«IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE» L’attaque de la Ka‘ba par les rois yéménites avant l’. AÌbar et Histoire

PAR

ALFRED LOUIS DE PRÉMARE Professeur émérite à l'Université de Provence

RÉSUMÉ L’auteur analyse plusieurs récits légendaires arabes et musulmans autour du thème des attaques des rois yéménites (Tubba‘, Abukarib, ) contre la à l’époque pré-islamique. Il s’interroge sur la relation entre aÌbar et his- toire, et recherche les sources de ces relations: poésie arabe ancienne reliée à des événements? informations juives sur le Temple de Jérusalem? écrits juifs et Écritures judaïques? Il suggère finalement que ces récits, dans leur forme ac- tuelle, représentent la part islamique à la polémique sectaire générale autour du Temple et de la finalité de l’histoire religieuse. Mots-clés: histoire, Ìabar, Temple, Ka‘ba, Yémen, Qurays.

ABSTRACT The author analyses several arabic and islamic tales about the theme of attacks against the Ka‘ba by Yemenite kings in pre-Islamic time (Tubba‘, Abukarib, Abraha). He wonders about what is the relation of aÌbar to history, and searchs for the sources of these tales: ancient arabic poetry linked to events? Jewish in- formations about the Temple of Jerusalem? Judaic written and Scriptures? He finally suggests that the tales, in their present shape, represent the Islamic share in the general and sectarian polemic about the Temple and the aim of the reli- gious history. Key words: history, Ìabar, Temple, Ka‘ba, Yemen, Qurays.

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TABLE DES MATIERES

Introduction: données historiques et aÌbar

I. Abukarib As‘ad: Médine et la Ka‘ba

1. Les données épigraphiques 2. Les aÌbar arabes et les aÌbar musulmans 2.1. Tubba‘ / Abukarib et Médine 2.2. Tubba‘ / Abukarib et la Ka‘ba 2.3. La Pierre d’angle du temple 2.4. Abukarib et l’ordalie 2.5. Abukarib et le sanctuaire de Ri’am à Sanaa 3. Commentaire 3.1. Les problèmes de transmission 3.2. L’authentification des événements par les citations poétiques 3.3. Les Juifs dans l’épopée pré-musulmane d’Abukarib 3.4. Les rabbins défenseurs des futurs lieux-saints de l’islam 4. Les sources juives dans l’épopée pré-musulmane d’Abukarib 4.1. Le 1er et le 2e Livres des Maccabées 4.1.1. Héliodore 4.1.2. Antiochos IV 4.2. La Mishna et le Talmud : Alexandre le Grand et le Temple de Jérusalem

II. Abraha et l’attaque de la Ka‘ba

1. L’Abraha de l’histoire 1.1. Les sources 1.2. Les grandes lignes du règne d’Abraha 1.3. La prise de pouvoir 1.4. L’expédition de 552 A.D. 2. Les aÌbar des ouvrages littéraires 2.1. La prise de pouvoir d’Abraha selon Abu-l-Farag al-IÒfahani 2.1.1. Le contexte de la relation 2.1.2. Les sources yéménites d’Abu-l-Farag 2.1.3. La prise de pouvoir d’Abraha 2.2. Zuhayr Ibn Ganab et Abraha

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2.2.1. Zuhayr b. Ganab, le type du chef tribal 2.2.2. Zuhayr chez les Ghassân 2.2.3. Zuhayr, Abraha, les Bakr et les Taglib Conclusion

III. Le récit de l’éléphant

1. Les aÌbar de Muqatil Ibn Sulayman 1.1. Abu-Yaksum et l’éléphant 1.2. L’expédition du Négus. Ses causes 1.3. ‘Abd-al-Mu††alib et le Négus 1.4. ‘Abd-al-Mu†talib et la Ka‘ba 1.5. L’attaque des oiseaux 1.6. ‘Abd-al-Mu†talib, Abu-Mas‘ud et le butin 1.7. Paraphrase de la sourate al-Fil. Extraits poétiques. Date de l’événement 1.8. Le Négus, les Ethiopiens et Qurays 2. al-Zuhri et Ma‘mar Ibn Rasid 3. Les aÌbar issues de la tradition d’Ibn IsÌaq 3.1. Introduction 3.2. La profanation de l’église de Sanaa 3.3. Les prodromes de l’attaque 3.4. ‘Abd-al-Mu†talib et Abraha 3.5. L’éléphant et les oiseaux 3.5. Le toponyme «al-Mugammas» 3.7. Les éléphants 3.8. Le doute au cœur du Ìadi† al-fil 4. Le Ìadi† al-fil d’Ibn Îabib 5. Îadi† al-fil et interprétation de l’histoire des Arabes 5.1. Ibn Bukayr et les deux momies 5.2. Ibn Hisam et la Ka‘ba

IV. La sourate 105: al-Fil

1. La sourate 105 et la sourate 106 2. Les oiseaux ababil

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3. Les pierres et le Siggil 4. Herbe / chaume dévoré 5. L’éléphant / les éléphants 6. Le midrash coranique 7. Le 3e Livre des Maccabées 8. Les éléphants de l’hippodrome et les aÒÌab al-fil

Bibliographie.

Introduction: données historiques et aÌbar

Selon al-Azraqi [m. 222 / 837], dans ses AÌbar Makka, il y eut dans les anciens temps trois attaques contre La Mekke par trois rois du Yé- men différents, désignés sous le nom générique de Tubba‘. Selon un ré- cit attribué à Ibn IsÌaq [m. ± 150 / 767], l’un de ces rois aurait même voulu profaner le lieu saint et s’emparer de la Pierre d’angle. Selon tous les récits attribués à Ibn IsÌaq il se serait attaqué également au futur lieu saint de Médine. Chaque fois, il dut renoncer, mais, une fois converti au judaïsme, il aurait détruit, à son retour à Sanaa, le sanctuaire de l’idole Ri’am, et cette fois-là, aucune intervention, ni divine ni humaine, ne l’en empêcha. Le roi auquel sont le plus souvent attribués ces gestes serait le souverain Ìimyarite Abukarib As‘ad. Enfin, toujours à partir d’Ibn IsÌaq, les historiographes musulmans racontent que le temple de la Ka‘ba fut attaqué, peu avant l’islam, par le roi Abraha muni d’un élé- phant, mais que le temple fut miraculeusement protégé par l’intervention de Dieu. Ce dernier récit est plus largement connu car il a été conçu pour fournir un cadre historique à la sourate 105 du Coran, al-Fil, «L’élé- phant». Mais il convient de ne pas l’isoler du cycle légendaire dont il n’est que le dernier épisode, introduisant directement la biographie du prophète de l’islam: le grand-père de celui-ci, ‘Abd-al-Mu††alib, aurait été au centre du drame, et MuÌammad, selon un certain nombre de tradi- tions, serait né précisément durant «l’année de l’Eléphant». Parallèlement à cet ensemble de récits légendaires, existent un certain nombre de données attestées historiquement par les inscriptions sud-ara-

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 265 biques concernant Abukarib et Abraha d’une part, et, de l’autre, par les informations que l’on trouve dans les sources historiographiques exter- nes, principalement en grec, notamment celles qui concernent Abraha et qui lui sont directement contemporaines. Les récits légendaires des sources islamiques ont été confrontés aux données des inscriptions et des sources externes. Bien que cette confron- tation ne soit pas l’objet de mon étude présente, je serai amené à faire état de certaines de ces recherches spécialisées dans les limites de ce que j’en connais, et dans la mesure où elles sont susceptibles de mettre en lumière, par contraste, la nature particulière des sources islamiques rela- tives au thème général de «l’attaque du temple». En effet, les narrations arabes anciennes, surtout, mais pas seulement, celles qui concernent la période préislamique, ne peuvent être utilisées en matière historique qu’après une analyse appropriée à leur nature. Les auteurs anciens les désignaient sous le nom d’aÌbar de la même façon qu’ils désignaient leurs transmetteurs sous le nom d’aÌbariyyun, désignation initiale des «historiens». Mon propos est donc d’effectuer un parcours dans les pre- miers aÌbar musulmans qui nous sont parvenus sur le thème de l’attaque du temple, pour tenter de définir la nature des informations qu’ils véhi- culent. Je commencerai par rappeler ce que sont les aÌbar d’une façon générale.

Les aÌbar sont des «histoires» au sens restreint et banal du terme, des «anecdotes», des récits ou bons mots circonstantiels, dont chacun — Ìabar — constitue une unité indépendante et ne se réfère à aucun autre matériel que celui qu’il présente. Dans ce matériel, les vers, les pro- verbes, les sentences qui sont cités font corps avec le récit qu’ils illustrent et en deviennent la «pointe». Les récits, en effet, en sont pré- sentés d’abord comme la circonstance, le sabab; par quoi on peut sou- vent considérer un Ìabar comme un récit étiologique; le même genre s’en trouve dans les traditions bibliques auxquelles il est souvent appa- renté1. Si, dans un ouvrage — anthologie littéraire, dictionnaire géogra- phique, encyclopédie lexicologique, ouvrage historiographique, etc. — nous pouvons avoir plusieurs aÌbar qui se suivent sur un thème, un

1 Cf. par ex. Genèse 4, 19-23; 16, 13-14.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 266 A.L. DE PRÉMARE personnage ou un lieu donnés, au départ aucun lien causal originel ne les lie entre eux, d’autant que leur source respective est généralement différente. Un même vers, en effet, ou un même extrait poétique, ou un même bon mot ou proverbe, peuvent se retrouver utilisés pour d’autres circonstances, et mis sous le nom de poètes différents et éloignés dans l’espace ou le temps; cela est particulièrement vrai pour les vers, lesquels, généralement, sont purement allusifs et se prê- tent aux remaniements et aux réutilisations multiples. Le seul lien qui peut exister entre plusieurs aÌbar qui se suivent dans une collection se trouve donc principalement dans l’esprit de l’auteur qui les a juxtaposés dans son ouvrage, lequel peut ne pas être, de ce fait, une simple compila- tion; ou, s’il y a compilation, celle-ci est ordonnée. L’intention de l’auteur peut avoir été d’ordre moral, littéraire, lexicologique, biographi- que, etc., mais elle n’enlève rien au caractère originellement indépendant de chacune de ces «informations» — tel étant aussi le sens du mot Ìabar —2. C’est dire qu’avec les aÌbar sur le temps qui a précédé l’islam, nous sommes très loin d’un matériel qui pourrait être traité comme «docu- ment d’histoire», ceci, même si l’un ou l’autre Ìabar peut renfermer des réminiscences historiques. Ibn ‘Abd-Rabbih en définissait le genre d’ex- cellente façon en parlant d’«anecdotes savoureuses, sentences et bons mots», puis de «bon mot vagabond, proverbe qui court, anecdote pi- quante, et récit dont la lumière disparaît à mesure qu’il devient long et profus»3. L’auteur plaidait là, pour son propre ouvrage, contre l’alour- dissement des aÌbar par la mention de ses chaînes de transmissions, dont il ne voyait pas l’utilité et qu’il omettait délibérément, manifestant par là aussi, peut-être, son scepticisme quant à leur validité. Aussi est-ce généralement à partir de matériaux externes que les historiens peuvent être amenés à penser que dans tel récit, ou tel élément particulier du récit (un toponyme, un anthroponyne, le nom d’une tribu, etc.) peut être con- sidéré comme l’indice d’un événement qui a pu se passer et a pu susciter le Ìabar ou les vers qui l’accompagnent. En effet l’on est en mesure, parfois, d’établir entre des aÌbar et des événements ou des situations

2 Sur le Ìabar, cf. Rosenthal, 1968, p. 66-71; Zakharia, 2000. 3 Ibn ‘Abd-Rabbih, ‘Iqd, I, 4 [introduction de l’ouvrage].

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 267 connus par ailleurs des rapprochement intéressants et qui contribuent à notre connaissance d’un contexte global. Mais on ne peut s’y aventu- rer qu’à deux conditions négatives: ne pas considérer les aÌbar soumis à l’analyse indépendamment de leur genre littéraire — qui est globale- ment celui que, après d’autres, je viens de rappeler —; ne pas les consi- dérer non plus indépendamment des circonstances, des orientations d’es- prit et des intentions qui ont été celles des lexicologues ou des antho- logues qui les ont collectés, les ont mis par écrit et en ont fait état dans leurs ouvrages. Car les aÌbar de l’ancien temps ont été sollicités dans tous les sens. C’est le cas en particulier de la littérature religieuse musul- mane qui, en en sélectionnant un certain nombre, en en créant de nou- veaux et en adaptant le tout à une vision islamique de l’histoire sainte, leur a fait perdre quelque peu le caractère originel qui était le leur. De toute manière, la collecte systématique et la mise par écrit de ces aÌbar sous la forme que nous leur connaissons à présent ont été tardives (à par- tir du 2e/8e siècle); leur éloignement, dans le temps et l’espace, des hom- mes dont ils parlent ou des événements qu’ils racontent, rend d’autant plus aléatoires les analyses et les interprétations qui peuvent en être tirées aujourd’hui. Nous retrouverons toutes ces questions au fil de cette étude. L’exemple des aÌbar sur Abukarib et Abraha nous permet, en effet, de mesurer la difficulté que présente à l’historien ce qu’il pourrait avoir tendance à considérer comme faisant partie d’un «fonds documentaire» analogue à celui qu’il a l’habitude de traiter: les aÌbar de l’historiogra- phie arabo-musulmane constituent un genre d’écriture déjà démarqué du genre antique, et très différent, par ailleurs, de celui des chroniques by- zantines, arméniennes, syriaques, etc., bien qu’il puisse parfois leur être apparenté, dans les intentions polémiques notamment; ils ne peuvent non plus être mis sur le même plan que les données épigraphiques qui sont, en la matière, une des références premières de l’historien, en dépit des difficultés particulières de déchiffrement et d’interprétation de ces données.

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I. Abukarib As‘ad: Médine et la Ka‘ba1.

Deux types d'information sur Abukarib As‘ad retiendront donc notre attention: les données épigraphiques, source principale de notre connais- sance historique concernant un souverain Ìimyarite de ce nom et cer- tains éléments du contexte général de son règne, d'une part; et, d'autre part, les aÌbar historico-légendaires que nous trouvons dans les sources arabes et que M.B. Piotrovski qualifie d'épopée. Ce chercheur a en effet présenté cette épopée dans un ouvrage paru en russe en 1977 et qui a été traduit en arabe à Sanaa en 19842.

1. Les données épigraphiques Les données épigraphiques permettent de situer le règne de ce souve- rain au Yémen dans le premier tiers du 5e siècle de notre ère. Deux ins- criptions sud-arabiques le concernant nous intéressent directement ici. L'inscription Ry 509 se trouve au wadi Ma’sal al-GumÌ, dans le Nedjd, à 240 km à l'ouest de Riyad. Outre le nom du lieu de l'inscription, elle mentionne que, accompagné de son fils Îassan Yuha’min, Abukarib sé- journa dans le Nedjd, où tout indique qu'il avait établi son autorité sur la tribu de Ma‘add. C. Robin note que Ma‘add est ici le nom d'une tribu précise, et non la désignation générale des Arabes du Nord. Rien donc, dans cette inscription, ne donne à penser que son autorité s'étend sur certaines tribus du Îigaz comme il est dit dans l'épopée, mais la chose est possible. Dans l'inscription Garbini-Bayt al-Ashwal 2, Abukarib As‘ad est associé à son père et à son frère dans la construction d'un pa- lais «avec le soutien de leur seigneur, le Seigneur du ciel»3.

1 Mon étude étant consacrée principalement aux aÌbar des sources arabes, j'en adop- terai l'orthographe «Abukarib»; l'orthographe «Abikarib» est celle des traductions fran- çaises des inscriptions sud-arabiques. Christian Robin et Mounir Arbache m'ont aimable- ment communiqué la plupart des informations épigraphiques dont je ferai état au cours de mon étude de façon résumée; je les en remercie. 2 Cf. bibliographie: Piotrovski, 1984. 3 Le texte de l'inscription RY 509 est présenté et analysé par Christian Robin, 1996, p. 675 sq.; sur celle de Garbini-Bayt al-Ashwal 2, cf. Robin, 1991, p. 144-145. Les sigles désignant les inscriptions sont ceux des répertoires spécialisés.

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Les formulations monothéistes au Yémen sont épigraphiquement at- testées à partir de la fin du 4e siècle, mais, antérieurement à celles d'Abraha, elles sont généralement assez neutres, comme celle d'Abu- karib, et ne signifient pas forcément une appartenance ou une conversion du roi au christianisme ou au judaïsme. Néanmoins, l'expansion du ju- daïsme au Yémen à l'époque d'Abukarib, est nettement attestée par au moins trois inscriptions sud-arabiques: tout d'abord l'inscription de Åafar [Garbini-Bayt al-Aswal 1] commémorant la construction d'un pa- lais et d'une synagogue par un notable juif, dont le texte évoque «le Sei- gneur des vivants et des morts, Seigneur du ciel et de la terre», et men- tionne également le peuple d'Israël; ensuite l'inscription, datée de 433 de notre ère, commémorant la construction d'une synagogue chez les ∆u-Hamdan; et enfin l'inscription MAFRAY-Îasi 1 concernant la con- cession d'un cimetière propre aux juifs chez les ÎaÒbaÌ4.

2. Les aÌbar arabes et les aÌbar musulmans Quant à l'épopée d'Abukarib As‘ad telle qu'elle s'est organisée aux 7e et 8e siècles de notre ère, elle constitue un tout autre genre de matériel. Elle est à considérer dans le cadre général de l'activité politique et cultu- relle des Yéménites et de la récupération de leurs gloires anciennes face aux Arabes du Nord devenus maîtres du pouvoir par le fait de l'islam. Comme les récits concernant Abraha, elle illustre bien le cadre littéraire dans lequel il convient de la situer, à l'époque où elle s'est constituée comme une sorte de cycle légendaire marquées par les intentions politi- ques et religieuses des transmetteurs. Les sources écrites de cette épo- pée, ses éléments marquants, un certain nombre d'hypothèses sur sa composition et son organisation, ainsi qu'une évaluation historique glo- bale des données qu'elle fournit, ont été présentés par M.B. Piotrovski dans l'ouvrage cité plus haut5.

4 Robin, 1991, p. 145-146; cf. Beeston, 1984b, p. 276-278; Müller, 1984, p. 128-129; sur la conversion des Îimyar au judaïsme, voir également Lecker, 1998, XIII. 5 Cf. en particulier p. 77-79 pour les sources (Ibn IsÌaq, ‘Ubayd Ibn Sarya, Ibn al- Kalbi, Ibn Hisam, ™abari, Îamza al-IÒbahani, la QaÒida Îimyariyya de Naswan al- Îimyari); p. 80 sq. pour une présentation résumée des données (récits, poèmes ou extraits poétiques); p. 143-149 pour les conclusions sur la composition de l'ensemble et pour son évaluation au niveau historique.

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Je me limiterai ici à la présentation et à l'analyse de certains des récits qui concernent directement mon propos: les attaques supposées des fu- turs lieux saints de l'islam par un roi yéménite. Dans la tradition issue d'Ibn IsÌaq, qui semble en avoir été la première source transmise par écrit, ces attaques sont, en quelque sorte, un prélude à celle qui sera ra- contée sur Abraha et l'éléphant. Il convient cependant de noter au préalable le flottement des sources littéraires ou historiographiques arabes sur l'identité du roi yéménite dont elles disent qu'il fit campagne dans le Îigaz contre Ya†rib et qu'il voulut s'attaquer également à La Mekke. Pour Ibn Qutayba, il ne s'agit pas d'Abukarib, mais du dernier Tubba‘, dit al-AÒgar. Quant à Abukarib, dit Tubba‘ al-Awsa†, présenté comme un roi conquérant et violent qui finit par être assassiné par les Îimyar, il n'en avait évoqué auparavant aucune incursion contre le Îigaz, en mentionnant cependant des dits contraires6. Nous retrouvons le même schéma et les mêmes informations chez l'historiographe Îamza al-IÒbahani [m. après 350 / 961]; c'est ce que «j'ai lu, dit Îamza, dans un livre d'aÌbar sur le Yémen» [qara’tu fi kitab min kutub aÌbar al-Yaman]7. Comme nous le constaterons à pro- pos d'Abraha, «les sources arabes», ici, ne sont pas uniformes. Une seconde remarque doit aussi être faite. Les aÌbar concernant Abukarib et sa campagne dans le Îigaz sont loin de se limiter à ce que nous en trouvons dans la tradition issue d'Ibn IsÌaq, et elles ne sont pas forcément conditionnées par le souci d'une histoire sainte conçue en fonction de l'islam et de ses lieux saints. J'en ferai l'observation à pro- pos d'Abraha. Nous le constatons ici, par exemple, dans la manière dont Ibn ‘Abd-Rabbih [m. 328/940] parle des incursions d'Abukarib au Îigaz. Dans la brève notice d'un chapitre consacré à l'art de s'adresser aux rois [muÌa†abat al-muluk], il évoque une menace exprimée par le Tubba‘ Abukarib aux Aws et aux Îazrag de les attaquer s'ils ne se sou- mettent pas à lui. A quoi les Aws et les Îazrag, refusant de se soumettre, lui répondent par écrit en lui envoyant deux vers de jactance tribale en même temps que de satire. Abukarib les attaque. De jour, ils le combat- tent, et la nuit ils lui envoient des vivres. Abukarib, confus de son entre-

6 Ibn Qutayba, Ma‘arif, p. 631-632 et 634-635. 7 Îamza, TawariÌ, p. 129-131.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 271 prise, renonce et s'en va. Ibn ‘Abd-Rabbih n'indique pas sa source d'in- formation. D'ailleurs, comme il le précise dans l'introduction de son ouvrage, les chaînes de garants ne le préoccupent guère. Le Ìabar est très court, et l'anecdote est explicitement rappelée à la gloire des Aws et des Îazrag, les deux fils de Qayla: «Ils étaient, dit-il, parmi les plus fiers des hommes, de ceux qui avaient les plus hautes ambitions. Jamais ils ne payèrent tribut à un roi quelconque». Il n'y a aucune mention de «Médine» ni même de «Ya†rib», ni aucune mention religieuse d'aucune sorte. Avec ce récit, nous sommes, en quelque sorte, dans un Ìabar par- ticulier concernant les Ayyam des Aws et des Îazrag, avec les clichés propres à la jactance tribale et à la satire, assortis, chez Ibn ‘Abd-Rabbih, d'intentions littéraires et morales: voici comment il convient de s'adres- ser aux rois!, semble-t-il vouloir dire8. Quant à Abu-l-Farag al-IÒfahani [m. 356 / 967], il raconte l'attaque de Ya†rib par Abukarib dans un chapitre consacré au poète UÌayÌa Ibn GulaÌ. Sa relation est de beaucoup la plus riche sur ce sujet. Les sources en sont indiquées par un complexe de plusieurs chaînes de transmission dans lequel, au début, figurent d'une part un «homme de Qurays» trans- mis par Abu-‘Ubayda, fils d'un compagnon de MuÌammad, ‘Ammar b. Yasir, et d'autre part un homme des AnÒar, ‘Abd-al-RaÌman b. Sulayman; puis, à une autre moment, un Hisam Ibn MuÌammad b. al- Sarqi b. al-Qa†ami, dont le nom indique qu'il n'est pas Ibn al-Kalbi9. UÌayÌa, le poète en question dans ce chapitre, aurait été un sayyid des Aws au temps d'Abukarib; les anthologues citent généralement de lui des vers de sagesse plutôt conventionnels et deux de ses fils sont men- tionnés dans la parenté, par les femmes, de ‘Abd-al-Mu††alib, grand-père de MuÌammad10. Le récit, centré au départ sur le sayyid et poète UÌayÌa b. GulaÌ, s'élargit progressivement jusqu'à englober l'ensemble des

8 Ibn ‘Abd-Rabbih, ‘Iqd, II, 192-193. 9 Abu-l-Farag, Agani, XV, 38 sq.; sur ‘Ammar b. Yasir, voir Ibn Sa‘d, ™abaqat, III, 246-264; Ibn Îazm, Gamhara p. 405-406; Ibn ‘Abd-al-Barr, Isti‘ab, III, p. 1135-1141; E.I.2, I, 461 [‘Ammar b. Yasir, par H. Reckendorf]; Juynboll, 1983, p. 46; le Abu- ‘Ubayda fils de ‘Ammar dont parle Abu-l-Farag pourrait être plutôt son petit fils par MuÌammad b. ‘Ammar, cf. Ibn Sa‘d, ™abaqat, V, 244 et III, 247 dernier paragraphe. 10 GaÌiÂ, Bayan, II, 275-276, 361; Yaqut, Buldan, III, 155 [Zawra’]; Ibn Sa‘d, ™abaqat, I, 79, in fine, d'après Ibn al-Kalbi; Caskel, 1966, I, 177; Ibn Îazm, Gamhara p. 14 post med.

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Aws et des Îazrag. Il est plein de détails, de toponymes, de noms de puits, de proverbes, etc. tous illustrés par l'anecdote étiologique qui leur est respectivement attachée; par exemple le «Puits du roi» creusé par Abukarib au pied du mont UÌud. L'antiquité arabe et la poésie archaïque y sont recomposées dans le cadre d'une anthologie historico-littéraire. Même si les motifs finissent par en dériver vers les topoi proprement is- lamiques que nous trouvons dans les ouvrages de Sira, le récit d'Abu-l- Farag semble témoigner de l'existence d'aÌbar anciens sur lesquels les thèmes proprement islamiques se seraient greffés par la suite. Il en est de même du récit complexe sur Abukarib, organisé autour de longues citations poétiques, et qui est attribué à ‘Ubayd Ibn Sarya dans son dialogue célèbre avec Mu‘awiyya sur les anciennes traditions yéménites11. Je me bornerai à en indiquer quelques éléments parallèles lorsque cela me semblera utile, mon propos se limitant aux relations pro- prement musulmanes et à l'hagiographie prophétique qu'elles présen- tent.

2.1. Tubba‘ / Abukarib et Médine. Le récit proprement musulman sur Tubba‘ / Abukarib et Médine ap- partient aux Magazi d'Ibn IsÌaq12. Il fait partie des préludes à la biogra- phie du prophète de l'islam. La version qu'en donne Ibn Bukayr à partir d'Ibn IsÌaq est sobre: Tubba‘ — dont le nom n'est pas autrement pré- cisé — s'avance jusqu'à la vallée de Quba’ (aux abords de la localité, au sud). C'est là qu'il creuse un puits, et non au pied du mont UÌud, au nord, comme nous le trouvons chez Abu-l-Farag dans al-Agani. Ce puits, dit Ibn IsÌaq, s'appelle jusqu'à maintenant «Puits du Roi» — c'est ce que dit Abu-l-Farag de celui creusé à UÌud —. Les Aws et les Îazrag interviennent. Ils combattent Tubba‘ de jour, mais au soir, ils lui envoient des vivres [∂iyafa] ainsi qu'à sa troupe. Confus, le roi pense à faire la paix. UÌayÌa b. al-GulaÌ — le héros mis en scène dans la ver- sion d'Abu-l-Farag, et qui est, chez celui-ci, un résistant —, se présente pour faire allégeance au nom de son clan, les ‘Awf. Un juif, Benyamin,

11 Dans Ibn Hisam, Tigan, ∑an‘a 1979, p. 452 sq. 12 La tradition d'Ibn IsÌaq est plus communément appelés Sira; ce dernier titre est une dénomination tardive consacrée par Ibn Hisam dans la Sirat al-nabi ; cf. Hinds, 1983 et 1985.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 273 des QurayÂa, vient aussi, et conseille au roi de ne pas poursuivre son attaque, car la localité [al-balda] sera la demeure [manzil] d'un pro- phète issu de Qurays. D'ailleurs, entre temps, un messager du Yémen a informé le roi que Dieu a envoyé sur son pays un feu qui brûle tout sur son passage. Le roi s'empresse de repartir, accompagné d'un groupe de juifs, dont Benyamin. En partant, le roi déclame des vers évoquant la «localité protégée par MuÌammad»; ainsi, en venant, avait-il com- mencé par creuser un puits à Quba’, hommage prémonitoire à la future première demeure du prophète à Médine. Dans cette version, le nom de la localité Ya†rib n'apparaît pas, mais seulement le nom al-Madina, deux fois13. Dans la version d'Ibn Hisam [m. ± 216/830], plus longue mais se ré- férant, elle aussi, à Ibn IsÌaq, le nom du roi est précisé: Tubban As‘ad Abukarib; la cause de l'attaque est évoquée: le meurtre du fils du roi par un homme de Médine. Les Médinois se nomment déjà les AnÒar; la ville se nomme déjà al-Madina et le nom Ya†rib n'y figure pas; les groupes tribaux arabes sont ceux de l'histoire islamique. Il n'est pas question, ici, de UÌayÌa b. GulaÌ; les rabbins juifs sont au nombre de deux; ce sont des QurayÂa; les généalogies sont régulièrement fournies; celle des Juifs QurayÂa remonte jusqu'à Abraham, mais le nom personnel Benyamin, qui figure dans la version d'Ibn Bukayr, n'apparaît pas, ni aucun autre nom particulier; chez ™abari, toujours sous l'autorité d'Ibn IsÌaq, les deux rabbins s'appellent Ka‘b et Asad. Médine, annoncent les rabbins, sera le lieu d'émigration [muhagar] du prophète, lequel viendra du Ìaram de Qurays à la fin des temps [fi aÌir al-zaman]; l'extrait poétique qui conclut le récit est à la gloire du héros des Banu Naggar, ‘Amr b. ™alla ; les vers attribués au roi yéménite par la version d'Ibn Bukayr sont absents; de même ceux qui sont cités par Ibn ‘Abd-Rabbih que j'ai évoqués plus haut14. Dans le récit de ‘Ubayd Ibn Sarya, ce sont les Juifs de la localité qui sont tout d'abord présentés comme l'élément tyrannique et ennemi con- tre lequel les Îazrag sollicitent l'aide d'Abukarib. Celui-ci en fait exé- cuter un certain nombre et veut détruire la localité; mais un vieillard

13 Ibn Bukayr, Magazi, p. 29-30 [no 35]. 14 Ibn Hisam, Sira, I, 20-22; comp. ™abari, TariÌ, I, 426-427.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 274 A.L. DE PRÉMARE juif, nommé Ka‘b Ibn ‘Amr, l'en dissuade car la localité sera le lieu d'émigration d'un prophète descendant d'Isma‘il, venant de la Mekke15.

