Livraisons de l'histoire de l'architecture

23 | 2012 Varia I

Jean-Michel Leniaud (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lha/111 DOI : 10.4000/lha.111 ISSN : 1960-5994

Éditeur Association Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA

Édition imprimée Date de publication : 15 juin 2012 ISSN : 1627-4970

Référence électronique Jean-Michel Leniaud (dir.), Livraisons de l'histoire de l'architecture, 23 | 2012, « Varia I » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2014, consulté le 07 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/lha/111 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lha.111

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SOMMAIRE

Noir sur blanc Jean-Michel Leniaud

Autour du cas d’Argent-sur-Sauldre: l’embellissement des grands chemins dans la seconde moitié du XVIIIe siècle Dominique Massounie et Vincent Dupanier

Les bosquets de Versailles à la fin du XVIIIe siècle. Concevoir et parcourir les jardins de Versailles après la replantation Gabrielle Boreau de Roincé

Le grand chenil de Versailles sous l'Empire Charles-Éloi Vial

Le choix de l’unique. Un aperçu des politiques de sélection lors des ventes du mobilier des résidences royales Rémi Gaillard

La maîtrise d’œuvre des halles de l’ancien marché de La Villette Florie Alard

La Place Saint-Michel : Une composition monumentale hiérarchisée du haussmannien Grégoire Alessandri

Pierre-Charles Dusillion et l’architecture néorenaissance Joseph Specklin

Entre modernité et traditionalisme la conservation et la restauration des monuments historiques sous le protectorat français au Maroc entre 1912 et 1925: l’exemple des médersas des quatre villes impériales Mylène Théliol

La patrimonialisation du Maroc, entre tradition et rupture de l’héritage français Nadège Theilborie

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Noir sur blanc

Jean-Michel Leniaud

1 La pluie de crédits qui s’est s’abattue sur la recherche universitaire au cours du dernier quinquennat a sorti la recherche universitaire dans les lettres et les sciences humaines de la résignation hargneuse ou complexée dans laquelle elle s’est longtemps complu. On s’épargnera ici toute allusion au mythe de Danaé autant qu’à la représentation qu’en donna Girodet dans sa Nouvelle Danaé : le ricanement voltairien n’offre rien que de négatif. Mais une question demeure incontournable : ces ressources nouvelles qui leur sont confiées, les autorités universitaires sauront-elles les gérer en pensant qu’elles en sont comptables devant la nation ? Ont-elles bien dans l’idée que si, dans une vingtaine d’années passées à gérer, sous l’empire des compétences élargies, des masses considérables de crédits, l’enseignement supérieur français n’a pas satisfait à ses obligations de concurrence internationale, il leur faudra s’en expliquer devant elle ? On espère que des audits rigoureux, efficaces et réguliers permettront de confirmer les espoirs que la France a formés.

2 Dans le cadre de la politique d’excellence désormais lancée au sein des pres (pôles de recherche et d’enseignement supérieur), dans les labex (laboratoires d’excellence) et dans les équipex (, une question mérite d’être clairement posée et résolue : quelle part respective réserve-t-on à l’enseignement supérieur et à la recherche ? Dès lors, en effet, que les universités se rapprochent des institutions destinées à la recherche, comment répartir les moyens et concilier les démarches ? Il ne suffit pas de créer de coûteuses chaires d’excellence destinées à l’accueil de personnalités médiatiques ni de rêver à la fondation de nouvelles revues, certes porteuses d’espoirs A+, mais avides de dépenses de fonctionnement, pour porter l’enseignement supérieur et la recherche au niveau auquel il aspire.

3 On a aussi inscrit au budget des pres et des labex des sommes considérables destinées à financer des contrats d’encadrements doctoral, au point que la lisibilité de cette politique d’incitation à la thèse risque d’en être brouillée. Mais que va-t-il en sortir ? On applaudit, certes, au projet démocratique d’inciter les étudiants de qualité à s’engager dans la voie de la thèse, voie dans laquelle la plupart, jusqu’à présent, fautes d’aides suffisantes, se lançaient à leurs frais et s’embourbaient longuement, contraints qu’ils étaient d’assurer leur subsistance par de "petits boulots" chronophages. On se réjouit

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aussi que, désormais, un nombre substantiel de thèses de qualité sera conduit à bonne fin en attendant leur publication hypothétique : la science française, chuan en est certain, y gagnera et le renom des directeurs de travaux, aussi. Mais le nouveaux docteurs eux-mêmes, que deviendront-ils à l’issue de leur soutenance, soit dans trois ou quatre ans, pour les premiers d’entre eux ? Pourront-ils accéder aux fonctions de maître de conférence ou aux postes équivalents du CNRS ? Certainement pas : le goulot d’étranglement n’ayant pas changé de diamètre, seule la concurrence deviendra plus vive et le recrutement, de qualité accrue. En fait, la plupart de ces nouveaux docteurs qui, pour la plupart, ne sont couverts par aucun statut de fonctionnaire (Capes ou agrégation), n’aspireront à d’autre issue qu’obtenir la rémunération de postdoctorant. Et comme, selon, toutes probabilités, ils ne l’obtiendront pas car les espoirs en la matière sont faibles, ils viendront grossir les rangs des demandeurs d’emploi. Dans trois ans donc, et les années suivantes, un redoutable problème social va se poser : des centaines de docteurs, âgés de vingt-cinq à trente ans, se retrouveront Grosjean comme devant en raison d’une programmation peu responsable des crédits d’excellence.

4 Que faudrait-il faire ? Probablement, revoir les rapports entre pres et labex de façon à déterminer des contours d’intervention spécifiques et clarifier le rôle de chacun. Avoir le courage d’énoncer, bien que l’une ne soit pas exclusive de l’autre, qu’une politique d’excellence ne vise pas à régler le problème social des études dans l’enseignement supérieur, fût-ce au niveau doctoral. Décliner clairement l’excellence selon qu’elle concerne l’enseignement supérieur et la recherche car, bien que liés, l’un et l’autre sont clairement distincts. Inciter les labex à devenir ce qu’il est indispensable qu’ils deviennent : des laboratoires durables dans le temps et coordonnateurs efficaces des acteurs et actions qui les composent. Et surtout, redéfinir le statut des chercheurs de façon que les docteurs contractuels puissent concevoir un avenir durable dans la recherche en sciences humaines.

5 Sana attendre qu’une réponse substantielle puisse être apportée à une question difficile et même, disons-le, sans avoir attendu qu’elle ait été posée, les Livraisons d’histoire de l’architecture ont participé, en publiant leur premières recherches, à la promotion de dizaines de travaux d’étudiants.

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Autour du cas d’Argent-sur-Sauldre: l’embellissement des grands chemins dans la seconde moitié du XVIIIe siècle Argent-sur-Sauldre: roads embellishments in France in the second half of the Eighteenth Century Die Verschönerung der Hauptwege in der zweiten Hälfte des 18.Jahrhunderts: Erwägung am Beispiel des Schlosses von Argent-sur-Sauldre

Dominique Massounie et Vincent Dupanier

« En 1764, je dévoilai le superbe plan qui a été exécuté: sans diminuer la longueur de la magnifique allée de Notre-Dame, je donnai à la façade du château située du côté du jardin la vue des prairies, des forêts, de plusieurs châteaux, de trente-deux clochers et de la ville d’Elbœuf; je conservais en pointe, sur la droite, la vue des clochers de la cathédrale de Rouen, et je ménageai en pointe, sur la gauche, la possibilité d’ouvrir une avenue à travers le village jusqu’au clocher de Saint-Aubin-la-Campagne […]. À l’égard de la façade du côté de la cour, je traçai une belle cour d’honneur et des basses-cours latérales de cent toises de longueur entre deux parties de jardins, ainsi qu’une avant-cour de 90 toises en rond, et une avenue de 30 toises de largeur, avec deux allées de pattes d’oie de 50 pieds chacune, toutes les trois ayant leur vue sur la grand’route de Paris par en haut1. »

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1 En 1764, l’idée que se faisait le marquis Jean-Pierre-Prosper Godart de Belbeuf, procureur général au Parlement de Rouen, de son château était celle d’une demeure classique édifiée au centre d’un dispositif paysager parfaitement géométrique, destiné à lui procurer de belles perspectives, depuis les espaces de réception de sa maison, tout en affirmant la domination du seigneur sur le territoire. L’œil du châtelain s’étendait au plus loin sur un paysage ordonné et prospère. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, nombreux sont les exemples de mises en scène spectaculaires de châteaux nouvellement édifiés: on retiendra les dispositifs imaginés à Brienne pour le cardinal de Loménie, à Chagny, demeure des Clermont-Montoison, sur le chemin de Beaune à Chalon-sur-Saône, ou encore à Scey-sur-Saône, demeure des ducs de Bauffremont. Christophe Morin, dans un ouvrage consacré aux communs des châteaux, développe très largement la question du rapport entre château et territoire, en des termes esthétiques2. Dès 1742, le duc de La Rochefoucauld pour le village de La-Roche-Guyon et, à partir de 1752, le ministre Machault pour le village d’Arnouville, montraient l’exemple du seigneur bienfaiteur: l’intérêt qu’ils portaient au bien-être des villageois s’exprimait par la construction d’une fontaine, d’un lavoir, la création d’une place et son pavement, la construction d’une église. À Mauperthuis3, près de Coulommiers, ou encore à Guérigny4, dans la Nièvre, il n’est pas vain de parler d’édilité seigneuriale tant le plan régulier et les aménagements du XVIIIe siècle sont encore perceptibles.

2 Quelques mots du marquis d’Argenson, en date du 4 juin 1752, au sujet des méthodes de Daniel-Charles Trudaine, ancien intendant d’Auvergne, directeur des Ponts et chaussées, nous invitent à considérer le rapport entre route et château du point de vue de l’administration cette fois, en l’absence de toute expression de l’intérêt que le seigneur pouvait porter aux abords de sa demeure: « Je suis voisin de la grande route d’Orléans, que l’on embellit par inquiétude et aux dépens de l’humanité. M. Trudaine, homme dur qui a perdu sa vertu par l’orgueil, ordonne partout les grands chemins en tyran […]. Quelques hommes riches, comme mon voisin, M. Descarrières, et M. Haudry, fermier général, ont obtenu des constructions de nouveaux chemins de traverse allant à leurs maisons. On les engage à en faire l’avance. Qu’en arrive-t-il pour eux? On les escroque sous les plus belles promesses possibles de leur rendre exactement ces avances5. » Abstraction faite du jugement porté sur Trudaine, cette remarque témoigne d’un rapport de force différent. À l’heure des grands travaux d’aménagement du territoire, dont l’ampleur a permis de modifier considérablement la perception des distances et les conditions de voyage – les temps de parcours furent divisés par deux sur de nombreux grands chemins entre 1765 et 17806 –, il est raisonnable de penser que naît, en même temps qu’une nouvelle administration et ses méthodes, une nouvelle idée de la route. Comment ne pas croire qu’un outil d’une telle performance, comme l’avait été en son temps et à une moindre échelle le boulevard, n’ait pas fait l’objet d’une réflexion sur les possibilités qu’offraient ses grands travaux en terme d’embellissement du paysage? Voilà un siècle qu’aidés par la géométrie et la science des ingénieurs, les grands seigneurs ordonnaient leur domaine et leurs forêts. Désormais, il était question d’ordonner le royaume, avec les mêmes outils, ceux du jardinier, mais une volonté politique et des moyens juridiques et humains inédits: l’arrêt du 3 mai 1720 prescrivait la largeur des grandes routes, conformément à l’Ordonnance des eaux et forêts de 1669, article III, et l’instruction du 13 juin 1738 du contrôleur général Orry, intitulée « Mémoire instructif sur la réparation des chemins », rendait obligatoire la corvée des chemins. Les études consacrées à l’application de ces textes dans différentes provinces

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soulignent que le dédommagement fait aux propriétaires expropriés était bien maigre voire inexistant, comme en Champagne7. L’entreprise pouvait donc avancer très vite, avec le soutien des seigneurs qu’un article de 1720 autorisait à planter eux-mêmes sur les terres des riverains qui ne s’acquitteraient pas de cette obligation. Habitués à créer de belles allées sur leurs terres, ils sont invités à les prolonger sur la route. Antoine Picon souligne à plusieurs reprises le lien tissé entre jardin et territoire: « Le territoire, avec sa topographie accidentée, ne saurait passer pour une production de Le Nôtre. Mais le parc de Versailles ou ses imitations offrent tout de même une image du travail de l’ingénieur, avec le réseau de leurs allées qui se prolongent sous la forme de routes, avec leurs bassins qui peuvent devenir des canaux ou des bras de mer [sous la plume des élèves qui participent au concours de cartographie de l’École]. À travers ce processus de dissémination, le jardin se transforme en une grammaire de l’aménagement8. » Comment ne pas être tenté de considérer alors, du point de vue des ingénieurs, le château et son jardin comme un prolongement ou un embellissement de la route (ill. 1)?

Ill. 1 : Atlas de Trudaine pour la généralité de Paris: « Seine-et-Marne. Généralité de Paris. Département de Fontainebleau. n° 12. Chemin de Melun à Guigne. Le plan de cette route en deux cartes et demie. Portion de route partant de Melun et allant jusqu'à "Saint-Germain-Laxis »

Aux abords des grandes villes de l’Île-de-France, la structuration de l’espace est largement définie par les parcs des châteaux: les routes secondaires sont souvent le prolongement des avenues ou de l’axe principal de ces jardins réguliers. Arch. nat., F/14/*8446

Les ambitions d’un seigneur ou celle d’un intendant ? La route nouvelle de Bourges à Auxerre selon l’intendant du Berry Nicolas Dupré de Saint-Maur, seigneur d’Argent

3 D’abord nommé « intendant adjoint » aux cotés de Denys Dodart, intendant de la généralité de Bourges, en 1764, Nicolas Dupré de Saint-Maur le remplaçait en 1767. Parmi les nombreuses actions qu’il mit en place dans la généralité, l’aménagement du territoire tenait un rôle particulier: pour le jeune intendant, l’amélioration des communications depuis la capitale vers le Sud, mais aussi au cœur du royaume, fut un moyen de démontrer au roi l’efficacité de sa mission9.

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4 La création de cette route royale de Paris à Bourges par Gien provoqua de nombreux conflits dans la généralité. On ne pouvait pas mettre en place des tracés sans heurter les sensibilités des hommes de la province en modifiant les limites de propriété. Les nobles berrichons cherchèrent à influencer les ingénieurs dans leurs tracés. Plusieurs lettres, plans et documents, datés de 1745 à 1778, documentent cette longue entreprise. L’histoire de la route de Paris à Bourges par Gien y tient naturellement la place la plus importante, mais d’autres lettres apportent des informations de premier ordre sur d’autres routes. Sur le chantier de la route de Clermont à Tours, qui parcourait 35 lieues dans la généralité, les ingénieurs furent confrontés aux exigences des seigneurs locaux. Ainsi, dans une lettre de 1771, le sous-inspecteur Charles Demontrocher de Catigny rapporte que M. de Villemorien, fermier général et seigneur de Valençay « fit des représentations, sur ce que mes opérations de la route ne paraissaient pas cadrer avec l’entrée de son château »10. Mais l’inspecteur avait « pensé qu’il convenait pour les soulagements des corvéables de la terminer à Valençay sans faire arriver au château » 11. Les seigneurs du Berry reprochaient à l’intendant de ne faire rénover que les chemins royaux et de laisser tous les autres chemins se dégrader12. Lors d’une rencontre avec le subdélégué de La Souterraine en 1771, à l’écoute des seigneurs locaux, l’intendant en fut informé et répondit, en bon commissaire du roi et avec un peu d’hypocrisie, qu’il n’était pas « trop dans l’usage de me mêler de la conservation et du rétablissement des communications particulières, ces détails [regardant] plus particulièrement les juges des lieux »13.

5 On peut se demander cependant si cette implication des seigneurs locaux n’a pas, tout de même, infléchis le tracé du tronçon de la route de Paris à Bourges, entre Gien et Bourges. Des projets difficiles à dater14 se trouvent sur des cartes gravées dans un recueil des archives des Ponts et Chaussées: la première présente la province de Berry en 1707 et la seconde la généralité d’Orléans en 171915. Sur la première figure un premier projet, en partie effacé, celui d’une route partant de Gien, traversant Caucressault et évitant la ville d’Henrichemont, fondation de Sully, grand-voyer: cette route projetée, qui ne traverse aucun village d’importance, ne correspond pas à celle réalisée que l’on peut voir sur la seconde carte, joignant Sully-sur-Loire à Aubigny en passant par Argent. Un second projet, tracé au crayon puis en rouge, traverse également Sully, Argent puis Aubigny, mais rejoint la route de Vierzon à Bourges. Le tracé retenu est représenté sur la carte de la généralité d’Orléans: la route, ouverte en 1774, est rectiligne depuis Aubigny jusqu’à Bourges, conformément aux pratiques des ingénieurs des Ponts et chaussées.

6 À qui doit-on l’adoption de ce tracé? L’intendant, ordonnateur des travaux, a tenu le rôle le plus important. Quel a été celui du seigneur de la Chapelle-d’Aiguillon, Armand- Joseph duc de Charost-Béthune16, délégué du comte d’Artois dans la province qu’il possédait en apanage? Le duc appréciait la région dont il essayait d’améliorer l’agriculture et les équipements et l’on peut supposer qu’il participa à la création de la route qui lui permit de relier son château et le village à un grand axe de communication. Les motivations de l’intendant ne semblent pas si éloignées: deux des tracés projetés, dont celui retenu, traverse le petit village d’Argent (Argent-sur- Sauldre, département du Cher). Or, l’intendant acheta en 1765 à Argent un vaste domaine seigneurial et son château17. En suivant presque jour après jour les travaux qu’il faisait exécuter pour la nouvelle route, ne cherchait-il pas à relier son domaine

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aux principales villes de la province et des provinces voisines et à faire de la route le prétexte à l’embellissement du village et de son jardin?

7 Des cartes et des lettres, rédigées entre 1767 et 1778, sont conservées dans les archives de l’École des Ponts et chaussées. Le village et la route d’Argent sont représentés sur une des planches de la carte de la « Route de Bourges à Gien » issue de l’Atlas de Trudaine18. Enfin, un plan du village et de ses embellissements se trouve dans une collection privée: c’est le plan Defer qui est attribué à l’ingénieur Nicolas Defer de la Nouerre19 (ill. 2).

Ill. 2 : Plan du village, du château et des jardins d’Argent attribué à Nicolas Defer de la Nouerre, 1776, coll. particulière

Publié par Bernard Toulier, Châteaux en Sologne, Paris, Impr. nationale, 1991, p. 136-137.

8 Le premier document fut réalisé entre 1745 et 1746, c’est-à-dire avant les travaux entrepris sous l’administration de Dupré de Saint-Maur20. Le second plan montre un vaste projet pour le château, le jardin et la cour des communs du domaine de l’intendant à Argent: il fut accroché par Nicolas Dupré de Saint-Maur dans son château en 177721. La route de l’Atlas de Trudaine est décrite ainsi: « Le sol du chemin est [...] d’un sable gras dans lequel se forme des ornières profondes [...]. De là, jusqu’au bourg d’Argent, le chemin est roulant mais serré entre les hais et coupé de quelques rouages […]. Depuis Argent jusqu’à la fin de la généralité de Berry, le chemin est impraticable en hiver. » Le plan montre des « vestiges d’un pont qui avait autrefois été construit en cet endroit22 »: ce sont des traces de l’ancien pont, au-dessus de la Grande-Sauldre, construit par Jean de Vétus, au début du XVIIe siècle. Il s’était écroulé à une date indéterminée et le passage de la rivière se faisait, à cet endroit, par des bacs appelés toues (bateaux plats) 23. Dès 1767, Trudaine soulignait que l’intendant-adjoint Nicolas Dupré de Saint-Maur avait « le désir de ranimer le service des Ponts et chaussées, qui

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[languissait] depuis bien des années dans la généralité de Bourges »24. L’intendant- adjoint reçut ainsi l’aide de « trois élèves pour conduire les travaux et lever les plans nécessaires pour les chemins à projeter et aussi pour faire les itinéraires ». Et, en 1768, l’intendant suivait les travaux de la nouvelle route: « Je viens en faisant ma tournée, de parcourir quelques uns des chemins que j’ai fait ouvrir, j’ai trouvé passablement d’ouvrage fait »25. On ne sait pas quand les travaux commencèrent dans la généralité, peut-être entre 1771 et 1774 pour le tronçon Gien-Bourges mais assurément bien plus tôt sous l’administration de Dodart pour d’autres portions. La nouvelle route d’Argent, qui devait avoir un tracé rectiligne, ne reprenait pas le chemin existant. Le paysage fut modifié comme on peut le voir sur le Plan Defer de 1776, avec une route droite plantée et scandée par des ronds-points, un pont et un ouvrage à une arche sur le canal. Les ingénieurs des Ponts et chaussées en proposant de grandes lignes droites ignoraient au stade du projet les problèmes liés aux propriétés et ne voyaient que peu d’obstacles infranchissables26.

9 On ne connait pas le détail du chantier de la route de Bourges à Gien, mais une lettre d’avril 1771 nous apprend qu’il y a « environ 15 lieues en tout de chaussées faites depuis six ans » dans la province27. Selon l’ingénieur Valframbert, au peu d’ouvrages faits, vient s’ajouter que « pour faire plus d’ouvrages, on a employé à ces chaussées au lieu de bonnes pierres, un espèce de tuf, qui est par feuillets, et qu’on trouve presque partout dans les fossés même de la route. En fait, on se contente de le placer au milieu du chemin sans encaissement, arrangement de pierre, ni bordure. Et comme la gelée, l’air, la pluie, et les rouages le réduisent chacun en poussière, et en boue; ces amas de pierre seront bientôt anéantis ». L’ingénieur préconisa alors de ralentir la construction de la route pour mettre en place une chaussée de meilleur qualité et de refaire les portions déjà faites: » Je vais les envelopper de pierre dure, et prendre pour le reste, les arrangements convenables pour que les constructions soient faites solidement, et suivant l’art, j’en ferai moins long, mais j’éviterai le découragement qu’a occasionné le défaut de solidité joint au peu d’exactitude des [corvéables] ». L’ingénieur Valframbert, toujours dans cette lettre, relatait les échanges qu’il avait eus avec l’intendant lors d’une visite du chantier d’Argent. L’intendant qualifiait d’ « infâme » l’alignement proposé par l’ingénieur, pourtant agréé lors l’assemblée des Ponts et chaussées en présence de l’intendant Trudaine et du contrôleur général des finances. L’ingénieur prit en considération les remarques de l’intendant puisqu’il accepta de proposer « un autre [tracé] à M. Trudaine mais [prévint] qu’il [ne] serait peut-être pas plus beau ». Valframbert obtenu l’approbation de l’intendant qui avait manifesté son désir de le voir sur le terrain. L’opposition de l’homme d’affaire de l’intendant sur ce tracé obligea l’ingénieur à revoir une nouvelle fois sa copie. L’intendant suggéra de faire passer la route sur le terrain d’un homme du village avec qui il n’entretenait pas de bonnes relations pour le « faire sortir du pays », ce à quoi l’ingénieur répondit que « les raisons particulières ne devaient pas [le] guider » et qu’il priait l’intendant de ne pas le mêler à des affaires privées. L’intendant lui aurait répondu que « le plus ou moins de maisons à abattre ne devait pas [l’]arrêter parce qu’il faisait payer les indemnités sur les fonds de la province » et qu’en conséquence « il entendait être le maître de la direction des alignements dans la traverse des villages, sans quoi, il ne fournirait pas de fonds pour les indemnités ». L’ingénieur quitta alors le service de la province28.

10 Le tracé refusé par l’intendant n’est pas connu mais le plan de 1776 représente celui qui fut exécuté (ill. 3).

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Ill. 3: Vue du village et du château d’Argent depuis la route de Gien

Carte postale du début du XXe siècle, coll. part.

11 La route de Gien se poursuit en ligne droite après le rond-point formé au croisement avec la route de Blancafort. La route doit enjamber la Grande-Sauldre et un canal, ce qui exige la construction d’une arche et d’un pont. La route se poursuit devant l’avant- cour du château puis forme dans un grand quart de cercle au travers du village. Elle aboutit ensuite à un rond-point au centre du village et rencontre les allées menant au château et au parc. La route se poursuit jusqu’à un rond-point desservant une patte d’oie dont l’axe central conduit à Bourges. Le domaine seigneurial de l’intendant et la route s’enchevêtrent. Un long mur longe le jardin, pourtant le four banal se trouve au- delà de cette limite et même au-delà de la route. Que l’on vienne de Bourges ou de Paris, la route mène aux entrées du château, marquées par des grilles, qui laissent voir l’édifice en transparence. Le plan de Defer montre que le château est le centre de la composition, village et route étant subordonnés à la composition des abords du château et de son jardin.

12 La construction du pont, au-dessus de la Grande-Sauldre, commença dans le courant de l’année 1771 sous la conduite de l’ingénieur en chef Valframbert et de l’inspecteur Charles Demontrocher puis du sous-ingénieur Nicolas Defer de la Nouerre. C’est ce dernier qui fit « parachever les ouvrages du pont et de l’arche de la prairie d’Argent » dans le courant de l’année 177629. Après les travaux du pont et « depuis la suppression des corvées, il fait des toisés, nivellement, devis et détails estimatifs ». On ainsi peut dater la fin des travaux en 1776 car l’édit de Turgot qui supprime la corvée royale fut promulgué en janvier 1776. Les travaux du pont sont donc antérieurs à cette date. La construction fut lente et des complications firent craindre à l’intendant Dupré de Saint- Maur « qu’avec tous ces retards les ouvrages de cette campagne ne languissent beaucoup »30. Lors des travaux de 1772, l’entrepreneur en charge de la partie immergée des piles du pont démontra son parfaite incompétence dans la fabrication des mortiers, ce qui obligea Trudaine à mettre ses ouvrages sous la surveillance d’une régie contrôlée

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par l’inspecteur Demontrocher31. Ce dernier, de retour à Paris dans le courant de l’année 1774, laissa le chantier d’Argent au sous-ingénieur Defer, jusqu’en décembre 177532.

13 Aux « projets d’art les plus célébrés »33 des ingénieurs dans la province appartenait le tracé d’Argent et le pont sur la Sauldre. L’arrêt du conseil du 6 février 1776 rappelait que « les bords des routes [devaient être] plantés d’arbres propres au terrain, dans les cas où ladite plantation [serait] jugée convenable, eu égard à la situation et disposition desdites routes »34. Les propriétaires des terrains riverains étaient en effet contraints depuis l’arrêt du 3 mai 1720 de planter des arbres sur leurs terrains et à leur frais, ce que rappelait l’arrêt du 17 avril 177635. Mais il semble, si l’on en croit Valframbert dans une lettre datée du 3 décembre 1773, que l’intendant qui dirigeait la » destination des arbres des pépinières, [et] l’imposition pour subvenir à cette dépense », contournait l’arrêt royal en faisant » faire des plantations de routes aux frais du roi »36. L’ingénieur informait alors Perronet qu’il « n’y [avait] eu que deux personnes dans la province qui [avaient] voulu planter à leurs frais ». Nicolas Dupré de Saint-Maur, qui consignait ses comptes dans son Livre de dépenses dont seule l’année 1777 nous est parvenue 37, se fit effectivement rembourser le port des arbres à planter « sur les fonds de la pépinière [royale] »38 . Mais on ne peut être sûr de la destination de ces arbres achetés en 1777 par l’intendant. Les « 312 tilleuls de Hollande » ou encore les « 36 marroniers d’Inde » étaient-ils destinés à la route ou au jardin39?

14 Sur les 28 lieux projetés, la route de Paris-Bourges est, en 1778, réalisée sur 21 lieues, contrairement à la route de Paris à Toulouse qui est « encore presque impraticable »40. Il semblerait que le seul pont achevé et solidement bâti pendant l’administration de Dupré de Saint-Maur dans le Berry soit celui de la Sauldre à Argent. On sait qu’un autre ouvrage monumental de la route de Paris à Bourges, le pont de Saint-Florent, s’effondra lors des travaux en 1767 et fut complété par un ouvrage en bois41. De nos jours, on peut encore constater que le pont d’Argent, qui est encore en place, se présente comme un ouvrage de pierre à trois arches enjambant la Grande-Sauldre. En juin 1776, Nicolas Dupré de Saint-Maur partait pour Bordeaux: après cette date, la place de l’ingénieur en chef Demontrocher au sein de la province fut remise en cause42. Cette période de 1776 à 1778 demeure méconnue mais l’assemblée provinciale, mise en place en 1778, semble avoir repris les travaux d’amélioration des routes dans le Berry43. La route de l’intendant figure sur les relevés faits vers 1840 par l’armée: son tracé rectiligne, presque en ligne droite continue depuis Argent jusqu’à Bourges, n’a pas été modifié.

15 L’interprétation des ambitions de l’intendant en termes d’embellissement ne peut être unique (ill. 4).

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Ill. 4: Perspective de la route royale traversant le village prolongée par l’une des deux allées directrices du jardin

Carte postale du début du XXe siècle, coll. part.

16 Depuis Bourges, la route forme une grande allée en direction de sa demeure, depuis Gien, le ralentissement engendré par le franchissement du pont invite à prêter attention à la demeure précédée de sa cour d’honneur puis, après la traversée du village, le regard se porte vers la longue perspective formée par l’allée principale du jardin. Certes, l’intendant expose sa demeure, mais considérons un instant le parcours dans sa continuité. Depuis Gien, la route offre un temps la perspective sur le clocher du village, puis descend vers le pont en direction du village; on découvre les grilles et le château sur la gauche après le pont, avant d’entrer dans le village qui le dissimule entièrement; la route, décrivant un quart de cercle, se trouve dans la perspective de l’une des deux grandes allées délimitant le jardin, triangulaire, côté Sauldre; au rond- point, à l’entrée du parc, la route repart en direction de Bourges, en tournant le dos à la demeure de l’intendant. Depuis Bourges, la dernière ligne droite conduit au portail du château dont les deux piles suggèrent l’importance de la façade plus qu’elles ne l’encadrent; on bifurque vers le village, au rond-point et, après le virage, on descend vers le pont attiré par la longue perspective de la route vers Gien qui s’élance après le pont. Le parcours géométrique de la route est si évidemment perceptible dans le rapport qu’il entretient avec la demeure de l’intendant qu’on est en droit de se demander si la reconstruction du château pour laquelle Dupré de Saint-Maur s’était adressé à Victor Louis mais qui n’a connu aucune suite, avait une quelconque importance. Dans cette hypothèse, l’imbrication des desseins entre le domaine seigneurial et l’aménagement du territoire assure la continuité du parcours et sa beauté par l’appropriation de ce que l’on nommait alors « l’accompagnement » de la route44. Sur les cartes qui forment les Atlas dits de Trudaine, les ingénieurs ont représenté les 600 toises (1 170 mètres) qui bordent ces routes de chaque côté: cultures et châteaux sont représentés avec une même précision.

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Des routes embellies

17 Dans l’article « Chemin » de l’Encyclopédie, le juriste Antoine-Gaspard Boucher d’Argis consacrait un long développement à l’histoire des routes romaines, qui s’achevait par cette considération sur la commodité et l’agrément du voyage: « Les fonds pour la perfection des chemins étaient si assurés & si considérables, qu’on ne se contentait pas de les rendre commodes & durables; on les embellissait encore. Il y avait des colonnes d’un mille à un autre qui marquaient la distance des lieux; des pierres pour asseoir les gens de pied et aider les cavaliers à monter sur leurs chevaux; des ponts, des temples, des arcs de triomphe, des mausolées, les sépulcres des nobles, les jardins des grands, surtout dans le voisinage de Rome, au loin des hermès qui indiquaient les routes; des stations, etc.45 ». Faisant écho à cette conclusion, la définition générale et introductive indiquait: « Si vous allez en Champagne par la voie de terre, votre route ne sera pas longue, & vous aurez un beau chemin. » Quatorze planches non datées de l’Atlas de Trudaine46 représentent cette route pour la généralité de Paris: elle débute en face de Charenton, sur l’autre rive de la Marne et s’achève après Romilly, aux limites de la généralité. Quelques châteaux ou leurs parcs la bordent ou lui sont reliés par une traverse plantée: Bonneuil, Grobois, Vernouillet, Bisseaux, Nangis, La Chapelle après Nogent et Pont-sur-Seine. Dans la généralité de Paris, cet itinéraire – il en existe un second avant Provins – n’a pas fait pas l’objet d’embellissement particulier, si ce n’est à Pont-sur-Seine doté d’une porte Saint-Martin. En revanche, du côté de la généralité de Champagne, certaines routes ont été systématiquement monumentalisées, comme celle qui conduit de Troyes à Dijon: des portes monumentales ont été élevées à Bar-sur- Seine, dont l’hôtel de ville a été reconstruit, Mussy-sur-Seine et Châtillon-sur-Seine. Nous avions déjà démontré dans un précédent article le changement de la notion d’embellissement des villes après 176047: sur un axe principal, une traverse, dans le prolongement d’un pont notamment, dotée de portes, sont répartis les nouveaux édifices publics ou ceux qui font l’objet de rénovation. Dans l’article « Ville » de l’ouvrage dirigé par Vicenzo Ferrone et Daniel Roche, Le Monde des lumières, comme dans de précédents travaux, Bernard Lepetit décrivait la naissance de cette ville moderne:

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Ill. 5: La porte de Paris édifiée en 1765 à Châtillon-sur-Seine et l’entrée du château de Marmont

Carte postale du début du XXe siècle, coll. part.

18 Avec les plans d’urbanisme à partir des années 1760, c’est la ville toute entière qui, à l’image de l’hôpital, se fait équipement tourné vers le progrès […]. Dans une approche moins morcelée de l’urbanisme, la cité apparaît comme un système organisé qui profite tout entier du meilleur fonctionnement de l’une de ses artères. Un pas supplémentaire est franchi avec les plans directeurs d’aménagement de la croissance urbaine [on songera au projet de Louis de Mondran pour Toulouse en 1752]. Lorsque les ingénieurs français des Ponts et chaussées proposent […] des projets d’aménagement des périphéries en y traçant, en attente d’une urbanisation à venir, des axes de desserte fluviale et routière, ils inversent l’ordre des enchaînements chronologiques habituels. Non plus les bâtiments, puis les voies qui y mènent et enfin les flux qui animent celles- ci, mais d’abord les fonctions d’échange, puis un plan de circulation et enfin seulement le remplissage architectural des espaces préalablement ordonnés. Installés dans un avenir d’animation accrue des routes et des ports, les ingénieurs projettent comme régressivement les figures de l’organisation nécessaire du territoire urbain48.

19 C’est dire que la commande publique, dans les villes comme dans les villages, intervient en amont et dans une perspective d’embellissement non plus de la cité, mais du territoire. C’est bien ce que Tours, Orléans et Mantes à une moindre échelle connaissent après l’achèvement de leur pont. Le catalogue des embellissements n’est plus désormais celui d’une ville mais celui d’une route, d’un parcours au travers d’une campagne, avec ses cultures, ses forêts, ses châteaux et leurs jardins, ses clochers en perspective, ses accidents, ses montagnes, ses rivières, ses promenades et ses portes à l’approche des villes dont les monuments publics contribuent à la modernité. Et la commodité du chemin laisse le loisir d’en apprécier le caractère tantôt monumental tantôt pittoresque.

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NOTES

1. 1 Godart de Belboeuf (1725-1811), cité par Olivier Chaline, Godart de Belboeuf. Le Parlement, le roi et les Normands, Luneray, éd. Bertout, 1996, p. 128. 2. Christophe Morin, Au service du château. L’architecture des communs en Île-de-France au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008. Lire notamment « Du château au village », p. 293 à 309. Nous tenons à remercier l’auteur pour ses conseils avisés. 3. Audrey Bourguain, « Le château, les jardins et le village de Mauperthuis au XVIII e siècle », master 2 d’histoire de l’art, Paris Ouest, 2012, en cours. 4. Jean-Paul Gauthron, notaire, étude notariale de Guérigny, « Inventaire de sites : le château de Guérigny », Le Marteau pilon, no 14, 2002 ; « Notes sur le château de Guérigny et ses Seigneurs », Mémoires de la société académique du Nivernais, no 59, 1976 ; « Notes sur l'église, le cimetière et le presbytère de Guérigny après la découverte de deux documents », Mémoires de la société académique du Nivernais, no 58, 1974. 5. E. J. B. Rathery, Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits autographes de la bibliothèque du Louvre, Paris, 1859-1867, tome VII, p. 244. 6. Guy Arbellot, « La grand mutation des routes de Frances au milieu du XVIIIe siècle », Annales. Économie, sociétés, civilisations, 28e année, no 3, 1973, p. 765-791. Voir tableau page 790. 7. Joseph Letaconnoux, « La construction des grands chemins et le personnel des Ponts et chaussées en Bretagne au XVIIIe siècle », Annales de Bretagne, tome XXXXVIII, no 1-2, 1941, p. 63-113. Les indemnités semblent d’ailleurs avoir été plus élevées en Bretagne que dans la plupart des provinces. 8. Antoine Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Marseille, Parenthèses, 1988, p. 206. 9. Archives de l’École nationale des Ponts et chaussées (ENPC) MS2433, lettre de Trudaine à « M. de Brinon », mars 1767. 10. Arch. ENPC, MS2433, boite 2, lettre de de Montrocher à Perronet du 1er juin 1771. 11. Arch. ENPC, MS2433, boite 2, « Rapport du Sr. Perronet sur les lettres du 19 juin 1771 du Sr. Demontrocher de Catigny, concernant les imputations faites contre lui par Mr. de Villemorien ». 12. Marcel Bruneau, Les Débuts de la Révolution en Berry (1789-1791), Mayenne, Bernard Royer, 1988, p. 309. 13. Auguste Théodore Girardot, Essai sur l'assemblée provinciale et en particulier sur celles du Berry, Bourges, Vermeil, 1845, p. 352. 14. Une inscription au crayon, » chemin ouvert en 1772 » pour le tronçon de Gien à Argent et une autre « chemin ouvert en partie en 1774 » pour le tronçon d'Aubigny à Bourges. Ces annotations restent difficiles à dater. 15. Arch.ENPC, UA617, généralité de Bourges ; UA615, généralité d’Orléans. 16. François-Alexandre Aubert de la Chesnay, Dictionnaire de la noblesse, Paris, 1771, p. 126. 17. Jean Dupré de Saint-Maur, Une Famille française, dans l'attente de son grand homme (1180( ?)-1980), fascicule II, Arch. dép. Cher, 4°1579, p. 177. 18. Arch. nat., F14 8462, Atlas de Trudaine, fol 5. 19. Plan attribué à Nicolas Defer de la Nouerre, 1776, coll. particulière, reproduit dans Bernard Toulier, Châteaux en Sologne, Paris, Imprimerie nationale, 1991, p. 136-137. Nous n’avons pu obtenir l’autorisation de le consulter, pas plus que celle de dépouiller les archives du château qui seraient conservées au village. 20. Arch. ENPC, MS Fol 73, « État des principaux chemins des généralités de France […] », généralité de Bourges, 1749-1766.

