HENRY DE LA TOMBELLE

UN DEMI-SIËCLE

DE VÉLO

(Souvenirs d'un Cyclotouriste)

EDITIONS LA BELLE CORDIERE 18, Rue Docteur-Rebatel - LYON

Dépôt légal de l'édition originale : 3ème trimestre 1945

Original scanné et remis en forme par Gilbert Jaccon en octobre 2006 à partir d'un document issu de la bibliothèque d'Abel Lequien Cette nouvelle édition, diffusée gratuitement sur support informatique et sur les sites internet www.gilbertjac.com et www.le-randonneur.net ne peut faire l'objet d'une quelconque transaction commerciale Un demi-siècle de vélo / 1

Mon père était une sorte de Léonard de rateurs en font autant. Puisqu'il a acheté un Vinci transporté du XVIe au XIXe siècle. Ad- Rudge, ils achètent des Rudge. miré et plus encore adoré comme musicien compositeur, il étonnait, stupéfiait ses in- Ils partent, ils vont vers l'Inconnu ! L'In- nombrables amis par la prodigieuse faculté connu, c'est la France dont tout le monde a qu'il possédait de s'intéresser à toutes cho- oublié la géographie depuis les chemins de ses (non à la balistique et à la chimie des fer. Ils découvrent les routes, les auberges. couleurs et, dit-on, aux machines à voler Ils découvrent l'Auvergne, la Haute- comme l'illustre auteur de la Joconde), mais Dordogne, le Limousin. Moi, j'écoute leurs à la photographie, à l'astronomie, à la pré- récits. J'ouvre de grands yeux. En 1891, on histoire et... à la vélocipédie. me fait cadeau d'un petit tricycle. J'ai dix ans. En 1866, il ne laissa ses parents tranquilles que lorsqu'ils l'eurent autorisé, * pour avoir la paix, à acheter un vélocipède * * en bois dont les roues étaient cerclées de Une caricature de peu d'esprit, oh ! de fer et le corps composé d'une tringle flexible bien peu, m'est tombée dernièrement sous sur laquelle était fixée la selle. Les pédales, les yeux. Elle représente un enfant au bibe- munies d'un contrepoids, actionnaient la ron qui avale un sabre. On lit une légende : roue avant. Le freinage était obtenu par « L'avaleur n'attend pas le nombre des an- l'enroulement d'une corde autour du guidon nées ». Je n'avalais pas de sabres mais ma qu'on faisait tourner dans sa douille aux « valeur » n'attendait pas, non plus, le descentes. Cet appareil d'apocalypse pesait nombre des années. cinquante kilos et permettait d'aller plus vite qu'à pied, mais au prix de quelle acrobatie ! Quand je sus me servir de mon joujou roulant, un jour, la tentation étant trop Je le possédais encore en 1939. J'en fis forte, je me sauvai avec. A quelques kilomè- don à un ami lorsque je quittai mon château tres de chez moi, je tombai sur un retour de pour un appartement de ville. On réussissait foire. Me voilà seul, empêtré parmi les mou- à s'y tenir encore, malgré qu'une des roues tons et les bŒufs. J'ai un peu peur, les mou- ne fut plus ronde et maints rayons de bois tons plus encore, les bŒufs pas du tout. Je pourris. C'était le père du « grand bi » qui, fais demi tour pour rentrer à la maison, lui, marqua vraiment le début de la véloci- mais à deux kilomètres de mon toit, c'est pédie mais dont aucun exemplaire ne figura plus fort que moi, je repars dans une autre chez moi. direction et roule à l'aventure, sans prévoir une côte de quatre kilomètres, une des- De 1868 ou 70 jusqu'en 1890, mon père cente, une autre côte et enfin une descente n'appuie plus son pied sur aucune pédale, vertigineuse que je suis obligé de faire à tandis que le bicycle conquiert les vélodro- pied, comme la côte... et j'arrive chez moi à mes et même la route. la nuit. Tout le monde est affolé. On me passe un savon mémorable. Il est fou ! c'est A cette époque, les Terront, les de Civry, insensé ! Mon père, chose curieuse, a l'air les Médinger établissent des records. On de se forcer pour être sévère... Quelque abat déjà ses cent kilomètres sur piste en temps après, il me confie: « ...Au fond je ne trois à quatre heures sur ces immenses suis pas fâché que tu aies fait ce genre de roues qui, aussi haut que soit juché l'acro- sottise; mais, à dix ans, c'est un peu trop bate, ne permettent que 4 à 5 mètres par tôt ». Je baisse les yeux, flatté, plus encore tour de pédale. ému. Quel grand camarade j'avais déjà en vous, cher père ! Le vélocipède de mon père était travail de charron. Le grand bi est déjà Œuvre de * mécanicien. Mais le tricycle avec chaîne * * (donc multiplié) et bientôt la reine bicyclette vont naître. Mon père le pressent, s'informe Voyez comme j'ai l'air sage sur cette des meilleures marques et achète, en 1899, photo de tricycliste de la première heure ! un tricycle Rudge. Ce que voyant, ses admi- On m'a fait cadeau de ce joujou merveil- leux qui me donne des ailes. Ah ! ne me Un demi-siècle de vélo / 2 parlez pas de chevaux. Je regarde avec pitié sième étage, une piste en parquet avec des les quatre nôtres: Frédéric, Rhadamès, Mi- virages un peu relevés, permettant le 20 à reille, Salambo (on voit qu'on est chez un l'heure. On ne s'y lançait qu'après le musicien dont la mère fut élève de Listz). Ils « satisfecit » délivré par les autorités du vont moins vite que moi ! Je les dépasse premier étage. dans toutes les côtes ! Fi-donc ! la mode est déjà de plaisanter les « nobles bêtes ». Il y Il était entendu qu'au manège Petit on a ceux qui sont pour et ceux qui sont apprenait à se tenir à bicyclette, « mieux contre. Je me déclare contre, même s'ils qu'ailleurs ». Aujourd'hui, on sait monter à portent des noms d'opéras. vélo en naissant, parce que le snobisme ne complique plus les choses, tout au moins à Deux ans passent. J'entre au collège de ce point de vue. Et nous ririons bien si la rue de Madrid, devenu depuis le Conser- quelqu'un à qui nous demandons : Où allez- vatoire (mon père fut élève et lauréat de vous ? répondait sérieusement : Je vais l'autre, du vieux, dont la salle de théâtre prendre ma troisième leçon de bicyclette. subsiste et sert encore). La première année, Pourtant, il s'agit toujours d'équilibre. Notre ça n'alla pas mal et je dus même décrocher corps n'a pas changé, et les vélos bien peu. quelques prix puisque c'est l'an après, en sixième, qu'on me fit cadeau de ma pre- J'appris donc comme un autre. Les va- mière bicyclette. Mais non ! je me vante... cances approchaient. Mon père me proposa Mon premier vélo fut un cadeau de Première de partir par la route pour aller en Dordogne Communion. où se trouvait notre propriété de famille. Il se munit de cartes, il s'outilla somptueuse- J'avais reçu la classique montre en or ment et tira des plans pour ce grand voyage (une montre en or, on s'offrait cela alors de 600 kilomètres. N'oublions pas que pour 150fr.), les médailles, chapelets, mis- j'avais onze ans et demi. Je n'avais qu'une sels, breloques, cachets, livres édifiants... crainte, c'est qu'on prit le train; car, ce dont Moi, dit mon père, je te ferai cadeau d'une j'étais, par anticipation tellement fier, c'était bicyclette... J'en aurais pleuré de joie. Ti- de pouvoir dire : Je suis allé de à Péri- mide, réservé, je murmurai : Ça me fera gueux à bicyclette. plus de plaisir que tout le reste. Et ce fut mon père qui m'embrassa. Locomotives ! chevaux ! ... poussière ! vanités des vanités ! Parlez-moi de la * « petite reine ». ñ *

C'était une bicyclette à caoutchouc Et vive Charles Terront, qui vient de creux, corps droit, direction à pivot. Certes, faire Paris-Brest et retour sans dormir, à elle ne valait pas la Rudge de mon père, qui plus de vingt de moyenne ! avait coûté 750 francs d'alors et qui, l'année Voilà un homme ! d'après, transformée par des roues à gros * pneus à tringle, représentait un * * capital de 1.000 francs (environ 30.000 d'aujourd'hui). Celle-ci était énorme avec Ó cathédrale de Chartres, châteaux de son double cadre (seule la tige du haut était Blois, Chambord, Amboise, Chenonceau et simple), son large pédalier, son énorme Loches, que je vis pour la première fois ! selle hamac. Un monument. J'avais, moi, un Vieux amis tant de fois salués depuis ! En vélo de débutant, et d'abord, pour ces temps lointains, dois-je dire que je vous « apprendre à me tenir en équilibre », j'al- admirais de confiance et parce que mon lais prendre des leçons dans un « manège » père me vantait votre ligne merveilleuse et situé boulevard des Batignolles, au fond votre magnifique passé d'Histoire ? Je m'oc- d'une cour, en face du collège Chaptal. cupais surtout de vous classer, de choisir le C'était lieu de formation sérieuse, mais non plus beau et c'était généralement le plus chic. Les gens « vraiment bien » allaient confortable. apprendre à monter à bicyclette au manège Petit, près du Rond Point des Champs Ely- De même, le jour où mon père me fit sées. Là, les professeurs étaient connaître Pierrefonds et Coucy, je m'éton- « diplômés » et il y avait même, au troi- nais qu'il estimât les ruines du second beau- Un demi-siècle de vélo / 3 coup plus intéressantes que l'éclatante res- tauration du premier. Tous les enfants ont Il devint, vers 1896, extrêmement chic d'ailleurs la manie de préférer une chose à de faire de la bicyclette le matin au Bois. Je une autre. Ils se disputent ou se mettent à vis souvent passer, pédalant avec une cer- pleurer parce que l'un préfère Arlequin et taine conviction, Emile Zola, le professeur l'autre Polichinelle. Au collège, les uns sont Lucas Championière, Paul Adam, plus ra- pour Racine, les autres pour Corneille. En ce pide, l'acteur Dehelly, vif et les yeux en l'air, temps là, j'avais surtout des camarades qui quelques médecins et avocats célèbres, et tenaient Rudge et Clément pour les meil- beaucoup de vedettes du théâtre et presque leurs constructeurs de bicyclettes, tandis toutes celles du café-concert. Les bicyclettes que les snobs en pinçaient pour Humbert coûtaient encore fort cher. Les fameuses Beeston. Je me brouillai huit jours avec un Humbert Beeston valaient mille francs. Nous certain fanatique qui déclarait Constant Hu- étions détestés par les cochers, méprisés ret le plus grand coureur du monde, alors par les vieillards, blâmés par les hygiénistes que la réputation de ce stayer me paraissait en chambre qui nous prévenaient « que surfaite et que je lui opposais Gaston Ri- nous deviendrions bossus ». Les paysans vière. Et si je tolérais que l'on préférât V. prétendaient que nous écrasions leurs pou- Hugo à Musset, je ne pouvais admettre que les. Les facteurs ruraux, auxquels nous di- l'on comparât Jacquelin et même Morin au sions que grâce à un vélo ils feraient leurs grand Zimmermann. tournées de 15, 20 et 30 kilomètres en Car, à dater de 1893, la bicyclette et le moins de deux heures au lieu de cinq, six ou monde des vélodromes étaient le grand su- sept, nous regardaient de travers et répon- jet de conversation dans les cours de ré- daient qu'ils préféraient se servir de leurs création des collèges. jambes. Ou bien, ils lançaient le grand mot : « Et si je crève mon caoutchouc ? ». J'étais alors, comme je l'ai dit, chez les Pères Jésuites. Ceux-ci voyaient la bicyclette On sait que lors de la première course d'un très mauvais Œil. Mon père en riait et Bordeaux-Paris, un restaurateur d'Angou- je lui demandais la raison de cette défiance lème installa une grande table de trente du jésuite à l'égard du cycle. couverts pour messieurs les coureurs « qui - C'est, me répondit-il, que Saint Ignace seraient bien contents, après 130 kilomè- n'a jamais fait de bicyclette. tres, de faire un bon dîner ». Il les vit pas- Pourtant, la Petite Reine s'imposait de ser et s'enfuir. Il en demeura ahuri pendant plus en plus, et tous les amis de mon père plusieurs mois. en faisaient. Tout le monde pédalait (mais très peu Le mardi, on voyait arriver au thé de ma encore utilitairement). On pédalait, en grand-mère, le général Rébillot sur son tri- somme, en gens qui n'ont rien à faire, cycle. C'était un vieillard jaunâtre et crispé comme vingt ans plus tard on dévorera des qui faisait sa tournée de visites sur cet ins- kilomètres en auto pour aller déjeuner au trument, en redingote et chapeau haut de bord de la mer, pour revoir Nice ou Cannes, forme, sa canne en travers du guidon. Il pour faire du cent à l'heure, pour rien du faisait retourner tous les piétons, tous les tout. A la fin du dernier siècle, on se faisait cochers de fiacre sur son passage. Je le vis voir sur une Humbert, une Whitworth, une souvent remonter l'avenue des Champs Ely- Raleigh, comme en 1930 sur une Hispano sée à l'allure d'une vieille femme impotente, ou une Packard, mais on opérait par grou- avec des efforts inouïs qui se traduisaient pes d'amis et se piquait d'honneur de mon- par une grimace infernale. Sanglé dans un ter et descendre avec élégance, d'avoir une corset, raide et tendu, le cheveu rare et tenue appropriée mais correcte, de mainte- collé sous le huit reflets posé un peu de tra- nir la pratique de la bicyclette dans les limi- vers, il était devenu, grâce à son fameux tes de la modération, se tenant droit, n'al- tricycle, une curiosité « bien parisienne », lant ni très vite ni très loin, laissant les dos mais pour les badauds, il constituait une voûtés et les « emballages » aux coureurs, surprise mêlée d'effroi. Et l'on disait, en le race à part, phénoménale, à laquelle on voyant passer pour la première fois : s'intéressait beaucoup, mais dont on tenait « Regardez ! Oh ! Regardez... Qu'est-ce que à se différencier ostensiblement. c'est que ça ? » Un demi-siècle de vélo / 4

