la doxa, écrivaient dans leur ouvrage pionnier : « Si les offices du cinéma éducateur nous inté- ressent aujourd’hui, c’est parce qu’ils ont projeté des films de fiction : burlesques, longs-métrages et cinéromans », c’est-à-dire tout sauf du cinéma éducateur !

. Raymond Borde et Charles Perrin, Les offices du cinéma éducateur et la survivance du muet, -, op. cit., p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 152 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 152) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 153 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 153) ŇsĹuĹrĞ 230

Le cinéma au service de la promotion touristique ou quand le local rejoint le national 

Pierre-Emmanuel Jaques (Université de Lausanne)

Parler de cinéma local implique généralement l’absence d’éléments faisant référence au national. Les films locaux renverraient avant tout à une réalité circonscrite géographiquement. Mais souvent la tentation de ne prendre en compte que le référent occulte les aspects de leur dif- fusion et de leur réception. En s’arrêtant sur les vues locales et leur diffu- sion, il apparaît en effet nécessaire de ne pas se limiter à la seule vision des films. Au moment de la mise en place d’une promotion touristique nationale, le film et notamment certaines bandes très locales ont pu ser- vir un but plus large, au service de la nation. Dans ce cadre, l’opposition entre local et national prend un sens tout particulier, notamment en ce qui concerne la définition du local. Nous voudrions revenir ici sur cette opposition en examinant comment des images dites locales ont pu servir une promotion de fait plus large, nationale. La circulation des films, notamment la diffusion par l’entre- mise de certains organismes, leur attache une valeur exemplaire. De même le contexte de projection a pu jouer un rôle non négligeable dans

. Le présent article s’inscrit dans le cadre de la recherche « Vues et points de vue : vers une histoire du film documentaire en Suisse, - », (Seminar für Filmwissen- schaft, Université de Zurich ; direction : Margrit Tröhler) soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Ma participation a été rendue possible grâce au sou- tien de Swiss Films (Zurich). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 154 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 154) ŇsĹuĹrĞ 230

 Pierre-Emmanuel Jaques

l’attribution d’un rôle national à des films présentant pourtant avant tout une réalité centrée sur une région.

Vues locales — Lokalaufnahmen

La Suisse ne saurait être considérée comme un grand pays produc- teur : si l’on s’en tient au longs métrages de fiction, la production varie entre  et , la moyenne s’établissant autour de - longs métrages fic- tionnels par an. Ce chiffre s’élève de nos jours à un peu plus d’une ving- taine par an. Comme dans de nombreux pays, les premières images cinématographiques prises en Suisse sont dues à des opérateurs de pas- sage dans le pays. Ce sont ensuite les forains circulant à travers le pays, lors de foires et autres manifestations populaires, qui diffusent des images « locales », tournées par leur soin. Des actualités et autres docu- mentaires ont été tournés à l’initiative de certains propriétaires de ciné- mas, dont l’ouverture remonte, pour les plus anciens, à - dans les plus grandes villes, notamment Genève et Zurich. Certains exploi- tants se font une spécialité de ces « vues locales » qu’ils ne manquent pas de mentionner dans les annonces. À Lausanne, le Lux profite de l’oc- casion d’un changement de direction pour rappeler que « le confortable petit théâtre de la rue St-François offrira des spectacles de choix et du meilleur goût, qui comprendront parfois des vues de notre vie locale  ». Ledit cinéma tient son engagement puisque que quelques semaines plus tard une annonce proclame : « Cet établissement présente cette semaine un certain nombre de vues très intéressantes, on admire sur- tout une vue locale due à l’opérateur du Théâtre, L’aspect de la rue St- François, à midi le er mars . » Quand les exploitants ne disposent pas des compétences requises, ils font venir des opérateurs qualifiés, géné- ralement pour des événements exceptionnels. Avant , plusieurs sociétés effectuent de véritables expéditions cinématographiques en Suisse, comme Pathé, Gaumont ou Éclipse pour la France, Croce ou Pasqualis pour l’Italie, Welt-Kinematograph pour l’Allemagne, entre autres. Certaines sociétés, comme la Compa-

. Gazette de Lausanne,  février , cité par François Langer, Per artem pro- bam ad Lumen. Les débuts de l’exploitation cinématographique à Lausanne - (Mémoire de licence de l’Université de Lausanne, ). La Revue (Organe du parti démocratique et fédéraliste vaudois, Lausanne), jeudi  février , [p. ]. . La Revue,  mars . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 155 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 155) ŇsĹuĹrĞ 230

Le cinéma au service de la promotion touristique 

gnie des Cinématographes Théophile Pathé, annonce même une série liée à la Suisse qui comprend : Lac Léman ; Les lacs ; Berne ; Les mon- tagnes . Si quelques titres démontrent l’ambition d’évoquer le pays dans son ensemble, comme Celebri paesaggi della Svizzera (Paysages célèbres de la Suisse, Prod. : Milano Films, ) ou la Suisse merveilleuse (Éclair, ), la plupart en évoquent des endroits déterminés : Raleigh et Robert annoncent Les Chutes du Rhin comme un « film à effets superbes  », Welt Kinematograph (Freiburg i. B.) propose un Ueber die Wengernalp () , par exemple. En l’absence d’indications sur leur dif- fusion et leur réception, il n’est guère possible de savoir si ces bandes ont été vues comme relevant d’un niveau local ou au contraire perçues comme traduisant un aspect d’un ensemble plus vaste qui serait le pays, voire la chaîne des Alpes . La mention de ces titres dans les programmes de villes fort éloignées incite cependant à prendre en considération la question de leur dif- fusion quand on s’interroge sur leurs caractéristiques locales. Quand Joseph Garncarz repère sur un programme du Phono-Kimematograph de L. Praiss à Düsseldorf le titre Der Schweiz. Truppenzusammenzug  : Das Schlussgefecht bei Urdorf. Defilieren des IV. Armeekorps am Spreitenbacherfeld etc. etc., cette vue perd de fait son aspect local, ayant été tournée quelque part en Suisse tout en étant projetée dans une ville relativement lointaine. Elle pouvait, de plus, être vue comme relevant d’une institution fédérale . Selon nous, bien plus que les aspects montrés dans ces vues, la desti- nation joue un rôle central dans la définition d’un cinéma local. Quand le propriétaire de salles et tourneur Willy Leuzinger de Rapperswil éta- blit une série de films d’actualités ou de reportages sportifs, leur dif- fusion se limite aux séances organisées par ledit exploitant, à de rares

. Ciné-journal, no ,  octobre , p. . . Ciné-journal, no ,  octobre , p. . . Der Kinematograph, no ,  juillet . . Voir Frédéric Delmeulle : « Gaumont : du dépaysement à l’enseignement, du film de voyage au film de géographie. Balade helvète en six étapes »,  (A.F.R.H.C.), « L’an- née  en France » (numéro hors série), , p. - ; Roland Cosandey : « Tableaux pour une expédition cinématographique au pays du panorama : Captain Deasy’s Dar- ing Drive (Mutoscope & Biograph Co., Emile Lauste et W.R. Booth, GB, ) », Déca- drages. Cinéma, à travers champs (Lausanne), no , automne  (Dossier : train et cinéma), p. -. . « Der nicht-fiktionale Film im Programm der Wanderkinos » in U. Jung, M. Loiper- dinger (éd.), Geschichte des dokumentarischen Films in Deutschland. Band  : Kaiser- reich -, Stuttgart : Reclam, , p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 156 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 156) ŇsĹuĹrĞ 230

 Pierre-Emmanuel Jaques

exceptions près . Ces images tant par leur diffusion que leur destina- tion relèvent d’un caractère local. Au-delà de la sélection des sujets, le mode de diffusion et de réception constitue l’un des critères détermi- nants pour parler de cinéma local. Au contraire, certains films dont la production indique une implica- tion locale peuvent être conçus en vue d’une diffusion plus large. À l’oc- casion d’événements considérés comme d’importance, certaines salles ont saisi l’occasion pour faire venir un opérateur d’une firme spéciali- sée. Cela sert d’ailleurs d’argument promotionnel : une annonce attire l’attention sur l’effort fourni par la salle et insiste sur la « primeur » dont elle jouit. Le Royal Biograph de Lausanne souligne la présence excep- tionnelle d’un opérateur Éclipse ayant filmé un défilé :

Très prochainement, grâce au directeur de l’établissement, accompa- gné par le plus habile opérateur — envoyé spécialement — de la grande maison d’éditions cinématographiques « Éclipse » de Paris, qui tous deux durant quatre jours, ont suivi toutes les péripéties des grandes manœuvres de la Ire division et pris également le défilé de jeudi, les nombreux habitués et spectateurs du « Royal Biograph » auront la pri- meur de ce film militaire et national, le premier qui sera aussi complet et qui sera projeté dans nombre d’établissements cinématographiques du monde entier .

La circulation du film est confirmée par une annonce parue dans le périodique corporatif parisien, Le Courrier cinématographique. Dans les nouveautés présentées les , ,  novembre  par l’Agence Générale Cinématographique figure « Manœuvres Suisses , pl. air » (Éclipse,  m.), qui est à n’en pas douter le film réalisé à l’initiative du Royal Biograph . Le film, tout en jouissant de caractéristiques locales, peut ainsi se retrouver intégré dans un circuit qui s’avère lui faire perdre cette disposition à toucher un public circonscrit. Une part importante des films tournés en Suisse avant la Première guerre s’apparentent au genre dit du « plein air » ou « vue d’après

. Mariann Lewinsky-Farinelli, « Schweizer-Cinema Leuzinger, Rapperswil (S.G.) : Aktualitätenfilmproduktion und regionale Kinogeschichte der Zentral- und Ost- schweiz, - », in Kintop. Jahrburch zur Erforschung des frühens Films, Nr.  (Lokale Kinogeschichten), , p. - ; Mariann Lewinsky-Farinelli : « Un trésor régional : les films Leuzinger » in : Rémy Pithon (éd.), Cinéma suisse muet. Lumières et ombres, Lausanne, Antipodes & Cinémathèque suisse, , p. -. . Lausanne-Plaisirs, no ,  septembre . . Le Courrier cinématographique, no ,  novembre , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 157 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 157) ŇsĹuĹrĞ 230

Le cinéma au service de la promotion touristique 

nature » soulignant leur caractère d’enregistrement et de restitution exacte. Nombres de ces courtes bandes rendent compte des mœurs locales et donnent à voir des contrées et des paysages rendus fameux par les guides touristiques et les reproductions imagées antérieures (peintures, gravures, affiches, cartes postales, etc.). En suivant les voies touristiques les plus fréquentées, ces films offrent un voyage de substi- tution aux spectateurs des salles obscures.

Le film de promotion touristique

Mais au-delà de leur fonction d’offrir un voyage par procuration, les films ont pu servir plus concrètement à attiser le désir des spectateurs de se rendre en Suisse. La représentation cinématographique des pay- sages, qui s’accompagne souvent de la vision des installations permet- tant le séjour ou le déplacement des éventuels touristes, ainsi que des activités afférentes (sportives, avant tout), pouvait donner aux specta- teurs une idée concrète de ce dont ils jouiraient s’ils se rendaient sur place. L’engouement suscité par ces images prises dans les différentes régions de la Suisse a rapidement suscité l’idée d’un usage publicitaire. La structure politique et administrative du pays laissant une large part d’autonomie aux entités locales (cantons et communes), on a préféré, dans un premier temps, laisser à des initiatives régionales le soin d’as- surer la promotion touristique. Sociétés de développements, offices du tourisme, compagnies ferroviaires, pour ne citer que les plus impor- tants, ont été les premiers agents d’une publicité orientée en premier lieu vers l’étranger. Plus que le contenu des films eux-mêmes, ce qui en fait des vec- teurs promotionnels du tourisme en Suisse est le contexte de projection. Une récente publication  mentionne le cas d’un tourneur-opérateur, Alfred Favier, organisant des séances dans des grands hôtels. Les images prises par ce dernier, dont certaines sont conservées par la Cinéma- thèque suisse, laissent penser qu’un usage promotionnel a pu en être fait, dans la mesure où elles consistent majoritairement en vues spor- tives et autres activités hivernales. Plusieurs laissent apparaître dans le fond de grands hôtels. R. Cosandey souligne avec pertinence l’impor-

. Consuelo Frauenfelder, Le temps du mouvement. Le cinéma des attractions à Genève (-), Genève : Presses d’Histoire Suisse,  (Travaux d’histoire suisse ). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 158 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 158) ŇsĹuĹrĞ 230

 Pierre-Emmanuel Jaques

tance de la promotion touristique concernant des tournages en Suisse . Les déclarations de Milton Ray Hartmann, le secrétaire (et principal ani- mateur) du Cinéma scolaire et populaire suisse, fondé en , laissent entendre que son père, directeur de l’Office du tourisme de l’Oberland bernois avant-guerre, avait fait venir des opérateurs anglais pour y tour- ner quelques films destinés à assurer la promotion de la région à l’étran- ger . Ces quelques exemples témoignent d’un usage du film à des fins touristiques généralement à partir de vues locales, mais dans une pers- pective de diffusion large. Un « Message du Conseil fédéral à l’Assemblée fédérale concernant la participation de la Confédération à la création d’un office suisse du tourisme. (Du  mars ) » a contribué à modifier la situation en sou- tenant la création d’un Office national suisse du tourisme. Un article des statuts stipule explicitement l’usage du film dans les moyens pou- vant favoriser la venue de touristes en Suisse : l’Office devra se charger en effet de l’« Organisation de conférences, projections, représentations cinématographiques et réclames lumineuses à l’étranger ». Les autorités fédérales se trouvent ainsi impliquées dans la propa- gande cinématographique, mais d’une façon indirecte en soutenant la création d’un organisme indépendant comme l’Office suisse du tou- risme (OST). D’autres organismes sous le contrôle de l’État, comme les Chemins de fer fédéraux  ou les Postes, Télégraphes, Téléphones, usèrent de même du film dans une perspective de promotion touris- tique.

L’Office suisse du tourisme et le film

Dès sa création, l’OST a recouru à des films, comme l’y engageaient ses statuts. Cela a consisté dans un premier temps à rassembler des films déjà existants et à en organiser la diffusion à l’étranger. L’impor- tance de l’OST apparaît cependant de façon évidente dans les débats agitant le champ cinématographique en Suisse, dans la mesure où la question de la diffusion à l’étranger y occupe une place centrale. Dès

. Roland Cosandey, « Tourismus und der frühe Film in der Schweiz (-): Elizabeth Aubrey Le Blond, Frank Ormiston-Smith, Frederick Burlingham », Cinema (Zürich), vol.  (Landschaften), , p. -. . Milton Ray Hartmann, Mein Lebenswerk.  Jahre Förderung des guten Films, Berne : Benteli, . . P.-E. Jaques, « Der Kluge reist im Zuge », in Décadrages, no , automne , p. -. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 159 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 159) ŇsĹuĹrĞ 230

Le cinéma au service de la promotion touristique 

le début des années , de nombreuses voix se font entendre sou- haitant le développement d’une industrie cinématographique suisse. L’étroitesse du marché helvétique les mène à appeler de leurs vœux une production de films à visée internationale. Dès , une publica- tion soutenant le développement d’une production nationale, la Revue suisse du cinéma, interpelle les autorités en les accusant de négliger le film comme moyen de propagande et en appelle à son usage dans le domaine du tourisme . Se sentant directement mis en cause par ces articles, les responsables de l’OST se défendent de ne pouvoir faire plus, dans la mesure où leurs statuts les contraignent à mener une action tournée vers l’étranger . Mais, en filigrane, apparaissent aussi des posi- tions divergentes sur le mode des films convenant à un tel engagement promotionnel. Les films privilégiés par les responsables de la promo- tion touristique s’apparentent en effet au documentaire (films indus- triels, films touristiques, films éducatifs), s’opposant ainsi aux souhaits des rédacteurs de la Revue suisse du cinéma. Ces derniers s’affirment en effet d’avantage en faveur d’une production de fiction, dans la mesure où, à leurs yeux, un « grand » film de fiction s’adresse à un plus vaste public. Pour soutenir concrètement une telle tentative, la Revue suisse du cinéma lance un concours de scénario qui stipule :

Les principales scènes devront se dérouler sur les bords des lacs Léman, de Thoune, de Brienz, des Quatre-Cantons et dans le Valais, la Gruyère, l’Oberland bernois, Berne, Zurich, l’Engadine et le Tessin. L’auteur du scénario pourra évidemment mettre en relief le côté pittoresque de cer- taines coutumes suisses .

