XII Le Monde• Samedi 2 avril 1994 • temps libre RENCONTRE journal LE MONDE du 2 avril 1994 · "Futur Noir" par Jean-Louis Perrier Futur noir La culture africaine traduite. » Par opposition, Jean­ LoupPivin tient à marquer l'impor­ n'a pas seulement tance des arts appliqués, mode, design: « Avec eux on peut expor­ un passé, mais un ter du génie, presque au sens avenir. C'est la d'ingénieur, et pour la population, c'est important de saisir. qu'il se conviction passe quelque chose dans le pays. La création a toujours su se séparer des fondateurs de la de l'artisanat là-bas: il y a des Revue noire, masques qui sont de création pure. A l'inverse d'une peinture faite qui, depuis trois ans, pour être accrochée dans la salle à manger, l'impression des pagnes, ont entrepris sans cesse renouvelée, montre une de dresser l'inventaire créativité, une invention infinie. La mode et le textile pourraient être des arts l'une des vraies forces de l'Afrique, si elle pouvait mettre en œuvre sa et des littératures sur le valeur ajoutéeet bénéficiait de sup­ continent ports d'une qualité suffisante. » les deux grands couturiers et dans la diaspora. Chris Seydou - disparu le 4 mars Rencontre, à Paris, dernier- et Alphady ont une vision clairement politique et sociale. Leur avec son directeur travail n'est pas lié à une nation donnée, il n'est ni malien pour le Jean-Loup Pivin. premier ni nigérien pour le second. S'ils sont revenus s'installer dans leur pays, c'est pour faire travailler 'Afrique noire renoue les gens. Tous deux incarnent le ,,/,,/ avec le désastre» : haut niveau de la mode contempo­ '' . ainsi débute une syn- raine. Alphady dans une invention thèseL du Monde diplomatique au débridée, Chris dans sa capacité à ptintemps 1991, alors que s'ouvre à transformer des bangolans ou des New-York une importante exposi­ cotons lamentablesen leur donnant tion appelée à parcourir les Etats­ une forme semblable à la soie. Unis et l'Europe: « Africa Après avoir été formé par Saint Explores: 20th Century African Lauren� il a été le premier à avoir Art» (1), et qu'apparaît dans les le métier des très grands, affirmant librairies une luxueuse revue, mise haut et fort une mode1 en pages à Paris, exclusivement d'aujourd'hui, inspirée par des tex­ consacrée aux arts africains tiles traditionnels. contemporains: Revue noire. » Ces couturiers, comme les Publiant, à contre-courant apparent, peintres, comme les écrivains que leur premier numéro en cette année nous publions, travaillent pour le de terrible ordinaire, qui est aussi monde et pas pour une nation. Les celle du réveil des aspirations à la artistes ont toujours cir ·11lé. Pour­ démocratie et de l'abrogation des quoi les Africains n'iraient-ils pas lois régissant l'apartheid, les fonda­ voir ailleurs ? lis sauront d'autant teurs de la Revue noire, Jean-Loup mieuxqui ils sont. Symboliquement, Scène de vaudou photographiée au Bénin, en 1993, ror Touhami Rnnadre,parue dans le numéro12 de la (< Revue noire ». Pivin, Bruno Tilliette, Simon Njami .! \ !a créntù:Jn artistique est l::i sei.l:è .. pr, ., et Pascal Martin-Saint-Léon, ! \· \ 4 chose que l'Afrique exporte. Nous n'auraient wjeux. pu« décontatua· Les Africains, eux, estiment tenir partout ailleurs : le rural est en une ville internationale. ll se sent taire. Vous trouvez les mêmes avons fait place nette aux œuvres en tiser l'art», comme ils y enfin quelque chose qui leur res­ train de disparaître sur le plan dans le temps, riche de plusieurs modèles à Paris, New-York, Dakar nous débarrassant du commentaire prétendent. semble, qui les sort du misérabi­ culturel.Il fauten finiravec la spé­ cultures. ou Rio. Comment comprendre de l'ethnologue ou du critique Leur engagement ne consiste en lisme», proclame