2.2 Tubba‘/Abukarib et la Ka‘ba L'évocation de l'attaque de la Ka‘ba par les anciens rois du Yémen telle que nous la trouvons dans les sources islamiques est généralement introduite par un cliché: arada hadm al-bayt «il voulut démolir le sanc- tuaire», ou arada hadm al-Ka‘ba «il voulut démolir la Ka‘ba» ou sara li-iÌrab al-Ka‘ba» «il alla pour dévaster la Ka‘ba»16. Al-Azraqi, dans AÌbar Makka17, mentionne, d'après Ibn IsÌaq, que trois rois yéménites successifs ont voulu démolir la Ka‘ba. Le premier Tubba‘, dit-il, l'atta- qua au temps de la domination de Îuza‘a sur La Mekke, mais il dut s'en retourner devant la résistance acharnée des Îuza‘a. Pour le second Tubba‘, l'allusion reste très vague. L'auteur fait un récit détaillé de la tentative du troisième. Pourtant, il ne précise pas le nom du roi, et il ne dit rien d'une attaque antérieure de Médine. Ibn Bukayr reste aussi im- précis sur le nom du roi: c'est Tubba‘. Chez Ibn Hisam, puis chez ™a- bari, il s'agit d'Abukarib18; nous savons que, même à une époque plus tardive, les indications étaient encore flottantes à ce sujet; al-Azraqi, quant à lui, se borne à préciser que ce Tubba‘ régna «au début de Qurays». Le récit qu'il fait de l'attaque de La Mekke correspond à la version qu'en donne Ibn Hisam. Le schéma global en est le suivant: le roi, sur l'incitation jalouse d'un groupe de Hu∂ayl, a l'intention d'attaquer la Ka‘ba pour s'emparer de ses biens et devenir le maître du pèlerinage des Arabes. Sur les conseils des rabbins juifs, qu'il a consultés et qui le dis- suadent de poursuivre son agression contre le bayt Allah al-Ìaram, le roi fait exécuter les Hu∂ayl, accomplit les rites du pèlerinage (iÌram, †awaf, etc.), revêt le sanctuaire de la draperie [kiswa] et se convertit au ju-

15 Dans Ibn Hisam, Tigan, ∑an‘a 1979, p. 463-464. C'est une version similaire que nous trouvons chez Ibn Qutayba, Ma‘arif, p. 634-635; elle sera reprise, entre autres aÌbar, par Samhudi, Wafa’, I, 181-182. 16 Par ex. Ibn Qutayba, Si‘r I, p. 379-381; al-Azraqi, Makka, p. 84; Mas‘udi, Murug, II, 198 et 200; Abu-l-Farag, Agani, XV, 44. 17 Sur al-Azraqi, son origine, sa lignée et les AÌbar Makka, Cf. Fück, 1964 [al- AzraÈi]. 18 Ibn Bukayr, Magazi, p. 30-31 [no 36]; Ibn Hisam, Sira, I, 23-26; ™abari, TariÌ, I, 426-429.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 275 daïsme; selon le stéréotype connu, il aurait été «le premier qui» aurait revêtu le sanctuaire de la Mekke d'une draperie19. Dans la relation d'Ibn IsÌaq selon Ibn Bukayr, Dieu envoie sur Tubba‘ un vent paralysant qui l'empêche de réaliser son dessein; c'est alors que les rabbins lui con- seillent d'aller faire ses dévotions au bayt Allah al-Ìaram. Le détail du vent paralysant ne figure pas chez Ibn Hisam. Dans d'autres versions, il s'agit de maladies ou d'autres phénomènes20. al-Azraqi lui-même a ajouté au récit d'Ibn IsÌaq un long additif que, dit-il, il tient de son grand-père, qui le tenait de Sufyan b.‘Uyayna, traditionniste éminent et l'un de ses informateurs [m. 198 / 814]21. Le récit sur la tentative du Tubba‘ y est similaire à celui que nous retrouve- rons pour Abraha et l'éléphant. Il n'y a certes pas d'éléphant rétif, mais ce sont les montures de l'armée qui refusent d'avancer; il n'y a pas d'oiseaux lanceurs de pierres, mais ce sont les ténèbres qui s'installent. Il est difficile de savoir lequel des deux récits a été rétroprojeté sur l'autre. Ils sont, en tout cas, dans la continuité l'un de l'autre et font par- tie de la même construction littéraire. Le choix des Hu∂ayl comme l'élément antagoniste des Qurays n'est pas neutre: selon Ibn al-Kalbi, les Hu∂ayl auraient été les premiers à abandonner la religion d'Isma‘il; ils avaient un sanctuaire important voué à l'idole Suwa‘ où ils venaient lui rendre un culte avec leurs affiliés parmi les Arabes du Nord. Ils furent longtemps opposés à MuÌammad; leur sanctuaire fut détruit lors de la conquête de la Mekke22.

2.3. La Pierre d'angle du temple La collection d'Ibn Bukayr mise sous le label d'Ibn IsÌaq comporte un récit qui ne figure pas chez Ibn Hisam ni chez al-Azraqi. Tubba‘, 19 al-Azraqi, Makka, p. 84-85; Sur les Awa’il, «les Premiers qui…» cf. Noth, 1997, p. 104-108. 20 Ibn Bukayr, Magazi, p.30 [no 36]; voir aussi Abu-l-Farag, Agani, XV, 44-45; al- Ya‘qubi, TariÌ, I, 197-199. 21 Sufyan Ibn ‘Uyayna, ici, est dit se référer à Musa Ibn ‘Isa al-Madini; mais il est réputé avoir été surtout le disciple et transmetteur du médinois Ibn Sihab al-Zuhri, grande autorité notamment en matière de Magazi. G.H.A. Juynboll [l983, p. 41, note 150] doute fort qu'il fût possible que Sufyan ait pu rencontrer Zuhri [m. ± 124 / 742], attribuant une telle assertion à ce qu'il appelle «the age trick» en matière de chaînes de transmission. 22 Ibn al-Kalbi, AÒnam, p. 6 et 47 [trad. angl. p.49]; cf. Rentz, 1967 et voir ci-dessous I.4.2. note 48.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 276 A.L. DE PRÉMARE

étant sur le départ vers le Yémen, veut pénétrer dans le sanctuaire afin de s'emparer de la pierre qui se trouve à l'angle du mur du sanctuaire de La Mekke [Ìagar al-rukn] et de l'emporter au Yémen. Les Qurays s'as- semblent autour de l'un des leurs, Îuwaylid Ibn Asad b.‘Abd-al-‘Uzza b. QuÒayy — cette généalogie indique qu'il s'agit du père de Îadiga, première épouse de MuÌammad —. Ils l'informent des intentions de Tubba‘. «Plutôt mourir!», dit Îuwaylid en prenant son sabre. Les Qurays le suivent, sabres à la main; ils forment un cordon autour de la Pierre, empêchant Tubba‘ de s'en approcher. Îuwaylid conclut en décla- mant quatre vers de glorieuse résistance pour la défense de la maison de Dieu23.

2.4. Abukarib et l'ordalie. Le cycle des légendes de la Sira sur Abukarib s'achève par l'évo- cation du retour du roi au Yémen. Ibn IsÌaq, selon Ibn Bukayr, y dit que les rois Ìimyarites ont deux résidences: l'une à Ma’rib, pour l'hiver; l'autre à Åafar, pour l'été. A Ma‘rib, les fils des rois apprennent la théologie dialectique [al-kalam] et la logique [al-man†iq] — de la même façon que, dans les midrash, les patriarches bibliques fondent des mai- sons d'étude de la Torah bien avant Moïse -. A Åafar, il y a «une colonne du pays du Haram» [uÒ†uwan min baladi l-Ìaram] avec des inscriptions dont les courtes phrases sont rimées et annoncent qu'à Åafar, après la royauté des Îimyar [mulk Îimyar al-aÌyar], puis celle des Perses [Faris al-aÌyar], arrivera la royauté des «Qurays les com- merçants» [Qurays al-tuggar]. L'information sur l'inscription figure chez Ibn Hisam, d'après Ibn IsÌaq, mais elle est placée à un endroit beaucoup plus éloigné de la Sira, à la fin des récits concernant la domi- nation perse au Yémen; il n'y est pas question de la colonne de Åafar; le lieu de l'inscription (laquelle est désignée par le nom de zabur) n'y est pas précisé: il est seulement dit «au Yémen, sur une pierre»; Åafar est remplacé par ∆imar [mulk ∆imar]; dans la chaîne des royautés successi-

23 Ibn Bukayr, Magazi, p. 31-32 [no 37]; l'intention prêtée à Abu-Karib d'enlever «la Pierre noire» figure également dans le récit de ‘Ubayd Ibn Sarya, mais ce sont les deux rabbins juifs qui l'en dissuadent: dans Ibn Hisam, Tigan, ∑an‘a 1984, p. 466. On retrouve l'évocation de cette tentative ailleurs, par ex. al-Ya‘qubi, Ta’riÌ, I, 198.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 277 ves sur le Yémen figurent aussi les Ethiopiens qui, eux, sont «les mau- vais» [al-Îabasat al-asrar]24. La suite du récit d'Ibn Bukayr rejoint la Sira d'Ibn Hisam où les évé- nements sont développés de façon littérairement plus élaborée: le roi étant de retour au Yémen, les Juifs font du prosélytisme et répandent la Torah. Mais les Yéménites tiennent à leur religion traditionnelle et n'ac- ceptent pas que leur roi introduise une religion nouvelle. Les Juifs pro- posent alors au roi une sorte d'ordalie — analogue à celle proposée par Elie au roi Achab face aux sectateurs et aux prêtres de Baal —25. Ainsi est-il fait, et le feu du ciel s'abat sur les autels des idolâtres et leurs of- frandes. De plus, les idolâtres ont un Satan [Say†an] auquel ils vouent leur culte dans un sanctuaire. Les livres saints suspendus à leur cou, les Juifs expulsent Satan par une sorte d'exorcisme collectif au cours duquel ils récitent les noms de Dieu. Le roi, convaincu, ordonne la destruction du sanctuaire. «Certains prétendent, dit Ibn IsÌaq selon Ibn Bukayr, que Tubba‘ s'était converti au judaïsme». A quoi Ibn Bukayr ajoute pour conclure, et d'après une source différente, qu'Ibn ‘Abbas déclarait que Tubba‘ était musulman, et qu'il ne fallait pas entretenir l'équivoque là- dessus26. Dans la Sira d'Ibn Hisam, toujours attribuée à Ibn IsÌaq, la chaîne de transmission remonte plus haut que celui-ci: passant par un descendant des Banu-QurayÂa, Abu-Malik b. ™a‘laba, la source du récit sur la con- version du Yémen au judaïsme serait Ibrahim, fils d'un compagnon de ‘Umar, MuÌammad Ibn ™alÌa al-Murri. C'est la même version, avec la même chaîne de transmission, qui est reprise par ™abari27. Dans le Kitab 24 Ibn Bukayr, Magazi, p.32-33 [no 38]; Ibn Hisam, Sira, I, 70. Sur ∆amar ou ∆imar, nom d'une ville, au Yémen, cf. Bakri, Mu‘gam, 615 et Yaqut, Buldan, III, 7, qui, l'un et l'autre, évoquent l'inscription. Les anecdotes sur la découverte d'inscriptions ne man- quent pas dans l'historiographie arabe; cf. par ex. Ibn Hisam, Sira, I, 196; al-Azraqi, Makka, p. 42. De Wahb Ibn Munabbih, il est dit que le calife omeyyade al-Walid le con- sultait pour le déchiffrement d'inscriptions: al-Mas‘udi, cité par J. Horovitz, «Wahb b. Munabbih», E.I.1, IV, 1143a. 25 Cf. Premier Livre des Rois, chapitre 18. 26 Ibn Qutayba se fait, lui aussi, l'écho de dits, appuyés sur une citation poétique, se- lon lesquels Abukarib avait témoigné [sahida] de sa foi dans l'envoyé de Dieu [amana bi- rasul Allah]: Ma‘arif, p. 631. 27 Ibn Hisam, Sira, I. 27; ™abari, TariÌ, I, 427-428. Sur Ibrahim Ibn MuÌammad b. ™alÌa, voir Zubayri, Nasab, p. 283-284; sur son père, ibid. p. 281, Ibn Sa‘d, ™abaqat, V, 52-55, Ibn Îagar, IÒaba, VI, 15-17; Ibn ‘Abd-al-Barr, Isti‘ab, III, 1371-1373.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 278 A.L. DE PRÉMARE al-Tigan tel qu'il a été transmis et pour le même récit, il n'est pas cité d'autre source qu'Ibn Hisam lui-même: celui-ci fait état de ce que «pré- tendent les gens du Yémen», et il conclut le récit en disant: «Dieu sait ce qu'il en fut»28. Ibn Bukayr, quant à lui, ne remontait pas au delà d'Ibn IsÌaq29.

2.5. Abukarib et le sanctuaire de Ri’am à ∑an‘a Ibn Hisam et ™abari juxtaposent au récit de l'ordalie une sorte de dou- blet, toujours attribué à Ibn IsÌaq: Tubba‘ étant arrivé à Sanaa en com- pagnie des deux rabbins, ceux-ci l'incitent à y faire détruire le sanctuaire [hadm al-bayt] de l'idole Ri’am, suppôt de Satan. Le roi leur laisse toute latitude à ce sujet, et le sanctuaire de Ri’am est détruit30. Ibn Hisam, pour cette version, ne remonte pas plus haut qu'Ibn IsÌaq, et, dans le Kitab al-Tigan, pas plus haut que lui-même, toujours «d'après ce que prétendent les gens du Yémen». ™abari reste évasif (il parle de «certains collègues» d'Ibn IsÌaq [ba‘∂ aÒÌabihi]). Le nom de Ri’am ne figure pas dans la version d'Ibn Bukayr éditée par Îamidullah, où il n'est question que du Say†an, qui finira par être assimilé à Ri’am31.

3. Commentaire

3.1. Les problèmes de transmission Il faut remarquer tout d'abord les variations notables qui interviennent entre les différentes versions d'un même récit dans des ouvrages où les auteurs, en principe, se réclament tous d'Ibn IsÌaq; des variations analo- gues y apparaissent en ce qui concerne les chaînes de transmission. Ibn IsÌaq est présenté comme ayant été la source initiale des aÌbar sur

28 Ibn Hisam, Tigan, p. 307-308. 29 M. Lecker, pour conforter l'hypothèse de la conversion du Yémen au judaïsme à l'époque d'Abukarib, accorde beaucoup d'importance à Abu-Malik b. ™a‘laba al-QuraÂi, le transmetteur juif qui figure dans la chaïne de transmission de la Sira d'Ibn Hisam et dans celle du TariÌ de ™abari à ce sujet; mais il rattache plutôt ce transmetteur aux Banu- Hadl, dont il suit la filière dans tous ses méandres onomastiques à travers les aÌbar de différentes sources, notamment le Wafa’ al-wafa de Samhudi; cf. Lecker, 1998, XIII. 30 Ibn Hisam, Sira, I, 27-28; ™abari, TariÌ, I. 428. 31 Cf. Yaqut, Buldan, III, 109-110 [Ri’am].

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 279 l'épopée pré-musulmane d'Abukarib; mais compte tenu des aléas visi- bles de ce qui est dit provenir de lui, il y a lieu de se demander ce qu'il a vraiment transmis, de qui il a reçu ses informations et à qui il les a trans- mises32. Il convient par conséquent de s'interroger aussi sur la validité des chaînes de transmission, même lorsqu'elle sont apparemment «en or». En fait, la question n'est pas tant de vérifier la validité de ces chaînes que de considérer à la fois l'agencement et le cadre global dans lequel chacun des auteurs, se prévalant de l'autorité d'Ibn IsÌaq ou d'une auto- rité quelconque, a juxtaposé et agencé, à sa manière et selon ses objectifs propres, un ensemble d'aÌbar initialement disparates, souvent contradic- toires, et que l'on retrouve plus d'une fois ailleurs et indépendantes d'Ibn IsÌaq et avec la même apparence de solidité dans la transmission. Le même problème se retrouvera à propos d'Abraha et de son agression supposée contre la Ka‘ba.

3.2. L'authentification des événements par les citations poétiques

La manière dont Ibn al-Kalbi évoque cette question à propos de l'un des aÌbar particuliers évoqués plus haut peut avoir de l'intérêt pour mon propos d'une façon générale. Dans le Kitab al-aÒnam, Ibn al-Kalbi [m. ± 205/820] parle de la destruction du sanctuaire de Ri’am. Il ne fait qu'en résumer l'information, qu'il suppose connue. Il ne précise ni sa source, ni même le nom d'Abukarib dont nous trouvons pourtant la gé- néalogie dans une autre de ses ouvrages, la Gamhara33; ici il mentionne simplement Tubba‘, ce qui peut vouloir dire que, lui non plus, ou au moins celui qui était à la source de son information, n'était pas très as- suré de l'identité du souverain en question. Mais la question qui m'inté- resse ici concerne la fonction de la poésie dans les aÌbar: ayant men- tionné la conversion des Yéménites au judaïsme après la destruction du sanctuaire de Ri’am, Ibn al-Kalbi observe: «Aussi de là-bas [fa-min †amma, i.e. du Yémen], n'ai-je entendu aucune mention ni de Ri’am ni

32 Compte tenu de ces variations, on doute aujourd'hui qu'il ait existé un ouvrage écrit d'Ibn IsÌaq; cf. Raven, 1997, p. 686b et ses références à Sellheim, Samuk et Murany. 33 Cf. Caskel, 1966, I, 275.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 280 A.L. DE PRÉMARE de Nasr 34 dans la poésie pas plus que dans l'onomastique [fi say’ min al-as‘ar wa la l-asma’], car les Arabes n'ont gardé en mémoire de leur poésie que ce qui a précédé l'islam de peu. Hisam Abu al-Mun∂ir disait: «C'est uniquement à propos de Ri’am que je n'ai pas entendu de vers alors que j'en ai entendu pour les autres (dieux)»35. Le débat est de nature épistémologique, dirions-nous aujourd'hui: se- lon la logique de composition des aÌbar, une citation poétique prend, dans une certaine mesure, valeur d'authentification d'une donnée; que l'on n'en ait point cité au Yémen à propos de Ri’am risque donc, pour notre auteur, de rendre l'existence du sanctuaire de cette idole à Sanaa d'autant plus sujette à caution que la mention de l'idole Ri’am ne figure pas dans le Coran. Ibn al-Kalbi, qui, de toute manière, ne se fait pas faute de consacrer des notices à bien d'autres idoles que celles qui sont mentionnées dans le Coran, mais avec d'abondantes citations de vers dont l'autorité remplace en quelque sorte celle du Coran, recours ici au fait que, depuis l'époque du Tubba‘ en question, peu avant l'islam [qubayla l-islam], les Yéménites étaient de confession judaïque et n'ayant plus l'occasion de citer des vers sur des idoles, ils ne les avaient pas conservés en mémoire36. En quoi il contredit la relation d'Ibn IsÌaq, selon Ibn Bukayr, d'après laquelle les Yéménites, mis à part les ∆u-Hamdan, rejetant les contraintes du pouvoir du roi en question d'une façon générale, refusèrent aussi de délaisser la religion de leurs pères, et assassinèrent le souverain; ici encore, des citations poétiques viennent authentifier l'événement. Chez Ibn Hisam, le roi assassiné est le fils et successeur d'Abukarib, et l'événement est authentifié par des citations poétiques différentes37. Ceci pour dire après bien d'autres que le recours, à la manière des Anciens, à des citations de vers ayant tous les caractères de l'antiquité pour fonder une donnée d'histoire est, d'une façon très gé- nérale, tout à fait aléatoire.

34 La notice sur l'idole Nasr a précédé celle consacrée à Ri’am. L'idole Nasr fait par- tie des cinq divinités que, selon le Coran 71, 23, Noé aurait combattues. 35 Ibn al-Kalbi, AÒnam, p. 8 et trad. angl. p. 10-11, où la traduction de fa-min †amma est respectivement «aussi» et «henceforth». 36 Ibn al-Kalbi avait déjà fait une observation similaire à propos de l'idole Ya‘uq, qui, elle, est citée dans la liste coranique de 71, 23; cf. AÒnam, p. 7 et trad. angl. p. 10. 37 Ibn Hisam, Sira, I, 28-29.

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3.3. Les Juifs de l'épopée pré-musulmane d'Abukarib Tous les récits insistent à leur manière sur la présence du judaïsme au Yémen à une époque que nous savons par ailleurs correspondre au 5e siècle de notre ère. Aussi Piotrovski, parlant de l'ensemble de l'épopée d'Abukarib, estimait-il qu'à côté d'aÌbar d'origine bédouine, une autre source initiale de cette épopée fut constituée par les informations véhicu- lées par les milieux juifs du Yémen38. Cette présence, qui est attestée par les données épigraphiques évoquées plus haut, correspond bien à une réalité. Mais il est difficile pour l'historien de faire fond sur les aÌbar de l'épopée tels qu'ils nous sont parvenus pour en savoir plus du point de vue strict des événements et des hommes de l'histoire durant ce siècle. À ce sujet, la présence d'informateurs d'origine juive dans une chaîne de transmission a une valeur d'indice plus que de preuve; une analyse trop ambitieuse des chaînes de transmissions de la plupart de nos récits ris- que de devenir quelque peu illusoire, même en ce cas particulier. Ces chaînes sont seulement l'indice, ou le support onomastique, d'un milieu producteur global, dont certains noms peuvent émerger (Ka‘b al-AÌbar, Wahb Ibn Munabbih par exemple), mais dont les orientations sont à dé- celer dans les récits eux-mêmes plus que dans les noms qui couvrent ces derniers de leur autorité convenue. De ce point de vue, plusieurs conclu- sions peuvent être tirées de notre parcours dans les aÌbar sur le thème de l'attaque du temple appliqué à un Tubba‘ non précisé ou à Abukarib. Ce qu'il y a de plus remarquable dans ces récits, c'est la présence constante de rabbins juifs (un, deux, ou plus) qui sont généralement qua- lifiés de savants [‘alim]. Ces rabbins [Ìabr / Ìabran / aÌbar] y jouent le rôle d'intercesseurs et de défenseurs des futurs lieux-saints de l'islam auprès des souverains yéménites qui ont l'intention de les agresser. Les transmetteurs-compositeurs de ces aÌbar mettent en place, me semble-t- il, une polémique adressée aux Juifs de leur temps sur le thème du tem- ple. Celle-ci se trouve exprimée parallèlement dans la sourate 17 du Co- ran. Les versets 2 à 8 ont valu à la sourate en question le nom de Banu- Isra’il à côté de celui d'al- Isra’. L'affirmation principale en est que, in- fidèles à deux reprises, les Fils d'Israël ont vu par deux fois leur Temple

38 Piotrovski, 1984, p. 145.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 282 A.L. DE PRÉMARE détruit. Le corollaire apologétique, exprimé par nos récits, en est que les Juifs doivent reconnaître la suprématie du nouveau temple, celui de la Ka‘ba qui, lui, a été sauvé par Dieu de la destruction. Ainsi les rabbins des temps anciens, hommes de sagesse et de science, deviennent-ils de façon prémonitoire les premiers défenseurs des futurs lieux saints de l'islam. Dans ce cadre, le fait que les rabbins soient présentés comme étant des Banu-QurayÂa a une fonction symbolique d'ordre polémique. Au temps de MuÌammad en effet, les QurayÂa furent, à Médine, les oppo- sants juifs les plus notables au prophète de l'islam, et celui-ci les fit mas- sacrer. «L'information» de nos récits sur l'appartenance tribale des rab- bins de Tubba‘ / Abukarib n'est donc pas d'un ordre généalogique que l'on aurait à prendre en compte dans une investigation proprement «his- torique» en en remontant les filières onomastiques comme si elles y étaient positivement à considérer comme «vraies». Etant mise au ser- vice du thème «il voulut détruire la Ka‘ba», c'est une généalogie emblé- matique, servante d'une histoire récente projetée symboliquement sur le passé: les anciens QurayÂa avaient reconnu la suprématie à venir de la Ka‘ba et de Médine; leurs descendants du temps de MuÌammad, à Mé- dine même, avaient été infidèles à leurs ancêtres en refusant de reconnaî- tre MuÌammad comme prophète.

4. Les sources juives de l'épopée pré-musulmane d'Abukarib

L'écriture musulmane a recomposé une partie des aÌbar du Yémen préislamique en en faisant le premier élément de son histoire sainte. Centrée sur l'attaque, jusqu'au Îigaz, des futurs lieux saints de l'islam par les rois sud-arabiques, elle est caractérisée par la récurrence des ré- miniscences littéraires et religieuses judaïques. Ces réminiscences récur- rentes donnent l'impression que les récits sur Tubba‘ / Abukarib consti- tuent une sorte de mémorial juif yéménite, recomposé à l'époque omeyyade par un milieu de transmetteurs-conteurs de métier qui lui ont donné son orientation islamique. Le récit de l'ordalie est si directement calqué sur le chapitre 18 du 1er Livre des Rois sur le prophète Elie, le roi Achab et les sectateurs et prê-

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 283 tres de Baal qu'il est inutile de nous y attarder ici. En revanche, il me paraît utile de faire un détour par la littérature maccabéenne, la Mishna et le Talmud.

4.1. Le 1er et le 2e livres des Maccabées [1 M et 2 M] Un certain nombre de motifs des aÌbar sur Abukarib semblent plus ou moins inspirés par l'une ou par l'autre des deux chroniques maccabéennes concernant les agressions des rois grecs contre le Temple de Jérusalem. Les événements font partie de l'histoire juive de la pre- mière moitié du deuxième siècle avant notre ère (180, puis, surtout 167 à 164). Ils sont racontés dans la seconde moitié de ce même siècle par le premier et le deuxième livres des Maccabées ; ces deux livres, qui figu- rent dans les bibles chrétiennes, ne font pas partie des livres canoniques juifs. Le premier date de ± 100, et le second, qui est de peu antérieur, de ± 124 avant notre ère. Ils sont consacrés à la résistance nationale des Juifs, sous le leadership de la famille des Maccabées, contre les tentati- ves d'hellénisation politique et religieuse effectuées par les rois séleucides, en particulier par Antiochos IV Epiphane [175-164 avant no- tre ère]. L'événement central, la profanation du Temple de Jérusalem par Antiochos IV Epiphane, est connu et relaté parallèlement par l'historio- graphie grecque (Poseidonios d'Apamée ± 135- ± 51 avant notre ère), puis, au 1er siècle de notre ère, par l'historien juif Flavius Josèphe dans Le Guerre des Juifs et les Antiquité Judaïques. Il s'agit au départ d'évé- nements réels, bien que chacun des auteurs les interprète à sa manière. Qu'il y soit question aussi d'interventions miraculeuses ne change rien à la réalité des événements. L'enjeu central était le Temple de Jérusalem, ses biens, son culte, et à travers cela, l'hellénisation ou le refus d'hel- lénisation des Juifs. Laissant aux spécialistes de l'histoire juive les questions littéraires et historico-critiques relatives aux livres des Maccabées et à ses prolonge- ments chez Flavius Josèphe39, je limiterai mon propos aux thèmes et aux

39 Cf. Etienne Nodet, Essai sur les origines du judaïsme. De Josué aux Pharisiens, Paris, Cerf, 1992, p. 30-37; 164-210 (chap. VI); Marie-Françoise Baslez, Bible et his- toire, Paris, Fayard, 1998, p 43-78 (chap. 2); cf. aussi Christiane Saulnier (avec la colla- boration de Charles Perrot), Histoire d'Israël, III, de la conquête d'Alexandre à la des- truction du Temple (331 a. C.-135 a. D.), Paris, Cerf, 1985, chap. III et IV.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 284 A.L. DE PRÉMARE motifs de la littérature maccabéenne réutilisés aux 7e et 8e siècle de notre ère par les aÌbar des sources arabes musulmanes.

4.1.1. Héliodore Le premier épisode des tentatives des rois grecs concernait la confis- cation des biens du Temple de Jérusalem. Il est relaté par 2 M. Le roi Séleuchos [Séleuchos IV, 187-175 avant notre ère] chargea un de ses administrateurs, Héliodore, de l'inventaire et de la confiscation des biens du Temple. Héliodore pénétra dans le Temple escorté d'une simple garde. La révolte des Juifs mit la tentative en échec. L'événe- ment est chrologiquement situé; il prend sa place dans le cadre géné- ral de la politique fiscale des rois séleucides de l'époque à l'égard de tous les sanctuaires quels qu'ils soient: les Séleucides, après avoir perdu la guerre contre Rome, devaient payer aux Romains de lourdes indemnités de guerre et avaient des besoins pressants d'argent. Pour les Juifs, il s'agissait, certes, d'une révolte fiscale. Mais la confisca- tion des biens du Temple avait aussi pour eux une résonnance reli- gieuse: les biens du Temple avaient une autre destination, définie dans le cadre d'une institution religieuse; il s'agissait donc d'une profana- tion. L'interprétation de l'échec par l'auteur de 2 M fut donc de nature reli- gieuse, et selon le mode du temps: Héliodore pénètre dans le Temple. Pendant qu'il fait l'inventaire, les prêtres supplient Dieu. Un miracle met fin à la tentative de l'administrateur grec: un mystérieux cavalier, puis de deux jeunes gens, fustigent Héliodore. Celui-ci tombe et il est enve- loppé d'épaisses ténèbres, et on l'emporte sur une civière. A la suite de quoi, le grand prêtre prie pour lui et il se convertit. De retour auprès du roi, il le dissuade de faire une nouvelle tentative, car le Dieu du ciel «veille sur ce lieu et le protège». Ces motifs se retrouvent dans l'épopée pré-musulmane d'Abukarib re- lative au temple de la Mekke objet des convoitises du roi. Les rabbins juifs y jouent le rôle du grand prêtre et le Tubba‘ qui voulait profaner le temple se convertit au judaïsme40.

40 Cf. ci-dessus I.2.2.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 285

4.1.2. Antiochos IV Le second épisode fut beaucoup plus important que le premier. Les événements eurent lieu à des dates qui sont précisées par l'un et l'autre des deux livres des Maccabées. Il s'agit de la profanation du Temple par le roi séleucide Antiochos IV Epiphane, à une date qui correspond au 8 décembre 167. La profanation du Temple fut préparée dès 168 par l'oc- cupation militaire de la Judée. En 167, eut lieu le pillage du Temple, la confiscation de sa caisse, l'instauration et la monumentalisation d'un autel païen sur l'autel juif des holocaustes. De 167 à 164, ce fut alors l'insurrection des Maccabées, qui en 164, finirent par entrer dans Jérusa- lem, purifièrent le Temple, restaurèrent le rituel, alors que la garnison séleucide restait maîtresse de la citadelle. Un compromis fut finalement négocié: édit d'amnistie d'Antiochos IV, abandon du programme d'hel- lénisation et restitution du Temple. L'auteur de 2 M fournit le dossier d'archives: libellé des lettres et des édits. Dans les aÌbar des sources musulmanes, la profanation du temple et l'installation en son sein d'un culte idolâtrique sont autant de tentatives avortées: le saint des saints du Temple de Jérusalem est déplacé, pour le temps d'Abukarib, sur la Pierre d'angle de la Ka‘ba. Le père de la future épouse du prophète, nouveau Judas Maccabée entouré de ses partisans, est promu comme son défenseur. D'une façon analogue, et comme une sorte de grand prêtre, ‘Abd-al-Mu††alib, grand-père du prophète, au temps d'Abraha, sera promu comme le protecteur du temple. La tenta- tive d'installation d'un culte étranger abominable en remplacement de celui du temple se retrouvera dans le premier récit de Muqatil Ibn Sulayman en commentaire de la sourate 10541. Les événements relatés dans les deux livres des Maccabées furent re- pris par la suite dans les ouvrages de l'historien juif Flavius Josèphe au premier siècle de notre ère. Les deux livres connurent aussi des prolon- gements romancés dans la littérature apocryphe juive (3e et 4e livres des Maccabées). Ils étaient connus et répandus également chez les chrétiens; ces deux livres, en effet, bien que leur canonicité fût restée longtemps objet de discussion, apparaissent dans les listes canoniques chrétiennes de l'Ancien Testament dès la fin du 4e siècle. L'évocation des martyrs

41 Cf. ci-dessous III.1.1.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 286 A.L. DE PRÉMARE qui refusèrent d'abandonner leur foi et leurs pratiques rituelles42 avait déja été développée en exemplum dans un 4e livre des Maccabées, où le lieu de leur supplice était situé en Judée. Cette évocation fut, à partir du 4e siècle, à l'origine des traditions populaires chrétiennes concernant le lieu du supplice des saints martyrs Maccabées à Antioche. Jean Chrysos- tome [m. 407] mentionne les reliques de leur sanctuaire à proximité de la ville et Augustin [m. 430] s'en fait l'écho dans l'un de ses sermons43. Au 6e siècle, l'historien antiochien Jean Malalas en donne aussi quelques éléments d'information dans sa Chronographie44. Qu'à partir d'une fi- lière juive, déjà relayée par les chrétiens, un relai d'un nouveau genre ait été pris par l'écriture musulmane aux 7e et 8e siècles de notre ère en fonction de ses objectifs propres aurait d'autant moins de quoi nous sur- prendre qu'Antioche fut conquise très tôt par les Arabes [en 16 / 637- 638].

