CES HOMMES QUI ONT FAIT L'OPÉRA DU MÊME AUTEUR

CHANT Éd. Jacques Lanore, 1973. VIVRE L'OPÉRA Éd. Albatros, 1975. LA VRAIE CRISE DE L'OPÉRA Éd. La Pensée Universelle, 1976. HISTOIRE DE L'OPÉRA DE PARIS (1669-1971) Éd. Albatros, 1983. LE MIRACLE-LIEBERMANN Éd. Le Sycomore, 1980. LES PRESTIGIEUX TÉNORS DE L'OPÉRA Éd. Le Sycomore, 1980. ENCYCLOPÉDIE DES CANTATRICES DE L'OPÉRA DE PARIS Éd. Mengès, 1981. DICTIONNAIRE DES CHANTEURS DE L'OPÉRA DE PARIS Éd. Albatros, 1982. HISTOIRE DE L'OPÉRA COMIQUE Éd. Albatros, 1983. JEAN GOURRET

CES HOMMES QUI ONT FAIT L'OPÉRA

Préface de André CHABAUD

ÉDITIONS ALBATROS 21, rue Cassette, Paris VI Tél. 222.77.00 © Éditions Albatros - Paris 1984 A Monsieur François Lesure Conservateur en Chef du Département de la Musique à la Bibliothèque Nationale, qui, depuis des années, a la gentillesse de m'apporter ses conseils dans mes re- cherches sur l'histoire de l'Opéra de Paris.

PRÉFACE

Sous le nom de Théâtre ou d'Académie, l'Opéra de Paris qualifié de Royal, d'Impérial, ou de National selon les changements de régime politique n'a cessé de défrayer la chronique et de séduire les romanciers depuis trois siècles. L'importance de l'institution, la destination publique de son activité en font un pôle naturel d'attraction pour la presse, mais d'autres établissements remplissent les mêmes conditions sans être pour autant le sujet de prédilection des journalistes. Quel intérêt supplémentaire le théâtre de l'Opéra peut-il offrir à ces derniers ? C'est à l'évidence l'attrait d'une collectivité bouillonnante d'un millier d'individus vivant l'aventure sans cesse renouvelée de la création artistique dans un monde de coulisses, de couloirs, de loges, de salles d'exercices et de répétitions. Il n'y a donc rien de surprenant à constater que l'Opéra de Paris a inspiré une littérature abondante sur les thèmes divers de son activité artistique, de la vie quotidienne de ses ressortissants, voire du mystère de ses palais — les problèmes d'intendance n'intervenant qu'incidem- ment sur le leitmotiv des fins de mois difficiles. En matière d'administration; il n'existait à ma connaissance que des études ponctuelles de l'organisation administrative et de la gestion financière, publiées le plus souvent à l'occasion des discussions budgétaires annuelles ou par des directeurs et administrateurs au sujet de leur bilan personnel. Il manquait un ouvrage complet sur l'évolution administrative et commerciale de l'entreprise depuis ses originies, c'est à dire depuis que Louis XIV a donné à l'autorisation d'ouvrir une Académie d'Opéra. L'œuvre de Jean Gourret comble cette lacune. Elle exigeait une tâche de bénédictin par l'importance des travaux de recherche, d'analyse, de synthèse. Elle comportait l'écueil d'un risque de confusion par trop de détails et d'anecdotes. L'auteur a su conserver l'idée directrice et dominer son sujet par d'habiles regroupements, d'heureuses transi- tions. Il a fait de son livre, ce qui est le comble de la réussite pour un tel ouvrage, non pas un document à consulter mais un récit passionnant à parcourir d'un bout à l'autre. Je puis en outre, pour avoir été le principal collaborateur de Maurice Lehmann, de Georges Hirsch, de Jacques Ibert, d'A.M. Julien et de Georges Auric dans leurs fonctions d'Administrateur de la R.T.L.N. porter témoignage du discernement avec lequel, en toute objectivité, Jean Gourret a décelé les causes profondes des événements. « Ces hommes qui ont fait l'Opéra » est un livre appelé à figurer dans les bibliothèques comme un ouvrage de référence. Ils y retrouveront au travers de trois siècles les caractéristiques permanentes de ce grand temple, les joies, les soucis et les peines de ceux qui l'on dirigé avec des fortunes diverses. Ils comprendront mieux l'importance de l'institu- tion, sa fragilité, l'acte de foi qui doit présider à sa sauvegarde malgré les sacrifices financiers nécessaires à sa survie. Jusqu'à la guerre de 1914 le théâtre lyrique a pu vivre plus ou moins de ses recettes. A cette époque-là le montant des dépenses globales de l'Opéra était de l'ordre de 4 000 000 de F par an (il s'agit de francs-or) la subvention versée par l'Etat de 800 000 F. Cette subvention, contrepar- tie de charges réellement imposées aux directeurs concessionnaires, représentait un cinquième du budget. Les proportions se sont trouvées inversées depuis lors selon un processus inéluctable tenant à une constante réduction des possibilités de recettes, conjuguée avec une non moins constante augmentation du coût d'exploitation, l'une et l'autre consécutives au développement du progrès technique et à la transformation des mœurs. L'Opéra est peu à peu devenu un monstre anachronique en tant qu'instrument de profit et s'est trouvé placé sous l'entière dépendance de l'Etat, son indispensable bailleur de fonds. Pendant longtemps les détenteurs de l'autorité de tutelle surent néanmoins respecter son autonomie tout en exerçant une surveillance légitime et sévère de l'utilisation des deniers publics. Mais à partir de 1970 l'ingérence du pouvoir central prit une extension inquiétante se traduisant par une inflation extraordinaire des emplois de direction. Ce phénomène a échappé en partie à l'opinion publique toute extasiée qu'elle était du miracle réalisé par Rolf Liebermann dont le tour de force fut de remettre l'Opéra à la mode — selon l'excellente formule de Jean Gourret. Sans rien retirer aux qualités et aux mérites de ce gestionnaire providentiel, de surcroît homme de l'art par excellence, on se doit de constater qu'il a bénéficié de moyens financiers et de facilités qui eussent enchanté ses prédécesseurs. Si l'on en croit ses mémoires il eut cependant à surmonter quelques embûches lesquelles ne procédaient pas toujours, de la part de leurs auteurs, de préoccupations d'intérêt général. Il eut été préférable que l'on se mit d'accord avec lui pour le maintien d'une véritable troupe de chanteurs français et d'une activité chorégraphique plus digne des traditions de l'Académie Nationale. La carence des hautes sphères de l'administration à cet égard n'a pas eu de conséquences durables pour le ballet car l'outil de travail a été sauvegardé. Il n'en est pas de même, hélas ! pour les chanteurs français. C'est en effet l'une des attributions essentielles des Théâtres Nationaux que de défendre le répertoire national et de former des interprètes hautement qualifiés. Les chanteurs et cantatrices, les danseurs et ballerines, les musiciens sont à la fois des artistes et des athlètes qui ont sans cesse besoin de s'exercer. Il leur faut des chefs de chant, des professeurs, des répétiteurs, des studios et salles de répétition. Ils ont besoin, plus encore, des conseils et de l'exemple de leurs ainés, de tout un climat d'émulation et de chaleur humaine dont seuls peuvent bénéficier les pensionnaires d'un grand théâtre. C'est pourquoi l'Opéra de Paris, véritable complexe industriel, par ses dimensions, l'ampleur de ses effectifs et de ses dépenses de fonctionnement doit rester cependant une grande famille, une entre- prise de caractère quasi artisanal s'il veut sauver l'authenticité de sa mission culturelle. Telle est la leçon que l'on peut tirer de l'œuvre de Jean Gourret dont la découverte est pour moi fort émouvante. J'ai le souvenir d'une boutade entendue il y a vingt ans dans la bouche d'un haut fonctionnaire « En somme l'Opéra est sous- administré ». C'était peut-être vrai à l'époque mais je crains fort « qu'il soit maintenant sur-administré » pour employer le même jargon. L'expérience montre que l'évolution biologique ignore la marche arrière. Vers quels horizons nouveaux le Théâtre de l'Opéra de Paris, vaisseau de l'art lyrique et chorégraphique, va-t-il voguer maintenant ? De nouvelles ressources lui viendront-elles du cinéma, de la télévision, de la transmission par cable ? Il serait risqué de le prédire mais ceux desquels sa destinée dépendra auront la chance et la certitude de trouver dans l'étude magistrale de Jean Gourret un enseignement précieux. Au fil d'une lecture distrayante malgré l'aridité naturelle des chiffres, énumérations et statistiques, ils découvriront les réalités de l'Académie Nationale de Musique. Souhaitons qu'ils sachent en tirer profit pour que vive longtemps encore cette glorieuse institution.

