ANNALES DES MINES DES ANNALES

DÉCEMBRE 2013 • NUMÉRO€ 114 PRIX : 30

ÉCRIRE LE MANAGEMENT : UNE PRATIQUE DÉLICATE, MAIS UN ENJEU DE COMPÉTITIVITÉ

LES BONNES SURPRISES GÉRER & COMPRENDRE N° 114N° COMPRENDRE & GÉRER DU MANAGEMENT INTERCULTUREL : LE REDRESSEMENT SPECTACULAIRE D’UNE ENTREPRISE DE TRANSPORT PUBLIC DE NOUVELLE-CALÉDONIE

ÉMERGENCE DE DESIGNS DOMINANTS DANS L’INDUSTRIE AÉRONAUTIQUE DE 1890 À 1935 : QUELLES LEÇONS TIRER DE L’OPPOSITION ENTRE AVIONS MONOPLANS ET BIPLANS ?

UNE SÉRIE DES ANNALES DES Décembre 2013 Décembre MINES

FONDÉES EN 1794 ISSN 0295.4397 ISBN 978-2-7472-2101-6 Publiées avec le soutien du ministère de l’Économie et des Finances 1 Editorial_Mise en page 1 05/12/13 13:13 Page1

décembre 2013, Numéro 114

Dans cinq ans, roulerez-vous en Donfeng ou en Tesla ? Votre véhicule naîtra-t-il de la discipline industrielle asiatique ou de la créativité californienne ? Sera-t-il le fruit de l’ex- cellence d’un système de production parfaitement réglé ou de l’excellence créative d’en- trepreneurs hardis capables d’une pensée radicalement novatrice ? Excellence ! Ce concept fit florès en son temps, pour bientôt sembler se démoder sous le scepticisme des analystes, voire les quolibets des plus critiques. Insidieusement pour-

tant, il a perduré, s’immisçant dans le quotidien de chaque salarié sommé de contribuer ÉDITORIAL à une « excellence pour tous », oxymore prétendument lumineux qui masque la part d’om- bre de la flexibilité et de son cortège de précarités. L’excellence, nous explique la philosophe Myriam Monla dans son passionnant article, ne cesse de nous présenter, depuis l’Antiquité, cette double face ; « tandis que les Sophistes pensent l’excel- lence sur le mode de la doxa (…) et du ralliement au pouvoir du plus fort (…), Socrate tente, quant à lui, d’interroger inlassablement le sens des paroles et de l’agir. Il ne s’agit pas de recourir à des recettes ou à des simulacres pour exercer son pouvoir sur les autres, mais de penser par soi-même ». Se conformer aux règles ou penser par soi-même ! Jean-Pierre Segal illustre, au terme d’une recherche de plusieurs années en Nouvelle Calédonie, ce dilemme et ses effets au sein d’une entre- prise. L’application, impossible par un management métropolitain, de prétendues bonnes pra- tiques à vocation universelle mène l’entreprise au bord du gouffre. Cinq ans plus tard, un nou- veau directeur et son équipe pensent un autre management, attentif aux individus, qui porte l’en- treprise sur les chemins de l’excellence. Anne Dietrich, de son côté, nous parle d’un management à tiède, qui enrôle une pluralité d’ac- teurs dans l’accompagnement de PME soucieuses d’anticiper les mutations économiques et de créer une dynamique d’apprentissage collectif. Pas de recettes, là non plus, pas d’application rigide de théories improbables, mais une démarche attentive au terrain et à ses spécificités. Stéphane Heim, quant à lui, analyse les modalités d’échanges dans la filière automobile entre des entreprises confrontées aux mêmes questions d’efficience productive et de compétitivité. À l’heure où PSA s’allie à Donfeng pour surmonter la crise, les initiatives locales mettent en évi- dence, là encore, les trajectoires institutionnelles envisageables entre promotion d’une filière dite d’excellence et modes de transaction hérités d’institutions passées. L’histoire de l’aviation est jalonnée de telles oscillations entre avancées héroïques et rationalité marchande. De l’Avion, de Clément Ader, à l’A380 d’Airbus, des biplans de la Grande Guerre aux monoplans qui se sont imposés par la suite, les confrontations entre inventeurs et usagers, militaires ou civils, illustrent cette quête sans fin de l’excellence. Cet antique combat de l’homme « pour créer sa propre destinée », selon les mots GÉRER & COMPRENDRE d’Holbach, ne cesse de se jouer sous nos yeux, et l’Histoire nous montre qu’aucun est une série des dogme n’a résisté indéfiniment face à la soif de connaissances et de création de l’es- Annales des Mines & Créée à l’initiative pèce humaine. Gérer Comprendre s’efforce d’en témoigner. de l’Amicale des ingénieurs du Corps des Mines Réalisée avec le Pascal LEFEBVRE concours du Centre de recherche en gestion de l’École Polytechnique

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 1 2 Comité Rédaction_Mise en page 1 05/12/13 13:13 Page2

LE FONCTIONNEMENT DU COMITÉ DE RÉDACTION DE ANNALES DES MINES FONDÉES EN 1794

LE CHOIX DES RAPPORTEURS l’enseignement des méthodes mathéma- ISSN 0295.4397 tiques et statistiques ; SÉRIE TRIMESTRIELLE Chaque article est donné, selon la règle du • DES DESCRIPTIONS SANS CONCEPTS : « double aveugle », à au moins deux rappor- N° 114 • décembre 2013 à l’opposé du cas précédent, c’est ici le teurs, membres du comité de rédaction. Le défaut de la narration sans structuration comité fait appel à des évaluateurs extérieurs RÉDACTION Francis PAVÉ théorique qui est visé ; DES ANNALES DES MINES Centre de sociologie des organisations quand l’analyse d’un article suppose de mobi- • DES TRAVAUX SANS PRÉCISION DES Conseil Général de l’Économie, Jérôme TUBIANA liser des compétences dont il ne dispose pas. de l’Industrie, de l’Énergie Groupe Danone SOURCES : le fait de restituer des observa- et des Technologies Michel VILLETTE www.annales.org tions ou des expériences pose naturellement Pierre COUVEINHES, Agro Paris Tech Rédacteur en chef Jean-Marc WELLER LES DÉBATS DU COMITÉ DE RÉDACTION un problème : le chercheur n’étant ni un Gérard COMBY, LATTS – École Nationale observateur invisible, ni un investigateur Secrétaire général des Ponts et Chaussées Le comité se réunit huit fois par an, chaque Martine HUET, impassible, il importe de préciser comment Assistante de la rédaction rapporteur ayant préalablement envoyé son Marcel CHARBONNIER, GÉRER & COMPRENDRE commentaire au président du comité de ont été effectuées les observations rappor- Correcteur RELECTEURS HORS COMITÉ rédaction. C’est le comité de rédaction de tées, cela afin que le lecteur puisse juger par GÉRER & COMPRENDRE Aurélien ACQUIER lui-même des perturbations qu’ont pu occa- RÉALISATION ESCP Europe Gérer et Comprendre qui décide collective- Manne HÉRON (†), Franck AGGERI ment des positions à prendre sur chaque arti- sionner les interactions entre l’auteur et le Maquette intérieure Centre de gestion scientifique de milieu dans lequel il était plongé ; Hervé LAURIOT DIT PRÉVOST, Mines ParisTech cle. Chaque rapporteur développe son avis, ce ESE, Génie Atomique Pierre-Jean BENGHOZI • UN USAGE NORMATIF DES THÉORIES Mise en page qui nourrit un débat quand ces avis divergent. Studio PLESS, Centre de recherche en gestion de Après débat, une position est prise et signifiée ET DES IDÉES : on a longtemps rêvé de lois Maquette de couverture l'École polytechnique Christine de CONINCK, Claire CHAMPENOIS aux auteurs. Il arrive que les désaccords et de solutions générales en gestion, mais cet Iconographe Audencia Nantes espoir ne résiste pas à l’observation ; les arti- Marise URBANO, Florence CHARUE DUBOC gagnent à être publiquement explicités, soit Réalisation cles qui proposent, soit des théories implicite- Centre de recherche en gestion de parce que cela peut faire avancer la connais- ABONNEMENTS l'École polytechnique sance, soit parce que les divergences du ment ou explicitement normatives, soit des ET VENTES Sylvie CHEVRIER recettes présentées comme générales, sont Éditions ESKA Université Paris-Est Marne-la-Vallée comité sont irréductibles. L’article est alors 12, rue du Quatre-Septembre Pascal CROSET publié avec la critique du rapporteur en dés- pratiquement toujours rejetés ; 75002 Paris Praxéo Conseil • DES ARTICLES ÉCRITS DANS UN Directeur de publication François ENGEL accord, un droit de réponse étant donné à Serge KEBABTCHIEFF STYLE ABSCONS : considérer que les textes Tél. : 01 42 86 56 65 Centre de gestion scientifique de l’auteur. Ces débats permettent d’affiner pro- Fax : 01 42 60 45 35 Mines ParisTech savants ne doivent s’adresser qu’aux cher- Alain FAYOLLE gressivement la ligne éditoriale de la revue et TARIFS EMLYON Business School d’affermir son identité. cheurs est un travers étrange de la recherche Voir encart p. 91-92 Patrice FOURNAS (DE) en gestion : c’est pourtant dans le dialogue Russell et Reynolds Associates FABRICATION Francis GINSBOURGER entre théorie et pratique que naissent le plus AGPA Éditions Cabinet ATEFO LES INTERACTIONS ENTRE LES AUTEURS 4, rue Camélinat souvent les connaissances les plus nouvelles, 42000 Saint-Étienne Benoît HEILLBRUNN ET LE COMITÉ Tél. : 04 77 43 26 70 ESCP Europe - Chercheur associé comme le montrent les dialogues des Fax : 04 77 41 85 04 Alain JEUNEMAÎTRE Les avis transmis aux auteurs peuvent être Lumières, dont les Annales des mines portent Centre de recherche en gestion de COUVERTURE l'École polytechnique classés en quatre catégories : l’héritage ; mais il faut pour cela que le style André DURET, né en 1921. Régates, Sihem JOUINI BEN MAHMOUD • oui car : l’article est publié tel quel et le huile sur toile, soit suffisamment clair et vivant pour encou- André Duret. © ADAGP, Paris 2013 Université Paris Sud Faculté Jean comité explique à l’auteur en quoi il a appré- rager la lecture de ceux qui n’ont pas d’enjeux Photo © Jean-Pierre Zenobel-ADAGP Monnet - Chercheur au Centre de recherche en gestion de l'École poly- cié son travail ; il est rare que cette réponse directs de carrière pour lire ; il arrive alors que technique et au PESOR Frédéric KLETZ survienne dès la première soumission ; le comité aide les auteurs pour amender la PUBLICITÉ Centre de gestion scientifique de • oui mais : l’article sera publié sous réserve de Espace Conseil et Communication, Mines ParisTech forme de leurs textes. 2, rue Pierre de Ronsard modifications plus ou moins substantielles, 78200 Mantes-la-Jolie Hervé LAROCHE Mais nul papier n’est parfait : ainsi, certains Tél. : 01 30 33 93 57 ESCP Europe soit sur le fond, soit sur la forme ; articles publiés pèchent au regard des critères Fax : 01 30 33 93 58 Philippe LORINO Groupe ESSEC • non, mais : l’article est refusé, mais une nou- ci-dessus. Mais c’est aussi le travail du comité TABLE DES ANNONCEURS Eléonore MARBOT e e velle version a des chances d’être acceptée que de savoir de quels péchés on peut absou- Annales des Mines : 2 et 3 de couverture ESC Clermont CONEXPO CON/AGG 2014 : moyennant des modifications substantielles ; dre. Gérer & Comprendre est toujours atten- 4e de couverture Etienne MINVIELLE INSERM les auteurs peuvent avoir un dialogue avec le tive à favoriser les pensées vraiment originales, GÉRER & COMPRENDRE Jean-Claude MOISDON président du comité ; cela n’implique toute- quand bien même elles seraient en délicatesse COMITÉ DE RÉDACTION Centre de gestion scientifique de Mines ParisTech Tél. : 01 42 79 40 84 fois pas une acceptation automatique ; avec les règles énoncées ci-dessus. Philippe MONIN Gilles ARNAUD • non car : l’article est refusé et l’auteur doit EMLYON Business School ESCP Europe Nicolas MOTTIS comprendre qu’il n’a pratiquement aucune Rachel BEAUJOLIN BELLET INFORMATIONS PRATIQUES Groupe ESSEC Management School chance de convaincre le comité, même après Séverin MULLER Michel BERRY Les articles ne devront pas dépasser les 40 000 Université de Lille 1 réécriture. Président Michel NAKHLA signes, espaces compris. École de Paris du Management Gérer et Comprendre peut aussi évaluer les AgroParisTech Hamid BOUCHIKHI Ils devront être adressés par l’internet (de pré- Thomas PARIS articles écrits en allemand, anglais, espagnol Groupe ESSEC férence) à l’adresse suivante : Chargé de recherche au CNRS, profes- et italien. Thierry BOUDÈS seur affilié à HEC, chercheur associé [email protected] ESCP Europe au Centre de recherche en gestion de Françoise CHEVALIER l'École polytechnique ou par voie postale en triple exemplaire à : Groupe HEC Jean-Louis PEAUCELLE LES CRITÈRES DE REJET Caroline ELISSEEFF Bernard COLASSE IAE - Université de la Réunion Université de Paris-Dauphine François PICHAULT Pour préciser quels articles la revue souhaite École de Paris du Management, Caroline ELISSEEFF Université de Liège publier, le plus simple est d’indiquer ses cri- 187, boulevard Saint-Germain Secrétaire de rédaction Nathalie RAULET-CROZET Pierre COUVEINHES, IAE de Paris, Centre de recherche en tères de rejet : 75007 PARIS. Rédacteur en chef gestion de l'École polytechnique • DES CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES Merci de ne laisser dans le corps du texte des Annales des Mines Claude RIVELINE Hervé DUMEZ École des mines de Paris FONDÉES SUR AUCUNE OBSERVA- (soumis au comité de façon anonyme) aucune Centre de recherche en gestion Jean-Claude SARDAS TION OU EXPÉRIMENTATION : même indication concernant l’auteur. de l’École polytechnique Centre de gestion scientifique de si Gérer et Comprendre déborde la seule tra- Daniel FIXARI Mines ParisTech Toutes les informations nécessaires aux rela- Centre de gestion scientifique Blanche SEGRESTIN dition clinique et expérimentale dont elle tions entre le secrétariat du comité et l’au- de l’École des mines de Paris Centre de gestion scientifique de est née, elle se méfie des considérations teur (titre de l’article, nom et qualités de Dominique JACQUET Mines ParisTech Université Paris X Nanterre Fabien SERAIDARIAN théoriques déployées sans confrontation l’auteur, coordonnées postales, télépho- Pascal LEFEBVRE Mazars avec les faits. Le plus souvent, les méthodes niques et Internet, données biographiques, Université d’Évry-Val d’Essonne, Jean-Baptiste SUQUET Éditorialiste de Gérer & Comprendre Reims Management School de validation statistiques laissent sceptique etc.) seront rassemblées sur une page séparée Christian MOREL Dominique TONNEAU le comité, bien que plusieurs de ses mem- jointe à l’envoi. Sociologue Centre de gestion scientifique de Mines ParisTech bres (qui ne sont pas les moins critiques…) Frédérique PALLEZ Les titres, les résumés et l’iconographie sont Thierry WEIL Centre de gestion scientifique aient par ailleurs une large expérience de Mines ParisTech de la seule responsabilité de la rédaction. de l’École des mines de Paris

2 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 3 Sommaire_Mise en page 1 05/12/13 13:13 Page3

décembre 2013 • Numéro 114

4 73 IN MEMORIAM, Thierry BOUDES IN MICHEL CROZIER L’AMBITION AU CŒUR DE LA TRANSFORMA-

MEMORIAM TION – UNE LEÇON DE MANAGEMENT VENUE 8 DU SUD L’ANTICIPATION À propos de l’ouvrage de DES MUTATIONS EN PME : Pascal Croset, L’ a m b it io n SOMMAIRE ÉTUDE D’UN DISPOSITIF au cœur de la transforma- D’ACTION COLLECTIVE Par Anne DIETRICH tion. Une leçon de mana- gement venue du Sud, 19 Dunod, 2012. LA CRÉATION D’UNE FILIÈRE AUTOMOBILE RÉGIONALE EN Pierre Robert CLOET QUESTIONS : DYNAMIQUES LES ÉQUIPES INTERNATIO- INSTITUTIONNELLES DANS LE NALES : DES IDÉAUX-TYPES

RÉALITÉS MÉCONNUES GRAND EST AUTOMOBILE AUX MÉTISSAGES FRANÇAIS À propos du livre de Sylvie Par Stéphane HEIM Chevrier, Gérer des équipes inter- 29 nationales : tirer parti de la rencon-

MOSAÏQUE tre des cultures dans les organisa- ÉCRIRE LE MANAGEMENT : UNE tions, Les Presses de l’Université de PRATIQUE DÉLICATE, MAIS UN ENJEU DE COMPÉTITIVITÉ Laval, 208 pages, 2012. Par Marie-Laure CAHIER Jean-Claude MOISDON 37 LA CRAVATE DU MÉDECIN PERSPECTIVES ET IMPASSES ET LE BUG INFORMATIQUE DE L’EXCELLENCE À propos de l’ouvrage First, Do L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE Par Myriam MONLA Less Harm: Confronting The Inconvenient Problems Of Patient 48 Safety, édité par Ross Koppel & ÉMERGENCE DE DESIGNS DOMI- Suzanne Gordon, Cornell NANTS DANS L’INDUSTRIE AÉRO- NAUTIQUE DE 1890 À 1935 : University Press, 280 p., 2012. QUELLES LEÇONS TIRER DE L’OPPOSITION ENTRE AVIONS Jérôme TUBIANA MONOPLANS ET BIPLANS ? MADE IN GERMANY Par Fanny SIMON et Albéric TELLIER À propos du livre de Guillaume DUVAL, Made in Germany, 61 Éditions du Seuil, 2013. LES BONNES SURPRISES 83 DU MANAGEMENT BIOGRAPHIES INTERCULTUREL : LE REDRES- DES AUTEURS SEMENT SPECTACULAIRE D’UNE ENTREPRISE AUTEURS

AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX DE TRANSPORT PUBLIC 85 DE NOUVELLE-CALÉDONIE ANGLAIS, ALLEMAND, Par Jean-Pierre SEGAL ET ESPAGNOL

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 3 4-7 In Memoriam_projet 05/12/13 13:14 Page4

IN MEMORIAM, MICHEL CROZIER Michel Crozier est décédé le 24 mai 2013 à l’âge de 90 ans. Personnalité majeure de la sociologie, il a fondé le Centre de sociolo- gie des organisations, qui a œuvré à la création de Gérer et Comprendre, avec la participation initiale d’Erhard Friedberg, puis celle de Francis Pavé et de Jean-Philippe Neuville, et d’autres mem- IN MEMORIAM bres qui ont suivi ses formations. Gérer et Comprendre a tenu à lui rendre ce bref hommage. Photo © Ulf Andersen/GAMMA Photo © Ulf

4 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 4-7 In Memoriam_projet 05/12/13 13:14 Page5

On ne peut plus dès lors dire que l’irrationalité des MICHEL CROZIER, acteurs s’oppose à la rationalité des modèles : qui TRACEUR D’UNE VOIE NOUVELLE peut-on trouver de plus rationnel que des élèves de l’École des mines ou de l’X frais émoulus des prépas scientifiques ?

