amours 1900 DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS HACHETTE BONJOUR, MONSIEUR ZOLA, biographie, 1954. LE COMMANDANT WATRIN, roman. Prix interallié 1956. (Livre de poche). AUX ÉDITIONS JULLIARD CET AGE TROP TENDRE, roman, 1951. LES LÉZARDS DANS L'HORLOGE, roman, 1953. LE COMMANDANT WATRIN, 1956. LE RENDEZ-VOUS DE BRUGES, roman, 1958. A QUOI JOUENT LES ENFANTS DU BOURREAU? roman, 1959. AUX ÉDITIONS ARTHÈME FAYARD LA CLASSE DU MATIN, roman, 1949. PHYSIOLOGIE DE , essai de géographie sentimentale, 1954. YODODO, nouvelles, 1957. CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS LA CANADIENNE ASSASSINÉE,roman policier, (Pierre Amiot 1957). L'OR ET LA NEIGE, roman, (Les Productions de Paris, 1959.) PARIS, 1925, essai, (Robert Delpire, 1957). LA TULIPE ORAGEUSE, poèmes, (Pierre Seghers, 1959). PARIS-VAL DE LOIRE, essai de géographie sentimentale, (Par Monts et par Vaux, 1950). LA NEF DES Fous, roman 1948. Épuisé. EN PRÉPARATION : MAUPASSANT, LE BEL AMI, biographie. QUAND LA MER SE RETIRE, roman. AMOUR ET L'HISTOIRE" ARMAND LANOUX amours

1900

HACHETTE A MA GRAND'MÈRE CORSETIÈRE ET ESCRIMEUSE PRÉFACE EN FORME D'ENTRÉE DE MÉTRO

Ce livre a été une aventure. C'est pourquoi il garde certains traits du roman. « Un vrai roman. » En effet, il est assez difficile à un romancier de traiter de problèmes historiques dans les formes traditionnelles. Il y a antinomie entre le romancier et l'historien, et ils ne se réconcilient — parfois — que dans la biographie. Ces difficultés déjà grandes deviennent presque insurmontables quand l'époque étudiée est proche, quand les passions mal refroidies colorent encore les témoignages, quand l'idéalisation inconsciente de faits qui ont trait à la jeunesse des acteurs, jeunesse justement regrettée, irise indistinctement leur passé de toutes les nuances du rose-souvenir. Oui, ce livre a été une aventure. La dédicace l'avoue déjà. Il est offert à un personnage quasi mythologique de mon enfance, ma grand-mère. Ma grand-mère Émélie était l'aînée d'une famille nombreuse — très nombreuse — d'ouvriers bonnetiers de Troyes. Lassée de la misère des ateliers moroses, elle partit pour faire fortune aux U. S. A. Là-bas, la plaisante arpette troyenne se révéla bientôt une créatrice prestigieuse de corsets — ces corsets moirés, diaprés, emperlés, coruscants, diaphanes, roses de chair, noirs de jais, enrubannés, emmousselinés, bruissants et craquants, givrés, caramélisés, presque comestibles, qui tiennent une part si importante dans le vestiaire de l'époque et aussi dans ce que je me résigne mal à dénommer « cette étude. » Ainsi, ma grand-mère Émélie devint la corsetière de Lady Lou. Or, dans le New-York fin de siècle du Bowery, un autre émigré, mince, aux cheveux taillés à l'ordonnance, à la moustache agressive, à la barbiche en pointe, couleur feu, tirait le fleuret et conduisait son tilbury à tombeau ouvert. C'était aussi un Champenois, escrimeur de profession formé par l'armée, bretteur redou- table et mauvais caractère, muscles d'acier et thorax de coq sous le plastron piqué. Lui aussi était allé aux « States » faire fortune. Il y vivait à grandes guides — c'est le mot pour cet amateur d'équipages — et enseignait l'art de l'épée, du sabre et du chausson à la neuve gentry de la Cinquième Avenue. La corsetière et l'escrimeur se plurent. Voilà pourquoi je possède quelques photographies de ma grand-mère, Émélie adorée, en escrimeuse, la taille sanglée, le chignon en trèfle, le corsage marqué à la hauteur du buste généreux par un grand cœur écarlate. Cette image est le frontispice secret de ce livre. De ce roman d'amour 1900 est né, avec le relais d'une génération, le responsable de cet ouvrage sur l'amour 1900. Comment, dans ces conditions, pourrait-il atteindre à cette impassibilité qu'on attend si souvent des ouvrages historiques? Je ne puis oublier les heures enchantées de mon enfance, les lectures dans le grenier de la grande maison de Chelles, où s'entassaient les malles à poitrine velue de ma grand-mère revenue d'Amérique après fortune faite, — fortune sagement placée en fonds du star! Je revois avec émerveillement les suppléments hebdomadaires du Petit Journal Illustré, où Pékin était pillé, où les ras de la guerre d'Abyssinie coupaient les têtes, où le chah de Perse descendait à la gare du Bois de Boulogne, où se déroulait la fresque des grands scandales, de Boulanger à Caillaux, de la chute d'une locomotive folle devant la gare Montparnasse à l'incendie du Bazar de la Charité. L'amour occupait peu de place dans ces illustrés, mais il débordait des albums de cartes postales de ma grand-mère et de ma mère Jeanne, qu'on appelait à Brooklyn « the Lily of the Valley ». Oui, l'amour surgissait de ces pages de carton gaufré, sous la forme de galants à veston étriqué et moustaches de chat, et de jeunes filles balancées par des escarpolettes ou renversant des cornes d'abondance. C'est là que j'ai appris à lire. J'en ai eu la tête tournée. Quelles légendes à ces duos d'amour : « Goûtez à ce biscuit dont la pâte est moins tendre Que votre gentil cœur prêt à se laisser prendre. » Telles sont les sources clandestines de ce livre, auquel il faudrait ajouter les grandes valses tziganes pianotées par ma mère, tandis que j'admirais leurs couvertures pleines de colombines qui pleurent, de clairs de lune gravés sur bois et de lettres aux arabesques interminables, comme les paraphes des notaires. Ce sont là des références assez difficiles à mettre en fiches. L'amour? Quel amour? Je me contente ici de parler d'amours 1900, et je tiens à ce pluriel. D'ailleurs, 1900 lui-même s'en accommodait fort bien, on le verra. Il m'a paru que l'amour, en tant qu'objet de réflexion historique, ne peut être considéré que sous l'angle le plus vaste : l'ensemble des faits qui se passent entre Adam et Eve à une époque donnée. Et chacun sait qu'il peut se passer beaucoup de choses sous cette appellation dont les nuances sont infinies. Par définition même, en quelque sorte, l'amour le plus pur, l'amour idéal, l'amour parfait, l'amour sublime, l'amour platonicien — comme l'amour divin — échappe au temporel. Tendant vers l'absolu, donc l'intem- porel, il cesse bientôt d'être objet d'histoire. L'histoire retient les faits. Le fait, c'est avant tout bataille, conflit, procès, conquête, scandale. Et le romancier, lui aussi, se nourrit de faits. Il est bien évident qu'une grande partie de l'amour en 1900 échappe ainsi à mes filets, mais n'est-ce pas le plus souvent dans la mesure même où il n'était pas différencié? Dans un interview donnée au Monde, le 17 septembre 1959, Jean-Paul Sartre disait à Claude Sarraute : « Com- ment raconter aujourd'hui une histoire d'amour sans tenir compte du mouvement d'émancipation de la femme? Ses rapports avec l'homme ne sont plus ce qu'ils étaient au temps de Flaubert. Vous me direz : l'amour est éternel... Bien entendu. Mais ce qui m'intéresse, moi, c'est ce qui change, non ce qui reste. » 1900, comme toutes les époques, a fourmillé de passions sincères et tendres, de ferveurs et de timidités, de réserves et de pudeurs, et de grands bonheurs tranquilles, qu'un certain nombre des meilleurs traits spécifiques du temps encourageaient. Au milieu d'un peuple gentil, gai, doué pour l'amour, en parlant plus encore, vertueux cependant, riche de puissantes traditions familiales, bavard, un peu gobeur, un peu frôleur, un peu polisson, la tête près du bonnet, le mot pour rire, volontiers épicé, gaulois, rabe- laisien, facilement le cœur sur la main, facilement le cœur à l'envers, des milliers d'amours sont passées. Il n'y a pas besoin de solliciter le langage : les amours heureuses sont sans histoire. Sans « Histoire ». Hors d'elle. L'histoire s'accorde donc ici avec le romancier complice pour donner organiquement, en quelque sorte, la primauté au piquant, à l'insolite, à l'étonnant, au truculent, au scandaleux, voire au pathologique, en bref à l'événement, au détriment du quotidien, du courant, de ce qui ne bouge pas et pour- tant existe de tout son poids de chair et de sang. Il fallait préciser cela. Le livre serait déformé si le lecteur négligeait ce qui demeure partout entre les lignes : un amour fort vif, quoique familier et volontiers irrespectueux, de l'auteur pour ses cent mille personnages. Deux guerres séparent nos contemporains de leurs grands-parents. Soixante ans. Une courte vie d'homme. Ces guerres ont dilaté et déformé la durée dans des condi- tions qu'on ne saurait sous-estimer. L'accélération histo- rique fait qu'une très longue durée réelle s'étend entre Cécile et sa grand-mère, sans commune mesure avec le nombre exact d'années. Je viens de parler de Cécile et j'ai dit que cette étude était une aventure. Cécile en est une autre preuve. Avec sa minceur gracile, sa queue de cheval, sa manière de ne jamais avoir froid aux yeux et surtout l'insolence de ses vingt ans, Cécile est entrée par effraction dans ces récits, et je n'ai pu me résoudre à l'en faire sortir. Puis, j'ai pensé que, si ses interventions étaient parfois intempestives, elle apportait quelque chose d'appréciable : le point de vue de ceux et de celles qui ont vingt ans ou moins. Pour eux, 1900 est beaucoup plus reculé dans le passé que pour leurs pères. 1900, pour une fille née après la guerre de Quarante, c'est quelque chose de vaguement contemporain des Hyksos ou des Etrusques! Oui, mais — grâce au Ciel — beaucoup de ces Hyksos et de ces Etrusques sont parmi nous, furieux de cette situation, dont personne n'est responsable. On m'a déjà reproché cette Cécile. On me la reprochera encore. A cause de ce qu'elle dit, d'abord. Ensuite, parce qu'elle n'est pas histo- riquement orthodoxe. Eh bien, tant pis. Disons que c'est le romancier qui est coupable. Quant aux propos de Cécile, je lui en laisse la responsabilité. Ils ne sont pas toujours les miens. Ils sont bien à elle, puisqu'elle existe, et à de multiples exemplaires. Mais il ne faut pas oublier qu'en fait, sinon en droit, ce sont les enfants qui jugent les parents, et non le contraire. Ces diverses remarques formulées dans la manière que laissait redouter le titre, dans le style anticartésien de l'entrée de métro et de l'architecture végétale, je ne vois plus guère que deux causes de malentendus possibles à mettre en lumière. La première serait ceci : la notion de Belle Epoque, si facilement admise, reste vraie mais dans une faible mesure. Il n'y eut de « belle époque » que pour un petit nombre de privilégiés. On comprend que les béné- ficiaires en gardent la nostalgie, mais les perspectives doivent être rétablies en fonction d'une arithmétique sociale plus saine. La seconde est que 1900 (traité souvent très familièrement, on a vu pour quelles raisons sentimentales : je n'ai jamais dit vous à ma grand-mère la corsetière) possédait de solides grandeurs et d'incontestables vertus. S'il est nécessaire de démythifier la Belle Époque, aussi bien par rapport à l'amour que dans les autres domaines, il n'en demeure pas moins qu'elle offrit à ceux qui eurent la chance d'y vivre dans de bonnes conditions sociales un décor assez exaltant et que ses amoureux n'en furent pas indignes. Par le mot « décor » je n'évoque pas simplement ses modes, pour lesquelles le qualificatif « troublantes » revient irrésistiblement, modes dont le surréalisme a mis en valeur le caractère insolite et précieux, l'érotisme parti- culier, mais un ensemble plus vaste. Industrialisation, science conquérante, élargissement de la connaissance, universités populaires, espoir sans limite dans l'homme, optimisme foncier, insurrection généreuse des arts, ten- dance vers les émancipations parallèles de la femme et du peuple, ce fut un beau cadre historique pour les amours. Ici, ce sont les contemporains de Cécile qui pourraient exprimer de la nostalgie. Quelques mots encore. J'emploie systématiquement le mot roman. Certes. Mais j'ai soigneusement contrôlé mes références. Je n'ai pas essayé de tricher avec des person- nages qui m'étaient donnés. Derrière chaque anecdote, retenue pour son seul caractère significatif, je connais un document, une chronique, un témoignage, une minute de procès, un article de journal, une lettre. Cela précisé, sur les accents naturellement berceurs d'une grande valse brillante, jouée par cent archets qu'il faut qualifier de vainqueurs, entrent en scène les deux premiers personnages de la comédie de nos origines. « Au printemps de 1894, un gentilhomme français... » PREMIÈRE PARTIE LE MONDE

