Henri Sigayret, Kathmandu Golfutar Mahenkal, Gabissa Oda No 6

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Henri Sigayret, Kathmandu Golfutar Mahenkal, Gabissa Oda No 6

1 Nepal Sherpa Sig Henri Sigayret, Kathmandu Golfutar Mahenkal, Gabissa Oda No 6 Copyright 2008 - 2009 © Nepal Sherpa Sig - All rights reserved.

Les présents textes traitent principalement du Népal, de l'alpinisme, de l'himalayisme.

Juillet 2009

VOLUME 8

Sommaire du volume 8 LE PILIER 17 :...... 2 PREMIERE PARTIE :...... 2 DEUXIEME PARTIE :...... 72 TROISIEME PARTIE :...... 159 Croquis n° A :...... 177 Croquis n° B :...... 178 ECRITS DE L’AUTEUR :...... 179

1 2 LE PILIER 17 : Roman de montagne

A Pierre, mon fils.

PREMIERE PARTIE :

Il y a des jours lisses qui ne laissent aucune trace dans les mémoires, ils sont comme une gangue aux souvenirs forts, la nuit survient qui les jette dans l'oubli.

Ce vendredi qui se terminait aurait pu en être un pour Claude. Toute la journée il s'était absorbé dans une étude, de celles dont la grande intensité semble ne mobiliser que l’intellect mais qui, curieusement, fatigue le corps. Quand il ferma la porte de son bureau il s'aperçut que la nuit était presque là et que tous les autres étaient partis. Dehors, il avait interrogé le ciel, il s'intéressait aux nuages et aux vents. Il avait, d'un geste réflexe dont se moquaient ses amis, mouillé son index dans sa bouche et l'avait dressé au-dessus de sa tête, quêtant sur lui une fraîcheur qui eût indiqué la direction de l'air. Mais qu'était-il besoin ce soir-là de chercher la direction du vent au fond des tranchées bitumées qui couraient entre les immeubles de la ville ? Elle était parfaitement visible. L’arrivée de la pluie s'inscrivait en nimbo-stratus, larges tissus aux bords déchiquetés, glissant vers l'est sous la toile d'un ciel lugubre. Les montagnes étaient masquées. Ce mauvais temps jetait dans les rues une clarté mourante et faisait se hâter la nuit. Claude médita sur ce crépuscule sans espoir qui lui interdisait un week-end actif. Il pensa que de telles conditions météorologiques écrasaient tout optimisme et qu’il pourrait sans regret rester au port. 2 3 - Pas plus mal, pour une fois, je pourrai…

Que de choses à faire l’attendaient dans son logement, éparpillées, projetées, et tant de fois remises qu’elles en étaient comme cristallisées, et se présentaient comme de lourdes tâches.

Entre le bureau et son domicile la distance était courte de quelques traversées de rues, de quelques sauts de trottoirs. Le trajet qui le ramenait chez lui, lorsqu'il le faisait à pied -dans la ville il utilisait rarement sa voiture- était, quand venait l’automne, une marche dans le crépuscule, puis au fur et à mesure que l’hiver imposait ses droits, une marche de nuit. Après une journée de travail, cette marche était une transition entre le monde des abstractions scientifiques dans lequel l’immergeait son travail et le quotidien concret. Elle participait au repos de son intellect et chaque spectacle de la rue concourait à son intégration. Il redevenait peu à peu un être social. Parfois il croisait un piéton, silhouette, visage reconnus, presque connus, mais respectant le comportement de tous, il jouait l'indifférence et son regard effleurait cette complicité refusée. Au printemps, l'été, il prenait parfois son vieux vélo, souvenir d'une adolescence sportive avant qu'il ne découvre l'alpinisme qui, maintenant, constituait, avec son travail, la base de son sentiment d’exister pleinement. Alors, sur cette mécanique supprimant la pesanteur, des vagues de jeunesse venaient à lui, il se grisait de translations et il se faufilait entre les véhicules avec l’intrépidité nerveuse et adroite d’un enfant insouciant.

Il habitait depuis quelques temps un immeuble aux portes de la ville, une bâtisse à alvéoles à peine prétentieuse dans laquelle il louait un appartement

3 4 minuscule. Que lui importait maintenant la qualité de son habitat, il vivait seul.

Arrivé dans le hall d'entrée de l'immeuble il avait ouvert d'un geste machinal la porte de sa boîte aux lettres. La feuille était à peine visible. Il l'a retira en la faisant glisser de sa main à plat, et tant était insignifiant son aspect, qu'il faillit la jeter sans la lire. Qu'est-ce qui avait retenu son geste? La nature du papier? Une simple page arrachée à un cahier d'écolier ! Les caractéristiques de l'écriture aperçue? Un graphisme d'adolescent malhabile encore, les tiges des lettres en pousses d'herbe mal fauchée.

Il avait lu le texte et soudain s'évanouirent les réalités environnantes. Sa sensibilité vibrait, son affectif s'embrasait et il restait là, immobile, un feu soudain en lui. Les mots avaient éveillé sa lucidité, détruit sa passivité, bouleversé sa quiétude, rompu son équilibre bâti durement sur des mois d’indifférence. C'étaient pourtant des mots simples, dérisoires mêmes pour quiconque. Ils étaient merveilleux pour lui. Sa réflexion pétrifiée, une énorme allégresse l'imprégna tout à coup. Alors, la boîte aux lettres refermée, il avança de quelques pas, s arrêta pour régénérer son bonheur par une nouvelle lecture.

- Il est là.

Sa nouvelle voisine l'observait et son regard -il doutait en général de la justesse de son jugement sur lui- était, cette fois, chargé d’une franche moquerie.

La cabine était là en effet, éclairage éteint. Il ouvrit la porte, confus, s'effaça pour la laisse rentrer :

- Excusez-moi.

- De bonnes nouvelles ? Je l’espère.

4 5 Le ton était de simple politesse mais la moquerie était encore perceptible.

Elle désignait la feuille d'écolier. Tant était grande sa préoccupation qu'il répondit par un sourire aux lèvres fermées et un hochement de tête grave. La cabine, porte refermée, s'élançait dans un gémissement de moteur électrique, cahotait au passage du deuxième étage. Ce léger hoquet de la mécanique leur imposait un tressautement du corps qui les faisait habituellement sourire, mais ce soir là il resta tête baissée, fermé en lui. Absorbé, silencieux, il serrait ridiculement la feuille contre lui, oublieux de sa voisine, du plaisir qu’il avait eu jusqu’alors à s’intéresser à elle. Il ne lui fit même pas l'hommage du coup d'œil indiscret à la dépression entre les deux rondeurs d’une peau merveilleusement lisse qui s'offrait à son regard entre les cornettes d’un corsage élégamment entrebâillé. Au dernier étage, alors qu'ils se dirigeaient vers les portes de leur appartement, elle avait articulé:

- Bonsoir monsieur,

et ces mots, dits à la place de l’habituel : << Bonsoir monsieur mon voisin >>, prononcés d'un ton amusé, sonnèrent comme une nouvelle raillerie. Mais lui ne réalisa pas et il répondit benoîtement :

- Oui bien sûr.

Elle rit franchement et lui, conscient de son trouble, chercha sa clef et d’une main fébrile et maladroite fouilla la serrure de sa porte. Celle-ci refermée, il resta quelques secondes immobile puis il posa le mot sur la table de sa cuisinette, le lissa du plat de la main. Enfin il se décida à préparer son repas.

Passant et repassant devant le mot, il l'observait en souriant, ou, le prenant entre

5 6 ses doigts, le relisait. Alors, à chaque fois, de nouveaux tumultes de bonheur retentissaient en lui.

Cinq mots, une phrase, une écriture d'enfant, une signature naïve :

<< Je suis passé. Alain. >>.

La barre du A d’Alain couvrait les autres lettres de son prénom et cette marque d'orgueil léger le faisait sourire et le ravissait.

Ce soir là il resta longtemps à lire, interrompant sa lecture pour, le regard sur un texte invisible, rêvassé. Il imagina des scènes, intenses ou simples ou fragiles, tour à tour vibrant d’optimisme ou d’inquiétude comme le sont les amoureux. Il vagabonda dans son passé.

Souvenirs en strates mélangées, l’un se détache des autres, il date des débuts de son mariage. Il vit alors un quotidien chargé d’une telle intensité que même son besoin d’alpinisme est atténué. Harmonie d’un jeune couple, l’individualisme se fond dans le collectif familial, l’intolérance dans la compréhension, l’égoïsme dans la générosité. Puis survient l’événement logique, bientôt naîtra une vie nouvelle. Elle sera notre, copropriété indestructible. <<

Nous l’appellerons Alain, avec ce prénom classique, il n’aura rien à prouver par le factice, son originalité sera en lui. >>. Des mois ont passé, Alain est couché, il tousse. Prise de conscience que la paternité est une forme de propriété et de ce fait porteuse de responsabilité, de contraintes, d’inquiétudes. Cette vie est de moi, de nous, et nous en sommes responsables, c’est pourquoi nous ne pouvons admettre qu’elle soit victime de toute forme de souffrance. Le médecin accourt, obéissant à un appel désespéré.

6 7 - Docteur, faites quelque chose !

Le médecin montre le thermomètre :

- Trente sept !

Il lève deux bras en signe d’impuissance et questionne d’un ton critique :

- Vous voulez peut-être que je lui donne des antibiotiques ? Si petit ! Pour si peu !

- Que faire ?

Le médecin les regarde tendrement :

- Notre fin d’automne est splendide, l’air merveilleusement sec. Prenez un téléphérique, montez à deux mille mètres. Qu’il respire là-haut, il suffit de peu parfois. Couvrez-le, bien sûr.

La mère occupée, ils sont partis tous les deux. La gare du téléphérique est vide. Seul le murmure de la machinerie donne vie à la gare déserte. Un homme sort d’un recoin. Boudiné dans un bleu de travail gonflé de pull-over, grosses chaussures qui imposent la lenteur et accentuent sa démarche de bête puissante, casquette à visière sur un visage rouge de froid, nez à peau de lune, bourgeonnant, à cratères. Il sourit en les voyants :

- Ce matin, ça pince. La bise, elle donne là-haut.

Une moue assurée confirme son affirmation. Il a une voix adaptée à son physique, lente et épaisse. Et un ton de spécialiste quand il dresse un constat :

- Mauvais ! Trop froid, trop sec ! Trop tard pour les balades, trop tôt pour le ski !

Quelques promeneurs sont partis tantôt mais y a pas la foule là-haut. Allez.

Sa bonhomie s’étend à la gentillesse :

7 8 - On va pas attendre, je vais vous mener tout de suite…

Il écarte d’un doigt aux ongles noirs de graisse l’anorak d’Alain :

- C’est bien petit ça.

Et il répète :

- Faudra le couvrir là-haut. La bise, hein !

Il dit quelques mots dans un micro et la cabine se jette dans le vide, domine des toits, les crêtes illuminées l’aspirent. Claude regarde défiler la montagne domestiquée. Il a pour elle un regard d’indifférence blasée, il ne s’intéresse pas aux paysages mécanisés. Des pylônes se veulent squelettes d’épicéas, des aciers torsadés jouent les fils d’arachnides. La neige n’est pas là, l’épiderme du sol montre sa peau à vif : pistes aplanies, bosses rabotées, creux comblés. Quelques

îlots de sauvage : une prairie jaunâtre de gelée matinale, une minuscule mare frangée de glace, un ressaut de rochers lichéneux. La gare supérieure approche, la cabine ralentit, tangue, oscille, s’immisce dans sa niche, frappe des glissières en bois massif, la machinerie stoppe. Le silence soudain laisse passer la voix de l’homme :

- Quand vous voudrez descendre… Des jours comme aujourd’hui on peut bien se permettre et puis…

Il caresse la tête d’Alain :

- Je sais ça, ma fille en a deux, pas plus hauts que ça.

Claude porte Alain. Il a enfoncé son bonnet jusqu’à ses sourcils, il a refermé sur son visage les bords de sa cagoule. Sa responsabilité le rend invulnérable. Il est responsable de cette chose qui se blottit contre lui, ses bras serrent son cou.

8 9 Non pas en signe d’affection mais en geste de protection contre ce liquide froid qui assaille son visage. << La bise, elle donne >>, a dit l’homme. Oui, elle souffle, non pas en rafales mais en fluide qui s’écoule, régulier, permanent, heurte et glace leur visage. Claude se dirige vers le bout de la prairie. Des brillances sous ses pieds, des minuscules dunes de neige durcie se cachent derrière les cailloux protecteurs qui les ont formées. La neige cède avec des crissements qui éteignent le bruissement du vent. Au bout de la prairie une falaise contient la nuit. Un couvercle de grisaille sur lequel flottent quelques

édredons masque un obscur sans fond. Un brouhaha d’où émergent des sons : aboiements, cris des klaxons de route, monte de cette nuit. Sur l’autre rive, d’autres montagnes plus hautes, aux formes violentes celles-là. Un décor farouche, figé : dômes glaciaires laqués à neuf, pointes acérées, longues arêtes, faces noires striées de sillons plus noirs encore. Le tout imbriqué en un grandiose opus incertum. Claude connaît tous les noms de sommets, les itinéraires par lesquels on les escalade, l’histoire des ascensions. Ces sommets sont de vieilles connaissances, il en a tant gravis ! Son regard butine. Il murmure, désigne, nomme, explique : des mots hésitants composent de brefs descriptifs. Puis vient le flot, il parle altitude, géologie, versants, itinéraires, tour

à tour méprisant, condescendant, admiratif. Des qualificatifs puissants dénotent l’intérêt. Il raconte à Alain la place qu’elles occupent dans la vie des alpinistes.

Il fait le récit de premières ascensions : successions de luttes, de tentatives, de drames, de victoires. Minuscules victoires, épopées pour les spécialistes. Phrases interrompues de réflexions qui façonnent des silences. Alain écoute, engourdi de

9 10 tendresse. Bercé par cette chanson de mots qui, dans ce milieu agressif, l’enveloppe d’une atmosphère protectrice, il s’endort.

Demain matin il sera guéri.

Claude, lui, aura appris qu’il était à vie asservi à cette étrange forme d’amour qui ne doit rien à l’égoïsme et que le temps ne peut détruire.

Le lendemain du jour où il trouva le mot, les collègues de Claude le trouvèrent changé. Il était successivement grave et joyeux, tout à la fois attentif et absent. Il

était lié avec Mathieu qui occupait le bureau adjacent au sien par ce qu'ils appelaient une complicité d'intelligences spécialisées. Ils sortaient de la même

école d’ingénieurs, exerçaient des activités professionnelles identiques, occupaient le même niveau dans leur hiérarchie professionnelle. Dans leur travail ils se concertaient, ils soumettaient à la critique de l'autre raisonnement et théories nouvelles. Ils confrontaient leur expérience, leurs réussites, leurs déboires mais aussi leurs échecs. Comme ils étaient moqueurs ils s'agaçaient l'un l'autre de plaisanteries. Mais parfois ils prenaient pour cible de leurs divertissements un de leurs collègues de travail inférieur dans la hiérarchie, un technicien ou une secrétaire, créant ainsi, bien qu'ils s’en défendissent, une complicité qui les marginalisait quelque peu et indisposait parfois les autres.

Cette complicité, toutefois, les rapprochait. Pourtant que de choses les séparaient ! Mathieu plus hédoniste que sportif n'avait aucun goût pour l'alpinisme. Le seul sport qui l’attirait et était capable de le river devant son poste de télévision, était le rugby ! Claude, lui, pratiquait intensément l’alpinisme et Mathieu aimait qu’il lui raconte à chaque début de semaine ce

10 11 qu’il avait fait la veille sur les montagnes proches de la ville. En retour,

Claude appréciait les boutades, les saillies et les histoires grivoises que collectionnait Mathieu dans sa mémoire infaillible.

Mathieu le premier remarqua le comportement inhabituel de son ami. Il avait, le matin suivant la découverte du mot, entrouvert la porte du bureau de Claude jetant :

- Combat d’eunuques ?

Et sans attendre donnait la réponse :

<< Combat sanglant >>.

Puis, riant de ces mots qu’il avait lus la veille, il pénétrait dans la pièce, enchaînait :

<< Ah ! Pauvres eunuques ! Symboles de l’iniquité dans la création. Leur table est toujours royalement mise, les plats les plus succulents leur sont présentés, en vain, ils sont victimes d’une inappétence sexuelle totale. Connais-tu la merveilleuse et terrible histoire de Claudio, éminent anthropologue spécialiste des Védas. Il y a découvert les étonnantes prouesses sexuelles de Krisna, avatar de Vishnu. Il apprend qu’elles ont été rendues possibles grâce à un aphrodisiaque aux effets fulgurants, la légendaire poudre de corne de rhinocéros.

Il lit que cette substance saupoudrait les plats des maharadjas soumis, dans leur harem surpeuplé, aux terribles lois du taylorisme sexuel. Après sa lecture

Claudio s’est endormi et maintenant il rêve. Le maharadja Toulolingam

(vulgairement grosse bite), qui vit quelque part dans les piémonts himalayens, après un mémorable repas, lui a ouvert les portes de son harem. Les magnifiques épouses

11 12 aux rondeurs frémissantes, tenues à l’abstinence, à la lascivité bridée par l’obligation de fidélité et l’inaction, concurrentes que la jalousie rend fébriles et dont l’imagination est titillée par ce geste d’infidélité, l’ont obligé à une activité nocturne ordonnée et désordonnée incessante. Conséquence de la poudre de corne de rhinocéros qu’il a absorbée ? Claudio a été insatiable. Extase ! Au matin il prie avec ferveur le dieu Krisna. Cet amoureux des courbes ondulantes est aussi, il le sait, sensible aux désirs d’autrui. Notre Claudio murmure :

- Grand Krisna, maître es voluptés, fais que tous les soirs je revienne ici.

A peine ces mots prononcés il entend un air de flûte et devant lui, un lavis s’esquisse : Krisna est au milieu de naïades au bord d’une rivière. Image et son disparaissent soudain mais une voix se fait entendre :

- Claudio, ton désir est facile à exaucer, mais es-tu bien certain de ton choix, de la force et de la permanence de ton désir ?

- Oui, Grand Krisna, je suis sûr de moi, répond Claudio prosterné.

Alors la voix poursuit :

- Soit, je vais réaliser ton souhait. Tu seras chez toi dans le harem jour et nuit, libre d’aller, de venir et de faire. Sache toutefois que si le privilège t’est accordé, il est irréversible, tu ne pourras jamais revenir à ton état actuel. Es-tu d’accord malgré cela ?

- Je suis d’accord répond Claudio exalté.

- Bien.

La voix s’éteint.

12 13 Et le soir venu, effectivement, Claudio se retrouve dans le harem où il passe une nouvelle nuit merveilleuse. Mais le matin alors qu’il va pour sortir deux gardes le saisissent. Ils l’assomment sans doute car il perd conscience. Quand il reprend ses esprits, il est dans un jardin qui jouxte le harem, entouré d’impassibles colosses adipeux qui le regardent avec sympathie. Et l’un d’eux lui dit d’une toute petite voix de jeune fille :

- Bienvenu parmi nous Claudio, comme tu es le dernier arrivé, ce soir, tu prendras le quart de minuit, c’est le plus pénible.

Le regard de Claude quitta des paysages intérieurs, se posa sur le visage de

Mathieu, s'appuya sur lui quelques secondes, revint sur les toits de la ville.

Claude murmura:

- Comment dis-tu ? Le maharadja Toulolingam ? Drôle de nom !

Il avait un indéfinissable sourire, il plissait les yeux, faisait, c'était visible, un intense effort de compréhension mais qui ne le mena à rien puisqu'il questionna :

- Une toute petite voix ? Et pourquoi doit-il prendre un car ?

Mathieu hilare se dirigea vers la porte et avant de sortir, se retournant, jeta :

- C'est vraiment sans espoir !

Il fit un geste obscène en questionnant :

- La bergère de l'ascenseur ? Ta voisine ?

Claude s'ébroua de sa distraction, un curieux sourire sur les lèvres, puis, après quelques minutes de réflexions conclues par un haussement d’épaules, il se replongea dans son étude.

13 14 N’eussent été les minables compétitions, les classiques bassesses auxquelles est confronté tout individu travaillant dans un groupe, il aurait pleinement aimé les recherches qu'il avait à faire, les calculs complexes qu’elles nécessitaient. Il comparait les équations qu’il devait résoudre à des débroussaillages d’énigmes.

Il disait parlant d’elles : « Elles m’apprennent la complexité du monde. Que d’hypothèses, que de variables doivent être envisagées avant d’arriver à la vérité, à la solution. Je résous des mystères qui conduiront à des applications pratiques et ce faisant je domestique l’abstrait. ».

Il aimait le computer sur lequel il travaillait. C'était pour lui autant un instrument ludique que de travail. Il éprouvait pour lui la forme d’amitié que l’on éprouve pour une chose toujours présente et disponible. Il le considérait comme un être vivant, une sorte d'animal fidèle, toujours au pied, tout à la fois vif et mou, agile et gourd. Un animal aux possibilités phénoménales et limitées.

Il lui parlait : « Sans moi, tu n'es rien, je te donne vie, je t’anime. ». Mais il s'émerveillait de sa souplesse et de sa puissance, de sa docilité aussi. Parfois pourtant, pressé d'obtenir un résultat, il s'exaspérait de ses lenteurs. Alors, il le baptisait de qualificatifs désobligeants et même, lorsqu’il était exaspéré, lui jetait des grossièretés comme celles que l’on jette à un animal de compagnie désobéissant.

Devant lui, une page de chiffres à la main gauche, il appuyait sur une touche, une inscription s'affichait à l'écran. Il réfléchissait. Puis, rapidement, inspiré par le résultat il tapait une série d’instructions d'un doigt léger de pianiste rapide. En général sa main rebondissait mais parfois elle restait suspendue, alors son visage

14 15 reflétait les préoccupations d'un compositeur. Le plus souvent la machine lui obéissait avec promptitude, parfois elle semblait assoupie mais le doux ronronnement de son ventilateur et les minuscules feux verts clignotant en signaux dans leur fenêtre témoignaient qu'elle était en action et qu'elle poursuivait l'immense et fastidieux travail qui lui avait été confié. Il savait que ses commandements s'inscrivaient en patience dans des mémoires, que les chiffres qu'il lui proposait s'immisçaient dans des équations aux bras multiples.

Au cours des attentes qu'elle lui imposait il imaginait des milliers de guerriers microscopiques et silencieux filant dans de minuscules galeries. Ils affrontaient dans de subtiles batailles des ennemis tout aussi minuscules. Ils luttaient entre eux, se poussant dans des alvéoles d'oubli ou leur imposant une inutilité passagère. Quelquefois les vaincus étaient enrôlés et devenaient des mercenaires enthousiastes. Et tous allaient jusqu'à la victoire finale qui se matérialisait par l’impression sur des feuilles de quelques chiffres, de quelques valeurs, l’inscription en courts textes d’une négation, d’une affirmation ou d’une impossibilité.

Pendant que Claude s'oubliait dans son travail, Mathieu était allé dire, prenant l'air entendu de celui qui, malgré sa répugnance de la chose ne peut faire autrement, émaillant ses propos d’allusions et de sous-entendus perfidement limpides, qu’il ne fallait sous aucun prétexte déranger Claude. Et il avait averti

Soie la secrétaire, compagne attitrée de son ami, qu'à son avis elle allait devoir affronter la traversée d'un vaste désert affectif. Alors les uns après les autres avaient défilé dans le bureau de Claude exposant des motifs de visite ridicules,

15 16 posant des questions anodines ou d'une stupidité navrante ou se contentant de le regarder avec une expression curieuse, parfois narquoise. Son chef lui même

était venu, un peu bougon comme à son habitude, qui avait laissé tomber dans un soupir et un haussement d'épaules d'homme lié aux contraintes commerciales :

- Ce serait bien quand même si on pouvait respecter le planning indiqué…

<< Quand même !>>. Claude réalisait la perfidie de Mathieu, il se précipitait dans son bureau, l'accablait d’injures. Mais Mathieu le regardait en souriant et concluait :

- On comprend, va.

La feuille avait vieilli, comme les vieilles cartes topographiques elle commençait à se déchirer aux pliures, mais Claude la portait toujours sur lui. Il la glissait dans sa poche quand sa voisine le rejoignit devant la porte d’entrée de leur immeuble.

- Ah! Encore le billet doux !

Elle murmurait. Elle avait perdu sa vivacité et semblait lasse. Elle portait inscrite sur son visage un désintérêt aux événements, une indifférence aux

événements du moment. Pourtant son regard devint vif et son ton moqueur quand elle dit :

- Vous l'avez toujours sur vous !.

Et plus fort :

- C'est merveilleux.

16 17 Geste de désir d’explication, de partage de complicité : il lui tendit la feuille.

Elle la prit comme pour la soupeser et la lui rendit sans la lire avec un haussement d’épaules et lui, étonné, bredouilla :

- Mon fils, il doit être grand.

Elle leva et ouvrit ses mains, fit une moue traduisant l’incompréhension. Puis dans un sourire ironique :

- Un fils écrit à son père pour lui dire qu’il a grandi ?

Il s’écria :

- Non ce n’est pas ça.

Ils se dirigeaient vers l’ascenseur. Il ajouta stupidement:

- Je ne l’ai pas vu depuis longtemps.

Nouvelle moue narquoise :

- Pourquoi, monsieur mon voisin, il se cache ?

Encore ce << Monsieur mon voisin >> qu’il feignit d’ignorer :

- Non, mais la vie moderne, les séparations…

Elle comprenait enfin :

- Vous au moins, vous avez un fils.

Le ton de la voix le surprit et plus encore celui qu’elle utilisa pour dire :

- Moi je n’ai plus rien. Et la vieillesse vient.

- A quoi bon lutter contre elle. Il la faut l’accepter comme une étape obligatoire sur la courbe de la vie.

Elle se moqua :

- Dites le avec des mathématiques.

17 18 Puis sérieuse :

- Je ne suis pas une matheuse moi, je n’ai que faire des équations, je lis ma vieillesse dans mon miroir ou …

Elle chercha des mots :

- dans la morosité quand elle me prend dans ses bras.

Sérieuse encore :

- Et puis, monsieur le scientifique, vous savez que chaque équation a ses variables. Les déceptions en sont qui modifient votre position, je vous cite :

« « sur la courbe de la vie. » ».

- Vous êtes bien jeune pour être pessimiste.

Elle montrait son désaccord en fermant les yeux. Ils étaient arrivés à leur

étage, il entoura ses épaules, la conduisit vers sa porte. Quelques pressions de sa main l'interrogeaient.

- Ce que vous cherchez ne m'intéresse pas, monsieur mon voisin, et ne me ferait pas rajeunir.

Elle savait que ses paroles étaient refus de rompre sa solitude mais elle ne soupçonnait pas l’importance qu’avaient dans sa décision la patience et la pureté qui sont dans la condition féminine. Elle avait peur d’une passion courte, elle pensait qu’elle n’était pas prête pour une liaison longue et elle concluait :

- En vérité, je ne sais pas ce que je cherche.

Elle lui refusa son regard. Elle avait un pâle sourire en refermant sa porte sur lui.

18 19 Quelques jours après qu'il eut reçu le mot Claude traversa une période

étrange. Il avait curieusement décidé qu'il ne devait rien faire et surtout qu’il ne devait pas téléphoner. Le téléphone était pour lui un objet hypocrite dont il disait : « C’est un outil sans franchise. Il offre une voix sans visage or les expressions d’un visage complètent, atténuent, accentuent, corrigent ce qui est dit. » Il le considérait aussi comme porteur d’inquiétude car il véhiculait plus souvent la tristesse que la joie. Enfin, pour justifier son attitude, il affirmait que la sonnerie du téléphone détruisait la discrétion et que si, par elle, sa mère était avertie elle ferait tout pour dissuader Alain de renouer avec lui. Peut-être aussi avait-il peur de l’irréversible s’il se hâtait. Il avait agi ainsi au moment de la séparation. A ses amis qui s'étonnaient qu’il ne tentât rien, qui insistaient pour qu’il se manifeste, lui disaient :

- Va le voir, fais le premier pas, c'est ton fils.

Il répliquait :

- Un marin ne fait pas le point dans la tempête. Le temps use, apaise, calme les eaux les plus folles.

Et il citait un mot alors à la mode : << Je laisse du temps au temps. Il use les obstacles. >>.

Il rajoutait qu'il ne fallait rien brusquer, qu'un geste hâtif pouvait tout détruire, qu'il suffisait d'attendre. Il y avait trop de souvenirs entre eux et cette chose profonde qu’il avait découverte lorsqu’il avait conduit Alain malade en montagne, cette force du lien qui lie un père à son fils. Il concluait : « Rien n’est perdu. »

19 20 Après l'éclatement de son couple il avait greffé sur sa tristesse une sorte d'espérance patiente. Il avait traversé des périodes alternées d'espoir et de mélancolie d'un rythme plus rapide que celles qui jalonnent le cours habituel d'une existence. Certaines ne duraient que quelques minutes d'autres stagnaient plusieurs jours. Dans les périodes de pessimisme il ressassait. Quelquefois son esprit scientifique prenait le pas sur l’imagination et l’humeur, alors il dressait des colonnes sur une feuille de papier, classait les raisons d’espérer, celles le conduisant au désespoir. Dans les motifs de désespérance il écrivait : « Il est absorbé par ses études. Il est revenu et je n'étais pas là. Sa mère a appris sa visite et l'a persuadé de ne plus revenir. » Il développait : « Avec sa finesse malveillante elle l'a adroitement repris sous sa coupe, c'est une femme qui excelle à jouer les fragiles ! Elle a jeu facile, je suis celui qui a failli à la tradition, à son devoir. Et c'est un adolescent pour qui je ne suis que le mâle concurrent, l'autorité. » D’autres arguments s’ajoutaient ou combattaient les premiers : « Non il ne pouvait être absorbé au point de n’avoir pas le temps de téléphoner, il n'a pas pour le téléphone les mêmes blocages que moi. Il est venu mais il n'avait pas de feuille. Sa visite était sans signification profonde, ce n'était qu’un salut négligent, je compte peu pour lui. Elle n'était que le résultat d'une impulsion, d’un moment d'exaltation ou de déprime causée peut-être par une amourette qui bouscule et détruit l'équilibre psychologique. Elle a été causée par une brouille passagère avec sa mère. »

Par moment il culpabilisait, il se disait : « Dès que j'ai eu le mot en main je n'aurais pas dû attendre, car il était un appel. J’aurais dû, sans attendre, aller

20 21 l’attendre devant son lycée, lui manifester ma disponibilité et mon profond désir de le revoir. » Il échafaudait ainsi des raisonnements et des explications que de nouvelles inspirations détruisaient. Celles-ci venaient à leur tour qui s'effaçaient devant de plus fortes jugées pour un instant pertinentes. Si le résultat ne correspondait pas à son humeur du moment il déchirait la feuille. Ce n'est que dans les moments de lucidité intense qu'il murmurait : « Quelle que soit mon attitude mon comportement est clair je suis un amoureux à qui un regard a donné l'espoir. »

Aller à sa rencontre, il l'avait fait une fois. Il s’était rendu devant son lycée. Un de ses camarades avait un fils dans la même classe qui lui avait communiqué leurs heures de cours. Dans sa voiture, caché derrière un journal paravent, honteux qu'on ne le prît pour un voyeur, il avait scruté avec une curiosité méticuleuse tous ceux qui franchissaient le portail. Il avait mis longtemps à le reconnaître. Puis il fut sûr. Il était dans un groupe, bien différent de celui qu'il

était au moment de la séparation. Différent et semblable tout à la fois, comme s’il avait été un grand frère. L'observant avec une émotion qui brouillait sa nette vision il finissait par se reconnaître en lui. Il n’alla pas lui parler, il n’osa pas. Il imagina l’étonnement de l’enfant, sa honte peut-être à découvrir ainsi son père devant ses camarades. Brusquement il mit son moteur en route et revint chez lui, désespéré.

Puis, sentant que le temps passait et que rien ne changeait, vint une nouvelle forme de tristesse. Il pensa : « Il grandit sans moi. Je ne suis pas le spectateur de

21 22 cette étonnante et lente évolution, celle qui, seconde après seconde, jour après jour, mois après mois transforme l’enfant et le conduit à l’état d’adulte. »

Ce ne fut qu'après sa sortie de l'hôpital qu'il trouva un semblant d’équilibre.

Un accident de montagne l’avait conduit là. Le lendemain du jour de son hospitalisation, après qu’il eut subi une intervention chirurgicale, il s’étonna de se redécouvrir vivant. Dans une lucidité estompée -était-ce l'effet euphorisant des drogues ?- une vague d'optimisme l'avait saisi. Il avait imaginé, dénouement heureux, un scénario de rencontre. Il l’avait vécu avec une intensité et une précision stupéfiante. Il en modifia par la suite quelques détails, mais c'était toujours le même garçon qui venait à lui - sa taille, son allure, il pouvait les imaginer, ne l’avait-il pas vu récemment devant son lycée. Blue-jean, basquets et pull à col roulé, il pénétrait dans sa chambre. Il restait là, debout, figé, ne sachant pas quelle attitude adopter. Lui, misérable encore, lié à la vie par des tubes fragiles aussi forts que des chaînes, l’autre le dominant de sa verticalité et de sa bonne santé. Deux êtres chargés de tendresse, heureux dans leurs fibres profondes mais incapables d'exprimer leur bonheur. Densité des émotions qui paralysent l’expression ou l’enveloppent d’artificiel, une gêne leur interdisant les effusions. Alors, se réfugiant dans l'ironie ou le banal ils échangeaient des paroles de tous les jours.