Ce concours fixe explicitement un programme aux films touristiques qui devraient permettre la vision des différentes parties de la Suisse en suivant une trame narrative. Aucun film n’est paru dans les années  qui correspondrait à un tel schéma. Par contre, plusieurs films ont été tournés dans des stations alpines et ont souligné les mœurs locales en insistant sur leur caractère pittoresque. Une part importante sont des

. « Par le Cinéma ferons-nous connaître à l’étranger les sites pittoresques de la Suisse ? », Revue suisse du cinéma, no ,  février , p. - ; Raoul Siegrist, « Cinéma et tourisme », Revue suisse du cinéma, no ,  octobre , p. -. . « Propagande par le cinéma », Revue suisse du cinéma, no ,  octobre , p.  ; « Propagande par le cinéma », no ,  octobre , p. - ; « Notre enquête sur le film de propagande. L’opinion de M. Blaser, directeur de l’Office suisse du tourisme (succur- sale de Lausanne) », Revue suisse du cinéma, no , - décembre , p. . . « Le film suisse », Revue suisse du cinéma, no ,  mars , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 160 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 160) ŇsĹuĹrĞ 230

 Pierre-Emmanuel Jaques

coproductions . Ces appels en faveur du soutien d’une production de fiction se répétèrent à plusieurs reprises dans les années  et se tra- duisirent dans les années  par la demande de la création de stu- dios destinés à accueillir des productions d’envergure internationale. Plusieurs voix s’élèveront contre ces propositions, notamment au nom d’une production éducative, donc documentaire, d’autre part en souli- gnant les risques d’échec d’un projet nécessitant de lourds investisse- ments . La tâche de l’OST a donc constitué dans un premier temps à rassem- bler des films existants et à en assurer la diffusion à l’étranger. Dans un Catalogue de films économiques et industriels suisses établi en , l’OST recense environ  titres destinés à la promotion touristique. Sur ces  films, un tiers appartiennent directement à l’OST, le reste étant la propriété des C.F.F. et autres compagnies ferroviaires, d’offices du tourisme locaux ou des producteurs eux-mêmes. Il s’agit avant tout de courts métrages dont la longueur varie entre  et  mètres, seuls quelques titres dépassant les mille mètres. La plupart des films recensés portent sur une région déterminée (l’Oberland bernois, le Valais, les rives du Léman, etc.), voire sur un lieu plus restreint (Schaffhouse, Leukerbad, etc.). Deux aspects appa- raissent de façon évidente : la prépondérance des sports d’hiver et l’im- portance des déplacements que traduisent les titres comme Von Bern nach Brig mit der Loetschbergbahn (prod. : P. Schmid pour l’OST) qui suivent un parcours donné la plupart du temps par une ligne ferroviaire, prolongeant l’hypothèse proposée par R. Cosandey suivant laquelle l’iti- néraire emprunté par les films touristiques correspond aux voies de che- min de fer, notamment des trains de montagne . L’aspect pittoresque a aussi été largement privilégié par ces films comme en atteste la récur-

. Hervé Dumont, Histoire du cinéma suisse. Films de fiction -, Lausanne : Cinémathèque suisse,  ; Rémy Pithon, « Cinema svizzero », in Gian Piero Brunetta (éd.), Storia del cinema mondiale, vol.  : L’Europa. Le cinematografie nazionali, t. , Torino : Einaudi, , p. - ; Gianni Haver, P.-E. Jaques, Le spectacle cinémato- graphique en Suisse (-), Lausanne, Antipodes & Société d’Histoire de la Suisse romande,  (histoire. ch). . Thomas Pfister, Der Schweizer Film während des III. Reiches. Filmpolitik und Spiel- filmproduktion in der Schweiz von  bis , Hettiswil : beim Autor, , p. - ; Thomas Kramer & Dominik Siegrist, Terra. Ein Schweizer Filmkonzern im Dritten Reich, Zurich : Chronos, , p. - ; Roland Cosandey, « Le cinéma n’a pas d’odeur : “Mon- treux (Suisse) : Hollywood européen” (-) », Revue historique vaudoise, , p. -. . Cf. articles cités note  p.  et note  page précédente. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 161 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 161) ŇsĹuĹrĞ 230

Le cinéma au service de la promotion touristique 

rence des fêtes locales et autres défilés costumés, ainsi que des activités artisanales typiques. Enfin si la prépondérance alpine est évidente, les grandes villes ne sont pas pour autant négligées comme Zurich, Genève, Berne ou Lausanne. Dans cet ensemble de films figurant au catalogue de l’OST, seuls deux titres proposent une vision d’ensemble de la Suisse. C’est donc avant tout par la représentation des différentes régions de Suisse que l’OST a assuré la promotion du pays à l’étranger. Si des raisons d’ordre éco- nomique expliquent partiellement ce choix, il semble cependant que d’autres éléments ont joué un rôle prépondérant. D’une part, le décou- page proposé par ce catalogue épouse dans une large mesure ceux des principaux guides touristiques qui divisent généralement le pays en un nombre de régions relativement distinctes. D’autre part, ce rassemble- ment de films suivant des entités restreintes correspond certainement mieux à la structure politique du pays envisagée plutôt comme une alliance de cantons autonomes que comme une nation uniforme. La liste de ces films touristiques atteste du fait qu’on a préféré recourir à des représentations régionales, ou locales, plutôt que de susciter des films qui présenteraient une image globale du pays. C’est en fait le cata- logue de films touristiques qui se voit assigner un rôle centralisateur dans la mesure où il permet la combinaison d’aspects variés lors de l’or- ganisation de séances. Ce souci de s’appuyer sur des éléments locaux se retrouve aussi de façon surprenante dans une série de films commandités à des produc- teurs étrangers. Pour permettre une plus large diffusion des films touris- tiques, l’OST a créé une centrale, dite Schweizerische Filmzentrale, qui rassemble et diffuse les films de divers organismes. Outre les films éta- blis par des producteurs locaux (J. Dahinden, C.-G. Duvanel, A. Kern, entre autres), les catalogues de la Filmzentrale recèlent plusieurs titres établis par des producteurs étrangers, comme ceux d’Herbert Dreyer, notamment les « Kulturfilme » Tessiner Herbstlied (), Durstendes Land () ou Aus dem Lande der Rätoromanen (). Ces titres pré- sente chacun un aspect particulier de la Suisse (le Tessin ensoleillé ; l’en- tretien des bisses  en Valais ; la culture et les mœurs rhéto-romanches aux Grisons). Pour ne pas se limiter aux territoires germanophones, plu- sieurs films sont doublés dans d’autres langues. De plus, la Schweizersi-

. Les bisses, sortes de petits canaux, généralement faits de planches ou creusés dans le sol, récupèrent et acheminent l’eau des glaciers vers les cultures des villages situés en contrebas. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 162 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 162) ŇsĹuĹrĞ 230

 Pierre-Emmanuel Jaques

che Filmzentrale intègre à son catalogue quelques films commandités à la General Post Office Film Unit par les P.T.T. ou par Pro Telephon, qui montrent la place de la Suisse au sein des nations européennes comme We Live in Two Worlds (), Pour appeler la cabane Tschierva/ Tschiervahütte () ou Men of the Alps (). Ces films dont la plupart font preuve d’un important souci de renouvellement stylistique étaient aussi destinés à sortir du cliché de la Suisse rurale et traditionnelle, sans y renoncer totalement pour autant. Un phénomène mérite d’être souligné : même parmi ces films pour- tant réalisés dans le but de mieux faire connaître le pays à l’étranger, plusieurs sont consacrés à un aspect particulier. Seuls certains films du G.P.O., tout particulièrement We Live in Two Worlds, cherchent à don- ner une image globale du pays, mélangeant des aspects urbains et cam- pagnards, alémaniques et romands notamment. Aussi, même pour la production à vocation internationale, les commanditaires soutenus par l’État ont-ils préféré se baser sur des aspects locaux alors même qu’ils cherchaient à attirer l’attention sur le pays tout entier.

Une réception locale ?

Les séances organisées hors du cadre traditionnel de la salle de cinéma n’ont laissé que fort peu de traces. On souhaiterait pouvoir appréhender la réception de ces films qui balancent entre promotion touristique et édification patriotique tout en ne s’appuyant que sur une région ou un lieu déterminés. Une ébauche de réponse nous est fournie par la réception des critiques spécialisées quand l’un ou l’autre de ces films est au programme d’un cinéma. En , un film intitulé Le Valais romantique (Louis-E. Favre) est à l’affiche à Genève. Le cinéma Colisée, où il est projeté, décore spécialement le hall en adoptant le style « cha- let suisse » et y accroche des peintures alpestres. À Lausanne, un des critiques locaux, Maurice Porta, rend compte de la présentation du film au Lumen en soulignant le soin porté à l’accompagnement musical, qui entremêle airs folkloriques et traditionnels de manière à correspondre au mieux à ce que le critique nomme de « pittoresques visions ». Il cite alors plusieurs motifs présents dans le film (le St-Bernard et ses chiens, une procession à Kippel, un chamois sur les sommets, etc.) et laisse écla- ter son enthousiasme : PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 163 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 163) ŇsĹuĹrĞ 230

Le cinéma au service de la promotion touristique 

Vous verrez tout cela. C’est du beau, de l’émouvant documentaire, et celui-là, sans hésitation, nous pouvons l’envoyer à l’étranger, après quelques coupures, tout au plus. Il est le noble chant du noble Valais, joyau de la Suisse. Et quand, au dernier tableau, éclatent les sons graves de l’hymne national, on voudrait se lever. On devrait se lever. Au fait, pourquoi ne se lève-t-on pas toujours, chez nous, comme cela se fait ailleurs quand retentissent les premières notes de l’hymne national  ?

L’appréhension du critique témoigne d’une réception conforme aux injonctions fournies par le contexte de présentation. Le local fonc- tionne dans le cas présent comme une synecdoque du pays tout entier. Dans le documentaire, le local a pu contribuer à susciter un senti- ment national. Ces films « locaux » s’alignent sur un mode de discours fort ancien qui prétend forger des citoyens suisses en les poussant à s’identifier à des institutions locales comme la commune ou le canton . L’usage de ces films dans un sens national correspond pour une large part avec un discours né après la création de la Confédération en  et selon lequel un citoyen est d’abord le membre d’une communauté locale, elle-même intégrée à un canton, cantons dont la réunion forme la Suisse. Et même quand il s’est agi de promouvoir l’image du pays à l’étranger, on a préféré adopter, en général, un système de représenta- tions conformes au modèle politique. Ainsi envisagé, le local apparaît non pas à un seul niveau, que ce soit celui de la production, des représentations, de la circulation ou de la réception, mais peut figurer à chacun d’eux en se combinant ou non. Il s’avère nécessaire, au vu des quelques exemples évoqués, de ne pas se contenter d’examiner uniquement les films, mais bien de saisir les usages leur associant une valeur locale.

. P.[Maurice Porta], « Dans nos cinémas », Feuille d’avis de Lausanne,  mars , p. . . Georg Kreis, « La question de l’identité nationale », in Paul Hugger (dir.), Les Suisses. Modes de vie, traditions, mentalités, Lausanne : Payot, , p. - (voir p.  surtout). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 164 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 164) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 165 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 165) ŇsĹuĹrĞ 230

Les symboliques du local PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 166 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 166) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 167 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 167) ŇsĹuĹrĞ 230

De la cabane dans les bois de Thoreau à la maison suburbaine : remarques sur quelques avatars du local aux États-Unis

Jean Mottet (Université de Paris )

Avant de réfléchir aux relations local/global dans la perspective de ce colloque, j’avais effleuré la question du local à trois reprises. Une pre- mière fois à l’occasion de ma réflexion sur les débuts du cinéma en Amérique, époque où, suite à une tradition initiée par Emerson, pour- suivie par les peintres de l’Hudson River School, le cinéma s’intéresse, à sa façon, au familier, au proche, au local. À côté de la découverte des grands espaces à laquelle il est souvent réduit, le cinéma améri- cain se préoccupe aussi de la vicinité, notamment celle de la maison et ses alentours. Une seconde fois, avec l’inscription des premiers gang- sters movies de Griffith dans un quartier de New York, le Lower East Side, réduit en fait à quelques blocs, situés dans les environs immé- diats des studios Biograph. Plus récemment enfin, de nouveau en Amé- rique, à l’occasion de l’examen des conditions spatiales d’émergence d’un genre télévisuel, la sitcom, dont la forme classique, dès les années , s’ancre résolument dans l’espace suburbain, espace le plus sou- vent réduit à la maison, sa pelouse et sa picket fence. Cinéma d’un côté, télévision de l’autre ; la tentation est grande d’op- poser la « maison du cinéma » qui permet la conquête de l’espace, du paysage, à la puissance de domestication de la télévision qui enferme- rait dans un monotone « local suburbain ». Une recherche récente sur PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 168 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 168) ŇsĹuĹrĞ 230

 Jean Mottet

cet espace banal m’en a dissuadé. Me frappe, entre autres, dans les situa- tions successives de repli sur le proche, le fait que l’intensité du local a pour corollaire l’ampleur du mouvement dans le monde : pas de « locus rêvé », sans « locus dénié ». Aujourd’hui, loin de se décomposer en iden- tité figée, morte, ce local quotidien de la télévision connaît le succès mondial que l’on sait, notamment sous la forme des séries américaines. Pour comprendre et expliquer le phénomène, je vous propose de réin- terroger ces trois moments d’affirmation du local à partir de leur incon- tournable substrat : l’espace proche et ses modalités d’investissement imaginaire.

D’Emerson à Thoreau : le repli de la cabane dans les bois

Je serai bref sur ce premier point, fondamental, et cependant sou- vent ignoré en France. Très tôt, les Américains prennent conscience que la question du paysage est liée à l’identité nationale et cherchent des modes originaux de représentation de leur territoire. Dès , Emerson, père fondateur de la philosophie américaine, exhorte ses compatriotes à se séparer des modèles du passé : « Nous avons trop longtemps écouté les muses courtisanes de l’Europe », écrit-il, avant d’affirmer avec force : « Nous pouvons nous aussi jouir d’un contact neuf avec l’univers, sans passer par les yeux des générations antérieures .» Dès le milieu du xixe siècle, une certaine discordance apparaît en effet entre la réalité géographique du territoire et le modèle d’interpréta- tion européen, entre la « matière première de l’expérience américaine » et les modèles « artistiques » européens (notamment ceux des grands paysagistes, de Salvatore Rosa à Friedrich, sans oublier notre Claude Lorrain). Autrement dit, les schématismes européens n’arrivent plus à dire les choses en présence desquelles se trouvent les Américains. Il y manque, entre autres, cette dimension de la rencontre dans la proxi- mité. D’où la recherche d’une localisation des représentations, d’une plus grande proximité avec la substance de la vie américaine, notam- ment avec la nature. Voici ce que déclare Emerson dans un discours prononcé à Harvard en , l’année ou Thoreau reçoit son diplôme : « Je ne demande pas le grand, le lointain, le romantique, ni ce qui se fait en Italie ou en Arabie ; ni ce qu’est l’art grec, ni la poésie des ménestrels

. Ralph Waldo Emerson, « The American Scholar », in Selected Essays, New York, Pen- guin Books, , p.  (ma traduction). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 169 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 169) ŇsĹuĹrĞ 230

De la cabane dans les bois de Thoreau à la maison suburbaine 

provençaux ; j’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, je suis à leurs pieds .» Avec ce premier pas d’un philosophe vers la prise en compte posi- tive du quotidien, dimension de la vie ignorée, voire méprisée par la philosophie occidentale depuis Platon, c’est en fait l’aventure de la notion de quotidienneté à l’époque moderne qui commence. Mais ce qui m’intéresse dans le cadre de ce colloque, c’est la dimension spatiale et paysagère du quotidien « réclamé » par Emerson, qui place souvent sa réflexion philosophique au niveau de la « household », estimant que « le sens de l’existence se trouve au cœur même des événements domes- tiques ». L’appel d’Emerson est entendu : la recherche d’une relation plus intime avec l’environnement sera le fait de nombreux « artistes », Tho- reau, bien entendu, mais aussi les peintres de la Hudson River School (de Thomas Cole à Frederick Church) qui éprouvent la nécessité d’un retour au pays (région de l’Hudson), d’un enracinement dans un lieu. Voici, par exemple, ce qu’écrit Worthington Whittredge à son retour d’Europe : « Il était impossible pour moi d’écarter de mon esprit les œuvres des grands peintres européens que je venais de voir, bien que je savais très bien que si je voulais réussir, il fallait que je produise quelque chose de neuf inspiré par les environs de ma maison (c’est moi qui souligne). J’étais désespéré. [...] Je me suis caché dans les replis des Catskills . » Loin de l’espace illimité de la Frontière, la recherche, dans la peinture, d’une pastorale adaptée à l’Amérique se confond souvent avec le désir d’enracinement dans un paysage familier. Témoigner de la spécificité de la scène américaine, préoccupation constante des artistes de l’époque, semble devoir passer par la définition d’une dimension locale et singulière. Un mouvement important se dessine alors, qui cherche à se différen- cier des modèles esthétiques hérités de l’Europe pour mieux se consa- crer à l’appropriation d’un territoire, d’une « réalité américaine » envi- sagée dans toutes ses dimensions, notamment proche, familière, quoti- dienne, forcément locale. Et le point de départ, l’un des points de départ de cette appropriation du territoire est la maison entendue comme laboratoire d’un vivre nouveau. On le voit, l’habitat n’est pas seulement

. Ibid. p. . . Autobiography of Worthington Whittredge, cité par Barbara Novak, Nature and Culture : American Landscape Painting (-), New York, Oxford University Press, , p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 170 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 170) ŇsĹuĹrĞ 230

 Jean Mottet

important mais la clé de la nouvelle relation, de la recomposition de la nation à partir du local. C’est de ces différentes localisations que parti- ront les conquêtes de l’espace américain.

Le quartier comme lieu de soudure de la grande ville : le cas du Lower East Side

La ville de New York a posé aux Américains un difficile problème d’ap- propriation. Voilà une ville sans Histoire, qui émerge brutalement à la fin du xixe siècle et qui demande un effort spécifique de compréhen- sion. Alors que dans le cas des villes européennes, les objets architec- turaux urbains, les monuments notamment, semblent prédisposés à devenir une sorte de livre, le sens d’une ville comme New York ne se constitue pas aussi aisément. Dès , John Van Dyke observe très jus- tement : « L’échiquier fourni par les blocs et la régularité récurrente des rues indiquent une certaine organisation ; mais les constructions surgissent comme des éruptions volcaniques et la ville tout entière est anormale, comme si quelque chose venait juste d’arriver . » Une autre « wilderness » est à domestiquer et elle attend un nouveau regard. Pendant longtemps, les représentations, notamment picturales, hésitent à entrer dans la ville. Les impressionnistes américains, par exemple, s’attachent aux alentours, aux parcs, à quelques avenues arbo- rées à une vision pastorale. La vue à distance, la vue paysagère, est sou- vent un moyen d’éviter la confrontation avec un objet redouté. Willard Metcalf adopte fréquemment un point de vue presque aérien tandis que d’autres peintres, comme Chase ou Weir, évitent de prendre pour sujet les aspects récents de la révolution urbaine et préfèrent les parcs aux rues encombrées. Il faudra attendre l’AshCan School (l’école de la poubelle) pour que la peinture pénètre et s’installe dans le Lower East Side, rapidement suivie par le cinéma : celui de Griffith notamment. C’est là, dans les alentours de la e rue où se trouve le studio Biograph, que Griffith tourne quelques-uns de ses plus fameux courts métrages : The Romance of a Jewess (), The Child of the Ghetto (), Bobby the Coward () et, bien entendu, le célèbre Musketeers of Pig Alley (). Le quartier de Lower East Side y apparaît comme un possible lieu de soudure entre espaces déconnectés et c’est dans le cadre de la pré- gnance de l’espace local (quelques blocs) que s’effectue la mise en rela-

. John Van Dyck, The New New York, New York, MacMillan Co, , cité par William H. Gerdts, New York Impressioniste, Éditions Abbeville, p. . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 171 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 171) ŇsĹuĹrĞ 230

De la cabane dans les bois de Thoreau à la maison suburbaine 

tion de l’homme américain et des choses de son milieu. L’expérience du trottoir succède aux rives de l’étang de Walden, autrefois quotidienne- ment parcourues par Thoreau. Mais dans les deux localisations, il faut bien voir qu’une lisibilité du territoire s’élabore, un sens se construit à partir de formes simples, loin des monumentalités, des espaces scé- niques, par exemple ceux qui dans la ville européenne avait fourni aux Lumière ou à Zecca leurs lieux urbains : Place de l’Opéra, Champs Ély- sées... Ces images de Griffith nous rappellent avec force qu’un milieu ordinaire et local peut produire du sens dans le cadre d’une proximité utilitaire élaborée par l’homme au jour le jour. De Mean Street à Taxi Diver, Scorsese approfondira l’expérience de Griffith, affirmant les qua- lités sensibles des ambiances de la ville qui, dès lors, ne pourra plus être réduite à un simple décor, c’est-à-dire à une enveloppe inopérante.