I « VUE DE DOT ». ǁ UNE AMÉRICAINE DE ROMAN : . ǁ LA DYNASTIE DES GOULD. ǁ BONIFACE DE CASTELLANE, PETIT- NEVEU DE M. DE TALLEYRAND. ǁ « LA CHAPELLE EXPIATOIRE ». ǁ ALLÉE DES ACACIAS. ǁ UN PROFESSEUR DE MAINTIEN POUR RÉPUBLIQUE BOURGEOISE. ǁ TROIS MILLE INVITÉS : LE MONDE. ǁ LE PRINCE DE SAGAN. ǁ LES COUSINS RIVAUX. ǁ APPARITION DE CÉCILE.

Aurencontrait PRINTEMPS chez de une1894, Américaine un gentilhomme de Paris, françaisFanny Read, dans un « entresol noir et sans air de la rue de le Trémoille » (prononcer Trémouille), une jeune fille aux sourcils lourds, aux lourds yeux asymétriques, au lourd nez épaté, au lourd menton galochard. Le corps semblait empaqueté dans une robe en crêpe de Chine gris évidem- ment coûteuse. Avec une moue gracieuse, le jeune homme considéra cette force de la nature venue d'outre-Atlantique, étouffa un soupir et murmura : « Bah! elle n'est pas si mal vue de dot. » Boniface — mais on ne l'appelait guère que Boni — semblait anormalement beau à côté de cette sauvageonne. Il était surtout, quoiqu'il soit difficile de donner un sens scientifique à ce mot, « racé » : un d'Artagnan qui eût été dessiné par Clouet, les cheveux blonds ondulés, le front régulier, les yeux lumineux, embués de mélancolie. Les moustaches, frisées au petit fer, remontent de chaque côté du nez aux ailes palpitantes. « Il a la carnation d'une Sué- doise de seize ans », murmure Elisabeth de Gramont, qui guigne d'un œil perspicace la rencontre de Boniface de Castellane et de la richissime héritière américaine Anna Gould, prototype d'un nombre appréciable de filles de milliardaires venues vers la vieille Europe acheter sur pied des princes charmants. Fanny Read? C'est une marieuse, un chaperon dangereux. Le mariage est une affaire, comme les autres. « Elle s'était fait donner la liste des jeunes gens qui dansaient, c'est ce qui me valut de fréquenter son horrible salon », avouera Castellane. Il valsait bien et conduisait admirablement le cotillon. Les prunelles d'un bleu mauve, la taille prise dans une redingote qui n'est jamais ridicule, ce blond doré est aussi impertinent, aussi cynique qu'il est élégant. « Habillé avec raffinement, il s'amusait à porter quelquefois des chemises de la couleur de ses yeux, ou de celle de ses joues. » Autour de lui flotte un parfum de conte galant de la Régence. La douce Marie Scheikévitch, dans ses Souvenirs d'un Temps disparu, confirme le témoignage des photographies : « De tout sa personne se dégageait un charme très puis- sant, fait de simplicité, d'éclat et d'une certaine dose d'ingénuité qui était en contraste avec ses autres qualités. » Il faut insister sur cette ingénuité. Boni de Castellane ne s'est jamais posé la question de sa supériorité. Elle lui était donnée, avec le sang. La photographie fournit sur les hommes et les femmes des témoignages souvent accablants, qui démentent les flatteries des mémoires. Le charme de Boniface résiste à l'objectif, comme résistait celui de la Castiglione. Rare privilège. Boni a une grâce de tous les temps. Anna Gould, elle, a trois millions de dollars. Quinze millions de francs 1894. Ce qui équivaudrait, en prenant l'indice 3 par rapport à notre monnaie, à quarante-cinq millions. De revenus. Son nom même, Gould, évoque l'or (gold). Boniface de Castellane regarde toujours Anna. Elisabeth de Gramont, amie de Barrès, de Bourget, de Proust et d'Anatole , cultivée, spirituelle, curieuse, bonne angliciste, futur auteur d'un ballet, Le Chevalier errant et de précieux mémoires, Au temps des Equipages et Les Marronniers en fleurs, rassemble les éléments d'un plai- doyer pour l'Américaine qu'elle utilisera plus tard : On la disait laide et elle l'était par rapport à l'esthétique de Paris, mais peut-être pas selon celle de son pays. Je me la suis toujours représentée comme l'impérieuse chef esse d'une tribu iroquoise, la tête ceinte de hautes plumes d'aigles. New-York n'appartenait ni aux Iroquois ni aux Che- rokees, et les filles du Bowery présentaient des charmes plus tendres, plus opulents et plus éclatants ! Non, croyons plutôt Mme de Gramont quand elle dit : « Elle avait le dos semé de longs poils noirs. »