ANDRÉ CHABAUD, Directeur Administratif de l'Opéra (1956-68), Administrateur Général de l'Opéra (1968-69), Directeur du Musée du Louvre (1979-83)

INTRODUCTION

Ah, l'histoire de ces infortunés directeurs de l'Opéra de Paris, combien elle ressemble à la légende des bateliers du Rhin qui, fascinés par les chants de la Lorelei, venaient s'écraser sur des écueils meurtriers ! Sitôt la place vacante, on voit les candidats accourir et se livrer à d'âpres luttes, ne se souciant nullement des drames que leurs prédécesseurs ont pu vivre : la place prééminente de l'Académie, l'opportunité de fréquenter ministres et chefs d'Etat, le pouvoir de dominer les artistes et de régner sur le public, tous ces attraits les aveuglent d'une lumière éblouissante. Mais à peine installés dans leurs fonctions, ils découvrent le plus souvent que ce fauteuil doré les transporte au Purgatoire si ce n'est en Enfer. Il n'est que de parcourir leurs carrières d'un simple coup d'œil. De 1669 à nos jours, quelque 54 directeurs se sont succédé et 30 d'entr'eux ont connu un destin brutal : — 7 sont morts, écrasés par les tracas, — 11 ont sombré dans la faillite, — 12 se sont trouvés soit révoqués, soit démissionnaires de gré ou de force. Quant aux autres, s'ils ont résisté c'est qu'ils avaient une trempe exceptionnelle ou que l'Etat les débarrassait de tout souci et seuls, en 300 ans, 4 personnages ont maîtrisé le système en faisant fortune. Serait-ce une implacable fatalité, ou bien existe-t-il des raisons à tant de déboires ? Entreprise privée, l'Opéra est voué à l'échec par sa nature même car le spectacle qu'il présente atteint des coûts prohibitifs tout en s'adressant à un public trop restreint. Que l'on conçoive seulement ce que réunit une distribution : les musiciens d'orchestre, les choristes, les chanteurs, le corps de ballet, les danseurs étoiles — sans compter les décors et la mise en scène ! Et encore n'aperçoit-on là que la calotte de l'iceberg : combien de machinistes, de tailleurs, d'habilleuses, de menuisiers, d'électriciens, d'employés au contrôle, à l'administration etc... ne se meuvent-ils pas, invisibles mais indispensables maillons de la chaîne ? Pour amortir tant de dépenses, les recettes des places louées sont insuffisantes. En effet, à l'inverse du théâtre dramatique où une pièce si elle es bonne, reste à l'affiche chaque soir durant des mois et parfois des années, l'Opéra, lui, ne pourra jamais offrir que de courtes séries de représentations du même ouvrage : au-delà, la salle serait vide. Voilà l'explication simple des déficits permanents qui jalonnent l'administration de l'Opéra. Mais, dira-t-on, quand l'Etat prend le contrôle de l'institution, les difficultés ne s'aplanissent-elles pas pour le directeur ? Bien peu en vérité. L'exploitation n'est pas moins colossale tant en personnel qu'en budget. Ainsi dans l'année 1982 de Paris a-t-il groupé 1 093 salariés titulaires — plus un millier de temporaires — et coûté 305 000 000 de francs, dans lesquels la subvention a compté pour 239 000 000 de francs. Que de discussions avec les syndicats, que de démarches dans les antichambres ministériels, que de sujets d'insomnies !

Au surplus, mener les artistes et satisfaire le public est une source permanente d'appréhension et de trac. Un programme organisé trois ans à l'avance peut chuter à la dernière heure par l'enrouement ou le caprice de tel ou telle, et, si la diva a déclaré forfait, ce sera le directeur que l'on jugera coupable et d'autant plus que son poste, très envié, excite la convoitise et que ses rivaux ne manquent pas alors de s'engouffrer dans la moindre faille avec leur cortège de critiques, de cabales et de protestations pour que l'affaire remonte jusqu'au bureau du Ministre. Or nul n'a l'épiderme plus sensible que ce dernier. Si l'Etat paie, en retour il est pointilleux, exigeant, ne supporte ni gaspillage ni scandale, et brandit en toute occasion disgrâces et révocations. Au reste, l'Opéra de Paris, privé ou public, a toujours pesé lourdement sur les finances de la Nation et les gouvernements n'ont cessé de soupirer d'avoir à verser l'argent à flots dans ce tonneau des Danaïdes. Il convient de noter cependant un phénomène étonnant : entreprise non rentable, cause de soucis et d'irritation, apanage d'une faible minorité, l'Opéra aurait dû, en bonne logique, être condamné à disparaître dès ses origines. Or l'Etat l'a toujours soutenu. Cette Maison n'assure-t-elle pas l'emploi de milliers de personnes ? N'attire-t-elle pas chaque année à Paris des curieux et des mélomanes, provinciaux ou étrangers, par dizaines de milliers, qui jouent un rôle moteur dans l'essor économique de la capitale ? N'est-elle pas le carrefour des arts musicaux, plastiques et dramatiques, l'un des centres primordiaux de la création esthétique, le grand conservatoire lyrique et chorégraphi- que du pays ? La préserver et l'embellir, n'est-ce pas contribuer au rayonnement de la culture et de la gloire françaises dans le monde ? On prête à Napoléon une formule certainement controuvée, mais fort imagée : « A l'Opéra, il faut jeter l'argent par la fenêtre pour qu'il rentre par la porte ! » On a vu cependant quatre directeurs réussir à faire fortune à titre personnel 1 Quelle fut leur secret ? S'ils eurent la chance de bénéficier de conjonctures favorables, si, à l'instar de beaucoup de leurs collègues, ils furent des hommes rompus à leur métier, jouissant d'importantes protections, montrant des qualités remarquables de chefs d'entreprise, possédant des nerfs d'acier, ils manifestèrent, en outre, le talent, voire le génie, de savoir capter un courant social favorable et de mettre l'Opéra à la mode. Que de qualités à réunir pour prétendre à gouverner l'Opéra ! Aucune formation professionnelle spéciale n'y prépare. D'ailleurs nos direc- teurs ne proviennent-ils pas des horizons les plus variés ? — 16 étaient compositeurs de musique ou instrumentistes. — 9, entrepreneurs de spectacles. — 6, hommes d'affaires, — 5, administrateurs de la fonction publique, — 4, librettistes et auteurs dramatiques, — 2, journalistes, — 2, architectes, — 1, chanteur d'opéra, — 1, médecin, — 8 avaient pratiqué plusieurs métiers avec un égal bonheur. Aussi la lecture de leur vie permet-elle de visiter une galerie de portraits où chaque tableau à une originalité bien accusée. Toutefois si nul personnage ne ressemble à l'autre, tous sont des êtres hors du commun et hauts en couleurs. Et puis comme ils sont émouvants à se débattre avec tant de foi et de persévérance dans les fils de la toile d'araignée que leur tisse la redoutable Académie !

