la grande terreur

Nikolaï Vassilievitch Abramov Brigadiste au kolkhoze de Loukerino. Arrêté le 5octobre 1937, condamné àmort le 17octobre, exécuté le 21 octobre. Réhabilité en 1957.

Al’occasion des soixanteans de la mort de Staline (le 5mars 1953), «LeMonde» revient sur la Grande Terreur –750000 Soviétiques exécutés et 800000 autres envoyés au goulag entre1937 et 1938 –etreproduit des extraits d’un livre événement, réalisé àpartir d’archives d’Etat et des photographies du Polonais Tomasz Kizny

Cahier du «Monde »N˚21190 daté Mercredi 6mars 2013 -Nepeut être vendu séparément 0123 II la grande terreur Mercredi 6mars 2013 Le martyre de Gavriil Bogdanov

Cepaysan père de famille, condamné àl’exil lors de la collectivisation des terres, était devenu ouvrier àMoscou. Fusillé pour avoir critiqué lerégime, il fut l’une despremières victimes de la Grande Terreur, qui allait tuer 1600 personnes par jour pendant quinze mois

Marie Jégo

Moscou Correspondante

’est un cliché sorti des archi- ves de la police politique soviétique, un portrait de face, façon «criminel», pris C par des bourreaux scrupu- leux.Gavriil Bogdanov est l’un des milliers d’hommes et de femmes photographiés àlaveille de leur exécution lors de la Grande Terreur stalinienne (1937-1938). Simple routine:avant de bra- quer son pistolet sur la nuque du condam- né, le bourreau était prié de vérifier son identité àl’aide de la photographie. Depuis près de trois quarts de siècle, dossiers et photos étaient enfouis aux archives de l’ex-police secrète. Avec l’aide de l’association russe , gardienne de la mémoire des années ter- ribles, le photographe polonais Tomasz Kizny aredonné vie àces clichés en les rassemblantdansunlivre,La GrandeTer- reur en URSS 1937-1938. Avec forcedocuments et récits, Tomasz Kizny, en coopération avec Dominique Roynette, raconte de manière fouillée cet- te périodeterrible de l’histoire du XXe siè- cle, ce crime de masse qui choqua aussi bien par son ampleur que par le secret qui l’entoura jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. L’homme au crâne rasé qui fait face à l’objectif,le regardintense,unriendéfiant, ignorequ’illuirestehuitjoursàvivre.Arrê- té le 8août 1937 par le NKVD (la police poli- tique de Staline) dans son village d’Amine- vo, àl’ouest de Moscou, Gavriil Bogdanov, 49ans, paysan àl’origine, devenu ouvrier et père de trois enfants, ne pouvait pas savoir qu’il figurait dans la catégorie des personnes àfusiller en priorité. Comment l’aurait-il su?L’ordre opéra- tionnel du NKVD n˚ 00447 du 30 juillet 1937, qui ordonnait la liquidation des «ennemis du pouvoir soviétique» et mar- quait le lancement des répressions de masse, était secret. Tout comme les condamnations àmort. Les tribunaux d’exception ne devaient en aucun cas annoncer le verdict. Tout était fait pour faciliter le travail neen1930,luiadéjàvaludeux condamna- l’Etat:police, sécurité, Parti communiste), ultime du bourreau. Pas question de lais- tions àl’exil au Kazakhstan,en1931 et1932. le 19août 1937. Le verdict tient en un mot ser le moindre grain de sable –une révolte Son crime?Ilpossédait, en commun avec tapé àlamachine, en grosses lettres, sur malvenue,descris,despleurs–luicompli- son frère Mikhaïl, une maison, un cheval un formulaire sommaire:«FUSILLER». quer la tâche. «Nepas prononcer les juge- etunevache.Maisc’estdel’histoireancien- Lelendemain,20août1937,GavriilBog- mentsaux condamnésde lapremièrecaté- ne, puisqu’il aété amnistié en 1933. danov,qui n’a fait aucun aveu, est exécuté gorie [les condamnés àmort]. Je répète, ne Gavriil est loin de se douter qu’il aété par balles sur le «polygone»(la zone de pas les prononcer», ordonne par écrit dénoncé par deux de ses voisins. Quel- mise àmort) de Boutovo, près de Moscou, Mikhaïl Frinovski, l’un des instigateurs de ques critiques bien senties àl’adresse du en même temps que 134autres condam- la Grande Terreur, àtous les chefs de sec- pouvoir soviétique, lâchées imprudem- nés. La machine de la Grande Terreur est tions du NKVD, le 8août 1937. ment lors d’une conversationautour d’un lancée. En quinze mois, de juillet1937 à LedossierdeGavriilBogdanovestdéses- verre, ont eu tôt fait d’attirer chez lui à novembre1938,725000personnesseront pérément vide. L’homme est sans parti, il l’aube le panier àsalade du NKVD, le «cor- exécutées, soit 1600 par jour. n’a jamais été membre d’une bande beau noir», comme on disait àl’époque. Sur tout le territoire de l’URSS, de armée, il n’est qu’un modeste paysan des Le 8août, le père de famille est embar- l’ àVladivostok, de la Carélie àla environs de la capitale qui atrouvé du tra- qué. Sa femme et ses enfants ne le verront Kolyma, les fosses communes ne suffi- vail comme ouvrier dans un dépôt d’auto- plusjamais.Reconnucoupablede«propa- sent plus àcontenir les corps. Rien qu’à bus de Moscou.Son passé d’ancien koulak, gande contre-révolutionnaire» et de Moscou,500tonnes decadavressont inci- dunom de ces paysansréfractairesàlacol- «calomnie du pouvoir soviétique», il est nérées en quinze mois au cimetière du lectivisation des terres imposée par Stali- jugé par une troïka (trois représentantsde monastère Donskoï. En général, les exécu- 0123 Mercredi 6mars 2013 la grande terreur III

Les éléments de l’«affaire 9414»

Page de gauche Photographie d’identité, empreintes digitales prises àlaprison Taganskaïa de Moscou.

Ci-contreLa couverture du dossier –«Affaire N˚9414, début 8août 1937, clôture 9août 1937, 23pages »–et procès-verbal d’interrogatoire.

Ci-dessusExtrait de l’acte d’exécution –«La déci- sion de la troïka de l’OUNKVD de la région de Moscou en date du 19août 1937 aété appliquée:Gavriil Bog- danov Sergueïevitch aété exécuté le 20août 1937».

Ci-dessousFosse d’exécution àBoutovo, près de Mos- cou, où étaient tuées les personnes condamnées à mort dans la capitale et ses environs.