Michel Berry, Gérer et Comprendre Nous avons répété cette expérience plusieurs années IN MEMORIAM de suite à l’École polytechnique, dans le cadre d’un J’ai rencontré Michel Crozier en 1975, lorsque j’ai eu enseignement que nous faisions en collaboration avec la responsabilité de diriger le Centre de recherche en Michel Crozier. À la fin de l’expérience de mise en gestion créé à l’École polytechnique par Bertrand situation des élèves, qui se déroulait à peu près tou- Collomb. Nous avions en charge, avec Michel jours de la même manière, Michel Crozier entrait en Crozier, de dispenser des enseignements nouveaux sur scène pour donner aux élèves ses clés d’interprétation le management. Pour les polytechniciens de l’époque, du comportement des acteurs dans les organisations, la sociologie était étrange : ils avaient tôt fait de la de la manière dont ils se ménagent des espaces de qualifier de « baratin », ainsi que toutes les autres liberté et des relations de pouvoir qui s’établissent sciences humaines, parce qu’elle ne ressemblait pas entre eux. Les élèves buvaient ses paroles. assez aux mathématiques, dont ils se déclaraient pour- Après cette vivante étude de cas, il était confié aux tant saturés. élèves la réalisation, en binômes, de vraies études por- Il se trouve que j’ai transposé, dans le cadre d’un tant sur des terrains divers. Nous les réunissions une enseignement s’adressant à une vingtaine d’élèves, fois par semaine pour faire le point et débattre des une curieuse expérience faite à l’École des mines et interprétations à donner à leurs aventures, et les grilles que nous avions appelée le « Jeu Peugeot ». Nous de lectures apportées par Michel Crozier et le CSO avions proposé à des élèves de deuxième année de étaient toujours très éclairantes pour eux. l’École des mines, pour les préparer à leurs travaux Michel Crozier leur a ainsi appris à conjuguer la ratio- de terrain de troisième année, de revivre en une nalité des modèles avec celle des acteurs, approche qui semaine des études réelles menées par des chercheurs est aussi une des caractéristiques de Gérer et du Centre de gestion scientifique (CGS). L’une d’en- Comprendre et qui relie les membres de son comité de tre elles, l’étude Peugeot, avait donné lieu à des épi- rédaction, dont beaucoup sont des anciens étudiants sodes très animés. Dans un premier temps, une ou collaborateurs de Michel Crozier. petite équipe de deux élèves pilotés par deux ensei- J’ai eu ensuite la responsabilité de diriger un DEA à gnants, Hugues Molet et moi-même, avait donné Dauphine, dans lequel nous traitions de la rationalité une réponse parfaite à une question d’organisation des modèles face à la rationalité des acteurs. Je faisais posée par Peugeot, visant à résoudre un problème lire des ouvrages de référence (Simon, March, Cyert endémique d’insuffisance de la capacité d’expédition & March, etc.) et, bien sûr, Le phénomène bureaucra- par train des voitures fabriquées sur le site de tique. Les lectures de ce dernier ouvrage ont toujours Sochaux. Après avoir reçu les chaudes félicitations de été (et de très loin) les meilleures, les plus claires. Cela nos interlocuteurs de chez Peugeot, nous leur avons tient à la fois à la pertinence du propos et à son éton- proposé de les aider à mettre en œuvre le modèle éla- nante limpidité. boré par les élèves. Ce fut le début d’une saga de Après ces expériences, nous avons souvent collaboré trois ans, et d’une succession de problèmes et de avec lui et avec les chercheurs du CSO, avec lesquels conflits, dont certains semblaient motivés par la nous avons même créé conjointement la revue Gérer mauvaise foi la plus condamnable dont faisaient et Comprendre en 1985. preuve certains acteurs. J’ai ainsi été membre du comité de direction du CSO La rationalité du modèle avait-elle échoué à cause de pendant quelques années, et j’ai mesuré avec émer- l’irrationalité des acteurs ? C’est là que vient l’apport veillement la passion, le savoir-faire, que Michel de l’expérience indiquée ci-dessus, dans laquelle nous Crozier mettait dans la défense de l’identité de son avons proposé à des élèves de revivre en accéléré cette centre. J’ai été admiratif de l’énergie incroyable qu’il étude. Dans un premier temps, ils reconstituent le avait été capable de déployer quand une coupure bru- modèle à partir des informations qui leur sont don- tale et imprévue d’une subvention a menacé la survie nées ; à la fin de cette phase, ils sont en extase. Dans à court terme de son équipe. un second temps, il leur est distribué des rôles corres- Michel Crozier était un vrai directeur de laboratoire, pondant aux principaux rôles de l’étude réelle, et il capable de défendre une voie nouvelle, et, pour autant, leur est demandé de traiter en trois réunions les diffé- il n’était pas de ceux qui voulaient ne voir qu’une tête rents problèmes qui se posent. Très vite, ils s’affron- parmi leurs troupes. Il était certes exigeant, mais aussi tent, adoptent des comportements aussi « irration- tolérant, ce qui se mesure à la qualité et à la variété des nels » que les acteurs réels, et ils prennent exactement talents qu’il a su réunir autour de lui. les mêmes décisions qui conduisent aux mêmes Michel Crozier était aussi un intellectuel doté d’un impasses. rare courage. Dans les années 1970, c’était, pour un

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 5 4-7 In Memoriam_projet 05/12/13 13:14 Page6

sociologue, une idée folle que d’aller dans les entre- ble de se renouveler, le Centre de sociologie des prises. Du côté des entreprises, les événements de organisations (www.cso.edu). Ils se rappellent – et 1968 avaient donné des sociologues une image de sont attachés à ne pas l’oublier – que pour lui la gauchistes, et accepter de leur ouvrir les portes était compréhension d’une réalité passait avant tout par une idée presque saugrenue. Il a fallu de la patience, un travail de terrain. Il partageait sans réticence la

IN MEMORIAM mais aussi de la ruse, à Michel Crozier pour y arriver. jolie formule de son ami William Foote Whyte, Du côté des intellectuels, très largement imprégnés de autre grand sociologue de terrain qui déclarait : marxisme, l’entreprise était le lieu de la domination et « J’ai toujours pensé que les gens sur le terrain ont de l’exploitation. Aller dans l’entreprise pour un bien plus de ressources que ce qu’imaginent leurs confrère sociologue, traiter avec elle, c’était alors hiérarchiques » (“I always believed that the fellow at comme pactiser avec le diable. D’où des propos vio- the bottom had more on the ball than he was given cre- lents à son égard de la part de personnes faisant auto- dit for by the higher ups”). rité dans le domaine de la sociologie et des sciences La dernière fois que nous avons rencontré Michel humaines et sociales en général. Crozier, en avril 2013, nous avons eu le bonheur de Nous avons pu mesurer nous-mêmes, à l’École des pouvoir lui montrer le site que nous avions décidé de mines comme à l’École polytechnique, la difficulté lui consacrer. Il en a été très touché et visiblement d’aller sur le terrain, nous nous sommes heurtés à la heureux. Nous aussi. Notre travail ne fait que com- vindicte de collègues qui nous pensaient engagés dans mencer – et malheureusement sans lui –, tant nous des voies de perdition. Et pourtant, nous étions des pensons qu’il est, plus que jamais, important de sou- ingénieurs, il était donc plus facile pour nous (du ligner la modernité de son œuvre, et d’en comprendre moins en théorie) de pénétrer dans les entreprises, et toute la fécondité pour la lecture de l’actualité de étions en outre à l’abri d’institutions puissantes. Cela notre société d’aujourd’hui. met en relief le courage et la détermination qu’il a fallu à Michel Crozier pour s’engager dans cette voie. Les ouvrages de Michel Crozier et de ses chercheurs MICHEL CROZIER COMME RÉFÉRENCE font de ces travaux un courant connu mondialement. De nombreux disciples, qu’ils soient chercheurs ou élèves ayant suivi les différents cycles de formation mis en place, se réclament de lui et du courant de pen- Claude Riveline, Professeur à Mines-ParisTech sée dont il a été à l’origine. Aujourd’hui où l’on veut rationaliser toujours plus la Voilà plus de quarante ans que j’enseigne la gestion à gestion et l’évaluation de la recherche, les chercheurs l’École des mines de Paris, aux ingénieurs civils et aux sont poussés à suivre les voies toutes faites qui s’ou- fonctionnaires du Corps des mines, et je voudrais dire vrent à eux. Mais à force de creuser le même sillon, ils ce que je dois aux travaux de Michel Crozier et le plai- finissent par le transformer en ornière. D’où l’impor- sir que j’ai trouvé à le fréquenter. tance de pouvoir compter périodiquement sur des « Le phénomène bureaucratique » est une lecture obli- personnes capables de tracer des voies nouvelles, gatoire pour tous mes élèves des deux catégories, et je quitte à bousculer les idées établies et à ferrailler avec témoigne sans hésiter que cette étude déjà ancienne les autorités savantes du moment. Michel Crozier n’a pas pris une ride. J’en recommande la lecture au était de ceux-là, et toute la communauté scientifique cours des stages de longue durée qu’effectuent les étu- doit lui en être reconnaissante. diants au sein d’entreprises de toutes tailles, mais le plus souvent des grandes, et au sein d’administrations publiques variées. Leur réaction ne varie pas : « J’ai MICHEL CROZIER NOUS A QUITTÉS. observé la plupart des phénomènes que Michel C’ÉTAIT UN AMI Crozier met en lumière, en particulier la manière dont chaque acteur et chaque catégorie homogène d’ac- teurs secrètent une carapace protectrice autour de leur espace de liberté, et les relations d’affrontement ou de Erhard Friedberg, professeur émérite à Sciences Po sympathie qu’ils entretiennent avec leurs interlocu- Paris teurs. » Cette confirmation de la justesse des analyses de La sociologie française vient de perdre l’un de ses Michel Crozier, souvent inattendues, contre-intui- plus brillants penseurs. Michel Crozier a formé une tives, est le résultat de son extrême attention aux réa- génération de sociologues, ils se sentent certaine- lités locales de la vie collective, et de son indépen- ment aujourd’hui comme nous, orphelins. Ils se dance par rapport aux idéologies dominantes dans le souviennent du magnifique pédagogue qu’il a été, monde des sciences humaines. Au moment de la de l’infatigable animateur qui a su créer un labora- publication de cet ouvrage, il n’y avait, en première toire de recherche particulièrement vivant et capa- approximation, que deux écoles de pensée dans l’intel-

6 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 4-7 In Memoriam_projet 05/12/13 13:14 Page7

ligentsia française : les catholiques et les marxistes. Le manents de la condition de l’homme en société qu’il regard des chercheurs des deux bords sur les organisa- met en lumière. tions était fortement déterminé par ce qu’ils avaient Par la suite, j’ai lu avec intérêt et profit les nombreux décidé de démontrer. Michel Crozier, par contraste, ouvrages que Michel Crozier a publiés, et j’ai retrouvé en bon naturaliste, a laissé la priorité aux messages du dans chacun d’eux le souci de la vérité des terrains et

terrain. la hardiesse conceptuelle que j’avais admirés dans le IN MEMORIAM Dans les années 1960 où ce livre est paru, beaucoup premier. de commentateurs ont interprété l’originalité de ces Sur un plan plus personnel, j’ai eu l’occasion de colla- thèses par leur origine américaine. Il est vrai que ce borer avec lui, et j’ai là encore apprécié son aptitude à livre, publié d’abord en anglais, a connu un spectacu- comprendre le point de vue d’ingénieur qui est le laire succès aux USA. Mais je pense que ce succès s’ex- mien, assez différent du point de vue académique de la plique moins par son caractère local que par son plupart des sociologues. C’était un esprit brillant, cou- caractère universel dans l’espace, comme son inaltéra- rageux et tolérant, et les sciences humaines ont reçu ble validité dans le temps s’explique par les traits per- une grande richesse de son considérable travail. n

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 7 8-18 Dietrich_Dietrich 05/12/13 13:14 Page8

L’ANTICIPATION DES MUTATIONS EN PME : ÉTUDE D’UN DISPOSITIF D’ACTION COLLECTIVE

Cet article rend compte de la construction et de la conduite d’un dis- positif d’action collective ayant pour objet l’anticipation des muta- tions en PME. Visant à explorer les caractéristiques et la faisabilité d’une gestion à tiède, ce dispositif expérimental, initié et porté par RÉALITÉS MÉCONNUES l’ARACT Nord-Pas-de-Calais, enrôle une pluralité d’acteurs dans la détection et l’accompagnement de PME indépendantes confrontées à un enjeu de mutation, ainsi que dans l’analyse réflexive des interven- tions conduites et des difficultés rencontrées aux fins de la modélisation et du transfert du dispositif aux acteurs du territoire. L’article analyse ensuite la dynamique de connaissances qui fait de cette action le support d’un appren- tissage collectif, de la mise en évidence de la théorie de l’action qui sous- tend le dispositif jusqu’à l’activation d’un espace d’action collective. Il expose enfin les résultats éclairant le devenir de ces PME et recense les conditions d’une transition réussie.

Par Anne DIETRICH*

bjet de décisions législatives récurrentes, la profit d’une gestion « à chaud » des restructurations, question de l’anticipation des mutations malgré les travaux d’experts prouvant la faisabilité O économiques figure toujours à l’agenda poli- d’une gestion « à froid » (AUBERT, BEAUJOLIN-BELLET, tique. Malgré trente ans d’incitations des pouvoirs 2012). Les PME sont particulièrement démunies publics à la négociation et à la gestion prévisionnelle lorsqu’il s’agit de faire face aux mutations et de sécu- des emplois et des compétences (GPEC), les condi- riser les transitions professionnelles de leurs salariés tions de mise en œuvre et d’instrumentation d’une (BRUGGEMAN, 2004). Le dispositif d’aide aux PME démarche d’anticipation continuent de faire défaut au (loi de modernisation sociale, 2002) n’ayant guère porté ses fruits (ROUILLEAUT, 2007), s’expérimente aujourd’hui une approche territoriale de la GRH * Maître de Conférences, IAE de LILLE, LEM-UMR 8179. jugée profitable pour des PME. C’est dans ce champ

8 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 8-18 Dietrich_Dietrich05/12/1313:14Page9 leur emploi; de celles dessalariésexposésàlamenacedeperte sitions, celledelaPMEconfrontée àunemutationet PME, quiestpropice àlagestionpréventive des sième voie, celled’un accompagnementàtiède(3)dela gestion prédictive dite – prouver, entre lagestioncurative dite mentation conduite,quiviseà: vers lesacteurs régionaux.C’estl’objet del’expéri- d’une capitalisationetd’un deconnaissances transfert enPMElesupport lité àfaire desesinterventions tion publique»(L (2), estunacteurreconnu «del’espace socialdel’ac- ment, l’ARACT, quiestmembre duréseauANACT aider lesPMEàconduire leursprojets dechange- Calais (1).Structure paritaire crééeen1990pour etconduite parl’ARACTinitiée, portée Nord-Pas-de- une rupture, cetteactionexpérimentaleaétéconçue, Entreprise Intitulée AME(pourAnticipation d’une Mutation en présentée ici. de l’action publiqueques’inscrit l’action collective aux documentsduprojet. auxacteursou (3) Lestermesoulespropos enitaliquessontempruntés l’Emploi etdelaSolidarité, etregroupant 25antennes régionales. (ANACT), établissementpubliccrééen1973etrattachéauministère de (2) Agencenationalepourl’amélioration desconditionsdetravail de-Calais, leFonds Social Européen etl’ANACT. (ARACT), financéeparlaDIRECCTE,leConseilrégionalNord-Pas- (1) AssociationRégionalepourl’Amélioration desConditionsde Travail politique ». « Objet dedécisionslégislatives récurrentes, laquestiondel’anticipation desmutationséconomiquesfigure toujoursàl’agen manuscrit Documenti d’amore ) etayantpourcibledesPMEconfrontées à Personnification de la Prudencia (prudence, Prudencia Personnification de la prévoyance, ASCOUMES à froid, lafaisabilitéd’une troi- (1309-1313) de Francesco (1264-1348), daBarberino Bibliotheca Apostolica au Vatican. , L E G ALÈS , 2007)habi- à chaud tran- et la collective » (A de lamanière dontellemobiliseun«espaced’action elle sedéploie)enrendant comptedesafabricationet mentale (jugéeinnovante danslecontexterégionaloù sepropose derelaterCet article cetteactionexpéri- du dispositifàd’autres acteurs. capitalisation envuedelamodélisationetdutransfert propice à laproduction deconnaissancesetàleur – favoriser ainsiunapprentissage collectifquisoit velles) ; desolutionsnou- et salariésdanslaconstruction visantàassocierdirigeants,managers les interventions économiques) etceluidesentreprises (oùsedéroulent territoire (associantacteursinstitutionnelset d’une dynamiquecollective, à deuxniveaux, celuidu – assurer ledéploiementd’un réseaud’acteurs et tiques publiques,problématisent des énoncésdont hender lamanière dontceux-cis’approprient despoli- mutations économiques)nousontpermisd’appré- publique etdeschargésdemissionàl’anticipation des nantes duprojet (desacteursrégionauxdel’action formalisés dedeuxheures pre- menésavec lesparties ont étécollectivement formulés. Vingt-cinq entretiens réflexive desacteursetoùlesapprentissages réalisés PME, aucoursdesquelss’est expriméel’activité desconsultantsen jalonné etrestitué lesinterventions à latotalitédesréunionsetséminaires quiont ans).Nous avons assistéen tantqu’observateur tion (2 tion jusqu’à sonévaluation, enpassantparsaréalisa- nale surunepériodedequatre ans,depuissaconcep- Nous avons suivicetteactiondemanière longitudi- GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 prévision) regardantdu tirée l’univers. Illustration GGERI et al., 2005). da

Photo © DE AGOSTINI-LEEMAGE

9 ANNE DIETRICH 8-18 Dietrich_Dietrich 05/12/13 13:14 Page10

l’évidence et la nécessité sont communément admises ment de son financement : « c’est un séminaire d’ap- et explorent, au travers de l’expérimentation, l’énigme prentissage collectif et de transfert en même temps, c’est de la PME (nous n’avons pas eu accès aux PME clair » (porteur du projet). concernées, pour des raisons de confidentialité). Pluriannuelle (2006-2009), l’action collective s’inscrit donc dans la durée selon un cahier des charges rigou- reusement préétabli et un calendrier prédéfini. Elle PRÉSENTATION DE L’ACTION COLLECTIVE cible un échantillon de douze PME prêtes à accepter l’aide d’un consultant pour identifier les conditions

RÉALITÉS MÉCONNUES de faisabilité de l’anticipation à tiède. Elle mobilise Avant de présenter le dispositif, il nous faut revenir deux cabinets de conseil en sus de trois chargés de sur le cheminement du projet et sur son émergence en mission de l’ARACT pour conduire les interventions tant que cadre d’expérimentation. Il se construit dans servant de support à l’analyse de l’action. Pluri- la réponse de l’ARACT à un appel à projets du minis- acteurs, elle prend forme dans un dispositif très struc- tère de l’Industrie, de la Recherche et de turé qui : l’Environnement sur le thème du capital humain. – cible des acteurs du territoire : partenaires institu- Non retenu par ce ministère, le projet de l’ARACT tionnels financeurs ou non (services déconcentrés de intéresse néanmoins la DRIRE (Direction régionale l’État dont la direction départementale du Travail, de l’Industrie, de la Recherche et de Région), acteurs économiques du territoire (trois l’Environnement), qui propose de monter une action Chambres de Commerce et d’Industrie (5), trois collective. Son parcours est dès lors celui de tout pro- Comités de Bassin d’Emploi (6)), des organisations jet : trouver des financeurs, répondre à un cahier des patronales (CGPME), professionnelles (UIMM, UIT charges et trouver un porteur. La correspondante de (7), Forthac (OPCA du textile), Association régionale l’ARACT à la DIRECCTE (4) est enthousiasmée par de l’Industrie Automobile), un syndicat de salariés cette action : « C’était vraiment bienvenu, nous, on est (CFDT), des acteurs du conseil et de la formation et presque un peu irrités que ce ne soit pas nous qui… des chercheurs (observateur, évaluateur) ; l’ayons lancée ! »), mais ce n’est pas le cas de son cor- – leur assigne des rôles : « détection des PME par les têtes respondant à la direction de l’Action économique du de réseau, suivi/régulation par le comité d’orientation, Conseil régional qui, nouvellement missionné sur capitalisation et publication, évaluation et retour d’expé- l’anticipation des mutations économiques, décline rience, transfert » (document préparatoire, 2007) ; l’offre de portage, mais suit assidûment l’action. – séquence minutieusement les phases du projet et les L’ARACT propose d’être le porteur, mais elle doit opérations : détection, formulation de la demande, pour cela vaincre au préalable la réticence du prési- acceptation par le dirigeant, diagnostic et proposition dent de son conseil d’administration. Une fois cette d’action, intervention ; réticence levée, l’action anticipation des mutations en – organise le chaînage des opérations et des acteurs au PME prend corps. travers de passages de relais : • entre les différents acteurs du dispositif dans un pre- Cadre et architecture du dispositif mier temps : le détecteur rencontre le dirigeant pour l’offre d’intervention ; les détecteur/dirigeant/porteur La plaquette de communication présente l’action de projet analysent la demande ; puis les comme « un dispositif d’appui aux acteurs de l’entreprise détecteur/dirigeant/porteur de projet/consultant for- pour l’anticipation des mutations ». Il s’agit de prévenir mulent la proposition d’intervention ; le consultant une difficulté, d’accompagner une innovation modifiant travaille avec le dirigeant ; les compétences, de faire face à un changement imposé • entre les acteurs de l’entreprise, dans un second temps, par l’environnement externe (donneurs d’ordres, afin de créer un collectif interne : dirigeant/représen- clients modifiant leurs commandes, changement tants du personnel, dirigeant/managers/salariés ; réglementaire, remise en cause d’un produit ou d’un • entre le dirigeant et des ressources externes (finan- procédé de fabrication, etc.), dont l’échéance probable ceurs, experts). est à 18 mois-deux ans, échéance qui induit l’hypo- Expérimentale, l’action organise l’apprentissage dans thèse d’une action à tiède. Cet appui gratuit à la PME des formes de regroupement-type : des séminaires se traduit par une offre de conseil permettant d’équiper regroupant tous les partenaires, comités d’orientation, le dirigeant au même titre que les salariés, et par une groupes de pilotage et réunions des consultants au offre d’accompagnement sur la période de transition visant à agir conjointement sur la stratégie, l’organisa- (5) Lille, Douai et Armentières/Hazebrouck, toutes trois réunies dans tion et les compétences. La dimension expérimentale une même entité, la CCI Grand Lille. du projet est clairement affichée et constitue un argu- (6) Béthune, Roubaix et Tourcoing/vallée de la Lys ; ces deux derniers s’arrêtent dès la première réunion. (4) Directrice régionale déléguée, responsable du pôle Accompagnement des mutations et des mobilités professionnelles. (7) Union des Industries textiles (UIT).