1. Il s'agit de Lully, Véron, Halanzier et Liebermann.

PREMIÈRE PARTIE

LES DIRECTEURS DE L'OPÉRA

Pierre PERRIN — 1669-1672

Pierre Perrin fut le créateur de l'Opéra de Paris. Il lui revint le mérite d'avoir inventé une forme originale d'art dramatique en conçevant que l'on chantât, entièrement en français, des tragédies ou des comédies ; il sut convaincre Colbert et Louis XIV d'ériger en Académie de Musique ce genre nouveau qui se cultivait déjà en Italie mais qui manquait à la France ; ses idées se révélèrent aussi fécondes que durables puisqu'elles ont donné vie à une institution qui dure depuis plus de trois siècles et n'a cessé d'étendre son emprise. On imaginerait volontiers l'auteur d'une œuvre semblable sous les traits d'un homme prestigieux, mais l'histoire nous le révèle comme un être plutôt falot conduit par une ambition tenace vers des mésaven- tures parfois sordides. Pierre Perrin naquit à Lyon aux alentours de 1620-1625. Si son frère, entré dans les ordres, était prieur d'une chartreuse, il se trouvait, lui, habité par le démon de la poésie, et à l'âge de vingt ans, il publia Divers insectes, petit volume où il n'hésita pas à célébrer la « vermine », dans le dessein de cultiver à tout prix une originalité qui le fît remarquer. Il dédia un autre poème à la Reine en personne, puis s'attaqua à une traduction de l'Eneide en des vers où ils prétendit travestir Virgile en un cavalier français. Bien que Boileau couvrît ce livre de sarcasmes, Perrin n'en fit pas moins hommage au Cardinal de Mazarin. Il rechercha aussi la protection de la famille d'Orléans — il la gratifia d'au moins quinze sonnets — et, en 1653, il fut tenté d'acquérir la charge d'Introducteur des Ambassadeurs et Princes étrangers près de Monsieur, frère du Roi. Mais comment un poète famélique, auteur de méchants vers, eut-il trouvé l'argent nécessaire ? Eh bien, il se maria, en Janvier 1653 — il avait la trentaine — avec Elisabeth Grisson, une Veuve mûre mais riche qui, malgré ses 61 printemps, succombait sans peine aux charmes des hommes jeunes 1 Ainsi Perrin put-il acheter dès

1. Tallemant des Réaux a conté cette aventure dans ses Historiettes. le mois de Mars sa charge d'Introducteur pour le prix de 30 000 livres, avec la caution solidaire de sa femme. Cependant celle-ci avait eu d'un autre lit un fils qui s'appelait la Barroire et était Conseiller au Parlement : il ne trouva guère l'affaire de son goût lorsqu'il fallut payer. Il chapitra sa mère, lui ouvrit les yeux, la détermina à porter plainte et à demander l'annulation du mariage, nullité qui fut prononcée de même que l'expulsion du mari. La Veuve infortunée en mourut. Quant à ce pauvre diable de Perrin, il devait être persécuté pendant seize années par La Barroire au travers des méandres d'une procédure qui le conduisit à la ruine et à la prison ! Par bonheur il garda une foi inébranlable en sa vocation de poète, poursuivit la traduction de l'Eneide, et publia nombre de pièces mises en musique par des compositeurs à la mode tels que Lambert, Boesset, Cambert, etc. Ce fut avec Cambert qu'il échafauda le projet d'écrire un opéra en langue française : en 1658 les deux hommes produisirent une Pastorale où les vers de Perrin, médiocres certes, mais courts, alertes, remplis de césures, s'accomodaient aisément de la musique de Cambert. Hélas, au moment même où l'on répétait l'ouvrage, la Barroire faisait subir la contrainte par corps à Perrin, débiteur insolvable, et ce dernier resta derrière les barreaux de sa prison au moment où la foule se pressait à Issy, chez De La Haye, orfèvre du Roi, pour assister à la naissance du premier opéra français. Cependant, au fond de ce cachot, Perrin n'en rédigea pas moins deux opéras, Ariane et Bacchus et La Mort d'Adonis. Tiré de là par le musicien Sablières en 1661, il publia des Œuvres de poésie, ainsi qu'une nouvelle édition de l'Eneide, versifia pour de nombreux compositeurs de musique parmi lesquels figura Lully, fut encore incarcéré en 1665 et recouvra enfin quelques années de liberté. Inlassablement il écrivait des paroles de musique et poursuivait le but d'introduire sur la scène des comédies ou des tragédies françaises entièrement chantées. Aussi présenta-t-il à Colbert un volumineux manuscrit contenant la collection complète des vers qu'il avait composés pour être chantés, recueil accompagné d'un avant-propos et d'une dédicace où il faisait ressortir quelle gloire tirerait le Roi de ne pas souffrir que la France, partout ailleurs victorieuse, restât vaincue par les étrangers en matière de poésie et de musique. A cet effet, il préconisait que Sa majesté voulût bien établir une Académie de poésie et de musique destinée à fixer les règles de cet art. Cette initiative fut déterminante : Colbert, convaincu, signifia à Perrin d'adresser au Roi un placet pour solliciter le privilège d'une Académie d'Opéra et le souverain donna son agrément le 28 Juin 1669 dans un texte désormais célèbre qui consitua le véritable acte de baptême de l'Opéra en France et dont les dispositions principales étaient les suivantes : « Nous avons audit Perrin accordé et octroyé la permission d'établir en notre bonne ville de Paris et autres de notre royaume, des Académies composées de tel nombre et qualité de personnes qu'il avisera, pour y représenter et chanter en public des Opéra et représentations en musique et en vers français pareilles et semblables à celles d'Italie. Et pour dédommager l'exposant des grands frais qu'il conviendra de faire, pour lesdites représentations tant pour les théâtres, machines, décorations, habits, qu'autres choses néces- saires, nous lui permettons de prendre du public telles sommes qu'il avisera, et à cette fin d'établir des gardes et autres gens nécessaires à la porte des lieux où se feront lesdites représentations ; faisant très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu'elles soient, mêmes aux Officiers de notre Maison, d'y entrer sans payer et de faire chanter de pareils Opéras ou représenta- tions en musique et en vers français dans toute l'étendue de notre royaume pendant douze années sans le consentement et la permission dudit exposant. Et attendu que les dits Opera et représentations sont des ouvrages de musique tout différents des comédies récitées, et que nous les érigeons par cesdites présentes sur le pied de celles des Académies d'Italie, où les gentilshommes chantent sans déroger : voulons et nous plait, que tous les gentilshommes, damoiselles et autres personnes puissent chanter audit opéra sans que, pour cela ils dérogent au titre de noblesse. » C'est ainsi que Perrin, tout rimailleur besogneux et perdu de dettes qu'il fut, se trouva soudain à la tête d'un monopole dont l'emprise s'étendait à la France entière ! Il se hâta d'en assurer l'exercice. Nanti du concours de Cambert pour la composition et la direction de la partie musicale, flanqué de Sourdéac et Champeron, personnages mal famés, le premier habile en matière de machines et de mises en scène, le second soi-disant gestionnaire et financier — alors qu'il était en situation obérée — il monta le premier spectacle de l'Académie de musique. On engagea des chanteurs pour la plupart trouvés en Languedoc. On envisagea de jouer Ariane et Bacchus mais le choix se porta en définitive sur Pomone, simple pastorale, qui fut composée en trois mois. La troupe s'installa dans un jeu de paume, rue des Fossés-de-Nesles — actuellement rue Mazarine — et, après cinq mois de répétitions, fut en mesure, le 3 mars 1671, de donner la première représentation. Cette fois-ci Perrin y assista. Mais il ne jouit pas longtemps du triomphe que le public réservait à son entreprise, car La Barroire, implacable, le poursuivit à nouveau et obtint son incarcération. Voilà Perrin sur la paille, mal traité par son géôlier faute d'argent, et, de surcroît, en procès avec Sourdéac et Champeron qui manifestement le volaient en conservant tout le produit des recettes sous le prétexte qu'il y avait déficit alors que la salle ne désemplissait pas ! En proie à l'affolement, il commit alors la légèreté de vendre la même part de son privilège à son ami Sablières — associé à Guichard — puis à son créancier la Barroire, lesquels ne manquèrent pas de se rencontrer, comme c'était inévitable, pour retirer l'original du précieux document ! Pareil acte de stellionat eut conduit Perrin à une perte irrémédiable sans l'intervention subite et fulgurante de Jean-Baptiste Lully. Les premières tentatives faites pour donner des opéras en français n'avaient suscité que raillerie et dédain de la part de Lully et ce dernier, dans des critiques acerbes, avait proclamé bien haut que l'art lyrique était incompatible avec la langue de Corneille et de Molière. Mais l'éclatant succès de Pomone le détermina à changer d'attitude : il était trop subtil et trop ambitieux pour ne pas se rendre à la réalité et vouloir exercer sa suprématie sur ce genre musical dont la vogue se répandait comme sur une trainée de poudre. Il agit promptement. Sur les conseils de Colbert il passa avec Perrin, à la Conciergerie, entre deux guichets, un acte d'acquisition de l'intégralité du privilège, moyennant un prix fort élevé dont la moitié permit de désintéresser la Barroire. Fort de son droit, il sollicita alors du Roi l'annulation dudit privilège et l'octroi d'un nouveau à son profit, ce qui coupa court aux procédures de Sourdéac et Champeron ainsi que de Sablières et Guichard tendant à faire valoir telle ou telle propriété en vertu de conventions antérieures. Les lettres patentes du 16 mars 1672 qui s'ensuivirent analysèrent cette mutation de la façon la plus clairvoyante. « Ayant été informés que les peines et soins que ledit sieur Perrin a pris pour cet établissement n'ont pu seconder pleinement notre intention et élever la musique au point que nous nous l'étions promis, nous avons crû, pour y mieux réussir, qu'il était à propos d'en donner la conduite à une personne dont l'expérience et la capacité nous fussent connues. A ces causes, bien informés de l'intelligence et grande connaissance que s'est acquis notre très cher bien-aimé J.B. Lully au fait de la musique, nous avons audit sieur Lully permis et accordé d'établir une Académie Royale de Musique dans notre bonne ville de Paris. » Perrin, pour sa part, voyait enfin un terme aux vicissitudes qui n'avaient cessé de l'accabler : il était libre, déchargé de ses dettes, et il jouissait d'une pension confortable. Il poursuivit Sourdéac et Champe- ron en remboursement de 105 000 livres, somme qu'il considérait comme lui revenant dans les bénéfices de Pomone. Mais l'Opéra avait-il réellement rapporté un profit ? L'histoire ne nous le dit pas. Ce qu'elle enseigne, en revanche, c'est que l'Académie de Musique, inaugurant sa carrière par des procès et des problèmes d'argent, se plaçait ainsi sous le signe d'une fatalité qui la poursuivrait sans répit au cours des siècles. Perrin ne fit plus parler de lui. Il continua à écrire mais ne survécut que deux ans à ces événements. Après sa mort, survenue le 26 avril 1675, on eut tendance à le dénommer : l'abbé Perrin — Dieu sait pourtant que ce titre correspondait peu au personnage qui avait épousé les écus d'une vieille femme et séjourné six fois en prison ! LULLY — 1672-1687