A chaque fois que les charnières de la porte de la chambre faisaient entendre leur faible soupir il imaginait ces instants d'intense bonheur. Il jetait un regard avide vers celui ou vers celle qui pénétrait. Mais la porte ne s'ouvrait que sur des déceptions : c’étaient une infirmière, le médecin, des amis qui entraient.

22 23 Les amis, eux, étaient venus, nombreux, les médias avaient relaté l’accident.

Soie était la plus assidue. Elle arrivait des larmes plein les paupières, avec sa gentillesse enveloppante. Elle débordait d’activité, apportait mille choses, gérait l’utile et l’inutile. Mathieu venait aussi, plus ému qu’il ne voulait le montrer, d’un ton bourru il jetait des paroles pleines de gaieté et de réconfort, des questions dictées par son incompétence d’homme peu sportif. Il masquait la peur qu’il avait éprouvée par un optimisme forcé. Certains des visiteurs, au chagrin sincère, exprimaient en mots simples leur inquiétude profonde, d’autres restaient muets mais leur silence était un gage de solide amitié. Mais il y avait ceux qui venaient par politesse, ils prononçaient les mots qui se disent dans les salons. Et il y avait ceux qui ne venaient que pour satisfaire leur curiosité, apprendre ce qui leur était nécessaire pour composer des récits puis, les colportant, passer pour des initiés, des connaisseurs du monde des grimpeurs et de la chose alpine.

Claude n’était pas dupe, mais ainsi que font les vainqueurs, sans se lasser, il racontait.

Il est sur une vire étroite surplombant un vide magnifique. Au-dessus de la vire relais, une zone de roche fragmentée. Il s’est lié au piton par un nœud de cabestan. Son compagnon au-dessus de lui se prépare à le rejoindre, le départ du rappel de corde est difficile et il agit avec lenteur. Son pied droit tâtonne pour trouver une prise lui permettant de quitter la vire sans donner d’à coup à la corde. Claude devine plus qu’il ne voit un mouvement brusque. Que se passe-t-il

? Il saura plus tard que l’anneau de sangle qui supportait la corde a glissé de son support. Le silence est strié par le cri que pousse son compagnon. Qu’une chute

23 24 est rapide ! Le corps frappe les rochers délités. Suit un bourdonnement d’air déplacé, c’est le corps qui passe près de lui. Puis vient le bruit des pierres arrachées qui frappent autour de lui en produisant des claquements énormes.

Claude, plaqué contre le mur, dans une position d’attente défensive, scrute le ciel, sens en alerte, acuité exacerbée. Brutalement un choc sur son casque. Perte de conscience, il n’est plus. Pour lui, tout à coup, c’est le silence. Il n’y a pas d’étape transitoire, de phase de compréhension, il n’y a pas d’état douloureux, il est dans l’instant absorbé par le néant. Un éclat a touché son casque et l'a pulvérisé. Maintenant son corps est affaissé sur la vire, retenu par son baudrier fixé au piton. Il est devenu une chose. Le perceptible a disparu. Il ne sait plus rien de la course du temps. C’est une conscience opaque dans un amas de chairs gémissantes liées à un minuscule fragment de terre horizontale dominant le vide.

Dans son visage inondé de sang s'ouvrent des yeux révulsés. Pourtant il vit encore, en témoigne son souffle qui émet des sons rauques et syncopés. Son compagnon, corps disloqué, pantin informe et horrible, est écrasé sur le glacier tout en bas. Il ne le sait pas.

Des alpinistes, au repos sur la moraine latérale, suivaient leur descente. Ils ont assisté à la chute du compagnon, ils ont entendu le bruit d'impact des pierres. Ils devinent le corps de Claude en partie caché par la vire. Ils ont jeté des appels qui sont restés sans réponse, alors, se hâtant, ils sont descendus pour prévenir les secours. Après leur départ, la montagne s’est endormie dans le grand silence qui l’enveloppe au coucher du soleil.

24 25 Claude maintenant est seul sur cette montagne, misérable fragment de vie

étranger à sa propre misère et à son devenir. Il délire. Tourne la terre, le jour s'éteint, vient le crépuscule puis l’éclairage irréel des étoiles. Eclairage mortuaire dans un cadre grandiose, veillée sublime. La nuit arrête l’activité des hommes, ferme les portes à leur pouvoir illimité. La fraternité piétine en attendant le jour.

Claude est seul. Il respire la nuit de toute sa faiblesse. Parfois des mots indistincts, un prénom souvent se glisse entre ses lèvres immobiles : « Alain. »

Quelle forme de mémoire, d’intelligence, d’amour, le fait ainsi surgir ? Quelles forces nerveuses dictent à un corps promis à la mort qu’il faut lutter encore.

Cette mort, elle est là qui tente de profiter de l’impuissance des hommes pendant la nuit. Vautour affamé mais craintif, intrépide mais prudent, avide mais patient, qui sautille autour de cet espoir. Qui gagnera ? Incertitude. Passe le temps et vient l'aube, timidité d’un jour nouveau. En fondus lentement enchaînés, en lavis aux contours flous puis en dessins aux traits précis, des esquisses de reliefs, des sommets, un glacier sinueux sali de pierres, un vallon et ses flancs apparaissent sur l’écran de la nuit. Le jour est enfin là, jeune et porteur d'espoir, qui dessine les détails, repeint les paysages. Claude vit encore. La mort n'a rien pu mais rode encore le vautour qui sait que le froid du matin souffle les vies fragiles.

Et voilà que tout à coup, remplissant l'espace de stridences, un engin saute par- dessus une arête, hésite, cherche, trouve, approche, se fige au-dessus de Claude.

L’appareil rugit et projette sur lui un vent rageur. Que perçoit-il de ce vacarme et de ce vent ? Tout à coup, une présence, une vie forte est près de lui qui parle,

25 26 l’attache, l'assiste de sa compétence et de sa gentillesse. Sortant du néant, perçoit-il, en lueur, cette fraternité ? Sent-il son corps soudain soulevé ?

Le vautour se laisse glisser de son perchoir, emporte sa déception, s'éloigne dans un vol désabusé. Alors, l’extraordinaire mécanique venue du ciel qui lui a volé son repas jette de nouvelles stridences et plonge vers la vallée.

En bas, plus tard, alors que sa conscience émerge de la nuit, Claude se découvre dans un monde silencieux, un paysage blanc où des silhouettes en blouses blanches ou vertes glissent autour de lui. Elles murmurent des choses incompréhensibles jusqu’au moment où l’une se penche vers lui et lui dit d'un ton joyeux:

- Ah ! Vous revoilà parmi nous ! Vous revenez de loin. Je vous ai recousu, ce n'était pas pour cette fois. L'hélicoptère est un engin merveilleux, le casque une chose indispensable, la médecine une science efficace. Ce tout donne parfois ce qu’on appelle la chance. Autre forme de chance, il n'y aura aucune séquelle. Ne me remerciez pas je ne suis qu’un élément de l’ensemble.

Après sa sortie de l'hôpital, pendant quelques jours, il imagina une suite à la scène des retrouvailles, il revivait le rêve : Alain était là, ils se découvraient, ils s’apprenaient. Que de choses ils avaient à se dire, que de projets ils avaient à faire. Cette vision jetait dans son optimisme des éclairs d'espoir. Elle lui faisait penser : « Alain va revenir, ce retour est normal, un enfant ne peut rester indifférent à un accident survenu à son père. »

Mais un matin, brutalement, il comprit que son rêve de rencontre ne se réaliserait pas. Alors, jugeant la partie perdue, il abandonna tout espoir.

26 27 L’indifférence est source d’équilibre, elle peut succéder à un espoir déçu. Elle s’imposa à lui, il décida de vivre avec elle. Lucide, il réalisa que les médicaments qu’il avait absorbés avaient eu un effet de drogue et qu’il avait vécu dans l’imaginaire. Il traversa alors une période comparable à celle que l'on

éprouve lorsque cesse une douleur intense. Il sut qu'il ne devait imaginer aucun espoir de retour. La blessure était là certes mais elle n’était plus un handicap. Il n'y avait pas en lui de rancune, il ne condamnait pas, simplement la trop forte espérance d’un dénouement heureux détruite et l’acceptation de son échec avaient tué en lui tout espoir.

Quelques jours après sa sortie il admit donc qu’il ne devait plus espérer. Avec cette conviction blottie en lui, sa tristesse s’assoupit. Il accosta à cette nouvelle phase de son existence. Il affirma à ses connaissances et à ses amis avoir oublié son passé et qu’il était en convalescence de bonheur. Dans ce nouvel état, naïf, il déclara à Mathieu, qui détourna son regard pour ne pas exprimer son doute :

- J’ai trouvé dans ma mémoire - puisée dans quelle lecture ? La définition du mot mélancolie : « Le bonheur d’être triste. » Elle me convient, maintenant, vois-tu, j’ai retrouvé un équilibre, je vais être heureux.

Mais il y avait eu le mot qui avait ravivé son espoir et réveillé sa douleur qui n'était qu'assoupie.

Le printemps s’installait dans le ciel, il bousculait les grisailles stagnantes, il arrosait les vies de lumières stimulantes. Même les nuages habitants familiers du ciel en cette saison semblaient vouloir s’excuser de leur passage. Discrets, ils ne s’installaient plus en conquérant d’espaces et les pluies qu’ils engendraient,

27 28 parfois violentes, étaient toujours de courte durée. Les hommes ne marchaient plus hâtifs, furtifs, le regard vers le sol, ils s’étaient redressés comme ces plantes qui se courbent la nuit et explosent de vigueur quand le soleil les touche. Ils

étaient soudain curieux des autres vies, des paysages, des choses qui les entouraient.

Claude, comme tous ceux qui aiment l’action, ressentait en lui ce renouveau. Il regardait longuement le soleil enflammer les sommets déjà déneigés, créer des brillances dans les combes ou les versants des montagnes où stagnaient encore des neiges rendues luisantes par le dégel. Ce spectacle stimulait son imagination et par là son désir.

Mathieu, l’hédoniste, à sa manière, percevait ce renouveau, il était plus porté aux plaisanteries égrillardes. Un jour, alors qu’avec Claude ils s’accordaient quelques minutes de repos, Soie était venue se plonger dans cette ambiance de gaieté. Elle était depuis quelques temps, curieuse et inquiète. Elle sentait que

Claude était moins disponible, qu’il se perdait dans des distractions, qu’il isolait sa pensée dans des lieux d’où elle était bannie, et elle était trop perspicace pour ne pas en deviner la cause. Mathieu, la voyant venir, décolleté criant des appels de regards, jambes généreusement dénudées, ondulation de croupe stimulant le désir, orienta son discours vers ce qu’il appela un sujet de saison. Il expliqua que si le froid entraînait une hibernation des sens, la luminosité, la chaleur du printemps les réveillait en fertilisant l’imagination. Claude rentrait dans son jeu, mais exposait un démenti :

28 29 - La lumière n’a pas toujours un effet stimulant, ainsi l’appétit sexuel des chamois s’ouvre au moment de l’arrivée des faibles luminosités. La fin de l’automne correspond pour eux au départ des grands amours. L’acte est dicté par le désir de survie de l’espèce, un nouveau né ne pouvant survivre en hiver, les mères mettent bas au printemps. Le rut des chamois des Alpes a donc lieu au début de l’hiver. Mais il faut préciser que ceci n’est vrai que dans les Alpes, ce cycle est inversé dans l’hémisphère sud. En Nouvelle Zélande le rut a lieu au printemps de chez nous.

Mathieu en déduisit une preuve de la supériorité de l’homme :

- Un animal en rut toute l’année.

Soie désireuse de contrer Claude :

- Il y a des grands ruts mais il y a aussi des petits ruts ainsi ceux qui ont des appétits d’oiseau…

- Appétits de petit oiseau, corrigeait Mathieu en riant.

Et Soie avec un brin d’agressivité :

- Qui incite à chercher ailleurs sa becquée.

Claude, touché malgré lui, questionnait :

- Par une annonce ? « Soie, jeune dame appétissante en quête de nouveauté, cherche toutes saisons, compagnon ayant bon appétit. »

Mathieu compléta :

- Soit dit, en termes de technicien : Jeune dame appétissante et ayant bon appétit est en quête de quéquette toute l’année.

29 30 Soie, dans un rire de fille simple et saine quitta le bureau. Fausse décontraction ! Claude et Mathieu n’étaient pas dupes. Claude se reprocha son ironie. Seuls, ils reprirent leur sérieux.

- Où en es-tu ?

Claude resta un moment indécis, Mathieu parlait-il de sa voisine ou de son fils? La réponse était la même. Il leva ses épaules :

- Je ne sais plus.

La voisine, il l’avait rencontrée le dimanche précédent. Revenant d’une course en montagne, sa voiture garée sous l’immeuble, il avait mis longtemps pour décharger son matériel. Regagnant son appartement il l’avait vue sur le palier, hasard ou sortie préméditée ?

- Vous revenez de là-haut ?

La question frisait le stupide mais elle n’attendait pas la réponse :

- Vous êtes épanoui.

C’était mieux. Il le savait, il en était toujours ainsi quand il rentrait de course. Il rapportait un esprit neuf dans un corps apaisé. Quand il partait le samedi il était soumis à la puissance de son désir, il ne connaissait ni l’étendue de sa force ni les limites de son courage. Mais quand il revenait, il était chargé d’une lassitude heureuse, sa fatigue était bonheur en lui. Il expliquait cela à Mathieu, et en souriant pour atténuer le sérieux des mots, lui parlait de « sagesse et d’harmonie, de force d’équilibre. » Il expliquait que le désir de repos physique qui succédait aux activités physiques poussait à s’intéresser aux choses de l’esprit. Comme si le corps ayant eu son content d’actions, l’intrépidité son

30 31 content de peurs, le regard son content de spectacles grandioses, c’était maintenant à l’intellectuel de se réaliser. Beussa, un de ses camarades alpiniste, grand amateur d’Himalaya, lui avait expliqué qu’au retour de ses ascensions lointaines, le corps épuisé, meurtri souvent, blessé parfois, il devenait sensible aux curiosités intellectuelles, il était avide de découvertes dans le monde de l’esprit. Il lui avait dit : « Je suis animé par un puissant désir d’apprendre et de créer. J’ai un grand besoin de nouveautés intellectuelles, une grande soif de comprendre, d’apprendre. Mon intelligence est ouverte à tout. Une grande clarté dirige mes recherches, je suis soumis à une curiosité boulimique, je suis réceptif

à tout.». Et il ajoutait avec humour : « Pendant quelques mois je me crois intelligent.». Parlant de sa fatigue physique, il expliquait : « Mon corps est tellement rassasié d’efforts que, chaque fois, je me dis qu’il en est fini des expéditions et des ascensions très difficiles. Pourtant, après quelques mois, mon corps manifeste des exigences de nouvelles luttes qui me conduisent à organiser un autre voyage, à tenter une autre ascension. »

- Il y a en vous une aura…

La voisine, un peu absente, lui souriait. Et il la regarda, prenant conscience que son charme provenait aussi de sa fragilité. Il comprit soudain que ce mélange de fragilité et de beauté sobre formait cet ensemble harmonieux qui l’attirait. Il réalisa que seule la période troublée qu’il traversait avait pu lui faire négliger son existence. Il eut envie - pour se déculpabiliser ? de lui expliquer sa passion. Mais il hésita, comment ferait-il ? Il n’était pas homme de récits, il était incapable de synthétiser son expérience alpine. Il se contenta de lui dire :

31 32 - Dans la semaine l’immobilité m’épuise, mon corps réclame sa part d’efforts.

Puis après un instant de silence, un voile de morosité sur sa concentration :

- Dans l’action, j’oublie la médiocrité du quotidien, le comportement des hommes. Le dimanche soir je retrouve les réalités, les soucis, et les minuscules espoirs.

Il ajouta, baissant la tête :

- Vous !

Elle sourit. Il parla de son fils, quelques phrases. Elle le fixait, curieuse du changement de ton. Mais il s’arrêta vite de parler. Pouvait-il lui raconter qu’au cours de l’escalade, installé à un relais, alors qu’il tirait la corde pour assurer son second, il avait imaginé que c’était son fils qu’il soutenait ainsi et que sa déception avait été vive quand il avait reconnu, sous le casque, le visage de son compagnon habituel.

- J’ai fait un peu de montagne.

Il la regarda avec attention, alors elle corrigea vite :

- Oh ! De simples balades, jamais d’escalade. Mon mari m’emmenait parfois…

Et après une pose, d’un ton timide, et avec un sourire nuancé d’humour qui tâchait d’atténuer sa rancœur :

- Dans les débuts du moins…

- Vous aimiez ?

Il ne trouvait que cette question. Elle répondit :

- A l’époque j’étais dépendante…

32 33 Elle souriait encore au lieu de terminer sa phrase. Il croyait comprendre. Il l’imaginait, épouse docile se forçant à suivre son mari, taisant son peu d’intérêt, cachant sa fatigue, louant pour lui plaire la beauté des paysages, exagérant la joie qu’elle éprouvait à les contempler.

Une porte s’ouvrit au niveau inférieur. Une indiscrétion ? Elle proposa :

- Venez boire quelque chose.

L’invitation était logique, ils se sentaient un peu bêtes ainsi.

Il déposa devant sa porte tout son matériel, la suivit chez elle. Et ils étaient maintenant assis l’un près de l’autre sur le canapé. Elle avait mis sur la table basse devant eux quelques bouteilles, deux verres. Elle lui posa une question pour couper le silence de gêne qui succédait à leur installation :

- Quel sommet avez-vous fait ?

Les alpinistes de voies difficiles lorsqu’ils parlent d’une ascension citent plus souvent le nom de l’itinéraire que le nom du sommet sur lequel il s’inscrit. Il cita un nom de voie. Elle fit la moue, elle ne connaissait pas.

- Sur quel sommet ?

- La Meije. Un itinéraire à gauche de la voie normale.

- Ah ! La Meije !

Le nom, elle connaissait. Elle expliqua : un rêve d’ascension de son mari. Il parlait parfois de prendre un guide pour la gravir.

- Elle est loin d’ici ?

Il sourit :

33 34 - Quelques heures de route, quelques heures de marche, quelques heures de nuit. Puis encore une heure de marche pour être au pied de la face. Enfin l’escalade, plusieurs heures ! Une fois au sommet, deux petites heures de rappel.

Il la sentait attentive.

- Puis, la marche de descente, la voiture, quelques heures encore.

Elle restait silencieuse, il ne comprit pas que ce qui l’intéressait c’était ce qu’il

était lui face à la montagne. Naïf il lui expliqua l’ascension. Il lui raconta la montée au refuge, les premiers pas au lever du jour sur la neige dure striée de rides d’un glacier débonnaire. Il dit :

- La première longueur de corde est la plus dure. Quand on l’a commencée, le regard jusqu’alors posé devant soi se dirige brusquement vers le ciel.

Il dit en riant :

- A gravir des voies difficiles, on acquiert une étonnante souplesse des vertèbres cervicales !

Il expliqua que la progression qui, au cours de la marche était mécanique et régulière devenait dans l’escalade, hésitante, saccadée, incertaine.

Il compléta :

- Le vide naît, se crée, grandit sous le corps et le corps manifeste sa crainte.

Cette crainte incite à une grande concentration et conduit à une lenteur réfléchie des gestes de la progression. L’escalade n’est pas un sport de gestes mécaniques et répétés, c’est un sport de lenteur où chaque geste est pesé, adapté à une disposition des prises particulières. Mais c’est aussi un sport où les haltes sont nombreuses. Il y a les relais, des replats en général sur lesquels on se regroupe

34 35 avec son compagnon. Ils sont à l’amitié des alpinistes ce que les oasis sont aux nomades du désert, les ports aux marins. Sur eux s’exprime l’intérêt que l’on porte à l’autre, sur eux s’échangent quelques mots.

- Que dit-on ?

Il boit une gorgée, réfléchit avant de répondre :

- On exprime à l’autre sa satisfaction, on dit : « Belle longueur hein ! », ou : « ça va ? », ou : « T’as vu le beau granite ? ». On parle des problèmes que l’on a rencontrés : « Je n’arrivais pas à enlever le piton. », « Pas facile la traversée ! ».

Il réalisa que c’étaient des platitudes :

- C’est un peu bête hein ? Mais on parle peu au cours d’une ascension, on est si peu longtemps ensemble. Le premier grimpeur quitte le relais, s’éloigne de l’autre. En cours d’ascension vient le temps des échanges brefs, des ordres parfois, des questions : « Combien ? ». Ce qui signifie : « Combien de corde libre est encore disponible ? » La distance grandit, on crie de plus en plus fort.

Et quand le vent est là et la distance forte, on hurle…

Elle attendait la suite :

- On crie aussi des commandements, des recommandations : « Relais, viens. »

Parfois on avertit : « Gaffe au bloc dans la dalle. » Ce qui signifie : « Il ne tient pas. »

Elle fit la moue :

- Oui, je devine.

Il répéta :

- Bête hein !

35 36 Elle fit non de la tête. Il se tût tout à coup et il la regarda, elle aussi se tût.

Elle fixa son verre. Il tenta un contact physique, prit sa main. Elle ne la retira pas, mais cette main était inerte. Puis après quelques secondes une tentative de libération signala son refus d’aller plus avant. Des mots dits à voix basse confirmèrent :

- Il faut comprendre.

Il n’insista pas. D’ailleurs il se savait sale. Il prit son verre et le termina. Puis, fierté de mâle égratigné oblige, dans un silence marqué, il se leva et se dirigea vers la porte. Elle gloussa un petit rire, fausse désinvolture. Elle le suivit. A la porte, triste, elle s’excusa :

- Ne m’en veuillez pas.

Et lui trouva un prétexte à sa fuite, la présenta en guise d’excuse :

- Mon fils, s’il passait…

Elle murmura songeuse :

- Un enfant !

Et après un silence :

- Si nous avions eu un enfant peut-être… Je suis bête…

Elle le regarda droit dans les yeux, quitta sa morosité pour lui dire avec force :

- Mon prénom est Brigitte et nous pourrions nous tutoyer ? Les petites brouilles sont moins sévères si on s’appelle par un prénom et si on se tutoie.

Il opina, esquissa un sourire en se dirigeant vers sa porte, un peu bougon encore, il murmura un :

- Bonsoir Brigitte,

36 37 en se chargeant de son matériel.

Elle le regarda, songeuse, jusqu’à ce qu’il ait disparu.

Samedi, il pleut, il est quinze heures. Claude est chez lui. Une journée sans action n’est pas une journée passive. Claude est un grand lecteur. Il possède

évidemment des livres et des textes sur la montagne et l’alpinisme. Non, Claude n’est pas un collectionneur, du moins pas un collectionneur ordinaire : il n’a, ni la passion du nombre, ni celle de la chose rare, et il n’est pas soumis à l’assujettissement qu’entraîne l’appartenance à un cercle de spécialistes en compétition les uns avec les autres. Simplement, en bon scientifique, il aime la vérité et il sait que cette vérité est rarement dans les dires des médias et encore moins dans l’expression des modes. Il a appris combien perfides sont les écrits et qu’il faut, pour connaître le sens profond des choses, les comparer, les confronter. Qu’il faut aussi savoir décanter la part apportée par le subjectif.

Il a compris que l’intérêt, la médiocrité et la partialité sont des composantes fortes qui dénaturent les expressions de la nature humaine. Il sait la bêtise de tous les publics du monde et que l’exaltation altère la vérité et conforte les exagérations. Que la moindre pensée d’un Grand du moment est érigée en liturgie, la moindre parole en expression qui s’impose et devient à la mode, la moindre innovation technique en découverte nobélisable. Il a appris que chaque génération a ses hétérodoxies, ses ridicules épistémès, éphémères par nature, mais qui sont dressées par les caciques du moment en indispensables connaissances, en vérités indiscutables. Et qui sont d’autant plus critiquables qu’elles sont trop souvent le fruit de la contradiction avec celles qui les

37 38 précédaient. La solution la plus simple pour affirmer son originalité n’est-elle pas dans la critique ? Enfin il a compris que même les opinions politiques intervenaient dans les jugements. Quoiqu’il en soit les polémiques sont nombreuses dans ce milieu où la force des caractères est souvent plus affirmée que celle de l’intelligence, de la finesse, de la culture.

C’est pourquoi Claude s’amuse à étudier des textes, à les comparer et c’est au moment où il note sur un cahier une phrase significative relevée dans un livre que grésille la sonnette d’entrée.

- J’ai pensé qu’avec ce temps…

Il est là !

Densité variable des instants ! Moment énorme ! Ah ! Le poids de certaines secondes ! Densité de deux émotions qui s’additionnent ! Ils sont là face à face et chacun teste en lui le trouble qu’il ressent. Intensité des silences au cours desquels l’affection se dévoile. Et un constat de chacun : « Ainsi tu es là ! Ainsi te voilà ! Ainsi tu es ! » Découverte physique de l’autre. Tendresse maladroitement refoulée. Deux regards évaluent, scrutent, fouillent l’autre, ce presque inconnu d’hier. Une certitude : « Il y a du moi en toi, du toi en moi. Je n’avais de ta réalité que des images bâties sur des souvenirs anciens, des photos créant des ersatz de souvenirs. Quelques mots appris de la société, sans valeur ni originalité, qui ne permettent d’établir qu’un portrait flou et faux. »

- Il y a longtemps que je voulais, mais tu sais…

La tête de Claude opine. Oui il sait, du moins il devine.

- J’apprends maintenant… Tu me manquais …

38 39 Alain baisse la tête. C’est un timide pense Claude qui sourit :

- Oui.

Claude comprend tout. Ne sont-ils pas père et fils ? Mots éternels et magiques.

Se sont-ils d’ailleurs jamais séparés ? Non, simplement ils se sont éloignés l’un de l’autre. L’un est parti pour un long voyage et ils se retrouvent. Pour raconter, pour se raconter et ce faisant se découvrir.

- Je t’ai vu il y a quelques mois…

Claude raconte sa visite devant le lycée. Il explique sa honte en adoptant un ton humoristique :

- J’avais l’impression de voler une image.

- Comment m’as-tu jugé?

Claude se récrie :

- Je n’étais pas venu pour te juger et je ne te t’ai pas jugé.

Puis :

- J’ai vu un jeune homme au regard fugace mais franc, direct mais sans agressivité, ne cherchant pas à briller dans le groupe. Un peu distant avec les autres peut-être mais sans intention de vouloir dominer, s’imposer, paraître…

J’ai aimé.

Alain sourit et, avec une brutalité de ton et de langage d’adolescent :

- Moi, je te découvre pas vieux du tout. Et bronzé. Ah ! Dis donc ce que tu es bronzé. Et tu as l’air costaud. Oui, c’est sûr, tu dois être costaud.

C’est au tour de Claude de sourire, il dit :

- Viens t’asseoir.

39 40 Des mains cherchent un contact physique, l’une s’appuie sur une épaule, une autre se pose sur un bras. La salle de séjour de Claude est sommairement meublée, une table bureau, des étagères de livres, des fauteuils en rotin. Le regard d’Alain fait le tour de la pièce. Il n’est pas de simple curiosité, il signifie :

« Je t’apprends. »

- Ouais, je vois … Pas le luxe. Rien de trop. Rien de trop grand non plus.

Il visite :

- La cuisine. Là, ta piaule. Et celle-là ! Minuscule. Et quel foutoir !

- Une chambre transformée en débarras, s’excuse Claude.

Alain s’assied sur un des fauteuils.

- On n’est pas si mal sur ces trucs et c’est pas cher. Quand tu en as marre, tu fous en l’air et tu changes.

Suit un silence et revient l’émotion. Avait-elle disparu ? Claude se détourne,

Alain baisse la tête et murmure:

- Ce qu’on est con quand même !

Puis après quelques instants :

- Je n’avais rien à faire.

Il n’y a dans ces mots, Claude le devine, aucune volonté de blesser, il n’y a rien non plus d’une demande d’excuses. Peut-être une façon d’exprimer :

« Nous sommes tous deux demandeurs. » Claude propose :

- Veux-tu que j’aille chercher à boire ? Je n’ai rien.

Non, Alain n’a besoin de rien, son regard va vers les livres :

- Tu en as un paquet ! On va en parler.

40 41 Il questionne :

- Tu as toujours aimé ? Hein ! Tu en as même laissé chez nous.

Claude note le « chez nous » révélateur. C’est encore un étranger qui parle.

Alain s’est levé, il va vers l’étagère, retire un livre, le feuillette, le remet en place, en sort un autre, lit quelques mots :

- Tu serais copain avec mon prof de lettres. Je t’en parlerai…

Il montre des objets :

- C’est quoi ces merdes ?

Claude a rapporté des objets de ses ascensions, babioles plus que choses de valeur : un vieil opinel auquel il a redonné l’apparence du neuf, un mousqueton en acier, deux pitons à anneaux mangés de rouille, des cristaux de quartz, une pierre verdâtre… Il explique :

- Sans aucune valeur, des choses oubliées par des alpinistes sur une moraine, sur le bord d’un sentier, au pied d’une face, dans une face. C’est une marque d’intérêt pour ceux qui ont écrit l’histoire de l’alpiniste, pour les vieux alpinistes qui nous ont précédés, pour la géologie…

- Oui, des merdes !

Claude ne dément pas.

- Et ça ?

Alain tient un casque déchiqueté.

Claude sourit :

- Vieille histoire, un accident, une pierre…

Intérêt soudain d’Alain :

41 42 - Et tu étais dessous ?

Soudain gêné :

- Merde. Oui, je me souviens, un copain m’a dit. Il m’a parlé d’un truc dans le journal. J’aurais du venir. Je sais…

- Bah ! Dit Claude.

Long silence d’Alain, puis :

- Bon, j’ai été con, minable, c’est sûr !

Un porte-parapluie contient des piolets. Un dresse sa tête camuse au-dessus d’un immense manche en bois rond. Alain le prend, le soupèse, fait mine de l’utiliser. Claude explique :

- Il est très vieux, les alpinistes d’alors étaient solides, les guides étaient des paysans, ils avaient l’habitude, le travail des champs tu sais… Ils taillaient des encoches dans les pentes de glace pendant des heures… Rien de ludique, un outil…

- Pas celui-là.

Alain lève à bout de bras un minuscule piolet entièrement métallique dont la lame curieusement incurvée porte à son extrémité une série de dents profondes.

Il fait mine de frapper une paroi devant lui :

- J’ai vu faire à la télé. On le plante, puis on se tire dessus.

Il le soupèse, le regarde :

- Il a l’air méchant, il est à l’image de notre temps, ce n’est plus un outil fait par un…

Il cherche le mot, Claude dit :

42 43 - Forgeron.

- Oui c’est ça. C’est un produit cogité, un truc d’abord dessiné, un produit d’usine. Un conseiller a du dire : « Faut faire ça… Maintenant, il touche du fric. ».

Claude pense qu’il va au-delà de l’objet, qu’il est curieux d’une évolution, qu’il s’intéresse à l’homme qui est derrière l’objet. Il pense aussi que l’esprit critique est présent. Il dit :

- La technique et l’argent sont entrés dans notre monde …

Alain complète :

- Et le chronomètre ! Je sais, je fais du ski de compète. Avant, la seconde suffisait à départager les mecs, maintenant sans les chronos modernes, on est tous ex-æquo.

Son regard cherche le regard de Claude, il soulève la main d’un geste mou qui veut montrer qu’il rejette quelque chose au loin :

- Tout ça, tu vois, c’est nul. Maintenant on le sait. Avec quelques copains, on critique, on n’accepte plus.

Nouveau geste de la main dans l’espace mais la main est crispée cette fois :

- On cherche. L’alpinisme nous attire, l’Asie aussi. Ce fouillis de mecs qu’on n’entend pas ! Qu’est-ce qu’on pèse nous ? Et pourtant quel bruit nous faisons !

Il est songeur :

- On voudrait trouver. C’est un peu ridicule ce que je vais dire : une forme de pureté qu’on ne trouve pas ici. Nous la pureté on y croît. Dis moi dans l’alpinisme il y a encore une pureté, hein ?

43 44 Il a levé la tête pour regarder son père mais il n’attend pas la réponse et se contente du mouvement de tête indécis de Claude :

- Marrant, toi qui fais de la montagne tu n’es jamais allé dans l’Himalaya !

Pourtant il y a de grandes montagnes là-bas. Des tas de mecs y vont maintenant, pas que des alpinistes au top.

Il ne laisse pas le temps à son père de répondre :

- La pureté, le mot est un peu con, hein ? mais tu comprends ce qu’on cherche.

On a des copains, pour eux tout est tracé, ils travaillent, pas de réflexion. Ils vont vers un job pas chiant, bien payé, les affaires : un rêve pour eux. Tu vois !