Les originaux des photographies d’identité et des documents d’archives,reproduits dans ce supplément d’après les copies de l’association Memorial, se trouvent dans les archives centralesduFSB et dans les Archives d’Etat de la Fédération de Russie GARF. tions ont lieu la nuit, dans des «spetska- tuer. Et pour cause, lui-même avait les bavard, fusillé au-dessus de la fosse com- aucune sépulture. La plupart du temps, les surlesmassacresdelapériodestalinienne, mera»(cellules spéciales) arrosées au jet mainstachéesdesang.Entantquerespon- mune de Boutovo le 20août 1937. autorités faisaient croire aux familles que soit 15 millions de personnes, rien que et saupoudrées de sciure pour absorber le sable du parti pour la ville de Moscou, il Sous Khrouchtchev, 450 000 prison- les prisonniers étaient décédés en déten- pour la collectivisation et la famine de sang des morts. D’autres sont éliminés étaitmembred’unetroïkaet signaitàl’en- niersfurentlibérésmaislesréhabilitations tion. Les gens ne savaient pas où leur père, 1930-1932, selon l’historien Robert d’une balle dans la nuque au bord d’une vi les arrêts de mort. Sa signature figure eurent lieu en catimini et uniquement sur leur frère ou leur mère avait été inhumé. Conquest.«Undemi-siècleplustard,leshis- fosse en pleine nature. d’ailleurs en bonne place sur le jugement le papier. Pas question d’indemnités ou de En 1964, avec l’avènement de Leonid toiressoviétiques de la collectivisationdon- Les fonctionnaires du NKVD, le com- de Gavriil Bogdanov, le koulak trop réhabilitation sociale;etpour les morts, Brejnev, le rideau se referma durablement nent le chiffre exact des pertes en ovins et missariat aux affaires intérieures, rebap- bovins mais se refusent toujours àdonner tisé par le peuple «Tunesais jamais lamoindreindicationconcernantlespertes quand tu reviens àlamaison», ne font humaines», note l’historien dissident pas dans la dentelle. L’humain est deve- Michel Heller dans son ouvrage LaMachi- nu une abstraction, une statistique. Une ne et les rouages (Gallimard, 1985). seuleobsessionprévaut:remplirlesquo- Très vite, ce fut le retour de la chape de tas. «Ils arrivaientla nuit, ils arrêtaientles plomb. On renonça bientôt àrenverser gens. Pour quelle raison?Pourquoi?Per- l’idole et Staline s’imposa pour longtemps sonne ne le savait », raconte Piotr comme un être mythique qui avait sauvé Zaïtchenko, dont le père, Panteleï, forge- lepaysdelabarbarienazieetduchaos.Ilfal- ron aux chemins de fer d’Extrême- lutattendrel’arrivéeaupouvoirdeMikhaïl Orient, fut fusillé àKhabarovsk le 20mai Gorbatchev, en 1985, pour que le système 1938 àl’âge de 35ans, sans que sa famille de la Terreur et la condamnation de Staline n’ensacherien.En général,leNKVDexpli- reviennentàlasurface.Lesarchivess’ouvri- rent, les journaux se mirent àpublier des AMoscou, entassés dans pages entières de photos des victimes des purges staliniennes.Lecliché de l’identité une camionnette, des judiciaire prit alors tout son sens. prisonniers sont asphyxiés En 1990, Alexandra Bogdanova, qui avait vu son père Gavriil emmené une par les gaz d’échappement nuitd’août1937 etétait restésans nouvel- les depuis, osa demander des éclaircisse- quait aux familles éplorées que le préve- ments. Adéfaut d’en avoir beaucoup,elle nu avait été condamné à «dix ans de réussit àobtenir du FSB, le successeur du camp sans droitdecorrespondance» NKVD, la date et le lieu de l’exécution. En pour expliquer son silence. 1996, elle fut enfin autorisée àprendre La terreur règne en maître, et même les connaissance du dossier. On lui remit innocents sont coupables. D’ailleurs, alors la petite photo prise par l’identité depuis le 18mars 1920, un décret autorise judiciaire huit jours avant la mort du la police politique, alors appelée Vétchéka, condamné. Elleavait 72ans. C’était le àinternerdes individus apparaissantcom- seul indice en sa possession pour imagi- me «innocents au terme de l’instruction» nercequ’avaient pu être les derniers ins- dans des camps de travail «pour un délai TOMASZ KIZNY tants de son père. p n’excédant pas cinq ans». Les quotas d’ar- restations, fixés région par région, sont sans cesse revus àlahausse. Un empire concentrationnaire voit le jour,inégalé Archives sensibles :aupire fermées, au mieux entrouvertes dans sa dimension. AMoscou,oninnoveenasphyxiantdes prisonniersentassésdansunecamionnet- te dont les gaz d’échappement sont libé- rés àl’intérieur de l’habitacle. ABelozersk EN RUSSIE COMME AILLEURS, il yaarchi- les (au prétexte qu’il s’agit de «documents C’estici que la marge de négociation dans l’exercice de ses fonctions». Si le (région de Vologda), en décembre1937, on ves et archives. Depuis le début des de travail»qui peuvent être, àtout joue, en fonction du rapport de force et premier aété relaxé, le second aété achève 55 condamnés àlahache. Ala années1990, des centres d’archives se moment, demandés par l’administration du climat politique. Ainsi, dans les condamné àunandeprison avec sursis. même époque àKrasnoïarsk (Sibérie) et à sont largement ouverts aux chercheurs, du président de la Fédération de Russie). années1990, sous la présidence de Boris Ce signal politique aété parfaitement Sakhaline (Pacifique), on tue àcoups de conformément àlanouvelle législation Très fermées sont aussi les archives du Eltsine, l’association Memorial avait pu compris par les archivistes du MVD et du pierres afin d’économiser les balles. en vigueur depuis 1991. Il s’agit notam- ministère des affaires étrangères, de l’inté- obtenir une quantité considérable de docu- FSB, qui ont, depuis, encore limité leur Dans le jargon des bourreaux, les exécu- ment des Archives d’Etat de la Fédération rieur (MVD) et de la sécurité d’Etat (FSB). ments relatifs àlarépression, et notam- coopération avec l’ONG Memorial. Pour tions sont appelées «noces». Il faut dire de Russie (GARF), des Archives d’Etat de Pour ces deux derniers ministères, ment àlaphase paroxystique de celle-ci, la les chercheurs étrangers, l’accès aux archi- que les commandos de la mort ysont, àla l’économie (RGAE), des Archives d’Etat de des dérogations peuvent être accordées. Grande Terreur de 1937-1938. Le siège cen- ves du FSB n’est envisageable que dans le noce, autorisés àconsommer tout l’alcool Russie en histoire sociale et politique En vertu de la loi de juin 1993 sur la réhabi- tral de l’association, àMoscou, conserve cas d’un projet bilatéral ou multilatéral. qu’ils veulent et às’emparer des vête- (RGASPI). Les chercheurs –russes et étran- litation des victimes des répressions poli- ainsi un grand nombre de fiches indivi- Un certain nombre de ces projets comme ments,bijoux,argent,montresdeleursvic- gers–peuvent yconsulter les documents tiques, les membres des familles des per- duelles et de photographies de détenus celui auquel j’ai participé depuis la fin times. «Pendant la Grande Terreur, on des administrations de l’Etat soviétique sonnes réhabilitées peuvent prendre prises par le NKVD peu après leur arresta- des années 1990 (1) ont pu être menés à ouvrit même des magasins spéciaux pour et du Parti communiste pour la période connaissance du dossier de leur proche. tion, voire juste avant leur exécution. terme, avec beaucoup d’aléas et de privilégiés, dans lesquels on distribuait les allant de 1917 au milieu des années 1950. Aujourd’hui, le rapport de force politi- retards. Mais c’est sans doute parce qu’ils objets dérobés», rapporte Tomasz Kizny. Plus aléatoire est l’accès aux docu- Un chercheur traîné en justice que est beaucoup moins favorable. En avaient été lancés dans les années 1990. Ce crime de masse, recouvert bientôt ments postérieurs, conservés aux Archi- Dans le cadre de la publication des 2011, un chercheur de l’université Aujourd’hui, de telles collaborations par la tragédie de la seconde guerre mon- ves d’Etat de Russie en histoire contempo- «livres de mémoire»(knigi pamiati)recen- d’Arkhangelsk, Mikhaïl Souproun, qui tra- internationales avec les archives du FSB diale(27millionsdemortsen URSS),ne fut raine (RGANI), qui, pour la plupart, n’ont sant, région par région, toutes les victimes vaillait àl’établissement de la liste des semblent difficilement envisageables. jamais vraiment dénoncé. Nikita pas été déclassifiés, en vertu de la pres- des répressions staliniennes (des centai- citoyens soviétique d’origine allemande Les temps ont changé. p Khrouchtchev,lesuccesseurdu «Tsarrou- cription légale de cinquante ans pour ce nes de ces livres ont été publiés par les dif- déportés durant la guerre dans la provin- Nicolas Werth ge»mort d’une attaque cérébrale en 1953, type de documents. férentes branches régionales de l’associa- ce d’Arkhangelsk, et le responsable des condamna le culte de la personnalité de Comme par le passé, les chercheurs tion Memorial), les archives du MVD et du archives régionales du MVD, Alexandre (1) «L’Etat soviétique contre les paysans. Staline et les errements du système, mais n’ont toujours aucun accès aux docu- FSB sont tenues de transmettre un nom- Doudarev, ont été traînés devant la jus- Rapports secrets de la police politique, il ne s’appesantit guèresur le sort des mil- ments des plus hautes instances du Parti, bre minimal de documents permettant tice, le premier pour «atteinte àlavie pri- 1918-1939», de Nicolas Werth et Alexis Bere- lions d’innocents broyés par la machine à conservés dans les archives présidentiel- l’établissement de ces listes. vée», le second pour «abus de pouvoir lowitch,Tallandier, 2011. 0123 IV la grande terreur Mercredi 6mars 2013