Pour nous, les jeunes, c'était tout le noir, l'autre molasse et ventripotent, qui contraire. Nous ne rêvions que de tourner avaient su habilement attirer une certaine sur une piste et nos machines (d'où nous clientèle en lui offrant des vélos de belle arrachions tout ce qui pouvait ressembler à ligne et plus ou moins construits spéciale- un frein, un garde-boue, un accessoire quel- ment, pour eux et selon leurs goûts. A part conque) devaient, mêmes lourdes, ressem- cela, leurs machines n'étaient pas meilleu- bler à des vélos de course. res que d'autres; mais les constructeurs inspiraient confiance par leur simplicité, leur Quant à moi, ne me contentant pas de bonhomie. supprimer frein et garde-boue, j'eus un jour l'idée de faire subir les mêmes amputations Après avoir lancé Rudge parmi ses amis, à la bicyclette de mon père, comme si je peintres, musiciens, architectes, et aussi jugeais intolérable la présence sous mon toit gens du monde, mon père lança Chanon. Je d'une bicyclette « qui datait » du fait qu'elle calcule que dans notre seule famille on comportait un frein pour s'arrêter et des acheta sept ou huit de ces machines, et que garde-boue pour ne pas se salir. ce n'est qu'en 1910, après quatorze ans de Chanon, que j'achetai enfin un vélo d'une Le snobisme est de tous les temps. Le autre marque, une Peugeot, que je gardai préjugé de la ligne intervenait pour les vélos dix ans; tandis qu'à partir de 1920, je comme il intervint pour les autos. En dégus- compterai à mon actif : 2 Alcyon, 1 Peu- tant un apéritif à la Brasserie de l'Espé- geot, 1 Chemineau, 1 Dilecta, 1 Reyhand, 1 rance, on regardait son vélo appuyé à un Hirondelle et 1 Caminargent, sans-parler de arbre d'en face, et l'on tenait à être fier de 5 à 6 vélos sans marque, en tout une quin- « son chic ». Et l'on souhaitait qu'il fut muni zaine, ce qui dénote moins la manie du d'une de ces énormes et ridicules chaînes changement que la passion du bricolage et Simpson que le célèbre coureur Michaël em- l'amour de la nouveauté. ployait, ainsi que Tom Linton ; et quand Jacquelin parvint au zénith de sa gloire, on Les premiers étaient-ils très différents adopta le guidon à poignées rapportées, des derniers ? En apparence, non. Je vous brasées à l'angle droit, pour lui ressembler. assure qu'une Humbert de 1898 ne prête On devait aller plus vite avec çà ! pas à rire comme une auto de 1908. L'auto s'est infiniment plus démodée. Elle se traî- Chaque année, mon père se commandait nait à 40 à l'heure. Elle file à 110 (pour le une bicyclette neuve et me faisait cadeau de même nombre de CV). Elle ressemblait en- la sienne, qui n'avait parcouru que deux ou core à une voiture : elle tient du bolide. Elle trois mille kilomètres. C'était le plus beau était monumentale, étalait des phares jour de mon été. Comme j'étais fier ! énormes, un moteur à régime lent, malgré Comme j'étais heureux ! Comme je m'em- sa superbe présentation, et des coussins, et pressais de me faire voir sur ma Clément ou des tapis, et des lanternes, et des porte- ma Chanon presque neuve ! Mais le jour bouquets, et des glaces et des rideaux ! Elle vint où j'achetai directement moi-même est devenue mécanique et simple dans sa mes vélos tout neufs, et ce fut alors du ra- perfection ramassée. Rien de semblable vissement. pour la bicyclette, dont les nombreux et précieux perfectionnements n'affectèrent J'ai parlé de la marque Chanon, qui était qu'assez peu la silhouette. Et n'oublions pas alors assez à la mode. Les deux tiers des que sur les routes caillouteuses d'alors et amis de mon père ou de mes camarades que la pluie transformait en bourbiers, l'al- roulaient sur des Chanon. Les Chanon lure moyenne du bon cycliste n'était guère étaient deux frères dont le magasin était plus lente qu'aujourd'hui. Les étapes du situé, rue Duret, tout près de cette avenue cyclotouriste moyen étaient ce qu'elles sont de la Grande-Armée, qui était (à cause, sur- encore : de 100 à 150 kilomètres. Enfin, tout de ses bas côtés en asphalte et de son chose stupéfiante et malgré que l'on n'em- trottoir cyclable), qui était, dis-je, au cycle ployât pas encore les alliages légers, un vélo ce que le faubourg Saint-Antoine est au de course, ou simplement de bonne mar- meuble, ou le quartier Saint-Sulpice aux que, bien construit et dépourvu d'accessoi- ornements d'église. Les frères Chanon res, pesait environ 12 kilos. A part certaines étaient des ouvriers, l'un très laid et tout machines sensationnelles, présentées dans Un demi-siècle de vélo / 5 les concours et dont la résistance est dou- jour... quand la paix et la libre concurrence teuse, on ne fait pas mieux aujourd'hui où seront revenus et régneront dans le do- le vélo nu de 12 kilos est encore considéré maine des hommes rendus à la raison), je comme léger. songe que c'est le même qui, voici cin- quante ans, fit les délices de ma jeunesse, * que je lui suis toujours resté fidèle « malgré * * l'auto » et peut-être à cause de l'auto,

Deux roues, un cadre, un pédalier et une qu'après l'avoir adoré comme une merveille chaîne, une selle et un guidon, voilà, primitif on l'a dédaigné, laissé aux ouvriers, aux ou non, un vélo. L'objet ne peut pas même garçons laitiers et aux coureurs. se tenir debout. Il pèse le cinquième du poids d'un homme. En moins d'une heure, le Puis, et voilà le miracle, il s'est imposé plus maladroit des débutants sait s'y tenir, de nouveau et, malgré le mépris des snobs, et il filera à vingt kilomètres à l'heure, cinq il a reconquis le monde, alors qu'il n'est rien fois plus vite qu'un piéton, pouvant empor- (je l'ai dit), que deux roues, un cadre, un ter dix kilos de charge. Telle est la simple pédalier, une chaîne, une selle et un gui- merveille que représente le cycle à pédales don... Mais c'est dans l'assemblage de ces et spécialement la bicyclette. Que son riens, c'est dans leur rapport, c'est dans le temps glorieux ait été court, qu'elle ait été génial montage de ces douze kilos de fer- détrônée par l'automobile, il n'y a là rien raille que réside sans doute le secret de la d'étonnant; mais n'est-ce pas simple appa- survie, de l'immortalité de la bicyclette. rence ? Songez qu'après vingt ou vingt-cinq Faute de l'aile lui permettant de voler ou de ans de mise en veilleuse, on la voit reparaî- survoler les obstacles (sans moteur, bien tre, rajeunie, affinée, pourvue de dérailleurs entendu), faute du flotteur lui permettant de enfin pratiques, d'un éclairage par dynamo. se soutenir sur les fleuves, l'homme pos- Elle est construite en métal ultraléger, elle sède depuis cinquante ans cette chose, cet comporte porte-bagages et profondes saco- objet qui quintuple sa vitesse sans lui rien ches; la voici équipée pour le cyclotourisme. coûter, sans l'encombrer, qu'il peut porter, Du coup, elle renaît, reprend son ascension, traîner, monter chez lui, mettre au train, conquiert toute une jeunesse que l'on compagne de tous ses instants et faisant croyait perdue pour le sport et ne goûtant tellement partie de sa vie qu'il est, sans elle, que le cent à l'heure sur les coussins d'une un bipède incomplet, démonté, désarmé : huit cylindres. Elle attire aussi et surtout des un « pauvre piéton ». milliers de travailleurs, de fonctionnaires, d'employés, de jeunes hommes et de jeunes En 1893, il n'y avait pas d'auto, mais femmes qui semblent avoir la subite révéla- d'excellents trains rapides, couvrant la dis- tion du vélo, de ses possibilités et de ses tance de Bordeaux à Paris en sept heures bienfaits. Les usines voient, de 1930 à 39, environ. Songez à la stupéfaction du public leur production s'accroître dans des condi- qui voit un homme, sans l'aide d'aucun mo- tions inespérées et tenant du prodige. Arrive teur, simplement parce qu'il est sur deux la guerre. L'essence manque. Les autos res- roues et qu'il tourne les jambes, déboucher tent dans les garages. Alors, ce n'est plus à la Porte Maillot moins d'un jour et une nuit l'engouement, c'est la ruée vers les vélos. après être parti des rives de la Garonne. On se les arrache à prix d'or. Tout le monde Rapport qui s'est maintenu, de la vitesse du roule, ou cycle, chargé de paquets ou d'ob- coureur cycliste sur route et de celle du jets invraisemblables, de sacs, de provi- train rapide : de 1 à 3. Et cela grâce à sions, de caisses, de valises. Les gares de quoi ? Deux roues, un cadre, un pédalier..., chemin de fer deviennent des halles où les dix à douze kilos d'acier ! pas même... vélos sont rangés ou tassés, empilés, sus- * pendus par grappes, par paquets, enchevê- * * trés, parfois gisant sur le sol, parfois mêlés aux bagages les plus hétéroclites. Et ce En ce temps là, je ne vous dis pas que spectacle, auquel nous finissons par nous les coureurs cyclistes étaient des géants; et habituer, me fait, moi, songer. Oui, je songe je crois que ceux d'aujourd'hui ne sont pas, à ce joujou (qui coûte aujourd'hui 7.000 à côté d'eux, des nains. Mais ils se mon- francs, mais devrait en coûter le quart et traient beaucoup plus différents les uns des n'en coûtera peut-être pas le septième un autres. Les longues courses ne se gagnaient Un demi-siècle de vélo / 6 pas par une demi roue, voire par une épais- Il en résulta une promenade insipide de seur de pneu, mais par des kilomètres coureurs groupés, à moitié endormis, que d'avance. Souvent, des demi-heures et seul l'appât d'une prime sur cent mètres même des heures séparaient les dix pre- réveillait aux heures d'affluence et à l'arri- miers. Une victoire était une victoire. vée au vélodrome du public des boîtes de nuit. Finalement, la course est gagnée par Aujourd'hui, les coureurs sont tellement deux ou trois de piste au maximum « professionnalisés », triés sur le volet, sé- (un kilomètre sur plus de 3.000 !). Et cette lectionnés, qu'ils se valent tous, qu'on est insanité fait pourtant salle comble, tandis souvent obligé d'avoir recours à un tour de que l'équipe victorieuse se compose des piste final et à un emballage de cent mètres coureurs : n'importe qui et n'importe quoi, pour dresser la liste des trois, des cinq, des qui sont aussi bien des routiers que des pis- dix premiers arrivants. tards, des sprinters que des stayers, suivis eux-mêmes de l'équipe Durand-Martin, qui Paris-Bordeaux est parfois gagné par finit « loin derrière », c'est-à-dire à 600 ou quelques secondes ! Qu'en résulte-t-il ? Une 1.000 mètres après une « chasse » de 6 très grande monotonie, une indifférence de jours et 6 nuits ! foule pour ces exhibitions auxquelles elle continue cependant à assister par oisiveté, Je songe à Miller, à Muller, au prodigieux par instinct de troupeau. Frédéricks restant 42 heures en selle, à no- tre national Gaston Rivière, à tous les héros Aucun coureur, fut-ce dans l'énorme Pa- des 6 jours de Madison Square ou des 3 ris-Brest et retour, ne prend sur ses concur- jours du Parc des Princes. Je pense au rents un avantage suffisant pour « stupéfier Georget, au Constant Huret de notre simple les masses », pour être hissé au rang de Bol d'Or. Je pense aux vrais stayers d'alors, « phénomène ». On cite toujours des noms, et à leur immortel ancêtre, le Rouennais mais il n'y a plus un nom qui jaillisse de Charles Terront, vainqueur du premier Pa- tous les gosiers, qui s'impose à la stupeur ris-Brest et retour. des populations. Etaient-ils athlétiquement supérieurs à Sans parler du Tour de France, que jadis nos vedettes d'aujourd'hui ? C'est possible. les Faber, les Lapize gagnaient par plusieurs Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est qu'ils heures, et puis que les Belges enlevaient étaient « uniques ». On n'avait pas encore avec une facilité tenant du prodige, voyez ce fabriqué le coureur en série. On ignorait les qui se passe sur cette absurde exhibition arrivées en paquet, dans un mouchoir. des Six Jours ? Il y avait alors de vrais triomphes, de la Primitivement, cette course se courait vraie gloire, et je ne jugeai pas ridicule, bien individuellement sur une piste de 140 m. au contraire, qu'après l'un des premiers Des hommes tournaient dans une cuvette Tours de France, on élevât un petit monu- pendant 144 heures, chacun pour son ment au sommet du ballon d'Alsace à René compte. La supériorité s'affirmait très vite, Poirier qui avait escaladé les quelques dix ne cessait de s'accroître. Le vainqueur et les kilomètres de côte raboteuse (une côte de trois ou quatre qui le suivaient (à des cen- 10%) à la vitesse incroyable de 21 à taines de tours de piste, eux-mêmes sépa- l'heure. Celui-là aussi était un « unique », rés les uns des autres par des distances peut-être fut-ce le dernier. colossales) étaient vraiment des triompha- teurs, ne fut-ce que pour sortir vivants et * non fous de cet enfer. * *

Je n'ai parlé que des coureurs de fond. Il paraît que cette exhibition était Que dire de ces courses de vitesse pure qui « inhumaine ». Soulevés par un élan de nous firent connaître un Zimmermann ! Un charité et d'altruisme que j'ai toujours trou- seul handicap au vélodrome de la Seine, au vé moins édifiant que comique, les organi- cours duquel on le vit filer à 60 à l'heure sateurs « humanisèrent les six jours » en pendant les 200 derniers mètres, suffit à les faisant courir par équipes. étourdir le public, à méduser l'assistance.