D’autres, des mules, tête baissée, ils vivent au jour le jour. Certains font du sport, du vélo, du foot, beaucoup, sport de stade dégénéré, des mecs liés au fric.

Puis il y a les mecs qui n’ont que la télé. Le foot à la télé, c’est quelque chose, non ? Pendant toute une vie admirer des mecs qui ont l’intelligence dans les pieds et la motivation située dans le portefeuille, c’est triste non ?

Claude pense que l’homme a toujours eu besoin d’idoles, de leurres et qu’il a toujours érigé l’argent en indice de valeur. Beussa, son ami, fervent d’expéditions, lui a parlé de ces enfants qui vivent misérablement dans des coins perdus de l’Himalaya mais qui rêvent et parlent foot avec dévotion. Il sourit en disant :

- Le foot a supplanté la religion, il est devenu l’opium du peuple.

Alain, insensible à l’aspect amusant de ces mots, poursuit toujours sérieux :

- Le fric, c’est sûr, ça permet des choses. Les études aussi, une grande école et après on n’a plus besoin de se faire, on se retrouve cadre, un nanti, un type qui,

44 45 quoiqu’il soit, existe au milieu des autres. Et toute sa vie il reste quelqu’un.

Comme toi…

Claude aimerait indiquer que quel que soit le niveau auquel on l’exerce la vie professionnelle est riche en déceptions, mais il voit Alain réfléchir, alors il se tait. Alain enchaîne d’un ton pénétré :

- Mais il y a autre chose, de plus haut, de plus grand. Tu sais le prof. sympa, on va chez lui. Il nous explique. Il nous parle action, sport, et littérature. Il critique hein, pas avec les phrases des politiques, à coup de slogans, non, il disserte, il nous parle de la qualité des choix, de dimension, d’éthique…

Claude montre par des hochements de tête et son sérieux qu’il comprend et qu’il accepte la critique. En réalité il est soumis à une peur diffuse, celle de déplaire. Cette visite pense-t-il est une chose si fragile. Alors il exagère les marques de compréhension et pousse jusqu’à la complicité quand il dit :

- L’éthique a une grande importance dans l’alpinisme. Du moins dans celui que je pratique.

Et il pense : « Je dois être indulgent. Que de merveilleux dans l’adolescence qui se heurte au figé, aux doctrines, au matérialisme du monde des adultes. Ce refus de la société n’est pas critiquable chez des adolescents passionnés. ». Il dit :

- Tu m’expliqueras tout ça.

Il voudrait le questionner sur ses études mais il a peur que sa curiosité soit prise comme un signe d’autorité alors lâchement il ne dit rien et il s’absout en

45 46 pensant qu’il le fera plus tard. Alain poursuit coupant ses propos de silence pendant lesquels il cherche des mots :

- En ski de compète, moi, je touche. Mais, tu vois, maintenant je m’y sens à l’étroit : le matos, le chrono, l’angoisse du départ, la peur, la défonce, la jalousie… quand les autres gagnent, ça suffit pas à faire un mec. Alors, avec des copains on a pensé à l’alpinisme. Pas la montagne du dimanche en famille : le chien, la bouteille thermo, les gobelets en carton et le bouquin sur les fleurs pour apprendre des noms. Non, nous, ça serait le vrai alpinisme. Seulement il y a une chose qui nous fout les chocottes… Le froid, la fatigue : on sait, la neige : ça va, la technique : on devine, mais il y a le vide. Le vide, merde, c’est quelque chose… On a un copain, il habite au douzième étage. On va sur son balcon, on n’ose pas marcher sur la murette du garde-corps. Bon, alors tu comprends, on se dit qu’on est nul… Douze étages : trente cinq mètres, et on sait qu’il y a des faces de mille mètres de haut !

Il reste songeur, lève le regard vers les livres :

- Ouais, tu me passeras des bouquins, le prof. nous dit que quand on s’intéresse à un sujet il faut lire des choses sur ce sujet. Même si c’est du sport, même si c’est de la mauvaise littérature.

Alain s’est tu. Claude s’est levé, il va vers la bibliothèque, il commence à chercher tout en expliquant que c’est la force du désir qui conduit à acquérir force et technique et que c’est une composante née de la force et de la technique qui combat cette crainte du vide que tout individu porte en lui. Il dit :

- Un grimpeur qui n’aurait jamais peur ne vivrait pas longtemps.

46 47 Il commence à expliquer : la corde placée dans des pitons qui la lient au rocher ou à la glace, mais Alain le coupe :

- Tout ça a l’air chouette, tu me diras, mais aujourd’hui je n’ai pas le temps. Les bouquins, tu tries et je les prends la prochaine fois.

Son regard fouille la pièce, cherche un indice :

- Tu vis seul ?

Nouvelle peur de Claude qui bafouille :

- Parfois une amie.

Il rajoute vite :

- Une simple amie et…toujours chez elle.

Il va enchaîner d’autres explications mais Alain éclate de rire et dit :

- Ouais, je la comprends la fille, ici c’est trop moche. Mais je vois, un truc hygiénique, hein ! Bon, quand on a des choses chouettes à faire, le grand amour

ça fout tout en l’air. Nous on est clair là-dessus. Remarque des filles qui baisent comme ça, on n’en trouve pas des masses.

Il regarde sa montre :

- Merde !

Il est debout.

- Faut que je décanille, un copain…

- Tu veux que je te conduise ?

Claude tente de repousser à plus tard le moment de la séparation mais l’autre répond :

- C’est à côté.

47 48 Il est déjà à la porte et comme Claude pose sa main sur son épaule, devinant le pourquoi du geste, il annonce :

- T’en fais pas. Je ne me suis vraiment pas emmerdé et on a encore pas mal de choses à dire et à décider.

Il dévale la première volée de marches, s’arrête sur le premier palier, se retourne, inscrit une expression moqueuse sur son visage :

- Piotr, c’est quand même pas le luxe chez toi, et ton lit il n’est pas large, je la comprends la nana : baiser avec un moine !

Il reprend sa descente, Claude crie :

- Pourquoi Piotr ?

Nouvel arrêt et :

- Si on fait de l’escalade ensemble tu me vois te dire : « Papa, j’ai envie de pisser. »

Son rire frappe la rampe de la cage d’escalier qui lui donne des sonorités métalliques.

Midi trente, pour la troisième fois Brigitte tente d’encastrer sa voiture dans un espace. La place n’est pas grande mais la voiture est minuscule. Elle recommence une nouvelle manœuvre quand Claude arrive à son niveau. Il la guide et la voiture se place enfin le long du trottoir. Il lui ouvre la porte, elle remercie et s’extirpe de son siège. D’un geste rapide elle tire sur sa jupe. Trop tard il a vu des arrondis de peau superbes. Elle lit l’expression admirative qui s’est inscrite sur son visage et sourit. Ils vont côte à côte. Après quelques pas il s’arrête :

48 49 - Qu’y a-t-il, dit-elle ?

- Des talons hauts vous… t’iraient bien.

Il la fixe :

- Elégance des enjambées, corps vertical, buste conquérant, dos plat, visage aux traits fins, port de tête droit mais sans arrogance, de la modestie dans le regard, pas de coups d’oeils insistants, une curiosité qui effleure les autres, une aisance dans le maintien qui n’arrive pas à masquer une pincée de fierté. Mais la simplicité prime, un beau naturel offert avec superbe, sans prétention : la classe !

Elle hausse les épaules :

- J’en mettais avant, quand…,

dans un sourire :

- Je croyais en moi !

- Tu es de celles qui peuvent en mettre sans ridicule. Tu devais attirer les regards.

Elle dit :

- Il aurait mieux valu que je sois de celles qui les conservent, et avec une moue :

- Ca sert à quoi, de nos jours, la beauté dans la marche !

- La marche est une forme d’expression révélatrice de la personnalité.

- Dis-le avec des souliers.

Ils rient. Il poursuit :

- Nous, les alpinistes, pour la marche, nous savons. La marche est une part essentielle de notre activité. Mais nous sommes des besogneux de la marche, nous marchons courbés sous des charges, nous…

49 50 - Tu ramènes tout à l’alpinisme.

- C’est vrai…

- Ne t’excuse pas mon mari était comme toi.

- Je le connais peut-être, le milieu n’est pas si grand…

- Mais Paris est grand et lui n’était pas un alpiniste de ton niveau. J’ai vu le matériel que tu utilises. Lui, il jouait à l’alpiniste, il n’allait que sur des sommets faciles, des voies à vache. C’est bien ainsi que vous appelez les promenades ?

Toi, tu gravis des voies difficiles, des voies D, ou très difficiles, des T.D., mon mari en parlait avec extase. J’ai retenu…

Le ton est moqueur.

Dans le hall de leur immeuble, il lui dit :

- Pourquoi as-tu quitté Paris ?

- Tu connais beaucoup de gens qui choisissent le lieu de leur travail ?

- Venir au pied des montagnes ne te plaisait pas?

- Un peu… peut-être…

Un geste de sa main confirme le peu d’importance de la chose. D’ailleurs elle ajoute :

- Ici ou ailleurs…

Claude pense qu’un séducteur dirait : « Ici il y a moi. »

- Il y avait un poste vacant qui correspondait à ma qualification.

- Fonctionnaire ?

Elle ne répond pas directement :

50 51 - As-tu remarqué que fonctionnaire est un mot hermaphrodite. La démarche de l’escargot n’est pas des plus élégante.

Il oublie de sourire, questionne :

- Pourquoi es-tu partie ? Refus de la grande ville ?

- Pour fuir un effondrement. Pour mettre une grande distance entre ce que l’on est et ce en quoi on a cru.

Il acquiesce :

- Nous sommes de plus en plus nombreux à avoir choisi la rupture. Avant, on allait au bout de sa misère, on se supportait. Ce verbe sous entend le mot fardeau. Etait-ce mieux ? Que de médiocrité, que de vies gâchées dans la patience !

- Difficile quand même.

- Tu étais mariée à l’église ?

Elle répond oui d’un mouvement de tête et des rides d’étonnement s’inscrivent sur son front.

- Pour l’église, un mariage est indestructible. Lors de la cérémonie religieuse le prêtre souhaite aux futurs époux un bonheur qui court pendant des siècles.

Amusant. Le laïque qui pourrait éduquer ne dit rien. Personne ne nous a préparé, personne ne nous a dit qu’il n’y avait pas de bonheur éternel, qu’il y avait usure des sentiments, de la patience et par là de la tolérance. Alors, au lieu de voir le renouveau magnifique qui, au moment de la séparation, se présente à nous, nous ne voyons que l’aspect faillite, le chaos qu’il entraîne. Et nous dramatisons. Pire, nous transformons notre déception en rancune. Nous reportons sur l’autre la

51 52 cause de l’échec. Naît le ressentiment pour les plus sages, la haine pour beaucoup. En réalité nous ne voulons pas oublier l’autre.

- Beau discours masculin. Tu as parlé de marche, pour vous, les hommes, changer de chemin est facile. C’est même un souhait profond, vous êtes toujours prêts à cela. Nous les femmes…

Dans un sourire triste :

- Je suivais une piste qui me convenait. Elle était parfaitement tracée. Tout était simple, j’allais à mon pas. Un jour il m’a parlé monotonie. Tu sais, dans les salons parisiens… Tant que ces mots ont gardé un sens intellectuel tout s’est bien passé. Ensuite, non, je n’étais pas prête, le sol s’est effrité sous moi, il s’effrite encore. Quoi que tu dises ma marche n’est pas assurée.

Elle baisse son regard :

- Je n’ai pas parlé de jalousie !

Elle le fixe :

- Ni de fierté blessée.

Sourire sans chaleur et regard en soi:

- Puis vient la réflexion : il fallait composer, prendre patience, prendre son mal en patience. Curieuse expression, hein ?

Avec force, comme pour se persuader :

- Se dire que l’autre ne peut tout prendre…

Il coupe :

- Beaucoup de médiocrité dans cela. Mais maintenant il te faut regarder devant…

52 53 - Voilà qui t’arrangerait.

Elle a prononcé ces mots d’un ton moqueur et elle cherche son regard, bravache. Il hausse les épaules. Elle :

- La liberté sexuelle ? Non. Une liberté énorme et qu’il faut gérer. Celle qui naît d’un immense isolement, d’une solitude immense. De loisirs trop nombreux : ce temps qu’on consacrait à l’autre dont on ne sait que faire. Les livres… oui bien sûr ! La télévision ! L’opium des désœuvrés. Celle qui abêtit, asservit, tue l’initiative et l’action. On s’effondre dans un fauteuil, on appuie sur un bouton, l’image est là, captatrice. Survient un manque d’intérêt, on n’a même plus à se lever, une pression du doigt permet de changer d’images. Nous sommes fixés sur un siège par les liens d’une dépendance à l’insignifiant. L’émission est terminée, on feuillette les autres. Il y en a toujours une qu’on conserve. On se laisse prendre. Elle est facilité offerte, toute prête a être consommée, un produit sur une étagère de supermarché ! Elle installe sa médiocrité dans tous les vides.

Elle devient habitude, elle devient drogue. Comme toutes les dépendances, elle avilit. Elle fait oublier jusqu’à son existence. La télévision ne permet pas de passer le temps, elle le ronge. Et dans un moment de lucidité on prend conscience que le temps passe, qu’on court à la vieillesse.

Claude commence :

- Après une journée de travail…

Elle le coupe :

- Quand tu remplis des fiches … Toi, je le devine à tes horaires, tu es passionné par le tien.

53 54 - Il n’y a pas de travail qui n’apporte que des satisfactions. Les collègues de travail sont des hommes et les hommes… !

Ils se dirigent vers l’ascenseur, il lui ouvre la porte, s’efface devant elle, elle lui sourit :

- Dans les premiers temps, mon mari faisait ainsi.

Claude plaisante :

- Vous, les femmes, vous voulez tout. La galanterie est tout à la fois une forme de séduction et une négation de l’égalité des sexes, il vous faut choisir.

Elle dit d’un ton de défit:

- Vous aussi vous voulez tout, le beurre et la bergère si elle est baisable.

Il la regarde surpris par la brutalité du mot, mais elle a baissé son regard pour ne pas avoir à affronter le sien.

- Quand je pense qu’au début je te voyais femme libérée et même délurée.

Elle hausse les épaules.

- Patience, peut-être deviendrai-je un jour…

avec amertume :

- une fille de joie.

- Il n’y a pas de tristesse éternelle. Le bonheur est là parfois caché qui affleure. Il faut savoir attendre. Le temps…

Il pense à ces lits de ruisseaux taillés dans les calcaires les plus durs, toujours à sec où l’on voit des vasques énormes creusées par des abrasions de sable lors des orages. A la sortie de l’ascenseur il dit :

54 55 - Il ne faut jamais désespérer. J’avais aussi ma peine et puis il y a eu le mot et puis il est venu. J’ai revu mon fils.

- Je sais, dit-elle.

- Comment sais-tu ?

Elle le regarde dans les yeux :

- Il y a en toute solitaire une concierge qui sommeille, un être à l’affût des secrets, des peines mais aussi du bonheur des autres. Ne crois pas qu’il n’y a là que de la curiosité malsaine, ou même de la compassion ? Si on y réfléchit bien ce n’est qu’une manière de tuer le temps, une infidélité à la télé.

Et d’un ton dans lequel perce l’agressivité, de la jalousie :

- Toi, tu as tout, la montagne, ton travail et maintenant ton fils.

- Veux-tu que je t’emmène en montagne ?

Elle répond :

- Merci, tu es êtes gentil, mais quand on est heureux, s’encombrer d’un tiers…

Allez, Claude, monsieur mon cher voisin, ton optimisme va bien avec ton visage bronzé.

La sensation de promiscuité dans l’ascenseur est forte, mais ils restent silencieux, chacun appuyé sur une des parois. Pourtant arrivé au palier il la prend par une épaule, la rapproche de lui, elle pose sa tête contre son bras. Ils restent ainsi un moment.

- Ce soir dit-il ?

- Oh ! Non. Pas encore.

Elle ne se retourne pas en se dirigeant vers sa porte.

55 56 Dans la semaine qui suivit la visite d’Alain, Claude tria des livres, en réunit quelques uns. Les prenant, il ne pouvait s’empêcher d’en lire une page, alors souvent il s’oubliait et relisait un chapitre. Ils décrivaient, hélas rarement avec talent, les auteurs étaient plus souvent des hommes de terrain que de bons narrateurs, un monde d’actions, d’efforts, de souffrances et de peurs. Rare

également étaient ceux qui avaient de l’humour et savaient en user. Claude choisit les livres racontant les grandes ascensions, celles qui avaient marqué l’alpinisme et participé à son histoire ou ceux écrits par des personnalités fortes, parfois attachantes. Il en fit un tas.

Alain passa un soir, Claude lui montra le tas de livres et comme il commençait

à expliquer pourquoi il les avait choisis, Alain l’interrompit, il était pressé:

- Non ce soir je n’en prends qu’un. Période d’exam. Pas le temps de m’arrêter, je reviendrai Piotr. Et pense à l’escalade que tu vas me faire faire. Salut vieux

Piotr.

Cette visite malgré sa brièveté ravit Claude. Il pensa : « les liens créés entre nous se resserrent. C’est l’alpinisme qui les a créés, il faut maintenant sacrifier à son autel. J’ai semé en lui une graine d’intérêt pour l’alpinisme, est-ce une bonne chose ? Ce sport est dangereux ! Quelle sera la moisson ? » Il eut peur.

Claude a croisé Brigitte devant l’immeuble. Elle va faire des courses, elle a jeté un clair :

- Bonjour monsieur mon voisin.

Et à voix plus basse :

- Bonjour Claude, à bientôt.

56 57 Claude fredonne en rentrant chez lui.

Alain s’est assis sur le même fauteuil que la première fois mais il a adopté une position plus décontractée: la jambe gauche repliée sous la droite, la main droite glissée sous la cuisse, le pied droit se balance, trace des cycloïdes, caresse ou frappe l’espace. Puis il se lève, va prendre un verre d’eau, se rassied dans la même position : il est chez lui.

- Piotr, ça va ?

Un sourire dans un visage éclairé et un regard tendrement moqueur.

- C’est bon d’être là. Marrant hein. Dis Piotr, toi aussi ?

Ces mots plaisent à Claude et cette décontraction qui comble tant de vides et simplifie tout. Alain le regarde, parle, explique sa semaine. Il conclut :

- Mes exam. ! Terminés. Résultats moyens. Tout ça m’emmerde. Manque de reliefs.

Claude l’observe. Il note que s’il a certaines expressions de sa mère, la morphologie générale du corps et les traits de son visage sont de lui.

- Quand je suis parti tu étais un enfant.

Le passé n’inspire pas Alain qui ne dit rien, alors Claude change de sujet :

- Tu veux manger ici ou au bistrot.

Il explique qu’il déjeune parfois dans un petit restaurant, mais qu’en général il cuisine lui-même. Alain hausse les épaules :

- Ici ou ailleurs, mais va pour ici, on sera mieux pour parler.

Claude aurait apprécié d’aller au bistrot, montrer son fils c’était exposer à tous son bonheur, sa richesse! Il ne dit rien. Alain questionne :

57 58 - Au bivouac vous n’avez pas de cuisinier ! Tu dois savoir faire.

- Pour les pâtes et les œufs au plat je suis imbattable. Après, si tu veux on peut aller se balader.

Moue d’Alain :

- On a mieux à faire.

Il interroge:

- Qu’est-ce que tu as comme caisse ?

Claude qui n’a jamais eu la passion des voitures ni éprouvé le besoin d’en avoir une comme faire valoir cite un numéro à trois chiffres et précise :

- Vieille, inusable.

Les qualificatifs sont présentés comme une excuse. Il réalise, tant est grande sa peur de déplaire, qu’il est prêt à en commander une nouvelle :

- Laquelle te plaît ? Tu…

Mais Alain ne lui laisse pas le temps de parler, il dit :

- Pas la gloire. Remarque les bagnoles, c’est sympa. et c’est nul. J’ai des copains qui ne pensent qu’à ça…

Il fait un geste qui exprime la dérision.

- Non Piotr, aujourd’hui on parle sérieux et après je pars avec des livres.

Il a un rire complice :

- On parle de toi aussi et de ta copine. Tu me diras comment elle est : grassouillette ? Maigrelette ? Sexy ? Boudin ? Quelconque ? Nature ? Fardée ?

Une écolo à slogans ? Une intello à lunettes ? Je te vois assez avec une intello. qui explique tout, qui lit Le Monde, a une opinion sur tout.

58 59 Il rit.

- Non, c’est sûrement pas un boudin, comme mec t’es pas mal encore. Ma mère, ta femme quoi, elle se laisse un peu aller…

Claude pense : « Pas sympa. le jugement. Mais il n’idéalise pas, il juge même, ces mots sont une condamnation, ils démontrent que l’ancrage qui les relie n’est pas si solide qu’il annule la lucidité.

Alain :

- Il faudra qu’elle allonge les liens. On a du retard…

Claude réfléchit, se demande : « Elimine-t-il ce qu’elle lui a dit sur moi ?

Refuse-t-il la banalité quotidienne qu’elle lui offre ? » Ce serait normal à son

âge, il est soumis à des pulsions nouvelles. Il s’ouvre à l’indépendance. Son attirance pour l’alpinisme serait-il une recherche d’idéal mais aussi un indice de volonté d’émancipation ? Et moi, je serais celui qui peut le guider dans ce monde fabuleux qu’il a envie de connaître ! Le verbe guider me plaît, il va avec celui de père.

Alain s’est levé :

- Allez Piotr, on bouffe ici, je vais t’aider.

Mais il se dirige vers la bibliothèque et regarde les mains derrière le dos.

Claude lui dit :

- Je t’ai préparé le tas qui est sous la fenêtre, pas trop, il ne faut pas que ton travail en souffre.

Il dit cela en riant. La peur de tout gâcher, encore. Puis il va dans la cuisine où il s’active, plus attentif à ne pas décevoir qu’à briller. Alain a laissé les livres, il

59 60 rejoint Claude, s’occupe de tâches mineures, se voudrait utile. Quand tout est prêt ils sont à peine assis qu’Alain déclare :

- Je te l’ai dit, nous refusons la routine, quatre copains. Des vrais, hein. On s’interroge.

Il regarde le contenu de son assiette :

- Sale gueule ton truc…

La bouche pleine et dévorante :

- Eviter l’hypocrisie bien sûr … Chercher ce qui marque, le costaud quoi …

L’école oui, mais elle est bête, figée, réac. Et puis devenir un intello : lire son journal tous les soirs, disséquer l’actualité, discuter dans le vide, se gonfler les joues avec des mots à la mode ou savants… ou alors se prendre pour des révolutionnaires parce qu’on parle de cul et qu’on change de bonnes femmes…

Il lève les sourcils :

- Pas dégueulasse au fond ton plat, y a pire…

Il touille les choses dans son assiette, poursuit :

- Le père d’Alexandre, lui c’est le foot, il loupe pas un match, le cul rivé devant la télé. Sauf quand un but est marqué, alors il pousse des cris, se lève, des gestes pareils et aussi cons que ceux des joueurs, mais lui son gros ventre saute, tu vois… Le père de Damien, c’est la politique, la révolte en phrases, des trémolos : « Faut être fidèle à nos grands-pères. ». Le père d’Anselme c’est aussi la politique, mais l’autre : « Dans dix ans y’aura plus de bougnoules que de

Français. On paye trop de charges… »

Alain reste concentré :

60 61 - Non, tu vois on peut pas suivre. Il y a le ski bien sûr, je te l’ai dit : en ski,

Piotr, je touche, si je voulais … peut-être un jour. Mais la piste, c’est la ville, et tu le sais Piotr, la ville c’est con, c’est sale. L’alpinisme, c’est pas dans un stade qu’il se pratique. Tu comprends l’importance du sauvage, hein, Piotr ?

Oui, pense Claude. Et moi je suis celui qui va ouvrir les portes du sauvage.

Normal, ne te plains pas c’est ce qui a motivé son retour. Ferme ta gueule et comprends, ce qui compte c’est qu’il soit là. Il n’y a pas d’affection sans rencontre. A toi de créer un climat favorable qui assurera la solidité de la suite.

Alain continue :

- Mais on a vu des films à la télé. Des types pendus par les doigts, un vide pas possible … Tu te dis : où est le bluff ? … C’est ça qu’il faut m’expliquer, comment c’est possible. C’est un truc de cinglés, de surhommes ? Il faut un don ? Toi, t’es pas un surhomme quand même. On est tenté, mais merde si c’est la roulette russe, on n’est pas prêt.

Claude écoute, opine, réfute par des mouvements de tête, l’air sérieux.

- Ma mère, elle dit que les alpinistes sont des aliénés et des égoïstes, mais son jugement n’est pas sûr, tu comprends pourquoi, hein !

Il remplit son assiette vide :

- C’est vraiment pas trop dégueu.

Et il jette en riant :

- A toi Piotr, tu as un nouveau disciple devant toi. Fais l’article.

Claude commence par expliquer les différentes pratiques de la montagne. Elles vont de l’escalade d’agrès aux ascensions de sommets himalayens, du sport de

61 62 stade au sport pratiqué dans une nature encore pleinement sauvage. Dans ce cadre, encore un sport d’aventure et parfois même d’exploration, l’hiver surtout.

Il dit que comme dans toutes les activités humaines on peut écrire les équations des individus…

- Tu fous des maths partout, mais vas-y, le coupe Alain.

Alors Claude détaille :

- Schématisons, il y a les alpinistes contemplatifs, ceux-là sont surtout sensibles

à l’environnement prodigieux, à l’esthétique des formes et des couleurs de la haute montagne. Il y a les purs sportifs qui n’apprécient que l’action, la dépense physique, la beauté ou la précision du geste. Il y a les ambitieux, qui recherchent l’exploit par la difficulté, les mercantiles qui veulent monnayer leur activité. Il y a les protecteurs. Il y a les purs, sensibles à une éthique. Il y a les timides, les misanthropes qui trouvent dans la montagne un domaine de solitude. Il y a les petits, les grands alpinistes. Il y a le pseudo grand alpinistes. Il y a enfin la multitude des alpinistes chez lesquels aucun trait particulier ne domine, ils sont un peu tout cela.

Il conclut en riant :

- Et les formes de pratiques sont aussi nombreuses. Il y a autant de formes d’alpinismes qu’il y a d’alpinistes différents.

- Et toi ? Questionne Alain brutalement, tu te situes où ?

Claude devine le désir d’Alain de le voir répondre qu’il fait partie des grands alpinistes mais malgré sa peur de déplaire il répond :

62 63 - Je fais des courses difficiles, mais je ne suis attiré ni par le danger ni par la gloire. Quant à l’argent !

Un mouvement de tête indique qu’il n’a pas besoin de développer cet aspect.

- Classe moi dans les alpinistes classiques, les bons alpinistes, les alpinistes complets car je pratique toutes les formes. Je n’ai rien à démontrer par l’alpinisme. Sur le plan de l’ambition, la considération de mon milieu professionnel me suffit.

Après réflexion il ajoute :

- Mon travail est très absorbant.

- Pourtant tu as failli mourir !

- On se tue dans des ascensions faciles.

- Tu connais les grands alpinistes ? Des types comme Beussa, Socrate. Tu les connais ?

La question est posée avec brutalité et Claude perçoit dans l’attente de la réponse, une certaine anxiété.

- Je les connais très bien. On se rencontre dans des falaises, dans des refuges. On grimpe parfois ensemble en montagne, car il ne faut pas penser qu’ils ne font que des courses extrêmement difficiles.

- Tu les connais, ça c’est chouette, mes copains parlent d’eux.

Claude pense que connaître des personnalités d’un milieu auquel on s’intéresse constitue déjà une sorte de qualification. Il imagine la fierté d’Alain expliquant à ses amis que son père grimpe avec ces alpinistes dont les médias parlent si souvent.

63 64 - Bon, parle-moi du vide.

La moue qui accompagne le mot vide vaut un discours. Alors Claude explique que la technique et le matériel mais aussi l’habitude, l’entraînement et la force physique sont les meilleures armes pour vaincre la peur du vide. Un grimpeur n’est pas un trompe-la-mort. Il tient à sa vie. Il insiste :

- Ceux que tu vois pendus par les doigts, sans corde, sur des falaises verticales, sont comparables à des gymnastes qui ont répété des centaines de fois leur exercice ou qui ont l’habitude de faire du beaucoup plus difficile. Considère qu’ils utilisent ce que l’on appelle dans mes études un coefficient de sécurité

élevé.

Claude parle ensuite longuement de la part importante qu’a l’accoutumance. Il conclut en disant :

- Rares sont les passionnés qui ne s’habituent pas. Beussa a une jolie phrase pour expliquer cela, il dit : « Le vide est une chose toujours sérieuse, c’est un animal dangereux qu’il faut dompter. »

Claude pose une main sur un genou d’Alain et en riant :

<< Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas parfois se botter le derrière. >>.

- Tu peux dire le cul !

Mais Alain reste sérieux :

- Tu sais, à ski, quand tu es au départ d’une descente, il faut aussi se botter le cul. Le courage notre prof., celui qu’on aime bien, nous en parle. Il apprécie

Saint Ex. Il nous cite des mots de Gide dans la préface à Vol de nuit, je crois.

Mais de Gide il nous dit que c’est une belle plume chaussée de pantoufles.

64 65 Saint-Ex. je veux bien, il a fait des trucs. Encore que ce qu’il dit sur la rigueur

ça sent un peu le surhomme de l’époque. A la limite du facho peut-être !

Claude a envie de sourire, il ne s’est jamais beaucoup intéressé à Gide et

Saint-Exupéry est bien loin.

- Mais on se tue quand même dans ton truc. Je me suis renseigné pour ton accident, par un copain, son père…

Une pensée bloque son discours :

- Bon d’accord j’aurais du venir te voir, mais comprends c’était pas mûr.

Claude opine, inscrit l’évidence sur son visage. Alain se justifie :

- Je ne l’ai su qu’après. Mes copains m’ont dit, ton copain mort, toi blessé, l’hélico. Tout.

Soudain inquiet :

- Il n’y a pas de traces, de séquelles ?

Claude montre une cicatrice sous ses cheveux :

- Mes amis prétendent qu’il y en a, que depuis …

Alain le coupe :

- Des conneries, je suis sûr.

Et avec un grand sérieux :

- Piotr, il faut que tu m’emmènes. Pas dans un truc comme le Mont Blanc ou les

Ecrins, la neige je connais. Non, il faut que je sache. Dans un truc où on met les mains, où il y a du vide. J’aurai sans doute les chocottes. Mais on verra.

Claude explique que la haute montagne est bien enneigée mais qu’il est possible d’aller grimper sur une falaise de faible altitude :

65 66 - Un peu de voiture, une heure de marche …

- C’est toi qui vois.

Alors Claude propose :

- Libère toi une heure dans la semaine, nous irons acheter ton équipement : chaussons d’escalade, baudrier. J’en profiterai pour renouveler certaines choses qui ont vieilli : des nouvelles dégaines, de nouveaux coinceurs…

- J’aime ces mots.

- Des mots de techniciens. La corde aussi…

Il dit, amusé :

- Une vieille corde c’est bon pour les copains, pour son fils il faut une corde neuve.

Alain est debout, heureux.

- N’oublie pas tes livres

- Ouais. Je te le dis Piotr, je n’ai pas vu le temps passer…

Il est déjà sur le palier, un sac à dos plein de livres, mais il se retourne et avec une gravité soudaine :

- Piotr, je crois que l’alpinisme ce sera mon truc,

et, après un silence :

- Et je suis sûr que tu es un bon.

Claude se penche par dessus le garde-corps pour le regarder descendre. Il a une façon particulière de dévaler les marches à une vitesse stupéfiante en glissant de nez de marche en nez de marche.

Il pense : le ski de compétition !

66 67

Tous les deux savent que le moment est venu. Alain profite d’un moment où sa mère, occupée à une tâche domestique, a le dos tourné pour lâcher :

- Je l’ai revu.

- Je sais dit-elle.

- Comment ?

- J’ai vu les livres.

Elle ne dit rien de plus.

- Je vais faire de la montagne, avec lui.

Elle a une crispation de son corps. Elle nettoie un objet pris sur une étagère, longtemps, trop longtemps, puis elle le repose. Elle reste immobile. Elle ne dit toujours rien.

Il bafouille :

- Tu sais à l’école on a parlé alpinisme…

Enfin elle murmure :

- Toi aussi.

Elle va se précipiter vers lui, puis s’arrête et comme il veut parler, brutalement elle crie :

- Non !

Alain, étonné par sa brusquerie et le ton violent, plus ordre que supplique, obéit au commandement. Il se tait.

Est-elle capable de comprendre qu’il aspire à être autre chose que ce qu’il est avec elle, que sa vie actuelle ne le satisfait plus. Son discours meurt sur ses

67 68 lèvres. Elle s’est assise à côté de lui, le visage baissé vers le sol, les yeux fixes. Puis elle lève les yeux vers lui, le fixe. Elle a un sourire absent. Elle se met à parler, à murmurer plutôt, un ton de grande lassitude, et les phrases sortent par bribes:

- Après la séparation, j’ai fui les autres. Avec toi, pour toi, je me suis réfugiée ici, sur un îlot. Loin de tous, loin de toute vie sociale. J’ai choisi la solitude…

J’ai fui les hommes dont le regard m’appelait. Je ne me suis accordé aucune fête, aucun loisir. Tendue, toujours, sans relâche, sans aucun moment de répit. Tu

étais le seul objet de mon souci, mon seul loisir. Je t’ai tout consacré… Pour préserver notre intimité, j’ai imbriqué nos deux vies.