Laide, mais point sans romanesque dans la mesure où la richesse apporte le romanesque lorsqu'elle dépasse l'imagination, cette demoiselle à démarche contrainte était l'héritière des Gould. On ne connaissait guère alors de l'Amérique, en France, que des légendes! Les romans de Fenimore Cooper, qui avaient fourni le feuilleton et les j ournaux de tout un voca- bulaire indien appliqué à la pègre, Mohicans, Mahulots et autres sauvages, rejoignaient l'univers de Jules Verne, décrivant un pays à forte prédominance mâle, passant son temps en meetings, pays bouleversé par les Indiens, les bandits, les compagnies de chemin de fer et leur ennemi particulier, le bison. L'amour s'y manifestait par la cow- girl et les séduisants Mormons barbus du lac Salé. Cette légende avait été amplement entretenue par Le Magasin pittoresque et autres publications illustrées. Les jeunes héritières américaines maniaient le revolver et le carnet de chèques, et les rois leurs pères maintenaient leur pouvoir en se partageant le pays, non pas géographiquement mais économiquement, savon, trains, or, diamants, blé, etc., tantôt au pistolet d'arçon, tantôt au poker. Le père Gould, né de pauvres fermiers de l'État de New York, à Roxbury, a quitté très tôt la maison familiale. A trente ans, il a fondé une ville, Gouldborough. Il a construit les premiers chemins de fer aux U. S. A. Ocean to Ocean ! On lui prête cette histoire, que rapporte Anne Manson dans l'étude qu'elle a publiée sur le mariage de Boni : comme un rival en railways refusait de lui vendre un tronçon qui lui aurait permis de fondre en un seul deux réseaux lui appartenant, Gould, après avoir employé tous les moyens légaux et illégaux pour s'en débarrasser, en serait venu au duel. D'après ce conte admirable, les deux magnats s'étaient si bien identifiés à leurs jobs que le combat eut lieu à la locomotive. Sur une seule voie, deux tarasques d'acier se précipitèrent l'une contre l'autre. On ramassa un seul vivant des décombres fumants. C'était Gould. Le père. Se non è vero.... Cette imagerie d'Epinal pour westerns caricature sans doute une réalité plus psychologique. Cependant, il était naturel, avec cette hérédité, que la fille évoquât plutôt une compound qu'une miniature de Greuze! D'ailleurs, pour elle, le XVIII siècle relevait de la préhistoire. Or, Boni, lui, y plongeait. Castellane était le petit-neveu de M. de Talleyrand, petit-fils d'un maréchal de France, par sa grand-mère, Pauline de Périgord, comtesse de Castellane ; par son aïeule maternelle, il était apparenté au duc d'Epernon, bretteur et compagnon d'Henri III. Avant d'atteindre la vingtième année, dit Albert Flament, une des célèbres mauvaises langues d'un temps où le commérage était un sport comme le tir aux pigeons, il s'était promis de 1. Cf. ANNE MANSON : Le Mariage du Siècle (Prélude à la Belle Époque. Direction Gilbert Guilleminault, Denoël, éd.). conquérir Paris et commençait, dans la loge de l'éblouissante Marie-Louise Marsy, cette lionne des coulisses de la Comédie- Française, de voir évoluer la Prodigalité et le Plaisir. Ses devanciers, le prince de Sagan, le comte Greffulhe, pour ne citer qu'eux, ne l'y voyaient point pénétrer sans rage. De toute sa galerie d'aïeux à sang bleu « comptant parmi ses ancêtres des croisés, des troubadours, des diplomates, un maréchal », c'était bien aux contemporains du Régent et de Louis XV que Boni ressemblait le plus. Ce jour-là, donc, Boni prit congé d'Anna Gould. Dès lors, chaque matin, l'homme aux yeux bleu froid chevaucha sous les fenêtres de la jeune Américaine, en se rendant au Bois. Comme Anna Gould retournait aux « States », il la suivit. Le comte était-il un coureur de dot? Depuis le XVI siècle au moins, la question d'argent a joué un rôle dans les alliances nobles ou bourgeoises. A la fin du XIV siècle, ce rôle s'était considérablement étoffé, tout natu- rellement par la paupérisation croissante de la noblesse. Boni dira avec une sorte d'innocence : « Ce n'était pas seu- lement l'attrait de sa fortune qui me rapprochait d'elle. » On ne peut même pas imaginer que, inversant la psycho- logie traditionnelle, le féminin Boni eût été séduit par le prestige quasi viril de celle que Mme de Gramont a sur- nommée la Cherokee de Gouldborough, bien qu'elle n'eût pas une goutte de sang indien. Amoureux de lui-même, Boni n'aimait pas Anna. Et, première constatation impor- tante, cette attitude cynique, méprisée aujourd'hui, rencontrait l'indulgence générale. Boni débarque donc à New-York, assez désargenté : « Il me restait à peine quelques centaines de francs. » Il fait inscrire au compte de l'hôtel le prix de la voiture depuis le débarcadère jusqu'au Waldorf Astoria, hôtel des princes et des rois. Mais il n'a pas mal visé. La bonne société américaine se dispute le trop beau Castellane, qu'on appelle vite Boni, comme à Paris. L'œil mauve du Frenchie n'a pas fini de porter sur ce qui l'entoure un regard nuancé d'un charmant mépris! « On prétend chasser à courre », note-t-il. Un ami, Duval, lui a prêté l'argent de poche nécessaire pour faire figure. Après quelques mois de cette danse de l'insecte mâle, il part sur le yacht d'un milliardaire, du côté de la Floride. L'Amérique l'effare. Surtout les suffragettes de Colorado- Springs! « J'assistai à une réunion de femelles en cheveux, dont la vulgarité dépasse tout ce que j'ai vu, même à la Chambre des députés de France. » La nuance de morgue complète parfaitement le portrait de celui qui se définit « un catholique, un Français, un Castellane ». Il chasse l'aigle noir dans les montagnes Rocheuses quand un Indien emplumé apparaît « comme un Lohengrin au milieu des neiges », apportant au gentilhomme un télé- gramme dans lequel Anna Gould l'invite à Horse-Show, propriété de famille. Mais Anna restait froide, dans le parc de Long Island, chez les Gould, où des statues en ciment armé se dressaient sous les arbres gigantesques. Quel capharnaüm! Une Vénus de Milo nargue une Diane postiche de Houdon, un Apollon du Belvédère bouscule un Bouddha placide et l'ange de la Sainte-Chapelle contemple Gambetta! On n'a pas de vernis, chez les Gould, mais on en ressent le besoin. Du vernis, Boni en possède. A revendre. Cela peut s'ar- ranger. Une seule loi ne souffre pas d'exception et domine toutes les activités humaines : l'offre et la demande.