Un demi-siècle de vélo / 7

On venait de voir un homme s'envoler, La vérité est que nous aimions énormé- un homme flèche, un homme imbattable, ment l'exercice, le plein air, la course, et dont seul put avoir raison un tandem, et quelques-uns de nos camarades se taillaient une seule fois, et par hasard. Cette vitesse même de beaux succès d'amateurs sur les extraordinaire venait d'être atteinte sur un pistes, Maxime Bertrand (neveu du directeur vélo développant 5 m. 75 et sur lequel nos de l'Opéra), dans le demi-fond, Terry (le fils coureurs d'aujourd'hui n'oseraient même du richissime propriétaire du Château de pas monter, car ils s'y jugeraient ridicules. Chenonceau), dans les courses de vitesse à A-t-on gardé le clou du grand Zimm ? Si la Piste Municipale. oui, je demande qu'on le mette dans les pattes du plus grand de nos sprinters en lui Nous avions organisé un match du Bras- disant : Faites-nous un 200 mètres sembla- sard, à l'imitation de la compétition dont ble. S'il y parvient, je m'incline. Jacquelin était le héros. Je voulus ravir à Terry son fameux brassard. J'échouai mais Toute la France se passionnait alors pour gagnai une des deux manches, à mon fier le duel Morin-Jacquelin. Quel était le meil- étonnement. leur du Breton ou du Pioupiou ? A vrai dire, on ne le sut jamais. Mais tout le monde par- Nous lisions, tous, chaque jour, Le Vélo, lait du démarrage de Jacquelin et de l'em- le quotidien aux quatre pages vertes uni- ballage de Morin, coudes écartés. quement consacré aux Sports, puis L'Auto- On savait cela comme on connaît la Vélo qui devint L'Auto, le fameux « grand force du lion et la rapidité du lévrier. On en jaune » où j'écris encore. parlait dans tous les cafés, dans toutes les cours de collèges, sur tous les trottoirs. Il y avait aussi la revue Le Cycliste, diri- gée par Paul de Vivie, dont on fit une sorte On parlait aussi de Nossam, de Jaap de Saint, de Bienheureux du Cyclotourisme. Eden et surtout de Bourrillon, le ténor de Mais, évidemment, on ne voyait pas un Marmande qui, après s'être couvert de grand quotidien comme la Petite Gironde gloire sur les vélodromes, devait ainsi que consacrer quatre énormes pages par se- Perchicot, autre champion, faire une bril- maine aux choses du Sport, le « Sport », lante carrière de chanteur à l'Opéra- mot qu'on écrivait encore quelquefois entre Comique, tandis que Perchicot triomphait guillemets, comme l'a fait remarquer Paul dans la chanson. Morand.

Etions-nous aussi « sportifs » qu'on l'est Cyclisme, patinage au Pôle-Nord et au aujourd'hui ? Non. Mais il ne faudrait pas en Palais de Glace, patinage à roulette, es- conclure que nous étions les jeunes gens crime, et pour beaucoup de mes camara- 1900 que l'on dépeint avec une ironie mé- des : équitation, sans compter le football et prisante comme des piliers de café, des pes- la course à pied, étaient-ce là des passe- simistes au teint verdâtre, des traîneurs de temps d'étudiants oisifs, désabusés, mal trottoirs, coureurs de filles syphilitiques et bâtis, mal portants, d'une jeunesse préten- disciples de Schopenhauer ! Allons donc ! tieuse et contaminée ? Tous nos jours de sortie étaient pris par le Ah ! ça... croit-on avoir inventé la san- vélodrome (celui des Arts Libéraux en hiver, té ? Et les hommes d'aujourd'hui sont-ils celui de la Seine ou de Vincennes en été) des sportifs parce qu'ils se « passionnent », ou par des excursions de plus de cent kilo- assis sur des gradins, pour les ébats, les mètres aux environs de Paris. A 17 ans, je luttes, les performances d'une douzaine revenais de Trouville à Paris en neuf heures. d'athlètes qu'admirent dix mille spectateurs J'allais d'Aix à Chamonix avec un invraisem- payants ? blable développement de 6m.90 ! J'escala- dais tout seul le Faulhorn, en Suisse, dans la Même l'automobile, à ses débuts, était neige et sans guide. Enfin, je couvrais en apparentée alors aux sports. Elle le méritait, 1h40 au pas de gymnastique, la distance de si l'on veut à cause des efforts physiques 18 kilomètres de la grille du Château de qu'elle nécessitait, ne fût-ce que pour la Versailles à la Porte Maillot. remorquer à chaque panne, la démonter, remonter, réparer, conduire en plein vent, sans pare-brise, pousser dans les côtes, Un demi-siècle de vélo / 8 maintes fois ! Mais surtout celui qui était à filles. Toutes les nations d'Europe au lieu de la barre, bientôt au volant, faisait figure de se montrer les dents, échangeaient des ri- lutteur et de héros. Il croyait braver les settes et des saluts. éléments, triompher du destin, accomplir Il faut avoir connu cette époque pour une grande chose en fonçant, en trouant pouvoir parler de vie facile et de la douceur l'espace à 40 à l'heure. Il jouissait jusqu'au d'exister. délire d'inspirer l'admiration et la terreur des populations. Quand on lui lançait des Certains préjugés de caste survivaient, pierres, il se donnait du martyr, martyr du et l'aristocratie d'alors (qui était encore for- progrès, martyr de la science. Enfin, si des tement dorée) tenait à ses « chevaux et groupes de badauds ou de paysans arriérés voitures ». Je me rappelle le landau qui ne se formaient autour de sa voiture arrêtée à servait jamais et les six voitures de ma quelques centaines de kilomètres de Paris grand-mère. Quand elle vit mon père s'en- ou d'une grande ville, il se rengorgeait sous thousiasmer pour la bicyclette et partir seul sa peau de bique, relevait ses lunettes, se pour notre château de Dordogne sur son montrait, superbe et dédaigneux, tournait vélocipède bourrelé de sacs et de sacoches, autour de son « monstre », buvant l'encens avec une crémaillère de frein, une cravache qui montait vers lui, l'homme des 200 contre les chiens, une clochette et deux lan- kilomètres d'une seule traite « et sans ternes à bougies, elle eut pitié de pareille panne », en cinq on six heures, l'homme qui folie, lui recommanda de donner chaque soir avait réalisé cette prouesse, le champion du de ses nouvelles par dépêche et d'emporter Progrès. tous les médicaments indispensables en cas Ah! que l'on était heureux en ce temps- de chute, ou de fluxion de poitrine ! là, et comme on savait « croire que c'est arrivé » ! Cependant la vogue de la bicyclette était si rapide que les « gens à chevaux » consi- * déraient déjà les cyclistes avec une curiosité * * sympathique et plutôt comme des originaux

Ne venez pas me dire : « On regrette que des renégats pourvu, certes, qu'ils ne toujours sa jeunesse et toujours l'on se re- fissent pas peur à leurs bêtes avec leurs présente le temps passé comme un temps acrobaties et ne s'avisent pas d'aller à un heureux ». Mais non ! ce n'est pas cela, et enterrement, un mariage, voire à un thé, pour ma part, je ne me suis senti heureux sur cet instrument vulgaire auquel cepen- que de trente à trente-cinq ans. C'est peu ! dant son prix élevé attachait quelque consi- dération. Je parle d'une époque que tous les histo- riens dépeignent comme paradoxalement Mais la considération du vélo devait ve- favorisée, d'une France qui avait pansé ses nir et vint de la foule, et l'on peut dire que blessures de 1870 en quelques mois, qui la bicyclette fut pendant dix ans, non seu- avait guéri en quelques années, qui était lement la « petite reine », mais la reine tout repartie avec une soudaineté qui déconcerte court, incontestée, des beaux dimanches de vers une prospérité à peine interrompue par la banlieue de Paris. une rapide saignée, qui se retrouvait riche, * souriante, avec la vie servie comme un plat, * * devant elle, et l'illusion que la paix était dé- sormais une vérité. Elle se promenait dans Cette banlieue, ces environs de la l'existence, sommeillait sur l'oreiller de son grande ville, d'ailleurs, on les ignorait. On Epargne, attirait tous les peuples, s'offrait les découvrit. une Exposition de 1900 comme un riche On découvrit, en se communiquant les bourgeois s'offre un mobilier de salon, de uns aux autres des « tuyaux » pour éviter mauvais goût, mais somptueux. les pavés, les trous, les rails de tramway, l'itinéraire de la Porte Maillot à St-Germain Il ne venait à aucun de nous l'idée qu'il (très compliqué entre Rueil et Chatou), la pouvait être ruiné. Le franc restait le franc route de Versailles par Vaucresson, celle et pesait toujours 5 grammes. Le prix de la d'Orléans, par St-Rémy, Limours et Dour- vie avait monté de 15 pour cent en un siè- dan, puis, d'Angerville, par Aquebouilles. On cle. On gardait ses terres et on dotait ses découvrit d'invraisemblables détours dans la Un demi-siècle de vélo / 9 banlieue nord pour gagner Chantilly et à Elswig, jeunes gens à guidons cintrés, Compiègne. On découvrit la forêt de Marly, originaux à vélos compliqués de forme la vallée de Chevreuse, et tous les paysages étrange, tandémistes à « double direction », charmants de l'Ile de France, et tout cet snobs, fanatiques, moutons de Panurge et ouest tentateur qui sépare Paris de la Mer. dilettantes de la pédale.

Par petits groupes, s'encourageant, Aussitôt le pont franchi commençait la s'enhardissant quand on avait atteint Pon- fameuse côte connue de tous, « pas dure toise, on poussait jusqu'à Gournay, puis mais n'en finissant plus ». Ceux qui allaient jusqu'à Dieppe « pour y prendre un bain de à Versailles la montaient jusqu'au bout, dé- mer », ou Etretat ou autres petits ports de passant quelques automobiles essoufflées la côte, du littoral révélé. ou en panne, dont l'eau bouillait et qui per- On découvrit un par un les châteaux de daient leur huile. Ceux qui se dirigeaient la Loire. Et aussi ceux du Valois : Pierre- vers Saint-Germain prenaient à droite, fonds, Coucy. Et tout ce qui pédalait connut après le deuxième pont de chemin de fer, le enfin la cathédrale de Chartres, Maintenon, raidillon de la Tuilerie qui aboutissait à un la forêt de Rambouillet, Mantes la Jolie. Le plateau désertique (aujourd'hui transformé grand amour de la France par ses enfants en ville), où se voyait seule une grande bâ- commençait grâce à ce joujou à deux roues tisse : le haras. Puis, toujours dans un dé- qui leur permettait de se promener parmi sert où gisaient toutes les ordures de Paris, ses jardins et ses châteaux, ses cathédrales on descendait sur Rueil. Avant d'arriver à et ses grands bois, ses collines et ses l'effroyable pavé, et pour l'éviter, on tour- étangs, son présent ravissant et son passé nait à droite et rejoignait la grande route de magnifique. Paris à Saint-Germain, que suivait le tram- way à vapeur. On tournait à gauche, roulait Or, si cela n'eut qu'un temps, comme sur le trottoir, traversait la route pavée à la toutes choses (la folie de la vitesse sans gare du tramway, continuait tout droit vers fatigue ayant remplacé le plaisir du péda- le chemin de fer de Nanterre et tombait sur lage libre mais obligeant à l'effort), si cela, la route de Rueil à Chatou. dis-je, passa, cela revint; et voici la mer- veille, voici le grand miracle. Alors, il fallait coûte que coûte « s'appuyer » la traversée de ce pont fa- A partir de 1925, 1930 et malgré l'au- meux dont les pavés épouvantables vous tomobile à la portée de tous et que tous malmenaient terriblement pendant dix mi- possédaient, il se forma, se réforma une nutes. A partir de Chatou, une route large et génération de « cyclistes découvreurs ». Ce directe vous conduisait au Pecq. On retra- fut le Cyclotourisme et toutes ses Sociétés versait la Seine sur les mêmes pavés dont dont je parlerai plus loin, mais aussi, en chacun était un petit bloc de torture. Et en- dehors de celles-ci, des centaines et des fin, on abordait la côte de Saint-Germain, milliers de cyclistes n'appartenant ni à la où les premières automobiles s'avouaient Fédération, ni à l'U.V.F., ni même au Tou- généralement vaincues au premier tournant ring-Club, et pédalant pour leur plaisir sur ou expiraient avant le second. Les cyclistes, les routes de France après avoir laissé l'auto qui montaient toutes les côtes à pied à au garage, pour rien, pour le plaisir de cause de leurs développements ridicules, « faire circuler le sang » et de renforcer le prenaient parfois, pour aller plus vite, le charme de Voir par la joie de l'effort réalisé grand escalier avec leur vélo sur l'épaule. Et pour Voir. c'était la fameuse Terrasse, le pavillon Henri IV où naquit Louis XIV, le château Henri II, Nous y reviendrons. Retournons en ar- la place, la forêt, direction Poissy ou Mantes rière et partons en promenade par le pont ou par les Loges et la Croix de de Suresnes, après avoir pris quelques ci- Noailles. trons pressés à la Belle Cycliste, en un de ces beaux dimanches d'avant la Grande Ex- Le retour s'opérait dans un poudroie- position. Le Pont de Suresnes ! Etroit alors, ment de joie, de vie facile, avec des lilas sur il servait de passage « à tout » ce qui cyclait le guidon et des fleurs à la boutonnière. dans Paris, hommes et femmes, bourgeois C'était tellement nouveau, tout cela, ce plai- et employés, messieurs à Humber et dames sir de rouler, ce grand appétit, cette émula- Un demi-siècle de vélo / 10 tion à se dépasser, cette exhibition de ma- pavé brisait nos élans ainsi que nos reins et chines miroitantes, de maillots, de costumes que nos machines. Bien entendu il restait de sports ! Quels soucis avait-on ? On ne que la pluie faisait de la boue et qu'on était redoutait que de crever un pneu. La fati- crotté, des talons à la nuque si l'on roulait gue ? Mais on la recherchait pour en triom- sans protection. Ce devint presque « un pher; et les paresseux n'avaient qu'à pren- chic » pour les jeunes amateurs de vélo dre le train, celui d'alors, tiré par une ultra-course, d'avoir dans le dos, les jours locomotive et poussé par l'autre pour gravir de pluie, une longue raie de crotte et d'ex- la pente du Pecq, avec ses cinq wagons à hiber un visage boueux (pile et face), car le impériale. Le fourgon n'était pas fait pour contraire eut laissé croire qu'on avait à sa les chiens. On y mettait son vélo. Cela coû- machine des garde-boue, accessoire laissé tait deux sous. Oui messieurs, deux sous, aux rétrogrades et qui, parait-il, par son au lieu de douze francs. poids et sa résistance au vent « empêchait d'avancer ». Et les mêmes « nerveux » frei- « Ah ! la belle Epoque ! » naient avec leur semelle sur la roue avant, ou, dans les longues descentes en attachant * un énorme fagot à leur machine. Puérilités, * * insanités qui sont de toutes les époques. On

II n'y avait guère, en ce temps là, de était à celle des grands pignons et des bicy- mauvaises routes. Elles étaient ou parfaites, clettes nues. On est aujourd'hui à celle des ou impraticables à cause des pavés, car le voitures dans lesquelles on peut à peine pavé était encore un article de foi. Il fallait entrer et du siège desquelles on ne voit qu'il fut énorme pour affirmer sa résistance même pas les ailes. La ligne ! Messieurs...La et sa durée, du pavé pour carrosses, pour Ligne ! La Sainte Ligne ! Et en avant les diligences, du pavé de voie romaine pour lumbagos et les carambolages, pourvu que chars, du pavé pour grand roulage, pour la Ligne vive !! chariot de betteraves, pour passage d'ar- mées. Ce dogme dura longtemps et n'est pas encore mort. Les villes du Nord, de l'Ar- tois, des Flandres, se mettent péniblement au goudron, croient encore que la pierre, la bonne grosse pierre « tient mieux », gar- dent des kilomètres de pavé à la sortie des moindres bourgades.