Elle lève enfin les yeux :

- Je sais la part qu’a inspiré la fierté et la jalousie dans ma décision. Mais ne crois pas que l’égoïsme a joué un rôle.

Elle hausse les épaules, questionne :

- Le ski de compétition ne te suffit pas ?

Il fait non de la tête.

- Je croyais …

Non elle n’est pas inconsciente, elle est même lucide. Elle lui prend une main :

- J’ai cru que ce nouvel équilibre serait éternel. Le but me semblait noble. Je ne me suis jamais dit : « Il me doit tout. »

Il pense : « Tu le formules quand même.». Et ose :

- Tu pouvais admettre le partage, un mi-temps. Il a souffert lui aussi, il ne m’a rien dit mais j’ai compris.

68 69 Elle est prête à lui dire : « Lui, c’est un homme ! », mais elle s’arrête à :

- Lui…

Après un silence elle dit lentement :

- Il a l’alpinisme, un travail valorisant, d’autres femmes…

Elle poursuit du même ton las :

- J’ai refusé une autre vie de couple et mon métier …!

Un geste des mains suffit à le qualifier.

- Comment aurais-je pu envisager un partage ? Lui accorder, c’était l’avantager encore. Il avait trop de bonnes cartes dans son jeu.

Alain pense que sa jalousie fausse la logique, qu’il est maintenant pour elle celui qui trahit.

Elle découvre qu’elle va aborder une nouvelle forme de solitude portant en elle une nouvelle forme de tristesse qui lui est liée. Et lui se rend compte de la douleur dont il est la cause. Il va à elle. Elle s’accroche à lui, désespérée :

- S’il te plaît, conserve moi quelques instants, et en montagne …

Claude l’a appelée. Elle est restée silencieuse un grand moment, puis a murmuré :

- Tu le reprends. Je ne vais pas lutter, ce que je ferai ne servirait d’ailleurs à rien.

Il a dit :

- Ne place pas cela dans le cadre d’une compétition, il suit son chemin pour devenir un homme. C’est pourquoi il revient vers moi qui puis l’aider.

Elle, encore à voix basse :

- Mais s’il se tue, as-tu pensé ? S’il se tue !...

69 70 A suivi un grand silence. Puis ce qui ressemble à un sanglot. Et le bruit sec du récepteur se reposant sur le boîtier.

Claude reste immobile, figé.

- Claude est gai. Claude chante. Claude met tout le monde en boîte. Claude a de bons mots.

Ces mots font le tour des bureaux.

En ce moment Claude est dans celui de Mathieu, il s’est assis en face de lui.

Mathieu a levé la tête, a posé la feuille qu’il était en train de lire et il dit :

- Gamin ! Alors ! Lequel de tes deux jouets ?

Claude sourit. Mathieu le regarde :

- La bergère ?

Claude fait non de la tête :

- Alain.

Mathieu lui offre un regard affectueux.

Claude explique :

- Il est attiré par l’alpinisme. Tu sais dans les passions de l’adolescence, ce besoin d’action, mais surtout ce refus de l’établi, ce désir de se démarquer des autres, la part de rêve aussi… C’est un timide, avec une sensibilité de timide, celle qui pousse au besoin de solitude, à la misogynie quand on est âgé…

Il n’a pas le temps de terminer sa phrase, Soie ouvre la porte :

- Mathieu j’attends la lettre, si tu veux que je l’envoie…

Elle reconnaît le dos de Claude :

- Tiens, il est là !

70 71 Le pronom sonne comme une claque. Claude se retourne, sourit, un peu confus, un peu narquois.

Soie regarde Mathieu :

- Monsieur s’esquive…

Sa main sinue dans l’espace.

- Mais je m’en fous, je suis sur un coup meilleur.

Elle continue de ne s’adresser qu’à Mathieu, mais dans le ton qui se veut joyeux, perce la rancune :

- Ce type, je ne le voyais jamais les week-ends. Il passait dans la semaine faire ses dévotions. Celles-ci terminées, il s’en allait en disant : Salut, à demain.

Et vers Claude :

- Je suis donc sur un coup, un type bien, disponible, lui.

D’un ton bravache :

- Qui me fait partager ses dimanches.

Le ton bravache devient ton de défi

- Et qui a de l’imagination. Lui.

Lui est suivi d’un rire aigu, un peu trop insistant. Elle se tourne vers Claude et, avec ironie :

- Et on m’a dit que tu laissais tomber l’autre, ta voisine. Pour ton fils : sacré papy va !

Elle sort et Mathieu murmure :

- Bonne fille quand même.

Claude opine et ne dit rien.

71 72

DEUXIEME PARTIE :

Claude a choisi une petite falaise. Elle est loin de la ville et éloignée du bord de la route. Il y a bien une heure de marche pour en atteindre le pied. Il a pensé :

« Obligation de solitude, pour la première fois c’est mieux. Obligation d’intimité aussi, j’accepterais mal que d’autres lui donnent des conseils. »

La falaise, calcaire blanc en toile de fond, ferme l’horizon. A son pied une pente de caillasse parsemée de genévriers et d’herbe en touffes. Alain marche derrière Claude, absorbé. Il lève parfois la tête, la présence forte, proche,

énigmatique de la falaise est là qui interdit toute évasion. Elle attire son regard.

Il l’observe avec une perplexité inquiète qui va croissant. Par moment son escalade lui paraît impossible, par moment elle lui inspire une sorte d’aversion.

Sa verticalité l’étonne, pourtant son père l’a décrite : « Pas très difficile … elle n’a que vingt-cinq mètres de hauteur, elle est parfaite pour un essai. » Alain calcule, transcrit la hauteur en nombre d’étages : un mur pignon de huit étages !

Et il sera bientôt au pied de ce mur avec obligation de le gravir. Obligation ? Oui obligation morale puisqu’il l’a voulu. Il est celui qui, dans quelques instants, sera accroché sur cette façade trop blanche, trop lisse, trop raide. Où sont les prises ? Où sont les replats qu’on lui a dit se trouver dans toute escalade ? Son regard va à la pente d’herbe qui coiffe la falaise, elle est raide mais des arbres poussent sur elle. Des arbres, un tronc rugueux, des branches basses qu’on peut encercler de ses bras. Geste d’amour, sa vie qu’on préserve. La vie ! La falaise,

72 73 un lieu de dangers, au mieux un lieu d’incertitudes, de malaises. Il s’imagine, l’escalade terminée, saisissant à pleines mains une branche écailleuse qui traîne près du sol comme il le ferait du bras d’un ami. Et il pense : « mais avant de la saisir il y a 25 mètres de vide ! » Court-il à la défaite ? L’épreuve sera-t-elle trop forte ? Et vient la conclusion : Pourquoi suis-je venu ? Pourquoi ne pas abandonner ? L’escalade, est-ce vraiment mon truc ?

Claude, heureux, loin de cette misère parle en marchant, intarissable :

- Tu verras le rocher, un bon urgonien avec une stratification bien marquée, tu lis sur lui l’histoire des abysses. Des prises franches. Les granits eux te parlent magma, degrés de cuisson… Je t’expliquerai. Tu sais un grimpeur porte aux rochers un intérêt particulier. Les façons de les escalader ne sont pas les mêmes…

Ses mains miment :

- Escalade en finesse, escalade athlétique, petites prises anguleuses, grosses prises arrondies… Il y a une différence d’escalade entre les différents calcaires, la protogine du massif du Mont Blanc, la dolomie des dolomites, les granites et les gneiss du massif des Ecrins. Et puis il y a la glace, la neige. Non il faut dire les glaces, les neiges. Une saloperie la neige, un matériau rarement sûr. Mais les neiges tu connais … Le rocher a une certaine franchise…

Il ne termine pas sa phrase :

- Tu verras, dans les grandes faces calcaires, un vide coupant, taillé aux ciseaux, immense avec des visions aériennes étonnantes sur le point d’attaque, les vallons, les plaines tout en bas. Tu es là, accroché à des saillies ridiculement

73 74 petites luttant contre la gravité. Tu découvriras l’importance des mains. Dans nos sociétés les mains n’existent que pour le paysan, l’ouvrier. Oui il y a les artistes, les dentistes, les chirurgiens… mais eux n’ont pas besoin de doigts forts et puis ce sont des intellos. Pour nous la main c’est une pince avec son manche, le bras. Un ensemble qui doit être solide. Tu apprendras la force mais aussi l’intelligence qu’il y a dans les mains. Tiens pour un néophyte une bonne prise est celle sur laquelle on pose la main. C’est rarement le cas. Il y a mille sortes de prises, des inclinées, des rondes, il y a même d’excellentes prises sur lesquelles on ne tire pas mais sur lesquelles on pousse. Il y en a même qu’on saisit par- dessous…

Il rit. Il conclut :

- Tu verras, les mains sont les outils du grimpeur. Il faudra que tu leur donnes la force, que tu leur apprennes la technique. Il faudra qu’elles soient toujours affûtées, toujours prêtes pour un travail… Ah ! La belle expression : « Tenir sa vie entre ses mains. »

Il lève un bras :

- Avec de mauvaises mains il y a la peur, l’incapacité d’avancer. Bien sûr en second il y a la corde.

Il est gai tout à coup :

- Ah ! La corde !

Il sifflote un air, s’interrompt, il questionne :

- Tu sais comment est mort Absalon ?

Tout à sa gaieté, il s’arrête :

74 75 - Ce n’est pas par ses cheveux qu’il resta suspendu. Il se met soudain à chantonner :

C’est par un des poils de son cul.

D’une longueur phénoménale,

Qu’au sommet de la branche fatale,

Absalon resta suspendu…

Il s’interrompt :

- Je suis bête, hein ! >>

Alain bougonne un son qui peut passer pour un signe de gaieté.

Claude ne termine pas, il a repris sa marche.

Maintenant pour voir la falaise un regard oblique ne suffit pas, il faut incliner fortement la tête en arrière. Alain l’observe et la perçoit comme un mur de prison empêchant toute fuite.

- Regarde, dit Claude :

Il montre un énorme surplomb dans la falaise. Voir croquis 1, en fin de texte.

- On attaque par la dalle à droite de cette arête. Arrivé sous le toit, on appelle toit un surplomb, on traverse à gauche. Un passage sympa. On se retrouve sur la dalle de gauche en plein ciel, puis on monte droit jusqu’à la sortie. Je t’assurerai autour d’un arbre. Les points qui brillent sont les ancrages. Ils ne sont pas d’une grande qualité, l’équipement est ancien, mais je connais la voie. Après si tu veux on ira faire …

- Faisons celle là coupe Alain crispé.

75 76 Il pense : « S’il y a un après, mais ça m’étonnerait. » Mais Claude ne perçoit pas l’inquiétude d’Alain, il extériorise sa bonne humeur :

- Une autre fois nous irons tenter les dalles sous le toit à droite, elles ont été faites une seule fois par Beussa et Socrate, ces deux alpinistes dont tu as entendu parler.

Alain sèchement :

- Celle-là suffira aujourd’hui.

Ils sont sous la muraille. Claude s’équipe, il explique :

- Tu vois, je ne prends pas grand-chose, quelques coinceurs, quelques dégaines…

Il montre à Alain comment mettre son baudrier, fait son nœud, le vérifie :

- Faut pas que je déconne, hein ! Un nœud d’attache, tu sais, c’est important. On se raconte l’histoire de cet Autrichien qui, grimpant en second, dans les falaises du Yosémite, voit tout à coup, dans un passage vertical, sa corde filer au-dessus de lui. Son premier de cordée la tirait vers lui, le nœud s’était défait ! Imagine : mille mètres de vide franc et lui accroché à des saillies minuscules !

Alain formule dans sa tête : Bon exemple pour me tranquilliser. Il est inconscient ce mec. D’accord, il grimpe bien, mais comme psychologue il est zéro.

Maintenant Claude s’approche de la paroi, il s’est remis à fredonner :

Depuis ce trépas mémorable,

Tous les hébreux ont résolu,

Pour éviter un sort semblable,

76 77 De se raser les poils du cul …

Il a saisi les premières prises et s’arrête de chanter. Sans se retourner il dit :

- Quel plaisir de grimper !

Rapidement il n’est plus pour Alain qu’une paire de semelles posées sur le vide, supportant une silhouette étrange.

Et le temps a passé. Pour Alain, une succession de secondes précédant une lourde défaite. Dans la traversée qui permet d’atteindre les dalles supérieures, son corps a refusé d’exécuter les ordres de son cerveau. Combien d’hésitations, d’esquisses de mouvements, de retours en arrière se sont succédé ? Et pour ajouter à ce naufrage, tout à coup, sa jambe droite qui supporte le poids du corps s’est mise à trembler. De là-haut sont venus des conseils puis des cris, un commandement à la fin :

- Prends la corde… Prends la corde…. Prends la corde.

Il s’est décidé, il a pris la corde de la main gauche, il a exercé sur elle un effort de traction. Mal tendue elle ne l’a pas supporté et il a pendulé dans le vide. Une véritable chute ce pendule avec en conclusion le corps dans l’espace, les pieds posés à plat sur la dalle, à dix centimètres au-dessus du surplomb ! Tout cela dans un temps très court, mais suffisant pour qu’il soit ressenti par ses sens en immense frayeur.

Maintenant ils sont redescendus. Ils sont dans la voiture, silencieux tous les deux. Chacun ressasse ses pensées, de sombres pensées. Pour Alain, celles inspirées par son incapacité : « Je suis un nul, ce sport n’est pas pour moi. »

Pour Claude, celles découlant d’un sentiment de culpabilité : « Pourquoi avoir

77 78 choisi cet itinéraire ? Il y en avait tant d’autres ! » Pourtant tout avait bien débuté, Alain s’était rapidement élevé. Sa musculature n’était-elle pas habituée

à obéir, à résister à de plus durs efforts ? Il lui avait appris des gestes plus difficiles et même plus subtils : le ski de descente demande de grandes qualités athlétiques, mais aussi une technique dans laquelle la finesse n’est pas absente.

Il n’avait donc eu aucun mal à comprendre les mécanismes nécessaires à une progression normale. Il se rappelait ce que lui avait dit son père : « En terrain facile ou de moyenne difficulté, ce sont les jambes qui accomplissent l’essentiel des efforts, les bras, les mains ne sont là que pour éviter le basculement du corps. Un grimpeur est un corps en équilibre instable. Il n’y a que dans les passages très difficiles que les bras interviennent vraiment dans la progression. »

C’est au moment de traverser qu’était venue la révolte de son corps. Elle s’était traduite par l’impossibilité d’accomplir les mouvements. Bien que combattue par sa raison et sa fierté, cette incapacité l’immobilisait. La corde lui indiquait la direction, aucune erreur n’était possible, mais les prises n’étaient pas franchement horizontales, elles étaient obliques ou verticales, elles n’étaient pas grandes. Surtout, le vide décuplait la perception de difficulté qu’il ressentait. Il n’était plus derrière lui, il était là, visible, effrayant, sur sa gauche. Sa tête butait sous le toit. Sous lui, les dalles lisses qu’il venait de gravir mais à gauche il allait se retrouver en plein ciel. Les dalles sous le surplomb de gauche, restaient invisibles. Tant qu’il n’eut pas dégagé la corde de l’ancrage placé à droite de son corps, il se sentit en sécurité, c’est quand il l’eut décrochée que vint la peur. Ce piton, c’était l’attache, la corde libérée, tombant en boucle sur le vide, était

78 79 image de sa chute. Lorsqu’il eut libéré la corde du piton, il cria. Son père devinant qu’il était au pas délicat, tira la corde jusqu’à ce qu’il sente la résistance du corps. La tension soudaine de la corde le déséquilibrant décupla la peur d’Alain. Elle entraîna, par une crispation plus forte de ses muscles, une volonté d’immobilisme. Si les prises avaient été franches, il aurait effectué le pas ! Deux bonnes prises pour le pied et la main gauches étaient visibles, hélas elles étaient trop éloignées. Les extrémités des doigts de la main droite étaient enfoncées dans une dépression oblique mais acceptable, il fallait, pour progresser, que la main droite abandonne cet appui, qu’il vienne se poser à côté de la main gauche, sur un simple arrondi. Cette translation déplaçant le corps les nouvelles prises de pied et de main gauches devenaient accessibles. Gestes simples ! La raison refusait de les accomplir.

Claude au-dessus n’avait aucune peine à imaginer pourquoi Alain ne progressait plus. Il pensait : « Logique, il y a de l’intelligence dans la prudence, elle est plus ou moins développée suivant les individus. Ceux qui en sont dépourvus sont ceux que l’on nomme les casse-cous. Le blocage d’Alain est d’ordre psychologique, il est dicté par l’imagination. En lui faisant imaginer la chute, il impose l’arrêt à son corps. Ce n’est que lorsqu’il aura acquis l’habitude du vide, quand il aura appris les techniques de l’escalade qu’il fera taire sa prudence. L’habitude fait que l’on est capable de faire abstraction du vide. La technique enseigne à faire confiance à de mauvaises prises et à répartir le poids du corps sur plusieurs appuis, aucun de ceux-ci n’étant suffisant pour équilibrer

à lui seul ce poids. La confiance que l’on peut faire à une adhérence a des

79 80 sources complexes. Il y a tant de formes de prises, tant de surfaces différentes, tant de positions du corps, des mains, des pieds. La puissance musculaire, la force physique dans les bras, celle en pince des mains ne servent parfois à rien.

L’escalade est un sport plein de subtilités ! Seul un long apprentissage permet de les acquérir. Quelle équation complexe ! »

Il entend le cri d’Alain :

- Ne tire pas.

Claude pense que la tension de la corde l’empêche d’enlever le mousqueton.

Il lâche quelques décimètres, maintenant elle décrit une courbe vers le bas et ne bouge plus. Alain est paralysé, un tumulte en lui. Il raisonne : « Si je tombe, je ne ferai qu’une chute de un mètre. » Une objection naît : « Mais je serai sous le surplomb, coincé, incapable de le franchir. » La peur, mot au sens multiple, inspiré par la chose toute simple qui est l’amour de soi, désir de vivre, réaffirme fermement l’interdiction de bouger aux membres. Alain fait plusieurs tentatives, pied et main gauche se dirigent vers le dièdre, mais le regard va à l’absence de matière sous lui et chaque fois le mouvement n’est pas été terminé. Et la voix là- haut qui commande :

- Prends la corde… Prends la corde…

Cet ordre accentue le désarroi. Et pour ajouter à cette faillite, est venu le tremblement de sa jambe droite.

Réunis sur la pente d’herbe supérieure, Claude a tenté d’atténuer la déception d’Alain, il a expliqué :

- Bien sûr pour le premier c’est facile il peut se tenir à la corde…

80 81 Il a plaidé coupable :

- J’ai été stupide, je n’aurais pas du choisir cet itinéraire…

Il a tenté de convaincre, cherché des explications :

- Il faut une accoutumance, un entraînement spécifique, le subjectif est nourrit par l’imagination, il est combattu par la technique. Pas facile d’abandonner des prises sûres. Bref j’ai eu tort, faisons une autre voie…

Mais Alain est resté silencieux, il a haussé les épaules :

- A quoi bon. Un ridicule par jour suffit et il n’y aura pas de prochaine fois. Je ne suis pas fait pour ça. Je l’ai bien vu. Je suis un pauvre type.

Ils se quittèrent déçus d’eux même et de l’autre. Claude qui, de retour en ville, espérait un geste, un mot ouvrant une parcelle d’optimisme à l’avenir n’eut droit qu’à un :

- Arrête moi loin de la maison, ce n’est pas la peine de l’emmerder. Et garde le matos, je n’en aurais plus besoin.

Alternances de périodes sans relief, de rares moments de gaieté, d’adversités, de véritables malheurs, de désastres, isolés ou en série, une vie. Quelques jours après cette tentative, alors qu’il est chez lui et jette un coup d’œil par la fenêtre il voit une voiture s’arrêter sous l’immeuble. C’est une puissante voiture de marque étrangère, une de celles qu’affectionnent ceux qui ont besoin d’extérioriser leur réussite professionnelle. La voisine en descend, le conducteur aussi. Un bel homme en costume, cravate sobre et souliers vernis noirs. Ils parlent avec vivacité. Elle a posé sa main sur le bras de l’homme et le regarde en souriant. De grands rires les secouent parfois. Puis elle se dirige vers l’immeuble

81 82 jetant une dernière phrase qui le fait rire encore avant qu’il ne reprenne sa place derrière le volant. La voiture s’éloigne avec lenteur. Elle la regarde partir, le conducteur se penche à la portière pour lui adresser de grands signes. Cette vision ajoute ses effets à ceux causés par le lamentable échec de la sortie avec

Alain. Le pessimisme de Claude s’installe avec force.

Pourtant un jour Alain revient. A peine la porte franchie il s’écrie :

- Piotr, l’autre jour j’ai été mauvais. Il faut dire que ton truc n’est pas nul. J’ai expliqué à mon prof. de gym. Il m’a dit qu’il ne fallait jamais abandonner au premier échec, qu’avant de prendre une décision il fallait recommencer. Notre entraîneur pour le ski, lui, m’a expliqué que chaque sport demandait une préparation physique spécifique et que cette préparation avait un effet sur le psychique, sur ce qu’il appelle le mental

Alain est concentré sur son sujet, il parle avec sérieux :

- Et puis j’ai commencé tes bouquins. J’ai commencé par ceux que tu as baptisés : « l’époque charnière. » Celle du début des grandes difficultés franchies sans véritables protections.

Il se déride :

- Et alors là ! Quel monde ! Moi qui croyais que l’alpinisme c’était un truc bien défini. Dis, ton Livanos, c’est quelque chose, hein ! La classe, un style et des sourires, c’est rare l’humour dans un texte de sport. Terray, un bon aussi. Un type qui s’intéresse aux autres, qui les décrit mieux que par des esquisses. Et

Rébuffat, c’était un pur ? C’était le plus fort de l’époque ? Non ?

Claude regarde Alain avec tendresse.

82 83 - Je me suis rappelé aussi ce que tu m’as dit : qu’on s’accoutumait au vide.

Alors, voilà, je suis bon pour un nouveau voyage. Peut-être maintenant avec les beaux jours on pourrait aller en haute montagne. Et tu pourrais m’acheter du matos sérieux, j’ai envie d’avoir plein de trucs à moi, des choses chez moi : des vêtements, des chaussures, un piolet, des crampons, des mousquetons, des dégaines, des coinceurs, un vrai sac… Tu vois, des trucs qu’on peut toucher dans la semaine…

Vaste geste de la main.

- Tu comprends pourquoi, hein, ça stimule de toucher du mat. Des trucs chouettes, je ne voudrais pas des occases, ni de la pacotille.

Ils allèrent acheter le matériel. Au retour, les bras chargés, ils croisèrent la voisine, elle leur sourit sans s’arrêter. Avec un brin d’ironie, l’index levé, regardant Alain:

- Le retour de l’enfant prodigue.

Claude lui offrit un sourire sans chaleur.

Chez lui, alors qu’ils alignaient le matériel et les vêtements sur le sol Alain dit :

- Tu touches ?

Et comme Claude ne comprenait pas, Alain indiquait l’extérieur d’un signe de tête :

- Belle gueule, belle silhouette, beau cul, tout quoi. Sûr, elle n’est pas neuve mais sa carrosserie est impeccable et puis tu as roulé toi aussi…

Claude a un geste de négation.

- Tu devrais, c’est loin d’être une épave.

83 84 Il hoche la tête :

- T’es pas obligé de te lancer en haute mer, mais un petit cabotage de temps en temps…

Long rire.

- Vous les vieux, vous êtes compliqués. Nous, si on peut baiser, on baise. Par contre on ne veut pas se laisser embobiner, penser qu’à ça. Les sentiments, c’est peut-être bien, mais on verra après…

Il fixe Claude :

- D’ailleurs des filles qui baisent y’en a pas la pleine mer !

Claude a envie de lui demander s’il a déjà navigué, il n’ose pas. D’ailleurs

Alain change de sujet :

- Ce week-end, deux jours, tu es d’accord ?

Claude met quelques secondes à comprendre qu’il ne s’agit pas de navigation mais d’alpinisme. Il réfléchit, propose. Il explique à Alain qu’ils ne dormiront pas dans un refuge, il lui dit :

- Je n’aime pas la promiscuité, nos retrouvailles n’ont pas besoin de spectateurs.

Le bonheur est un spectacle intime, nous bivouaquerons.

- Sous une tente ?

- Non, bien sûr, nous dormirons sous la lune, à la belle étoile, comme tu veux.

Une belle étoile ? Des étoiles en nombre incalculable dans un coffre d’Ali Baba si vaste, qu’un regard immobile ne peut pas le parcourir. Au-dessus de nous, un drap de lit de milliards d’années lumières de ciel pur. Pour la tranquillité c’est parfait, pour le rêve c’est mieux encore. Nous irons plus loin que le refuge, la

84 85 fatigue dépensée le premier jour est à déduire de celle du lendemain. En d’autres termes nous dormirons dehors.

Le ton a appris à Alain que ce n’était pas la façon habituelle d’agir.

- S’il pleut ?

- Il ne pleuvra pas.

- Comment tu sais ?

- La météo : on traverse une période de hautes pressions. Et puis des fibres en moi, quand on est souvent dehors, on perçoit les sautes d’humeur du temps.

Ils sont partis. Pendant le trajet en voiture, Alain est resté silencieux, mais

Claude a compensé par une exubérance verbale qu’Alain ne lui connaissait pas.

Il a parlé alpinisme, technique, roches. Il a expliqué la marche d’approche, le refuge à mi-chemin, la montée sur la moraine, la montagne qui tout à coup apparaît. Le bivouac…. Il conclut ses phrases par des : « Tu verras, tu verras. »

- Quatre heures de montée quand même, mais on ira doucement.

Encore un : « Tu verras, tu verras. »

Et la façon d’insister sur ce verbe laisse présager des découvertes prodigieuses.

Ton d’un prêtre parlant de l’au-delà, il explique la course :

- Pas extrêmement difficile, simplement difficile, mais ce qu’on appelle une grande course. Un truc sérieux. Une course mixte, de la neige, du rocher, peut-

être de la glace. Nous prendrons chacun un seul piolet, pas de ces deuxièmes marteaux piolets qui écrasent la difficulté : trop d’artifice dénature l’alpinisme.

85 86 Tu verras, la neige que tu connais n’est pas la même que celle que tu vas découvrir.

Ils ont garé la voiture, trié le matériel, chargé les sacs, et maintenant cela fait deux heures qu’ils marchent. Le sentier tracé dans un versant raide sinue entre des blocs rocheux énormes, il tente parfois d’attaquer frontalement la pente mais il abandonne vite et s’économise dans de nombreux lacets. Parfois il s’apaise dans un court replat, parfois il est caillouteux, parfois sable, parfois, jouant les routes à deux voies, il comprend une ligne d’herbe dans son milieu. Pauvre herbe, quelques touffes rares, des vies meurtries par les chaussures des hommes et les sabots du bétail qui lutte pour sa survie. Là, est un ruisselet qui coupe le sentier, plus loin, un autre s’approprie un moment le sentier et en fait son lit.

L’eau a emporté le sable et le pied oscille ou dérape sur ce sol de cailloux instables.

Voilà le sentier dans une zone peu inclinée, à l’aval, il va frôler une falaise aux bords verticaux. Au pied de cette falaise, le torrent se précipite en une succession de pentes fortes et de ressauts qui créent une suite de cascades désordonnées. Alain observe et pense : « Cette eau court vers la mer. Quel bel exemple d’effet de l’attraction terrestre. Elle use, rogne, lisse, transporte, poursuit sa tâche millénaire. Elle est mouvante, elle est vie. Une vie qui se nourrit d’usure de roches. Elle grogne et crie, s’exprime en grondements. » Il s’arrête pour regarder : le courant en colonnes d’eau de couleur bronze se divise entre des blocs énormes, chute, se fracasse dans des vasques dans lesquelles

86 87 l’eau d’un bleu nuit, semble tourner inlassablement. Alain montre le torrent à son père, il dit :

- Dis, Piotr, le siècle est pour lui ce que la seconde est aux hommes.

Tous deux observent, silencieux. Des éclaboussures de lumières fusent à travers les gouttes d’eau, pépites brillantes, étincelles d’eau qui façonnent une frange de brume irisée. Ils sont heureux.

Alain questionne :

- Piotr, lequel a droit au nom du torrent : l’eau sans cesse renouvelée ? Le lit taillé dans la roche ? Le mobile, l’immobile ? L’actif ? Le passif ?

Claude lève un bras en signe d’ignorance.

Ils marchent maintenant dans une zone de pâturages. Le sentier est à l’adret, il court, trace grise de gravillons dans des prairies au profil doux. A peine au- dessus d’eux, la caillasse descend en langues brunes dans le fond de ruisseaux secs. L’herbe monte plus haut sur les rives qui ne sont pas ravinées. Plus haut encore des strates rocheuses de schistes noirs jouent les falaises. A côté du sentier un liseré de plantes aux feuilles d’un vert intense, touffes épaisses dédaignées des ovins qui préfèrent les graminées aux parfums intenses qui se cachent éparses entre les cailloux. Ils ne croisent que quelques arbres isolés : un aulne, un minuscule pin noueux, un genévrier, tous sont recroquevillés sur leur survie : des solitaires pensent Alain. Il se souvient que son père, tout à l’heure, dans la voiture, lui a dit:

- La forêt est à l’arbre ce que la ville est à l’homme, on n’y trouve que des arbres grégaires. L’alpiniste est un solitaire, il est rarement à l’aise dans la forêt. Son

87 88 domaine est au-dessus, il va des prairies d’altitude aux caillasses, des caillasses aux glaciers, des glaciers aux parois. Et ces parois conduisent aux cimes, points dominants, son but. Un sommet est un lieu pour solitaires.

Et en riant, il a ajouté :

- Le véritable alpiniste n’a pas l’esprit grégaire, il ne peut s’épanouir que loin des autres.

Sur l’autre versant, à l’ubac, la forêt. Des sapins puissants alignés en troupes laissent la place à quelques mélèzes et à deux bouleaux vêtus de blanc. Ici, dans une clairière d’herbe verte, une tache rouge, des rhododendrons jouent les décorations.

Alain comprend maintenant le sens des paroles de son père.

Dans l’herbe, assis, vivant avec intensité un farniente durement gagné après une heure de marche, des touffes de promeneurs. Autour d’eux des enfants courent dans l’herbe. Parmi eux des adolescents. Alain joue, s’applique à jouer son rôle d’alpiniste. Il est l’un deux. Il va, décontracté, un peu blasé. C’est un solitaire, il n’est pas arbre de la forêt, lui. Il sait que son piolet et ses crampons, bien visibles sur son sac, en témoignent. Un piolet, des crampons suffisent à distinguer un alpiniste d’un touriste. Il regrette de ne pas avoir pris son piolet à la main comme l’a fait son père, mais la télévision lui a montré des alpinistes le portant fixé sur le sac et il a voulu faire comme eux. Son père le porte à la main.

Parfois il couche d’un revers brutal une touffe d’orties, parfois dans les parties raides du sentier, il le tient par la pique et c’est curieusement la panne qu’il pose sur le sol, parfois il le place en équilibre sur son épaule. Dans sa main, on le

88 89 devine, le piolet n’est pas un simple instrument, c’est un outil d’artisan, ou mieux une arme de combattant, une épée qui attend son heure.

D’autres promeneurs vont sur le sentier. Ils les doublent ou les croisent. Rares sont ceux qui levant la tête offrent un regard d’amitié ou un salut complice.

- Des hommes de la forêt dit Alain.

Et Claude sourit.

L’herbe disparaît, le bruit du torrent est oublié. Alain rattrape son père, lui dit :

- On s’entend marcher.

Devant eux, un bouleversement du terrain. D’une faille striant la falaise qui les domine est descendu un dos de graviers lumineux, encore neufs, non oxydés par les ans. Sous leurs pieds, ils crissent et roulent. Un minuscule ruisselet y serpente. Claude s’arrête observe la coupure, explique :

- Ici, tout est paisible, pourtant l’hiver et au printemps descendent, venant de là- haut des avalanches monstrueuses. Neige poudreuse l’hiver, neige chargée d’eau au printemps. Parfois elles traversent le vallon, remontent sur l’autre versant.

Il montre à Alain sur l’autre rive un bloc énorme cinquante mètres au dessus du lit du torrent. Il dit :

- Imagine le poids.

Il calcule, propose un chiffre.

- Au moins vingt tonnes ! L’avalanche l’a porté là en se jouant.

Il ajoute :

- Et elles sont parfois imprévisibles. Gare au skieur qui se fait prendre : si la neige est poudreuse il sera enseveli ou soulevé par le souffle, emporté comme

89 90 une feuille et il s’écrasera sur un relief, si c’est une avalanche de neige de printemps, il sera entraîné, parfois broyé… Regarde.