Illustre et libertine telle a bien été la vie de Jean-Baptiste Lully ; mais il ne faut pas manquer d'ajouter qu'elle fut, aussi, des plus laborieuses et qu'elle se trouva animée par un souffle créatif hors du commun. Lully naquit à Florence le 29 novembre 1632 : on ne sait rien d'autre sur ses origines et son enfance, assurément modestes, car il les a soigneusement laissées dans l'ombre — hormis le jour de son mariage où il se donna pour fils de Laurent de Lully, gentilhomme florentin. Cela n'empêcha pas ses ennemis de proclamer avec malice : « Baptiste est fils d'une meunière Il ne saurait nous le nier. » assertion qui, sans doute, ne fut pas très loin de la vérité. On retrouve ses traces en 1646 lorsque la grande Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans, l'employa, à de petits gages, afin de s'exercer à parler l'italien. Agé de 14 ans il se fit alors admirer par sa virtuosité de violoniste — jouer divinement, disait-on, c'était jouer comme Baptiste — et comme, en ce temps là les violonistes ballaient, c'est-à-dire dansaient tout en maniant leur instrument, il acquit une agilité extrême en l'art de la danse. Au surplus, avide d'étendre ses connaissances, il apprit du chanteur Michel Lambert les règles de la composition musicale. Cependant il était peu enclin à épouser les querelles de la Fronde et à subir la disgrâce de Mademoiselle, et en 1652 il quitta la princesse pour entrer à la Cour du Roi. Lully avait 20 ans, le monarque 14 ans. Ce dernier, bien que ne connaissant pas une seule note, adorait la musique, avait l'oreille juste et dansait fort bien. Il ne fut pas long à remarquer ce nouveau baladin qui accomplissait des prouesses chorégraphiques — ne tenait-il pas 5 rôles dans le Ballet de la nuit — et jouissait déjà d'une excellente renommée d'instrumen- tiste et de compositeur. Des liens de camaraderie se tissèrent entre les deux hommes car ils dansaient souvent ensemble : alors, le rusé Baptiste ne négligeait pas une occasion de pousser le jeune roi en avant et de le mettre en valeur aux yeux de l'assistance. De plus, Lully, acteur plein de brio et de verve, était d'une drôlerie irrésistible et exécutait mille bouffonneries devant lesquelles Louis XIV se pâmait de rire. Enfin, attentif à surprendre les moindres désirs du roi, il eut le talent de se rendre indispensable : nul mieux que lui n'était capable d'organiser des fêtes à l'improviste, de composer des danses et des symphonies pour toutes occasions, les bals de la Cour, le lever du roi, le grand couvert, nul ne faisait chanter plus harmonieusement ses violons lors des promenades aux flambeaux ou en escorte à la galère dorée sur le canal. Le roi s'enticha de Baptiste-le-très-cher qui, pour sa part, profita de ces heureuses dispositions pour s'établir solidement dans la place. D'abord simple amuseur et baladin, il supplanta peu à peu les compositeurs de Ballets et se tailla la réputation d'être le représentant de l'italianisme à la Cour. Néanmoins, il se rendit compte bientôt — c'était en 1658, il avait 26 ans — que l'avenir appartiendrait non pas au genre italien mais au français, propre à exprimer par ses demi-teintes les sentiments tendres et délicats, et il prit un tournant décisif en introduisant dans ses ballets des scènes de musique française et en créant l'ouverture à la française. Le roi sensible à cette initiative, le nomma surintendant de la musique de chambre (1661) et Lully n'en chercha que davantage à resserrer ses liens avec la France : il sollicita des lettres de naturalité et même, le 24 février 1662, il épousa Madeleine Lambert, la fille du célèbre chanteur, lequel le désigna comme survivancier de sa charge. L'adroit Baptiste savait bien ce qu'il faisait en se mariant ainsi. Non seulement il entrait dans une bonne famille, prenait une femme charmante qui dansait à ravir, chantait, jouait du claveçin et qui, de surcroît était bien dotée, sage, économe — ce qu'il prisait fort, car, sans être vraiment avaricieux, il aimait beaucoup l'argent — mais encore il procurait une vive satisfaction au roi qui trouvait dans cette union le démenti à certaines rumeurs fâcheuses qui n'étaient pas sans le troubler. Ne rapportait-on pas que le favori, ardent praticien des mœurs dites italiennes, n'était guère sensible aux appâts de Vénus et qu'il avait coutume de se livrer, avec ses amis libertins, à des débauches endiablées d'où la gent féminine était soigneusement exclue ? Lully se maria donc et, apparemment, se comporta en bon mari puisqu'il rendit sa femme grosse six années de suite et qu'elle lui donna ainsi trois garçons et trois filles. Mais s'était-il mis vraiment sur le bon pied ? Les méchantes langues continuèrent à jaser : Imitons Baptiste et Chausson Point de religion Que celle des flacons N'aimons que les garçons ! lançait en persiflage une épigramme. Le roi, qui haïssait l'hérésie en amour comme en religion, admonesta Baptiste à de multiples reprises. Celui-ci-nia avec effronterie et alla jusqu'à concevoir un stratagème pour mieux donner le change : Il prit pour maîtresse la petite Certain, âgée de 15 ans, et l'entretint ostensiblement. Mais ne voilà-t-il pas qu'un jour où la mère de la jeune fille, entremetteuse cupide, harcelait Lully pour lui soutirer de l'argent, ce dernier s'emporta, l'injuria et la frappa et que la mégère, pour se venger, écrivit au roi une lettre où elle découvrait le pot aux roses : Lully, disait-elle, se livrait à son vice sous le toit conjugal, avec un page de la Chambre nommé Brunet, et ce sous les yeux mêmes de sa femme et de ses filles ! Le monarque se montra des plus irrités ; cependant le scandale n'eut pas de suites. Quant à Lully il n'en connaissait pas moins la gloire. C'était surtout comme acteur qu'on l'avait d'abord apprécié. Il avait apporté son concours d'interprète ou de compositeur à de nombreuses comédies-ballets de Molière, et ce fut ainsi que l'on avait pu admirer notamment les deux artistes — les deux Baptiste — dans les Fâcheux (1661), le Mariage forcé (1664), la Princesse d'Elide (1664), l'Amour médecin (1665), M. de Pourceaugnac (1669), les Amants magnifiques (1670), Le Bourgeois-gentilhomme, œuvre où Lully avait remporté un succès éclatant non seulement en raison de la beauté de ses symphonies mais aussi grâce au magistral talent de bouffon qu'il avait déployé dans le personnage du Mufti. Louis XIV devait garder toujours une prédilection pour cette turquerie. Avec Psyché (1671), composée en collaboration de Corneille et Molière, Lully parvint à la lisière de l'Opéra : n'avait-il pas introduit dans la pièce un important prologue, de nombreuses symphonies et un puissant finale ? C'était suivant cette forme-là qu'il concevait que l'art lyrique s'adapterait au génie français qui s'y exprimait infiniment mieux que dans le moule de l'opéra italien — d'ailleurs Cavalli, malgré son génie n'avait-il pas essuyé, naguère à Paris, un échec retentissant dans ce genre ? Aussi observa-t-il d'un œil narquois les tentatives de Perrin pour créer un opéra français et resta-t-il indifférent au privilège octroyé au poète en 1669 en vue de créer une Académie de Musique. Mais le triomphe de Pomone (1671) éclata comme le tonnerre. Pendant huit mois entiers ne vit-on pas le public se précipiter en foule au jeu de paume de la rue Mazarine pour applaudir ce premier spectacle de la nouvelle institution ? Quelle que fût sa stupéfaction, Lully comprit aussitôt l'importance de l'enjeu et voulut s'approprier le fameux monopole. Econduit par Colbert, il s'adressa directement à Louis XIV et le lui demanda, ainsi que le raconte Perrault, « avec tant de force et d'importunité que le roi, craignant que de dépit il ne quittât tout, dit à M. Colbert qu'il ne pouvait pas se passer de cet homme là dans ses divertissements ; qu'il lui fallait accorder ce qu'il demandait, ce qui fut fait dès le lendemain ». Lully acheta donc à ce pauvre hère de Perrin qui croupissait en prison — cela l'en tira — le droit de tenir l'Académie de Musique au prix d'une importante pension. De son côté le roi délivrait les lettres patentes du 29 mars 1672 où, non content d'entériner la cession, il accordait un nouveau privilège dont la portée dépassait de beaucoup celle du précédent : — L'Académie devenait royale ce qui marquait à la fois sa dimension nationale et l'intérêt primordial que lui vouait le roi. — On y jouerait des pièces de musique qui seraient composées tant en vers français qu'autres langues étrangères. — Le privilège était conféré à Lully sa vie durant — et non plus pour 12 ans seulement — avec survivance au profit de celui de ses enfants qui deviendrait surintendant de la musique de la chambre. — Le titulaire du privilège pourrait établir des écoles de musique en vue de former des chanteurs et des instrumentistes. — Il était interdit à tous comédiens et musiciens de représenter, sans la permission de Lully, une pièce comportant plus de 2 airs et de 2 instruments. Pareil monopole, jugé abusif, souleva un tollé général. Beaucoup prétendirent que Lully avait spolié Perrin en abusant sans scrupules de sa détresse. Cette opinion est restée enracinée très longtemps. Molière s'indigna contre la disposition qui limitait à 2 airs et 2 instruments la liberté des représentations car c'était lui interdire purement et simplement toutes ses comédies-ballets. Il se plaignit au roi qui adoucit aussitôt la rigueur du texte et prohiba seulement de faire chanter une pièce entière en musique. Sourdéac et Champeron, collaborateurs de Perrin, qui avaient loué à leur seul profit le jeu de paume de la rue Mazarine et avaient assuré la réalisation matérielle des représentations de Pomone, firent opposition au privilège. Lully obtint l'autorisation de jouer sans attendre le jugement et alla s'installer dans un autre jeu de paume rue de Vaugirard, « vis à vis les murs du Luxembourg ». Sablières et Guichard avaient acquis une fraction du privilège de Perrin, antérieurement à Lully. Ce dernier désamorça leur recours en faisant valoir qu'il jouissait d'un nouveau privilège et que le précédent était cassé et annulé. Enfin les chanteurs eux-mêmes s'étaient joints aux procédures d'opposition. Que fit alors Lully ? Et bien, il les engagea, pour la plupart, dans sa troupe. Ayant gagné sur toute la ligne, il organisa le fonctionnement de l'Académie de main de maître. Il réunit un personnel de plus d'une centaine de membres avec, en particulier, quelque 12 chanteurs, 40 choristes, 20 danseurs, 50 musiciens d'orchestre, il détermina et surveilla en personne le travail de chacun d'entre eux : « il vient les regarder sous le nez, la main haute sur les yeux afin d'aider sa vue courte, et ne leur passe quoi que ce soit de mauvais » raconte Lecerf de la Vieville, qui ajoute que, des plus exigeants sur la qualité de l'interprétation, il lançait aux chanteuses « Morbleu, Mademoiselle, il n'y a pas comme cela dans votre partie, et, ventrebleu, point de broderie ! » et qu'enfin, en matière de danse il donnait lui-même l'exemple « sinon avec une grande politesse, du moins avec une vivacité très agréable ». Il imposa une discipline stricte et ce n'était pas chose aisée en cette époque de mœurs dissolues. Certains acteurs, tel Dumeni, arrivaient ivres sur scène, d'autres, comme La Maupin, se battaient en duel, tous se jalousaient et se tendaient des pièges et enfin la licence régnait entre les artistes et les spectateurs : l'Opéra était considéré comme l'école du vice. Lully avait eu beau interdire l'accès des coulisses, nombre de courtisans de la suite de Monseigneur le Dauphin, amateur assidu, n'en obtenaient pas moins des places sur la scène et, ravis de se faire voir, ils contaient des douceurs aux actrices : puisqu'il n'en pouvait mais, Baptiste se consola en doublant le prix de leur places ! Il déploya beaucoup d'autorité, entra dans des colères légendaires — fameuse est restée l'anecdote où il rompit un violon sur le dos d'un musicien — Mais aussi il fit montre de générosité et sut se faire aimer. Quant au public il se passionna pour l'opéra qui, après la mort de Molière en 1673, se joua dans la salle du Palais Royal, rue Saint Honoré. La grande saison parisienne commençait à la rentrée de Pâques : après avoir présenté sa dernière création au roi, Lully la donnait à l'Académie de Musique, et si, exceptionnellement une première était jouée à Paris, et non à la Cour, ce n'était qu'avec l'agrément du souverain. Dès que l'ouvrage cessait d'attirer la foule on organisait une reprise et c'était le plus souvent lors de la saison secondaire qui commençait en Novembre. L'Opéra annonçait ses spectacles sur des affiches jaunes qui vantaient la qualité de l'ouvrage mais ne mentionnaient nullement les interprètes, le compositeur ou le librettiste. Lully dirigeait ses répétitions à huit clos et gardait jalousement le secret de sa musique pour que le roi en eût toujours l 'étrenne ; on jouait trois fois par semaine, le mardi, vendredi et dimanche — de sorte que les autres jours pouvaient se trouver consacrés à la Cour ; les représentations commençaient à 16 ou 17 h et ainsi les spectacles s'achevaient vers 20 h. Les salles étaient combles. Il était courant que l'on vint voir la même pièce cinq à six fois ! Tout le monde fredonnait les airs d'opéras, le roi, les courtisans, les bourgeois, le peuple. Combien Lully n'était-il pas charmé d'entendre chanter ses mélodies par les bateleurs du Pont Neuf et par les badauds, au coin des rues ! Les parisiens achetaient ses partitions pour les envoyer à leurs parents et amis en province, les comédiens des Foires parodiaient ses tragédies lyriques, des paroles satiriques étaient mises sur ses timbres — ses airs. Lully composait un opéra en trois mois et chaque année il offrait au moins un ouvrage nouveau, que ce fut pastorale, un ballet, ou surtout une tragédie-lyrique. C'est ainsi que l'Académie de Musique donna : Les Festes de l'Amour et de Bacchus (1672), Cadmus et Hermione (1673), Alceste (1674), Thésée (1675), (1676), (1677), Psyché (1678), (1679), (1680), Le Triomphe de l'Amour (1681), Persée (1682), Phaéton (1683), (1684), Roland (1685), Armide (1686), Acis et Galathée (1686). L'Opéra jouit d'une vogue immense et devint un genre majeur : il suscita des discussions enflammées et fut opposé par ses tenants à l'opéra italien ; il contribua au renouvellement de la mise en scène désormais riche en grands spectacles ; il exerça une telle influence sur la littérature que de nombreux poètes en renom — La Fontaine entre autres — souhaitèrent devenir librettistes. Lully sut profiter à plein de cet engouement exceptionnel. Il fit fortune ; l'inventaire des biens qu'il laissa à sa mort, le montre éloquemment : Trois chevaux. Une argenterie (estimée à 16 707 livres). Des pierres et des diamants (13 000 livres) 58 sacs remplis de louis d'or (250 000 livres), des rentes (5 000 livres). Deux charges de musiciens à la Cour : surintendant de la Musique de chambre et Maître de Musique de la famille royale (30 000 livres). La charge de Conseiller et Secrétaire du roi (71 000 livres). Cinq immeubles dans Paris: rue Royale (40 000 livres), rue Neuve des Petits-Champs : deux immeubles (80 000 livres), rue Sainte Anne : l'Hôtel Lully, qui existe encore (70 000 livres) (à l'angle de la rue des Petits Champs), rue de la Magdeleine (rue Boissy d'Anglas actuelle) (60 000 livres). Des proprié- tés à Puteaux et à Sèvres (50 000 livres). Si l'on ajoute les meubles, les objets d'art, le fonds de maison, etc., on aboutit à une valeur globale du patrimoine de 800 000 livres 1 chiffre extrêmement important en 1687. Mais une question se pose alors : Comment se peut-il que Lully ait gagné à l'Opéra tant d'argent alors que tous ses successeurs, jusqu'en 1831, en perdront et bien souvent se ruineront ? C'est que Lully s'est trouvé placé dans une conjoncture des plus rares, au confluent de plusieurs courants favorables qu'il a su capter : — Lully a eu le flair de détecter une mode qui enchantait les parisiens et le talent de l'exploiter : il a lancé l'opéra français. — Il a géré son affaire dans des conditions idéales d'économie en faisant quasiment tout, tout seul : la composition des ouvrages, la direction de l'Académie, les mises en scène, la direction de l'orchestre, la formation des acteurs et des musiciens, etc... — Il a retiré de la faveur du roi des avantages considérables ; le roi finança la plupart du temps les décors et les costumes — Lully n'avait-il pas l'adresse de lui réserver la primeur des ouvrages — et le