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21. « Livre de dépenses de Dupré de Saint-Maur, intendant de Guyenne (année 1777) », Extrait du tome XXXIV (année 1899) des Archives historiques de Gironde, Bordeaux, Imprimerie G. Gounouilhou, 1899, p. 25. 22. Arch. nat., F14 8462, Atlas de Trudaine, fol 5. 23. Abbé Auguste Duplaix, Mémorial de commune et paroisse de Clémont, Chateauroux, impr. Langlois, 1905, p. 63. 24. Arch. ENPC MS2433, lettre de Trudaine à « M. de Brinon », mars 1767. 25. Arch. ENPC, MS2433, boite 2, lettre de Dupré de Saint-Maur à Trudaine du 1er octobre 1768. 26. Antoine Picon, » Entre nature et paysage architectural : la route des lumières », La Nature en révolution 1750-1800, André Corvol dir, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 36. 27. Arch. ENPC, MS2406, boite 2, lettre de Valframbert à Perronet du 12 avril 1771. 28. Ibid. 29. Arch. ENPC, MS 2153, boite 1, « État des talents et de la conduite des inspecteurs et sous- ingénieurs de diverses généralités », généralité de Bourges, boite 3, 1772-1780. 30. Arch. ENPC, MS 2433, lettre de Dupré de Saint-Maur à Perronet du 5 mai 1774. 31. Arch. ENPC, MS 2046, lettre de Trudaine à Valfambert de septembre 1772. 32. Arch. ENPC, MS 2433, lettre de Demontrocher à Perronet du 13 décembre 1775. 33. Arch. ENPC, MS 2433, boite 2, lettre de Valframbert à Perronet du 3 décembre 1773. 34. Eugène-Jean-Marie Vignon, Études historiques sur l'administration des voies publiques en France au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862, t. II, pièce justificative no 548, 8 février 1776, « arrêt du conseil du roi sur la largeur des routes », p. 226. 35. Ibid., pièce justificative no 549, 17 avril 1776, « arrêt du conseil qui fixe à un an le délai accordé aux propriétaires riverains pour planter », p. 228. 36. Arch. ENPC, MS 2433, boite 2, lettre de Valframbert à Perronet du 3 décembre 1773. 37. « Livre de dépenses de Dupré de Saint-Maur, intendant de Guyenne (année 1777) », Extrait du tome XXXIV des Archives historiques du département de la Gironde, Imprimerie G. Gounouilhou, 1899, p. 1-76. 38. Ibid., p. 58. 39. Ibid., p. 15. 40. Auguste Théodore Girardot, Essai sur l'assemblée provinciale 1778-1790, Bourges, 1845, p. 353. 41. Ibid., p. 355. 42. Arch. ENPC, MS 2433, boite 2, copie de la lettre de de Montrocher à Perronet sur la nouvelle administration du Berry datée du 17 octobre 1778. 43. Félix Pallet, Nouvelle histoire du Berry, Paris, 1783, t. 2, p. 160-161. 44. Guy Arbellot, « La grand mutation des routes de Frances au milieu du XVIIIe siècle », op. cit., p. 782. 45. Jean Le Rond d’Alembert et Denis Diderot, Encyclopédie, Paris, Briasson, Le Breton, David, Durand, t. III, 1753. 46. Arch. nat., F14* 8445. 47. Domnique Massounie, « Deux décennies de renouvellement urbain autour de 1759 », Le public et la politique des arts au siècle des Lumières, Daniel Rabreau et Christophe Henry dir., colloque organisé à l’occasion de la célébration du 250e anniversaire du premier Salon de Diderot en 1759, 17-18-19 déc. 2009, Paris-Bordeaux, Centre Ledoux et William Blake, collection Annales du Centre Ledoux, tome VIII, 2011. 48. Bernard Lepetit, « Ville », Le Monde des Lumières, Vincenzo Ferrone, Daniel Roche dir., Paris, Fayard, 1999 pour la version française, p. 362-363.

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RÉSUMÉS

La singularité du château d’Argent-sur-Sauldre et de son jardin, acquis par l’intendant du Berry Dupré de Saint-Maur et pour lequel Victor Louis donna des plans de reconstruction, réside dans le rapport qu’il entretient avec le village et la route qui le traverse. En effet, la route nouvelle Paris Bourges par Gien, voulue par l’intendant, adopte un curieux tracé imaginé par l’ingénieur des Pont et Chaussées Nicolas Defer de la Nouerre autour d’un rond-point central: le premier axe, celui de la route au cœur du village est prolongé par l’une des deux allées principales du jardin régulier, tandis le second est à la fois celui du château et celui de la route en direction de Bourges. Château, jardin, village et route ne forment plus qu’un. Traditionnellement, la route contribue à la monumentalisation du château, mais qu’en est-il à l’inverse de l’agrément de la route? La modernisation des grands chemins dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, confiée au corps des Ponts et Chaussées, dirigé par Trudaine, a bien sûr pour objectif l’accélération des déplacements, mais la largeur exceptionnelle des routes et leur plantation systématique leur confèrent d’emblée un caractère monumental. L’importance que prend la route, nommée traverse, dans les projets urbains à partir de la seconde moitié des années 1750, nous invite à examiner la question de l’embellissement non plus simplement à l’échelle des lieux, villes ou villages, mais comme un processus global et continu autour du lien que constitue la route.

The singularity of the castle and garden of Argent-sur-Sauldre, acquired by the intendant of Berry, Dupré de Saint Maur, for which Victor Louis gave reconstruction plans, lies in their relationship with the village and the road passing through it. Indeed, the new road from Paris by Gien to Bourges, launched by the intendant, adopts a curious design planned by the Ponts et chaussées engineer Nicolas Defer the Nouerre, around a central roundabout: the first axis is extended by two main paths of the formal garden, while the second is both an avenue to the castle and the road towards Bourges. Castle, garden, village and road are only one. Traditionally, the road contributes to the monumentalisation of a castle, but what about the charm of the road? The modernization of major roads in the second half of the Eighteenth Century, managed by the Ponts et chaussés under the direction of Trudaine, aimed at travelling faster, but the exceptional width of the roads and their systematic planting create a monumental character that is not senseless. The growing importance of the road, called traverse in urban projects from the second half of the 1750’s, invites us to examine the issue of embellishment as a global and continuous process around the road.

Das Schloss und der Garten von Argent-sur-Sauldre, Eigentum des Gutsverwalters von Berry Dupré de Saint-Maur, wurden nach den Plänen des Architekten Victor Louis wiederaufgebaut. Ihren einzigartigen Charakter verdanken sie ihrer besonderen Verflechtung mit dem Dorf und der überquerenden Straße. Tatsächlich wurde die vom Verwalter gewünschte neue Straße von Paris nach Bourges über Gien nach einem seltsamen Plan des Ingenieurs der Ponts et Chaussées ( Hoch- und Tiefbauamt ) Nicolas Defer de la Nouerre um einen zentralen Kreisel angeordnet: die erste Achse war die Verbindung der Straße im Dorfkern mit ihrer Verlängerung durch die zwei Hauptalleen des französischen Gartens; die zweite Achse entsprach ebenso der Verbindung von der Schlossachse zur Straße nach Bourges. Daher wurden Schloss, Garten, Dorf und Straße in engste Verbindung gestellt. Traditionsgemäß spielte die Straße eine herausragende Rolle für die Entstehung der Monumentalität des Schlosses. Aber was wurde dagegen aus der Behaglichkeit der Straße? In der zweiten Hälfte des 18.Jahrhunderts wurde das Hoch- und Tiefbauamt der Ponts et Chaussées, geleitet von Trudaine, mit der Modernisierung der Hauptwege beauftragt. Als Hauptaufgabe galt selbstverständlich die Beschleunigung des Verkehrs, durch die außergewöhnliche Breite und die

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systematische Bepflanzung der Straßen wurde nun jedoch eine besonders monumentale Wirkung erreicht. Ab 1750 spielte die Bedeutung der sogenannten Querstraße für die Stadtplanung eine stetig wachsende Rolle. Darum darf die Frage der Verschönerung nicht auf Orte, Städte oder Dörfer begrenzt, sondern sollte als andauernder Prozess im Zusammenhang mit der Straßenplanung gesehen werden.

AUTEURS

DOMINIQUE MASSOUNIE Vincent Dupanier, après une bi-licence histoire/histoire de l’art, travaille à l’achèvement de son master 2 d’histoire de l’art: « Le château dans le paysage. Autour de l’intendant Nicolas Dupré de Saint-Maur et du château d’Argent dans le Berry (1764-1789) ». Il a participé, avec Thibaud Canus (Paris Ouest), à l’inventaire des dessins de l’architecte Jean-François-Thérèse Chalgrin qui doit être publié dans les actes du colloque Chalgrin. Architectes et architectures de l’Ancien Régime à l’Empire, Annales du Centre Ledoux, tome IX. Dominique Massounie est maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université Paris Ouest Nanterre Le Défense et membre de l’équipe de recherche H-Mod, composante du HAR. Elle est l’auteur d’un ouvrage sur les Monuments de l’eau publié aux éditions du Patrimoine et issu de sa thèse de doctorat récompensée par le prix Nicole décerné par le comité français d’histoire de l’art. Elle a publié plusieurs articles consacrés à la notion d’embellissement et aux travaux de modernisation des villes au XVIIIe siècle. Elle est présidente du Ghamu, groupe histoire architecture mentalités urbaines depuis 2011, association de chercheurs et d’amateurs qui contribue à la valorisation de la recherche.

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Les bosquets de Versailles à la fin du XVIIIe siècle. Concevoir et parcourir les jardins de Versailles après la replantation The groves of the gardens of Versailles under Louis XVI’s reign Die Boskette des Schlossparks von Versailles am Anfang der Herrschaft von Ludwig XVI

Gabrielle Boreau de Roincé

On sait que, l’hiver de devant, tous les beaux arbres du jardin de Versailles, qui n’étaient qu’à leur perfection, étaient abattus. Je n’osais regarder de ce côté, dans la galerie, les ayant laissés, si beaux, et le cœur m’en saignait1.

1 La décision prise par Louis XVI dès 1774, l’année de son avènement, de replanter entièrement le parc de Versailles répond à plusieurs impératifs, relatifs tant à l’état de délabrement du couvert végétal du jardin qu’aux besoins financiers de la Couronne2. En effet, par leur dégradation avancée, les arbres plus que centenaires causaient des problèmes nouveaux à la fois pour l’entretien des jardins (difficulté du traitement3, multiplication des vols de bois4 notamment) et pour leur fréquentation (danger causé par les chutes de branches5, fermeture des bosquets). C’est grâce au comte d’Angiviller, directeur général des Bâtiments du roi, que le projet est lancé, et la replantation se fait en trois phases : une adjudication première des bois coupés au sieur Courtois (15 décembre 1774-mai 1775)6, un défoncement du jardin par les entrepreneurs Berthe et Crosnier (mai 1775-décembre 1775)7, une plantation et une surveillance par le jardinier lui-même, Jean-Eustache Lemoine (printemps 1776-1778)8.

2 Épisode essentiel de l’histoire de l’architecture des jardins à la fin du siècle, la replantation marque l’œuvre de Le Nôtre en y introduisant avec deux grands bosquets

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nouveaux, le Labyrinthe et les Bains d’Apollon, la mode du jardin à l’anglaise. Mais la constitution de ces deux bosquets reste en dehors de notre propos, qui cherche à analyser l’évolution générale des bosquets du jardin après 1778, tant du point de vue architectural que fonctionnel, ainsi que l’éventuel respect du dessein originel de Louis XIV. Pour mesurer cette transformation, il faut partir de l’image qu’avaient les contemporains des bosquets du parc et les diverses réactions à l’idée de la replantation. Les plans de la replantation permettent ensuite d’examiner précisément chaque bosquet, son dessin et sa transformation, pour comprendre finalement quelles significations révèlent ces évolutions pour l’histoire de l’art et des usages des jardins de Versailles.

Se figurer les bosquets de Versailles : trois réactions à l’idée de la replantation

3 Face à l’idée de replanter les jardins de Versailles, au-delà des débats sur la suprématie du jardin régulier ou paysager, trois réactions se distinguent, chacune montrant une perception différente des bosquets. La première est un refus complet de l’idée de replantation, dans une passion pour l’arbre qui ne supporte pas l’idée de les voir abattus. Cet avis est partagé par le duc de Croÿ, qui regrette toujours les ombrages d’antan, et par Jacques Delille, dont le poème sur les jardins9 réitère les plaintes.

4 La deuxième réaction est en accord complet avec le projet d’abattage des arbres, voulant supprimer complètement le dessin de Le Nôtre et faire des jardins une vaste prairie agencée à l’anglaise. C’est surtout l’avis de l’ambassadeur de Grande Bretagne, relevé par le duc de Croÿ dans son Journal10.

5 Enfin l’opinion la plus communément admise est en accord avec l’idée de replantation, voulant préserver les jardins et conserver le dessin de Louis XIV, tout en apportant les modifications qui permettraient un plus grand agrément des jardins. Jean-Marie Morel (1728-1810), auteur de la Théorie des jardins parue en 1776, est le représentant principal de ce point de vue, souhaitant respecter le genre des jardins royaux, mais en corriger les imperfections11.

6 Antoine-Nicolas Duchesne (1747-1827), fils du prévôt des Bâtiments du roi, développe dans son ouvrage Sur la formation des jardins12 une théorie importante de la replantation, juste avant le début de celle-ci. Il insiste tout particulièrement sur la mise en valeur de l’arbre en lui-même, voulant organiser la plantation des bosquets de manière à varier les effets des essences selon les saisons, et cherchant à apporter dans les jardins des espèces rares, comme on le ferait dans un jardin des plantes13. L’autre axe de sa réflexion consiste dans l’aménagement d’un espace privé pour le roi au sein des jardins14, qu’il place pour sa part non loin du bassin de Neptune, montrant cette nouvelle importance de l’intimité de la famille royale, conséquence de l’évolution des usages du XVIIIe siècle.

Évolution et transformation des bosquets

7 La replantation concernait les quatre bosquets des deux côtés du bassin de Latone et les sept autour du Tapis Vert. Selon le plan de 177515, les plantations suivent exactement le

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plan existant pour les bosquets de l’Ile Royale, la salle des Marronniers, le bosquet de l’Étoile et la Colonnade.

8 Dans les onze autres bosquets, le dessin change plus ou moins, et on peut, selon ces transformations, distinguer trois groupes principaux16. Le troisième, qui forme un groupe à part, regroupe les deux bosquets entièrement transformés en un nouveau parti d’architecture de jardin, le Labyrinthe et les Bains d’Apollon.

9 Le premier groupe rassemble l’Obélisque, l’Encelade, la salle de Bal et le bosquet des Dômes : on choisit d’y créer seulement de nouveaux sentiers, qui permettent un accès plus direct aux fontaines de chaque bosquet (ill.1).

Ill. 1 : « Plans de l'Obélisque avant et après la replantation », axe ouest-est

Détail du « Plan de la nouvelle plantation du jardin », support de 1750, retombes de 1775, 1,12x1,22, dessin à la plume, lavis, encres, Arch. nat., O1 1792, dossier 9, pièce 3, état non restauré. Cl. G. Boreau de Roincé

10 En effet, dans le plan le plus ancien de l’Obélisque, cinq sentiers seulement relient la fontaine centrale aux côtés du bosquet, un à chaque coin, et un partant du milieu du côté est. Dans le nouveau dessin, trois nouvelles allées donnent accès à la fontaine, partant à chaque fois du centre de chaque bord nord, ouest et sud du bosquet. Une quatrième allée traverse le bosquet d’ouest au sud, sans conduire au bassin central : on assiste donc à une multiplication de vues et de chemins possibles. Enfin le mouvement vers le côté sud propose une nouvelle ouverture à travers l’allée vers le bosquet mitoyen de l’Encelade.

11 Le bosquet de l’Encelade était parcouru par des chemins en diagonale qui le séparaient du bosquet des Dômes. Dans le plan de Hazon, ce dernier reste inchangé (ill. 2).

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Ill. 2 : « Plans de l'Encelade avant et après la replantation », axe ouest-est

Détail du « Plan de la nouvelle plantation du jardin », support de 1750, retombes de 1775, 1,12x1,22, dessin à la plume, lavis, encres, Arch. nat., O1 1792, dossier 9, pièce 3, état non restauré. Cl. G. Boreau de Roincé

12 Mais l’architecte crée de nouveaux sentiers pour l’Encelade qui permettent un meilleur accès et une visibilité plus grande à la fontaine. Une allée traverse le bosquet, par le centre de la fontaine, du sud-ouest au côté nord. C’est ce chemin qui rejoint celui récemment créé dans l’Obélisque. Il y a donc un nouveau lien entre les deux bosquets, invitant les visiteurs à l’exploration et dirigeant l’attention sur chaque fontaine. L’architecte crée aussi une nouvelle sortie sur le côté ouest, étendant ainsi l’axe est- ouest et donnant un accès direct à la fontaine.

13 À la salle de bal, l’amphithéâtre demeure inchangé mais un nouveau réseau de chemins a été ajouté (ill. 3).

Ill. 3 : « Plans de la Salle de Bal avant et après la replantation », axe ouest-est

Détail du « Plan de la nouvelle plantation du jardin », support de 1750, retombes de 1775, 1,12 x 1,22, dessin à la plume, lavis, encres, Arch. nat., O1 1792, dossier 9, pièce 3, état non restauré Cl. G. Boreau de Roincé

14 L’entrée principale du bosquet était un arc de cercle depuis le coin nord-ouest, venant du Fer-à-Cheval de la fontaine de Latone. Une autre allée depuis le coin sud-ouest conduisait dans l’arc de cercle. Le nouveau plan étend l’axe diagonal de manière à ce qu’il perce le côté sud du bosquet et atteigne ainsi le bosquet opposé, le Labyrinthe.

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L’arc ancien est transformé en un angle aigu vers l’amphithéâtre. Ces chemins créaient une nouvelle sortie et enrichissaient le réseau de circulation dans la moitié basse du bosquet. L’introduction de ces nouveaux sentiers dans la salle de bal, l’Encelade et l’Obélisque n’a pas changé en substance les bosquets mais a apporté une visibilité nouvelle vers les fontaines centrales. Une hypothèse expliquant cette multiplication de sorties résiderait dans la volonté de pouvoir enlever le bois de manière efficace de ces bosquets : ainsi l’importance pratique deviendrait la condition du changement d’esthétique des jardins.

15 Le second groupe de bosquets rassemble les trois bosquets remodelés, mais dont la structure ou l’esprit du jardin à la française ont été maintenus. Cette disposition concerne en particulier les deux bosquets jumeaux de la Girandole et du Dauphin ainsi que le Théâtre d’eau17. Les deux premiers, bosquets symétriques qui encadraient le haut du Tapis vert et faisaient face au Fer-à-Cheval du bassin de Latone, sont transformés en simples quinconces. Le Grand Vocabulaire François, paru en 1767, en avait donné les règles d’élaboration : On appelle ainsi une disposition de plant faite par distances égales en ligne droite, et qui présente plusieurs rangées d’arbres en différents sens. On appelle aussi quinconce, le lieu planté de cette manière. La beauté d’un quinconce consiste en ce que les allées s’alignent et s’enfilent l’une dans l’autre et se rapportent juste. On ne met ni palissade, ni broussailles dans ce bois ; mais on y sème quelquefois sous les arbres des pièces de gazon, en conservant des allées ratissées, pour former quelques desseins18.

16 Barthélémy Hazon transforme le carré en un octogone (ill. 4).

Ill. 4 : « Plans de la Girandole avant et après la replantation », axe ouest-est

Détail du « Plan de la nouvelle plantation du jardin », support de 1750, retombes de 1775, 1,12 x 1,22, dessin à la plume, lavis, encres, Arch. nat., O1 1792, dossier 9, pièce 3, état non restauré. Cl. G. Boreau de Roincé

17 Au centre, le bassin rond est remplacé par un carré. Chaque côté du carré est bordé par une masse rectangulaire plantée d’arbres en lignes horizontales, tandis que dans les quatre intersections, les arbres sont en lignes diagonales. Hazon ajoute des allées partant de chacun des quatre coins du bosquet jusqu’au côté diagonal de l’octogone. Pour le bosquet de la Girandole, sur les projets de Hazon, l’axe central est étendu pour traverser l’allée et se terminer en rond point sur le côté opposé du Bosquet des Dômes : la fonction exacte de ce trait demeure peu claire : il peut indiquer un endroit pour s’asseoir ou seulement la fin de l’axe central. Par ailleurs, les arrangements de la plantation font écho à la construction du XVIIe siècle des deux bosquets jumeaux. Des

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chemins parallèles permettaient une entrée plus facile depuis le Tapis vert vers le carré central.

18 Comme pour le premier groupe de bosquets, quelques-unes des innovations déployées dans le Dauphin et dans la Girandole, telles que le nombre croissant d’allées, peuvent être reliées à la possibilité d’un transport plus facile du bois. De manière significative, les plantations en quinconce symétriques étaient plus écartées que dans le bosquet précédent, et pouvaient ainsi être facilement reboisées.

19 Dans le plan de Hazon pour le Théâtre d’eau, les trois canaux de la patte d’oie sont éliminés (ill. 5).

Ill. 5 : « Plans du Théâtre d'Eau avant et après la replantation », axe ouest-est

Détail du « Plan de la nouvelle plantation du jardin », support de 1750, retombes de 1775, 1,12 x 1,22, dessin à la plume, lavis, encres, Arch. nat., O1 1792, dossier 9, pièce 3, état non restauré Cl. G. Boreau de Roincé

20 Les sculptures du bosquet précédent en cuivre doré et les piédestaux en rocaille sont aussi détruits. L’architecte replace une forme circulaire et la relie à chaque coin du bosquet en allongeant les quatre chemins existants. Il n’y a aucune trace de plan pour replacer les sculptures ou les fontaines, excepté un bassin sur l’axe ouest. À la place, le bosquet est nommé le « Rond vert » et des chênes sont plantés en cercle créant ainsi une colonnade naturelle avec un rond d’herbe ouvert à tous. Aux quatre points cardinaux du cercle, on réserve quatre endroits pour s’asseoir.

21 En comparaison avec les autres groupes de bosquets, qui sont modifiés par la création de nouveaux chemins, le Théâtre d’eau, comme la Girandole et le Dauphin, est radicalement transformé par la réduction des plantations en un arrangement géométrique, un cercle à l’intérieur d’un carré. Comme dans les autres bosquets, l’accent est mis sur un accès plus important vers le centre, et une augmentation des endroits prévus pour s’asseoir. Et déjà ici, Barthélémy Hazon présente les arbres comme des objets en eux-mêmes, à opposer aux masses des taillis. Le Rond vert remodelé traduit une nouvelle attitude envers les arbres, qui font partie intégrante de l’existence et de la perception du bosquet. Les arbres sont utilisés pour suggérer des séquences spatiales et articulent l’espace plus qu’ils ne l’encadrent.

22 Du plan de Hazon aux plans de Contant de la Motte de 178319 et 1785 20, quelques modifications apparaissent, dans le sens des précédentes. Une allée arrondie est ajoutée

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dans la salle de Bal, allant de l’intersection des deux premières jusqu’à la salle intérieure du bosquet. Mais la disposition générale reste sensiblement la même.

La signification de ces évolutions : un nouvel usage des bosquets

23 Au point de vue artistique, la replantation a deux significations principales. La première est l’évolution de la pratique de surprise qui existait incontestablement dans le jardin à la française, où les chemins n’accédaient pas directement au cœur du bosquet. Jean-François Solnon, dans son Histoire de Versailles, définit le bosquet comme « une manière de salon de plein air que l’on ne découvrait que passée l’entrée21 ». L’ennui que déplore l’abbé Laugier dans les jardins réguliers22 n’existe pas pour les créateurs de tels jardins : les bosquets dans le jardin à la française ne sont-ils pas, ajoute Solnon, « destinés à surprendre, étonner et charmer le visiteur23 » ? En effet, dans le projet de départ, à la géométrisation et à la lisibilité de l’ensemble, observées depuis les fenêtres de la galerie des glaces et depuis le parterre d’eau, et offrant à l’esprit du spectateur la possibilité d’embrasser la totalité du jardin du premier coup, répondaient la variété et la multiplication des surprises, « exprimant l’irrationnel, entraînant le ravissement », selon Gérard Sabatier24. Mais la contradiction interne du jardin régulier n’apparaît plus aux yeux des contemporains de la deuxième moitié du siècle et cette notion de surprise est affaiblie après la replantation. Même, pendant les quelques années qui suivent, l’effet de surprise disparaît complètement, chacune des sculptures étant visible depuis n’importe quelle allée transversale et ce, jusqu’à ce que les frondaisons aient retrouvé leur hauteur passée.

24 Publiée dans le Versailles illustré de 1900, une gravure du chevalier de Lespinasse datée de 1779 permet de comprendre l’apparence du parc sitôt après la replantation (ill. 6).

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Ill. 6 : Louis-Nicolas de Lespinasse, Le château de Versailles du côté des jardins, 1779

0,204 x 0,304, aquarelle, crayon, encre, plume, New York, the Metropolitan Museum of Art, 67.55.20 Cl. G. Boreau de Roincé

25 On imagine bien l’effet que devaient provoquer ces étendues plus dénudées qui permettaient d’apercevoir le château de beaucoup plus loin en redessinant les lignes architecturales.

26 La deuxième évolution importante réside dans la nouvelle place accordée à l’arbre. Comme l’avait souhaité Duchesne, l’arbre est maintenant considéré comme décor principal, autant que les statues. Sous Louis XIV, chaque statue était mise en valeur par une niche de charmille, qui lui servait de parement et de fonds architectural. Désormais, une ligne d’arbres est placée dans chaque allée en avant des charmilles, diminue leur importance et pour ainsi dire les dissimule. Placées au second plan au lieu d’être au premier, privées d’air et de lumière, elles vont désormais aller en se rapetissant. L’arbre est alors dans les bosquets un élément d’architecture et une forme d’art à lui tout seul. Dorénavant, à côté de la description des statues figurant dans le parc, les guides citent, par exemple, le tulipier de Virginie dans la salle centrale du Labyrinthe. Les nouvelles espèces sont choisies selon la capacité du sol, l’humidité, l’exposition au soleil, les conditions de vie de chaque arbre, et selon plusieurs autres critères : goût pour l’arbre exotique, importance de la couleur, mais aussi de l’odeur.

27 Une politique de l’arbre impliquait forcément une apparition, à plus long terme, de l’ombre : « les larges voies ouvertes à plein ciel, les hauts et longs corridors verts du temps de Louis XIV ont disparu25 », ils se sont changés pour les visiteurs d’aujourd’hui en avenues ombragées. Cependant les arbres ne sont alors pas prévus pour durer plus d’une centaine d’années, et l’état du début du XXIe siècle est le résultat d’une poussée qui dépasse de loin les prévisions du premier jardinier de Louis XIV. La plantation de ces rangées d’arbres de ligne dont les branches surplombaient les statues a eu des conséquences néfastes sur la statuaire du parc, relevées par Simone Hoog dans son article Sur la restauration de quelques statues des jardins26. On peut se demander si les problématiques d’entretien de ce décor de marbre étaient déjà à la mode à la fin de

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l’Ancien Régime : a-t-on conscience que le principal ennemi des statues consiste dans « la végétation foisonnante et l’évolution mal contrôlée d’un parc dont les arbres ne sont plus taillés en palissade comme ils l’étaient lors de la mise en place des statues » ? Un premier rapport de Nolin et des inspecteurs des jardins souligne en septembre 1791 la nécessité de couper les branches au-dessus des statues : « il étoit nécessaire de supprimer au-dessus des figures les branches des arbres afin de prévenir l’égout de l’humidité qui en provient et qui leur imprime des taches. »27 La fin du siècle va se pencher sur l’importance de la protection des statues et de leur sauvegarde, particulièrement durant la période révolutionnaire : pendant la décennie 1789-1799, des savants et des sculpteurs proposent des méthodes de nettoyage et de protection des statues, mais le résultat de leurs recherches tombe dans l’oubli et n’est pas appliqué. D’autres projets de protection sont mis au point, projets qui auraient pu faire évoluer profondément l’aspect des jardins : en 1788, un sculpteur lyonnais, Tête, conscient de la nécessité de protéger les figures des attaques provenant des dépositions végétales laissées par les arbres, propose une nouvelle solution : « Ces statues seraient préservées de la rigueur de la mauvaise saison par une niche en tôle peint en vert représentant un if. »28 Une telle décision était dans l’esprit des jardins à la française, mais si elle plut au roi ou au directeur général des Bâtiments, on n’eut pas le temps de la mettre en place.

28 Les allées ombragées et l’espace consacré à des contre-allées entre arbres de ligne et charmilles permettent une nouvelle fonctionnalité des jardins de Versailles avec l’apparition signalée d’endroits spécialement consacrés à la pause assise et à la conversation. Cette évolution est sans aucun doute à mettre en rapport avec l’apparition à Paris des jardins-promenades. Au même moment, en 1775, paraît à Paris, un livre d’André-Jacob Roubo, intitulé L’Art du Menuisier. Réclamé par l’Académie d’architecture, en complément à l’Encyclopédie, cette somme destinée à l’amateur du travail du bois consacre sa quatrième partie à l’art du treillageur. Le chapitre traite du mobilier des jardins, y compris dans un long paragraphe les bancs et chaises de jardin en treillage : la multiplication de ce mobilier treillagé, plus fragile que le marbre, plus éphémère, mais aussi plus pratique, moins onéreux, et donc multipliable à l’excès, traduit cette nouvelle attirance pour la promenade et le délassement institué et prévu dans les jardins. Roubo donne les mesures nécessaires pour un banc ou une chaise confortables et insiste sur l’aspect pratique plus que sur l’aspect artistique : « Quant à leur décoration, on peut, comme je l’ai dit, la faire plus ou moins riche, autant que cela ne nuira pas à leur solidité.29 » Cette importance de la promenade, mais surtout du besoin d’endroits privilégiés et destinés exclusivement à la pause, se retrouve dans la ville même de Versailles, où le placement de chaises dans la rue, offertes aux passants fatigués ou qui se plairaient à s’arrêter pour converser ou observer, est pour certains une ressource financière. Ainsi l’on trouve un placet transmis en 1787 au directeur général des Bâtiments traduisant la réclamation d’un dénommé Dijon, tourneur des Bâtiments du roi, qui demande qu’on lui laisse le modique revenu de son occupation versaillaise : en effet, « il avoit pour usage de placer des chaises dans les promenades publiques telles que dans les avenues de Sceaux, de Saint-Cloud, et dans celle qui conduit au petit jardin de la reine à Trianon30 ». Le rapporteur souligne que c’est à l’initiative de sa femme, « sans autre autorisation que d’y avoir songé la première », qu’il place ces chaises en particulier par temps de foire. Même si le bénéfice n’en est que faible, une centaine de francs à l’année, l’initiative de cette femme à Versailles, habitude déjà en place aux Tuileries au début du siècle, traduit bien l’affluence des gens dans ces nouveaux espaces que sont les promenades publiques, et montre combien les

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usages en matière de conversation, art typique du XVIIIe siècle, évoluent à la fin de cette période31.

29 La multiplication des allées dans tout le jardin et leur sinuosité dans les nouveaux bosquets montrent combien le circuit de promenade devient une priorité à partir de la replantation. Créant de nouveaux sentiers et de nouvelles visions des bosquets, la replantation cherche à réhabiliter ainsi les différentes parties du jardin. En effet, les politiques d’entretien sous le règne de Louis XV avaient conduit à fermer de nombreux bosquets, devenus impraticables. Duchesne évoque « le déplaisir […] de trouver l’entrée des Bosquets barrée par des enceintes particulières, offensante pour les promeneurs auxquels elles en proscrivent l’entrée32 ». « Les terrasses et le Tapis vert, seuls lieux où l’on jouisse des beautés de cet ensemble, sont aussi les seuls lieux fréquentés. Un cri général déclare ennuyeuse la promenade dans les bas du jardin : et ce qui est encore plus décisif, on les abandonne33 ».

30 Cependant, si l’on constate une réelle volonté de ménager de nouveaux espaces de promenade dans les bosquets, pour pallier cet abandon du règne précédent, cette entreprise reste un échec face à la popularité grandissante des jardins promenades parisiens et à l’élargissement des promenades de la famille royale sous le règne de Louis XVI. Délaissant les jardins, excepté les deux nouveaux bosquets, les promenades de la reine et de Mesdames s’étendent aux avenues du Petit Parc au sud du jardin. Les bosquets sont laissés au peuple et aux gardes.

31 En 1778, les bosquets du jardin ont donc subi un bouleversement profond, tout en conservant cependant l’esprit qui avait animé le créateur du parc au XVIIe siècle. Remettant en cause la politique d’entretien de Louis XV, ils sont le théâtre de l’apparition de nouvelles problématiques, comme celle du jardin des plantes, du jardin pittoresque, du jardin de sentiers sinueux et tortueux, du jardin de pause et de délassement. Si le dessin est resté le même, les nouveaux choix artistiques reflètent donc une évolution des usages et de la fréquentation du château et de son parc. Selon Gérard Sabatier, « le fonctionnement muséal a remplacé la proclamation idéologique, quand le commodité ne passe pas avant34 ». Le confort et l’aspect pratique sont les nouveaux impératifs de la promenade, qui acquiert désormais une « dimension encyclopédique35 » révélée par les guides.

32 Mais la replantation, devenue inévitable, restait un succès, auquel les sceptiques finissent par se rallier : Le 7 juin, j’allai à Versailles […]. Je parcourus le nouveau jardin, qui commence à marquer, et est bien plus noble que le ton anglais […]. Il faut avouer que cela faisait bien mieux que je n’aurai cru […]. Cela, devant, était le plus superbe couvert, les arbres placés d’abord dans la terre rapportée étant les plus hauts et les plus beaux que j’ai vus […]. Alors, tout abattu, le pays paraissait mieux […]. Dans peu, ce jardin fera effet et commencera à consoler de l’ancien36.

NOTES

1. 1 Emmanuel de Croÿ

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(Emmanuel, , Journal de Cour, (1718-1784), éd. L. Sortais, Clermont-Ferrand, Paléo, 2004, vol. 3, p. 219. 2. 2 La réalité du débat et des enjeux financiers autour de la replantation a été longuement détaillée dans ma thèse soutenue à l’École nationale des chartes, Les jardins de Versailles au XVIIIe siècle, usages et spatialité, sous la direction de Claude Mignot et Guillaume Fonkenell, 2011, p. 158-161 et annexe 3, p. 697-708. 3. 3 Arch. nat., O1 1790, dossier 3, 9 février 1764. 4. 4 Arch. nat., O1 1790, dossier 4, 14 avril 1766 : l’année 1766, théâtre des premiers abus du jardinier Lemoine, marque le début d’un essai de normalisation de l’utilisation et de l’adjudication des bois tombés dans les jardins. 5. 5 Arch. nat., O1 1790, Observation. 6. 6 Arch. nat., O1 1790, dossier 5, 11 décembre 1774 – O1 2110, 29 novembre 1774. 7. 7 Arch. nat., O1 1790, 8 mai 1775, Défoncement du parc de Versailles, marché proposé par les commis Berthe et Cronier. 8. 8 Arch. nat., O1 1790, 28 octobre 1775. 9. 9 Jacques Delille, Les Jardins, ou l’art d’embellir les paysages : poëme en quatre chants, Paris, Frères Levrault, quai Malaquais, 1782, chant II, p. 42-43, v. 221-227. 10. 10 Emmanuel de Croÿ, Journal de Cour, (1718-1784), op. cit. vol. 3, p. 219 : « L’ambassadeur d’Angleterre me dit que l’emplacement des jardins en pente était favorable, et que, si on ôtait tous ces colifichets de bassins, jets d’eau et bosquets, et qu’on fit de tout cela de belles pentes de prairies, ce serait plus beau. » 11. 11 Jean-Marie Morel, Théorie des jardins, Paris, Pissot, 1776, p. 18. 12. 12 Antoine-Marie Nicolas Duchesne, Sur la formation des jardins, Paris, Dorez, 1775. 13. 13 Ibid., p. 34 : « Ce lieu, nécessairement renfermé d’une clôture particulière, pourroit en même temps devenir le dépôt de quelques échantillons d’Arbres et de plantes rares et curieuses, dont l’examen intéresse presque autant, quoique moins généralement, que le peut faire celui des animaux étranges. » 14. 14 Ibid., p. 35-36. 15. 15 Arch. nat., Cartes et plans, O1 1792, dossier 9, pièce 3 : plan de Hazon pour la replantation. 16. 16 Un classement du même type est fait par Suzan Taylor, dans son ouvrage Ut Pictura Horti ; Hubert Robert and les Bains d’Apollon at Versailles, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1990, 441 p. Nous nous permettons de la corriger et de nous en éloigner un peu. 17. 17 Suzan Taylor, dans son article précédemment cité, classe le Théâtre d’eau avec le Labyrinthe et les Bains d’Apollon. Si nous avons suivi ce classement dans nos travaux précédents, nous préférons ici placer le Théâtre d’eau avec les deux quinconces, dans une logique qui nous semble plus adaptée aux projets de l’architecte, et suivant la moindre place que prend dans les archives le Théâtre d’eau par rapport au Labyrinthe et aux Bains d’Apollon. 18. 18 Grand Vocabulaire François, Paris, C. Pancoucke, 1767-1774, article « quinconce ». 19. 19 M. Contant de la Motte, « Plan des Bosquets de Versailles », 1783, Paris, Bibl. nat. de France, Cartes et plans, Ge C-2932. 20. 20 M. Contant de la Motte, « Plan des Bosquets de Versailles », 1785, Paris, Bibl. nat. de France, Cartes et plans, Ge C-2932 21. 21 Jean-François Solnon, Histoire de Versailles, Paris, Perrin, 2003, p. 90. 22. 22 Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, chez Duchesne, 1753, p. 277 : « Que trouvons-nous en nous promenant dans ces superbes jardins ; de l’étonnement et de l’admiration d’abord et bien-tôt après de la tristesse et de l’ennui. » 23. 23 Ibid. 24. 24 Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du Roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 47.

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25. 25 Émile Delerot, Ce que les poètes ont dit de Versailles, Versailles, L. Bernard, 1910, p. 67. 26. 26 Simone Hoog, « Sur la restauration de quelques statues des jardins », Monuments historiques, n° 138, 1985 : « Au XIXe, les effets de la replantation du parc en 1775 se font sentir et viennent s’ajouter à l’influence climatique pour accélérer le processus de détérioration de la statuaire des jardins qui se produit de nos jours. » 27. 27 Arch. nat., O1 1791, dossier 3, 25 septembre 1791. 28. 28 Arch. nat., O1 1219, fol. 79. 29. 29 André-Jacob Roubo, Art du Menuisier, Paris, Saillant et Nyon, 1769-1775, p. 1228. 30. 30 Arch. nat., O1 1838, fol. 601-602, 2 mai 1787. 31. 31 Sandra Pascalis, Daniel Rabreau dir., La Nature citadine au siècle des Lumières. Promenades urbaines et villégiatures, actes du colloque international de Nancy, 24-25 juin 2005, Bordeaux, William Blake and Co, 2006, 289 p. François Janvier, L’Art de converser, poème en quatre chants, Paris, chez la veuve Delormel, 1757, p. 4 : « Ô vous que tous les jours ce charme heureux assemble, / Qui goutez le plaisir de converser ensemble, / Et qui dans les loisirs de vos longs entretiens, / De la société resserez les liens, / Il est mille progrès qu’en cet art on peut faire. » 32. 32 Duchesne, Sur la formation des jardins, 1775, op. cit., p. 30-31. 33. 33 Ibid. 34. 34 Gérard Sabatier, « Versailles, un imaginaire politique », Culture et idéologie dans la genèse de l’État moderne, actes de la table ronde organisée par le CNRS et l’École française de Rome, Rome, 15-17 octobre 1984, Rome, 1985, p. 324. 35. 35 Édouard Pommier, « Versailles, l’image du souverain », Les Lieux de mémoire, dir. P. Nora, vol. 2, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 193-234. 36. 36 Emmanuel de Croÿ Croÿ (Emmanuel, duc de) , Journal de Cour, (1718-1784), op. cit., vol. 3, p. 219 et 262.

RÉSUMÉS

Après plus d’un siècle d’existence, les jardins de Versailles, au début du règne de Louis XVI, font l’objet d’une replantation totale, devenue une nécessité pour des raisons tenant à l’art, aux finances et à la sécurité. Cette opération de destruction et de renouvellement du couvert boisé a lieu en quatre ans, de 1774 à 1778, mais ses conséquences sont décisives pour l’orientation des jardins jusqu’à nos jours. Les choix faits par la Direction générale des bâtiments du Roi sont tributaires de réflexions qui courent à Versailles pendant toute la deuxième moitié du siècle, plus ou moins favorables à l’idée de la replantation, et qui aboutissent au respect général du dessin de Louis XIV. Mais étudiés plus précisément, les bosquets de Versailles se divisent alors en plusieurs groupes, subissant des transformations plus ou moins sévères. Écartant les deux bosquets du Labyrinthe et des Bains d’Apollon, notre propos est davantage ici de comprendre chacune de ces modifications et leur signification pour l’histoire de l’art des jardins et l’étude de leur usage, la replantation modifiant autant le tracé des bosquets que le sens du jardin à la française et la pratique de la promenade à la fin du XVIIIe siècle.