Guermoguen Makarevitch Orlov Nina Aleksandrovna Russe, né en 1918 àToula. Torskaïa Etudiant en histoire àl’université Russe, née en 1893 deMoscou, sans parti. àKamenets-Podolski, Domicilié àMoscou, passage Maly Ukraine. Etudes Kharitonevski 7, app.3. supérieures, membre Arrêté le5septembre 1937. duParti communiste, Condamné àmort membre de la Haute Cour et exécuté le25 janvier 1938. de justice. Domiciliée Réhabilité en 1957. àMoscou, passage Pomerantsev 10-12, app. 31. Arrêtée le 17mai 1937. Condamnée àmort le22 août 1938. Exécutée lemême jour. Réhabilitée en 1955.

Dernières traces de la disparition

Portfolio Ces images ont été prises peu avant l’exécution, afin que le bourreau identifie bien la victime

ans la Russie stalinienne, la tion photographique. L’auteur du D liquidation physique de rapport préconise la mise en place l’homme entraînait avec d’unpostesupplémentaire.Letex- Sergueï Ivanovitch Vassiliev elle sa liquidation symbolique te contient égalementune formu- Vassili Lvovitch Vassiliev Russe, né en 1909 dans le village –l’effacement de toutes les traces lation selon laquelle les détenus Russe. 1891-3 mars 1939. de Triakhinkino,district de l’existence de la victime, la arrivant àlaprison Loubianka «ne Chef de la sécurité au Kremlin. Emelianovski, région de Kalinine. condamnationàl’oubli,la damna- sont pas photographiés en temps Sachant àpeine lire et écrire, tion de la mémoire. Tandis que voulu». On peut en déduire que sans parti, charpentier dans lesnotables disparaissaient les d’après le règlement, la photogra- l’usine decartons de Sviblovo. uns après les autres des pages des phie devait être faite peu de temps Domicilié dans le village journaux, la collection des pho- après l’arrestation. Mais lorsque la de Sviblovo, près de Moscou, tos d’identité judiciaire de dizai- Terreur s’intensifie, cette règle foyer des travailleurs, bât. 13, nes de milliers de victimes des n’est plus observée. app. 2. Arrêté le2décembre 1937. purges enflait, de mois en mois, Condamné àmort le 4février 1938. Alekseï Grigorievitch Jeltikov dans les archives de la police poli- «Prêts pour 19-20heures » Exécuté le8mars 1938. Russe. 1898-1er novembre 1937. tique soviétique. Dans la prison Taganskaïa, les Réhabilité en 1989. Serrurier. Pendant la Terreur, ce portrait photographiesétaient datées, ce collectif social sans précédent qui permet de confronter la date concerne toutes les couches de la de réalisation du cliché avec celle sociétésansexception:desperson- de l’exécution;ondécouvre alors nes sans domicile aux ouvriers, en avec stupéfaction que la majorité passant par les paysans, les intel- des victimes étaient photogra- lectuels,lesmembresduclergé, les phiéesunou deuxjoursavant leur officiers, les employés, les hauts exécution, souvent le jour même. fonctionnairesdu Parti, de l’Etat et Certains documents indiquent des organes de sécurité. indirectement que la photogra- Les photographies expriment phie du condamné était exigée l’expérienced’un hommeconfron- afinde pouvoirl’exécuterdans les té àlamenace existentielle de la règles. L’ordre du commandant Terreur totalitaire. Elles traduisent de la sécurité d’Etat Vladimir Tse- Alekseï Ivanovitch Zakliakov la peur,ledésespoir, la résignation, zarski, qui, le 6avril 1937 –jour de Russe. 1915-20 août 1937. parfois l’étonnement,l’incrédulité, l’exécution de 33 condamnés du Garçon de ferme. ou la révolte et le mépris. Pour les Dmitlag, un camp au nord de Mos- parentsdes victimes,elles ressusci- cou–, recommandait àson sup- tent du néant le dernier regard de pléant Zoubkine de transférer ces leurs proches disparus sans laisser derniers dans la prison Boutyrka de traces des décennies aupara- etdelesphotographier«demaniè- vant.La mémoire saisit et fixecette re àceque les clichés soient prêts dernière image qui devient le sou- pour19-20heures»,etaussidetélé- venir du moment de l’arrestation phonerau chef de la brigade d’exé- et de la séparation définitive. Pen- cution Vassili Blokhine pour le dant des années, ils reviennent à convoquerchez Tsezarski pour ces photographies en cherchant 17heures.Lesphotographiesdevai- une clé leur permettant de com- ent être prêtes avant que Blokhine prendre ce que ressentirent et ce ne commence son travail noctur- que traversèrent leurs proches. ne de bourreau. Le rapport du lieutenant de la Lorsque, au début des années sécurité d’Etat Michoustine, daté 1990, ces clichés –qui pendant des de la fin du mois de mai 1937, est décennies restèrent cachés dans l’un des rares documents accessi- les archives secrètes soviétiques– blesquidonneuneidéedel’organi- virent la lumière du jour pour la sation du service photographique première fois, ils devinrent l’un dans les prisons moscovites du des témoignages visuels les plus NKVD.Quatreprisons–laLoubian- éloquents des crimes du commu- Barbara Edmoundovna Budkiewicz ka, la Petite Loubianka, Boutyrka nisme soviétique. p Polonaise. 1886-21 août 1937. etLefortovo–possédaientunesec- Tomasz Kizny Collaboratrice scientifique dans l’édition. 0123 Mercredi 6mars 2013 la grande terreur V