Le bras de Claude désigne au dessus de la barre rocheuse les vastes terres très inclinées au pied de sommets mal individualisés :

- Des dizaines d’hectares ! L’hiver, un magnifique réservoir de neiges instables.

Il sourit :

- L’avalanche, un danger bien plus sérieux que le vide !

Et avec un regard gai à Alain :

Allons.

Ils reprennent leur marche. Le sentier descend un peu puis reprend en montée dans un versant raide. Ils marchent longtemps sans parler. Soudain, sur un replat, un panneau supporté par un poteau métallique, inscriptions délavées, illisibles. Un sentier part sur la gauche. Claude s’arrête, le désigne. Il dit un nom qu’Alain n’entend pas, puis :

- On ira une fois, tu verras, grande course !

Devant eux, il montre de la pointe de son piolet quelques maisonnettes au loin.

- Des ruines, le refuge est sur la bosse au-dessus, regarde bien on voit le toit. On y fera une petite halte. Tu feras connaissance avec PtiJean, le berger et avec Paul le gardien. Les connaître, c’est aussi apprendre la montagne.

Le refuge est là : sur un soubassement en pierres une cabane de bois noircie par les ans. Un homme en sort :

90 91 - Je t’ai reconnu quand tu es sorti à La pancarte, ta silhouette, ta démarche…

Ton fils bien sûr, pas besoin de demander. Je savais que tu avais un fils. Je savais aussi…C’est bien comme ça ? Non ? Je suis heureux pour toi.

Il hoche la tête plusieurs fois et questionne:

- Alors, lui aussi !

Claude fait oui de la tête, il dit tranquillement :

- Je suis content de te voir Paul ? Tu as eu un bon hiver ?

- Le ski de piste, la routine…

- Tu as fait quelques courses ?

- Avant la saison quelques balades à ski puis les classiques : la Ouest des Aigles, du pic Nord, le pilier Candau.

- Tu ne changes pas.

- Dis-le vite. Je n’ai plus le goût pour les grandes courses, je ne suis pas capable de suivre mes jeunes confrères…

Son visage passe de la gaieté à l’hilarité :

- Et puis il y a ça.

Il montre son début de ventre en riant :

- Heureusement mes clients vieillissent aussi… Rentrez.

Claude refuse :

- Le soleil serait vexé.

Ils se sourient. Il y a dans l’herbe à côté du refuge un replat sur lequel s’empilent décolletés, shorts et jupes d’où jaillissent des membres bronzés.

91 92 Claude s’assied. Alain pose son sac s’installe à côté de lui. Un homme s’est approché, écoute, questionne Alain :

- Vous allez où ?

Alain désigne négligemment une frange de pics alignés qui émergent de la moraine frontale barrant le fond du vallon.

- Il n’y a pas de refuge !

Alain regarde l’homme :

- Nous allons bivouaquer.

Allons, il n’est pas un arbre de la forêt, lui. Fierté. Et puis, son matériel en témoigne, il est celui qui va à la fatigue et au danger !

Paul apporte deux verres, s’assied à côté d’eux.

- Tu as vu l’autre jour ?

- Les deux jeunes ? J’ai lu, dit Claude.

- Ils sont partis à une heure du matin. C’était une bonne heure, mais je leur ai dit : il ne gèle pas, revenez dans quelques jours. Tu sais le temps de printemps…

Attendez que le vent du nord soit installé. Aujourd’hui, allez à la Sud Ouest, c’est une belle course. Ils n’ont pas voulu m’écouter, ils ont souri, ils ont pensé : « trop facile. » Tu parles, du V, pour eux ! … PtiJean les a vus, une coulée minuscule, pas plus, mais quand tu es sur tes pointes avant… Et les broches à glace ! Tu y crois toi à ces trucs quand la glace est molle ?

- L’accident du couloir ? Vous les avez vus ? Questionne le touriste.

Paul qui n’a pas envie de raconter opine et se tourne rapidement vers Alain. Il demande à Claude :

92 93 - Tu l’emmènes où ?

- Facette Nord-Est et dôme. Varié, un peu de tout, pas facile parfois mais toujours sûr. Et le bonnet sommital ne doit pas être en glace. Remarque, la neige il connaît bien, il fait du ski de compétition, descente surtout.

Paul pousse des rires tristes en bêlements :

- Toi, tu sais. Le rocher sera tout sec, le couloir et le dôme sûrement en neige.

Paul fait un geste vers Alain :

- Il a de la chance, les jeunes souvent ils se tuent par …

Il ne trouve qu’incompétence, le refuse et dit :

- Parce qu’ils ne savent pas. >>.

- Oui dit Claude que cette discussion devant Alain gêne. Il abrège :

- Allez Paul on te laisse, on y va.

Claude s’est levé et Alain l’imite. Ils chargent leurs sacs.

- Salut Paul.

- Conserve-toi

Alain a apprécié cette familiarité, cette simplicité dans les contacts, ce salut local. Et la densité des propos échangés. Le site, l’ambiance, la conversation aussi lui ont plu. Il est dans un lieu où se produisent des drames. Il se souvient de certaines paroles : « Il ne gelait pas… en pointes avant, une coulée… les broches à glace… » Il devine sur eux le regard des touristes. Il entend les mots de celui qui est venu le questionner et qui dit maintenant aux autres :

- Et ils couchent dehors !

93 94 Juste derrière une butte ils ont trouvé Jean le berger, assis dans l’herbe, jumelles collées aux yeux.

- Salut Ptijean, appelle Claude.

Le berger repose les jumelles sur son ventre. Les bras baissés libèrent un visage rond. Une bonne bouille pense Alain qui éprouve pour lui une curiosité immédiate.

- Ah ! C’est toi. Je disais à Paul : On ne l’a pas vu encore cette année, il ne va pas tarder…..

L’accent du midi, la voix grasse, la lenteur de l’élocution, les mots traînent dans la bouche, passent lentement la porte des lèvres épaisses, confirment la bonhomie et l’absence d’agressivité de l’homme.

- Toujours là ! Pas encore fatigué de courir ? Et tu l’emmènes où ? Salut jeune homme. Ton père et moi on se connaît depuis dix ans. Il est fou ton père. Tu ferais mieux de courir les filles.

Il regarde fixement Claude :

- Tu sais ? On a beau être habitués…

Il tapote ses jumelles :

- J’ai tout vu.

Il ferme à demi les yeux :

- Et des jeunes ! C’est pas pareil. .

Sa tête va de gauche à droite :

- J’étais au pied. Je les jumelais de temps en temps… Ils avançaient bien, à neuf heures ils étaient au goulet. Prudents pourtant, ils s’assuraient. Quand ils ont été

94 95 au milieu, il y a eu un petit nuage qui est parti de l’arête, il est descendu doucement… Va, il ne devait pas y avoir épais de neige. Le nuage est arrivé sur eux. Avant qu’ils disparaissent j’ai vu que le premier ancrait son piolet. Après je n’ai rien vu ils étaient dans le nuage. Mais tu parles, le piolet n’a pas tenu. Et le second au relais non plus. Je les ai aperçus, ils étaient déjà aux premiers rochers,

ça va vite tu sais. Après, grand saut dans le vertical. Ils ont tapé encore une fois puis ils ont glissé dans la pente raide, tout doucement dans le bas. Mais là ils ne bougeaient plus, va. Ah ! Vous êtes cinglés. Des jeunes encore ! Il y a tant de choses en eux qui les poussent. Je comprends un peu, il faut qu’ils se fassent des hommes. Paul, lui, il est obligé. Mais toi ! Avec le bon métier que tu as… Et tu l’emmènes, lui ! Je le vois bien que c’est ton fils, il te ressemble assez va… Eux, bon, ils sont morts, ils ne savent plus. Ils ont su peu de temps qu’ils allaient mourir, ils n’ont eu que quelques secondes devant eux pour réaliser, mais les familles. Pauvres gens, la mort d’un fils c’est contre nature va. Quelqu’un vient ou on leur téléphone, eux ils écoutent. Ils ne pensaient à rien, ils se contentaient de vivre. Peut-être une pensée de temps en temps à celui qu’ils savent faire une chose dangereuse. Et tout à coup le sinistre est dans leur maison. Les voilà

écrasés. Après, ils ruminent leur douleur: Quand il est parti c’était une vie, une part de la leur. Il était jeune, beau, gai, enthousiaste et maintenant c’est un cadavre. Un cadavre ! Tu en as pourtant vu Claude des cadavres en montagne, c’est pas beau, hein ? Et eux, les parents, ils apprennent le mot. Et, parce que celui qui raconte se tait parfois, ils devinent un amas de chairs, de peau, des organes dehors, du sang mélangé, des os qui sortent… Et voilà. Ils savent qu’il

95 96 leur faudra porter cette image en eux longtemps, longtemps. Et ils apprennent ce qu’est le vide d’un être qui a les a quittés. Des vies gâchées ! Claude, t’es d’accord hein ?

Claude écoute, ne dis rien, baisse la tête. Alain fixe Ptijean, boit ses paroles.

- Je suis allé prévenir Paul, pour l’hélico. Je ne me suis pas pressé va. Ils n’ont pas eu à chercher, tu parles. Ils avaient sauté la rimaye, ils étaient là, au pied du cône d’avalanche. Posés sur la neige lisse à peine recouverts de poudreuse, gelés, durs… Des choses, pas des vies, Claude, des choses. L’hélico s’est posé à côté, c’est pas la place qui manque va. A dix heures tout était fini. Je suis monté pour changer mes béliers de place. Je ne voulais pas qu’ils restent là, au-dessous, c’est bête hein. J’ai vu un bout de casque, une sangle, une gourde cabossée…

Ptijean a baissé les yeux, il fouille la terre du bout de son bâton :

- Je les avais vu au refuge la veille. Pas gros durs pour deux ronds, pas m’as-tu vu, des garçons simples. Des amoureux, tu vois ce que je veux dire. Ils ont parlé mais ils n’étaient pas avec nous : tu parles la course qu’ils allaient faire... Et puis je les ai vu tomber… Tu comprends hein, ça explique pour les béliers.

Il tousse un sanglot :

- Le bon dieu il interdit le suicide ! Mais l’église pour l’alpinisme elle dit rien.

C’est normal ? Bon tu me diras que j’exagère. Mais l’alpinisme difficile des fois c’est la roulette russe. Avec un énorme barillet, d’accord, mais qui a une balle quand même.

Ptijean remue sa grosse tête :

- Quand même, entre le suicide et… >>.

96 97 Il cherche le regard de Claude :

- Du coup j’ai oublié deux béliers. Ils doivent être dans la cuvette d’herbe sous la moraine, près du Gros Bloc. Je les cherche, si tu les vois, fais les descendre…

Silencieux Claude et Alain reprirent leur marche sur le sentier devenu caillouteux, l’herbe maintenant était rare. Devant eux, tout à coup, comme un talus, la moraine frontale. Le sentier s’y tordait en lacets. Claude, depuis la rencontre avec le berger n’avait rien dit. Il avait marché tête baissée. Alain, lui, repensait au berger, à Paul le guide. Ces hommes lui plaisaient, il n’en connaissait pas de semblables en ville. Il se dit qu’à leur manière ce n’étaient pas des arbres d’une forêt. Ils n’avaient rien de conventionnel. Paul comprenait l’alpinisme, il ne jugeait pas. Ptijean critiquait, c’était logique. C’étaient pourtant tous deux des hommes de la montagne. Mais Ptijean pouvait-il comprendre les jeunes ? Oui puisqu’il avait dit : « Des jeunes encore. » Profitant d’un arrêt, Alain questionna :

- Piotr, ces deux jeunes, ils étaient dans une grande course…

Une grande course, Claude remarqua qu’Alain utilisait déjà les termes du milieu. Il fit oui de la tête.

- Ils devaient être forts !

Claude réfléchit. Il ne pouvait pas dire non : « A neuf heure ils étaient au goulet. », avait dit Ptijean. Mais être fort n’est-ce pas aussi connaître, dominer les choix.

- Oui, techniquement ils étaient forts. Mais la technique ne suffit pas. Ils n’auraient pas dû attaquer une course de glace. Ce jour là il ne gelait pas. Ils

97 98 auraient dû aller faire une course de rocher. Mais je ne veux pas être de ceux qui critiquent.

Parce qu’il avait peur pour Alain il dit :

- Ce sont des choses que je t’apprendrai.

Il mettait dans le verbe apprendre une excuse, pensait : « Je lui apprendrai ce qu’il doit faire, plutôt, ce qu’il ne devra pas faire. Définir pour lui ce que nous appelons les risques normaux. Pour le reste, les impondérables, que faire ? Ils existent aussi dans la vallée, en ville. Mais les paroles du berger revenaient, accentuaient son sentiment de responsabilité : « Tu ferais mieux de courir les filles. » Dans ce chaos de pessimisme se levait une lueur de logique : « Pour simplement courir les filles Alain ne serait pas venu le revoir. »

- Tu les juges ?

Alain fixait Claude et Claude restait silencieux un moment. Pour gagner du temps peut-être ou parce qu’il réfléchissait, il répéta la question :

- Les juger ?

Il ne répondit pas à la question et poursuivit :

- C’est une des choses de l’alpinisme. Ce danger côtoyé, accepté, recherché même peut-être…

Un nouveau long silence, puis, en phrases morcelées, non terminées :

- Alain, on ne sait pas toujours où est la limite du danger normal, où est la limite du raisonnable… Normaliser l’admissible! La mort bien sûr… Ptijean exagère quand il parle de suicide. Oui, il y certaines courses… Ce sont les jeunes qui souvent se tuent, ils commettent des fautes que ceux qui ont l’expérience ne

98 99 commettent plus. Il faut simplement que tu retiennes le tragique qu’il peut y avoir dans l’alpinisme. Et que c’est lui qui fait que l’alpinisme ne sera jamais un simple sport.

Et, pour clore la conversation, Claude répéta :

- Je t’apprendrai.

Mais au fond de lui il se disait que la montagne était riche de trop d’impondérables et chaque parabole de ses pensées le conduisait à la question :

« Ai-je raison de l’emmener ? » Il développait : « Il était simplement perdu, mais un accident me le ferait perdre définitivement. »

Alain, lui, ressentait tout cela comme un faire valoir. La mort de ces jeunes il ne la percevait pas dans ses fibres, elle était extérieure à lui, comme faisant partie du décor. Il le devinait, la ferveur qui animait ces jeunes rendait leur mort logique. Ils s’étaient démarqués, ils avaient vécu intensément, ils avaient existé pleinement, ils étaient allés au-delà des autres. Explorateurs de terres sur lesquelles aucune vie ne séjourne, ils s’étaient élevés au-dessus d’eux même.

Lui se sentait comme eux, il portait tant de désirs, de forces en lui qui l’incitaient à être autre chose. Il murmura : « Autre chose qu’un simple arbre de la forêt. »

Ils arrivèrent au sommet de la moraine. Devant eux, un moutonnement de caillasses recouvrait une glace devinée. Celle qui était visible était blanche en surface, d’un bleu limpide sur les tranches. Plus haut les cailloux disparaissaient, le glacier était habillé de sa neige d’hiver. Il se dressait en ressauts lisses ou striés de crevasses, coupures fines ou larges, franchement visibles ou esquissées.

99 100 Parfois d’énormes blocs fracturés se superposaient en strates de couleurs

étonnantes allant du blanc, à l’émeraude, à des bleus immatériels. Ils dressaient leur instabilité, image du temporel, de l’éphémère. Ce glacier chaotique constituait un soubassement à une barrière de pics, d’arêtes et de couloirs cyclopéens. Sur leur gauche, la moraine latérale, sinueuse et aiguë semblait le contenir pour l’empêcher de se répandre contre la montagne. Elle exhibait une tranche fort raide dans laquelle étaient incrustés de gros blocs de granite blanc.

Claude arrêté, murmura :

- Il avance pourtant, presque immobile, mobile néanmoins. Image du temps qui passe. Marche géologique, avancée millénaire d’eaux figées se brisant dans des chutes. Il rabote, transporte, inlassable. Imagine son avancée, même dans les rapides, dans les cascades, elle se compte en temps de vie d’homme... Tel qu’il est on pourrait le gravir, peu de difficultés mais que de risques ! Grandiose.

Hein ! Quelle scène ! Et l’arrière plan !

Alain observait les sommets, élancements, saillies, pointes, masses, se succédaient en ligne frontale. Silhouettes toutes semblables et pourtant différentes, flancs jamais identiques. Même si on retrouvait les mêmes composants : faces séparées par des couloirs, arêtes, éperons, dièdres, fissures découpant des volumes, rares paliers plus vires que replats. Les couleurs aussi

étaient différentes: des gris, des blancs, des bleus noirs, quelques taches ou rainures plus foncées. Là une dalle jaune, couleur des lichens qui la recouvrait.

Claude énuméra : des noms de pics, des orientations, des caractéristiques servant de noms pour les désigner :

100 101 - Voilà la Nord Est, là le Pilier Nord, le Couloir courbe. Deux Parisiens, en

1936, en ont fait la première ascension. En crampons à dix pointes ! Pas mal pour l’époque, hein !

Comment fait-il pour les connaître et les reconnaître pensait Alain.

- On devine notre itinéraire mais on le verra mieux tout à l’heure.

- Où se sont-ils tués ?

La question surprit Claude qui avait oublié. Il indiqua sans un mot une face sur la droite. Vaste versant vertical, succession de ressauts rocheux striés verticalement de saignées de glace noire.

Alain la regarda longtemps, elle était sinistre et terriblement raide, il douta qu’on puisse la gravir. S’il connaissait la montagne blanche, celle des pistes, des foules, il n’avait qu’une connaissance vague de celle qu’il découvrait aujourd’hui. Celle là, il ne l’avait vue que de loin, d’en face, de l’autre côté d’une vallée.

- On passe par la moraine.

Claude refusant le morbide se dirigea vers la gauche. Pour rejoindre cette moraine latérale, ils descendirent sur des roches moutonnées interrompues par une minuscule dépression au sol de galets et d’herbe rase. Claude s’arrêta soudain:

- Regarde…

A leur pied entre deux blocs de rocher, une source. Une vasque d’eau d’une transparence parfaite. Elle s’écoulait par un minuscule ruisseau.

101 102 - Remarque : elle ne sort pas horizontalement, mais verticalement, elle sourd, c’est le verbe. >>.

Au dessus du fond de la vasque, des brillances virevoltaient, tournaient, montaient, descendaient. Grains de sable soulevés par le courant ascendant, mobile fascinant.

Claude songeur :

- Je me dis chaque fois : quel beau problème ! Les grains sont soulevés par l’eau qui jaillit du fond, ils retombent vers lui dès que la gravité est plus forte…

Il marqua un temps d’arrêt :

- Non bien sûr, il ne faut pas dire les maintenir en l’air mais les maintenir en eau. Il y a là un problème d’hydraulique lié à un problème d’attraction terrestre.

Complexe. Un philosophe lui, y lirait l’infini du temps.

Il enchaîna :

- Alain, je suis passé là pour la première fois il y a 20 ans et ce tourbillon existait déjà. J’ai questionné des vieux paysans, des vieux guides, Ptijean, tous le connaissent. Tel il était, tel tu le vois aujourd’hui ! Mobile centenaire ?

Millénaire ? Jusqu’à quand durera-t-il ? Parfois après de fortes pluies, les eaux des torrents et des ruisseaux voisins sont grossies, salies, cette source jamais.

C’est un spectacle apaisant, je le regarde toujours avec émerveillement.

Alain observait le nuage de sable soulevé du fond, s’élevant en volutes minérales, retombant sur les bords et il comprit l’émotion de son père.

- Peut-être, un jour, seras-tu celui qui diras à ton fils : « « Mon père déjà… ! » ».

Ce spectacle apaisa Claude lui fit oublier l’accident.

102 103 La mère d’Alain avait sorti une boîte de photos. Elle en choisit une. Là, sur une piste, Claude sur des skis. C’est sur cette même piste qu’ils se sont connus.

Il revenait d’un sommet. Il skiait bien. Un style sobre, des gestes purs. Elle venait de chuter au bout d’un schuss, une chute spectaculaire. Il l’avait vue et il s’est arrêté pour lui demander si elle avait besoin d’aide. Après, il était resté avec elle, il lui avait donné des conseils. Les mots elle s’en souvenait :

- Vous êtes trop droite, accroupissez-vous. Quand vous tournez faites-vous légère. Vos skis doivent effleurer la neige.

Elle en prit une autre. Sur celle-là, c’est le jour de leur première balade en été, elle est appuyée contre le mur du refuge. Ce jour là, quand il l’a raccompagnée, elle n’a pas voulu qu’il reste. C’est plus tard elle se souvient, qu’elle lui a dit :

- Si tu veux aujourd’hui.

Une autre : là, c’est Alain tout petit, une autre, une autre, Claude encore puis

Alain plus grand. Là ils sont ensemble. Elle a reposé l’album, elle a repris la photo d’Alain. Elle murmure :

- Il me le reprend. Plus grave, il l’appâte avec l’alpinisme.

Elle repose la dernière photo, reste la tête levée, le regard au loin, un regard qui ne voit rien.

Ils suivaient le fil de la moraine. Alain fatigué avait ralenti l’allure. Claude continuait à marcher vite, comme s’il n’y avait pas eu de blocs branlants et de graviers roulant sous les pieds. De le voir aussi à l’aise décourageait Alain et amplifiait sa fatigue. Claude s’en aperçut et s’obligea à marcher lentement.

Quand enfin il s’arrêta, Alain qui marchait tête baissée buta sur son sac. Sous

103 104 eux, à quelques mètres, un replat dans le fil coupant de la moraine offrait une horizontale inespérée. Simple dépression élargie, son sol était constitué de sable fin. Quelques herbes fines et hautes, de celles qui crissent lorsqu’on les arrache et qu’on aime écraser entre ses dents en marchant y poussaient par touffes.

Quelques mousses se plaquaient au nord des blocs de pierres affleurant le sol.

- Notre chambre à coucher. L’eau stagne ici à la fonte des neiges, expliqua

Claude. Il y a même certaines années, un minuscule lac. Voilà pourquoi il y a du sable…

Les sacs posés il montra les faces. Elles étaient proches, visibles en totalité, dents inégales d’une scie démesurée. L’une massive et svelte se détachait en proue sur les autres, jaillissait du glacier. Un pilier médian jetait son étrave puissante vers le vallon, il était coiffé par un étrange glacier mi-dôme, mi-tour de glace qui jetait des lueurs métalliques et se détachait en sagaie sur le ciel encore luisant de clarté. A gauche du pilier un couloir de neige entaillait la partie basse de la montagne. Juste au-dessus d’eux la moraine redevenait coupante.

Claude désignant la montagne avec exaltation :

- Et voici notre Tête blanche. Regarde. Le couloir est en neige, mais le dôme sera bientôt en glace. L’itinéraire est évident : on gravit le couloir jusqu’à ce qu’il butte sur des rochers. On traverse et on prend pied sur une large vire au pied de la facette Sud-Ouest. On gravit cette face. En haut on remet les crampons pour grimper l’arête de glace.

Un grondement se fit soudain entendre. Dans le haut du couloir glissait une nappe de lait. Rapidement elle se plissa en drap et accéléra sa vitesse. Elle

104 105 n’était pas continue mais descendait en vagues qui se succédaient. Vers le milieu du couloir elle disparut dans une sorte de tranchée qui entaillait la glace.

- Belle goulotte dit Claude.

- Demain c’est foutu dit Alain impressionné par la puissance de ce cours d’eau, ses rugissements et le bruit d’impact des pierres détachées qui frappaient maintenant les bords rocheux du couloir.

- Pourquoi ? Questionna Claude étonné.

- Mais, tu as dit qu’on devait passer dans ce couloir.

Curieux pensait Alain sous le choc de cette vision dantesque, il me parle de limite acceptable de dangers, de limite du raisonnable et il trouve normal de me faire aller entre deux parois de rochers où chutent des énormes avalanches. .

- Tout ce qui tombe aujourd’hui ne tombera pas demain. Demain quand nous serons dans le couloir, il gèlera, donc il n’y aura ni chutes de pierres, ni avalanches.

Ils s’étaient adossés contre une murette instable. Claude dit :

- Je l’ai construite. C’est une de mes résidences secondaires.

Il regardait Alain avec un sourire affectueux :

- Tu as drôlement bien marché. Fatigué ? Ne me dis pas non je serais vexé.

- Un peu quand même.

- L’eau n’est pas loin, là, derrière, repose toi, j’y vais…

Il revint en fredonnant.

- Quel théâtre !

Puis Claude prépara le repas. Il annonça :

105 106 - Menu spartiate : potage, fromage, saucisson, sauciflard disent les puristes, pain et, petit sacrifice à la mode, je n’ose dire au progrès, grignotis et barrette de chocolat.

Ils mangèrent, silencieux, le regard balayant le cirque. Un claquement signala la chute d’une pierre, Claude dit :

- Les faces ont leur langage. Ce bruit d’impact est un cri d’appel.

Il s’était levé, il lovait la corde en huit réguliers :

- Le matelas…

Maintenant ils s’étaient étendus sur la montagne, derrière la murette, face au ciel. Ils somnolèrent, se réveillèrent, rêvèrent. Puis vint la nuit. Dans une

éclaircie de lucidité, Claude dit :

- Elle vient du fond de l’horizon, elle remplit l’encrier...

La nuit, pour Alain, c’était jusqu’alors une présence extérieure. Une chose tenue en échec par des murs contenant des lumières. Des murs qui renforçaient l’intimité des hommes, les protégeaient. Il découvrait ici que ces murs protecteurs réduisaient le sentiment d’exister, enfermaient les sensations dans un horizon borné. Le regard d’Alain s’était habitué à l’obscurité, il transformait l’indistinct en formes distinctes. Il se posait sur les fantômes des montagnes, puis il se perdait dans un éparpillement de minuscules scintillements accrochés à cette chose obscure qui les recouvrait. Les brillances jetaient des signaux mystérieux qui fertilisaient l’imagination, incitaient l’esprit à fuir grand largue vers des horizons de pensées qui dépassent l’entendement.

106 107 Elles conduisaient aussi aux sombres pensées qui vont avec la nuit. Dans cette ambiance fantastique, Alain repensa aux jeunes qui venaient de se tuer, au berger. Quel était le sens des mots qu’il avait dits ? « Des jeunes ça ne sait pas… Paul c’est son travail… Mais toi Claude, avec le métier que tu as… Le premier à planté son piolet… après ils ne bougeaient plus… Les familles …

Maintenant ce ne sont plus que des choses…

Un vacarme soudain.

- Une vire déverse son trop plein de roches instables, dit Claude imperturbable.

Puis le fracas s’affaiblit, s’éteignit. Une pierre attardée frappa une saillie :

- Un point d’orgue. Une chute de pierres est comme l’homme en groupe, il y a toujours des retardataires, dit Claude.

Dans le nouveau silence, les pensées revinrent et Alain se dit que la montagne vivait la nuit et que ces bruits étaient son langage. Mon père le comprend, il n’est même pas étonné Il dit :

- Piotr, c’est un décor de drame.

- Bah !

- Je pense aux deux jeunes.

Claude troublé :

- A quoi ça sert ?

Il changeait de sujet :

- Elles brillent. Qu’est-ce qu’il y en a… Des milliards de soleil, certaines avec leur terre qu’ils s’amusent à faire tourner autour d’eux. Des vies peut-être.

Il enchaînait :

107 108 - On n’apprend pas leur nom à l’école…Les programmes sont faits par des citadins, pour des citadins. Il n’y a pas de cours d’astronomie dans les lycées. Ce serait pourtant chouette un prof du ciel !

Alain qui avait comprit à un léger gloussement de Claude qu’il aimait sa phrase compléta :

- Il te présenterait les choses de telle façon que le cours deviendrait une chose technique, banale et fastidieuse.

- Sans doute, mais apprendre en autodidacte st difficile. Souvent je me suis dit : cette semaine, de retour dans la vallée, j’apprends des noms. Et puis je ne fais rien. Tu vérifieras un jour comment, une vie d’adulte est enchaînée à la routine, freinée par la multiplicité des choses à faire. Le tout accapare, use, tue l’envie d’apprendre. Et l’envie, si forte quand on est ici, lorsqu’on revient dans la vallée, s’estompe puis disparaît.

Claude bougea et Alain devina un bras dressé qui désignait un point du ciel :

- Je ne connais que le Grand et le Petit chariot.

Puis une exclamation :

- Non ! Je connais aussi Cassiopé, regarde ce W bien marqué. Rien quoi…

- Mais en géologie tu touches, je l’ai vu…

- Le rocher, pour l’alpiniste, c’est la terre du paysan, le livre de l’intellectuel, la partition du musicien, alors…

- De la géologie, on en fait, mais j’ai tout oublié. Si on nous emmenait sur place, imagine comme ce serait facile ! Ils nous montreraient : ça c’est du granite, ça du gneiss, ça du calcaire. On toucherait…

108 109 Il changea de ton :

- Piotr, l’école c’est chiant. Une immobilité imposée et je sens tellement de forces en moi…

Il questionna :

- Tu comprends hein ?

Et sans attendre la réponse

- Les profs sont des cuisiniers de cantine. Ils te servent leur truc, t’en veux, t’en veux pas. Si tu digères leur tambouille, ils sont contents mais si tu es allergique ils font semblant de s’apitoyer, en réalité ils s’en fichent. Et pas un regard sur les autres matières, eux ils sont payés pour leur plat. C’est des vendeurs de super marché qui tiennent un rayon.

Claude pensa à Socrate qui lui avait dit un jour : « Je suis un de ces rebuts de l’Education nationale dont on ne parle jamais. J’ai fait des maths modernes et l’autre jour je n’ai pas su calculer la surface d’un cercle. J’ai fait dix ans de

Français je n’ai même pas su rédiger une lettre à une boîte qui cherchait un manard. J’ai fait cinq ans d’anglais et un jour je n’ai rien compris à ce que m’a demandé un Rosbif dans la rue. Je suis destiné aux travaux manuels, à remplir des bordereaux dans une administration. J’avais pourtant en moi des curiosités pour tout ce qui touche à l’intellect. »

Socrate avait conclu par un « Ecole à la con, pour être prof. faut que tu saches beaucoup de choses, si tu sais pas apprendre aux élèves ce n’est pas grave. »

Alain poursuivait :

109 110 - Piotr, il n’y a que notre prof de lettres qui est chouette, il nous dit : « Si je ne suis qu’un technicien du langage, critiquez moi. Je dois être celui qui vous donne le goût de la lecture. Je ne voudrais pas être jugé sur ce que je vous apprends mais sur le désir que j’aurais fait naître en vous. » Piotr, avec lui, même la poésie n’est pas chiante.

La poésie pense Claude il n’y en a jamais dans les concours des grandes écoles, dans les examens des administrations. Il n’y en a pas dans notre société. Elle est rare aussi dans les sports. L’alpinisme offrirait matière à en créer. Il pensa que le mot bivouac allait bien avec poésie et cela le conduisit à penser aux marins.

Il questionna :

- Le marin est-il plus poète que l’alpiniste ?

Il murmura :

- Hérédia, Hugo, Baudelaire et bien d’autres ont écrit sur la mer.

Et comme Alain se taisait :

- Les marins sont aussi des hommes de la nuit. On compare souvent les deux activités. Elles ont quelques points communs. La grande solitude du marin est identique à celle de l’alpiniste. Leur fragilité est la même face à une nature impitoyable. Quelle dépendance aux conditions météorologiques. L’éloignement du marin en haute mer, la difficulté en alpinisme font que l’assistance des hommes n’y est jamais immédiate. Elle y est même parfois impossible ou trop tardive. Ces deux sports ont une autre base commune, la durée. Et une autre : la peur ! Tout est simple et brutalement mille dangers surviennent : la mer déchaînée, le passage trop difficile, la tempête pour les deux ! Avec ses bruits

110 111 terrifiants pour le marin : ce bruit de l’eau qui, pendant des heures et des heures, frappe la coque, fait douter de sa résistance, doit user les courages. La vague monstrueuse est pour le marin le passage extrême de l’alpiniste. Cet alpiniste, lui, voit le rocher se couvrir de verglas, il sent le froid paralyser ses membres. Pourtant il y a de grandes différences : le vide du marin n’est pas le nôtre. La chute d’un marin se produit dans un liquide. Il flotte ne serait-ce qu’un moment, il n’a pas cette angoisse de la chute rapide, irrémédiable. Mais si la mort brutale n’existe pas, elle est lente agonie consciente. Tu vois Alain, les marins et les alpinistes sont des gens solides physiquement et nerveusement. Ils acceptent de prendre de grands risques. Ce sont aussi des gens qui connaissent la nuit, la part de poésie qui est en elle mais aussi les peurs qu’elle inspire. Ils savent la faiblesse de l’homme dans les ténèbres.

La nuit qui les enveloppait donnait aux paroles de Claude ce que ne peut donner le seul discours, la sensation de vérité. Mais Alain était tout à l’alpinisme, il dit :

- Le marin a sa cabine. C’est une coquille fragile mais c’est un refuge quand même, l’alpiniste, lui, n’a rien. Regarde nous ce soir.