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The more than a century old gardens of Versailles were completely replanted at the beginning of Louis XVI’s reign. It was made necessary by artistic, financial and safety issues. The destruction and the renewal of the forest cover were conducted over four years, from 1774 to 1778, but the consequences were decisive for the orientation of the gardens until today. The choices made by the Directorate General of Works were influenced by the current opinions of the second half of the century in Versailles, which favored the idea of replantation, more or less. On the outcome, the general design of Louis XIV’s gardens was respected. However, on closer examination, the groves of Versailles can be divided into different groups, undergoing more or less heavy transformations. By setting aside the two groves "Le Labyrinthe" and "Les Bains d’Apollon", we aim rather at understanding each of these modifications and their meaning for the history of the art of gardens and for the study of their use, considering that the replantation changed as much the layout of the groves as the signification of the French style garden and the practice of the walk at the end of the 18th century.

Nach mehr als einem Jahrhundert Bestehen wurde der Schlosspark von Versailles mit einer völligen Neupflanzung ausgestattet, die aus ästhetischen und finanziellen Gründen ebenso wie aus Sicherheitsanforderungen unentbehrlich geworden war. Dieses Unternehmen der Zerstörung und Erneuerung des Baumbestandes, das sich über vier Jahre, von 1774 zu 1778 erstreckte, hat einen entscheidenden Einfluss auf die Ausrichtung der Gartenanlagen ausgeübt, dessen Auswirkungen sich noch heutzutage spüren lassen. Die Entscheidungen, die damals von der Generalverwaltung der königlichen Bauwerke getroffen wurden, entsprachen den in der ganzen zweiten Hälfte des Jahrhunderts in Versailles verbreiteten Auffassung, die mehr oder weniger der Idee der Neupflanzung anhing und sich schließlich an den allgemeinen Entwurf Ludwigs XIV. hielt. Am Beispiel der Baumgruppen des „Labyrinths“ und des „Apollobades“, die zur Seite versetzt wurden, nimmt sich dieser Beitrag vor, die einzelnen Bedingungen der Gartenumplanung zu verdeutlichen und deren bedeutsame Rolle in der weiteren Geschichte der Gartenkunst zu erläutern. Die Neupflanzung veränderte die Richtlinien der Boskette ebenso wie ihren Gebrauch. Dadurch wurde die Auffassung des französischen Gartens und die Gewohnheiten des Spaziergangs gegen Ende des XVIII. Jahrhunderts völlig verändert.

AUTEUR

GABRIELLE BOREAU DE ROINCÉ Gabrielle Boreau de Roincé, née en février 1988, est archiviste paléographe. Titulaire d’un master 2 d’histoire de l’art, après un mémoire portant sur la replantation des jardins de Versailles à la fin du XVIIIe siècle, elle a soutenu en mars 2011 sa thèse d’École des chartes intitulée les jardins de Versailles au XVIIIe siècle : usages et spatialité. Adresse électronique : [email protected]

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Le grand chenil de Versailles sous l'Empire The Great House of Hounds of Versailles during the French First Empire Der große Zwinger in Versailles während der Empirezeit

Charles-Éloi Vial

1 Les chasses de Napoléon Bonaparte sont peu connues, même si dès l'an XI, il se dota d'un équipage de chasse. Cette appropriation d'un symbole d'autorité monarchique était un moyen de distraire proches, invités de marque, et aussi de prendre de l'exercice. Mais si le recrutement de veneurs issus des anciens équipages du prince de Conti et de Louis XVI ne posa pas de difficultés, il n'en fut pas de même de la logistique qu'impliquaient les chasses consulaires. Dès 1802, Bonaparte fit acheter pour son épouse le pavillon de chasse du Butard, construit par Jacques-Ange Gabriel, et le domaine du Clos-Toutain, tous deux situés en forêt de Saint-Cloud, près de la Malmaison, qui servirent à la fois de rendez-vous de chasse et de logement des veneurs. Il s’agissait, dès le départ, d’une solution de fortune, une réutilisation de bâtiments anciens. En 1804 fut créé l'office de grand veneur, confié au maréchal Alexandre Berthier. La chasse fut au centre des festivités avant et après le sacre, à Fontainebleau, avec des écuries réaménagées à la hâte, et à Paris.

2 Ces chasses diffèrent pourtant de celles, plus raffinées, de Louis XVI, Napoléon ne souhaitant pas disposer d'équipages spécialisés. Il manque la passion, car l'Empereur chasse peu et contribue à faire de la chasse une activité de cour à l'étiquette rigide. Malgré tout, des ambassadeurs et souverains furent conviés à ces chasses soigneusement organisées, dont l'écho se perpétua dans toute l'Europe. Des résidences à vocation cynégétique furent aménagées, Fontainebleau, puis Rambouillet, ainsi que des rendez-vous comme La Muette, en forêt de Saint-Germain, ou le Grand Trianon. Napoléon chassa également en signe d'affirmation de son pouvoir, en Italie, en Saxe et Bavière, et même à Vienne. La pratique de la chasse à la cour du Premier empire s'imposa peu à peu dans les esprits et les habitudes.

3 Mais la vénerie posa vite des problèmes pratiques car, si les forêts étaient suffisamment étendues, les ventes des biens nationaux avaient particulièrement touché les

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dépendances des résidences royales. Le logement des hommes et animaux se révela vite problématique pour le maréchal Berthier, le Clos-Toutain ne pouvant loger décemment les veneurs, rejoints par un équipage du tir, d'où une première scission de l'équipage, partiellement relogé dans les dépendances du château de Meudon, puis par la location d'écuries à La Celle Saint-Cloud, solution onéreuse et embarrassante, Napoléon convoquant souvent sur un coup de tête ses veneurs, qui devaient parcourir de grandes distances avec chiens et chevaux. Germa alors l’idée de centraliser les chasses en un seul bâtiment intégré au réseau des résidences impériales.

Une solution évidente : le chenil de Versailles ? (1807-1810)

4 Napoléon souhaitait que le budget de ses chasses ne dépassât pas les 250 000 francs par an mais ce budget était grevé par des frais de location assez lourds. Le problème du logement n'affleurait pourtant que ponctuellement car, lors des déplacements de l'empereur à Rambouillet ou à Fontainebleau, une partie de l'équipage des chasses le suivait, ce qui désengorgeait le bâtiment principal, tout comme en 1808, quand Charles IV d'Espagne, exilé à Fontainebleau puis à Compiègne, se fit prêter une partie des équipages. Napoléon se préoccupa cependant peu de ce problème, étant en campagne de septembre 1806 à juillet 1807, chassant même en Pologne, sans se soucier de son porte-arquebuse égaré entre Varsovie et Thorn en transportant ses armes1. Cet éloignement des besoins de la cour, ainsi que les problèmes plus urgents de la guerre, expliquent que les soucis de son équipage ne lui parvenaient guère. Le maréchal Berthier et le baron Martial Daru, intendant de la Couronne, se préoccupèrent plus de ces questions, comme le montre leur correspondance. Au courant d'une des grandes idées de l'empereur, la réhabilitation du palais de Versailles, ils pensèrent inclure dans ce projet le déménagement de la vénerie dans les anciens locaux versaillais du Grand Chenil.

Le Grand Chenil

5 Le Grand Chenil de Versailles attira l'attention de l'administration à partir de 1807. C'était un célèbre exemple d'architecture vénatoire, parfaitement adapté aux chasses royales. L'hôtel du Grand Veneur, les logements des officiers, les écuries, chenils et bâtiments techniques cohabitaient à l'origine dans un seul ensemble architectural progressivement organisé par Louis XIV autour de l'hôtel particulier du duc de Chaulnes construit par Jules Hardouin-Mansart en 1670 derrière l'emplacement des Grandes Écuries, dans l'espace défini par l'avenue de Paris, la rue du Chenil et la rue de l'Aventure (disparues, voir ill. 2).

6 Après la construction des écuries, la tentation de disposer le long de la même avenue des institutions si complémentaires était forte, d'où le rachat par Louis XIV en 1682 de l'hôtel et de ses dépendances, réaménagés par Hardouin-Mansart. Le Grand Chenil tel qu'il se présentait alors2 était composé de l'hôtel du Grand Veneur et de deux corps de bâtiments (ill. 1), fermés par des barrières qui faisaient de l'ensemble un système articulé de dix cours de taille variable, ménageant des espaces pour les hommes et les animaux.

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Ill. 1 : Élévation de l'aile du chenil du côté de la rue

Anonyme, datée du 2 juin 1784, 36,2 x 21,3 cm., encre, lavis rose et gris. Document conservé aux Archives nationales, O1 19851, pièce 65. Cl. de l'auteur.

7 L'hôtel du Grand Veneur fermait l'ensemble du côté du château et se prolongeait par une cour octogonale, un jardin et une enceinte en demi-lune en contrebas. Cet ensemble complet et cohérent fut en service jusqu'à la Révolution, bien qu'ayant un peu perdu de sa prépondérance et de son unité avec la création d'annexes sous Louis XV. En 1789, il fut entièrement vidé et en 1791 l'administration départementale s'y installa. En 1792, la chute de la monarchie rendit le sort de ces bâtiments incertains. Entre réutilisation partielle et vente au titre des biens nationaux, l'ensemble fut progressivement disloqué jusqu'au consulat. En 1806, l'hôtel du Grand Veneur était occupé par le tribunal civil de Versailles, une des deux ailes étant louée par la régie des Domaines, tandis que la seconde, tout comme les maisons de gardes, avaient été vendues à des particuliers (ill. 2).

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Ill. 2 : Plan du Grand chenil de Versailles d'après Gondouin, [1808], 41 x 37 cm., plume, encre noire et rouge

Les parties aliénées sont rayées en rouge. A : Hôtel du Grand veneur ; B : Jardin ; C : Cour d'honneur ; D : Logement des portiers ; E : Ancien pavillon des commandants de la vénerie ; F : Cour dite « des ébats des chiens » ; G : Logement des veneurs ; H : Bâtiments occupés par la vénerie en 1807. Document conservé aux Archives nationales, O2 328, dossier « Versailles, vénerie et chenil ». Cl. de l'auteur

8 En 1808, cet ensemble de bâtiments aliénés fit l'objet d'un rapport synthétique destiné à en préciser la situation : L'aile droite du chenil comprend les bâtiments où étaient logés autrefois le commandant, les officiers et les écuyers de la vénerie, et où se trouvent de grandes écuries et des remises. Ces bâtiments ont été vendus comme biens nationaux le 4 brumaire an 6 pour le prix de 654 000 F […]. La maison du portier qui donne sur l'avenue de Paris a été vendue par le département le 27 fructidor an 8 pour une somme de 30 000 F […]. La maison de portier qui donne dans la rue St. Pierre a été vendue le 14 vendémiaire an 5 au S. David pour le prix de 4 500 F3.

Une réinstallation partielle (1807-1809)

9 Quelques mois même avant le rapport de Faget de Baure, rapporteur du contentieux de la Couronne, l'administrateur des Domaines, Jean-François-Thomas Goulard, expédia le 13 mai 1807 au général Duroc, grand maréchal du palais, un rapport sur les bâtiments, départ d'une réinstallation partielle dans les parties non aliénées4. Goulard y annonçait avoir chassé les locataires des bâtiments, mis à la disposition de Jean-Ferdinand-Élie Randon d'Hanneucourt, capitaine général des chasses, qui y entreposa sur le champ du matériel. Le 4 juin 1807, l'architecte Guillaume Trepsat dressa un devis pour des premiers travaux dans la cour de la Chapelle, s'élevant à 1 610,11 francs. Une lettre de

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d'Hanneucourt exprime bien l'urgence de trouver un emplacement pour loger la vénerie, dont une partie était à Compiègne et l'autre à Saint-Cloud : Les toiles sont comme votre Altesse le scai, dans les batiments de la Vénerie à Versailles, il est juste que le piqueur de cette établissement soit au prest pour les soigner. La lingerie ne peut tenir non plus au Clos-Toutain, les draps même sont dans ce moment-cy sur des chaises dans ma chambre faute d'emplacement ; à Versailles la moitié de la vénerie n'est point vendu, il faudrait de toutte necessité que votre Altesse demande que cela rentre à son service, pour y placer tels que les deux établissements les choses qui n'ont pas besoin d'être sous la main. J'ai demandé le devis cy-joint à M. Trepsat pour que Votre Altesse puisse l'examiner et que M. Daru l'aïant dans les mains donne de suitte les ordres nécessaires. Faute de ce surcroit de logement il faudrait encore louer en plus dans les villages voisins, ce qui est ruineux5.

10 En pleine entrevue de Tilsitt, le maréchal Berthier transmit la demande de d'Hanneucourt au comte Daru qui fit presser les travaux6 qui allaient seulement permettre l'accueil d'un piqueur, de la blanchisseuse de la vénerie, ainsi que des toiles servant à chasser le sanglier. Le fonds pour l'entretien du château de Versailles fut sollicité afin de payer ces travaux, ce qui montre bien l'idée que le château et ses dépendances formaient un ensemble cohérent, qui devait être restauré en bloc en vue d'une installation de la Cour. On retrouve la même idée avec le devis général dressé par l'architecte Jacques Gondouin pour la restauration globale du château, remis en 1807 à Napoléon7. Dans ce devis, la réhabilitation de la partie non aliénée du Chenil était estimée à 158 050 francs8.

11 L'installation de la vénerie à Versailles pâtit donc jusqu'en 1809 des hésitations de Napoléon au sujet du sort du château. Il est important de noter que le comte Daru proposait de faire du chenil un chantier-test préalable à la réhabilitation de tout l'ensemble palatial : « Mais en attendant [que le ministre des Finances] ait soumis à Votre Majesté un plan général pour le rachat des domaines aliénés de la Liste civile, il semble convenable d'en faire un premier essai dans le rachat des parties aliénées du chenil de Versailles. » Ce rapport daté de juin 1808, ainsi qu'un projet de décret attribuant le chenil au grand veneur, proposait d'y installer la vénerie après le séjour d'automne à Fontainebleau9, mais Napoléon ne signa pas, ajournant sa décision. Les chances de rachat paraissaient bloquées, le lieutenant des chasses, le baron de Cacqueray, réclama en vain un logement, qui ne lui fut accordé sous la pression du maréchal Berthier qu'au début de l'année 1809, pour une somme de 2 400 francs10.

12 Daru précisa par ailleurs au même moment à Berthier que « S.M. en signant le 28 octobre le budget pour les dépenses de sa maison en 1809 a cru devoir ajourner jusqu'à son retour l'exécution du projet général pour le rétablissement de cette résidence »11. Napoléon témoigna pour le chenil de Versailles d'une indécision surprenante, dont il semble avoir souvent fait preuve en matière de bâtiments12, ajournant, reculant devant les dépenses et les projets trop ambitieux, peut-être car trop souvent absent et accaparé par d'autres problèmes avant 1809.

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Une restauration rapidement menée (1810-1813)

Un contexte plus favorable

13 Après son divorce en 1809, Napoléon se retrouva confronté au problème de la vénerie. Il tint à conserver les bâtiments où logeaient ses veneurs13 mais ceux-ci étaient désormais enclavés dans les bois de Malmaison, appartenant à Joséphine. Pour ne pas avoir à chasser sur les terres de son ex-épouse, Napoléon devait donc trouver une nouvelle résidence de loisir assortie d'un espace cynégétique. Son choix se porta rapidement sur Trianon, où il se retira après son divorce et où le goût de la chasse lui vint très vite : il y chassa à courre comme à tir, prit plusieurs décrets relatifs à la vénerie, prépara la campagne d'acquisitions de terrains de l'année 1810, et la réforme du statut des biens de la Couronne voté à la fin du mois de janvier. L'attention de Napoléon se porta sur le Grand chenil de Versailles au moment où son goût pour la chasse, son désir de possession foncière et son intérêt pour le château étaient à leur maximum.

14 En 1810, Napoléon racheta les bâtiments aliénés du Chenil. Ce rachat bénéficia de la création de l'Intendance des bâtiments14, où fut nommé Costaz, qui eut sous ses ordres les architectes des palais impériaux et fut chargé de diriger les chantiers, assisté d'un comité consultatif, chargé d'inspecter les travaux et d'amender les demandes de paiement des entrepreneurs. La volonté impériale se fait sentir dans la rapidité des événements. Le 7 mars, Daru présenta un nouveau rapport favorable au rachat de la Vénerie, estimée par Goulard à 130 388 francs, que Napoléon approuva15. Le contrat fut signé peu après le 26 mai 1810, après être passé entre les mains du comité du Contentieux de la Maison de l'empereur le 28 avril, le prix ayant fait l'objet de négociations assez âpres et l'expulsion des locataires ayant posé quelques problèmes16. Une des deux maisons de gardes fut rachetée en septembre 1810 pour 25 500 francs17.

Le gros œuvre

15 Napoléon géra aussi la restauration, en éclatant les responsabilités. Trepsat ne garda que Trianon, Alexandre Dufour fut nommé architecte du château de Versailles et Auguste Famin, architecte de Rambouillet, fut chargé du Grand Commun et du Chenil18. Il avait en effet dirigé avec succès la restauration du château de Rambouillet depuis 1807, et notamment l'installation de la vénerie dans les écuries construites sous Louis XVI, en en faisant une demeure appréciée par Napoléon qui y chassait le cerf et le canard sauvage. Le déménagement était urgent, car les bâtiments enclavés du Butard et du Clos-Toutain menaçaient ruine, le concierge se plaignait des portes qui s'écroulaient, des papiers peints qui se décollaient dans les appartement impériaux du pavillon, et du gibier qui s'échappait par les brèches de l'enceinte19. Après la remise des plans par Trepsat, Auguste Famin établit l'estimation de l'ensemble des travaux à 431 133,19 francs20.

16 La première entreprise de Famin fut d'ouvrir un accès à la rue et de détruire quatre chenils en ruine situés dans la cour des baraques, en mai 181021. Une première vague de travaux eut lieu dès le rachat à l'été 1810. Famin expédia une demande d'acompte de 30 000 francs le 12 juillet 1810, suivie d'une autre de 21 000 francs le 8 septembre, principalement pour les charpentes, la toiture et la réfection des pavements22. Dès août,

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il fut projeté de transférer une partie des écuries dans les bâtiments existants, qui furent toutefois jugés en trop mauvais état23. Le 12 décembre 1810, lors d'une première inspection, le comité consultatif fit un rapport positif à Costaz indiquant avoir « trouvé l'écurie de gauche dans la première cour de ces bâtiments rétablie, et les logements au dessus en état d'être occupés. Le chenil du bâtiment intermédiaire entre la 2e et la 3e cour est très avancé ainsi que les logements au dessus. Ceux à gauche dans la troisième cour sont rétablis : ces travaux nous ont parus bien exécutés »24. Au 1er janvier 1811, l'équipage du tir et du vol purent déménager dans l'aile gauche des bâtiments, avec chevaux et faucons, le comte Daru informant Alexandre Desmazis, administrateur du Garde-Meuble « que les équipages à tir et du vol des chasses de Sa Majesté doivent se transporter à Versailles pour s'établir dans le pavillon gauche de la vénerie »25. Le secrétariat de la vénerie déménagea à Paris, il ne resta au Clos-Toutain que l'équipage du courre, vite partagé entre Versailles et les écuries du , plus près de l'empereur qui chassait de plus en plus souvent.

Le tournant de 1811

17 L'année 1811 vit le passage des travaux de gros œuvre aux travaux d'aménagement. Famin expédia encore le 1er mars une série de devis et de soumissions d'entrepreneurs, approuvés en bloc le 30 juillet 1811, pour 40 350,14 francs, dont 20 031,43 pour la maçonnerie, 17 123,20 pour la charpente et 3 195,51 pour la couverture, suivi d'un devis s'élevant à 18 869,14 francs pour la restauration des maisons de portiers, de 8 881,98 francs pour l'aménagement de la sellerie26, puis 3 761,46 francs pour la fauconnerie27. Tous ces travaux furent imputés sur un budget commun de 700 000 francs pour les travaux de la Grande Écurie et la Vénerie, même si les deux chantiers étaient bien distincts. Dès le début de l'année, les projets d'aménagement des logements et de la salle d'armes sont élaborés. Cacqueray, déjà logé depuis 1809, vit son logement amélioré à hauteur de 2 700 francs, tandis qu’Antoine de Beauterne, porte-arquebuse, bénéficia d'un logement refait à neuf.

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Ill. 3 : Plan de la cour de l'hôtel du Grand veneur de Versailles par Famin, janvier 1811, 32 x 21,3 cm., plume et lavis

En jaune les baraques à détruire accolées au bâtiment des écuries et du fourrage. Document conservé aux Archives nationales, O2 320, dossier 6 « vénerie et chenil », joint à une lettre du 25 janvier 1811 de l'architecte Famin au baron Costaz, intendant des bâtiments. Cl. de l'auteur

18 Napoléon en personne vint inspecter l'ensemble du chantier le 10 juillet 1811, comme le rapporte Fontaine : « S.M. est arrivée en calèche le soir, elle est allée sans descendre de voiture aux écuries, à la vénerie, et a fait le tour du château28. » S'il n'y trouva rien à redire, il envoya toutefois son grand veneur le 23 juillet suivant, qui se déclara, à l'exception d'une écurie située dans l'ancienne chapelle29, satisfait du travail, malgré des remarques sur la répartition des espaces entre les équipages ainsi que sur des logements. Le 2 août, une lettre de Famin fit écho de la demande du grand veneur de disposer d'un plan au sol des bâtiments qui devait lui permettre de décider lui-même des aménagements intérieurs30. Afin de compléter ce plan, le maréchal Berthier revint le 8 août et écouta les conseils du chevalier de Beauterne, veneur âgé et expérimenté31, qui le conseilla pour l'aménagement des écuries ou le rétablissement des bassins. Le plan fut achevé et signé par Berthier le 28 août (ill. 4 et 5), expédié le 6 septembre32.

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Ill. 4 : Plan avec retombes du Grand chenil de Versailles par Famin, annoté et paraphé par Berthier le 28 août 1811, 89,4 x 62 cm., encre, lavis rose, et vert. Document conservé aux Archives nationales, Cartes et plans, VA, boîte XXVIII, pièce 3.

En rose, l'Hôtel du Grand veneur, en vert le service du tir et de la fauconnerie, en blanc celui du courre Cl. de l'auteur

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Ill. 5 : Détail d'une retombe . Document conservé aux Archives nationales, Cartes et plans, VA, boîte XXVIII, pièce 3

En rose, les cuisines, en vert l'écurie, la sellerie, le chenil et une remise de l'équipage du tir, en blanc les écuries de l'équipage de chasse à courre Cl. de l'auteur.

19 Il servit de base de travail à Famin pour la réhabilitation des logements des officiers33. Il expédia un dernier devis pour 191 113,19 francs34, dernière tranche des travaux entamés en 1810. Les chevaux des écuries furent peut-être alors peints par Théodore Géricault dans le cadre de ses études de chevaux35.

20 Le Chenil fut aussi sécurisé par la démolition des baraques qui s'étaient greffées en toute illégalité sur son flanc (ill. 3), et qui présentaient des risques d'incendie du magasin des fourrages mitoyen36. Suite à des vols fin 1811, le maréchal Berthier fit presser la réoccupation des logements37.

Des finitions

21 Signe que les travaux s'achevaient, les budgets ne furent pas tous épuisés. En 1812, les logements des officiers furent complétés sur le budget de 1811, pour un montant de 10 000 francs. Le fonds d'entretien de 200 000 francs de 1812 fut en revanche sollicité pour l'infirmerie des chevaux dont le devis fut dressé le 11 juillet 1812 pour 6 853 francs38. Il ne restait en 1812 en gros œuvre que la mise en état des façades, des croisées, du fournil, ainsi que des travaux de couverture. Le comité consultatif se déclara le 4 mars 1813 satisfait de ces travaux. La dernière maison de garde fut enfin rachetée le 24 décembre 1812 pour 24 000 francs39, complétant l'ensemble. Famin demanda 59 850 francs pour sa réfection, 6 000 francs pour les façades40 et 190 190

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francs pour l'entretien courant41. Le 5 octobre suivant, les travaux de l'année 1813 furent qualifiés comme « de peu d'importance »42.

22 Conduite avec célérité, la réinstallation de la vénerie dans le centre originel de Versailles fut un tel succès qu'à leur retour, les Bourbons trouvèrent un bâtiment abritant 150 chevaux, 300 chiens et une cinquantaine de veneurs, ainsi qu'un service des chasses fonctionnel. Cependant, il ne s'agissait pas pour autant pour Napoléon de renouer avec l'Ancien Régime. Ce n'est qu'à partir du moment où il désira chasser et résider à Trianon qu'il prit en compte les besoins de sa vénerie. Le sort du Grand Chenil est ainsi proche de celui de nombreux bâtiments impériaux, restaurés à l'occasion du Sacre, délaissés jusqu'en 1807, moment où naissent des grands projets comme le réaménagement du château de Compiègne, concrétisés à partir de 1810. Sur une autre échelle, la plupart des bâtiments dédiés aux chasses connurent le même sort, par exemple les pavillons, meublés simplement jusqu'à l'éveil de l'intérêt de Napoléon pour la chasse, d'où des aménagements somptueux, à Bagatelle et Trianon. Paradoxalement, la création d'une vénerie et la réhabilitation du chenil de Versailles sont représentatives du pragmatisme de Napoléon, plus que de son goût pour le luxe ou de sa fascination par la monarchie.

NOTES

1. Arch. nat., O2 128, fol. 78r. 2. Voir Jean-Aymar Piganiol de La Force, Nouvelle description des châteaux et parcs de Versailles et de Marly, contenant une explication historique de toutes les peintures, tableaux, statues, vases et ornements qui s'y voient, Paris, Aumont, 1764, vol. 1, p. 3. 3. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, ms. fr. 6583, fol. 9r à 12r, rapport de Faget de Baure à Daru, 9 juin 1808. 4. Arch. nat., O2 330, chemise 17, pièces 1 et 2, rapport de Goulard à Duroc, Paris, 13 mai 1807. 5. Arch. nat., O2 330, chemise 9, pièces 1 et 2, lettre de d'Hanneucourt à Berthier, Compiègne, 16 juin 1807, et devis de Trepsat, 4 juin 1807. 6. Arch. nat., O2 330, chemise 17, pièces 6 et 7, lettre de Berthier à Daru, Tilsitt, 29 juin 1807, et lettre de Daru à Trepsat, Königsberg, 17 juillet 1807 (minute). 7. Voir Jérémie Benoît, Napoléon et Versailles, Paris, R.M.N., 2005, p. 20-21. 8. Arch. nat., O2 328, dossier « Versailles, vénerie et chenil », « Extrait du travail général de M. Gondouin sur la dépense nécessaire pour la restauration de Versailles », avec un calque du plan du chenil, plume, encre noire et rouge, 41 sur 47 cm, 13 mai 1808. 9. BnF, ms. fr. 6583, fol. 13r, rapport de Daru à Napoléon, Paris, 29 juin 1808 et 15r, projet de décret antidaté du 1er décembre 1808. 10. Arch. nat., O 2 330, chemise 8, « Versailles, mise en état d'appartement dans la vénerie demandée par M. d'Hanneucourt », pièce 2, lettre de Faget de Baure à Trepsat, minute, s.d. [janvier 1809]. 11. Arch. nat., O 2 330, chemise 8, « Versailles, mise en état d'appartement dans la vénerie demandée par M. d'Hanneucourt », pièce 4, lettre de Daru à Berthier, minute, s.d. [janvier 1809].

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12. Cette difficulté qu'avait Napoléon à prendre des décisions avec ses architectes est rapportée par plusieurs témoins. Voir par exemple dans Charles Percier, Pierre-François-Léonard Fontaine, Parallèle entre différentes résidences de souverains, Paris, Les auteurs, 1833, p. 121 : Napoléon ressortit de sa visite de Versailles en juillet 1811 « plus incertain encore après avoir tout vu », avant d'ajourner sa décision. 13. Arch. nat., O2 155, pièce 152, décret, Tuileries, 16 décembre 1809, copie. 14. Arch. nat., O2 158, pièce 454, décret, Tuileries, 9 janvier 1810, copie. 15. Arch. nat., O 2 156, pièce 331, rapport de Daru à Napoléon, Paris, 7 mars 1810, apostillé « Approuvé. Nap. ». 16. Arch. nat., O2 222, p. 242. 17. Arch. nat., O2 156, pièce 362, rapport de Daru à Napoléon, Paris, 4 septembre 1810, apostillé « Approuvé. Nap. ». 18. Arch. nat., O2 158, pièce 457, décret, Tuileries, 8 février 1810, copie. 19. Arch. nat., O2 326, dossier I6, lettres de Belleau, concierge du Butard, à Blondel, inspecteur des bâtiments à Saint- Cloud [1808-1810]. 20. Arch. nat., O2 320, dossier 6, « vénerie et chenil », procès verbal de remise des plans à Famin, par Trepsat, et devis, Versailles, 10 mars 1810. 21. Arch. nat., O 2 320, dossier 6, « vénerie et chenil », lettre de Famin à Costaz, 14 mai 1810, Versailles. 22. Arch. nat., O2 321, dossier II2, lettres de Famin à Costaz du 12 juillet et du 8 septembre 1810. 23. Arch. nat., O2 226, dossier I, « Intendant général », lettre de Daru à Costaz, Paris, 8 août 1810. 24. Arch. nat., O2 254, dossier I, « visites annuelles », séance du 12 décembre 1810. 25. Arch. nat., O 2 555, dossier 2, « Versailles 1811 », pièce 54, lettre de Daru à Desmazis, administrateur du Garde-Meuble de la Couronne, Paris, 3 janvier 1811. 26. Arch. nat., O2 237, dossier I, « juillet 1811 », lettres de Costaz à Famin, 30 juillet 1811, minutes. 27. Arch. nat., O2 249, dossier III, lettre de Costaz à Famin, Paris, 6 août 1811. 28. Pierre-François-Léonard Fontaine, Journal, 1799-1853, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Institut français d'architecture, Société de l'histoire de l'art français, 1987, vol. 1, p. 297. 29. Arch. nat., O2 235, dossier V, « S.E. le Grand Veneur. Mr le comte de Girardin, capitaine des chasses du roi », lettre de Berthier à Costaz, Trianon, 23 juillet 1811. 30. Arch. nat., O2 320, dossier 6, lettre de Famin à Costaz, Rambouillet, le 2 août 1811. 31. Arch. nat., O2 320 , lettre de Famin à Costaz, Versailles, 8 août 1811. Le chevalier de Beauterne avait été porte-arquebuse de Louis XVI avant d'être celui de Napoléon. Il était aussi connu pour avoir aidé à tuer la « bête du Gévaudan » en 1764. 32. Arch. nat., O2 235, dossier 1, lettre de Costaz à Famin, minute, Paris, 6 septembre 1811. 33. Arch. nat., Cartes et plans, VA, boîte XXVIII, plan 3. 34. Arch. nat., O2 320, dossier 6, lettre de Famin à Costaz, 28 novembre 1811. 35. Théodore Géricault, Chevaux vus de la croupe, Paris, Musée du Louvre, huile sur toile, inv. 4891, 38 x 46 cm., v. 1812. 36. Arch. nat., O2 320, dossier 6, « vénerie et chenil », lettre de Famin au baron Costaz, 25 janvier 1811 ; et plan de la cour de l'hôtel du grand veneur de Versailles avec en jaune les baraques accolées au bâtiment des écuries et du fourrage, 1811, 32 x 21,3 cm., plume, lavis. 37. Arch. nat., O 2 233, dossier I, « janvier 1812 », lettre de Costaz à Berthier, 20 janvier 1812, minute. 38. Arch. nat., O2 234, dossier 1, lettres de Costaz à Famin, 11 juillet 1812, minutes. 39. Arch. nat., O2 243, dossier III, rapport de Mounier à Champagny, 2 février 1813. 40. Arch. nat., O2 327, dossier 3, projet de budget pour 1813, Famin à Costaz, Versailles, 3 août 1812. 41. Arch. nat., O2 320, dossier 2, pièce 15.

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42. Arch. nat., O2 253, dossier I4, « visites annuelles, 1813 », rapport du 5 novembre 1813.

RÉSUMÉS

Dès le Consulat, la réapparition progressive d'un phénomène de cour autour de Napoléon Bonaparte entraîna de nombreux aménagements architecturaux, ainsi que la réhabilitation et la remise en service de nombreux bâtiments autrefois construits pour le service des rois de France qui avaient survécus à la Révolution française. Si les travaux aux Tuileries, à Saint-Cloud et à Fontainebleau furent vivement menés de 1802 à 1804, d'autres chantiers prirent beaucoup plus de temps à aboutir, comme ceux de Rambouillet, Trianon et Compiègne à partir de 1805. Parmi les projets d'installation de la cour impériale qui n'aboutirent jamais, le plus ambitieux, celui de Versailles, est particulièrement représentatif du mécanisme de réinstallation mis en place par Napoléon Ier. La remise en service des dépendances précéda ainsi celle du château, qui ne fut jamais achevée. Le Grand Chenil de Versailles, qui avait hébergé les équipages des chasses royales depuis Louis XIV, finit ainsi par abriter à partir de 1810 les services de la vénerie impériale, suite à une campagne de travaux exemplaire et efficacement menée à partir de 1810 et jusqu'en 1813, alors même que Napoléon abandonnait progressivement l'idée de s'installer à Versailles et concentrait ses efforts sur la rénovation du Grand Trianon.

Once the French Consulate came into power, the progressive re-emergence of a court phenomenon focussed on Napoléon Bonaparte entailed numerous architectural projects, such as restoring and re-establishing the use of numerous buildings which were originally built for the monarchy, and which had survived the French Revolution. While work at the Tuileries, at Saint- Cloud, and at Fontainebleu was energetically carried out between 1802 and 1804, much more time was required to complete other restoration projects, such as those at Rambouillet, Trianon and Compiègne, which began in 1805. Among the never-completed projects to establish the imperial court, the most ambitious one, that of Versailles, is particularly representative of the system of restoration instituted by Napoléon I. The outbuildings were thus restored to active service before the palace itself, on which work was in fact never completed. The Great House of Hounds of Versailles, which had housed royal hunting crews since Louis XIV, thus came to accommodate the crew of the imperial hunt from 1810 onwards, thanks to an exemplary programme of renovations efficiently carried out from 1810 until 1813, at which point Napoléon was increasingly abandoning the idea of establishing himself at Versailles and concentrating his efforts on the renovation of the Grand Trianon.

Ab der Zeit des Konsulats entwickelte sich allmählich um Napoleon Bonaparte ein Hofphänomen, welches Anlass zur Errichtung neuer Bauten wurde wie ebenso zu Umgestaltung, Modernisierung und Wiederinbetriebsetzung von etlichen Bauten führte, die damals im Dienste der französischen Könige gestanden und die Französische Revolution überlebt hatten. Die Umbauarbeiten der Tuilerien, von Saint-Cloud und Fontainebleau geschahen zwischen 1802 und 1804 rasch, dagegen wurden sie ab 1805 in Rambouillet, Trianon und Compiègne verzögert. Unter den Bauplänen des kaiserlichen Hofes, die nie zu Stande kamen, gilt das ansehnliche Umbauprojekt von Versailles als besonders repräsentativ, den Willen Napoleons zur Wiedereinrichtung aufzuzeigen. Noch vor dem Schlossumbau kamen die Nebengebäude wieder in Betrieb. Die Umbauarbeiten am Schloss hingegen wurden nie zu Ende geführt. Der große Zwinger von Versailles, der die

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Jagdmannschaften der Könige seit Ludwig XIV. beherbergt hatte, sollte nun die Dienste der kaiserlichen Hetzjagden unterbringen, als Folge einer vorbildlichen Baukampagne, die von 1810 bis 1813 effizient geführt wurde. Gleichzeitig verzichtete aber Napoleon allmählich auf die Idee, sich in Versailles niederzulassen und konzentrierte sich auf die Renovierung des großen Trianon.

AUTEUR

CHARLES-ÉLOI VIAL Charles-Éloi Vial, né en 1987, est conservateur stagiaire à l'École nationale des chartes. Auteur d'un mémoire de master 2 de l'Université Paris-IV Sorbonne, intitulé « Napoléon et la chasse », dir. de Jacques-Olivier Boudon, il a soutenu une thèse d'École des chartes sur la vénerie à la Cour du Premier Empire, dirigée par Christine Nougaret. Adresse électronique : [email protected]

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Le choix de l’unique. Un aperçu des politiques de sélection lors des ventes du mobilier des résidences royales Detecting what’s unique: an insight into choice’s policy before royal furniture auctions during French revolution Die Entscheidung für Einzelstücke. Einblick in die Auswahlmethoden bei den staatlichen Verkäufen des Mobiliars der königlichen Wohnstätten

Rémi Gaillard

1 Le 28 frimaire de l’an II, le député Mathieu, ancien avocat, monta à la tribune de la Convention. Il venait réclamer une tête : celle de la commission des monuments. Cette institution était née de l’agrégation de plusieurs petites commissions, crées à partir d’initiatives diverses dans la suite de la nationalisation des biens ecclésiastiques. Elle s’était constituée en « Commission conservatrice des monuments » au printemps 1792 et avait reçu son organisation définitive à l’automne de la même année. L’Exposé succinct qu’elle fit publier juste avant les attaques de Mathieu résume parfaitement ses missions : « sauver des mains de l’ignorance et la malignité les monuments des arts, et […] en prévenir les ventes inconsidérées qui en auraient dépouillé la Nation1. » Ce 28 frimaire, Mathieu lit son rapport de quatre pages au terme duquel il demande la suppression de la Commission des monuments et son remplacement par la commission temporaire des arts, dont il saluait le civisme, le zèle et l’utilité. Au cœur de la démonstration, Mathieu dévoilait son principal argument en accusant la Commission de négligence manifeste dans sa politique de distraction des objets pouvant « servir à l’instruction et aux arts » et posa la question: « Dans ceux qui s’offraient à elle, a-t-elle fait un bon choix2 ? » La réponse fut bien entendu négative et pour convaincre son auditoire, Mathieu présenta son l’exemple de Versailles, après avoir évoqué la dilapidation préjudiciable de colonnes de marbre tirées de la ci-devant abbaye de Franciade et des collections de l’émigré Choiseul-Gouffier.

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L’on a vendu, environ 8 000 livres, quatre tables de bois pétrifié qui avaient appartenu à la femme du tyran et qui, estimées à leur valeur, ne pouvaient l’être à une somme moindre de 15 0000 livres, à raison de leurs dimensions peu communes et du travail d’art par lequel on a embelli ce rare produit de la nature […]. Déjà un jardinier anglais, établi à Sèvres, était en marché et se proposait d’en faire l’emplette, non pour lui-même, comme on peut le croire, mais indubitablement pour ses concitoyens de la Grande-Bretagne3.

2 À la grossièreté de l’erreur d’appréciation s’ajoutait donc, dans l’argumentation de Mathieu, la possibilité que cette dernière bénéficiât aux ennemis de la République. L’exemple est fondamental, car il pose en des termes simples le cadre et les contradictions des politiques de tri et de sélection révolutionnaires à l’épreuve de l’immense quantité d’objets de tout type et de toute valeur mis en vente au profit de la Nation. La critique de Mathieu est en fait double et presque contradictoire : non seulement il accuse la Commission d’avoir fait vendre à vil prix les tables (dilapidation), mais regrette encore qu’elles n’aient pas échappé à l’aliénation – ce que le « travail d’art » avec lequel elles avaient été réalisées, pourtant, justifiait. On touche ainsi du doigt les deux grands types de sélection qu’opérèrent, sur le terrain, les révolutionnaires, qu’ils soient représentants du pouvoir ou membres des commissions artistiques. Bien loin de cantonner la sélection à la distraction de « monuments » que l’on souhaitait, par mise à la disposition du Muséum, rendre inaliénables, les commissaires ont également mis de côté des pièces dont la vente, pour des raisons typologiques ou proprement « marchandes » devaient être momentanément conservées pour être ensuite aliénées, mais selon d’autres modalités. Enfin, l’ « affaire des tables pétrifiées » pose une dernière question, essentielle dans l’étude des processus de sélection à l’œuvre lors des ventes du mobilier royal, celle de la place du mobilier, entendu dans son sens restreint de « meubles meublants » (tapisseries, vases, meubles d’ébénisterie, lustres et girandoles, etc.), dans les sélections « patrimoniales » opérées par les commissions artistiques4.