Fiodor Ivanovitch Eikhmans (Teodors Eihmans) Letton, né en 1897 dans le village de Vets-Ioudoup, dans le district deGoldingen, région de Courlande. Etudes élémentaires. Apartir de1918, membre du Parti communiste. Chef du camp desîles Solovki de 1923 à1928; premier chef du goulag en 1930 ; àpartir de 1932, chef adjoint dubureau spécial (contrôle dusecret) de la sécurité d’Etat del’URSS ;chef dubureau descodes secrets etde la cryptographie du NKVD. Domicilié àMoscou, rue Petrovka 25a, app.29. Arrêté le 22 juillet 1937. Anna Moisseïevna Bitter Condamné àmort le3septembre Polonaise. 1900-21 octobre 1937. 1938. Exécuté le même jour. Enseignante de géographie. Réhabilité en 1956. Vassili Ananievitch Kapranov Russe. 1891-28 octobre 1937. Directeur adjoint d’établissements sucriers.

Evguenia Iouzefovna Belina Polonaise. 1906-19 décembre 1937. Traductrice pour la presse.

Semion Nikolaïevitch Maria Aleksandrovna Pappe Kretchkov Lituanienne. 1899-22 mars 1940. Russe, né en 1876 dans le Chef de bureau spécial du NKVD. village de Ponizovie, district Vereïski, région de Moscou. Etudes secondaires, sans parti, prêtre de l’église orthodoxe du village deBykovo, district Ramenski, région deMoscou. Domicilié au village deBykovo, rue Peredniaïa. Arrêté le1er novembre 1937. Condamné àmort le15novembre 1937. Exécuté le 25 novembre 1937. Réhabilité en 1989.

Alekseï Nikolaïevitch Bauer Russe. 1895-4 août 1937. Artiste. Dmitri Ivanovitch Chakhovskoï Russe. 1861-14 avril 1939. Philologue àlaretraite.

Marfa Ilinitchna Riazantseva Russe, née en 1866 dans levillage de Kosafort, près de Makhatchkala, Daghestan. Sachant àpeine lire et écrire, sans parti, retraitée. Domiciliée àMoscou, rueMechtchanskaïa 62, Richard Richardovitch Holland app.26. Arrêtée le 27 août Britannique. 1907-10 mars 1939. 1937. Condamnée àmort Correcteur. Stanislaw Rytchardovitch Budkiewicz le8octobre 1937. Polonais. 1887-21 septembre 1937. Exécutée le11 octobre 1937. Service de renseignement de l’armée. Réhabilitée en 1989. 0123 VI la grande terreur Mercredi 6mars 2013

Une mémoire incomplète et refoulée En Russie, le souvenir du Staline vainqueur des nazis gêne l’écriture d’une histoire raisonnée de la Terreur