Claude dit :

- Quand il fait beau…

Il questionna :

- Tu aurais aimé la mer ?

Il n’obtint pas de réponse. Le sommeil avait pris Alain. Un chien aboya, celui de Ptijean le berger pensa Claude.

111 112 Aucun son majeur, tout mouvement, tout frôlement de main sur le tissu, la respiration d’Alain devenaient bruit. Le silence convenait à la nuit. Lentement, lui aussi, Claude se coupa de la vie et comme Alain il se perdit dans l’inconscience du sommeil.

Brigitte avait accepté. Maintenant elle lui tournait le dos. Position significative pensait-elle. Lui était, couché, repu de plaisir, indifférent à sa présence, à son corps, à ce qu’elle était vraiment, à ce qu’elle désirait être, à ce qu’elle recherchait. Il s’était endormi tout de suite. Non, elle ne pouvait pas dire que cela avait été décevant. Pourtant elle le jugeait. Il était un peu stupide avec sa fierté simplette, son ambition orientée vers la seule réussite sociale, sa vision schématique d’une vie tracée rectiligne, celle des gens qui n’étaient pour lui que des caricatures. A table il avait parlé cash-flow, concurrents évincés, rêves de marchés. Elle le questionna sur l’alpinisme –elle le fit sans se rendre compte que c’était un signe de l’intérêt qu’elle portait à Claude- il avait répondu : « Pour ce que ça rapporte, parle moi de tennis et de foot, je pourrais comprendre. ». Elle, sur cette réponse, l’avait compris.

Elle eut envie de le réveiller. Pour se moquer. Lui dire que ses ronflements ressemblaient à des plaintes de chiots, qu’elle avait remarqué qu’il coiffait ses cheveux obliquement pour cacher un début de calvitie. Elle le savait, demain il se réveillerait, sa fierté de mâle satisfaite de ce qu’il considérerait comme une victoire sur autrui et non comme la réalisation d’un plaisir partagé. Elle devinait qu’avant de monter dans sa grosse voiture il lui parlerait d’un prochain rendez- vous. Mais sans doute resterait-elle évasive. Elle s’endormit.

112 113 Claude tapote la joue d’Alain :

- Deux heures !

Il pose une gamelle à côté de lui. Il parle à voix basse :

- Tiens. Fais gaffe c’est très chaud, mais n’attends pas trop, ça refroidit vite.

Alain se dresse, regarde sa montre, prend la gamelle :

- Deux heures ! Ah ! Dis donc, on est cinglés. Quel silence !

Le silence était présence, il ne venait pas de l’absence de bruits, il existait par lui-même. Alain s’assit, il se souvint que Claude avait dit dans la voiture : « La nuit est le domaine du furtif, du deviné. Il y a un silence de la nuit, tu l’apprendras. Parfois il y a la lune, alors tu te crois sur une autre planète. Les détails te sont interdits mais tu auras la sensibilité des aveugles qui devinent, qui ressentent plus qu’ils ne voient. Les montagnes, les nuits de lune semblent vivre, elles t’adressent des lueurs, des messages. Mais dans les nuits noires, tu n’auras aucune perception du décor, tu seras guidé, comme tiré par le minuscule faisceau de ta lampe qui n’éclaire qu’un infime fragment de terre devant toi.

Alors tu seras un autre être, tu t’enfermeras dans toi-même, tu seras vie intérieure. Ces pensées fugaces, elles passeront comme passent les étoiles filantes. Il t’arrivera de répéter des bouts de chants, des refrains, des mots. Tu ressentiras des sensations jamais éprouvées. Viendra une réflexion sur la notion du temps qui passe, une autre sur la densité des instants que tu vis. Tu n’as pas connu les vieux tourne-disques ! Lorsque le disque était rayé la même phrase revenait sans cesse, il en est un peu ainsi. Tu croiras adapter tes pensées au rythme de tes pas alors que ce seront tes pas qui rythmeront tes pensées. Parfois

113 114 viendra une note discordante, un faux pas, une pierre que tu fais rouler et tu seras repris par la technique, car la marche est une technique.

Claude et Alain avancent sur le fil de la moraine poussant devant eux le halo de lumière sautillant de leur lampe frontale. Il balaye la sente se heurte à la paroi d’un bloc erratique et le fait exister. Il meurt dès qu’il quitte le sol, s’engloutit dans l’immense vide de la nuit. Alain découvre la maladresse, il y a dans son corps une lourdeur nouvelle. Il pense à d’autres paroles de Claude : « La nuit est faite pour l’animal, l’homme y est mal à l’aise. Il est lent, hésitant, maladroit, c’est un infirme. La nuit, la terre est autre. ».

Devant eux un mur sombre, c’est un bloc qu’il faut contourner en descendant le versant de la moraine le moins raide. Le sentier y est mal tracé : une pierre sous le pied quitte son ancrage, roule, grésillement des graviers entraînés, la pierre frappe un replat loin tout en bas. La main cherche un appui sur le bloc n’en trouve pas, sensation de danger au-dessus de cet invisible, sur cette terre instable.

- Gaffe, on peut se casser une jambe dit Claude.

- Dingue, murmure Alain.

Qui pense densité, qu’un seul instant, ici à peine souligné, est un énorme relief dans la vie de tous les jours. Plus fort encore : que d’autres suivront qui le feront oublier. Et il y aura l’escalade !

La moraine soudain s’évase, disparaît dans le soubassement de la montagne.

Un petit torrent qu’il faut traverser permet d’accéder au glacier. Ils retrouvent des sons. Pour Alain, c’est un bruit sans intelligence, sans nuances, une série de

114 115 grondements monotones. Il pense : il n’y a que l’eau des petits ruisseaux qui chante. L’eau qui dévale produit un vacarme !

- Verglas, crie Claude

De fait, le bloc au milieu du torrent a un dos vernis de givre. Sous lui, le torrent disparaît dans un toboggan de glace deviné et Alain imagine son corps, aspiré, glissant entre des murs de verre, se perdant entre des parois luisantes. Il

évite le bloc en mettant un pied dans l’eau. Suit une partie presque plate vite parcourue. Ils sont sur le névé, presque plan mais qui se redresse rapidement.

Le jour approche, magicien, il fait apparaître les reliefs proches. Les sommets sortent de la nuit, ils naissent. Le jour les enfante. Sur une crête là-haut, s’allume un feu, une pente de neige s’éclaire. Même sur les reliefs les plus proches le halo des lampes n’est plus visible. Ils les éteignent mais les gardent au front. Une plaque de neige sur le versant rive droite, un couloir striant la rive gauche apparaissent. Enfin voici les couleurs ! Sur la nappe blanche du glacier des lueurs vertes et bleues indiquent la présence de la glace. Claude s’arrête soudain.

Il pose son sac, l’ouvre, en sort du matériel :

- On s’encorde, assez long, il y a des crevasses larges.

Et comme Alain frissonne :

- Froid hein ! Prends tes gants. ? Au lever du jour… l’heure froide. Après viendra l’heure froide de l’arrivée du soleil.

Claude frotte ses mains l’une contre l’autre :

- Bonne chose. Le gel lie les pierres à leur support. Quand viendra la chaleur du jour elles pourront tomber nous serons haut.

115 116 Il explique :

- Retiens : Sur un glacier même minuscule, toujours encordés, pas de mou dans la corde, jamais. Une crevasse de six mètres c’est la hauteur d’un bâtiment de deux étages… Regarde notre itinéraire.

Il désigne de la pointe de son piolet leur face, entièrement visible :

- Regarde bien : Elle est nord, mais elle est composée de deux facettes : la Nord-

Est, à gauche, la Nord-Ouest à droite. Remarque, qui raye la facette Nord-Est, le couloir de neige. On le suivra, c’est la première partie de notre itinéraire. La rimaye ne nous posera aucun problème, elle est bouchée, l’avalanche d’hier a fait du bon travail. Regarde d’ici la goulotte dans laquelle elle se précipitait, deux mètres de haut, quatre mètres de large. On sera obligé de la traverser. Je n’aime pas ça à cause des pierres qu’elle canalise, mais on ira vite. On s’arrêtera au pied du cône, on refera l’encordement, on sortira le matériel d’escalade. Dans le couloir on montera ensemble, il est raide mais… Bien sûr on pourrait mais…

Alain comprend qu’ils vont prendre quelques risques mais que ces risques, il eut envie de sourire, étaient normaux. Claude poursuit :

- On traverse la terrasse en diagonale. L’escalade rocheuse commence vers le milieu de la facette Nord-Est. Elle est raide mais sans très grosses difficultés.

C’est une belle escalade avec, presque toujours, de bons points d’assurages naturels. Regarde, on arrive dans cette petite échancrure de rochers au pied du bonnet de neige sommital. Là, on chaussera les crampons et hop ! Un beau voyage dans le blanc, droit au sommet, droit vers le ciel.

Il pose des questions :

116 117 - Est-elle encore en neige ? En glace blanche ? Nous verrons.

Il balaye les réserves :

- Fin de course royale.

Il fouille dans sa poche, sort une feuille :

- Tiens je t’ai apporté une photocop. Le croquis de l’itinéraire. Notre voie c’est la 5. L’arête Ouest, la 4 est trop facile pour toi. La 1 est la voie normale, nous descendrons par là. Aucune difficulté. Dans le bas, même pas de crevasses !

Admire le pilier, l’itinéraire 17. Il vient d’être ouvert par Beussa et Socrate, en deux jours !

- Beussa, Socrate, encore eux !

Claude explique :

- Dans l’histoire de l’alpinisme, il y a toujours une cordée au top, c’est elle qui résout les problèmes du moment. Ces problèmes changent, les ténors aussi…

Note quand même qu’ils n’ont pas voulu que cette voie porte leur nom. Quand le topo de leur voie est sorti il portait le numéro 17. Ce chiffre a été choisi comme nom de baptême, aujourd’hui on ne dit pas le pilier Beussa Socrate, on dit le pilier 17. Il reste que c’est une énorme vacherie.

Il est gai.

Il se met à fredonner :

Depuis ce trépas mémorable,

Tous les hébreux ont résolu,

Pour éviter un sort semblable,

De se raser les poils du cul

117 118 Il s’interrompt, montre la face de la pointe de son piolet, il affirme :

- Tu vas voir notre itinéraire, c’est une fuite loin de la médiocrité, une marche vers la lumière.

Ils cheminent maintenant sur l’immense dos du glacier fracturé, fissuré, habillé de neige perfide.

- Le pont, là, attention, saute …

Claude exprime son inquiétude ou ses doutes :

- Non pas de ce côté, la crevasse est trop large… Là on va traverser sous le sérac

… regarde.

Là-haut, comme un appel, le soleil règne en vainqueur sur l’arête de neige : tache de rose grandissante élargissant sa possession sur les gris du soubassement encore dans l’ombre.

- La rimaye est bien inexistante, un boulevard, la montagne veut te séduire !

Claude glousse de plaisir. Ils changent la longueur de leur encordement, fixent leurs crampons, accrochent à leur baudrier quelques pitons, quelques dégaines.

La rimaye passée ils montent dans le couloir, serrant au plus près les rochers de sa rive droite.

- Nous avancerons ensemble, je ne t’assurerai que dans les parties raides et si la glace affleure. La vitesse participe à la sécurité. L’alpinisme est parfois un sport de compromis.

Escalade monotone s’il n’y avait eu l’austérité du site. Comme à un relais

Alain faisait remarquer que la pente n’était pas raide, qu’il pouvait la descendre

à ski, Claude répondait :

118 119 - Facile ? Peut-être mais dangereux. La neige n’est pas un matériau franc, et puis dévisser ne serait pas bon.

Il montrait sous eux le couloir qui s’inscrivait en toboggan entre deux parois de granit magnifique, de fines saignées striaient la surface de la neige, accentuaient l’effet de vide.

- Imagine une chute. Ah ! Dis donc !

En partie haute du couloir, une zone en glace les incita à traverser la goulotte.

Claude découvrit un piton sur le rocher des bords. Il y fixa sa corde :

- Bon j’y vais. Tu feras attention, la descente dans la goulotte n’est pas facile. Je t’assurerai quand je serai sur l’autre rive. Tu feras vite, il ne fait pas bon traîner dans ces trucs.

Mais Alain connaît la neige et la glace, il traverse avec une sûreté et une rapidité qui font dire à Claude :

- Sens du mouvement à exécuter, belle technique, rapidité, aisance ! Un plaisir de te regarder.

Ils poursuivent sur la rive gauche jusqu’à ce qu’ils atteignent la vire qui coupait la facette Sud-Ouest. Là, comme ils étaient en train de quitter les crampons Claude dit :

- Admire la gueule du pilier.

Alain regarde :

- Grimper ça ?

Il imagine une silhouette se découpant dans le ciel. Il dit :

- Impossible !

119 120 Claude :

- Pour moi évidemment.

Alain murmure :

- Le pilier 17 !

Claude se dirige vers le point d’attaque du rocher. Ils grimpent. L’ensemble est aérien, les relais ne sont jamais larges, jamais plans. Le rocher se caractérise par une absence de prises horizontales. Ce genre de prises qui permet de progresser par une succession de simples poussées des jambes, les mains n’étant là que pour combattre le déséquilibre né de l’excentrement du corps. Pas de gestes répétitifs, pas de gestes simples. Des lames, des cannelures, des rainures, quelques fissures verticales ou obliques, imposent un type d’escalade particulier.

Mais la texture de ce granite présente une surface granuleuse d’une adhérence parfaite. Alain trouve l’ascension relativement facile, il a compris rapidement le type de mouvements qu’il faut utiliser.

Chaque fois qu’il est visible, Claude l’observe. Il le regarde poser ses pieds sur des saillies verticales ou obliques, exercer avec ses mains une force de traction de sens opposé à celles de pression exercée par les pieds compensant ainsi l’absence de prises franches par un jeu de forces contraires. Parfois c’est par une poussée d’une main qu’il équilibre son corps ou le fait progresser.

Il n’y eut qu’un passage qu’Alain trouva impressionnant et dans lequel il hésita : une dalle contre laquelle se dressait une saillie de pierre en colonne. Il fallait grimper dans le dièdre constitué par le flanc de la colonne et la dalle, puis lorsque la colonne s’interrompait, se dresser sur son extrémité minuscule. Il y

120 121 avait là juste la place pour l’avant des chaussures. De là il fallait poursuivre, en dalle, en se dirigeant vers la droite. La sensation de vide sur le sommet de la colonne était fantastique et la dalle au-dessus n’offrait que des prises minuscules. La corde glissait dans un piton situé au point haut de la colonne mais sitôt le mousqueton enlevé, elle se dirigea franchement vers la droite. Alain imagina le pendule qu’il ferait s’il dévissait. Il hésita, se revit dans le passage d’école d’escalade. Il se souvint que Claude lui avait plusieurs fois répété :

« Méfie toi du subjectif. Concentre-toi, vas d’une prise à l’autre. » Alors, il fit abstraction du vide et avec calme, saisissant les premières prises, progressant avec lenteur, il éteignit l’angoisse qui était en lui. Et il s’aperçut que le passage bien que vertical était moins difficile qu’il paraissait, les prises étaient rentrantes et rugueuses. Ce passage réussi sans hésitation, le stimula. Il comprit combien l’influence du vide intervenait dans l’estimation d’une difficulté.

Au sommet de la dalle Claude l’attend souriant. Il est sur un replat de quelques mètres carrés qu’Alain trouva immense. Il dit :

- Piotr un moment j’ai eu les chocottes et puis je me suis souvenu…

Claude remarque qu’Alain l’appelle Piotr quand il est content. Il lui répond :

- Je savais qu’il n’y aurait pas de problème. Vois, on va prendre ce couloir. Il se termine à cette brèche où tu vois briller la neige. Là, nous en aurons terminé avec le rocher. A nous l’arête. Si elle est en neige, par moment, sans sacrifier à la sécurité, nous pourrons avancer ensemble. Nous irons vite. Si elle est en glace, nous tirerons des longueurs, nous irons doucement.

Le lac brillait. Le groupe s’était arrêté :

121 122 - Sacs à terre, cria celui qui décidait. Il déclama avec un faux sérieux :

- La nature est notre patrie, le vert notre couleur emblème. Dressons des gibets pour ses destructeurs : les inconscients, les chasseurs, les aménageurs, les bâtisseurs, les financiers. Nous ne sommes ni des fiers à bras, ni des révoltés, nous ne voulons pas être des héros, nous n’avons rien à démontrer, nous n’aspirons qu’à être de simples hommes…

Il regarda Soie :

- et des femmes qui expriment la joie que leur inspire la nature. Quand la pente se redresse au-delà du raisonnable, quand les terres deviennent trop austères, nous stoppons. Mais quand un lieu paradisiaque se présente nous y pénétrons.

Admirez celui qui nous est offert : l’eau limpide de ce lac, ce replat miraculeux, cette moquette d’herbe et de mousses, ces pierres en sièges ou en dossiers.

Amis ! Que sortent miches et sauciflards, pâtés et fromages, fruits. Sommeliers, recueillez avec des gestes de prélats, auprès des sages qui en ont emporté litrons de rouges et de blancs malmenés par la marche. Déposez les rouges au soleil.

Que la chaleur en réchauffant leur cœur raffermisse leur cuisse. Placez les blancs dans l’eau du lac pour qu’elle leur confère cette fraîcheur joyeuse qui les habillera de rosée.

Quand nous serons repus nous n’oublierons pas de sacrifier au chant, fut-il grivois, de soudard ou d’étudiant. Pousser la chansonnette n’est ni vulgaire ni mièvre. La société industrielle a tué le chant par ses bruits d’engrenages et de froissement de billets de banque. La chanson est un des liens de notre groupe, elle est au pessimisme, qu’en terme médical ces choses-là soient dites, ce que

122 123 l’antibiotique est aux bactéries. Elle est mode d’expression du bonheur, réveillons-là. Que les solitaires rompent les rangs et aillent sur l’autre rive.

Qu’autour des casse-croûtes se forment des groupes. Laissons jouer les affinités gustatives mères d’amitiés futures. Un bon repas conduit à l’amitié, l’amitié conduit à l’amour, l’amour à l’intimité. Vive le groupe, vive les couples, vive l’amitié, vive la bonne chère, vive les chansons, vive la vie.

Ils rirent et chacun chercha sa place. Soie, désignant un rocher proche du leader murmura :

- Puis-je ?

Le leader la détailla avec sympathie. Il déclara avec emphase :

- Nouvelle recrue dans notre groupe d’esthètes turbulents, que pourrais-je souhaiter de meilleur que ta présence à mon côté. Ta voix démontre aux torrents le stupide de leur verbiage, les courbes de ton corps crient aux cimes la balourdise de leurs formes anguleuses, ton visage va bien au champêtre qui nous entoure, jusqu’à la couleur de tes yeux qui rendra jaloux la transparence de l’eau de ce lac. Soie m’a-t-on dit est ton nom, il est parfait. Dieu en a sans doute voulu ainsi, je suis seul, échangeons des propos, partageons nos repas.

Il leva un doigt sentencieux :

- Et plus tard, je le souhaite, plus encore.

- Pourquoi pas dit Soie en riant.

Ils étaient arrivés à la brèche, le rocher était sous eux, Claude observa la nature de la pente, il dit :

123 124 - Terminons-en. Il y a de la glace sous la neige, la raison voudrait que l’on s’assure mais je t’ai jugé, nous irons ensemble. Dans l’alpinisme, comme dans bien des domaines il n’y a pas toujours de vérité franche, le compromis a sa place. Si on trouvait la glace affleurante on tirerait des longueurs, je mettrais des broches, nous ferions des relais.

Il ajouta :

- Ne laisse rien tomber.

- Surtout pas mon corps dit Alain.

- Tais-toi, lorsqu’il y a danger on devient superstitieux.

Claude souriait en lovant la corde. Il vérifia les nœuds d’attache des crampons d’Alain :

- Vois-tu….

Mais Claude avait commencé de grimper. Alain l’avait remarqué, pris par l’action, il ne terminait pas toujours ses phrases. Lorsqu’il fut à quelques mètres au-dessus d’Alain il se retourna et cria :

- Je plante une broche, je t’assure, la couche de neige n’est pas épaisse. Grimpe lentement, tape fort avec le bout des pieds.

Ils grimpèrent, chacun leur tour, enveloppés de ciel. Alain assimila vite la technique. Mais iI avait beau frapper avec force les pointes avant de ses crampons ne pénétraient que de quelques millimètres dans la surface dure. Il remarqua que le regard ne pouvait s’arrêter sur aucun relief : au-dessus, au- dessous, à gauche et à droite, le vide. Ce vide n’avait pas la même densité que celui du difficile passage rocheux de la colonne, il était plus perfide, il suggérait

124 125 des glissades plus que des chutes. Des boulettes de neige partaient sous les pieds, elles traçaient des sillons suggestifs qui accentuaient cette sensation de situation précaire. Alain comprenait ce que lui avait dit Claude : « le rocher pardonne beaucoup, la neige peu souvent. Mais le mot alpinisme est aussi lié à la neige. Il ne suffit pas d’être un excellent grimpeur de rocher pour être un bon alpiniste. »

A un relais Alain qui prenait goût à cette incroyable progression plaisanta :

- Piotr, on est con quand même, toi surtout…

Et Claude pensa qu’Alain avait raison. Il suffisait de si peu de chose pour être déséquilibré sur une telle pente. Et c’est moi qui l’entraîne ici. Mais Alain était à l’aise et sa décontraction démontrait sa parfaite adaptation. D’ailleurs, le temps splendide laissait peu de place au pessimisme. Les piolets vibraient en pénétrant dans la glace : le son produit était grave et s’étirait comme une note de musique qui s’éteint. Alain trouva qu’il était langage.

Claude avait oublié les mots d’Alain, tout à son bonheur, il se concentrait sur l’action. Il surveillait Alain à la dérobée, celui-ci était parfaitement à l’aise. A un autre relais Alain lui dit d’un ton léger :

- Piotr, c’est tout à la fois chiant et exaltant, à la fois complètement idiot et prodigieux. Laisse-moi quand même te répéter que tu es magistralement cinglé mais que c’est bien que tu sois comme ça.

Et dans un soupir que Claude attribua à l’essoufflement :

- Quel con j’ai été, j’ai failli te manquer!

Ces paroles, plus que l’ambiance parfaite de la course ravirent Claude.

125 126 Plus haut la pente diminua légèrement, la glace était ramollie par le soleil.

Claude façonnait d’un coup de pied vigoureux des encoches. Il enfonçait toute la lame du piolet et parfois même une partie du manche, ils grimpèrent ensemble.

Brigitte est seule. Il est parti. Elle l’a accompagné à sa voiture. Ils ont échangé quelques paroles amusées. Elle a vu la voiture disparaître avec soulagement.

Elle est revenue lentement chez elle. Comme elle va saisir un livre dont elle a commencé la lecture, elle voit l’hebdomadaire qu’il a laissé. Elle le feuillette.

Là, un titre, en grosses lettres en surimpression sur la photo de deux visages encadrant un pic : « Montagne meurtrière ! » Et en sous titre : « Morts par amour. »

Certes pense telle, c’est un hebdomadaire à sensation qui n’hésite pas à attirer le lecteur par le macabre, mais il y a derrière cette volonté de morbide la terrible réalité. Elle lit pourtant. La vérité, décapée de la part d’exagération est là, effrayante. Deux jeunes sont morts après une longue chute. Elle lit : « Morts dans la fleur de l’âge…. grandeur d’une passion … Le berger qui a assisté au drame nous a dit : J’en ai vu des accidents, pourtant jamais aucun n’a été aussi affreux. J’étais tout près. Ils étaient accrochés à des saillies minuscules quand soudain dans un bruit de fin du monde l’avalanche est descendue sur eux. Dans mes jumelles je voyais tout. Ils ont planté leurs piolets. Mais que pouvaient-ils faire contre une telle force, ils ont été arrachés. Ils ont glissé dans la pente infernale, ils ont sauté la partie rocheuse. Dans le vide, je les voyais gesticuler, j’ai deviné leurs cris. Ils ont frappé le pied de la face et ils ont glissé par-dessus la rimaye. Tout était fini. Vous savez un corps fracassé ce n’est pas beau à voir :

126 127 du sang, des membres cassés, un ventre ouvert, un cerveau qui jaillit d’un casque éclaté. Et quand on connaît les personnes ! Car je les connaissais, la veille je les avais rencontrés au refuge. Nous étions amis. Ils m’avaient expliqué leur passion, pourquoi ils voulaient faire cette course. Ils grimpaient en cachette de leurs parents. Qu’est-ce qui aurait pu les arrêter. Il y a un qui voulait être guide, il me parlait de ce métier avec enthousiasme. L’autre me parlait de sa fiancée... ». Il y avait des photos terribles : des traces de sang sur la neige, un morceau de casque… l’imagination conduisait à la peur.

Brigitte a reposé le journal. Tout à coup elle comprend pourquoi elle est émue.

Elle entrevoit un visage connu dans une face sinistre. C’est donc ça pensa-t-elle, elle dit à haute voix :

- Et bien si ça doit être…

Ils s’étaient regroupés en demi-cercle autour du leader. Assis dans l’herbe, ils chantaient. Le leader donnait le ton, suppléait aux défaillances, il avait posé la main sur une épaule de Soie. Quand le chant fut fini, sa main caressa l’épaule. Il lui dit :

- Soie, Soie, qui jamais ne se fâche, qui toujours est douce, ton surnom te va bien.

Elle sourit, alors il enchaîna ses épaules et resserra son étreinte avant de commencer un autre chant.

Une sorte de vague masquait la cuvette de neige précédant le sommet.

Lorsqu’ils y prirent pied Alain sentit dans son corps comme un apaisement, le vide disparaissait tout à coup. Les pieds sur une surface plate ne pouvaient

127 128 glisser, l’attention pouvait se relâcher. Ce fut comme s’il était dégagé d’un fardeau, comme si une présence méchante s’enfuyait. Claude lova la corde en anneaux et ils allèrent au sommet.

Des cordées, montées par la voie normale, s’éparpillaient en touffes sur sa partie rocheuse. Mais, comme celle-ci était étroite et peu longue ils étaient fort proches les uns des autres. Alain se sentit liés à tous par une sorte d’amitié.

L’exceptionnel, le danger, la peur, la fatigue partagés rapprochent les hommes.

L’arrivée de Claude et d’Alain étonna les premiers arrivés. D’où sortaient-ils ceux-là ? Lorsqu’ils eurent réalisé, des cris admiratifs les saluèrent. Alain sourit,

Claude leur offrit un :

- Salut à tous et bon appétit.

Claude après un moment d’observation se dirigea vers un bloc plat comme une table qui avait été refusé par les autres car une face très raide dominait le grand vide de la face sud. Il dit à Alain :

- Allons-nous mettre là-bas. Il y a un emplacement parfait.

Comme Alain enjambait les pieds d’un des alpinistes celui-ci lui demanda :

- C’était bon ?

Alain, une fierté en lui, on le questionnait, lui sourit et fit oui de la tête.

Ils s’installèrent, sortirent la nourriture en observant l’autre versant. Sous le vide de la partie rocheuse, quelques rochers enneigés dominaient un large vallon dans lequel coulait un glacier paisible, vaste piste de bobsleigh qui sinuait jusqu’à la moraine frontale. Sur sa surface de rares fissures fines comme des

128 129 bouches fermées. Claude, d’un doigt, montra à l’ouest un sillon en creux dans la neige :

- La voie normale.

Sur lui, proche du sommet, trois points alignés progressaient régulièrement, plus bas une cordée de quatre était arrêtée. Claude hocha la tête en signe de scepticisme :

- Ceux là n’arriveront pas.

- Si j’avais mes skis, dit Alain.

- C’est une classique au printemps. Le ski de montagne, tu verras, une grande chose. J’en fais beaucoup. L’hiver aussi, mais l’hiver…

Et Claude expliqua : « Les journées courtes, le froid, l’instabilité de la neige, les plaques à vent, tu vois... » Il développe : « Que de choses à apprendre, la technique n’est pas importante. Nous en ferons, je t’apprendrai… »

Il s’arrêta de fouiller dans son sac, posa sa main sur le bras d’Alain :

- Tu as drôlement bien marché, nous avons été rapides, nous sommes allés presque aussi vite que ceux de la voie normale.

Et avec une nuance d’angoisse :

- Tu as aimé ?

Alain ne lâcha qu’un :

- Piotr. Tu parles.

Chargé d’émotion, Claude retira un sac en matière plastique de son sac :

- Mangeons et buvons.

- J’ai faim, dit Alain.

129 130 - Signe d’adaptation à l’altitude.

- Marrant il n’est que dix heures et nous mangeons du pâté et du fromage.

- Mais nous sommes debout depuis deux heures. Deux heures à dix heures, une bonne journée de travail dans la vallée.

- Quel salaire demanderait un ouvrier pour l’accomplir ?

- Regarde.

Claude parlait la bouche pleine, indiquait le nom de quelques sommets, proposait des courses futures :

- L’arête Est, il faut que nous y allions ensemble, un rocher magnifique, quelques beaux passages, un vide sympathique. La face Ouest, nous reviendrons

à ski au printemps, jolie descente, des crevasses quand même. La Voie du lichen, il faut l’avoir gravie, c’est une grande classique. Là c’est le Pilier Jaune, une belle escalade ! Et il décrivait quelques passages, quelques caractéristiques de l’escalade : il y a un dièdre franc comme un livre…

Entre deux mastications :

- On trouve ensuite une dalle moutonnée, pas très difficile mais désagréable parce que les prises sont rondes et qu’elle est déversée vers le vide…

Il précise une altitude :

- quelques mètres de plus, elle faisait partie des quatre mille.

Commente :

- Quel ridicule dans les chiffres ronds, que de stupidité dans l’anthropocentrisme !

Il s’enthousiasme de souvenirs :

130 131 - J’ai fait la face là-bas, dure, pour moi … Là une fois, avec M… nous avons pris le mauvais temps. Ah ! Dis donc la descente ! Rappels sous la neige, corde mouillée…

Sous eux, leurs voisins parlaient aussi. Ils racontaient, parlaient fatigue, montagnes avoisinantes, passages d’escalade. Mais Alain comprenait que s’était

établi entre eux une différence, une hiérarchie basée sur la difficulté de la voie gravie. Les autres n’avaient fait que la voie normale ! Eux, une voie difficile. La considération qui en émergeait était un ferment à sa fierté. Il pensa : « Quelques heures de peur, ça vaut le coup. Et Piotr me dit que la peur va en s’estompant. »

Il commença une phrase :

- Dis Piotr…

Et comme Claude lui dit :

- Oui…

Il répond simplement :

- Piotr, c’est pour te dire que tout ça c’est un peu con mais vraiment très bien.

La cordée de trois arriva, elle était conduite par un guide. Ils vinrent s’installer sous la table belvédère. Le guide dit à Claude :

- Je ne vous ai pas vu au refuge.

Claude expliqua.

- C’était en bonnes conditions ?

- Le couloir du bas restera en neige encore quelques jours. Le rocher était parfaitement sec. Par contre l’arête sera vite en glace blanche. Dans le bas, il ne reste que quelques centimètres de neige.

131 132 Le guide précisait :

- Je dois y emmener un client la semaine prochaine et un client ce n’est pas comme un ami, hein, on ne doit jamais lui faire confiance. Il faudra que je prenne des broches.

Alain était fier, le guide parlait à son père comme à un égal et il le comparaît, lui, à son ami. Claude regarda Alain avec tendresse, Alain le regarda aussi et dit à voix basse :

- Piotr je vais te dire, tu es un bon, ça m’a rudement plu ton truc.

Il s’était étendu au soleil, regard vers le ciel il ajouta :

- Piotr ! J’ai failli te louper !

Leur descente fut rapide, sans crampons, glissant en ramasse sur la neige,

Alain se révéla plus rapide que son père. Il se moqua même de sa lenteur. Puis ils coururent dans les cailloux de la moraine et atteignirent rapidement leur emplacement de bivouac.

Sur le large chemin Soie marche la main dans la main avec le leader. Il lui dit:

- Tu as apprécié ?

- Non, je n’ai pas apprécié, j’ai aimé.

- Tu sais nous sommes sans prétention. Nous défendons les mêmes valeurs, nous partageons les mêmes goûts…

- J’ai compris. J’ai vraiment aimé.

- Tu sais…

Il ne termina pas sa phrase, la réponse était dans le regard de Soie levé vers lui et la pression de sa main sur la sienne.

132 133 Claude et Alain rangèrent les sacs et le matériel dans le coffre de la voiture.

- Une voiture, c’est déjà un chez soi, un abri, des sièges confortables.

- Le repos et l’inaction, compléta Alain.

Claude n’osa pas exprimer le lyrisme qui venait souvent à lui, au retour d’une course. Ce lyrisme se nourrissait de réussites mais aussi d’échecs car ceux-ci n’avaient pas entièrement entravé l’action s’ils l’avaient limitée. Que d’acquis dans la tâche en boucle d’une course réussie. Le point de départ retrouvé, des milliers de gestes inscrits en lassitude dans les muscles apaisaient les exigences du corps. S’ajoutait à cela la saturation de beautés offertes au regard par les paysages toujours changeants, trop variés, trop somptueux pour lasser. Certes ces acquis disparaîtraient effacés par la monotonie du quotidien, mais s’ils

étaient trop nombreux pour tous s’inscrire en saillies dans la mémoire, certains se lieraient à ceux des courses précédentes pour former un ensemble de souvenirs resplendissants.