4.2. La Mishna et le Talmud: Alexandre le Grand et le Temple de Jé- rusalem Un autre récit juif sur le Temple a sans doute inspiré les aÌbar musul- mans sur l'intention qu'aurait eu Tubba‘ / Abukarib de détruire la Ka‘ba. Le Temple, centre de la vie religieuse juive, tient une place importante dans les différents traités de la Mishna, ainsi que l'évocation de sa des- truction, ou des tentatives qui sont faites pour le détruire. Un conquérant aussi prestigieux qu'Alexandre le Grand devait avoir eu cette intention. Le récit qui en est fait dans le Talmud de Babylone a son origine dans une tradition de l'époque du second Temple, figurant dans la Megillat Taanit [«Rouleau des jeûnes»], ouvrage aggadique dont le texte ara- méen date des 1er et 2e siècles de notre ère45. Alexandre, selon le récit du Talmud, aurait donné l'ordre de détruire le Temple de Jérusalem sur

42 1 M 1, 62-63; 2 M, 6, 18-7, 1-42. 43 Cités par T.O.B., 1976, «Introduction aux Livres des Maccabées», p. 1979-1980 avec référence à P.G., 50, c. 617, 623; 63, c. 530 pour Jean Chrysostome. 44 Malalas, 1831, Livre VIII, p. 205-207. La tradition aura ses prolongements en Occi- dent encore très tardivement, par exemple dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine [Gênes, 13e s.] qui consacre une notice aux saints Maccabées. Cf. La Légende Dorée, trad. fse de J.-B.M. Roze, Paris, Flammarion, 1967, II, 32-33. 45 Lichtenstein, 1931-1932, p. 339-340; sur la Megillat Taanit, cf. Strack et Stem- berger, 1986, p. 61.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 287 l'incitation des Samaritains; il aurait permis à ces derniers de procéder à l'opération. Mais le Grand-Prêtre Simon le Juste, dans cette situation exceptionnelle, revêtit ses habits sacerdotaux et, bien qu'il fût habituel- lement interdit de sortir à l'extérieur ainsi revêtu, il se porta à la rencon- tre d'Alexandre. Celui-ci, impressionné, se prosterna devant Simon, fit rapporter la mesure, et ce furent les Samaritains et leur temple du mont Garizim qui firent les frais de l'opération. Le Talmud réutilise cette tra- dition ancienne dans le cadre de la halakhah : il s'agit d'illustrer par un exemple le problème de la licéité, dans une circonstance exceptionnelle, du port des vêtements sacerdotaux hors du Temple46. Les conquêtes d'Alexandre en Syrie-Palestine furent des événements bien réels. Son attitude concernant le Temple de Jérusalem telle qu'elle apparaît chez Flavius Josèphe, évoquée sans doute en partie à partir du récit aggadique, est imaginaire. E. Nodet estime que «l'insertion de Jé- rusalem dans le trajet d'Alexandre [de Tyr à Gaza] est un peu forcée, au moins sur le terrain» et que l'ensemble du récit, où domine l'élément merveilleux, est légendaire: il est à replacer dans le cadre polémique de l'opposition entre Juifs et Samaritains et de la rivalité de leurs sanctuai- res respectifs47. Les aÌbar issus de la tradition d'Ibn IsÌaq ont adapté et transposé sur un Tubba‘ qui demeurera longtemps imprécis, le thème de la Mishna et du Talmud relatif à Alexandre et au Temple de Jérusalem. Les Samari- tains incitant Alexandre à détruire le Temple de Jérusalem sont transpo- sés sur les Hu∂ayl incitant Tubba‘ / Abukarib à s'attaquer à la Ka‘ba; Simon le Juste est transposé sur les rabbins juifs intercédant en faveur du lieu saint; Alexandre qui se prosternait devant le grand prêtre est trans- posé sur Tubba‘ / Abukarib allant ses dévotions à la Ka‘ba et la revêtant de la draperie comme d'un ornement sacerdotal; les Hu∂ayl connaissent le même sort que les Samaritains48.

46 T.B., Yoma 69a (trad. fse, Aggadoth, p. 369-370); Tamid 21b; cf. Pirqé Avot, 1990, I, 2. 47 Josèphe, Antiquités, Livre XI, VIII (p. 48-55); Nodet, 1992, p. 30 et chap. IV, en particulier p. 105-109: dans ce chapitre, l'auteur s'interroge sur l'origine des Samaritains en tant qu'héritiers de la religion israélite d'avant l'exil. Je remercie Christophe Bonnard de m'avoir fourni la documentation appropriée sur Alexandre et le Temple de Jérusalem. 48 Cf. ci-dessus I.2.2. et note 22.

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La marque juive est donc en quelque sorte apposée sur les aÌbar de l'épopée pré-musulmane d'Abukarib. Ceux-ci, travaillés par l'écriture musulmane à partir de sources judaïques, affirment que l'économie an- cienne du Temple de Jérusalem étant caduque, elle doit laisser la place à une économie nouvelle, celle de la Ka‘ba, puisqu'elle est reconnue par les rabbins juifs eux-mêmes. Le dernier volet de cette recomposition sera celui de l'attaque d'Abraha et de sa défaite lors de son agression contre la Ka‘ba.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 289

II. Abraha et l'attaque du temple

1. L' Abraha de l'histoire1

1.1. Les sources Abraha nous est connu d'abord par deux inscriptions qui lui sont pro- pres, répertoriées sous les sigles CIH 541 et RY 506 — datées respecti- vement de ce qui, dans l'ère Ìimyarite, correspond à 549 et 552 de notre ère — et une troisième, la dernière où son nom soit mentionné, ré- pertoriée sous le sigle Ja 544-547, datée de ce qui correspond à 558 de notre ère. Les premières évocations d'Abraha dans les sources littéraires lui sont contemporaines. Elles sont du 6e siècle de notre ère, en langue grecque: le Martyrion de Saint Aréthas, dans la partie qui évoque les suites de la persécution des chrétiens de Nagran par le roi yéménite juif Yusuf, et le livre des Guerres de Procope, dans la partie consacrée aux conflits entre les Byzantins et les Perses. La composition du Martyrion se situe durant le règne de l'empereur romain d'Orient Justinien 1er [527-565 A.D.], soit entre 535 et 545, soit vers la fin de ce règne. Cet ouvrage parle de l'in- tervention éthiopienne à la suite du massacre des chrétiens de Nagran; il mentionne l'installation, par le roi éthiopien Elesbaas [= Ella AÒbeÌa], d'un roi chrétien au Yémen, qu'il nomme Abraam. Procope [Prokopios, m. vers 562 A.D.] fut l'adjoint du général Bélisaire et le chroniqueur du règne de Justinien 1er2. Son Livre des guerres fut l'une des sources de référence de l'historien italien de l'Éthiopie Carlo Conti Rossini en 1928. Outre le Martyrion et le Livre des guerres, des données complé- mentaires peuvent être trouvées dans la Chronographie de Jean Malalas,

1 Cf., dans ma bibliographie, A.F.L. Beeston, 1954a et b; Id. 1984 a et b; Müller, 1984, p. 129-130; Robin, 1991; Beaucamp et alii, 1999. Je remercie Christian Robin de m'avoir communiqué le texte dactylographié de l'étude importante de 1999 indiquée ci- dessus avant sa parution dans ARAM 9. 2 Beaucamp et alii, 1999, p. 52 sq.; Procope, I, 20.

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écrivain byzantin du 6e siècle également, dont l'ouvrage est une sorte d'histoire universelle allant de la création à l'année 5633.

1.2. Les grandes lignes de son règne Abraha était d'origine servile (Procope). Il commandait les troupes éthiopiennes qui intervinrent au Yémen à la suite de la persécution des chrétiens de Nagran. Il fut porté au pouvoir par une rébellion militaire contre le roi du Yémen Sumuyafa‘ Ashwa‘ (Esimiphaios chez Procope) qui avait été mis en place par les Ethiopiens. Abraha se rendit indépen- dant de l'allégeance éthiopienne et devint un véritable souverain. Dans ses inscriptions, il adopta la titulature des grands rois Ìimyarites: «Roi de Saba’, ∂u-Raydan, Îa∂ramawt»; il reçut les ambassadeurs des gran- des puissances d'alors (byzantine, perse, éthiopienne); entre 547 et 549 de notre ère, il entreprit et mena à bien les travaux de réparation de la digue de Ma‘rib [CIH 541]4. Chrétien, ses inscriptions commencent par «Avec la puissance de RaÌmanan, de son Messie et de l'Esprit de sain- teté» [CIH 541] ou «Avec la puissance de RaÌmanan et de son Messie» [RY 506]; après avoir rétabli l'ordre en matant la révolte de Yazid Ibn Kabsa(t), l'un de ses lieutenants arabes, des Kinda, il fit célébrer la messe dans l'église de Ma'rib par le prêtre du monastère [CIH 541]; à Sanaa, ce fut lui, disent les sources arabes, qui fit construire une magni- fique cathédrale, et c'est peut-être à cette église qu'appartenaient les deux chapiteaux que l'on trouve actuellement dans la grande mosquée de la ville5. Curieusement, même les récits musulmans qui en font l'agresseur de La Mekke, lui attribuent, comme à un souverain digne de ce nom, la grande qualité du Ìilm [longanimité et intelligence politi- que]6. Dans ses expéditions en Arabie centrale, Abraha semble avoir de

3 Beeston, 1984b, p. 275; cf. Maraval, 1997, p. 59 et p. XV [143]; p. 105 et p. XXXIV [550 à 557]. 4 Après Glaser (1897), Conti Rossini fournissait, en traduction italienne, un extrait important de la longue inscription CIH 541 de la digue de Ma’rib: cf. Conti Rossini, 1928, cap. VII pp. 167-201; la citation est aux pp. 186-187. La traduction française de l'inscription CIH 541 est fournie par Iwona Gajda, 1997b, p. 219. 5 Cf. une reproduction photographique de ces chapiteaux dans Robin, 1991, p. 148, fig. 39 et 40 et voir Yaqut, Buldan, IV, 394 sq., al-Qulays. 6 Par ex. ™abari, Gami‘, t. XV, 300-302 [sur la sourate al-Fil, récit d'Ibn IsÌaq]; Ta’riÌ, I, 439.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 291 bons alliés parmi les tribus arabes, celles du Sud qui dépendent de lui notamment [RY 506], mais aussi, selon certains récits anciens, des chefs arabes du Nord, épris d'aventures et de commandement viennent se met- tre à son service; les descendants de l'un d'entre eux ne cesseront de s'en faire gloire longtemps après. Abraha a un fils «Aksum ∆u- Ma‘ahir», qui est cité dans la grande inscription de Ma’rib [CIH 541/82- 83], et qui, selon les traditions arabes, règnera après lui. Abraha semble donc avoir été un roi marquant dans l'histoire de l'Arabie à la fin de l'ère Ìimyarite: évoqué par les chroniques contem- poraines, son nom et le mémorial de certaines de ses actions ou réalisa- tions sont inscrits sur la pierre; les réminiscences de son règne sont pré- sentes dans la littérature arabe. Cet ensemble fait de lui un acteur connu et bien réel de l'histoire de la Péninsule arabe au 6e siècle de notre ère. J'évoquerai deux épisodes particuliers de son règne en raison de l'écho que nous en retrouvons dans les sources arabes.

1.3. La prise de pouvoir

Les données fournies par les sources littéraires externes et les inscrip- tions, et qui concernent l'intervention éthiopienne au Yémen [vers 529- 530 A.D.], le règne de Sumuyafa‘ Aswa‘ [± 530-±535] et la prise de pouvoir d'Abraha [± 535] sont les suivantes: A l'époque de la guerre byzantino-perse de 527, à la suite du massa- cre des chrétiens de Nagran par le roi Ìimyarite juif Yusuf As‘ar [= ∆u- Nuwas dans les traditions arabes], le roi d'Ethiopie, qui est chrétien, in- tervient au Yémen. Yusuf et ses troupes sont défaites et Yusuf s'enfuit, ou trouve la mort. Le Négus installe sur place un nouveau roi yéménite, un chrétien, Sumuyafa‘ Aswa‘ [Esimiphaios chez Procope], de qui il exige un tribut annuel, puis il se retire. L'inscription de ÎiÒn al-Ghurab [CIH 621, an 531 de notre ère] fait état d'une ambassade envoyée à un Sumuyafa‘ Aswa‘ fils de SaraÌbil par l'empereur byzantin Justinien. Mais il subsiste des doutes sur l'identification de ce personnage avec le roi yéménite, car ce nom a été porté par d'autres. Vers 535, une rébellion militaire au Yémen porte au pouvoir un militaire du nom d'Abramos [= Abraha], qui est chrétien. C'est l'ancien esclave [doulos] d'un byzantin installé pour affaires dans la région d'Adoulis (sur la Mer Rouge, en

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Erythrée actuelle). Abramos/Abraha se rend indépendant de l'allégeance éthiopienne. Par deux expéditions, le Négus Kalêb essaie sans succès de réduire la rébellion d'Abraha. Celui-ci acceptera de payer tribut à son successeur7. La Chronographie de Jean Malalas, cependant, ne men- tionne pas le règne de Sumuyafa‘ Aswa‘; Abraha aurait été placé direc- tement sur le trône par les Ethiopiens, immédiatement après la mort du roi Ìimyarite persécuteur des chrétiens de Nagran8. Quant au Livre des Himyarites, ouvage en syriaque (milieu du 6e siècle), il indiquait que le Négus avait installé comme souverain un Ìimyarite de souche royale, dont le nom, sur le manuscrit unique que nous avons de cet ouvrage, est malheureusement mutilé9.

1.4. L'expédition de 552: L'inscription de Muraygan RY 506 L'une des campagnes d'Abraha en Arabie centrale est attestée par une inscription sud-arabique trouvée à Muraygan par Gonzague Ryckmans et publiée, traduite en français et commentée par ce dernier en 195310. Muraygan est situé à quelques 400 km au sud-sud-est de La Mekke, et à quelques 200 km au nord-nord-ouest de Nagran. Depuis la publication de G. Ryckmans, cette inscription [= RY 506] a fait l'objet de plusieurs analyses et de réexamens et a donné lieu à un certain nombre d'hypothè- ses11. L'inscription précise la date de l'expédition (662 Ìimyarite = 552 de notre ère), et indique que ce fut la quatrième, en avril, «lorsque tous les B. ‘Amir se révoltèrent». De son côté, Procope parle, lui aussi, de la marche d'Abraha vers le Nord, laquelle serait restée sans suite véritable en dépit des efforts de l'empereur Justinien pour le pousser à attaquer la Perse12. L'inscription de Muraygan RY 506, semble indiquer deux et même trois corps expéditionnaires dans le même mouvement: l'un mené

7 Beaucamp et alii, 1999, p. 25-27, 53-54 et 70-71; Procope, I, 20; voir aussi Conti Rossini, 1928, p. 179-181; sur Yusuf As‘ar cf. M.R. Al-Assouad (1955), «Dhu Nuwas», E.I.2, II, 250-252. 8 Beeston, 1984b, p. 275. 9 Beaucamp et alii, 1999, p. 53. 10 Ryckmans, 1953, p. 275-284. 11 Les études que j'ai utilisées sont: Beeston, 1954; Sayed, 1988; Gajda, 1997a, vol. II p. 145-148; cf. Kister, 1965, p. 425 et références; R. Simon, 1967 et 1989. 12 Procope, I, 20.12-13; Conti Rossini, 1928, p. 189.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 293 par Abraha contre les Ma‘add à Îaliban, les deux autres envoyés par Abraha et menés respectivement par les Kinda dans la vallée de ∆u- MarÌ, et par les Murad et les Sa‘d dans la vallée de Turaban. TRBN [= Turaban = Turaba?] serait situé, selon les études effectuées, à 190 km à l'est de La Mekke; ÎLBN [Îaliban = Îuluban?] est, selon les études effectuées, à 600 km au nord-est de La Mekke, à 300 km au sud-ouest de l'actuelle Riya∂; la localisation de (∂)-MRÎ [= (∆u)- MarÌ/MaraÌ], relativement à la dite campagne d'Abraha, ne semble pas avoir pu encore aboutir à un accord unanime, le déchiffrement du toponyme lui-même étant demeuré longtemps incertain13. Je me permet- trai quelques observations personnelles d'ordre lexicologique et littéraire en ce qui concerne ∆u-MarÌ, dont la localisation ne semble pas très assurée. Les toponymes ∆u-MarÌ et ∆u-MaraÌ (sans allongement du «a») sont connus des sources arabes, notamment à travers la poésie archaïque. Mais avant d'être un nom propre de lieu, cela semble désigner d'abord un endroit où pousse le marÌ, sorte d'arbre aux branches souples et lis- ses, devenu proverbial parce que le bois, facile à enflammer, est utilisé conjointement à celui d'une autre sorte de bois pour obtenir du feu par frottement. Quant à la vocalisation maraÌ (sans allongement), elle est in- dicative du nom verbal de mariÌa: c'est le fait de devenir tendre, fin et allongé comme le marÌ (en parlant, par exemple d'un arbre appelé ‘arfag)14. Le marÌ étant un «arbre à feu» [sagarat al-nar], il n'est pas étonnant qu'on en retrouve l'évocation à la fois toponymique et poétique à propos de lieux dans des régions très différentes (Yémen, Yamama, côte de la Mer Rouge du côté de Yanbu‘, etc.)15. L'orthographe parfois suggérée en ∆u-MaraÌ ou ∆u-MuraÌ (avec allongement du «a»), qui désigne un mont dans la région mekkoise16, me semble exclue par le fait que dans l'inscription, il ne s'agit pas d'un mont, mais de «la vallée de ∆u-MarÌ [wd ∂-mrÌ], une vallée que l'on peut penser gratifiée précisé-

13 Cf. Sayed, 1988, p. 132 et 135. 14 L.A. s. rac. MRÎ. 15 ∆u-MarÌ: Bakri, Mu‘gam, IV, 1210 et II, 474; Yaqut, Buldan V, p. 103; cf. Ibn- Qutayba, Si‘r I, p. 457; voir également Abu-l-Farag, Agani XIII, p. 77, vers du poète al- ‘Ugayr al-Saluli; ∆u-MaraÌ: Yaqut, loc. cit.; Abu-l-Farag, Agani II, p. 178; Ibn Qutayba, Si‘r I, p. 328. 16 L.A. rac. MRÎ; al-Azraqi, Makka, p. 496; Yaqut, Buldan V, p. 91-92.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 294 A.L. DE PRÉMARE ment de cet arbre célébré par les poètes en différents endroits de la Pé- ninsule. Ajoutons à cela que l'allongement du «a» nous situerait dans une étymologie [racine RYÎ] dont la pertinence topographique est beau- coup moins assurée. Par ailleurs, le toponyme désignant le mont de la région mekkoise apparaît aussi sous la forme ∆u-MuraÌ [avec Ì au lieu de Ì]17. Parmi les tribus dont les noms sont évoqués dans l'inscription RY 506, nous trouvons Ma‘add et les Banu-‘Amir qui étaient en rébellion; puis, participant à la campagne sous la direction d'Abraha, les Kinda, les ‘Al ou ‘Ali ou ‘Ula (selon les lectures proposées), les Murad et les Sa‘d. Ma‘add (fils de ‘Adnan) est l'ancêtre éponyme des Arabes du Nord et son nom peut désigner ceux-ci d'une façon générale; les B. ‘Amir b. ∑a‘Òa‘a en font partie18 et la campagne est dirigée contre eux. Les Murad et leurs cousins les Sa‘d, sont deux tribus du groupe méridional des Ma∂Ìig et, d'après l'inscription, ils sont associées à Abraha durant sa campagne contre les tribus du Nord. Les Sa‘d sont donc les Sa‘d al- ‘Asira, contrairement à ce que pensait M.J. Kister qui parlait des Sa‘d Tamim19. Quant aux Kinda, ils étaient sous l'allégeance du roi yéménite, et ils sont cités aussi dans l'inscription d'Abraha à Ma’rib où la révolte de leur chef Yazid b. Kabsa(t) puis leur retour à l'ordre sont évoqués assez longuement20. En plus du nom d'Abraha, l'inscription RY 506 mentionne le nom de deux chefs de guerre arabes alliés d'Abraha: ’BGBR avec les Kinda et BSR fils de Î∑N avec les Sa‘d. L'inscription donne lieu à des transcrip- tions différentes selon les spécialistes. Il est difficile d'identifier ces deux personnes, même à partir des traditions arabes anciennes. Ibn Durayd, cependant, mentionne un roi de Kinda nommé Abu-l-Gabr

17 Yaqut, Buldan V, p. 91; L.A. loc. cit. Le sud-arabique des inscriptions ne distingue pas les prononciations avec allongement de celles qui sont sans allongement. 18 Cf. Watt, 1984; Caskel, 1960; Robin, 1996, p. 681 n. 62. 19 Ibn Îazm, Gamhara, 405 sq.; 476-477; Ibn Durayd, Istiqaq, p. 397 sq.; Sayed, 1988, p. 132 et 134; Levi Della Vida, 1992; Robin, 1996, p. 679-680; Zahrani, 2000, p. 54-55; cf. Kister, 1965, p. 431-433; sur les Murad, cf. Zahrani, 2000, p. 70-72. 20 Cf. Shahid, 1979; Beeston, 1979; Robin, 1996, p. 665-666; Lecker, 1998, XIV et XV; sur l'identification de Yazid Ibn Kabsa(t), voir Zahrani, 2000, p. 26-27 et 134-136. Les Kinda figurent dans un des aÌbar de Muqatil Ibn Sulayman commentant la sourate 105; cf. ci-dessous III.1.2.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 295

(sans spécifier davantage) qui aurait reçu une esclave en cadeau de la part de l'empereur perse Chosroès. L'information est reprise, plus dé- taillée, par Ibn Îallikan. Il s'agirait d'Abu-l-Gabr ou Abu ‘Amr Yazid b. SuraÌbil al-Kindi. Il y a sans doute là une réminiscence onomastique à prendre en considération. Mais on voit mal un général associé à l'expé- dition d'Abraha, dirigée apparemment, quoiqu'indirectement, contre la Perse, se retrouver fort bien introduit à la cour sassanide. Il semble que l'intérêt des sources arabes pour ce personnage provienne d'interroga- tions tardives sur l'origine d'un ancien esclave éthiopien compagnon de MuÌammad (Abu-Bakra), et d'un gouverneur omeyyade connu dont l'ascendance était douteuse [Ziyad b. Abih, «Ziyad fils de son père»]21. Ces deux hommes de l'époque islamique se forgeaient tous deux des gé- néalogies plus prestigieuses que celles qui étaient véritablement les leurs. Peut-être pourrait-on, cependant, dissocier l'information onomas- tique, que l'on pourrait prendre en compte, du récit fictif sur les origines d'Abu-Bakra et de Ziyad. Mais cette information elle-même ne nous renseigne guère. Un dernier nom de personne est cité aux lignes 7-8 de l'inscription: ‘Amr Ibn al-Mun∂ir. Il s'agit du fils du roi lakhmide de Îira Mun∂ir III, qui règnera après son père de 554 à 569. Le texte mentionne des négo- ciations entre ‘Amr et Abraha pour savoir, semble-t-il, qui gouvernerait les Ma‘add; l'interprétation de ces deux lignes a posé des difficultés aux spécialistes. Il semble en ressortir cependant qu'en échange de garanties sous forme d'otages, ce soit le fils du roi lakhmide qui ait reçu de ce dernier le commandement des tribus arabes du Nord. Et Abraha «s'en retourna de Îaliban»: la campagne est terminée. Il n'est pas question du Îigaz. Les événements se situent donc dans un contexte géopolitique global où les Lakhmides sous mouvance persane s'opposent aux Ghassanides sous mouvance byzantine pour le contrôle des tribus du Nord; mais, dans ce contexte, le jeu d'Abraha, roi du Yémen, semble intervenir de façon relativement autonome. C'est bien ce que semble in- diquer Procope22.

21 Ibn Durayd, Istiqaq, 305-306; Ibn Îallikan, Wafayat, VI, 355-357; cf. Kister, 1965, p. 434; Zahrani, 2000, p. 27-28; voir également Lecker, 1998, XV, p. 336-337 n. 8. 22 Sur le contexte géopolitique global, voir Simon, 1967 et 1989.

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2. Les aÌbar des ouvrages littéraires

2.1. La prise de pouvoir d'Abraha selon Abu-l-Farag al-IÒfanani Nous avons les échos de la prise de pouvoir d'Abraha dans les ouvra- ges littéraires arabes. Les aÌbar sur ce sujet ont probablement pour ori- gine des traditions yéménites anciennes; ils sont toujours plus ou moins liés à la poésie, et toujours plus ou moins interprétés en fonction du con- texte et des intentions des transmetteurs ou des compilateurs, qu'ils soient du Sud ou du Nord. Le récit concernant la prise de pouvoir d'Abraha au Yémen est connu le plus généralement par les versions qu'en donnent respectivement Ibn Hisam, Ibn al-Kalbi et ™abari, où el- les sont situées dans le cadre d'un ensemble préparant la relation sur l'éléphant et l'attaque de la Mekke liée à la sourate 105 [al-Fil]. J'en parlerai, mais je donnerai ici la priorité à la version que nous trouvons chez Abu-l-Farag al-IÒfahani dans le Kitab al-Agani. Abu-l-Farag n'est pas lié par le souci d'une exégèse de la sourate 105 et, d'un autre côté, son récit est relativement original en regard des autres versions.

2.1.1. Le contexte de la relation Dans un chapitre sur le poète Umayya Ibn Abi-l-∑alt, Abu-l-Farag s'étend longuement sur l'histoire du Yémen à partir de l'intervention éthiopienne jusqu'à la période perse; le point de départ en est la citation de vers attribués au poète à la louange de Sayf ∆u-Yazan, le prince yé- ménite qui aurait débarrassé le pays des Ethiopiens avec l'appui des Per- ses. La prise de pouvoir d'Abraha y tient une place notable23, mais elle n'y prélude en rien à une attaque d'Abraha contre la Ka‘ba avec un ou des éléphants: il n'y a aucune relation à ce sujet, alors que, par la suite, il consacre plusieurs pages à l'entrevue qu'aurait eue bien plus tard ‘Abd-al-Mu††alib, grand-père de MuÌammad, avec Sayf ∆u-Yazan — ‘Abd-al-Mu††alib est, on le sait, le héros majeur des aÌbar musulmans sur Abraha et l'éléphant —. Le récit d'Abu-l-Farag sur la prise de pou- voir d'Abraha est suivi immédiatement d'une brève mention de la durée du règne de celui-ci: vingt ou vingt trois ans, puis de la durée du règne

23 Abu-l-Farag, Agani, XVII, 303-308, et 312.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 297 de son fils Yaksum: dix ans; puis de la durée du règne de Masruq, le frère de Yaksum: douze ans. Pour la durée du règne d'Abraha, Abu-l- Farag est grosso modo dans la fourchette estimée la plus probable par les historiens d'aujourd'hui (approximativement entre 535 et 565). Rappe- lons que le nom d'un fils d'Abraha, «Aksum ∆u-Ma‘ahir» est attesté et figure dans la grande inscription d'Abraha à Ma’rib. Quant à Masruq qui aurait été un autre fils d'Abraha, on ne sait rien de lui en tant que tel par ailleurs. Le Livre des Îimyarites [milieu du 6e s.] donne au roi yémé- nite, persécuteur inique des chrétiens de Nagran au début du 6e siècle, le nom de Masruq24. On sait qu'en réalité il s'agissait alors de Yusuf As’ar Ya†’ar, dit ∆u-Nuwas.

2.1.2. Les sources yéménites d'Abu-l-Farag. Abu-l-Farag n'indique pas la source de son récit de façon précise, contrairement à ce qu'il fait pour la majorité des informations qu'il donne dans son ouvrage. Sa source semble, ici, très globale: il s'agit d'informations qu'il tient des gens du Yémen et d'extraits poétiques que l'on retrouve cités de façon plus ou moins extensive un peu partout: ainsi en est-il des vers célèbres de ‘Alqamah Ibn ∆i-Gadan al-Îimyari déplorant la destruction des châteaux du Yémen par les conquérants éthiopiens25. L'écriture d'Abu-l-Farag semble donc, pour une grande part, refléter l'orientation d'esprit des Yéménites, soucieux de mettre en valeur leurs gloires nationales. Dans une partie antérieure de son ou- vrage, il avait consacré une notice à l'ancêtre éponyme du poète ‘Al- qamah évoqué ci-dessus, ‘Alas ∆u-Gadan, ainsi nommé parce qu'il avait une voix belle et puissante, et qu'il fut, dit-on, «le premier qui chanta au Yémen»26. Il cite dans cette notice le texte complet de l'inscription tom- bale de l'ancêtre ∆u-Gadan, laquelle commençait par «Moi ‘Alas ∆u- Gadan le Qayl» [Ana ‘Alas ∆u-Gadan al-Qayl]. Abu-l-Farag tenait son

24 Beaucamp et alii, 1999, p. 11. 25 Cf. Müller, 1995; ces vers sont cités un peu partout, par ex. Yaqut, Buldan, III, 235 [SalÌin]; I, 535 [Baynun]; al-Bakri, Mu‘gam, p. 1398 [Yalqama]; Ibn Hisam, Sira, I, 38; ™abari, Ta’riÌ, I, 437. 26 Agani, IV, 217-218. Abu-l-Farag précise que gadan est un vocable Ìimyarite, indi- cation que l'on retrouve généralement chez les lexicologues arabes; cf. L.A., rac. GDN; D. Cohen et alii, Dictionnaire des racines sémitiques, fasc. 2, Peeters, 1994, p. 101b, rac. GDN, semble indécis sur ce point.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 298 A.L. DE PRÉMARE information «d'un homme de Sanaa», et, dit-il, il en avait trouvé confir- mation par la suite dans un écrit d'Ibn al-Kalbi à partir d'une filière dif- férente. Les ∆u-Gadan étaient l'une de ces huit familles nobles [al- Ma†amina] qui jouissaient auprès des rois Ìimyarites d'importantes pré- rogatives politiques27. Le terme qayl, quant à lui, est caractéristique du Yémen aux 5e et 6e siècles de notre ère; il désigne le chef d'un grand clan, mais subordonné au roi [malik]28.

2.1.3. la prise de pouvoir d'Abraha Dans le récit d'Abu-l-Farag, le nom du personnage contre lequel Abraha se révolte n'est pas le roi Sumuyafa‘ Aswa‘ des inscriptions ou des sources externes, mais le général éthiopien Arya†. Ainsi en est-il chez Ibn Hisam, qui se réfère à Ibn IsÌaq, et chez ™abari, qui se réfère pour une part à Ibn IsÌaq, et pour une autre part, à Ibn al-Kalbi. Dans la recension des Magazi d'Ibn IsÌaq par Ibn Bukayr, le nom du général n'est pas Arya† mais Ruzbeh. Dans le texte édité des TawariÌ de Îamza al-IÒbahani, il s'appelle Arba†, et il est présenté comme ayant régné avant Abraha29. Quant à Abraha, Abu-l-Farag le désigne par une filiation yéménite: Abraha Ibn al-∑abbaÌ. Il n'est pas le seul à le nommer ainsi. L'Abraha de l'histoire a pu lui-même se rattacher localement à la famille yéménite des ∑abbaÌ, de la même façon que son fils Aksum portera le nom ∆u-Ma‘ahir, qui fut celui de Îassan, fils d'Abukarib. Il s'agit, en quel- que sorte, d'une «naturalisation»30. De toute manière, la référence est prestigieuse. Selon les aÌbar yéménites, Abraha Ibn al-∑abbaÌ était le nom d'un lointain roi du Yémen, un Tubba‘, «très savant, auteur de bio- graphies/généalogies mises en recueil» [‘allama, lahu siyar mudaw-

27 Robin, 1989. 28 Beeston, 1976. 29 Ibn Bukayr, p. 35-36 [no 40; la mention de Ruzbeh au lieu de Arya† est à la p. 35, dernière lig., sq.]; comp. Ibn Hisam, Sira, I, p. 41 sq.; ™abari, Ta‘riÌ, I, p. 436-440; Îamza, TawariÌ p. 135. Les flottements onomastiques sont fréquents dans les sources anciennes, et ils ne sont pas une exclusivité des sources arabes. Le nom Arya† et la per- sonne qu'il désigne n'ont pas été identifiés par ailleurs. 30 Cf. L.A., rac. BRH; sur ces lignages selon Ibn al-Kalbi voir Caskel, 1966, I, 278 [∑abbaÌ] et 275 [Îassan ∆u-Mu‘ahir]; Ibn Îazm, Gamhara, p. 438 [Îassan ∆u- Mu‘ahir], 435 [Abraha Ibn al-∑abbaÌ].