equi caractérise la mémoire La mémorialisation de la Ter- C de la Terreur, c’est qu’elle est reur suppose d’identifier et de pré- avant tout incomplète. Peu server les «lieux de mémoire». A de gens se rendent compte que la ce jour, il s’agit presque exclusive- Terreur avait ses instigateurs, ses ment de lieux d’inhumation:fos- organisateurs, ses responsables ses communes, et parfois grands exécutants. Et surtout que tous ces cimetières des camps. crimes furent commis parunpou- Mais le secret qui entourait les voir d’Etat et au nomd’un Etat. Cer- exécutions étaittellement grand, tes,iln’existe aucun acte juridique les sources sur le sujet sont si diffi- officiel selonlequel les campagnes ciles àmettre au jour et donc si de terreur ou certains actes de ter- rares qu’à l’heure actuelle nous ne reur étatique pourraientêtre quali- connaissons qu’une centaine de fiés de criminels. nécropoles des victimes de Il n’est pas simple de séparer les 1937-1938 –d’après nos estima- bourreauxdesvictimes dans la ter- tions, cela représente moins d’un reursoviétique.Prenonsl’exemple tiers de leur nombre global. Quant des secrétairesde parti des comités aux cimetières des camps, nous régionaux pendant la Grande Ter- n’en connaissons que quelques reur:enaoût 1937, ils étaient tous dizaines parmi les milliers ayant sans exceptionmembres des troï- existé. Pourtant, les cimetières kas et signaient des verdicts d’exé- sont la mémoire des victimes. cution àlapelle;mais, dès novem- Danslesnouveauxmanuelssco- bre 1938, la moitié d’entre eux laires d’histoire, le thème du stali- étaient passés par les armes. nismeestprésentécommeunphé- Les «bourreaux»n’ont absolu- nomène systémique. Cela pour- mentpasétéfixésdanslamémoire rait être un progrès. Mais la Ter- collectivecommedes crapulesuni- reur yapparaît comme un instru- voques:d’accord, untel aparticipé ment historiquement déterminé àlaTerreur, mais il atout de même et sans alternative,qui apermis de fait construire des usines, des jar- résoudre des problèmes d’Etat. dins d’enfants, des hôpitaux, et il Une telle conception n’exclut pas surveillaitpersonnellementlaqua- la compassion àl’égard des victi- lité de la nourriture dans les canti- mes du Moloch de l’Histoire, mais nes ouvrières… Quant àson destin elle interdit catégoriquement le ultérieur, il suscite même une cer- questionnement sur le caractère Le ravin Kachtak, taine compassion. criminel de la Terreur et le respon- près de l’ancienne Cette incapacité de circonscrire sable du crime. prison du NKVD, le Mal empêche pour une grande Ceci n’est pas la conséquence àTomsk, dans le part la formation d’une mémoire d’unevolontéd’idéalisationdeSta- centre du pays. de la Terreur digne de ce nom. Il line, mais un effet collatéral natu- On estime àprès existe une autre cause importante de 10 000 le du caractère problématique de la Dans les manuels nombre de corps mémoire de la Terreur en Russie: dans ce charnier. aujourd’hui, cette mémoire n’est scolaires, la Terreur TOMASZ KIZNY plus constituée de souvenirs per- apparaît comme sonnels, les témoins ayant pres- que tous disparu. uninstrument quia Unassortimentd’imagescollec- permis de résoudre tives du passé, formées non plus de souvenirs personnels ou fami- des problèmes d’Etat liaux, mais de mécanismes socio- culturels divers, prend le relais de rel d’une réponse àunproblème ces souvenirs. La politique histori- totalement différent:laconfirma- que,l’acharnementdel’élitepoliti- tion de l’idée bien ancrée du bon que postsoviétique visant àcréer droit du pouvoir de l’Etat. Le pou- une image du passé dont s’accom- voir se trouve au-dessus des lois moderaitautantlepouvoirqu’elle- morales et juridiques. Il n’a pas de même, constitue l’un de ces méca- comptesàrendre àlajustice étant nismes essentiels. donné qu’il est guidé par des inté- Dans la conscience populaire rêtsd’Etatsituésau-dessusdesinté- russe, deux images de l’époque sta- rêts de l’homme et de la société, linienne se forgèrent en un violent au-dessus de la morale et du droit. paradoxe:celle d’un régime crimi- L’Etat atoujours raison –dumoins nelresponsablededécenniesdeter- quand il règle ses comptes avec ses reur étatique, et celle de l’époque ennemis. Cette idée imprègne les des conquêtes glorieuses et des nouveaux manuels scolaires du Le fleuve Ob, grandesréalisations,parmilesquel- débutàlafin,etpasseulementlors- àKolpachevo, les, évidemment, la victoire princi- qu’il s’agit de répressions. dans le centre pale de la Grande Guerre patrioti- Nous avons pu nous convaincre du pays. En 1979, que occupait la première place. quelamémoire de la Terreur dans uneffondrement Lavictoire,c’estl’époquede Sta- la Russie contemporaine existe. de la berge mit line, et la Terreur, c’est l’époque de Mais cette mémoire est morcelée, au jour des fosses Staline. Il est impossible de conci- fragmentaire, refoulée, assortie communes. Leur lier ces deux images du passé, à d’innombrables réserves et juge- emplacement moins d’en écarter une ou tout au ments moraux douteux. Cette setrouve moinsdenepas la rectifier. Et c’est mémoire, verra-t-elle le jour, dans aujourd’hui à ce qui se passa:lamémoire de la toutesaplénitude, en accord avec quelques dizaines Terreur s’estompa. Elle ne dispa- la connaissance historique,analy- de mètres dela rut pas complètement, mais elle sée sur la base de critères moraux rive, au milieu fut refoulée àlapériphérie de la etjuridiques,intégréeàlaconscien- du lit actuel conscience populaire. ce nationale comme élément à du fleuve. Parmi Un phénomène similaire s’est valeur culturelle et politique? les quelque produit dans la conscience occi- Autre question :enl’absence 4000 victimes dentale. La place de Crime du siè- d’une mémoire historique digne enterrées ici, cle est déjà occupée:par les cri- de ce nom, l’apparition d’un systè- 1445 ont été mes nazis. La Terreur soviétique me normal de valeurs sociales, identifiées. se trouve reléguée dans des zones dans lequel la vie, la liberté et la TOMASZ KIZNY lointaines, pire encore, une atten- dignité humaine seraient absolu- tion soutenueàson égardest sou- ment prioritaires par rapport aux vent perçue comme une tentati- intérêts du pouvoird’Etat, est-elle ve d’amoindrir les crimes nazis. possible?Ces deux questions sont Au bout du compte, l’expérience directement en rapport avec les tragique du stalinisme n’est pas problèmes actuels qui se posent à vraiment assimilée par la la société russe. p conscience occidentale. Arseni Roguinski 0123 Mercredi 6mars 2013 la grande terreur VII

Entrepôts dela coopérative de construction Zodtchie, àTioumen, près de la frontière kazakhe, surle territoire del’ancien cimetière Zatioumen- skoïe, où le NKVD enterrait lescadavres desvictimes en 1937-1938. Lenombre decorps s’élève à2000 environ. TOMASZ KIZNY

Forêt près de laroute entre Medvejiegorsk etPovenets, enRépublique deCarélie, près de la frontière finlandaise. Aumoins 6786 personnes identifiées ont été exécutées etensevelies ici. L’endroit aété baptisé Sandarmokh en1997, d’après un toponyme des environs signifiant «lemarais de Zakhar ». TOMASZ KIZNY

«Ledépartement d’Etat américain publie le rapport secret» Archives Apartir du 6juin 1956, «LeMonde»fait paraître en plusieurs volets le texte intégral du rapport de Khrouchtchev au 20e congrès du Parti communiste. Si Staline yest très critiqué, la Grande Terreur n’apparaît pas dans toute son ampleur. Extraits