Ce ne fut que longtemps après les pre- miers vélos que l'on commença à compren- dre que le pavé (défendable avant la décou- verte de la technique moderne qui supprime boue et poussière et nous vaut ces merveil- leux rubans goudronnés ou cimentés ou westrumités) pouvait et devait être petit, constituer une mosaïque et non un damier grossier. Qui nous eut dit qu'ainsi compris il remplacerait, un jour, même le fameux pavé de bois dans les grandes artères parisien- nes, et constituerait le meilleur, peut-être, de tous les revêtements.

Bref, en 1895 et jusqu'en 1900 et plus tard, nous profitions du long repos laissé aux routes par cinquante années, quarante si vous voulez, pendant lesquelles, le che- min de fer leur ayant retiré leur utilité, elles ne servaient guère plus qu'à se rendre à la gare, et continuaient pourtant à être entre- tenues. Tout était à notre avantage. Seul le Un demi-siècle de vélo / 11

L'ÉPOQUE DES GRANDES TENTATIONS

(1900-1914)

Cependant l'automobile et le motocycle (ou les longues). Mais quel enivrement dès étaient devenus des engins à peu près utili- les premiers coups de piston dans les rues sables. Que l'on s'imagine quelles tentations de Levallois ! Etre assis dans une voiture qui représentaient pour nous tous ces mécani- marche toute seule et sur laquelle on fait un ques ! Nous avions suivi leur progrès rapide peu figure de mécanicien de locomotive ! avec un intérêt passionné. Aux Terront et aux Zimmermann, aux Jacquelin et aux Hu- Ma seconde expérience eut lieu sur un ret avaient succédé les illustres pionniers de tricycle à pétrole, au Bois. Elle se termina la locomotion nouvelle. Nos dieux étaient par un renversement en arrière du tricycle, maintenant les De Kniff, les Charron, Girar- de moi-même et du camarade qui, debout dot, Jénatzy. Nous ne rêvions que des 105 sur le pont arrière et m'empoignant pour ne kilomètres à l'heure (sur un kilomètre) de ce pas tomber, entraîna, par son propre poids, dernier sur son cigare électrique, du fou- tout l'ensemble. Grand dommage car j'avais droyant Paris-Bordeaux de Gabriel sur Mors, évalué la vitesse atteinte à « plus de 40 à et des vainqueurs de la fameuse Coupe Gor- l'heure » ce qui devait en faire 25 ou 30 donn-Bennett ! puisqu'un cycliste roulait de conserve avec nous sans trop d'efforts. De l'état larvaire, la « voiture sans che- vaux » était devenue une voiture à pétrole. Grisé par cet instrument merveilleux, je Levassor avait fait 25 kilomètres de n'eus de cesse que mon père n'en ait acheté moyenne de Marseille à Paris. Panhard et un, un tri avec avant-train et siège, ce qui Renault gagnaient toutes les courses ; et, en faisait un quadricycle à deux places. Il pour 1.600 francs (valeur or), on pouvait me fut promis pour mon bachot... et com- s'offrir un tricycle à moteur de Dion de 1 CV mandé d'avance. Je fus recalé mais mon 1/4. On en louait même au bois, derrière le père me le donna quand même puisqu'il Pavillon Chinois, pour 5 francs l'heure. Le était prêt. D'ailleurs il avait lui aussi grande temps était venu où l'on allait pouvoir par- envie de s'en servir, se passionnait (avec courir la France à une vitesse vertigineuse, plus de réserve et de sérieux que son fils) cramponné au volant, les yeux scrutant pour la locomotion par automobile et se ré- l'espace, le cŒur battant de joie. Nous n'ou- jouissait de me voir heureux. Un grandis- blions qu'une chose : les pannes. sime voyage fût donc décidé : on irait en Dordogne avec le motocycle, en passant... Aujourd'hui, on éprouve une sensation par la Bretagne ! d'étonnement quand on est transporté sur route par autre chose qu'une automobile, Ce voyage, je me souviens de lui étape par exemple une voiture tirée par un cheval. par étape. Voici le départ du quartier de Autrefois c'était le contraire. Ma première l'Etoile vers minuit, en juillet 1899. A l'aube, sortie en auto date de 1899. Elle eut lieu sur on voit apparaître les clochers de Chartres. une voiture Benz. Le moteur, placé à l'ar- On déjeune à Mortagne. La chaleur est folle rière, se composait d'un gros cylindre et et nous étourdit après une nuit d'insomnie; d'un volant qu'on empoignait pour le lancer mais le moteur n'a pas de ratés, ça mar- à la main en vainquant brusquement le che ! ça marche ! Nous couchons au Mans. point de compression. Transmission par Panne énorme près d'. Tout s'arrête. courroie passant sur deux poulies donnant Le moteur fait flou... flou..., comme s'il les deux vitesses. avait une crise d'asthme. On croit que « tout est cassé dedans ». Ce n'est qu'une Je partis avec le fils de l'heureux posses- soupape d'aspiration bloquée par une pous- seur de ce véhicule, et nous ne pûmes dé- sière, mais il a fallu l'intervention d'un tech- passer le deuxième pont de chemin de fer nicien découvert dans une usine, après la de la côte de Suresnes. En somme, ça traversée de tout Angers, en poussant le n'avançait que dans les petites descentes... motocycle et ses 150 kilos. Plus loin, le ca- Un demi-siècle de vélo / 12 dre se brise. Il faut le renforcer par un tube demain la Provence et ses cigales et la Mé- qu'on introduit dans l'autre et qu'on fait diterranée toute bleue, cinq jours après les braser. En attendant, on a tout attaché avec ponts de la Seine et l'atelier d'où est sorti ce une corde... merveilleux motocycle auprès duquel rien n'existe, ni les trains, ni les chevaux, ni les Mais voici Nantes ! Saint-Nazaire ! Le bateaux, ni la marche, ni... Croisic ! Ça marche ! ça marche ! Dans les côtes, celui de nous deux qui est assis à J'allais dire : ni la bicyclette ! Mais non, l'avant saute et pousse pendant que l'autre je ne le dis pas parce que je ne l'ai jamais pédale. Il faut pédaler vite et pousser fort, pensé. Il n'y a qu'elle qui échappe au re- en courant. Ce sport n'est pas fait pour des niement. asthmatiques, et puis, il faut avoir le chic pour sauter avant que le moteur expire, se * bloque en une suprême explosion. Et puis, * * les côtes... les côtes... après les côtes, il y a La tentation mineure fut le motocycle. La les descentes... et ce brave moteur porté au majeure fut la voiture. On n'y avait plus en rouge se refroidit gentiment, redevient dis- main un guidon, mais un volant. On la pos et gaillard. conduisait en peau de bique et avec un masque. On en était maître de la vie de tous Voici la Vendée, voici La Rochelle, ses les passagers. Bien calé, ayant sous les portes monumentales, ses voiles, ses rem- yeux les graisseurs, les avertisseurs, le parts, son port altier. La Rochelle, cette chronomètre et l'indicateur de pentes, do- merveille ! J'admire ! J'admire ! Quel beau minant deux énormes phares et deux lan- voyage ! Et surtout : « quels types épatants ternes, ayant à portée de la main tout un nous sommes de réaliser une chose pa- clavier de manettes et deux longs leviers de reille ! Quel exploit ! Quel succès sur tout le frein, enfin pouvant actionner une sirène qui parcours quand nous dirons d'où nous ve- jetait dans l'espace son cri déchirant, vrai- nons, où nous allons... ». ment, on était quelqu'un ! Ah ! ressembler à Knyff, à Fournier, au baron de Caters, aux Mais voilà que les pédales, tournent, fol- vainqueurs de Paris-Toulouse, à Louis Re- les. Le mécanisme de roue libre est cassé. nault, de Paris-Berlin; et mieux encore à cet Pour changer les cliquets il va falloir démon- arrogant voisin de campagne (un marchand ter tout le pont arrière. Vingt-quatre heures de bière enrichi, ma chère...), qui passait à d'arrêt forcé à Rochefort et autant à Angou- 60 à l'heure dans sa Panhard comme une lème, pour la même cause. Seulement, ça sorte de dieu de la foudre émergeant d'un n'a rien de déshonorant, vous comprenez. Il nuage de poussière ! ne s'agit pas du moteur. Rien de l'essentiel n'est atteint. C'est avouable. On peut même Notre première auto date de 1901. Elle « appuyer » auprès des badauds et surtout était très jolie dans le magasin (un tonneau devant les connaisseurs, bien montrer, à quatre places, à garniture en drap vert, prouver au besoin que c'est un petit acci- sans capote, sans rien, mais, quelle ligne !). dent de rien du tout, n'affectant en rien les Sortie du magasin elle faisait moins d'effet, parties nobles : moteur, différentiel, carbu- parce qu'elle était toujours arrêtée. Son rateur. Et l'on reste fier de sa machine. On moteur de trois chevaux la tirait de son sauve la face ! mieux à 25 à l'heure ; mais c'est elle qui refusait de le suivre. Sur les routes qu'elle Car l'orgueil, mettons le « quant à soi » parcourut pendant six mois avant sa mort joue un grand rôle, notre bonheur étant fait définitive, maints noms de ville sont restés de la fierté des explorateurs, des pionniers, gravés en moi comme ceux de grandes dé- des découvreurs, et des mécaniciens auto- faites : Waterloo, Sedan, etc... Les défaites didactes. Il s'y ajoute la « griserie de la vi- étaient de terribles pannes. Panne de Melle, tesse », le déroulement merveilleux des de Matha, de Cazoulès, de Bezons, d'Ablis et paysages, les crépuscules et les aubes, la de cent autres lieux. On réussit tout de fuite des villes et des provinces, l'aventure. même à la vendre. Elle avait fait un millier Hier la Beauce et son océan de blé, aujour- de kilomètres, dont la moitié sur wagon, et d'hui la Loire et ses châteaux, demain la le reste en geignant. Il lui arrivait parfois de Garonne et ses vignes... Pourquoi pas après perdre une roue, qui, libérée, s'enfuyait si Un demi-siècle de vélo / 13 vite qu'on avait peine à la retrouver dans les malgré que jamais la poésie de la route buissons. Elle perdait aussi sa courroie, blanche dans la verte campagne ne se soit dans les descentes (ce qui fait que l'on ne imposée avec plus de douceur profonde aux s'en apercevait que longtemps après et qu'il chemineaux sur roues que nous étions, fallait recruter du personnel pour chercher la malgré tout cela, la bicyclette, la dernière fugitive bande de cuir, loin, là-bas, là-haut, bicyclette était là… qui m'attendait, sem- d'où l'on venait). blant dire, à la manière de Pascal : « Tu me reviendras parce que tu ne m'as jamais Un jour, elle partit toute seule et s'en fut quittée ». Elle disait vrai. Dès 1910, je écraser son phare contre un mur. Il lui arri- commençais à trouver qu'il y avait trop va de tout. Ses trois derniers mois, elle les d'autos sur les routes et que ça cessait passa sur trois pattes dans un garage, sous d'être amusant, le snobisme commercial de magnifiques housses qui étaient desti- devenant menaçant. Après la guerre, nées à protéger sa virginale beauté contre j'assistai à l'offensif et foudroyant retour de les crottes de rat, son beau drap vert des la « voiture pour tous » qui n'avait été, chats qui étaient tentés d'y venir dormir. jusqu'à 1914, qu'à l'état d'idée d'odeur électorale. Enfin, l'envahissement des Enfin, en 1902, en acheta une 12 che- routes, la frénésie de rouler, l'orgie vaux Darracq, brutale et bruyante, mais qui kilométrique, le tohu-bohu, l'entassement, méritait le nom d'automobile. Elle abattait la ruée dominicale en un mot, l'épidémie ses 400 kilomètres par jour. Ses pannes d'automobilite aiguë qui s'abattit sur le furent modérées. Elle tourna à la ferraille monde me firent prendre en horreur tous sans nous avoir humiliés de ses caprices. ces véhicules à traction mécanique. Elle mourut d'avoir trop crié, cogné, arra- ché; mais enfin, elle avait roulé. La tenta- Et je me jetai, si l'on peut dire, dans les tion augmentait. Des progrès énormes bras de la petite reine de jadis, non en avaient été réalisés. amant repentant, mais en vieil ami qui, tout en faisant la cour à une dame huppée, s'est La 14-20 Renault qu'acheta mon père en bien gardé de lâcher la main de la compa- 1905, marquait l'avènement de la voiture gne fidèle, silencieuse, pratique et discrète « parfaite » et qui, vraiment, ne vous lais- des ans écoulés, et l'a gardée là, en réserve sait jamais en panne. De mon côté, je de- pour le bonheur de tous les jours que per- vins possesseur d'une petite Clément- sonne ne peut vous prendre. Bref, mûr en Bayard de 5 chevaux, à deux places, qui, 1910 pour un « recollage », mais ayant pas certes, n'allait pas vite, mais que je gardai mal perdu l'habitude de tourner les jambes, quatre ans pendant lesquels nous nous je ne note que pour mémoire et pour en promenâmes, elle et moi, comme deux bons rire, l'admiration que j'eus de moi-même copains, sur toutes les routes de France, à d'être allé de Sarlat à Paris (550 kilomètres l'allure d'un bon cycliste… Cycliste ! J'ai lâ- en cinq jours). Vingt ans plus tard je devais ché le mot. Cycliste ? L'étais-je encore ? faire le même parcours en trois jours, et j'avais alors cinquante ans au lieu de trente. En ces années-là, j'ai bien failli ne plus Mais en 1911, dix ans d'amour pour Dame l'être. La dernière Chanon avait été achetée Auto m'avait cassé les pattes. Cette belle en 1901 et je ne la vendis qu'en 1910. C'est garce m'avait vidé. Le retour à la fidèle co- dire que je ne devais pas en faire grand pine me fut hygiéniquement salutaire. Je lui emploi. Et pourtant, malgré que je fusse dois mon assez verte vieillesse (vieillesse fasciné par les délices de l'automobile à ses vert moyen), et cette inoffensive fierté de débuts, par l'ivresse de rouler sur des rou- randonneur grisonnant qui, ne pouvant plus tes qui appartenaient aux « chauffeurs », jouer les lièvres, joue les tortues, les tortues ces « hommes de demain » encore très ra- du fabuliste, qui parfois, comme chacun res, par l'immense liberté que nous nous sait, et rarement j'en conviens, s'offrent le sentions sur ces voies à peu près aussi vides luxe, sur les longs parcours, de battre les qu'aujourd'hui en pleine guerre, et qui de- lièvres… vaient devenir Dieu sait quels infernaux ru- bans de vitesse et de tumulte, malgré que * ce fut alors l'âge d'or, de platine, de dia- * * mant, de perle fine pour les automobilistes, Un demi-siècle de vélo / 14