Jean-Loup Pivin, cificité africaine. Il faut éliminer autrement la force du rap, qui est d'art. Nous avons montré que la rien à dissimuler les fléaux rassem­ son directeur. Le sculpteur sénéga­ l'exotisme. Arrêter de croire que » avait trois cent mille présent dans chacune de ces villes, photo existait. Notre chance est blés sur le continent noir, mais à lais Ousmane Sow, les cultures parce qu'ils sont noirs ils sont dif­ habitants il y a à peine plus de et qui va s'exporter étonnamment dans notre indépendance, dans le donner une forme à leur conviction noires londoniennes et le récit de la férents de nous, qu'ils ont toujours vingt ans et un million et demi bien? Nous sommes loin du fait que nous ne sommes pas du commune que la culture est au pre­ photographe Françoise Huguier, leur culture derrière eux et pas maintenant, tandis que la popula­ pseudo-cinéma africain, du cinéma pays.Nous avons laissé tomber les mier rang pour les combattre, plus : en�agée sur les traces de Michel devant.Alors qu'ils se sont montrés tion du pays est passée de sixà dix de brousse, fait pour les festivals potentats et mis les élèves devant. / qu'elle est une condition« du déve- Leuis, ouvriront les voies du pre­ capables de se projeter dans le millions. Ce mouvement nous fait internationauxet le public occiden­ Maisl'abandon criminel desensei­ loppement économique et de l'évo­ miernuméro. futur et pas seulement de retrouver entrer dans une logique urbaine tal, avec le même gamin qui quitte gnements artistiques fait peser un lution politique», pour peu qu'elle Si l'époque n'a pas une idée très des racines perdues. mondiale, où les gens ne conservent le même village pour la ville, sans risque énorme sur l'avenir.» y parvienne à se hisser « par- delà la » Dans /'Histoire, ce qui nous que très peu de choses de leur his- que la réalité de la ville soit jamais f claire de l'histoire de l'art moderne « Malgré son délabrement nostalgie des masques ». Car les en Afrique, c'est moins prémédita­ intéresse, c'est ce qui est communi­ « masques» leur paraissent dissi­ apparent, l'Afrique reste un tion qu'aveuglement, et plus encore cable, ce qui est intégrable. Nous ne continent positif. Nous avons tout à muler désormais le visage de manque d'informations. La Revue sommes pas à la recherche de spé­ l'Afrique moderne, bloquer son DATE s gagner à l'écouter», insiste Bruno noire commence donc de les collec­ cificités irréductibles. Nous nous Tilliette. Nouvelles ou poèmes, la aspiration à entrer dans l'histoire ter. « Ne serait-ce que pour que battons contrel'identitarisme. Nous culturelle du temps, capter sans Revue noire propose une belle chaque pays sache ce qui se fait ne croyons pas à la différence de échappée aux auteurs empêchés par contrepartie l'attention muséale et, dans les autres. Car, paradoxale­ couleur, c'est bien clair, mais on ne au-delà, celle du citoyen, en sorte une édition absente ou encore trop ment, le Ghanéen ou le Sénégalais va pas dire pour autant qu'il n'y a L'heure de la relève distante. Bilingue (franco-anglaise que l' « art nègre» vient faire bar­ est mieux informé des manifesta­ pas de culture africaine. L'identité - trilingue lorsqu'elle plonge dans rage au développement de l'art afri­ tions parisiennes que de ce qui se n'est pas historico-géographique. ean-Loup Pivin a retenu des dans la destinée des nations cain contemporain. l'espace lusophone), elle songe à passe à côté de chez lui. » La négritude, c'est le racisme à J dates marquantes dans l'his­ africaines, mais les territoires publier dans des langues originelles, En Occident, la compétition l'envers, c'est l'apartheid. Le toire récente et à venir du détruits par trente ans de pil­ mais ne peut prétendre à plus qu'à pour