1. On peut supposer — avec les plus grandes réserves — qu 'il s 'agirait d 'un ordre de grandeur de 100 000 000 de F 1983. combla de gratifications, tant par générosité naturelle que par calcul politique — soutenir l'opéra c'était se concilier l'affection de son peuple en le rapprochant de soi. Compositeur de génie, gestionnaire hors de pair, courtisan accompli, quel homme, à la vérité, que ce Jean-Baptiste Lully ! Et cependant il n'inspirait guère la sympathie. Courtaud, doté d'une encolure trapue, d'un gros nez écrasé, de lèvres épaisses, de sourcils en broussailles, d'un visage ridé et d'un teint basané, il se tenait toujours débraillé, portait des vêtements malpropres et tachés de tabac — il prisait sans trève. Son allure respirait la bizarrerie. Mais ses petits yeux pétillants de malice et ses traits extrêmement mobiles dénotaient une vive intelligence. Son esprit prompt, libre, hardi lui inspirait des saillies cinglantes et nul mieux que lui ne savait mettre les railleurs de son côté. D'une jalousie redoutable à l'égard de ses rivaux, intraitable avec ses ennemis, cupide — il a triple gosier, écrivait La Fontaine — arriviste, il suscita d'innombrables critiques qui trouvèrent d'ailleurs une matière abondante dans sa vie dissolue. Car son penchant pour le vin, la table et la débauche ne cessa qu'avec sa vie. A sa femme, qui, lors de son ultime maladie, reprochait au chevalier de Lorraine, de l'avoir entraîné dans des orgies, il répondit en s'emportant : « Tais-toi ! Le chevalier m'a enivré le dernier et, si j'en réchappe, ce sera lui qui m'enivrera le premier ». Il n'en réchappa, hélas, pas. Il avait composé un Te Deum pour la guérison du roi, en 1687, et, en battant la mesure pour diriger les musiciens, il s'était donné, dans sa fougue, un violent coup de canne sur le pied : l'infection s'y était mise, la gangrène était montée et, le 22 mars, il avait rendu l'âme. Lucide jusqu'à la fin, il avait dicté ses dernières volontés à son notaire et réparti ses biens avec soin, entre chacun de ses héritiers, suivant leurs mérites. Mais à peine était-il mort que tous s'empressèrent de dilapider sa grande fortune... Qu'allait donc devenir l'Opéra, en la circonstance ? C'était à deux de ses fils qu'il appartenait de le gérer. L'ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE AU TEMPS DE FRANCINE— 1687-1728