De quelques avatars du local suburbain à la télévision

Aucune architecture ne se présente aux américains de ce début du xxie siècle avec plus de résonances sociales, mythiques que la subur- ban house. En fait, selon les spécialistes du paysage vernaculaire amé- ricain, cette image de la maison américaine, avec sa pelouse, sa picket fence et ses beaux arbres en bordure de la rue, constitue l’un des trois ou quatre paysages symboliques de l’Amérique, acceptés par la majo- rité des Américains. Il faut savoir que cette image de la suburban house a une longue histoire qui remonte à la fin du xixe siècle, qu’elle entre au cinéma dès , avec The Suburbanite, petit film dirigé par Wal- lace McCutcheon avant de la retrouver, de Griffith à American Beauty, dans une longue histoire qui explique sans doute sa puissance actuelle, curieusement ignorée par la critique et la théorie du cinéma et de la télévision en France. Ainsi, quand la télévision américaine, à ses débuts, installe le genre sitcom dans la maison, elle ne fait apparemment guère preuve d’originalité De plus, comme on le sait, l’univers domestique représenté dans ce genre est réduit à sa plus simple expression : l’es- pace domestique, lui-même réduit à l’ensemble salon/cuisine/hall, par- fois agrémenté d’une chambre, au mieux d’une pelouse bordée de la fameuse « picket fence ». Cet espace domestique est souvent considéré comme une forme dégradée du chez soi, un espace standardisé, corol- laire de la production de maisons en série .

. Sur ce point, on pourra se reporter à mon étude publiée sous le titre, Série télévisée et espace domestique, Paris, L’Harmattan, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 172 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 172) ŇsĹuĹrĞ 230

 Jean Mottet

Prévaut ainsi l’idée qu’au travers des représentations télévisuelles s’af- firmerait la place d’un « chez soi » entendu comme espace simplifié, espace de repli, qui se fermerait aux dehors, tenant à distance les chan- gements du monde. Espace où s’inventeraient, s’élaboreraient des habi- tudes, une « sorte » de quotidien qui ne vaudrait que pour la maison, qui se crisperait sur son identité intime. L’artifice est indéniable et on ne peut nier qu’il y ait là, dans ce repli sur des activités domestiques sans grand intérêt, une tendance constante du genre, avec quelques élé- ments de la maison envisagés comme « noyau dur » du quotidien. Si l’on n’y prend garde, cette tentation peut effectivement aboutir à étouffer tout renouvellement du genre, toute relation au dehors. Mais il y a une autre piste, historiquement avérée, permettant d’ar- gumenter en faveur d’une « consistance », voire d’un sens des espaces de la sitcom. Je pense ici, entre autres, au fait que dans les années , aux États-Unis, ce genre a ouvert la voie aux socially relevent pro- gram, fictions précisément ancrées dans la société (docudrama, Made for tv Movie). Car nous sommes là devant des images produites dans le cadre d’une rapide recomposition spatiale des territoires suburbains américains au lendemain de la guerre. Et c’est aussi pour répondre au besoin profond de voir représentés les problèmes de la vie quoti- dienne et locale dans les zones suburbaines que le genre sitcom s’est affirmé aussi rapidement à la télévision. Dès ses débuts, la télévision américaine met en scène le social dans tous les sens du terme. Loin de moi l’idée que l’émergence du genre répondrait directement à une sorte de besoin sociologique. Il s’agit plutôt d’une élaboration progressive et relativement complexe de l’espace, notamment des intérieurs, condi- tion de leur articulation avec le dehors. En conséquence, la fascination pour le « chez soi » ne se réduirait pas, selon moi, même dans le cadre de la sitcom, à un retour nostalgique à la domesticité d’autrefois. Le nouvel univers suburbain implique aussi la création d’« espaces imaginaires » où la famille peut gérer des désirs contradictoires : par exemple habiter une maison et participer à la vie communautaire locale. Une conjonction du monde et du social est pos- sible dans la représentation télévisuelle. Et si l’on considère qu’il n’y a de lien social qu’en relation avec l’espace fondamental, alors on peut envisager la complication progressive des intérieurs comme une pré- paration à la sortie. D’où la présence de nombreux objets architectu- raux, à l’articulation du dedans et du dehors : balcon, fenêtre, porte, porche, garage, jardinet... La compartimentation, la limite change alors PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 173 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 173) ŇsĹuĹrĞ 230

De la cabane dans les bois de Thoreau à la maison suburbaine 

de sens : il s’agit de découper, d’agencer l’espace dans le cadre d’une fabrique de l’espace ordinaire, quotidien. On a pu se laisser abuser par les clichés des premiers décors de la sitcom américaine, les façades en toc de ses habitats. D’emblée pourtant les contemporains ont su recon- naître la vérité d’un « nouveau monde naissant », entendu comme le premier des entours de la fiction. Espace préparé, mis en condition par une architecture standardisée, mais une architecture qui, au jour le jour, maintient un monde. Art souvent spectaculaire (émotions fortes, monuments), l’architecture sait aussi passer inaperçue. Il y a donc au moins un point commun entre l’architecture ordinaire et la télévision : toutes deux accompagnent le rythme de la vie, contribuent à faire tenir les choses ensemble dans la durée en s’appuyant au jour le jour sur un espace local et amical. L’espace apparemment standardisé, répétitif, des abords de la demeure, cesse alors d’être la simple prothèse d’une maison fabriquée en série pour devenir le milieu d’un façonnement anthropologique. Ce qui me frappe, et à mon sens mérite aujourd’hui la plus grande attention, c’est que cet environnement local détermine aussi la vie quo- tidienne américaine dans ce qu’elle a de provisoire. Dissimulé derrière une multitude de connexions, de partie à partie, du salon à la chambre, de la cuisine à la pelouse, dans la répétition rassurante des mêmes gestes, le quadrillage strict du quotidien permet aussi de révéler l’ex- trême incertitude de sa constitution, sa grande fragilité. Cet ensemble architectural, gestuel, discursif, laisse croire à une solidarité locale. Car cette « carte postale » tient, se tient, dans l’attente d’un événement qui viendra perturber cette quotidienneté, violemment comme dans Blue Velvet ou en douceur, dans la longue durée du soap opera, par exemple Desperate Housewives qui apparaît aujourd’hui comme le prototype de l’irruption de l’irrationnel dans l’espace domestique et local américain. À mon sens, c’est dans la précarité même de la relation, la faiblesse de ses fondements, que, paradoxalement, se situe le potentiel de cette image locale qui nous laisse entrevoir une société en marche, qui est aussi la nôtre. D’où le possible recyclage de ce cliché pour s’opposer à la puissance de domestication qui nous enferme à la maison. C’est le pari réussi par François Ozon qui, dans son film Sitcom, s’appuie sur une image emblématique de la culture globale pour interroger la famille française dans sa particularité locale Des images de la culture globale (américaine) circulent dans le monde mettant à notre disposition une lingua franca que tous peuvent PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 174 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 174) ŇsĹuĹrĞ 230

 Jean Mottet

utiliser et qui n’est pas seulement imposée par un ‘impérialisme cultu- rel’, selon le schéma des années  : nous la qualité/les autres, natio- nal/étranger, local/global. Il y a aujourd’hui une contrepartie aux mécanismes de dé-localisation imaginaires. Alors qu’auparavant, les contacts quotidiens avec autrui reposaient sur une familiarité issue du contexte local, il est probable que le niveau d’intensité dans les contacts habituels atteignait rarement l’intensité que nous connaissons aujour- d’hui dans les relations sociales ou sexuelles...Le mérite de François Ozon, dans son film Sitcom, est d’avoir exploité cette possibilité dans toute sa richesse, c’est-à-dire d’avoir ouvert la maison à ce que Breton appelait « les faits précipices », dans une sorte de vengeance soudaine contre la force de la routine. En effet, plus la répression est forte dans la routine, plus le quadrillage quotidien est exposé à des faits précipices, à des percées qui font signe vers d’autres possibilités de la vie, C’est le mérite paradoxal de cette image locale, emblème d’une uniformisation globale si souvent dénoncée. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 175 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 175) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exoticisée »

Caroline Hourdry (Université de Bordeaux )

Introduction

Parler du local dans une perspective hollywoodienne n’est pas une entreprise aisée, dans la mesure où la grande industrie du film améri- cain centralise un certain nombre de clichés, opérant ainsi à un nivel- lement culturel maintes fois décrié. Hollywood, de par son statut d’en- treprise « artistique », se doit de promouvoir un consensus bien com- préhensible, et toute représentation d’une culture locale — qu’elle soit nationale ou non — court le risque d’être exoticisée afin de plaire à un public-cible le plus large possible. Tel a longtemps été le cas de la culture dite « sudiste » aux États-Unis, que le cinéma hollywoodien présente le plus souvent sur un mode très distancié, contribuant ainsi à une quasi-folklorisation de la ceinture du soleil américaine — folklorisation douce cela dit, puisqu’il faut à la fois titiller la curiosité d’un public non-sudiste et conforter le public du Sud dans sa croyance orgueilleuse en un exceptionnalisme culturel. Le cinéma hollywoodien, à travers le Southern film, a tenté de retranscrire une culture bien à part dans la culture américaine, très localisée dans la géographie et dans les esprits, avec les lieux communs que cela sup- pose : un climat torride et oppressant, des personnages troubles, des racistes invétérés ou des secrets de famille inavouables. La littérature américaine — à commencer par Faulkner — a sans nul doute influencé PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 176 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 176) ŇsĹuĹrĞ 230

 Caroline Hourdry

producteurs et cinéastes hollywoodiens (Faulkner écrivit le scénario de Intruder in the Dust en ) qui voyaient dans le Southern film une occasion d’exploiter les bizarreries d’une région historiquement et culturellement différente . Nous nous demanderons dans cette étude quelle définition appor- ter au label de Southern film dans l’univers hollywoodien. Dans un premier temps, nous aborderons le dilemme de la représentation du « sud américain » dans l’après guerre : le Sud est-il une section géogra- phique politisée ou une construction culturelle ? Dans un deuxième temps, nous examinerons les stratégies hollywoodiennes de représen- tation visant à esquiver toute peinture socio-politique d’une région embourbée dans la pauvreté, le racisme et la démagogie politique dans la période d’après-guerre. Pour illustrer nos propos, nous examinerons le film de Robert Mulligan Du Silence et des Ombres (To Kill a Mocking- bird, ), adapté, comme bon nombre de Southern films, du roman éponyme.

Le dilemme d’une représentation filmique du « Sud américain » dans l’après guerre

Parler d’une culture locale sudiste aux États-Unis ne va pas de soi. Si certains historiens préfèrent voir dans le Sud américain une culture nationale exacerbée, à l’instar du très controversé Howard Zinn , beau- coup d’autres, relayés par les romanciers notamment, s’accordent à dire que le Sud est une entité bien distincte dans le corps national.

Sud et « localisme »

Il faut souligner le fait que les Américains du Sud affichent souvent une certaine fierté ou « localisme ». On pourrait ici parler de « sectio- nalisme », mot hérité de la Guerre de Sécession auquel The American Heritage® Dictionary of the English Language (Fourth Edition) donne

. Il faut préciser ici que le Southern film pourrait se rapprocher du Western en ce sens que le Western voit parfois son action se déployer dans de toute petites villes du Sud des États-Unis. Toutefois, le Western renvoie à un univers plus ouvert que celui du Southern film, marqué pour sa part par une certaine claustrophobie et des rapports interraciaux problématiques. . Voir son ouvrage-phare The Southern Mystique (). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 177 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 177) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exoticisée » 

ces deux définitions : « dévotion excessive à des intérêts locaux et à des coutumes » et « partialité vis-à-vis d’un endroit en particulier .» Dans le domaine de la distribution cinématographique, ce localisme s’est manifesté à de multiples occasions, lorsque certains censeurs du Sud menèrent la vie dure aux studios hollywoodiens, notamment dans la période d’après guerre, au moment où tout film sur le Sud subissait l’examen de censeurs sous peine d’être boycotté dans les villes les plus réactionnaires du Sud. Les « Conseils de Citoyens Blancs » (en anglais White Citizens’ Councils) s’engagèrent dans une chasse aux sorcières accablant sans relâche l’industrie du cinéma qui vit ses producteurs céder au chantage afin de rentrer dans leurs frais. Difficile dans ces conditions de dénoncer le localisme du Sud, son provincialisme exa- cerbé par le conflit racial, un Sud paranoïaque qui ne souffrait aucune critique des libéraux du Nord et d’Hollywood. Ainsi, les scénaristes évi- taient soigneusement toute problématique raciale, puisque le fameux « problème noir » était le tabou par excellence. Qui plus est, les acteurs noirs voyaient leurs scènes coupées dans les cinémas du Sud. Le pro- ducteur Harry Cohn, lequel travaillait pour le compte de Columbia, exprima sans détour la peur des studios de tomber dans la polémique : « Give me something I can use and nothing controversial — like niggers or God . » Le Sud américain était donc une région à ménager à tous prix. Des nombreux bureaux de censure du Sud, deux s’avéraient être parti- culièrement pointilleux : ceux de Memphis et d’Atlanta. Thomas Cripps, historien du cinéma américain, cite dans son ouvrage Making Movies Black deux censeurs sudistes médiatisés, véritables bêtes noires d’Hol- lywood : Lloyd Binford, président du bureau de censure de Memphis, et Christine Smith, personnage bien connu dans l’histoire de la censure d’Atlanta. Ces individus avaient naturellement un fort penchant ségré- gationniste, et leur volonté farouche de censurer les films traitant du problème racial au Sud trahissait des intentions bien plus politiques que morales. Binford, pour sa part, s’opposa fortement à la distribution du film de Werker Lost Boundaries () traitant du parcours difficile

. Disponible sur www.bartleby.com/61/84/S0208400.html. Nous ne parlons pas ici de la définition historique de « sectionalisme », laquelle renvoie à la guerre de sécession (-). . Cripps, Thomas. Making Movies Black, Oxford University Press, , p. . Il faut à ce propos préciser que les États du Sud appartenaient à ce qu’on nomme communé- ment la « ceinture biblique » ou Bible Belt. Traduction : « Donnez-moi quelque chose dont je puisse me servir, mais rien qui ne prête à controverse, comme des nègres ou Dieu ». PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 178 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 178) ŇsĹuĹrĞ 230

 Caroline Hourdry

d’un métisse. En fait, Binford a toujours cherché à limiter l’influence de films destinés à instaurer la fraternité interraciale, en coupant au mon- tage des scènes où apparaissaient des acteurs ou actrices noirs tels que Lena Horne . La susceptibilité du Sud était ainsi un paramètre de taille dans la conception d’un film, surtout si celui-ci abordait les problèmes raciaux. Lloyd Binford, qui contrôla le moindre contenu des films sortis à Mem- phis entre  et , personnifiait cette force contestataire qui pou- vait, au nom de la préservation d’une certaine image du Sud américain (qui devait apparaître comme moralement irréprochable), boycotter à sa guise ou même mutiler les créations filmiques hollywoodiennes. Tou- tefois, pour l’historienne du cinéma Allison Graham, c’est davantage la menace de la censure que la censure elle-même qui contraria Hol- lywood : « ... en général, le Production Code Administration se souciait de la représentation des Noirs Américains et fit relativement peu pour bousculer les attitudes conservatrices des blancs du Sud . » C’est donc dès la conception des films que l’autocensure opérait dans les milieux hollywoodiens. Graham voit donc dans le militantisme conservateur du Sud un réel problème pour Hollywood dont la vocation, plus progres- siste, a maintes fois été contrariée .

Le créneau du « film de plantation » dans l’après-guerre : le Sud idyllique

Pour pallier à ce genre de déconvenues, Hollywood continua d’exploi- ter le filon du « film de plantation » qui visait, démagogie oblige, à exalter le passé glorieux d’un Sud en mal de reconnaissance.  L’aristocratie ter- rienne est ainsi portée aux nues, à travers des personnages tantôt nos- talgiques du Vieux Sud pré-Guerre Civile tels que Ashley dans Autant

. Lloyd Binford était un conservateur invétéré : il désapprouvait par exemple qu’une actrice divorcée joue dans un film distribué à Memphis. . Graham, Allison. Framing the South. Hollywood, Television, and Race during the Civil Rights Struggle, Baltimore : Johns Hopkins University Press, , p. . . Thomas Cripps, en revanche, minimise l’impact de la menace de censure. Il parle en effet du « mythe » de la censure sudiste. Ainsi, selon Cripps, le règne des censeurs tout puissants était achevé en . À ses yeux, la résistance des censeurs du Sud eut peu de répercussions dans l’opinion, si l’on considère le succès phénoménal, même au Sud, des films sur le Sud. . À noter qu’un des premiers « films de plantation » est Birth of a Nation (D. W. Grif- fith, ), film réalisé par un sudiste faisant l’apologie du Klan. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 179 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 179) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exoticisée » 

en Emporte le Vent (), tantôt combatifs et fiers de leur fief ancestral à l’image d’une Scarlett O’Hara. Dans une autre veine, le film de plan- tation peut être situé dans un hors-temps bien commode, peuplé de personnages anachroniques vivant dans une innocence toute aristocra- tique. Des films tels que Song of the South/Mélodie du Sud (Harve Fos- ter et Wilfred Jackson, ), Showboat (George Sydney, ), Band of Angels/L’esclave Libre (Raoul Walsh, ) sont la preuve que Hollywood persévérait dans son désir de donner au public une image passéiste du Sud à travers le personnage de la Southern Belle qui transcende même le genre du film de plantation (on retrouve ainsi la Belle du Sud — abîmée — dans Un Tramway Nommé Désir, à travers le personnage de Blanche Dubois). Dans tous ces films prenant pour centre névralgique la plantation, les personnages de femmes et d’hommes du Sud américain sont souvent les victimes de stéréotypes, parce que les cinéastes étaient le plus sou- vent originaires de Californie, ou du Nord du pays. Pour John Cones, conseiller américain dans la production filmique, le film Autant en Emporte le Vent n’est pas un film sur le Sud, mais une mauvaise redite du livre de Margaret Mitchell. Les femmes sont présentées comme faibles ou inconsistantes, les hommes comme prétentieux ou inca- pables . La caricature semble être le mode privilégié du film de plan- tation, qui parfois prend des allures de comédie musicale, pour rendre encore plus intemporelle l’histoire de la Belle du Sud (comme l’atteste Show Boat, avec Ava Gardner). Le Sud est le nouvel age d’or qui permet au spectateur de s’évader. On a bien affaire à du divertissement pour ce type de production à gros budget qui, malgré des sujets graves tels que la filiation ou le mythe de l’origine (Showboat), distille des intrigues sou- vent bien prévisibles .