L'Américaine se débat contre l'envie qu'elle a du trop bel Européen, qu'elle sent perfide et fuyant comme l'eau. S'il y a de l'amour dans cette histoire, c'est elle qui le ressent, un amour qui n'est pas don, mais volonté de pos- session. « Je ne vous épouserai jamais, Boni! — Il n'en est pas question, Anna ! — Je n'aime pas les étrangers! — Comme je vous comprends! — Je veux vivre en Amérique! — Qui vous en empêche? — Mais vous, Boni! — Je ne vous ai pas demandée en mariage, Anna! — De plus, les Français sont dangereux, menteurs, mauvais maris.... » Voilà bien la voix des Gould. Mais Anna, elle, la petite Anna toute seule, écrasée par l'excès de richesse, regarde la bouche sinueuse du Français qui se moque : « Très juste, Anna. — Aoh? — Aussi, ne faut-il jamais m'épouser. » Et, virant sur ses talons rouges, ou qui devraient l'être, le joli Frenchie fait câlin avec des femmes mariées, qui ne lui refusent pas grand-chose et le laissent voir. Chez la fille du « tueur de locomotives » — à un certain niveau, la légende se confond avec la réalité —, le combat est bref entre Anna, amoureuse de Boni et l'héritière Gould, qui a deviné que le noble aventurier aime surtout ses dollars. Elle emprunte le private-car de son frère George Gould, un wagon particulier qu'on attache aux trains des réseaux de Dad. Ocean to Ocean, toujours! Tandis que l'immense paysage à bisons défile, dans une scène sentimentale et ferroviaire que le cinéma a multipliée jusqu'à la rendre du plus écœurant conformisme, Boni passe à l'attaque. Celui que l'on surnomme aussi Powder-Puff, la Houpette, fait sa demande : « Voulez-vous tout de même m'épouser, Anna? — Oui. » Un silence. « Mais je veux pouvoir divorcer ! » Argent, mariage, ... Les maîtres-mots sont déjà mis en valeur. « Comme il vous plaira! — Je reste protestante, Boni ! — Certes! — Il est trop difficile de divorcer quand on est catho- lique ! — Ça, c'est vrai ! — Je veux pouvoir divorcer si je ne suis pas heureuse avec vous! » Il y a quelque chose d'émouvant dans ce dialogue qui nous est connu par les propres indiscrétions de Boni de Castellane, où l'amoureuse sait si bien qu'elle fait une sottise ! Cependant, Boni a compris que ce détail changeait bien des choses, Boni, qui, dans toute cette affaire, a joué le rôle dévolu d'ordinaire au sexe opposé, celui de la coquette avide de se faire épouser. Il se mordille doucement la lèvre.

L'Amérique est déjà folle d'une publicité qui se nomme encore réclame en Europe. Le pays de Barnum s'enthou- siasme pour le Français. On apprend qu'un de ses ancêtres, le vice-amiral Castellane-Majastre (c'est naturellement Boniface lui-même, précurseur des public relations, qui s'emploie à le faire savoir), a été tué au côté de La Fayette. Le mariage revêt une allure de manifestation franco- américaine, tandis que Boni feint d'estimer tapageur le vacarme... qu'il a provoqué en visitant théâtralement le champ de bataille où son ancêtre le vice-amiral a laissé ses os. Après de fastueuses fiançailles, le matin du 4 avril 1895, à peine un an après la rencontre chez Fanny Read, Boniface est accueilli par des cadeaux singuliers, dont une paire de cornes de buffle et un cheval géant. Il sourit. Le mariage est célébré, Cinquième Avenue, chez les Gould, dans le « salon des Indes orientales », dans un océan de roses blanches et d'orchidées. Quand apparaît le fantastic Frenchman, le chef du Metropolitan Opéra entame Le Chant de la Vierge. Celle-ci regarde le fiancé avec une peur que ne maîtrise pas son hérédité de conquérante. Ainsi, ce gentilhomme français, dont les aïeux battaient monnaie, ruiné jusqu'à la doublure des poches, épouse la plus riche héritière des U. S. A. L'évêque de New York, Mgr Corrigan, procède à la cérémonie. Oui. Y es. Pour le meilleur et pour le pire. Oh ! un détail. Il n'est point sans intérêt. Boni surnommera plus tard la chambre conjugale : « la chapelle expiratoire ». En somme, le plus grand mariage in the world est celui de la carpe et du lapin. L'or encore terreux des U. S. A. épouse la considération de l'Ancien Monde, sous les traits de « ce dernier noble », comme on dit le dernier des Mohicans. Deux univers vont s'affronter par ces protagonistes choisis, dans un conflit où l'homme a toutes les armes de la femme, où la femme n'a que les armes de l'homme.

Les Castellane se sont installés dans un hôtel particulier de l'avenue Bosquet. Le jeune marié est rentré des U. S. A., porteur d'une lettre de crédit de un million de francs-or. « Le mariage que je contractai à vingt-sept ans me donna d'importants revenus », dit-il. Boni est fastueux. Son lever, tandis que le coiffeur le frise et que des valets culottés à la française le servent, est d'un prince du sang. Il court les antiquaires, laisse tomber un paquet de billets de banque chez Guiraud, faubourg Saint-Honoré, achète deux tapisseries de Boucher pour 2 500 nouveaux francs (choix qui correspond à l'aspect petit-maître de son goût) mais aussi L'Homme à la toque de Fourrure, de Rembrandt. Et elle? Affolée! So much money... Et puis elle hait ces Parisiennes parfu- mées, liliales, emplumées, qui semblent sortir de la serre chaude de Proust, prononcent dans une langue qu'elle connaît mal des paroles équivoques et regardent avec convoitise son Boni ! Anna, blessée, déçue, bientôt trahie, reste la fille des Gould. Presque aussitôt après le mariage, elle fait abattre un chien que Boni lui a donné, parce que l'animal, lui aussi, préfère Boni. Oh! elle a bien essayé de lutter. Mais l'œil bleu de Boni, œil de lac, la glace quand il l'examine avant de partir pour le Bois, vêtue par Paquin et Doucet, sans résultat appréciable. En calèche, allée des Acacias, elle jette sur les filles-fleurs qui passent, un regard de puri- taine, tandis que le trop beau mari saute de la voiture, devant le pavillon d'Armenonville, jaquette de drap blanc, haut de forme blanc, œillet incarnat à la boutonnière. Dans ce bois fortuné, appellé « le Bois », simplement, les fantômes de la jeunesse proche de Boni reparaissent. Albert Flament note, en juin 1899 : Ce matin, le bois de Boulogne ne compte que des habitués (on est entre soi). Ils s'y montrent leurs chiens, leurs tonneaux, leurs maîtresses (l'ordre est savoureux). Le décor est planté. Mais...... Allant vers Longchamp, avant midi (l'heure chic), forme rassemblement sur le trottoir de droite le ménage dont on parle le plus à Paris... Lui, le torse cambré, le teint plus que frais, éclatant, l'œil bleu et froid, voyant tout, comme s'allant jeter au-devant de tout dans une ardeur à vivre extrême, le cheveu blond ayant reçu l'habile coup de fer du coiffeur attitré. Les manières qu'on s'imagine d'un duc de Richelieu ou d'un Lauzun, mais au seuil d'une ère nouvelle qui semble devoir entraîner bien loin et vite les hommes d'un temps passé (le trait est lucide; les snobs n'étaient pas inconscients). Il est là, sur cette avenue des Acacias, planté comme un drapeau blanc, moins celui de l'estafette allant de l'avant que celui du dernier sur- vivant. Ce qui est fort bien vu, Tandis que passent les dessinateurs Boldini et Caran d'Ache et la belle Liane de Pougy, voici de plus près l'héroïne. L'œil de l'observateur semble se rétrécir à force d'attention : Auprès de lui, pourtant, Mme de Castellane avance à petits pas, guindée (toujours l'adjectif, le premier, celui qui plaque sans pitié la première impression), les coudes au corps (drôle), le col étranglé dans une gangue de batiste et de perles, les cheveux noirs relevés sur la nuque et formant sur le front des boucles raisonnables (juste et joli), les pommettes adroitement rougies, afin de donner plus de brillant aux yeux noirs, car tout est noir chez cette Américaine et d'abord, l'opinion qu'elle doit avoir des Français! Et la moralité : Elle suit d'un regard de côté les agissements de l'époux si tranché, qui rayonne de ce qu'elle ne possède point de vitalité, d'éclat, d'esprit... Mais qui prodigue aussi la fortune qu'elle apporta. L'offre et la demande, toujours. Oui, Anna Gould surprend par sa gaucherie dans cet équipage, aux quatre chevaux à croupe en damier, aux postillons à livrée, perruque à marteau poudrée, bottés à revers, aux deux valets de pieds dressés sur le siège arrière comme des sujets de pendule.