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 299 wana]31. A la fin de l'époque omeyyade, les Yéménites du Khorassan, opposés aux Arabes du Nord et au pouvoir califal abbasside, se souvien- dront de ce savant ancêtre en vue de retrouver la copie d'un pacte ancien de solidarité qui aurait été établi entre les Arabes du Sud et les Arabes du Nord, dont le texte avait été conservé, dit-on, chez un de ses descen- dants, et qu'ils voulaient réaménager en fonction de la conjoncture du moment32. Par contre, Ibn Qutayba disait de cet Abraha Ibn al-∑abbaÌ: «Il était savant et généreux, et il savait que la royauté se trouverait (un jour) chez les Bani-Na∂r b. Kinana; aussi honorait-il les Ma‘add» [kana ‘aliman gawadan, wa kana ya‘lamu anna l-mulka ka’in fi Bani-l-Na∂r b. Kinana, fa-kana yukrimu Ma‘addan]33. L'allusion est évidente: al-Na∂r b. Kinana, selon Ibn Hisam, était l'ancêtre des Qurays, tribu du prophète de l'islam, laquelle remontait à l'ancêtre éponyme des Arabes du Nord, Ma‘add b.‘Adnan34. Pour Ibn Qutayba, cadi de l'administration abbas- side et qui était aussi un muÌaddi†, un ancien roi du Yémen doué de science ne pouvait qu'avoir pressenti la suprématie future des Qurays sur les Îimyar grâce à leur prophète. Ce n'est pas le seul cas où nous voyons s'opposer subtilement les récits d'Ibn Qutayba et d'Abu-l-Farag. Pour Abu-l-Farag, ou pour la tradition dont il se fait l'écho, Abraha est dans la lignée des rois prestigieux de Îimyar. Nous savons par la titulature de ses inscriptions que c'est bien ainsi qu'il se considérait, comme tout souverain régnant sur le Yémen, fût-il étranger ou d'origine étrangère. Pour Abu-l-Farag, en tout cas, la filiation «Ibn al-∑abbaÌ» est prestigieuse35

31 Mas‘udi, Murug, II, 199 (no 1006). Ibn Hisam ne désigne généralement Abraha que par l'ethnique al-Îabasi [«l'Ethiopien»], ou le sobriquet al-Asram [«Visage mutilé»]. 32 Daghfous, 1995, II, 776 sq. 33 Ibn Qutayba, Ma‘arif, p. 636; nous trouvons la même observation chez Îamza al- IÒfahani, TawariÌ, p. 132. 34 Ibn Hisam, Sira, I, 1 et 93. 35 Le nom Abraha Ibn al-∑abbaÌ fut porté également par des yéménites dans les pre- miers siècles de l'Islam: nous trouvons un Abraha Ibn al-∑abbaÌ, capitaine de ‘Amr b. al- ‘AÒ en Égypte en l'année 20/641: ™abari, TariÌ, II, 514. Nous en connaissons un autre, partisan de ‘Ali, mort à ∑iffin et dont la mère aurait été «fille d'Abraha al-Asram l'Ethio- pien, roi du Yémen»: Ibn Îazm, Gamhara, p. 435; Ibn Îagar, IÒaba, I, 174-175; VII, 175 [Abu-Simr]; nous en retrouvons encore un autre qui fut l'un des chefs militaires de la prise de pouvoir kharijite au Yémen en 128-129/745-747, sous le califat de Marwan II et qui, curieusement, fut envoyé conquérir La Mekke: Abu-l-Farag, Agani, XXIII, 233 sq.; Daghfous, 1995, II, 629-662. Voir également Caskel, 1966, I, 278. Le nom personnel

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Il s'agit bien pourtant, en l'occurrence, d'Abraha dit al-Asram, qui se révolta contre Arya†. Il explique, en effet, l'origine de son sobriquet [«Visage Mutilé»]: un coup asséné par Arya† en combat singulier lui a emporté le nez et les lèvres. De plus, il parle de son fils Yaksum, lequel succèdera à son père. Mais, du règne d'Abraha, il n'évoque que la durée et il n'en relate aucune expédition contre La Mekke36. Arya† est un tyran. C'est lui qui a détruit les plus beaux châteaux du Yémen et a décimé la population du pays: «Il en a tué un tiers, capturé un tiers, dévasté un tiers». Abraha, quant à lui, est un héros: il prend le parti de ses troupiers misérables, et il se révolte contre Arya† et les no- bles et les privilégiés de son armée. Arya† le méprise; parlant de lui: «Il est, dit-il, de ceux qui n'ont même pas de «maison» en Ethiopie!» — c'est-à-dire aucune assise généalogique ou matérielle —. Ceci corres- pond à l'information de Procope sur l'origine servile d'Abraha. Quant aux éléphants, ils sont bien là; mais ce sont ceux d'Arya†, manifestation de sa puissance et de sa tyrannie. Abraha et ses partisans le combattent: «Arya† se mit en selle au milieu des rois et de ceux de leurs partisans qui marchaient à sa suite. Ils prirent leurs armes et s'avancèrent avec les éléphants — il y en avait sept —. Lorsque les deux camps s'approchè- rent l'un de l'autre, Abraha se dressa entre les deux rangées, et il appela de sa voix la plus forte: Ethiopiens! Dieu est notre Seigneur, l'Evangile est notre livre, Jésus est notre prophète, le Négus est notre roi! Pourquoi donc cherchons-nous à nous tuer les uns les autres alors que nous som- mes dans la voie du christianisme?». Il provoque alors Arya† en combat singulier, joute au cours de laquelle il recevra le coup qui lui mutilera le visage, mais à la fin de laquelle il réussira à tuer lui-même son adversaire37. Les récits que font Ibn IsÌaq, Ibn Hisam, Ibn al-Kalbi et ™abari de l'événement comportent des différences importantes dans de multiples détails: Abraha n'est pas un héros mais simplement un concurrent politi-

«Abraha» était donc utilisé au Yémen à cette époque, et son association à la filiation «Ibn al-∑abbaÌ» régulièrement attestée. 36 Chez ™abari comme chez Ibn IsÌaq et Ibn Hisam, les relations sur le règne d'Abraha après l'élimination d'Arya†, s'achèvent par un récit sur l'expédition de l'élé- phant; voir aussi Ibn Sa‘d, ™abaqat I, p. 90-92. 37 Agani, XVII, 307-308.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 301 que; il n'y a pas d'éléphants; ce n'est pas Abraha qui tue Arya†, mais son serviteur, par traîtrise; ce serviteur s'appelle ‘Atawda chez Ibn Hisam, Arengdeh chez Ibn al-Kalbi; sa récompense sera l'obtention d'un droit de cuissage sur toute nouvelle épousée au Yémen. Ce motif est connu comme un des topoi récurrent des Ayyam al-‘Arab, cause de guerres et d'affrontements entre les clans et les tribus38. Il est mentionné ici comme d'autant plus odieux que c'est un esclave qui obtient ce droit. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer ce qui, dans le récit d'Abu-l-Farag al-IÒfahani sur la prise de pouvoir d'Abraha, pro- venait de récits proprement yéménites, et ce qui doit être mis au compte d'un certain plaisir de raconter de la part de l'auteur des Agani. Mutatis mutandis, la même question se pose à propos des récits transmis ou re- composés par Ibn IsÌaq, Ibn al-Kalbi, Ibn Hisam ou ™abari sur le même thème, quelle qu'en fût la source. D'un autre côté, il ne semble pas pos- sible qu'Abu-l-Farag ait ignoré ces derniers, en particulier Ibn al-Kalbi auquel il se réfère souvent dans son ouvrage. Il a donc fait son choix entre plusieurs aÌbar différents. En principe, l'occasion ne lui aurait pas manqué, en d'autres parties de son ouvrage, de mentionner une expédi- tion d'Abraha contre La Mekke. C'est le cas, par exemple, à propos du toponyme al-Mugammas; il cite un vers sur un éléphant qui y aurait été subjugué [∂arabu l-fila bi-l-Mugammas]; mais il ne le rattache en rien ni à Abraha, ni à une agression contre la Mekke; le poète dont émanerait ce vers n'est aucun de ceux auxquels les récits musulmans l'attribuent res- pectivement dans le Ìadi† al-fil : chez Abu-l-Farag, il s'agit de ‘Amr Ibn Sunna, un oncle maternel du poète élégiaque Qays Ibn ∆ariÌ [m. vers 68/687]; enfin, la source à laquelle se réfère Abu-l-Farag en ce cas est originale: al-Walid Ibn Hisam al-QaÌ∂ami39.

38 Ibn Bukayr, Sira, p. 35-36 [no 40]; Ibn Hisam, Sira, I, 41-42; ™abari, TariÌ, I, 438- 439. Sur le «droit de cuissage» dans la littérature des Ayyam, cf. Prémare 1999, p. 352 à propos de la guerre entre les Daws et les B. l-Îari† b. Ka‘b; voir également Ibn Hisam, Tigan, [∑anaa 1979, dans le récit de ‘Ubayd Ibn Sarya sur Abukarib], p. 464, où, à l'épo- que d'Abukarib, ce sont les Juifs qui sont soupçonnés de manifester ainsi leur tyrannie sur les Îazrag; voir aussi Samhudi, Wafa’, I, 178, 183-185. 39 Abu-l-Farag, Agani, IX, 210. Sur Qays Ibn ∆ariÌ, neveu de ‘Amr Ibn Sunna, voir R. Blachère, 1966, III, 649-650. al-Walid Ibn Hisam al-QaÌ∂ami, de BaÒra, ÒaÌib al- aÌbar, m. en 222/837, fut aussi l'une des références de GaÌi en matière d'aÌbar: cf. Bayan, I, 61, 243; II, 254.

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2.2. Zuhayr Ibn Ganab et Abraha Zuhayr Ibn Ganab, sayyid des Kalb, aurait rencontré Abraha lorsque celui-ci «monta vers le Nagd». Dans les aÌbar arabes, Zuhayr Ibn Ganab est compté parmi les poètes de l'époque archaïque qui parvinrent à un âge exceptionnellement avancé [al-mu‘ammarun]: les traditions lé- gendaires des Banu Kalb évaluent la durée de sa vie entre 150 et et 450 ans40, selon les informateurs, ce qui n'est pas sans rappeler le langage des traditions hébraïques anciennes sur l'âge des patriarches antédilu- viens. Cela, sans doute, veut dire que Zuhayr mourut très âgé; mais, d'un autre côté, cela donne aux auteurs une certaine latitude pour que le personnage puisse servir à figurer dans bien des événements anciens en fonction des besoins de la composition littéraire. I. Goldziher et, à sa suite, G.H.A. Juynboll ont souligné à la fois le caractère fictif du concept de macrobite qui, pour les temps antiques, a pu servir à arranger des gé- néalogies qui se perdaient dans la nuit des temps, et, dans le domaine de la science du Îadith, sa commodité fonctionnelle pour étayer des chaî- nes de transmission difficiles à établir.

2.2.1. Zuhayr Ibn Ganab, le type du chef tribal Zuhayr b. Ganab est présenté comme un sayyid des Kalb, tribu du grand groupe des Qu∂a‘a dont on ne sait trop s'ils se rattachaient aux Arabes du Nord (‘Adnan) ou aux Arabes du Sud (Îimyar)41. Parlant de RizaÌ, un autre chef qu∂a‘ite célèbre, mais d'un clan rival dont Zuhayr, en des vers bien sentis, aurait critiqué la politique à l'égard d'autres groupes, al-Bakri observe: «Les Qu∂a‘a ne se rassemblèrent autour de personne comme ils le firent autour de RizaÌ b. Rabi‘a et autour de Zuhayr b. Ganab»42. Aussi tous deux font-ils partie de ceux des Qu∂a‘a qui sont classés parmi les chefs ayant été à la tête d'au moins mille com- battants [al-garrarun]43. Zuhayr étant, de plus, poète, est très connu des anthologies et des encyclopédies littéraires. Mais tel ou tel vers qui lui

40 Abu-l-Farag, Agani, III, 121; XIX, 26. 41 Cf. Caskel, 1966, I, 280, II, 610; Ibn Îazm, Gamhara, p. 440; Kister, 1980, p. 314a. 42 al-Bakri, Mu‘gam, I, 39. 43 Ibn Îabib, al-MuÌabbar, p. 250-251; sur le sens du mot garrar p. 246.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 303 est attribué peut être attribué concurremment à un ou à plusieurs autres44. Les géographes font également souvent référence à certains des vers qui lui sont attribués pour identifier l'un ou l'autre toponyme an- cien, en les illustrant de récits de guerres claniques ou tribales: al-Bakri, dans son exposé sur les Qu∂a‘a, ne cesse d'évoquer les luttes internes de ces derniers et leur dispersion45. Comme beaucoup d'autres poètes de l'époque archaïque, Zuhayr Ibn Ganab est un représentant éminent de la jactance tribale concernant de hauts faits de guerre. Avec lui, nous som- mes dans l'univers des Ayyam al-‘Arab: Zuhayr est le héros d'une geste, et même d'une saga. L'un de ses dits fameux en vers lui est attribué à propos d'un Yawm Îazaz associé à un Yawm Sullan auxquels il aurait participé [sahida], et où des groupes tribaux importants du Sud s'affron- tèrent du côté du Nagd à ceux non moins importants du Nord. On lui at- tribue aussi des sentences de sagesse proverbiale. Les Kalb nomadisaient généralement dans les régions steppiques entre la Syrie et l'Irak; mais, si les vers attribués à Zuhayr correspondent à une réalité, un territoire de parcours qu'il aurait laissé à ses fils se situerait dans le Nagd, près de la montagne de ™amiyya46. Dans les limites du crédit que nous pouvons accorder aux aÌbar relatifs à Zuhayr, celui-ci tient bien sa place dans le 6e siècle de notre ère. Deux données importantes nous sont en effet four- nies à son propos: ses relations avec les Ghassanides, et la rencontre qu'il fait d'Abraha montant vers le Nagd. Les récits les plus significatifs s'en trouvent dans le Kitab al-Agani d'Abu-l-Farag al-IÒfahani. Nous en avons des échos ailleurs.

2.2.2. Zuhayr chez les Ghassan Les traditions puisées par Abu-l-Farag al-IÒfahani dans les récits transmis par les Banu-Kalb font de Zuhayr un des chefs de tribus bien introduits auprès du roi ghassanide le plus marquant de l'époque, al- Îari† Ibn Gabala (appelé aussi al-Îari† Ibn Mariya) [529-569]. Celui-ci

44 Cf. Abu-Tammam, WaÌsiyyat p. 110, les deux derniers vers et note; Abu-l-Farag, Agani, III, 109 où un même morceau poétique peut avoir été attribué à six poètes diffé- rents, parmi lesquels Zuhayr b. Ganab. 45 Bakri, Mu‘gam, I, 19-52. 46 Bakri, Mu‘gam, I, 49 [Introduction]; Yaqut, Buldan, III, 235a [Sullan]; voir aussi Abu-l-Farag, Agani, XIX, 28.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 304 A.L. DE PRÉMARE contribua activement, comme allié politique et militaire des Byzantins, à la lutte contre les Perses et contre leurs alliés les Lakhmides de Îira, et il triompha militairement du Lakhmide al-Mun∂ir en 55447, c'est-à-dire deux ans après l'expédition d'Abraha dans le Nagd décrite par l'inscrip- tion de Muraygan. Un premier récit provient de la famille de Hisam Ibn al-Kalbi, par ‘Abd-al-RaÌman al-Mada’ini, dont il dit qu'il «était un connaisseur des aÌbar de sa tribu» (mais cette phrase peut viser la famille d'Ibn al- Kalbi). Nous y voyons Zuhayr défendre si jalousement son influence auprès du roi ghassanide qu'il n'hésite pas à se débarrasser de ses con- currents du clan rival des Banu-Nahd, les deux fils de RizaÌ, et finale- ment de RizaÌ lui-même: les trois y perdront la vie, du fait des intrigues de Zuhayr. Chacun des épisodes successifs de cette histoire dramatique est ponctué par un ou plusieurs vers. Il n'y est pas question de comman- dement ni de campagne militaire mais, tout d'abord, seulement de riva- lité entre commensaux d'un roi friand des «récits des Arabes» [aÌadi† al-‘Arab]: les deux fils de RizaÌ ont la faveur du roi. L'aspect politique y est cependant présent: s'attachant à les perdre dans l'esprit du roi, Zuhayr les accuse d'être des espions à la solde du roi lakhmide al- Mun∂ir, surnommé en l'occurrence ∆u-l-Qarnayn. Quant à RizaÌ, «un vieillard doué de science et d'expérience», le plan de Zuhayr contre lui sera encore plus machiavélique, visant à prouver qu'il voulait venger la mort de ses deux fils dont le roi lui avait pourtant versé le prix du sang. «Alors le roi ordonna de le tuer, et ramena Zuhayr à sa place»48. Rien qui soit là à l'honneur de Zuhayr. Un deuxième récit concerne également les rois ghassanides. Abu-l- Farag le tient d'Ibn Durayd dont la transmission remonte encore au père de Hisam Ibn al-Kalbi. Il s'agit d'une entrevue de Zuhayr et de son frère Îari†a avec «un des rois de Ghassan»49. C'est une anecdote amusante, centrée sur un jeu de mot et un proverbe: ayant l'esprit un peu dérangé ou bien une difficulté d'élocution, ou bien les deux maux à la fois [kanat fihi lu†a], Îari†a suscita un quiproquo lexical qui provoqua la colère du

47 Shahîd, 1965, p. 1044b; Ibn Îazm, Gamhara, p. 372. 48 Abu-l-Farag, Agani, V, 130-131. 49 Abu-l-Farag, Agani, XIX, 24-25.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 305 prince: celui-ci leur avait demandé s'ils connaissaient un remède suscep- tible de guérir sa mère malade depuis longtemps. «Un petit pénis bien chaud [kumayra Ìarra]», aurait répondu Îari†a. Zuhayr aurait rattrapé les choses de justesse en changeant une lettre du mot scabreux utilisé par son frère: celui-ci avait voulu dire «une petite truffe bien chaude [ku- may’a Ìarra]». L'anecdote s'achève sur une boutade adressée par Îari†a à Zuhayr et qui serait passée en proverbe: qlib ma si’ta yanqalib, «re- tourne tout ce que tu veux et ce sera retourné» (s.e. ce que j'ai dit n'en est pas moins vrai). Le proverbe et son récit-cadre se retrouvent avec des variantes chez al-Maydani: le roi s'appelle al-Nu‘man, ce qui nous situe- rait plutôt du côté des Lakhmides de Îira qui comptent au moins quatre rois de ce nom; Zuhayr s'appelle Zuhayr Ibn ‘Adi b. Ganab, son frère s'appelle ‘Adi, et le mot de la fin, qui deviendra proverbe, est qlib qalabi, commenté par ‘Adi: change si tu veux, moi j'ai bien dit ce que j'ai dit50. Le Lisan al-‘Arab [rac. QLB] fournit le proverbe sous la même forme, puis sous une autre, mais l'illustre par un récit différent, beau- coup plus sage, et relatif au calife ‘Umar; il n'y est question ni de Zuhayr ni de son frère. Aucun de nos deux récits ne parle explicitement d'un commandement militaire que Zuhayr aurait reçu directement de l'un quelconque des rois ghassanides ni n'indique qu'il ait participé aux campagnes de ceux-ci contre les Lakhmides de Îira. Il se trouve, ici, simplement en position de chef de tribu sous allégeance des Ghassanides, étant donné sa qualité de sayyid d'un groupe important des Kalb. Le contenu du premier récit fait même penser à une sorte de courtisan retors dont le roi al-Îari† b. Gabala a toutes les raisons de se méfier en le renvoyant un certain temps dans ses foyers. Les historiens restent prudents sur la réalité des entre- vues relatées de Zuhayr avec les Ghassanides51. Quant au second récit, le but en est simplement le jeu de mot scabreux et le proverbe. On sait qu'un même proverbe peut susciter des récits étiologiques différents.

50 Maydani, Magma‘, II, 94, no 2849. Selon ce qui est rapporté parfois sur les Banu Ganab al-Kalbi, ‘Adi b. Ganab était fou [aÌmaq]; cf. Kister, 1986, p. 47 n. 71 et réf.; cela n'a pas empêché ‘Adi d'avoir une nombreuse descendance; sur les généalogies de la fa- mille, cf. Caskel, 1966, I, 280, 281, 285, 286; Ibn Îazm, Gamhara, p. 456, p.m. 51 Par ex. Simon, 1967 p. 331 et n. 31; comp. Simon, 1989, p. 50 et n. 232.

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2.2.3. Zuhayr, Abraha, les Bakr et les Taglib. Quant au Ìabar de la rencontre de Zuhayr avec Abraha et de ce qui s'ensuivit, outre un résumé qu'en présente Ibn Qutayba, j'en connais deux versions, sensiblement les mêmes quant au déroulement des épiso- des, mais avec des variations, notamment dans les vers qui sont cités Ces variations peuvent donner à penser à des sources distinctes. La première version figure dans le Kitab al-Agani, d'Abu-l-Farag al-IÒfahani, la se- conde dans le Kamil d'Ibn al-A†ir52. La version d'al-Agani, est transmise sous le label d'Abu-‘Amr al-Saybani, lexicographe de Kufa et grand col- lecteur de poésie ancienne. La seconde version, celle d'Ibn al-A†ir, est transmise beaucoup plus tardivement53. Ibn al-A†ir n'indique pas sa source. Le déroulement du récit est le même avec quelques variations. Les deux versions débutent de la façon suivante: «Lorsqu'Abraha monta vers le Nedjd [Ìina †ala‘a Nagdan (Abu-‘Amr); Ìina †ala‘a ila l- Nagd (Ibn al-A†ir)], Zuhayr b. Ganab vint le trouver. Abraha l'honora et lui donna la préférence sur les autres Arabes qui étaient venus le voir, puis il lui donna le commandement [ammarahu ‘ala] sur les B. Wa’il: Taglib et Bakr, et il les gouverna [fa-waliyahum]». Le reste du récit con- cerne uniquement Zuhayr et ce qu'il advient de son commandement: les gens de ces tribus des abords de l'Irak ne sont pas satisfaits de ce que leur impose Zuhayr; ils lui reprochent son intransigeance pour le verse- ment des impôts [al-Ìarag, dit Ibn al-A†ir] durant une période de séche- resse: il allait jusqu'à les empêcher de faire paître leurs troupeaux là où ils pouvaient, tant qu'ils ne se seraient pas acquittés de ce qu'ils devai- ent. Zuhayr est victime d'un attentat perpétré par Ibn Zayyaba al-Taymi. Il en réchappe de justesse grâce à une ruse: blessé, il fait le mort, et son agresseur, croyant qu'il l'a tué, s'en va. Cet épisode, aux détails assez rocambolesques, est ponctué par trois vers récités par son agresseur berné et désenchanté. Zuhayr retourne au territoire des B. Kalb. Il ras- semble des troupes de différentes tribus, parmi lesquelles des tribus yé- ménites qui sont sous son commandement — Ibn al-A†ir ne parle que des Yéménites —, et il part en guerre contre les Bakr et les Taglib. Il les

52 Abu-l-Farag, Agani, XIX, 21 sq.; Ibn al-A†ir, Kamil, I, p. 504. 53 Sur Abu-‘Amr al-Saybani, m. 213/828, cf. Versteegh, 1996. Ibn al-A†ir est mort en 630/1233.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 307 défait les uns après les autres. Il récite des vers sur ses victoires écrasan- tes. Les vers cités par Ibn al-A†ir sur ces victoires ne sont pas les mêmes que ceux qui sont cités dans la version transmise d'Abu-‘Amr al- Saybani. En revanche, les trois vers de l'agresseur déconfit sont les mê- mes dans les deux versions, à quelques variantes lexicales près. Ces trois vers sont la «pointe» du Ìabar sur le commandement avorté de Zuhayr chez les Bakr et les Taglib. La suite, sur les victoires de Zuhayr, semble appartenir à un Ìabar différent et indépendant qui a sans doute été rac- cordé au premier. Qui est Abraha dans ce Ìabar? cela n'est pas précisé; la littérature historiographique arabe compte plusieurs rois Abraha anciens. Fort de cette multiplicité, J.W. Fück, parlant de Zuhayr dans son article sur les Kalb b. Wabara, pense qu'«il ne peut s'agir de l'Abraha contemporain de la naissance du Prophète, mais plutôt d'un vice-roi du Yémen anté- rieur». Il n'en précise rien d'autre et ne s'explique pas sur ce titre de vice-roi54. En regard du caractère légendaire des autres Abraha, auxquels il fait probablement allusion, et compte tenu des aÌbar sur les liens en- tretenus par Zuhayr avec les Ghassan, le récit d'Abu-‘Amr sur Zuhayr a le mérite d'être plausible et bien situé dans le temps global d'une car- rière relativement cohérente. L'Abraha de Zuhayr cadre sur un point avec l'Abraha de l'histoire: la montée de celui-ci vers le Nedjd — mais d'au- tres rois yéménites sont ainsi montés vers le Nedjd —. Par ailleurs, nous savons qu'Abraha, au cours de l'expédition mentionnée par RY 506, avait l'appui de bons chefs arabes de différentes tribus. Zuhayr pourrait être alors l'un de ces sayyid des tribus qui, dans le Nedjd, seraient entrés dans sa mouvance. Il ne semble pas que l'on puisse en dire plus. M.J. Kister cite cinq vers attribués à un descendant de Zuhayr b. Ganab, al-Musayyab b. al-Rifall. Ces vers montrent au moins que cer- tains groupes arabes purent s'enorgueillir longtemps des relations privi- légiées qu'ils auraient entretenues avec un certain Abraha, souverain ad- miré et glorifié [tagu l-mulki ‘ali]: Abraha les avaient «élus et investis du commandement» [Ò†afana wa sawwasana]; il avait «donné en par- tage à Zuhayr la moitié de son pouvoir» [qasama niÒfa imratihi Zuhay- ran], et l'avait «investi du pouvoir sur les deux tribus de Ma‘add»

54 Fück, 1975, p. 513.

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[ammarahu ‘ala Ìayyay Ma‘add]. Le poète déclamait ces vers, tout à la gloire de son ancêtre Zuhayr… et d'Abraha, vers les débuts du 2è/8è siè- cle, plus de cent cinquante années après l'expédition de ce dernier vers le Nedjd55. A ce moment-là, si les vers sont authentiques, cela indique- rait que les compositions pieuses sur Abraha «le scélérat» [al-Ìabi†], son éléphant et l'attaque de La Mekke n'étaient pas encore fixées. Si Zuhayr a rencontré Abraha, comment a-t-il pu se retrouver investi du commandement de deux grands groupes tribaux qui n'étaient pas les siens et dont le territoire était aux abords de la Mésopotamie? Le trait semble plutôt relever de la jactance tribale, encore que la pression mili- taire du roi Ghassanide al-Îari† Ibn Gabala sur les Lakhmides et les campagnes successives d'Abraha vers le Nord pourraient en fournir au moins un cadre global d'explication. Quant à savoir si Abraha a attaqué le sanctuaire de La Mekke, notre récit n'apporte aucune information sur ce point, sinon en négatif: c'est vers le Nedjd que monte Abraha, et non vers le Hidjâz. M.J. Kister, tenant à démontrer que les traditions arabes antiques at- testaient la réalité de l'attaque d'Abraha contre La Mekke, privilégiait la variante introduite par Ibn Qutayba au début du Ìabar en question — en l'occurrence très résumé -: «Lorsque les Abyssins s'avancèrent, voulant détruire le temple» [lamma qadimat al-Îabasa turidu hadm al-bayt]56. Il a omis cependant de signaler que le récit antérieur d'Abu-‘Amr al- Saybani transmis par Abu-l-Farag ne comportait pas cette mention, mais «lorsqu'Abraha monta vers le Nedjd», alors qu'il se livrait pourtant à une comparaison entre les deux versions du Ìabar57. Il me semble qu'Ibn Qutayba a fait un choix délibéré pour le cliché conventionnel que nous avons déjà rencontré à propos des rois du Yémen ancien qui auraient «voulu détruire le temple», comme il le fait ailleurs à propos d'Abraha.

55 Kister, 1986, p. 46-47. Les vers cités sont attribués à ce poète par Abu-Îatim al- Sigistani et par al-Marzubani. Dans al-Agani, XIX, p. 43, le poète al-Musayyab b. Rifall, descendant de Zuhayr b. Ganab, vante son groupe d'avoir tué Yazid b. al-Muhallab, an- cien gouverneur omeyyade révoqué par al-Îaggag, puis révolté et qui fut tué en 102/ 720. Ibn Îazm, Gamhara p. 457 paragr. 2, fait état des divergences des traditions à ce sujet. Sur al-Musayyab b. al-Rifall, descendant de Zuhayr, cf. Caskel, 1966, I, 285. 56 Ibn Qutayba, Si‘r I, p. 379. 57 Kister, 1986, p. 45-46.

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Ibn Qutayba est postérieur à Abu-‘Amr al-Saybani de quelques soixante ans; son Ìabar ne comporte pas plus de six lignes, y compris les deux vers circonstanciels; Zuhayr y est simplement envoyé par le roi des Abyssins [malikuhum] du côté de l'Irak pour en appeler les tribus à lui faire allégeance, et il est victime d'un attentat perpétré par un homme des Bakr Ibn Wa’il, dont il réchappe. Le Ìabar s'achève par la citation de deux des trois vers de l'agresseur désenchanté, qui en sont la pointe. Curieusement, Ibn Qutayba, ici, ne nomme pas Abraha ni ne mentionne l'éléphant, alors qu'il en connaît bien le thème58. Nous retrouverons ailleurs «le roi des Abyssins» et sa campagne supposée contre La Mekke indépendamment d'Abraha59. Dans l'hypothèse où nous aurions affaire à un document d'histoire, et où Abraha aurait attaqué La Mekke, Zuhayr n'aura pu le rencontrer qu'avant cette attaque. On voit mal, en effet, un sayyid des Kalb venir se mettre à son service après une si grande défaite. L'attaque aurait donc eu lieu après la campagne dans le Nedjd. Mais il est dit dans l'inscription de Muraygan qu'après ses négociations avec le Lakhmide, Abraha «s'en retourna de Îaliban», ce qui semble exclure un détour de 600 km par La Mekke. Même dans l'hypothèse où il aurait fait ce grand détour, s'il avait été si terriblement défait à La Mekke, on voit mal comment un descendant de Zuhayr, vivant longtemps après, aurait pu proclamer la gloire que retira la tribu tout entière de ses relations avec lui.

Conclusion

Le personnage d'Abraha se présente de façon fort différente suivant les ouvrages à travers lesquels les traditions arabes qui le concernent nous parviennent car «les sources arabes» sont loin de constituer un cor- pus uniforme. Le silence d'Abu-l-Farag sur l'attaque supposée de la Ka‘ba par Abraha en est significatif, comme le choix qui semble avoir été le sien en faveur d'une tradition yéménite soucieuse de mettre en va- leur les gloires du Yémen préislamique. Abu-l-Farag n'est pas un exem- ple isolé. Le Ìabar sur la rencontre de Zuhayr avec Abraha tel que nous

58 Ma‘arif, p. 638. 59 Cf. ci-dessous III.1.2.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 310 A.L. DE PRÉMARE le trouvons parallèlement chez Abu-‘Amr al-Saybani et Ibn al-A†ir, comme les vers de jactance d'un descendant de Zuhayr sur son ancêtre et sur Abraha en sont une autre illustration. J'y ajouterai un dernier exemple: le linguiste et lexicologue Ibn Durayd [m. 321/933], dans son ouvrage étymologique al-Istiqaq, traite du nom propre «Abraha»; il dit que c'est un nom éthiopien; mais, contre toute attente, il trouve comme exemple à citer, non pas l'agresseur supposé de la Ka‘ba, mais Abraha ∆u-l-Manar, figure lointaine et légendaire parmi les rois indubitable- ment considérés comme yéménites et appelés Tababi‘a [pl. de Tubba‘]. Cet Abraha aurait été le premier à construire des milliaires sur les routes [awwalu man bana l-amyal]60. Il ne semble pas que la forme «Abraha» soit forcément un usage éthiopien du nom d'Abraham. Il faudrait expli- quer, en tout cas, pourquoi les Arabes du Sud l'utilisent comme nom personnel de plusieurs de leurs rois légendaires; il faudrait expliquer en- fin la permanence de cette forme onomastique dans plusieurs familles proprement yéménites citées dans les sources arabes relatives aux deux premiers siècles de l'islam61.

