De Seuilly à Camille La Devinière, de Toledo un jour d’automne

une édition Musée Rabelais

C’est à la vue de ce sentier que j’ai réussi, soudain, à me synchroniser avec les yeux de François Rabelais ou, pour et 2007), Le Hêtre et le Bouleau, Vies être précis, avec ce que les yeux de potentielles, Oublier, trahir, puis disparaître (Seuil, 2009, 2010, 2014) qui composent François Rabelais voyaient quand il suivait ensemble ce que Toledo nomme la trilogie le chemin qui le menait de La Devinière européenne. Toledo poursuit parallèlement à l’Abbaye de Seuilly. Et aussitôt, par sa réflexion d’essayiste sur les régimes d’historicité et sur les manières de cette synchronisation, je fus submergé « changer les temps », dans Les Potentiels par des émotions perspectivistes que je du temps, co-écrit avec Aliocha Imhoff et n’avais aucunement prévues, n’ayant eu, Kantuta Quiros (Manuella éditions, 2016.) Son cycle, à la Maison de la Poésie de dans le premier temps, que le souhait apprécié dans les premières années de Camille de Toledo Paris, en partenariat avec Remue.net et de m’imprégner du paysage d’automne leur existence, avant de le rejeter au Diacritik, Histoire du vertige (Saison 1-2), en ce jour couvert et gris. Mais tandis motif que c’était en noir et blanc, et Camille de Toledo est écrivain. Il a étudié qu’il conduit depuis septembre 2016, ne à Paris, Londres et New York. En 2004, il cesse de nourrir une pensée vivante, que je m’éloignais de l’abbaye, marchant que cette étrange qualité – quelle idée obtient la bourse de la Villa Medicis. Dans contemporaine, avec et sur la littérature, vers La Devinière, je me retournai et fus avait eu son auteur d’ôter les couleurs ? un livre de 2007, Visiter le Flurkistan ou où les œuvres de Sebald, Faulkner, Borges, frappé par l’agencement de couleurs où – signifiait pour eux qu’il s’agissait, de les illusions de la littérature monde (PUF), Cervantès, et tant d’autres, lui servent de il engage une discussion sur ce que le XXIe point d’appui pour appréhender notre XXIe les ardoises se liaient au gris du ciel et ce fait, d’une œuvre périmée. Ce qui siècle « exige » de la littérature. siècle. Le Livre de la faim et de la soif, les masses plus sombres du bosquet me revenait en mémoire, pourtant, En 2008, il fonde la Société européenne un roman-monde, baroque, qui renoue appelaient l’étendue verte que je venais c’était la façon dont les sentiers, les des auteurs, qui oeuvre à bâtir une avec le genre du picaresque, est paru « Europe des traductions ». Il est l’auteur, aux éditions Gallimard en février 2017. de parcourir. De combien de degrés forêts s’y transformaient en un vaste notamment, de L’Inversion de Hieronymus Toledo travaille actuellement à un roman- cette perspective avait-elle changé terrain d’aventures et combien le film Bosch et Vies et mort d’un terroriste graphique, qui paraîtra aux éditions Denoël depuis la jeunesse de l’écrivain ? Y avait- d’Yves Robert La Guerre des boutons, américain (Verticales/Gallimard 2004 Graphics, en mars 2018. il plus d’arbres qui voilaient la vue ? Ces m’avait aidé à comprendre la façon dont étendues d’herbes grasses tranchées nous avions mon frère et moi peuplé par le gravier crayeux du sentier étaient- les environs du village où nous vivions. elles à l’époque couvertes de vignes ? Et tandis que j’avançai sur le sentier Et encore, cette question : comment les vers La Devinière, je me souviens que je Le Musée François Rabelais e cherchais à démêler les associations qui Lieu de naissance de Rabelais, La Né à la fin du XV siècle (en 1483 ou 1494) d’un paysages de l’enfance s’impriment en Devinière, maison des champs, se père avocat, François Rabelais passe son enfance nous pour ressurgir des années plus tard se nouaient en moi. Je notais d’abord situe à Seuilly, à sept kilomètres à La Devinière. Il quitte la Touraine vers 1510 pour dans nos rêves, nos fables, les histoires que le chemin que je croyais si court, de . L’écrivain fait de sa accomplir son périple des connaissances. Cet érudit maison, et du paysage alentour le devient d’abord moine puis médecin après des que nous écrivons ? Pour ne pas oublier depuis l’Abbaye de Seuilly, avait pris, décor naturel pour les aventures études à la Faculté de Montpellier où il se passionne cette vue et la synchronisation que je d’une certaine façon, une tournure plus de ses géants. La Devinière pour la botanique et l’anatomie. Écrivain, il publie devient à la fois château des à Lyon ses deux premiers romans Pantagruel (1532) soupçonnais à cet instant être liée à sinueuse. J’étais désormais dans la peau géants, et épicentre des guerres et Gargantua (1534), censurés et condamnés par une ressemblance entre ce sentier-là et du jeune Rabelais, usant de ma propre picrocholines. Avec des collections les théologiens de la Sorbonne. LeTiers