s'approprier les œuvres primi­ Un balayage en profondeur du numéro que nous avons fait sur continent africain. lage et d'incurie ne peuvent maintenir un cours. En attendant tives, autant que l'accumulation des l'Afrique du Sud comprenait 60 % terrain, guidé par des équipes 1970 : Badou Boy, du Sénéga­ répondre aux attentes de la jeu­ que s'amorce ailleurs un mouve­ commentaires savants, installe, locales, permet un répertoriage, une de Noirs et 40 % de Blancs. C'est lais Djibril Diop Mambety, est le nesse et des forces de ment de reconnaissance internatio­ répètent-ils, dans l'admiration sélection, une hiérarchisation. La l'entité géographique qui nous premier film qui montre un renouveau. nal analogue à celui que exclusive du passé, néglige les dimension critique apparaîtdans les importe. Nous ne sommes pas dans nouveau cinéma africain pousses nouvelles et alimente les la mouvance du black power. Les Les années 90 en Afrique connaissent les littératures caraibes choix, non sans que s'installe entre plongé dans la réalité et l'imagi­ noire sont aussi celles du sida anglo et francophones, désormais tentations de copie, le pastiche et les animateurs et leurs invités une artistes refusent d'être dans un naire de la ville africaine. installées au premier rang de la toute une pseudo-inspiration. certaine connivence, celle d'une ghetto. Ce sont les médiocresqui se qui ravage la force créatrice des 1974: l'exposition sur l'art pays avec un taux de séropositi­ « fiction mondiale», selon la dis­ Comme si rien de bon ne pouvait revue qui les présente moins qu'elle disent artistes africains. » cutable expression qui prévaut provenir d'une Afrique démasquée, ne les représente. On ne sera donc sénégalais d'aujourd'hui au vité de trois à vingt fois plus qu'elle serait, comme sur les autres pas surpris d'entendre les uns et les Architecte,né à l'Afrique à la fin Grand-Palais à Paris fait ensuite élevé qu'en Europe. Pour la pré­ « Nous estimerons avoir réussi terrains, ou défunte ou défaite sur autres parler souvent d'une même des années 70 durant son séjour de le tour du monde occidental. vention, si le préservatif et les lorsque nous ne nous occuperons celui de la culture, productrice voix. Celle du couturier nigérien coopérant, comme la plupart de 1984: la mort du président morales sont des instruments plus que d'art. Sans tenir compte d'antiquités ou reproductrièe Alphady par exemple: « Croire à ceux qui décideront de ne jamais Sekou Touré en Guinée Cona­ réels, la guerre ne sera gagnée d'une quelconque origine, affirme d'objetsbas de gamme. Et pourtant, l'Afrique, c'est croire à la capacité oublier le continent noir, Jean-Loup kry laisse espérer un moment la que par une modification pro­ Bruno Tilliette. D'ailleurs, en ce que l'indépendance avait su des Africainsd'inventer et de fabri­ Pivin a d'abord travaillé à la fin des dictatures et la victoire fonde du comportement cultu­ sommes - nous si loin lorsque notre pointer à travers quelques personna­ quer en Afrique, pour le monde construction du Musée national du des droits de l'homme. Le rel dont les artistespeuvent être dernier numéro passe de l'Afrique lités d'exception, la mondialisation entier. C'est croire à une Afrique au côté d' Alpha Oumar début d'une seconde illusion. les artisanspremiers. noire à l'Afrique blanche?» Au des échanges, l'accélération des cir­ Konaré ( devenu président de la terme de douze numéros foisonnant moderne capable d'inventer des 19Q6: Wole Soyinka est Prix 1994-1995: les prochaines culations, la volonté de participer au styles, des modes et des produits République): « J'avais été formé Nobel de littérature. L'écrivain­ d'expériences, d'images et de textes concert internationalétaient en train finis que chacun peut