60 Ibn Durayd, Istiqaq, p. 532; ce qu'Ibn Durayd évoque comme des milliaires fixes «construits» sur les routes est présenté ailleurs comme de simples signaux lumineux tem- poraires (feux au haut des sommets) pour signaler la route des troupes en campagne, et qui expliquent le sobriquet de ∆u-l-Manar. Sur Abraha ∆u-l-Manar, voir Ibn Hisam, Tigan, p. 136 sq.: il s'agit du fils de ∆u-l-Qarnayn — lequel, dans les récits sud-arabi- ques, n'est pas Alexandre le Grand, mais un roi Tubba‘ —; Ibn Hisam raconte le long périple initiatique qui aurait été le sien et qui, grâce à son mariage quasi obligé avec une fée [ginniyya] pratiquant la religion pure d'Abraham [la Ìanifiyya], l'aurait amené, lui aussi, au temple de la Ka‘ba, non pas pour l'attaquer mais pour y faire ses dévotions. Comp. Hamdani, Iklil, VIII, p. 264-267 et voir Caskel, 1966, I, 275; Ibn Qutayba, Ma‘arif, p. 627; ™abari, Ta‘riÌ I, p. 230; Îamza, TawariÌ, p. 125. 61 Comp. ce qu'en dit Horovitz, 1926, p. 96. Ajoutons à la liste des Abraha Ibn al- ∑abbaÌ fournie à la note 35 un Abraha Ibn SuraÌbil, qui aurait figuré dans une délégation yéménite reçu par MuÌammad, aurait fait partie des «sages» [min al-Ìukama’] se serait converti à l'islam et aurait transmis des hadîths du prophète de l'islam. Ibn Îagar le men- tionne d'après l'historien du Yémen al-Hamdani (3e-4e s./9e-10e s), entre autres,: Ibn Îagar, IÒaba, I, p. 174-175; cf. Caskel, 1966, I, 278.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 311

III. Le récit de l'éléphant

C'est surtout par la tradition issue d'Ibn IsÌaq, que le «récit de l'élé- phant» [Ìadi† al-fil] nous est familier, et c'est elle qui a constitué le ca- nevas de base repris assez généralement par les historiographes. Or nous en possédons une autre relation, contemporaine sinon antérieure à celle d'Ibn IsÌaq et en tout cas antérieure à celle des transmetteurs d'Ibn IsÌaq. Elles vient relativiser très sérieusement le schéma devenu quasi canonique depuis la tradition inaugurée par ce dernier. Cette relation fi- gure dans le Tafsir de Muqatil Ibn Sulayman.

1. Les aÌbar de Muqatil Ibn Sulayman

Muqatil Ibn Sulayman [m. 150/765], de BalÌ, mais qui vécut aussi à Marw, à Bagdad et à BaÒra, est le plus ancien commentateur du Coran dont le Tafsir nous soit parvenu sous une forme complète. Son commen- taire fut quelque peu discrédité dans les siècles postérieurs pour des rai- sons doctrinales, en particulier en raison de l'anthropomorphisme dont son auteur fut accusé. L'édition qui en a été réalisée au Caire pose un certain nombre de problèmes relatifs à l'histoire du texte et à sa trans- mission; sa rédaction telle qu'elle nous est parvenue est, de toute ma- nière, plus tardive que le 2e/8e siècle. J. Wansbrough, dans Quranic Studies, a analysé plusieurs extraits de ce Tafsir en replaçant celui-ci dans l'évolution et le développement de l'exégèse coranique, tant à pro- pos de certains éléments narratifs bibliques qu'à propos de questions lé- gales. M. Lecker, dans Muslims Jews an Pagans, s'est attaché à ce qui y concerne la mosquée dite «de la nuisance», et a montré le parti que l'on pouvait en tirer pour mieux situer cet épisode de la biographie de MuÌammad1. Les aÌbar sur l'attaque de La Mekke y figurent en com-

1 Sur Muqatil, cf. la présentation d'ensemble de M. Plessner, revue par A. Rip- pin, dans E.I.2, VII, 508-509 (1991). Sur les analyses de J. Wansbroug, 1977, voir notamment p. 126-136 et 140-146; sur celles de M. Lecker, 1995, p. 87-134; sur les problèmes de transmission et d'édition du Tafsir, et sur la controverse concernant ses tendances «anthropomorphistes» cf. Gilliot, 1991; voir aussi Gilliot, 1990, p. 90-91.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 312 A.L. DE PRÉMARE mentaire de la sourate 105; le dernier de ces aÌbar, par ses aspects sty- listiques, semble relever d'un genre popularisé par les sermonnaires [quÒÒaÒ]2. Muqatil n'y indique pas ses sources. Les commentaires de Muqatil sont la plupart du temps sans isnad. Ceci lui sera reproché, bien à tort car, de son temps, «les règles concernant les canaux de la transmission du savoir n'étaient pas encore fixées» [C. Gilliot]. Il s'agit, semble-t-il, de plusieurs aÌbar qui s'emboîtent et finissent par constituer les diffé- rents épisodes d'un même récit. J'en présenterai les éléments importants, selon le déroulement des aÌbar qui la constituent. Je les accompagnerai de remarques ou de brefs commentaires.

1.1. Abu-Yaksum et l'éléphant [p. 847] Après le citation du verset 1 de la sourate 105, Muqatil commente l'expression «aÒÌab al-fil»: «Il veut dire Abraha Ibn al-Asram le Yéménite et ses hommes; celui-ci, en effet, avait envoyé Abu-Yaksum b. Abraha al-Yamani al-Îabasi — il s'agit de son fils — avec une ar- mée nombreuse, munie d'un éléphant, vers La Mekke pour dévaster le sanctuaire sacré [al-bayt al-Ìaram] et placer l'éléphant à la place du sanctuaire (qui est) à La Mekke [al-bayt bi-Makka] afin qu'il soit magni- fié et adoré comme on magnifie la ka‘ba [li-yu‘aÂÂam wa yu‘bad ka-ta‘Âim al-ka‘ba]». Ordre est donné de tuer ceux qui s'y opposent. Abu-Yaksum part en expédition et campe à al-Mu‘ammas/Mu‘ammis3, vallée un peu en deçà du sanctuaire [al-Ìaram]. On veut amener l'élé- phant à La Mekke. L'éléphant s'accroupit et refuse d'entrer dans le Ìaram. Abu-Yaksum commande qu'on lui fasse boire du vin. On le ra- mène. Il s'accroupit une seconde fois et ne se relève pas. Chaque fois qu'on le laisse libre d'aller où il veut, il s'enfuit dans la direction oppo- sée. Les assaillants sont pris de crainte. Ils renoncent à leur projet cette année-là.

2 Muqatil, Tafsir, IV, 847-854. 3 Avec ‘ayn et non gayn; l'éditeur ne vocalise pas; indication de variantes selon les manuscrits. Selon les versions courantes des autres auteurs, le toponyme est «al- Mugammas» (avec gayn et non ‘ayn).

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 313

Remarques 1. Nous savons que le fils d'Abraha s'appelait Aksum ∆u-Ma‘ahir. Muqatil le désigne par la kunya Abu-Yaksum, qui est normalement celle de son père, mais il insiste: «C'est son fils» [wa huwa bnuhu], et dési- gne son père successivement par «Abraha Ibn al-Asram al-Yamani» et «Abraha al-Yamani al-Îabasi» qui est le père d'Abu-Yaksum. A une certaine confusion onomastique, correspond l'affirmation que c'est le fils d'Abraha qui, envoyé par Abraha, dirige cette première expédition contre La Mekke. Le flottement onomastique provient probablement du souci d'harmoniser des aÌbar contradictoires, le problème de savoir à qui l'on devait attribuer l'expédition n'étant pas encore résolu. Des in- certitudes de ce genre subsistent ailleurs: Ibn Hisam cite deux vers qui seraient de ™alib Ibn Abi-™alib frère de ‘Ali, et qui font intervenir «Abu-Yaksum» apparemment dans le contexte de la guerre de DaÌis entre les ‘Abs et les ∆ubyan, ce qui nous reporterait à la fin du 6e siècle de notre ère, donc plutôt sous le règne du fils d'Abraha4. 2. Le sobriquet «al-Asram» est appliqué au père d'Abraha, alors que, d'ordinaire, c'est celui qui est attribué à Abraha lui-même. Cela peut laisser penser qu'il existait pour ce sobriquet un récit étiologique diffé- rent de celui que nous connaissons 3. Le Ìabar de Muqatil fait d'Abraha à la fois un yéménite et un éthio- piens, un peu de la même façon qu'Abraha est plus d'une fois désigné ailleurs avec la filiation yéménite «Ibn al-∑abbaÌ»5. 4. Le but de l'expédition est de substituer le culte de l'éléphant à celui de la ka‘ba6. Le motif de l'éléphant auquel on fait boire du vin pour l'ex- citer est original par rapport aux aÌbar plus généralement connues. Ces deux motifs font partie de la littérature maccabéenne: Antiochos IV ins- talla un culte idolâtrique dans le saint des saints du Temple de Jérusalem [2 M] et le topos de l'éléphant drogué par du vin se retrouve dans le troi- sième livre des Maccabées dont je parlerai plus loin7. 4 Ibn Hisam, Sira, I, 59 et L.A., sub rac. BRH, fine; cf. Horovitz, 1926, p. 96-98; sur cette guerre légendaire cf. Abu-l-Farag, Agani, XVII, 191 sq.; al-Maydani, Am†al, II, 432 [n o 11], 439 [n o 66]; Blachère, 1966, p. 793-794. 5 Cf. ci-dessus II.2.1.3. 6 Le mot ka‘ba est ambigu: le sens premier en est la pierre cubique qui est l'objet du culte, puis finit par désigner le sanctuaire [al-bayt] ou elle se trouve. 7 Cf. ci-dessous IV, 7.

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5. La substitution de culte n'a pas lieu, il n'y a pas d'oiseaux extermina- teurs, les assaillants renoncent à leur projet, et rien n'est dit d'une quel- conque réaction des Qurays menacés. Tout donne à penser que nous avons affaire là à un récit indépendant, dans lequel nous découvrons les indices d'un Ìadi† al-fil en cours d'éla- boration. Un deuxième Ìabar lui fait suite, raccordé au premier par une formule ménageant la transition: «un ou deux ans après cela [ba‘dahu bi-sana aw sanatayn]».

1.2. L'expédition du Négus: ses causes [p. 847-848]. Un groupe de Qurays s'en va pour commercer dans la terre du Négus [ar∂ al-Nagasi]. Sur la côte, les Quraysites arrivent à une bande de terres sablonneuses longue et courbe [Ìiqf] — il n'est pas précisé s'ils ont déjà passé la mer ou s'ils sont toujours en Arabie -. A cet endroit se trouve une église chrétienne [bi‘at al-NaÒara] que les Qurays appellent «le Temple» [al-Haykal]. Le Négus et ses gens appellent ce lieu «Pâturages abondants [ur∂a] de MasirÌasan. Les Qurays établissent leur campement contre l'édifice [fi sanadiha]. Ils ramassent du bois, font du feu. En par- tant, ils laissent le feu non éteint. C'est un jour de grand vent. Le feu gagne «le Temple» qui brûle totalement8. Le Négus apprend la nouvelle et en est attristé et irrité. La nouvelle arrive aussi aux rois des Arabes [muluk al-‘Arab] qui sont dans la capi- tale du souverain [alla∂ina hum bi-Ìa∂ratihi]. Ces rois viennent trouver le Négus. Parmi eux s'en trouvent trois qui sont dits de Kinda, Îugr Ibn ∑uraÌbil, Abu-Yaksum et Abraha Ibn al-∑abbaÌ. Ils disent au Négus qu'ils prennent parti pour lui et lui proposent leur aide pour châtier les Qurays, s'emparer de leurs biens, détruire totalement la Ka‘ba de La Mekke qui fait leur orgueil et garantit leur influence, et pour en livrer les ruines aux bêtes. Le Négus envoie tout d'abord en avant-garde «le roi» al-Aswad Ibn MaqÒud. Puis il rassemble ses troupes, constituées, dit Muqatil, de métayers [muzari‘i l-ar∂], et munies de l'éléphant appelé MaÌmud. Il part lui-même contre La Mekke avec les rois des Arabes.

8 Variantes textuelles sur le toponyme MasirÌasan. Dans la tradition issue d'Ibn IsÌaq, il s'agit de la profanation — et non de l'incendie — de l'église construite par Abraha à Sanaa pour contrer le pèlerinage de La Mekke.

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Remarques 1. La désignation d'Abraha avec la filiation Ibn al-∑abbaÌ indique que ce Ìabar est indépendant du premier. 2. Cette seconde expédition est une opération punitive menée par l'em- pereur chrétien d'Ethiopie. Les Qurays y sont tout d'abord des commer- çants caravaniers imprudents… ou malveillants. Les troupes du Négus, quant à elles, ne sont qu'un ramassis de métayers [muzari‘i l-ar∂]. Chez Ibn Îabib, les troupes d'Abraha seront un «ramassis de scélérats parmi les Arabes». 3. Cependant, une grande insistance est mise sur l'intervention des muluk al-‘Arab, terme désignant les chefs des tribus. C'est le cas, en particulier des Kinda. L'expression alla∂ina hum bi-Ìa∂ratihi [«étant dans sa capitale» ou «se tenant en sa présence»], laisse penser à une sorte de suzeraineté du Négus sur ces «rois». 4. Les noms Îugr et SuraÌbil/SuriÌbil font partie de l'onomastique des grandes familles de Kinda9. Abraha Ibn al-∑abbaÌ et Abu-Yaksum, ici, en font partie, et ils sont distincts l'un de l'autre; dans la seule allusion que fait Ibn ‘Abd-Rabbih à un «Abraha al-Îabasi», il cite, pour donner un exemple de métissage connu, trois vers allusifs d'al-Kumayt Ibn Zayd [1ère moitié du 2e/8e s.] selon lesquel cet Abraha s'était allié aux Kinda par mariage10. Quant à al-Aswad Ibn MaqÒud, il est difficilement repérable ailleurs que dans les récits sur l'éléphant. Ibn Hisam en fera un éthiopien. Notons que le sobriquet al-Aswad [«le Noir»] fut donné au chef de la première révolte des Ma∂Ìig du Yémen contre le pouvoir musulman, ‘Abhala Ibn Ka‘b al-‘Ansi, dit al-Aswad, qui se taillera un royaume éphémère au Yémen en 11/632. Quant aux Kinda, leur grande révolte [ridda] à la mort de MuÌammad est connue11. Une projection de faits récents sur une situation ancienne imaginée n'est pas à exclure. Ce sont les chefs de Kinda, en effet, qui insistent pour que le Négus lance une expédition contre Qurays, à laquelle ils s'associeront. Quant aux tri-

9 Cf. Robin, 1996, passim; Caskel, 1966, I, 235. Le terme muluk pour désigner les chefs des tribus de Kinda sera aussi celle de Hamdani dans al-Iklil; cf. Zahrani, 2000, p. 158 et note 368. Rappelons qu'un chef kindite faisait effectivement partie de l'expédi- tions d'Abraha en 552: cf. ci-dessus II.1.4. 10 Du moins est-ce ainsi qu'il interprète les vers: Ibn ‘Abd-Rabbih, ‘Iqd, VI, 136. 11 Daghfous, 1995, I, 321 sq.; Lecker, 1998, XIV et XV.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 316 A.L. DE PRÉMARE bus antagonistes mentionnées par les récits ultérieurs attribués à Ibn IsÌaq, elles seront tout autres. 5. L'éléphant appelé MaÌmud ne jouera aucun rôle par la suite. Il s'agit sans doute là d'un élément surajouté à un Ìabar qui ne le comportait pas initialement. 6. Le récit pourrait avoir fait appel à une réminiscence historique: l'on connait une expédition éthiopienne envoyée au Yémen par le Négus Kalêb Ella AÒbeÌa au début du 6e siècle de notre ère; elle est attestée dans l'indication qui en est donnée par Cosmas Indicopleu- stès, lequel se trouvait dans le royaume axoumite à cette époque [entre 523 et 525 A.D.]. Elle est attestée surtout par une inscription en guèze découverte à Aksum, la capitale du royaume éthiopien. L'ex- pédition n'est pas dirigée par le roi en personne. Le nom du général qui la commande — Îayan — fait penser à une origine yéménite; la longue titulature du Négus implique sa suzeraineté — «réelle ou revendiquée» — sur l'ensemble du royaume des Îimyar; il men- tionne la construction au Yémen d'un édifice religieux «pour le nom du Fils de Dieu». On est tenté de faire un rapprochement entre cet édifice et «le Temple» brûlé imprudemment par la caravane de Qurays, selon le récit de Muqatil. Mais il ne semble pas que l'expédition éthiopienne évoquée par l'inscription soient allées au delà de la pointe sud du Yémen, vers Bab al-Mandab. Un peu plus tard, le fils de Kalêb, proclame également sa suzeraineté, d'extension plus réduite, sur Îi- myar12.

1.3. ‘Abd-al-Mu††alib et le Négus [p. 848-849] En expédition, les troupes passent devant des chevaux portant la mar- que de ‘Abd-al-Mu††alib, et des chameaux lui appartenant. Ils s'en em- parent. Le berger s'échappe et, arrivant à La Mekke, donne l'alerte sur l'attaque qui s'annonce contre la Ka‘ba et les Qurays. ‘Abd-al-Mu†talib part sur sa jument et fonce contre la troupe [hagama ‘ala ‘askar al-qawm]. Abraha Ibn al-∑abbaÌ et Îugr b. SuraÌbil, deux des rois kindites, qui sont des amis, s'interposent et lui disent d'aller

12 Cosmas, 1968, I, 368; Beaucamp et alii, 1999, p. 28-29 du texte dactylographié: Inscriptions RIEth 191 et 192 (première moitié du 6 s.).

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 317 avertir Qurays de ce qui se prépare. «Par al-Lat et al-‘Uzza, s'exclame ‘Abd-al-Mu†talib, je ne m'en retournerai qu'avec mes chevaux et mes chamelles laitières!» Les deux rois kindites l'amènent au Négus; ils conseillent à celui-ci de rendre à ‘Abd-al-Mu††alib ses chevaux et ses chameaux, car de toute façon lui et sa tribu seront en son pouvoir le len- demain. On rend chevaux et chameaux à ‘Abd-al-Mu††alib. Celui-ci pro- pose au Négus de lui donner [u‘†ika] sa famille, ses biens, les gens de sa tribu et leurs biens et leurs chamelles laitières, à condition qu'il se dé- tourne de la ka‘ba d'Allah. Le Négus refuse. ‘Abd-al-Mu†talib retourne dans sa tribu.

Remarques 1. ‘Abd-al-Mu††alib est devenu l'élément central de la narration. 2. La mention des chevaux et des chamelles laitières de ‘Abd-al- Mu††alib est propre à Muqatil. Ailleurs, il ne s'agira que de chameaux en général. 3. Les personnages qui introduisent ‘Abd-al-Mu††alib auprès du Négus sont différents des intermédiaires entre ‘Abd-al-Mu††alib et Abraha men- tionnés par les autres récits. 4. Le portrait qui est fait de ‘Abd-al-Mu††alib est à remarquer. Le grand-père de MuÌammad y est bien un homme d'avant l'islam: il prête serment par les deux divinités féminines al-Lat et al-‘Uzza, ce qui n'apparaîtra nullement dans les autres versions du Ìadi† al-fil. Dans la Sira, il est tout au plus noté que dans l'entourage du jeune MuÌammad accompagnant son oncle en Syrie, un homme avait prononcé un serment par al-Lat et al-‘Uzza, ce qui avait été odieux au futur prophète13. Ibn Bukayr cependant, cite des vers attribués à ‘Abd-al-Mu††alib, où celui-ci adresse louange et remerciement à Allah pour le futur prophète pres- senti, et semble prononcer un serment par le sanctuaire, par al-Lat et la Pierre d'angle14. Selon Ibn al-Kalbi, al-‘Uzza était tout particulière- ment vénérée chez les Qurays, qui lui avaient bâti un sanctuaire imité de, ou rivalisant avec le Ìaram de la ka‘ba [yu∂ahuna bihi Ìaram al-ka‘ba] dans la vallée de Îura∂ au nord-est de La Mekke. Ibn al-Kalbi fait

13 Ibn Hisam, Sira, I, 181-182 // Ibn Bukayr, Magazi, p. 54-55. 14 Ibn Bukayr, Magazi, p. 21 [n o 25].

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état d'un dit de MuÌammad selon lequel celui-ci déclare avoir sacrifié à al-‘Uzza lorsqu'il pratiquait encore la religion de de son peuple15. Les vers cités par Ibn Bukayr ne se retrouvent pas chez Ibn Hisam, et le Ìadi† évoqué par Ibn al-Kalbi ne sera pas retenu par les classiques du Îadi†. 5. D'autre part, le souci principal de ‘Abd-al-Mu††alib est surtout de ré- cupérer ses troupeaux capturés. Mais il entre aussi en négociation avec le Négus en vue de le détourner de la ka‘ba d'Allah, proposant même une quasi allégeance de sa tribu. Le personnage est ambigu. Le propos qui lui sera attribué par la Sira pour atténuer cette ambiguité ne figure pas ici16. 6. L'expression ka‘bat Allah n'est pas forcément à comprendre comme une projection islamique: le nom Allah était connu, dans le domaine arabe antérieur à l'islam, comme celui d'une divinité suprême; quant au mot ka‘ba c'était un terme générique17. 7. Toutes ces indications semblent militer en faveur de l'ancienneté du Ìabar transmis par Muqatil relativement à ceux de la Sira.

1.4. ‘Abd-al-Mu††alib et la Ka‘ba [p. 849-851] Le Négus et ses troupes viennent camper à ∆u-l-Magaz, «lieu d'un marché de la Gahiliyya», est-il précisé. Les Qurays, pris de panique, s'enfuient dans les monts: Îira’, ™abir et les monts qui sont entre les deux18. ‘Abd-al-Mu††alib jure par al-Lat et al-‘Uzza de ne pas quitter le sanctuaire [al-bayt] jusqu'à ce qu'Allah prenne sa décision car ses ancê- tres lui ont raconté que la ka‘ba a un seigneur [rabb] qui la protège con- tre le christianisme [al-NaÒraniyya].

15 AÒnam, p. 13-22 [trad. angl. p. 16-23]; al-Lat était vénérée à ™a’if: ibid. p. 11-12 [trad. angl. p. 14-15]. 16 Cf. Watt, 1989, p. 34-35 et 1960, 82b qui émet l'hypothèse que ‘Abd-al-Mu††alib pourrait avoir négocié avec Abraha, contre ses propres rivaux de Qurays, une intervention armée de celui-ci contre La Mekke. Je reviendrai plus loin sur ce point; cf. ci-dessous 3.4. et remarque no 2. 17 Sur al-Ilah/Allah, cf. D.B. Macdonald, «Ilah», E.I.2, III, 1120; sur ka‘ba comme terme générique, Ibn al-Kalbi, AÒnam, p. 37-38 [trad. angl. p. 38-40]: la ka‘ba de Nagran, celle de Sindad; Ibn Hisam, Sira, I, 88: le dieu ∆u-l-ka‘abat. 18 Sur Îira’ et ™abir, cf. al-Azraqi, Makka, p. 426-428 et 487; Yaqut, Buldan, II, 72- 74 et 233-234.

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‘Abd-al-Mu††alib va trouver Abu-Mas‘ud al-™aqafi, «ancêtre de MuÌtar»19, qui est aveugle: celui-ci a l'habitude d'estiver à ™a’if et d'hiverner à La Mekke. C'est un homme noble, que l'on consulte et aux arbitrages duquel on se confie.‘Abd-al-Mu††alib le consulte. Abu-Ma- s‘ud est d'avis que tous deux aillent sur la montagne pour s'y réfugier; que ‘Abd-al-Mu††alib voue ses chameaux parés des guirlandes rituelles au Ìaram d'Allah, et qu'il les y laisse: peut-être ces Noirs [Sudan] vont-ils les sacrifier [ya‘qiruha]; à ce moment, le seigneur de ce temple [rabb ha∂a l-bayt] s'irritera et les détruira. ‘Abd-al-Mu††alib suit ce conseil. Les assaillants sacrifient certains des chameaux.‘Abd-al-Mu†- †alib adresse en pleurant au seigneur du temple une supplique de quatre vers. Puis il lance des imprécations rimées contre les assaillants et en particulier contre leur général al-Aswad Ibn MaqÒud. Abu-Mas‘ud lui redit que ce sanctuaire [bayt] a un seigneur [rabb] qui le protègera, comme il l'a protégé autrefois contre l'entreprise de Tubba‘: arrêté par des ténèbres qui durèrent trois jours, Tubba‘ avait fini par faire ses dévo- tions au sanctuaire et avait revêtu celui-ci de la draperie [kiswa].

Remarques 1. En indiquant le toponyme ∆u-l-Magaz comme lieu du camp du Né- gus, le Ìabar semble nous ramener à la tribu des Hu∂ayl dont nous avons vu que, selon l'épopée, ils avaient incité Abukarib à s'attaquer à La Mekke: selon Yaqut, en effet, un marché ∆u-l-Magaz se tenait der- rière ‘Arafa, près d'un point d'eau appartenant aux Hu∂ayl20. 2. L'accent est mis sur l'entente complice de ‘Abd-al-Mu††alib avec les ™aqif de ™a’if en la personne d'Abu-Mas‘ud, alors que dans les autres versions, les ™aqif auront le mauvais rôle: celui de traîtres, faisant allé- geance à Abraha et lui fournissant un guide. 2. Abu-Mas‘ud dont il est question ici est sans doute ‘Amr b. ‘Umayr, l'arrière grand-père de MuÌtar; si l'historien pouvait prendre en compte cette donnée, et compte tenu de ce qui est dit de l'âge avancé du person-

19 Sur la révolte chi'ite de MuÌtar Ibn Abi-‘Ubayd al-™aqafi [m. 67/687] à l'époque omeyyade, cf. Laoust, 1965, p. 27-29; E.I.2, VII, 521-524 [al-Mukhtar b. Abi ‘Ubayd, par G.R. Hawting (1992)]. 20 Yaqut, Buldan, V, 55b-56; et cf. G. Rentz, «Hudhayl», E.I.2, III, 559a. Cf. ci-des- sus I.2.2.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 320 A.L. DE PRÉMARE nage, le Ìabar pourrait donc avoir situé l'événement au début du 6e siè- cle de notre ère. La généalogie de MuÌtar, d'après Ibn al-Kalbi, est la suivante: MuÌtar (m. 67/687) b. Abi-‘Ubayd (m. 13/634) b. Mas‘ud b. ‘Amr b. ‘Umayr [‘Amr étant le père de Mas‘ud [Abu-Mas‘ud]21. 3. Le sacrifice des chameaux ornés de guirlandes et voués au temple est propre au récit de Muqatil. Celui-ci, dans son commentaire de la sourate 5 [versets 2 et 97], donne des guirlandes l'explication suivante: les guir- landes étaient une marque rituelle et une garantie de sécurité pour les bêtes comme pour leurs propriétaires: en cas de voyage en dehors des mois sacrés, la guerre étant permise, les guirlandes étaient accrochées aux bêtes vouées au sanctuaire pour indiquer qu'elles devaient être sau- vegardées de toute attaque même durant ce temps. Les propriétaires qui accompagnaient leurs bêtes se mettaient à eux-mêmes des guirlandes analogues. Le motif des ennemis sacrifiant des chameaux tabous n'est pas sans rappeler celui de «la chamelle d'Allah» dans le récit ancien évoqué par le Coran, que les opposants au prophète ∑aliÌ sacrifièrent [‘aqaruha]22. 4. L'allusion à la tentative antérieure d'un Tubba‘ contre la Ka‘ba indi- que que nous sommes dans le même cycle légendaire de l'attaque du sanctuaire: il s'agit du Tubba‘/Abukarib évoqué au chapitre précédent23. 5. ‘Abd al-Mu††alib ne reste pas sur place mais il va se réfugier dans la montagne; ce qui est différent d'avec la version de Zuhri/Ma‘mar pré- sentée ci-dessous. Quant aux vers de la supplique adressée au seigneur de la ka‘ba, ils comportent quelques variantes lexicales par rapport à la version de Zuhri/Ma‘mar présentée ci-dessous24.

1.5. L'attaque des oiseaux [851-852] Sur la montagne, Abu-Mas‘ud dit à ‘Abd-al-Mu††alib: Que vois-tu du côté de la mer? ‘Abd-al-Mu††alib lui décrit ce qu'il voit: des oiseaux; ils ne sont ni du Nagd ni de la Tihama, ni de l'Ouest [garbiyya] ni de l'Est 21 Cf. Caskel, 1966, 118; Ibn Îazm, Gamhara, p. 268 2e paragraphe. 22 Coran 7, 77. 23 Cf. ci-dessus I.2.2. 24 ya rabb au lieu de allahumma; al-‘abd au lieu de al-mar’ ; Ìilalaka au lieu de riÌalaka ; cf. ci-dessous note 32 pour la version de Ma‘mar. Le récit de Muqatil comporte deux vers supplémentaires [un seul vers supplémentaire dans la tradition issue d'Ibn IsÌaq].

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[sarqiyya], ni du Sud [yamaniyya] ni du Nord [samiyya]. Ils sont gros comme des sortes de perdrix [ya‘asib]. Ils ont des pierres dans leur bec. Ils arrivent par vagues successives [ababil]; chaque vague est conduite par un oiseau au bec rouge, à la tête noire et au long cou, qui vole au dessus de son équipe. Arrivés au dessus des troupes ennemies, ils lan- cent les pierres. On dit que sur chaque pierre est écrit le nom de son des- tinataire. Puis les oiseaux s'en retournent. Au matin, Abu-Mas‘ud et ‘Abd-al-Mu†talib descendent de leur mon- tagne. Ils parcourent la région de colline en colline. Silence. Ils marchent prudemment. Ils trouvent les assaillants les crânes fracassés; il en est de même pour les éléphants et les montures [al-fil wa l-dabba]25.

Remarques 1. Les éléphants, bien qu'ils soient mentionnés, ne jouent pas ici de rôle particulier; l'éléphant MaÌmud ne réapparaît pas. Les éléphants n'ont qu'une fonction décorative. 2. Le style coloré de ce Ìabar est celui des sermonnaires [quÒÒaÒ]: évo- cation rimée; description détaillée des oiseaux: leur volume, leur con- formation, leurs couleurs, etc. Le plaisir de raconter y est évident. 3. C'est à l'aube qu'Abu-Mas‘ud et ‘Abd-al-Mu††alib viennent constater les résultats du massacre. Dans le Coran, le châtiment s'abat sur le peu- ple de Loth à l'aube; le motif du Coran et du Ìabar de Muqatil semble repris du livre de la Genèse, où Abraham et Loth, de bon matin, contem- plent les ruines fumantes des deux cités perverses détruites par le châti- ment venu du ciel26.

1.6. ‘Abd-al-Mu††alib, Abu-Mas‘ud et le butin [p. 852-853] ‘Abd-al-Mu†talib prend une pioche, creuse deux longues fosses qu'il remplit de l'or et des pierres précieuses qu'il trouve sur les dépouilles des ennemis: une fosse pour lui et une pour Abu-Mas‘ud. Il laisse Abu- Mas‘ud choisir la fosse qui lui appartiendra, et chacun s'assied sur la

25 Chacun des deux termes semble être pris comme un nom collectif «éléphants et montures». Il y a de fortes chances pour qu'il en soit de même pour al-fil dans la sourate 105. 26 Coran, 11, 81-83; 15, 73-75; Genèse 19, 23-28.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 322 A.L. DE PRÉMARE fosse de l'autre. ‘Abd-al-Mu††alib appelle tous les Qurays qui s'étaient réfugiés dans les monts alentours. Ceux s'emparent des biens laissés sur les dépouilles des assaillants par les deux complices. Ils en ont beau- coup. ‘Abd-al-Mu††alib devient le sayyid des Qurays, et les deux amis et leur famille jouissent des trésors accumulés dans chacune des deux fos- ses: «Et, grâce à cela, ‘Abd-al-Mu††alib devint le sayyid de Qurays [sada Quraysan], ils l'investirent du commandement [a‘†awhu l-maqada]; et lui ainsi qu'Abu-Mas‘ud et leurs familles jouirent de ces biens».

Remarques 1. L'histoire pittoresque du butin partagé par les deux complices, puis avec les Qurays revenus de leurs refuges, est propre à Muqatil. L'origine en est probablement dans des récits de sermonnaires [quÒÒaÒ]. Les épiso- des 5 et 6 semblent constituer un Ìabar unique et continu. La conclusion est celle d'un conte où «tout est bien qui finit bien». 2. Ce Ìabar nous situe dans un contexte d'où toute résonnance d'embel- lissement hagiographique est absente au profit d'embellissements uni- quement littéraires: aucune mention n'est faite d'une fonction qu'aurait exercée ‘Abd-al-Mu††alib dans le cadre du temple comme celle de l'abreuvement [siqaya] et de l'entretien [rifada, i†‘am] des pèlerins sur lesquelles s'appesantissent les aÌbar d'Ibn Hisam. En revanche, c'est son statut de sayyid tribal qui est mis en évidence, grâce à son savoir- faire plus qu'à son héroïsme.