Boni, délirant d'une autre manière, s'est mis en tête d'enseigner le bon goût à la République. Ce fils de seigneurs estime avoir une mission : transmettre à ces rustauds de parlementaires les grâces de la tradition. (Il s'en prenait quelques années plus tôt à Félix Faure, président de la République, qui n'était pourtant pas laid, qui « portait beau », qui, lui aussi, avait de beaux yeux bleu pâle, un peu globuleux, mais qui n'avait pas « de race ». Le démocratique descendant des tanneurs du Havre, pour Boni, avait « l'air d'un vendeur de bestiaux pour ville de province ».) Boni donne des fêtes, soit au Tir aux pigeons, soit, plus tard, dans son hôtel de l'avenue du Bois, publiant la recette : « Avant de lancer les invitations il faut com- mencer par ouvrir les fenêtres et jeter à travers tout l'argent qu'on a. » On, pronom indéfini. Lors d'une de ces réceptions, il déroule quinze kilomètres de tapis, afin que les belles rivales de sa femme ne mouillent pas leurs pieds dans la rosée : deux cents musiciens, six cents valets en livrée rouge et quatre-vingt mille lanternes vénitiennes! On lâche des cygnes sur le lac. Trois mille invités, la comtesse Greffulhe, le prince de Sagan, la duchesse de Gramont, la comtesse de Chevigné. Le monde. Le président du Conseil municipal — qui n'est pas « né » — demande à Castellane le pourquoi de cette fête qui va coûter une fortune. Une œuvre? La réception d'un roi ? « Non, monsieur, réplique le comte avec hauteur, pour le plaisir. »

Anna? Boni a cru se débarrasser d'elle selon une recette éprouvée : il lui a fait un enfant. Pendant qu'Anna en attend un second, il fait édifier son palais de marbre, 50, avenue du Bois (actuellement avenue Foch). Rose. Le marbre vient d'Italie. Il y aura une colonnade Trianon, une galerie des glaces et un grand escalier de marbre rouge, à double révolution. Pour échapper aux créanciers, mur- murent les médisants. Clément, valet de deux mètres de haut, y annoncera sans jamais se tromper les invités. Boni rit des contorsions de ses hôtes : il a fait cirer l'escalier de telle façon qu'on jurerait un accessoire du palais de Glace! C'est son humour : « Pendant qu'ils gardent leur équilibre, ils oublient de dire du mal de moi. » Une roseraie se dressera sur l'avenue Malakoff, et le curé de Saint-Honoré d'Eylau viendra bénir cette manifestation paranoïaque. Pour pendre la crémaillère, deux cent cinquante invités arrivent, déguisés en fleurs, la duchesse d'Uzès en œillet rouge, souvenir de Boulanger, la duchesse de Luynes en œillet blanc, à cause de ses opinions légitimistes, le duc de Montpensier en soleil. Anna, au milieu, éblouie et secrè- tement furieuse : « La princesse à qui vous me demandez de faire une révérence ne vaut pas une Américaine comme moi! » Boni achète un yacht, le Walhalla. Cent hommes d'équi- page ! Boni achète le château de Grignan où a été enterrée Mme de Sévigné, et qui fut à ses ancêtres, de François I à Louis XIV. Boni fait acheter par sa femme le château du Marais, près de Rambouillet... Son cousin, Hélie de Périgord, y vient et regarde pensivement la maîtresse de maison. Boni s'en moque. Il a tort. Boni va acheter... Un croqueur de diamants, dirait-on aujourd'hui. Oui, mais les Gould ont pris leurs précautions. Jean Cocteau, alors adolescent diaphane et déjà terrible, n'a pas encore raconté l'apologue de l'Indien de la Maison Blanche, à qui l'on reprochait de s'empiffrer un peu trop au buffet, et qui répondait entre deux hoquets : « Un peu trop, c'est juste assez pour moi! » Ça, les Gould l'auraient admis. Mais Boniface ne sait pas « jusqu'où il peut aller trop loin ». En même temps qu'Anna décidait de rester protestante pour divorcer plus aisément, le contrat de mariage, sur la base de la séparation de biens, stipulait qu'elle ne pourrait pas toucher à son propre capital, investi dans l'ensemble des affaires familiales. Les créanciers, entraînés à ce petit problème de mobiles qui consiste à mesurer les vitesses respectives de l'argent qui rentre dans les caisses du débiteur et de l'argent qui en sort, s'inquiètent. L'antiquaire Wertheimer réclame plu- sieurs millions de francs-or. Boni se retourne vers sa femme. L'Américaine dit No. Elle explique, posément. Son argent est aux U. S. A. C'est de la terre, des usines, des voies ferrées, des forêts... Il n'y a qu'à demander au frère? George Gould aussi dit No. Et Anna s'enfuit aux U. S. A. avec les enfants. La situation est devenue grave. Nerveux, Boni gifle Rodays, le directeur du Figaro, dont le journal l'a traité d'aventurier. Duel au Parc des Princes. Ça ne résout rien. Il faut repartir pour les U. S. A., séduire une fois de plus les Américains... et Anna. Boni a cherché pourtant à travailler, « à faire quelque chose ». De la politique. D'extrême-droite. C'est logique. Comme il est logique que Boni ait été antidreyfusard et antisémite. Il écrit à propos de l'Affaire Dreyfus : L'acharnement que ceux-ci (les juifs), pour sauver leur coréli- gionnaire, mettaient à démolir tous les corps constitués, me paraissait affreux. Il a mené sa campagne à coups d'argent. « Le beau frisé », comme on le surnomme, a été élu, invalidé et réélu en 1898, « sur un programme nettement réactionnaire », précise-t-il inutilement. En janvier 1903, tandis qu'Anna est aux U. S. A. avec les deux fils aînés, le député Castellane est retenu à Paris par les travaux parlementaires. Il part enfin. Au débar- cadère, ni femme ni enfants. A l'hôtel, où il retrouve Anna, elle lui dit : « Je regrette de ne pas habiter mon pays, et de m'être mariée avec un étranger. » Boni arrache difficilement la réconciliation. Ils voyagent. Turquie, Athènes... La chance tourne. Boni vient de surnommer Edouard de Rothschild, « Haroun al Rothschild ». Ce n'est pas bien méchant. Mais le descendant des banquiers de Francfort, qui a l'expérience de ces mariages mixtes où beaucoup de riches jeunes filles juives ont redoré d'autres blasons, dit sèchement : « Citez donc à M. de Castellane ce proverbe arabe qu'il ne connaîtmême homme peut-être sur pas le dos.: la fortune» se lasse de porter toujours le Boni s'en amuse. Il a tort. De retour à Paris, Anna le fait suivre par des policiers. Le jour de l'Épiphanie de 1906, un dialogue plus aigre que doux s'engage entre ces époux qui n'ont jamais été assortis. « Où avez-vous été aujourd'hui, cher? demande à Boni une invitée, devant Anna. — A la Chambre, dit Boni. — Dites plutôt « à une chambre », laisse tomber Anna, qui a fait des progrès en français. « J'en conclus qu'elle avait sur mon compte de mauvaises idées », note Boni. Ces « mauvaises idées » étaient justifiées : Quelques aventures sentimentales venaient colorer, pour la rendre encore plus brillante, mon existence déjà très bariolée. On tire la fève. Boni est roi. Anna ricane : « Roi aujourd'hui, détrôné demain. » Le 26 janvier 1906, Boni trouve porte close. Il tambourine en vain. L'abbé Cagnac, précepteur des enfants, explique : « Madame de Castellane ne reviendra plus. » Il suffira d'un seul fiacre pour apporter chez les parents de Boni, 27, rue de Constantine, les affaires personnelles du comte répudié. J'ai été le premier représentant authentique du Faubourg Saint-Germain à épouser une riche Américaine, dira-t-il. En définitive, c'est moi qui ai essuyé les plâtres.