porter. » au moule Hassan Fathy, que j'ai biennales - Dakar et art bantou inédits, ouvrant à une véritable de le développer sous des formes cherché à plaquer sur la réalité. Il philosophe Amadou Hampaté (1994), (1995) - réussi­ banque de donnéesdes arts noirs, la Des propos que Jean-LoupPivin Bâ meurten 1991. Les nouvelles inédites à travers la génération signe et souligne, mot après mot. Y m'a fallu des années avant d 'accep­ ront-elles à retrouver la qualité récolte est telle que la Revue noire suivante. ajoutantune avalanche d'attendus et ter de considérer la tôle comme un générations, encore timides, et la ferveurdu premier Festival ne puisse pas ne pas se reconnaître De nouveaux écrivains, leurs conséquences, pôles polé­ signe d'appartenance au temps, et. sont là pour prendre la relève. des arts nègres de Dakar en dans ce poème de la Namibienne cinéastes, peintres, sculpteurs, pho­ miquesengloutis dans l'urgence de non plus comme quelque chose qui 1990: le plus grand monu­ 1966 et du premier Festival · Monica Sheetekela: « Je suis une tographes, designers, musiciens ou convaincre: « Nous n'entrons pas chauffe. Ce n'est pas un hasard si ment architectural d'Afrique culturel panafricain d'Alger de graine/Plantée- dans la saison danseurs s'étaient levés. La Revue dans le contexte politique, convain­ au finfond de la brousse on enlève noire est la cathédrale de 1969? sèche/Tu connais ma raison/Tu es noire en prenait acte, n'entendant cus que ce sont les artistes qui font le chaumepour le remplacer par la Yamoussoukro, en Côte­ 27 avril 1994: l'Afrique du mon témoin... » leur offrir rien d'autre que les le monde. Ce qui ne nous a pas tôle, c'est parce qu'elle est symbo­ d'Ivoire, réplique vulgaire de Sud devrait devenir un pays Jean-Louis Perrier mêmes moyens, la même attention, empêchés, sur le Gabon, de publier liquement importante. Exactement Saint-Pierre de Rome, réalisée comme les autres, mais aussi la les mêmes critères que ceux accor­ des textes - littéraires - très durs comme les baskets que le gamin pour le président Houphouet­ sortira pour une grande occasion. première puissance écono­ (!) « L'Afrique explore: l'art africain du dés ailleurs à leurs confrères contre Bongo. Nous nous enga­ Boigny. Un symbole? mique et militaire du continent. vingtième siècle ,,. Une sélection en est actuel­ d'Occident. Sa haute maquette geons contre l'image folklorisée du C'est le même élan qui le portera 1992: le sculpteur Ousmane lement visible à l'ELAC, centred'échanges de ferait étroitei;nentcorps avec le pro­ continent, contre 'Afrique de vers la ville. Il est malien, il quitte « Africus 95 », à Johannesburg, / Sow est invité à la neuvième sera la première biennale inter­ Perrache, à Lyon,jusqu'au LO avril (tél.: 78- jet, affichant la richesse d'expres­ brousse, pour mettre en avant son son village et va d'abord à Ségou. Dokumenta de Kassel. 42-27-39). sions transcontinentales à travers la image urbaine. Nous ne supportons Trop petite. Il part à Bamako.Mais nationale des arts de l'Afrique diaspora euro-américaine et non le plus le regard rousseauiste porté ce n'est pas encore à la mesure de Le début des années 1990 du S'.Jd. Manifestera t-elle une � Revue noire, 8, rue Cels, 75014 dénuement d'une économie: un sur elle, comme si l'Afrique incar­ ce qu'il cherche. Alors il descend à avec Soglo au Bénin et Konaré nouvelle influence ou une nou­ Paris. Numéro 12 (printemps manifeste.« Il n'y a que les tiers­ nait un monde qui a su maintenir Abidjan. Et là, il se dit : voilà enfin au Mali marque un tournant velle ouverture? 1994) : « Afrique méditerrijnéenne, mondistes qui ne s'y retrouvent pas. son identité, alorsque c'est comme une ville moderne, elle ressemble à Afrique noire ». 120 F.