3 Les législateurs révolutionnaires n’ont produit aucun texte général donnant le cadre précis des distractions qu’il fallait opérer préalablement à la vente, et c’est ce qui explique en partie leur décision de confier cette tâche à des commissions artistiques particulières. Ces dernières avaient non seulement la responsabilité, sur le terrain, du « choix », mais étaient également chargées, en cultivant une certaine expertise, de mener une réflexion sur les lois qui encadreraient les politiques de sélection patrimoniale. L’acte de naissance de la commission des monuments, le décret du 18 octobre 1792, la chargeait « de prendre connaissance des monuments qui doivent être conservés pour la gloire des arts et des sciences […], de veiller à leur conservation » et, en définissant ses compétences en matière de tri, lui demandait enfin, en concertation avec les comités, de présenter à la Convention les projets de décrets « relatifs à la distraction » de ces monuments du nombre des effets mobiliers devant être vendus5. Elle ne produisit en fait que très peu de textes législatifs, agissant surtout par la rédaction d’une importante quantité de mémoires et d’instructions destinés à guider les administrations locales dans les opérations de tri auxquelles la Commission ne pourrait pas participer elle-même – à savoir la majorité. À la lecture de ces documents, une première observation peut être formulée : la distraction patrimoniale n’est presque envisagée que pour les productions des beaux-arts. Outre les monuments dont l’ancienneté légitime la sélection (« les monuments de l’antiquité et du Moyen Âge »), ce sont les « statues, tableaux, dessins et autres objets relatifs aux beaux-arts » qui

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doivent faire l’objet de la majorité des mesures conservatoires6. Une des expressions employées dans le procès-verbal de la première inspection de la commission des monuments, à la fin de l’été 1793, à la résidence de Marly, est à cet égard significative : les commissaires annoncent aux organisateurs de la vente qu’ils viennent choisir « les objets de peinture et sculpture » susceptibles d’échapper à la dispersion. Cet intitulé sanctionne l’exclusion d’office de cette sélection des pièces mobilières les plus précieuses, tout en faisant des œuvres d’art, peintes et sculptées, l’unique champ d’action possible du choix patrimonial révolutionnaire. Il ne faut cependant pas se fier à cette simple distinction typologique: le mobilier aussi fait l’objet des attentions des membres des commissions artistiques. Ils le confirment dans une Instruction pour les commissaires aux ventes, rédigée au début de l’année 1793 et dans laquelle ils rappellent l’étendue possible des distractions dont ils ont la responsabilité: « Plusieurs des commissaires aux ventes ne paraissent pas assez convaincus de l’étendue des pouvoirs des membres de la Commission [des monuments], tous ne savent pas que l’exercice de ces pouvoirs ne doit point se borner à l’inspection des tableaux, gravures, médailles, bibliothèques […], mais qu’il comprend aussi l’examen des […] tapisseries et autres meubles meublants qui peuvent présenter quelque singularité remarquable ou un travail précieux et instructif pour le progrès de l’art7. » Cet élargissement du champ de sélection fut enfin doublé de l’élaboration de mesures conservatoires provisoires. En effet, la Révolution ne s’est pas simplement contentée de séparer le bon grain de l’ivraie en se limitant seulement à choisir entre l’aliénation et la conservation. Par suite de l’adoption, le 27 juillet 1792, du principe de la vente des biens des émigrés, de nombreuses réflexions sont menées pour l’élaboration d’une troisième voie intermédiaire, passant également par la sélection et la mise en réserve. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Roland de la Platière, à qui est confié le soin d’élaborer les détails des processus d’aliénation, joue un rôle important dans cette réflexion. Dans une lettre-circulaire qu’il adresse le 5 novembre 1792 à l’administration des départements de Paris, de l’Oise et de la Seine-et-Oise, il demande que soient réservés les objets d’un certain prix dont l’aliénation devrait faire l’objet de procédures spécifiques et différenciées. Il l’explicite dans une note qu’il joint à sa circulaire, intitulée « La conservation des objets d’art », note assez virulente à l’égard des administrations domaniales et dans laquelle il propose : Que beaucoup de choses, plus précieuses par l’art que par la matière, et que cependant l’on jugerait ne devoir pas conserver, parce que elles dépendraient plus encore du caprice que du goût, il est intéressant de n’en pas précipiter la vente et de les réserver dans des dépôts jusqu’à des moments plus favorables8.

4 Une fois ces deux possibilités de sélection offertes, encore fallait-il les mettre en application. On le constate aisément, la principale difficulté venait de l’absence de critères objectifs permettant de mener les distractions avec constance. Dans son entreprise toute entière dévouée à la cause de son héros Alexandre Lenoir, Louis Courajod a particulièrement insisté sur cette subjectivité dommageable, mais inhérente à la politique de sélection. « Les œuvres d’art avaient leur tribunal révolutionnaire 9 », et les tournées d’inspection des membres des commissions artistiques, parisienne et départementale, faisaient office de procès. Malgré les fluctuations du choix et le silence de la majorité des documents, quelques pistes peuvent être évoquées afin d’éclairer les motifs de la sélection.

5 Dans la masse du mobilier des résidences royales, une première catégorie de meubles est choisie en fonction de son utilité ; il ne s’agit pas à proprement parler d’une

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sélection patrimoniale, mais l’objet échappe à l’aliénation pour servir de support, de présentoir ou de décor, inséré et intégré dans l’espace muséographique naissant. Il est donc choisi sur critère fonctionnel. Ainsi lors de sa seconde visite à Marly, la commission des monuments représentée par le sculpteur Louis Boizot, sélectionne des banquettes et des tabourets couverts de Savonnerie ; ils lui paraissent alors « utiles à placer dans la longueur du Muséum10 ». En visite au château de Compiègne à la fin du mois de novembre 1792, des membres de la même commission insèrent dans l’inventaire des objets à distraire des ventes des pliants peints et des portières « dans le même genre », car « si dans le milieu du Muséum on faisait une espèce de tribune ou de centre de repos, il conviendrait de placer autour ces meubles11 ». Ailleurs, des tables et consoles sont sélectionnées pour le même motif ; on peut en apercevoir dans la Grande Galerie peinte vers 1800 par Hubert Robert (ill.1).

Ill. 1: Hubert Robert, La Grande Galerie du Louvre entre 1801 et 1805

Sans date, musée du Louvre. Cl. Musée du Louvre/A. Dequier - M. Bard.

6 Viennent ensuite les pièces mobilières que l’on juge « dignes d’être conservées », non pour l’ameublement des salles du Louvre, mais pour rejoindre les collections du musée. Même peu nombreuses, ces sélections présentent quelques points communs. La préciosité du matériau peut apparaître comme le premier motif de distraction: la table et la console à dessus de pierre dure, son piétement en bois sculpté doré ou peint, sont les premiers à tirer leur épingle du jeu de la sélection. À Compiègne notamment, une table de porphyre est ainsi désignée12 ; le commissaire-artiste Boizot retire des appartements de Marly une paire de « tables de marbre de rapport de Florence, cernées de bronze, et leurs pieds de bois doré », mais aussi des tables d’albâtre tirées des vestibules, sur piétement de bois peint. De même, s’il sélectionne une petite commode à

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la régence en bois de rapport, c’est, dit-il, « à cause de son marbre »13. Un autre critère fait régulièrement son apparition, et entraîne constamment la distraction, c’est l’attribution à l’ébéniste Boulle. Marianne Clerc a mis en lumière l’estime accordée à cet artisan dont la marqueterie caractéristique fait, auprès des commissaires, unanimement mouche. Ayant analysé les objets d’art saisis chez les émigrés et les condamnés à partir des registres du dépôt national de la rue de Beaune où ils étaient entreposés, elle révèle que plus de 40 % des meubles retenus par les commissions sont attribués au maître ébéniste.14 Il ne faut donc pas s’étonner de voir mis en réserve par le graveur Moreau et le peintre Lemonnier à la chancellerie de Compiègne un couple de « belles commodes à tombeau, du très beau Boule [sic] ». Boizot lui aussi retient du mobilier de Marly une commode « à trois tiroirs en bois de placage […], assez précieuse par son travail entier, estimé de Boulle »15. Ces catégories de meubles posent rarement problème. Ils sont sélectionnés sans hésitation, sur des critères que l’on peut considérer – puisqu’ils sont successivement appliqués en plusieurs endroits – comme communément admis. D’autres objets suscitent, dans le cours du processus de sélection, questionnements et hésitations. C’est pour ces pièces, porcelaines et tapisseries notamment, qui sont, par leur qualité et leur préciosité, « à la limite » des critères d’entrée au Muséum mais qui finalement ne l’intègrent pas, que l’on adopte cette forme de sélection intermédiaire que nous évoquions, consistant à les faire momentanément échapper à l’aliénation. C’est le cas à Versailles de dizaines de tapis d’Aubusson et de Savonnerie – à la demande de la commission temporaire des arts.16 À Marly, ce sont treize vases « fort riches » en porcelaine de Sèvres qui, ignorés dans les sélections des commissions artistiques, sont distraits pour leur valeur à l’initiative des organisateurs de la vente.17 « Quoique non réservés par Boizot [ils] pourraient, écrivent-ils au Conservatoire des arts le 6 pluviôse an II, figurer au Muséum. » Ils ne sont finalement pas, malgré leur beauté, « jugés dignes d’être portés au Muséum »18.

7 Quelques conclusions générales peuvent être dégagées de ces faits distincts car, au-delà des jugements de valeur portés sur les pièces mobilières intégrées au Muséum au moment de leur sélection (moderne, belle, précieuse, etc.), des tendances générales semblent à l’œuvre. La préciosité n’est pas le premier critère de sélection, mais la singularité. Est conservé ce qui sort de l’ordinaire, ce qui est « curieux » (le mot revient souvent) et donc rare. Dans les tables en pierre dure que l’on sélectionne, c’est avant tout la pierre que l’on regarde, sa longueur souvent exceptionnelle, le caractère unique des veines de son marbre. C’est peut-être, au-delà du meuble, le « morceau d’histoire naturelle19 » qu’il représente, que l’on admire. C’est ensuite le tour de force artisanal qui motive la sélection, entraîne la soustraction systématique des productions de Boulle et fait regretter à Mathieu la vente des tables de bois pétrifié – où le « travail d’art » avait « embelli la nature ». Bref, ce sont tous les meubles qui, de l’avis des révolutionnaires, échappent au sériel, au multiple – alors que la majorité était issue de commandes en série20. Cette donnée renvoie en fait au caractère nécessairement sélectif des procédures révolutionnaires de tri, que l’on applique d’ailleurs aussi bien dans le champ des arts décoratifs que dans celui des beaux-arts. La distraction des ventes des « monuments des arts » ne doit pas seulement répondre à des impératifs typologiques (qui conduiraient, par exemple, à soustraire des ventes tous les tableaux). Au contraire, sculptures et peintures font l’objet de sélections critiques : celles de qualité médiocre, mais aussi les doubles et les œuvres redondantes suivent ainsi le chemin de l’aliénation. C’est la raison pour laquelle des peintures furent dispersées lors des ventes du mobilier de Versailles, Marly, Saint-Cloud et Bellevue. Le 17 septembre

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1793 d’ailleurs, le ministre de l’Intérieur Jules-François Paré écrivait à la commission des monuments pour contester officiellement les distractions envisagées par ses commissaires lors de leurs missions à Marly, Rambouillet et Saint-Germain, les objets ne paraissant pas « d’une assez grande importance » pour rejoindre les collections du Muséum de Paris. En somme, le ministre regrettait que la Commission n’ait pas été suffisamment « sélective », en particulier à l’égard de peintures de Natoire et de Vouet21. Ce refus de l’accumulation apparaît bientôt comme la donnée essentielle des réflexions sur la constitution des collections nationales. Dans un projet d’instruction anonyme émanant de la Commission des monuments sur l’installation de musées dans les églises nationalisées et qui évoque l’élaboration de leurs fonds, on prévoit ceci: « Quant aux objets qui sont communs et qui se trouveront en beaucoup plus grand nombre que les musées, il suffira à chaque musée d’en posséder deux, le reste sera vendu22. »

8 Ces réflexions ont bien entendu des conséquences sur la sélection des meubles. Il semblerait ainsi qu’à Versailles, un meuble de Riesener, le secrétaire du comte de Provence (ill. 2) « allait être retiré de la vente comme pièce d’art précieuse pour être conservé au Muséum, d’après le décret relatif à ces objets ; mais y ayant été trouvés deux à peu près semblables dans le Garde-meuble, on s’est borné à n’en conserver qu’un23 ».

Ill. 2: Jean-Henri Riesener, Secrétaire à cylindre du comte de Provence à Versailles

1774, Waddesdon Manor Cl. National Trust, Waddesdon Manor

9 Une idée de l’aboutissement de ces considérations sur la place du multiple dans le musée de la République est enfin donnée dans l’exemple significatif du guéridon de la comtesse du Barry à Louveciennes (ill. 3).

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Ill. 3: Charles-Nicolas Dodin et Martin Carlin, Table dite « guéridon de madame du Barry »

1774, musée du Louvre Cl. Musée du Louvre/A. Dequier.

10 Ce meuble d’exception, dont le plateau était orné de plaques en porcelaine tendre de Sèvres, fait sans surprise partie des objets sélectionnés sur décision de la commission des arts locale, en pluviôse an II. Pourtant, des voix discordantes s’élèvent. La commission des subsistances, qui a alors la charge d’écouler selon de nouvelles modalités certaines parties du mobilier nationalisé, milite pour son aliénation. Au printemps 1794, elle dresse à Louveciennes : [L’]état des objets enlevés chez la Dubary [sic] par la Commission des arts de Versailles, et jugés n’être pas faits pour ouvrir un Muséum d’autant que la République possède et possèdera toujours des ouvriers et des fabricants en état de reproduire les mêmes objets24.

11 L’argument avancé ne relevait pas uniquement de l’ordre de l’intérêt financier et donne un ultime éclairage sur la position des meubles à l’heure de la sélection « patrimoniale » car si la singularité de certains ne faisait aucun doute, leur plus grand défaut était d’être non seulement multiples, mais duplicables.

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NOTES

1. Exposé succinct des travaux de la Commission des monuments depuis son établissement en novembre 1790, 3 frimaire II. 2. Je souligne. 3. Rapport fait à la Convention au nom du Comité d'instruction publique, par Mathieu, député, le 28 frimaire, l'an 2e de la République française. Le rapport entier est édité dans Jean Guillaume éd., Procès-verbaux du comité d'Instruction publique de la Convention nationale, Paris, 1897, vol. III, p. 171-181. 4. La question a été soulevée par Marianne Clerc dans un article publié dans les Cahiers du CRHIPA [Centre de recherche en histoire et histoire de l'art. Italie, pays alpins] de l'université de Grenoble. « Le mobilier à l'heure du choix révolutionnaire : la notion d'œuvre d'art en question ? », Cahiers no 3, 2000, « Musées perdus, musées retrouvés », p. 91-99. 5. Jean-Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, vol. V, Paris, 1825. « Décret portant réunion des commissions établies pour la conservation des monuments des arts et des sciences », 18 octobre 1792, p. 30-31. 6. Voir la fameuse « Instruction concernant la conservation des monuments » du 15 décembre 1790. 7. Louis Tuetey éd., Procès-verbaux de la Commission des monuments, pièce annexe XXIX, Paris, 1902, vol. I, p. 324-325. 8. Louis Tuetey éd., Procès-verbaux de la Commission des monuments, pièce annexe XVII, Paris, 1902, vol. I, p. 305-306. 9. Louis Courajod, Alexandre Lenoir. Son journal et le musée des monuments français, Paris, H. Champion, 1878, vol. I, p. 122. 10. Lettre des commissaires du conseil exécutif provisoire et du district de Versailles « aux membres du Conservatoire des arts », 6 pluviôse an II. Arch. dép. Yvelines, 2Q73, pièce no 29. 11. Louis Tuetey éd., Procès-verbaux de la Commission des monuments, op. cit., p. 314-315. 12. Ibid., p. 314-315. 13. « Inventaire des objets sélectionnés par la Commission des monuments », 11 frimaire an II. Arch. dép. Yvelines, 2Q73. 14. Marianne Clerc, « Le mobilier à l'heure du choix révolutionnaire : la notion d'œuvre d'art en question ? », op. cit., p. 93‑94. 15. « Inventaire des objets sélectionnés par la Commission des monuments », 11 frimaire an II. Arch. dép. Yvelines, 2Q73. 16. « Procès-verbal d'inventaire des meubles […] qui n'ont pu être vendus à la vente du mobilier de la ci-devant liste civile à Versailles », 22 fructidor an II. Arch. dép. Yvelines, 2Q66. 17. L'implication des autorités administratives dans les politiques de sélection fut très forte lors de l'organisation des ventes du mobilier des résidences royales. 18. Lettre des commissaires du conseil exécutif provisoire et du district de Versailles « aux membres du Conservatoire des arts », 6 pluviôse an II. Arch. dép. Yvelines, 2Q73, pièce n° 29. 19. C'est l'expression qu'utilise Mathieu dans son rapport, à propos des tables de Marie- Antoinette. 20. Daniel Meyer, « Les meubles sont-ils vraiment des œuvres d'art ? », Connaissance des arts, no 433, mars 1988, p. 86-97. 21. Louis Tuetey éd., Procès-verbaux de la Commission des monuments, op. cit., vol. II, p. 13. 22. Ibid., vol. I, p. 256-267.

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23. C'est ce que précise une curieuse liste, publiée en Hollande en 1794, de meubles vendus à Versailles. Charles Davillier, « La vente du mobilier de Versailles pendant la Terreur », Gazette des Beaux-arts, Paris, 1877, 30 p. 24. Stéphane Grandjean, « Le guéridon de Madame du Barry provenant de Louveciennes », Revue du Louvre, no 1, Paris, 1979, p. 44-49.

RÉSUMÉS

La Révolution française est, d’un point de vue patrimonial, le moment du choix. Les vagues de nationalisation successives viennent gonfler la masse du mobilier destiné à l’aliénation et, en contrepoint, donnent aux révolutionnaires l’occasion de « patrimonialiser » (nous entendons, par patrimonialiser, le fait d’intégrer après sélection un certain nombre des effets confisqués à un corpus rendu inaliénable: celui du patrimoine de la nation) un certain nombre de « monuments » finalement conservés. L’exercice de la vente, marquant ainsi la genèse du « geste de choisir », s’est donc accompagné de celui du tri, de la distraction, d’autant plus délicat à saisir que les contours en sont toujours restés flous et que ses critères n’ont jamais été clairement définis. Au- delà donc du caractère nécessairement arbitraire de ces sélections (« Les œuvres d’art avaient leur tribunal révolutionnaire », disait l’historien d’art Louis Courajod), des tendances générales ont été à l’œuvre que les soustractions opérées lors des ventes des meubles des résidences royales, organisées entre 1793 et 1795, permettent de restituer. Elles relativisent l’idée de distractions uniquement typologiques et mettent en exergue le principe implicite qui y a présidé: ne garder que l’unique, que ce qui échappe au sériel – même dans le champ des beaux-arts. Face à la richesse quantitative de ce mobilier, les distractions patrimoniales révolutionnaires se font inévitablement sélectives; le refus de l’accumulation apparaît alors comme la donnée essentielle des réflexions sur la constitution des collections nationales. On comprend aisément, à cet égard, le problème que posaient les meubles meublants, même d’exception: si les commissions préposées aux distractions affirmaient explicitement qu’ils avaient bien leur place dans les sélections, la règle tacite qu’elles appliquaient condamnait majoritairement ces productions, issues de commandes en série, à l’aliénation. Des objets ont pourtant suscité, au cours du processus de sélection, questionnements et hésitations. Une solution intermédiaire put alors être adoptée, ce qui ne justifiait pas totalement une distraction patrimoniale, qui fit néanmoins l’objet d’une sélection « commerciale » soustrayant temporairement le meuble à la vente. Les cas des tables en pétrification de Marie-Antoinette ou du guéridon de la du Barry se ressentent de ces inflexions et donnent un ultime éclairage sur la position des meubles à l’heure de la sélection « patrimoniale », car si la singularité de certains ne faisait aucun doute, leur plus grand défaut était d’être non seulement multiples, mais « duplicables ».

French revolution was, in the history of the creation of public collections, the moment of choice. While some of the furniture and works of art which had been nationalized were intended to be auctioned, others were regarded as « monuments » and preserved. The criteria for that selection were never clearly worked out, and that is why it can often appear as arbitrary (« Works of art had their Revolutionary tribunal », said art historian Louis Courajod). But a general pattern can nevertheless be described while looking at the selections which were done before royal furniture was auctioned, between 1793 and 1795. Thus, selections were not only done according to typological criteria, but following a general principle: keeping what was regarded as unique,

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what had not been serially produced. From this point of view, the very first demand of the revolutionary authorities was to be selective, and the issue raised by the furniture is easily understood – since they rarely were unrepeatable. Marie-Antoinette’s petrified wood tables and Du Barry’s pedestal table cases throw light on that difficulty, and on the ambiguous position occupied by the furniture in the selections.

Was das Nationalerbe anbelangt, erweist sich die französische Revolution als die Zeit der Auslese. Die aufeinanderfolgenden Nationalisierungswellen wurden zum Anlass, eine beträchtliche Menge von Mobiliar, das enteignet werden sollte, zu sammeln. Es gab für die Revolutionäre Anlass zu „patrimonialiser“, d.h. konfiszierte Besitzgüter nach Selektion als „Kunstdenkmal“ in die unübertragbar gewordene Korpusliste des Nationalerbes einzutragen. Durch die praktische Erfahrung der Verkäufe entwickelte sich die „Geste der Selektion“, deren ungenaue Umrisse und nie festgesetzte Kriterien schwer aufzufassen sind. „ Auch die Kunstwerke hatten ihr Revolutionstribunal “, schrieb der Kunsthistoriker Louis Courajod. Über die unvermeidliche Willkürlichkeit des Auswählens hinaus führt die Beobachtung der Verkäufe des Mobiliars der königlichen Wohnstätten zwischen 1793 und 1795 einige allgemeine Gesichtspunkte vor Augen. Es wurden nicht nur typologische Kriterien herangezogen, sondern auch dieses stillschweigende Prinzip, dass nur Einzelstücke zu behalten seien, was jede Serienanfertigung ausschloss. So geschah es auch im Bereich der bildenden Künste. Angesichts der Anzahl der Angebote trafen also die Revolutionäre eine selektive Auswahl für das Kulturerbe. Das wesentliche Kriterium in der Erstellung der nationalen Kunstsammlungen scheint die Abneigung gegen Anhäufung zu sein. Aus diesem Grund wurden alle Möbel, die vornehmeren inbegriffen, in Frage gestellt : selbst wenn die Kommissionsmitglieder ihnen einen wertvollen Platz in der Auslese ausdrücklich anerkannten, hielten sie sich doch an die stillschweigende Regel, mehrfach bestellte Möbel auszuschließen. Im Lauf des Auswahlvorgangs gaben gewisse Stücke sogar Anlass zu schwierigen Abwägungen, die manchmal zu Kompromissen führten. Was sich dem Nationalerbe beispielsweise als nicht direkt geeignet erwies, konnte doch aus kommerziellen Gründen dem Verkauf momentan entzogen werden. Besonders repräsentativ ist der Fall der Tische aus versteinertem Holz von Marie-Antoinette oder der des Leuchtertisches der du Barry. Bei dieser Auswahl für das „Nationalerbe“ war selbstverständlich der einzigartige künstlerische Wert gewisser Angebote unbestritten, aber als deren hauptsächliche Schwäche galt nicht nur ihre Anzahl sondern ihr „duplizierbares“ Gepräge.

AUTEUR

RÉMI GAILLARD Rémi Gaillard, archiviste paléographe, a soutenu en juin 2010 un master 2 intitulé « Un encan pur et simple »? Un aperçu de l’organisation des ventes révolutionnaires du mobilier royal (1793-1795). Il a soutenu en mars 2011 sa thèse d’établissement, dir. de Jean-Michel Leniaud, intitulée « Après qu’il s’est assemblé marchands-fripiers, tapissiers, revendeurs et autres citoyens ». Étude institutionnelle des ventes révolutionnaires du mobilier royal, 1793-1795 (Versailles, Marly, Saint-Cloud, Bellevue), pour laquelle il a obtenu le prix Auguste-Molinier qui récompense la meilleure thèse de la promotion.

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La maîtrise d’œuvre des halles de l’ancien marché de La Villette The project manager of the old market of La Villette Die Baumeisterschaft der Hallen des früheren Viehmarktes La Villette in Paris

Florie Alard

1 L’approvisionnement en viande de la ville de Paris est sujet à une réorganisation progressive au cours du XIXe siècle. L’instauration d’un marché aux bestiaux central et moderne en remplacement des principaux marchés de Sceaux et Poissy fait l’objet de longs débats au sein des instances administratives de la préfecture de Seine et de la Ville de Paris. Finalement, avec l’appui du préfet Haussmann, c’est le terrain de la Villette qui est choisi. Situé à proximité du centre de la capitale, desservi par le canal de l’Ourcq, les routes d’Allemagne et de Flandre, et bientôt par un embranchement du chemin de fer de Ceinture, ce site présente des avantages géographiques considérables. En 1860, la municipalité de Paris fait appel à Victor Baltard (1805-1814), nouvel architecte en chef et directeur des travaux de la capitale et du département de la Seine, pour réaliser les plans du futur marché et de ses abattoirs accolés. Le marché s’organise principalement autour des trois halles monumentales de fonte, fer, zinc et verre, aux dimensions jusque-là sans précédent dans l’histoire de l’architecture métallique et abritant respectivement la vente des bœufs pour la plus vaste, celle des moutons et celle des porcs ou veaux pour les deux latérales plus petites1. La gestion du chantier de construction est confiée à un autre architecte. Deux noms apparaissent alors dans les sources : Jules de Mérindol (1815-1888) dans la plupart des études contemporaines et Adolphe Janvier (1818-1878) dans les écrits du XIXe siècle.

Le projet de Victor Baltard

2 Victor Baltard reprend à la Villette les mêmes exigences modernes d’économie, d’hygiène et, dans une moindre mesure, de style qu’il a déjà employé pour les Halles centrales. Ce dernier chantier lui a d’ailleurs valu sa notoriété. Baltard a également recours aux mêmes matériaux modernes au coût limité. La fonte est utilisée pour les

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points d’appui portant la charge des combles, le fer puddlé et forgé pour la structure légère, résistante au feu, imputrescible et économique de la charpente et le zinc sert de couverture, malléable et également économique. Les fermes employées (ill.1) ne sont pas du genre Polonceau dont le rendu esthétique ne plait pas à Baltard qui refuse déjà de les employer aux Halles centrales2.

Ill 1. : Victor Baltard, halle aux bœufs, détail de la charpente après les restaurations de Bernard Reichen et Philippe Robert en 1985

Cl. Florie Alard.

3 Les points d’appui occupent peu de place au sol afin de créer un unique et vaste espace optimisé qui permet d’abriter un grand nombre de bêtes et de personnes sur le modèle des nouveaux halls de gare. La grande luminosité naturelle sous les abris est assurée par des lanterneaux et des chiens-assis (ill.2) composés de lames de persiennes en verre qui permettent un renouvellement permanent de l’air sous la couverture.

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Ill. 2 : Victor Baltard, halle aux bœufs, élévation extérieure de quatre travées avec chiens-assis et lanterneau, après les restaurations de Bernard Reichen et Philippe Robert en 1985

Cl. Florie Alard.

4 La lumière a fait l’objet d’une étude particulière ayant abouti à la création de ces éléments peu communs – si ce n’est nouveaux – que sont les chiens-assis illuminant les bas-côtés (ill.3). Enfin, les sols sont pavés sauf sous la halle aux moutons où le revêtement est en béton.

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Ill. 3 : Victor Baltard, halle aux bœufs, travée intérieure avec chien-assis, après les restaurations de Bernard Reichen et Philippe Robert en 1985

Cl. Florie Alard.

5 Les principaux éléments structurels sont donc les mêmes qu’aux Halles centrales mais déclinés de manière différente. Certaines analogies avec d’autres édifices parisiens réalisés3 ou simplement projetés4 et le marché aux bestiaux de Copenhagen de Londres construit en 1855 par l’architecte J.-B. Bunning ont été relevées mais sans qu’on puisse affirmer que Baltard s’en soit véritablement inspiré5. D’ailleurs, ces similitudes relèvent plutôt d’une avancée générale des techniques en matière d’architecture métallique qui se développe largement pour les nouvelles gares et marchés. Les halles de la Villette se distinguent néanmoins des autres édifices parisiens du même type par le fait qu’elles n’emploient à aucun moment la pierre ou la brique ; elles affichent, presque ostentatoirement, les pièces de métal et de verre directement sorties des usines. Le résultat esthétique est donc sans précédent. Baltard a progressivement épuré la décoration comme le montre ses dessins préparatoires conservés à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris pour finalement supprimer tout élément décoratif métallique. Ce métal est là envisagé comme un pur produit de l’industrie, dont la fonction est uniquement utilitaire, fonctionnelle et économique. Il est aussi employé pour l’innovation architecturale qu’il permet : la halle aux bœufs est le plus grand édifice parisien permanent en métal en 1867 ; son gigantisme fait de cette construction une référence historique. Malheureusement, le marché et ses halles ne suscitent pas l’admiration des Parisiens qui semblent ignorer cette infrastructure à la fonction peu prestigieuse et implantée dans un quartier industriel et ouvrier.

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Jules de Mérindol ou Adolphe Janvier ?

6 Dans ses Mémoires, le baron Haussmann évoque Jules de Mérindol en ces termes : Cet Artiste distingué, qui n’appartenait pas à mon administration, fut mis en relations avec elle, comme Architecte du Gouvernement, à l’occasion des bâtiments de l’ancien Temple […]. Mais son œuvre capitale est le Grand Marché de la Villette, très largement conçu, très habilement exécuté, suivant le programme de la concession adjugée à la Société « l’Approvisionnement » […]. Le choix de M. de Mérindol, comme Architecte, fut soumis à mon approbation, que je n’avais, on le comprend, aucune raison de refuser6.

7 Haussmann cite également Adolphe Janvier, mais de manière beaucoup moins élogieuse, comme ayant dirigé la construction des abattoirs de la Villette. Si nous en restons là, il semble que Mérindol ait été nommé à la direction des travaux du marché par la société privée l’Approvisionnement à qui la Ville a confié la gestion de la construction et de l’exploitation7 tandis que Janvier a été choisi par l’administration publique pour diriger la construction des abattoirs. Cela pourrait être probable car Mérindol s’est déjà illustré dans le domaine de l’architecture métallique en érigeant les marchés parisiens de Saint-Honoré (vers 1864)8 et du Temple (1863-1865) 9 pour la compagnie des Marchés du Temple et Saint-Honoré gérée par le banquier Ferrère10. Par ailleurs, plusieurs auteurs contemporains comme Bernard Marrey et Paul Chemetov n’attribuent à Mérindol que la construction de la halle aux bœufs et ceci, sous la direction de Janvier en tant qu’architecte en chef des travaux11. Cependant, excepté Haussmann, aucun autre auteur du XIXe siècle ne cite Mérindol comme l’auteur de la construction d’une ou plusieurs halles de la Villette. Ils parlent tous d’Alphonse Janvier. Baltard, dans le Complément de la Monographie des Halles centrales de Paris dit lui-même : « C’est sur cet emplacement irrégulier [de la Villette] que comme architecte en chef, directeur des travaux de Paris, j’ai été appelé à donner les plans de ce double établissement, et que M. Janvier, architecte ordinaire du XXe arrondissement, en a suivi l’exécution12. » Quel a donc été le rôle de chacun ?

8 Né à Milan en 1815 de parents français, Jules Charles Joseph de Mérindol entre en 1836 à l’École des Beaux-arts dans la section Architecture. Il y suit les cours d’Antoine-Marie Peyre. À partir de 1845, il est architecte des Monuments historiques, puis trois ans plus tard architecte diocésain de Poitiers. En 1849, il cumule la fonction de rapporteur à la commission des arts et édifices religieux pour les secours aux églises paroissiales. À Paris, il se fait connaître pour les réalisations de l’hôtel et de la salle de l’Athénée ainsi que celle des marchés Saint-Honoré et du Temple. Remarquons enfin que Jules de Mérindol n’a jamais été architecte municipal, salarié de la ville de Paris. Il entre dans la Légion d’honneur par décret du 14 août 1868 et meurt en 1888.

9 Les documents des archives relatifs aux travaux du marché de la Villette n’évoquent à aucun moment Mérindol : son nom n’y est pas cité et sa signature n’y figure pas13. De même, ni Baltard ni la presse contemporaine ne font allusion à cet architecte, se contentant de citer le nom de Janvier. Serait-ce parce que Mérindol n’est que le second de Janvier qui est le véritable responsable du chantier ? Cet argument est étonnant car au commencement des travaux de construction en 1865, Mérindol a déjà atteint une certaine notoriété à Paris et le citer ne ferait qu’augmenter le prestige du marché aux bestiaux, quand le nom de Janvier reste moins connu. D’autre part, Mérindol est élevé au rang de chevalier de la Légion d’honneur en 1868. Sur son dossier de candidature14 et

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sur celui spécifiant son attribution officielle15 il est écrit que l’architecte s’est fait remarquer à Paris pour différents bâtiments dont la liste omet le marché de la Villette.

10 Il semble donc que Mérindol n’ait pas participé au chantier du marché de la Villette. Mais pourquoi Haussmann cite-t-il son nom dans ses Mémoires ? D’après le cahier des charges de la régie intéressée du marché, la société l’Approvisionnement est chargée à l’origine de « l’établissement » du marché. Ce terme flou ne nous permet pas d’affirmer franchement qu’il s’agit de la construction elle-même. Les rapports des assemblées générales de l’Approvisionnement et les projets de modifications de son statut conservés aux Archives nationales viennent nous éclairer à ce sujet. Dans ces documents, s’il s’agit de la « création et de l’exploitation » du marché à l’origine, il n’est plus rapidement question que son financement et de sa gestion16. Ainsi, la construction aurait été dans un premier temps envisagée par la régie, puis confiée au service d’architecture de la capitale sans qu’on en connaisse les raisons précises, le financement initial étant néanmoins assuré par la société de crédit qu’est l’Approvisionnement.

11 Louis-Idelphonse Janvier, connu sous le prénom de Louis-Alphonse, est né à Dreux en 181817. Il entre à la section Architecture de l’École des Beaux-arts en 1839, trois ans après Mérindol. Il est l’élève d’Adhémar et de Léon Vaudoyer. Il commence à travailler pour la ville de Paris en 1844. En 1860, suite à la création par le préfet Haussmann du corps des architectes municipaux qui ne s’occupent que des travaux de constructions et d’entretien des nouveaux bâtiments de la capitale, Janvier est nommé architecte ordinaire de la 10e section, c’est-à-dire des XIXe et XXe arrondissements18, et est donc salarié de la Ville. Mais en 1866, une nouvelle répartition géographique des architectes s’opère, « la pratique ayant révélé que deux arrondissements constituent une trop lourde charge »19, Janvier est alors nommé dans le XVe arrondissement uniquement. La même année, il est détaché de sa nouvelle section pour diriger les travaux du marché de la Villette20. Un rapport du conseil municipal de la Ville de Paris rédigé par Viollet- le-Duc en 1876 et conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris atteste de cette nouvelle fonction21. Il semblerait que Janvier soit ensuite resté attaché au XIXe arrondissement puisqu’il signe un rapport du 12 octobre 1871 en ces termes : « L’architecte du XIXe arrondissement Janvier22. » C’est cette même année qu’il quitte le service de la Ville, le XIXe arrondissement revenant alors à Étienne-François Gancel 23. En reconnaissance de son travail pour la Ville de Paris, Janvier est nommé architecte honoraire en 1875 et « obtient le droit de siéger au conseil d’architecture »24. Malgré son départ du service municipal qui est normalement synonyme de retraite, Janvier n’arrête pas son travail au marché et aux abattoirs de la Villette comme l’attestent les documents relatifs aux travaux réalisés sur ces sites et qui portent toujours sa signature jusqu’à la fin de 1877. Mis à part la Villette, Janvier a construit d’autres bâtiments municipaux d’ampleur beaucoup moins importante comme, par exemples, la caserne de l’Hôtel de Ville (1863) située 2, rue Lobau et servant d’annexe à la caserne Napoléon qu’elle jouxte et dont elle reprend la façade, une école rue des Couronnes dans le vingtième arrondissement25 et une autre école maternelle pour fille rue des Bois (XIXe arrondissement, 1874-1875)26.

12 À la suite du chantier du marché aux bestiaux et des abattoirs de la Villette qui est le plus important de sa carrière, Janvier est fait chevalier de la Légion d’honneur le 15 août 186927. Lors de l’Exposition universelle de 1878, le marché aux bestiaux et les abattoirs de la Villette sont présentés et l’architecte reçoit une médaille d’honneur en

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concourant dans la classe 4 « dessin et modèle d’architecture » appartenant au groupe 1 « œuvres d’art »28.

13 Lorsque le marché ouvre en octobre 1867, il n’est pas totalement terminé bien que les principaux bâtiments soient achevés. Janvier assure alors la continuité des travaux dans les années qui suivent. Il rédige les cahiers des charges, gère le calendrier, soumet les propositions de travaux à l’approbation municipale et préfectorale, participe aux adjudications, reste l’interlocuteur principal des entrepreneurs. Il est remplacé à la fin de l’année 1877 ou en 1878 par Louis-Ernest Lheureux (1827-1898), élève d’Henri Labrouste et architecte de la nouvelle bibliothèque de l’École de droit de Paris (1876-1878) dont il se charge en 1893, de l’agrandissement du collège Sainte-Barbe (1881-1882) ou encore des entrepôts de Bercy vers 188629.

14 Louis-Alphonse Janvier semble effectivement avoir dirigé la construction du marché et des abattoirs de la Villette, ce qui lui a valu deux récompenses considérables : l’entrée dans la Légion d’honneur et une médaille d’honneur à l’Exposition universelle de 1878. En tant qu’architecte ordinaire sous Haussmann, il a bénéficié d’une carrière privilégiée au sein d’un nouveau service municipal d’architecture que le préfet de Seine voulait efficace, honorable et ambitieux. Quant à Mérindol, il n’est pas fonctionnaire mais reste lié à la société privée l’Approvisionnement avec qui il a peut-être collaboré pour d’autres marchés de moindre ampleur. Mais les documents officiels de l’époque ne font jamais allusion à sa participation au chantier de la Villette et il est donc finalement peu probable qu’il y ait participé. Reste à savoir s’il a pu avoir un rôle quelconque dans l’élaboration du projet aux côtés ou parallèlement à Victor Baltard30.

NOTES

1. Les trois halles font 83 mètres de large et 20 mètres de haut. La halle aux bœufs s’étend sur 206 mètres et les deux autres sur 116 mètres. Elle est toujours présente dans l’actuel parc de la Villette et bénéficie de l’inscription au titre des Monuments historiques depuis 1979. Elle a été restaurée en 1985 et reconvertie en un espace culturel polyvalent par les architectes Bernard Reichen et Philippe Robert. 2. Victor Baltard, Félix Callet, Monographie des halles centrales de Paris construites sous le règne de Napoléon III et sous l’administration de M. le Baron Haussmann, Paris, A. Morel et Cie, 1863, p. 26 : « Ces fermes [Polonceau] produisent à l’œil un réseau compliqué dont l’effet est loin d’être satisfaisant. » 3. Parmi lesquels la gare du Nord de Jacques Hittorff (1865) dont les bas-côtés, comme à la Villette, ne possèdent pas de tirants qui sont rendus inutiles du fait de la présence de console en fonte en haut des colonnes contreventant les fermes. 4. Parmi lesquels la structures des projets d’Hector Horeau pour les expositions universelles de 1851, 1862 et 1867 ainsi que le projet de halles centrales d’Eugène Flachat 5. 5. E. Walford, « The northern suburbs : Holloway », Old and New London, 5, 1878, p. 373-388. La vente des veaux et porcs a lieu sous des halles ouvertes sur l’extérieur et couvertes par des toits « lumineux et partiellement vitrés supportés par des colonnes en fer qui servent aussi à évacuer l’eau ».