La ruse hollywoodienne : quand le mode détourne la réalité

Après épuisement du créneau offert par le « film de plantation », Hol- lywood se dirige — sans toutefois y parvenir — vers une peinture plus

. Cones, John. Regional Prejudice : Hollywood’s Rape of the South. Patterns of Bias in Motion Picture Content, Rivas Canyon Press,  . Le « film de plantation » a aujourd’hui quasiment disparu, exception faite du der- nier film du controversé Lars Van Trier, dont le Manderlay () donne à voir une plan- tation bien singulière, dont l’épure des décors contraste avec le faste des Tara et autres plantations luxueuses du cinéma hollywoodien. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 180 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 180) ŇsĹuĹrĞ 230

 Caroline Hourdry

réaliste du Sud américain. Toutefois, l’industrie du cinéma ne saurait se défaire de sa mauvaise habitude à caricaturer, recourant à certains modes et tonalités filmiques pour exoticiser autrement le Sud améri- cain.

Le mode satirique

De nombreux personnages satirisés jalonnent le corpus de films sur le Sud américain : la Belle (blanche et riche), l’esclave noir (idiot ou rebelle), le redneck (alcoolique et lyncheur à ses heures) encore appelé « petit blanc du Sud », dont la frustration est évoquée dans le courant récent du White Trash Cinema, dans des films comme Gummo d’Har- mony Korine. Allison Graham ne manque pas de souligner l’existence d’un autre personnage-type de l’iconographie sudiste qui traverse le cinéma mais aussi la presse : le petit shérif raciste à la tête d’une bourgade perdue du Sud américain. Ce personnage est naturellement fortement caricaturé au cinéma, et encore de nos jours si l’on prend l’exemple du shérif de Mississippi Burning (Alan Parker, ), peu zélé vis-à-vis de l’autorité fédérale, ouvertement raciste (il peste contre les agitateurs qui voudraient accorder aux Noirs les droits civiques) et paresseux. Parfois, il bénéficie d’une rédemption finale lorsque ses pré- jugés tombent au contact de son « alter ego » (pour citer Allison Gra- ham), l’agent du F.B.I., toujours intègre et soucieux de justice sociale, ou encore l’avocat incorruptible qui plaide la cause des démunis. Le shérif est donc le plus souvent satirisé par son accent du Sud incompréhensible, ses manières frustes, et le ridicule de son arrogance de petit fonctionnaire. Il est le représentant de la population blanche populaire, le porte-parole du cracker, petit blanc pauvre de sa ville ou de son comté. Dans La poursuite Impitoyable (The Chase, Arthur Penn, ) et Dans la Chaleur de la Nuit (In the Heat of the Night, Jewison, ), le shérif est inefficace ou non-coopératif. À chaque fois, l’homme chargé de l’ordre public n’est qu’une marionnette aux mains des scéna- ristes hollywoodiens, et c’est le plus souvent à l’outsider qu’incombe le devoir de justice. De même, le redneck du Sud est caricaturé à l’extrême, comme l’atteste le personnage incarné par Tony Curtis dans La Chaîne (The Defiant Ones, Kramer, ), pour lequel l’acteur s’est volontairement enlaidi pour mieux signifier la laideur morale de son personnage... Celui-ci est raciste (naturellement !), pauvre, délinquant et sans famille. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 181 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 181) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exoticisée » 

Il va découvrir la tolérance au contact du Noir (Sydney Poitier en l’occur- rence). Le petit blanc demeure un personnage-clé du cinéma consacré au Sud américain, même s’il évolue lentement : il est souvent ridiculisé, physiquement et moralement, et révèle le désordre social qui règne au Sud dans l’après-guerre . Bien souvent, il cherche à tuer avec l’aide de sa bande un Noir emprisonné, ou fait partie du K.K.K., à l’instar du per- sonnage de Hank dans Storm Warning (Heisler, ). À chaque fois, le membre du Klan est issu du prolétariat (alors que tout le monde sait per- tinemment que des notables américains y adhéraient en masse dans l’après-guerre).

Le mode fantastique

Pouvant se combiner à la satire, le mode du fantastique participe également d’une véritable exoticisation du Sud. Des films tels que The Beguiled (Don Siegel,) ou plus récemment Angel Heart (Alan Parker, ) pourraient entrer dans la catégorie du Southern gothic, même si ce terme apparaît peu fréquemment dans la littérature consacrée au film sur le Sud. Nous nous contenterons de cette définition du South- ern gothic appliquée à la littérature et fournie par Tennessee Williams, dramaturge américain ayant inspiré de nombreux films hollywoodiens : « intuition, abomination qui sous-tend l’expérience moderne . » Le « gothique sudiste », pour tenter une traduction très improbable, mêle donc réalisme social et fantastique, alliage plutôt intéressant pour les studios qui y voient l’occasion de faire une peinture syncrétique — donc peu lisible — du Sud américain. Le Sud, à travers le miroir gros- sissant du gothique, qui magnifie les tares d’une population stigmati- sée, va devenir le cousin arriéré de l’Amérique, honte inavouable autant qu’objet de fascination, et ce rapport ambivalent au Sud, cette relation de répulsion et d’attirance, trouve son expression dans la peur distillée par le gothique. Concrètement, le gothique tel qu’il apparaît dans les films sur le Sud américain va rendre compte d’une culture sudiste étrange et parfois dérangeante, où la religion (qui a pour pendant le vaudou dans une certaine communauté noire) dicte des conduites rigides et intolérantes,

. Naturellement, le petit Blanc du Sud est un outil bien commode pour les stu- dios puisqu’il est à lui tout seul le bouc émissaire d’une société malade qui pratique le racisme institutionnalisé. . Disponible sur http://en.wikipedia.org/wiki/Southern_Gothic PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 182 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 182) ŇsĹuĹrĞ 230

 Caroline Hourdry

où les individus sont atteints d’une folie qu’on décrite bon nombre de romanciers et où l’atmosphère est chargée d’une certaine langueur inquiétante, d’une menace perpétuelle due au désordre social, d’une violence souterraine alimentée par les lynchages ou les crimes odieux (voire gore). On voit donc que le réalisme social n’est jamais bien loin, dans la mesure où même si le gothique sudiste repose sur le fantastique (supernatural en anglais), il est un instrument non pas de suspense (comme c’est le cas du genre auquel il appartient, le gothique) mais un moyen d’exploration d’une culture bien particulière. Le Southern gothic est en rupture avec les romans et les films « de plantation », car contrairement à ceux-ci, il dépeint des personnages comiques souvent grotesques, dont l’étroitesse d’esprit laisse entrevoir une bonté d’âme. À cet égard, le personnage de la Mama dans le film des frères Cohen The Ladykillers () en est l’exemple parfait. Le gothique tel qu’il est appliqué aux films sur le Sud permet de personnifier le malaise de la région grâce à un personnage peu héroïque, les studios pouvant expo- ser les bizarreries du Sud sans verser dans la moralisation.

To Kill a Mockingbird ou comment exoticiser le Sud par tous les moyens

Si j’ai choisi d’analyser ici le film de Robert Mulligan To Kill a Mock- ingbird (Du Silence et des Ombres), , c’est parce que ce film, adapté du best-seller de Harper Lee (Prix Pulitzer), obtint trois oscars en son temps. Ce succès considérable s’explique, pour avancer une théorie toute personnelle, par diverses stratégies visant à faire du Sud une sorte de bête curieuse aux yeux de l’Amérique. Malgré un scénario assez consensuel, le film a ceci de particulier qu’il renseigne sur les couleurs locales, en exposant la vie quotidienne (ima- ginée ?) au Sud. Ainsi, le spectateur découvre la fascination des habi- tants du Sud pour les armes à feu, laissant deviner toutes les potentia- lités d’une violence à venir. Cette fascination pour l’arme est transmise de père en fils, nous dit Atticus (personnage principal campé par Gre- gory Peck) dès le début du film. Car les Américains du Sud ont l’esprit de famille, comme le laisse suggérer la dernière scène du film où les chaises à bascule de la véranda servent de point de départ à un travel- ling arrière s’immobilisant sur la maison du héros, symbole par excel- lence du nid familial. Le spectateur découvre également l’hospitalité PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 183 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 183) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exoticisée » 

des familles du Sud envers les autres habitants de la région, lorsque Atti- cus invite spontanément à déjeuner un petit voisin affamé. La pauvreté est d’ailleurs un élément récurrent dans les films sur le Sud, comme l’atteste la scène liminaire où la voix off décrit un Sud perdu entre nonchalance et indigence. Il faut préciser à ce sujet que le récit se déroule dans les années , au beau milieu de la Grande Dépression américaine, alors que le film sortit sur les écrans au début des années . Ceci constitue une stratégie supplémentaire — pri- sée par les studios — visant à éviter toute critique contemporaine du Sud et de ses mœurs (et donc toute censure sudiste). Le Sud est donc éloigné géographiquement mais aussi historiquement, c’est-à-dire loca- lisé dans un espace-temps étranger à la majorité des spectateurs améri- cains de l’époque. Car le film échappe à la règle du genre qui veut que le gothique ait vocation à dénoncer implicitement les dysfonctionnements du réel. En effet, le gothique est bel et bien présent dans le film mais de manière extrêmement superficielle, puisque le gothique ne s’inscrit que dans une sous-intrigue quelque peu hors sujet, celle du monde fantasmago- rique de trois enfants à l’imagination fertile obsédés par une maison prétendument hantée. La demeure est habitée par un père fou séques- trant son fils Boo (en anglais, « boo » peut être traduit par « ouh ! », onomatopée par excellence de la peur qu’on cherche à insinuer chez autrui). D’après une critique parue en  dans les Cahiers du Cinéma, le réalisateur, à vouloir courir deux lièvres à la fois, ne parvient pas à être convaincant, oscillant maladroitement entre « un pseudo-pamphlet social » et « la description d’un univers onirique créé par un trio d’en- fants  ». Le traitement gothique n’est qu’un prétexte pour encore une fois conférer au Sud une certaine étrangeté en créant une atmosphère inquiétante par le biais de l’imaginaire enfantin . Dans la première partie du film, nous observons en effet les enfants apeurés par une ombre géante appartenant vraisemblablement au fameux voisin Boo. Robert Mulligan, réalisateur du film, a cherché à traiter le gothique par l’épouvante, et ce de manière quelque peu gros- sière, même si le cinéaste filtre clairement les scènes en question par le regard et la voix narratrice d’une jeune enfant. Le gothique est mal

. Les Cahiers du Cinéma, , numéro , p. . . Les fantasmes enfantins remplacent ainsi le pur surnaturel : le gothique se situe dans les impressions éprouvées par les enfants et non pas dans des évènements para- normaux. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 184 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 184) ŇsĹuĹrĞ 230

 Caroline Hourdry

intégré à l’ensemble de l’œuvre, si bien que la deuxième scène d’épou- vante du film n’a aucune incidence sur le plan narratif. Dans cette scène, James et Scout, alors qu’ils se promènent paisiblement dans leur quar- tier, entendent le vent dans les feuillages, le classique fauteuil à bas- cule qui se balance sous la véranda, des cris dans la nuit... Le procédé, facile convenons-en, est la preuve que le gothique a ici une valeur uni- quement émotionnelle puisqu’il contribue à alourdir l’atmosphère des lieux, déjà éprouvés par un événement tragique : la condamnation, à tort, d’un Noir pour le viol d’une jeune Blanche. Nous arrivons ici à une peinture caricaturale du Sud américain par Hollywood. L’intrigue se déploie grâce à deux personnages ennemis : l’éternel avocat intègre qui ose défendre un Noir, et le père de la jeune fille soi-disant violée, « petit blanc » pathétique dont le seul fantasme est de mettre un Noir derrière les barreaux (ou sur une chaise électrique). Nous avons bien entendu un procès en règle dans la dernière partie du film, où l’avocat (blanc) sort grandi. Séquence intéressante : celle du tri- bunal qui nous donne à voir un parterre de visages dans un plan scindé en deux (les Blancs en bas, les Noirs au balcon), la ségrégation opérant au Sud dans tous les lieux publics. Mais ce qui ancre culturellement le récit dans le Sud américain, c’est l’aveu d’une justice non-aveugle qui condamne un Noir innocent. L’absence d’équité au Sud est donc encore objet de curiosité pour le spectateur, conforté dans l’idée que la jus- tice du Nord est, en comparaison, un modèle de probité. Tom est ainsi déclaré « coupable », et ce malgré le discours lénifiant de l’avocat Atti- cus sur la tolérance raciale. Avant le procès en appel, le Noir est tué par un gardien, preuve éclatante d’un Sud totalement gangrené par la cor- ruption. Le dénouement verra le père calomnieux de la jeune fille puni par le biais d’une justice immanente toute hollywoodienne : Boo (joué par Robert Duvall) tuera le petit blanc raciste qui tentera d’agresser le jeune James dans une troisième et dernière scène « gothique », laquelle fera le lien ultime entre le fantasmagorique et le réel.

Conclusion

À travers le film de Mulligan, nous avons observé une volonté toute hollywoodienne d’exoticiser le Sud américain par le biais de distancia- tions multiples, qu’elles soient historiques, géographiques ou symbo- liques. Nous ne dirons pas ici que le film mystifie le Sud américain, puisque l’auteur du roman dont il est tiré (Nelle Harper Lee) est ori- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 185 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 185) ŇsĹuĹrĞ 230

Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exoticisée » 

ginaire d’Alabama. Il semble toutefois que le discours des hommes et femmes de lettres du Sud n’échappe pas à un certain localisme culturel, qui renforcerait les lieux communs relatifs au Sud américain . Nous avons vu que s’est opérée au fil du temps une évolution du Sou- thern film, qui se prendrait aujourd’hui moins au sérieux qu’au com- mencement du cinéma. Le film O’ Brother Where Art Thou ?() des frères Cohen en est la preuve, le grotesque s’épanouissant aisément dans le contexte du Sud américain. On pourrait également citer Crazy in Alabama (Antonio Banderas, ) où Lucille, héroïne aussi belle que dérangée, transporte la tête de son mari dans un carton à chapeaux. Pour un traitement plus politique de la culture du Sud dans l’après guerre, il nous faut nous tourner vers le cinéma indépendant, celui de Roger Corman par exemple, dont le film L’Intrus () condamnait déjà en son temps les populistes xénophobes qui manipulaient un Sud igno- rant. Pas de caractéristique proprement sudiste ici, mais plutôt la mise en accusation de l’Amérique toute entière, celle qui tend à voir la poutre dans l’œil de son voisin.

Bibliographie

Cones, John. Regional Prejudice : Hollywood’s Rape of the South. Pat- terns of Bias in Motion Picture Content, Rivas Canyon Press, . Cripps, Thomas. Making Movies Black, Oxford University Press,  De Planchard, Etienne. Le Sud Américain. Histoire, Mythe et Réalité, Paris : Ellipses, . Graham, Allison. Framing the South. Hollywood, Television, and Race during the Civil Rights Struggle, Baltimore : Johns Hopkins Univer- sity Press, . Zinn, Howard. The Southern Mystique, Cambridge : South End Press, . Périodique : Les Cahiers du Cinéma, , no , p.  (article non- signé).