10 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 8-18 Dietrich_Dietrich 05/12/13 13:14 Page11

cours desquels les interventions en entreprise se la demande ( Détection : premiers enseignements, doc. racontent, se commentent, s’analysent avec la partici- réunion, 24 mai 2007), suivie d’étapes de qualification pation assidue et indéfectible des partenaires institu- de la situation de mutation et d’étude de la pertinence tionnels. Documents de travail, typologies, comptes d’un accompagnement, le dirigeant décide d’intégrer rendus et synthèses formalisés par le porteur de projet ou non le dispositif. ponctuent l’avancement du projet et de l’analyse. Des Pour construire ce collectif, le porteur de projet mobi- supports de communication (carnets de bord, lise sa connaissance de la cartographie des acteurs du ANNE DIETRICH Intranets dédiés, plaquettes, publications du réseau territoire et réactive un « espace d’action collective » régional, publications du réseau national, vidéos, (AGGERI et al., 2005) préexistant, dans lequel la plu- tables rondes et conférences) diffusent l’information part des acteurs sollicités se connaissent pour avoir et assurent la publicité de l’action. Un rapport d’éva- travaillé ensemble ou avoir évolué professionnelle- luation à destination des financeurs est prévu pour ment au sein des différentes structures représentées. Il leur permetttre de déterminer l’intérêt de financer la y a dans ce collectif une imbrication de relations pro- duplication de cette action à la demande de la fessionnelles et interpersonnelles qui est propice au CGPME et du Forthac. dialogue et à la confiance, voire à l’acceptation d’un Les PME de l’échantillon sont indépendantes, relative- leadership admis. À ce niveau, l’action collective appa- ment anciennes (créées dans les années 1970-1980) ou raît comme « à la fois le produit de pratiques établies très anciennes (1895, 1929, 1950), familiales (7 sur 12) de longue date et le champ d’exercice de ces pra- ou coopératives (2 d’entre elles). Leurs effectifs oscillent tiques » (ibid.). entre 13 et 200 salariés. Elles relèvent de secteurs en Sa position « d’appui aux services publics, de formateur, crise (confection, imprimerie) et sont confrontées à une de conseiller auprès des têtes de réseaux et des consultants » menace (congélation des poissons sur bateaux pour la (porteur de projet) confère à l’ARACT un droit à l’ex- PME de conditionnement de produits frais, change- périmentation et une légitimité à produire, diffuser et ment de norme pour la PME fabriquant des embal- transférer des connaissances. « L’action a une valeur lages, changement de marché pour celle de mainte- démonstrative : elle cherche à montrer, entre autres, que la nance électrique). Certaines dépendent fortement d’un réponse à la mutation et à ses conséquences peut faire l’ob- client, d’autres ont un enjeu de transmission ou de jet d’un projet multi-acteurs incluant le dialogue social sur reprise (4), d’autres encore ont d’importants problèmes le fond, et pas seulement sur des points de procédure » (syn- de trésorerie, avec des pertes financières récurrentes. thèse n°1, janvier 2007) ; « cela nous situe bien toujours Presque toutes ont déjà supprimé des emplois et cer- sur “qu’est-ce que c’est découvrir un objet” » (porteur de taines sont impliquées dans des litiges devant les projet) ; « Notre légitimité n’existe que dans ce transfert de prud’hommes. Certaines travaillent à l’international. compétences aux acteurs publics puisque du temps nous est donné, financé par les pouvoirs publics pour aller en entre- Un espace d’action collective prise, produire de la connaissance et transférer des actions que nous n’avons pas vocation à reconduire » (directeur, À l’origine du projet, il y a une volonté explicite de en ouverture d’une réunion élargie aux consultants). Ce construire un collectif, une chaîne d’acteurs, et pour son rôle d’intermédiation « entre des acteurs de mondes diffé- porteur, d’en assurer le rôle de traducteur. Ces termes rents » est souligné lors d’un conseil d’orientation qui empruntés à la sociologie de la traduction (CALLON, reconnaît à l’ARACT une compétence indéniable « à LATOUR, 1991) scandent les propos du concepteur- faire travailler ensemble de multiples partenaires qui ne le porteur de projet. Le dispositif peut être qualifié d’ac- font pas d’eux-mêmes naturellement, sans empiéter sur les teur-réseau (LATOUR, 2006) du fait qu’il organise un compétences respectives des institutions mobilisées » (repré- processus permanent de regroupement et d’extension à sentant DIRECCTE, 2008). L’action s’inscrit donc de nouvelles entités dans lequel chaque participant est bien dans un système prédéfini de relations entre traité comme un médiateur qui transforme et étend acteurs, qu’elle conforte. l’action. Prônant une logique de co-construction de l’action, le porteur de projet va chercher les acteurs du Un dispositif d’intéressement territoire « là où ils se trouvent et agissent » pour les enrô- ler dans une dynamique de détection des PME, puis de Une trentaine d’acteurs de l’action publique sont pré- duplication de l’action, afin d’en faire les porteurs de sents lors du lancement de l’action, témoignant de nouvelles dynamiques collectives permettant de mail- l’intérêt qu’elle suscite. ler le territoire. Ils sont à leur tour chargés d’enrôler les Une première raison de sa capacité à intéresser tient à PME, celles-ci n’intégrant pas « spontanément » le dis- sa problématique. L’anticipation des mutations écono- positif. CCI, UIT, Forthac, CGPME, DDTEFP et miques est au cœur des préoccupations des institutions Agefos mobilisent leur réseau, leurs adhérents et leur régionales, de leurs politiques et de leurs programmes connaissance des PME pour alimenter le dispositif d’action visant à repenser les termes du développement d’action. Après une première étape d’analyse de l’offre économique et à réorganiser des territoires dans les- et de la demande, durant laquelle la proposition révèle quels l’emploi a pendant longtemps été assuré par de

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 11 8-18 Dietrich_Dietrich 05/12/13 13:14 Page12

grandes entreprises industrielles (une seule entreprise aux entreprises n’entrant dans aucun des dispositifs mis pouvant occuper la majorité des actifs de tout un bas- en place régionalement » (Secrétaire Générale). L’action sin d’emploi). Durement frappée par la désindustriali- réactive ainsi une réflexion non seulement sur la ques- sation, la région est stigmatisée par « cent cinquante tion des cibles et des coûts de l’intervention publique, années de développement non durable » (TOGNOLA, mais aussi sur celle des catégorisations inhérentes aux 2007), une concentration élevée de friches indus- programmes de l’action publique. trielles (PECQUEUR, 2000), des restructurations ayant eu un triste retentissement médiatique, des taux de

RÉALITÉS MÉCONNUES chômage supérieurs à la moyenne nationale et des UN ESPACE D’APPRENTISSAGE niveaux de qualification faibles. Dans ce contexte, le ET DE PROBLÉMATISATION développement et l’accompagnement des PME consti- tuent un enjeu politique pour relancer une dynamique territoriale qui soit propice à l’attractivité de la région. AME est le fruit d’un travail de conception et de En témoignent ces propos du correspondant ARACT conceptualisation qui traduit une « théorie de l’action » au Conseil régional : « J’ai choisi de venir en NPDC (LATOUR, 2006) et une philosophie de l’intervention parce que ce qui me plaisait, c’était le discours qui mettait faisant du porteur de projet un « entrepreneur de cause » la PME au cœur du développement économique… [fai- (LASCOUMES, LE GALÈS, 2007) et de son dispositif une sant d’elle] le rouage essentiel de l’économie locale ». proposition dont la validité doit être éprouvée. « Le dis- Une deuxième raison de l’intérêt de l’action aux yeux positif est d’abord un pari. Il correspond à une conjec- des partenaires institutionnels réside dans l’opportu- ture à propos du phénomène étudié. Les différentes pos- nité qu’offre le dispositif de rassembler les acteurs de sibilités de caractériser, d’observer ou de mesurer qu’il l’action économique et les acteurs de l’emploi dans agence traduisent les termes de cette conjecture. une même réflexion sur les spécificités de la PME et L’agencement sera démembré si les résultats de l’expé- de mettre en synergie des actions souvent éparpillées rience ne vérifient pas le pari » (STENGERS, BENSAUDE- et redondantes : « On est dans une logique de dispositif, VINCENT, 2003). Une fois sa pertinence reconnue, « il “un dispositif, une circulaire” : c’est ça, en fait… Il fau- peut être décrit comme une sorte de “prototype” mani- drait quand même que l’on soit en capacité de réfléchir à pulable par des non-spécialistes » (ibid.) et il peut donc des projets… plus globalement : c’est une logique d’action être dupliqué. Tel est l’objectif de l’action collective. qu’il faut et, ça (AME), c’est nouveau. L’ARACT a eu cette idée géniale de faire émerger ce type de projet, [elle] Une théorie de l’action a osé intervenir à un moment où personne n’intervient parce que personne ne sait [comment s’y prendre], sachant Trois principes permettent de caractériser cette théo- que ce serait très difficile d’avoir des entreprises qui rie de l’action. acceptent de mettre sur la table cette question de la diffi- Le premier principe est le fait d’enraciner la connais- culté de la rupture » (directrice régionale déléguée sance dans l’action (CARLILE, 2002). AME est le fruit DIRECCTE). La logique comptable des dispositifs de de l’analyse réflexive d’une action conduite dans une l’action publique conduit en effet celle-ci à spécifier PME textile confrontée à l’ouverture du marché textile des critères d’éligibilité (8) qui excluent certaines (fin de l’Accord de l’OMC, en 2005). Soucieux de entreprises, amplifiant leur incompréhension à l’égard sécuriser l’emploi des 25 salariés de la confection de l’action publique et démultipliant des dispositifs (20 ans d’ancienneté en moyenne) et peinant à les concurrents. « Les politiques publiques (étant) des convaincre de la fermeture inéluctable de l’atelier, en choix de clientèles et de victimes » (LASCOUMES, LE dépit du fait que l’entreprise se porte bien, le dirigeant GALÈS, 2007), elles rendent inévitable l’accroissement fait appel à un tiers pour aider les salariés à retrouver un des dépenses publiques, les acteurs intéressés se sou- emploi, deux ans avant la date fatidique. Car « se met- ciant de diversifier et d’accroître ces dispositifs. Cet tre autour d’une table avec les partenaires sociaux quand accroissement des coûts et des dispositifs explique les ça va [même si] tout le monde sait que ça ne durera pas, réticences du correspondant au Conseil régional : ce n’est pas facile (9) » (dirigeant). Devenue l’emblème AME n’aurait pas dû intégrer les PME où se pose un d’une « organisation anticipante » (BAUMARD, 1996), problème de transmission, le Conseil régional finan- cette PME est la preuve de la faisabilité d’une action çant déjà un dispositif sur ce thème. Or, pour la multi-acteurs articulant annonce anticipée de la CGPME, AME tire précisément sa justification de ce restructuration et sécurisation des parcours profession- qu’elle privilégie une cible « oubliée » de l’action nels. Trois autres interventions (dans la métallurgie, la publique régionale en « permettant d’offrir une aide sidérurgie et la logistique) confortent la faisabilité d’une action préventive et concertée quand les diri- geants ont la volonté stratégique d’anticiper les risques (8) Vivement critiqués par la CGPME : pour entrer dans un dispositif de GPEC, « l’entreprise ne doit pas avoir [procédé à] des licenciement dans les douze derniers mois ; or, c’est peut-être elle qui a justement besoin d’un (9) Voir LENAIN (M.C.), « Réagir quand tout va bien », Travail et accompagnement et on ne peut pas y répondre » (Secrétaire Générale). Changement, Réseau ANACT, n°311, 2006.

12 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 8-18 Dietrich_Dietrich05/12/1313:14Page13 mutation unerupture (L représentations et/oudecroyances partagées dans l’espace public, qu’elles formentunsystèmede leçons retirées del’expérience) silargementdiffusées rents (recherche d’experts, académique,rapports ensemble depropositions émanantd’espaces diffé- tableau 1ci-dessous):ellesédimenteeneffetun – a)elleoffre uncondensédesignifications(voir le dans leralliementdesacteurs,pourdeuxraisons: ment. Cettenotiond’ à tièdejoueunrôledéterminant de licenciementetlalogiquecurative dureclasse- proactive duchangement etleàchaud troisième voie entre le Il s’agit d’une hypothèseheuristiqueproposant une là qu’on acommencéàdire “àtiède” phie surcequ’était l’anticipation delamutation,etc’est lyse decesactions,uncadre conceptuel,« Le deuxièmeprincipeestdeproposer, del’ana- àpartir riés etsous-traitantsàsereconvertir. annoncéed’unou àlaperte gros client,etd’aider sala- d’emploisde pertes liésàl’arrêt programmé d’activités Tableau Lesl’action. 1. éléments de d’une théorie ticipation etdemutationentenantcomptelatem- – b)ellepermetdetraduire enacteslesnotionsd’an- continue ; PME engagéesdansunprocessus d’amélioration – du binôme gestion à chaud/à froid chaud/à à gestion binôme du – pation ; passées – impliquer l’ensemble des acteurs des l’ensemble impliquer – ANACT réseau le dans formalisée et l’antici- d’instrumenter permet et notions d’expériences retirées leçons des partir à – projet du cadre partagées convictions de – passer par l’analyse du travail du l’analyse par passer – éprouvée d’intervention ingénierie projet, autres deux les dynamique en met » tiède : élaborés mob connus et littérature la de issues départ de thèses Des convictions et des valeurs : valeurs des et convictions Des de gestion : méthodologiques cadres Des à « notion la : éprouver à Hypothèse heuristique visée à conceptuels cadres Des concepts des et théoriques références Des d’hypo- composé commun, référentiel Un ASCOUMES ilisés au sein du réseau dans le dans réseau du sein au ilisés , L E Objets G ALÈS à froid excluant del’échantillon les , 2007).L’à tièdefaitdela assimilé àuneconduite (porteur deprojet). (porteur des procédures à destypesd’intervention etàdesproblématiques(doc.deSéminaire). tiède – Typologie en 3 temps 3 en Typologie – proactive, mais déterminée par une menace » et assimilée à une rupture. une à assimilée et » menace une par déterminée mais proactive, salariés, l’émergencedenouvelles identitésprofessionnelles(CR1 – permettrelavalorisation etlaréappropriationdescompétencesparles ment, organisationdutravail, compétences) ; – faireundiagnosticdesmodesdefonctionnementlaPME (manage- Passer parl’analysedutravail pour: Importance delaverbalisation : – favoriser ledialoguesocialauseindelaPME. (menace surl’emploi), – reformulerlesproblèmes: – mettreenréseauetoutillerlesacteurs, : »médiateur/traducteur pour Nécessité d’un«tiers Nécessité d’identifierdessignauxfaiblespourcaractériser lamutation – Formulation delamutation – Traduction, enrôlement(C de signesavant-coureurs -àdétecter(B – Desmutationspeuvent êtreanticipées,carellesfontl’objetd’annonces, interventions antérieures,définiecommeune« 4 – Restructurations (B – Employabilité, équipement,marchés transitionnels (G – il reste du temps pour agir : au moins 18 mois. 18 moins au : agir pour temps du reste il – – L’accompagnement desPMEestunenécessité(institutionslocales). – Faire faceauxmutationsestuneaffairecollective (IRES). – – la situation financière est tendue, mais pas détériorée, pas mais tendue, est financière situation la – nion collective). une philoso- une ou plusieurs activités : des emplois sont menacés, sont emplois des : activités plusieurs ou une (doc. deSéminaire): cohérence globaledutravail decadrage: contenus decettethéoriel’action, maisaussidela tableau ci-dessousrend comptedel’hétérogénéité des cialiste (S manipulableparunnon-spé- devient uninstrument industriel l’épreuve, pourpasserd’un faire collectifdel’ARACT, maiselledoitêtre miseà La méthodologieproposée s’enracine danslesavoir- formalisées. méthodologies etdesinstrumentations tion Gazier (2005)doivent devenir des«repères pourl’ac- les salariés.Cesrecommandations à empruntées est nécessaire d’équiper possible demettre enœuvre des : l’ARACT traduisant laphilosophied’interventionde contingence. Ceshypothèsessontautantdepostulats convient doncdeprendre lapleinemesure desa isolées, laconnaissancereste située(C ratoire. étantissuesd’actions Leshypothèsesdedépart tage réalisépourtestersavalidité etsoncaractère opé- Le troisième principeestdemettre àl’épreuve lemon- des clients. au regard deleurcarnetcommandesetdesdiktats poralité dePMEconfrontées àunevisibilitéréduite GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 EAUJOLIN » (intervenant ARACT)etêtre réinvestie» (intervenant dansdes « àchaud, àfroid,tiède »(doc.réunion ALLON TENGERS prerd rjt,celuioùledispositif deprojet), (porteur dire ce que personne ne veut dire ou entendre ou dire veut ne personne que ce dire -B Exemples cités la mutationestuneaffaire collective ELLET à tiède à mettre des mots sur le non-dit. le sur mots des mettre , L ). ATOUR , B , unecatégoriequefontémerger UFFARD ENSAUDE ). le dirigeantaumêmetitre que , T stade artisanal àunstade stade artisanal OGNOLA intervention préventive et préventive intervention -V transitions INCENT AZIER ). ARLILE ). , 2003).Le réussies ;il , 2002),il ) référée re , ilest réu- à