J'ai donc repoussé la tentation... quand La « tentation » est définitivement vain- elle eut cessé d'en être une (c'est généra- cue. Je circule en auto comme toute le lement ainsi qu'on opère) et je fête mes monde, et ma voiture me sert à transporter quarante ans par l'achat d'une Alcyon, type mon canoë ou mon kayak de rivières en route, avec laquelle je concours pour le bre- rivières. Mais je ne m'intéresse plus aucu- vet du Touring-Club des 150 kilomètres en nement aux voitures qui vont toutes seules 15 heures ! Pourquoi pas trente ! J'en mets et « où l'on ne se fatigue pas ». Je me mo- huit environ. C'est honorable. D'ailleurs que de leur vitesse et me fiche de leur ligne, nous sommes quinze et les quinze obtien- je garde les miennes dix ans. J'y introduis nent le brevet, même ceux qui se promè- mes vélos démontés que j'utilise loin de nent, musent, écoutent d'où vient le vent. mes bases. L'auto est pour moi un acces- Prenant goût aux brevets, j'achète une soire de la bicyclette, son chariot transpor- Alcyon de demi-course, la classique Alcyon teur. On me voit souvent passer, bicyclette bleue, et je constate que mes « moyennes » à l'intérieur, canoë sur le toit, n'ayant rien s'améliorent, que je reviens au 20 kilomètre du dévorateur d'espace, mais tout de à l'heure de ma jeunesse. Vais-je m'aligner l'amant des descentes de torrents et des pour le brevet des 200 kilomètres des Au- randonnées cyclotouristiques. Je fais partie dax ? Je ne donne pas suite à ce projet, peu de la Société Nautique Bordelaise, du attiré par la manière dont ce brevet s'ob- Kayak-Club de France, des Cyclotouristes tient sous la conduite d'un capitaine de Limousins et Périgourdins. route (malgré que celui-ci soit quinquagé- Deux ans après je deviens le président naire et que cela me le rende bien sympa- d'honneur de ces sociétés; l'année suivante thique). membre du Conseil de la Fédération des Sociétés de Cyclotourisme de France, et un A partir de maintenant, je vais faire, peu plus tard, vice-président de la F.F.S.C. avec mon ami de Solages, un peu plus âgé Et j'inonde les journaux sportifs de ma que moi, une foule de beaux voyages de prose dithyrambique. J'écris, je rime, je tourisme. Pendant quinze ans, on nous ver- conférencie à la gloire du vélo ressuscité, de ra pédaler ensemble. la revanche de la pédale sur le moteur et de De Solages est un fanatique. Il accomplit la fougue sportive sur la paresse. Je le ré- des performances assez remarquables, sur- pète : la Tentation est morte et je retrouve tout quant à la longueur des étapes (200 à mes jambes. Je retrouve surtout ces pures 300 kilomètres), mais je suis meilleur que joies de la saine fatigue, du casse-croûte lui dans les côtes. Et je le prouve en escala- matinal qu'on a « mérité », des doux dant la cote de Mensalvy, dans le Cantal à paysages de France auxquels le sport cy- une allure qui m'étonne moi-même, alter- cliste vous mêle, vous associe, vous intègre. nant le pédalage et le pas gymnastique sur Je retrouve le plaisir du repos du soir, huit kilomètres à 8 %. Mais mon dévelop- l'éternelle allégresse limpide des départs à pement unique m'oblige à mettre pied à l'aurore, la fierté des « bonnes moyennes », terre dans les forts pourcentages. Ce n'est l'ivresse des descentes folles après la sévère qu'en 1930 que j'ai enfin une trois vitesses épreuve de longues côtes. Je retrouve dans Chemineau, en attendant de la transformer leur vérité la montagne et sa pastorale en six vitesses. J'aurai ensuite une Dilecta 6 symphonie, les hauts plateaux, leurs mou- vitesses, puis une Reyhand 8 vitesses et la tons et leurs bruyères, la plaine aimable et question des côtes sera définitivement réso- molle, la forêt pleine de frissons et de trilles, lue. la chanson du torrent, la poésie domestique du village avec ses toits bossus, ses fontai- En 1928, j'achète une Peugeot à gros nes chantantes, son indulgente et bonne pneus ballons (immense avantage) mais église. toujours monovitesse. Presque toujours, sur les longs trajets, C'est avec elle que je me rends à la je suis seul. Je ferai plus loin l'éloge de la Concentration Cyclotouriste de Limoges, et, randonnée solitaire. Je dirai la poésie de la de ce jour, ma « carrière » de randonneur- solitude, et tâcherai de monter en épingle écrivain commence. l'égoïsme heureux qu'elle recèle. En bref, je m'enivre des joies touristiques de mes dix- * * huit ans que je sors de leur étui, que j'époussette, rajeunis, passe à la brosse à Un demi-siècle de vélo / 15 reluire, présente à moi-même remises à l'essence. Bref, tout en roulant, roulant, je neuf, revirginisées malgré l'ambiance : rou- compose ma symphonie de souvenirs. La tes encombrées, autos hurlantes, poteaux, randonnée du cyclotouriste, qu'est-ce ? Pour pylônes, fils électriques, réclames, autocars les uns, un passe-temps. Pour les autres, et toutes les hideurs que j'ai vu naître et qui une performance. Pour Pierre, une bonne me verront mourir. Je parviens à en faire suée. Pour Jacques, du sport pur. Pour Ju- abstraction. Je retrouve, par bribes, quel- les, un prétexte à courtiser Nicole. Pour quefois par masses, les pures émotions du François, un chapelet de bistrots. Pour Au- temps où pédalant avec mon cher père sur guste, un sacerdoce, etc., etc. Pour moi, les routes de France, je goûtais la vie c'est un album d'images qui se déroulent comme une friandise, le vent comme un toutes seules en faisant naître en nos âmes, appel, le matin comme un baiser, le soir par la voie des yeux, la volupté de Voir et la comme une bénédiction. La réalité a pourri mélancolique ivresse de se Souvenir. toutes ces puretés. Je m'efforce d'en sauver

MEETINGS œ CONCENTRATIONS œ HONNEURS

Quelques lignes du Courrier du Centre des cyclotouristes venus de très loin, dont m'étaient tombées sous les yeux. On y quelques-uns avaient déjà acquis ou ne de- convoquait les cyclistes de la région à se vaient pas tarder à acquérir une certaine rendre à Limoges pour une Concentration célébrité dans le monde des sociétés de cy- organisée par la Société des Cyclotouristes clotourisme. Limousins, et qui devait se terminer par un circuit touristique de 100 kilomètres. Il y avait Henri Cabrol, auquel son feu sacré, son prosélytisme inné devaient rapi- Après tout, pourquoi pas; il s'agissait dement conférer l'emploi de Secrétaire gé- sans doute d'un brevet. Il serait facile à ob- néral de la F.F.F.C., et qui mourut à 32 ans tenir et me procurerait des relations nouvel- après avoir fondé la Coupe Cabrol et en voie les. J'écrivis au président de cette société de devenir une sorte de disciple successeur pour m'annoncer et me présentai le lende- de Velocio et des grands apôtres du cyclo- main au lieu désigné, c'est-à-dire devant tourisme. l'hôtel de ville de Limoges. Il y avait le ménage Pitard, tandémistes- Je ne fus pas peu surpris de trouver là constructeurs de fines machines de tou- plus de cent cinquante individus s'apprêtant risme, et qui faisaient la réclame de leur à défiler dans cette ville sur leurs vélos, mu- marque en réalisant des performances pres- sique en tête; et comme la « musique » que dignes des grands professionnels du était à pied, il fallait pour la suivre rouler à 4 Tour de France. à l'heure dans ces rues qui ne sont que ru- des montées et sévères descentes. Il y avait plusieurs « légumes » du conseil d'administration de la Fédération. Il Le président était un gros petit homme y avait enfin, outre les robustes gaillards bavard et frétillant, mais tellement absorbé des cyclotouristes limousins, des personnali- par sa fiancée, ou plutôt l'absorbant à tel tés de sociétés très actives et assez lointai- point, qu'il était difficile de lui adresser la nes : de Saint-Etienne, du Mans, de Paris et parole. Seine-et-Oise.

Par contre, le vice-président était un Après le défilé en musique, au cours du- garçon pâle, l'air souffreteux, distingué, quel je pensais à la tête que ferait ma fa- avocat et fils d'avoué, qui était sympathique mille si elle me voyait derrière tous ces Dzi- et populaire parmi tous ces jeunes gens Boum-Boum, ces clairons et ces grosses fanatiques de vélo et grands randonneurs caisses, les vélos furent exposés en parc dominicaux, auxquels se trouvaient mêlés fermé, et l'on se mit à table. Un demi-siècle de vélo / 16

On mangea mal, comme il arrive tou- le prix d'un apéritif, de deux paquets de jours dans ces cas-là; puis, en groupe, on tabac de ce temps-là ! se rendit aux ruines de Chalusset, avant le traditionnel vin d'honneur et les discours. Le Chez les C.T.L., rien de semblable. Le lendemain eut lieu le grand circuit annoncé. vice-président qui deviendra président Il était hérissé de côtes, et j'étais encore quand celui-ci s'étant marié décidera de monomultiplié. Je trouvai la journée dure roucouler en vase clos, est estimé, aimé, par cette chaleur étouffante; mais l'am- écouté. Il s'entend fort bien avec ce grand biance était sympathique, et décidément ces diable et beau garçon de secrétaire général C.T.L. composaient un milieu où la camara- et avec son trésorier. Il est de toutes les derie sportive devait fleurir à souhait. En sorties qu'il organise. Il groupe chaque di- bref, je me réjouissais d'être venu et me manche, sans se donner le moindre mal une sentais disposé à orienter vers Limoges, et quinzaine de cyclistes presque toujours les sa jeunesse pédaleuse, ma pédalante matu- mêmes et qui sont ses amis. rité. En outre, je ne voyais pas d'inconvé- nient à faire partie de cette société et, par Jean Delouis est un président modèle. elle, à me trouver au sein de cette Fédéra- Mais lui aussi se mariera et sera, après un tion de Cyclotourisme dont les avantages banquet d'adieux, perdu pour ses camara- qu'elle procurait à ses membres me parais- des, car décidément le mariage est pour les saient virtuels, un peu vagues, mais où je sportifs comme une prise de voile ! On dit flairais une mine de camarades sportifs... et adieu à ses amis, au monde, au vélo, et l'on de lecteurs à exploiter avec tact et opportu- retire sous sa tente pour y cuver son bon- nité. heur ! Drôle de retraite ! Etrange manie de disparition pour cause d'épousailles ! J'étais d'ailleurs émerveillé que presque Limoges, les banquets annuels de fin de tous les dimanches de l'année ces jeunes saison à Saint-Léonard, les excursions do- gens dont les professions ou occupations minicales à Eguzon, à Chalusset, à Bessines, étaient tellement variées, pussent se réunir dans la vallée de la Vienne, à Bellac, à en si grand nombre et cycler ensemble, liés Eymoutiers, à La Rochefoucauld; les bre- par un aussi pur fanatisme, pour la seule vets, les « rencontres » de sociétés péri- joie d'être réunis et, de s'abreuver l'âme et gourdines, brivistes, bordelaises, angoumoi- les yeux aux sources vertes du pays des ses sur un point de parcours, les joyeux châtaigniers et des fougères, le granitique déjeuners, les beaux retours, tout cela et torrentueux Limousin. chante dans ma mémoire agréablement. Comme ces sorties étaient plus simples, Rien n'est plus ingrat que le métier de plus vraies, plus normalement réussies que président ou d'animateur. Laisse-t-on aller ? les grandes concentrations annuelles, ou On vous reproche de vous désintéresser de même que les moyennes, annoncées à la Société qui vous a nommé pour la diriger. grand renfort de presse pour que l'on soit S'efforce-t-on d'organiser des sorties, de aussi nombreux que possible, qu'il arrive recruter des adhérents ? Les uns vous cou- des cyclotouristes de tous les points de lent des mains, les autres promettent et ne France et que le résultat soit spectaculaire, viennent pas. Il en est qui vous critiquent uniquement. ou qu'énervent votre agitation. La plupart ne sont jamais de votre avis et attendent Voici comment cela se passait : on arri- que vous proposiez une chose pour critiquer vait de partout, évidemment, mais personne et proposer le contraire. ne se connaissant, les groupes ne fusion- naient pas et faisaient ce qu'ils voulaient. Il On oublie complètement que vous rem- y avait bien une réunion, après le vin d'hon- plissez gratuitement une fonction ingrate. neur, où l'on devait étudier telles questions Encore faut-il que votre secrétaire général administratives que le directeur du Comité soit actif, vous comprenne, vous seconde, régional organisateur entendait poser et ne cherche pas à prendre votre place à la développer devant les représentants des première occasion. Et combien faut-il insis- sociétés présentes; mais personne ne se ter pour obtenir le paiement d'une cotisation donnait la peine d'y assister, sauf quelques dérisoire ! Quel tact faut-il avoir avec les délégués qui écoutaient ou parlaient dans le retardataires ? Et cela pour 5 francs par an, vide. Un demi-siècle de vélo / 17