Boni, déchu, loge dans un cabinet de toilette de sa mère, où on a installé un lit de fer. Il y reçoit, avec ostentation. Sauver la face par le cynisme, c'est sa manière. Les créan- ciers sont affolés. « En un clin d'œil, ils avaient passé de la confiance à la terreur. » Comme nombre de fastueux qui sont fort capables de vivre de rien, il ne s'estimerait pas malheureux s'il n'y avait les enfants, Pittipat, Tippy- tow, Tittymouse, qu'il adore et que la « cherokee » lui dérobe. Dans l'ensemble, la bonne société, le monde, n'est pas mécontent de ces mésaventures. Boni allait trop loin. Il avait eu trop de chance. Le malheur des autres garde toujours quelque chose de « moral ». La machinerie encore neuve du divorce s'est mise en marche. Les faits reprochés n'étaient pas flagrants; pour- tant, la conciliation ayant échoué, ils seront retenus. Les créanciers de Castellane lui apprendront le résultat du procès, le 5 novembre 1906, la mine grise : « Monsieur le comte, vous êtes divorcé. »

L'affaire Boni est intéressante pour deux raisons. Elle met en scène d'une manière d'ailleurs presque trop voyante les mécanismes du mariage d'argent, une des maladies du XIX siècle par rapport à l'amour, et le mécanisme plus récent du divorce, qui n'a encore que vingt ans d'âge, qui fonctionne, certes, mais sans être réellement entré dans les mœurs. Boni se retrouve dans la situation du joueur décavé qu'il était lorsqu'il partait conquérir à New York la toison d'or. Mais Boni pauvre est plus sympathique, plus humain. Toujours petit-maître, il est moins suffisant. Il y a une grâce dans sa déchéance, du charme dans sa ruine. La politique ne l'a pas servi. On ne l'y a guère pris au sérieux. Soit, il deviendra homme d'affaires. Il tente de lancer une crème de beauté. Échec. Alors, il se souvient qu'il est collectionneur. Sa prodigalité d'hier va le sauver. Il a dévoré plus de soixante millions en douze ans. Il plaide dans ses mémoires : ce qu'il a laissé aux Gould, par la plus-value des objets d'art, compensait cette perte. C'est probable. Mais il ne l'a vraiment pas fait exprès ! Le monde, après une première réaction de satisfaction, ne lui a pas fermé ses portes. Son attitude est plus nuancée. Le monde, sans approuver, a de l'indulgence pour l'action qui consiste à feindre l'amour afin de capter une fortune. D'ailleurs, le monde ne pourrait pas désavouer : le Faubourg Saint-Germain est criblé par les mésalliances des grands noms de l'aristocratie avec les filles de chocolatier, ou les héritières de fortunes israélites, ou les étrangères roturières. Boniface a choisi un métier, le commerce des objets d'art. Et il y réussit. Dix mille francs-or par mois. Il paie ses dettes. Oui, vraiment, le malheur lui donne un charme que la prospérité lui avait refusée. Or, un soir, à l'Opéra, où l'on joue Lohengrin, Boni aperçoit son ex-femme au bras de Hélie de Talleyrand- Périgord, fils du prince de Sagan, déjà cité. Attardons-nous avec ce personnage. Aux alentours de 1880, le prince de Sagan était un vrai Brummel. Il avait épousé Mlle Seillière, fille du baron Seillière. Premier fastueux de Paris, il recevait le roi de Grèce, le roi Carlos de Portugal, les princes d'Orléans, le prince de Galles. La princesse était belle et spirituelle, ce qui n'empêcha pas les deux époux de vivre séparés. Séparés jusqu'à la haine. Ramené contre son gré par la princesse au domicile conjugal, l'hôtel de la rue Saint-Dominique qui faisait partie de sa dot, Sagan n'a qu'un mot pour son épouse : « Vache! » Il le répète sans trêve. Soucieuse des convenances, pour justifier ces propos, la princesse installe une vraie vache sur la pelouse. Alors, le vieux beau, démontrant qu'il n'est pas tout à fait diminué, change de vocable : « Chameau! » Le prince de Sagan, dont Boni de Castellane disait : « Il tenait du pair de France et du compère de revue », incarnation antérieure de Boni, était aussi désargenté que le sera son successeur. Il avait coutume de répéter : « Tout pour les femmes et par les femmes : honneurs, richesse et gloire. » La leçon avait été comprise par son fils Hélie. Or, Hélie était le rival que Boni venait de retrouver en compa- gnie de son ex-épouse. Anna est incorrigible, car Hélie, c'est bien Boni mais sans la grâce, lui aussi criblé de dettes, lui aussi en proie aux huissiers. « Sa mère elle-même refusait de le voir », dit Boni, mordant. En fait, Anna a choisi un autre Boni, plus maniable, plus docile, un Boni affadi, mais elle n'a pas pu se passer du poison français. Sur le plan de la psychologie amoureuse, ce mélange d'attirance et de répulsion qu'exerce la noblesse française sur l'héritière américaine — et nombre de ses sœurs — mérite l'examen. Anna subit des tendances contradictoires et indissoluble- ment liées : mépris-admiration, envie-répulsion, haine- amour. Il est probable que des raisons d'ordre purement per- sonnel expliquent, quant à elle, cette fixation sur un genre d'homme si notoirement différent des prototypes américains du moment. Il y a toujours des raisons personnelles dans ce domaine. Mais Anna Gould n'est pas seule dans son cas. Il s'en faut. Alors? Nous sommes devant un mélange complexe de snobisme, d'admiration de la noblesse, d'atti- rance craintive pour les qualités du passé, élégance, poli- tesse raffinée, courtoisie à l'égard des femmes, savoir-vivre subtil. Il y a sans doute aussi du refus féminin de la vie encore brutale d'un peuple en conquête, la nostalgie d'une autre situation de la femme, plus adulée. Ce n'est pas que la femme ne soit pas admirée vers 1900 aux U. S. A. Elle l'est sans doute trop. Mais pas de même manière. On ne sait pas lui manquer délicieusement de respect. Sans compter, dans un univers où le cant est aussi impérieux qu'en France avec d'autres tabous, la nécessité de sauver la face. L'orgueil d'Anna Gould lui interdit de revenir en arrière après s'être compromise avec un mari français. Bien d'autres traits composent encore la psychologie d'Anna et de celles qui se trouveront dans son cas. Une étrange hypnose marque ces relations amoureuses, où les jeunes beaux d'un vieux monde roué et désargenté jouent le rôle du serpent pour ces oiselles de Paradis, au plumage d'or. Un mirage les fixe, contre lequel elles luttent, qu'elles réprouvent, qu'elles déplorent, qu'elles désirent et qui les emporte. Devant ce rival imprévu, Castellane perd son flegme exquis. Le 2 janvier 1908, à la sortie d'une messe dite pour le repos de l'âme du comte Charles de Talleyrand- Périgord, il se jette sur son cousin, lui crache au visage et le rosse à coups de canne. L'affaire mènera Boni en correctionnelle. Au cours des débats, le substitut Granié laissera tomber : C'est chose que nous voyons tous les jours. Ce qui est plus rare, c'est que les héros de ce genre de procès portent redingote et chapeau de soie ! On disait jusqu'à présent que jeux de mains sont jeux de vilains. Voici qu'ils sont devenus jeux de princes. C'est le grand nivellement qui s'achève. Les lies ne montent pas. L'élite descend. Le jeu de mots, cette maladie du temps qui gagne jus- qu'au prétoire, est dérisoire, mais la mercuriale reste juste. Boni, sanglé dans sa redingote, se mord la lèvre.