13 ANNE DIETRICH 8-18 Dietrich_Dietrich 05/12/13 13:14 Page14

La mise à l’épreuve du dispositif Un bilan (Comité pilotage, 10/2007) caractérise alors toutes les PME d’après les critères suivants : Un certain nombre d’imprévus mettent le dispositif à marché/carnet de commandes, finances, emploi, l’épreuve. Réunir douze PME prend plus de temps que direction/gouvernance, organisation/compétences, prévu et la détection se révèle ardue malgré le nombre relations sociales. Il fait apparaître, selon les cas, une d’acteurs sollicités. Pour nombre d’entre eux, le postu- situation économique dégradée, des ressources finan- lat d’une proximité des PME avec leur territoire se cières et cognitives insuffisantes, un collectif défail- révèle erroné. Ceux qui ont cette proximité avec leurs lant, l’absence de vision face à la mutation du secteur

RÉALITÉS MÉCONNUES adhérents soulignent que se mêler des difficultés d’une d’activité considéré, parfois un projet, mais des diffi- entreprise reste une gageure quand son dirigeant n’est cultés pour le mettre en œuvre, parfois une stratégie pas demandeur (CGPME, Forthac). Les PME enrô- affirmée, mais « peu viable », ou encore un manque lées n’ont jamais fait appel à un consultant et répu- d’outils de gestion et de management. gnent à parler de ce qui se passe en interne, et ce d’au- Un constat émerge et se confirme : les PME enrôlées ne tant plus que la situation se dégrade et que les urgences correspondent pas aux entreprises ayant servi de modèle à régler s’accumulent : « Comment aller dire à un diri- à l’expérimentation. Loin d’être anticipatrices, ces PME geant qu’il va dans le mur ? » (CCI). « Faire venir une sont en difficulté « du fait même de leur retard d’antici- entreprise dans le cadre d’un dispositif de GPEC est plus pation. Les problèmes de non qualité, de retard dans les facile que dans le cadre d’une mutation » (CGPME) : la délais révèlent un fonctionnement à l’abandon, signe que question de la stratégie s’y pose moins. le dirigeant n’a pas pu ou su remettre en cause son modèle Le démarrage des interventions est un peu chaotique. économique, tandis que la situation de transmission/reprise Trois entreprises n’intègrent pas l’action : l’une n’a pas est un accélérateur de la révélation du problème » qui per- de projet, les deux autres refusent toute aide. Quatre met de prendre la mesure du retard accumulé par l’en- abandonnent. L’analyse collective de ces abandons treprise (CR réunion du 23 avril 2008). À ce stade, favorise l’identification de critères d’évaluation de la AME réactive une controverse régionale sur la détermi- mutation à tiède. nation des PME auxquelles il faut consacrer l’argent Le premier retrait enregistré est celui d’une entreprise de public ou, dit autrement, sur la pertinence d’aider des fabrication de batteries industrielles (450 salariés) entreprises dites condamnées. confrontée à un enjeu de réimplantation dans le cadre Un outil de diagnostic et de critérisation des PME d’un déménagement pour cause de pollution urbaine : construit de manière inductive et exploratoire par le l’engagement du directeur de site est annulé par la direc- directeur régional des Études économiques et territo- tion du groupe, le pouvoir de décision du dirigeant riales de la CRCI à partir d’un échantillon de PME devient un critère essentiel de l’entrée dans le dispositif. implantées sur un territoire donné permet d’identifier Le deuxième retrait est celui d’une PME de confec- le business model des PME, d’apprécier leur potentiel tion (façonnier, 17 salariés) : à deux ans de son départ de croissance et d’emploi pour un territoire donné et à la retraite, le dirigeant veut assurer la reprise de l’en- d’anticiper leurs besoins en compétences. Alors très en treprise après l’annonce de la reconduction d’un vogue, cet outil propose une typologie des PME en contrat d’un an par son client. Il ferme quand ce der- sept configurations. nier exige une réduction des coûts de 50 %. La situa- Parmi ces sept configurations, deux nous intéressent tion est déjà trop à chaud : l’incertitude du marché et plus particulièrement : les PME dites « chefs d’ate- la dépendance mono-client deviennent des signaux de lier » dotées d’un réel savoir-faire sur lequel elles se situation à risque. sont construites, mais qui aujourd’hui pâtissent d’une Deux autres PME abandonnent en cours de route, en absence de stratégie, et les « PME en danger », appe- raison de la maladie du dirigeant. Témoignant de la lées à disparaître faute de ressources internes, de pers- vulnérabilité de la PME en l’absence de relai au diri- pectives de développement ou de marché. Mieux geant, elles posent la question des ressources internes. vaut, par conséquent, accompagner leurs salariés que Celles-ci constituent un indice de la capacité de la d’aider ces entreprises à survivre. À la demande de la PME à faire face à la mutation. DRIRE, un entretien entre la CRCI, le porteur de Ces trois critères, incertitudes, dépendances, ressources projet et l’évaluateur de l’action confirme que sept des (BEAUJOLIN-BELLET, 2009) constituent le support PME relèvent de cette catégorie. Le dispositif est-il d’une grille de positionnement des PME permettant pertinent ? Les débats sont vifs, mais les financeurs d’évaluer leur degré d’exposition aux risques et de justifient la légitimité de l’expérimentation par le fait mesurer leur capacité à y faire face à l’issue de l’inter- qu’ils méconnaissent ces PME tant qu’elles ne relèvent vention (10). pas du curatif (DDTE). Or, certaines de ces PME peuvent rebondir : l’objectif est alors, pour le porteur de projet, de prouver qu’utilement aidées les PME (10) C’est l’objet du Rapport d’évaluation aux financeurs, qui caractérise peuvent surmonter leurs difficultés. C’est ainsi qu’une les PME sur plus de 50 critères : BEAUJOLIN-BELLET (R.), L’action collective AME dans les PME menée par l’ARACT NPDC, Reims nouvelle hypothèse est formulée, celle de la plasticité Management School, 2009. de la PME.

14 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 8-18 Dietrich_Dietrich05/12/1313:14Page15 Tableau Imprévus 2. etépreuves. maintenance sursitesnucléaires quivalorise leurs niers estsauvéparledéveloppement d’une activitéde mutations deleursecteur:l’emploi, menacé,debobi- où elless’y croyaient contraintesettiréprofit des retraite depersonnes-ressources, renoncé àlicencierlà en réussi desembauchespourpallierlesdéparts développé lemanagementetl’autonomie dessalariés, nisation, conduitouredéfini unprojet d’entreprise, D’autres ontfaitdeschoixstratégiqueset/oud’orga- prévu unretour àl’équilibre financierpourfin2009. eta ciale, réorganisésagestion,diminuésespertes SCOP deplasturgiearelancé sonactivitécommer- « financièresPME ayantdespertes récurrentes sont desindicateursmontrent eneffetquedes tervention, ment cettecapacitéderetournement. Àl’issue del’in- (dirigeants).Des résultatsconfir- » des morts-vivants culte unecatégorisationstatique«quinousprend pour cent suruneapproche dynamiquedelaPMEqu’oc- partagé niser rapidement d’un etprofondément àpartir cadre La tation. de l’action autitre delaprolongation del’expérimen- remise enprojet desPME tation conduite:satisfactiondesdirigeantsenquêtés, état derésultatsconcluantàlaréussitel’expérimen- ces questionsrécurrentes. d’évaluation Lerapport fait naires decapitalisationdesexpériencesrépondentà duconsultant?Lessémi- advient-il, aprèsledépart de sasituationparlaPMEendifficulté?Qu’en Comment s’assurer delacapacitéd’un retournement ? rir àunconsultantgénéraliste,ouexpert Où doit-onplacerlecurseurdu La plasticitédelaPMEenquestion LA CAPITALISATION DESEXPÉRIENCES 3 2 1 attendait condamnées ? condamnées l’on que celles ces PME sont-elles PME ces pas sont ne PME les pas de soi de pas la détection ne va ne détection la sorties durouge »:enl’espacesorties dedix-huitmois,une e e re épreuve : épreuve : épreuve plasticité épreuve : épreuve (porteur deprojet, 2013).Cetermemetl’ac-(porteur de laPMEdésignesacapacitéàseréorga- – Unsignalfort: Les PMEsonttoutesenretardd’anticipation. – Sentimentd’ingérencechez les surtout ensituationdégradée. – CultedusecretetméfiancedirigeantdelaPME, pagnement etPMEestloind’êtrefondée. – L’hypothèse delaproximitéentreacteursl’accom- la Formulation d’unenouvelle hypothèse àéprouver : monter leursdifficultés. – Formuler lescaractéristiques delaPMEendifficulté. dirigeant. – Unproblème:défaillanceounondel’engagementdu condamne àcourttermesurunmarché concurrentiel. plasticité et conditionsdeduplication à tiède?Faut-il recou- des PMEfaitqu’aidées,ellespeuvent sur- la dépendance mono-client dépendance la Imprévus détecteurs. tion dansuneentreprise »,ARACT NPDCn°32, juillet2008. (11) CitéedansImpact, de l’autruche »(consultant)faceaucumuldespro- fonctions etelleatendanceàadopter«unepolitique lesespaces-temps articuler gie/finance, commercial etproduction, ellepeineà déficit decompétencessurlestrois fonctionsstraté- sources et dedirection. Quand laPMEcumuleun de boisqui,elle,abandonnefauteprojet, deres- comme laPMEfamilialedetraitementpanneaux de charges;elleincarnaitlacatégorie«chefd’atelier », ferme en2011malgréunrétablissementdesonplan « Notre Lipànous»(La Voix duNord, 08/2011) Mais lasituationreste fragile:laSCOPdeplasturgie, extérieure d’évaluation). (rapport point, lesdirigeantsontappréciéd’avoir uneaide à prédire etpeutexigerundiagnosticaffiné.Sur ce leurs, sonpotentielderetournement peutêtre difficile vision dudétecteuretlaréalitédel’entreprise. Par ail- de conjoncture entre etilpeutyavoir unécart la est restauré. LaPMEestsensibleauxretournements produits frais repart aussitôtetsonéquilibre financier bateaux, l’activité d’une PMEdeconditionnement ment chutéàlasuitedesurgélationdupoissonsur mesurer l’impact delamutation:aprèsavoir brutale- (11). Par contre, ilpeutêtre difficile,pourlaPME,de comme unecharge,onl’a misenressources la contrainte etcequel’on enopportunité considérait ble pourcontinueravec toutl’effectif… :onatransformé Aujourd’hui, ilexisteunesolutionéconomiquement via- qu’il fallaitsupprimerlamoitiédesemplois… économiquement,onpouvait direlages, «audépart, compétences. Dans laPMEdefabricationd’embal- aggravent lasituation.Néanmoins,PMEd’enno- cesfonctions que connaissentlesPMEpourpourvoir qu’elles rencontrent. Lesdifficultésderecrutement tant, trésorerie dégradée,litigesauxprudhommes) blèmes (redressement d’un fiscal,perte clientimpor- GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 les – – pour co-construiredessolutions. et delacapacitéàrecombinercelles-ci – Tout dépenddesressources internes sable. démarche estuneconditionindispen- sources internes,elle estdéjà forte, dépendanceforteetpeuderes- – QuandlaPMEréunitincertitude disent tropsollicitées. doit êtrerationalisée :lesPMEse – L’offre deconseilestpléthoriqueet être construite; – Laproximiténeva pasdesoietdoit « Gérer lesdifficultésprovoquée parunemuta- L’engagement dudirigeantdansla propres àchacunedeces Leçons (dirigeante) à chaud ; chaud à

15 ANNE DIETRICH 8-18 Dietrich_Dietrich 05/12/13 13:14 Page16

blissement textile prête à fermer (sans projet straté- Si les dirigeants ont tous le souci de l’emploi et du gique, sans commercial et sans management, mais où devenir de leurs salariés (argument déterminant de le patron inventeur invétéré pallie le manque d’auto- leur entrée dans la démarche), ils témoignent quasi- nomie de ses salariés) rebondit grâce au retour du fils, ment tous d’une véritable méconnaissance et d’une qui commercialise au Qatar les produits innovants du sous-utilisation des ressources de leur personnel : pas père. de gestion des compétences, peu de communication, Un débat, animé, sur les indicateurs financiers méconnaissance par les salariés de la situation écono- conclut que les seules données comptables ne suffisent mique de l’entreprise, même s’ils perçoivent des signes

RÉALITÉS MÉCONNUES pas pour détecter la situation de mutation, et les diri- de difficultés et côtoient quotidiennement le diri- geants, à l’issue de l’intervention, relativisent l’impor- geant, climat social dégradé. En cause, l’absence tance des ressources financières dans leur rebond, criante de management au profit d’une culture pater- qu’ils croyaient pourtant primordiales. La diversité naliste souvent déresponsabilisante. Il arrive que le des cas traités a permis d’explorer les caractéristiques projet humaniste l’emporte sur l’économique : « Je ne de la mutation à tiède, l’objectif de l’action. C’est le peux pas licencier des salariés qui m’ont fait gagner de cumul des facteurs (concurrence accrue, forte dépen- l’argent » (dirigeant d’une PME dont l’activité de dance client, manque de ressources internes) qui crée confection a été délocalisée en Chine). Celui-ci s’obs- la situation de mutation. Plus l’écart entre les risques tine à maintenir dans le Nord une activité à perte d’exposition (incertitude, dépendances) et les res- (200 salariés). Sortie du rouge, elle ferme en 2010, sources est fort, « plus l’entreprise est menacée [faute incarnant la « PME en danger » qui aurait déjà dû fer- de] disposer des ressources pour faire face aux mer (directeur UIT). De même, le savoir-faire ne suf- menaces » ; « plus cet écart est important, plus forte fit pas à relancer une PME (panneaux de bois) qui a est la probabilité que la temporalité de la mutation vécu dans l’ignorance du marché et de la concurrence au soit courte ou que la situation soit à chaud » nom d’une fidélité désuète à son client en faillite. Il y (BEAUJOLIN-BELLET, 2009). La PME subit d’autant a bien, aux yeux des consultants, un modèle d’entre- plus fortement de nouveaux aléas qu’elle est en déficit prise issu des années 1970 qui apparaît dépassé : la de ressources (financières, organisationnelles, mana- PME « ne peut plus faire l’économie du management » gériales, de compétences) (document l’anticipation à (consultant). tiède, 04/2008). C’est donc la capacité de l’entreprise à recombiner ses ressources qui fait bouger le curseur Une posture d’intervention entre l’à-chaud et l’à-tiède. Les intervenants ont défini une posture d’intervention. Une recombinaison des ressources Accompagner une PME en mutation suppose l’adop- tion d’une démarche « sur mesure » et non pas la C’est à ce niveau que l’accompagnement se révèle le mobilisation de solutions toutes faites mal perçues par plus profitable. Les consultants s’accordent à définir les dirigeants. Elle requiert un intervenant généraliste, l’intervention comme une « recombinaison globale des certes expérimenté, et non une succession d’experts, ressources » articulant stratégie/organisation/compé- comme le proposait le correspondant au Conseil tences, même si les modalités concrètes de cette régional. Les consultants qualifient cette posture de recombinaison ont varié d’une entreprise à une autre maïeutique visant à remettre l’entreprise en projet et à la et d’un consultant à l’autre. Cela signifie qu’il faut fia- guider vers la réalisation : « l’œil extérieur a mis un biliser l’organisation, pallier des déficits techniques, squelette, il nous a aidés à trouver par où commencer. remédier à la vétusté des installations et des équipe- Plutôt que de nous apporter le poisson, le consultant nous ments (déménagement/investissement/réimplanta- a appris à pêcher… Aucune solution n’a été plaquée… » tion, à la coopérative du lin), améliorer les conditions (dirigeante d’une PME de fabrication d’emballages). de travail (pénibilité et absentéisme), repenser les La situation de reprise facilite cette maïeutique, car métiers, développer la polyvalence et l’autonomie des elle permet de dire des problèmes dont le dirigeant n’a salariés (dans toutes les PME), restaurer un collectif pas la responsabilité. Une telle posture impose une de travail et instaurer un collectif de soutien au diri- condition : l’engagement du dirigeant dans la geant dont la solitude, même quand il appartient à démarche. des réseaux professionnels, est apparue comme une Mais cela n’a pas toujours été le cas. Si l’étalement de fragilité endogène. La reconstruction des équipes s’est l’action dans le temps a favorisé la maturation d’un faite autour de la création d’outils de gestion destinés projet et la mise en œuvre de changements organisa- à suivre et à mesurer l’activité, de procédures d’orga- tionnels, il a aussi facilité l’esquive : refus de dirigeants nisation permettant à chacun de retrouver une place de voir ou d’entendre, entraves à l’action du consul- au sein du collectif et de contribuer à la définition tant. Aussi la duplication du projet comporte-t-elle d’un intérêt commun. Cet équipement gestionnaire et deux conditions : une participation financière et un cognitif permet de pallier un déficit de ressources una- arrêt de l’intervention en cas de dérobade du diri- nimement constaté. geant. Pour autant, cette posture reste difficile,

16 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 8-18 Dietrich_Dietrich05/12/1313:14Page17 (1867-1939) pour « (1867-1939) « Voyage pour Lilliput » à de LemeulGulliver,prennent mesures les chirurgi mobilisation desolutionstoutesfaitesmalperçuesparlesdirigeants ». « Accompagner unePMEen mutationsupposel’adoption d’une démarche “sur mesure” etnonpasla Swift (1721). in Lesvoyages deGulliver GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 en de marine », illustration d’Arthur Rackham d’Arthur illustration », en de marine (Gulliver’s Jonathan travels) de « Les tailleurs de Lilliput tailleurs Les «