1.7. Paraphrase de la sourate al-Fil; extraits poétiques; date de l'événement Suit une brève paraphrase de la sourate al-Fil selon le mode habituel à Muqatil dans ses commentaires. Cette paraphrase, simplement juxtapo- sée au récit, en rappelle l'un ou l'autre élément sans que le lien soit fait entre les deux, sinon de façon très globale. Et il conclut: «Cela se pas- sait quarante ans avant la naissance du prophète [wa kana aÒÌab al-fil qabla mawlid al-nabi bi-arba‘ina sana]». Selon le mode habituel au aÌbar également, l'ensemble s'achève par la citation de trois extraits poétiques [p. 853-854]. Le dernier extrait est celui qui, comme ici, est généralement attribué à Umayya Ibn Abi-l-∑alt

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 323 et répété à l'envi. Un vers y évoque l'éléphant stoppé à al-Mu‘ammas [sic], et un autre évoque les rois de Kinda27. La conclusion de la paraphrase de la sourate va à rebours des ver- sions issues d'Ibn IsÌaq: l'événement s'est passé quarante ans avant la naissance de MuÌammad. Celui-ci, selon ce Ìabar, n'est donc pas né durant l'année de l'éléphant, ce que Muqatil est d'ailleurs très loin d'être le seul à rapporter: le premier exemple en est celui de la version de Zuhri/Ma‘mar présentée plus loin28.

1.8. Le Négus, les Ethiopiens, Qurays et la sourate 106 Au quatrième épisode du commentaire narratif de Muqatil, les motifs du Ìabar et son vocabulaire présentent des similitudes avec ceux de la sourate 106: l'évocation de l'hivernage et de l'estivage; la récurrence des termes rabb et bayt, et de l'expression rabb ha∂a l-bayt, la protec- tion assurée à Qurays par le seigneur du sanctuaire. Dans son commentaire de la sourate 106, aux versets 2-3, Muqatil ex- plique que les Qurays étaient fatigués des dangers de leurs longs dépla- cements caravaniers d'hiver vers le Jourdain et la Palestine, et d'été vers le Yémen. Aussi, durant plusieurs années, Dieu inspira-t-il aux Ethio- piens [qa∂afa fi qulub al-Îabasa] de venir leur vendre les provisions dont ils avaient besoin, et qu'ils leur amenaient par la voie maritime «à deux jours de marche de La Mekke», plus précisément à Djedda [Gudda], dit-il encore. Ainsi, le rabb ha∂a l-bayt avait-il épargné aux Qurays, grâce à cette bonne inspiration, la peur des incursions, meurtres et captures auxquels leurs caravanes étaient affrontées au cours de leurs déplacements antérieurs en leur fournissant quasiment sur place, par l'intermédiaire des Ethiopiens, les provisions dont ils avaient besoin. Aussi devaient-ils vouer un culte au seigneur de ce sanctuaire. Le ilaf de la sourate est expliqué par «l'habitude»: «Qu'ils prennent l'habitude de lui vouer leur culte (pour le remercier) comme ils avaient pris l'habitude (de recourir aux Ethiopiens) alors qu'ils n'en espéraient rien (antérieure- ment) [fal-ya’lafu l-‘ibada lahu kama alifu l-Îabasa wa lam yakunu

27 Comp. Ibn Bukayr, Magazi, p. 41 [no 41]; Ibn Hisam, Sira, I. 60; Bakri, Mu‘gam, p. 1248; Yaqut, Buldan, V, 161; Abu-l-Farag, Agani, IX, 210. 28 Cf. également Conrad, 1998, p. 50-51.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 324 A.L. DE PRÉMARE yargunahum]»29. La présence insistante des Ethiopiens dans les commentaires respec- tifs des deux sourates successives est à souligner. Mis à part le premier Ìabar sur Abu-Yaksum, dans l'un et l'autre cas, c'est essentiellement à eux que les Qurays ont affaire. Il s'agit d'échanges commerciaux. Ce sont tout d'abord les Qurays qui vont jusqu'au pays du Négus pour y commercer; puis ce sont les Ethiopiens qui leur épargnent ce long et pé- nible voyage en leur apportant leur approvisionnement, par voie mari- time, presque à leurs portes, à Djedda — le nom du port, avant l'islam, était al-Su‘ayba —. Puis nous avons encore la mention d'un marché [∆u-l-Magaz], mais qui, point d'eau des Hu∂ayl, devient le lieu de cam- pement du Négus agresseur. Les relations commerciales de l'Ethiopie avec le Nord par voie mari- time jusqu'à Ayla [‘Aqaba] font partie des données de l'histoire, con- nues au moins depuis l'époque ptolémaïque et peut-être même antérieu- rement. Par ailleurs, nous avons, dans la littérature de Sira, l'écho des liaisons entre les Qurays de La Mekke et le port de Su‘ayba — rem- placé, plus tard, par Djedda, un peu plus au nord -: selon Ibn Sa‘d, au temps où MuÌammad avait 35 ans, un navire byzantin poussé par les vents était venu se briser au port de Su‘ayba; les Qurays en avaient acheté le bois comme matériau pour servir à la reconstruction de leur sanctuaire endommagée par un torrent; ce fut aussi à partir du port de Su‘ayba que s'embarqua un groupe de premiers émignés partisans de MuÌammad vers l'Ethiopie. al-Bakri qualifie Su‘ayba de «bourgade sur le bord de la mer, sur le chemin du Yémen»30. Comment les Ethiopiens agresseurs de la ka‘ba à partir du marché des Hu∂ayl, selon les aÌbar de Muqatil commentant la sourate 105, se sont- ils transformés en sauveteurs providentiels à partir d'un autre marché, maritime, en passant dans son commentaire de la sourate 106? Com-

29 Muqatil, Tafsir, IV, 861-863; ceci correspond à la version yalaf du codex d'Ibn Mas‘ud et ya’laf de celui d'Ikrima pour le premier mot de cette sourate: cf. Jeffery, 1937, p. 112 et 275. 30 Ibn Sa‘d, ™abaqat, I, 145, 204; Bakri, Mu‘gam, I, 292; cf. Yaqut, Buldan, III, 351; Su‘ayba sera remplacé par Djedda, un peu plus au nord, sous le califat de ‘U†man; cf. E.I.2, II, 586a [article «Djudda» par R. Hartmann- (Phebe Ann Marr)]; voir également E.I.2, VI, 143a [article «Makka», par W.M. Watt] et I, 807 [article «Ayla», par H.W. Glidden].

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 325 ment les Ethiopiens, habitués «des années durant» à acheminer des mar- chandises par bateau jusqu'à Djedda/Su‘ayba pour commercer avec les Mekkois [tataba‘a ∂alika ‘alayhim sinin], n'ont-ils pas eu l'idée d'atta- quer La Mekke par la voie maritime, beaucoup plus aisée pour eux, que la voie terrestre avec des éléphants? Ce sont des questions que le com- mentateur ne se pose pas. Chaque Ìabar, en effet, constitue une unité indépendante. Les aÌbar contradictoires, issus de sources différentes, juxtaposés et transmis par un même auteur dans un même ouvrage sur le même thème et avec la même assurance n'est pas une exclusivité de Muqatil.

2. al-Zuhri et Ma‘mar Ibn Rasid

Ma‘mar Ibn Rasid [m. 155/771], originaire de BaÒra, y faisait partie du milieu des traditionnistes. Il finit par s'établir à Sanaa. Il fut, comme Ibn IsÌaq, l'auditeur et le transmetteur d'al-Zuhri [m. ± 124/742], ce qui suppose des séjours à Médine. Zuhri était l'un des plus importants muÌaddi† de Médine dans la première moitié du 2e/8e siècle. Il travailla au service des Omeyyades marwanides, principalement ‘Abd-al-Malik Ibn Marwan et ses deux fils et successeurs Yazid et Hisam. Les Magazi de Ma‘mar ont été transmis par ‘Abd-al-Razzaq al-∑an‘ani dans son MuÒannaf; cette importante compilation de Ìadîths fut antérieure aux grands classiques connus, et ceux-ci l'utiliseront31. Nous n'y trouvons pas de récit sur l'expédition d'Abraha. Mais, dans le premier épisode de l'hagiographie de ‘Abd-al-Mu††alib, grand-père de MuÌammad, qui ouvre le chapitre des Magazi, Ma‘mar, se plaçant sous l'autorité de Zuhri, évoque les «Maîtres des éléphants»: Lorsque les Qurays s'enfuirent de devant les maîtres des éléphants, dit-il, ‘Abd-al-Mu††alib était un homme très jeune [gulam sabb]; il ne s'enfuit pas comme les autres; il resta au sanctuaire d'Allah [Ìaram Al- lah] et il adressa à celui-ci une supplique en deux vers: «Allah [Allahumma]! l'homme défend son chameau; défends-donc tes propres

31 Sur Ibn Sihab al-Zuhri, voir Sezgin, 1967, p. 280-283; Goldziher, 1984, p. 41-48; 243; 265-266; Lecker, 1998, XVI; sur Ma‘mar Ibn Rasid, Sezgin, 1967, p. 290-291; Ibn Sa‘d, ™abaqat, V, 546.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 326 A.L. DE PRÉMARE chameaux * Que la croix (des attaquants) ne soit pas victorieuse, et que leur violence (d'aujourd'hui) soit, demain, ta violence»32. «Et, poursuit le narrateur, il demeura fermement sur place jusqu'à ce que Dieu eût fait périr l'éléphant et ses maîtres. Alors les Qurays revinrent. (‘Abd-al- Mu††alib) grandit à leurs yeux en raison de sa constance et du fait qu'il honorait les lieux saints [maÌarim] d'Allah. Les choses étant ainsi, lui naquit son fils ainé, qui parvint à sa puberté; il s'agit d'al-Îari† fils de ‘Abd al-Mu††alib…»33. Il n'y a pas de citation ou d'évocation de la sourate 105: ce sont les deux vers attribués à ‘Abd-al-Mu†talib qui constituent la pointe de l'évo- cation. Les maîtres des éléphants ne sont pas spécifiés. Le nom du roi agresseur n'apparaît pas. On sait seulement, par l'un des deux vers, qu'il s'agit de gens qui ont la croix pour emblème. Ils sont donc chrétiens, mais on ne sait rien de plus. Rien n'est dit non plus sur le mode d'exter- mination des maîtres des éléphants. La transmission de Ma‘mar donne l'impression d'un Ìabar amputé de son début. Enfin, si ‘Abd-al-Mu†- †alib, le grand-père, est alors un très jeune homme, il est exclu que Mu- Ìammad, son petit-fils, soit né cette année-là, d'autant que c'est à cette époque que nait son premier fils al-Îari†. Ibn IsÌaq dira que MuÌammad naquit durant l'année de l'éléphant: pour son Ìadi† al-fil, il aura donc choisi de ne pas s'appuyer sur Zuhri, alors que ce dernier est habituelle- ment une de ses références. Peut-être y a-t-il là un nouvel indice de la situation inchoative et en- core indécise dans laquelle se trouve le Ìadi† al-fil à l'époque de Ma‘mar. On peut aussi faire l'hypothèse que le Ìabar qu'il transmettait a été amputé effectivement d'un début où aurait figuré initialement le Négus comme chez Muqatil, la chronologie de celui-ci pouvant corres- pondre au fait que ‘Abd-al-Mu††alib aurait été un tout jeune homme lors de l'événement supposé. Le fait que Zuhri fût de Médine et Muqatil du

32 RaÌl, pl. riÌal est, en principe, le chargement du chameau; miÌal, comme en Coran 13, 13; les interprètes hésitent entre «force», «violence» et «ruse». Les autres versions du récit de l'éléphant peuvent comporter soit un soit deux vers supplémentaires. Cf. ci- dessus note 24, les variantes de la version de Muqatil. 33 ‘Abd-al-Razzaq, MuÒannaf, V, 313-314. L'évocation de la naissance du fils ainé semble introduire un Ìabar indépendant, raccordé au premier par la locution stéréotypée fa-bayna huwa ‘ala ∂alika, que j'ai traduite par: «Les choses étant ainsi». La suite con- cerne le forage du puits de Zemzem.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 327

Khorassan puis d'Irak, n'empêche pas que leurs aÌbar aient pu avoir des sources communes: Ma‘mar se mettait peut-être formellement sous l'au- torité de Zuhri, mais contemporain de Muqatil, il était originaire de BaÒra, où vécut aussi Muqatil.

3. Les aÌbar issues de la tradition d'Ibn IsÌaq

3.1. Introduction Parmi les sources originelles des récits qui nous occupent, Ibn IsÌaq [m. ± 150/767] a tenu jusqu'à une époque récente une place prépondé- rante, grâce à l'utilisation qui en a été faite par Ibn Hisam et ™abari, puis par bien d'autres ouvrages historiographiques ou exégétiques, et compte tenu du fait qu'il a été considéré longtemps et globalement comme la source écrite la plus ancienne en matière de biographie du prophète de l'islam. La publication, en 1976 et 1978, d'une version différente de son œuvre, celle transmise par Ibn Bukayr, a amené les chercheurs à douter du fait qu'Ibn IsÌaq ait rédigé lui-même un ouvrage. Quoi qu'il en soit, comme pour les autres, nous sommes de toute façon et essentiellement tributaires de ses transmetteurs34. La manière dont Yunus Ibn Bukayr [m. 199/814-815] rend compte de ce qu'il aurait reçu directement d'Ibn IsÌaq sur la biographie du pro- phète de l'Islam est moins connue que les versions, abondamment re- vues, réarrangées et augmentées qu'en donnent respectivement Ibn Hisam [m. ± 216/830], al-Azraqi [m. 222/837] et ™abari [m. 310/923]. Entre Ibn Hisam, al-Azraqi et ™abari, les variations sont généralement de peu d'importance, au moins sur notre sujet: il s'agit en fait de la ver- sion de la Sira d'Ibn Hisam, devenue quasi canonique, «celle qui est entre toutes les mains», dit Ibn Îallikan de cet ouvrage, et qui donnera

34 Sur ce sujet, cf. Raven, 1997, p. 686b et ses références. Dans les chaînes de trans- mission, le lien entre Ibn Bukayr et Ibn IsÌaq est direct, mais la version d'Ibn Bukayr nous est parvenue par AÌmad al-‘U†aridi [m. 271/884]; le lien entre Ibn Hisam et Ibn IsÌaq est établi par l'intermédiaire d'al-Bakka’i [m. 183/799]; le lien entre ™abari et Ibn IsÌaq est établi par l'intermédiaire, successivement et en remontant, de Ibn Îumayd et de Salama Ibn al-Fa∂l [m. 191/806-807]; cf. Khoury, 1983.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 328 A.L. DE PRÉMARE lieu à la composition de commentaires35. En revanche l'originalité rela- tive souvent présentée par les aÌbar transmis chez Ibn Bukayr est à re- marquer, tant dans les détails que dans la tonalité générale, bien que l'agencement des épisodes y soit globalement le même que dans les autres ouvrages issus de la même tradition. La chaîne de transmission des aÌbar agencés pour constituer chacune de ces versions du Ìadi† al-fil remonte rarement plus haut qu'Ibn IsÌaq lui-même. Celui-ci, petit-fils d'un captif persan, était attaché par les liens de clientèle [wala’] à la famille des ‘Abd-al-Mu†talib, dont était issu MuÌammad. Aussi portait-il la nisba al-Mu††alibi. En ce qui con- cerne les aÌbar qui nous occupent, ou bien ceux-ci remontaient à cette famille, ou bien leur agencement avait pour intention de dresser un mo- nument littéraire et religieux à sa gloire, car, dit-on, Ibn IsÌaq mit en forme ses Magazi sur commande du calife abbasside Abu-Ga‘far al-ManÒur36, pour l'instruction du prince héritier al-Mahdi.‘Abd-al- Mu††alib le grand-père de MuÌammad, en est à la fois le héros et le pi- vot, préparant la venue de MuÌammad, son petit-fils, lequel, au service de cette perspective, doit être né l'année même de l'éléphant. Le Ìadi† al-fil est plus court chez Ibn Bukayr que chez Ibn Hisam; il comporte moins d'éléments surajoutés et présente une cohérence plus grande. C'est ce récit qui me servira de canevas. En contrepoint, je par- lerai aussi de deux autres versions: celle d'Ibn Hisam, en raison de son caractère quasi «officialisé»; celle de ™abari, en raison de l'importance de cet auteur, devenu le grand classique de l'historiographie des débuts de l'islam. Nous retrouvons le Ìadi† al-fil ou des éléments originaux de ce Ìadi†, attribués à Ibn IsÌaq dans d'autres ouvrages, mais il n'ajoute- raient pas grand chose à mon propos37.

35 Ibn Îallikan, Wafayat, III, 177. 36 Yaqut, Udaba’, V, 219; Ibn Îallikan, Wafayat, IV, 277. 37 Ibn Bukayr, Magazi, p. 38-44 [no 41 à 49]; Ibn Hisam, Sira, I, 43-57; al-Azraqi, Makka, p. 86-104; ™abari, Gami‘, t. XV, vol. 30, p. 299-304; ™abari, TariÌ, I, 439-444. Voir aussi Ibn Sa‘d, ™abaqat, I, 90-92; Bala∂uri, Ansab, I, 67-68. Cette liste est loin d'être exhaustive, le récit de l'éléphant faisant partie des aÌbar inlassablement repris par les compilations de traditions, par les commentateurs du Coran ou par les ouvrages historiographiques. Voir également la traduction anglaise de la Sira d'Ibn IsÌaq par A. Guillaume, The Life of , Oxford University Press 1978 [1e éd. 1955; réimpr. Pakistan 1967], qui s'appuie sur les versions d'Ibn Hisam et de ™abari.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 329

3.2. La profanation de l'église de Sanaa Ibn Bukayr: Abraha est chrétien. Il a construit à Sanaa une magnifi- que église. Il veut détourner vers cet édifice le traditionnel pèlerinage que les Arabes ont coutume de faire à la Ka‘ba de La Mekke. Un homme de Qurays, parmi les tenants les plus rigoristes du pèlerinage de la Ka‘ba, les Îums, est de passage à ∑an‘a. Il s'introduit par ruse dans l'église d'Abraha et la souille de ses excréments. Courroucé, Abraha fait venir l'éléphant [da‘a bi-l-fil] et décide d'attaquer le temple de La Mekke et de le détruire. Ibn Hisam ajoute un long développement, attribué à Ibn IsÌaq, sur le nasi’ et les nasa’a de La Mekke: les nasa’a sont des hommes de la tribu des Kinana chargés de déterminer périodiquement l'intercalation d'un mois, indispensable pour que le pèlerinage et les foires aient lieu à des saisons à peu près fixes. Le verset coranique sur l'interdiction de l'em- bolisme [nasi’] est cité [Coran 3, 37]. La généalogie de la tribu dans la- quelle se recrutait les nasa’a est fournie. C'est l'un de ces hommes qui a profané l'église.

3.3. Les prodromes de l'attaque Ibn Bukayr: Les troupes d'Abraha sont formées de contingents de tri- bus arabes du Sud: les ‘Akk, les As‘ar et les Îa†‘am38. Elles arrivent à la vallée de Wagg, près de ™a’if39. Les ™aqif de ™a’if se soumettent et dé- tournent Abraha vers la Ka‘ba, beaucoup plus intéressante pour lui, di- sent-ils, que leur sanctuaire d'al-Lat. Ils lui fournissent un guide, Nufayl,

38 Cf. E.I.2, I, 351 [‘Akk, par W. Caskel (1956)]; IV, 1137-1138 [Khath‘am, par G. Levi Della Vida (1978)]; Caskel, 1966, I, 224; sur les As‘ar, Caskel, 1966, I; Ibn Îazm, Gamhara, p. 397-398. Aucune de ces tribus ne figure dans l'inscription RY506 de Muraygan. Cependant un des territoires des Îa†‘am est la vallée de Turaba, entre Nagran et les monts de Sarat; Yaqut, Buldan, II, 21a (une vallée de TRBN figure dans l'inscrip- tion de Muraygan). Notons que les ‘Akk et les As‘ar furent associés dans le soulèvement contre le pouvoir islamique [ridda] dès les lendemains de la mort de MuÌammad: cf. Daghfous, 1995, I, 347-350. Ceci explique peut-être leur présence rétrospective dans ce Ìadi† al-fil à titre d'ennemis. 39 Cf. Yaqut, Buldan, V, 361-362 [Wagg], et les éléments historiographiques qui en concernent une des dernières expéditions de MuÌammad, contre ™a’if; un long extrait poétique y est attribué au père du poète Umayya Ibn Abi-l-∑alt. Voir aussi Bakri, Mu‘gam, p. 64 sq. et p. 1369-1370.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 330 A.L. DE PRÉMARE des Hu∂ayl. Celui-ci les guide jusqu'à al-Mugammas. Les Qurays s'en- fuient dans les monts alentours. Seuls restent ‘Abd-al-Mu††alib et Sayba Ibn ‘U†man, en gardiens du temple. ‘Abd-al-Mu†talib adresse sa prière versifiée à Dieu (trois vers). Ibn Hisam: Les ‘Akk et les As‘ar ont disparu de la liste des tribus en- nemies. ∆u-Nafr, un des «rois» yéménites, dont la tribu n'est pas préci- sée, s'est opposé au projet d'Abraha d'aller détruire la Ka‘ba. Défait avec ses partisans, il est capturé. Abraha, longanime [Ìalim] l'épargne; mais il l'emmène avec lui, prisonnier40. Nufayl, ici, n'est pas des Hu∂ayl mais des Îa†‘am41. Les Îa†‘am, sous sa conduite, se sont d'abord opposés à l'entreprise d'Abraha, qui les a défaits; Nufayl a été capturé, mais épargné par Abraha, il se propose comme son guide. Abraha et sa troupe passent à ™a’if, où les ™aqif font leur soumission. Les gens de ™a’if détournent Abraha vers La Mekke en lui fournissant pour guide Abu-Rigal42. Abu-Rigal guide Abraha jusqu'à al-Mugam- mas, à proximité de La Mekke, et il meurt. Les Arabes lapideront sa tombe. ™abari : La version est la même que celle d'Ibn Hisam dans l'ensem- ble. Nous y trouvons cependant un élément supplémentaire, toujours se- lon Ibn IsÌaq, mais avec quelques variantes suivant qu'il s'agit du com- mentaire de la sourate 105 ou de l'ouvrage historique: Abraha s'appuie sur un chef arabe, MuÌammad Ibn al-Îuza‘i, des Banu Sulaym, à qui il donne le commandement des Mu∂ar (c'est-à-dire des Arabes du Nord) [tawwagahu wa ammarahu ‘ala Mu∂ar]. Ce chef se fait le propagandiste de l'église de ∑an‘a. Il est assassiné par un homme des Hu∂ayl, ‘Urwa Ibn Îiya∂, qui lui a décoché une flèche. Nous retrouverons ce person- nage et son frère dans la version d'Ibn Îabib. Son nom ne figure pas dans les inscriptions d'Abraha connues. Il ne figure pas non plus dans les ouvrages généalogiques d'Ibn al-Kalbi et d'Ibn Îazm.

40 al-Hamdani, Iklil X, 25, est dubitatif sur l'identité du personnage évoqué par «les savants de Qurays». 41 De même chez Ibn al-Kalbi: Caskel, 1966, I, 224. 42 Sur le personnage mythique d'Abu-Rigal, cf. E.I.2, I, 149 [Abu Righal par S.A. Bonebakker].

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3.4. ‘Abd -al-Mu††alib et Abraha Ibn Bukayr: Un commando de la troupe d'Abraha est envoyé en éclai- reur vers La Mekke. Il s'empare d'un troupeau de chameaux appartenant à ‘Abd-al-Mu††alib. Par l'intermédiaire du chambellan [Ìagib] d'Abraha, un yéménite des As‘ar qu'il a connu antérieurement, ‘Abd-al-Mu††alib est introduit auprès du roi. Présenté par son ami comme sayyid Qurays, il est reçu avec honneur et demande au roi la restitution de ses cha- meaux. Abraha s'étonne de ce que ‘Abd-al-Mu††alib ne se soucie que de récu- pérer ses chameaux, et qu'il ne manifeste aucun souci pour la Ka‘ba qu'il va attaquer. ‘Abd-al-Mu††alib lui répond: «Moi je m'occupe de mes chameaux; le temple, quant à lui, a un seigneur [rabb] qui saura le défendre; je n'ai, pour ma part, rien à y voir [lastu ana minhu fi say’]». Abraha est impressionné, et il lui restitue ses chameaux. ‘Abd-al-Mu†- †alib retourne à la Mekke. Ibn Hisam et ™abari : Le chef du commando envoyé en avant-garde et qui a capturé les chameaux de ‘Abd-al-Mu††alib s'appelle al-Aswad Ibn MaqÒud; c'est un Ethiopien. Deux personnes sont dites avoir joué successivement le rôle d'inter- médiaire entre ‘Abd-al-Mu††alib et Abraha. C'est d'abord Abraha lui- même qui demande à voir «le sayyid de Qurays et son sarif». C'est Îuna†a le Îimyarite qui l'introduit. ‘Abd-al-Mu††alib parle de la Ka‘ba en termes musulmans: «C'est le temple d'Ibrahim, l'Ami d'Allah, que le salut soit sur lui». C'est ensuite ‘Abd-al-Mu††alib qui sollicite un autre intermédiaire, ∆u-Nafr, le noble yéménite prisonnier d'Abraha, et cet intermédiaire en sollicite un autre, celui qui est chargé des éléphants. Ce dernier introduit ‘Abd-al-Mu††alib auprès du roi, et emphatise le ton: «C'est le sayyid de Qurays, le maître des caravanes de La Mekke [ÒaÌib‘ir Makka]». De retour à La Mekke, ‘Abd-al-Mu††alib ordonne aux gens de se ré- fugier dans les monts alentours. Quelques-uns restent avec lui pour prier Dieu. Il tient l'anneau de la porte de la Ka‘ba en adressant sa supplique (2 vers + 1 d'après al-Waqidi; 11 ou 12 vers chez ™abari); à ces vers s'ajoutent trois autres attribués par Ibn IsÌaq à un ‘Ikrima b. ‘Amir, des B. ‘Abd-al-Dar les gardiens du temple: imprécation contre al-Aswad Ibn

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MaqÒud avec évocation des monts Îira’ et ™abir près de La Mekke43. A la suite de quoi, lâchant l'anneau de la porte, il part avec le groupe et va se réfugier dans les monts alentours.

Remarques 1. La présentation de ‘Abd-al-Mu††alib comme étant, à cette époque, le sayyid des Qurays et le chef de leurs caravanes ne s'accorde pas avec la version de Zuhri/Ma‘mar qui le présente comme étant un tout jeune homme à cette époque-là. La mention «chef de leurs caravanes» ne fi- gure pas chez Ibn Bukayr. 2. L'entrevue que ‘Abd-al-Mu†talib aurait eue avec Abraha, selon la tra- dition d'Ibn IsÌaq, correspond à celle que, selon Muqatil, le grand-père de MuÌammad aurait eue avec le Négus; le personnage a changé, mais les éléments respectifs des deux récits sont à peu près les mêmes. Dans les deux cas, le rôle de ‘Abd-al-Mu†talib est ambigu. Le propos qui lui est attribué «moi je m'occupe de mes chameaux et le temple a un sei- gneur qui le protège» ne figure pas dans la version de Muqatil; il est fait ici pour atténuer cette ambiguité. W.M. Watt se basait sur l'ambiguité des sources pour émettre l'hypothèse que ‘Abd-al-Mu††alib pourrait avoir négocié avec Abraha, contre ses propres rivaux de Qurays, une intervention armée de celui-ci contre La Mekke44. Tout donne à pen- ser qu'il s'agit, en fait et surtout, d'une mise en scène rétrospective, vi- sant à donner au grand-père du prophète un rôle le mettant sur un pied d'égalité avec les souverains du temps. Les sources arabes mettront éga- lement en scène le grand-père de MuÌammad, plus tard, comme membre d'une délégation de Qurays auprès du chef yéménite Sayf ∆u-Yazan après que celui-ci ait débarrassé le Yémen des Ethiopiens avec l'aide des Perses. Au cours d'une entrevue en aparté, ‘Abd-al-Mu††alib et Sayf ∆u- Yazan auront tout le loisir de s'entretenir pieusement sur le prophète à venir45.

43 Ces vers sont constitués des éléments qui étaient présentés par Muqatil sous forme d'imprécations rimées et qu'il attribuait directement à ‘Abd-al-Mu†talib. 44 Watt, 1989, p. 34-35; Watt, 1960, 82b. 45 Voir par ex. Ibn Îabib, Munammaq, p. 427-433 [d'après al-Sukkari]; Abu-l-Farag, Agani, XVII, 312 sq. et cf. Daghfous, 1995, I, 158 sq. et références.

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3.5. L'éléphant et les oiseaux Ibn Bukayr: Abraha, à al-Mugammas, à proximité de La Mekke, se prépare à l'attaque. Les As‘ariyyun et les Îa†‘am se désolidarisent de l'opération projetée et brisent leurs lances et leurs sabres [cette donnée est particulière à Ibn Bukayr]. L'éléphant s'accroupit et ne veut plus avancer, en dépit des efforts qui sont faits (on lui tire les oreilles) pour l'inciter à se lever et à partir à l'attaque du saint lieu. Chaque fois qu'on le lâche, il s'en va dans la direction opposée. L'anecdote est longue et plaisante, comme dans un récit de sermonnaire [qaÒÒ]. Dieu intervient. Il envoie des oiseaux portant des pierres dans leur bec. Les oiseaux criblent de pierres la troupe d'Abraha. Les As‘ariyyun et les Îa†‘am sont épargnés. Quant à Abraha, il est atteint et on l'em- porte dans ce qui reste de son armée en débandade. Malade, il repart au Yémen où il mourra sans tarder. On recherche le guide Nufayl. Mais il est dans le temple et y récite des vers, qui sont cités. Le récit de l'attaque manquée s'achève par d'autres courts extraits poétiques: deux vers sur «l'éléphant stoppé à al-Mugammas», attribués à al-Mugira b.‘Abd-Allah; et deux morceaux attribués à ‘Abd-al-Mu††a- lib. Là s'achève la relation attribuée à Ibn IsÌaq par Ibn Bukayr. Cependant dans l'une des traditions annexes qui se trouvent regrou- pées après la série d'extraits poétiques, Ibn IsÌaq assure que MuÌammad est né l'année de l'éléphant. Par quoi il se confirme que sur le sujet, il était indépendant de Zuhri/Ma‘mar. Ibn Hisam et ™abari: Le récit du l'éléphant rétif puis des oiseaux lan- ceurs de pierres est sensiblement le même. Le morceau de vers attribué au guide Nufayl est de même thème, de même mètre et de même rime, mais il comporte de nombreuses variantes par rapport à la version d'Ibn Bukayr. Allusion est faite à une épidémie de rougeole et de variole qui, cette année-là, aurait été la première que l'on connût dans la terre des Arabes. Cette évocation figure aussi dans les annexes d'Ibn Bukayr, sous un autre label que celui d'Ibn IsÌaq. Suit, chez Ibn Hisam, la citation, longuement paraphrasée, de la sou- rate 105; l'ensemble s'achève sur de nombreuses citations poétiques qui constituent à elles seules un petit chapitre.

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™abari ajoute une autre relation des mêmes faits, qu'il résume à partir de plusieurs chaînes de transmission différentes autres que celle d'Ibn IsÌaq. A la fin de ce résumé, le problème est posé du nombre des élé- phants: il y en avait au moins deux, mais il a pu y en avoir jusqu'à treize.