A sa mort, survenue le 22 mars 1687, Lully laissait six enfants, trois filles Catherine-Madeleine, Gabrielle-Hilaire, Marie-Louise, et trois garçons Louis, Jean-Baptiste et Jean-Louis. C'était à l'un des fils qu'il convenait qu'il laissât l'Académie de Musique, mais pour choisir entre eux il s'était trouvé fort perplexe bien qu'ils fussent tous musiciens : l'aîné Louis (1664-1734) extravagant, débauché, prodigue, lui inspirait si peu de confiance qu'il avait envisagé de le déshériter, le second Jean-Baptiste (1665-1743) était abbé, titulaire de l'Abbaye de Saint-Hilaire, aumônier de Monsieur frère du roi, le dernier Jean-Louis (1667), certainement le plus apte, était bien jeune encore. En définitive, Lully s'était décidé à désigner Louis et Jean-Louis conjointement. Mais cette association, précaire, ne fut pas viable plus de trois mois. Au surplus, Jean-Louis mourut bientôt. Et ce fut ainsi que, par brevet du 27 juin 1687, le roi régla la succession de l'Opéra tout autrement que Lully ne l'avait prévu. « Le roi ayant été informé, disait ce texte, que depuis la mort du sieur de Lully, l'Académie de Musique est gouvernée par ses enfants, qui n'ont pas pour cela l'expérience requise, et voulant y pourvoir par son autorité, de sorte que cet Etablissement, dont le public reçoit tant de satisfactions, et qui contribue si avantageusement à la beauté et à la magnificence que trouvent en la Ville de Paris les étrangers qui y abondent de toutes parts, ne puisse déchoir, Sa Majesté a commis et ordonné le sieur de Francini, l'un de ses maîtres d'hôtel pendant le temps de trois années, avoir la conduite, direction et gouvernement de ladite Académie de Musique. » Comme Lully eut été étonné d'assister à de tels changements et comme il l'eut été davantage encore de découvrir que ce gendre-là, qu'il ne tenait pourtant pas en grande estime serait, quarante et une années durant, l'un des pivots de l'activité de l'Académie de Musique ! — Quel était donc cet homme ? Jean-Nicolas de Francine était issu d'une famille florentine, venue en France sous le règne de Henri IV, naturalisée en 1600, et qui devait jouir d'une fortune exceptionnelle à la Cour où elle détint, d'une génération à l'autre, la charge d'intendant général des Eaux et Fontaines jusqu'en 1784 — Ces fontainiers, savants installateurs des systèmes d'irrigation des parcs des châteaux, aménagèrent en particu- lier Saint-Germain, le Luxembourg et Versailles — Jean-Nicolas, fils de l'un d'entre eux, Pierre, naquit en 1662 et ne fit guère parler de lui au cours de sa jeunesse. On commença à le remarquer lorsqu'il accèda le 11 juin 1667 à la survivance de la charge de Maître d'hôtel du roi exercée par son père, puis quand il contracta mariage, le 18 avril 1684, avec Catherine-Madeleine Lully en présence de Louis XIV, du Dauphin, de Michel Le Tellier et du Marquis de Louvois. Sa femme lui apporta la coquette dot de 55 000 livres. A son accession à la direction de l'Opéra en 1687, il passait pour un habile courtisan soucieux de jouir de la vie en bon épicurien. Il reçut donc le privilège de l'Académie pour une première période de trois années qui se déroula dans des conditions sereines. Si le nouveau directeur n'était pas musicien, il n'en avait pas moins l'oreille du Dauphin, et il ne manquait pas de talent, dans les affaires. Il administra l'Opéra mais les héritiers de Lully n'en conservèrent pas moins leur droit de propriété — ainsi intervenaient-ils dans certains actes importants tels que les concessions d'établissement d'Académies en province — et perçurent le principal des revenus de l'exploitation. Puis, le 1 mars 1689, le roi consentit à Francine un renouvellement de son privilège de 10 ans en lui accordant une part plus large dans les résultats, la Veuve et les enfants de Lully bénéficiant de leur côté d'une pension annuelle de 10 000 livres. Mais cette fois-ci la conjoncture ne fut pas heureuse. Depuis la mort de Lully, Louis XIV se désintéressait de l'Opéra ; c'était la musique de son regretté Baptiste qu'il avait, seule, aimée et les nouveaux ouvrages ne l'attiraient guère, et ceci n'était pas pour déplaire à Madame de Maintenon, qui poursuivait le dessein d'éloigner le roi de ces divertissements condamnés par l'Eglise. La Cour ne vit plus les mêmes spectacles que Paris : Francine y perdit un soutien essentiel car, de ce fait, le roi ne finança plus les costumes et les décors des productions de l'Académie comme au temps de Lully. A l'instar du souverain, le public avait changé dans ses goûts et, comme la mode de la tragédie était passée, l'engouement envers l'Opéra s'était émoussé. Une pièce, fut-elle à succès, ne tenait l'affiche que trois ou quatre mois et non plus un an — au lieu de 100 fois naguère on la jouait à peine 30 — ; l'Académie n'échappait pas à la nécessité fort onéreuse d'avoir à monter plusieurs ouvrages successifs dans l'année ; enfin, comme la plupart des créations se soldaient par des échecs — l' Europe Galante fut l'une des rares exceptions — l'on en revenait inévitablement au vieux répertoire de Lully que l'on s'ingé- niait à rajeunir, avec plus ou moins de succès, par des présentations nouvelles. Quant à la troupe des artistes qui avait fait l'objet de l'admiration universelle elle était entrée en grande décadence : les hommes s'enivraient, les femmes ne venaient plus aux répétitions, tout le monde arrivait en retard, chacun s'arrogeait le droit de manquer sans prévenir... Aussi l'Opéra se trouva-t-il plongé dans d'inextricables difficultés. Francine, entrepreneur dynamique, eut beau doubler le chiffre des recettes à la porte — il les fit passer de 120 000 à 240 000 livres — il s'endetta « si prodigieusement » qu'il lui fallut recourir au concours de Thouassin, L'Apotre et de Montarsy, capitalistes à qui il s'associa. Il réussit pourtant à les rembourser mais il ne recouvra sa liberté que pour retomber dans d'autres problèmes. Dans ces conditions le roi n'accepta de renouveler le privilège pour dix années encore — 1699-1709 — qu'en donnant à Francine l'appui d'un associé : il avait choisi l'un de ses écuyers, Hyacinthe Gauréault Dumont, commandant l'Ecurie de Monseigneur le Dauphin. Les lettres patentes du 30 décembre 1698 attribuèrent à Dumont le quart et à Francine les trois quarts des droits et profits du privilège. Mais en plus, elles leur imposèrent de façon expresse et détaillée des charges auxquelles Lully n'avait point été assujetti et qui étaient destinées à peser sur le budget de l'Opéra : il s'agissait des pensions. Outre les 10 000 livres qu'il attribuait aux héritiers de Lully, le texte prescrivait que des pensions seraient servies aux membres du personnel retraité de l'Opéra, et à savoir : 3 000 livres à Collasse, batteur de mesure, 3 000 livres à Bérain, dessinateur, 1 000 livres à Marthe Lerochois, 800 à Marie Aubry, 500à Marie Verdier, actrices, 500 à Geneviève Lestang, 400 à Claude Caillot. Cette disposition mérite d'être soulignée car non seulement elle a marqué, historiquement, la naissance de la Caisse des retraites de l'Opéra, mais aussi parce qu'elle a institué une source de dépenses — les pensions représentèrent sous l'ancien régime environ le tiers de l'ensemble des traitements — contre laquelle les directeurs, désormais, ne cesseront de gémir. A ces charges nouvelles, il convenait d'ajouter encore : — Le quart des pauvres, contribution prélevée sur les recettes en vue d'être versée à l'Hôpital général ainsi qu'à l'Hôtel Dieu, fut un véritable impôt, créé en 1699 et qui se révéla d'un poids écrasant. — Le pain, le vin et les chaussures : Thévenard et Mademoiselle Antier, chanteurs adulés, avaient réclamé des rafraichissements, des bas et des souliers et en contrevaleur ils recevaient, chaque année, une certaine somme. Les autres acteurs l'ayant appris en demandèrent autant : Francine dut céder et leur donna un demi septier de vin et un pain d'un sol par représentation.