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6. Georges-Eugène Haussmann, Mémoires du Baron Haussmann : les grands travaux de Paris, Paris, Durier, 1979, t. II, p. 310- 311. 7. La Ville de Paris a en effet opté pour un système de régie du marché aux bestiaux de la Villette. La société l’Approvisionnement, Société de Crédit des Halles et Marchés de Paris a été choisie par adjudication publique le 20 janvier 1865 pour financer la construction et gérer l’exploitation du marché pendant cinquante ans. 8. 8 Voir Anatole de Baudot, « Marché Saint-Honoré. M. de Mérindol architecte », Gazette des architectes et du bâtiment, Paris, A. Morel, 1864, t. II, p. 265-267 et 279-286. 9. 9 Paul Chemetov, Bernard Marrey, Familièrement inconnues… Architectures à Paris. 1848-1914, cat. exp., Paris, Bon Marché, Paris, Secrétariat d’État à la Culture, 1976, p. 37 et p. 160. 10. 10 M. Ferrère est un banquier parisien, gérant de la Compagnie des Marchés du Temple et Saint-Honoré et directeur de la Compagnie Générale des Marchés. Il exploite en tout quatorze marchés en 1871. Voir Paris, Archives de la Ville, VM25, 3 : Note pour la Commission des Marchés, 1871. 11. Paul Chemetov, Bernard Marrey, Architectures à Paris. 1848-1914, Paris, Dunod, 1984 (2e édition), p. 46. 12. Victor Baltard, Complément de la Monographie des Halles centrales de Paris. Parallèle entre divers édifices de même ordre, halles, marchés, abattoirs, anciens ou modernes, français ou étrangers, Paris, Ducher, 1873, p. 8. 13. Voir Paris, Archives de la Ville : VM26, 3, 4, 5, 6. Malheureusement, ces fonds d’archives ne contiennent pas les marchés ni les attachements passés lors de la construction avec les principaux entrepreneurs tels que la Maison Joly en serrurerie et la fonderie de Mazières. 14. Paris, Arch. nat., F70, 118 : Dossier de proposition de Légion d’honneur du Ministère d’État. 1849-1870. 15. Paris, Arch. nat., F19, 7232 : Légion d’honneur, dossier « De Mérindol ». 16. Paris, Arch. nat., F 12, 6786 : Société l’Approvisionnement : « Assemblée extraordinaire des actionnaires du 16 février 1865. Rapport du Conseil d’Administration », p. 5. 17. Paris, Arch. nat., AJ 52, 369 : Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts. Dossiers individuels des élèves. 18. Alice Thomine, « L’œuvre des architectes municipaux », Le Vingtième arrondissement, la montagne à Paris, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1999, p. 111. 19. Ibid. 20. Paris, Archives de la Ville, VM26, 3. 21. 21 Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, « Rapport par M. Viollet-le-Duc, au nom de la 5e commission, sur la réclamation de M. Janvier, architecte de la ville, chargé de la construction des abattoirs et du marché aux bestiaux de la Villette », annexe au procès-verbal de la séance du conseil municipal du 9 mai 1876, Paris, s.n., 1876. 22. Paris, Archives de la Ville, VM26, 3. 23. 23 Alice Thomine, « L’œuvre des architectes municipaux », op. cit., p. 111. 24. Alice Thomine, » Administration et architecture : l’exemple de la Ville de Paris (1850-1900) », Cahiers de la Rotonde, Paris, Rotonde de la Villette, 1999, no 21, p. 138. 25. Louis-Thérèse David de Penanrun, François Roux, Edmond-Augustin Delaire, Les architectes élèves de l’École des Beaux-arts, Paris, Librairie de la construction moderne, 1907 (2e éd.), p. 300. Voir aussi Paris, Centre de documentation du musée d’Orsay, dossier Louis-Adolphe Janvier. 26. L’École primaire à Paris 1870-1914, cat. exp., Paris, Mairies des XVe et IIe arrondissements, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1985, p. 101. 27. Revue générale de l’Architecture et des travaux publics, 1869, vol. 27, p. 193. 28. Anonyme, « Abattoirs et marché aux bestiaux de la Villette (no 427 du catalogue) », Exposition universelle de 1878. Notices sur les objets et documents exposés par les divers services de la ville de Paris et du département de la Seine, Paris, A. Chaix et Cie, 1878, p. 193-196.

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29. Anne Dugast, Isabelle Parizet, Dictionnaire par noms d’architectes des constructions élevées à Paris au XIXe et XXe siècles (période 1876-1899), Paris, 1993, t. II, p. 70. 30. Reste que Joris Karl Huysmans, pourtant bien informé, signale lui aussi à Émile Zola que Mérindol était le constructeur du marché de la Villette, Ndlr.

RÉSUMÉS

La Ville de Paris s’équipe, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, de nouveaux abattoirs et d’un marché aux bestiaux aux dimensions sans précédent sur le terrain de la Villette. En 1860, la municipalité de Paris fait appel à Victor Baltard (1805-1914) pour réaliser cet immense complexe inauguré le 21 octobre 1867. Le marché s’organise principalement autour de trois halles monumentales de fonte, fer, zinc et verre. Baltard y emploie les principaux éléments structurels qu’il a auparavant expérimentés lors de l’érection des Halles centrales à partir de 1853 ; mais il sait aussi faire preuve d’innovation. En effet, l’architecte affiche, pour la première fois et presque ostentatoirement, les pièces de métal et de verre directement sorties des usines, à peine agrémentées d’ornements. Le résultat esthétique, allié au gigantisme des constructions, est donc sans précédent. Si le projet a bien été mis au point par Baltard, les sources anciennes et récentes divergent sur l’identité de l’architecte qui avait en charge la gestion des travaux. Elles citent, pour certaines, Jules de Mérindol (1815-1888) et, pour d’autres, Adolphe Janvier (1818-1878). Le premier, qui s’illustre lors de la construction des marchés Saint-Honoré et du Temple, est évoqué dans les Mémoires du baron Haussmann tandis que Baltard parle du second, architecte ordinaire de la Ville. Les sources anciennes comme les archives municipales, les articles de presse générale et spécialisée, ou les dossiers de Légion d’honneur des Archives nationales confirment la place essentielle jouée par Janvier au marché de la Villette et éliminent Mérindol en tant que responsable des travaux.

In the second part of the 19th century, the city of Paris was equipped with a new huge central slaughterhouse and animal market in La Villette, a village with geographical advantages annexed to Paris in 1860. The same year, the city of Paris asked architect Victor Baltard (1805-1814) to project both monuments inaugurated on October 21th 1867. The market was divided into three monumental halls made of cast iron, tin and glass. Baltard used the same main structures for the Paris Central Market he started to build in 1853. He was also innovative. Indeed, the architect ostentatiously showed the raw metallic pieces just coming out from the factories with minimalist decoration. This new architectural and industrial style and the colossal size of the halls made them unique at that time. There is no doubt on the fact that Baltard designed the market architectural plan. On the other hand, old and recent documents provide two names for the architect who managed the construction. Baron Haussmann’s Mémoires for example consider Jules de Mérindol (1815-1888) who built both markets of Saint-Honoré and Temple, to be the construction manager. Other authorities, including Baltard, name Adolphe Janvier (1818-1878) who worked for the city of Paris. Finally, old sources – namely, national and communal archives, 19th century press articles - confirm that the construction manager was Janvier.

In der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts stattete sich die Stadt Paris auf dem Gelände La Villette mit neuen Schlachthöfen aus, ebenso wie mit einem unerhört riesigen Viehmarkt. 1860

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beauftragte die Pariser Stadtverwaltung Victor Baltard (1805-1914) mit diesem Riesenbau, der 1867 eingeweiht wurde. Der Markt richtete sich unter drei gewaltigen Hallen aus Guss, Eisen und Glas ein. Baltard, der zwar die meisten Strukturelemente übernahm, die er ab 1853 bei der Errichtung der Hallen der Pariser Mitte verwendet hatte, wusste sich auch innovativ zu zeigen. Tatsächlich ließ der Architekt zum ersten Mal und fast demonstrativ die Eisen- und Glasstücke auftreten, wie sie direkt aus den Fabriken herauskamen, mit kaum Verzierung. Das ästhetische Aussehen dieser riesenhaften Gebäude wirkte bisher einzigartig. Das Projekt wurde zwar von Baltard entwickelt, aber alte und neuere Quellen sind geteilt über den Namen des Architekten, der die Bauleitung übernahm. Die einen erwähnen Jules de Mérindol (1815-1888), die anderen Adolphe Janvier (1818-1878). Der Name des Ersten, bekannt durch den Bau der Markthallen Saint-Honoré und Temple, erscheint in den Memoiren vom Baron Hausmann, der Zweite wurde als gewöhnlicher Stadtarchitekt von Baltard selber erwähnt. Durch ältere Quellen und Stadtarchive, durch Artikel der damaligen Allgemein- und Fachpresse, ebenso wie durch Akten der Ehrenlegion im französischen Nationalarchiv ergibt es sich, dass Janvier eine wesentliche Rolle im Marktbau La Villette gespielt hat und dass der Name Mérindol als Bauleiter ausgeschlossen wird.

AUTEUR

FLORIE ALARD Florie Alard, est diplômée du deuxième cycle de l’École du Louvre. Elle a travaillé sur l’utilisation du métal dans la restauration du château de Pierrefonds par Viollet-le-Duc dans le cadre de son mémoire de recherche de Master 1, dir. d’Isabelle Pallot-Frossard et Arnaud Timbert. Ses résultats ont été présentés lors du deuxième colloque international sur Viollet-le-Duc en 2010, organisé par le centre des monuments nationaux (publication des actes à paraître). Elle poursuit ensuite ses recherches en Master 2 sur la construction de l’ancien marché aux bestiaux de la Villette par Victor Baltard dir. de Jean-François Belhoste. Après avoir travaillé à plusieurs reprises au Laboratoire de recherches des monuments historiques, elle suit actuellement une classe préparatoire au concours de conservateur du patrimoine. En parallèle, elle participe, en tant que stagiaire, à la préparation de l’exposition Victor Baltard, qui débute en septembre 2012 au musée d’Orsay, auprès de la conservatrice Alice Thomine-Berrada. Adresse électronique : [email protected]

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La Place Saint-Michel : Une composition monumentale hiérarchisée du Paris haussmannien The Saint-Michel square: a monumental composition of Haussmannien Paris Der Platz Saint-Michel: eine besonders ansehnliche Einrichtung im Hausmannischen Paris

Grégoire Alessandri

1 Boulevards de Sébastopol, du Palais, Saint-Michel : le nouveau cardo de Paris est constitué de plusieurs segments, successivement ouverts du nord au sud, appuyés sur le tissu urbain existant. « Voie de mauvaise volonté1 » raille Louis Hautecœur, il forme une chicane place du Châtelet, un arc dans l’île pour joindre les deux ponts, une bifurcation rive gauche où le choix d’orienter le boulevard Saint-Michel sur la Sainte- Chapelle entraîne un désaxement avec le boulevard du Palais. Depuis le pont, l’œil bute sur le mur-pignon des immeubles situés à l’angle des boulevards Saint-Michel et Saint- André. Cette situation nécessite un aménagement monumental qui souligne et dissimule à la fois le désaxement. Objet scénographique et décoratif répondant aux nécessités de la visée, la fontaine Saint-Michel affirme également la prise de contrôle de l’espace urbain par le régime issu du coup d’État du 2 décembre 1851. Les fonctions politiques qu’elle remplit à l’évidence retiendront ici d’abord l’attention. On verra ensuite combien les formes nouvelles de monumentalité qu’elle met en œuvre font débat. On s’attardera enfin à préciser les rapports hiérarchiques inédits entre bâti vernaculaire et architecture d’exception qu’inaugure la place Saint-Michel.

La fontaine Saint-Michel : triomphe du régime impérial

2 Au Second Empire, choisir une fontaine monumentale pour orner une place est déjà en soi l’expression d’une éclatante réussite. En 1850, les besoins des Parisiens sont évalués au double des capacités. Directeur du service des Eaux de Paris, Eugène Belgrand triple l’approvisionnement. Place Saint-Michel, « [l]es propriétaires [sont] tenus de prendre

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pour l’usage des constructions à louer un abonnement aux eaux de la ville et de faire à cet effet dans leur maison les dispositions nécessaires2 ». Corollaire de cette abondance domestique, l’eau peut être gaspillée à profusion dans des fontaines dont la perte de F0 leurs fonctions traditionnelles 2D hygiénique (assainissement du réseau viaire) et F0 utilitaire (alimentation en eau potable) 2D accentue le rôle monumental.

3 Par ailleurs, trois événements concourent à faire triompher le nouveau régime en 1856 : le succès de l’Exposition universelle l’année précédente, la naissance du prince impérial, le congrès de Paris qui met un terme à la guerre de Crimée. Le 9 mai, seize membres du sénat avancent l’idée d’une colonne commémorative située à la croisée du boulevard de Sébastopol-Rive-Gauche et de la rue Soufflot « pour perpétuer le souvenir des victoires de l’armée, et celui de la paix conquise sous les auspices et par le génie tutélaire de S.M. Napoléon III3 ». L’absence de sources laisse hélas dans l’ombre la préhistoire de la fontaine. Mais l’idée est séduisante qu’elle soit née des décombres d’une colonne utopique.

4 Sa destination propagandiste et la position ostentatoire qu’elle occupe au cœur du Paris rénové par le Second Empire placent naturellement la fontaine Saint-Michel sous le feu des critiques. C’est à un jeune architecte de 32 ans cependant que le préfet Haussmann en confie l’édification, justifiant son choix par « le beau caractère de sa fontaine du square des Arts-et-Métiers4 ». Dès ses premières esquisses (ill. 1 et 2), en juin 1856, Gabriel Davioud (1824-1881) associe une place « bordée de constructions uniformes et plantée d’arbres5 » à une fontaine et fige l’ensemble dans une posture triomphale. Il multiplie habilement les allusions au Premier Empire : les immeubles reprennent l’élévation de la rue de Rivoli ; l’association de colonnes de marbre rouge et de boucliers visible à la fontaine semble directement inspirée de l’arc du Carrousel.

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Ill. 1.Vue de face et travée des faces latérales de la place

Projet signé du 16 juin 1856. Bavp, fonds Davioud, SP 413 b (1) CR, DA 2057, aquarelle, 34,7 x 45,7 cm. Cl. G. Alessandri

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Ill. 2 . Projet de « fontaine de la Paix »

Projet signé du 21 novembre 1856. Bavp, fonds Davioud, SP 413 b (10) CR, DA 2053, aquarelle, 64 x 50,5 cm. Cl. G. Alessandri

5 À cette architecture de filiation impériale, Davioud surimpose une iconographie elle aussi triomphale. En forte saillie, le groupe central varie souvent : représentation conventionnelle de la Paix successivement chargée d’un enfant, d’une corne ou d’un rameau. L’inscription dédicatoire rappelle que « sous le règne de Napoléon III, la ville de Paris a élevé ce monument pour perpétuer le souvenir de la glorieuse paix signée par les plénipotentiaires au congrès de la paix, le 30 mars 18566 ».

6 Président de la commission consultative des Beaux-Arts de la Ville de Paris qu’il a instituée en 1854, Haussmann désigne, dans une lettre du 10 mars 18587 demeurée semble-t-il inédite, le comte de Nieuwerkerke, directeur général des Musées impériaux, le sulpteur Francisque Duret et l’architecte Jacques-Ignace Hittorff, pour faire partie d’une sous-commission chargée d’examiner le projet. Une seconde version (ill. 3), « suivant les indications de M. le préfet et de la commission des Beaux-Arts8 », est présentée par Davioud en avril9 et soumise à la délibération du conseil municipal10. Le fonds Davioud de la bibliothèque administrative de la Ville de Paris ne permettant de repérer que deux états successifs, on peut penser que c’est l’ambiguïté du dessin qui amènent François Lacour11 et Tourettes 12 à voir une allégorie féminine de la France dans le Napoléon Ier arborant une aigle, que Davioud choisit pour remplacer la Paix.

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Ill. 3. Projet de « fontaine de la Paix », modifié suivant les indications de M. le préfet de la Seine et de la commission des beaux-arts

Projet signé du 6 avril 1858. Bavp, fonds Davioud, SP 413 b (12) CR, DA 2054, aquarelle sur calque, 64,3 x 44 cm. Cl. G. Alessandri

7 Inspiré de son portrait par François Gérard, la figure de l’empereur est flanquée des génies de la Paix et de la Guerre13. Elle est surmontée de la Force, la Sagesse, l’Abondance et la Concorde14. À l’attique, une inscription garantit solennellement : « L’Empire, c’est la Paix.15 » Ornant les bassins, l’Agriculture, l’Industrie, le Commerce et les Beaux-Arts16 personnifient les heureuses conséquences du régime impérial dont Davioud, note Dominique Jarrassé, se fit rarement aussi clairement le chantre17. Les rumeurs vont bon train. Camus s’en fait l’écho : [O]n assure […] qu’à l’exemple de ce qui a été pratiqué en 1805 pour la colonne de la place Vendôme, le bronze qui servira à fondre les statues de la nouvelle fontaine sera fourni par les canons pris en Crimée18.

8 À partir du 1er juin, la fontaine « est élevé[e] sur caves voûtées, construites en meulières et hourdées en ciment de Portland19 ». Très vite cependant le projet est une nouvelle fois modifié. Concession à la virulence de l’opposition républicaine ou signe du durcissement du régime après l’attentat d’Orsini et les débuts de la campagne d’Italie20, un Saint Michel terrassant le démon, inspiré de Raphaël, est préféré à Napoléon. Les esquisses de cette troisième version ne sont pas datées. Mais le bulletin statistique des travaux terminés21 indique que le projet a été présenté par Davioud le 1 er avril et le 9 juillet 1858. La première date correspond à la deuxième version de la fontaine. Il semble raisonnable d’en déduire que la dernière version date du 9 juillet.

9 Une fois achevées les fondations, la construction du monument lui-même débute au mois d’octobre 185822 à l’abri derrière un voile « [c]ar on veut ménager au public un

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plaisir imprévu tout en laissant à l’artiste la satisfaction de ne pas livrer à la critique anticipée de la foule un travail inachevé23 » explique Charles Friès. En mai de l’année suivante « [t]out le gros œuvre de la fontaine […] est pareillement achevé, et l’on va commencer les travaux d’ornementation24 ». Les quatre colonnes sont placées le 11 avril 186025. Le 1er juin débute la construction du rocher26. Le 16 juillet deux bassins sont terminés « et les matériaux du troisième sont près d’être mis en place27 ». Le 29, les vertus sont hissées sur les colonnes. Le travail s’achève le 8 août 1860 par l’installation dans sa niche du groupe principal28. Le 13, « presque entièrement débarrassée de ses échafaudages », le monument est visité « par un grand nombre de curieux29 ». On s’affaire le 14 à la veille de l’inauguration : [U]n voile qui tombera à l’heure fixée couvre seulement le groupe de saint Michel et les deux boucliers de bronze qui portent le chiffre impérial […]. Des mâts vénitiens, surmontés de banderoles tricolores, marquent les abords du monument, où les eaux doivent jaillir en même temps que le pont au Change sera ouvert à la circulation30.

10 Le 15 août 1860, jour anniversaire de la naissance de Napoléon Ier, en présence d’une « foule d’artistes et de curieux31 », la fontaine Saint-Michel est inaugurée. Son « luxe architectural inusité32 », relevé par Augustin-Joseph du Pays, et « la belle perspective […] qu’on [en] a […] du nouveau pont, en arrivant sur la place33 » procurent toute satisfaction à Haussmann. L’appréciation de la plupart des commentateurs est moins positive cependant. Aux yeux d’Alfred Darcel la fontaine semble un « assemblage de statuaire placé au hasard34 » ; produisant un « pêle-mêle étrange et sans nom35 » ajoute Charles Blanc. En 1981, Dominique Jarrassé avance une explication au désarroi des contemporains de Davioud : « [L]a cohérence iconographique et formelle de la fontaine [est] disloquée par le changement du thème central.36 » La fontaine se conforme à une « thèse politique et administrative37 », avertit cependant la muse de l’Allégorie surgie opportunément à la rescousse de Jules-Antoine Castagnary dès 1860. Son « ornementation est conduite à l’effet de mettre en relief l’un des plus grands faits moraux de notre époque : le Socialisme vaincu ou plutôt converti par l’Empire38 ». Éclaircie de la sorte, l’idée d’incohérence iconographique paraît peut-être moins soutenable. D’abord parce que, placée dans un arc de triomphe, la victoire du Bien sur le Mal affirme de façon redondante, certes, mais efficace, la vocation triomphale du monument. Ensuite parce que les allégories qui encadraient la Paix étant conservées, l’image de l’ange exterminateur est habilement détournée vers celle d’un ange pacificateur39, occupé à convertir le démon en l’invitant à pratiquer des vertus civiques expressément désignées. Devant cette « image philosophique de la vie traçant le devoir de l’homme, comme celui de tout pouvoir protecteur et vigilant40 » caressé par Friès, Blanc a beau ironiser : « Ce que l’archange montre du doigt, ce n’est pas l’emblème du paradis, c’est l’écusson de l’Empire41 », on passe volontairement de l’idée d’une Paix statique, triomphante et augustéenne à celle d’une Pacification en action. La muse de Castagnary précise encore le propos : Dans le bas, les énormes Chimères, c’est-à-dire les faux systèmes, les mauvaises doctrines, les erreurs détestables nées sous la République de 1848, sont assises sur leur croupes, impuissantes désormais42.

11 La guerre franco-prussienne de 1870 sert d’épilogue brutal à cette ère polémique, mais paisible. La Commune prend le trop allégorique monument, pacifique ou pacifiant qu’importe, pour cible. Davioud s’en inquiète dans une lettre au directeur des Promenades et Plantations :

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Une troupe d’ouvrier sans armes vient de se présenter à la fontaine Saint-Michel et s’occupe de force à enlever les aigles et chiffres impériaux qui étaient placés dans le vestibule. Ils vont évidemment saccager la fontaine et vouloir enlever les aigles et chiffres qui ornent les parties supérieures. Que dois-je faire43 ?

12 On sent bien que l’émouvante sollicitude de Gabriel Davioud concerne l’intégrité de la fontaine dont il est l’auteur plus que les symboles de l’empire déchu. Chargé de travaux d’urgence, le 24 décembre 1872, par un ordre de service de la préfecture de la Seine44, il a la satisfaction de voir son œuvre confirmée par la République.

Le problème : les enjeux du monumental

13 La fontaine Saint-Michel n’attire pas que des critiques d’ordre iconographique. Aux yeux de ses détracteurs, qu’il s’agisse de dissimuler l’articulation défaillante de deux boulevards ou d’exprimer triomphalement les réussites du régime, l’option retenue multiplie les obstacles à l’effet recherché. Or, loin de se limiter à la condamnation des maladresses d’un débutant, la virulence des attaques et ce qu’on devine des réticences de Davioud lui-même dressent le tableau d’une époque troublée par les options nouvelles du « monumental ». C’est en effet une monumentalité inédite qui est instaurée place Saint-Michel, et par de nouveaux moyens que s’y exprime la relation hiérarchique inévitable entre constructions vernaculaires et bâtiment d’exception.

14 La première critique adressée à la fontaine concerne sa situation. Le léger contrebas45 dont elle souffre par rapport au pont contredit l’idée que se fait Darcel de la « monumentalité » : « Il aurait fallu la soulever à une certaine hauteur par un socle […] rachetant la pente du terrain […]. Au lieu de cela tout le soubassement de la fontaine, jusqu’à la naissance de la niche, avec sa série de vasques descendant jusqu’au sol, est caché pour quiconque arrive par le pont46. »

15 Certes « le bassin inférieur domine le trottoir de 30 centimètres à peine47 », mais Davioud compense cette position défavorable par une composition très élevée (26 sur 15 mètres). L’eau tombe de près de 7 mètres. À l’origine « entouré d’une plate-bande de gazon et d’une petite grille ouvragée48 », le grand bassin placé à ras du sol et les quatre vasques superposées isolent le monument à la façon d’un soubassement et le lancent à l’ascension du mur-pignon. Davioud apporte ici une réponse crédible à la question du socle qui taraude le siècle et témoigne de la crise du monumental qu’il traverse.

16 L’incorporation du monument aux immeubles est également très vivement contestée. La forme retenue n’est pas une innovation pourtant. Elle se démarque des précédents F0 F0 parisiens 2D fontaine Médicis, fontaine Molière 2D et se rattache à Rome et à l’enseignement néo-classique des Beaux-Arts. Mais la critique juge sévèrement ce choix. Elle en attribue la responsabilité à la commission des Beaux-Arts de la ville, présidée par Haussmann, qui imposerait à Davioud, « mis au supplice49 » à en croire Fournel, la disposition très contraignante d’un monument adossé. Dans l’hommage posthume et donc nécessairement un peu hagiographique qu’il lui rend, Denis-Louis Destors dégage l’artiste de la responsabilité d’un parti maladroit « imposé par l’administration » : « Davioud ne voulait pas incorporer la fontaine dans l’ordonnance des maisons de la place. Il avait conçu un monument détaché ou du moins en avant du pan coupé50. »

17 Il n’est pas impossible que, dans ce « ou du moins » équivoque, se dissimule le pieux mensonge d’une profession qui fait corps derrière un confrère. Il nous est difficile, en

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effet, d’accréditer l’idée selon laquelle Davioud aurait d’abord songé à « un monument au centre de la place, indépendant de l’ordonnance des maisons qui font face au pont » comme le conjecture Dominique Jarrassé51. L’imprécision de Rossigneux évoquant la place et la fontaine « qui devait en occuper le centre52 » n’emporte pas notre conviction. Au contraire, tous les projets attestés par le fonds Davioud concernent une fontaine adossée strictement intégrée aux immeubles voisins. Dès le départ, la modestie de sa situation est très volontairement choisie. Charles Friès en témoigne dès 1859 : Une profondeur de 5 mètres […] ayant été réservée, le surplus du terrain a été vendu […]. Les travaux de la maison et du monument ont été entrepris simultanément au commencement de l’été dernier et poursuivis sans interruption53.

18 Précisément, un troisième reproche adressé à Davioud concerne le rapport de promiscuité qu’entretient le monument avec les habitations qui l’entourent. « Situation peu judicieuse54 », déjà, pour les plus modérés, l’apposition de la fontaine aux immeubles prend, chez Augustin Joseph du Pays, le ton louche d’un « système essentiellement vicieux55 » ou même les sinistres accents d’une « erreur capitale56 ». Les précédents ne manquent pourtant pas. À la fontaine Gaillon, en 1828, Louis Visconti reprend la liaison visuelle du monument et de son environnement expérimentée par Nicola Salvi à la fontaine de Trevi dès 1732. Mais la critique refuse sévèrement à Davioud le droit d’adosser son œuvre à cette solide tradition. La covisibilité du monument avec des « constructions cruellement bourgeoises57 », pour reprendre le mot de Louis Lazare, « gêne nécessairement l’œil58 » s’insurge Castagnary. Si le talent de Bouchardon évite une promiscuité infamante à la fontaine des Quatre-Saisons « au moyen du plan circulaire de sa façade, qui l’isole […] des bâtiments qui l’accompagnent59 », Félix Narjoux reproche à l’inverse à Davioud « d’épouser les principales lignes de raccord des bandeaux et corniches des maisons voisines60 » et Augustin Joseph du Pays regrette « une triste solidarité entre l’œuvre de l’artiste et la construction du bâtisseur61 ». Derrière la stupeur se devine une redéfinition du rapport hiérarchique monumental traditionnel. La densité de l’argument oblige à l’aborder en deux temps : la fontaine d’abord, les immeubles ensuite.

Une hiérarchie monumentale renouvelée : la fontaine

19 La fontaine Saint-Michel trouble les habitudes de son époque. Dans le système classique, affirme François Loyer, « le monument est fondamentalement « objet » : isolé, hétérogène, autonome et autocentré62 », tranchant vivement sur l’échelle du vernaculaire. Avec la ville monumentalisée que propose l’haussmannisation cette opposition traditionnelle s’atténue au point de disparaître alors que des distinctions hiérarchiques nouvelles s’établissent entre bâtiments signalant l’exception eux-mêmes. Le hors-d’échelle, quadrifront et isolé, est désormais limité au degré le plus haut de la gamme monumentale. À l’échelon immédiatement inférieur le monument est soumis au réseau mais continue à le dominer malgré tout par un jeu de combles immenses et par l’écriture contrastée des détails. Au degré le plus bas, il range sa façade à l’alignement des immeubles, le volume du comble faiblit et n’est plus marqué que par quelques crêtes découpées. L’architecture seule distingue le monument63.

20 Place Saint-Michel, l’évolution est largement accomplie. Le monument se glisse dans le triangle laissé vide par la bifurcation de la voirie. Cette situation trop modeste lui est

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reprochée. Placé dans une situation très similaire, le dôme de Saint-Augustin64 parvient cependant à imposer sa forte silhouette à un environnement disparate. Mais notre fontaine à elle seule n’a pas le poids nécessaire pour structurer, stabiliser, bref « précipiter » visuellement un carrefour en place. Sa timidité relative et l’échelle majestueuse des immeubles brouillent les distinctions traditionnelles du monumental. Dominique Jarrassé insiste sur le caractère volontairement novateur de cette solidarité. Composant en même temps la fontaine et les façades obligatoires des immeubles Davioud prend grand soin d’imposer à l’ensemble un décor et un rythme communs. Le soubassement de la fontaine correspond au rez-de-chaussée des immeubles, les colonnes à l’ordre colossal de pilastres, l’attique au balcon filant. Le rigoureux dessin de Davioud conduit le regard à suivre « certaines lignes de force horizontales focalisées sur la fontaine65 ». Les « impertinentes concordances de hauteurs66 », regrettées par Pays en 1860, deviennent « jeu de correspondances67 » chez Dominique Jarrassé et définissent la place en tant qu’objet formel homogène. On devine toutefois qu’un tel système prend le risque de dissoudre le monument dans une ligne d’horizon inarticulée. La nécessité s’impose alors d’inventer des critères nouveaux qui permettent de « re-connaître » la monumentalité. Il s’agit essentiellement d’une polychromie exubérante et de l’abondance du décor sculpté.

La polychromie

21 Davioud manifeste très tôt un vif intérêt pour la couleur. En 1845 déjà, il anime l’esquisse d’arc qu’il rend au concours d’émulation des Beaux-Arts de marbres rouges et verts68. Si les premiers dessins de la fontaine Saint-Michel font un usage prudent de la polychromie, celle-ci prend ses aises en revanche, joyeuse et irrépressible, à la surface du projet définitif. Quelle part prennent les membres de la commission des Beaux-Arts de la Ville à cette inflexion ? La destruction des archives conservées à l’Hôtel de Ville empêche hélas d’en juger mais il n’est peut-être pas déraisonnable de croire que furent décisives les préférences d’Hittorff. Quoi qu’il en soit, dans le débat sur la polychromie qui agite les architectes de l’époque69, Jules Bourdais souligne combien la fontaine Saint-Michel constitue une « tentative absolument nouvelle […] de l’emploi de marbres colorés dans la décoration extérieure des monuments de Paris70 ».

22 Il s’agit en premier lieu, stipule la notice officielle71, de compenser le défaut d’ensoleillement dû à l’orientation défavorable du monument par la coloration de ses volumes même. Ce moyen permet également de distinguer la fontaine des immeubles monochromes qui l’entourent. Les vasques et le bassin sont en pierre de Saint-Ylie (Jura), d’un gris jaune nuancé de rouge ; le rocher de l’archange en pierre bleue de Soignies (Belgique) ; le reste de l’élévation en pierre blanche de banc royal de Méry (Oise). Les marbres sont aussi utilisés en abondance : rouge, blanc ou vert. Enfin Davioud joue des patines du bronze : claire pour l’archange, plus foncée pour le diable. Mais, à l’inverse du but poursuivi, l’opinion décontenancée considère majoritairement que cet « essai d’architecture polychrome72 » fait perdre au monument « de sa prestance par le papillotage des couleurs73 » et nuit à sa position dominante. Victor Fournel est d’une extrême sévérité : « On a voulu suppléer à la richesse de la conception par celle de l’exécution, en poursuivant la variété par l’emploi hasardeux des matériaux multicolores ; on n’est arrivé qu’à la bariolure74. »

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23 L’indignation publique atteint son comble à la vue des trois motifs géométriques du sommet, un cercle qu’entourent deux carrés composés de marbres colorés (ill. 4).

Ill. 4. La fontaine Saint-Michel à l’inauguration en août 1860

Planche gravée, Charles Blanc, « La fontaine Saint-Michel », dans Gazette des beaux-arts. Courrier européen de l’art et de la curiosité, octobre 1860, tome VIII, p. 51-55, p. 54.

24 Haussmann ne s’intéresse guère à la polychromie75. Davioud doit céder à l’opinion. En 1863, les rinceaux et les enfants de la sculptrice Noémie Constant que nous voyons aujourd’hui sont posés76. La couleur, admise théoriquement quand elle est restituée aux belles élévations antiques que dessinent les élèves des Beaux-Arts, suscite l’hostilité lorsqu’elle est appliquée en pratique aux monuments publics. Mais Dominique Jarrassé rend justice à Davioud d’avoir exploré « une possibilité de renouveler les thèmes classiques et de diversifier le paysage urbain77 ».

Le décor sculpté

25 Un décor abondant et varié constitue le second moyen mis en œuvre par Davioud pour assurer à sa fontaine une position dominante sur son environnement. Dominique Jarrassé s’attend naturellement à voir « l’eau, élément essentiel de mouvement78 », occuper une place majeure dans cette grande composition ornementale. Or « [c]urieusement, s’étonne Béatrice Lamoitier, à aucun moment n’est évoquée [cette] question79 » chez les contemporains de Davioud. À peine apprend-on que les travaux de fontainerie sont exécutés par Halo sous la direction de Belgrand80 ou que le débit atteint « 23 litres par seconde81 ». Aucun commentaire, dépréciatif ou élogieux, n’adoucit cette sèche précision technique. L’invraisemblance du dispositif hydraulique frappe négativement il est vrai, l’eau paraissant sourdre d’habitations, mais le débat se

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concentre essentiellement sur le décor. Bien plus que le manque d’eau c’est le manque d’impression d’eau qui choque à l’inauguration. L’élément liquide importe moins que sa transcription architecturale qui doit exprimer clairement la fonction du bâtiment. Augustin Joseph du Pays donne la recette : « [P]our l’ornementation d’une fontaine monumentale […] les naïades, […] les dauphins, voire même la vieille urne classique, restent toujours les motifs les plus gracieux82. »

26 Sans doute la discrétion de l’élément liquide est-elle relative. La polychromie, on l’a vu, mais aussi l’agitation décorative éclipsent tous les jeux d’eau. Au centre de la composition un saint Michel de bronze terrasse le démon dans une niche ornée de bossages. Les colonnes qui entourent cette effigie sont prolongées par les statues des vertus cardinales. Dans leurs intervalle sont disposés des boucliers portant un « N » sommé de la couronne impériale83. Le cartouche au-dessous est orné d’une tête d’ange. Plus haut, la frise de l’entablement est sculptée de putti tenant des guirlandes. Un écusson à tête de lion orne le droit de chaque colonne. Les bas-reliefs situés entre les vertus réitèrent la lutte de l’archange et du diable : des angelots affrontent des dragons dans des rinceaux d’acanthe. L’ensemble est surmonté à l’attique d’une inscription commémorative : « Fontaine de Saint-Michel. Sous le règne de Napoléon III, empereur des Français, ce monument a été élevé par la Ville de Paris, l’an MDCCCLX. » Ce panneau est cantonné de pilastres gainés et surmonté d’un masque entouré de volutes végétales. Encore plus haut, le fronton brisé de la fontaine est frappé des armoiries de l’empereur (aujourd’hui l’écu à casque de la Ville de Paris), avec sceptre et main de justice qu’encadrent la Puissance et la Modération. « La superposition culmine avec deux aigles impériales [noires, en plomb repoussé au marteau] aux angles du toit bombé84 » couvert en ardoise.

27 Accroupies sur des piédestaux en avant du bassin, les deux grandes chimères domptées par les petits génies « accompagnent merveilleusement le motif principal, certifie la notice officielle, et y conduisent l’œil sans effort, tout en préparant la pensée à l’idée qu’il éveille à l’esprit85 ». À l’inauguration, l’exotisme des modèles de plâtre déchaîne pourtant les sarcasmes. Les enfants, raillés, « manqu[a]nt absolument de caractère et de style86 » au dire de Charles Blanc, sont supprimés en 186187, quand sont fondues et mises en place les sculptures définitives sur des piédestaux surélevés88.

28 Là ne s’arrêtent cependant pas les critiques. Les guides Joanne reprochent à la composition d’ensemble son « manque de relief, [s]a maigreur ridicule89 » et le manque d’harmonie de ses parties. Elle évoque, pour Fournel, « ces couvertures en papier gaufré, si fameuses dans les distributions de prix des écoles primaires90 ». La plupart des sculptures suscite des commentaires acides. Le Temps voit, dans le groupe principal, « un monsieur couché sur le ventre, cherchant à découvrir une fuite d’eau, tandis qu’un autre lui fait la mauvaise farce de lui marcher sur le dos91 ». Castagnary s’amuse d’un « archange qui, dans la singulière attitude que l’artiste lui a donnée, semble moins disposé à frapper Satan qu’à se couper le bras gauche92 » et glisse, venimeux : « M. Duret […] s’est montré merveilleux dans les parties de son œuvre où il s’est borné à copier […] Raphaël ; mais, dans celles […] qui lui sont propres, il est tombé au-dessous du médiocre93. »

29 La philippique n’est pas justifiée par des maladresses techniques. Lance admet sans réticence qu’« [o]n ne pouvait guère mieux tailler la pierre, polir le marbre et couler le bronze » mais déplore « la prédominance du métier sur l’art94 ». Plus encore que telle ou telle partie sculptée, la profusion décorative dont témoigne la fontaine Saint-Michel

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concentre les inquiétudes stylistiques d’une « époque qui ne s’aimait pas95 » pour reprendre la formule récapitulative de Dominique Jarrassé. Darcel dénonce la surabondance pompeuse d’un « immense bas-relief, imitation grotesque de quelque tableau96 ». Louis Lazare condamne « les imperfections de cette composition vulgaire97 » et Fournel conclut, lapidaire : « Incohérence, c’est le nom de la fontaine Saint-Michel […]. Autant de parties, autant de styles98. »

30 On ne saurait cependant limiter la fontaine Saint-Michel au « collage », postmoderne avant la lettre, de motifs renaissants. Tentative brillante de renouveler la tradition de la fontaine adossée, elle constitue également une réponse à la crise de la monumentalité dont le XIXe siècle est victime. Volontairement Davioud transplante des motifs anciens et surenchérit dans l’abondance. Contraint à l’alignement qui le prive du hors d’échelle et au placage qui lui interdit l’isolement, il affirme la singularité du monument par la complexité volumétrique de ses masses, en opposition à la planéité graphique indéfiniment répétée des façades qui l’environnent99. Dès lors, au même titre que la polychromie, la richesse proliférante de l’ornementation doit être considérée comme un moyen et non un but. Elle assure au monument une forte individualité qui en évite la dilution dans l’ampleur inédite des perspectives. La fontaine s’inscrit, mais en rupture, dans la procession rigide des immeubles. On s’arrête pour la regarder de face ; ils se voient de profil « en passant » (ill. 5).