3.6. Le toponyme al-Mugammas La vocalisation exacte du toponyme al-Mugammas, lieu où Abraha aurait établi son camp avant l'attaque, n'est pas assurée: selon les sour- ces générales, ce peut être aussi al-Mugammis, voire al-Magammas. Se- lon l'étymologie descriptive qui en est fournie par les lexicologues, il s'agirait d'un lieu-dit où, à la fin de l'automne, des plantes qui ont séché commencent à reverdir; ou encore une vallée plantée d'arbres touffus et de broussailles — où l'on peut se dissimuler —. Cela peut s'appliquer à bien des lieux. Dans la poésie ancienne, ce toponyme devient souvent l'objet des évocations élégiaques. Celui qui est cité dans les aÌbar mu- sulmans est relativement proche de La Mekke (à deux tiers de para- sange, dit Yaqut, soit 4 km environ) en venant de ™a’if. Selon un Ìadi†, lorsque MuÌammad voulait s'isoler pour satisfaire un besoin naturel, il allait à al-Mugammas, ce qui ne va pas sans poser un problème de dis- tance pour une opération si ordinaire. al-Mugammas sera également un des lieux allusifs des frasques et des nostalgies amoureuses du poète de l'époque omeyyade ‘Umar Ibn Rabi‘a. Il se passe vraiment beaucoup de choses à un lieu dit al-Mugammas, et c'est souvent un vers qui suscite le récit, ou que le récit est censé expliquer46. Le toponyme al-Mugammas est lié aux légendes multiformes du my- thique Abu-Rigal, qui tentent d'expliquer la coutume qu'avaient les Ara- bes d'y lapider une tombe qui serait la sienne47. al-Waqidi relate que l'un de ces récits fut raconté par MuÌammad passant avec ses troupes sur les ruines d'al-Îigr lors de l'expédition de Tabuk: Abu-Rigal aurait été le disciple infidèle du prophète ∑aliÌ, et celui-ci l'aurait maudit pour sa conduite indigne48. ∑aliÌ étant hors-chronologie, Abu-Rigal suit son 46 Cf. Ibn ManÂur, L.A. à la racine; al-Azraqi, Makka, p. 93, 487; Yaqut, Buldan, V, 161-162; al-Bakri, Mu‘gam, p. 1248-1249; E.I.2, VII, 348 [al-Mughammas]. 47 Yaqut, III, 53-54 [Rigal]; cf. H.A.R. Gibb, E.I.2, I, 149 [Abu-Righal]. 48 Waqidi, Magazi, III, 1007-1008.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 335 ancien maître dans ce destin. Selon certains, plutôt malveillants à l'égard des ™aqif de ™a’if, il serait l'ancêtre de ces derniers. Quant à Ibn IsÌaq, selon Ibn Hisam, il dit que le traître Abu-Rigal, de la tribu des ™aqif, guida Abraha jusqu'al-Mugammas; il y mourut et les Arabes prirent alors l'habitude d'y lapider sa tombe49. Rappelons qu'Ibn Bukayr ne parle pas d'Abu-Rigal mais seulement de Nufayl, qu'il classe parmi les Hu∂ayl50. Visiblement, le Ìabar sur le camp établi par Abraha à al- Mugammas semble prendre son tour dans une longue chaîne de récits étiologiques. En conclusion de presque toutes les relations concernant l'attaque supposée de La Mekke par Abraha, les auteurs célèbrent tous sa défaite en citant des vers où Dieu est dit avoir «stoppé l'éléphant à al-Mugam- mas». Le vers-clé sur l'éléphant stoppé à Mugammas et qui se met à ramper est plus d'une fois attribué au poète Umayya Ibn Abi-l-∑alt, à la gloire du temple de La Mekke51; les vers islamiques attribués à ce poète chrétien, on le sait, ne se comptent pas. Le vers-clé est rapporté par Abu- l-Farag dans un contexte différent, où il est attribué non pas à Umayya, mais à ‘Amr Ibn Sunna52. Un autre vers «C'est Toi qui a stoppé l'élé- phant à al-Mugammas» est attribué par la version d'Ibn Bukayr à al- Mugira Ibn ‘Abd-Allah b ‘Umar b. MaÌzum, et par al-Bala∂uri à ‘Abd- Allah Ibn MaÌzum, et aucun des deux ne parle d'Umayya53.

3.7. Les éléphants L'une des caractéristiques qui distinguent le Ìadi† al-fil d'avec l'épo- pée de Tubba‘/Abukarib relative à l'agression contre le temple est préci- sément le motif des éléphants. Un des problèmes qui se posent à ce sujet est de savoir si l'on peut considérer cet élément comme une réminis- cence de nature historique. En 1928, l'historien de l'Ethiopie Carlo Conti Rossini disait que la critique historique (de son temps) semblait s'accorder pour le considérer comme une fable, trouvant invraisemblable cette longue et pénible mar-

49 Ibn Hisam, Sira, I, 47-48. 50 Ibn Bukayr, p. 38. 51 Muqatil, Tafsir, IV, 854; Ibn Hisam, Sira, I. 60; Yaqut, Buldan, V, 161. 52 Abu-l-Farag, Agani, IX, 210. 53 Ibn Bukayr, p. 41; al-Bala∂uri, Ansab I, p. 68.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 336 A.L. DE PRÉMARE che d'éléphants à travers les contrées inhospitalières d'Arabie jusqu'au Îigaz. A quoi il ajoutait que l'auteur grec Cosmas Indicopleustès, com- merçant alexandrin qui se trouvait dans le royaume d'Aksum au début du 6e siècle et en avait décrit certains aspects, semblait n'avoir pas con- naissance que les Ethiopiens se soient livrés au dressage d'éléphants54. Effectivement Cosmas, se trouvant dans la région et évoquant les prépa- ratifs du souverain éthiopien Ellatzbaas [= Ella AÒbeÌa] pour une cam- pagne contre les Îimyarites vers 523-525, ne parle pas d'éléphants à son propos. Il ne parle d'éléphants africains puis indiens qu'à propos de l'an- cien roi lagide Ptolémée III [3e s. avant J.C.]: celui-ci mentionnait expli- citement ses éléphants, à propos de ses propres expéditions en Asie, dans une inscription en grec trouvée à Adoulis, et dont Cosmas et son collègue Asbâs furent les traducteurs pour le compte du Négus55. En tout état de cause, si les Ethiopiens utilisèrent des éléphants dans leurs cam- pagnes en Arabie, ces éléphants seraient éventuellement beaucoup plus à leur place dans les troupes du Négus lui même que dans celles des com- battants Sa‘d, Murad et Kinda qui participèrent à la campagne d'Abraha dans le Nagd en 552. S'il fallait prendre en compte une réminiscence historique sur ce point dans le Ìadi† al-fil, elle serait plutôt du côté des aÌbar de Muqatil sur le Négus. Mais j'ai remarqué plus haut à ce sujet que, pour attaquer La Mekke, la voie maritime, pour les Ethiopiens, auraient été plus aisée puisque, selon Muqatil, ils commerçaient déjà de- puis de longues années avec Qurays à partir de Djedda/Su‘ayba56. L'indication de Cosmas Indicopleustès sur l'inscription de Ptolémée à Adoulis présente un certain intérêt pour notre propos. Je pense en effet que le motif des éléphants dans le Ìadi† al-fil est un réemploi, comme topos, d'un élément réel plus lointain dans le temps et l'espace, et plus d'une fois évoqué par les chroniques maccabéennes: dans leur guerre contre les Maccabées défenseurs et reconquérant le Temple de Jérusa- lem, les rois séleucides utilisaient des éléphants, de la même façon que leurs contemporains et rivaux les Ptolémées d'Alexandrie pour leurs propres campagnes.

54 Conti Rossini, 1928, p. 193-194; voir aussi Beeston, 1954b. 55 Cosmas, 1968, I, 368 sq. 56 Cf. ci-dessus, III.1.8

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Les éléphants avaient été introduits en Syrie par Séleuchos 1er [fin du 4e - début du 3e s. avant notre ère]. Le vaste royaume des Séleucides de Syrie, en effet, englobait aussi la Mésopotamie, où se trouve Baby- lone, et s'étendait bien au delà, jusqu'à la Bactriane, qui faisait ancien- nement partie de l'Empire perse. C'est de la Bactriane que Seleuchos 1er fit venir les éléphants dans le Croissant fertile57. Il est connu que, dans leurs guerres, les rois séleucides, dont Antiochos IV et ses lieutenants, utilisaient ces animaux. Les éléphants tiennent une place importante dans les récits des livres des Maccabées, comme la geste héroïque des combattants juifs pour les neutraliser. Les deux chroniques maccabéennes sont les seuls livres de la Bible où l'on parle d'éléphants. Cet élément apparaît avec une telle insistance à propos des rois grecs et de leurs armées, les auteurs exagérant au maxi- mum le nombre des éléphants mis en ligne, qu'en toute logique ces rois auraient pu être désignés véritablements du côté juif par l'expression «les maîtres des éléphants». Il appartiendra à la réécriture musulmane de l'histoire religieuse d'en créer l'expression devenue célèbre. Telle est, du moins, l'hypothèse, sur laquelle je reviendrai à partir d'éléments sup- plémentaires58.

3.8. Le doute installé au cœur du Ìadi† al-fil Le doute sur le fait que le récit ait pu correspondre en tout point à une réalité dans l'histoire est déjà installé au cœur même du Ìadi† al-fil, tant dans la transmission d'Ibn Bukayr que dans celle d'Ibn Hisam. L'un et l'autre, après avoir raconté l'épisode des oiseaux lanceurs de pierres, font état, incidemment, d'un propos, rapporté par Ibn IsÌaq, du descen- dant d'un compagnon de MuÌammad, Musa Ibn ‘Utba b. al-Mugira b. al-AÌnas b. Sariq: «On m'a raconté que c'est durant l'année de l'élé- phant que l'ont vit pour la première fois dans la terre des Arabes, la rou- geole, la variole, les effets des arbres aux fruits amers, harmel, colo- quinthe et gommier». Ce genre de propos permettra à W.M. Watt d'as- surer qu'Abraha et ses troupes furent décimés par la peste59, et non par des oiseaux miraculeux. 57 E.I.2, II, 914a [article Fil, par C.E. Bosworth (1961)]. 58 Ci-dessous, IV.5. 59 Ibn Bukayr, Magazi, p. 42; Ibn Hisam, Sira, p. 54; cf. Watt, 1989, p. 35.

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al-Maqdisi, l'auteur du Kitab al-bad’ wa-l-ta’riÌ [4e/10e s.], se fai- sait pour son époque l'écho d'un doute devenu encore plus insistant. Venant de présenter, à sa manière et de la façon la plus conventionnelle, le Ìadi† al-fil, il ajoutait: «Sur cette histoire, il y a de très nombreuses divergences [iÌtilaf ka†ir]: sur la manière dont sont arrivés les oiseaux, sur le nombre des éléphants, sur la question de savoir s'il peut y avoir des miracles en dehors du temps d'un prophète envoyé. Nous avons mentionné cela dans le Livre des significations [Kitab al-ma‘ani]. Cela n'a aucun sens de vouloir traiter cette histoire de mensongère, en préten- dant que [les maîtres des éléphants] ont été brûlés par les fruits du Yé- men, ou y ont été empestés par l'eau et l'atmosphère au point d'attraper la rougeole ou la variole et d'en périr: cette explication est si répandue et divulguée parmi les gens qu'il n'y a pas lieu de la garder secrète»60. Ces réflexions n'empêchaient pas al-Maqdisi de se situer lui-même, en tant qu'historiographe, dans la perspective de la tradition, en citant à l'appui de l'authenticité de l'événement des vers qui figuraient déjà dans la pe- tite anthologie fournie par Ibn Hisam. Mais il nous faut prendre acte d'un doute qui était suffisamment généralisé autour de lui pour qu'il se permette d'en faire état.

4. Le Ìadi† al-fil d'Ibn Îabib

MuÌammad Ibn Îabib, philologue de Bagdad [m. 245/860] a, lui aussi, une version du récit de l'éléphant qui lui est propre, et qui figure dans son ouvrage sur l'histoire de Qurays intitulé al-Munammaq fi aÌbar Qurays61. Il n'en indique pas l'origine, mais nous savons que ses références habituelles étaient, entre autres, Ibn al-A‘rabi, Ibn al-Kalbi et Qu†rub, dont il transmettait les ouvrages. On se rappellera le juge- ment sévère et indigné d'al-Marzubani, un siècle après, sur les plagiats d'Ibn Îabib: «Il pillait [yugiru ‘ala] les écrits des gens et, omettant sciemment de citer leur nom, prétendait que ces écrits étaient de lui»62. Le récit de l'éléphant qui figure dans le Munammaq semble bien ca- ractéristique d'une compilation d'aÌbar recueillis ici ou là et réagencés 60 Maqdisi, Bad’, texte arabe p. 187; trad. personnelle; cf. trad. de C. Huart, p. 189. 61 Ibn Îabib, al-Munammaq, p. 70-80. 62 Yaqut, Udaba’, V, 287; cf. Lichtenstädter, 1991.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 339 de façon personnelle dans le cadre d'une historiographie des Qurays de l'ancien temps. Contrairement à bien d'autres informations de son livre, l'auteur n'en indique pas formellement la source. Tout au plus fait-il ré- férence, en un bref passage, à Ibn IsÌaq pour expliquer un terme particu- lier, laissant planer l'indécision sur le reste. Le déroulement des épisodes de son Ìadi† al-fil est grosso modo le même que celui de la tradition is- sue d'Ibn IsÌaq, dont on voit qu'il la connaît, mais dont il emprunte quelques éléments à côté d'autres trouvés ailleurs, l'ensemble étant adapté au propos qui lui est propre. Le fil conducteur de la recomposition d'Ibn Îabib est constitué par la citation régulière, à chacun des épisodes, de fragments poétiques attri- bués aux différents protagonistes: Ibn Îabib, en effet, est un philologue et un logographe, et non un exégète du Coran; s'il y a commentaire, ce n'est pas de la sourate 105 qu'il s'agit, mais toujours de la poésie. La poésie est bien présente aussi, et constante, chez Ibn Hisam, mais à titre de confir- mation finale du propos essentiel qui est dominé par les asbab al-nuzul, ou «circonstances de la révélation» ou, en l'occurence, ce qui en tient lieu, les circonstances évoquées par la sourate 105. Par contre, ce qui domine dans le Ìadi† al-fil d'Ibn Îabib, c'est ce que l'on pourrait, par analogie, appeler les asbab al-insad, «les circonstances de la déclama- tion» de morceaux de poésie choisis, autour desquels s'organise le Ìadi† al-fil. Tout ceci non seulement donne à sa relation une tonalité qui lui est propre, mais encore commande la sélection des aÌbar qui la compose. Nous le voyons dans les détails de la partie proprement narrative. Il n'est pas dit qu'Abraha veut substituer son église de ∑an‘a à la Ka‘ba comme lieu de pèlerinage; ce sont certaines tribus arabes, les Îa†‘am et les Banu-Munabbih b. Ka‘b, qui n'ont rien à faire d'un pèlerinage à la Ka‘ba. Les troupes d'Abraha sont constituées de ce «ramassis de scélé- rats parmi les Arabes» [fussaq al-‘Arab wa †aÌaririhim]. al-Aswad Ibn MaqÒud, qui était «un roi» chez Muqatil, «un homme» chez Ibn Bu- kayr, «un Ethiopien» chez Ibn Hisam et ™abari, fait, ici, partie des Banu Munabbih63. L'itinéraire d'Abraha est donné, étape par étape: son but

63 Sur les Îa†‘am et les Banu-Munabbih b. Ka‘b, cf. Caskel, 1966, I, 224 et 78. Les Îa†‘am et les Banu-Munabbih, ne figurent pas parmi les tribus mentionnées sur l'inscrip- tion de l'expédition d'Abraba dans le Nedjd en 552. Chez Muqatil, les troupes du Négus n'étaient qu'un ramassis de métayers.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 340 A.L. DE PRÉMARE est le Nedjd; il fait étape à Nagran, mais c'est parce que c'est là, selon Ibn Îabib, que Qays, le frère de MuÌammad Ibn al-Îuza‘i, lui adresse un panégyrique, qui est cité; dans le territoire des Azd [la montagne de Sarat], son avant-garde à cheval est défaite par les Azdites; Ibn Îabib authentifie le fait par trois vers victorieux; la métrique du premier hé- mistiche est incertaine, et le contenu du morceau est tellement allusif qu'il peut servir en de multiples circonstances; enfin ™a’if puis La Mekke où nous revenons à la relation banalisée de la tradition d'Ibn IsÌaq; non sans une légère adaptation, d'ailleurs: les pierres lancées par les oiseaux atteignent les assaillants et ce sont ces pierres qui provoquent la rougeole et la variole dont ils ne réchappent pas. L'information inci- dente évoquée par Ibn IsÌaq sur les épidémies qui se sont abattues sur l'Arabie cette année-là est récupérée et intégrée, dans une sorte de syn- thèse harmonisante. Ibn Îabib, comme Ibn IsÌaq selon ™abari, parle de MuÌammad Ibn al-Îuza‘i et de son frère Qays; mais il en parle de manière différente. Ces personnages ne sont que deux mauvais sujets, des débauchés [Ìa- li‘an] flagorneurs; Qays déclame un panégyrique à l'adresse d'Abraha qui le lui a commandé. Cependant, Abraha leur ayant donné l'ordre de passer outre aux usages alimentaires des Arabes, et d'adorer la croix, Qays refuse et s'en tire honorablement grâce à deux vers adroitement tournés; finalement, Abraha reconnaît que «à chaque peuple sa reli- gion». MuÌammad Ibn al-Îuza‘i n'est pas un roi «couronné investi du commandement des Mu∂ar» selon l'expression de ™abari; il est seule- ment envoyé comme espion [‘ayn] à la tête d'une petite troupe; alors qu'ils sont sur une hauteur, tout le groupe est atteint par la foudre et pé- rit; MuÌammad Ibn Îuza‘i ne meurt donc pas assassiné; ici encore, la pointe de l'épisode est la citation des vers de son frère Qays déplorant sa mort: sans doute le mot (ou toponyme?) abraq qui y figure fait-il penser à la brillance de l'éclair foudroyant64. L'appartenance tribale de ces deux personnages est d'ailleurs curieuse: Ibn IsÌaq, selon ™abari, disait aussi qu'ils étaient des Banu-Sulaym; mais, chez Ibn Îabib, par leur nom, leur filiation et l'indication qui est donnée de leur tribu, ils appartiennent

64 Cf. l'explication étymologique de différents toponymes de cette racine par Yaqut, Buldan, I, 65 [Abraq]. Dans les dictionnaires géographiques, les Abraq ne se comptent pas.

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à la fois aux Îuza‘a, aux Murra, aux Hilal et aux Sulaym, ce qui fait beaucoup. En fait, il semble s'agir là d'une sorte de fiction symbolique, où MuÌammad et Qays fils de Îuza‘i, fils de Îizaba fils de Murra fils de Hilal et qui sont des Banu-Sulaym représentent emblématiquement les alliés bédouins du méchant Abraha [al-Ìabi†], et qui sont des débau- chés, traîtres à la cause arabe. Selon les traditions du sanctuaire de La Mekke, les Îuza‘a, ensemble tribal d'origine pour le moins enchevêtrée, seraient les descendants de ‘Amr b. LuÌayy, fondateur du polythéisme arabe; ils auraient eu le contrôle de la Ka‘ba avant QuÒayy, ancêtre de MuÌammad, qui les aurait supplantés après un long conflit65. Dans les aÌbar, les Îuza‘a, ennemis familiers, sont plus d'une fois présentés comme des espions; c'est peut-être ce topos qui réapparaît dans le Ìadi† al-fil d'Ibn Îabib. Enfin, la version du Munammaq fait une place relativement impor- tante à Nufayl Ibn Îabib, chef des Îa†‘am et allié d'Abraha, auquel l'auteur attribue plusieurs morceaux poétiques sur les événements rela- tés. Il cite le morceau-pointe que nous avons chez Ibn Hisam et ™abari, mais avec des variantes notables66.

5. Îadi† al-fil et interprétation de l'histoire

L'orientation d'esprit est très différente suivant que le transmetteur des aÌbar se situe dans l'un ou l'autre courant de la production littéraire arabe. Mais ici, cette différence induit une telle variation dans les rela- tions sur un même fait posé au départ que celui-ci devient évanescent et perd toute réalité, d'autant plus qu'il est lointain dans le temps par rap- port à l'écriture qui prétend en rendre compte. Abraha a fait campagne en Arabie centrale, nous le savons par des sources externes et surtout par l'inscription de Muraygan; les lieux et les protagonistes y sont désignés et aucun d'eux ne correspond à ce que nous trouvons dans les aÌbar des différentes versions du Ìadi† al-fil. Prenant acte de ce constat, il convient donc d'examiner ce dernier, dans ses différentes versions, comme relevant d'un autre type d'écriture 65 Cf. Kister, 1986, et références. 66 Sur Nufayl Ibn Îabib [«guide des Ethiopiens vers le Temple»], cf. Caskel, 1966, I, 224, II, 449; Ibn Îazm, Gamhara, p. 391, in fine.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 342 A.L. DE PRÉMARE que celui de l'histoire, mis au service d'un projet apologétique. Ibn Bukayr et Ibn Hisam en rendent compte respectivement de deux maniè- res différentes.

5.1. Ibn Bukayr et les deux «momies»: ne pas réveiller les morts Au récit qu'il transmet d'après Ibn IsÌaq, Ibn Bukayr, ajoute une pe- tite série d'aÌbar courts et anecdotiques qui ne viennent pas toujours d'Ibn IsÌaq mais qui sont toutes en relation avec le Ìadi† al-fil. La perti- nence des deux adecdotes qui concluent cet ensemble n'est pas évidente au premier abord. Il s'agit de deux momies, plus exactement du corps de deux morts miraculeusement et intégralement conservés, que l'on dé- couvre à l'époque du califat de ‘Umar Ibn al-Îa††ab: Le premier corps est découvert par un homme qui, allant à ∑an‘a, creuse dans une ruine pour y trouver des trésors. Il s'agit du corps de ‘Abd-Allah Ibn al-™amir, nom de celui qui aurait été le premier disciple arabe du moine chrétien évangélisateur de Nagran. Il a la main posée sur une blessure qu'il a à la tête. Lorsqu'on essaye d'écarter sa main, la bles- sure se met à saigner. Le mort a un anneau au doigt où est inscrit: «Mon seigneur c'est Allah». On écrit au calife ‘Umar, qui répond en ordonnant qu'on le laisse là où on l'a découvert en le recouvrant à nouveau de terre. Il était chrétien, dit Ibn IsÌaq qui transmet de ‘Abd-Allah b. Abi- Bakr b. Îazm67. L'anecdote figure, identique, chez Ibn Hisam, avec les mêmes informateurs. Mais elle n'y a pas la même place: elle figure en conclusion d'un long récit sur l'implantation du christianisme à Nagran, qui précède celui sur l'intervention éthiopienne au Yémen, elle-même préludant au récit sur Abraha68. Un tel récit n'existant pas dans ce qui nous est transmis de la version d'Ibn Bukayr, on pourrait penser que la relation sur la «momie» d'Ibn al-™amir est un Ìabar isolé que son trans- metteur a placé en conclusion du récit sur Abraha simplement par asso- ciation thématique (le Yémen, le christianisme et Nagran). Mais il y a plus que cela. Car cette anecdote, chez Ibn Bukayr, est suivie d'une

67 Ibn Bukayr, Magazi, p. 43 [no 48]; sur ‘Abd-Allah Ibn Abi-Bakr b. Îazm [m. ± 133/750], cf. Khoury, 1983, p. 12. 68 Ibn Hisam, Sira, I, 36-37.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 343 autre, concernant la «momie» du prophète juif Daniel; celle-ci nous si- tue totalement hors du cadre yéménite. Cette seconde momie est découverte, toujours sous le califat de ‘Umar, lors de la conquête de Tustar, au Khouzistan. On entre dans la salle du trésor de Hurmuzan, le général persan vaincu. On y trouve le corps du prophète Daniel étendu sur un lit, avec un livre de lui [muÒÌaf lahu] près de sa tête. On apporte le livre à ‘Umar, qui le fait traduire de l'hébreu en arabe par Ka‘b al-AÌbar — l'ancien rabbin yéménite con- verti à l'islam —. Le narrateur, Abu-l-‘Aliya, dit qu'il est le premier à l'avoir lu, «comme je lis le Coran», précise-t-il. «Qu'y avait-il de- dans?», lui demande-t-on? — Réponse: «Votre histoire, vos affaires, les particularités de votre langage, et ce qui doit arriver après» [siratukum wa umurukum wa luÌun kalamikum wa ma huwa ka’in ba‘d] — «Qu'avez-vous fait de l'homme?»; il répond qu'ils ont enterré les restes de Daniel dans treize fosses différentes, en raison de ses bien- faits en faveur des hommes [li-na‘imihi ‘ala l- nas], et afin qu'on n'aille pas chercher à le déterrer69. Le Ìabar présente toutes les garanties for- melles d'authenticité: un témoin de visu, Abu-‘Aliya, qui fut un trans- metteur de ‘Umar et de Ubayy b. Ka‘b, une localisation précise, Tustar70. Mais l'anecdote de la momie de Daniel se trouve ailleurs sous différentes formes, elle est située à Suse et non à Tustar, et Abu-‘Aliya n'y figure pas. Dans un de ces aÌbar, le narrateur, Îalid Ibn ‘Urfu†a, est «assis avec ‘Umar» lorsqu'un homme de Suse, dont le nom n'est pas précisé, lui apporte le livre de Daniel; ‘Umar le fustige, lui interdit la lecture du livre et lui ordonne de l'effacer. Le livre de Daniel, connu des premières générations de musulmans, fut donc l'objet de controverses71.

69 Ibn Bukayr, Magazi, p. 43-44 [no 49]. 70 Sur Abu-l-‘Aliya Rufay‘ Ibn Mihran al-RiyaÌi, mort entre 90 et 100/709 et 718, cf. Ibn Sa‘d, ™abaqat, VII, 112-117; Suyu†i, ÎuffaÂ, p. 22 [no 48]. 71 La chronique nestorienne anonyme du Khûzistân [± 660 A.D.] avait déjà fait état antérieurement, à propos de la conquête de Suse par Abu-Musa (al-As‘ari), de ce «cada- vre embaumé dont beaucoup disaient qu’il était celui de Daniel, tandis que d’autres di- saient qu’il était celui de Darius», et que les conquérants «mirent en pièces et enlevè- rent»: Chronica minora, texte I, 36-37, trad. lat. p. 30]; voir également Bala∂uri, FutuÌ, 533. Sur l’interdiction de ‘Umar, Ibn Ka†ir, Tafsir, I, 613-615 [sur Coran 12, 1-3]. On sait que le verset du Trône [Coran, 2, 255] reprend de ce livre une expression araméenne typi- que: êlaha Ìayya w qayyam, «Dieu, le vivant, le subsistant»: Daniel, 6, 27.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 344 A.L. DE PRÉMARE

L'intention globale de la tradition issue d'Ibn IsÌaq est connue: mon- trer, à travers de nombeux aÌbar, que l'islam est la parfaite réalisation des religions antérieures. Elle s'exprime ici de la façon suivante: les événements qui devaient aboutir au message du prophète arabe de l'is- lam avaient été annoncés par les vrais croyants chrétiens et juifs des épo- ques passées. Les vrais croyants sont symbolisés par ‘Abd-Allah Ibn ™amir et Daniel. En contraste avec Abraha, chrétien lui aussi mais éthio- pien et attaquant le temple en roi impie, ‘Abd-Allah Ibn ™amir, un arabe, était de ces vrais mu’minin dont, selon l'exégèse d'Ibn IsÌaq, aurait parlé la sourate al-Burug72. Cependant, ‘Umar ordonne de le remettre pure- ment et simplement dans sa fosse et de l'enterrer à nouveau: les vrais Arabes ne sont plus chrétiens; ils sont musulmans. Daniel est un pro- phète, «une grâce pour les hommes». Il a un muÒÌaf, un livre, où il a, lui aussi, annoncé l'islam, «votre histoire, vos affaires, les particularités de votre langage», dit Abu-l-‘Aliya — celui-ci est un mawla, il s'adresse aux conquérants arabes vainqueurs des Perses —. Dans ce muÒÌaf, en ef- fet, qu'Abu-‘Aliya a lu comme il lisait le Coran, est prédit «ce qui sera». Le Livre de Daniel était contemporain des événements relatés par les deux chroniques maccabéennes. Les chapitres 11 et 12, sur le mode de l'annonce apocalyptique, en commentaient les événements, en particu- lier la profanation du Temple. L'association entre le livre de Daniel et le Ìadi† de l'attaque du temple n'est donc pas fortuite73: si le temple des Juifs a été profané, comme le dit le MuÒÌaf de Daniel, la Ka‘ba, elle, a été épargnée. Il convient donc d'enterrer Daniel bel et bien et définitive- ment. Le Ìadi† al-fil est dans la continuité polémique de l'épopée d'Abu- karib.

5.2. Ibn Hisam et la Ka‘ba: le vrai Temple La place que prend le récit de l'attaque de la Ka‘ba par Abraha dans l'organisation générale de la Sira d'Ibn IsÌaq selon Ibn Hisam est égale-

72 Coran, 85, 2-9; Ibn Hisam, Sira, I, 35-36; rien n'est moins sûr que cette explica- tion: sur l'expression aÒÌab al-uÌdud, cf. Philonenko, 1967. 73 Le lien qu'établissait Flavius Josèphe [Antiquités, XI, VIII (p. 53)] entre le Livre de Daniel et le récit sur Alexandre et le Temple ne l'était pas davantage.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 345 ment à remarquer: après une introduction généalogique concernant MuÌammad et les Arabes descendants d'Ismaël, il dit n'avoir conservé de l'ensemble du Mubtada’ [Genèse] d'Ibn IsÌaq et qui traite des temps préislamiques, que ce qui concerne MuÌammad et l'islam: l'histoire du Yémen ancien en fait partie, principalement l'épopée pré-musulmane d'Abukarib et les aÌbar qui préparent de façon plus ou moins immédiate le récit sur Abraha: Nagran, ∆u-Nuwas, l'intervention éthiopienne74. Le long récit sur Abraha qui introduit la composition de l'incursion contre la Mekke est centré sur le thème du pèlerinage et de la concurrence entre deux sanctuaires: la cathédrale de Sanaa et la Ka‘ba. A l'autre bout de la Sira, la conclusion de la biographie de MuÌam- mad est le pèlerinage d'adieu de celui-ci à La Mekke et la synthèse ef- fectuée par Ibn IsÌaq des différentes harangues du discours testament du prophète de l'islam. Une grande importance y est donnée à l'interdiction du mois intercalaire [al-nasi’], le recentrage du temps sur le cycle lu- naire, lequel détermine le mois du pèlerinage, dont MuÌammad vient d'enseigner les rites. La mission de l'envoyé est donc accomplie: «J'ai transmis le message», dit-il, et ses auditeurs en témoignent solennelle- ment. Sa dernière décision est l'envoi d'Usama Ibn Zayd à la conquête de la Palestine. Sa carrière est achevée75. A la suite de quoi La Sira ré- sume l'ensemble de la carrière de MuÌammad: ses relations avec les rois, ses expéditions, ses épouses, ses chevaux, ses sabres, etc., comme si MuÌammad était déjà mort. Quant aux aÌbar sur la maladie et la mort du prophète qui concluent l'ouvrage, il en est d'eux comme s'ils appar- tenaient non plus à la biographie de celui-ci, mais au problème de sa succession. Dans le cadre général ainsi défini, le Ìadi† al-fil est un récit essentiel- lement symbolique: c'est le récit de la victoire d'un temple sur l'autre. Dans l'économie d'ensemble de l'ouvrage, les aÌbar sur l'attaque de la Ka‘ba ont une fonction précise. Pour l'histoire islamique ainsi recompo- sée, Abraha, à la suite d'Abukarib, n'est qu'un support. Muqatil en avait un autre, le Négus. L'essentiel, c'est la Ka‘ba, le vrai Temple.

74 Ibn Hisam, Sira, I, 1-42. 75 Ibid. II, 603-606.

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IV. La sourate al-Fil

1. N'as-tu pas vu ce qu'a fait ton Seigneur des Maîtres des éléphants? [fil] 2. N'a-t-il point fait de leur ruse un égarement? [ta∂lil] 3. et envoyé contre eux des oiseaux de Babel [ababil], 4. qui les criblaient de pierres, du Siggil, 5. et il a fait d'eux comme du chaume [?] dévoré [ma’kul]. Dans l'écriture des commentateurs musulmans (à partir du 2è/8è s.), Abraha est devenu le personnage d'un drame religieux dont ils voient l'expression dans cette sourate. A force d'avoir été répété partout comme étant, presque, le seul commentaire autorisé de la sourate 105, le Ìadi† al-fil de la tradition issue d'Ibn IsÌaq analysé précédemment a ac- quis une sorte de canonicité, à l'instar d'interprétations traditionnelles de nombreux autres textes coraniques. Pourtant nulle mention n'est faite, dans la sourate 105, d'un temple quelconque, serait-ce la Ka‘ba, ni du site de ce temple: La Mekke, ni de la tribu de La Mekke: les Qurays, ni d'Abraha, l'agresseur. Le texte coranique est, certes, coutumier d'ellip- ses analogues. Pourtant, il y est fait mention d'autres potentats impies et orgueilleux comme Pharaon, Haman, Qarun. Pourquoi pas, ici, Abraha, ou le Négus? De plus, nous trouvons deux fois dans le Coran, la men- tion du peuple de Tubba‘, nom devenu générique des anciens rois du Yémen, et une fois les Byzantins [Rum]? Pourquoi pas, ici, les Abyssins [Îabasa]1?