Il y avait aussi une grande table servie, J'obtins péniblement douze adhésions et un bon déjeuner eût été un excellent pré- pour le jour même. Quant à l'excursion du texte à se présenter les uns aux autres, à lendemain, personne n'était décidé encore à fusionner un peu, à se connaître. Or, les uns y participer. Les raisons ? L'un avait décidé faisaient leur cuisine dans les bois, d'autres de « visiter » les Eysies, l'autre Roc- étaient au bistrot « entre eux » et n'enten- Amadour, un troisième Sarlat, un quatrième daient pas qu'on vienne les déranger. D'au- était attendu par des amis à Périgueux. Bref tres étaient déjà partis, d'autres point en- tous les noms de villes ou villages qui ne se core arrivés. On se séparait sans s'être ren- trouvaient pas sur mon circuit étaient cités, contrés. En somme on était venu de très et il semblait s'agir d'un regrettable mais loin, pourquoi ? Pour rouler, pour faire nom- impérieux devoir d'aller aux Eysies plutôt bre, se fichant pas mal des sites de la région qu'à Domme, à Roc-Amadour plutôt qu'à que le malheureux organisateur, doublé du Castelnaud. Ce n'est pas tout : plusieurs maire et de l'adjoint ou de ces messieurs du « paquets » de cyclotouristes étaient passés Syndicat d'Initiative déployaient de louables à Beynac dès l'aurore. Comme je les félici- efforts pour monter en épingle et faire visi- tais sur leur empressement, ils s'excusè- ter en « tournée touristique rapide et pitto- rent : Nous sommes très en avance, mais resque ». On était très touché d'un tel zèle, c'est que nous devons aller à Souillac. « mais on tournait le dos à ces cicérones dont Nous regrettons beaucoup, nous sommes les pseudo-conférences embêtaient à désolés, mais n'est-ce pas… » l'avance. Il y avait aussi les campeurs qui ne peu- Et oust ! petit ! en selle ! on rentre ! vent jamais manger ou dormir qu'à côté de cent kilomètres avant le dîner ! Il va falloir l'endroit désigné, et qu'on perd de vue dès en mettre ! qu'ils ont fait acte de présence.

Personne n'avait rien regardé. , Il y eut même un groupe de trois cyclis- Valence, Dijon ou Rennes, ou Saint-Baladus, tes qui me demanda si l'on ne déjeunerait ou Sainte Mijorée... ce n'était jamais que pas mieux à La Roque, 5 kilomètres plus des maisons et des rues. Mais quelle trotte loin, et qui s'y transporta, et qu'on ne revit pour y arriver ! Hein ! Trois cents kilomètres plus. Alors pourquoi étaient-ils venus ces en une nuit et une matinée ! Vive notre so- trois cyclistes ? Ils m'en donnèrent la rai- ciété de cyclotourisme ! Vivent ses AS !! son: « Notre société nous a chargés de la En 1936, j'avais, à la demande de la représenter ». Ils la représentaient par cinq F.F.S.C., dont j'étais alors vice-président, minutes de présence trois minutes avant organisé tout près de chez moi, dans le tous les autres. Je leur dis : « Allez au merveilleux site de Beynac, une réunion. moins visiter le château ». Ils se consultè- Déjeûner et promenade groupée d'une cin- rent, échangèrent des regards chargés de quantaine de kilomètres dans une des plus tristesse : « Non, c'est impossible, ça nous belles régions de France, et pour finir, visite retarderait. Nous sommes attendus et avons du château de Fayrac, où j'habitais alors. encore soixante kilomètres à faire. » Numériquement, cette réunion fut un suc- cès. Au déjeuner, j'obtins que chacun à son Si, au lieu de choisir un site magnifique, tour se nommât, annonçât le société à la- pittoresque, voire célèbre, on fixait pour ces quelle il appartenait, ajoutât au besoin réunions de cyclotouristes le centre de la quelques mots, fussent-ils de pure fantaisie, Beauce ou un champ de pommes de terre, il et cela afin que la centaine de « mangeurs » ne viendrait pas un « touriste » de moins, ne fut pas là comme chevaux au râtelier, car je n'en ai jamais vu plus de trois sur s'ignorant les uns les autres. Cette innova- vingt regardant quoi que ce soit, écoutant tion eut un certain succès. Je demandai ce qu'on leur dit, s'intéressant à une vieille alors que ceux qui comptaient participer à la maison, à un coin pittoresque. Ils payent promenade de l'après-midi se nommassent, leur tribut d'adoration en photographiant et ensuite les cyclotouristes qui comptaient tout et tant qu'ils peuvent. Après quoi, ils être des nôtres pour la grande excursion du écrivent sous les épreuves le nom du site lendemain. fixé sur citrate ou bromure « pour ne pas l'oublier ». C'est ce qu'ils appellent avoir « visité » telle ou telle région. Un demi-siècle de vélo / 18

Il y a des exceptions. La grande concen- , par étapes de 150 à 200 kilomètres, tration au Puy-en-Velay (en 1938) compor- couvertes méthodiquement, sans contradic- tait une visite de la ville. Nous fûmes trente teurs, sans subir le bavardage d'un niais ou sur huit cents à l'effectuer sérieusement. On la mauvaise humeur d'un grincheux, ayant écouta de force, au banquet, un notable du l'inappréciable bonheur de pouvoir partir dès Puy nous narrer l'histoire de cette prodi- l'aube, de n'être jamais en retard, d'impro- gieuse cité. On le re-écouta le lendemain, viser sans demander l'avis d'un tiers, et dans les ruines d'un vieux manoir ruiné qui finalement d'aller plus vite parce que je ne avait appartenu à Diane de Poitiers. Ce nom perdais jamais de temps. leur dit vaguement quelque chose. On fut silencieux et même attentif. D'ailleurs, cette Surtout n'allez pas me prendre pour un excursion d'un lendemain de meeting fut ours ! Quel bon souvenir je garde de cette magnifique, et il n'y avait que les trois bonne « randonnée des fanas », dont le quarts des cyclotouristes qui s'étaient sau- récit parut dans le Chasseur Français et vés pour en faire une autre (peu importe amusa tant de lecteurs ! Nous étions cinq, laquelle). mais, je l'ai écrit : des « fanas », des vrais de vrais, dont mon vieux camarade de route C'est un succès en pareil cas de consta- De Salages, le fana pur, dont Alban d'Hes- ter qu'un quart de l'effectif suit le pro- pel, qui devait me succéder comme vice- gramme (toujours attrayant) fixé par les président de la Fédération, le super-fana. organisateurs. « Nous avons fait un beau voyage... » Le Puy-Mary, cet antique volcan qui Si le désir de retrouver des camarades, m'est devenu familier à force de le franchir, de faire de nouvelles relations, et aussi de soit par le raidillon en venant de Salers, soit me montrer de temps en temps (mon titre par la nouvelle route qui part de Mandailles. de vice-président de la F.F.S.C. m'y obli- J'avais gravi ses 1.465 m. avec ma Bayard- geant moralement), n'étaient pas interve- Clément, 5 chevaux en 1905, ou plutôt c'est nus, il est évident que pour ce qui est de elle qui les avait gravis, poussée par moi qui « rouler » j'aurais préféré le faire solitaire- courais à côté. J'y étais revenu en 1932 et ment. Ayant préconisé dans mon « manuel j'avais (ô honte) mis pied à terre, vaincu par de cyclotourisme » la randonnée sans autre les 14 % du dernier kilomètre. J'y avais compagnon que son ombre, je n'y revien- conduit tout un groupe de Limousins. Ó re- drai pas. Je dirai seulement qu'en étant honte ! tous ces ardents avaient eux aussi, seul, on ne se heurte jamais à la contradic- sauf un, poussé leurs vélos à dérailleurs et à tion, qu'on n'est vraiment libre que seul, je ne sais combien de vitesses ! Cette fois, qu'on calcule et dose mieux les étapes, l'ascension par la nouvelle route put se faire qu'on voit et sent mieux le pays; et j'ajoute- aisément sur 3m.15. Et une autre fois, j'y rai, me plaçant plus haut, que l'homme qui étais passé avec mon fils âgé de 12 ans, a une frayeur panique d'être seul et qui qui, tricotant sur son petit vélo de gosse s'ennuie avec lui-même est bien handicapé avait, lui aussi, monté la côte jusqu'au bout. dans la vie. Quarante kilomètres de descente jusqu'à Si le sauvage est un malade ou un phé- Condat, et le vent dans le dos ! Remontée nomène à fuir, le « sociable éperdu » est un jusqu'à cet enchanteur Besse-en-Chandesse pauvre type dont le dynamisme intellectuel par le mystérieux et pur lac Pavin. est généralement faible. La compagnie ? Je Le lendemain, la pluie diluvienne, l'orage n'en ai jamais manqué sur les routes. J'ai déchaîné qui nous prend en pleine monta- toujours eu celle des ciels, des couleurs, des gne entre Besse et le Mont-Dore dans l'âpre parfums, des vieilles maisons, des profon- splendeur volcanique de ce paysage mer- des forêts, des aubes et des crépuscules. veilleux. Souvenirs ! Souvenirs ! Oui, mais le soir ? Le soir, j'avais la compagnie des heures Auvergne du Lioran, Auvergne du Puy- de la journée finie, que je revivais avant de de-Dôme, lacs tranquilles endormis dans la m'endormir dans un état de bonne fatigue, coupe d'un cratère, le Mont Dore et ses en engrenant leur déroulement coloré. Ainsi deux gardiens bénévoles : le Sancy et le fis-je le voyage Périgueux à Abbeville, de Capucin. Les châteaux d'un romantique hal- Bordeaux à Brighton et Cayeux, de Sarlat à lucinant : Murols, Tournoël. La montée du Un demi-siècle de vélo / 19 col de Diane, la chaîne des Puys, Saint- ment, voilà, je crois que je savais les mon- Nectaire et sa très vieille église, Clermont et ter en épingle. Et puis, disons le mot, la sa cathédrale toute noire, Salers et ses concurrence, en fait de littérature sportive, troupeaux couleur d'acajou, Chaudesaigues était peu redoutable. et ses eaux ardentes, Murat et sa Vierge monumentale, Gergovie et son héros. Ah ! ces récits de randonnée ! quelle pi- tié ! Les uns sont un insipide journal de Souvenirs ! Chère Auvergne pour qui je route où il n'est question que de la direction donnerais toutes les Pyrénées et une grande du vent et de l'état du sol, avec, par ci par partie des Alpes, Massif Central, immense là, d'obligatoires élans d'enthousiasme pour merveille qui dans ma pensée n'est limitée un coucher de soleil ou une cathédrale (ça que par la vallée du Cher et par celle du se voit, une cathédrale, ainsi qu'un château Rhône (et l'on voit que je lui fait la part fort. C'est gros. Ça occupe de la place sur le large), que de belles impressions restent 6/9 pelliculaire). Les autres sont un récit attachées à tes flancs rugueux ! et comme il touchant de bonne volonté et de lyrisme; me tarde de revenir vers toi, sexagénaire, mais les crises d'admiration sont émaillées poussant mon vélo utilitaire de la guerre d'épithètes naïves et de fautes de français. mondiale, la seule monture qui me reste, Je me souviens de ce sommet qui « se avec son porte-bagages et ses sacoches de culmine » à 4.000 mètres; de la chaleur du marché noir, et lentement, comme il soleil qui vous « répercute »; et plus que convient à un fana grisonnant, m'arrêter ici, tout : du spectacle « qui vous a laissé pen- là, là encore, aux points exacts que je re- dant » – sans parler de l'église « debout connaîtrai et dont chacun représenta une depuis un temps immémorable ». étape de bonheur, un moment de liberté Je me garde de citer les échappées de éprouvée, et je ne sais quelle mélancolique pur lyrisme, en vers ! Il n'y a pas un tou- griserie au contact de ces volcans pacifiés et riste sur mille sachant seulement les règles du verdoyant tumulte de ce sol soulevé de la prosodie qui se peuvent apprendre en comme un sein de géante par des passions moins d'une heure. Mais le plus grave est cosmiques mystérieuses issues de la nuit que cette prose lamentable et même parfois des temps. cette poésie ridicule trouvent preneurs. « Envoyez-nous des récits de voyages, d'ex- * cursions », et, sous-entendu : « Nous ne * * vous paierons pas, bien sûr, mais nous ne