edépartementd’Etataméricainaren- Qui s’opposait àStaline 790 665 condamnés en 1937, dont 353 074 àlapeine de mort qui avait rendu possibles les répressions L dupubliclundisoir[4juin1956]letex- était voué àl’annihilation Condamnations prononcées par lesjuridictions d’exception de la police politique, de masse contre la majorité des mem- te intégral du rapport présenté par dontles condamnés àune peine de mort, en milliers bres du comité central et les suppléants M.N.S.Khrouchtchev le 25février 1956 au élus au 17e congrèsduParti communiste coursd’une réunionsecrètedu vingtième Empêcher tout retour 700 (bolchevik) de l’Union soviétique. congrès du Parti communiste de l’Union de ce qui s’est passé avec Staline 600 La commission avait eu connaissance soviétique. De nombreuses indiscrétions «Staline n’agissait pas par persuasion, d’une grande quantité de matériel des avaientdéjà filtré sur ce rapport, qui aété aumoyend’explicationsetdepatientecol- 500 archives du NKVD et d’autres docu- diffusé abondamment parmi les partis laborationavecles gens,maisenimposant 400 ments, et établi de nombreux faits rela- communistes de l’URSS et des démocra- sesconceptionsetenexigeantunesoumis- 300 tifs àla“fabrication” de procès contre des ties populaires. sion absolue àson opinion. Quiconque communistes, àdefausses accusations, à Jusqu’à présent cependant il avait été s’opposaitàsaconceptionouessayaitd’ex- 200 de criants abus contre la légalité socialis- impossible aux gouvernementsocciden- pliquer son point de vue et l’exactitude de 100 te –qui eurent pour conséquence la mort taux d’avoir le texte lui-même de ce pas- sapositionétaitdestinéàêtreretranchéde d’innocents.» sionnant document. Cette lacune aété la collectivité dirigeante et voué par la sui- 0 comblée, et le gouvernement américain teàl’annihilationmoraleet physique.Cela Sous la torture, des innocents 1921 1930 1938 1945 1953 apumettre la main sur un exemplairede futparticulièrementvraipendantlapério- s’accusaient eux-mêmes SOURCE:N. WERTH, LA TERREUR ET LE DÉSARROI :STALINE ET SON SYSTÈME,PERRIN, 2007 la copie du rapport établie àl’usage des de qui asuivi le 17e congrès, au moment où «Ildevintévidentquedenombreuxacti- chefscommunistesàl’étranger.Le dépar- d’éminents dirigeants du Parti et des mili- vistes du Parti, des soviets et de l’économie tementd’Etat,enpubliantcetexte,décla- tants, honnêtes et dévoués àlacause du pects d’intentions hostiles, contre ceux et de la terreur. Il agissait, sur une échelle qui avaient été traités d’ennemis en re qu’il ne peut en garantirl’authenticité. communisme, sont tombés, victimes du qui avaient mauvaise réputation. toujours plus grande et d’une manière 1937-1938 ne furent en fait jamais ni des En fait, tout recoupe son contenu, dont despotisme de Staline.» Ce concept d’ennemi du peuple élimi- toujours plus inflexible,par le truche- ennemis, ni des espions, ni des saboteurs, une analyse serrée est, croyons-nous nait en fait la possibilitéd’une lutte idéo- ment d’organismes punitifs, violant sou- mais toujours d’honnêtes communistes; savoir, aux mains du gouvernement fran- Invention de la notion logique quelconque, de faire connaître vent en même temps toutes les normes onn’avaitfaitquelesaccuserdecescrimes, çais depuis déjà un mois. Le Monde croit d’«ennemi du peuple » son point de vue sur telle ou telle ques- existantes de la moralité et de la législa- et, souvent incapables de supporter plus nécessaire d’entreprendre la publication «C’est pendant cette période tion, même celle qui avait un caractère tion soviétiques. longtempsdes torturesbarbares,ils s’accu- intégrale de ce document extraordinaire, (1935-1937-1938)qu’est née la pratique de la pratique. Pour l’essentiel et en fait la seu- Lecomportementarbitraired’uneper- saient eux-mêmes (sur l’ordre des juges dont l’agence United Press aassuré dans répression massive au moyen de l’appareil le preuve de culpabilité dont il était fait sonne encouragea et permit l’arbitraire d’instruction, des falsificateurs) de toutes de très courts délais la transmission et la gouvernemental, d’abord contre les enne- usage, contre toutes les normes de la chez d’autres. Des arrestations et des sortes de crimes graves et improbables. traduction. Sa connaissance est indispen- mis du léninisme–trotskistes, zinoviévis- sciencejuridiqueactuelle,étaitla“confes- déportations massives de plusieurs mil- Il aété établi que, des 139membres et sable àqui veut comprendre l’histoire de tes, boukhariniens–, depuis longtemps sion” de l’accusé lui-même;et, comme liers de personnes, des exécutions sans suppléants du comité central du Parti qui ces dernières années. p vaincuspolitiquementparleParti,etégale- l’ont prouvé les enquêtes faites ultérieu- procès et sans instruction, créèrent des avaient été élus au 17e congrès, 98 avaient (6juin 1956.) mentensuitecontredenombreuxcommu- rement, les “confessions” étaient obte- conditions d’insécurité, de peur, et été arrêtés et fusillés, c’est-à-dire 70 % nistes honnêtes, contre les cadres du Parti nues au moyen de pressions physiques même de désespoir.» p (pour la plupart en 1937-1938). (Indigna- qui avaient porté le lourd fardeau de la contre l’accusé. (6juin 1956.) tion dans la salle.) guerre civile et des premières et très diffici- Il faut bien dire qu’en ce qui concerne Un sort identique fut réservé non seu- La Grande Terreur: lesannées de l’industrialisationet de la col- les personnes qui, de leur temps, s’étaient lement aux membres du comité central, face publique, face secrète lectivisation, qui avaient activement lutté opposéesàlalignedu Parti,il n’yavaitsou- 98 membres du comité mais aussi àlamajorité des délégués du contre les trotskistes et les droitiers pour le vent pas suffisamment de raisons sérieu- 17e congrès; des 1966délégués, soit avec La découverte, en 1992, dans les triomphe de la ligne du parti léniniste. sespourleurannihilationphysique.Lafor- central ont été fusillés droit de vote, soit avec voix consultative, archives soviétiques, des résolu- Staline fut àl’origine de la conception mule “ennemi du peuple” avait été créée 1108personnes, c’est-à-dire nettement tions du Politburo et des ordres du de l’“ennemi du peuple”. Ce terme rendit précisément dans le but d’anéantir physi- Des procès montés de toutes pièces plus que la majorité, ont été arrêtées NKVD abouleversé la connaissance automatiquementinutiled’établirlapreu- quement ces individus.» «Les intentions de Staline àl’égard du sous l’accusation de crimes contre-révo- de la Grande Terreur qu’avaient les vedeserreursidéologiquesdel’hommeou Parti et de son comité central devinrent lutionnaires.Cefait même montre com- historiens. Jusqu’alors, comme le des hommes engagés dans une controver- Staline violait toutes les formes pleinement évidentes après le bien folles et contraires au bon sens montrent cesarchives du «Monde», se;ceterme rendit possible l’utilisation de de la légalité et de la moralité 17e congrès du Parti, qui eut lieu en 1934. étaient les accusations de crimes contre- seulsles «procès de Moscou»(de la répression la plus cruelle, violant toutes «Il[Staline] avait renoncé àlaméthode Ayant àsadisposition de nombreux ren- révolutionnaires portées, comme on 1936 à1938) étaient connus, ainsi les normes de la légalité révolutionnaire, léninisteconsistantàconvaincreet àédu- seignements faisant la preuve d’inten- peut en juger maintenant, contre une que les procès de dirigeants locaux contre quiconque, de quelque manière quer;ilavait abandonné la méthode de la tions brutales àl’égard des cadres du Par- majorité des participants au 17e congrès et les purges des élites politiques, que ce soit, n’était pas d’accord avec lui ; lutte idéologique pour celle de la violence ti, le comité central acréé une commis- du Parti. (Indignation dans la salle.)» p économiques et militaires. contre ceux qui étaient seulement sus- administrative, des répressions massives sion chargée d’enquêter et d’établir ce (7juin 1956.) 0123 VIII la grande terreur Mercredi 6mars 2013

Un massacre dicté par la paranoïa du régime Jusqu’à l’absurde le plus tragique, tout prétexte était bon pour éliminer les ennemis présumés de la révolution