. Néanmoins, malgré ses insuffisances, le livre et le film Du Silence et des Ombres semblent avoir traversé le temps sans encombre, continuant de servir de support péda- gogique aux professeurs de lycées américains. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 186 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 186) ŇsĹuĹrĞ 230

 Caroline Hourdry

Films Cités

Birth of a Nation, D. W. Griffith, . Gone With the Wind, Victor Fleming, . Song of the South/Mélodie du Sud, Harve Foster et Wilfred Jackson, . Lost Boundaries/Frontières Oubliées, Alfred Wecker, . Intruder in the Dust/l’Intrus, Clarence Brown, . Storm Warning, Stuart Heisler, . Showboat, George Sydney, . A Streetcar Named Desire, Elian Kazan, . Band of Angels/L’esclave Libre, Raoul Walsh, . The Defiant Ones/La Chaîne, Stanley Kramer, . The Intruder, Roger Corman, . To Kill a Mockingbird/Du Silence et des Ombres, Robert Mulligan, . The Chase/La Poursuite Impitoyable, Arthur Penn, . In the Heat of the Night/Dans la Chaleur de la Nuit, Norman Jewison, . The Beguiled, Don Siegel, . Angel Heart, Alan Parker, . Mississippi Burning, Alan Parker, . Gummo, Harmony Korine, . Crazy in Alabama/La Tête dans le Carton à Chapeaux, Antonio Ban- deras, . O’ Brother Where Art Thou ?, Joel et Ethan Cohen,  The Ladykillers, Joel et Ethan Cohen, . Manderlay, Lars Van Trier, . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 187 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 187) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local après les cinémas nationaux : le cas de Barcelone

Angel Quintana (Université de Gérone)

Une des caractéristiques qui ont marqué le devenir du cinéma euro- péen a été, durant de nombreuses années, l’existence des cinémas nationaux. Sans aucun doute, ces dernières années, le concept de cinéma national a souffert une série de transformations dues, d’une part, aux effets de la globalisation et, d’autre part, à la façon dont le cinéma en mutation s’est converti en un cinéma en perpétuelle tension entre les modèles transnationaux et les modèles qui construisent leur identité à partir de l’image du concret et du local comme forme d’uni- versalité. Le grand paradoxe qui enserre le cinéma européen actuel réside dans son incapacité à repenser le lieu qu’il peut parvenir à occu- per dans un circuit global, dans lequel certaines des valeurs qui définis- saient les cinémas nationaux ont commencé à se diluer. Ce fait se com- plique quand on observe que le cinéma européen est formé d’une série de cultures nationales dotées d’une forte identité propre, qui ont généré leur propre cinéma. Ainsi, dans le cas du cinéma espagnol, nous pou- vons observe que, à côté d’un cinéma institutionnel d’État, on peut par- ler de l’existence d’un cinéma catalan qui, dans les dernières années, a cessé d’être un cinéma résiduel pour devenir un cinéma émergent dans le paysage international. Dans les débats au sujet du cinéma national, le concept de langue a toujours été considéré comme le facteur essentiel pour entrevoir le poids d’une culture déterminée. Dans les dernières années, la langue a commencé sans aucun doute à se fissurer avant les autres systèmes PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 188 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 188) ŇsĹuĹrĞ 230

 Angel Quintana

dominants. Par exemple, actuellement dans le cinéma espagnol, on s’aperçoit que les films qui prétendent refléter la réalité espagnole doivent forcément être plurilingues, puisque dans les villes on parle plusieurs langues et que les mondes autochtones sont toujours plus métissés. Le même phénomène se produit dans le cinéma français, à l’intérieur duquel a commencé à apparaître un cinéma arabophone, qui concerne les communautés d’émigrants résidant dans les banlieues des grandes cités. Dans ce contexte, le cinéma industriel semble chercher à imposer l’anglais comme lingua franca. Le problème actuel n’est pas tant que les Français de la cour de Versailles parlent anglais dans le Marie Antoinette de Sofia Coppola (), que le fait que les paladins médiévaux de Tirant lo Blanc () de Vicente Aranda le parlent eux aussi, ou que le personnage de Francisco Goya parle également anglais dans Los fantasmas de Goya (Goya ghost’s, ) de Milos Forman, un exemple clair d’europudding, avalisé par un spécialiste de ce genre de production, le discutable Jean-Claude Carrière. Cette crise de la valeur de la langue coïncide avec la crise de ce que nous pourrions appeler l’appartenance culturelle. Dans les années , quand éclatèrent les nouveaux cinémas européens, personne n’interro- geait l’idée que les cinémas nationaux condensaient les racines cultu- relles propres qui émergeaient de leurs œuvres et achevaient de mar- quer un style. Ainsi, la comédie italienne pouvait être perçue comme héritière de la commedia dell’arte et les comédies espagnoles de Luis Garcia Berlanga de la tradition sainetesca du théâtre espagnol. Les nou- veaux cinéastes vivent aujourd’hui dans un monde dans lequel les appartenances culturelles aussi sont métisses, dans lequel les mangas japonaises peuvent se mélanger avec l’humour noir ibérique, et dans lequel les crises d’identité ne sont pas propres à une situation politique concrète mais appartiennent à un monde global dans lequel les flux et les influences traversent aussi les frontières. Ce phénomène provoque une circulation nouvelle des motifs et des thèmes qui marquent les ciné- mas et a contribué à transformer la fonction que l’imaginaire exerce en tant qu’univers symbolique ancré dans un pays déterminé. Actuellement, les cinémas nationaux ne peuvent plus être compris comme des mondes clos. Il devient toujours plus absurde de considérer le cinéma espagnol ou le cinéma catalan comme des cinématographies particulières, sans prendre en compte que les cinéastes espagnols qui ont triomphé dans les dernières années sont ceux qui ont été capables de transformer le particulier en standard de la postmodernité — Almo- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 189 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 189) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local après les cinémas nationaux : le cas de Barcelone 

dovar combine les traditions de l’Espagne « noire » avec les jeux post- modernes dans Volver —, ou ceux qui on réalisé des fuites significatives hors de l’imaginaire concret vers d’autres modèles. Le cas le plus signifi- catif de fuite hors d’un imaginaire national serait La Vida secreta de las palabras (la vie secrète des mots) () de Isabel Coixet, tourné par une réalisatrice catalane à la manière du cinéma indépendant, en anglais, avec des acteurs nord-américains, et situé sur une véritable terre de nulle part : une plate-forme pétrolière. Qu’est-ce que le film d’Isabel Coixet a à voir avec les débats autour de l’identité du cinéma espa- gnol ? N’est-ce pas une œuvre significative de la déterritorialisation du cinéma et de la circulation de modèles culturels qui ne sont plus ancrés dans aucune forme nationale ? Le débat sur les signes identitaires des cinémas nationaux à l’époque de la globalisation affecte encore un autre phénomène très intéressant qui est celui de la question des formes d’écriture et la reformulation des bases de la modernité. Il y a quelques années, la critique posait dans les festivals deux grands repères de référence pour s’orienter dans la dispersion des films. Le cinéma américain était le cinéma de genre, pensé basiquement comme spectacle et divertissement, tandis que le cinéma européen était le cinéma d’auteur, marqué par les motifs per- sonnels et par certaines ruptures narratives. Le cinéma de genre était l’opposé du cinéma moderne. Dans la postmodernité, le débat a évo- lué, à mesure que les genres ont subi un processus d’hybridation tan- dis que la figure de l’auteur moderne cédait la place à ce que certains ont baptisé l’auteur simulacre. À partir de , coïncidant avec le cen- tenaire du cinéma, commença à apparaître un autre modèle clé : le cinéma asiatique, dans lequel les modèles hérités du cinéma de genre et du cinéma d’auteur se fondaient. Ainsi, une cinématographie comme celle générée par l’industrie de Hong Kong pouvait se caractériser par la prééminence de films de shaolins experts dans les arts martiaux et par l’existence de cinéastes comme Wong Kar Wai. Dans un pays comme le Japon, l’essor des nouveaux postulats du cinéma de terreur qui recy- clait les formules du cinéma américain des années , coïncidait avec l’émergence d’une série de nouveaux cinéastes comme Shinji Aoyama ou Nabuhiro Suwa, qui ne cessaient de regarder vers l’Europe. À cet égard, il était facile de découvrir que les silences d’Antonioni s’étaient réfugiés dans les films taiwanais de Tsai Min Liang, de même que les déséquilibres amoureux propres à la Nouvelle Vague transitaient par les œuvres de Hong Sang-Soo, ou que l’hédonisme dyonisiaque reven- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 190 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 190) ŇsĹuĹrĞ 230

 Angel Quintana

diqué par Jean Renoir se retrouvait dans les œuvres de Apichapong Weerasethakul. La question s’est compliquée encore dans les dernières années à mesure que certains asiatiques ont commencé à tourner en Europe. Nuburhito Suwa a réalisé sa propre version de Voyage en Ita- lie de Roberto Rossellini () avec Un Couple parfait (), tandis que Hou Hsiao Hsien prévoit de tourner son prochain film en France et Wong Kar Wai en Amérique. Quelle signification revêt cette hybridation des identités dans la reformulation des modes d’écriture ? Tous ces débats éclatent sous une forme très intéressante au moment où nous nous proposons de considérer un des phénomènes les plus cru- ciaux qui ont surgi dans le cinéma espagnol des dernières années : la naissance d’un cinéma qui se situe au-delà de tout débat sur la réalité nationale et qui ne cesse de remettre en question l’existence de la fron- tière diaphane entre la fiction et le documentaire. L’étude de ces fron- tières, centrée autour d’une série de films surgis en Catalogne ces der- nières années, n’a fait que confirmer que les marges de la grande indus- trie, dans lesquelles le local acquiert une grande force, se tournent vers le terrain clé d’expérimentation du cinéma contemporain. En mars , le cinéaste Isaki Lacuesta tournait dans l’île de San Fernando (Cadiz) un film sur le personnage du chanteur de flamenco Camaron de la isla, la Leyenda del tiempo.Le film se situait sur un inté- ressant terrain d’hybridation entre le documentaire et la fiction, entre le portrait de personnages et la recherche d’un récit naissant, entre la chronique d’une réalité et la chronique d’un mythe. Son point de départ avait été le master de cinéma documentaire de l’université Pompeu Fabra de Barcelone, où ont pris naissance quelques uns des titres les plus radicaux et les plus intéressants du nouveau cinéma catalan. Le master a servi de point de départ à une série de projets qui ont pu être dirigés par des cinéastes reconnus, comme Joaquim Jordà ou José Luis Guerin, mais a aussi servi de chantier pour de nouveaux réalisateurs. En  Joaquim Jordà, un cinéaste qui participa activement durant les années  à l’école de Barcelone, présenta un projet fondateur au sein du master, Mones con la Becky. Ce film qui prenait comme pré- texte le personnage du prix Nobel portugais Egas Moniz, inventeur de la lobotomie, s’articulait comme un essai dans lequel étaient utilisées de multiples formes, comme l’écriture du « je » — Jordà lui-même mon- trait l’opération que subissait son cerveau affecté par une maladie qui transformait sa vision du monde —, le docudrama — les patients d’un psychiatre préparaient une pièce de théâtre — ou le cinéma de dénon- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 191 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 191) ŇsĹuĹrĞ 230

Le local après les cinémas nationaux : le cas de Barcelone 

ciation — le cas Moniz servait en partie à articuler une réflexion sur la psychiatrie en Catalogne. L’impact du film fut accompagné par le suc- cès de En Construccion () de José Luis Guerin, la chronique de la démolition et de l’édification d’un immeuble dans le barrio chino de Barcelone, un film dans lequel la vision du local parvenait à se convertir en réflexion sur la transformation urbaine des villes méditerranéennes. Joaquim Jordà revint sur le sujet dans le quartier du Raval avec De Nens (), film qui prenait comme point de départ le procès d’un pédo- phile accusé d’avoir corrompu les enfants d’un centre éducatif du quar- tier, afin d’observer comment la presse créait un scandale moral pré- texte pour achever d’assainir le quartier. Le master documentaire de l’université Pompeu Fabra a servi à rendre possible les projets sur lesquels ont travaillé comme techniciens différents étudiants en cours d’achever un projet d’apprentissage. En , Isaki Lacuesta qui avait occupé la fonction d’assistant de réa- lisation sur Mones con la Becky, débuta comme réalisateur avec Cra- van versus Cravan, un film situé sur la frontière du documentaire sur la curieuse existence du poète dadaïste Arthur Cravan, neveu d’Oscar Wilde. Mercedes Alvarez, monteuse sur En Construccion, triompha en  avec son film poétique El Cielo gira. La cinéaste avait décidé de centrer le film autour de son village natal, Aldealseñor (Soria) dans lequel ne vivaient alors que  personnes de plus de  ans. Ce vil- lage menacé d’extinction démographique révèle dans ses pierres et ses paysages l’existence de diverses couches de civilisation. Mercedes Alva- rez nous montre comment le local peut acquérir une présence cos- mique. Les ruines de Aldealseñor révèlent diverses couches d’histoire : les dinosaures, les ruines romaines, la culture médiévale, couches dont ne survivent que  personnes. Une perspective voisine se trouve dans Aguaviva de Aridna Pujol (), regard sur un village où s’est réfugiée une importante colonie d’émigrés argentins. De quelle façon la culture autochtone se transforme-t-elle avec l’arrivée d’émigrants qui intro- duisent dans le village d’autres cultures et d’autres formes de vision du monde ? De forme parallèle aux films réalisés autour du master de la Pompeu Fabra, sont apparus en Catalogne deux films curieux. El taxista ful de Jo Sol explore une Barcelone qui n’est pas visible dans les médias et qui s’oppose à l’image touristique de la ville. Ses protagonistes sont les ocupas (les squatters) qui cherchent des modes de vie alternatifs. Avec des méthodes documentaires, il nous raconte l’histoire d’un conduc- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 192 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 192) ŇsĹuĹrĞ 230

 Angel Quintana

teur de taxi chômeur qui vole des taxis de nuit pour compléter son service, gagner un peu d’argent et récupérer sa dignité. Au festival de Cannes , tandis que Pedro Almodovar recevait la consécration du public pour Volver, le cinéaste catalan Albert Serra présentait à la Quin- zaine des Réalisateurs Honor de Cavalleria, où, à partir du Quichotte de Cervantès, il montre les héros cervantesques dans leur vie quotidienne, englués dans la monotonie et le flux des heures. Ses antihéros errent, se promènent, mangent, se lavent, dorment, font des rêves et sentent le poids inévitable d’un temps qui conduit irrémédiablement à la mort. La nature qu’ils traversent cache le mystère de la divinité et la forte tra- montane paraît invoquer tous les esprits. Honor de Cavalleria démontre comment dans le territoire de la nouvelle fiction il n’est pas possible de conduire jusqu’au bout l’illustration d’un texte et que la relation entre le cinéma et la littérature doit se baser sur un dialogue permanent. Tous ces exemples du nouveau cinéma apparu en Catalogne témoi- gnent d’un phénomène décisif : la recherche de postulats qui per- mettent de construire de nouvelles formes d’écriture aux marges des modèles institutionnels. Le cinéma catalan semble chercher à s’accom- moder du devenir d’un cinéma en mutation auquel sont étrangers les discours officiels de cette Europe que créent aujourd’hui les europud- dings ou les grandes superproductions. Alors que durant tant d’années l’idée que l’on se faisait du cinéma espagnol semblait se focaliser sur une ville, Madrid, qui centralisait une parte de l’industrie, dans les dernières années Barcelone a commencé à émerger comme alterna- tive aux modèles canoniques. Le débat actuel ne réside pas dans la recherche d’une alternative nationaliste au modèle centraliste. Les nou- veaux cinéastes qui travaillent à Barcelone considèrent que le débat identitaire a été absorbé par la télévision et leur modèle de cinéma cherche des voies nouvelles d’expansion qui ne passent pas par l’éta- blissement d’un cinéma typiquement catalan dans lequel le local appa- raîtrait comme excessivement étroit. Albert Serra tourne un Quichotte catalan à vocation universelle. Marc Recha articule dans Les Mans buides (les mains vides) un discours sur la crise identitaire, José Luis Guerin confronte la vieille Barcelone et la nouvelle pour parler du pas- sage du temps et Mercedes Alvarez produit depuis Barcelone une chro- nique sur l’avenir de son village natal. Barcelone s’est affirmée comme le lieu depuis lequel il est possible de penser et faire un autre cinéma, où se dessine une certaine avant-garde. Traduction François de la Bretèque PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 193 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 193) ŇsĹuĹrĞ 230

Nouvelles technologies et cultures minoritaires : Québec et Catalogne

Ray Gallon (Université Paul-Valéry, Montpellier )

« L’incapacité des francophones à produire en fran- çais les contenus dont ils ont besoin pour travailler et pour se divertir aurait pour effet la non fréquentation des inforoutes par les Québécois ou la consommation souvent maladroite d’une information électronique produite principalement en anglais. »

extrait d’une commission provinciale de Québec sur la francophonie et Internet

Lors de la conception de cet exposé j’ai imaginé de démontrer à tra- vers des pages « web » mes propos en ce qui concerne les cultures iso- lées et l’avancement dans les nouvelles technologies de l’information et la communication (N.T.I.C.). Mais plus je me suis penché dessus, plus il m’a semblé indispensable de comprendre la situation politico- culturelle dans laquelle se trouvent ces deux cultures, pour mieux com- prendre les forces qui poussent ces gens à développer une expression audiovisuelle en pointe technologique. Je vais, donc, commencer par un exposé comparatif des deux cultures, suivi par une discussion des réponses de chaque culture dans le domaine audiovisuel en général, et des N.T.I.C. plus spécifiquement, avec des références et exemples des sites Internet à rechercher pour mieux comprendre. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 194 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 194) ŇsĹuĹrĞ 230

 Ray Gallon

Propos

Le Québec et la Catalogne sont, tous les deux, des îlots culturels — à la fois au centre de la vie économique de leur pays, et à la périphérie culturelle. Cette condition les a poussés à se développer culturellement bien au-delà des pays au sein desquels ils se trouvent : ˛ Pour rayonner dans le monde et se mettre en valeur ˛ Pour se protéger contre l’influence des cultures plus grandes et plus fortes qui les entourent. Cette démarche est soutenue par : ˛ Des politiques fortes d’exportation culturelle, mais aussi d’impor- tation à haut niveau. ˛ Un développement fort et même avant-gardiste des expressions audiovisuelles, surtout dans le domaine des nouvelles technolo- gies du multimédia numérique et de la télécommunication.

Situation

Voici un schéma comparatif de quelques points significatifs dans les situations actuelles de chaque entité :

Le Québec... La Catalogne... Est une province de la confédération Est définie comme autonomie dans un canadienne, où la communication était, royaume où, pour raisons historiques depuis la construction du chemin de fer, et politiques le mot « fédéral » est pros- la clé de l’unité nationale — par double crit. Elle se voit comme le centre d’une nécessité : région culturelle plus vaste — les « pays ˛ Le pays est vaste — le deuxième pays catalans » qui comprend aussi une par- après la Russie en superficie — avec la tie de la France, qui pour eux s’appelle moitié de la population de la France « Catalunya Nord ». ˛ Pour les Canadiens d’expression anglo- Les autonomies espagnoles n’ont pas phone, la dominance du pays voisin du le même niveau d’auto gouvernement sud est une menace constante, ressentie qu’une province du Canada ou d’un de manière sous-jacente mais pas tou- land d’Allemagne, surtout au niveau de jours exprimées en termes clairs. finances.

À la différence des Canadiens d’ex- Vient de sortir, il y a  ans, d’une dic- pression anglophone, les Québécois tature où toute expression de la culture d’expression francophone n’ont pas locale était réprimée, y compris l’uti- de confusion sur leur identité ni de lisation de la langue catalane ou la complexe par rapport aux États Unis. danse nationale, la sardana. Les Cata- lans tiennent, donc, très fortement à leurs culture et traditions. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 195 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 195) ŇsĹuĹrĞ 230

Nouvelles technologies et cultures minoritaires 

Subit les mêmes problèmes intérieurs A créé une des premières Euro-régions que le reste du pays en ce qui concerne trans-frontalières (avec la France). les grandes distances vides à traverser.