Humblement, je l'avoue : j'ai toujours savons comment remplir nos colonnes ». été très étonné de réussir en quoi que ce Alors les braves pédaleurs s'en donnent à soit. Le succès me laisse stupéfait. cŒur joie et traduisent les sentiments, les visions, les troubles et les extases dont Pourquoi ai-je été nommé si vite et à leurs sens sont le pauvre siège et qui n'inté- une si forte majorité conseiller puis vice- ressent absolument qu'eux seuls. président de la Fédération, et cela, sans rien faire ? Ne croyez pas que j'aie le courage de Certes, il y a des exceptions. Toute une fonder une société ni même de prendre part littérature sportive technique existe, des à la direction d'une société existante. Quant manuels fort bien rédigés, des livres de vul- à la trésorerie et au secrétariat, ces mots garisation utiles et habilement réalisés. En seuls m'inspirent une certaine épouvante. dehors de cela, il y a des récits de voyage fort intéressants, et j'en pourrais donner Or, il n'y a que deux moyens d'arriver : une liste assez longue. Je ne parle ici que de c'est, ou de se donner du mal, ou de se faire la nullité, des narrateurs bénévoles qui ra- connaître. J'ai dit que je ne me donnais au- content des niaiseries et tiennent une plume cun mal et ne comprenais pas grand-chose sans savoir du tout écrire. Comme ils repré- au fonctionnement ni aux dessous sentent des abonnés de la feuille ou de la « fédéraux ». C'est donc que je m'étais fait revue à laquelle ils envoient leur prose (des connaître sans m'en apercevoir, sans doute abonnés et même des noyaux d'abonnés), par mes articles. Ma réputation de sportif, il la rédaction les tolère et même les subit, et eût été ridicule de prétendre la devoir à mes parfois les encourage à continuer. Mais le performances, car elles étaient à la portée public de lecteurs établit quand même assez de tous les quinquagénaires valides. Seule- vite une différence entre ce troupeau d'en- Un demi-siècle de vélo / 20 nuyeurs et les vrais narrateurs, qui savent étaient surtout un prétexte à exhibitions de rendre vivant le moindre récit et bicyclettes sensationnelles. A ce point de « personnaliser » tout ce qu'ils voient. vue, ces rendez-vous lancés aux quatre coins de la France n'étaient pas inutiles. Les Il faut croire que ma collaboration à grands progrès réalisés dans la construction L'Auto, au Chasseur Français, au Cycliste, des vélos de grand tourisme datent d'une aux publications du Docteur Ruffier, aux quinzaine d'années. Jusqu'en 1925, rien revues nautiques, à Camping, à la revue du n'avait guère changé. Le dérailleur et le Touring-Club et à vingt autres quotidiens ou moyeu à jeux d'engrenages permettant le périodiques, retint l'attention. Sans cela, changements de multiplications (dit : de pourquoi m'aurait-on hissé sur le pavois des vitesses) existaient depuis vingt ans mais « hommes fédéraux » alors que je n'ai rien n'étaient pas encore au point, pas plus que d'un administrateur et que j'ignore tout des l'éclairage électrique, le pneu souple, le règlements et statuts des sociétés de cyclo- traitement des métaux légers. tourisme ? On vit naître à cette époque des machi- Noblesse oblige. Je me sentais obligé de nes d'une conception toute nouvelle et ten- figurer aux réunions, et ne m'en repentais dant vers une étonnante légèreté. pas car j'assistais à des batailles, complots, L'initial phénomène est qu'en plein essor conspirations, menées souterraines entre les de l'automobilisme, il se soit trouvé tant et réguliers et les dissidents, dont on ne peut tant d'individus pour opérer un retour au pas se faire une idée ! cyclisme. Voilà le grand miracle, car, ceci Il faut croire que rien ne peut prospérer étant, un renouveau dans la construction dans la paix, que les peuples calmes s'étio- des cycles était fatal puisque la clientèle de lent, que la quiétude tue. touristes se trouvait là, avec ses exigences à satisfaire. Elle demandait une très belle Je ne vis jamais cette brillante F.F.S.C. présentation de machines fines allégées que déchirée par des luttes intestines. Je jusqu'au moindre détail, pourvues de tous pensais qu'elle finirait par en crever. Point les accessoires indispensables; et elle s'in- du tout. Dirigée par cet habile lutteur et très téressait à la chose, commandant ses vélos expert président qu'était ce petit gros pièce par pièce, exigeant des développe- homme à lunettes, l'ami Jérôme, lui-même ments calculés à cinq centimètres près. Elle fort bien secondé par Henri Cabrol puis par était minutieuse et même maniaque, ne Robert Préau, la Fédération Française de regardait pas au prix, tendait vers un peu Sociétés de Cyclotourisme ne faisait que de snobisme, merveilleuse mine à exploiter s'accroître, s'étendre, prospérer. Et même par les constructeurs et qui fit naître plus après l'Armistice, quand, tout au de vingt marques nouvelles, alors, que les « National », on lui signifia de disparaître anciennes : Peugeot, Terrot, La Française, pour fusionner avec la grande et plus an- Alcyon, Dileçta, L'Hirondelle, conservaient cienne « Union » rivale, et se perdre toutes la tête du mouvement en construisant elles deux au sein d'une vaste Fédération de Cy- aussi des machines spéciales de cyclotou- clotourisme englobant tout ce qui pédale en risme, cet engin ne pouvant pas figurer France, elle lutta si bien, se démena si fort, dans les catalogues où, jusqu'alors, il ne résista si fièrement à de mortelles attaques s'appelait que bicyclette de route, terme que, tout en ayant régulièrement abdiqué, vague, cachant la lourdeur et l'utilitarisme elle ne fut pas englobée (c'est-à-dire annu- vulgaire. lée) dans l'énorme sein de sa farouche en- nemie, mais qu'elle obtînt l'autonomie du Le cyclotourisme fit aussi renaître le cyclotourisme, l'autonomie véritable et tandem, complètement mort et enterré de- vraiment nationale, dans laquelle elle se puis vingt ans. Il ressuscite, plus encore en faufila pour peu à peu y pousser ses anciens Angleterre que chez nous, affiné, léger, sé- dirigeants et conquérir des voix au Chapitre, duisant, invitant aux longs voyages et au voix écoutées déjà, bientôt peut-être élo- grand tourisme. quentes. Chez moi aussi, le goût du « dernier Les réunions, meetings, concentrations cri » se manifeste et je deviens un fervent organisées par les sociétés de cyclotourisme adepte de la polymultipliée. La première est Un demi-siècle de vélo / 21 une Chemineau de Saint-Etienne, la se- Pour ma part, je me contente de ce que conde une Dilecta à 6 vitesses en marche, la je trouve et roule sur n'importe quoi; mais troisième une Reyhand légère, avec cadre je ne néglige pas l'entretien de ces vélos Reynolds et selle Brooks, encore ne spécifie- médiocres et ne les traite pas avec dureté rais-je à la commande que la hauteur du comme si je leur en voulais de leurs tares. cadre, la forme des pédales, les rapports de pignons et quelques détails secondaires, Et puis, je constate avec émerveillement tandis que mon vaillant et maniaque ami De cette extraordinaire et monstrueuse ruée Solages commandait ses vélos en présen- vers la « petite reine » de 1898, tant dé- tant au constructeur (obscur mais spéciali- criée pendant vingt ans, et à qui tous re- sé) une liste de deux grandes pages où figu- viennent, de gré ou de force. Qu'est-ce au- raient toutes les pièces de la machine, de- jourd'hui qu'un pauvre type « qui n'a pas de puis le frein jusqu'au cale-pied. Quant à vélo » ? Un infirme, un être rivé au sol, à la mon autre ami Alain d'Hespel, le pur des merci de tout, un malheureux client forcé du purs, il y avait chez lui un véritable magasin wagon surbondé ou du croulant autobus, un de pièces détachées et il ne cessait de faire paria, un esclave. subir à ses six bicyclettes des modifications subtiles et ingénieuses. La guerre (qui finit par devenir l'état normal de la société humaine) arrête les Existait-il une si grande différence entre autos. un honnête et simple vélo de série et ces merveilleuses mécaniques ? Je parle bien La paix les fait pulluler au point qu'elles entendu d'un vélo entretenu, aux bons rou- s'embouteillent et qu'on les prend en hor- lements, dont les roues ne soient pas voi- reur. La bicyclette serait-elle, comme la lées, le cadre tordu, la chaîne allongée, les charrue, la brouette, le rateau, la meule, la pédales faussées et les enveloppes mortes. barque à rames, la voile, le levier, l'outil, de Eh bien non, je ne le crois pas. Nous avons l'ordre des « vérités éternelles » ? tous gagné en vitesse, et nos moyennes de route ont passé de 16 à 22 à l'heure, mais Certes, ces deux mots sont pompeux, c'est bien plus, je crois, à cause de la prodi- mais elle fait tellement partie de notre exis- gieuse amélioration de l'état des routes. Je tence que je ne m'imagine pas une société préfère un vélo moyen ou démocratique sur l'ayant rayée, supprimée, en ayant perdu le route goudronnée au plus étincelant racer souvenir comme celui d'un vêtement démo- de cyclotourisme sur routes du type 1930. dé ou d'une mécanique caduque annihilée Nous devons encore plus aux ingénieurs du par les progrès de la science et n'intéressant sol qu'aux virtuoses de la construction des plus que les archéologues à la façon des cycles. Ceci s'ajoutant à cela, il est certain chars romains ou des lampes de terre cuite que le cyclotourisme est devenu un sport et qu'on découvre dans les fouilles. aussi un art passionnant, car c'est un art que de savoir établir le plan de son voyage, Pour moi, la bicyclette reste attachée à doser son effort, répartir le poids des baga- toutes les époques de ma vie, aux bons ges, monter les côtes, vaincre la fatigue, comme aux mauvais jours, aux temps s'alimenter rationnellement, choisir ses ca- « avec auto » comme « sans auto ». Elle fut marades, et, une fois revenu chez soi, ré- et demeure la compagne de tous les ins- gler sa machine en vue de nouvelles ran- tants, la « copine », pas gênante, qu'on données. case partout, toujours, n'importe où, et qui est constamment prête à aller se promener La guerre ne fit pas litière de tout cela. Il avec vous ou ça vous chante… y a encore des réunions de cyclotouristes, des fervents qui roulent pour rouler, qui 1891-1943. Cinquante-deux ans ont refusent des pneus sans souplesse, des dé- passé. J'ai toujours un guidon aux mains et veloppements mal établis, des selles trop des pédales, aux pieds ! Entre les premières dures, des vélos ayant trop ou trop peu de leçons de tricycle que me donnait mon père chasse, l'arrière trop ou pas assez droit, etc. et la courte leçon de bicyclette que je viens etc… Evidemment ils sont rares. de donner à ma petite-fille, un demi-siècle a coulé. Je finis par me demander si rien n'est plus uniforme que l'existence, si vraiment la Un demi-siècle de vélo / 22 vie change tant qu'on le dit ou qu'on le Ne vendons pas celui où nous sommes nés. croit. Vénérons celui où nos parents sont morts. Oui, je sais, on va plus vite, et quelques- Aimons enfin les outils qui font notre jardin uns vont plus loin, mais y a-t-il beaucoup de fécond ou luxuriant, et le chariot, et le râ- différence entre l'existence quotidienne de teau, et l'arrosoir d'où pleut l'eau fraîche nos aïeux et la nôtre ? Chacune de nos aux soirs brûlants de l'été. journées est aux neuf dixièmes occupée par mille riens semblables à ce qu'ils étaient et Et si notre bicyclette est assimilable à à ce qu'ils seront. Ne les dédaignons pas. ces modestes compagnons de notre vie de C'est peut-être dans ce ronronnement d'ac- tous les jours, si elle fait vraiment partie de tes inconscients que réside le principe mys- cette chose si petite et si grande : la mai- térieux de notre défense contre le malheur, son, aimons-la aussi, ne serait-ce que pour ou, si vous préférez, de notre attachement à la bonne fatigue qu'elle nous procure, les la vie. perspectives qu'elle nous ouvre, les paysa- ges charmants et familiers que sans elle Aimons le cadre coutumier et tranquille nous ne verrions que fuir à travers une vi- de la partie végétative de nos êtres : le lit, tre, et que, grâce à elle, à tout instant, nous la table, celle sur laquelle la soupe fume, faisons nôtres. celle sur laquelle on écrit. Ne dédaignons pas le fauteuil où l'on rêve. J'ai parlé du lit.

LEURS FIGURES

insisté sur le port du gilet de flanelle que l'on ne doit quitter hiver ni été. Il a recom- LE BICYCLISTE DE 1893 mandé les gants et le couvre-nuque, la culotte souple et les souliers de plage. Et il a Rien ne l'a préparé, dans la vie, à faire terminé sur le mode souriant en déclarant mouvoir une roue avec deux pédales, mais il que lui même roulait « en » bicyclette quel- se pique d'un certain modernisme et tient à quefois le matin et ne se trouvait pas mal de rester dans le mouvement. cet exercice, mais l'excès en tout était un défaut, et que les promenades de 20 à 30 Il a d'abord consulté son médecin, un kilomètres lui paraissaient un maximum docteur à petite cravate noire et à gibus, pour santés moyennes. sérieux, un peu solennel, mais qui soigne la famille depuis vingt ans et auquel on de- Muni de cet « exeat », le bicycliste 1893 manderait au besoin combien il faut mettre est allé acheter une machine « tout ce qui de grains de sel dans un Œuf à la coque. Le se fait de mieux », à guidon haut et selle docteur a dit : « La bicyclette est un bon hamac. Il l'a conduite à pied jusqu'au ma- exercice à la condition de n'en pas abuser, nège Petit, où il a pris des cachets de leçon. sans quoi elle donne des varices et peut Il a acquis assez vite le sens de l'équilibre, influer sur le cŒur. Il faut éviter de se tenir mais il a mis plusieurs jours à apprendre à penché si l'on ne veut pas devenir bossu. Je monter et descendre par la pédale, de façon recommande d'avoir toujours dans les saco- élégante. Sa femme, pour laquelle il a éga- ches une petite pharmacie portative en cas lement acheté une machine dernier cri, a de chutes, de coups de soleil, de dépression étonné ses professeurs par ses dons innés. provoquée par la fatigue. Ceci dit, je ne dé- Elle a tout de suite « attrapé » l'équilibre, et conseille pas l'usage du vélocipède, ayant dès qu'elle eut l'autorisation de rouler sur la toujours été un partisan de l'exercice au piste du second étage, elle manifesta de grand air. » telles qualités de vitesse qu'il fallut lui re- commander la prudence. Consulté sur les vêtements à porter pour se livrer au sport du cyclisme, le docteur a Un demi-siècle de vélo / 23