’arrestationet l’exécutiond’un pour- Géographiedelaterreurstalinienne L centagesouventtrèsélevédes cadres communistes ne représentèrent Limites de l’URSS Principauxlieux des fosses communes (1937-1938) Principauxcamps du goulag qu’une petite fraction (7 à8%) de l’ensem- Principales zones de déportation Vaste région difficilementaccessible Région administrée par la police ble des arrestationset des exécutionsdela pour le travail forcé regroupantplusieurs centaines de camps politique et réservée auxtravaux forcés Grande Terreur. Tandis que les rituels d’anéantissement des «ennemis du peu- ple»envahissaient la sphère publique, les groupes opérationnels du NKVD met- taient en œuvre les «opérations secrètes Iouglag de masse», décidées et mises au point par Mourmansk Dalstroï Staline, Nikolaï Iejov, le commissaire du Mer de peupleàl’intérieur,et lesplusprochescol- Iles Solovki Barents laborateurs de Staline, avec pour objectif Arkhangelsk d’éradiquerdes éléments considéréscom- EST. Leningrad me étrangers ou nuisibles dans un projet LETT. Petchorlag Gorlag LIT. Svirlag Magadan d’homogénéisationdelasociété socialis- Retchlag te, àunmoment jugé critique. BIÉLORUSSIE Intlag ue Vorkouta arctiq Stalineétait persuadé de l’imminence Dmitlag e polaire Mer Cercl Yakoutsk d'Okhotsk d’unconflitinternationalauquell’URSSne UKRAINE Moscou pourrait se soustraire. Cette perspective S a k

luirappelaitl’unedesgrandesleçonspoliti- RUSSIE h a s MOLD. l

ques léguées par Lénine:lanécessité d’éli- i e n l

e i miner àl’avance, par une «frappe prophy- Oussollag Vicherlag r Taichetlag Bamlag u