Photo © DE AGOSTINI-LEEMAGE

17 ANNE DIETRICH 8-18 Dietrich_Dietrich05/12/1313:14Page18

18 RÉALITÉS MÉCONNUES GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 crise amisàl’épreuve lesactions dupliquéesetledis- compagnement desPME?Rienn’est moinssûr. La changé lesreprésentations etlesconditionsdel’ac- mentation trèssuiviesurleplaninstitutionnela-t-elle qu’advient-il desapprentissages réalisés?Cette expéri- changé defonctionaucours,ouàl’issue duprojet : s’étiolerses participants etnombre d’acteurs ont deprojet ?Satenu sansleporteur longueduréeavu tion publiquequeleurfragilité.L’action aurait-elle autant l’importance desréseauxd’acteurs dansl’ac- faisant un«acteur-réseau».Cetteapproche montre retracé la«théorie»quisous-tendledispositifen activer un espaced’action collective, nousavons pour problématiser lamutation delaconnaissance enactions’accordentdes experts qui neva pas desoi!Afinrestituer lamanière dont dans letravail collectifd’analyse dessituations,voilà paroles, saisir aufildesdébatscequimarque lepas tions dansdesPMEauxquelles onn’accède qu’en suivant pas àpaslerécitenchevêtrédeleursinterven- propre dechacunsesacteursen durée aurythme Rendre compted’une actioncollective delongue «vogue institutionnelle».Leconsultanty une certaine jeunes peuqualifiés.Ceprojet confère audirigeant vité etdefavoriser l’insertion professionnelle de liques pourl’automobile) afindediversifier sonacti- riés) crééparledirigeantd’une PME(piècesmétal- l’atelier defabrication detablesping-pong(7sala- n’ait paslesressources desonprojet :c’est lecasde juin2008).Il arrive aussiquel’entreprise réunion 2 per unemutation,c’est problématique (consultants, c’est unemauvaise stratégie » «On n’a pasledroit dedire : (cité parleconsultant). tionné surmastratégie, O.K.,maisjen’en bougepas…» ». terme le convainc que l’annonce anticipée duretrait desonprincipalclient lui ramènedesclientsetaccroît sonchiffre d’affaires ; ciels degestionintégrés:lafaillitesesconcurrents tant sonmétierdufaitdéveloppement deprogi- de l’imprimeur qui refuse devoir lamutationaffec- semble peuviableauxyeux duconsultant.C’estlecas lorsque ledirigeantnedémord pasd’une stratégiequi CONCLUSION se rattrapantsurunevente endirect danssonhangar. Le dirigeantdécidedevendre, àsonclient,en àperte, faire »nilescoûts,malgrélaréductiondeseseffectifs. produit dont il« des piedsexigéparleclient.Celui-ciluiimposeun faire pourrépondre auchangementdansl’assemblage pérenne, carl’atelier manquedeméthodeetsavoir- voit une«stratégie decoup» Mais ildécide«d’être : ledernier ne maîtrisenileconceptlafaçonde « l’imprimerie àlong va àsaperte . Mais s’agissant d’antici- opportuniste etpeu opportuniste à tiède en PMEet ça m’a ques- L publique, P gie, B ments », Préfecture deRégion-DRIRE,pp. 15-51,2007. Enjeux pourl’industrie duNord-Pas-de-Calais, aujourd’hui demodèleàcenouveau projet. d’AME ayantréussi leurtransitionservent compétences. Il n’en demeure pasmoinsquelesPME impose unegestionterritorialedesemploiset met enévidenceleslimitesterritorialesdel’action et GPEC territoriale« pourPMEencroissance »,qui positif n’est paspérennisé. Un autre luisuccède:la L sitions », restructurations :vers unegestioncollective destran- C tion.pdf http://www.annales.org/gazette/memoire-restructura- G pp. 442-455,2002. Development”, Objects inNewBoundaries: Boundary Product T pour commenceràpenserlessciences,Paris, Seuil, 2003. A sociaux »,Encyclopédie desressources humaines, (A.), A B R tion augmentée,2000. B School, d’évaluationCalais »,Rapport dans lesPMEmenéeparl’ARACT Nord-Pas-de- C dans unmondeincertain, B rations :incantationouvrai remède ?, C fait, BIBLIOGRAPHIE B 1996. S Documentation Française, 2007. surl’obligation triennaledenégocier Rapport A 2005. TENGERS ECQUEUR ATOUR ASCOUMES ERRY UFFARD EAUJOLIN AUMARD RUGGEMAN LLOUCHE UBERT GGERI OUILLEAUT OGNOLA ARLILE ALLON ALLON AZIER Éditions La Découverte, 2006. Éditions LaDécouverte, Paris, 1991. LaDécouverte, Organiser ledéveloppement durable, M.), ÉcoledesminesdeParis, 2005. juin, 2009. (F.), P (B.), «Marchés transitionnels dutravail et (J.P.) &B (B.), (P. R.),“A Pragmatic View ofKnowledge and (M.) &L Droit Social, (M.), L Revue del’IRES, n°47,pp. 301-317,2005. (L.) & T Paris, A.Colin,2007. (P.), -B (I.) &B (J.), «L’Industrie(J.), régionaleen2007», (B.), (J.) (coord), 3 (J.) (P.) &L ELLET (H.), Changer desociété-Refaire delasociolo- EZET (F.), «Restructurations etlicencie- Prospective àl’usage desmanagers,Litec, Organization Science,vol. 13,n°4, Le développement local,Syros, 2 ASCOUMES ATOUR OGNOLA EAUJOLIN Anticiper lesmutations. etconcerter ENSAUDE (E.), A (R.), «L’action collective AME E n°9/10, pp. 852-858,2004. G ALÈS Paris, Seuil, 2001. e (B.), BRASSART édition, Vuibert,2012. (J.), (J.), -B (P.) &B -V (P.), Sociologiedel’action ELLET La sciencetellequ’elle se INCENT , Reims Management Anticiper lesrestructu- (C.) &A ARTHE (R.), «Lesplans (B.), Mémoire (dir. (Y.), 100 mots n Vuibert, CQUIER e , La Agir édi- 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page19

LA CRÉATION D’UNE FILIÈRE AUTOMOBILE RÉGIONALE EN QUESTIONS : DYNAMIQUES INSTITUTIONNELLES DANS LE GRAND EST AUTOMOBILE RÉALITÉS MÉCONNUES FRANÇAIS Quelles modalités d’échanges interentreprises pour les filières régionales des industries automobiles dites traditionnelles ? La genèse du paradigme japonais (et américain) du juste-à-temps, depuis la fin des années 1980, couplée à un basculement de la géopolitique mondiale de l’automobile entre les années 1990 et 2010, ont précipité un ensemble de questions quant à l’efficience pro- ductive et à la compétitivité des industries automobiles traditionnelles. Ces questions concernent, au premier chef, la nature des échanges interentreprises, comme l’illustrent les voies suivies actuellement par la filière automobile en Alsace Franche-Comté, qui feront l’objet de cet article. L’action étatique et les initiatives locales (que nous examinerons et que nous confronterons aux pra- tiques en œuvre sur ce territoire particulier) mettent en évidence différentes trajectoires institutionnelles envisageables entre la promotion d’une filière dite d’excellence et les modes de transaction hérités d’institutions passées.

Par Stéphane HEIM*

* Docteur en sociologie, ingénieur de recherche contractuel, GERPISA, ENS Cachan. Courriel : [email protected]

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 19 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page20

Enfin, en comparant entre elles quelques études de cas INTRODUCTION représentatives de la manière dont l’échange se décline dans cette industrie, nous confronterons les nouvelles Au milieu des années 2000, l’idée de créer une filière pistes explorées et développées aujourd’hui aux modes automobile française, le « site France », a fait son d’échange traditionnels pour mettre à jour les dyna- apparition de diverses manières parmi les priorités de miques en cours. la restructuration de l’industrie automobile française. Sous des aspects a priori très élémentaires quant à la

RÉALITÉS MÉCONNUES forme et au contenu d’une telle filière, cette théma- LA CONSOLIDATION D’UNE FILIÈRE tique soulève toutefois des questions bien plus com- AUTOMOBILE : ENJEUX ORGANISATIONNELS plexes qu’il n’y paraît. Le principal enjeu sous-jacent ET TENSIONS INSTITUTIONNELLES est posé par les modalités d’application et de déploie- ment d’institutions privilégiant l’excellence en vue de la compétitivité du site France. La filière dite d’excel- Dans une perspective classique d’opposition entre le lence est présentée comme la consolidation de marché et l’organisation, l’arbitrage effectué entre ces quelques fournisseurs dont le rôle accru peut modifier deux modes de transaction s’explique de trois de manière substantielle les équilibres relationnels manières : par la comparaison des coûts engagés par tout en développant des outils homogènes servant de ces deux modalités telle qu’elle est systématisée par supports aux transactions. En somme, cela signifie l’économie des coûts de transaction, par le gain avéré que l’on bâtit une filière autour de quelques acteurs ou non de la répétition des échanges dans une optique clés jouissant de rentes monopolistiques tout en privi- classique de la théorie des jeux, enfin, par la réputa- légiant l’homogénéisation des dispositifs facilitant les tion des acteurs de l’échange qui est au fondement de transactions interentreprises. la confiance interpersonnelle. Ces trois grilles de lec- Néanmoins, le développement d’une telle filière se ture relèvent d’une approche par l’efficience écono- traduit par des tensions fortes qui affectent les organi- mique, le choix rationnel et le risque calculé. Elles ont sations « classiques » de la production et les modalités en commun le postulat selon lequel il existe une de l’échange interentreprises. La gestion d’une chaîne opposition entre l’organisation et le marché, qui sont de sous-traitance, qu’elle soit ou non régionale, exige présentés comme deux modalités antagonistes de le maintien d’équilibres entre les parties prenantes. l’échange. Déclinées aux transactions interentreprises, D’une part, les constructeurs, s’appuyant sur diffé- elles expliquent le choix effectué entre des échanges rents registres de coordination de l’activité (NEUVILLE, denses et durables, d’un côté, et des échanges mar- 1997), expriment un besoin de fiabilité des approvi- chands et impersonnels, de l’autre. Toutefois, les sionnements, que la pratique de mise en concurrence incertitudes portant sur le partenaire, sur l’environne- des fournisseurs permet de garantir dans une certaine ment institutionnel et sur le produit participent de la mesure. D’autre part, les fournisseurs sont bien sou- formation des échanges interentreprises en modifiant vent en quête d’assurances (qu’elles soient relation- profondément les comportements des acteurs impli- nelles, techniques et/ou commerciales) de la part du qués. D’une part, les constructeurs d’automobiles client. L’équilibre relationnel dépend alors grande- déploient des dispositifs pour réduire l’« incertitude ment des arbitrages effectués entre différentes modali- fondamentale », qui orientent la nature et la forme de tés d’échange héritées du passé. La question qui l’échange (mêlant de diverses manières les registres du demeure ouverte est celle de savoir comment l’on peut marché et de l’organisation). D’autre part, pour bâtir envisager de donner forme à des institutions et à des ces dispositifs, les organisations (ici, les constructeurs pratiques favorisant l’excellence industrielle sans que et les fournisseurs) s’appuient sur le déploiement celles-ci entrent en contradiction avec les modalités d’institutions spécifiques (contrats, conventions tech- habituelles de l’échange. Comment les pouvoirs niques, etc.), auxquelles ils prennent part de diverses publics, les constructeurs et les fournisseurs peuvent- manières. ils donner corps à une filière dite d’excellence ? Il convient alors de porter son regard sur la manière En nous appuyant sur l’examen des dispositifs en dont ces arbitrages prennent la forme de pratiques œuvre dans la consolidation de la filière équipemen- instituées. tière du Grand Est français, nous proposerons ici des Tout d’abord, l’espace de l’échange est configuré (il est pistes de réflexion dont l’objectif est de comprendre élaboré et mis en œuvre) par quelques acteurs, princi- non pas les institutions déjà formées, mais leur élabo- palement les organisations dont font partie les entre- ration, leurs difficultés et leurs potentialités. Pour ce prises. L’échange peut être défini au plus près des faire, nous définirons dans un premier temps les acteurs qui y prennent part comme un arrangement enjeux, en termes théoriques, de l’échange et des de règles, de contrats et de critères d’évaluation, qui modalités de production de l’accord au sein de sont autant de supports à la nécessaire connaissance chaînes de sous-traitance, pour ensuite exposer les du produit et du contractant. De même qu’un principales caractéristiques de cette filière régionale. consommateur s’en remet à des formes variées de

20 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page21

jugement pour opérer des choix entre différents biens sièges sociaux) et dans des environnements institu- et services singuliers (films, musique classique), les tionnels distincts. acteurs d’une chaîne de sous-traitance s’appuient sur Les scènes de l’échange ne sont donc pas neutres, mais différents modes d’évaluation du partenaire et du pro- orientées par des « dispositifs de jugement » élaborés duit (classements, contrats, réputation, audits) pour par les constructeurs et les fournisseurs, et par leur engager une transaction. propre connaissance orientée (donc incomplète et « Le jugement est donc l’acte synthétique par lequel bâtie sur des points de vue particuliers) du produit, du STÉPHANE HEIM des critères hétérogènes, des pondérations variables, contractant et du marché. La fabrique des modalités des notations diverses et des confiances inégales, ainsi de transaction en amont de l’échange engendre, au- que le cadrage de la réalité qui en résulte, sont mobi- delà des enjeux organisationnels que nous avons poin- lisés pour une évaluation unitaire » (KARPIK, 2009, tés plus haut, des tensions institutionnelles. Ces der- p. 183). nières s’expliquent par le décalage qui peut exister Dans cette perspective, les constructeurs élaborent en entre, d’une part, les pratiques instituées et héritées du amont de la situation d’échange différents dispositifs passé et, d’autre part, les nouvelles orientations mises de réduction de l’incertitude, tels que les systèmes en œuvre à un moment donné. Les institutions « sont d’information, de passation des commandes, de livrai- des produits du processus écoulé, adaptés aux condi- son ou les spécifications techniques. A priori, ils tions passées » (VEBLEN, 1970, p. 126), elles sont détiennent un pouvoir d’orientation et de déploie- donc en évolution et en adaptation constantes par ment de mesures plus étendu que celui de leurs four- rapport à leur milieu. L’introduction de nouvelles nisseurs. La nature du pouvoir de valorisation des pro- règles, de nouveaux outils d’évaluation des produits et duits et de fixation des prix se fonde dès lors sur la dis- des entreprises peut entrer en contradiction avec les position des constructeurs à orienter et à cadrer pratiques héritées du passé. À cela s’ajoute le fait que l’échange sur la base d’une « évaluation unitaire ». De l’adéquation de nouvelles institutions à leur milieu la sorte, l’enjeu, pour les organisations, est leur capa- dépend des acteurs impliqués ou non dans l’élabora- cité, compte tenu de l’environnement institutionnel, tion et l’application de ces outils. Les entreprises du à créer des modalités d’échange qui vont accroître leur secteur de l’automobile participent d’une manière ou efficience économique et diminuer les incertitudes d’une autre, en fonction de leur rang dans la chaîne de diverses. Cet enjeu se traduit par la recherche de com- sous-traitance, à la dynamique des « matrices institu- promis entre gouvernances d’entreprise de firmes tionnelles », si l’on conçoit ces dernières comme le dont les activités se déploient sur des échelles diffé- résultat des interactions entre organisations et institu- rentes (principalement entre sites de production et tions (NORTH, 1994). De différentes manières, les

Figure 1 : Les fournisseurs automobiles d’Alsace Franche-Comté. (sources : PVF & CCI Alsace Franche-Comté)

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 21 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page22

échanges interentreprises sont le résultat de dyna- l’échange interentreprises déplace le regard d’une lec- miques institutionnelles qui peuvent perturber (ou ture en termes d’efficience économique et de rationa- non) les équilibres tant passés que présents. lité maximisatrice, vers une lecture en termes de dis- En cela, les relations interentreprises dans une chaîne sociation ou d’association de registres de coordination de sous-traitance doivent être mises en rapport avec la des activités concrètes d’une filière. Dès lors, l’échange manière dont sont conçues et mises en œuvre les et la détermination de la qualité et du prix des pro- scènes de l’échange, avec « leurs conditions de produc- duits sont non pas le fait simplement d’un choix entre tion et leurs modalités de fonctionnement » deux modes de transaction, mais le résultat d’arbi-

RÉALITÉS MÉCONNUES (DUBUISSON-QUELLIER, NEUVILLE, 2003, p. 215). De trages opérés entre différents registres de transaction ce point de vue, les échanges au sein des filières auto- inscrits dans des dynamiques institutionnelles spéci- mobiles apparaissent d’abord comme des arrange- fiques. ments locaux et évolutifs avec pour objet les règles de l’échange, règles dont les degrés d’uniformité, de conformité et d’adéquation aux pratiques en vigueur LE GRAND EST AUTOMOBILE FRANÇAIS : varient de manière substantielle. Les arrangements QUELLE ÉCHELLE ? prennent la forme de pratiques instituées ayant trait, par exemple, à la qualité, aux prix, aux délais de livrai- son ou aux temps de réalisation des pièces. Toute la Même s’il est difficile aujourd’hui de dégager une problématique réside dans la capacité des organisa- réelle identité géographique et territoriale du Grand tions à prendre part à la mise en œuvre de ces arran- Est français (ROLLAND-MAY, 2004), lorsque l’on gements. Ce cadre analytique de la construction de observe l’industrie automobile de cette région, il est

Carte 1 : Le Grand Est automobile.

22 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page23

nécessaire de dépasser les frontières nationales. En cir- sons une lecture et une analyse des filières automo- conscrivant l’industrie régionale aux filières de la biles régionales autour du concept de Grand Est auto- Lorraine, de l’Alsace, de la Franche-Comté et du nord mobile, qui embrasse également les capacités produc- de la région Rhône-Alpes, une certaine cohérence se tives du Sud-Ouest de l’Allemagne (voir la Carte 1 de dégage, mais on occulte par là-même les régions alle- la page précédente et le Tableau 1 ci-dessous). mandes frontalières de la Sarre, de la Rhénanie- Palatinat, du Bade-Wurtemberg, de la Hesse et (dans Une géographie de la production automobile STÉPHANE HEIM une moindre mesure) de la Bavière. Pourtant, en rai- contrastée son des échanges entretenus avec les quatre grands constructeurs spécialistes allemands (Daimler, BMW, Ainsi, le Grand Est automobile apparaît comme un Audi et Porsche), il convient de situer les filières régio- territoire productif majeur en Europe présentant dif- nales françaises limitrophes dans cet environnement férentes facettes et étant assez contrasté. En 2011, physique, historique, organisationnel et marchand 2,2 millions de véhicules, qui couvrent une grande plus large. C’est la raison pour laquelle nous propo- partie de la segmentation automobile (voir le

Constructeur Lieu Date création Prod/an Nb employés Segments (modèles)

M2, H2 (A4, A&S6, A&S8, Quattro RS6, Audi Neckarsulm 1969 278 096 13 704 R8)

Untertürkheim Forges, fonderie, moteurs, transmission, Daimler 1904 18 146 (Stuttgart) axes

Sindelfingen M2, H1, H2 Daimler 1915 398 646 28 804 (Stuttgart) (Classes S, E, C, CL, CLS, et Maybach)

Daimler Rastatt 1992 252 316 5 741 M1 (Classes A & B)

Daimler Gaggenau 6 400 Moteurs, engrenages

M1, M1+, crossover compact Ford Saarlouis 1970 425000* 6 500 (Focus, C-Max, Kuga)

Stuttgart- Véhicules luxe/sport Porsche 1938 (1950) 33 000 4 800 Zuffenhausen (911 & Boxster, moteurs)

TOTAL M1, M1+, M2, H1, H2, 8 sites 1904-1992 1.38 Mio 84 095 Allemagne**** crossover compact, véhicules sport

Daimler (Smart) Hambach 1998 139962* 824 B0 (Smart Fortwo)

PSA Sochaux 1912 290000* 12 500** M1, M1+(308, 3008, 5008)

PSA Mulhouse 1962 281 170 9 400*** B2, M1 (206+, 308, C4)

PSA 1969 1.3Mio* 2 000 Boîtes de vitesse mécaniques

PSA Trémery 1979 1.1Mio 3 769 Moteurs essence & diesel

PSA Vesoul 4 200 Logistique pièces de rechange

Renault (SOVAB) Batilly 1980 99 069* 2 411 VUL (Master)

TOTAL 7 sites 1912-1998 810 201 35 104 B0, B2, M1, M1+, VUL France***** TOTAL Grand Est B0, B2, M1, M1+, M2, H1, H2, automobile 14 1904-1998 2.2 Mio 119 199 crossover compact, véhicules sport, VUL ****** Tableau 1. Les constructeurs et leurs sites de production dans le Grand Est Sources : données constructeurs pour 2011 * chiffres de 2008 ** Mécanique : 750 employés *** Mécanique et bruts : 2 350 employés **** Total sites assemblage allemands : 5 sites, 59 549 employés ***** Total sites assemblage français : 4 sites, 22 035 employés ****** Total sites assemblage Grand Est automobile : 9 sites, 84 684 employés

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 23 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page24

Tableau 1), ont été produits dans neuf usines d’assem- Ce contraste trouve son origine dans la structuration blage de constructeurs allemands, américains et fran- de trois grands pôles, le premier en Lorraine et dans la çais (1), dans sept usines ou ateliers de mécanique Sarre, au Nord, le deuxième autour de Stuttgart, à brut et dans des centres de logistique des construc- l’Est, et le dernier dans la région du Rhin-Sud, autour teurs considérés. Parmi les 120 000 employés de ces des usines de PSA à Mulhouse et à Sochaux (voir la usines, plus de 80 000 œuvrent à l’assemblage des Carte 1). Une distinction très nette en termes de seg- véhicules (2). Historiquement, trois constructeurs ont ments automobiles apparaît entre les pôles du Rhin- façonné ce territoire (Daimler, Porsche et PSA) par Sud et de Stuttgart, les deux sites du Rhin-Sud de PSA e

RÉALITÉS MÉCONNUES leurs usines datant de la première moitié du XX siè- étant dédiés à des véhicules de moyenne gamme cle. Une deuxième vague de développement (entre les (l’usine de Renault en Lorraine produit des véhicules années 1960 et 1980) se traduit non seulement par utilitaires légers), alors qu’à Stuttgart (et dans une l’expansion de la sphère d’influence de PSA, mais éga- moindre mesure à Saarlouis), la production est orien- lement par l’apparition de nouveaux acteurs (Renault, tée vers le haut de la segmentation automobile. Cela Ford et GM). Les deux dernières usines à avoir été se traduit concrètement par des exigences fort diffé- construites, dans les années 1990, sont celles de rentes en termes de spécifications techniques, de ges- Daimler, dans le Bade-Wurtemberg et en Moselle, et tion de la qualité, d’organisation productive des elles correspondent au développement de l’offre par chaînes d’assemblage et de contenus locaux. Qui plus des constructeurs spécialistes de véhicules de gammes est, à ce contraste en termes de spécialisation produc- inférieures. tive s’ajoute une deuxième distinction entre le Rhin- Sud et la région de Stuttgart qui concerne, quant à elle, le déplacement (ou non) des divisions straté- (1) Sans compter Audi Neckarsulm, située au nord du Bade- giques des entreprises. Daimler, Porsche et l’équipe- Wurtemberg, et les usines de BMW, en Bavière. mentier Bosch concentrent dans la région de Stuttgart (2) L’assemblage automobile et la production de moteurs et d’organes leurs grands organes stratégiques, ce qui n’est plus mécaniques ont également un impact considérable sur les filières régio- nales en termes de chiffres d’affaires, et d’effets indirect et induits sur les vraiment le cas pour PSA en ce qui concerne le Rhin- bassins d’emploi régionaux. Sud. Photo © Eric Tschaen/REA Photo © Eric « Les deux dernières usines automobiles à avoir été construites, dans les années 1990, sont celles de Daimler, dans le Bade-Wurtemberg et en Moselle, et elles correspondent au développement de l’offre par des constructeurs spécialistes de véhicules de gammes inférieures ». Usine du groupe Daimler produisant des Smart, à Hambach (Moselle), décembre 2012.