L'épilogue fut mélancolique. Il y eut trois procès en cour de Rome pour l'annulation. Boni fut battu aux élections : le monde avait changé. Boni lutta en vain pour garder ses enfants. Il put obtenir que leur éducation, tout au moins pour les aînés, serait faite dans un collège choisi d'un com- mun accord. Hélie épousera Anna, à Londres, le 11 juillet 1908 Là se place le mot célèbre, que tous les chroniqueurs ont cité, avec des variantes et qu'on ne peut éviter. Comme, plus tard, quelqu'un faisait remarquer à Castellane : « Vous ne dites pas bonjour au duc de Talleyrand? Vous ne le connaissez donc pas? — Si, répondit Boni, les narines pincées. Je le connais très bien. Nous avons servi dans le même corps! » Vrai ou faux, arrangé ou non, le mot reste. Il est mieux que vrai. Masque du dépit et trait d'esprit, art de sauver la face, il témoigne aussi d'un certain cynisme pour traiter des choses de l'amour, dont ce roman de mains achetées, de cœurs vendus, de trafic de religions, de flatteries, de roueries, de menaces et de coups de canne est significatif. « Bon! » dit Cécile — qui vient d'arriver en coup de vent dans l'atelier où j'écris, fuseaux noirs, léger tricot noir et queue de cheval rousse, les yeux peints à la mode égyptienne, mais la bouche rose naturel —, « bon, bon! L'attaque du livre est bien un peu classique. Mais je me demande comment vous allez vous y prendre pour parler de l'amour. — N'ai-je pas commencé déjà, Cécile? — Oui. Enfin, oui. Je n'aime pas cette histoire. Où est l'amour là-dedans? Boni aima-t-il? — Non. — Et Anna? — Je crois, quoique c'est peut-être Mme de Gramont qui a raison : « Le seul, le grand grief de Mme de Castellane, « la fille des gros hommes d'affaires d'Amérique, fut la « crainte de voir sa fortune s'effriter. C'est cela qui vrillait « son petit cœur dur d'Américaine libre. » — Alors, qu'appelez-vous « amour »? — Cécile, vos maîtres vous ont bien formée. Aristo- télicienne et cartésienne! — Avec un zeste d'existentialisme et des ouvertures sur la psychanalyse et la sémantique générale. Je vous aban- donne votre Boni et son Anna! Mais l'amour, c'est vaste! Si c'est l'amour-passion selon Stendhal ou l'amour sublime selon André Breton et Benjamin Péret, je suppose qu'il ne change guère avec le temps? — Ma foi non. — Alors? Quel amour? — J'appelle amour tout ce qui se passe entre les fils d'Adam et les filles d'Ève. — Tiens, tiens. — Asseyez-vous, Cécile. Le grand combat. Ce que Marcel Achard a appelé avec bonheur « la tendre guerre ». — Intéressant, ça. Je comprends mieux le conflit entre Boni et Anna. Un épisode de la guerre de cent mille ans! — Voilà. — 1900 serait vraiment particulier dans cette perspective ? — Chaque époque est particulière. Les formes de la tendre guerre varient selon les siècles, à cause du milieu social, des mœurs. Elles ne sont pas les mêmes sous Eléo- nore d'Aquitaine, quand cette aimable princesse instaure, au milieu du XII siècle, l'amour courtois en France, en ridiculisant les barbus chasseurs qui l'ont précédée et en les transformant en barbons, que sous François I dans une cour italianisante et paranoïaque. — Oh! — Vous dites? — Je dis « oh ». Formation freudienne! Influence de votre ami Dali! Vous aimez bien ce mot, hein? « Para- noïaque... ». — Et les mœurs ne sont pas les mêmes sous la Régence que sous la Restauration. La libération de la femme de 1925 n'est guère comparable à celle que voulaient George Sand et Flora Tristan, près d'un siècle plus tôt. Ces mœurs diffèrent de Stendhal à Maupassant, pas seulement parce que les auteurs diffèrent. Vous restez songeuse? L'agres- sivité qui fait votre charme juvénile serait-elle tombée? — Ma foi, je réfléchis. » Quand Cécile réfléchit, elle relève son petit menton pointu, prend l'air grave d'un Botticelli de cave, secoue sa queue de cheval et va poser sur l'électrophone Petite Fleur ou I can't give y ou anything but love, baby. Aujour- d'hui, c'est Sydney Bechet. Il n'y a plus rien à tirer d'elle pendant un bon moment. II LA PRINCESSE DE SAGAN ET LA COMTESSE GREFFULHE OUVRENT LE BAL. || MAYERLING ET LA NUIT DE NOCES DE LA PRINCESSE STÉPHANIE. || SA SŒUR LOUISE. || LE JOLI MÉTIER DU PRÉSIDENT DU SÉNAT. || LE CHAH ET SA MAJESTÉ SISOWATH. || LA TAR- NOWSKA. || LA DUCHESSE OU « LE FILET RAVAGEUR » || D'ARTHUE MEYER A PAUL MORAND. || SECOND DIALOGUE AVEC CÉCILE. || LE CALENDRIER MONDAIN. || LE JARDIN DES FEMMES.