La voiture, après ces milliers de pas lourds, de milliers de déséquilibres corrigés, semblait glisser. Ils parlaient peu. Quelques réflexions sur la civilisation retrouvée : industries, tristes villages créés par la route et asservis par elle, trop grand nombre de véhicules, comportement des autres biens sûrs.

- Celui-là ne fait pas de différence entre une route de montagne et une rue de ville, il est et reste un citadin.

- Connard ponctue Alain.

Qui ajoute :

- Mais tu sais le ski de piste…

133 134 Pourtant, malgré ces saillies, une tolérance venue du plus profond de leur fatigue éteint leur agressivité. Ils sourient du comportement de certains et des trop nombreuses manifestations qu’inspire le grégaire.

Et la ville fut là qui les reprit dans ses pinces.

Alors qu’ils allaient se quitter, Alain, son sac sur le dos, le piolet à la main, chercha des mots :

- Piotr tu sais… tu sais… c’est … Et puis merde… Mon vieux Piotr, je passe dès que possible.

- Que dis-tu ?

Claude joue les distraits en vérifiant qu’Alain n’oublie rien. Alors Alain rajoute :

- Piotr, t’es un peu con quand même…

Et Claude emporte cette phrase en boutons de fleur non encore éclose.

Au bureau, atour du distributeur de café, le matin, ils se retrouvaient. Ce lundi,

Soie apparut dorée de soleil et brillante de bonheur. Volubile, elle raconta sa sortie : le plaisir physique de la marche, la beauté des paysages, l’ambiance saine et joyeuse du groupe dans lequel elle s’était intégrée.

- Pas d’enthousiasme de boîte de conserve, coupa Claude qui, sitôt prononcées, regretta ses paroles.

Soie haussa ses épaules et lui tourna le dos. Elle poursuivit :

- J’ai appris la chaleur dégagée par des personnes partageant les mêmes croyances…

Claude ne pu réprimer un sourire. Elle ne le vit pas, elle s’adressait aux autres.

134 135 Elle expliquait d’une manière naïve mais charmante. Elle insistait et revenaient les mots, les phrases : « peau de chagrin du sauvage, biotopes à protéger, patrimoine à léguer. » Ecoutant, Claude pensait à l’importance du discours stéréotypé brandi en étendard, aux vocables, aux slogans, aux théories, aux dogmes simplistes, aux modes enfin pour établir et unir une famille ! Et à ce besoin de l’homme de faire partie d’une communauté formatrice et sécurisante.

Soie parla de ses nouveaux compagnons, elle traça un portrait détaillé de celui qui les dirigeait. Vantant son originalité, son humour, ses vastes connaissances.

Alors tous comprirent la place qu’il occuperait désormais dans sa vie et ses pensées et que c’était avec lui qu’un jour elle allait vivre. La conclusion confirmait : « Je ne suis plus seule. «

Claude comprit la rancune et le besoin de vengeance qui inspiraient ces mots.

Elle ne faisait qu’indiquer à tous, sa victoire sur lui. Claude, un peu triste, la regarda avec une tendresse amusée.

Les autres s’en allèrent, Soie et Claude restèrent seuls. Désir partagé bien sûr.

Claude exprima avec franchise et sincérité combien il était heureux de son nouveau bonheur. Une larme dans un sourire elle le quitta après avoir effleuré sa main.

- Il y a plus que de l’apaisement, plus que du bonheur. Je le vois dans ton maintien, dans ton regard. L’harmonie t’a ouvert ses portes.

- Oui, c’était bien.

- Corde ? Assurance ? Du vide ? Questionne Mathieu

135 136 - Ce que nous appelons une grande course, pas de difficultés extrêmes mais quelques passages sérieux, de la glace, du rocher, une course variée et l’altitude.

Et il a bien marché.

- Il a bien marché

Mathieu secoue la tête :

- Marcher ! Dans du vertical ! Ce que vous pouvez être cons !

Changeant de ton :

- Tu n’as pas peur de grimper avec lui ? L’accident, l’accident qui arrive à un copain, l’accident qui arrive aux autres, tu connais, mais as-tu imaginé un pépin qui arriverait à ton fils ? Tu as vu ces jeunes…

Claude perd son sourire :

- Je crois avoir tout envisagé…

Mais les paroles de Mathieu ont l’effet d’un cyclone sur son bonheur.

C’est dans la semaine qui suivit que Brigitte vint inviter Claude :

- Un soir monsieur mon voisin, un repas simple ? Si vous n’êtes pas occupé.

Elle avait repris le vouvoiement. Il s’effaça devant elle :

Non, elle ne voulait pas rentrer. Un jeté de main vers l’appartement :

- Chez vous, c’est trop minable ! Chez moi ce sera plus sympathique.

Et avec humour :

- Et puis, ici, vous me parleriez montagne, corde, crampons, comment dîtes- vous : dégaines ? Quel mot ridicule ! Ah ! Vous êtes bien des guerriers. Chez moi, peut-être aurons-nous autre chose à nous dire, les montagnes n’occupent qu’une minuscule partie de notre terre.

136 137 Avec humour :

- Et puis, chez vous, on ne doit manger que des sandwiches. J’avais des curiosités culinaires, on me reconnaissait même des talents de cuisinière. Allez, vous apporterez quand même quelques uns de vos récits, avec du vin. Pour moi, sommelier ne se conjugue pas au féminin.

Et comme il opinait avec empressement elle ajouta :

- Une…….

Elle hésitait sur le mot :

- allez, disons : une amitié sérieuse commence par une bonne ambiance et une bonne ambiance ne s’établit pas avec des sandwichs et un verre d’eau.

Il vint le soir, s’installa sans attendre qu’elle l’en priât et ce faisant il ressentit combien il était à l’aise avec elle, chez elle. Il ne voulait pas tout gâcher pourtant il dit :

- Je vous ai vus l’autre jour…

Elle corrigea :

- Je t’ai vue l’autre jour.

- Non, vous étiez deux.

- Ah !

Elle le regarda avec franchise :

- Oui, une vieille connaissance, un ami de mon mari. Il est dans les affaires. Il

était de passage.

Et avec fougue, comme on se jette à l’eau :

- Juge-moi si tu veux.

137 138 Ton humoristique il dit :

- Au nom du père et du fils ?

Et il rajouta

- Je ne suis moi-même qu’une occasion. Est-on en droit d’être exigeant quand on n’est pas neuf ?

Il sourit, pourtant, au fond de lui, il ne le formula pas, il avait ressenti son acte comme une trahison. Mais cette trahison, qui, il l’admettait, n’en était pas une, la rapprochait d’elle. Il pensa à Mathieu qui lui avait dit un jour : « La jalousie n’est pas toujours négative, elle titille, c’est un ferment. »

Il la regarda, elle le fixait avec inquiétude. Alors il se leva, alla vers elle, prit sa nuque dans une main, caressa son visage avec deux doigts de l’autre, puis il l’embrassa avec une tendre lenteur qui lui montrait, plus que ne l’auraient pu faire des paroles consolantes, le peu d’importance qu’il accordait au passé.

Quand il se fut rassis, il lui expliqua avec une confusion sincère et des mots maladroits qui la firent rire mais l’émurent qu’un couple ne se construit jamais sur le passé.

Avant de gagner son bureau Claude alla voir Mathieu :

- Tu vois ami, il y a de la tristesse dans une rupture mais cette fois il n’y a pas de haine.

- Soie est une bonne fille.

Claude fit oui de la tête. Il dit :

- La vie, quelle sinusoïde !

Et comme Mathieu le questionnait du regard :

138 139 - La courbe d’une vie reflète une succession de longues périodes neutres, de monotonie, de moments de tristesse, de désespoir, de douleurs parfois mais aussi de joies, de bonheurs intenses, de nouveautés....

- Je complète : c’est toi qui as choisi la valeur de certaines variables mais n’oublie pas que pour la plupart des individus la valeur des variables est imposée.

Claude opina et Mathieu :

- Dis-moi comment s’inscrivent fils et bergère dans l’équation de ta présente courbe ?

- Avec la bergère, c’est bien, très bien même, avec Alain c’est différent bien sûr, mais très bien aussi.

- Avec Alain, n’as-tu jamais peur ? Je radote, je sais, je suis un emmerdeur, mais...

Claude mit longtemps avant de répondre.

- Oui j’ai peur.

Réponse trop brève, il fixait au loin une chose invisible. Il ajouta lentement :

- J’ai toujours été prudent, je tâche de l’être plus encore.

- Contre l’impondérable, la prudence...

Claude tenta la justification :

- Quelle vie serait la nôtre si nous devions, à tous les instants, vivre en tenant compte du pire. Que ferions nous, que serions-nous sans l’optimisme ?

- Optimisme et courage, optimisme et inconscience sont des mots qui vont bien ensemble quand on parle alpinisme. Suivant que l’on a réussi ou que l’on a

139 140 perdu on utilise l’un ou l’autre. Mais proche du mot inconscience il y a le mot accident plus loin encore le mot suicide.

- Oui je sais.

- Ce que je dis est dur.

Claude absorbé :

- Je t’ai parlé de Ptijean le berger, c’est un être simple mais qui a des jugements sains et originaux. La solitude des bergers qui en fait des gens de réflexion n’est pas toujours un mythe. Lui aussi associe le mot suicide aux courses difficiles. Il me dit : « Tu ne peux pas faire comme tout le monde, aller dans des voies faciles et sans danger. » Il a évidemment raison, mais si j’avais été ainsi Alain ne serait pas revenu.

- En es-tu sûr ?

Claude haussant les épaules :

- Ne réduis pas l’alpinisme au danger et à la mort. Quand tu pratiques, bien des choses paraissent simples qui sont exceptionnelles ou impossible à beaucoup.

- L’alpinisme école de vie, on connaît. Mais je repose la question :

- Si Alain avait un accident ! Quel cataclysme en toi !

Bien sûr, l’accident Claude ne cessait d’y penser. Il avait même établi une chronologie de l’horrible. Je meurs seul : dans la grande nuit de l’après vie, ma mort efface mes torts. Nous mourrons ensemble : si je n’ai aucune perception de sa mort, ma mort est la punition de ma faute. Je vis, il meurt ou pire encore il est blessé, infirme : je porte éternellement en moi un remords permanent vif et douloureux comme une plaie toujours infectée.

140 141 Il dit :

- J’ai tout pesé.

Claude et Alain étaient souvent retournés dans le vallon où ils avaient grimpé ensemble la première fois. Ils avaient revu Paul, le guide gardien du refuge et

Ptijean le berger. Une amitié était née entre le berger et Alain. Elle se traduisait par l’envie de palabrer un moment, d’écouter l’autre, de le chahuter, par la curiosité de savoir ce qu’il avait fait au cours de l’hiver. On pouvait parler d’effusions le premier jour de leurs retrouvailles au printemps.

Ils y revinrent ce week-end pour gravir une longue arête rocheuse. Il faisait chaud, anormalement chaud. La neige était tombée en grande quantité cet hiver là. Une traversée sur des rochers enneigés qui se faisait habituellement sans difficulté leur avait demandé beaucoup de temps. Alain l’avait ressenti, dès qu’ils eurent terminé la traversée délicate, Claude devint soucieux. Sur le minuscule sommet ils étaient seuls mais de celui qui était en face descendait déjà une douzaine d’alpinistes. La manière de progresser et les cris qu’ils

échangeaient montraient qu’ils étaient bien peu à l’aise sur les pentes pourtant peu raides.

Claude, les désignant, dit :

- Emmerdant ! J’aurais dû penser que …

Et il expliquait :

- Nous devrons descendre le même couloir. Terrain raide, peu difficile. Des névés alternent avec des pentes de caillasses. Dès l’arrivée de la chaleur les chutes de pierres sont nombreuses. Il est à juste raison réputé dangereux. Je

141 142 pensais que nous serions au col les premiers, une cordée rapide met peu de temps à descendre mais un groupe… »

Et il bougonna :

- J’aurais dû !

Ils eurent beau se hâter ils arrivèrent au sommet du couloir alors que deux cordées étaient engagées dans la descente. Claude dit à Alain :

- Voilà le genre de situation que je n’aime pas. Ou nous nous intercalons entre eux et nous risquons de recevoir les pierres qu’immanquablement ceux du dessus vont faire tomber ou nous attendons qu’ils soient tous passés mais vu leur lenteur nous serons encore là au moment de la grosse chaleur, et alors là…

Alain avait maintenant suffisamment d’expérience pour deviner. Ils n’eurent pas à choisir, alors qu’ils changeaient la longueur de leur encordement, arriva un couple visiblement terrorisé. Ils étaient lents, maladroits, hésitant sur le chemin

à prendre. Crampons aux pieds ils piétinaient leur corde. Comprenant que

Claude était homme de savoir l’homme lui demanda des conseils :

- Faut-il garder les crampons ? Devons-nous marcher ensemble ? Dois-je assurer ma femme ?

Claude expliqua mais derrière le couple, déjà, une cordée réclamait le passage.

- Tant pis dit Claude à Alain et s’adressant au couple :

- Laissez les passer, encordez-vous à cinq mètres et suivez-nous. Je vous guiderai mais s’il vous plaît, ne traînez pas, ne traînez pas.

Freinant Alain qui, dans les pentes de neige, heureux de retrouver l’élément qu’il connaissait bien, se laissait glisser, Claude conseillait le couple. Ils étaient

142 143 maintenant sur le dernier névé au bas du couloir. Il aurait été possible de le descendre en ramasse si une rimaye très ouverte rendant une chute dangereuse n’avait obligé à faire un détour sur la droite. Claude conseillait la femme toujours aussi lente et mal à l’aise. La rimaye était à quelques mètres d’eux quand la chute de pierres survint. Ces pierres avaient-elles été libérées de leur scellement millénaire par un pied maladroit ? Par le ramollissement de la neige les supportant ou par un ruisselet d’eau de fonte ? Qu’importe. Un cri venu du haut les alerta.

- Sac sur la tête cria Claude.

Alain ne respecta pas le conseil, dès qu’il avait entendu le cri il était allé s’abriter sous un minuscule bloc de pierre proche de lui. Blotti sous cet abri il suivit avec angoisse la trajectoire des pierres. Certaines passèrent à le frôler, d’autres frappèrent le rocher au-dessus de lui avec des claquements secs, d’autres s’enfoncèrent dans la neige proche avec des bruits de corps frappant un liquide. Il observait son père et le couple encore au milieu du couloir. Levant son regard, il vit une pierre en forme d’assiette qui glissant à plat sur la neige faisait jaillir une collerette d’eau. Il perçut l’événement avec cette sensibilité particulière que l’on a dans un danger extrême. Quand il retourna son regard vers eux il vit l’homme pivoter brusquement. Le coup pensa-t-il. Revint le silence. Claude, angoissé, l’appela, Alain sortit de son abri fit signe à son père.

Claude fébrile le détaillait, l’interrogeait du regard. Non il n’avait rien, il souriait même.

- Et toi, questionna Alain.

143 144 - Rien et c’est miraculeux. Reste où tu es, nous arrivons.

- Mais lui…

Alain montra l’homme qui était à genoux dans la pente. Il était agité de soubresauts et sa femme immobile le fixait hébétée. Elle tentait d’articuler une phrase mais n’émettait que des lambeaux d’appel semblables à des borborygmes. Claude remonta rapidement la pente, l’homme tenait devant lui sa main broyée comme une chose dont on a peur. Alain observait. Le sang coulait et Alain eut une pensée stupide : « Il ne veut pas se salir. » Le sang pénétrait dans la neige, il se diffusait en elle et la teintait de rose, ton pastel.

Claude rejoignit l’homme, il cria à Alain :

- Encorde-toi avec elle, je m’encorde avec lui. Occupe toi d’elle, assure là sec au passage de la rimaye, courez le plus loin possible sur le névé, puis sans vous décorder allez sur la moraine.

Il cria à tous de s’activer :

- Vite, ne traînons pas, ce n’est que le début, il y en aura d’autres.

Alors qu’Alain attachait la femme sur sa corde, Claude lui cria :

- Une fois à l’abri, décorde-toi, pars seul. File en courant au refuge, dis à Paul de téléphoner aux secours. Nous serons à la moraine. Je m’occupe de lui. Va vite, il perd beaucoup de sang.

Alain fit descendre la femme, l’assura, la conseilla. Elle était docile, mais terriblement maladroite. Elle parlait sans arrêt, posait des questions stupides ou balbutiait des sons indistincts. Alors qu’elle se laissait glisser, incapable de marcher sur le pont de neige de la rimaye Alain, la retenant, prit conscience de

144 145 sa force et de sa compétence. Une fierté et un sentiment de puissance vinrent en lui. Il était celui qui savait, celui qui dominait, celui qui dirigeait.

Sur la moraine, il trouva un bon emplacement. Il décorda la femme, posa son sac à côté d’elle, lui dit de s’asseoir. Alors, conscient de l’importance de sa mission, il partit. Il courut dans les parties de bon sentier, sautant de bloc en bloc dans des raccourcis improvisés, dévalant en slalom, à la limite de la chute les ressauts de terre durcie, doublant tous les autres.

- Bois ça. Attends l’hélico, lui dit Paul qui venait de téléphoner. Ils arrivent. Une chance, ils n’étaient pas en opération. Ils m’ont dit que tu devais rester là, que tu les guiderais. Alain entouré des touristes qui avaient appris le drame et voulaient savoir raconta. Ptijean, le berger accourut, ému plus qu’il ne voulait le montrer, le questionnait sans répit :

- Bon, tu n’as rien eu ? Et ton père ? Dis.

Il écoutait, tout en jouant l’indifférence le récit d’Alain, mais il jetait des jurons, des mots qui traduisaient son mécontentement. Et il agitait sa grosse tête en signe de réprobation, bougonnant :

- Alain ! Alain !

Et vint l’hélicoptère. Il se manifesta d’abord par un ronronnement lointain.

Ensuite il fut point minuscule se découpant dans le ciel en V du vallon. Enfin il fut là, surgissant du vide, rugissant sa puissance, la cabine, telle un aquarium contenant des vies, suspendue à ses pâles déchaînées. Il se posa, le vacarme déclina, le gendarme qui était à côté du pilote sortit de la cabine, il avait, rayant son visage très long d’incroyables moustaches horizontales. Paul désigna Alain,

145 146 l’homme lui fit signe de venir. Alain courut, il expliqua. L’homme à la moustache lui dit de s’installer sur le siège arrière à côte de l’autre sauveteur.

Le pilote lui jeta un regard complice, le moustachu se retourna et lui donna une tape amicale sur le genou. L’appareil siffla sa colère jusqu’au paroxysme, ses pales se vissèrent dans l’air, propulsant sables et poussières, entraînant la cabine oblique qui, semblable à un animal furieux, chargeait l’espace. Puis l’appareil se redressa, il se dirigea vers le flanc droit du vallon, à l’ombre, cherchant une bonne portance sur les couches d‘air du sol proche. Là, il s’installa à mi-pente, et fila.

Alain regardait : des blocs, des pierriers, des touffes d’herbe, des traces couraient vers lui. A peine aperçus, ils disparaissaient sous la cabine. Il pensait que la perception des choses dépend de la vitesse avec lesquelles elles se déroulent et que si la vitesse était trop rapide les visions sont trop éphémères pour être bien perçues.

Puis il regarda la montagne, c’était une autre montagne que celle qu’il connaissait par l’escalade. Il avait l’impression de pénétrer son intimité, vue de face elle était différente, moins raide, les replats n’étaient pas cachés par la perspective.

Son voisin lui avait tendu un casque, l’infernal vacarme n’était plus qu’un brouhaha. Il perçut des paroles. Le moustachu le questionnait. Il répondit avec précision à ses questions. Il expliqua :

- Oui, la zone où était la femme était vaste, parfaitement dégagée, plate… Le mieux pour y arriver était de ne pas faire le détour en suivant le vallon mais de

146 147 survoler la barre rocheuse que l’on voyait devant. La femme, le blessé, son père, étaient juste derrière… Oui l’homme pouvait marcher, il était conscient mais il saignait beaucoup quand il était parti… Son père avait dû lui faire un garrot. » Le moustachu lui demanda :

- Tu étais avec ton père ? Qu’avez-vous fait comme course ?

Alain répondit :

- La Nord-Est.

Et le moustachu manifesta son étonnement par de forts mouvements de tête.

Juste avant de chevaucher l’arête rocheuse, ils survolèrent les derniers alpinistes.

Ceux-ci s’arrêtèrent pour regarder passer la formidable mécanique. Ils faisaient des gestes amicaux, Alain leur répondit par de courts mouvements de main et sa désinvolture avait des airs de condescendance.

L’hélicoptère se posa. Le moustachu, l’autre secouriste et Alain descendirent.

Claude soutenait l’homme, il le conduisit vers la cabine, la femme suivit.

Le moustachu inquiet, questionnait Claude :

- Pas trop éprouvés ? Vous pourrez descendre seuls ? Nous allons prendre aussi la femme.

Il désigna Alain :

- Dites donc il marche bien, vous avez fait la Nord-Est ! Et il connaît tout ! Si chaque fois on trouvait quelqu’un qui nous guide avec autant de sûreté.

Alain souriait et le moustachu cria à Claude :

- Qu’il vienne nous voir…

147 148 L’hélicoptère emporta sa charge de souffrance et d’inquiétudes. Il rejoignit la rive du vallon glissa vers la vallée. Bientôt il ne fut plus qu’un point bruissant.

Puis le bruit s’éteignit et vint le silence.

Claude et Alain se retrouvèrent seuls. Claude rangea les affaires dans son sac.

Ils partirent lentement. Claude était encore soucieux, Alain était gai.

Ils arrivèrent en ville alors que la nuit avait depuis longtemps colonisé la ville.

Quel retard ! Sa mère accueillit Alain. Curieusement elle ne le questionna pas. Il s’attendait à des reproches véhéments, elle resta étrangement calme. Elle ne semblait pas fâchée, elle avait même inscrit sur son visage un masque d’impassibilité qui faisait penser à de l’indifférence. Pourtant quand Alain commença à raconter, elle le coupa avec vivacité : « Non elle ne voulait rien savoir. »

Plus tard Alain l’entendit pleurer dans sa chambre.

Alain non plus ne s’endormit pas tout de suite. Ecrasant la peine que lui causait la souffrance de sa mère venait à lui une sorte de lyrisme. Après ce qu’il venait de vivre, il ne pouvait être le même. Situations exceptionnelles, intensité des moments, découverte du jamais vécu. Un sentiment de puissance se mêlait à une forte fierté, celle qui anime après l’action tout sauveteur victorieux. La découverte de son calme dans une situation difficile. Piotr dans la voiture ne lui avait-il pas posé la main sur les genoux en disant simplement :

- Tu as été vraiment bien.

Et il y avait le voyage en hélicoptère !

148 149 Que de richesses en lui ! Que de choses il aurait demain à raconter ! Mais si cette journée était source d’exaltation pour Alain, elle était pour Claude une sorte de préavis, un avertissement.

Le temps passa. Alain s’était intégré dans le milieu scolaire. Il était devenu pour ses amis : « Celui qui fait de la montagne. » Lui continuait à juger l’école mais, sensible aux arguments de son père, il acceptait ses obligations de plus en plus lourdes avec fatalisme. Il vivait toujours chez sa mère.

Claude et Alain partaient ensemble. Les conditions météorologiques, l’état de la montagne, mais aussi les disponibilités de chacun décidaient de leurs ascensions. Ils avaient gravi un bon nombre de sommets. Toutes leurs sorties n’avaient pas été des réussites : la fatigue, l’indisposition de l’un d’eux, le temps incertain, le mauvais temps les obligeaient quelquefois à retourner sur leurs pas.

Il arrivait que ce mauvais temps survienne au milieu d’une paroi, alors, pour fuir au plus vite, ils descendaient en rappels. Claude détestait ce moyen de descente, il avait toujours présent devant ses yeux le spectacle de son compagnon chutant dans le vide mais Alain, lui, l’adorait. Eprouvant pour le matériel une confiance absolue il se jetait dans le vide avec insouciance et se moquait des hésitations, des précautions et des lenteurs de son père.

Parfois survenait un de ces mauvais temps du matin qui effaçait le rêve,

éteignait les dynamismes mais qui, en supprimant les angoisses qui sont en tout alpiniste avant d’attaquer une course, libérait l’esprit. Un jour commençait au cours duquel l’examen n’aurait pas lieu. Et une journée nouvelle s’étendait devant eux au cours de laquelle ils allaient flâner. La curiosité bridée lors des

149 150 ascensions aurait le temps de s’exprimer. Alors le retour était une fête. Ils avaient la décontraction qu’ont les enfants les jours de vacances et leur amitié, une amitié entre père et fils quelle chose merveilleuse ! avait le temps de s’exprimer.

La montagne leur offrait cette chose qu’ont rarement les pères et leurs enfants, le temps de parler ensemble. Dans la descente ils devisaient. Claude décrivait son métier, parlait des hommes, de leur triste comportement. Il enseignait à

Alain l’alpinisme des anciens, comment étaient ceux qui le pratiquaient. Il lui faisait découvrir la montagne. Non pas celle de l’alpiniste qui débute au dessus des pâturages, mais celle du montagnard, de l’homme qui a su y vivre au cours des siècles avant que le tourisme ne la transforme fondamentalement. Il lui apprenait la faune et la flore encore vivace dans ces terres reculées. Des espèces dont la valeur est décuplée par la rareté et qui deviennent à cause de cela symbole du monde sauvage.

Alain parlait des aspirations, des espoirs, des critiques formulées par la nouvelle jeunesse. Il lui faisait découvrir les pensées, les mots nouveaux, les modes qui inspiraient sa génération.

Claude avait aménagé la petite pièce de son appartement en chambre à coucher et quelquefois Alain venait dormir chez lui. Ils poursuivaient leurs discussions. Claude tentait de comprendre ce qui conduisait Alain en montagne.

Il trouvait évidemment le besoin de dépassement qui anime tout sportif, cette forme de masochisme plus ou moins visible, plus ou moins accentuée, qui pousse certains individus à rechercher, apprécier la fatigue, les douleurs même, à

150 151 accepter d’aller jusqu’à frôler les dangers fussent-ils extrêmes, peut-être même parce qu’ils étaient extrêmes. Et il trouvait ce qu’Alain exprimait parfois avec une fierté naïve, le fait que l’alpinisme se situait au-dessus des autres sports et les alpinistes au-dessus de tous les sportifs.

Ils parlaient de la difficulté voire de l’impossibilité de certains secours, de la dépendance à la nature et aux conditions météorologiques. Enfin ils en venaient au vide. Claude en parlait maintenant comme d’un animal dompté, et Claude aimait cette métaphore. Ils se félicitaient de la possibilité qu’ils avaient de fuir la ville, de se rendre dans des sites sauvages. Ils commentaient ce besoin qui était en eux de fuir le grégaire. La montagne devenant ainsi moyen de régénération.

Mais Claude trouva un autre facteur déterminant dans la personnalité d’Alain.

Il vérifia sa grande timidité. Cette timidité pour apparaître imposait un public et la montagne lieu de solitude l’éliminait.

Passèrent les jours, les mois, les années. Alain avait découvert les écoles d’escalades. Disposant de nombreux loisirs dans la semaine, bénéficiant de vacances plus nombreuses et plus longues que celles de Claude il s’entraînait régulièrement. Rapidement il grimpa mieux que lui. Claude vérifia qu’il n’était le plus rapide que dans ce que les alpinistes appellent le terrain moyen : pentes raides de rochers herbeux, ou mixte : pentes de rochers inscrits dans la glace et dans les descentes en escalade libre, lorsque la corde est quelquefois jugée comme étant plus encombrante que nécessaire.

Ils grimpaient en réversible, l’un ou l’autre guidant alternativement la cordée.

Lorsqu’il était en tête, souvent, Alain quittait la voie classique. Refusant de faire

151 152 un détour, il gravissait tout droit au-dessus de lui un surplomb, une dalle, une fissure, un dièdre de difficulté supérieure à l’escalade normale, réalisant ainsi ce que les alpinistes nomment une variante. Lorsque Claude arrivait à ce passage, peinait pour le franchir, jugeait cette variante inutile, Alain se moquait de lui, il lui disait :

- Piotr, ce passage c’est quand même autrement plus beau que tes vires de cailloux. Vous, les vieux, vous parliez difficultés mais une fois dans une face vous ne faisiez que rechercher le facile. En réalité vous, les bons alpinistes, vous recherchiez le facile dans le difficile. Nous, nous recherchons systématiquement le difficile.

Il atténuait :

- Normal, vous ne vous entraîniez jamais. Nous, tous les jours on s’oblige à une gymnastique spécifique.

Il approfondissait son analyse :

- Il est vrai que nous avons beaucoup de matériel et que nous n’hésitons pas à l’utiliser. Quand je vois le peu que tu as !

Maintenant, même dans les grandes courses mixtes, celles où excellait Claude,

Alain donnait son opinion, imposait de plus en plus souvent la sienne.

Claude comprit qu’une nouvelle étape dans la pratique de leur passion commune commençait. Alain avait besoin de s’exprimer dans son milieu. Il avait besoin de côtoyer des jeunes. De trouver des échos à ses pensées, à ses aspirations, à ses soucis, à son ambition. Jusqu’aux motifs de fou rires ou de rires qui n’étaient plus les mêmes. Claude malgré lui vivait dans les siennes.

152 153 Les visites d’Alain se firent de plus en plus rares. Lorsqu’il venait il disait :

- Mon pauvre Piotr, je n’arrive pas à me libérer.

Et vint un vendredi où il dit :

- Pour dimanche un copain me propose un truc costaud, tu comprends hein. Dis

ça ne t’emmerde pas ?

Il avait rajouté sans perfidie :

- Si tu veux venir avec nous ?

Et Claude avait ri, utilisant l’humour il avait déclaré :

- Un peu facile pour moi.

Alain racontait ses escalades sur des blocs ou les falaises qu’il fréquentait, il parlait de ses connaissances nouvelles. Un jour il lui dit :

- Piotr, tu te souviens de ma première escalade avec toi. Je suis retourné là où tu m’as emmené. Non, je n’ai pas osé refaire le passage où j’ai eu si peur, mes copains se seraient moqués de moi. Nous avons fait le surplomb direct, à gauche. Pas mal, hein.

Une autre fois il lui dit :

- J’étais à l’école de blocs, je grimpais une dalle quand deux grimpeurs sont venus me regarder. Quand je suis descendu, l’un deux m’a dit : « Bravo, viens avec nous. ». L’un était laid, massif, puissant, l’autre, nerveux, mobile, avait toujours un sourire sur les lèvres. Je leur ai dit : « Je vous reconnais et vous connaissez mon père. » Tu vois qui c’est ?

Claude évidemment avait deviné qu’il s’agissait de Beussa et de Socrate.

Alain racontait :

153 154 - Ils m’ont dit qu’ils partaient en expé. mais que dès leur retour nous ferions une course ensemble. Claude comprit qu’Alain venait de quitter la strate de grimpeur à laquelle il appartenait.

Un jour Alain lui téléphona :

- Tu te souviens du pilier 17 à la pointe Blanche, la voie ouverte par Beussa et

Socrate. Elle est maintenant équipée. C’est devenu une grande classique. Elle est, dit-on, très belle, très sûre. Un rocher parfait. Je t’y emmène. Considère cette ascension comme un symbole. Tu m’as conduit sur ce sommet, je t’y emmène à mon tour.

- C’était affreux.

Claude racontait la course à Mathieu.

- Imagine. Ma technique était suffisante, je voyais fort bien les gestes qu’il me fallait accomplir. Mais il me manquait la force musculaire dans les bras et dans les doigts. S’ajoutait à cela une révolte de ma volonté née du vide dolomitique.

Vois-tu, chaque génération s’adapte à une certaine verticalité, la mienne s’accommodait de quelques parties franchement verticales qui s’inscrivent dans des zones de raideur moins forte. Ces parties moins raides permettaient au moral de se reprendre. Celle d’aujourd’hui évolue banalement dans l’entièrement vertical.

Mathieu se moqua :

- Ne te plains pas, celle de demain évoluera dans le surplombant.

Claude dit :

- C’est possible, mais très peu pour moi.

154 155 Claude expliqua à Mathieu qu’il pensait que si une part de cette évolution revenait à l’entraînement, la part prépondérante était apportée par la qualité du matériel. Il lui dit :

- Je parle de matheu à matheu, le niveau de difficulté peut se mettre en

équation. Cette équation comprend des variables : le degré d’entraînement, la qualité et la résistance du matériel. To day, les cordes sont incassables, les ancrages mis en place sont de plus en plus nombreux, on en trouve de tout type.

Toutes ces choses font évoluer le coefficient de sécurité général. Ceci concerne le matériel mais il y a des facteurs qui concernent l’homme. Le psychisme des grimpeurs a évolué. Des facteurs extérieurs à l’escalade sont apparus.

L’efficacité des secours en est un : grandeur et misère du vol stationnaire !