24 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page25

La filière équipementière du Rhin-Sud : et Oyonnax travaillant dans le surmoulage, la frappe entre diversité et excellence et la découpe de pièces de précision) (5). Un dernier aspect à souligner est la présence dans la région de La filière d’Alsace Franche-Comté qui nous intéresse grands groupes étrangers aussi bien pour le rang 1 que ici se caractérise également par une importante indus- pour les rangs inférieurs, ce qui a un impact considé- trie équipementière, qui jouit de cette position géo- rable sur la constitution d’une filière régionale. graphique préférentielle, mais qui est également très Raymond Woessner (2004) relève que, depuis une STÉPHANE HEIM contrastée. S’il est difficile de délimiter les frontières vingtaine d’années, la transition du modèle fordiste de d’une filière automobile en raison des nombreuses la grande usine vers une nouvelle forme d’organisa- branches qu’elle mobilise en dehors de la branche tion réticulaire articulant de nombreux acteurs suit automobile comme la définit l’INSEE (3), on peut son cours. Parmi les trois scénarios industriels envisa- estimer qu’en Alsace Franche-Comté la filière auto- geables pour la région Rhin-Sud – un espace néofor- mobile régionale compte pour près de 11 % des diste, un district industriel et un système local d’inno- emplois de la filière automobile française, et la filière vation –, il tend à affirmer que la voie du système pro- équipementière régionale pour 25 % de l’emploi total ductif localisé semble être la plus plausible, tout en généré par la filière équipementière française (4). En tenant compte du rôle prépondérant de PSA dans la termes de chiffre d’affaires, il est plus délicat d’opérer formation d’un district de fournisseurs (6). Cela est des comparaisons nationales et régionales. En effet, il plus particulièrement vrai lorsque l’on prend en consi- n’est pas rare que la part du chiffre d’affaires réalisée dération non pas les politiques de sites, mais les poli- dans l’automobile ne soit pas communiquée, ou, tout tiques de constructeurs. simplement, que les dirigeants n’en aient pas connais- sance. Quoi qu’il en soit, la filière régionale est dans le peloton de tête des régions de l’automobile, avec l’Île- QUELLE FILIÈRE POUR L’INDUSTRIE de-France, Rhône-Alpes et le Nord-Pas-de-Calais. Elle AUTOMOBILE D’ALSACE FRANCHE-COMTÉ ? se caractérise par une forte concentration d’équipe- mentiers (des fournisseurs de rang 1 qui proposent des systèmes complets, et non des pièces) autour des En 2008 et 2009, les pouvoirs publics ont consenti usines de Sochaux et de Mulhouse, la présence de des efforts financiers conséquents en vue d’assurer la quelques grands équipementiers dans le nord de pérennité du « site France ». On recensera le déploie- l’Alsace (qui s’explique par la proximité de Stuttgart) ment de trois grands dispositifs : la Plateforme de la et autour de Besançon (en raison de la proximité de Filière Automobile (en 2009) visant à structurer la l’industrie horlogère du Jura suisse, qui est également filière automobile autour des constructeurs et des à l’origine du nombre élevé de PME entre Besançon principaux équipementiers, le Fonds Stratégique d’Investissement (en 2008) pour répondre aux besoins en fonds propres des entreprises (dont les (3) Comme le soulignent à juste titre les auteurs de l’étude sur les PME capitaux s’élevaient à 19 milliards d’euros fin 2011) et et les ETI de la filière automobile en 2010 (OSEO, 2011), le concept de le Fonds de modernisation des Équipementiers auto- filière automobile recoupe différentes industries, secteurs et branches. À titre d’exemple, en 2010, sur près de 49 milliards d’euros courants mobiles (en 2009) pour l’accompagnement financier d’achats générés par la branche automobile française, seuls 19 % ont été de la filière équipementière (FMEA Rang 1 : montant réalisés dans la branche proprement dite. Les achats effectués au bénéfice initial de 600 millions d’euros, détenu à parité par d’autres branches concernent, à hauteur de 60 %, les industries des biens intermédiaires (secteur de la métallurgie et de la transformation des PSA, Renault et le FSI ; FMEA Rang 2 : 50 millions métaux, 18,7 % ; secteur de la chimie, du caoutchouc et de la plasturgie, d’euros détenus par cinq équipementiers, le FSI et les 12,5 %), celles des biens d’équipement (fabrication de machines et d’équipements autres, 10,7 % ; fabrication de produits informatiques, acteurs du FMEA Rang 1). En parallèle, l’association électroniques et optiques, 4 % ; fabrication d’équipements électriques, PerfoEST (une association régionale de l’industrie 3,9 %) et de services (principalement les activités de recherche-dévelop- pement scientifique, dont la part dans les achats totaux est passée de automobile – ARIA – créée en 1997 par une vingtaine 4,1 % en 2000 à 8,8 % en 2010) (CCFA, 2012, p. 52). de fournisseurs de la région Alsace Franche-Comté et par PSA) vise à améliorer la performance industrielle (4) Sources : Comité français des constructeurs d’automobiles (CCFA), Centres de formation d’apprentis (CFA), Fédérations des industries des des fournisseurs locaux. Depuis sa création, PSA met équipements pour véhicules (FIEV), Pôle Emploi, PerfoEST. Selon la CCFA (CCFA, 2012, pp. 72-73), en 2011, l’industrie automobile au sens strict (à l’exclusion des activités liées à l’usage de l’automobile et du transport, soit 2,3 millions d’emplois au total) a généré 604 000 emplois et un chiffre d’affaires de 83 milliards d’euros (58 % de ce chiffre d’af- (5) Behr, Boysen, Delphi, Fuji Autotech, INA, Johnson Controls, faires sont réalisés à l’export). La FIEV estime à 247 000 emplois les Mahle, Mark IV, Siemens, Timken, TRW Carr, Visteon, Wagon effectifs des fournisseurs automobiles (regroupés au sein du Comité de Automotive (l’usine de Wagon Automotive à Fontaine (Territoire de Liaison des Industries Fournisseurs de l’Automobile, CLIFA) pour un Belfort) a été rachetée par le groupe SNOP en juillet 2009, suite au chiffre d’affaires de 49,6 milliards d’euros en 2011 (315 000 personnes redressement judiciaire de Wagon Automotive France, qui est intervenu employées et 52 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2007) (CCFA, en décembre 2008). 2012, p. 53). On recense plus de 85 000 emplois qui relèveraient de la filière automobile répartis sur 831 sites (correspondant à 673 établisse- (6) Ce scénario peut être perturbé par « le poids des héritages, le profil et ments industriels), dont plus de la moitié sont de très petites et petites la culture des entreprises, ou encore le jeu des acteurs fondé sur la hiérar- entreprises (PerfoEST). chie autoritaire et la suspicion réciproque » (WOESSNER, 2004, p. 269).

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 25 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page26

à la disposition de l’association deux employés (placés résultat de dispositifs impersonnels, variables et mul- en détachement) pour effectuer cette mission qui tiformes. C’est ainsi que le gérant d’une PME d’outil- prend la forme d’aides individuelles accordées à cer- lage de presses nous a fait part de sa surprise lorsque taines entreprises, de séminaires collectifs réunissant pendant toute une journée des émissaires de Toyota des fournisseurs membres de l’association pour favori- en République tchèque ont visité son établissement ser le déploiement à leur niveau des bonnes pratiques pour y procéder à un contrôle approfondi de ses humaines et industrielles et, plus récemment, d’un méthodes de production avant d’envisager la possibi- programme FilAuto 2015, dont l’objectif, qui est en lité de les intégrer au panel de leurs fournisseurs.

RÉALITÉS MÉCONNUES lien étroit avec la plateforme automobile, est de ren- Selon lui, son entreprise n’avait jamais été confrontée forcer la filière équipementière régionale. Cette asso- à pareille situation par le passé. En règle générale, les ciation n’est pas liée de manière officielle au départe- clients n’effectuent pas de visite, mais soumettent ment Achats de PSA et ses actions sont similaires en leurs fournisseurs à des procédures de contrôle por- bien des points à celles initiées chez Toyota dans les tant sur plusieurs indicateurs afin de dresser un classe- années 1960 et 1970 (HEIM, 2013). ment de leurs outilleurs. À l’instar de ce témoignage, Ces deux orientations stratégiques en vue du soutien la crainte d’une trop forte interdépendance caractérise de la filière équipementière française, l’une au plan le comportement d’une grande majorité des fournis- national et l’autre à l’échelle régionale, relèvent de seurs visités, qui privilégient une certaine distance conceptions similaires quant à la voie dans laquelle les négociée par rapport à des relations exclusives et filières automobiles doivent s’engager. Ce sont des approfondies. Ces comportements ont pour corollaire incitations visant à donner corps à des institutions la réduction des obligations réciproques, qui se bor- privilégiant la productivité d’un petit noyau de four- nent souvent à la réalisation des contrats. Les entre- nisseurs, et créant, par là-même, les soubassements prises fixent des niveaux acceptables de satisfaction à d’une organisation monopolistique au détriment partir de divers outils de mesure, le plus souvent des d’une concurrence de nombreuses entreprises sur des registres de jugements impersonnels créés par les segments similaires, une concurrence fréquemment constructeurs. Ce type d’arrangements est également souhaitée et privilégiée par les départements Achats privilégié par PSA, dont la politique d’achats telle des constructeurs. Mais ces politiques peuvent-elles qu’elle est formulée de manière officielle consiste à être aisément déployées ? favoriser la diversification des activités de ses fournis- seurs tout en en limitant le panel. Pas plus d’un tiers Des pratiques historiques instituées autour de leur chiffre d’affaires respectif doit être réalisé avec de la distance négociée PSA. Dans les faits, cette règle du tiers n’est pas appli- quée de manière uniforme et systématique, mais rares Sur la base d’une enquête menée dans le Grand Est sont les fournisseurs dont la proportion de leur chif- entre 2008 et 2011 (7) et portant sur les relations fre d’affaires total réalisée avec PSA dépasse 60 %. interentreprises dans l’industrie automobile, il appa- Ces arrangements prennent également la forme d’outils raît que ces relations se sont complexifiées et densi- de gestion de la fluctuation de l’activité, notamment fiées depuis le début des années 1990 dans cette par le biais de la pratique d’arbitrages incessants entre région (et plus largement en France), suivant les sen- externalisation et internalisation de la production, des tiers de l’externalisation et de la modularisation outils de production et des matières premières. (FRIGANT, LAYAN, 2009). La diversité des activités des Les exemples qui vont suivre mettent en évidence fournisseurs et des constructeurs crée une matrice ins- cette dimension de négociation perpétuelle des équili- titutionnelle dans laquelle les arrangements sont le bres entre les équipementiers et leurs sous-traitants. Pour deux équipementiers, l’un en systèmes de refroi- dissement et de climatisation et l’autre en composants (7) Cette enquête s’inscrit dans le cadre d’une thèse de doctorat « La coopération dans un environnement concurrentiel : Une comparaison en plastique pour différentes fonctions, le dilemme France-Japon », qui a été soutenue publiquement en décembre 2011. Le qui se pose est le choix entre sous-traitance avec allo- corpus d’entreprises dans le Grand Est est composé de 23 fournisseurs. cation de moyens, sous-traitance sans allocation de Seize entreprises sont situées en Alsace Franche-Comté et sept autres dans le Bade-Wurtemberg et la Hesse (Allemagne). En voici la réparti- moyens et internalisation des activités (8). tion en termes d’activité : 6 équipementiers, 5 fournisseurs de rangs Ainsi, l’un d’entre eux a récemment choisi de ne plus inférieurs, 6 fabricants de machines-outils (dont deux entreprises japo- naises et un spécialiste en instruments de métrologie), 4 outilleurs, et les sous-traiter la production d’éléments, la raison invo- deux dernières sociétés correspondent à un grossiste de pièces détachées quée étant le contrôle plus étendu et plus fiable de la et à un fabricant de moteurs diesel pour bateaux. En termes de taille, le véracité des informations transmises par le sous-trai- critère retenu est le nombre d’employés : 7 grandes entreprises comptent plus de 10 000 salariés, 7 entreprises sont de taille intermédiaire (entre tant lorsque les équipements et matières premières ne 100 et 499 employés) et 8 entreprises présentent un effectif de moins de 100 employés. L’enquête a consisté à s’entretenir avec les responsables d’entreprises autour de trois dimensions principales : l’histoire et l’iden- tité productive de l’entreprise, l’acquisition et le partage de savoir-faire (8) La sous-traitance d’injection avec allocation de moyens consiste à technologiques (avec les clients, les concurrents et les fournisseurs) et la acquérir les outils et les matières premières pour les mettre à la disposi- position de l’entreprise dans la chaîne de sous-traitance ainsi que l’inci- tion de sous-traitants qui sont appelés à produire des pièces au moyen de dence de ce positionnement sur les échanges interentreprises. ces équipements et matières premières.

26 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page27

lui sont pas mis à disposition. Le directeur général de tif pour le développement de ces activités, mais bien, l’usine s’en explique de la manière suivante : plutôt, comme une enclave. Ainsi, un ancien diri- « C’est […] parce que l’on a une certaine expérience geant d’un équipementier fournisseur de sièges histo- […]. À un moment, on a donné aussi les matières pre- riquement établi à nous a confié que mières…, on a acheté pour eux les matières premières… lorsque son entreprise a été rachetée par un groupe Après, on a rencontré des difficultés parce que l’on ne étranger dans les années 1990, l’une des premières savait pas très bien ce que, lui, il avait effectivement décisions prises a été de déménager les capacités de STÉPHANE HEIM consommé. En termes de rebuts… : ce n’est pas notre rôle recherche et développement et le siège de l’entreprise de payer le rebut ; c’est eux qui doivent garantir la qua- en Île-de-France. L’enracinement régional était fort à lité. Pour cette raison, on a décidé de faire des composants l’époque où la famille fondatrice dirigeait encore cette qui ont des pièces achetées. […] Mais les pièces achetées entreprise. L’ancien président était attaché à la culture sont une garantie ». techniciste du site strasbourgeois, qui lui a permis de Plus encore, alors même que l’on pourrait penser que développer de nouvelles procédures de production et l’approfondissement des relations crée une zone de de nouveaux produits ayant donné lieu pour certains confiance interpersonnelle plus étendue, cette pra- à d’importantes inventions. tique et cette méfiance permettent de saisir la manière Cette représentation de l’Alsace Franche-Comté dont les acteurs construisent socialement la représen- comme territoire de production, et non pas d’innova- tation du risque. Ces décisions sont bien souvent tion, est le socle de la dissociation que l’on y constate indexées à l’état du marché, voire justifiées par les entre les relations de production et les relations de variations de la demande. Ainsi, selon le responsable développement et de planification. Un responsable de production et d’établissement d’un second équipe- logistique d’un équipementier dont les usines sont mentier de la région, les outils de production et la situées à moins de quinze kilomètres des centres de production sont internalisés (ou externalisés) en fonc- production de PSA témoigne de la scission entre les tion de l’oscillation du marché des produits et des canaux de gestion de l’activité quotidienne et les matières premières. Depuis la baisse des commandes canaux stratégiques de prise de décision. Les échanges constatée lors du premier semestre 2009, cette entre- concernant la conception et le développement des prise a choisi de reprendre à son compte certaines pro- pièces et de l’outil productif empruntent d’autres che- ductions et certains des équipements confiés jusque-là mins, à savoir les responsables des achats et les divi- à des fournisseurs locaux. sions de développement de l’entreprise et de PSA Ces quelques illustrations de modes de transaction situés en Île-de-France. Les équipes en place dans les mettent en évidence le fait que la constitution d’une usines de cet équipementier n’ont pas de liens directs filière d’excellence consiste à modifier, dans le cas avec leurs interlocuteurs des sites de PSA en vue de la présent, de nombreux arrangements passés autour conception et du développement des pièces et des d’une certaine distance négociée. Qui plus est, un outils, de la spécification technique des pièces, ou ensemble d’outils sont destinés à rendre les entreprises encore de la gestion de la qualité. Les équipes projet et les produits commensurables. Mais ces outils sont sont établies en Île-de-France et toutes ces questions construits à partir d’un principe d’uniformité peu sta- sont traitées en région parisienne entre le fournisseur ble. Modifier profondément ces contraintes de sentier et le constructeur, alors même que l’activité de pro- entraînerait une évolution significative des équilibres duction est, quant à elle, circonscrite à un périmètre organisationnels. de 15 kilomètres entre le site de l’équipementier et les usines PSA. Au niveau local, le rôle du directeur logis- Des échanges dilués dans les enjeux locaux tique est d’assurer le bon fonctionnement du système et/ou organisationnels au quotidien, mais il est peu associé aux projets de développement. Ces deux cas illustrent le double La perspective de construire une filière régionale d’ex- mouvement qui consiste, d’une part, à accroître les cellence se heurte également à une dissociation spa- liens de production pour faciliter les flux de marchan- tiale et organisationnelle des activités « régaliennes » dises, et, d’autre part, à concentrer les activités dites de celles de production. On peut sans trop de peine stratégiques dans d’autres territoires, ce qui modifie aboutir à la conclusion que la capacité des construc- substantiellement la matrice institutionnelle de la teurs à intégrer leurs fournisseurs dans l’arène des filière automobile dans le Grand Est. décisions stratégiques dès les premières étapes de la Les enjeux organisationnels et institutionnels que conception d’un véhicule est un pré-requis de la sous-tend une réorientation de la filière régionale vers construction d’une filière régionale d’excellence. Or, une filière d’excellence sont donc nombreux et com- en Alsace Franche-Comté, les capacités en recherche plexes. Pour faire évoluer la filière équipementière et développement de PSA et des grands équipemen- régionale vers une forme monopolistique et d’excel- tiers ont été transférées au cours des années 1990- lence, l’État et PerfoEST sont appelés à composer avec 2000 dans d’autres territoires. L’Alsace Franche- des habitudes et des pratiques désormais instituées qui Comté est perçue non pas comme un territoire attrac- ont découplé les activités productives des activités de