1. un quart de litre. — Les honoraires des auteurs des paroles et de la musique des opéras nouveaux. On attribuait aux auteurs, pour une tragédie ou un ballet en cinq actes, 100 livres pour chacune des dix premières représentations, 50 livres pour chacune des vingt suivantes. C'était plus qu'il n'en fallait pour expliquer que l'Académie, de Musique de riche et lucrative qu'elle avait été sous Lully, fût devenue une entreprise ruineuse. Hantés par les tracas, abimés de dettes, Francine et Dumont comprirent qu'il leur fallait se résigner à abandonner le privilège à autrui, et, après un essai infructueux auprès de Pécour et Belleville, ils pensèrent avoir enfin trouvé un interlocuteur idéal en la personne de Guyenet, financier capable, semblait-il, d'apurer le passif de l'Opéra qui s'élevait à la somme considérable de 353 150 livres 1 Pierre Guyenet, conseiller du roi, receveur général et payeur des rentes viagères assignées sur les aides et gabelles, possédait, en effet, de « gros biens ». Par acte signé chez Ratault, notaire à Fontainebleau, le 5 octobre 1704, les parties conclurent le marché suivant : — Francine et Dumont cédaient le droit du privilège de l'Opéra, ainsi que le théâtre, les habits, machines, décorations et tous meubles se trouvant dans les magasins de l'Opéra. — En contrepartie Guyenet s'engageait à prendre à sa charge le droit des pauvres, les traitements, les pensions, le règlement de l'intégralité des dettes de l'Opéra ; il devait verser comme prix d'achat, 25 000 livres à Dumont pour son quart, 75 000 livres à Francine pour ses trois quarts ; chaque année, autant que durerait le privilège et, de surcroît, il attribuait à Francine une pension annuelle payable par quartier (trimestre), d'un montant de 8 624 livres en temps de guerre et 11 624 livres en temps de paix . — Guyenet prenait l'entière direction du théâtre. — Il était spécifié qu'en cas d'inexécution des conventions, Francine et Dumont pourraient rentrer en possession du privilège, après trois sommations. Le roi approuva cette transaction par lettres patentes du 7 octobre 1704 et, au surplus, il prorogea le privilège de dix années encore — 1709-1719. Ainsi Francine et Dumont eurent-ils de bonnes raisons de se considérer comme déchargés définitivement de leurs tracas. L'affaire ne se trouvait-elle pas réglée de façon parfaite au plan juridique, administratif et financier ?

