Les Intellocrates
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Les Intellocrates Expédition en Haute Intelligentsia Des mêmes auteurs L'AFFAIRE ALATA (Seuil, 1977). LES PORTEURS DE VALISES (Albin Michel, 7979). L'EFFET ROCARD (Stock, 1980). Hervé Hamon, Patrick Rotman Les Intellocrates Expédition en Haute Intelligentsia Éditions Ramsay 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris © Éditions Ramsay. Paris, 1981 ISBN : 2-85956-225-7 « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui purifiez l'extérieur de la coupe et de l'écuelle, quand l'intérieur en est rempli par rapine et intem- pérance! » Évangile selon saint Matthieu, XXIII 25. Précautions de rigueur Nous allons violer un tabou. Nous allons parler d'intellec- tuels. Comme nous parlerions de marins-pêcheurs ou de coureurs cyclistes : sans désinvolture et sans courbettes, avec le souci de l'information exacte, avec derrière nous une enquête patiente. Nous n'allons pas parler des purs producteurs d'idées, mais de cette catégorie d'intellectuels qu'on nomme, faute de terme français adéquat, l'intelligentsia. C'est-à-dire le milieu étroit, fermé et puissant des hommes et des femmes qui occupent les carrefours stratégiques; ils sont les « agents de la circulation » entre l'Université où ils pèsent, l'édition qu'ils orientent, et les médias qu'ils investissent. Reconnus par leurs pairs, ils ont réussi à briser le cercle de leur spécialité et à opérer la jonction avec le grand public. Ce sont les « intellocrates ». Ce livre n'est pas un essai mais un reportage. Une promenade fureteuse, une expédition par moments acrobatique. Nous ne nous sommes pas contentés de dépouiller des textes, nous nous sommes portés vers nos personnages, nous les avons saisis en chaire et à table, chez eux et dans la rue. Nous les avons questionnés par oral et par écrit 1 Et nous relatons ici les enseignements de ce voyage. Notre propos est d'évaluer le pouvoir social des intellectuels, non de dresser l'inventaire des idéologies en cours. Il est de montrer, de dévoiler le fonction- nement d'une société à bien des égards secrète et jalouse de ses secrets, de la contraindre ainsi à plus de transparence. Ceux qui 1. Lire p. 329 la liste des personnes interviewées. Toutes les citations dépourvues de référence sont extraites d'entretiens avec les auteurs. « en » sont, ceux qui habitent le « village », n'apprendront pas grand-chose de ce livre et s'empresseront sans doute de le relever. Ce travail ne leur est pas destiné. Nous n'avons pas la prétention d'expliquer aux universitaires, aux écrivains, aux éditeurs, ce qu'est leur propre monde. Mais nous voulons informer, puisque les intéressés ne s'en chargent guère, les gens qui ne sont pas domiciliés dans le sixième arrondissement de Paris, qui ne sont pas professeurs au Collège de France, qui ne sont pas lauréats du prix Goncourt, qui ne sont pas conseillers d'une maison d'édition, qui ne sont pas critiques dans un journal influent, de la manière dont se traite, en France, la pensée. Initialement, cet ouvrage devait paraître aux Éditions du Seuil qui nous l'avaient commandé. Le manuscrit, remis le 5 mai 1981, a d'abord été chaleureusement accepté, programmé, et confié au service de fabrication. Ce processus a été interrompu sous la pression de ceux qui, 27 rue Jacob, ont retrouvé dans le chapitre consacré aux prix littéraires une description inoppor- tune de leur activité - confirmant par leur attitude la pertinence du propos. La presse a largement rendu compte du très vif débat qui a divisé les Éditions du Seuil, attribuant à notre enquête une connotation scandaleuse contraire à sa nature. L'actualité seule nous a suggéré cette entreprise; nous n'avons rigoureusement aucun compte à régler. Si nous citons des noms, si nous rapportons des faits, si nous nous permettons quelque irrévé- rence, c'est parce qu'une étude n'a aucune valeur si elle reste floue, et aucune saveur si elle est prisonnière d'interdits. Rien ne nous est plus odieux que le poujadisme anti-intellectuels. Paris, septembre 1981 H.H., P.R. P.S. Dans la presse, dans l'édition, les structures et les postes sont mobiles. On murmure que Robert Hersant... On chuchote que chez Hachette... Les mutations et permutations possibles voire probables, pour spectaculaires qu'elles soient, affectent peu à court et moyen termes les lignes de force ici décrites. Que le lecteur veuille bien, à l'occasion, rectifier de lui-même. PROLOGUE Mon village à l'heure du repas ITINÉRAIRE ITINÉRAIRE 1. Tombe de Sartre. 1 bis. Éd. Albin Michel. 2. La Coupole. 3. La Closerie des Lilas. 4. Presses de la Cité. 5. Éd. Robert Laffont. 6. Éd. Ramsay. 7. École des Hautes Études en Sciences Sociales (Maison des Sciences de l'homme). 