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 27 19-28 Heim_Heim 05/12/13 13:14 Page28

développement et entravé l’uniformisation des règles dront la forme et le contenu de la filière équipemen- de transactions. Il s’ensuit que les fournisseurs ne sont tière automobile du Rhin-Sud. À n’en pas douter, que très rarement associés à la construction de la scène cette voie se dessinera suivant la capacité de certaines de l’échange. organisations locales et périphériques impliquées dans la gestion des achats de PSA à s’approprier ces institu- tions afin de les décliner sous la forme de pratiques n CONCLUSION routinières uniformisées. RÉALITÉS MÉCONNUES La consolidation actuelle de la filière équipementière BIBLIOGRAPHIE régionale du Grand Est, et plus particulièrement de celle du Rhin-Sud, emprunte une trajectoire institu- tionnelle qui diverge des pratiques passées. Les dispo- CCFA, L’industrie automobile française, Paris, 2012. sitifs institutionnels déployés récemment, qui pren- DUBUISSON-QUELLIER (S.) & NEUVILLE (J.P.) (dir.), nent la forme d’aides financières transitant par les Juger pour échanger, Paris, Éditions de la Maison des canaux historiques de l’organisation des constructeurs sciences de l’homme, 2003. automobiles, consacrent une approche du problème FRIGANT (V.) & LAYAN (J.-B.), “Modular production par le haut de la « chaîne institutionnelle ». Si les and the new division of labour within Europe: the objectifs en termes de structuration d’une filière forte perspective of French automotive parts suppliers”, in autour de quelques fournisseurs « excellents » sont affi- European Urban and Regional Studies, vol. 16, n°1, chés et soutenus par l’association PerfoEST, les sentiers pp. 11-25, 2009. empruntés pour ce faire créent, en revanche, un déca- HEIM (S.), “Capability Building and Functions of lage avec les pratiques instituées historiquement. SMEs in Business Groups: a Case Study of Toyota’s Cet examen des pratiques de soutien à une filière Supply Chain”, in International Journal of Automotive équipementière dans une période de contraction de la Technology and Management, vol. 13, n°4, pp. 338- demande automobile met en lumière les dissonances 353, 2013. entre les deux échelles de la politique industrielle d’un KARPIK (L.), « Éléments de l’économie des singulari- constructeur automobile. Si les départements d’achats tés », in STEINER (P.), VATIN (F.) (dir.), 2009, Traité de sont centralisés et restent dans le giron de la politique sociologie économique, Paris, Presses Universitaires de industrielle des groupes, des initiatives, telles que l’as- France, pp. 165-208, 2003. sociation PerfoEST, se définissent, pour l’heure, à une NEUVILLE (J.-P.), Le modèle japonais à l’épreuve des échelle locale et leur capacité à faire porter leur voix au faits, Paris, Éditions Economica, 1997. sein du groupe dépend grandement du rapport de NORTH (D.-C.), “Economic Performance through force entre les entreprises et leurs sites de production, Time”, in American Economic Review, vol. 84, n°3, d’un côté, et entre les administrations publiques pp. 359-368, 1994. régionales et nationales, d’autre part. OSEO, Les PME et les ETI de la filière automobile, Dans le cas de l’automobile, de telles « segmentations Observatoire des PME, OSEO, Paris, 2011. professionnelles » qui façonnent les organisations pro- ROLAND-MAY (C.), « Introduction : le Grand Est, lec- ductives constituent le ressort de l’évolution produc- ture géographique d’un espace en émergence », in tive et de la structuration autour de certains disposi- Revue Géographique de l’Est, vol. 44, n°3-4, pp. 93-95, tifs d’échange, et au détriment de certains autres. Est- 2004. ce que les dispositifs qui prévalent encore aujourd’hui, VEBLEN (T.), Théorie de la classe de loisir, Paris, à savoir la prégnance d’un besoin de flexibilité en Gallimard, (1899) 1970. actionnant le levier de la mise en concurrence des WOESSNER (R.), « La recomposition du territoire fournisseurs sur un même segment d’activité, vont-ils autour des usines PSA de Sochaux et de Mulhouse », primer sur les dispositifs naissants de monopolisation in DAUMAS (J.-C.), Les systèmes productifs dans l’Arc et de productivité tels que nous les avons examinés ? jurassien, Acteurs, pratiques et territoires, Besançon, De la voie empruntée et de la nature des institutions Presses Universitaires de Franche-Comté, pp. 249- qui se développeront dans les années à venir dépen- 270, 2004.

28 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 29-36 Cahier_Cahier 05/12/13 13:15 Page29

ÉCRIRE LE MANAGEMENT : UNE PRATIQUE DÉLICATE, MAIS UN ENJEU DE COMPÉTITIVITÉ L’ouvrage du consultant et chercheur Pascal Croset consacré à l’Office Chérifien des Phosphates représente le point de départ d’une réflexion L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE sur le thème « Écrire le management » et, plus généralement, sur les liens entre le monde des idées et l’arène de l’action. Quel est l’impact de l’écrit sur l’art de diriger ? Qui écrit ? Et à partir de quelle posture ? Avec quelle finalité ? Comment se produit la divul- gation, pour quel public ? Où situer la frontière entre l’écriture du manage- ment et la communication ? Puisant des exemples dans la littérature managériale, cet article, sans préten- dre épuiser le sujet, s’attachera à montrer que l’écriture du management est un exercice complexe dont les enjeux, loin d’être seulement académiques, relèvent du pouvoir des idées dans une économie mondialisée.

Par Marie-Laure CAHIER *

l y a quelque temps de cela, nous étions quelques- À partir de 2007, avec à sa tête un nouveau dirigeant, uns – enseignants, consultants, cadres d’entre- M. Mostafa Terrab, cette entreprise d’État, alors sclé- I prises et executive MBA – à être réunis à l’initiative rosée et dépourvue de toute marge de manœuvre, a de l’École de Management de (1) autour d’un entrepris une transformation radicale de sa stratégie, « cas d’entreprise », celui de l’Office Chérifien des de son modèle et de ses pratiques managériales. Cette Phosphates (OCP), la plus grande entreprise du dynamique volontariste et surprenante, dans sa Maroc, une pluri-industrie lourde de l’extraction méthode comme dans ses résultats, est analysée dans minière et de la transformation chimique, qui L’Ambition au cœur de la transformation (2), cet emploie 20 000 salariés. ouvrage du consultant et chercheur Pascal Croset, fruit d’une enquête de plusieurs mois qu’il a menée au cœur même de l’OCP. * Conseil et coach éditorial.

(1) EM Lyon, 15 et 16 janvier 2013, Une leçon de management venue d’ailleurs. Organisation : Pascal Croset et Thierry Picq. (2) Paris, Dunod, 2012.

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 29 29-36 Cahier_Cahier 05/12/13 13:15 Page30

L’originalité de cet ouvrage est le fait qu’il a été voulu Certains pourront voir là une déclinaison contem- par le PDG de cette entreprise dès 2009, soit à peine poraine du pacte entre le Prince et son chroniqueur, deux ans après le démarrage d’un processus de chan- sur le modèle de ces chroniques du Moyen Âge des- gement à l’issue incertaine, pour accompagner, par tinées à « héroïser » l’homme d’action et à l’immor- « un retour réflexif », l’action en train de se faire. taliser. L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE Photo © Josse-LEEMAGE « Certains pourront voir dans cet ouvrage une déclinaison contemporaine du pacte entre le Prince et son chroniqueur, sur le modèle de ces chroniques du Moyen Âge destinées à “héroïser” l’homme d’action et à l’immortaliser ». Miniature tirée du manuscrit de Jean Fouquet (1420-1481), « Grandes Chroniques de France », Bibliothèque nationale de France, Paris.

30 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 29-36 Cahier_Cahier 05/12/13 13:15 Page31

Cependant, l’approche est ici tout autre, à la fois par risque de l’« apprentissage superstitieux », c’est-à-dire la concomitance entre l’action et le récit, par l’inachè- contre la tentation de tirer des généralisations fausses vement du processus et le risque ainsi pris à le docu- à partir d’une expérience « vraie » par l’établissement menter, et par un parti pris de focalisation plutôt stra- de liens de causalité hasardeux. tégico-organisationnelle que « personnaliste ». Mais Thierry Boudes, professeur de stratégie à L’objectif était d’appréhender une entreprise vivante, l’ESCP/EAP et spécialiste des techniques narratives, de capturer le moment où se forgent et se déploient réagissait, à ce propos, en indiquant qu’un auditoire les pratiques collectives nouvelles dans le mouvement quel qu’il soit attend d’un récit une « clôture narra- et à partir de celui-ci. tive », c’est-à-dire au minimum une ouverture éclai- CAHIER MARIE-LAURE Cette démarche représentait à la fois l’occasion et le rante, une leçon édifiante, sous peine d’un effet de point de départ d’une interrogation sur les liens entre déception. Le fameux « and… So what ? » que l’on res- réflexion et action, et sur la traduction de ces liens sent parfois après avoir vu un film ou en refermant un dans une forme écrite. Quel est l’impact de l’écrit sur livre. l’art de diriger ? L’écriture du management peut-elle Pour Pascal Croset, comme pour Gilles Garel, profes- faire partie dudit management ? Qui écrit ? Et à par- seur au CNAM, la « porte étroite » pour résoudre ce tir de quelle posture ? Quelle est la finalité poursui- dilemme réside dans le contrat passé avec l’intelli- vie ? Dans quelle temporalité : pendant ou après l’ac- gence du lecteur. Ce qui est proposé à celui-ci est une tion ? Comment la divulgation s’opère-t-elle, et pour intelligence du cheminement, au rebours de toute quel public ? Où situer la frontière entre l’écriture du pensée englobante et mécaniciste, à partir de laquelle management et la communication ? il picorera des signaux et des indices, la transposition Ce type de questionnement portant sur les rapports éventuelle relevant de sa responsabilité individuelle. entre le mouvement des idées et le sens de l’action est « Écrire le management » s’apparente alors à un récit fréquent, voire banal, en Histoire, et, plus générale- de voyage. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un ment, dans les sciences humaines. Mais il reste encore autre… rare dans le domaine des sciences de gestion. Cette discipline encore jeune demeure plus préoccupée de légitimer son objet et ses méthodes que de « faire OBSERVER « DE L’EXTÉRIEUR » retour » sur les modes d’élaboration intellectuels et économiques de sa production (3). En physique quantique, les relations d’incertitude d’Heisenberg ont profondément modifié la compré- DU PARTICULIER AU GÉNÉRAL hension de la relation entre l’observateur et la chose observée. L’illusion d’une neutralité de l’observateur a volé en Très vite, il est apparu qu’un des premiers points de éclat dans les sciences exactes, a fortiori dans les questionnement portait sur le niveau d’enseignement sciences humaines et sociales. général que l’on pouvait retirer d’une expérience par- Mais demeure cette question, centrale : « comment ticulière, puis sur sa transposition à un échantillon (d)écrire au plus près du réel ? ». plus large. Comment passer d’une expérience singu- La nécessité d’une posture extérieure fait ici consen- lière à une théorie de l’action, ou encore à un sus. Mais jusqu’à quel point cette posture doit-elle « modèle de management », à savoir un ensemble être « extérieure » ? d’éléments qui guident et orientent l’action non seu- La différence entre le journaliste et l’enseignant-cher- lement pour une entreprise donnée, mais aussi pour cheur peut être éclairante à cet égard. Le journaliste un ensemble d’entreprises présentant peu ou prou les pose l’extériorité en axiome. S’il est accueilli dans une mêmes caractéristiques ? On rappellera ici, pour entreprise, il soupçonnera qu’à coup sûr on lui dissi- mémoire, la désillusion engendrée par l’évolution des mule l’essentiel, ce qu’il contournera par une enquête entreprises citées en modèle par Tom Peters dans son menée « de l’extérieur ». Ce qu’il perd en connaissance (trop) célèbre ouvrage de 1982, Le Prix de l’excellence directe du terrain, il le gagne en indépendance et en (4), qui fonda la lignée commerciale des ouvrages dits esprit critique lui permettant de donner à voir une de management. « vérité » forcément cachée. Guillaume Soenen, professeur de management à l’EM Ainsi, un livre comme l’excellent Inside Apple (5) du Lyon, mettait immédiatement en garde contre le journaliste américain de Fortune, Adam Lashinsky, devrait plus justement s’intituler Outside Apple ! A contrario, l’enseignant-chercheur accueilli sur un (3) Si l’on excepte le CRG de l’École polytechnique et, en particulier, les terrain ne cherche pas d’emblée « la » vérité. Il cherche travaux de Jacques Girin.

(4) PETERS (Thomas J.) & WATERMAN (Robert H.) Jr., In Search of Excellence, Harper&Row, New York, 1982. (5) Business Plus, New York, Hachette Book Group, 2012.

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 31 29-36 Cahier_Cahier 05/12/13 13:15 Page32

à décrire « comment ça marche » (vraiment). On cheurs, que les ethnologues appellent going native. pourrait dire qu’il s’intéresse au mécanisme de fonc- Une sorte de syndrome de Stockholm qui amène l’ob- tionnement de l’horloge, pas à savoir si elle donne servateur à épouser sans s’en rendre compte les modes l’heure juste. Il suspend (provisoirement) sa capacité de pensée, les enjeux, voire les enthousiasmes de ses de jugement. En contrepartie, le contrat ou le dispo- interlocuteurs. Ceux qui en ont fait l’expérience évo- sitif mis en place avec l’entreprise ou le dirigeant pré- quent deux voies pour contrer ce biais : le coaching voit qu’il aura accès à toutes les données de l’entre- d’un tiers, qui tempère l’émerveillement du chercheur

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE prise (hormis celles présentant un caractère straté- et lui rappelle les données d’observation, ou la co-écri- gique et concurrentiel) et qu’il aura la possibilité de ture, qui instaure une dialectique réflexive. s’entretenir avec n’importe lequel des salariés de celle- ci. Tous les enseignants-chercheurs qui ont pu mener ce type de démarche (6) insistent sur la nécessité d’ob- LA MISE EN RÉCIT tenir des garanties de « distanciation indépendante » ou de « familiarité distante » (7) (ce qui ne veut pas forcément dire critique). Il reste alors à écrire. Mais ces garanties n’excluent pas l’ambiguïté. Les écueils sont ici de deux ordres. D’une part, la ten- L’expérience séminale dans ce domaine est celle de tation de tout dire, ou le piège de l’exhaustivité. Peter Drucker, menée chez General Motors (GM), L’abondance de données conduit l’auteur à entrer qui donnera lieu à la publication en 1946 de son dans les détails, à vouloir rendre compte de la com- ouvrage Concept of the Corporation (8). On sait que plexité. Le résultat en est des ouvrages trop volumi- Peter Drucker eut accès très librement à toutes les neux, indigestes, saturés de données, dissuasifs pour le données de GM, ainsi qu’à Alfred Sloan lui-même (le lecteur. L’ouvrage demeure alors un exercice acadé- Président de General Motors), et fut même salarié de mique « entre soi » à destination de quelques spécia- l’entreprise pendant près de deux ans, dans une posi- listes. Il ne descend pas du monde des idées dans tion perçue de quasi-insider. Il put ainsi capturer l’es- l’arène de l’action : dès lors, le bénéfice de la recherche sence du fonctionnement d’une très grande entre- est perdu pour les praticiens réflexifs. prise, ce qui fit dire à son biographe, Jack Beatty, en Il y a, d’autre part, la tentation de la « belle histoire » 1998, que « Concept of the Corporation est au business ou, comme l’on dit aujourd’hui, du story telling. ce que Moby Dick est à la chasse à la baleine » (9). L’auteur réorganise et reconstruit les données pour Drucker dressa – peut-être par prudence – un portrait donner à voir une histoire articulée, une histoire qui plutôt flatteur de GM, mais il fit valoir des proposi- n’est pas réelle, mais « vraie ». tions fortes visant une plus grande décentralisation de « When the legend becomes fact, print the legend », l’entreprise, qui furent perçues comme une trahison. recommandait déjà le personnage du journaliste dans Sans jamais le citer directement, le livre de Sloan, My L’Homme qui tua Liberty Valance (11). Ce que Thierry Years with General Motors (10), paru en 1963, est une Boudes nomme l’« exemple exemplaire » qui évacue la réponse argumentée aux critiques de Drucker, ainsi dialectique, les axes de tension et les personnages qu’une tentative pour contrebalancer l’influence gran- « secondaires ». Nombreuses sont, dans cette veine, les dissante, à l’époque, de ce dernier dans l’enseigne- « héroïsations » de l’homme d’action, entreprises cir- ment du management aux États-Unis. constancielles et souvent journalistiques – de Mais même lorsque le dispositif mis en place entre le Comment Carlos Ghosn a sauvé Nissan (12) à Au-delà chercheur et l’organisation écarte le risque de manipu- de la saga Swatch : Entretiens d’un authentique entrepre- lation, d’instrumentalisation ou d’autocensure, d’au- neur (13) – quand ce n’est pas l’acteur principal lui- tres biais subsistent. Michel Berry, fondateur de même qui se livre à ses propres analyse et apologie, à l’École de Paris du management, parle justement du l’instar de Jack Welch (qui dirigea General Electric) risque de l’attraction exercée par le terrain sur les cher- ou de Richard Branson (fondateur du groupe Virgin) (14). Ainsi, Gilles Garel oppose, par exemple, la légende Swatch patiemment construite par Nicolas Hayek (6) Voir, par exemple, les ouvrages de : MIDLER (Christophe), L’Auto qui n’existait pas, InterÉditions, 1995, et de JULLIEN (Bernard), LUNG (Yannick) & MIDLER (Christophe), L’Épopée Logan, Dunod, 2012, des ouvrages consacrés au « terrain » du constructeur automobile Renault. (11) Film américain de John Ford, sorti en 1962, adapté du roman de Dorothy M. Johnson. (7) MATHEU (Michel), « La familiarité distante, quel regard poser sur la gestion dans notre société ? », Gérer et Comprendre n°2, mars 1986. (12) MAGEE (David), Dunod, 2005.

(8) Transaction Publishers, réimp. 1993. (13) HAYEK (Nicolas G.) avec BARTU (Friedemann), Albin Michel, 2006. (9) The World according to Peter Drucker, Free Press, 1998. (14) Voir, par exemple : WELCH (Jack), Ma vie de patron, Village mon- (10) SLOAN (Alfred P.) Jr., My Years with General Motors, Crown dial, 2001 ; BRANSON (Richard), Like a Virgin, Virgin Books, 2012 ; Business, réimp. 1990. etc.