Ill. 5. Le boulevard et la fontaine Saint-Michel vers 1865

BNF, CE, recueil topographique, Paris, VIe, 21e quartier, boulevard Saint Michel, Va 263 (G) Fol, image H 44839. Cl. G. Alessandri

Une hiérarchie monumentale renouvelée : les immeubles

31 Contrairement à la légende, aucun dispositif réglementaire n’impose autoritairement aux immeubles haussmanniens des façades rigoureusement répétées. Le décret du

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27 juillet 1859 reprend en grande partie les règles fixées sous Louis XVI et, dans le rapport complexe des forces sociales qui fabriquent la ville, les autorités doivent composer avec des propriétaires par principe réticents à la contrainte. La tendance va plutôt à une harmonisation librement consentie, encadrée par la circulaire qu’Haussmann adresse aux architectes-voyers en 1855100. Limitée à quelques espaces prestigieux, le caractère ordonnancé de la place Saint-Michel souligne son rôle éminent dans la ville et s’impose contractuellement aux lotisseurs : La vente dont il s’agit est encore faite aux conditions suivantes […] : 1. D’élever sur le dit terrain une seule maison […] conformément au système d’architecture adopté pour les constructions de la place du Pont-Saint-Michel. Un exemplaire gravé des plans, coupes, élévations et profils cotés des façades […] sera enregistré en même temps que les présentes [conditions particulières]101. »

32 La précision méticuleuse du dessin annexé frappe Michaël Darin : « La coupe dessinée spécifie […] la hauteur des étages, des planchers et des allèges de fenêtres ; elle donne la profondeur des balcons et des corniches. La façade est encore plus détaillée, avec ses cotes qui précisent, pour les fenêtres par exemple, l’épaisseur des montants, des battants, et des dormants102. »

33 Le dessin de Davioud doit s’adapter à la situation nouvelle de l’immeuble dans la ville moderne. La priorité donnée au mouvement et une volonté d’harmonisation globale conduisent à privilégier la vision en ligne de fuite. Ce changement de perspective fait basculer la façade d’une composition axialisée « classique » à une composition profilée marquée par les balcons filants et l’inclinaison des combles. Le décor est saillant sur la façade pour être vu de profil et privé de caractéristiques individuelles trop marquées pour ne pas perturber l’unité d’un ensemble perceptible désormais à l’échelle de la ville. La cohérence de l’ordonnancement urbain détruit l’immeuble en tant qu’objet architectural. Structurellement privés d’autonomie, les immeubles relèvent de la voie désormais et non plus de la parcelle. Au débouché du pont Saint-Michel cependant, le vide immense créé par la place et la perspective sans fin du boulevard exigent d’être stabilisés par des formes d’un poids suffisant. Cette volonté monumentale contredit les exigences circulatoires de la ville moderne. Davioud résout cette contradiction en s’inspirant de grandes ordonnances classiques. Elles lui permettent à la fois d'insérer la place dans la continuité du boulevard, de subordonner les immeubles à la fontaine et de faire jouer à ces derniers une partition autonome. Le vocabulaire décoratif est tiré de la Renaissance, l’élévation de la rue de Rivoli, l’ordre colossal de la place Vendôme. Issu de l’architecture palladienne, le grand comble évoque l’ancien opéra de Debret. Il ne nous semble pas, toutefois, qu’il faille abuser d’une lecture « à clefs ». Dans ce qui relève d’une culture générale de l’architecture103, Davioud dissout et recompose les formules historiques à l’aune de son talent propre.

34 Cette synthèse éclectique fait dialoguer en permanence des perceptions alternées en fonction de la distance. En vision de près, la finesse du détail décoratif dénote la volonté d’égaler la tradition classique dans un contexte marqué par l’excellence de la formation des ornemanistes104. Pris individuellement, chaque élément sculpté relève d’une vision axialisée, disons « baroque ». La saillie du balcon et du dais à consoles qui encadre la grande fenêtre constitue ainsi un motif fermement particularisé qui engage d’autant plus à une appréciation frontale que, comme aux façades latérales du Châtelet par exemple, le balcon n’est pas continu.

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Ill. 6. Système d'architecture obligatoire pour la place Saint-Michel. Élévation et profil cotés des façades

Louis-Charles Taxil, Joseph-Antoine Bouvard (dir.), Recueil d’actes administratifs et de conventions relatifs aux servitudes spéciales d’architecture, aux servitudes non-ædificandi et autres grevant les immeubles riverains de certaines places ou voies publiques, Paris, Imprimerie nouvelle (association ouvrière), 1905, 32 p., p. 23 et planche Cl. G. Alessandri

35 Mais ces motifs s’intègrent aussi dans des combinaisons inédites. À une échelle moyenne de perception les verticales dominent. Placés aux clefs des arcs de l’entresol, les mascarons aident les consoles latérales à soutenir le balcon du piano nobile. Cette fusion, en un « dais-appui », des fonctions de la console et de la clef, lie verticalement les deux premiers niveaux de l’immeuble. La travée ainsi nettement définie est encore accentuée par la réduction progressive de la largeur des baies empilées verticalement jusqu’au toit qui produit l’impression d’une fuite vers le haut. À l’échelle de la masse, Davioud organise ses immeubles en volumes empilés : deux niveaux commerçants inclus dans une arcade, trois étages carrés de hauteur décroissante, un comble F0 sphérique pour couronnement. En vision de loin, les grandes horizontales 2D les balcons F0 filants du troisième par exemple mais essentiellement le haut comble 2D stabilisent les formes, « tiennent ensemble » les immeubles et donnent son unité à la place. Enfin, à l’inverse de la composition syncopée, normale à l’époque, qui consiste à signaler le grand salon par deux ou trois baies regroupées au centre de la façade, Davioud distribue, place Saint-Michel, une travée d’ordonnance unique sur un rythme parfaitement étale. Encore décelable dans les souches des cheminées, la cadence des mitoyens disparaît par ailleurs et fait oublier l’individualité des immeubles au profit de la majesté de l’ensemble.

36 En façade s’exercent donc des pressions antagonistes : le détail ornemental pousse l’immeuble vers la frontalité et l’autonomie tandis que les travées répétées et les

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grandes horizontales en refusent au contraire l’axialité et donc l’individualisation. Tout autour de la place en effet, les amples motifs verticaux des percements sont traversés horizontalement par les lignes filantes des corniches et des balcons. Il en résulte un quadrillage ornemental qui, tendu à la façon d’une vaste toile pelliculée à la périphérie du vide central, accentue l’unité à grande échelle de la place.

37 Étalés en surface, les ornements s’organisent aussi dans la profondeur. La somptuosité de la pierre est mise en valeur par d’amples nus muraux. Mais l’insistance décorative portée aux encadrements révèle une ossature qui défait la matérialité du mur. Sur l’épiderme ainsi rendu diaphane, Davioud dépose une couche de reliefs légers : bossage du soubassement ou chapiteaux corinthiens couronnant les fûts cannelés des étages nobles. À cette première épaisseur, il ajoute le balcon à balustres de la fenêtre du premier étage. Plus avant, sur la surface de pierre que la lumière anime et fait vibrer, se projette en contraste le noir des motifs en fonte du balcon du troisième. Enfin, au contraire de Garnier qui impose de haute lutte la minéralité sévère de l’avenue de l’Opéra, Davioud, architecte du service des Promenades et Plantations, joue volontiers F0 des grands arbres 2D des ormes peut-être à l’origine, de moindre futaie que les platanes F0 actuels 2D qui ajoutent l’alternance des saisons à l’impression du lieu. L’été, l’écran formé par leur feuillage oblige à venir au plus près des immeubles pour en apprécier la prolixité des détails. L’hiver, leurs branches dénudées jouent en contrepoint sur la basse continue des façades et leurs troncs forment comme des colonnes détachées à l’avant des pilastres de l’ordre colossal. Ce travail sur la profondeur reste très maîtrisé cependant : les volumes sont comme introvertis, les reliefs ciselés plus que sculptés. Escamotables, les persiennes ne troublent pas ce désir retenu de monumentalité.

38 Par ces critères d’appréciation renouvelés du monumental, la fontaine s’affirme comme « un accident dans le déroulement continu des façades105 ». Son caractère unique joue en contraste sur la pluralité des immeubles, sert de cible à leur alignement et de signal dans la ville (ill. 7).

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Ill. 7. La place Saint-Michel vue du boulevard du Palais dans les années vingt

BNF, CE, Topographie de la France. Cartes postales. Paris VIe. CP 780, Va matières 50 (D). Cl. G. Alessandri

39 Placé dans la nécessité de compenser le manque d’eau et de soleil, soumis à des contraintes brutales de gabarit, Davioud parvient à créer une forme mouvementée, structurée et originale qui répond parfaitement aux objectifs qui lui sont assignés. À ce titre, et en dépit de programmes incomparables, la vaste scénographie de l’Opéra se déploie de façon très similaire au terme d’une perspective dont le départ est encadré par des immeubles jumeaux (ill. 8).

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Ill. 8. Camille Pissarro. Avenue de l'Opéra. Soleil du matin

Huile sur toile, 1898, 65 x 81 cm, collection privée, Philadelphie. Cl. G. Alessandri

40 Subi par Charles Garnier, désiré au contraire par Davioud, le même contraste formel oppose le monument aux immeubles voisins : relief, exubérance, vive polychromie, d’une part, planéité, austérité, camaïeu, de l’autre. Certes, la fusion ostentatoire des arts, supérieurement pratiquée à l’Opéra, en fait un monument-phare de l’éclectisme impérial là où la fontaine semble souffrir d’une certaine maigreur monumentale. Mais Davioud, comme Garnier, tient brillamment l’impossible pari de différencier le monument et de l’insérer à la fois dans son environnement. Abondante mais ordonnée, éclectique mais rationnelle, la belle calligraphie décorative qu’il déploie résout avec aisance, et presque jubilation, le grave problème formel né de l’opposition des fonctions circulatoire et monumentale de la place Saint-Michel. Tout compte fait, nouveau centre d’un quartier rénové, l’exubérance joyeuse de la fontaine et le treillis austère qui corsète les immeubles affirment en complémentarité l’organisation hiérarchique de l’espace urbain.

NOTES

1. Louis Hautecœur, Histoire de l’architecture classique en France, t. VII, « La fin de l’architecture classique 1848-1900 », Paris, A. et J. Picard et cCe, 1957, p. 24.

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2. « Conditions particulières imposées par la ville de Paris aux acquéreurs des terrains en façade sur le boulevard de Sébastopol », reprises dans le contrat de vente du terrain nu du futur n° 2, Arch. nat., MC, ET/LI/1441. 3. Le Moniteur universel, 15 juillet 1856, p. 1. 4. Georges-Eugène Haussmann, Mémoires, [réed.] Paris, Le Seuil, 2000, p. 1104. 5. F. Camus, Le Journal des débats, 21 avril 1858. 6. François Lacour, « Fontaine Saint-Michel », Le Monde illustré, 8 mai 1858, Paris, Librairie nouvelle, 1858, t. II, p. 295. 7. Paris, Archives des musées nationaux, K/23. 8. Bibliothèque administrative de la ville de Paris, fonds Davioud, SP 413 b (12) CR Da 2054, dessin daté du 6 avril 1858. 9. Archives de Paris, 1304W/25/2. 10. Ibid. 11. François Lacour, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 295. 12. Tourettes, Patrie, 20 avril 1858. 13. F. Camus, Le Journal des débats, 21 avril 1858. 14. Tourettes, Patrie, 20 avril 1858. 15. Napoléon III, « Discours du 19 octobre 1852 prononcé à Bordeaux », La politique exposée par les discours et proclamations de l’empereur Napoléon III depuis le 10 décembre 1848 jusqu’en février 1868, Paris, Plon, 1868, 448 p. 16. François Lacour, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 295. 17. Dominique Jarrassé, « Les fontaines et le décor urbain », Gabriel Davioud, architecte : 1824-1881, cat. expos., Paris Mairies des XVIe et XIXe arrondissements, 1981-1982, Paris, Délégation à l’Action artistique de la ville de Paris, 1981, p. 46. 18. F. Camus, Le Journal des débats, 21 avril 1858. 19. Adolphe Lance, « La Fontaine Saint-Michel », Encyclopédie d’architecture, Victor Calliat et Adolphe Lance, no 11, novembre 1860, Paris, Bance, 1860, t. X, p. 163. 20. Dominique Jarrassé, « La fontaine Saint-Michel. Le classicisme controversé », Archives d’architecture moderne, no 22, 1982, p. 83. 21. Archives de Paris, 1304W/25/2. 22. Archives de Paris, D.1Z/78/Place Saint-Michel, p. 1598. 23. Charles Friès, Le Moniteur universel, 23 septembre 1859, p. 1095. 24. Actualités de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, dossier topographique 35, sn, 2 mai 1859. 25. Le Moniteur, 11 avril 1860, p. 411. 26. Le Moniteur, 1er juin 1860, p. 642. 27. Le Moniteur, 16 juillet 1860, p. 847. 28. Archives de Paris, 1304W/25/2. 29. Le Moniteur, 13 août 1860, p. 979. 30. Le Moniteur, 14 août 1860, p. 986. 31. Le Moniteur, 17 août 1860, p. 989. 32. Augustin Joseph du Pays, « Fontaine Saint-Michel », L’Illustration, 18 août 1860, p. 110. 33. Georges-Eugène Haussmann, Mémoires, op. cit., p. 1104. 34. Alfred Darcel, « La fontaine Saint-Michel », Gazette des beaux-arts. Courrier européen de l’art et de la curiosité, octobre 1860, tome VIII, p. 50. 35. Charles Blanc, « La fontaine Saint-Michel », Gazette des beaux-arts. Courrier européen de l’art et de la curiosité, octobre 1860, tome VIII, p. 52. 36. Dominique Jarrassé, « Les fontaines et le décor urbain », op.cit, p. 46.

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37. Jules-Antoine Castagnary, « La Fontaine Saint-Michel », Paris qui s’en va et Paris qui vient, Paris, Alfred Cadart, 1860, repris dans Les Libres Propos, Paris, A. Lacroix, Verbokhoben et Cie, 1864, p. 36. 38. Ibid., p. 29. 39. Thomas von Joest, Claudine de Vaulchier, « Davioud et les places haussmanniennes » Monuments historiques, no 120, mars-avril 1982, p. 67. 40. Charles Friès, Le Moniteur universel, 23 septembre 1859, p. 1095. 41. Charles Blanc, « La fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 52. 42. Jules-Antoine Castagnary, « La Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 35. 43. Lettre du 5 septembre 1870. Archives de Paris, 1304 W/46/3. 44. Archives de Paris, V.M92/1/Fontaines monumentales. Affaires diverses. 45. 35,42 mètres au dessus du niveau de la mer au débouché du pont ; 35,26 rue Saint-Séverin. Archives de Paris, V.O11/3359/Nivellements, avant-projet, profil en long du boulevard de Sébastopol, 15 janvier 1859. 46. Alfred Darcel, « La fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 47. 47. Victor Fournel, Paris nouveau et Paris futur, Paris, Librairie Jacques Lecoffre, 1868, p. 166 sq. 48. Inventaire général, 1878, p. 122. 49. Victor Fournel, Paris nouveau et Paris futur, op. cit., p. 166. 50. Denis-Louis Destors, « Notice sur la vie et les œuvres de Gabriel Davioud […] lue au congrès, séance du 14 juin 1881 », Congrès annuel des architectes à l’École des beaux-arts, IXe session, Bulletin de la société centrale des architectes, Paris, Ducher, 1881, p. 239. 51. Dominique Jarrassé, « Les fontaines et le décor urbain », op. cit., p. 45. 52. Charles Rossigneux, Discours prononcé à la Société d’encouragement pour l’industrie nationale sur la vie et les œuvres de Gabriel Davioud, le 22 décembre 1882, Paris, Librairie Hachette et cie, 1883, p. 9. 53. Charles Friès, « La fontaine Saint-Michel », op. cit. 54. Paris nouveau illustré, 1868, p. 131. 55. Augustin Joseph du Pays, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 110. 56. Ibid. 57. Louis Lazare, Les Quartiers pauvres de Paris, Paris, Études municipales, publications administratives en vente au bureau de la bibliothèque municipale, 1869, p. 125. 58. Jules-Antoine Castagnary, « La Fontaine Saint-Michel », op.cit., p. 37. 59. Paris nouveau illustré, 1868, p. 131. 60. Félix Narjoux, Paris : monuments élevés par la ville, op. cit., p. 5. 61. Augustin Joseph du Pays, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 110. 62. François Loyer, Paris XIXe siècle : l’immeuble et la rue, Paris, Hazan, nouvelle éd., 1994, p. 292. 63. Pierre Pinon, Atlas du Paris haussmannien : la ville en héritage du second empire à nos jours, Paris, Parigramme, 2002, p. 113. 64. Architecte Victor Baltard, 1860. 65. Dominique Jarrassé, « Les fontaines et le décor urbain », op. cit., p. 45. 66. Augustin Joseph du Pays, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 110. 67. Dominique Jarrassé, « Les fontaines et le décor urbain », op. cit., p. 45. 68. École nationale supérieure des beaux-arts, vol. 4, Esq 330.bmp. 69. Sylvain Bellenger, et Françoise Hamon dir., Félix Duban, 1798-1870 : les couleurs de l’architecte, Paris, Gallimard-Electa, 1996, 264 p. 70. Jules Bourdais, « Gabriel Davioud, architecte, 1824-1881 », Encyclopédie d’architecture, revue mensuelle des travaux publics et particuliers, Victor Calliat, Paris, A. Morel, 1881, t. X, p. 36. 71. Citée par Adolphe Lance, « La Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 164. 72. François Lacour, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 295. 73. Paris nouveau illustré, 1868, p. 131. 74. Victor Fournel, Paris nouveau et Paris futur, op. cit., p. 166.

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75. Daniel Rabreau, Gabriel Davioud, architecte, op. cit., p. 13. 76. Le Moniteur, 3 août 1863, p. 1024. 77. Dominique Jarrassé, « La fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 85. 78. Dominique Jarrassé, « Les fontaines et le décor urbain », op. cit., p. 46. 79. Béatrice Lamoitier, dans Daniel Rabreau, Dominique Massounie et Pauline Prévost- Marcilhacy dir., Paris et ses fontaines de la Renaissance à nos jours, Paris, Action artistique de la ville de Paris, 1995, p. 184. 80. Inventaire général, 1878, p. 123. 81. Augustin Joseph du Pays, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 110. 82. Ibid. 83. Notice officielle citée par Adolphe Joanne, Paris illustré en 1870 : guide de l’étranger et du Parisien, Paris, Hachette, « coll. des guides Joanne », 1870, p. 144. 84. Dominique Jarrassé, « Les fontaines et le décor urbain », op. cit., p. 46. 85. Notice officielle citée par Adolphe Lance, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 165. 86. Charles Blanc, « Fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 54. 87. Le Moniteur, 13 janvier 1861, p. 58. 88. Le Moniteur, 3 mars 1861, p. 286. 89. Adolphe Joanne, Paris illustré, op. cit., p. 144. 90. Victor Fournel, Paris nouveau et Paris futur, op. cit., p. 166. 91. Le Temps, 16 mai 1893, sn. Actualités de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, dossier topographique 36. 92. Ainsi se lamente la naïade de la fontaine Médicis menacée de destruction dans Arkelio, 1861, p. 6. 93. Jules-Antoine Castagnary, « La fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 40. 94. Adolphe Lance, « La fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 166. 95. Dominique Jarrassé, « La fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 87. 96. Alfred Darcel, « La fontaine Saint-Michel », op. cit., p. 51. 97. Louis Lazare, Les Quartiers pauvres de Paris op. cit., p. 125. 98. Victor Fournel, Paris nouveau et Paris futur, op. cit., p. 166. 99. François Loyer, L’Immeuble et la rue, op. cit., p. 238. 100. Recueil des actes administratifs de la préfecture du département de la Seine, Paris, imprimerie et librairie administrative de Paul Dupont, 1855, p. 167 sqq. 101. Arch. nat., MC, ET/LI/1441. 102. Michaël Darin, « Harmonisation difficile », Les Places de Paris, XIXe-XXe siècles, Géraldine Texier-Rideau, Michaël Darin dir., Paris, Action artistique de la ville de Paris, 2003, p. 228. 103. Françoise Boudon, « Le regard du XIX e siècle sur le XVIe siècle français : ce qu’on vu les revues d’architectures », Revue de l’art, 1990, no 1, p. 39-56. 104. Françoise Boudon, « La « maison à loyer » de la ville haussmannienne », Revue de l’art, 1988, vol. 79, no 1, p. 69. 105. François Loyer, L’Immeuble et la rue, op. cit., p. 296.

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RÉSUMÉS

À partir de 1855, Gabriel Davioud entreprend de résoudre avec pragmatisme les difficultés que la crise urbaine accumule au débouché du pont Saint-Michel. Réponse aux entraves à la circulation et lotissement spéculatif d’envergure locale, la place Saint-Michel marque de façon monumentale l’entrée du boulevard de Sébastopol sur la rive gauche. Bordée d’immeubles identiques, ornée d’une belle fontaine, elle s’inscrit à la suite des embellissements du XVIIIe siècle. Toutefois, les exigences circulatoires nouvelles de l’âge industriel bouleversent les rapports traditionnels entre monument et bâti vernaculaire. Objet scénographique et décoratif répondant aux nécessités de la visée, la fontaine Saint-Michel affirme la prise de contrôle de l’espace urbain par le régime issu du coup d’État du 2 décembre 1851. Les fonctions politiques qu’elle remplit à l’évidence retiendront ici d’abord l’attention. On verra ensuite combien les formes nouvelles de monumentalité qu’elle met en œuvre font débat. On s’attardera enfin à préciser les rapports hiérarchiques inédits entre bâti vernaculaire et architecture d’exception qu’inaugure la place Saint-Michel.

As from 1855, architect Gabriel Davioud decides to resolve in a pragmatic manner the difficulties of the urban crisis that came to a head at the mouth of the bridge St Michel. The St Michel square provides the solution to traffic problems, represents a local division of land for building and is the main entrance of the Boulevard Sébastopol on the left bank. Surrounded by identical buildings and adorned by a beautiful fountain, the square represents the continuation of the embellishments of the 18th Century. However, the traffic requirements of the industrial era completely overhaul the relationship between the monuments and plain buildings that surrounds it. The fountain is a stenographic and decorative object that reflects how the Imperial regime wished to control urban space. The political role it plays should be taken first into consideration. Then the debate regarding the exceptional features of the fountain is analysed in depth. The new hierarchical forms between monuments and plain buildings built around launched with the St Michel square are discussed at a later stage.

Ab 1855 versuchte Gabriel Davioud die Folgen der krisenhaften Stadtentwicklung pragmatisch zu beseitigen, die besonders konzentriert an der Einmündung zu der Brücke Saint-Michel waren. Die Errichtung des Platzes Saint-Michel gestattete einerseits die Lösung der Verkehrsstörungen, andererseits die Bebauung von bedarfsmäßigen Mietshäusern. Diese verlieh dem Boulevard Sébastopol einen eindrucksvollen Übergang zum linken Ufer der Seine. Der Platz, der von homogenen Wohngebäuden umrandet und mit einem schönen Brunnen ausgestattet wurde, passte sich zwar gut an die Verschönerungen des 18. Jahrhunderts an. Die traditionellen Verhältnisse zwischen Pracht- und Allgemeinbauten wurden indessen infolge der neuen Verkehrsanforderungen gemäß der damaligen industriellen Entwicklung völlig verändert. Der Bau des Brunnens Saint-Michel, der zwar nach perspektivischen und ästhetischen Gesetzen eingerichtet ist, entspricht auch dem stärkeren Willen des aus dem Staatsstreich vom 2. Dezember 1851 entstandenen Regimes, den urbanen Raum zu bewältigen. Der Aufsatz nimmt sich erstens vor, die augenscheinliche politische Aufgabe dieser Einrichtung zu überprüfen. Zweitens untersucht er die neuen monumentalen Bauformen des Brunnens, die damals umstritten waren. Zum Schluss wendet er sich an die ganz neuen Verhältnisse zwischen Pracht- und Allgemeinbau, die am Platz Saint-Michel eingeführt wurden.

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AUTEUR

GRÉGOIRE ALESSANDRI Grégoire Alessandri, né en 1964, est actuellement correspondant législatif à la Commission européenne. Il a entamé, de nouvelles études en 2006 à l'École du Louvre. Après un premier cycle, il a présenté un mémoire de M1 intitulé La place Saint-Michel à Paris : un exemple de composition urbaine hiérarchisée Dir. de Catherine Chevillot et Alice Thomine-Berrada. Aujourd'hui en M2, il travaille Dir. d'Alice Thomine-Berrada et de Dominique Jarrassé à la préparation d’un mémoire consacré aux huit églises construites à Paris sous le directorat de Victor Baltard au service des Travaux de la Ville (1860-1870).

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Pierre-Charles Dusillion et l’architecture néorenaissance Pierre-Charles Drusillion and Neo Renaissance architecture Pierre-Charles Dusillion und die Architektur der Neo-Renaissance

Joseph Specklin

1 Dédicaçant en 1896 ses Souvenirs de Jeunesse à son ami Camille Rogier, le poète Arsène Houssaye lui rappela les années de bohême qu’ils avaient partagées avec Gérard de Nerval: « Nous sommes, je crois bien, les seuls survivants de l’époque radieuse du romantisme (1830-1848). » Se remémorant le climat artistique de cette période révolue, il précisa: « C’était d’ailleurs le style Renaissance et non le style moyen âge qui dominait1. »

2 Ce « style Renaissance », que nous qualifions aujourd’hui de « néorenaissance », fut effectivement à la mode sous la Monarchie de Juillet, succédant à la vogue du néogothique troubadour et pittoresque.

3 Arsène Houssaye avait lui-même acheté un luxueux hôtel construit lors du paroxysme de cette mode dans le nouveau quartier Beaujon, près des Champs-Élysées. Ce « manoir de la Renaissance2 » (ill.1) avait été édifié vers 1840 par l’architecte Pierre-Charles Dusillion (1804-1878).

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Ill. 1: « Hôtel de M. Arsène Houssaye. Côté du jardin »

Gravure d’après un dessin d’E. Breton, Musée des familles, série 2, t. II, août 1853, p. 333. Cl. J. Specklin.

4 Déjà tombé dans l’oubli au moment où Houssaye écrivait ses mémoires, Dusillion avait pourtant été encensé en son temps par L’Artiste, qui estimait en 1839, au sujet du décor du café de la Banque (ill. 2), « que le style de la Renaissance n’a jamais été saisi par personne mieux que par M. Dusillon [sic]3 ».

Ill. 2: « Café de la Banque de France »

Gravure de Schaal, L’Artiste, série 2, t. I, Paris, 1839, p. 228 Cl. J. Specklin.

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5 Le caractère élitiste et presque exclusivement privé de l’œuvre de Dusillion, qui ne comporte aucun bâtiment public de premier plan4, ainsi que l’absence de toute publication théorique de sa main, ont contribué à son oubli5. Il faudra attendre les travaux d’Henry-Russell Hitchcock6, dans les années 1950, pour que l’importance du style néorenaissance et l’apport de Dusillion à ce moment-clé de l’histoire de l’art soient réévalués.

Une dynastie d’architectes

6 Entre la seconde moitié du XVIIIe siècle et la fin du XIX e siècle, les Dusillion se sont illustrés dans les arts graphiques, que ces derniers fussent utilitaires (topographie, cartographie, génie civil ou militaire, architecture) ou purement esthétiques (dessin, peinture). Un des membres les plus renommés de cette famille lilloise originaire de Savoie7 est le peintre Jean-Baptiste Dusillion (v. 1748-1788).

7 Le grand-père de Pierre-Charles, François-Joseph, apparaît comme « dessinateur pour le roi » sur l’acte de naissance de son fils Alexandre-Joseph (1764-1821). Ce dernier, oncle de Pierre-Charles, mit ses talents au service de l’armée. Engagé en 1784 comme dessinateur au sein de l’Artillerie puis du Génie, il fut en service à Saint-Domingue jusqu’en 1792. Arpenteur et « dessinateur géographe » à Saumur en 1793, il s’installa à Angers avant de rejoindre à nouveau le génie militaire en 1800. Prisonnier des Anglais à l’issue du siège de Saint-Sébastien (1813), il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur après son retour en France8.

8 Fils cadet de François-Joseph, César-Auguste Dusillion (1769-v.1835) entama également sa carrière au sein de l’Artillerie avec un poste de dessinateur à l’arsenal de Nantes en 1786 avant d’œuvrer comme conducteur des travaux aux Ponts et chaussées en 1788-89. Installé à partir de 1790 à Saumur, il y apparaît pour la première fois en tant qu’« architecte » en 1791. La tourmente révolutionnaire et la menace vendéenne, défavorables aux travaux publics, l’amenèrent à exercer d’autres métiers. Il fut ainsi réquisitionné par l’armée républicaine comme garde magasin puis comme commis aux écritures des hôpitaux militaires entre 1794 et 1796, avant de s’improviser instituteur. Il prit ensuite le chemin de la capitale, où il travailla sous les ordres des architectes Beaumont, Rondelet et Viel. En 1801, il fut engagé par le ministère de l’Intérieur, qui le nomma inspecteur des bâtiments du « Palais des Beaux-arts », l’ancien collège des Quatre-Nations destiné à accueillir les écoles des Beaux-Arts9. César-Auguste y œuvra sous la direction d’Antoine-Laurent-Thomas Vaudoyer, dont il fut un collaborateur très proche. Vaudoyer fit notamment de lui le dépositaire de ses propres publications10 et des ouvrages de Blondel fils11, François Debret ou Hippolyte Lebas12. Remplacé par Biet après 1821 et placé sous les ordres de Delannoy, Dusillion quitta le quai Conti pour s’installer au numéro 12 de la rue de Sorbonne. Il ne fut cependant pas oublié par Vaudoyer, qui parraina l’admission en seconde classe à l’École des Beaux-Arts de son fils Pierre-Charles. La marraine de ce dernier, né le 30 mai 1804, n’était autre que Mme Vaudoyer13.

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Formation et choix de carrière

9 Pierre-Charles Dusillion entra ainsi dans l’atelier Vaudoyer le 15 juillet 182314. Il y suivit un enseignement académique que le vieil architecte avait alors peu à peu confié à son neveu, Louis-Hippolyte Lebas. Malgré la brièveté de sa formation aux Beaux-Arts, qu’il quitta sans récompense15, Dusillion eut l’occasion d’être confronté de manière très précoce aux grands chantiers parisiens, que ce soit en tant qu’apprenti de son père ou en tant que sous-inspecteur des travaux confiés à ses maîtres ou à d’autres architectes16. Ce genre d’emploi subalterne au service du ministère de l’Intérieur, pour le compte de l’État ou de la Ville de Paris, conforme au système organisé par Quatremère de Quincy, constituait autant une étape complémentaire de l’enseignement architectural dispensé en atelier que le débouché immédiat des études à l’École des Beaux-Arts.

10 Pierre-Charles aurait pu suivre la même voie que ses père, oncle et grand-père, en entrant lui aussi au service de l’État. Or, à l’instar de nombre de ses camarades non lauréats, il délaissa bientôt le fonctionnariat, chichement rétribué, au profit d’une carrière libérale bien plus lucrative. Son fonctionnaire de père n’avait en effet pu lui offrir qu’une enfance « plus près de la misère que de l’économie17 » et le jeune homme avait vécu ses seize premières années dans un entresol étroit, sombre et mal aéré du palais des Beaux-Arts18, qu’il partageait avec son père, sa grand-mère infirme et ses quatre frères et sœurs. Le jeune Pierre-Charles fut également attiré par une carrière libérale après avoir été l’assistant de Joseph-Antoine Froelicher19. Ce dernier était devenu l’architecte attitré des grandes familles légitimistes et surtout de la duchesse de Berry. Bâtisseur et rénovateur de châteaux20, Froelicher s’était implanté dans le quartier du faubourg Saint-Germain, véritable bastion de la vieille aristocratie fidèle à la branche aînée des Bourbons. Dusillion suivit en tout point cet exemple de réussite professionnelle et sociale, en s’adressant au même type de clientèle et en s’installant dans le même quartier. C’est ainsi qu’il choisit de construire son cabinet et sa maison dans la nouvelle rue de Chanaleilles, où il emménagea avec sa famille après 184221. Ce choix était certainement dû à la proximité, au 8 (auj. 14) de la rue Vaneau, d’un hôtel particulier édifié d’après ses plans. Construit entre 1835 et 1836 par l’entrepreneur Genaille, qui y vécut plusieurs années, cet hôtel constitue une monumentale vitrine du savoir-faire de Dusillion ainsi qu’un véritable manifeste architectural du style néorenaissance.

Le manifeste de la rue Vaneau, 1835

11 Réalisé cinq ans avant l’hôtel de la place Saint-Georges, autre œuvre emblématique du style néorenaissance par Édouard Renaud, l’hôtel de la rue Vaneau était à l’avant-garde de l’architecture domestique de son époque. C’est à ce titre qu’il fut très rapidement commenté dans la presse, spécialisée ou généraliste22, dans des publications étrangères23, et même dans des guides touristiques24. Ses plans et son élévation furent publiés dès 1837 dans le premier volume du Paris Moderne de Louis-Marie Normand 25 (ill. 3).

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Ill. 3: « Maison rue de Vanneau No 8 - Élévation »

Gravure de Normand fils, Paris moderne, Paris, 1837, pl. 159 Cl. J. Specklin

12 Dans ce recueil d’édifices particuliers, l’hôtel de la rue Vaneau apparaît comme l’un des deux seuls bâtiments faisant explicitement référence au XVIe siècle, l’autre étant la fameuse « maison de François Ier » construite par Mazois en 1823 et intégrant d’authentiques bas-reliefs et éléments décoratifs de la Renaissance prélevés sur une maison de Moret-sur-Loing26.

13 À l’instar de cette réalisation remarquée de la Restauration, l’hôtel de la rue Vaneau plaque un décor Renaissance sur une structure simple dont la symétrie, relativement rare dans les modèles du XVIe siècle, est encore tributaire de l’esthétique classique 27. Dusillion avait été l’élève de Lebas, qui prônait un style néoclassique pragmatique et élégant n’interdisant pas l’emploi de certaines formes de la Renaissance classique. Lebas vouait en effet une certaine admiration à Vignole, dont il avait commencé à publier, en collaboration avec son ami François Debret, des Œuvres complètes déposées chez Dusillion père. Cette hybridation d’influences classiques, admise dans le discours académique du début du XIXe siècle 28, est explicitement résumée par le double hommage contenu dans le décor en plâtre de la façade. Dans le fronton central, le buste en médaillon de Philibert Delorme, copie d’une œuvre exposée au Louvre29, confirme les références Henri II30 du décor sculptural, peuplé de nymphes à la Jean Goujon et de trophées cynégétiques31. Autre emprunt au XVIe siècle, les incrustations de marbre de Sienne apportent une certaine polychromie. Sur le modèle de la maison de Mazois, l’architrave de l’entablement couronnant l’étage contient quant à elle une inscription latine indirectement inspirée de Vitruve32 rappelant qu’« une bonne architecture requiert trois conditions: la commodité, la solidité et l’agrément »: Bona aedificatio tres habet conditiones commoditatem, firmitatem et delectationem (ill. 4 et 5).

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Ill. 4: Maison du 14 (anc. 8) rue Vaneau: état de la façade en décembre 2011

Cl. propriétaires actuels (que nous remercions pour leur aide à nos recherches)

Ill. 5: Maison du 14 (anc. 8) rue Vaneau: état du portail d’entrée en avril 2006

Cl. J. Specklin.

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14 Cette profession de foi architecturale33, qui traduit le poids des traités anciens dans l’enseignement néoclassique, met en avant les caractéristiques idéales d’un immeuble du XIXe siècle, qui doit concilier raison et ostentation, grâce et solidité, confort et fonctionnalité.

15 La nouveauté formelle de ce bâtiment, qui compte d’ailleurs parmi les premiers immeubles chronographiés de Paris, réside également dans la mise en valeur, par une crête en zinc et des lucarnes historiées, de sa couverture d’ardoises mansardée. Cette innovation est rendue d’autant plus frappante par la comparaison avec la maison de Mazois, encore fidèle au néoclassicisme par son toit en terrasse et son aspect général plus proche du palais italien que de l’hôtel français34. Henry-Russell Hitchcock a insisté sur l’aspect pionnier de cette rupture, qui rattache l’hôtel de Dusillion à un style Second Empire « avant la lettre ».

16 L’hôtel conçu par Dusillion en 1835 est l’un des premiers jalons35 d’un parti stylistique suivi, dans la décennie suivante, lors de la réalisation de nombreux immeubles parisiens36. À ce titre, il constitue un véritable manifeste du goût romantique pour le renouveau du style Renaissance. Ce rôle pionnier avait été explicitement perçu par un observateur de 1841, affirmant que ce style était « à la mode » et que « M. Dusillion a eu l’honneur de l’introduire dans les constructions modernes, après des études profondes et fructueuses sur les édifices de l’époque de la Renaissance »37. Essentiellement parisien à l’origine, ce renouveau dépasse rapidement les limites de la capitale, notamment par le biais des clients aristocratiques de Dusillion qui possédaient souvent un hôtel au faubourg Saint-Germain et des terres en province. À nouveau intéressés par ces dernières après la chute de Charles X, ils faisaient restaurer ou reconstruire des châteaux affichant explicitement leurs prétentions seigneuriales. Sur ce terrain, le néorenaissance eut cependant plus du mal à s’imposer face à un néogothique davantage chargé de représentations féodales.

17 Dans les années qui suivent la publication de Normand, Dusillion s’adapta ainsi aux goûts et envies de ses clients, agrandissant en néogothique pittoresque le château de Regnière-Écluse pour le comte d’Hinnisdal entre 1838 et 1839, réalisant le château néorenaissance de Soquence à Sahurs pour le marquis de Bonneval l’année suivante tout en agrandissant en néogothique troubadour le château d’Ussé pour la comtesse de La Rochejaquelein38.

La maison-atelier de la rue de Chanaleilles, 1842

18 En avril 1842, Dusillion fit l’acquisition, auprès du spéculateur Barbet de Jouy, d’un terrain issu du morcellement des jardins de l’hôtel de Chimay et relié aux rues Vaneau et Barbet de Jouy par l’ouverture d’une nouvelle voie, baptisée rue de Chanaleilles en 1844. La maison-atelier39 que Dusillion éleva pour lui-même à cet emplacement est constituée, sur la rue, d’un bâtiment de plain-pied jouxtant, sur la parcelle suivante40, un édifice de plusieurs étages (ill. 6).

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Ill. 6: Maison du 9 rue de Chanaleilles: état de la façade en février 2008

Cl. J. Specklin.

19 Ces constructions, dont la première est déjà achevée en 184541, se distinguent par un décor très riche de grotesques rehaussant une architecture très simple. Outre sa frise de feuillages, ses fines colonnettes, ses mascarons pittoresques et ses culs-de-lampe figurant naïades, satyres, dragons, chauves-souris, putti et autres chimères propres à l’iconographie du temps des Valois, l’intérêt de ce décor réside dans les « signatures » qu’il arbore explicitement, à l’exemple d’un blason frappé d’un chiffre complexe « C. D. » (ill. 7) ou encore d’un compas croisant la lettre « D ».

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Ill. 7: Maison du 9 rue de Chanaleilles: détail du décor avec le « chiffre » de l’architecte

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20 On serait également tenté de repérer une signature plus implicite dans ce buste d’homme moustachu coiffé de volutes qui, en surmontant des instruments d’architecte, pourrait faire songer à une forme idéalisée d’autoportrait (ill. 8).

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Ill. 8: Maison du 9 rue de Chanaleilles: détail du décor avec le buste d’un personnage surmontant des outils d’architecte

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21 Un autre portrait, plus caricatural, pourrait être identifié dans le mascaron surmontant le portail central (ill. 9).

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Ill. 9: Maison du 9 rue de Chanaleilles: mascaron du portail d’entrée et chronogramme

Cl. J. Specklin.