enguirlandés d'énormes solitaires de diamants, se trouvait LAen PRINCESSE haut de l'escalier,DE SAGAN, recevant tout en ses blanc, invités. ses Ellecheveux s'éventail roux d'un énorme éventail de plumes de paon blanc. A ce moment on annonça Edouard VII, alors prince de Galles. La comtesse Greffulhe, vêtue de velours rouge à traîne de chinchilla, sa ravissante tête auréolée d'un diadème de rubis, ses épaules enroulées dans des tulles roses, entrait à cet instant. A l'annoncée de l'arrivée de l'Altesse royale, la princesse de Sagan descendit à une allure de vertige les marches du grand escalier. Jamais je n'oublierai l'admirable révérence de ces deux grandes dames envers le prince de Galles, dans un balancement de fleurs agitées par la brise. Les élégantes hôtesses du prince de Galles, si justement croquées par Gabriel-Louis Pringué, s'inclinent devant ce prince étranger. La société française reporte sur le prince de Galles, le roi d'Espagne, le roi des Belges ou Ferdinand de Bulgarie « qui rêvait d'être le tsar des Balkans et dont les fleurs le reposaient des puanteurs de son peuple », disait-il, ou Georges de Grèce (un Danois « moustachu comme un Palikare »), son désir frustré de pompes monarchiques. 1900 et son exposition achèveront de faire de la France un carrefour de princes. Étrangers, ils font partie inté- grante de la chronique amoureuse de Paris. Rois et altesses y viennent couramment cacher des amours illégitimes. Ainsi, Léopold II, â qui la rumeur publique prête (à tort), des amours avec Cléo de Mérode, rejoint tranquillement, sous la double protection de cette légende et de la police, , ex-servante de bar à Bordeaux et future baronne Vaughan, qui saura se faire épouser en secret à San Remo. Les princes étrangers donnent le ton au « monde », encore dénommé la haute société, la société, « la haute », le grand monde, voire « le gratin ». Ainsi lit-on, toujours dans Mme de Gramont, devenue par son mariage duchesse de Clermont-Tonnerre : « Ce qui domine le gratin, c'est la certitude d'une supériorité qui subsiste malgré les appa- rences du contraire. » Ce gratin est peu nombreux : « Dans la société tradi- tionnelle française, il ne se comptait guère plus d'une dizaine de maisons menant grand train. » Mais ce sont elles qui dictent le style aux autres. Les princes français exilés sont discrets. Le snobisme est plus cosmopolite qu'au- jourd'hui. La société se passionne pour le prince de Galles, héritier de la reine Victoria, Léopold II et, un peu plus tard, le jeune Alphonse XIII, qui ressemble à un Vélasquez. En 1900, Léopold II a soixante-cinq ans. Sans pitié pour une épouse humiliée, le souverain a logé au palais royal de Bruxelles une maîtresse au prénom prophétique, Aimée Declée. La reine, Marie-Alexandre, s'est retirée à la campagne. L'archevêque de Malines a dû faire pression sur elle pour qu'elle revienne au palais. Léopold traîne le scandale avec lui. En Angleterre, il a enlevé une Mrs. Jef- fries. La reine Victoria lui a dit son fait. Depuis, le roi ne retourne à Londres que lorsqu'il ne peut plus l'éviter. Travailleur infatigable, poli tique adroit, grand amateur de femmes, ce personnage à barbe impressionnante aurait barbe-symbole. Lorsqu'il se baigne à Ostende ou à Saint- fait un acceptable tyran en un autre temps. Il tient à cette Jean-Cap-Ferrat, il la protège de l'eau de mer par un étui de caoutchouc! Du côté de la barbe est la puissance! L'Europe des couronnes constitue un clan, une tribu, une vaste famille au-dessus des nations et des peuples. Lors de l'affaire Dreyfus, de Victoria à Guillaume II en passant par le prince de Monaco, mieux informée que nos services de renseignements, elle a pris parti pour l'innocent de l'île du Diable. Mais elle donne aussi un spectacle. Cette société secrète a ses romans, ses tragédies, ses scan- dales. Quand ils éclatent, on se les répète en chuchotant, et les journaux se truffent d'échos transparents. Le plus célèbre de ces romans vécus est Mayerling. Le prince héritier d'Autriche, Rodolphe, fils unique d'Éli- sabeth (Sissi) et de François-Joseph, a été trouvé mort en 1889 avec une jeune fille également morte, dans le pavillon de chasse de Mayerling. Mayerling est le prototype des histoires d'amours princières. Elle enchanta les contempo- raines par son romantisme échevelé et n'a rien perdu de ses vertus littéraires. Elle n'appartient pas directement à l'histoire de l'amour en France en 1900, mais elle y participe en tant que mythe romanesque connu de tous les Français. Rodolphe, intelligent, cultivé et érudit, au visage singu- lier où la fixité intérieure du regard contraste avec les rondeurs pleines de bonhomie du menton et de la barbe, avait épousé, le 10 mai 1881, Stéphanie, fille de Léopold II. La princesse a décrit ainsi sa nuit de noces : Quelle torture! Quelle horreur! J'ignorais tout. On m'avait conduite à l'autel comme une innocente. J'ai cru que je mour- rais de désillusion. Bien qu'il s'agisse là d'un plaidoyer pour excuser sa conduite ultérieure, Stéphanie exprime quelque chose qui déborde sa condition royale. Qu'ils proviennent de reines, de bourgeoises ou d'ouvrières, les témoignages de désillu- sion, d'indignation, de révolte devant la révélation phy- sique d'un mariage que nulle confidence n'a préparée, sont nombreux. Les chocs dus au viol légal de la nuit de noces, chocs qui vont jusqu'à paralyser la sexualité de certaines femmes pour toute leur existence, semblent alors plus fréquents qu'aujourd'hui. A quelque rang social qu'elles appartinssent, les jeunes filles étaient moins averties. En fait, « l'horreur » ne paralysa pas longtemps la prin- cesse Stéphanie! Elle se remariera en 1900 avec le comte de Nagy-Lonyay, au château de Miramar. Cette mésalliance déterminera la rupture entre la princesse et son père Léopold. Quant aux manières de Rodolphe, elles ne déplurent pas à toutes les belles, et surtout pas à Marie Veczera, fille d'une riche Levantine, bientôt maîtresse du prince. L'ombre recouvre encore ce roman qui a fasciné trois générations. Dans la mystérieuse tragédie de Mayerling, la politique se mêle inextricablement à la passion. Le prince héritier s'était engagé dans les luttes partisanes qui rava- geaient la Double Monarchie. Une des thèses les plus communément adoptées aujourd'hui est celle-ci : sous l'influence de la belle Marie Veczera, qui était aussi d'ori- gine tchèque, Rodolphe aurait pris parti pour une politique trialiste, c'est-à-dire favorable à une monarchie à trois têtes, allemande, hongroise, slave. La police hongroise, violemment opposée aux Slaves, l'aurait abattu. Cependant, la thèse du suicide des amants fut aussitôt accréditée. Il est des cas où Eros a bon dos, mais elle conve- nait beaucoup mieux à la sentimentalité publique. Elle plaisait. On cita cette phrase de Rodolphe : « Je vais à la mort qui seule peut sauver mon honneur. » Et tout rentra dans l'ordre de l'aigle à deux têtes. La mère de Rodolphe, la belle et malheureuse Sissi, s'est agenouillée devant les cercueils de Rodolphe et de Marie. Ce sont les prénoms mêmes des héros des Mystères de Paris. Mayerling se situe entre Sue et Cocteau 1. Une version récente avance que Marie Veczera, fille naturelle de François- Joseph,par la découverteaurait été la de demi-sœur l'inceste. de Rodolphe et que le suicide aurait été provoqué Ces tragédies qui passionnent l'Europe, la France et tout particulièrement Paris, et qui enflamment l'imagi- nation des jeunes filles, ces princesses enlevées, ces amants assassinés, ces mariages secrets sont aussi des chroniques de famille. Ainsi, le destin de Louise, également fille de Léopold II, « roi des Belges et des Belles », ne fut pas plus brillant que celui de sa sœur Stéphanie. Elle avait épousé, en 1875, le prince Philippe de Saxe-Cobourg-Gotha. Pas mieux que Stéphanie, elle n'avait été préparée au mariage. On ne lui avait pas demandé son avis et Philippe était son oncle, beaucoup plus âgé qu'elle. Le lendemain des noces, elle s'enfuit dans le parc, au petit matin, un manteau hâti- vement jeté sur la chemise de nuit. On la trouva, sanglotant et grelottant, dans l'orangerie. Corrompue par un mari cynique, elle prit de nombreux amants dont justement le prince impérial Rodolphe, son beau-frère, l'archiduc Louis-Victor, Ferdinand de Bulgarie et bien d'autres. On l'a vu, ces épisodes épicés de la chronique des cours d'Europe ne restaient pas enfermés dans les frontières. La presse les répandait largement. Ce fut un beau tumulte à Paris même, qui n'y était pourtant pas directement intéressé, quand Louise prit comme amant un lieutenant au 13 Uhlans, Geza Mattachich-Keglevich, un Hongrois. Avec complaisance, le mondain Gil Blas, du 16 janvier 1906, et l'ensemble de la presse française annoncent le divorce du prince de Saxe-Cobourg et de la princesse Louise : Gotha, 15 janvier. La sentence prononcée aujourd'hui dans le procès en divorce intenté par le prince Philippe de Cobourg à la princesse Louise est que le mariage est dissous. Les frais du procès sont mis à la charge de la princesse... Les deux parties ont conclu et signé une convention par laquelle le prince Philippe s'engage à verser à la princesse Louise une somme forfaitaire unique de 400 000 florins et à lui servir une rente mensuelle de 7 000 florins (le florin valait environ 2 francs 50). D'autre part, la princesse recevra de son père, le roi des Belges, une rente annuelle de 50 000 francs et portera désormais le titre de prin- cesse de Belgique. Son père, roi Lear de la convention aristocratique, l'avait reniée. Ce sec épilogue juridique révèle mal, lui aussi, une sombre comédie de trahison et d'impudeur, de passion et de défi. Léopold II, d'accord avec le mari, Philippe, et l'empereur François-Joseph, avaient fait interner sa fille Louise à l'asile de Döbling, tandis que Mattachich, injustement accusé de faux, restait quatre ans en prison. On imagine les remous dans l'opinion française quand elle apprit que les amants avaient réussi à s'enfuir, qu'on les avait vus à Cannes et à Paris ! Le Paris populaire était plutôt pour les amoureux. Mme de Gramont, qui a son franc parler comme une grande dame de Proust, évoquera plus tard avec mépris « la petite Louise de Saxe qui courait les rues, faisait de l'œil aux passants et finit par s'enfuir avec un violoniste ». De ces aventures royales étrangères, les journaux sont aussi pleins que les nôtres des fiançailles princières du siècle. Sur ce plan, rien n'a changé. On en discute. On admire. On prend parti. On soupire devant les malheurs des amoureux désunis ou mariés par la mort. Cela donne une certaine couleur feuilletonesque aux rêveries amou- reuses du temps, un ton que Jean Cocteau retrouvera dans L'Aigle à Deux Têtes. Mais la vie, elle, a l'inspiration plus naturaliste, même s'il s'agit de rois. Ainsi, Marie- Alexandre, l'épouse délaissée de Léopold, meurt en 1902. Une caricature allemande montre Léopold épanoui, s'écriant : Oh, Cléo, vive le veuvage! Il n'en profitera pas longtemps. Il meurt à son tour, le 17 décembre 1909, laissant à ses filles désavouées quinze millions, et cent trente à la baronne Vaughan. Le testament fut attaqué par Stéphanie et Louise. Poincaré plaidera pour Stéphanie. Elles réclamaient chacune un quart du Congo. La guerre balaya les dossiers. Il y a loin entre les rêves des foules et les dossiers des avoués. Il est toujours rare que les cours donnent l'image de la vertu. 1900 n'y échappe pas. A peine arrivé à Paris, qu'il Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur - Relieur Coulommiers - Paris 57258 - I - 7 - 1961 Dépôt légal n° 3048 3 trimestre 1961 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

Couverture : Conception graphique ‒ Manon Lemaux Typographie ‒ Linux Libertine & Biolinum, Licence OFL

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.