Supporte et a accepté l’existence d’une Joue la carte européenne pour se pré- nation dans une nation, le Nunavut, sur senter comme entité nationale à part de territoire québécois en tant que précé- l’Espagne dans l’Union Européenne et dent, voir espoir, d’un Québec « souve- au niveau international, surtout dans les rain mais associé » dans le Canada. domaines du sport et de la culture.

Le Local — des terroirs et des racines

Les deux entités s’identifient à travers une histoire rurale liée aux ter- roirs. Les Québécois sont des « habitants » et des « voyageurs », ceux qui ont cherché des fourrures, des bûcherons, des explorateurs, des fac- teurs des postes d’échange, des mineurs. C’est une culture qui diverge rapidement de celle de la France, et qui est restée très cléricalisée jus- qu’aux années  et la « révolution tranquille » de Jean Lesage. Les Catalans sont des paysans, se regroupant dans des « masias » (des mas) pour se protéger et se mutualiser. Quand on dit d’un Catalan qu’il est « de la ceba » (« de l’oignon »), cela veut dire qu’il est bien enraciné dans son terroir, obstiné, opiniâtre, et même un peu démodé. Mais dans la campagne catalane on peut trouver grand nombre de gens qui reven- diquent cette qualité d’être « de la ceba ». Les deux cultures s’investissent bien au-delà des cultures majoritaires dans la mise en valeur des spécificités culturelles, et surtout la préserva- tion du patrimoine culturel à travers les expressions traditionnelles. En Catalogne, particulièrement, le Generalitat (gouvernement autonome) ne donne presque aucune subvention à la création culturelle, mais s’in- vestit lourdement dans les associations locales qui pratiquent des activi- tés traditionnelles telles que les « châteaux humains », les géants animés, etc. Au Québec, il y avait un effort énorme pour soutenir des activités de création artistique dans les nouveaux médias électroniques, depuis l’art vidéo des années - jusqu’aux N.T.I.C. aujourd’hui. Actuellement, il y a un ralentissement dans ce domaine, dû à une fuite de la jeunesse québécoise vers d’autres lieux d’Amérique du Nord. Les générations « seniors », d’artistes autant que du public, ne montrent pas le même intérêt pour les manifestations de ce type. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 196 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 196) ŇsĹuĹrĞ 230

 Ray Gallon

De toutes les expressions de la spécificité culturelle, dans ces deux sociétés, il n’y a rien qui se montre plus fort que la connexion des gens avec la langue.

Fous d’amour pour la langue/Boig d’amor per la llengua

Bien que la langue française ne soit pas menacée en tant que telle, les Québécois vivent dans un îlot culturel entouré par deux grandes cultures anglophones. Pour cette raison ils ont peur de la perte du « fait français » en Amérique du Nord, fait garantie par les traités cédant la Nouvelle France à l’Angleterre. Il convient de se rappeler que le Québec est la plus grande, mais pas la seule, région d’expression majoritaire- ment francophone du Canada. Le catalan est une langue minoritaire — il y a peut-être  millions de catalanophones dans le monde entier. Pourtant, ils sont plus nombreux que, par exemple, ceux qui parlent le finlandais. En Europe, depuis l’en- trée de la Finlande, le finlandais a toujours eu le statut d’une langue officielle. Mais le Catalan, bien que langue « co-officielle » de l’Espagne, vient juste (le  juin ) d’être accepté par l’U.E. comme langue utili- sable pour les documents officiels. Voici un tableau comparatif du statut des langues des deux entités :

Le français au Québec Le catalan en Catalogne Au Canada, le français a un statut juri- En Espagne, le catalan, tout comme les dique à égalité avec l’anglais comme langues basque et galicienne, ont un sta- langue officielle du pays. Tous les docu- tut de langue « co-officielle » mais cela ments officiels existent, donc, dans les fonctionne uniquement dans les autono- deux langues. mies — il n’y a aucun droit au niveau La loi criminelle est le domaine du gou- national. Les documents officiels de la vernement fédéral, mais les cours et la Generalitat existent uniquement en cata- loi civile sont une affaire des provinces. lan, mais les documents d’état existent Au Québec, donc, les procès criminels, uniquement en castillan. administratifs et civils sont d’office en Actuellement, les juges et magistrats français. n’ont aucune obligation ni de parler ni de conduire des procès en catalan ou en d’autres langues co-officielles. Un député dans le parlement national Au congrès national, seul le castillan a a le droit de s’adresser à l’assemblé en droit d’être utilisé. français comme en anglais. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 197 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 197) ŇsĹuĹrĞ 230

Nouvelles technologies et cultures minoritaires 

Chaque citoyen a le droit d’être servi Les autonomies ont le droit de régler, dans n’importe laquelle des deux voire imposer, l’utilisation de la langue langues officielles dans tous les orga- co-officielle selon leur gré, mais elles ne nismes publics (fédéraux) du pays. peuvent pas interdire le castillan, qui prime toujours. Le français est pratiqué par les Qué- Le catalan est pratiqué par les gens bécois, mais aussi par les Acadiens de de Catalogne, mais aussi dans les Îles Nouveau-Brunswick, les Métis dans le Baléares, aux franges d’Aragon et dans la nord des provinces de la prairie, ainsi communauté de Valence, où la variante que par des populations minoritaires locale du catalan est revendiquée francophones dans toutes les provinces comme langue à part, le valencien. Le sauf la Colombie Britannique. catalan est la langue officielle de la prin- cipauté d’Andorre, et la ville d’Alghero, en Sardaigne, continue de parler (un peu) le catalan, ainsi que Perpignan et quelques villes des Pyrénées (Prades, etc.) en France.

Les pressions sur la langue

Dans les deux cas, il y a des pressions sur la langue, à la fois de la culture dominante et des populations migratoires. Dans le cas du Québec, il y avait, dans les années , une réponse juridique très forte avec la fameuse loi  ordonnant la suprématie de la langue française dans tout aspect de la vie au Québec, et interdisant, par exemple, l’utilisation d’autres langues, même l’anglais, dans l’affi- chage. Cette loi était probablement anticonstitutionnelle, mais le gou- vernement fédéral de l’époque a décidé de la tolérer pour éviter des pro- blèmes suite à la crise des terroristes du Front de Libération de Québec (F.L.Q.) en . Après une bonne vingtaine d’années où l’on voyait même le spectacle comique de policiers mesurant la taille des lettres des affiches dans les langues autres que français, la loi a été assouplie pour permettre l’affi- chage en anglais. En réalité, la situation linguistique du Québec est compliquée par l’existence dans la loi canadienne de droits différents pour des groupes distincts. La combinaison des législations provinciale et fédérale avait pour résultat la création de quatre groupes ayant des droits linguis- tiques distincts : PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 198 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 198) ŇsĹuĹrĞ 230

 Ray Gallon

˛ Nations « fondatrices » : ˛ Francophones ˛ Anglophones ˛ « Premières » nations (tribus amérindiennes, Inuits, etc.) ˛ « Allophones » (tous ceux qui n’appartiennent à aucun des autres groupes — c’est à dire, immigrés)

En ce moment, il n’y a pas beaucoup de flux migratoire vers le Québec provenant du reste du Canada — au contraire, la pression migratoire interne est plutôt un flux d’émigrés qui quittent le Québec pour échap- per à un isolement économique dû, justement, à l’isolement linguis- tique. Les jeunes québécois n’ont plus peur de se perdre dans l’océan anglophone, et ont tendance à être totalement bilingues. D’une cer- taine manière, la loi  a fonctionné peut-être trop bien. La Catalogne est une des régions les plus riches de l’Espagne, et Bar- celone, sa capitale, est la deuxième ville du pays. Pour cette raison, il est souvent difficile de communiquer dans la langue catalane. L’exemple le plus frappant est peut-être celui de Perpignan, où, dans les années  le catalan était langue courante parlée dans la rue. Maintenant, suite à un flux de retraités parisiens, le catalan a disparu de cette ville qui se dit pourtant toujours « la catalane ». En Catalogne espagnole, il y a deux flux hispanophones qui sont perçus comme menaçant par les Catalans : le flux migratoire interne, notamment d’Andalousie, et les immigrés d’Amérique Centrale et du Sud, qui sont venus en Espagne pour ne pas avoir à apprendre une nouvelle langue, et qui donc rejettent le catalan d’une manière frappante. Une immigration croissante en provenance du Maghreb commence à créer les mêmes tensions entre populations qu’on voit depuis quelque temps en France. La Catalogne joue la carte de l’immigration pour donner une prio- rité au catalan et combattre le flux hispanophone. La politique linguis- tique est de favoriser le Catalan comme pont pour les nouveaux-arrivés d’autres pays. Les écoles offrent des groupes supplémentaires (pendant les  premières années après l’arrivée) aux étrangers pour acquérir non seulement la langue, mais aussi la culture catalane. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 199 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 199) ŇsĹuĹrĞ 230

Nouvelles technologies et cultures minoritaires 

L’environnement socio-culturel

Les deux entités se voient comme nation : Toutes les deux ont un « assemblé nationale ». La chanson « Mon Pays » de Gilles Vignaux est devenu l’hymne « non officiel » du Québec.La Catalogne se proclame « nation sans état ». Dans ces deux espaces il y a une forte politique d’encouragement, voire de contrainte à l’apprentissage de la langue locale. Curieusement, il est très difficile d’utiliser un catalan acquis dans la vie quotidienne ; presque comme mesure de défense, un catalan qui détecte un accent quelconque change tout de suite en castillan, langue qui n’est pas force- ment mieux maîtrisée par un immigrant de Sri Lanka, par exemple. Dans le Québec des années , on a vu le même phénomène. Si l’ont parlait français avec un accent, les québécois avait l’habitude de bascu- ler toute de suite en anglais, disant « we can understand you better... » Cette habitude n’est plus d’actualité. L’isolement culturel et linguistique de ces deux sociétés et l’amour qu’elles éprouvent, chacune, pour sa langue, font en sorte que le niveau de création et de frémissement culturels dans les grandes villes (Mont- réal, Barcelone) va au delà de ce qu’on attend des villes de leur taille. On assiste donc à l’explosion de la chanson québécoise, par exemple, avec Robert Charlebois, Gilles Vignaux, Céline Dion, la « nou cançò » (nouvelle chanson) catalane des années  revendiquant la catalani- tude de Lluis Llach, Raimon, Maria del Mar Bonnet, Sise, Sarrat, etc. et un rock catalan de nos jours qui continue cette tradition revendicatrice. Dans les arts de spectacle au Québec rayonnaient des artistes comme Robert Lepage, Carbonne  ou le Cirque du Soleil, tandis qu’en Cata- logne ce sont les arts plastiques (Mirò, Tapies, Subirachs, etc.) et l’archi- tecture (pa seulement Gaudì et les autres modernistes, mais aussi Bofill et Calatrava) qui représentent cette explosion de créativité. Mail il ne s’agit pas simplement d’encourager le développement des artistes, mais de créer une fflorescence d’institutions artistiques qui donnent l’espace et l’opportunité aux jeunes et aux avant-gardistes de tester leurs idées et d’avancer. Si l’on regarde la liste des institutions à Montréal et à Barcelone (sub- ventionnées, il faut le dire, par la ville de Barcelone et non la Generali- tat), on est toujours étonné par le niveau d’activité d’invention dans ces deux villes. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 200 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 200) ŇsĹuĹrĞ 230

 Ray Gallon

La réponse dans la culture audiovisuelle

Au Québec comme en Catalogne, la culture audiovisuelle est vue comme une arme essentielle pour la protection des identités toujours menacées par les cultures majoritaires. Parmi les éléments communs aux deux situations on trouve l’utilisation du général pour mettre en valeur le local. Par exemple, l’encouragement et l’invitation à la pré- sence de la culture à l’échelle internationale, pour revendiquer une exis- tence « comme nation ». La création d’un outil visible à tout le monde (diffusion du cinéma, de la musique, Internet) aux fins locales, c’est à dire le rayonnement de cette culture locale. La création de modèles, sur- tout au niveau de l’éducation, adoptés par d’autres pays, comme renfor- cement de l’expression locale. La visibilité internationale protège. En ce qui concerne le cinéma, la Generalitat de Catalogne finance la production cinématographique en catalan ainsi que le doublage des films internationaux en catalan. Pourtant la Catalogne réussit plutôt dans le domaine de la production et diffusion musicale que dans le cinéma. Le cinéma québécois, à la différence du cinéma anglophone du Canada, ne cherche pas à imiter Hollywood, mais à mettre en valeur la différence québécoise, avec le rayonnement des réalisateurs comme Denys Arcand, Gilles Carle, etc. Pour les média électroniques, la Catalogne a une mesure de contrôle des fréquences et des permis d’émettre sur les ondes dans la région autonome, mais n’a pas le droit de limiter la langue d’émission. Il existe des radios privées catalanophones, ainsi que des télévisions très locales, à budget limité. Il existe aussi des radios et télévisions de service public autonomes en Catalan. La radio et télévision nationale d’Espagne font, elles aussi, des émissions en catalan, surtout sur RTV, l’équivalent de France  en Espagne. Au Canada, le contrôle des fréquences et le pouvoir d’octroyer des permis d’émettre sur les ondes sont réservés au seul gouvernement fédéral. Le gouvernement provincial n’a pas de contrôle direct mais a négocié son droit d’intervention, un privilège que n’ont pas les autres provinces. Les ondes québécoises sont largement francophones. Les radios et télévisions du service public (C.B.C./Radio Canada) ont des émetteurs en anglais comme en français dans toutes les grandes villes du pays. Les radios et télévisions privées ont le droit d’émettre dans la(les) langue(s) de leurs choix. Il existe un réseau très développé des PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 201 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 201) ŇsĹuĹrĞ 230

Nouvelles technologies et cultures minoritaires 

radios associatives francophones, subventionnées par le gouvernement provincial.

Les spécificités des N.T.I.C.

Le développement des outils de communication qui contournent les infrastructures lourdes de l’État, comme Internet, a donné au Québec et à la Catalogne des moyens de se présenter dans leur propre style et leur propre perspective au monde entier. Pour les « nations sans état » le médium Internet est une vraie aubaine. Au Québec, l’habitude de s’impliquer dans la communication et sur- tout la télécommunication est bien établie de longue date, et fait partie de l’environnement canadien autant que québécois. C’était, donc un réflexe naturel de se mettre rapidement dans le réseau pour rayonner dans le monde, et de se présenter en tant que champion de la Franco- phonie en réseau, surtout face au déficit de la France, toujours satis- faite de son minitel dans les premières années de ce développement. C’est plus anecdotique que chiffré, mais mon estimation personnelle est qu’un bon  % des sites Internet en Français des années  ont été des sites québécois. L’objet de beaucoup de ces premiers sites fut de promouvoir la langue française dans le monde entier et surtout au Qué- bec. Nulle part cette présence n’était plus forte que dans le domaine de l’éducation. En Catalogne, la possibilité de communiquer directement vers l’ex- térieur, sans avoir à passer par des filtres espagnols, a déclenché une explosion d’activité de la part de la Generalitat, dans un pays où, même aujourd’hui, l’essor d’Internet prend beaucoup de retard par rapport au reste de l’Europe. Comme au Québec, c’est très focalisé sur l’édu- cation et la langue. La communication vers l’extérieur se fait largement en anglais et en français, le catalan étant une langue assez peu connue. En ce qui concerne la communication intérieure, le département d’en- seignement de Catalogne a commencé très tôt à développer des pro- grammes télématiques en éducation, à former les professeurs de tout niveau, et à financer l’implantation des ordinateurs et de connexions réseau dans les classes. Le programme edu donne à chaque famille qui comprend un élève ou un étudiant des comptes couriel et accès à un éventail de services télématiques pour les aider dans leurs études. Leur P.I.E. — Programma Educativa Informatica — est cité comme modèle partout PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 202 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 202) ŇsĹuĹrĞ 230

 Ray Gallon

en Europe. Grâce à l’Union Européenne, la Catalogne a pu participer presque comme nation aux programmes d’échange et collaboration comme Socrates et Commenius. Une fondation catalane a récemment réussi à créer l’événement sur la toile, en obtenant l’approbation du nom de domaine .cat. C’est la première fois qu’un nom de domaine est accordé à un groupe cultu- rel et linguistique au lieu d’une région géographique. Donc, un groupe en Argentine qui se réunit pour parler catalan peut accéder à ce nom de domaine, mais un groupe de fans des Rolling Stones à Barcelone ne le peut pas, même si toute la communication sur le site est en catalan. La même fondation cherche maintenant à obtenir droit à un nom de domaine en deux lettres, le .ct. Ce type de nom est réservé aux états- nations ! Le Québec et la Catalogne utilisent Internet pour aider les étrangers à acquérir la langue et pour fournir des outils aux enseignants de la langue locale dans cette démarche. Les images suivantes sont quelques exemples des pages québécoises et catalanes, suivi par des références aux autres sites intéressants pour démarrer une exploration des sites qui sortent ces îlots culturels de leur isolement. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 203 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 203) ŇsĹuĹrĞ 230

Page d’accueil, http://www.ssjbmauricie.qc.ca/langue/nationale/quebec.php

Figure .— Page d’accueil. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 204 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 204) ŇsĹuĹrĞ 230

Page d’acceuil, http://ntic.org - site consacré à l’utilisation des NTIC dans l’éducation au Québec

http://www.xtec.cat - site de l’initiative télématique de Catalogne

Lien vers le site pour élèves et parents d’élèves

Lien vers des outils de, formation techniques autant que curriculaires

Lien vers le site consacré à l’acquisition des compétences de base

Lien vers le site consacré à l’acquisition de la langue catalane pour étrangers

Figure .— Site consacré à l’utilisation des N.T.I.C. dans l’éducation au Québec. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 205 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 205) ŇsĹuĹrĞ 230

Page d’accueil, www.xtec.cat/lic/ site consacré à l’aide aux élèves, enseignants et écoles à l’apprentissage de la langue catalane pour les étrangers (extrait)