1. La sourate 105 et la sourate 106

Aussi certains commentateurs imaginèrent-ils que la sourate 105 ne faisait originellement qu'un seul ensemble avec la sourate qui la suit im- médiatement dans la vulgate coranique, et qui est appelée Qurays. Il se- rait intéressant de savoir quel fut le premier commentaire en ce sens. Il

1 Coran, 40, 24; 28, 5, 7 et passim; 44, 37; 50, 14; 30, 2.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 347 me semble que nous en avons presque l'amorce dans le commentaire de Muqatil Ibn Sulayman que j'ai évoqué plus haut2. La sourate 106, en effet, apparaît amputée d'un début dont nous igno- rons la teneur originelle: 1…. en vue du rassemblement [?]/du pacte [?]/de l'habitude [?] de Qurays, 2. de la poursuite habituelle [?] de leur voyage d'hiver et d'été [Òayf] 3. qu'ils rendent donc un culte au seigneur de ce sanctuaire [bayt] 4. qui les a munis contre la faim et sauvegardés d'une crainte [Ìawf]. Cette sourate a posé des problèmes d'interprétation du fait du premier mot de chacun des deux premiers versets [ilaf/ilaf], des variations aux- quelles l'orthographe de ces mots a donné lieu selon les codex, et dont nous avons l'écho dans les commentaires ultérieurs3. Je n'ai pas à abor- der ces problèmes ici. J'observerai simplement que la sourate 106 a l'avantage de fournir opportunément les éléments qui manquent à la sou- rate 105 pour être en mesure d'illustrer un récit au moins sur une crainte éprouvée un moment par Qurays: il s'agit, en effet, de Qurays et de leurs déplacements d'hiver et d'été; il s'agit de leur sanctuaire et de son seigneur; et il s'agit enfin d'une grande peur dont ce seigneur les a déli- vrés. Que l'attaque n'y soit pas mentionnée expressément et que le nom d'Abraha ou d'un quelconque agresseur n'y figure pas davantage que dans la sourate 105 ne semble pas poser de question particulière aux par- tisans de cette solution. L'arrangement exégétique qui consiste à considérer les deux sourates comme un tout unique fut cependant très loin de faire l'unanimité. L'exégète classique al-™abari, s'appuyant sur «le consensus de tous les musulmans», qualifiait cette opération de perversion [fasad]4; c'est un propos sévère si l'on tient compte de la résonnance du mot fasad dans le vocabulaire coranique: «répandre la perversion sur la terre» mérite les châtiments les plus rudes, jusqu'à la crucifixion5. Cependant, ™abari, sans aller jusqu'à évoquer ces châtiments, ne s'explique pas sur les rai- sons de sa sévérité, et les interprétations de la sourate 106 qu'il présente

2 Cf. ci-dessus III.1.8. 3 Cf. Jeffery, 1937, p. 112, 179, 192, 275, 313. 4 ™abari, Gami‘, vol. 30, t. 15, p. 306-307 [commentaire de la sourate Qurays]. 5 Coran, 5, 33.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 348 A.L. DE PRÉMARE restent très générales et laissent penser qu'il élude volontairement les problèmes6. Si l'on s'en tient à l'analyse littéraire des deux sourates, il est exclu qu'il puisse s'agir d'un texte de composition unique et continue. La sou- rate 106 est sans doute amputée d'un début qui n'a pas eu la chance de figurer dans le texte canonique, mais ce début n'est assurément pas la sourate 105: celle-ci est rimée, l'autre ne l'est pas; la 105, dont la syn- taxe est soignée, fait appel à un lexique élaboré d'origine étrangère [ababil, siggil] et à un calque biblique [‘aÒf ma’kul]; la sourate 106, quant à elle, est beaucoup plus strictement arabe dans son lexique et ar- chaïque dans sa tonalité; dans la sourate 105, il s'agit de rabbuka, «ton Seigneur», c'est-à-dire le Seigneur du nouveau prophète, alors que dans la sourate 106 l'expression rabb ha∂a l-bayt «le seigneur de ce sanc- tuaire», très ancienne chez les Sémites, désigne le dieu auquel est voué un sanctuaire. Comme, de toute manière, la sourate 106 est censée parler d'un événement pré-islamique, et comme toutes les traditions islamiques s'accordent à dire qu'en ce temps-là, c'était Hubal le dieu principal du sanctuaire de la Ka‘ba, le rabb ha∂a l-bayt de la sourate, auquel les Qurays sont incités à vouer un culte, ne peut être que Hubal7. En faire le seigneur de MuÌammad dans le cadre d'une sourate unique pose évi- demment un problème. Il nous faut donc considérer la sourate 105 comme étant une unité autonome par rapport à la sourate 106, au moins pour l'analyse de sa composition, et revenir à la constatation faite plus haut quant au contenu du texte: supposée évoquer une attaque du temple de La Mekke par Abraha, son fils ou le Négus (chez Muqatil), la sourate 105 ne parle pourtant ni d'Abraha, ni de son fils, ni du Négus, ni du temple, ni de Qurays, ni de La Mekke, ni des Ethiopiens. Par ailleurs, l'analyse lexi- cologique de la sourate 105 nous situe dans un contexte linguistique et un environnement non arabes. Compte tenu de ce que j'ai analysé précé- demment des variations considérables et de l'absence totale d'unanimité

6 Sur la connexion possible entre les deux sourates, cf. les points de vue respectifs de Birkeland, 1956, p. 100-130 et de Shahîd, 1981. 7 Ibn al-Kalbi, AÒnam, p. 22-23 [trad. anglaise p. 23-25]; cf. Starcky, 1966, 995, 1001 et passim; Fahd, 1967, «Hubal», E.I.2, III, 555-556.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 349 des «sources arabes» sur le récit qui est censé l'expliquer, il faut cher- cher autre chose.

2. Les oiseaux ababil Le mot ababil a donné lieu à diverses explications qui finissent par se ramener à l'évocation d'oiseaux «en grand nombre et par vagues succes- sives». J'ai observé ailleurs que rien, dans la racine ’BL invoquée alors comme référence étymologique, ne vient donner un appui quelconque à cette explication; ceci d'autant moins qu'elle revient à transposer artifi- ciellement sur des oiseaux ce qui se rapporterait éventuellement à des chameaux [ibil] arrivant par vagues successives à l'abreuvoir, comme le proposent certains commentateurs. En revanche, ababil semble pou- voir être mis en relation avec le toponyme Babil [Babylone], lequel fi- gure comme tel dans le Coran. On connaît déjà, dans la Bible hébraïque, la subversion de la dénomination akkadienne Bab-ilani [«Porte des dieux»] en Babel pour indiquer, à partir d'une racine BLL, la confusion des langues survenue aux constructeurs de la tour rivale de Yahvé8. Dans le même esprit, ababil peut être un pluriel de forme afa‘il construit à partir de BBL, par analogie linguistique avec le pluriel aÌabis formé sur une racine ÎBS ou asa†ir, à partir d'une racine S™R9.

3. Des pierres, du Siggil H. Speyer, dans deux pages consacrées à Coran 11, 82 et 15, 73-74, avait noté que le motif des pierres comme instruments de la victoire de Dieu pouvait être relié au livre biblique de Josué. Au chapitre 10 de ce livre, il s'agit de la défaite des rois amorites coalisés contre Gabaon et Israël. Cest Dieu qui est l'artisan de la victoire, en lançant des cieux de grosses pierres de grêle: «Le Seigneur lança contre eux de grosses pier- res jusqu'à Azéqa et ils moururent. Plus nombreux furent ceux qui mou- rurent par les pierres de grêle que ceux que les fils d'Israël tuèrent par l'épée»10.

8 Coran, 2, 102; Cf. Jeffery, 1938, p. 74; Genèse, 11, 7-9. 9 L.A., rac. ’BL; W.M. Watt, «AÌabis», E.I.2, III, 8 (1965); cf. Prémare, 1998, p. 265-267. 10 Josué, 10, 11; cf. Speyer, 1988, p. 155.

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Dans la sourate 105, cependant — comme en 11, 82 et en 15, 74 —, les pierres lancées par ces oiseaux de Babylone sont associées à siggil. Ce terme, de l'aveu général, est lui aussi un terme étranger à l'arabe. Il ne va pas sans revêtir un caractère énigmatique qui, comme ababil, fait partie d'un univers mythique11. On lui a habituellement, et platement, donné le sens d'«argile» en raison du fait que, dans un motif corani- que identique [51, 33], l'intervention de Dieu pour détruire le peuple de Loth, il s'agit de pierres dont la matière est l'argile [Ìigaratan min †in]. Selon F. Leemhuis, le mot siggil, lointainement sumérien, puis akkadien, puis araméen, aurait abouti en Arabie centrale au 7e siècle avec le sens de «pierre dure, du genre silex». Ce sens est en effet donné à deux repri- ses par Abu-‘Ubayda dans Magaz al-Qur’an12. Outre que le silex n'est pas l'argile, cela ne résoud pas le problème pour autant, car en 11, 82 et pour le même motif, ce siggil est dit «super- posé» [man∂ud], la racine N∆D ayant une connotation d'empilement ordonné. Ceci ne correspond guère à des pierres que Dieu fait pleuvoir [am†arna] sur le peuple impie, mais correspondrait plutôt à une sorte de construction — ba‘∂uha ‘ala ba‘∂, dit Abu-‘Ubayda —. La première construction qui vient à l'esprit, en association avec les oiseaux ababil, est la tour de Babel, sorte de ziggourat étagée, précisément bâtie avec des «briques moulées, cuites au feu, et qui servirent de pierres», comme y insiste le livre de la Genèse. Dans l'antique civilisation de Sumer et sous la forme d'une tour étagée, les dieux inférieurs avaient déjà construit à Babylone un temple à la gloire de Marduk. La tradition hé- braïque, quant à elle, avait transformé les ziggourat babyloniennes, fai- tes de briques moulées et durcies, en symbole de l'orgueil des hommes voulant atteindre le ciel et rivaliser avec Yahvé13. Dans le Coran, le

11 Cf. Jeffery, 1938, p. 164. 12 F. Leemhuis, «Qur’anic siggil and Aramaic sgyl», Journal of Semitic Studies, XXVII (1982), 47-56; Abu-‘Ubayda, Magaz, I, 296-297 [sur Coran 11, 82]; II, 312 [sur Coran, 105], avec un vers à l'appui. 13 Genèse, 11, 1-9. Sur le temple sumérien de Marduk (E-sa-gil, “Temple-au-pinacle- élevé”], Bottéro-Kramer, 1989, p. 641, vers 55-80, et p. 667, 16. Un chaînon intermé- diaire entre l’E-sa-gil sumérien et le mot arabisé Siggil se trouve dans le sgyl des inscrip- tions araméennes de Hatra [al-Îa∂r] en Mésopotamie (publiées par F. ∑afar en 1968). F. Leemhuis [op. cit. p. 53] traduit ainsi un des passages concernés: «…the elevated house of joy of the SGYL of the great temple, which Barmaren has built for Shamash…» Sur les Arabes en Mésopotamie aux premiers siècles A.D., Dussaud, 1955, p. 157-8.

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Siggil, retrouvant quelque chose de sa fonction antique, désigne, me semble-t-il, un lieu mythique, du haut duquel Dieu envoie les pierres, sur le peuple de Loth à Sodome et Gomorrhe, ou, par l'intermédiaire des oiseaux ababil, sur les maîtres des éléphants. C'est ce que suggérait un commentaire de ‘Abd-al-RaÌman Ibn Zayd [m. 182/791], cité par ™abari, selon lequel Siggil serait le nom propre du ciel inférieur [al- sama’ al-dunya]. ™abari, comme beaucoup d'autres, rejetait cette inter- prétation14. Elle mérite cependant d'être considérée. En effet, en Coran 83, 7-8, le mot Siggin, de même conformation, tout aussi énigmatique, et dans un contexte eschatologique, a également été compris comme dési- gnant un lieu mythique: la septième terre inférieure [al-ar∂ al-sabi‘a al- sufla]; cette fois-ci, ™abari, à la suite de commentateurs antérieurs, ac- cepte qu'il s'agisse d'un lieu15. Enfin, dans Coran 2, 102, Babil est le lieu où les anges Harut et Marut avaient reçu leur «révélation» [ma unzila ‘ala l-malakayn bi-Babil, Harut wa Marut]. A partir de «croyan- ces syncrétistes développées en marge des grandes religions juive, chré- tienne et mazdéenne» [G. Vajda], et par le biais de ces mots classés comme «énigmatiques» ou «mystérieux», la rédaction du Coran est coutumière des chevauchements imagés de ce genre16. Le Siggil pourrait en être un exemple.

4. Herbe/chaume dévoré, ‘aÒf ma’kul

Le dernier verset de la sourate 105 introduit une certaine rupture, mar- quée, d'une part, par le changement de rime [-ul, et non -il], et, d'autre

14 ™abari, Gami‘, t. VII, fasc. 12, p. 94 [sur Coran 11, 82]; t. XV, fasc. 30, p. 299 [sur Coran 105, 4]. Sur ‘Abd-al-RaÌman Ibn Zayd b. Aslam, voir Ibn al-Nadim, Fihrist, p. 374 et cf. C. Gilliot, La sourate al-Baqara dans le commentaire de ™abari, Thèse de doctorat de 3ème cycle, Paris III, 1982, I, 277-278 et références. 15 ™abari, op. cit, t. 15, fasc. 30, p. 94-94, aux versets considérés; Abu-‘Ubayda, Magaz I, 296-296 disait, à propos de siggil, que certains en remplaçaient le «l» final par «n»; mais pour le siggin de la sourate 83, il le rattachait à la racine arabe SJN, en disant qu'il s'agissait d'une prison: ibid. II, 289. Voir également E.I.2, IX, 559-560 [«Sidjdjin»]; Jeffery, 1938, p. 165, tendait à penser, à la suite de Nöldeke, que le mot était simplement une invention de MuÌammad. 16 G. Vajda, «Harut wa Marut», E.I.2, III, 243b-244a; Widengren, 1955, p. 195-196; Schwarzbaum, Studies in Jewish and World Folklore (1968) p. 248-249, cité dans Schwarzbaum, 1982, p. 145, n. 121.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 352 A.L. DE PRÉMARE part, par le recours à un registre biblique plus habituel: Le chaume «dé- voré/mangé» [avec la racine ’KL «manger»] constitue, dans la Bible hé- braïque, l'une des images récurrentes pour décrire les hommes impies ou infidèles, objets de la colère de Dieu dont le feu les dévore17. Quant au mot ‘aÒf, il est traduit généralement par «chaume»; mais il donne lieu, en fait, à une grande indécision sur la partie du végétal qui est concer- née: feuilles, tiges, bourgeons, etc. Un autre signe de cette indécision est le fait que, selon un commentateur ancien, al-∆aÌÌak, ‘aÒf serait un terme nabatéen désignant de fins morceaux de céréales éparpillés [habbur, duqaq al-zar‘]18. On peut penser aussi au terme hébraïque ‘esev «herbe»: dans le livre de l'Exode, où apparaît le mot ‘esev à propos des plaies envoyées par Yahvé contre l'Egypte, deux images sont associées: celle de «la grêle qui frappa toute l'herbe des champs», puis celle des sauterelles «qui mangèrent toute l'herbe du pays, et tous les fruits des arbres restés après la grêle»19. Les images des pierres, de la grêle et de l'herbe hachée menue et finalement dévorée par les sauterelles finissent par s'entrecroiser.

5. L'éléphant/les éléphants: fil

Le mot fil, comme ses correspondants araméen et syriaque, est un emprunt au persan pil, celui-ci faisant partie d'un vocabulaire antique où nous retrouvons le sanscrit et l'akkadien20. Il est à considérer ici comme une sorte de collectif, en parallèle avec le mot †ayr «oiseaux». C'est du moins ainsi que le comprenait Muqatil Ibn Sulayman qui, à propos des troupes d'Abraha décimées, parlait d'al-fil wa l-dabba «éléphants et montures»: le mot dabba est lui aussi morphologiquement un singulier, mais on imagine mal une seule monture pour toute une troupe, et les

17 Par ex. Exode 15, 7 yakelému ka-qas; Isaïe 5, 24 kè-èkol qas; et passim. 18 L.A., aux termes ‘aÒf et habbur; ™abari, Gami‘, t. XV, fasc. 30, p. 105 [sur Coran 105, 5]; le mot ‘aÒf apparaît aussi en Coran 55, 12, mais dans un contexte différent, et il donne lieu, de la part des commentateurs, à une indécision analogue: ™abari, op. cit., t. XIII, fasc. 27 [sur Coran, 55, 12]. 19 Exode, 9, 22 et 25; 10, 12 et 15. 20 Jeffery, 1938, p. 230-231.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 353 commentateurs ont eu du mal à concevoir qu'il ne s'agisse que d'un seul éléphant21. L'utilisation d'éléphants pour la guerre n'est attestée au 6e siècle ni chez les Yéménites ni chez les Ethiopiens22. En revanche, il est connu que, dans le contexte proche-oriental qui entourait les Arabes, c'étaient les Sassanides qui utilisaient effectivement les éléphants, à la fois pour la parade et pour la guerre. A. Noth a montré que «la guerre des élé- phants» est un topos souvent repris dans l'historiographie arabe relative aux conquêtes sur les Sassanides. Il voit d'ailleurs dans «la guerre des éléphants» l'illustration de la dérive d'un fait attesté (l'utilisation d'élé- phants par les Sassanides) en topos littéraire souvent répété par l'histo- riographie arabe de la conquête, qu'il y ait eu ou non des éléphants à telle bataille ou à telle autre. J'ai été tenté moi-même de penser, pour la sourate 105, à un contexte de ce genre, lié aux Sassanides: pouvait y être évoquée la victoire des tribus arabes de Bakr coalisés contre les Perses à ∆u-Qar, en Mésopotamie, entre 604 et 611 de notre ère23. L'on attribue d'ailleurs à MuÌammad le propos suivant: «Ce jour est le premier où les Arabes ont eu raison des Persans et c'est grâce à moi qu'ils ont été aidés par Dieu». Dans cette perspective également, la sourate 105 pouvait évoquer la grande victoire arabe de Qadisiyya, dont les récits sont truffés d'éléphants, réels ou imaginés; cette hypothèse, du moins, n'était pas à exclure24.

6. Le midrash coranique

Cependant, au vu de l'ensemble du lexique et de l'environnement que suggère la sourate 105, c'est plutôt dans l'univers de l'histoire et de la culture juives et dans le contexte général du Proche-Orient antique que

21 Muqatil, Tafsir, IV, 852 et voir ci-dessus III.1.5.; cf. L.A., dabba, rac. DBB, à pro- pos de Coran 24, 45. 22 Cf. ci-dessus III.3.7. 23 Sur ∆u-Qar, cf. ™abari, TariÌ, I, 479; E.I.2, II, 247-248 [Dhu Ëar, par L. Veccia- Vaglieri (1955)]. 24 Voir Prémare, 1998; cf. Bala∂uri, FutuÌ, p. 357-360; ™abari, TariÌ, II, 406-412; sur le topos de la guerre des éléphants dans l'historiographie arabe, voir Noth, 1997, p. 132-134.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 354 A.L. DE PRÉMARE nous pouvons en trouver la clé. Le point central en est l'image des pier- res qui, lancées par les oiseaux — du haut du Siggil —, fait des hommes impies comme de l'herbe ou du chaume dévorés. L'application corani- que de cette image, n'est pas limitée aux maîtres des éléphants. Elle re- vient comme un leitmotiv dans l'évocation du châtiment du peuple de Loth. Là où la Bible et les traditions juives insistent sur le soufre [gafrit] et le feu [’es] qui s'abattent sur Sodome et Gomorrhe, et sur le renverse- ment complet [rac. HFK] des deux cités perverses, le midrash coranique insiste sur les pluies de pierres qui s'abattent sur le peuple de Loth25. En Coran 51, 33-34 les pierres d'argile [†in] sont envoyées par les anges (êtres célestes ailés) en châtiment sur la cité perverse du peuple de Loth, comme dans la sourate 105 les pierres sont envoyées — du Siggil — par des oiseaux (autres êtres célestes ailés) sur les maîtres des éléphants26. En Coran 51, 34 et 11, 83, les pierres lancées du Siggil sont «marquées» [musawwama]; ainsi l'argile moulé et durci fut-il, dans les civilisations mésopotamiennes antiques, non seulement matériau de construction de demeures, réelles pour les hommes ou mythiques pour les dieux, mais aussi support de l'écriture cunéiforme longtemps remplie de mystères. Aussi ces pierres, selon les commentaires, sont-elles marquées du nom de leurs destinataires. En fin de compte, l'imagerie et le lexique font de la sourate 105 et des péricopes coraniques concernant «le peuple de Loth» des textes rigoureusement parallèles. Ramenée à ses origines complexes, cette imagerie acquiert sa cohé- rence dans le thème général des anciens peuples rebelles anéantis par l'intervention de Dieu. Ce thème constitue l'un des éléments structurels importants de la visée eschatologique du Coran. C'est dans ce cadre que semble se situer la sourate 105, bien en deçà d'une référence «histori- que» à un événement de l'époque immédiatement antérieure à MuÌam- mad (Abraha ou ∆u-Qar), ou immédiatement postérieure (Qadisiyya).

25 Genèse, 19, 24-25; Gn Rabba, 51 [trad. fse p. 538-540]; cf. aussi Speyer, 1988, p. 155-157, et références à Philon, Josèphe et Sagesse de Salomon; voir aussi la référence à Hirschfeld à propos de la racine hébraïque HFK en parallèle avec les mu’tafikat («cités subversées») de Coran 9, 70 et 69, 9. En Coran 54, 34, les pierres sont désignées par le mot ÌaÒib. C'est une forme participiale active construite à partir des noms ÌaÒab/ÌaÒba’ [«pierres»] et qui, devenue dénominative, désigne un vent violent faisant pleuvoir de la terre et des pierres: L.A., rac. Î∑B ; Speyer, loc. cit. 26 Toelle, 1999, p. 183.

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En effet, la formule initiale de la sourate «N'as-tu pas vu ce qu'a fait ton Seigneur» [a lam tara kayfa fa‘ala rabbuka], à propos des maîtres des éléphants, fait directement écho à celle, identique, de la sourate 89, 6 qui introduit l'évocation d'une série de peuples anciens châtiés par Dieu — ‘Ad, ™amud, Pharaon —; la péricope coranique 89, 6-14, à rime unique, aurait pu d'ailleurs constituer à elle seule une brève sourate analogue à la sourate 105 si les avatars de l'activité rédactionnelle n'en avait décidé autrement. D'où provient le topos islamique des «maîtres de l'éléphant/des élé- phants» dans le contexte littéraire environnant? Dans la continuité de ce que j'ai déjà évoqué des sources juives dans le cadre de cette étude27, l'évocation de la sourate 105 pourrait s'enraciner dans la légende des éléphants de Ptolémée; celle-ci se trouve dans le roman historique juif qui fut écrit dans le prolongement des deux chroniques maccabéennes, et qui, de ce fait, porte le nom de 3e livre des Maccabées.

7. Le troisième livre des Maccabées [3 M]28.

Le troisième livre des Maccabées [désigné sous le sigle 3 M] n'est pas une chronique. C'est un roman historique à visée religieuse29. Il n'y est pas question de la guerre des Maccabées, aussi sa désignation comme «troisième livre des Maccabées» peut-elle paraître indue. Cependant André Paul en souligne et analyse «l'harmonie saisissante avec la grande tradition biblique du Second Temple». Le roman fut écrit en grec, en Egypte, à la fin du 1er siècle avant notre ère, peut-être au début du règne d'Auguste. Le cadre historique choisi par l'auteur du roman est celui du règne du roi lagide d'Egypte Ptolémée IV Philopator [± 246 — ± 241 avant notre ère]. Ce texte étant moins connu que les deux chroni- ques maccabéennes qui figurent dans la Bible canonique chrétienne, j'en résume ici les éléments principaux.

27 Voir ci-dessus I.4. 28 Trad. frse Migne, 1856; trad. angl. Charles (R.H.), 1913; texte grec et trad. angl. Hadas, 1953. 29 L'étude de base sur 3 M est celle d'André Paul, dont je suis tributaire. Les phrases que je cite entre guillemets sont tirées de cette étude. Voir Bibliographie: Paul (André), 1987.

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Ptolémée mène campagne en Syrie contre les Séleucides. Victorieux, il vient en Judée, entre dans le Temple, y accomplit des dévotions, et veut pénétrer jusqu'au saint des saints. Les Juifs s'y opposent farouche- ment (chap. 1). Constatant la persistance du roi dans son intention, le grand prêtre Simon adresse solennellement une longue prière à Dieu. Dieu intervient, agite le roi avec violence et le renverse à terre où il gît sans force ni mouvement. Ses séides l'emportent. Reprenant ses sens, Ptolémée profère des menaces contre tous les Juifs (chap. 2). Revenu en Egypte, il persécute les Juifs d'Alexandrie et veut les obliger à sacrifier à ses idoles. Certains obtempèrent et apostasient, mais le plus grand nom- bre résiste (chap. 2 et 3). Ils sont alors tous raflés et rassemblés dans l'hippodrome. Ils sont destinés à être piétinés par les éléphants des trou- pes de Ptolémée. Le texte précise qu'on a fait absorber à ceux-ci «des parfums broyés avec du vin pur» pour les doper. Grâce à la prière du prêtre Eléazar qui supplie Dieu, deux anges interviennent qui mettent la panique chez les soldats, et les éléphants, au lieu de s'attaquer aux Juifs, piétinent les soldats. Devant ce miracle, Ptolémée renonce à son projet et châtie ceux qui l'avaient incité à cette mauvaise action (chap. 4 à 6). Il ordonne à ses gouverneurs de ne plus poursuivre les Juifs. Ces derniers obtiennent du roi une lettre leur permettant d'exterminer ceux des leurs qui avaient apostasié (chap. 7). Le lien intentionnel avec les deux chroniques maccabéennes se mani- feste d'abord dans l'évocation initiale de la campagne menée en Syrie- Palestine par Ptolémée IV Philopator, roi d'Egypte, contre les Séleuci- des. Dans cette première partie, «les faits et les personnages sont pour une large part historiques, c'est à dire que la relation de 3 M se trouve, pour beaucoup, corroborée par d'autres sources antiques, Polybe et les inscriptions principalement». Ceci donne au premier chapitre de 3 M l'allure d'une chronique. Nous savons que les Ptolémées et les Séleuci- des utilisaient des éléphants de combat30. Cela n'apparaît pas dans le chapitre 1 de 3 M. Mais les éléphants apparaîtront dans la suite de l'ou- vrage, dans un tout autre contexte, non plus comme des instruments de combat guerrier en face d'ennemis valeureux, mais comme des sortes de bourreaux drogués lancés pour écraser des troupeaux humains désarmés.

30 Cf. ci-dessus III.3.7 et Saulnier, 1985, p. 90-91.

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Par l'intervention divine, ces bourreaux se retourneront contre leurs maî- tres. L'intention d'harmoniser structurellement l'ensemble du roman avec les deux chroniques maccabéennes apparaît également dans la succes- sion de deux épisodes: la tentative de mainmise sur le trésor du Temple, qui reprend d'une autre façon le thème de la chronique maccabéenne concernant Héliodore, puis la tentative de subjuguer les Juifs en leur im- posant de vouer un culte aux idoles, dont on retrouve les éléments origi- nels dans les chroniques maccabéennes à propos d'Antiochos IV et de ses généraux. Cependant, c'est une fausse chronique, et la clé du roman est ailleurs: elle est dans sa visée théologique: à chaque fois, l'interven- tion de Dieu est sollicitée par un prêtre vénérable entre tous (Simon, puis Eléazar, — «noms idéaux dans l'onomastique juive de l'époque» —, qui introduit une rupture dans la narration, et dont la longue supplication «ouvre comme l'âme du récit, dont elle explicite les raisons et traduit la doctrine»31.

8. Les éléphants de l'hippodrome et les aÒÌab al-fil

La légende des éléphants de l'hippodrome racontée en 3 M circulait peut-être déjà antérieurement à la rédaction de cet ouvrage lui-même; nous la retrouvons en effet, au premier siècle de notre ère, dans le Con- tre Apion de Flavius Josèphe; le rôle du roi y est joué non par Ptolémée Philopator, mais par Ptolémée Physcon [146-117 avant notre ère]32. Il y eut par ailleurs des versions de 3 M en arménien et en syriaque. Enfin, l'ouvrage était connu des Pères de l'Eglise, sans que pour autant ces der- niers lui aient consacré beaucoup de commentaires, tout au plus, parfois, une allusion résumée. Ce furent les chroniqueurs byzantins qui prirent le relai. Entre les 7e et 11e siècles de notre ère, quatre chroniques n'évoquè- rent de 3M que l'épisode des éléphants, chacune en présentant une ver- sion résumée. Celle qui est datée des environs de 630 de notre ère, Chronikon Pas- cale, en fournit la version suivante, résumée par R. Fishman-Ducker:

31 Paul, 1987, p. 308; 325. 32 Paul., 1987, p. 333, note 122, et références.

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«Défaits par Ptolémée, et ayant perdu quarante de leurs troupes lourde- ment armées, les Juifs furent emmenés en captivité à Jérusalem. Ptolé- mée fit venir cinq cent éléphants qu'il avait préparés durant trois jours en leur faisant boire du vin mélangé avec de l'encens, en vue d'extermi- ner tous les Juifs voués ainsi à un sort commun. Le quatrième jour, après que les Juifs eurent prié, les éléphants, comme s'ils en avaient reçu l'or- dre, bondirent sur leurs propres soldats et leurs propres gens, et dans une crise de furie, en anéantirent une foule considérable. Ainsi, ayant été sauvés et après avoir rendu grâces, les Juifs retournèrent chez eux»33. Quant à la Chronique de Georges le Moine [Chronicon Syntomon, milieu du 9e siècle de notre ère], elle est fortement marquée par la polé- mique chrétienne à l'intention des Juifs, autour de la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains: le Temple a été détruit parce que les Juifs ont rejeté Jésus. «Par conséquent, les faits saillants des règnes des Ptolémées, l'épisode de l'éléphant inclus, sont relatés comme une partie de la chaîne d'événements conduisant à Jésus, à la destruction du Temple, et révélant en fin de compte la finalité de l'histoire juive»34. On sait que la chronique de Georges le Moine contient également de nom- breux passages polémiques contre l'islam35. Les textes sur l'attaque du temple que nous avons parcourus semblent constituer la partie islamique de la polémique générale autour du Temple et de la finalité de l'histoire religieuse. Compte tenu des liens entretenus pas le corpus coranique avec les traditions et écrits juifs et chrétiens d'une façon générale, il est fort probable que le motif des éléphants tel qu'il apparaît en 3M ou dans ses versions résumées par les chroniqueurs byzantins, soit à l'origine de l'évocation concentrée de la sourate 105 du Coran. Le motif y est situé dans le cadre global du rappel du châtiment qui frappe les peuples impies; en quoi son motif essentiel est lié beau- coup plus à celui du châtiment du peuple de Loth qu'à celui de l'attaque du temple. Cependant, Le 3e livre des Maccabées comportant une pre-

33 Fishman-Duker, 1978, p. 56-57 (texte grec de la péricope, et résumé en anglais); cf. Maraval, 1997, p. 59. 34 Fishman-Duker, p. 59. Le relai sera pris ensuite par la Chronographie de Léon le Grammairien [± 1013 A.D.] et la Synopsis Historiôn de George Cedrenus [1047 A.D.]; cf. texte grec des péricopes, ibid. p. 56. 35 Cf. Ducellier, 1996, passim.

Journal Asiatique 288.2 (2000): 261-367 IL VOULUT DÉTRUIRE LE TEMPLE 359 mière partie liée directement à l'agression contre le Temple de Jérusa- lem, dans le prolongement des deux chroniques maccabéennes antérieu- res, le Ìadi† al-fil pouvait d'autant plus aisément se constituer en faisant appel à des réminiscences historiques locales. Dans leur contexte et avec leurs visées propres, les auteurs musulmans ont ainsi créé, pour la sou- rate 105, un cadre événementiel nouveau, en réécrivant les aÌbar sur le Yémen et les anciens rois Ìimyarites.

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