22 L’édifice comporte également plusieurs chronogrammes: si celui de l’« année 1842 » inscrit sur le phylactère encadrant le mascaron indique la date de construction de la maison, d’autres chronogrammes – 1847 et 1868 – inscrits sur les plaques décoratives des deux premiers étages du bâtiment construit après 1847 au no 11 correspondent sûrement à des extensions et des élévations postérieures nécessitées par la cohabitation de Dusillion avec ses fils devenus grands42.

23 C’est dans cet hôtel particulier au décor romantique que Dusillion conçut ses plus grandes réalisations des années 1845-50, tels que les façades du château de la Schadau à Thoune entre 1846 et 185243 et les plans de l’hôtel Hope à Londres entre 1848 et 1851. Ces deux dernières demeures marquent l’internationalisation de la clientèle de Dusillion et l’exportation de son style. Si les façades de la Schadau, appliquées à un plan dissymétrique « à l’anglaise » tracé par James-Victor Colin, arborent un néogothique flamboyant assez éloigné du style de prédilection de Dusillion, celles de la maison Hope44 adoptent des motifs néorenaissance dont l’élégance toute française qualifiée par David Watkin de « style proto-édouardien tarabiscoté »45 fera date dans l’architecture victorienne (ill. 10).

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Ill. 10 : « Mansion of H.T. Hope », George Godwin, Buildings & Monuments, Londres, 1850, p. 60

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Un style protéiforme, matrice de l’éclectisme

24 Paradoxalement, c’est la connaissance historiciste précise des formes et des motifs du passé qui permet la licence artistique de l’éclectisme, comme le souligne l’article de L’Artiste consacré au café de la Banque de France: « L’architecte, M. Dusillon [sic], a fait preuve, dans son travail, d’un goût éclairé et d’une science profonde. Il a mis en usage le style de la Renaissance; style qui, dans ses ornements de détail, se prête à toutes les fantaisies de l’imagination. »

25 Dusillion percevait les styles historiques comme un répertoire de formes et de motifs déclinables en d’infinies variantes selon les époques citées et leurs hybridations, ce qui ne manquait pas d’entraîner une certaine confusion auprès de ses contemporains. Un article évoquant l’hôtel d’Arsène Houssaye en admire « le style gothique, le style renaissance et le style indou, fondus ensemble par l’architecte Dussillon [sic] »46. La même confusion se retrouve dans un état de service de 185047 mentionnant des châteaux de style tantôt « gothique » (Regnière-Écluse), « gothique fleuri » (Sahurs), « gothique Renaissance » (Ussé) ou « gothique flamboyant » (Thoune). Les critères archéologiques s’effacent ainsi devant la recherche de l’effet, une fantaisie assumée, et ce goût romantique du pittoresque que Dusillion partageait avec ses clients, lui qui avait meublé sa maison de campagne de Passy « dans le style Moyen Âge »48.

26 Cette conception proto-éclectique de l’historicisme ne pouvait qu’entrer en conflit avec le courant néogothique archéologique qui s’affirma avec éclat à partir de 1846 dans le sillage de Didron, Lassus, et Viollet-le-Duc. Ces derniers, influencés par Henri

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Labrouste, prônaient en effet l’emploi d’un style national « ogival » néogothique dont les propriétés constructives rationnelles et la rigueur archéologique – privilégiant les XIIe-XIIIe siècles – s’opposaient aussi bien au néoclassicisme qu’aux fantaisies pittoresques du néogothique « troubadour » né au XVIIIe siècle puis concurrencé sous la Monarchie de Juillet par une mode néorenaissante embrassant toute l’histoire de l’architecture française de Louis XII à Louis XIII. En tant que thuriféraire de cette dernière vogue, Dusillion allait être tout naturellement exclu de l’avant-garde rationaliste et archéologique dont le discours transparaît nettement dans la critique architecturale des années 1850.

27 Ainsi, quand Dusillion présenta des projets d’églises aux Salons de 1852 et 185749, ceux- ci furent éreintés par Ruprich-Robert50, Hermant51, Darcel52 et Berty 53. S’ils en soulignèrent les défauts structurels, notamment pour ce qui était de la gestion des contraintes techniques ou de la correspondance des formes extérieures et intérieures, ils en blâmèrent surtout l’éclectisme pittoresque, l’« anachronisme », Dusillion étant jugé sur ce dernier point « complètement étranger à l’histoire de son art ». Il est vrai que la démarche de Dusillion était moins celle d’un « archéologue » ou même d’un constructeur que celle d’un décorateur. La simplicité des plans de Dusillion, en contrastant souvent très fortement avec la richesse décorative des élévations, semble le démontrer, comme en témoignent les plans de la Schadau, où Dusillion orna d’une extravagante dentelle néo-Tudor ou néo-Louis XII la structure complexe et dissymétrique imaginée par Colin, ou encore ceux de l’église catholique de Mulhouse, où le raffinement d’une façade néo-flamboyante s’oppose au volume géométrique discutable du chevet54. Cette fonction de décorateur transparaît également dans sa conception de la salle du café de la Banque de France ou dans les travaux de restauration qu’il dirigea.

La confrontation directe aux jalons de la Renaissance

28 Malgré cet éclectisme plus esthétique que savant, la connaissance de l’architecture de la Renaissance par Dusillion ne doit pas être sous-estimée. Il a en effet été amené à travailler directement sur les jalons historiques du style.

29 Un de ses premiers grands chantiers fut la rénovation du château de Thoiry dans les années 1834-1837. Commandés par le marquis de Voguë, les travaux de transformation – surélévation du pavillon de l’escalier, transformation de la façade sur jardin, construction d’une chapelle et de dépendances, transformation de la décoration intérieure – de ce château construit en 1569 lui permirent de mettre en pratique sa connaissance du style Renaissance55. À Azay-le-Rideau, le marquis de Biencourt lui confia le soin d’achever un château de la Loire qui sera bientôt reconnu comme un repère incontournable de la Renaissance ligérienne grâce à une unité stylistique due à Dusillion, qui construisit une tourelle d’angle identique à celles du XVIe siècle et qui rebâtit sur le même modèle la grande tour de la cour entre 1845 et 185656.

30 Dusillion s’intéressa également à une œuvre phare de la seconde Renaissance en s’attelant au grand problème architectural de l’époque: l’achèvement du palais du Louvre par sa réunion à celui de Catherine de Médicis. Imaginé dès le XVIIe siècle, ce « grand dessein » de la monarchie française fut relancé par la Seconde République, désireuse d’affirmer sa légitimité tout en fournissant du travail aux ouvriers du bâtiment. Le décret du 24 mars 1848 prévoyait la réunion du Louvre aux Tuileries pour

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en faire un « Palais du Peuple » destiné à exposer des œuvres d’art et des produits de l’industrie et à accueillir les collections de la Bibliothèque nationale. À une époque où les commandes privées comme publiques souffraient d’une conjoncture économique particulièrement défavorable, l’ambitieux programme contenu dans ce décret ainsi que l’article de Léon de Laborde suggérant l’ouverture d’un concours57 allaient susciter l’intérêt de nombreux architectes, dont les propositions ne firent pourtant que s’ajouter aux innombrables projets sans suite imaginés depuis le plan de Percier et Fontaine de 1809 et régulièrement présentés au Salon58. Il n’y eut en effet aucun concours et ce sont les architectes Louis Visconti et Émile Trélat, missionnés dès le 19 mai 1848 par le ministre des Travaux Publics, Ulysse Trélat, le père de ce dernier, et chargés d’établir une synthèse des projets antérieurs, qui virent leurs plans définitivement approuvés par le conseil général des Bâtiments civils le 19 février 1849.

31 Entre-temps, ce ne furent pas moins de six architectes – Brunet-Debaines, Dusillion, Gagné, Garnaud, Hénard, Lescène – qui exposèrent au Salon de 1849 leur solution au problème posé par l’absence de parallélisme des deux palais. Malgré la commande accordée à Visconti et Trélat, Dusillion et Brunet-Debaines persistèrent au Salon suivant, celui de 1850-1851, auquel l’architecte de la rue de Chanaleilles envoya la seconde partie de son projet d’achèvement du Louvre, qui consistait en deux œuvres intitulées Achèvement du Louvre, deuxième partie du projet exposé en 1849 et Projet de bibliothèque nationale et galerie d’exposition des beaux-arts59.

32 Dans leurs revues critiques du Salon, Henry Sirodot et le fouriériste Sabatier-Ungher60 jugèrent le projet de Dusillion préférable à celui de Charles-Fortuné-Louis Brunet- Debaines, ce dernier proposant de reconstruire entièrement les Tuileries alors que l’architecte du faubourg Saint-Germain, sans s’éloigner sensiblement du plan de Percier et Fontaine, « a eu l’heureuse idée de s’inspirer pour les constructions nouvelles de l’architecture des parties anciennes »61. Ce respect des élévations existantes fut également une des principales qualités attribuées au projet entrepris en 1852, celui de Visconti.

33 Or, suite au décès de ce dernier, le Royal Institute of British Architects de Londres rédigea une adresse qui, tout en saluant le mérite particulier de Visconti, admettait « que les conceptions d’autres architectes, comme Percier et Fontaine, et plus récemment de Monsieur Dussillon [sic] l’ont considérablement aidé à arriver à cette solution »62. Le plan de Visconti et Trélat, effectivement très redevable des dispositions du projet de Percier et Fontaine de 1809 – construction d’ailes formant des cours secondaires sur la moitié des galeries perpendiculaires au Louvre –, aurait ainsi bénéficié des études menées par Dusillion63.

Dernières années

34 Dusillion fut l’un des rares architectes du Second Empire dont l’agence parisienne avait une succursale en province. Celle-ci, dirigée par son assistant, le Suisse Frédéric-Louis de Rutté, était située dans un quartier aisé de Mulhouse. Malgré l’échec de deux projets de lieux de culte destinés à cette ville industrielle64, Dusillion y avait trouvé une riche clientèle bourgeoise. Il construisit notamment pour André Koechlin le château du Hasenrain entre 1852 et 1854, une villa suburbaine néorenaissance65. Si une grande partie de son œuvre est surtout constituée de rénovations ou d’agrandissements de châteaux (dont Commarin en Bourgogne, Condé-sur-Iton en Normandie, et Torcy66 dans

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le Pas-de-Calais) et, plus rarement, de constructions de logis aristocratiques (comme celui de La Rochebeaucourt, en Charente), il conçut également des immeubles parisiens tels que le 27 de la rue de Marignan vers 186167 ou les 70-70bis de la rue de l’Université en 1870. Si l’immeuble de la rive droite fond dans un ensemble éclectique haussmannien quelques motifs employés dans la rue Vaneau, comme les putti encadrant le numéro, celui de la rive gauche adopte une architecture néo-Louis XV très éloignée du style qui avait fait la fortune de l’architecte de la rue de Chanaleilles68.

35 À partir de cette époque, Pierre-Charles est assisté de ses fils. Il comptait probablement sur l’aîné, Émile69, envoyé parfaire son apprentissage auprès d’Abel Blouet, pour reprendre l’agence. Afin de lui mettre le pied à l’étrier, il conçut avec lui le projet d’église pour Bâle, exposé au Salon de 1857 sous leurs deux noms. Malheureusement, Émile mourut prématurément trois ans plus tard. Les espoirs du père se reportèrent alors sur le cadet, Léon, qui dut abandonner sa vocation d’artiste peintre70.

36 Entre la fin du Second Empire et le début de la Troisième République, Dusillion comptait parmi les architectes parisiens les plus aisés. Propriétaire d’une maison à Neuilly-sur-Seine depuis 1863, il était considéré comme particulièrement riche dans un article de 187371. Le 31 décembre 1878, il s’éteignit à l’âge de 74 ans, aux termes de plus d’un demi-siècle d’une carrière décisive dans le développement du style néorenaissance. Loin de ne constituer qu’une simple mode romantique qui exerça un « charme presque effrayant »72 sur le cœur des contemporains de Heine et de Houssaye, ce style architectural a constitué un véritable laboratoire des solutions éclectiques de la seconde moitié du XIXe siècle. Après tout, comme le rappelle François Loyer73, le XVIe siècle ainsi ressuscité n’était-il pas « le fondateur de l’éclectisme »?

NOTES

1. Arsène Houssaye, Souvenirs de jeunesse 1830-1850, Paris, Flammarion, 1896, p. V-VI. 2. Article d’Étienne Eggis cité en note par Arsène Houssaye dans Les Confessions, Paris, Dentu, 1885, t. III, p. 351. 3. « Le Café de la Banque », L’Artiste, 1839, série 2, t. I, p. 227-228. Ce café était situé dans l’ancien hôtel de Massiac, au débouché de la rue des Fossés-Montmartre (Aboukir) sur la place des Victoires. Dusillion se serait inspiré du café Pierron, créé en 1836 par Théodore Charpentier. Marc Le Cœur, « Théodore Charpentier, ou l’enchantement de l’architecture », Marie d’Orléans 1813-1839, Anne-Dion Tenenbaum dir., Paris, Somogy, 2008, p. 177. En 1858, un article signale que le café de la Banque « n’a pas gardé vestige de ses dorures d’autrefois ». Jules Lovy, « Les cafés de Paris », Le Tintamarre, 2 mai 1858, p. 3. 4. La mairie de Thoiry dans les Yvelines (1843), réalisée dans la foulée de la restauration du château, est l’un des seuls bâtiments publics élevés par Dusillion. 5. Françoise Bercé a cerné « l’oubli dans lequel tombent les architectes qui n’ont eu qu’une clientèle privée » et « la difficulté que rencontrent les chercheurs pour retrouver, un siècle après, les commandes faites à tel ou tel d’entre eux. » Françoise Bercé, « Le château au XIXe siècle », Jean-Pierre Babelon dir., Le château en France, Paris, CNMHS, 1986, p. 371-384.

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6. Henry-Russel Hitchcock, « Second Empire “avant la lettre” », Gazette des Beaux-Arts, septembre 1953, p. 115-130 et 140-144 et, du même auteur, Architecture : Dix-neuvième et vingtième siècles, Bruxelles, Mardaga, 1981, p. 79 et 200-201. 7. Le patronyme semble avoir été forgé d’après le nom du hameau d’Usillon, près de Thorens- Glières (Haute-Savoie). 8. États de services mentionnés dans le dossier de titulaire de la Légion d’honneur. Arch. nat., LH/877/42. 9. Lettre de César-Auguste Dusillion à Louis Bruyère, directeur des Travaux publics de Paris, 7 avril 1811. Arch. nat., F13 649. 10. Antoine-Louis-Thomas Vaudoyer, Plan, coupe et élévation du palais de l’Institut impérial de France suivant sa nouvelle restauration, Paris, Dusillion, 1811, et Description du théâtre de Marcellus à Rome, Paris, Dusillion, 1812. Dusillion était le dépositaire des livraisons des Grands Prix d'Architecture, Paris, Dusillion, 1813-1832, publiées sous la direction du même Vaudoyer et de Louis-Pierre Baltard. 11. Georges-François Blondel, Plan, coupe, élévations et détails du nouveau marché St-Germain, Paris, Dusillion, 1816. 12. Hippolyte Lebas et François Debret, Œuvres complètes de J. Barozzi de Vignoles, Paris, Dusillion, 1815. 13. Extrait du registre des actes de baptême de la paroisse Saint-Germain-des-Prés contenu dans l’état civil reconstitué. 14. Registres matricules des élèves architectes, no 603. Arch. nat., AJ 52* 237. 15. Edmond Delaire dir., Les Architectes élèves de l’Ecole des Beaux-Arts, 2e édition, Paris, Librairie de la construction moderne, 1907, p. 17 et 252. 16. Lettre de Dusillion au maire de Mulhouse, Paris, 28 juin 1852. Arch. mun. Mulhouse, M II Aa 9. 17. Lettre de César-Auguste Dusillion à Louis Bruyère, 15 août 1811. Arch. nat., F13 649. 18. Description en 1822 du logement des Dusillion par le nouvel occupant des lieux, Biet. Arch. nat., F13 682. 19. Notamment sur le chantier de la Madeleine et sur celui du « gymnase » de Neuchâtel (1828-1835), un grand édifice néoclassique. Le bâtiment, également appelé « Collège latin », abrite actuellement une école supérieure et un lycée. 20. François Macé de Lépinay, « De Soleure au Faubourg Saint-Germain : Joseph-Antoine Froelicher (1790-1866) Architecte de la duchesse de Berry », Revue suisse d’Art et d’Archéologie, Zürich, 1976, 33/3, p. 211-223. 21. Son adresse précédente était le numéro 2 de la rue Notre-Dame-de-Grâce (auj. rue Tronson- du-Coudray), près de la Madeleine. 22. « Nouvelles diverses », La Presse, no 47, 24 août 1836. Journal des artistes, 10e année, 2e vol. , no 15, Paris, 9 octobre 1836, p. 240. Joseph Bard, « Revue monumentale de Paris », Bulletin monumental, Caen, 1837, p. 467. « Façade de maison », L’Exposition, journal de l’industrie et des arts utiles, no 1, Paris, 1839. 23. Catherine Gore, Paris in 1841, Londres, 1842, p. 186. « Nachrichten vom December - Bauwerke », Kunst-Blatt, no 9, Stuttgart, janvier 1837, p. 35. 24. Anthony et William Galignani, New Paris Guide, Paris, 1839, p. 363. 25. Louis-Marie Normand, Paris moderne, t. I, 1837, pl. 158-159. Plans du rez-de-chaussée et du premier étage, coupe, élévation. 26. Marie-Agnès Arhan, « Le quartier François I er », Les Champs-Élysées et leur quartier, Paris, Délégation artistique à la ville de Paris, 1988, p. 119-121. 27. Sur ce compromis entre symétrie classique et goût pittoresque, lire Claude Mignot, L’Architecture du XIXe siècle, Paris, 1983, p. 69 et 282. 28. Sur la réception de l’architecture française de la Renaissance au XIX e siècle, lire Sybille Bellamy-Brown, « La Renaissance au service du XIXe siècle, à propos de l’ouvrage de Charles-

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François Callet », Livraisons d’Histoire de l’Architecture, no 9, 2005/1. À propos de l’influence de Percier sur le style néorenaissance, lire Thomas Dann, « Die französische Neurenaissance um 1835 », Weltkunst, 73e année, no 8, septembre 2003, p. 1126. 29. Le modèle est un bas-relief en bronze, alors présenté comme un portrait de Philibert Delorme réalisé au XVIe siècle. En réalité, il s’agit d’un moulage effectué au début du XIX e siècle par Alexandre Lenoir, qui voyait dans le bas-relief original un autoportrait de Jean Bullant. La confusion entre Bullant et Delorme, tous deux honorés par des monuments hétéroclites créés par Lenoir pour une salle de son musée des Monuments français, date de la Restauration (démantèlement du musée et transfert d’une partie de ses collections au Louvre) et n’a été corrigée qu’en 1877 par Louis Courajod, « Notice sur un faux portrait de Philibert Delorme », Mémoires de la Société des antiquaires de France, 4e série, t. 8, 1877, p. 67-84. 30. Sur le style Henri II au XIXe siècle, voir Jean-Michel Leniaud, « Néo-Renaissance et style Henri II au XIXe siècle », Hervé Oursel et Julia Fritsch dir., Henri II et les Arts, actes du colloque international de 1997, Paris, Ecole du Louvre, 2003, p. 319-336 31. L’auteur de ce décor est un élève tyrolien de Canova, Dominique Mahlknecht (1793-1876), connu pour des sujets (statues de Louis XVI, du duc de Bordeaux et de chefs vendéens) chers aux commanditaires légitimistes. 32. Au lieu d’utiliser le fameux passage de Vitruve ( De Architectura, Livre I, Chap. 3, § 2) sensibilisant les architectes « à la solidité, à l'utilité, à l'agrément » (firmitas, utilitas, venustas), Dusillion a repris la traduction latine (Elementorum Architecturae) d’un traité anglais du XVIIe siècle (Henry Wotton, The Elements of Architecture, Londres, 1624) résumant les enseignements de l’architecte romain. Celle-ci figure, avec De Sculptura d’Alberti, en annexe d’une édition de Vitruve par Jan de Laet (De Architectura, Libri Decem, Amsterdam, Elzévir, 1649, p. 5). 33. Nous empruntons cette expression à David Peyceré. Jean Colson et Marie-Christine Lauroa dir., Dictionnaire des monuments de Paris, Paris, Hervas, 1997, p. 813. 34. Sur l’abandon du modèle italien au profit des motifs « nationaux », lire l’article de Simona Talenti, « Von der italienisierenden zur nationalen Renaissance in Frankreich », Neorenaissance – Ansprüche an einen Stil, Walter Krause, Heidrun Laudel et Winfried Nerdinger dir., Dresde, 2001, p. 122-132. 35. Une des premières façades décorées selon ce style serait la devanture d’un magasin autrefois situé au 335, rue Saint-Honoré. Signée de l’initiale « D. » et datée de 1830 dans le quatrième tome du recueil de Normand, elle pourrait être attribuée, selon Françoise Hamon, à Dusillion, à Dedreux ou, pour reprendre l’hypothèse de Louis Hautecœur, à Duban. Françoise Hamon, « Un magasin néo-renaissance en 1830 », Félix Duban (1797-1870), les couleurs de l’architecte, Sylvain Bellenger et François Hamon dir., Paris, Gallimard/Electa, 1996, p. 136-137. Sans trancher dans l’attribution, nous remettons toutefois en question la date mentionnée par Normand, celui-ci s’étant par exemple contredit quant à l’année de réalisation du café Frascati (date erronée de 1830 sur la planche, date correcte de 1840 dans la table des planches). 36. Un grand nombre de ces immeubles a été recensé par Louis Hautecœur, Histoire de l’architecture classique en France, t. VI, Paris, Picard, p. 310-319. Beaucoup de ceux qui ont été conservés sont situés autour de la place Saint-Georges, notamment dans la rue Notre-Dame-de- Lorette, dont le no 49, daté de 1847 est signé « C[har]les D ». Faut-il y voir une autre réalisation de Dusillion ? 37. « Maison dite de la Renaissance », L’Industrie, le commerce et les arts, no 1, Paris, office universel, février 1841, p. 2. 38. Dans la même commune (auj. Rigny-Ussé), Dusillion conçut en 1856 l’église Notre-Dame, achevée par Gustave Guérin en 1860. 39. Une photographie publiée par Hillairet nous montre l’état de l’édifice en 1960. Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, éd. de Minuit, 1963, t. I, p. 303.

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40. Le terrain acheté en 1842 correspond au no 9, tandis que le no 11 a été acquis en 1847 via un homme de paille, l’entrepreneur de peinture Navet. Cette acquisition a été officialisée en 1855, afin de bénéficier du décret du 29 septembre 1855. 41. Selon un acte notarié du 30 octobre 1845, l’immeuble a déjà la forme d’une maison élevée sur caves d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage avec aile en retour et dotée d’un petit jardin. Arch. nat. ET/XCVII/882. 42. Nous suivons ainsi en partie l’hypothèse formulée par Isabelle Parizet dans son « Inventaire des immeubles parisiens datés et signés antérieurs à 1876 », Cahiers de la Rotonde, no 24, 2001, p. 15. Le troisième étage, privé de décor, semble être quant à lui une surélévation plus récente. 43. Johanna Strübin Rindisbacher, « Die Schadau und ihre Architekten », Riviera am Thunersee im 19. Jahrhundert, Georg Germann dir., Berne, Stämpfli, 2002, p. 67-82. 44. Il s’agit de la « maison » du député conservateur et amateur d’art Henry Thomas Hope (1802-1862), fils de Thomas Hope, située au 116 Piccadilly, à l’angle de Down Street. Publiée par George Godwin dès 1850, puis décrite dans de nombreux guides victoriens, elle devint le siège d’un club avant d’être démolie en 1936. George Godwin, Buildings & Monuments, Modern and Mediaeval, Londres, 1850, p. 60. 45. David Watkin, « Thomas Hope’s house in Duchess Street », Apollo, 505, mars 2004, p. 31-39. 46. P. Chasles, « Le Quartier Beaujon », Musée des familles, vol. 20, août 1853. En réalité, cet hôtel se rapproche davantage des styles pittoresques gothique et « chalet » employés, exactement à la même époque, au hameau Boileau. 47. « Procès verbal de la commission chargée de la construction du temple protestant de Mulhouse », 14 avril 1851. Archives municipales de Mulhouse, M II Ba 12. 48. Procès verbal d’enchères d’une maison à Passy, rue Singer, 30 mai 1842. Arch. nat., ET/XCVII/ 857. 49. Dans le premier cas, il s’agit d’un projet pour l’église catholique Saint-Étienne de Mulhouse et, dans le second, d’une contribution au concours architectural de l’église Sainte-Élisabeth de Bâle. 50. César Daly dir., Revue générale de l’architecture et des travaux publics, 1852, col. 157, 259-260. 51. L’Artiste, 1852, série 5, t. 8, p. 179. 52. Annales archéologiques, XII, mars/avril 1852, p. 110 et XVII, juillet/août 1857, p. 253. 53. Revue générale de l’architecture et des travaux publics, 1857, col. 62-63. 54. Joseph Specklin, Le Temple et la cité, genèse de trois lieux de culte au XIXe siècle : la synagogue, l’église catholique et le temple allemand de Mulhouse (1835-1870), Strasbourg, Société académique du Bas-Rhin, 2009, p. 95. 55. Félix Lorin, « La société archéologique de Rambouillet à Thoiry », Mémoires de la société archéologique de Rambouillet, t. XVII, Versailles, 1903, p. 405. 56. Pierre Leveel, « Les Biencourt d’Azay », Bulletin trimestriel de la société archéologique de Touraine, t. XXXVII, 1974, 23 p. 57. L’Illustration, no 286 du 19 août 1848, p. 382-384. 58. Malgré une stérilité certaine, cette production – où s’illustra tout particulièrement l’architecte havrais Brunet-Debaines (Salons de 1835, 1847, 1849 et 1850) – fut d’une telle profusion que Ruprich-Robert pouvait déclarer, dans son compte-rendu du Salon de 1852 : « Avons-nous vu une exposition des ouvrages des artistes vivants sans y rencontrer au moins une étude de ce fameux problème ? Rarement : aussi le sujet était-il si rebattu, que chaque année l’intérêt devenait moindre : toujours des projets et pas d’exécution », Revue générale de l’architecture et des travaux publics, 1852, col. 156. 59. Le déplacement de la Bibliothèque nationale ayant été abandonné dès février 1849, le projet de Dusillion a dû être rédigé entre mars 1848 et février 1849. 60. François Sabatier-Ungher, Salon de 1851, Paris, 1851, p. 85-86. 61. Revue générale de l’architecture et des travaux publics, 1851.

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62. Communication du secrétaire honoraire pour les correspondants étrangers de la RIBA (1854), trad. B. de Andia, citée par Emmanuel Jacquin, « La réunion du Louvre aux Tuileries », Louis Visconti 1791-1853, Françoise Hamon et Charles MacCallum, Paris, Délégation à l’Action artistique de la ville de Paris, 1991, p. 243. 63. Cette appréciation doit cependant être relativisée si l’on considère que l’auteur de l’adresse n’est autre que Thomas L. Donaldson, secrétaire de la correspondance étrangère du RIBA. Donaldson ayant dirigé les travaux de la maison Hope conçue par Dusillion, il pourrait ainsi s’agir d’un échange de bons procédés entre collaborateurs. 64. Joseph Specklin, Le Temple et la cité, op. cit., p. 72-113. 65. Outre ce bâtiment, dénaturé mais conservé (87, avenue d’Altkirch, aujourd’hui centre hospitalier) et la villa Vaucher (construite par De Rutté en 1866), les archives mentionnent un chalet pour l’industriel Dollfus (1851) et une maison pour un M. Schwartz (1852). La villa de Charles Mansbendel (4, rue du Zoo) est attribuée à Dusillion par l’historien local Louis Abel. 66. La Vie à la campagne, vol. VI, no 67, 1er juillet 1909, p. 11-16. 67. Victor Calliat, Parallèle des maisons de Paris, 2e partie, Paris, 1864, pl. 64-68 (Plans du rez-de- chaussée et du premier étage, coupe, élévation, détails). 68. Outre ces deux immeubles, toujours en place, il faut mentionner le 5 de la rue Jean Goujon reconstruit en 1876, un véritable hôtel balzacien perdu parmi les immeubles haussmanniens et modernes du défunt quartier François Ier. 69. Émile (1834-1860) pourrait être l’auteur d’un Projet d'un nouveau muséum d'histoire naturelle et jardin des plantes (lithographié par Jean Rivière d'après Dusillion, Paris, Lemercier, 9 octobre 1858), à moins qu’il ne s’agisse d’une œuvre de son père. 70. Neveu du peintre de fleurs et aquarelliste Auguste Jean-Baptiste Gobert, Léon (1837-1894) avait épousé en 1869 une fille du peintre décorateur Alphonse Burette, voisin des Dusillion et collaborateur de Pierre-Charles sur le chantier du Hasenrain de Mulhouse. Présenté comme « artiste peintre » sur l’acte de décès de son aîné (30 mars 1860), il mentionné comme « architecte » sur tous les documents postérieurs. 71. En décembre 1873, la reconstruction de la colonne Vendôme ayant été retardée par de nombreuses hésitations techniques, un journaliste déplora que le gouvernement de Broglie se fût privé de l’aide précieuse qu’auraient constitué les plans originaux de Lepère et Gondouin. Ces plans étaient alors aux mains d’un « vieil architecte », un certain M. Dusillion, qui avait vainement proposé son aide au gouvernement. L’homme était « riche » et, semble-t-il, désintéressé : « il n’a pas besoin de « faire son affaire » et, en offrant ses plans, M. Dusillion se serait trouvé suffisamment récompensé par l’honneur de diriger les travaux, sans rétribution, et d’attacher son nom à une œuvre patriotique ». Georges Mayrant, « Revue du jour », Le Gaulois, 18 décembre 1873, p. 2. 72. Heinrich Heine, « Paris, 22 mai 1841 », Lutèce, Paris, Lévy, 1855, p. 212. 73. François Loyer, Le Siècle de l’industrie, Paris, Skira, 1983, p. 6.

RÉSUMÉS

Il s’agit ici de retracer la carrière de Pierre-Charles Dusillion (1804-1878) en s’intéressant plus particulièrement à la contribution décisive de cet architecte parisien au développement du style néorenaissance sous la Monarchie de Juillet. Une maison conçue par Dusillion en 1835 est en effet l’une des réalisations les plus précoces ainsi qu’un véritable manifeste de ce style, dont elle

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annonce les rapports ambigus à la norme classique et à un historicisme plus pittoresque qu’archéologique. Matrice d’un éclectisme décomplexé et, à ce titre, bientôt décrié, l’art de Dusillion, qui se diffusa aussi bien en province qu’à l’étranger, se nourrit cependant d’une approche pratique de l’architecture française du XVIe siècle, dont ce disciple de Lebas et de Froelicher a directement complété, transformé ou étudié d’importants jalons.

This paper tries to relate the career of Parisian architect Pierre-Charles Drusillion (1804-1878), dealing in particular with his decisive contribution to the development of Neo Renaissance style in the architecture of Louis-Philippe’s time. A house designed by Drusillion in 1835 represents one of the most precocious realisations in that style and its true manifesto. It shows an ambiguous relationship with the classical tradition and creates a form of historicism more picturesque than archaeological. Drusillion’s art, soon spread in provincial towns and abroad, comes from a practical approach of the French architecture of the 16th Century, which this disciple of Lebas and Froelicher had extensively studied.

In diesem Aufsatz wird die Karriere des Pariser Architekten Pierre-Charles Dusillion (1804-1878) geschildert, welcher zu der Entwicklung des Stils der Neo-Renaissance unter der Julimonarchie entscheidend beigetragen hat. Ein 1835 von Dusillion gebautes Haus, das sich als eins der frühesten Beispiele dieses Stils erweist, gilt sogar als dessen öffentliche Erklärung. Hier werden also schon die klassischen Regeln mit eher malerischem als archäologischem Historizismus verquickt. Der freie und bald ausgerufene Eklektizismus der Kunst von Dusillion entwickelte sich in der Provinz ebenso wie im Ausland. Dieser Nachfolger der Architekten Lebas und Froelicher näherte sich den Kriterien der französischen Architektur des XVI. Jahrhunderts an, die er aber ergänzte und völlig umarbeitete.

AUTEUR

JOSEPH SPECKLIN Joseph Specklin, né en 1982, est doctorant en histoire de l’art à l’Université de Grenoble 2. Il a soutenu en 2004, à l’Université de Haute-Alsace de Mulhouse, un mémoire de maîtrise d’Histoire contemporaine réalisé Dir. de Bernard Jacqué et de Marie-Claire Vitoux: Le Temple et la cité, Genèse de trois lieux de culte au XIXe siècle: la synagogue, l’église catholique et le temple allemand de Mulhouse (1835-1870) (publié en 2009 par la Société académique du Bas-Rhin). Il a été commissaire de l’exposition Jean-Baptiste Schacre (1808-1876), architecte mulhousien (musée historique de Mulhouse, mai - octobre 2008). Il prépare actuellement, Dir. de Laurent Baridon, une thèse consacrée à l’architecture civile néorenaissance française entre les années 1830 et 1850. Il enseigne l’histoire- géographie au collège Souhait de Saint-Dié-des-Vosges. Adresse électronique: [email protected]

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Entre modernité et traditionalisme la conservation et la restauration des monuments historiques sous le protectorat français au Maroc entre 1912 et 1925: l’exemple des médersas des quatre villes impériales Between modernity and traditionalism. The preservation and the restoration of historic monuments under the French protectorate in Morocco between 1912 and 1925: the example of the medersas of four imperial cities Zwischen Modernität und Tradition, Konservierung und Restaurierung der Denkmäler in Marokko unter dem französischen Protektorat von 1912 zu 1925: das Beispiel der Medersas in den vier Königsstädten

Mylène Théliol

1 Les sources concernant la politique de conservation des monuments historiques sous le protectorat français au Maroc ne sont pas homogènes. La première période s’étalant entre 1912 et 1925 est la plus documentée. Les ouvrages contemporains de cette époque insistent la nouveauté de cette action et son exercice sur l’ensemble du pays. On trouve exprimée l’idée de conservation dès le traité de Fès, le 30 mars 1912, qui place le Maroc sous tutelle française. Elle concerne essentiellement la protection des mœurs et coutumes marocaines et l’intégrité du pouvoir spirituel du sultan. L’autre notion phare de cet accord est la modernisation économique et administrative de l’empire chérifien. C’est dans cette perspective que le commissaire résident général Hubert Lyautey tend à diriger le Maroc, dès sa nomination le 27 avril 1912. Le premier souci est de protéger les

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villes marocaines quasiment vierges d’architectures européennes. Les cités impériales1, Rabat-Salé, Meknès, Fès et Marrakech, sont les premières visées. Dès la première année du protectorat, il se crée un dispositif administratif et législatif relatif à la conservation des monuments historiques analogue à celui de Tunisie, mais plus performant. C’est à travers cette constitution législative et son application que se met en place une reconnaissance d’une certaine identité culturelle marocaine. Cependant, celle-ci reste conditionnée à une pensée française voire européenne du monument historique qui se résume à une sélection typologique d’édifices représentatifs d’une période historique ou d’un style artistique précis. Ainsi seuls certains monuments marocains rentrent en considération et parmi eux la médersa. Celle-ci sert d’exemple pour appréhender l’instauration du processus du programme français en matière de classement de monument historique sur des bâtiments déjà significatifs dans la société marocaine. La conservation et la restauration des édifices participent de ce même schéma de juxtaposition entre la nouveauté française et les structures locales existantes.

La constitution législative et administrative des monuments historiques

2 Le dahir du 26 novembre 1912 traite de la protection des « vestiges du passé qui touche à l’histoire de l’empire marocain ainsi que les choses artistiques qui contribuent à son embellissement2 ». Il est divisé en quatre parties. La première concerne les monuments antiques antérieurs à l’Islam et ceux des dynasties musulmanes. La deuxième partie traite des inscriptions historiques, la troisième des objets d’art et d’antiquité et la dernière des fouilles archéologiques. L’article III du titre I est relatif aux monuments marocains: « Tous ceux des immeubles classés appartenant au maghzen telles que les ruines de villes anciennes, les forteresses et remparts, les palais de nos prédécesseurs et leurs dépendances […] ainsi que toutes les mosquées, koubba, médersa etc., ayant un caractère habous public, seront inaliénables et imprescriptibles tant qu’ils n’auront pas fait l’objet d’un décret de classement3. » Les immeubles à classer sont énumérés, ils appartiennent à deux domaines celui du maghzen (le gouvernement chérifien, soit le sultan lui-même) et les habous public. La loi englobe les édifices qui étaient déjà importants aux yeux des Marocains avant le protectorat.

3 La notion de monument historique ou artistique n’existe pas au Maroc. Ces bâtiments sont d’ordre privé et public. Ces derniers consistent en architectures d’intérêt général tels que les fontaines, les places publics, les latrines publiques, les égouts, les mosquées, les sanctuaires ou zaouïas, les msid (écoles primaires) et les médersas. Les habous sont une fondation pieuse au profit du culte, de l’enseignement et de la bienfaisance. Ils sont inaliénables et imprescriptibles depuis leur origine au XIe siècle4. Le dahir du 13 février 1914, complétant celui du 26 novembre, instaure les modalités de conservation des monuments historiques, des inscriptions et des objets d’arts e t d’antiquité du Maroc et la protection des lieux entourant des monuments, des sites et des sites naturels5. Sur les quarante articles qui le constituent, les dix-huit premiers concernent le classement et la préservation des monuments historiques. Il n’y a pas de différence de traitement entre les édifices antiques et arabo-mauresques.

4 L’application des deux lois est concrétisée dès le 28 novembre 1912 par la création d’un service des Beaux-arts, antiquités et monuments historiques dont le directeur est Maurice Tranchant de Lunel, architecte et peintre aquarelliste français6. Cet artiste

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n’est pas choisi au hasard. Présent au Maroc depuis 1911, il rencontre le général Lyautey, le 21 mai à Fès. C’est lors de cette entrevue qu’il lui est confié ce poste afin de préserver les monuments marocains7. Le rôle du service des Beaux-arts est divisé en trois sections bien spécifiques. Il surveille au point de vue esthétique les travaux exécutés au sein des médinas, il recherche et conserve les antiquités, les monuments et les objets présentant un caractère historique et artistique et enfin, il étudie les mesures de défense, de protection et de rénovation de l’art industriel indigène8.

5 Les premiers monuments conservés sont les remparts et les portes des villes impériales. Les édifices habous et notamment les médersas suivent ensuite. Celles-ci présentent un aspect historique et artistique important. Localisées à Salé, Fès, Meknès et Marrakech, elles sont caractéristiques du style architectural et décoratif mérinide (XIIIe-XIVe siècle) et saadien (XVe-XVIe siècle). Ces bâtiments accueillent les étudiants (tolba) musulmans venant étudier dans la mosquée9 dont la plus prestigieuse, la Jamaa Karouaine, se trouve à Fès. La médersa peut être comparée à une cité universitaire: les tolba y logent et y séjournent durant la période de leurs études. Fès, capitale intellectuelle et religieuse du Maroc, comporte en ses remparts neuf médersas mais sept seulement sont en service en 1912. La médersa Misbahia accueille les tolba de la côte atlantique. Les étudiants de la médersa Cherratine viennent du Tafilet. À la médersa Saffarine, les étudiants sont originaires du Souss et du Zerkaïan. Ceux de la médersa Attarine proviennent de Larache, Tetouan et Kébir. Les tolba de la médersa Bou Inania sont originaires du Djeballa. Les médersas de Salé, les deux de Meknès et celle de Marrakech ne sont plus en fonction depuis l’instauration du protectorat.