Page d’acceuil, http://www.xtec.cat/recursos/webquests/ - site consacré aux webquest, outil pédagogique télématique (comment construire, comment utiliser, autres outils pour enseignants)

Figure .— Site consacré à l’aide aux élèves, enseignants et écoles à l’apprentissage de la langue catalane pour les étrangers (extrait). PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 206 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 206) ŇsĹuĹrĞ 230

 Ray Gallon

D’autres sites intéressants

Au Québec http://www.cslf.gouv.qc.ca/ http://www.toile.com/guides/education/ressources_etudiant/ En Catalogne http://www.diba.es/ http://www.gencat.net/ PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 207 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 207) ŇsĹuĹrĞ 230

Conclusion

Michèle Lagny

Avons-nous répondu aux vastes ambitions qui ont présidé à la tenue de ce colloque et qui ont été formulées par François de la Bretèque : construire une nouvelle histoire en changeant d‘échelle mais aussi d’an- crage des points de vue ? Pour répondre à la crise des grands récits (histoire générale du cinéma) ou des gestes nationales, pour tenter de « décentrer » notre regard d’occidentaux, avons-nous su saisir les formes d’une vie filmique à ras de terre, de régions, de villes, de quartiers où s’enracineraient les cultures ? Avons-nous su user du détail pour repé- rer des moments privilégiés de la perception du monde à travers des relations particulières qui s’instaureraient localement entre film et spec- tateur ? En tout cas, chacun d’entre nous s’est confronté, de manière différente, aux difficultés que présente une analyse d’objets déjà défi- nis par l’histoire classique du cinéma (films, genres, auteurs, produc- teurs) ou de pratiques spécifiques (cinéma amateur, cinéma scolaire rural, cinéma ethnologique) dans une perspective restreinte mais qui ne se referme pas sur elle-même. La fabrique de clichés qu’est le cinéma régional, auquel on pense d’abord en disant « local », ne doit pas être méprisée, mais considérée dans sa relation avec les enjeux, souvent à la fois identitaires et commer- ciaux, qui président tant à la production de films qu’à leur diffusion. C’est le cas pour le Vaucluse du début du xxe siècle, où les filmeurs locaux cèdent vite la place à des maisons d’envergure nationale sou- cieuses d’économies et de concessions au grand public (Chevaldonné). Les vues locales des films des premiers temps ont un succès public PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 208 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 208) ŇsĹuĹrĞ 230

 Michèle Lagny

autochtone dû aux mêmes raisons que le succès privé des films de famille : elles permettent aux indigènes, en particulier aux citadins, de se reconnaître avec plaisir sur l’écran (et d’entendre, grâce au commen- tateur, leur propre « patois »). C’est ce que l’exploitant de Trêves qui pro- duisait et présentait ces petits films comme le clou du programme au début du siècle dernier avait bien compris, pour son plus grand béné- fice (Loiperdinger) ! Forme juvénile et communautaire de ce que déve- lopperont les institutions avec le cinéma touristique qui, lui, vise à atti- rer le client. P.E. Jacques en fait la démonstration à propos de mon- tages suisses qui, à la même époque, en distribuant dans toutes les villes des images en réalité produites localement par des entreprises extérieures, autorisent des voyages par procuration et la promotion des pittoresques merveilles régionales pour des « étrangers » prêts à dépen- ser. De l’usage commercial de la poésie du « local », qui s’est amplement développé depuis, en Suisse et ailleurs. Mais aussi besoin de fonder son identité, y compris individuelle : le local peut aussi être tout simple- ment le « territoire proche », celui de la cabane, de la maison, du trottoir, qu’il faut s’approprier pour se sentir en sécurité : est-ce ce qui explique, dès les débuts du cinéma et jusqu’aux sitcoms de la télévision, la pré- sence des lieux quotidiens de l’Amérique ? Jean Mottet fait ainsi écho à Russel Banks qui pense, dans Amérique, Notre histoire, que toute l’épo- pée de la conquête de l’Ouest fut motivée par la nécessité de « domp- ter un domaine sauvage », de le « domestiquer » (au sens fort) pour y implanter la maison et la communauté où abriter la famille nucléaire. Le cinéma local entendu en un sens large pose des questions plus complexes : en dehors de l’exploitation du plaisir de la reconnaissance ou des effets bénéfiques de la promotion, à côté de la revendication identitaire, pourquoi et comment faire des films à partir de lieux spé- cifiques ? On peut l’imaginer grâce à Renoir, dont la production « médi- terranéenne » de Toni aurait été comme un « modèle » initial, et ainsi tracer une « filiation Renoir » dans la référence qu’il a pu constituer non seulement pour les Provençaux, Allio ou Guédiguian (Curot), mais, via Rozier, pour d’autres cinéastes comme Stévenin, par son usage de « la fiction comme moyen de filmer une vérité d’un lieu à un moment pré- cis de l’histoire de ce lieu » (Mouellic). Certes, souvent liés à la quête identitaire, ces productions tendent à se définir par opposition à des images stéréotypées en générant d’autres images, plus fraîches et plus poétiques, qui réveillent les archétypes, mais risquent aussi, par leur réitération, de virer au cliché. Cela se sent dans l’étude des films de PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 209 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 209) ŇsĹuĹrĞ 230

Conclusion 

Stévenin comme dans celle menée par Boulangé à propos des uto- piques nouveaux cinéastes du Sud-Ouest. Pourtant, l’envie de valoriser le local pourrait favoriser un cinéma d’exploration de territoires « incon- nus » comme de relations inédites, reliant les qualités spécifiques des espaces, des temporalités, des corps, des couleurs et des sons, animé d’une ambition à la fois ethnoculturelle et esthétique. Tous ces « pro- duits locaux » (et artisanaux, comme il se doit) imposent la nécessité d’articuler de manière originale documentaire et fiction et de tourner avec un minimum de matériel, laissant place à l’improvisation et à l’in- vention de nouvelles pratiques. Ainsi, la délocalisation de la couleur locale en Inde qu’effectue Renoir dans Le fleuve (Curot) incite à réfléchir sur la manière de rendre des impressions « justes » plutôt qu’exactes ou réalistes, dans une perspective quasi proustienne. Le point de vue local n’exclut pas la persistance d’un point de vue « central », comme le montre la pratique d’un Rouch qu’interroge Maxime Schenfeigel à propos de l’usage du film en ethnologie. Mal- gré ses efforts, en inventant la « ciné-transe », en cherchant à échan- ger le moi du filmeur et le moi du filmé au point que « je devienne l’autre », il fait apparaître qu’envers et contre tout, le travail de décen- trement du regard ne réduit pas complètement les effets négatifs du sentiment d’altérité. Le cinéma amateur lui-même, si fortement ancré dans son « lieu », pourrait favoriser l’éclatement du point de vue par ses ambitions très diverses : laisser des traces mémorielles privées (films de famille) ou collectives, à partir d’études de cas, militer pour des causes à visée plus large, ou bien apprendre à faire du cinéma, tout simple- ment. Il n’en reste pas moins sensible à différentes formes d’autocen- sures conscientes ou inconscientes et à la puissance des normes et des stéréotypes qui manifestent le pouvoir du « centre » (Roger Odin). Précisément, l’étude des pratiques locales de distribution amène à éclairer les rapports entre le centre et la périphérie. Quelles que soient les formes qu’elles revêtent, elles ont souvent pour fonction d’apprivoi- ser les événements ou les principes généraux pour les faire mieux pas- ser dans les tréfonds de la société et homogénéiser les représentations. Ainsi de la diffusion rurale des bons principes par des films éducateurs dont l’administration française contrôle la réception via une enquête sur les projections de films agricoles (Vignaux) ou de la programma- tion des salles de la ville de Düsseldorf en été  où, sous la persis- tance des films de distraction, l’on voit le patriotisme envahir progres- sivement les écrans jusque-là largement animés par des films d’origine PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 210 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 210) ŇsĹuĹrĞ 230

 Michèle Lagny

française (Lenk-Kessler). Paradoxalement, l’étude de la consommation locale montre combien le cinéma sert le pouvoir central ou global par infiltration. Des débats animés ont montré à quel point le terme de « local » lui- même, quand on l’utilise à propos du cinéma, évoque des « lieux » bien divers et pas toujours régionalement ni même territorialement déter- minés. Si nous avons privilégié ici le rapport entre films et produc- tion régionale ou consommation locale, on a dû à plusieurs reprises se demander quels seraient les critères pour définir des caractères particu- liers du cinéma ou même simplement des films en fonction de « fron- tières » géographiques, administratives, voire culturelles ou politiques. Caroline Hourdry pose clairement la question à propos des Southern films folkloriques hollywoodiens qui, pour éviter une censure locale sur la question noire, jouent sur l’exotisme des « films de plantation » pour une région dont on peut se demander s’il s’agit d’ « une section géogra- phique politisée ou une construction culturelle ». Inversement, les pro- ductions locales peuvent être pensées comme lieu privilégié de l’avant- garde porté par des minoritaires qui se sentent socio-culturellement isolés, voire menacés, et manifestent ainsi leur lutte contre l’exclusion majoritaire. Par exemple, le sentiment de relégation ressenti au Québec perdu dans un Canada anglophone ou en Catalogne vis-à-vis de la mas- sive Espagne serait compensé par l’emploi avancé des nouvelles tech- nologies de l’information (Gallon). Il est bien difficile de faire une synthèse de ces journées. Sans doute parce que la prise en compte du local, en ce sens large où nous avons utilisé le terme, ne peut pas encore proposer d’évaluation de tous les effets possibles de la relation entre le lieu, l’instant et la production cinématographique, et moins encore la construction d’un système d’ar- ticulation entre histoire du cinéma et conditions historiques. Pourtant, nous avons amorcé la réflexion sur la valeur opératoire d’une notion jusqu’ici définie de manière trop floue ou trop bornée, mais qui aide- rait à renouveler la prospection des multiples champs de l’histoire que peut dire le cinéma. Certains objets particuliers ont permis d’évaluer la force heuristique du mot « local » lorsqu’on ne se contente pas de l’em- ployer dans le sens marketing touristique ou patrimonial de la couleur locale, ni dans celui de la revendication régionaliste, mais qu’on exa- mine les films ou les discours et les pratiques qui les entourent dans les perspectives méthodologiques tracées en particulier dans le cadre de la réflexion sur la micro-histoire ou l’ethnologie. L’expérience a sur- PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 211 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 211) ŇsĹuĹrĞ 230

Conclusion 

tout valeur exploratoire : chacun a pu se demander ce que sa prise de vue singulière pouvait apporter moins sur des lieux représentés ou des événements particuliers mis en scène que sur les capacités du cinéma, quelle que soit la configuration qu’il adopte, à nous faire comprendre en même temps les formes de sa propre évolution et les figures, voire le sens, du monde dont il est un symptôme. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 212 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 212) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 213 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 213) ŇsĹuĹrĞ 230

Résumés

Amy de la Bretèque François : De l’opérativité du concept de « local » dans l’histoire du cinéma. Dans cette introduction, on essaie de se demander quelle peut être l’opéra- tivité du concept de local dans le champ particulier de l’histoire du cinéma auquel il n’a guère été appliqué jusqu’à présent. On se réfère pour cela à trois domaines où des études locales ont fait leurs preuves : d’abord l’histoire, avec Jacques Revel et les instigateurs italiens de la microstoria ; ensuite la sociolo- gie critique des années , avec l’historique congrès dirigé par Lucien Sfez qui avait déjà très bien posé les problèmes de définition et d’instrumentalisation du local ; enfin, dans le champ de l’histoire de l’art, non pas pour se référer aux dites écoles locales, mais en s’inspirant des réflexions sur le détail de Daniel Arasse. Si la définition de l’objet ne sort pas forcément plus limpide de ce croisement disciplinaire, du moins permet-il de mettre en place des couples de concepts opératoires et de mieux poser la question de la transposition de ces probléma- tiques au cinéma.

Lagny Michèle : Micro-histoire et histoire locale. Les réflexions épistémologiques développées à propos de la micro-histoire nous aident-elles à définir de manière plus précise les contours et les fonc- tions du « local » au cinéma ? Enraciné dans le lieu, la variation d’échelle qu’il suppose entraîne à s’interroger sur le « grain minuscule de l’histoire », de la vie au quotidien, de ses incertitudes et de l’impression d’indétermination avec laquelle elle est ressentie. On l’analysera à propos du « fait-divers » évoqué par Visconti dans Appunti su un fatto di cronaca et dans la présentation de l’ouverture des deux versions de La reprise, d’Hervé Leroux et Richard Copans, qui permettent, à partir d’un micro-événement saisi à travers son lieu propre d’évaluer les possibilités d’articulation entre le local et le monde dans lequel il s’insère. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 214 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 214) ŇsĹuĹrĞ 230

 Résumés

Loiperdinger Martin : Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps : l’exemple de Trèves. Une recherche récente à l’université de Trêves a démontré que les films locaux ont joué un rôle éminent dans le contexte de la compétition des ciné- mas locaux en Allemagne. Quand les propriétaires de salles offraient des pro- grammes de films courts ou de comédies, de drames ou de non fictions, pour essayer d’établir leur supériorité sur leurs concurrents. Les films locaux consti- tuaient un programme exclusif et unique qui pouvait attirer un large public intéressé à se reconnaître lui-même sur l’écran. Il semble que les proprié- taires de salles étaient en mesure de faire face avec succès à la concurrence en ajoutant des accents locaux à l’exhibition de leurs films courts. Entre  et , les compagnies de production allemandes comme Welt-Kinematograph, Express-Film, Éclipse et même Pathé offraient des tournages ou au moins le service de leurs laboratoires pour des vues locales. À côté de la remarquable expérience de l’entreprise Marzen à Trêves, il ne reste que très peu de films locaux connus subsistant dans les archives. Peter Marzen à Trêves ne recourait pas à des vues locales mais faisait le boniment en dialecte et dans toutes les vues locales on peut le voir lui-même faisant des signes au cameraman ou se montrant simplement pour signifier sa signature. On peut voir quelque  vues subsistantes de Trêves en  mm., D.V.D. ou V.H.S. Les recherches sur les vues locales à Trêves ont été publiées dans KINtop, revue historique du cinéma, et dans Film History (à paraître l’été ). Les recherches ont été conduites avec la British Academy Network on local films, en coopération avec l’université de Sheffield, le B.F.I., et l’université de Stock- holm.

Kessler Frank et Lenk Sabine : Glissements progressifs vers la guerre : le pro- gramme des cinémas à Düsseldorf au début de la Première Guerre Mondiale. Les études de l’histoire du cinéma à l’échelle locale permettent non seulement de déplacer l’attention des historiens de la production de films vers la culture cinématographique, mais aussi de nuancer les histoires générales qui privilé- gient, dans la plupart des cas, une perspective nationale et centraliste. En étu- diant de près les changements intervenus dans la programmation des salles de cinéma de la ville de Düsseldorf juste avant et au cours des premiers mois de la Première Guerre Mondiale, les auteurs analysent par quelles stratégies les exploitants réagissent aux événements politiques et comment l’influence de ceux-ci dans la vie de tous les jours trouve un écho sur les écrans de la ville.

Chevaldonné Yves : Que peut nous apprendre une micro-histoire du cinéma ? Vaucluse, Provence, pays occitans. À la fin du xixe siècle et au début du xxe, les formes d’expression régionale sont encore bien vivantes en Provence : dans les premières années du cinéma, des vues réalisées par des artisans locaux rencontrent un vif succès, offrant au public le miroir de sa vie familière. La culture et notamment la littérature PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 215 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 215) ŇsĹuĹrĞ 230

Résumés 

provençales, en particulier à travers le Félibrige (Mistral, Folco de Baroncelli) offrent scénarios, acteurs et superbes décors aux films tournés dans le Midi par les sociétés de production. Mais face à ces entreprises industrielles, installées dans la capitale, il s’avère rapidement que leurs conceptions ont peu de poids. Les traits de culture locale, quand ils ne disparaissent pas complètement, ne subsistent que comme simple appoint pittoresque dans les programmes. Au-delà du cas particulier du Vaucluse et de la Provence, se pose la question de la liaison entre la logique marchande qui a rapidement prévalu, et le désastre occasionné pour l’environnement local ou régional.

Curot Frank : La notion de local chez Jean Renoir. Le local chez Renoir est abordé à travers un terme d’origine picturale : la cou- leur locale. Le cinéaste cherche à l’obtenir, dans Le Fleuve, par le choix des couleurs justes, représentatives du pays, captées sur place, sans artifice de laboratoire. Cette conception de la couleur locale est à l’opposé de l’accep- tion conventionnelle du cliché exotique, de pittoresque abusif, et donc aux antipodes de la vision hollywoodienne, comme centralité impérialiste. L’esthé- tique du local rejoint le contenu de la représentation d’une réalité locale plu- rielle de l’Inde à travers les points de vue de différents personnages. L’empa- thie renoirienne et son désir de représentation juste sont premiers : la décou- verte d’une instance de domination et de nivellement d’une réalité locale sin- gulière entraîne l’opposition à cette centralité, y compris l’européenne par rap- port aux pays et aux régions : voir le Déjeuner sur l’herbe. Dans Toni, la valori- sation du milieu local par un style réaliste et naturaliste est apparue trop « bru- tale » au public français, d’om son insuccès national, alors que l’accueil local, méridional, a été bon. Essayer d’en comprendre les motifs, à travers les élé- ments d’analyse sociale et idéologique qu’apporte le film, permet de dégager un aspect important de la dimension historique de Toni.

Choukroun Jacques : Quand Marseille dépasse Paris : Marcel Pagnol, produc- teur et distributeur de Toni. L’étude de la production et de la distribution par « les films Marcel Pagnol » du film Toni permet de mettre en évidence qu’au niveau local, un film peut avoir une audience et une carrière très différentes des résultats obtenus au plan national. Les documents d’archives conservés à la Cinémathèque Fran- çaise et les périodiques montpelliérains de  conduisent à opposer un suc- cès méridional à ce qui a été longtemps considéré comme un « échec » de Jean Renoir.