Livre, et Le les chemins du village où j’avais grandi, je mémoire pour essayer de saisir ce qui d’éditions rares, de gravures Quart Livre prolongent l’épopée romanesque, alors anciennes, de livres illustres et de que Le Cinquième Livre paraît après sa mort qui sortis mon téléphone afin d’en garder le se liait entre lui et le paysage de son portraits, et grâce aux expositions survient à Paris en 1553. Ses voyages, notamment en souvenir, puis me tournai pour reprendre enfance, effort qui avait appelé, sans temporaires, le musée retrace les Italie, forgent son esprit d’homme de la Renaissance, temps forts de la vie de Rabelais, humaniste et visionnaire. Il demeure un auteur ma marche vers La Devinière. Le gris que je ne sache exactement pourquoi, présente une œuvre riche, et prolixe et marquant de son époque, très inspiré sombre du ciel annonçait un grain très le souvenir de La Guerre des boutons, éclaire le visiteur sur les idées par les mutations du monde qui l’entoure et par la proche et je ne voulais pas risquer d’être laquelle guerre en appelait une autre, nouvelles de la Renaissance. Touraine. surpris par la pluie. Quelques mètres plus loin, la vue était dégagée et je m’éloignai du chemin pour noter une nouvelle étape de ma méditation, quand, plus que dans les yeux, je remarquai que je parvenais à me glisser dans les pas du jeune Rabelais. J’étais en effet saisi par une vision qui se liait à un autre souvenir, celui d’un film que mes propres enfants avaient qui ne me sembla pas à cet instant récente que mes enfants adorent sous sans lien avec ce qui me préoccupait la forme des « douceurs angevines ». depuis que j’avais été frappé par la Ce sont des lignes que chaque élève vue de l’Abbaye de Seuilly : comment de doit connaître et qui, grâce transfigurons-nous les paysages à cette chanson de Ridan, de son vrai de l’enfance ? Et les variations de nom Nadir Kouidri, né seulement deux perspective qui nous saisissent jours avant moi le 23 juin 1975 en Seine- avec l’âge, où ce qui nous semblait et-Marne, ont pu être plus aisément gigantesque enfant nous paraît mémorisées : Heureux qui comme finalement minuscule pourraient-elles Ulysse a fait un beau voyage / et être la cause de ce que nous écrivons, comme celui-là qui conquit la toison lui, Frère Jean défendant le vin à venir plus tard, quand nous nous trouvons / et puis est retourné / plein d’usage de sa croix ? N’ai-je pas, entre les haies, éloigné de nos pays primordiaux ? et raison / vivre entre ses parents le pensé à Charles Quint et à ses espoirs reste de son âge. En cheminant vers de conquête ? Aux voyages italiens de Si l’échelle de l’écriture, de la carte Rabelais, à Du Bellay… N’ai-je pas eu sans La Devinière, et bien qu’ayant réussi Camille de Toledo à me mettre dans les yeux, puis dans cesse à mes côtés le débordement les pas de l’enfant de ce pays aux tandis que tout, alentour, était si douceurs tourangelles, en notant ces impeccablement bordé, à la française ? liens qui se tissent volontiers en moi Ce fut en tournant dans mon esprit lorsque je tire le fil de mots tels que cette dernière pensée que je marchais « sentier » ou « chemin de traverse », vers le foyer du maître, une pensée je remarque que je ne parviens pas à qui n’allait pas sans la tristesse de trancher sur la version qui me sied le comprendre combien la truculence de mieux pour expliquer les aberrations l’œuvre – et sans doute, de la vie – était – c’est ainsi que l’on nomme dans rangée dans un livre, au lieu d’être là, à les images virtuelles ces curieuses même le monde, dans ces vallons des imaginaire qui s’établit en nous est déformations de la matière 3D liées environs de Chinon. Mais la tristesse – liée aux déformations de l’âge quand aux problèmes de carte graphique et je le notais – était tempérée par une nous devenons plus vieux et que d’affichage – les aberrations, donc, de révélation : celle que j’avais eu tout au nous en repassons par les souvenirs Les séjours d’auteurs François Rabelais. a. Du lieu de l’enfance long du chemin, découvrant combien de l’enfance, se peut-il que cela cause dans les maisons d’écrivain qui grandit avec l’âge au point d’être les paysages, justement, ne sont rien que le simple sentier où nous avions pris de quelques fièvres de proportions sans les strates des textes qui les l’habitude de marcher, en allant, par La région Centre Val-de-Loire accueille ou b. de ce qui a persisté en Rabelais ont pétris et brassés au fil des siècles nombre de lieux portant la mémoire exemple, de La Devinière à l’Abbaye de des démesures populaires malgré ses d’écriture et plus encore de lecture et d’écrivains majeurs dans l’histoire de la Seuilly, se soit élargi ? Se peut-il qu’il littérature française. Certains d’entre eux voyages dans les cités italiennes dont comment tout ce monde serait