8. La Mar lot te. 9. Chez tante Madée. 10. Le Récamier. 11. Éd. La Table Ronde. 12. Bar de l'hôtel du Pont-Royal 13. Éd. Gallimard. 14. Institut d'études politiques 15. Bar Le Twickenham. 16. Éd. Fayard. 17. Éd. Grasset. 18. École nationale d'administration. 19. Le Relais Saint-Germain. 20. Éd. de Minuit. 21. Lipp. 22. La grosse Horloge. 23. Éd. du Seuil. 24. Le Muniche. 25. Éd. Stock. 26. Éd. Mercure de France. 27. La Méditerranée. 28. Éd. Flammarion. 29. Hachette. 30. P.U.F. 31. Le Balzar. 32. Sorbonne. 33. Collège de France. '34. Lycée Louis-le-Grand. 35. Panthéon. Un village. Juste un village. Écrivains en vogue, critiques à la mode, éditeurs dans le vent, intellectuels à la page forment une tribu de quelques centaines de têtes. Ils se connaissent, s'apprécient et se jugent, s'évaluent et se dévaluent. A l'intérieur du cercle, aucun secret ne résiste plus d'une heure : projets et ruptures, goûts et dégoûts, tout se sait, tout se raconte. Rien d'étonnant : l'intelligentsia évolue du matin au soir dans le même espace. Si l'on excepte nombre de journalistes qui officient sur la rive droite, son quartier général tient dans un arrondissement et demi - le sixième, enrichi d'un morceau de cinquième et d'un fragment de septième. Nous invitons le lecteur peu familier des lieux et du milieu à nous accompagner pour une visite initiatique. Il va découvrir le décor et les personnages. Qu'il suive donc le guide. Donnons-nous rendez-vous à midi, cimetière du Montpar- nasse, devant la tombe de Sartre, hommage à l'ombre nostalgi- que qui hanta pendant un demi-siècle les rues avoisinantes. Nous quittons l'endroit par le boulevard Edgar-Quinet, que nous traversons. L'immeuble des Éditions Albin Michel occupe l'angle du square Delambre et de la rue Huyghens. Jean Elleinstein en surgit. Il a l'air soucieux du gars qui vient de rater une affaire. Emboîtons-lui le pas jusqu'au carrefour Vavin. L'historien qui fut communiste s'approche du kiosque à journaux, achète le Figaro-Magazine et s'y plonge. Rasséréné, il reprend sa marche boulevard du Montparnasse. Va-t-il rentrer chez lui ? Non, il dépasse le 108 et pénètre dans la Coupole. Au fond de la salle, à droite, un homme grand et rond, silhouette de grizzli malicieux, lui fait signe : c'est Georges Suffert, dont le journal, le Point, est tout près. Abandonnons-les à leurs agapes pour jeter un coup d'œil au Select, de l'autre côté du boulevard : pas de visage connu en vitrine, il est trop tôt. Sur le même trottoir, quelques centaines de mètres plus haut, voici la Closerie des Lilas. Poussons la porte à tourniquet. Jean-Edern Hallier achève son troisième whisky (double). A la terrasse, Georges Pérec est absorbé par ses mots croisés. 12 heures 30. Notre promenade nous a entraînés, à travers le petit Luxembourg puis le grand, jusqu'au Sénat. Descendant la rue Garancière, nous nous arrêtons au seuil d'un empire, celui des Presses de la Cité. Le porche du numéro 12 ouvre sur une cour pavée. Le bâtiment a le front et l'emphase d'un ministère d'État. Derrière les portes vitrées automatiques, qui jurent avec la pierre de taille et le fer forgé, on devine un hall design platement agrémenté de plantes vertes. Au mur, l'orgueilleux écusson « Plon Nourrit & Cie » rappelle la tradition. Nous nous esquivons discrètement quand sort Christian Bourgois, élégance romaine et verres fumés, qu'escorte son directeur général, Bernard de Fallois. Place Saint-Sulpice, nous longeons la devanture des Éditions Robert Laffont, le plus américain des éditeurs français. Puis nous empruntons la rue du Vieux-Colombier, tournons à gauche au carrefour de la Croix-Rouge, et enfilons la rue du Cherche- Midi - l'une des mieux fréquentées. Devant le numéro 9, un gaillard moustachu se bat avec le démarreur de sa Honda CX 500. C'est Jean-Pierre Ramsay, patron des éditions du même nom; il adresse un signe d'adieu à un autre moustachu qui ressemble fort au romancier Erik Orsenna. La machine rugit, perturbant la queue qui s'étire aux portes de Poilâne, le boulanger « in » de la capitale. Nous avançons vers le croisement avec le boulevard Raspail, et le franchissons. L'immeuble de métal et de verre qui nous domine - ô combien! - est le temple de la notoriété universitaire, la Maison des sciences de l'homme. Le chauffeur de Raymond Aron attend son « client » au volant d'une Citroën grise. 12 heures 45. Comme (presque) tous les midis, François Furet, président de l'École des hautes études, déjeune à la Marlotte, sise au 57 de notre rue. Il est en compagnie de Pierre Nora, son beau-frère, directeur de collection chez Gallimard, et entame un canard à la berrichonne (39,50 F). A quelques pas, rue Dupin, chez Tante Madée, ce sont les politologues qui se régalent.