Mathieu opina. Pour indiquer qu’il avait compris il dit :

- Mais à quel prix ! C’est presque toujours la société qui paye et les pantouflards de mon espèce contestent.

Claude poursuivit en souriant :

- Il y a un autre facteur psychologique qui a participé à l’évolution du coefficient global de sécurité c’est celui qui est lié à la diminution du sauvage. On ne parle jamais de l’importance du public, elle existe. Il y a de plus en plus de monde en montagne, sur la voie même, sur un itinéraire voisin, parfois la voie est au- dessus d’un refuge, parfois des spectateurs sont au pied des faces.

Pour s’excuser de toutes ces explications il dit :

. Vois-tu, je plaide pour toutes les générations qui m’ont précédé et pour la mienne. Je ne crois pas à l’augmentation du courage. Les hommes sont ce qu’ils

155 156 sont. Parfois une théorie les conduit au-delà du coefficient de sécurité du moment, celui du raisonnable.

Il réfléchit :

- T’ai-je parlé des mentalités des grimpeurs austro allemands des années 1935 ?

Un mouvement d’épaules et un qualificatif :

- Une mentalité malfaisante .les faisaient aller au-delà du raisonnable !

Il revint à la course effectuée, conclut :

- Ainsi, arrivant dans cette escalade avec les mentalités de la génération passée, je ne pouvais qu’être ridicule. Je l’ai été, Alain m’a traité de vieux minable.

Prévisible, Claude, depuis la défection d’Alain sortait de plus en plus souvent avec Brigitte. Il éprouvait du plaisir à la guider en montagne. Il avait appris à choisir les itinéraires qu’elle appréciait et non des itinéraires qu’il avait envie de faire. Ils allaient souvent dans la vallée où était le refuge gardé par Paul. Ils y rencontraient Ptijean le berger. Ils parlaient. Bien que Claude ne l’ai jamais formulé, sa présence participait certainement au choix de ce vallon.

Un jour Ptijean dit à Brigitte en guise de salut :

- Bonjour dompteur.

Et comme elle le regardait indécise :

- Vous l’avez domestiqué.

Ptijean regarda Claude :

- Avoue quand même qu’une jolie femme, une balade facile, un sac bien rempli, le temps de flâner c’est autre chose que des parois verticales.

Il s’adressa à nouveau à Brigitte :

156 157 - Apprenez lui maintenant à simplement s’asseoir dans l’herbe et à parler avec nous. Parler pour parler. Aller au-delà du simple bonjour, bonsoir. L’amitié se nourrit de mots. Regardez Paul, avant il courait tout le temps, il guidait des clients dans les voies, il ravitaillait le refuge. Maintenant il a un porteur. Il a le temps de parler. Tous les deux, souvent, nous refaisons le monde. Ce n’est pas toujours ridicule des Français moyens qui refont le monde. Nous philosophons, nous parlons littérature aussi. Et comme tous les hommes d’une société, nous formulons des souhaits, nous exprimons des regrets, des incompréhensions. Il y a en chacun de nous un colonel de Yaqua. Paroles inutiles ? Ridicules ?

Q’importe, la montagne est seule témoin.

Paul vint s’asseoir. Il intervint :

- Un jour il m’a expliqué Giono, il m’a parlé du Serpent d’étoiles !

Paul vint, Claude l’interrogea :

- Tu ne sors plus ?

Paul frappa son ventre :

- Une course facile de temps en temps avec un vieux client fidèle. J’ai changé mais la montagne a aussi changé. Regardez.

Il montrait le refuge :

- Il est trop petit. Mais lui on peut l’agrandir, moi, on ne peut pas me diminuer…

Ils rirent. Après un silence, Ptijean dit :

- Ton fils passe.

Il secoua sa grosse tête, s’adressa à la seule Brigitte :

157 158 - En voilà un qui a mal tourné à cause de son père. Dans les familles il y a souvent un fada.

Il se tourna vers Claude :

- Tu aurais pu lui apprendre autre chose, il était sensé ce garçon.

Il se mit à rire :

- Il m’a raconté le Pilier ! >>.

Claude rit aussi :

- J’ai admis mon âge l’autre jour quand un jeune grimpeur est venu me dire :

« Vous êtes le père d’Alain n’est-ce pas ? »

Ils rirent tous les trois,

Un jour Claude et Brigitte arrivèrent sur un sommet surpeuplé. Elle lui dit :

- Trop facile pour toi ! J’ai des remords.

- Non, j’éprouve du plaisir …

- Tout ce monde…

- Il y a de l’air et de la place pour tous.

Brigitte l’observait, oui il avait changé. Il souriait à l’un, échangeait un mot avec un autre. Maintenant, elle le devinait, il éprouvait un plaisir intense à gravir des voies normales. Il lui avait dit : « Etre largement au-dessus des difficultés m’apporte une nouvelle forme de plaisir. Je n’ai jamais la hantise du passage dur, l’angoisse diffuse que l’on a dans les courses difficiles. Et puis il y a cette découverte du temps dégusté. Fini est le temps des temps minutés. »

158 159

TROISIEME PARTIE :

La journée de travail était terminée, les bureaux semblaient vides, aucun bruit sauf ceux produits par une femme de ménage butinant la saleté d’une pièce à l’autre. Il n’y avait pas ce bourdonnement de voix, ces sonneries de téléphone, ces éclats de mots ou de rires ni ces silhouettes allant et venant qui signalent la vie dans les espaces de travail.

Pourtant, soudain, un rire, comme un éclair dans l’obscurité d’une nuit noire, qui perce le silence. Un bureau est occupé. Dans l’intimité de l’ombre, de chaque côté du cône de lumière d’une lampe de bureau, Claude et Mathieu parlent.

Lorsque Mathieu l’a rejoint, Claude a mis les pieds sur sa table en signe de disponibilité et Mathieu a posé les siens sur le fauteuil voisin. Tous deux se blottissent dans cette atmosphère apaisante de fin de journée. La fatigue et leur vieille amitié les incitent à retarder leur départ. Mathieu :

- Il y a longtemps que nous n’avons pas eu le temps de discuter, tu pars si vite.

Une fois ton fils, une autre fois ta bergère...

Il lève la main droite les doigts joints, à la manière d’un serment, mais en commandement pour arrêter toute objection.

- Je sais et je comprends, je comprends et je sais.

Claude glousse :

- Aujourd’hui, je suis là.

159 160 Il montre une liasse de feuilles A4.

- Où est le temps où un philosophe était en même temps un scientifique ? La culture en nappe avait du bon, la nôtre, en puits, celle des scientifiques, est bien ridicule. La rédaction d’un rapport reste toujours pour moi un travail difficile, les chiffres je les domine, mais les phrases, les mots…

Le visage de Mathieu s’éclaire, il lève son regard. Soudain il dit avec vivacité :

- Je vais te dire celle du guru Bindô et de son disciple Auro ?

Claude a l’expression du visage qui va avec les mots : « Que va-t-il me sortir ! »

Mathieu commence :

- Imagine des terres ocre, un jour écrasé par la chaleur d’un soleil vertical. Un chemin, quelques huttes, un buffle famélique. Aucune ombre oblique. En voici une circulaire sous un vieux pipal-banian au tronc tourmenté. Elle cache une fontaine. A son côté, le vieux guru Bindô et son jeune disciple Auro, assis en position de lotus, méditent. Tout le matin Bindô a monologué, sa manière d’enseigner habituelle. Il a glosé sur les femmes, la place qu’elles occupent dans la société, les difficultés qu’elles éprouvent à atteindre de bonnes incarnations et, un jour, le nirvana. Brahma, a-t-il dit, les a voulues imparfaites, destinées essentiellement au travail et au plaisir de l’homme. L’homme est force et liberté, la femme fruste est son esclave. L’homme tire de la femme plaisir immédiat, la femme tire de l’homme neuf mois de servitude. Un garçon naît, c’est la joie dans le foyer, une fille survient, les complaintes commencent. L’homme disserte, explique le vouloir des dieux, trouve plaisir à manier les idées, décortique les

160 161 mots, explique leur sens. La femme se tait, exécute, opine, ne dément jamais.

Ses jérémiades sont pour elle expressions philosophiques.

Le guru Bindô, qui sait l’importance d’une parole forte à la fin d’un discours, assène cet axiome : « La femme n’est que le complément de l’homme. » Et il rajoute en conclusion une de ses formules habituelles : « Souviens-toi, Auro, de l’importance du sens et du poids des mots. »

Soudain, qui fait oublier le bruissement des feuilles du banian agitées par le vent, le tintement d’une poterie heurtant la pierre. Bindö et Auro lèvent la tête, une jeune femme radieusement belle remplit sa cruche. Elle est drapée dans un sari rose satiné tendu par des seins nerveux dominant un ventre nu, plat, musclé, une taille fine. Le sari, qui reprend sous le ventre, s’épanouit à l’arrière en une courbe qui est comme un pendant à la saillie des seins. Le guru méditatif : « Si les cruches et les femmes ont une taille, c’est pour les mieux saisir. » Puis sentencieux : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin, elle se … »

- Casse, ose Auro très fier de son savoir.

Mais Bindô avec vivacité :

- Non imbécile, elle s’emplit.

Et rêveur, il poursuit :

- Je la remplirais bien.

Le buffle est immobile sous le soleil brutal, la femme regagne sa cabane.

Auro, silencieux, a levé la tête vers Bindô. Celui-ci ordonne :

- Qu’as-tu ? Parle !

Auro hésitant, conscient de son intrépidité, murmure :

161 162 - Maître, vous venez de m’expliquer l’importance des mots. Or vous avez dit bien. Maître, à votre âge, ce mot est-il bien choisi ? N’est-il pas prétentieux ?

N’auriez-vous pas dû dire : Je la remplirais avec plaisir. »

Claude cherche à lire l’expression inscrite sur le visage de Mathieu dans l’obscurité. Il dit :

- A chacune je me dis, celle-là, l’a-t-il inventée ?

Dans l’ombre, les traits du visage de Mathieu s’adoucissaient. Claude remarque qu’ainsi son visage ressemble à celui de Brassens. Claude sait qu’il cultive cette ressemblance avec le chanteur et que sa moustache ne dénonce pas une tendance à l’esprit macho, mais résulte d’un simple désir d’imitation.

- Apprends, homme inculte, que la culture ne s’exprime pas toujours par de simples citations. Sur des branches greffées poussent parfois des fruits différents de ceux que donne l’arbre…

Il se penche en avant, son visage pénètre dans le cône de lumière. Sous cet

éclairage cru, il n’a plus rien de Brassens. Ses grands yeux noirs de myope aveuglé ont une fixité agressive, son épaisse moustache d’Hidalgo, son nez puissant, le font ressembler à un des ces personnages de film dont on sait au premier regard qu’il est un méchant.

Sévère, il poursuit :

- Apprends aussi que la vérité est parfois rébarbative et qu’il est bon de la décorer pour la rendre attrayante aux esprits grossiers.

Se renversant sur son siège, il redevient l’intellectuel pensif, moqueur et anticonformiste.

162 163 Vient la suite dans un sourire railleur :

- Intelligence rustique, apprends enfin que la perspicacité est liée à l’étendue de la vision. Mais comment pourrais-tu le savoir ? En montagne celle-ci ne peut aller loin, elle se heurte aux reliefs. Tu as l’intelligence courte de l’homme des montagnes, j’ai celle de l’homme des plaines. Tout me désigne comme guru.

J’ajoute que si ton intelligence est dirigée vers les choses de l’action, je nourris la mienne de lectures et de pensées. Mais chaque lecture…

Il efface d’un geste de la main coupant le cône de lumière, ce qu’il vient de dire :

- Non, pas chaque lecture, uniquement celles que j’aime, celles dont les effets persistent lorsque je referme un livre, celles qui, excuse ces mots de sommelier, ont de la cuisse, sont longues en mémoire. Mes histoires sont quelquefois les fruits des graines de mes lectures préférées. Parmi elles, tu le sais sont Epicure et

Montaigne. Je les trouve plus digestes que Nietzche. Pour que l’alpinisme inspire mes discours il faudrait qu’il y ait un Saint Ex. de la verticale, un Conrad du vide…

Claude, d’abord avec vivacité :

- Il n’en sera jamais fini de la comparaison de la montagne avec la mer, de l’alpiniste et du marin.

Puis d’un ton timide :

- Maître, je ne m’insurge pas, mais comme l’a fait Auro, autorise ton disciple à s’interroger sur la qualité de tes jugements.

Il lève un index sévère :

163 164 - Un esprit subtil aurait expliqué : Il y a pléiade d’aviateurs, de marins, d’aventuriers. Normal, il est connu que l’éloignement, le sauvage, apportent une grande notoriété. L’éloignement c’est l’immensité du ciel pour l’aviateur, c’est celle des océans pour le marin, celle des dunes qui se succèdent jusqu’à l’infini pour l’homme du désert, celle des forêts sans ciel pour l’explorateur des bois amazoniens. Pauvres alpinistes si peu nombreux, notre activité se déroule sur des terres étroites, souvent proches des villes.

Mathieu corrige :

- Tu aurais dû dire : « La dimension des terres que fréquente l’alpiniste est donnée par la difficulté, par l’impossibilité d’accès des secours classiques.

L’hélicoptère n’est pas nyctalope et il craint les nuages. » Tu ne l’a pas fait, tant pis. Il reste que la littérature de montagne est quasi inexistante et le peu qui existe est pauvre. La littérature des airs a bénéficié des écrits de Saint Ex., celle des mers est vaste et de qualité parce que la pratique de la mer est ancestrale. Si la haute montagne, domaine étroit de l’alpiniste, est une découverte récente, la mer, elle, a de tout temps fasciné les écrivains et les poètes. Et de quel vocabulaire elle bénéficie ! Que de mots ! De termes ! Ceux de l’état de sa surface, ceux des différents bateaux, de leur gréement et de l’accastillage, des vents, des allures, des hommes. De Christobal Colomb aux grands navigateurs modernes simplement sportifs : les Moitessier, Tabarly… tous ont bénéficié de ce passé. Montagne, mer, alpinistes, marins, en réalité tant de choses vous séparent. Et pourtant que de choses vous rapprochent. Vous marins et alpinistes

êtes tous en contact direct avec la nature. Les mots grandes peurs, difficile,

164 165 sauvage, exceptionnel, vous lient. L’action se déroule en des lieux où s’écrivent les épopées. Quarantièmes rugissants pour les uns, énième degré pour les autres. Vous êtes des êtres en constant déplacement. Vous alternez périodes de grande activité et périodes de farniente. Vous ne refusez pas le danger extrême. Il n’y a pas de grand marin, il n’y a pas de grand alpiniste qui n’ait au moins une fois aperçu la mort. Ah ! L’importance qu’ont pour vous les conditions météorologiques. Quelle emphase quand vous prononcez les mots : «

Grandes tempêtes. »

Claude se souvient des mots d’Alain, il murmure :

- Un marin a une cabine. Une cabine c’est une petite maison mais une maison quand même. Un alpiniste n’a rien entre lui et les intempéries, une toile parfois, un surplomb au mieux, quand il a la chance d’en trouver un. Mais un surplomb pour les vents et le froid !

Encore une fois Mathieu néglige l’objection :

- Vous pratiquez un sport sans règles écrites, sans juge, sans arbitre…

Claude du ton d’un élève corrigeant son professeur :

- L’éthique a pour nous valeur de règlement.

Mathieu riposte :

- Méfie toi de la valeur des mots a dit Bindô. Y a-t-il une éthique immuable dans le temps ? Je te cite : « On est venu au piton, à l’abus de pitons, au rejet de cet abus, à l’utilisation de pièces mobiles ridiculement placées en surnombre mais qui ne laissent pas de traces ! Une éthique additionnée d’hypocrisie est-elle toujours une éthique ? Enfin, tu me l’as dit, on en est venu

165 166 à tolérer l’utilisation de l’arme absolue : le piton scellé dans la masse rocheuse. » Auro, dis moi : Où est l’éthique ?

Mathieu, l’index à nouveau levé :

- Je poursuis, il vous reste en commun un indéniable amour des grands espaces, un réel besoin de solitude, un étrange goût pour le danger !

Claude moqueur :

- Rajoute la gratuité.

- Je n’en jurerais pas. A écouter les médias, à t’écouter me parler du comportement de certains je crois que ce n’est plus une valeur éternelle. En cela vous êtes de simples sportifs.

Les autres doigts de la main se dressent et forment barrage à toute contestation :

- Puisqu’on en est à démystifier, laisse moi formuler une autre constatation critique : vous, les alpinistes, vous dégagez un parfum vieille France à relents militaristes. Vous allez au combat, vous défiez la montagne. Soldats intrépides, piolet au clair, vous allez à l’assaut des cimes, vous attaquez une voie. Les mots vainqueurs et héros ne vous indisposent pas. Dans les mots « Conquérants de l’inutile » que vous citez si souvent il y a le mot conquérant et je ne suis pas sûr qu’il ait pour tous un sens humoristique. Si vous réussissez vous êtes des braves, si vous êtes vaincus vous pénétrez dans le camp des valeureux anciens combattants. Toujours, vous êtes des vaillants et parfois des surhommes. Des gens modestes définiraient l’alpinisme comme étant un fruit de l’inutile. Peux-tu imaginer des êtres misérables n’ayant qu’un souci : survivre, pratiquer

166 167 l’alpinisme par plaisir ? Le paysan, véritable homme des montagnes aime-t-il l’alpinisme ? Je le vois plutôt en simple conquérant de l’utile, il y vient parce qu’elle lui apporte de quoi améliorer les conditions de vie de sa famille. Il y vient ensuite pour la notoriété ou la gloire, mais, lorsque cela se produit, ce n’est déjà plus un homme des montagnes, c’est devenu un homme à ambition de citadin.

Soudain sérieux :

- Ton fils ?

Claude, d’un ton indiquant tout à la fois la mélancolie et la fierté :

- L’alpinisme nous a rapprochés, l’alpinisme nous sépare. Mais il n’y a pas rupture, les liens subsistent, nos chemins simplement bifurquent. Reste l’extraordinaire harmonie qu’a créée entre nous l’alpinisme. Imagine, nous avons doublé les attaches familiales par celles qui relient les membres d’une cordée.

Mathieu reprend son ton amusé :

- Une amitié gagnée au combat ! « Allons enfants… »

Claude soulève ses épaules et poursuit mi-sérieux, mi-amusé :

- Je lui ai appris la montagne, maintenant, il m’apprend mon âge.

Mathieu :

- Excuse-moi, je plaisantais encore.

Changeant de position sur son fauteuil et de ton :

- Dis-moi : ta femme t’accompagne avec plaisir ?

Claude opine. Un moment de silence, puis :

167 168 - Il en est donc fini de la haute mer, des grandes vagues, du spinnaker gonflé par les vents, des mots grandiloquents ? Je plaisante encore. Sérieusement, seras-tu heureux dans un port de sagesse ? Cette sagesse de l’âge, vas-tu la subir, la supporter, l’apprécier ? Ceux qui n’apprécient que les reliefs sont-ils un jour capables d’être heureux dans une plaine ? Seras-tu capable d’accepter à défaut de bonheur, excuse encore ces mots prétentieux, un équilibre dans la monotonie.

Claude devine le sourire moqueur coiffé par la moustache à la Brassens.

Railleur lui aussi :

- Homme à l’intelligence plate, apprend que l'alpiniste possède mille facultés. La plus forte étant une faculté d’adaptation exceptionnelle. Retiens que son entendement et sa sensibilité sont à l’échelle des vastes étendues qu’il a du haut des sommets. La vision de l’homme des plaines n’est pas, comme tu le prétends, celle de l’infini mais celle du plat. Le plat c’est la vue étriquée, le grouillement des villes, la vaine agitation, le bruit, le factice, le banal, le quotidien !

L’alpiniste goûte peu tout cela, ni le grégaire, il apprécie le silence favorable à l’introspection.

Claude accentue son ton moqueur :

- L’alpiniste est aussi sensible à la beauté, aux nuances. Il goûte l’harmonie dévoilée par l’éclat des lumières fortes, la sagesse cachée dans les tons pastel, la mélancolie engendrée par les brumes évanescentes. Les nuits de bivouac, les firmaments lui apprennent l’infini des mondes. Sous les ciels, il rêve et philosophe. Tout cela s’exalte lorsqu’il a atteint le sommet. Là, s’ouvrent à lui les portes de la spiritualité ! Il comprend que la montagne est la première marche

168 169 qui conduit au ciel. Il perçoit les définitions du fini et de l’infini, du pur et de l’impur, du bien et du mal. Quelle symbolique dans ce chemin vers Dieu.

Homme des plaines, je crains que, malgré tes lectures, tu n’aies que des visions du fini, que tu passes à côté des réalités de l’au-delà !

Ils mêlent leurs rires. Mathieu, sur le même ton :

- Intelligence de granite, tu voudrais me faire croire que l’alpinisme vous a fait découvrir la notion d’au-delà ! Laisse-moi sourire. Vos actes ne sont que des flagellations sportives, des pénitences de citadin ? Vous avez créé des images d’Epinal : la montagne lieu du sacré, la montagne domaine des vertus ! Les alpinistes ? Des chevaliers de l’Alpe ! Comment dîtes-vous ? Ah ! Oui : « des hommes partageant librement des dangers, un sport sans règles dirigé par une

éthique intransigeante » Joyeux jobards, les tribunaux ne s’y sont pas trompés.

Le code civil se compulse aujourd’hui sur les glaciers. Situez-vous, vous n’êtes que des sportifs prétentieux, simplement un peu plus égoïstes que les autres.

Claude :

- Egoïste, ma première femme me l’a assez répété. L’égoïsme est en nous tous.

Mais bien malin celui qui fera la part entre l’alpiniste et le fanatique de football qui, le ventre plein, oublie sa famille pour s’affaler dans un fauteuil, regarder un match tous les dimanches et meurt un jour d’un infarctus pour abus de boustifaille et d’inaction. Simplement nous avons l’égoïsme du sportif, celui qui s’exprime dans l’effort.

Mathieu fait la moue :

169 170 - Pourquoi les efforts, le danger, atténueraient-ils le critiquable qui est dans l’égoïsme ?

Un mouvement interrogatif du menton jeté vers le haut et sans attendre une réponse :

- Mais votre activité, malgré vos désirs et vos discours n’est qu’un sport. Non pas un sport de gymnase, de stade, de route, un sport à règles draconiennes, à arbitres, à spectateurs, un sport chronométré, mais un sport quand même.

Claude, ses pieds toujours posés sur la table manifeste son désaccord en tapant ses chaussures l’une contre l’autre:

- Un sport qui se pratique dans des sites sauvages, des régions désertiques. Que de diversité et de beauté dans l’arrière plan.

- Simple décor.

Mathieu sourit de son mot et prend la parole :

- Il faut toutefois admettre qu’il se distingue des autres par une complaisance à côtoyer le morbide. Le vide est danger et conduit trop souvent à la mort. Etrange cela et qui dénote un puissant déséquilibre psychologique.

Mathieu a parlé penché en avant. Claude l’observe. Sa calvitie naissante explique peut-être aussi la forte moustache. Il pense : « Tout nous sépare, je suis un homme d’action, lui est un homme de réflexion. Il est riche d’idées personnelles, de jugements originaux, je ne suis qu’un matérialiste de l’action.

Je suis un être frugal, lui est amateur de bonne chère, c’est un gourmet. La qualité de nos peaux en témoigne, la sienne est brillante, lisse, la mienne est déjà striée de rides offertes par le soleil, les vents, les froids intenses.

170 171 Claude dit :

- Guru Bindô, psychologue de salon, retiens que le vide, le danger, la mort, sont des éléments d’un ensemble et qu’ils ne forment pas un tout. Certes ils donnent sa dimension à l’alpinisme mais combien de fois te l’ai-je répété, ils sont combattus par l’entraînement, les techniques, le matériel. Les gymnastes ont leur filet, nous avons nos cordes et les ancrages.

Mathieu se renverse, s’appuie sur son siège, revient dans l’ombre. Il balaye l’objection d’un revers de main :

- Quand je vois des types sur une paroi verticale, je me dis : « Ces types sont des malades et mon meilleur ami a attrapé cette maladie. » Si j’avais pratiqué l’alpinisme, j’aurais choisi une forme raisonnable soit en un mot j’aurais réalisé des ascensions sans danger. J’aurais été un alpiniste esthète, un alpiniste méditatif. J’aurais flâné sur des pentes, rêvé une fois au sommet. Ma marche aurait été coupée de nombreuses haltes. Je n’aurais pas marché tête baissée en me hâtant pour arriver à l’heure prescrite au pied des difficultés. J’aurais pris le temps d’admirer, de savourer les paysages. Le contenu de mon sac aurait eu son importance…

- Je t’imagine le regard perdu dans les glaces et les aiguilles ouvrant ton sac avec, inscrit sur ton visage, une extase de prélats. Mais serais-tu ainsi alors que souffle la tempête ?

Mathieu lève ses épaules :

- Crétin, les jours de tempête j’irai dans de bons restaurants de montagne, ceux qu’on atteint sans fatigue. Ils sont accessibles en voiture pendant l’été, en

171 172 téléphérique au cours de l’hiver. Ils possèdent de vastes baies vitrées qui protègent des vents et offrent des vues superbes sur les aiguilles, les pics et les à pic, les dômes, les glaciers…

Claude :

- Dans le monde des hommes il y a les acteurs et les spectateurs. Il y a les types qui se contentent de regarder des femmes à poil et des types qui les touchent.

- Je te l’accorde mais ces derniers, quel triste spectacle ils offrent après qu’ils les aient touchées ! Ils reviennent fourbus, avec des gelures, ou dans des sacs !

De simples anormaux, voilà ce que vous êtes.

Claude manifeste son désaccord en secouant la tête mais Mathieu s’agite, indique qu’il va poursuivre :

- Le normal est le contraire d’anormal. Il est logique qu’on soit anormal pendant l’adolescence période au cours de laquelle on est habité par un désir de pureté, par le rêve, par un désir d’affirmer son existence, de la prouver aux autres par tous les moyens : la démesure, l’originalité, le défi. Je comprends qu’au cours de cette période l’alpinisme de difficulté permette à certains d’exprimer d’une autre façon que par des attitudes, sa coiffure, son habillement, ses goûts, son existence au milieu de celle des autres. Mais est-il logique qu’on pratique encore un alpinisme de haut niveau alors qu’on est devenu un homme ?

Un changement de position, un silence puis :

- Est-ce un signe d’immaturité ? Dis-moi, il y a peu de femmes alpinistes au top.

Les femmes, contrairement à ce qu’affirme Bindô, sont plus sensées que les hommes. Guerrier ne s’écrit pas au féminin, nos Amazones n’en sont qu’à

172 173 féminiser des mots ! Je ne suis pas un machiste quand je dis qu’une femme donne une meilleure image d’elle-même quand elle prépare la nourriture pour son enfant que quand elle trie les pitons qu’elle va emporter dans une course de difficulté extrême.

Claude a inscrit sur son visage sa volonté de s’exprimer, il parle :

- Guru Bindô, accord pour ce que tu viens de dire sur les femmes mais je te rappelle une nouvelle fois que nous ne sommes pas des trompe-la-mort. La difficulté est une notion variable qui change en fonction de chaque individu, de son expérience, de sa résistance, qui change à chaque génération. Le sens du mot raisonnable s’inscrit ainsi entre des limites. Quant à classer les alpinistes, cela aussi a été fait. Que n’a-t-on trouvé ? Il y a ceux qui ne sont attirés que par la difficulté, et partant l’exploit. Aux limites ils sont conduits à grimper seuls, en hiver ! Les alpinistes simplement sportifs, les alpinistes sportifs contemplatifs, les collectionneurs, les esthètes contemplatifs, les alpinistes romantiques…

N’oublie pas les alpinistes de collectives. Entre le pur misanthrope et ces alpinistes en groupes que de silhouettes ! Le support crée des spécialisations, il y a mille formes de pratiques : l’amateur de rocher pur se distingue de l’adepte des faces mixtes ou glaciaires, des touchent à tout s’éparpillent au milieu d’eux. La montagne est vaste, variée, changeante, chacun y puise selon ses désirs.

L’intérêt, la démesure, l’obsession, le simple goût de l’effort, de l’action, le désir de fatigue, le besoin épisodique de dépaysement, de solitude, pour les esthètes l’envie de paysages somptueux.

Claude, prend un ton emphatique :

173 174 - Pour les esprits religieux la symbolique qui va avec la montée vers le ciel…

Allons guru Bindô ne schématise pas trop, entre l’alpiniste simplement sportif et ton alpiniste fada il y a toute une gamme. Une véritable classification des alpinistes serait facile à établir, une centaine de pages serait quand même nécessaire. Elle ne sera pas faite par moi, homme de chiffres. Mais le rédacteur ne devra pas oublier une constante : l’alpiniste est toujours un marcheur. La marche, quelle merveilleuse manière de décanter le misérable qui stagne en l’homme de société, en l’homme grégaire !

Mathieu partageait l’absence de sérieux de Claude.

- Disciple Auro, pourvu qué ça douré. Il y a de plus en plus de routes, de chemins forestiers, de téléphériques et il me semble t’avoir entendu dire que les jeunes refusaient les longues marches.

Claude entrechoquait à nouveau ses chaussures, avec force :

- Encéphale métamorphique, tu ne trouves pas qu’il y a dans nos sociétés suffisamment de conquérant de l’utile ? Or l’utile, c’est le profit. Le conquérant de l’inutile n’est pas qu’un conquérant, c’est avant tout celui qui fuit l’utile, l’argent, la ville, la vie fade, les engouements et les modes, les règles trop contraignantes, la promiscuité, les interdictions qui donnent naissance aux inhibitions, les déceptions de la vie professionnelle. Enfin le conquérant de l’inutile est celui qui recherche des lieux où le rêve est encore possible.

Mathieu opine soudain :

- Auro, mon disciple philosophe et poète qui s’ignore, je te crédite de tout cela.

Mais laissons cela, parle moi d’Alain. Toi, son père, ne trouves-tu pas inquiétant

174 175 qu’il pratique assidûment un alpinisme de haute difficulté ? Ton évolution démontre que l’alpinisme raisonnable peut se conjuguer avec cordée mixte.

Claude se souvient que le berger lui a dit la même chose. Il explique :

- Alain est un timide et par là un solitaire.

- Tous les timides ne sont pas alpinistes, tous les misanthropes non plus.

Ton grave :

- Ne te sens-tu pas responsable ?

Claude, après un silence :

– Oui, je me sens responsable et souvent la peur est en moi. Mais je pense aussi

à ce qu’est devenu l’homme des villes. Alors je me dis que lui ne sera jamais un de ces moutons de Panurge qui, pour prouver son existence, a besoin de promiscuité, de pensées inculquées, de modes, de longs discours, d’intégration dans un groupe.

Il a choisi la voie universitaire. Il semble y réussir. Il me dit vouloir être aussi guide. Je le comprends. Que de déséquilibres naissent de l’exercice d’une profession unique. Lequel d’entre nous parfaitement intégré au jeu social n’a-t- il pas rêvé un jour d’être berger ! Une deuxième profession évite la sclérose, la monotonie, l’assujettissement, elle est refuge contre les déceptions professionnelles.

Mathieu :

- Les hommes avant avaient la foi, aujourd’hui ils ont des loisirs. Les dieux ne sont plus à la mode, les activités de loisir les ont fait oublier. Le loisir est un antidote au travail.

175 176 - Le mot loisir se conjugue avec dilettante, il y a du léger en lui. Je crois au métier de guide, non pas en profession unique, le prestige de ce métier est un peu surfait et il est difficile à exercer quand on vieillit, mais comme véritable antidote ! Chercheur et guide ? Why not my friend ? Un homme de savoir, de recherche, de réflexion doublé par un homme d’action. Je crois aussi que l’action génère les meilleures amitiés. Je pense même que l’alpinisme inspire une forme transcendante d’amitié…

- Imbécile prétentieux ! Arrête tes discours infantiles. Piotr, nôtre amitié est une amitié de ville, que lui manque t-il ?

C’est la première fois que Mathieu l’appelait Piotr.

Kathmandu. Magh, 2063 - Février 2007 // Asar, 2066 –Juillet 2009.

176 177 Croquis n° A :

177 178 Croquis n° B :

178 179 ECRITS DE L’AUTEUR :

 Namasté sab, poésies. Ed. Belledonne.

 Journal d’un sahib au Népal. Ed. Glénat.

 Sherpas, Sherpanis. Ed Glénat.

 Treks au Népal. Ed. Nathan. Espaces naturels.

 Le Khumbu. Ed. Vajra.

 Lexique, toponymie en Himalaya. Ed. Vajra.

 Lexique franco sherpa. Ed. Vajra.

 Nouvelles abruptes. Ed. Vajra.

 Cahier : Séismes au Népal.

 Lexique franco népali.

 Journal d’un sahib au Népal.

 Lexique, toponymie en Himalaya du Népal.

 Les alpinistes sont aussi des hommes. Roman.

 Tourisme au Népal.

 Misères françaises et misères népalaises.

Dans le prochain numéro du site

 GUIDES DE MONTAGNE NEPALAIS (suite).

 LA POLITIQUE AU NEPA (suite).

 ECOLOGIE ET MISERE.

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