De la conservation à la restauration des médersas

6 Les termes des articles 3 et 4 du dahir du 13 février 1914 précisent les conditions de classement des édifices. Si le monument appartient à l’État, il est directement classé par un dahir. C’est le cas pour la médersa Moulay Youssef de Marrakech qui devient un monument historique par le dahir du 28 janvier 191610. Pour les autres circonstances, la législation prévoit qu’un arrêté viziriel soit prononcé en vue d’une enquête de deux mois avant la promulgation d’un dahir de classement. Les premières médersas concernées sont celles de Fès, le 4 août 191411. Il faut attendre l’arrêté viziriel du 29 mars 1922 pour que s’ouvre une enquête afin de procéder à un classement de la médersa mérinide de Salé. Enfin, le 17 février 1923, c’est au tour des deux médersas de Meknès, la Bou Inania et la Filala. Pour les médersas de Fès, leur dahir de classement est promulgué le 20 février 191512. Celui de la médersa d’Abou al Hassan à Salé est prononcé le 9 septembre 192213. Le dahir du 31 décembre 1923 ordonne le classement des médersas de Meknès14. Les médersas, comme les mosquées, sont interdites aux infidèles. Seuls les agents du service des Beaux-arts, antiquités et monuments historiques peuvent y entrer accompagné du nadir, l’administrateur des habous. L’état des lieux de l’ensemble des médersas fassias est réalisé par Tranchant de Lunel en juillet 1915: Toutes les toitures des médersas étaient effondrées et les plafonds sculptés en majeure partie attaqués et pourris, comme à Saharij et Misbahia. Ceux de la Bou Inania, d’Al Attarine et de Cherratine tenaient encore par un reste d’habitude. Il fallait enlever les toitures avec mille précautions, remonter les plafonds sculptés, reprendre les murs dévastés par les infiltrations et lézardés, replacer le toit en utilisant tous les matériaux anciens qui n’avaient pas trop souffert et les tuiles

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vertes anciennes aux tons délicats. Le bord des toitures s’appuyait sur des corniches de bois de cèdre sculpté, reposant sur des consoles de même matière fort ouvragées15.

7 Ensuite, l’architecte du service, Léon Dumas, fait des relevés des divers plans des médersas. Ces dernières sont constituées quasiment toutes de la même manière. Un patio, à la cour dallée plus ou moins rectangulaire, comporte une vasque d’eau voire un bassin en son centre pour les petites ablutions16. L’oratoire prolonge généralement la cour. Le mihrab, niche qui indique la direction de la Mecque, est souvent placé dans l’axe de la porte d’entrée. Les chambres des étudiants sont dispersées parfois le long des corridors mais surtout au premier étage. À l’origine, les médersas étaient à la fois des centres d’étude et des internats pour les tolba. Cependant avec la diminution des revenus habous au XIXe siècle, ces monuments ont cessé d’être des écoles17.

8 Les dessins des architectes sont accompagnés de photographies. Pour les médersas de Fès, elles ont été prises par Jean Rhoné qui est employé par le service des Beaux-arts, antiquités et monuments historiques. Les clichés ont été réalisés entre le début mai 1915 et le 25 juillet 1915. Ce sont des vues stéréoscopiques18. Le constat des dégâts est effectué lors de ces visites. Les préparatifs de restaurations sont ensuite mis en route. La remise à neuf de la décoration est exécutée par des artisans locaux. Ils sont recrutés par le service des Beaux-arts, antiquités et monuments historiques afin de réaliser de nouvelles pièces analogues aux anciennes. Pour cela, il a été instauré des ateliers spéciaux ou l’art ornemental almohade, mérinide et saadien est réappris aux ouvriers marocains à partir des modèles conservés dans les musées créés à Rabat, à Fès et à Marrakech.

9 D’après les photographies prises en 1915, les dégradations sont importantes dans les médersas de Fès. Les murs du patio de la médersa Es Sahrij sont délabrés. La moitié du revêtement à la chaux a disparu laissant apparaître les briques de constructions. Les décors en plâtres et sur bois sont aussi quelques peu dégradés. La porte d’entrée en cèdre sculpté se disloque. Le dallage de la cour a aussi souffert. La cour de la médersa Bou Inania est encore plus abîmée. Il en est de même pour la médersa Al Attarine. La plus grande partie de sa décoration en plâtre et en zelliges a disparu. À la médersa Cherratine, les décorations et le dallage sont usés. Le petit minaret qui la surmonte s’effrite. Mais, il reste encore assez d’ornementation pour se faire une idée de l’ensemble: Toute la partie basse de la cour où l’eau doit pouvoir ruisseler librement se montre à nos yeux comme la grande vasque d’un bassin aux revêtements de céramiques. Mais à mesure que le regard monte, il rencontre des matériaux de plus en plus légers, des ornements de plus en plus délicats. Au-dessus des zelliges chatoyants et lisses rayonnent toute une floraison de plâtre travaillé, fouillé, aussi souple qu’une dentelle et rappelant les délicieuses fantaisies de ce grand artiste qu’est le givre. Après le plâtre, le regard, montant toujours, rencontre le bois, ce bois de cèdre aux teintes brunes des corniches avancées et des corbeaux aux fines sculptures. Enfin, plus haut, plus haut encore, de folles avoines courant sur les tuiles vernissées, s’échevelant en fils d’or dans l’azur ardant du ciel19.

10 Les photographies réalisées en 1917 par Pierre Dieulefils montrent les premiers travaux effectués à la médersa Al Attarine. Les charpentes des toitures ont été déposées au sud- ouest de la cour, a proximité de la vasque centrale. De l’autre côté, des tuiles neuves sont entassées contre le mur. Sur une deuxième photographie, la façade abîmée de l’oratoire de la médersa apparaît. Trois ouvriers ou tolba, dont deux assis sur la vasque, sont entourés de part et d’autre par un empilement de tuiles neuves et par un tas de

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sable pour réaliser le mortier. Le 25 juillet 1915, Maurice Tranchant de Lunel a effectué un devis et un descriptif des réfections de la koubba de l’oratoire et des toitures du patio. Durant la période 1914-1918, le coût des travaux est évalué en pesetas hassanias20. Les restaurations consistent à ôter toutes les tuiles, à démolir la chape qui les fait tenir et à enlever les bois des charpentes. Ceux qui sont pourris sont remplacés par des tirants sous forme de barres de fer rondes avec ancrage, l’emploi du métal permettant de renforcer l’ossature et de supporter une traction beaucoup plus forte que le bois. Quand la charpente est remise en place, elle est recouverte du voligeage de la chape où sont placées les vieilles et nouvelles tuiles21. Le 7 mars 1917, l’architecte Marcel Rougemont est chargé de s’occuper et de surveiller les restaurations de la médersa Al Attarine22. Cette même charge est donnée à Léon Dumas, en avril 1917, pour les médersas fassias Es Sahrij, Misbahia et Bou Inania.

11 Entre 1917 et 1918, les murs latéraux de la cour de la médersa Al Attarine sont dépouillés de ses plâtres ouvragés, zelliges et bois sculptés. Les murs sont démolis au niveau supérieur ainsi que les piliers qui scandent les façades. Ils sont reconstruits en brique puis recouverts de chaux grasse. À partir de là, les ouvriers marocains entament la réfection des décors23. Les zelliges des piliers et des murs de la cour sont refaits. Trois types de mosaïques sont utilisés: le damier régulier sur les piliers et les parois de la salle en face de la porte principale, l’étoile à douze pointes dans un hexagone sur les lambris des façades d’entrée, de gauche et de droite, et la résille dans la salle de la mosquée24. La forme du damier est obtenue par le recoupement de deux réseaux de carrés formant les cases qui sont colorées en bleu, violet, vert, noir, rouge et séparées par une petite bande de céramique blanche. La restauration des zelliges s’effectue en plusieurs étapes. La première consiste à les fabriquer. Les motifs sont dessinés sur des plaques d’émail de couleurs différentes d’après un modèle de papier. Ils sont ensuite découpés avec l’aide d’un marteau à bout plat. Chaque tesselle de même couleur est placée dans un petit sac. Un moule de bois ou en métal représentant un damier de 48 cases est réalisé. Les tesselles sont ensuite placées, l’émail contre le sol, sur l’ensemble de ce panneau suivant les anciens modèles. Un mortier est ensuite coulé afin de maintenir le damier en un seul bloc. Le pilier est alors badigeonné de cette préparation sur laquelle est plaqué le panneau de zelliges créé précédemment. Toutes ces opérations sont réalisées dans la cour de la médersa.

12 Entre les zelliges et les frises de bois placées en dessous des toitures, les murs sont recouverts de sculptures en plâtre. Ce dernier est étalé en couche épaisse de quelques centimètres seulement. Le rendu en relief du décor en arabesques nécessite un travail d’affouillement dont la profondeur atteint parfois cinq centimètres25. Les consoles et les frises en bois de la partie supérieure du mur sont ensuite remises en place. Les anciennes, encore en bon état, sont réutilisées tandis que les autres sont remplacées par des nouvelles dont la couleur et le style de sculpture sont copiés d’après les originales. Comme pour le plâtre, le bois n’est taillé qu’à faible profondeur. Les éléments d’arabesques sont réalisés en relief. Les motifs sont d’ordre floral comme le cinq-feuilles sur les linteaux et la palme asymétrique à calice sur les encadrements des arcs des façades26.

13 Le principe de restauration est toujours identique dans son déroulement. Les murs porteurs sont consolidés ou refaits ainsi que les toits et les coupoles. La décoration architecturale suit ensuite. Les façades des cours sont les plus remaniées avec la réfection des zelliges, des stucs, des bois gravés et des marbres. Les oratoires sont

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rénovés ensuite. Les pièces secondaires sont restituées dans leur état d’origine en dernier. Ces règles s’appliquent à toutes les médersas du Maroc. Le plus souvent, le décor est seulement reconstruit. C’est le cas de la médersa Bou Inania, à Meknès. En 1920, la façade de la salle de prière donnant sur la cour et la porte de Bab Kechla sont restaurées.

14 Contrairement aux autres médersas, celle de Salé a été totalement remaniée entre 1921 et 1924. La toiture de la salle de prière ainsi que le mur de la face ouest sont démolis. Ils sont ensuite entièrement reconstruits. Les travaux de sous-œuvre du mur de la façade nord permettent de la renforcer. La consolidation de la médersa est poursuivie entre 1922 et 1924 tandis que des boiseries sculptées destinées à la corniche du patio sont confectionnées27.

15 La critique concernant ces restaurations est assez positive. Cependant certains auteurs et scientifiques comme Charles Terrasse les considère trop lourdes et trop refaites. Cette remarque touche plus particulièrement la médersa de Salé. Aucun espace témoin n’a été sauvegardé afin de rendre compte de l’état antérieur.

16 La médersa est le monument public marocain symbolisant la coutume locale car elle est un espace sacré et consacré à Allah. À partir de 1915, les médersas s’ouvrent aux agents du Service des antiquités, beaux-arts et monuments historiques afin de procéder à leur classement et à leur rénovation car elles sont en mauvais état. Cette restauration s’effectue avec des techniques françaises afin de consolider les murs porteurs et les toitures mais les moyens traditionnels sont usités afin de refaire à l’identique le décor architectural de ces édifices. Ainsi la restauration des monuments habous favorise le renouveau et l’essor de l’artisanat local comme la fabrication de zelliges, la sculpture sur bois et sur plâtre ou bien la peinture sur bois. L’alliance des techniques marocaines et des nouveautés européennes est une action constante qui perdure jusqu’en 1956. Le service des Beaux-arts, antiquités et monuments historiques, devenu à partir de 1935 le service des Monuments historiques, va s’évertuer à maintenir ces méthodes en vigueur au sein des médinas tout en éliminant le côté empirique des actions et en appliquant les méthodes de conservation et de restauration édictées, en 1931, par la Conférence d’Athènes.

NOTES

1. Le sultan est un souverain itinérant, il n’a pas de capitale proprement dite. Selon les saisons et les conditions politiques, il séjourne dans les quatre villes principales de son royaume qui possèdent un palais. Meknès est surtout le lieu où résident les concubines délaissées par le sultan. 2. Dahir du 26 novembre 1912 concernant la protection des arts et des monuments historiques, Bulletin officiel du Maroc, no 5, 29 novembre 1912, p. 25-26. 3. Ibid. 4. Joseph Luccioni, Les Fondations pieuses habous au Maroc depuis les origines jusqu’en 1956, Rabat, Imprimerie royale, p. 37. Le protectorat a aussi rénové les habous en créant un vizirat des habous afin de mieux contrôler la gestion des biens publics.

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5. La notion de conservation des sites naturels est présente en France dès la parution de la loi de 1906 relative à ce fait. Lyautey effectue une symbiose des différentes lois les plus novatrices. 6. « Arrêté du délégué de la résidence générale », Bulletin officiel du Maroc, no 5, 29 novembre 1912, p. 25-26. 7. Maurice Tranchant de Lunel, Maroc, au pays du paradoxe, Paris, Eugène Fasquelle éditeur, 1924, p. 129. 8. 1912-1922, La renaissance du Maroc, dix ans de protectorat, Rabat, Édition de la Résidence générale de la République française au Maroc, 1922, p. 417 et 418. 9. Les mosquées du vendredi sont les lieux où l’on enseigne car elles contiennent une chaire à prêcher, le minbar. 10. « Dahir du 28 janvier 1916 classant comme monument historique la médersa Moulay Youssef à Marrakech » Bulletin officiel du Maroc, no 167, 3 janvier 1916, p. 12. 11. « Arrêté viziriel du 4 août 1914 concernant l’enquête de classement des médersas de Fès », Bulletin officiel du Maroc, no 102, 5 octobre 1914, p. 773. 12. « Dahir du 20 février 1915 portant classement comme monument historique des Médersas de Fès », Bulletin officiel du Maroc, no 123, 1 mars 1915, p. 92-93. 13. « Dahir du 9 septembre 1922 portant classement, comme monument historique, de la médersa mérinide de Salé », Bulletin officiel du Maroc, no 517, 19 septembre 1922, p. 1 411. 14. « Dahir du 31 décembre 1923 portant classement de divers monuments historiques dans la médina de Meknès », Bulletin officiel du Maroc, no 586, 15 janvier 1924, p. 47. 15. Maurice Tranchant de Lunel, Maroc, au pays du paradoxe, op. cit., p. 196. 16. Il existe deux sortes d’ablutions, le wudû (ablutions mineures) et le ghusl (ablutions majeures). La première se fait avant la prière mais elle consiste à se laver les mains, le visage et tous ses orifices, les bras, la tête, la nuque et les pieds. Dans une médersa ou une mosquée, le wudû est réalisé aux abords des fontaines ou bassin des cours. Le ghusl est uniquement pratiqué après un acte sexuel. Il s’agit de se laver entièrement avant de faire la prière. Cette ablution se fait dans les latrines de la mosquée ou de la médersa. 17. « Note au sujet de l’administration des habous et des biens affectés à l’ensemble de la communauté musulmane, 18 mai 1950 », Arch. nat., Centre des archives d’Outre-Mer, fonds privés de Joseph Luccioni, 52 APOM 2, Activités des Habous. 18. Correspondance de Jean Rhoné avec Joseph de la Nézière, archives privées de M. Bernard de la Nézière. 19. Maurice Tranchant de Lunel, Maroc, au pays du paradoxe, op. cit., p. 186. 20. Vers 1881, Moulay Hassan fit frapper en Europe des douros en argent qui furent appelés par les marocains le « rial hassani » et il prit pour monnaie de compte la peseta d'où le nom de « peseta hassania ». La peseta hassania remplaça progressivement la monnaie espagnole et devint une monnaie équivalente aux monnaies européennes. Plus tard Moulay Abd el Aziz fit de même avec le « rial azizi. » Celui-ci avait un poids d'argent inférieur au rial hassani. Au début du XXe siècle, les turbulences politiques entrainèrent un affaiblissement de la peseta azizia. La Banque du Maroc, qui avait reçu mission par le traité d'Algésiras de veiller à la bonne santé de la monnaie, décida de retirer, vers 1910, la peseta azizia dévaluée. De nouvelles pièces en argent furent frappées et la peseta hassania redevint la monnaie officielle du Maroc. À partir de 1912, le franc eut un cours légal comme la peseta hassania. Cependant cette dernière était plus volontiers employée comme référence. Vers 1920, la peseta hassania fût retirée définitivement. Le franc marocain fut créé comme monnaie unique et officielle. Michel Georges, « La peseta hassania », www.marocantan.com, 11 décembre 2007. 21. Devis estimatif et descriptif des travaux de réfections de la koubba et des noubas de la médersa Al Attarine à Fès, 25 juillet 1915, archives de la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc (ABNRM), carton F 102.

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22. Arrêté du chef du Service des antiquités, beaux-arts et monuments historiques nommant M. Rougemont Marcel, architecte du Service des beaux-arts, comme régisseur-comptable des avances qui seront nécessaires pour l’exécution des travaux de restauration de la médersa Al Attarine à Fès, 7 mars 1917, ABNRM, carton F 102. 23. Devis estimatif et descriptif des travaux à exécuter à la médersa Al Attarine à Fès, 17 janvier 1917 et devis estimatif et descriptif des travaux à exécuter à la médersa Al Attarine, 7 février 1918, ABNRM, carton F 102. 24. Gérard Degeorge, Yves Porter, L’Art de la céramique dans l’architecture musulmane, Paris, Flammarion, 2001, p. 68. 25. Jean Gallotti, Le jardin et la maison arabes au Maroc, Arles, Actes Sud, 2008, p. 68. 26. Catherine, Cambazard-Amahan, Le Décor sur bois dans l’architecture de Fès, époques almoravide, almohade et début mérinide, Paris, Éditions du CNRS, 1989, p. 202. 27. Direction générale de l’Instruction publique des beaux-arts et des antiquités, Service des beaux- arts et des monuments historiques, historiques 1912-1930, Paris, Édition de l’exposition coloniale de Paris, 1931, p. 22-29.

RÉSUMÉS

La mise sous tutelle française du Maroc en 1912 entraîna de profonds changements dans ce pays du Maghreb. La présence française introduisit la notion, jusqu’alors inconnue des Marocains, de patrimonialisation. Afin d’instaurer cette nouvelle politique culturelle, le commissaire résident général, Hubert Lyautey, fonda le Service des Beaux-Arts, antiquités et monuments historiques dans le but de classer les monuments cultuels marocains les plus remarquables comme les médersas. En plus de la conservation de ces édifices, le service fut aussi chargé de leur restauration. Cette dernière opération nécessita le développement de techniques inédites qui alliaient le savoir-faire français avec les traditions artisanales marocaines.

When Morocco passes under the French guardianship in 1912, numerous changes are set up. The French presence allows the patrimonialisation of the country, a completely unknown notion of the Moroccans. To create this new cultural policy, general resident Hubert Lyautey established the Service of antiquities, fine arts and historic monuments, which aimed at classifying the most remarkable Moroccan religious monuments as the medersas. Besides the preservation of these buildings, the service was also loaded with their restoration. This last operation required the creation of particular techniques, which combined the French know-how with the Moroccan craft traditions.

Die Errichtung der französischen Schutzherrschaft über Marokko im Jahre 1912 verursachte tiefe Veränderungen in diesem maghrebinischen Lande. Die französische Öffentlichkeit brachte den Marokkanern das Prinzip der Bewertung ihres Kulturerbes bei, das ihnen noch unbewusst war. Um diese neue kulturelle Politik zu errichten, gründete der Militärgouverneur Lyautey den Verwaltungsdienst für bildende Künste, Antiquitäten und Denkmäler, der bemerkenswerte marokkanische Kultusdenkmäler wie die Medersas unter Schutz stellte. Dieser Dienst wurde zur Erhaltung sowie zur Restaurierung dieser Gebäude beauftragt, wobei neue technische Methoden verwendet wurden, die französisches Können mit traditionellen marokkanischen Handwerksverfahren vermischten.

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AUTEUR

MYLÈNE THÉLIOL Mylène Théliol, docteur en histoire de l’art contemporain, a soutenu une thèse intitulée Le regard français sur le patrimoine marocain: conservation, restauration et mise en valeur de l’architecture et de l’urbanisme des quatre villes impériales sous le protectorat (1912-1956), en décembre 2008, à l’Université de Bordeaux III. Elle est rattachée au laboratoire François-Georges Pariset (équipe d’accueil et de recherche en histoire de l’art) à Bordeaux III. Actuellement, elle poursuit des recherches sur le thème du transfert des savoirs et des savoir-faire artistiques et patrimoniaux entre la France et le Maroc aux XIXe et XXe siècles.

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La patrimonialisation du Maroc, entre tradition et rupture de l’héritage français The patrimonialization of Morocco, between tradition and rupture of French heritage Die Errichtung des Tunnels der Oudayas, eine besondere Initiative des Denkmalschutzes in Rabat

Nadège Theilborie

L’exemple de la Kasbah des Oudayas à Rabat

1 La période du protectorat français (1912-1956) a marqué le Maroc en matière de patrimoine et d’urbanisme notamment grâce à la politique de son premier résident général, Hubert Lyautey (1854-1934). En effet, ce dernier est l’investigateur au Maroc d’un véritable modèle de patrimonialisation. Tout au long de son mandat, Hubert Lyautey a mis en place la première politique culturelle du pays. De fait, dans les premières années du protectorat, un ensemble législatif se tisse afin de protéger le patrimoine marocain. Dès le 26 novembre 1912, un dahir relatif à la conservation des monuments et inscriptions historiques voit le jour1. Ce décret est réalisé dans le but de prévenir au mieux des destructions faites par les colons. Cette mesure de prévention peut se comprendre dans la mesure où l’épisode algérien avait marqué le résident général. Parallèlement, est créée une administration2 en charge d’établir une liste de classement des monuments historiques du Maroc, confiée à l’artiste Maurice Tranchant de Lunel (1869-1944). Dès le 13 février 1914, un nouveau dahir relatif à la conservation des monuments historiques3 est promulgué. Ce dernier, plus complet que le précédent, fonde une véritable politique de conservation du patrimoine marocain, avec notamment la création de zones de protection autour des sites pittoresques et des monuments historiques. Le classement est alors confié au service des Antiquités,

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Beaux-arts et Monuments historiques. Le 6 juin 1914, la Kasbah des Oudayas de Rabat devient le premier monument historique officiel du Maroc4.

2 La Kasbah des Oudayas, symbole de l’âge d’or de la dynastie almohade fut construite par Abd al- Mumin (1147-1163) en 1150, et fut délaissée par ses successeurs et ce, jusqu’au XVIIe siècle. En effet, elle fut réhabilitée par les Mauresques chassés d’Espagne par le roi Philippe II, à partir de 1609. Ces derniers créant même une république autonome. Néanmoins, lorsque la dynastie alaouite pris le pouvoir en 1666, le sultan Moulay Rashid (1666-1672) entama la construction d’une résidence princière à l’intérieur de la Kasbah des Oudayas. Cette forteresse construite sur le flanc d’un rocher surplombe l’embouchure du Bouregreg et nous offre un panorama exceptionnel sur l’océan Atlantique et la ville de Salé. En 1914, des travaux de restaurations furent exécutés pour redonner à la Kasbah sa splendeur. Maurice Tranchant de Lunel et son équipe décidèrent de restaurer la porte monumentale de la forteresse – Bab al Kebir – joyaux de l’art almohade. La grande porte avait été murée par les habitants de la Kasbah et transformée en prison au XVIIIe siècle, sous le joug de la dynastie alaouite. Les Archives de la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc (ABNRM) à Rabat nous permettent d’étudier l’histoire de la restauration de cette porte. En effet, nous apprenons que le service des Antiquités, Beaux-arts et Monuments historiques travaillait avec plusieurs maalem5 marocains, dont le plus mentionné dans les archives est Hadj Driss Tourouguy. Ce dernier travailla sur tous les chantiers de la ville de Rabat, aussi bien à la tour Hassan que dans la nécropole de Chellah. Hadj Driss Tourouguy accompagné de son équipe d’ouvriers, désencombra la porte de la Kasbah en décembre 19146. À l’intérieur, les travaux s’appliquèrent à restaurer exclusivement les voûtes, entièrement reconstruites par l’entrepreneur Jean-Baptiste David qui acheva les travaux en septembre 1918. Le chantier de restauration se poursuivit avec le réaménagement de la médersa des Oudayas et le jardin andalou. En effet, à partir de 1915, le patio de la médersa fut aménagé par le maalem Mohamed Bel Hadj 7. Dès 1916, un jardin andalou remplaçait les friches qui entouraient la médersa des Oudayas. À partir de 1925, une fois le gros œuvre achevé, les restaurations de la Kasbah portèrent sur l’enceinte, les remparts, les bastions et les murs de soutènement. La restauration de la Kasbah des Oudayas est l’un des plus grands chantiers de la ville de Rabat et le pouvoir politique pense en faire la publicité. Il fut en effet question de réaliser une inscription aux pieds de la porte monumentale almohade mentionnant la nature et l’ampleur des travaux effectués par le premier résident général Hubert Lyautey et le chef du service des Antiquités Beaux-arts et Monuments historiques, Maurice Tranchant de Lunel8. La Kasbah des Oudayas accédait pleinement au rang de véritable objet patrimonial et ce, jusqu’à maintenant.

Le développement économique et la question du patrimoine, contrainte ou atout : le cas du tunnel de la Kasbah des Oudayas

3 En 1956, Mohammed V (1927-1961) devient le premier roi de l’indépendance et conserve la plupart des lois patrimoniales instaurées par le gouvernement du protectorat. Par ailleurs, dans les années 1980-1990 le Maroc développe des notions telles que « le patrimoine naturel » ou « le patrimoine oral ». Car la majorité des monuments historiques actuels au Maroc furent inscrits durant la période du

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protectorat français. Cependant, les bâtiments inscrits depuis l’indépendance regroupent des édifices plus récents, tels que des immeubles publics ou privés, datant de la période du protectorat ou encore des espaces verts comme le jardin d’essai de Rabat, inscrit depuis le 6 mars 19929. En outre et ce, depuis quelques années, le développement économique du Maroc s’accélère rapidement, ce qui entraîne une politique de grands travaux dans le pays. En effet, sous l’égide de Mohammed VI, roi depuis 1999, la ville de Rabat et sa voisine Salé reçoivent un nouveau plan d’aménagement urbain. En 2001, le roi fit appel à un groupe de spécialistes comprenant des ingénieurs, des urbanistes, des architectes, des géographes, des économistes, des historiens ainsi que des paysagistes pour établir un projet d’infrastructures publiques de grande envergure dans la vallée du Bouregreg. De plus des bureaux d’études nationaux vérifient la faisabilité du projet d’aménagement. C’est pourquoi le 23 novembre 2004, le projet d’aménagement global de la vallée du Bouregreg est présenté au roi Mohammed VI. Ce projet est désormais dans les mains de l’Agence d’aménagement du Bouregreg qui a été spécialement créé le 23 novembre 2005 afin de réaliser le plan d’urbanisme. Le lancement officiel des travaux est annoncé le 7 janvier 2006. Ce projet d’aménagement compte plusieurs infrastructures dont la réalisation d’un tramway allant de la ville de Salé à la ville de Rabat, la construction du pont Hassan II, mais également la mise en place d’un tunnel sous la Kasbah des Oudayas afin de dégager le trafic routier de la rive de Rabat. Néanmoins, rappelons que la vallée du Bouregreg est dotée de splendeurs du patrimoine architectural marocain, dont la tour Hassan, la nécropole de Chellah, la Kasbah des Oudayas, mais aussi la médersa de Salé et la grande porte Bab Lamrissa. Il se pose donc l’éternel problème de la modernisation de la ville au détriment des vestiges du passé. C’est pourquoi nous nous sommes intéressés particulièrement à la création du tunnel sous les Oudayas.

4 En effet, ce tunnel d’un kilomètre de long est ouvert à la circulation depuis mai 2011. Comment un tunnel a pu être construit sous le premier monument historique du Maroc ? La zone de protection autour des monuments historiques n’est-elle plus d’actualité ? Il est vrai qu’après de nombreuses recherches, il nous est apparu que peu de voix, même quasiment aucune, ne se sont élevées contre la construction du tunnel des Oudayas. Il existe pourtant des associations au Maroc qui militent contre la destruction d’un patrimoine architectural, comme l’association Casamémoire. Force est de constater que les deux associations connues à Rabat l’association Ribath el Fath et l’association du Bouregreg ont collaboré au plan d’aménagement de la vallée, d’après le projet d’aménagement de la vallée du Bouregreg10. Est-il alors possible que la construction du tunnel sous la Kasbah des Oudayas n’ait pas été un problème d’ordre patrimonial ?

5 D’un point de vue occidental, la construction d’un tunnel sous la cathédrale Notre- Dame de Paris serait inimaginable. Rappelons qu’en 1971, le gouvernement dirigé par Georges Pompidou avait décidé de créer la voie expresse rive gauche. La réalisation de la voie expresse rive droite, inaugurée le 22 décembre 1966, avait été décisive dans le projet de la voie expresse rive gauche. Néanmoins, le succès de cette dernière n’eut pas l’effet escompté sur la conception de la voie opposée. En effet, le projet de cette voie exécutée sur les quais bas de Seine, avait un tronçon central qui passait tout près de la cathédrale Notre-Dame de Paris. En outre, dès l’officialisation du projet de la rive gauche, des désaccords se manifestèrent et des associations virent le jour, afin de défendre le site de Notre-Dame de Paris. Ainsi, en 1971, fut fondé le comité de défense

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des berges de la Seine. Subséquemment, le mouvement se propagea, pour donner lieu à une manifestation, le 10 juin 1972, au quai Saint-Bernard à Paris, contre la pollution et la création de la voie expresse rive gauche. Néanmoins, cette action citoyenne ne fit pas reculer le gouvernement Pompidou et le 25 septembre 1972, une maquette du projet fut présentée au ministre chargé des Affaires culturelles, Maurice Druon. L’action citoyenne redoubla alors d’efforts et en novembre 1973, une pétition circula contre la voie expresse rive gauche11. Face au mutisme du gouvernement, une autre manifestation eut lieu le 13 mars 1974. Ce problème de la voie expresse rive gauche prit tellement d’ampleur qu’il devint un sujet électoral de premier choix. À l’aube des élections présidentielles de 1974, Valérie Giscard d’Estaing et François Mitterrand prirent tous deux positions, le 25 avril et le 30 avril respectivement, en envoyant un courrier à l’Association pour la défense et l’embellissement du site de Notre-Dame de Paris. Une fois élu, Valéry Giscard d’Estaing suspendit les crédits pour la réalisation de la voie rive gauche. De plus, l’Élysée souhaita réexaminer les travaux du tronçon central, qui pose tant problème. Ainsi, en 1975, la voie express rive gauche fut supprimée.

6 Nous nous rendons donc compte que les principaux acteurs de la suppression de la voie expresse rive gauche furent les différentes associations, créées à l’occasion. De cette manière, la notion de défense du patrimoine parisien émergea au départ d’une partie de la population parisienne. À l’instar de l’exemple parisien, nous pouvons nous demander ce qu’il en est de la population de Rabat, concernant le tunnel des Oudayas. En interrogeant quelques habitants de la capitale marocaine sur la question, la vision du tunnel est sans équivoque. Ce dernier représente le nouvel emblème de la modernité de Rabat. D’un point de vue esthétique, il devient l’un des plus beaux joyaux de l’art industriel pour les habitants. Ainsi, nous nous demandons si la notion de patrimoine au Maroc est aujourd’hui la même que la notion de patrimoine en France. Est-ce ici que nous voyons la rupture avec la tradition de l’héritage français ? Il faut avant tout revenir sur le fait que le Maroc est un pays émergent. De ce fait, les travaux d’infrastructures de grande envergure sont nécessaires pour le développement économique du pays et de sa capitale. Rabat se valorise, tant dans son modernisme que dans la préservation de son patrimoine passé.

7 Il faut rappeler que des spécialistes ont été engagés pour exécuter les restaurations de la Kasbah des Oudayas, ces dernières étant sous le contrôle de la direction du patrimoine du Royaume du Maroc. Dès 2009, les campagnes de consolidation furent entreprises. Les murs de soutènement de la Kasbah furent renforcés. De plus, des fissurations existantes au niveau de plusieurs bâtiments ont été réparées et leur base consolidée, afin de les stabiliser. Les premières interventions ont été réalisées sur le rempart nord-ouest, ce dernier portant des traces d’écoulements d’eau, et fut canalisé. D’autre part, au niveau du sémaphore, l’entrepôt Moulay Al Yazid a été débarrassé de ses annexes et de ses murs de clôture, pour retrouver son aspect d’origine. L’accès de la place du Sémaphore au niveau de la Sqala a été, quant à elle, réaménagé en établissant la réfection des escaliers. En outre, la réouverture des chemins de rondes a pu être réalisée afin d’offrir au public la jouissance d’un panorama exceptionnel, notamment sur le jardin et le front de mer. Ces restaurations montrent que le tunnel des Oudayas a permis une réhabilitation de la Kasbah, mais prouvent également que le Maroc tient à son patrimoine architectural. Cependant une question reste en suspend, lorsque Rabat

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en janvier 2011, propose sa candidature pour devenir patrimoine mondial de l’Unesco, le tunnel n’est pas encore achevé. Ce dernier peut-il poser un frein à cette accession ?

NOTES

1. 1 Bulletin Officiel du Protectorat de la République française, n°5, du 29 novembre 1912, p. 25-26. 2. 2 Bulletin Officiel du Protectorat de la République française, n°5, du 29 novembre 1912, p. 26. 3. 3 Dahir relatif à la conservation des monuments historiques et inscriptions, objets d’art et des antiquités, Bulletin Officiel du Protectorat de la République française, n°70, du 27 février 1914, p. 126-129. 4. 4 Dahir déclarant comme monuments historiques certaines parties de la Kasba des Oudaya à Rabat, Bulletin Officiel du Protectorat de la République française, no 86, 19 juin 1914, p. 454. 5. 5 Maître artisan. 6. 6 Archives des la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc (ABNRM), Rabat, fonds du protectorat français, série secrétariat général du protectorat, direction de l’Instruction publique, service des beaux-arts, antiquités et monuments historiques, carton n° G 630 relatif aux restaurations de la grande porte de la kasbah des Oudaïa, Rabat Maroc. 7. 7 ABNRM, Rabat, fonds du protectorat français, série secrétariat général du protectorat, direction de l’Instruction publique, service des beaux-arts, antiquités et monuments historiques, carton C 1978 relatif aux travaux de la medersa des Oudaïa dès 1916. 8. 8 ABNRM, Rabat, fonds du protectorat français, série secrétariat général du protectorat, direction de l’Instruction publique, service des beaux-arts, antiquités et monuments historiques, carton n° G 630 relatif aux restaurations de la grande porte de la kasbah des Oudaïa, Rabat, Maroc. 9. 9 Arrêté no 503-91du 06/3/1992 – Bulletin officiel, no 4144, 1er avril 1992. 10. Agence pour l’aménagement de la vallée du Bouregreg, Projet d’aménagement de la vallée du Bouregreg, Rabat, Agence pour l’aménagement de la vallée du Bouregreg, Mars 2003, 169 pages. Ce plan est disponible dans sa totalité sur le site www.bouregreg.com. 11. 11 Mathieu Flonneau, L’Automobile à la conquête de Paris chroniques illustrées, Paris, presses de l’École nationale des Ponts et chaussées, 287 p.

RÉSUMÉS

Dès 1912, le protectorat de France au Maroc inscrit une politique culturelle innovante dans le pays. En effet, en novembre 1912 un système législatif et une administration sont crées afin de protéger et restaurer le patrimoine bâti marocain. De ce fait, la Kasbah des Oudayas devient le premier monument Historique au Maroc le 6 juin 1914. Des restaurations s’engagent sur ce site historique, symbole de la ville de Rabat, dues à l’administration française mais également à des artisans marocains. Cet échange de savoir-faire nous laisse penser que l’expérience française au

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Maroc au niveau de la protection du patrimoine est la plus convaincante. En 1956, une fois l’indépendance du Maroc proclamée, Mohammed V conserva la plupart des lois culturelles déjà mises en place sous le protectorat. Dès les années 1980, la définition du patrimoine s’élargit et le « patrimoine naturel » ou encore le « patrimoine oral » sont considérés et protégés. Le développement économique du pays se fait rapidement et plusieurs politiques de grands travaux se succèdent. En 2006 Mohammed VI lance un projet d’infrastructure colossal pour la capitale du Maroc. Il est décidé de créer un second pont, un tramway et un tunnel dans la ville de Rabat. Le tunnel doit se situer sous la Kasbah des Oudayas, ce qui aurait pu se révéler un problème majeur dans l’histoire du patrimoine marocain, notamment si l’on se réfère à la création de la voie express rive gauche à Paris. Néanmoins, le tunnel des Oudayas reste au sein du Maroc l’une des plus belles infrastructures jamais réalisées.

By 1912, the protectorate of France in Morocco launched an innovative cultural policy in the country. Indeed, in November 1912 a legislative system and an administration were created to protect and restore the Moroccan built holdings. Therefore, Oudayas Kasbah became the first historical monument in Morocco on June 6th, 1914. Besides, the administration undertook the restoration of this Rabat’s historic symbol, with the help of Moroccan craftsmen. This exchange of know-how makes us think that the French experience in Morocco in terms of heritage protection is the most convincing. In 1956, once the independence of Morocco proclaimed, the sovereign Mohammed V preserved most of the cultural laws initiated under the protectorate. From the 1980s, the definition of the heritage widened and the "natural heritage" or still the "oral heritage" were considered and protected. Besides, the country has known a quick economic development. In 2006, king Mohammed VI launched a massive infrastructure project for the Moroccan capital. Indeed, it was decided to build a second bridge, a tunnel and a tram for the city of Rabat. The tunnel had to go below the Oudayas Kasbah, which could prove to be a major problem in the history of Moroccan heritage, especially if one refers to the creation of the expressway left bank in Paris. However, the Oudayas’s tunnel remains within Morocco one of the best infrastructures ever made.

Schon 1912 führte das französische Protektorat über Marokko eine innovative kulturelle Politik in diesem Lande ein. Tatsächlich entstanden im November 1912 ein gesetzgebendes Organ und entsprechende Verwaltungsdienste betreffs des Schutzes und der Restaurierung der gebauten Denkmäler. So wurde am 6. Juni 1914 die Kasbah der Oudayas das erste historische Denkmal in ar Marokko. Außerdem restaurierte die französische Verwaltung diesen sehenswürdigen historischen Platz - Symbol der Stadt Rabat - gemeinsam mit marokkanischen Handwerkskräften. An diesem Austausch von Fachkompetenzen lässt sich die Tragweite der französischen Erfahrung zur Denkmalerhaltung in Marokko auffällig erkennen. Aus diesen Gründen behielt König Mohammed V. nach der Unabhängigkeitserklärung 1956 die meisten der unter dem Protektorat entstandenen kulturellen Gesetze bei. Ab den Jahren 1980 erweiterte sich das Kulturerbe- Bewusstsein, indem Naturerbe und mündliches Kulturerbe anerkannt und unter Schutz gestellt wurden. Die rasche wirtschaftliche Entwicklung des Landes führte übrigens zu mehreren politischen Entscheidungen, bedeutsame Bauaufträge zu vergeben. 2006 initiierte König Mohammed VI. ein riesiges Infrastruktur-Projekt für die Hauptstadt Marokko, eine zweite Brücke, eine Straßenbahn und einen Tunnel. Der Bau des Tunnels unterhalb des Denkmals der Kasbah der Oudayas hätte für die Erhaltung des Status als marokkanisches Kulturerbe ein großes Risiko bergen können – siehe den umstrittenen Ausbau der Pariser Schnellstraße an dem linken Ufer der Seine. Der Status wurde aber keineswegs bestritten, und so erweist sich nun der Tunnel der Oudayas in Rabat als eine der schönsten je gebauten Infrastrukturen.

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AUTEUR

NADÈGE THEILBORIE Nadège Theilborie, née en 1985, est titulaire d’une licence d’histoire de l’art et d’archéologie spécialité histoire de l’art à l’Université Paris-Sorbonne. En septembre 2009 elle entame un Master de recherche en histoire de l’art spécialité patrimoine moderne et contemporain à l’Université Paris-Sorbonne. Son travail de recherche intitulé. « La patrimonialisation du Maroc, l’exemple de Rabat » réalisé sous la tutelle de Barthélémy Jobert et Basile Baudez lui permet d’acquérir son diplôme de Master à l’université Paris-Sorbonne en septembre 2011.

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