Mouellic Gilles : Passe-montagne ou le local selon Jean-François Stévenin. Les films de Jean-François Stévenin mettent en scène le couple opposition- nel central/périphérique, seule manière peut-être de comprendre le local au cinéma comme l’écrit François de la Bretèque. Passe-montagne (), le pre- mier de ces films, met en présence « forcée », avant de les mettre en relation, PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 216 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 216) ŇsĹuĹrĞ 230

 Résumés

deux visions du monde : un architecte parisien se lie peu à peu d’amitié avec le mécanicien d’un petit village perdu du Jura. Pour Stévenin, filmer ce petit vil- lage, c’est filmer la complexité, voire l’opacité des relations entre ses habitants et parvenir ainsi à donner une perception juste d’un autre rapport au temps, d’un autre rapport à l’espace. Cette volonté d’inscrire une fiction dans un lieu déterminé, avec ses rituels et ses codes sociaux, est une manière de penser le cinéma comme une expérience commune, une manière de résister aux excès du monde « virtuel ». Stévenin serait alors un héritier possible du cinéma de Renoir, Rouch ou encore Rozier.

Boulangé Guillaume : Le Sud-Ouest, territoire « idéal » pour une nouvelle génération de cinéastes. À rebours de l’approche populaire et trompeuse qu’en a proposé Étienne Cha- tilliez dans Le Bonheur est dans le pré, une bande de jeunes cinéastes origi- naires du Sud-Ouest ont récemment fait parler leur terre en investissant leur territoire géographique d’enjeux idéologiques et identitaires qui dépassent la peinture nostalgique d’un folklore local ou une énième revendication régio- naliste. En examinant comment s’exprime cette dimension locale dans les premiers longs métrages d’Alain Guiraudie et d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu, nous tentons de cerner quelles peuvent être les vertus artistiques d’un tel excentrement, notamment l’intérêt qu’il existe à s’affranchir du carcan de l’hé- gémonie centraliste pour cheminer hors les sentiers battus.

Scheinfeigel Maxime : Le local est-il universel ? La méthode de Jean Rouch. La question du local est ici abordée par le biais particulier du cinéma ethno- graphique de Jean Rouch. Il apparaît en effet que celui-ci pose les questions fondamentales du rapport du centre et de la périphérie, du singulier et de l’uni- versel, de l’observateur et de l’observé qui structurent la réflexion sur le local au cinéma. Un rappel de la carrière et de la démarche de Rouch montre com- ment il a mis au point un modèle inspiré de ses expériences d’ethnologue : la « ciné-transe », chargée d’échanger les positions du moi filmeur et du moi filmé. Rouch a ainsi déstabilisé la posture dominante du cinéma occidental et a dans le même mouvement installé l’identitaire, donc le local, dans la problé- matique du cinéma moderne.

Odin Roger : Les productions cinématographiques amateurs et le local. Méprisé dans le champ du cinéma, oublié par les théoriciens et les historiens du cinéma (même si les choses sont quelque peu en train de changer), le cinéma amateur émerge aujourd’hui avec force dans l’espace public (dans les cinémathèques, les archives, et en particulier à la télévision) comme docu- ment sur le local. Outre que les relations avec le local varient suivant le type de production considéré — film de famille, films réalisés dans les clubs de cinéma amateur, cinéma militant, films spécifiquement tournés pour une commu- nauté — l’article insiste sur le fait que si l’on si l’on veut étudier le local, on PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 217 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 217) ŇsĹuĹrĞ 230

Résumés 

ne saurait s’en tenir au discours explicite de ces films. Ce qu’il convient de faire, c’est ce que Georges Perec, dans sa tentative de fonder une « anthropolo- gie endotique », recommandait pour les « choses communes » : « arracher ces images à la gangue dans laquelle elles restent engluées [...] pour leur faire pro- duire du sens et qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes ».

Vignaux Valérie : Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale dans l’entre-deux-guerres en France : réponses à l’enquête de . Les Archives nationales conservent près de deux cents courriers d’usagers, envoyés suite à l’enquête décidée en , pour estimer la pertinence des films distribués par la cinémathèque du ministère de l’agriculture. Afin d’en- visager l’exemplarité locale de ces déclarations, il a semblé nécessaire de les replacer dans leur contexte national d’énonciation. Les modalités d’une dif- fusion du cinéma éducateur dans les campagnes dans l’entre-deux-guerres, par l’entremise des quatre cinémathèques ministérielles : Musée pédagogique, cinémathèque du ministère de l’Agriculture, cinémathèque centrale de l’en- seignement professionnel et cinémathèque du ministère de l’Hygiène sociale, ont préalablement été retracées. Les propos énoncés par les utilisateurs ainsi entendus en situation contribuent à réévaluer le rôle social et régional du cinéma éducateur dans l’entre-deux-guerres.

Jaques Pierre-Emmanuel : Le cinéma au service de la promotion touristique, ou quand le local rejoint le national. Pour parler de cinéma « local », on se base généralement sur le lien que les images entretiennent avec le référent. Passant en revue différents exemples de cinéma « local » liés à la Suisse, le présent article propose d’examiner par quelles stratégies une valeur locale est assignée à certaines images. Plus que la sélection de types paysagiers, d’activités ou de coutumes, ce sont la diffu- sion et le mode de présentation qui confèrent aux images un aspect local. Au contraire, certains films manifestant un caractère éminemment local, voire particulariste, ont servi un dessein plus large, notamment dans le cadre de la promotion touristique de l’entre-deux-guerres, qui a préféré soutenir des films consacrés à un aspect du pays plutôt que de chercher à constituer des films de portée nationale. Cette attitude s’inscrit dans les traditions politiques du pays, marqué par une forte tradition décentralisatrice.

Mottet Jean : De la cabane dans les bois à la maison suburbaine : remarques sur quelques avatars du local quotidien américain. On aurait tendance à opposer le cinéma et la télévision quant à leur rapport à l’espace : à l’un les grands espaces, propices aux grands récits épiques et natio- naux, à l’autre les espaces domestiques plus ou moins standardisés, fournis- sant un modèle étriqué et stéréotypé de l’espace local. Cette étude se propose de réviser cette idée reçue sur le cas de la culture visuelle américaine. Elle part de la tradition des peintres de l’Hudson School River et passe au cinéma de PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 218 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 218) ŇsĹuĹrĞ 230

 Résumés

Griffith dans lesquels on voit s’installer une tradition : celle qui s’attache à valo- riser et à exalter le proche, le quotidien, le familier, ce qui ne l’empêche pas de s’ouvrir ensuite aux grands courants du monde. On passe ensuite à la forme la plus contemporaine de ce phénomène bien américain, celui des sitcoms télévi- sées qui ont universalisé un modèle moins sécurisant et moins conventionnel qu’il n’y parait.

Hourdry Caroline : Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exo- ticisée ». Cette étude traite de l’aire géographique des États-Unis appelée « American South », avec toute la mythologie que cette notion véhicule. Dans les lettres déjà le Sud apparaît comme une région bien localisée dans l’imaginaire amé- ricain, comme la terre qui a fait sécession dans un passé lointain et qui se démarque de la mentalité yankee à travers un provincialisme exacerbé. Mais peut-on vraiment parler d’un southern film à l’américaine, sachant que la notion même de Sud américain renvoie bien davantage au mythe qu’à une réalité sociologique ? Étant donné les positions politiques très conservatrices des États du Sud dans l’après guerre, les cinéastes et producteurs hollywoo- diens, dont la vocation a toujours été plus libérale, pouvaient-ils parler du Sud sur un mode réaliste, voire critique ? Nous montrons que le traitement du Sud par l’industrie hollywoodienne passe par une romanticisation outrancière d’un Sud incarné par une aristocratie terrienne respectable. Le genre « film de plantation » s’épuisant au fil des décennies, Hollywood va alors avoir recours à différents modes cinématographiques pour traiter de la « culture du Sud » de manière détournée. Le southern film va se dissoudre dans le mode satirique ou fantastique, comme le démontre Du Silence et des ombres (Robert Mulligan ), film prototypique qui donne à voir un « sudisme » quelque peu artificiel.

Quintana Angel : Le local après les cinémas nationaux : le cas de Barcelone. Les effets de la globalisation de l’industrie du cinéma rendent caduque la dis- tinction classique entre cinéma américain = territoire des films de genre et cinéma européen = royaume des films d’auteurs. Cet article montre comment le métissage culturel et l’affaiblissement des identités nationales, conjugués à l’émergence de nouvelles cinématographies du côté de l’Asie, ont conduit paradoxalement à renforcer l’affirmation du local qui prend alors un autre sens. Le cas particulier de la Catalogne, nation sans État incluse dans une sphère culturelle dominante, fait apparaître ce phénomène et montre qu’il s’accompagne d’une mutation des formes, en particulier un affaiblissement de la frontière entre documentaire et fiction.

Gallon Ray : Nouvelles technologies et cultures minoritaires : Québec et Cata- logne. Cet article s’intéresse aux nouvelles technologies, en particulier Internet. On y montre que le développement de ces moyens d’expression et de communica- tion que l’on accuse généralement de favoriser l’uniformité et le nivellement PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 219 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 219) ŇsĹuĹrĞ 230

Résumés 

culturel, ont aussi ouvert des espaces inespérés à l’expression des cultures « minoritaires » dans lesquels les plus entreprenants ont su s’engouffrer. Il le démontre sur les deux exemples du Québec, îlot francophone noyé dans un océan anglophone, et de la Catalogne, nation sans état. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 220 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 220) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 221 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 221) ŇsĹuĹrĞ 230

Présentation des auteurs

Amy de la Bretèque François, organisateur de ce colloque, est professeur à l’université de Montpellier . Auteur de nombreux articles, il a publié : L’imagi- naire médiéval dans le cinéma occidental (Champion, ) et codirigé Jacques de Baroncelli (A.F.R.H.C., ). Il est responsable de la revue Archives.

Lagny Michèle est professeur (honoraire) à l’université de Paris . Elle a publié entre autres : De l’histoire au cinéma, méthode historique et histoire du cinéma (Armand Colin ), Senso de Visconti (Nathan ), a coordonné notamment Les Vingt premières années du cinéma français (éd. De la Sorbonne Nouvelle, )

Loiperdinger Martin est professeur à l’Université de Trêves. Il a publié de nombreux articles sur l’introduction et les débuts du cinéma en Allemagne, a réalisé plusieurs films documentaires sur ce sujet. Ouvrage : Oskar Messter, Filmpionier der Kaiserzeit, Kintop Schriften , . Il est l’un des fondateurs et le responsable de la revue KINtop.

Kessler Frank est professeur en histoire du cinéma et de la télévision à l’uni- versité d’Utrecht et co-fondateur du périodique KINtop. Jahrbuch zur Erfor- schung des frühen Films. Il est l’auteur de nombreux articles sur, notamment, divers aspects du cinéma des premiers temps. Actuellement il est le président de l’association internationale DOMITOR.

Lenk Sabine dirige le musée de cinéma de la ville de Düsseldorf. Elle est co- fondatrice du périodique KINtop. Jahrbuch zur Erforschung des frühen Films. Elle est l’auteur de Théâtre contre Cinéma. Die Diskussion um Kino und Theater vor dem Ersten Weltkrieg in Frankreich () et a dirigé Grüße aus Viktoria. Film-Ansichten aus der Ferne (). Elle prépare un ouvrage sur l’histoire des salles de cinéma à Düsseldorf. PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 222 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 222) ŇsĹuĹrĞ 230

 Présentation des auteurs

Chevaldonné Yves est ATER à l’université de Poitiers. Il a publié sa thèse : Nou- velles technologies et culture régionale : les premiers temps du cinéma dans le Vaucluse, -, L’Harmattan et Les Presses de l’Université Laval, .

Curot Frank est professeur à l’université de Grenoble. Il a publié Jean Renoir, l’eau et la terre (). Il a dirigé les deux volumes Styles filmiques de la revue Études Cinématographiques, le collectif Jean Renoir,nouvelles approches () et le no  des Cahiers Jean Renoir, ce deux derniers : publications de l’université Paul-Valéry Montpellier .

Choukroun Jacques est maître de conférences à l’université Montpellier  et responsable du patrimoine à la cinémathèque euro-régionale Institut Jean Vigo. Il a publié des articles en particulier sur l’histoire économique du cinéma et va faire paraître son livre : Comment le parlant a sauvé le cinéma français : une histoire économique du cinéma français, -, A.F.R.H.C./I.J.V, .

Mouëllic Gilles est maître de conférences (H.D.R.) à l’université de Rennes . Il a publié : Jazz et cinéma (éd. Des Cahiers du cinéma, ) et a coordonné Pour une poétique du récit des années - (Presses universitaires de Rennes, ).

Boulangé Guillaume est ATER à l’université de Montpellier . Il vient d’y sou- tenir une thèse sur Jacques Demy.

Scheinfeigel Maxime est maître de conférences (H.D.R.) à l’université Paul- Valéry Montpellier . Elle a publié : Les âges du cinéma (L’Harmattan ) et fondé la revue Cinergon qu’elle codirige. Elle prépare un livre sur Jean Rouch.

Odin Roger est professeur (honoraire) à l’Université de Paris . Il a publié entre autres ouvrages : Cinéma et production de sens (Armand Colin ), il a coor- donné Le Film de famille, usage privé, usage public (Méridiens Klincksieck ) et L’Âge d’or du documentaire (L’Harmattan,  tomes, ).

Vignaux Valérie est maître de conférences à l’Université de Tours et membre du bureau de l’A.F.R.H.C. elle a publié notamment : Jacques Becker ou l’exercice de la liberté (cefal ), Les Films de Jean-Benoît Lévy pour la cinémathèque du ministère de l’Agriculture, -, Perpignan, Archives no . Elle a dirigé un numéro hors série de  consacré aux archives.

Jaques Pierre-Emmanuel est actuellement doctorant à l’université de Lau- sanne où il a été assistant de  à . Il a publié plusieurs articles sur les débuts de la critique cinématographique en Suisse romande, sur le pay- sage dans le cinéma suisse et sur diverses conceptions du jeu de l’acteur. Il a coécrit avec Gianni Haver le Spectacle cinématographique en Suisse (Antipodes et S.H.S.R., ).

Mottet Jean est professeur à l’université de Paris . Il est l’auteur entre autres de : L’invention de la scène américaine : cinéma et paysage, L’Harmattan  ; PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 223 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 223) ŇsĹuĹrĞ 230

Présentation des auteurs 

il a dirigé David Wark Griffith, L’Harmattan  (puis Ramsay ), Les Pay- sages du cinéma (Champvallon ) et L’Arbre dans le paysage (Champvallon ). Hourdry Caroline est ATER à l’Université de Bordeaux . Quintana Angel est journaliste et professeur à l’université de Gérone. Il a publié notamment : El Cine italiano -, del neorealismo a la moderni- dad (), Roberto Rosellini (), Jean Renoir (), Fabulas de lo visible, el cine como creador de realidades, Barcelona, Acantilado,  et a édité et pré- facé Peter Watkins, historia de una resistencia, Festival de cine de Gijon, . Gallon Ray est Consultant en Culture, Communication, Technologie et chargé de cours à l’université de Montpellier . PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 224 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 224) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 225 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 225) ŇsĹuĹrĞ 230

Table des matières

Le local, nouvel outil méthodologique ?

François Amy de la Bretèque Introduction. De l’opérativité du concept de « local » 

Michèle Lagny Micro-histoire et histoire locale 

Les territoires du local

Martin Loiperdinger Spécificités locales dans le cinéma des premiers temps : exemple de Trèves 

Frank Kessler et Sabine Lenk Glissements progressifs vers la guerre : le programme des cinémas à Düsseldorf au début de la Première Guerre Mondiale 

Yves Chevaldonné Que peut nous apprendre une micro-histoire du cinéma ? Terroirs, Vaucluse, Provence, Midi 

Frank Curot La notion de local chez Jean Renoir  PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 226 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 226) ŇsĹuĹrĞ 230

 Table des matières

Jacques Choukroun Quand Marseille dépasse Paris : Marcel Pagnol, producteur et distributeur de Toni  Gilles Mouellic Passe-montagne ou le local selon Jean-François Stévenin  Guillaume Boulangé Le Sud-Ouest, territoire « idéal » pour une nouvelle génération de cinéastes 

Les pratiques du local Maxime Scheinfeigel Le local est-il universel ? (la méthode de Jean Rouch)  Roger Odin Les productions cinématographiques amateurs et le local  Valérie Vignaux Diffusion et réception du cinéma éducateur en zone rurale dans l’entre-deux-guerres en France : réponses à l’enquête de   Pierre-Emmanuel Jaques Le cinéma au service de la promotion touristique ou quand le local rejoint le national 

Les symboliques du local Jean Mottet De la cabane dans les bois de Thoreau à la maison suburbaine : remarques sur quelques avatars du local aux États-Unis  Caroline Hourdry Le Sud américain selon Hollywood : une Amérique « exoticisée »  Angel Quintana Le local après les cinémas nationaux : le cas de Barcelone  Ray Gallon Nouvelles technologies et cultures minoritaires : Québec et Catalogne  PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 227 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 227) ŇsĹuĹrĞ 230

Table des matières 

Michèle Lagny Conclusion  Résumés  Présentation des auteurs  PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 228 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 228) ŇsĹuĹrĞ 230 PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 229 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 229) ŇsĹuĹrĞ 230

Cet ouvrage a été mis en pages par les Presses universitaires de la Méditerranée (université Paul-Valéry, Montpellier ) [email protected] http://publications.univ-montp3.fr

Dépôt légal : e trimestre  PĹrĂeŊsŇsĂeŊŽ ĹuŠnĹiŠvČeĽrŇsĹiĹtĄaĹiĹrĂeŊŽ ĂdĂe ĎlĄaĞ MĂéĄdĹiĹtĄeĽrĹrĂaŠnĂéĄe— UŢnĂe ĂqĹuĂeŊsĹtĽiĂoŤn? UŢnĞ ŇpĹrĂoĘbĘlĄèŞmĂe? TĂéĚlĄéŊpŘhĂoŤnĂeĽz ĂaĹuĞ 04 99 63 69 23 ĂoŁuĞ 27. LĂeĎlĄoĆcĄaĎl — DĂéŊpĂaĹrĹt ĹiŠmŇpĹrĹiŠmĂeĽrĹiĂe — 2007-10-26 — 9 ŘhĞ 44 — ŇpĂaĂgĄe 230 (ŇpĂaĂgĽiŠnĂéĄe 230) ŇsĹuĹrĞ 230