o lactique», tous les «ennemis intérieurs» Amourlag K Ozerlag s perçus comme autant de recrues poten- e l Mer I tielles d’une mythique «cinquième colon- Kemerlag Noire Stalingrad ne de saboteurs et d’espions». Krasnoïarsk Lac La plus importante de ces opérations, Baïkal lancée par l’ordre opérationnel du NKVD Steplag n˚00447endatedu30juillet1937etentrée KAZAKHSTAN Karlag dans le vocabulaire codé du NKVD sous le GÉORGIE Mer Karaganda Vladivostok nom d’«opération Koulak», ciblait une Caspienne Mer ARMÉNIE d'Aral cohorte d’«ennemis» aux contours parti- Lac culièrement flous:les «ex-koulaks, élé- Balkhach AZERBAÏDJAN mentscriminelsetautrescontre-révolution- OUZBÉKISTAN LE MONDE naires». Tous ces individus devaient être TURKMÉNISTAN répartis en deux catégories :les «plus KIRGHIZISTAN actifs»danslacatégorieI, les«moinsactifs, Achkhabad mais néanmoins hostiles» dans la catégo- TADJIKISTAN INFOGRAPHIE rieII. Les individus classés dans la catégo- 500 km SOURCES :N.WERTH, LA TERREUR ET LE DÉSARROI :STALINE ET SON SYSTÈME,PERRIN, 2007 ;J.-J. MARIE, LE GOULAG, rieIdevaient être «immédiatement arrê- QUE SAIS-JE ?, 1999 ;T.KIZNY, LA GRANDE TERREUR EN URSS 1937-1938,NOIR SUR BLANC, 2013. tés et après passage de leur dossier devant une troïka [juridiction d’exception de la Outrelessupplémentsdequotasaccor- séance, celui-ci examinait plusieurs cen- cation secondaire, voire universitaire, et police politique, composée de trois dés àlademande des responsables régio- taines de dossiers. La sentence ne pouvait surtout d’avoir fait partie des élites sous membres],fusillés».Ceuxclassésencatégo- naux zélés, Staline et Iejov prenaient l’ini- être que la peine de mort ou l’envoi pour l’ancien régime tsariste. rie II devaient être «arrêtés et envoyés en tiative d’augmenter les quotas de maniè- dix ans au goulag. Ilexistaitaussideslieuxprofessionnels camp pour une durée de dix ans». re globale:ainsi, le 15 octobre 1937, ils Comment identifier les victimes?Les àrisque. Il s’agissait avant tout des entre- Référence et événement L’ordre n˚00447 présentait ensuite des allouèrent à58régions et républiques des historiens ont identifié des groupes prises travaillant pour la défense nationa- quotas, région par région, du nombre d’in- quotas supplémentaires concernant sociaux et des zones àrisque. Les groupes le, mais aussi de toute entreprise particu- Livre La Grande Terreur en URSS, dividus àréprimer. Selon les chiffres du 120320«individus àréprimer». Chaque àrisque comprenaient tout ancien mem- lièrement accidentogène:mines, métal- 1937-1938, de Tomasz Kizny, NKVD, 767000 personnes furent condam- équipedevaitremplirsonplanchiffréd’ar- bre du Parti bolchevique exclu pour telle lurgie, chantiers de construction, chemins Nicolas Werth, Arseni Roguinski, nées, dont 387000 àlapeine de mort, dans restations et monter des affaires groupées ou telle «déviation»politique, ainsi que de fer. Pour lesenquêteurs du NKVD, rou- Christian Caujolle. Avant-propos le cadre de cette opération. de«contre-révolutionnaires»,d’«espions» tout fonctionnaire ayant une origine vrir et criminaliser les dossiers relatifs à de Sylvie Kauffmann. Editions Staline et Iejov lancèrent également etde«terroristes»passésauxaveux.Ceux- sociale non prolétarienne ou ayant suivi des accidents industriels permettait de Noir sur blanc, 412p., 40¤. une dizained’«opérations nationales». Le ci étaient obtenus au terme de tortures et un parcours politique hétérodoxe, fabriquer aisément des affaires groupées d’interrogatoires ininterrompus. c’est-à-direnonbolchevique.Etaientparti- de «saboteurs»etde«diversionnistes». Soirée Les éditions Noir Fabriqués de toutes pièces, Lamiseen œuvredesopérationsnatio- culièrement vulnérables tous ceux qui La Grande Terreur prit fin comme elle surblanc, le Bal et LeMonde orga- nales obligea les agents du NKVD à avaient déjà été fichés par la police politi- avait débuté:sur une résolution secrète nisent, mercredi 13mars àpartir les dossiers étaient déployer une inventivité sans borne. A que et notamment :les «déplacés spé- du Politburodatée du 17novembre 1938. de 20heures, une soirée (rencon- transmis àuntribunal Gorki (aujourd’hui Nijni-Novgorod, à ciaux», déportés au cours des années pré- Ce texte stoppait toutes les opérations tre, projection, débat) consacrée l’est de Moscou), le chef régional du cédentes vers un certain nombre de répressives de masse et critiquait les àlaGrande Terreur, en présence d’exception qui examinait NKVD eut la lumineuse idée d’inverser la régionsinhospitalières du pays;les mem- «défauts majeurs» dans le travail de la des auteurs du livre. plusieurs centaines de cas catégorie introuvable d’«ex-prisonniers bres du clergé (90 %des quelque police politique. Ceux-ci étaient expliqués Centre d’exposition du Bal, de guerre allemands restés en URSS» en 30000serviteursducultefurentarrêtés); ainsi:des «ennemis du peuple» s’étaient 6, impasse de laDéfense, Paris 18e. en une seule séance «ex-prisonniers russes de la guerre impé- les anciens membres du Parti socialiste «faufilés» dans le NKVD pour ydévelop- Entrée libre. Réservation: rialiste ayant été en captivité en Allema- révolutionnaire (la quasi-totalité d’entre per leurs activités subversives. Quelques [email protected] 25 juillet 1937 débuta l’« opération alle- gne», ce qui permit àses agents d’arrêter eux, tous fichés, fut condamnés àmort). jours plus tard, Nikolaï Iejov démissionna mande»visant «les agents allemands, plusieurs centaines d’anciens combat- Vulnérables aussi étaient ceux que les detoutessesfonctions.LaPravdaannonça Lire aussi L’Ivrogne et la saboteurs,espions et terroristes travaillant tants de la Grande Guerre. autorités désignaient sans ambages com- laconiquement que le commissaire du marchande de fleurs. Autopsie pour le compte de la Gestapo». En quinze Les dossiers ainsi fabriqués étaient me «gens du passé» (byvchie).Cette caté- peuple àl’intérieur avait été relevé de ses d’un meurtre de masse, mois, 57000 personnes furent arrêtées à transmis àuntribunal d’exception, sié- gorie regroupait des personnes qui fonctions pour raisons de santé. p 1937-1938,deNicolas Werth. ce titre, dont 42000 furent exécutées. geant àhuis clos. Au cours d’une seule avaient en commun d’avoir reçu une édu- Nicolas Werth Points «Histoire », 335p., 9,60¤. Le 11 août 1937, Nikolaï Iejov envoya une nouvelle directive destinée àmettre en œuvre la «liquidation totale des «Ils ont emmené papa àl’aube et nous ne l’avons plus jamais revu» réseauxd’espionsetdeterroristesdel’Orga- nisation militaire polonaise». Cette opéra- NELLI KONSTANTINOVNA KALININA Fille du constructeur d’avions Konstantin Alekseïevitch Kalinine, fusillé en 1938 tion allait se solder par l’arrestation, en quinze mois, de 144000 personnes, dont plus de 111 000 furent condamnées à J’étais encore toutepeti- les, j’avais appris les noms de tou- Un jour, alors que je rentrais de mort. Parmi les minorités nationales, la Y te lorsque mon père m’a tes les constellations. Ensuite, l’école, le nouveau locataire était diaspora polonaise paya le plus lourd tri- emmenée au bord de la mer, à pendant mes voyages sur les en train d’arracher les plants de butàlaGrandeTerreur:uncinquièmedes Odessa. Et, depuis, je n’ai pensé à mers lointaines, avec la voûte étoi- patates. Ma mère criait: “Mais que 700000 citoyens soviétiques d’origine rien d’autre et j’ai toujours rêvé lée au-dessus de ma tête, j’étais faites-vous, je n’aurai plus rien à polonaiserecensés en URSS en 1937 furent de mer et de bateaux. Après la dans mon élément. Mon père vou- donner àmanger àmes enfants!” condamnés, et la plupart exécutés. mort de Staline, j’ai fait mes étu- lait que je joue au tennis, je ne l’ai Et lui de répondre: “Chienne d’es- Une troisième opération nationale des au département de l’armée et pas oublié, et je l’ai fait jusqu’à pionne!” Il l’avait fait exprès pour avaitpourcibleungroupesuspectd’entre- de la marine, j’ai travaillé ensuite 73ans. Je l’aimais énormément. que la famille d’un espion n’ait tenir des liens avec le Japon, les «Harbi- àl’Institut de la marine àMoscou. rien àmanger. C’était un compor- niens», ex-employés et cheminots de la Bien des années plus tard, «Maman était comme folle» tement typique de cette époque. Compagnie des chemins de fer de Chine alors que mon père était réhabili- Lorsque le NKVD afait sa per- Ma mère aimait beaucoup mon orientale, basée àHarbin, et qui, après la té depuis longtemps, j’étais tou- quisition, je suis restée debout à père. Après son arrestation, plus cession de la ligne au Japon, avaient été jours considérée par le pouvoir ses côtés dans son bureau pen- rien n’avait de sens pour elle. A rapatriés,comme citoyenssoviétiques, en comme “un élément suspect” dant toute la nuit, j’avais alors peine un an plus tard, elle est tom- URSS. Au total, 33 000 personnes furent et c’est la raison pour laquelle, 12ans. Maman était comme folle. bée gravement malade, elle se condamnéesdans ce cadre, dont plus de jusqu’en 1972, je n’ai pas été auto- Ils ont emmené papa àl’aube et mourait. Elle m’a dit un jour: 21000 furent exécutées. risée àparticiper aux expédi- nous ne l’avons plus jamais revu. “J’aimerais tellement manger des En octobre-novembre1937, le NKVD TOMASZ KIZNY tions océanographiques hors de Après l’arrestation de mon père, prunes.” Nous avions en tout et déclencha cinq autres opérations de ce «Mon père était un remarquable nos frontières. Ce n’est que plus ils ont fait loger une famille de pour tout trois roubles, je suis type –lettone, finlandaise, grecque, rou- constructeur, tard que j’ai pu naviguer sur les plus dans notre maison. Maman allée àMoscou pour acheter des maineet estonienne. Selon les statistiques un homme d’une grande bonté mers du monde entier:les n’avait pas de travail, on ne vou- prunes. Dans la queue, je me suis duNKVD,335513individusfurentcondam- ettrès généreux. océans Indien, Atlantique, Pacifi- lait l’accepter nulle part, elle a fait voler, je me souviens aujour- nés dans le cadre des opérations nationa- Jel’ai pleuré toute ma vie. que, Antarctique. C’était une planté des pommes de terre dans d’hui encore du visage de ce les. Sur ce nombre, 247157, soit 73,6%–une C’estun pays de criminels. grande joie. le jardin qui jouxtait la maison voleur qui apris ses trois derniers proportionbienplusélevéequepourl’opé- On nepeut ni l’accepter, Dans l’enfance, mon père avait pour qu’on ait quelque chose à roubles àune fillette en riant. ration n˚00447 –, furent exécutés. nil’oublier, nipardonner. » éveillé mon intérêt pour les étoi- manger. C’est un peuple comme ça.» p