Monsieur et Madame sont allés faire un LEUR FILS tour au Bois, mais ils ont poussé leurs bicy- clettes à la main jusqu'à la Porte Maillot. – Mes parents sont très gentils, mais ils Cette première sortie donna toute satisfac- datent. » tion. Si bien qu'ils décidèrent un jour d'aller déjeuner à Versailles ! Toto a acheté une Gladiator de course, c'est-à-dire toute nue. Elle développe 6 m. La route comporte des côtes tellement 80, n'a ni frein ni garde-boue, un guidon dures qu'ils les montèrent à pied pour ne tellement cintré que les mains sont à la hau- pas se fatiguer le cŒur, et à l'arrivée, ils teur du pneu. Il a tout du coureur. « Ça demandèrent une pièce retirée pour pouvoir m'est égal de devenir bossu. » Il abat ses changer de flanelle. Le retour fut fort agréa- cent kilomètres en quatre heures, insulte les ble. En moins d'une heure, ils regagnèrent cochers de fiacre et les arroseurs, tutoie les leur domicile parisien. Cette promenade les coureurs à l'Espérance et se mêle à eux ayant mis en goût, ils projetèrent une dans les fins de grande course, pour les en- grande expédition : se rendre à Saint- traîner. Ses parents le renient, mais comme Germain et pousser jusqu'à Mantes munis il répare leurs pneus et règle leurs chaînes, de bonnes cartes, d'imperméables, de gilets ont tout de même pour lui une certaine de flanelle de rechange (toujours !), de tein- considération. ture d'iode et d'un paquet de pansements. Et l'on n'en dirait rien au docteur... avant Quand ils parlent de Toto au bon doc- d'être revenu. teur, celui-ci ne répond que par un soupir qui en dit long, et parfois il profère : « Il se Bien entendu, on rentrerait par le train. tuera. C'est moi qui vous l'affirme... » Ce projet se réalise. Tout marche à souhait, – Et il ne porte même pas de gilet de mais après Equevilly, Monsieur, connaît la flanelle ! s'écrie sa mère. défaillance, et Madame de lui dire : « Voilà Mais les yeux du père expriment cette ce que c'est que d'avoir enfreint les pres- opinion : criptions du docteur. » Elle lui fait prendre – C'est quand même un fameux lapin, trois morceaux de sucre pour le remonter et mon fils ! lui frictionne les mollets à l'alcool camphré. Ça va déjà beaucoup mieux. Après la des- cente de Flins, Monsieur plaisante et se met L'HOMME DU GRAND TOURISME même à chanter. Il enlève son canotier et pédale nu-tête à l'indignation de Madame : Il a vu passer Charles Terront. Il lui a « Tu vas attraper du mal ! Faire des choses même parlé. Il lui a dit : « Vous devez être pareilles ! A ton âge ! » fatigué. Voulez-vous que je vous offre un verre ? » Enfin ils arrivent, crevant de faim. Un somptueux déjeuner les retape complète- Très simple, pas fier du tout, le grand ment. Monsieur ose même proposer de re- Charles a répondu : « Non. » gagner Paris par la route. Mais il y a des limites à tout, même à la folie. Légère obs- L'homme du grand tourisme a dit en- tination de Monsieur. Riposte de Madame : core : « Alors vous ne vous sentez pas du « Si tu fais cela, je ne sors plus jamais avec tout fatigué.» toi, et quant à ta santé, je ne réponds plus de rien. » Et le grand Charles (très simple, pas fier du tout) a encore répondu : « Non. » Il se le tient pour dit et s'achemine vers la gare. Dans le wagon, ils ont bien soin de Alors l'homme n'a plus rêvé que de l'imi- tenir les vitres levées. Le moindre courant ter sans pour cela lutter contre d'autres d'air pourrait être fatal. C'est le docteur qui coureurs, et il est parti tout seul sur sa bicy- l'a dit. clette Clément pour faire le tour de France. - Tout de même, chérie, on a fait 53 ki- lomètres ! Le bougre a mené sa tâche jusqu'au bout. On l'a vu passer dans toutes nos pro- vinces. Quand on lui demandait s'il avait Un demi-siècle de vélo / 24 soif, il répondait (simple, pas fier du tout) : A la deuxième manche, les champions « Non. » Et aussi quand on lui demandait s'il s'empoignent. Jacquelin a placé son démar- n'était pas fatigué. rage, mais n'a pu parvenir qu'à la hauteur du Breton. Ils sont ensemble à 100 mètres De Terront il avait la casquette, les du poteau d'arrivée. Alors un accrochage se moustaches, le regard absent, le maillot produit. Ils tombent tous deux, se blessent. bleu marine, les culottes étroites. Il avait la Le match est interrompu. même machine avec la selle en arrière, les – Morin a coupé l'piou-piou ! Il s'voyait gros pneus, le paquetage. Il s'entraînait à perdu, alors il a balancé Jacquot, l'bandit ! ne jamais dormir. Il abattait ainsi ses 250 L'assassin ! kilomètres par jour et semblait pédaler, l'Œil – Parle toujours, bandit toi-même ! vague, trempé de sueur, vers un but qui C'est ton piou-piou qui a imaginé l'truc pour fuyait devant lui mais ressemblait à la ne pas être battu deux fois ; mais i perdra Gloire. rien pour attendre. Tu verras ça à la Cipale au Grand'Prix de Paris ! A l'arrivée, il tint à conserver son vélo couvert de poussière et d'huile. Il l'exposa, Ils crient si fort qu'un agent les sépare. pour lui seul. Il passait son temps à le re- La foule s'écoule tumultueuse. On ne sait garder. Les jours de pluie, il en comptait les toujours pas quel est le meilleur du Breton rayons, ou bien il en regonflait les pneus. Il ou de l'enfant de Paris. Quelqu'un lance: songea à le léguer à l'Union Vélocipédique « Le Marmandais les mettra d'accord » (il de France... Mais il mourut, et le glorieux s'agit de Bourillon). Cette opinion rallie peu instrument fut vendu 43 francs à un facteur. de suffrages, mais comme elle peut momen- tanément calmer les passions, on la tolère et quelques-uns l'adoptent par amour de la UNE DISCUSSION PASSIONNEE paix.

Le vélodrome de la Seine. Au loin, les coteaux de Suresnes et le Mont Valérien. Un LE CYCLOTOURISTE DE 1920 dimanche de soleil, d'éventails en papier et de limonade. La foule grouille sur les gra- Il se fait arrêter par les gendarmes qui dins en attendant le match qui doit mettre lui demandent ses papiers parce qu'ils ne aux prises Morin et Jacquelin. comprennent pas bien « ce qu'il fait comme – C'est, le Breton qui gagnera. Tu vas y ça à courir les chemins avec son vélo ». voir; au dernier virage, il écartera les bras, comme ça, tiens, pige : comme ça ! et le Ses papiers sont en règle. Il se défend, Jacquelin, il l'enverra dans les pommes. proteste. Est-ce qu'il n'a pas le droit de faire – Hein ? tu dis ? répète-le voir qu'il du cyclotourisme ? l'enverra dans les pommes. Moi, je vas te – Mais enfin, quelle profession ? déclarer une chose : à l'avant-dernier vi- – Je suis propriétaire. rage, le piou-piou, il place son démarrage. – De quoi ? (t'as entendu parler du démarrage du piou- – J'ai des propriétés. piou, hein ? ou alors c'est que tu as du co- – Ça ne nous dit pas pourquoi vous pé- ton dans les oreilles.) Eh ! bien, j'te dis que dalez sur les routes, loin de votre domicile, Jacquelin il placera son démarrage et ga- sans vous servir de votre vélo pour l'exer- gnera par 50 mètres, et que le Breton, ton cice de votre profession. frisé, on le verra même plus à la lunette – Et si je circulais en automobile? d'approche. – Alors on comprendrait mieux parce que les propriétaires, ils ont plutôt une voi- Dernière ligne droite. Morin écarte les ture qu'un vélo... coudes, pousse sa pointe finale et gagne de quelques centimètres. Enfin libre, le cyclotouriste continue son – Je te l'avais t'y pas dit ? En fait chemin et rencontre par hasard des person- d'pommes, c'est pas l'Breton qu'en mange... nes de connaissance : – T'es trop pressé, mon pote; attends – Qu'est-ce que vous faites donc avec voir la deuxième manche. cette bicyclette ? Votre auto est sans doute en panne ? Mais vous êtes en nage. Vous ne Un demi-siècle de vélo / 25 voulez pas nous faire croire, que c'est pour 20 grammes, là 40 grammes, et l'idée leur votre plaisir que... Ah ! quel original ! vient de pratiquer des trous dans les garde- boue, de supprimer les poignées de guidon, Le cycliste proteste, invoque la joie de d'enlever le verre du phare, de mettre le l'effort, le plaisir de découvrir des sites éloi- levier du dérailleur sous la selle, par exem- gnés des grands chemins, la crainte de l'an- ple. On gagnera ainsi 10 centimètre de câ- kylose par abus de l'automobile, l'impres- ble, au moins 35 grammes. Bref, unissant sion de dilatation thoracique qu'il éprouve. leurs efforts, ils espèrent être arrivés à 11 Finalement, s'étant grisé de mots sous le kilos 850 pour la machine, en ordre de mar- regard indulgent mais ironique de ces mes- che, dont, tout de même, on ne se décide sieurs et de leur: « Nous vous envions, vous pas à gratter le vernis ou à dénickeler les êtes libre, vous ! vous êtes jeune ! Ah ! si pédales pour gagner encore le poids d'une nous pouvions vous imiter », saute en selle rustine ou d'une lame de rasoir. Et mainte- et disparaît, point très sûr de les avoir nant, le cyclotouriste a repris confiance. Il « épatés ». va pouvoir partir en voyage sur un vélo di- gne de lui, un tout-dural absolument Aussitôt les langues se délient : « unique », et dont il est le demi-père, l'au- – Mon cher, il a dû recevoir une forte tre moitié de paternité revenant à l'habile tape. J'ai entendu dire qu'il n'avait plus le artisan obscur qui a exécuté le chef- sou. L'originalité a bon dos. C'est la purée, d'Œuvre. quoi ! S'il achète des vélos de mille francs, c'est qu'il espère donner le change, mais Avant de partir, le cyclotouriste va faire personne n'est dupe de cette plaisanterie. sa prière au pied de la statue de M. de Vivie, – Tout de même, si c'est vrai qu'il fait dit Vélocio. Saint Vivie, que maintes revues deux cents kilomètres par jour... représentent ceint d'une auréole, a prêché, – Penses-tu ! pourquoi pas mille ? mais non dans le désert. Il a promulgué des – Évidemment, j'aimerais mieux les commandements tels que : « Faire de lon- couvrir en quelques heures sur ma 10 CV. à gues étapes, mais en s'arrêtant rarement et moteur poussé ! peu de temps chaque fois. Boire peu et – Et moi sur ma 12 La Levrette à culbu- seulement quand on a soif. Emporter peu de teurs ! linge mais le laver souvent » et autres – Il faut être de son temps. excellentes paroles dont notre cyclotouriste – L'époque est à la vitesse. La route est s'imprègne et qu'il se remémore et se récite aux moteurs. tout en roulant. – Et le vélo est fait pour les porteurs de journeaux. Son paquetage est remarquable, tout y – Les coureurs... est à sa place, prévu, calculé, équilibré. Son – Et les acrobates de cirque. vélo de 11 kilos 850 en pèse 35, mais c'est Ils rient. un ultraléger tout de même. Enfin, il a la foi. C'est aussi un calculateur avisé. Il vous éta- blit pour chaque côte, selon le pourcentage LE CYCLOTOURISTE 1930 et la direction du vent, l'exact rapport de pignons sur lequel il doit se mettre pour La roue a tourné, si l'on peut dire. La bi- gravir la pente avec une méthodique ai- cyclette est revenue à la mode. Le cyclotou- sance. riste 1930 est un individu tatillon et méticu- leux qui pèse un cale-pied, un boulon, une Mais voici qu'il entend derrière lui un tige de selle, qui pèse tout, additionne et se bruit de ferraille fort agaçant. C'est un ma- désole du total car il trouve le même poids çon qui monte la côte, Dieu sait sur quel que pour le vélo précédent, lequel, pour- épouvantable vélo ! et en portant une pelle, tant, avait un pignon en acier et des mani- une truelle et un baquet pour gâcher le plâ- velles non évidées, tandis que celui-ci... tre.

Aussitôt, il court chez son constructeur Or ce maçon, cycliste d'apocalypse, se et lui fait part de son désarroi. Tous deux rapproche et le dépasse ! Il le dépasse sans s'enferment pour chercher ce qu'on peut forfanterie, machinalement, comme s'il ne le bien gratter, rogner, alléger pour gagner ci voyait pas. Il pédale contrairement aux Un demi-siècle de vélo / 26 principes les plus élémentaires. C'est une n'est graissé; la selle gémit et la chaîne honte. Notre homme en rougit et pense : grince. « Va toujours, pédard ! Tu ne tarderas pas à t'arrêter… » Devant, une valise en travers (qu'est-ce qu'il peut y avoir dedans ?). Derrière, un sac Le maçon ne s'arrête pas. Il est devant. de pommes de terre en travers du porte- La distance qui le sépare du disciple de bagages. Le tout tient avec des ficelles de Saint Vivie s'accroît. Il arrive au sommet de papier et du fil de fer rougi de rouille. Poids: la côte avec sa pelle, sa truelle, son baquet cinquante kilos environ. à gâcher le plâtre, dans un bruit de grince- ment à donner mal aux dents à toutes les Le cycliste porte généralement, ou des vaches qui le regardent passer. espadrilles laissant sortir un orteil, ou des sabots. L'ensemble avance quand même. Alors, outré, notre cyclotouriste s'écrie: « Oh ! c'est trop fort ! » Mais déjà honteux Sur le garde-boue arrière, de vieilles éti- de cette exclamation, qui est un aveu de quettes de gare sur fond poisseux de colle défaite, il se reprend et pense : « C'est sèche. Il y a quelquefois une lanterne. parce qu'il pédale en force. M. de Vivie re- commande de pédaler en souplesse. Si je Deux profondes sacoches pendant, sous pédalais en force, j'irais aussi vite que cette le sac de pommes de terre. Il sort de l'une brute. Mais je m'en garderai bien, par res- un pain de cinq livres, de l'autre une oreille pect pour la mémoire de Vélocio, et pour de lapin. l'honneur du cyclotourisme. » L'ensemble, sur nos routes, dans nos gares, devant les portes, tout le long des LE CYCLISME DU TEMPS DE GUERRE trottoirs, est tiré à cinq ou dix millions d'exemplaires. Un vélo quelconque, ayant coûté 5.000 francs d'occasion, des pneus fatigués, un Je voudrais bien que ce petit bouquin changement de vitesses superfétatoire; rien connut la même fortune… mais j'oublie la crise du papier…

Henri de La Tombelle Septembre 1943