1. Il y avait 240 000 livres de recettes dans l'année. 2. Cette disposition prète à sourire aujourd'hui ; cependant elle était des plus réalistes car le chiffre d'affaires se réduisait sensiblement en temps de guerre. D'ailleurs la période de la fin du règne de Louis XIV, marquée par d'incessants conflits avec l'étranger fut des plus néfastes à la prospérité de l'Opéra. Nul ne se doutait que Guyenet, alléché par une fonction propre à le mettre en vue, n'avait considéré que l'aspect prestigieux de l'entreprise où il se lançait, et qu'il n'avait pas su en peser les risques. Hélas, en l'espace de huit années il vit son argent et sa santé s'engloutir dans l'Opéra ; il ruina et sa mère et sa sœur, dut s'enfuir devant la meute des créanciers, sombra dans la dépression et « mourut de chagrin » après s'être enfermé dans son théâtre du Palais Royal où il était venu chercher un dernier asile. C'était le 30 août 1712. Il laissait une situation totalement obérée. Sa mère et sa sœur durent refuser la succession. Le passif de l'Opéra se montait à quelque 400 000 livres. Des dettes anciennes il restait encore 130 000 livres et les nouvelles s'élevaient à plus du double. Ni les salaires, ni les pensions, ni le prix de Francine et Dumont n'étaient payés.

Pour ces derniers nulle autre solution ne s'offrait que de demander la résiliation prévue au contrat et de reprendre le privilège : un arrêt du Conseil du 12 décembre 1712 les remplit dans leurs droits. Que se passa-t-il ensuite ? Les innombrables créanciers de l'Opéra crurent-ils sérieusement qu'il leur fallait eux-mêmes gérer l'Opéra pour espérer rentrer dans leurs fonds ou se laissèrent-ils séduire par les mirages de l'illustre Académie, ou bien à, l'inverse, Francine et Dumont eurent-ils le talent de les convaincre ? On ne saurait rien affirmer, sinon que, par acte notarié du 24 décembre 1712, les créanciers qui s'étaient réunis au préalable pour désigner leurs représentants — les syndics — conclurent avec Francine et Dumont un curieux traité dénommé traité des syndics qui tenait pour l'essentiel en ceci : Francine et Dumont cédaient le privilège de l'Opéra aux sieurs Besnier, Chomat, Duchesne, Laval, syndics des créanciers de Guyenet, pour une durée expirant en 1732 — le roi allait en effet proroger de 13 années supplémentaires à compter de 1719 par lettres patentes du 8 janvier 1713.

Ils cédaient, par la même occasion « le théâtre avec tous les habits, machines, décorations, pierreries, plumes, rubans et généralement tous meubles étant au magasin. »

— Pour leur part, les syndics s'obligeaient à régler le quart des pauvres, les traitements et les pensions, ils faisaient leur affaire de payer en dix années tout ce qui restait dû aux créanciers de Francine et Dumont, ils remboursaient à Dumont le solde de sa créance envers Guyenet et lui versaient plus de 8 000 livres de pension par an, enfin ils attribuaient à Francine 20 000 livres par an pendant la durée du privilège tant pour sa pension que pour les peines et soins qu'il s'engageait à donner à la régie de l'Opéra. Ainsi Francine se débarrassait-il de ses dettes, retirait-il une pension et restait-il directeur, tout en ayant vendu l'Opéra aux propres créanciers... de l'Opéra !