morne ait gonflé aux proportions que nous lui ont abrité ces auteurs au cours de la il n’est pas revenu « plein d’usage et et sans vie s’il n’y avait pas, derrière création de leur œuvre, d’autres les ont donnions quand nous étions enfants ? vus naître ou mourir. Quel que soit le cas, raison » ou c. de son entêtement à chaque forêt, colline, lac et rivière, des Ou faut-il se dire que celui qui écrivit histoires, des contes, des fables et des il est important de permettre à ces lieux mépriser, au contraire, les préceptes de de tisser un lien nouveau avec leur vie Pantagruel, puis son Gargantua, puis la juste mesure que les maîtres italiens folies perspectivistes pour nous les passée, de favoriser un dialogue littéraire Le Tiers Livre et Le Quart Livre entre nos écrivains contemporains et ceux commencent à imposer, ou d. de la faire aimer et nous y attacher. soit repassé, un jour, par le pays de qui y résidèrent. Ainsi Ciclic et le Conseil stupéfaction qui, j’imagine, le saisit – départemental d’Indre-et-Loire s’associent Chinon et, arrivant sur cette portion même si son « retour au pays » n’est pour proposer des séjours d’auteurs, en de terre aujourd’hui si lourdement cohérence avec leurs missions respectives pas attesté – lorsque, chemin faisant, grisée par les nuages d’automne, ait de soutien aux auteurs et à la création il se retrouva sur les sentiers de son littéraire, et d’animation de ces lieux été saisi par la petitesse de ce qu’il patrimoniaux. Les auteurs résident dans enfance… laquelle de ces pistes nous tenait pour un monde, devrais-je dire, les maisons d’écrivain, durant une courte mène à l’œuvre, laquelle à La Devinière gargantuesque ? Qu’en est-il donc période d’immersion, qui leur permet un telle qu’elle est aujourd’hui ? Et qu’est- accès aux ressources, à la documentation de ces méditations perspectivistes et au site qui porte la mémoire de l’auteur. ce qui peut être retenu comme la qui me prennent sur le sentier ? Et Ils composent en écho à ce séjour un première des causes de ces divagations court texte (ici édité) qui témoigne de leur encore cette question : la démesure géométriques qui distinguent de tous rapport à cet auteur, en s’emparant d’un de Rabelais pourrait-elle n’être que la détail de sa vie, de son œuvre ou du lieu les autres univers d’écrivains le monde projection de ses lectures d’enfant sur où il vécut. À l’occasion de la parution, ils rabelaisien ? C’est sans parvenir à me reviennent quelques jours pour présenter ces vallons, ces bâtis, ces collines, à leur texte aux habitants et élèves du décider, en pensant à la joie que m’ont l’image des gamins de La Guerre des département. procuré, enfant, ces aberrations de boutons qui jouent une partie que Pantagruel, de Gargantua, et des livres seuls eux voient parce qu’elle est vraie suivants, que je lève les yeux vers le pour eux, dans un certain monde ? Et ciel qui au-dessus des vignes s’ouvre alors, plutôt que d’imaginer les guerres Ces séjours s’inscrivent dans in situ, le programme très brièvement. Il ne pleuvra donc pas, picrocholines, l’ogre écrivain s’en serait- de soutien aux auteurs et à la vie littéraire proposé du moins sur cette portion du chemin, par Ciclic. il plutôt souvenu ? car il me reste encore à traverser la Aucun « voyage retour » de François route pour entamer la côte de l’autre côté, vers La Devinière. Et tandis que je longe les vignes, je suis soudain surpris de voir combien le pays est désert, muet, et pourtant bien rangé. Je note alors que ce silence, cette solitude me révèlent en contrepoint, combien, grâce à ce grand spectre des coteaux de Seuilly, cet ogre de joie, de malice et de science mêlées, François Rabelais, règne encore, ici, un grand désordre ; un désordre tel Rabelais en sa patrie n’est attesté. Il Ciclic, Agence régionale du Centre-Val de Loire que, pas une seconde, pendant ma y a bien un « retour à la patrie » qui pour le livre, l’image et la culture numérique, est un promenade, je ne me suis senti seul. établissement public de coopération culturelle créé nous a été légué par l’un de ceux qui par la Région Centre-Val de Loire et l’État. Au contraire, n’ai-je pas été, pendant www.ciclic.fr a lu Rabelais en son temps, quelques les quelques centaines de mètres qui vers du neveu de Jean du Bellay lequel séparent l’Abbaye de La Devinière, sans emporta le jeune docteur dans ses cesse en présence ? N’ai-je pas vu en voyages en Italie, mais ces vers, plutôt ma mémoire le retour de Gargantua que de célébrer le chinonais, préfèrent en son pays pour y défendre les siens Création Ciclic 2018. Maquette Dominique Bastien. Photo La Devinière : Conseil ce qui est revenu dans une chanson départemental 37, KOEphotographis.com-Chanel Koehl. Photo Camille de Toledo : contre les folies de Picrochole et, avec Francesca Mantovani-Gallimard.