32 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 29-36 Cahier_Cahier05/12/1313:15Page33 mouvantes, publiéen1624. de de Salomon de l’ouvrage Caus tirée (1576-1626), – d’une Illustration juste ».Mécanisme horloge (vraiment). Onpourraitdire qu’il s’intéresse aumécanisme defonctionnementl’horloge, pasàsavoir sielledonnel’heure « L’enseignant-chercheur accueillisurunterrainnecherche pasd’emblée “la” vérité.Il cherche àdécrire “comment çamarche” GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 Les raisonsdesforces

Photo © Jean Vigne/KHARBINE-TAPABOR 33 MARIE-LAURE CAHIER 29-36 Cahier_Cahier 05/12/13 13:15 Page34

depuis le milieu des années 1980 à la genèse réelle de Cela explique que les « ouvrages-clones » fleurissent la petite montre universelle, qu’il raconte avec Elmar au pays du management entraînant progressivement Mock, co-inventeur de la Swatch, dans leur livre La une désaffection du public et une méfiance pour ce Fabrique de l’innovation (15). Mais il ajoute qu’il n’est type d’ouvrage : comme dans la loi de Gresham où la ni historien ni redresseur de tort, et que son objectif mauvaise monnaie chasse la bonne, les mauvais livres se limite à analyser les conditions d’émergence d’une chassent les bons. innovation trop longtemps limitée à son succès mar- On ne saurait cependant en faire totalement grief aux

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE keting. « Écrire le management », ce n’est donc pas éditeurs. Les tirages de ce type d’ouvrage en France raconter une « belle histoire », aussi enthousiasmante sont passés de 3 000 exemplaires (en moyenne) dans soit-elle. Ça, c’est de la communication. Mais ce n’est les années 1980 à 1 500 exemplaires aujourd’hui, pas non plus être ennuyeux, exhaustif, académique et pour des ventes s’étalant sur deux à trois ans, et les illisible : il y a, là encore, une voie étroite ! gourous du management américains traduits en fran- On pourra s’inspirer utilement sur ce point des écrits çais ne se portent guère mieux. d’Umberto Eco sur la distinction ténue entre écriture Ni best-sellers, ni long-sellers, tout juste short-sellers. « créative » et écriture « scientifique ». S’appuyant sur Dans ces conditions, comment espérer investir dans l’exemple de Galilée dont les écrits sont considérés en un véritable accompagnement éditorial des auteurs en Italie de haute portée philosophique tout comme de matière d’écriture et de positionnement pour pro- véritables chefs-d’œuvre de style, il suggère que toute duire des ouvrages ayant un impact durable ? Comme recherche scientifique devrait être narrée comme un le disait un éditeur bien connu du secteur, « c’est quick roman policier, à l’instar d’un « rapport sur la quête and dirty » : on publie vite, beaucoup, et Dieu recon- d’un Saint Graal » (16). naîtra les siens ! Une illustration en est donnée par l’histoire du livre L’histoire de la publication de l’ouvrage consacré à d’Henry Mintzberg, The Nature of Managerial Work. l’OCP est, à cet égard, éclairante. Les premiers édi- En 1969, Mintzberg soutient sa thèse de doctorat fon- teurs contactés réagissent unanimement : « Un dée sur l’observation directe du travail au quotidien ouvrage sur une entreprise marocaine (autant dire de d’un échantillon de dirigeants. Il essaie immédiate- la Papouasie-Nouvelle Guinée) ? Dans un secteur ment de la faire publier, mais essuie partout des refus. aussi « glamour » que les phosphates ? Mais vous plai- C’est alors qu’il comprend l’importance de soigner santez ? ! Ça n’intéresse strictement personne ! » Et de l’écriture et l’édition de ses travaux. Il reprend son tra- changer immédiatement de ton lorsqu’on leur vail à zéro. Ce n’est qu’en 1973 que le livre sera fina- explique que l’édition de l’ouvrage sera partiellement lement publié chez Harper&Row, puis traduit en subventionnée par des préachats d’exemplaires, ce que français, en 1984, sous le titre Le Manager au quoti- les Anglo-saxons coutumiers du fait appellent un buy- dien (17). Vendu à plus de 100 000 exemplaires, sa back. renommée sera mondiale aussi bien chez les universi- En l’absence d’un marché dynamique, ainsi va l’édi- taires que chez les praticiens. tion de management de facto et fréquemment subven- tionnée directement ou indirectement par des entre- prises, de grands cabinets conseil, des organismes de DIVULGUER, ENFIN ! formation, des think tanks, etc. La belle affaire ! Cela n’aurait guère d’importance, si cela ne contribuait à construire et à alimenter l’ère du soupçon. Cette pro- Ce n’est pas tout que d’écrire : encore faut-il espérer duction serait inconsistante, biaisée, voire intrinsè- être lu. Même à l’ère numérique, le recours à un édi- quement « instrumentalisée » par les « entreprises », teur reste le passage obligé pour acquérir une visibilité donc illégitime et peu crédible, quand elle ne serait commerciale, voire médiatique. Mais les éditeurs sont pas, tout simplement, nulle ! des épiciers conservateurs, c’est bien connu. Ils regar- Il n’est pas sûr qu’il faille laisser au seul système mar- dent l’avenir dans un rétroviseur et leur goût pour le chand le soin de faire émerger les meilleurs ouvrages. risque est proche de zéro. Leurs questions-types sont Quant aux Presses universitaires, dont cela pourrait les suivantes : l’auteur est-il connu ou au moins justement être la mission, elles demeurent le recours reconnu dans certains cercles ? La trame, la construc- de ceux qui sont tendanciellement en dehors ou à côté tion, l’organisation, le sujet peuvent-ils être comparés du « marché » : livres collectifs, mélanges, ouvrages de à un livre-miroir ayant déjà obtenu un certain succès ? recherche pointus, etc. Sans compter qu’elles ne peu- vent pas toujours se permettre de refuser des « auteurs-maison » sans sembler faillir à leur tâche. Il s’agit là d’une microédition pour un micromarché (15) GAREL (Gilles) & MOCK (Elmar), La Fabrique de l’innovation, Paris, Dunod, 2012. fonctionnant en circuit fermé et qui, de ce fait, ne peut guère se préoccuper de style et d’accompagne- (16) Confessions d’un jeune romancier, Grasset, 2013. ment éditorial ou promotionnel. En ce sens, Le Petit (17) Éditions d’Organisation, 2e édition, 2006. Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de

34 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 29-36 Cahier_Cahier05/12/1313:15Page35 rétroviseur etleurgoûtpourlerisqueestproche dezéro ». voire c’est médiatique.Mais leséditeurssontdesépiciersconservateurs, bienconnu.Ils regardent l’avenir dansun « Mêmeàl’ère numérique,lerecours àunéditeurreste lepassageobligépouracquérirunevisibilitécommerciale, Gravure de 1815 intituléeL’auteur etlelibraire. GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114

Photo © coll. Grob/ KHARBINE-TAPABOR

35 MARIE-LAURE CAHIER 29-36 Cahier_Cahier 05/12/13 13:15 Page36

Joule et Beauvois, édité en 1987 et réédité en 2002 permis non seulement d’arroser notre hinterland fran- aux Presses universitaires de Grenoble (qui s’est vendu cophone d’ouvrages des gourous américains du mana- à plus de 250 000 exemplaires), demeure une excep- gement, mais aussi de facto de favoriser les décisions tion notable (mais il est vrai qu’il s’agissait de psycho- de traduction pour le marché français lui-même via logie sociale, et non de management stricto sensu). l’aide financière que représente le mécanisme de la coédition. A contrario, essayez donc de faire traduire et éditer en

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE POURQUOI EST-CE IMPORTANT ? anglais les ouvrages des auteurs francophones en éco- nomie et gestion ! Mais le management « américain » ou « à l’améri- La guerre économique mondialisée ne se déroule pas caine » a-t-il pour vocation d’être universel ? Les tra- que dans l’arène de l’action. Elle se joue aussi sur le vaux de Philippe d’Iribarne et de ses équipes (20) ont terrain des idées et du soft power. On sait aujourd’hui largement montré que le management est avant tout que le rayonnement d’une marque-pays repose sur un une affaire politique et culturelle. Il est donc possible, faisceau de facteurs comme la force de frappe des pro- et hautement souhaitable, de mieux faire connaître les duits, l’investissement à l’étranger, la circulation du managements, c’est-à-dire les formes d’hybridation patrimoine artistique et culturel, le système politique nouvelles enrichissantes pour les praticiens de la mon- et social, le système éducatif, le tourisme, etc., dans dialisation (21). Il est capital que les pouvoirs publics une logique de flux plus que de stock. investissent de façon durable – et non de façon atomi- À cette aune, la France, qui s’est faite championne de sée et sporadique – dans le pouvoir des idées en l’exception culturelle, ne devrait pas ignorer le champ matière économique et managériale, à la fois pour de la culture économique et managériale, ni déserter favoriser l’émergence d’un corpus de publications de ce territoire. qualité, accessibles au plus grand nombre, et pour Les Américains sont, depuis longtemps, passés maîtres appuyer leur diffusion mondialisée via leur traduction dans ce pouvoir d’influence symbolique, donc réel en langue anglaise. C’est à la fois une exigence et une (18). nécessité. D’autant qu’aujourd’hui la diffusion déma- Peu de gens connaissent, par exemple, l’existence en térialisée et la multiplication des supports de lecture France d’une structure éditoriale, créée en 1962, permettent de contrer les difficultés de la distribution appelée Nouveaux Horizons (19), qui est une branche physique des produits. du bureau des Affaires africaines du département Les succès des managers français dans les firmes trans- d’État américain. Elle propose aux maisons d’édition nationales doivent pouvoir s’appuyer et s’enrichir françaises de coéditer des ouvrages américains dans les grâce à un mouvement équivalent dans le champ des domaines des sciences politiques, de l’économie, du idées. management, des sciences exactes, des médias et des Décidément, « Écrire le management » est un réel nouvelles technologies pour les diffuser à prix réduits enjeu de compétitivité. n en Afrique francophone et en Haïti. Cette méthode a

(20) Gestion & Société, CNRS. (18) Voir ANHOLT (Simon), Made in America : le déclin de la marque USA, Paris, Dunod, 2006. (21) Voir, par exemple, l’étude de Héla Yousfi, Poulina : un management tunisien, département de la Recherche, Agence française de développe- (19) http://ars-paris.state.gov/ ment, 2005.

36 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page37

PERSPECTIVES ET IMPASSES DE L’EXCELLENCE L’auteure propose d’appréhender le discours de l’excellence dans sa temporalité afin de mettre en perspective l’un des termes clés des orga- nisations. Cette démarche cherche à questionner l’apparente évidence du concept d’excellence et à saisir une signification qui connaîtra des transformations – et parfois des retournements – jusqu’au point de rompre avec son sens premier et de prendre l’apparence d’un oxy- more, l’« excellence pour tous ».

Par Myriam MONLA * DES FAITS L’ÉPREUVE

xcellence… Le terme est souvent revendiqué, mais rarement défini. Existe-t-il des critères L’ARÉTÉ ANTIQUE ET L’EXCELLENCE MODERNE Eobjectifs pour l’évaluer ? Apparaissant légitime d’emblée et comme marquée d’une autorité intrin- L’excellence : les Grecs l’appelaient arété. Que faut-il sèque, l’excellence suscite une adhésion immédiate. comprendre sous ce terme qui porte un visage, celui Idéalisée ou standardisée, elle s’est introduite dans le de la déesse Arété, sœur d’Harmonie et fille de champ lexical des pratiques les plus diverses. Dans les Justice ? Dans la poésie épique, c’est la marque des organisations (écoles, entreprises, police, hôpitaux, héros, celle des hommes qui se « distinguent » du prisons…), elle est devenue la norme, épuisant au pas- commun, mais aussi celle des dieux. Arété, c’est la per- sage le sens même de ce mot qui porte en lui l’idée fection en toutes choses, la capacité à pouvoir s’élever d’exception. Sans trop d’égard pour la sémantique, le au-dessus de la foule par ses actions éclatantes. Il s’agit slogan est « l’esprit d’excellence pour tous » en toute d’une vertu éminemment aristocratique qui s’exerce occasion, depuis la maternelle (« pôle d’excellence édu- sur fond de batailles héroïques. «Dans Homère comme cative mis en place dès la maternelle ») jusqu’à la tombe ailleurs, le terme d’arété est souvent employé dans un sens (« des prestations funéraires d’excellence accessibles à large pour désigner non seulement le mérite des indivi- tous »). dus, mais encore la perfection des choses extrahumaines, Tout à la fois injonction et promesse de l’ère postmo- le pouvoir des dieux, l’ardeur et la rapidité des nobles derne, l’excellence est même réclamée comme un coursiers » [34]. Et, en effet, dans la Grèce archaïque, droit. Comment comprendre le chemin qui mène à l’arété constitue l’attribut du noble. Autrement dit, une « excellence pour tous », laquelle semble faire de c’est une vertu intrinsèque, dont la manifestation est l’exception une loi générale, et de l’excellence, une aussi bien l’art accompli du guerrier que celui exigence ordinaire ? d’Héphaïstos qui, au chant XVIII de l’Iliade, cisèle les armes d’Achille, « de belles armes qui empliront d’admi- ration la multitude des hommes » [15]. * Professeur chercheur NOVANCIA, Docteur en philosophie Paris 1 Pourtant, même pour un héros, l’excellence n’est pas Sorbonne. chose aisée. À la mort de Patrocle, Achille se laisse

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 37 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page38

emporter par cette démesure que l’on appelle hybris – l’altérité. La preuve en est le parti pris généralisé du à l’opposé de l’arété, qui implique, au contraire, la dialogue, la place éminente du politique dans la phi- maîtrise de soi. Quant au valeureux Hector, il va fuir losophie, l’omniprésence des Sophistes dans l’agora, par trois fois la lance d’airain du divin Achille avant les aventures politico-pédagogiques de Platon en d’oser l’affronter dans un combat mortel : « Hecktôr, Sicile et, plus tard, celles d’Aristote auprès tremblant, fuyait devant lui sous les murs des Troiens » d’Alexandre. Mais il y a entre les Sophistes et Socrate [16]. Dans leur domaine propre, les héros peuvent deux discours irréductibles l’un à l’autre. Car, tandis

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE donc faillir. Perdent-ils en cela leur vertu d’excellence, que les Sophistes pensent l’excellence sur le mode de sachant que celle-ci est fille d’Harmonie et de Justice ? la doxa – de l’opinion – et du ralliement au pouvoir Rien n’est moins certain. L’arété, dans la Grèce du plus fort – par exemple, à celui de la foule –, archaïque, est bien trop attachée à l’essence des héros. Socrate tente, quant à lui, d’interroger inlassablement Leurs erreurs humaines (trop humaines) n’y changent le sens des paroles et de l’agir. Il ne s’agit pas de recou- rien. La vertu d’excellence appartient à l’ordre divin. rir à des recettes ou à des simulacres pour exercer son Et les dieux archaïques sont dominateurs et capri- pouvoir sur les autres, mais de penser par soi-même. cieux : ce sont eux qui, en vérité, tirent les hommes Tel est l’enseignement de la vie et de la mort de par leurs sandales et les font trébucher. Socrate. « Mais quel mortel peut échapper aux pièges astucieux Avec cette mise en acte de la volonté individuelle, la d’un dieu trompeur ? » [9]. voie de la modernité est ouverte. Non sans troubles, Cependant, la culture grecque – plus précisément non sans régressions et non sans conflits. Mais la lutte athénienne – se voit bientôt marquée d’un rationa- idéologique qui opposera bien plus tard la modernité lisme que favorise son histoire politique. Les anciens à l’ancien régime ne se cristallise-t-elle pas autour de dieux ne sont pas morts, ils se sont retirés de la place cette question de l’excellence ? Excellence comme publique, laissant les hommes œuvrer à leur propre caractère de classe hérité et transmissible par « le destinée. Ce faisant, Athènes est devenue le champ de sang ». Ou, a contrario, excellence comme mise en l’expérience démocratique initiée dès le VIe siècle par œuvre par un individu de ses talents personnels, de les grands réformateurs. Or, le lieu où s’exerce la son génie propre, de sa volonté et de son travail, indé- démocratie, c’est l’agora, le lieu où la parole – le logos pendamment de sa généalogie. Une excellence qui ne – s’exprime (ou est censée s’exprimer) en liberté, au dépendrait que de nous-mêmes et de notre désir de nom du bien commun. Dans ce contexte, la question perfection. Tel sera l’idéal moderne de l’arété. de l’arété est au cœur des débats éthiques et politiques Cela va-t-il signifier qu’aux yeux des modernes l’indi- de l’époque classique. Comment la définir ? Après vidu est entièrement responsable de ce qu’il est, à avoir fait l’éloge du doute, le Socrate du Ménon s’in- savoir excellent ou médiocre ? Non, bien sûr. Des terroge sur la nature de l’arété (1) : « Quant à moi, je conditions matérielles doivent être réunies pour que ne sais pas », dit-il [28]. « Et comment cherches-tu, naisse le talent et pour qu’advienne l’excellence. Il faut Socrate, ce dont tu ne sais absolument pas ce que c’est ? » compter sur le rôle éminent de l’éducation et sur l’in- Première remarque, donc, l’arété n’est pas une catégo- fluence de l’habitude. Chez Rabelais, Montaigne, La rie a priori de l’entendement (c’est tout au plus une Boétie, puis avec Descartes, Spinoza et les philosophes prédisposition, chez Aristote). Chez Socrate/Platon, des Lumières, la pédagogie est (et reste) le fer de lance l’arété se confond avec la recherche de la vérité. C’est de l’excellence. l’expression la plus haute de ce qui nous définit et « Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ; nous nous échappe en même temps – d’où, chez Socrate, la naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assis- référence au principe delphique du « Connais-toi toi- tance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de juge- même ». La recherche de l’excellence est une entre- ment. Tout ce que nous n’avons pas à notre naissance et prise semée d’embûches, elle est d’ailleurs condamnée dont nous avons besoin étant grands nous est donné par ici-bas à rester inachevée. l’éducation » [31]. Tandis que les Sophistes définissent l’arété comme la Cette place, malgré les risques encourus, est au cœur maîtrise de l’art oratoire, Socrate, donc, en fait de la cité, avec les autres. l’amour de la vérité. Un amour qui implique la vertu C’est pourtant à la cité – en l’occurrence à celle de morale, ce que contestent les Sophistes. L’utilitarisme Corinthe – que, quelques siècles après Socrate, Saül des Sophistes nous est familier. Il est celui de l’effica- de Tarse va adresser un étrange message peu concilia- cité communicationnelle dont nous sommes ble (il le dit lui-même) avec la tradition grecque. Ce aujourd’hui friands – le vrai, c’est ce qui marche. message, c’est celui d’une excellence qui se conjugue Tandis que Socrate, lui, est tout entier préoccupé de la avec l’absolu et qui introduit, du même coup, la question du sens. Certes, les uns et les autres inscri- démesure et même la folie dans le message chrétien. vent l’arété dans le champ politique et dans celui de Soudain, au cœur de la tradition rationaliste, l’excel- lence n’est plus affaire de juste mesure, mais de déme- sure, et la révélation christique se décline expressé- (1) Arété : ce terme, dans la version française, est traduit par « vertu ». ment comme étant « un scandale pour la raison ».

38 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page39

« Car le monde, avec sa sagesse, n’ayant pas connu Dieu toutes en commun l’ambition d’opérer une transfor- dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les mation radicale non seulement du champ social et croyants par la folie de la prédication » [32]. politique, mais aussi des mentalités. L’excellence est Que retiendra le christianisme ultérieur de cette désormais l’affaire des hommes de talent ; un accom- manière de nouer l’excellence de la vérité et celle de la plissement individuel qui cependant« engage » le des- folie ? Il faudrait un livre entier pour en débattre. tin de l’humanité.

Mais on sait bien qu’au final, c’est le rationalisme « Le génie hâte (…) les progrès de la Philosophie par les MYRIAM MONLA d’un Thomas d’Aquin qui prévaudra dans l’Église, de découvertes les plus heureuses et les moins attendues : il même que celui de Maïmonide dans le judaïsme rab- s’élève d’un vol d’aigle vers une vérité lumineuse, source binique. de mille vérités, auxquelles parviendra dans la suite, en Cependant, l’homme occidental va bientôt conquérir rampant, la foule timide des sages observateurs » [8]. les Amériques et redécouvrir les textes anciens, y com- La vanité de l’excellence – la verticalité un peu arro- pris la Bible jusque-là « captive » de sa forme manus- gante du génie – est donc apurée par l’effet qu’elle est crite. La boussole et l’imprimerie repoussent désor- supposée produire, celui d’une humanité éclairée par mais les limites de l’espace et du temps. l’entreprise des individus les plus méritants, des « pro- L’anthropologie théosophique et aristocratique est ducteurs les plus utiles », nous dit Saint-Simon, qui, lui, mise à mal par les sciences. En effet, l’homme de la va préférer parler « d’heureuse anomalie », plutôt que modernité veut se rendre « maître et possesseur de la de génie [33]. Certes, le système ancien fait encore nature » – autrement dit, de l’ordre du monde [7]. La résistance. La sangre pura continue de hanter la généa- preuve est faite, il en a le pouvoir. C’est un conqué- logie des Hidalgos, et le travail est toujours pour la rant qui croit en sa bonne étoile – c’est-à-dire au noblesse une affaire de « vilains ». En France, à la veille « progrès », dont il est l’artisan. Issu de la bourgeoisie de la Révolution, la loi sur la dérogeance agit toujours médiévale ou rallié aux valeurs de celle-ci, il est l’ac- comme un frein puissant envers les nobles qui vou- teur d’une longue transformation sociale qui com- draient se lancer dans une activité économique [14]. mence dès le Moyen Âge dans les villes franches. Mais, tout de même, la modernité finira par faire de Depuis la Renaissance, et, a fortiori, au siècle des la société tout entière une société de producteurs. Lumières, il ne voit pas de limite à l’expression de son « La prospérité de la France ne peut avoir lieu que par « génie ». Il veut bâtir une société du mérite et prétend l’effet et en résultat des progrès des sciences, des beaux-arts faire table rase des privilèges – ou si l’on préfère d’une et des arts et métiers » (4). excellence de classe ou de caste. D’où l’éloge du « par- L’excellence est devenue affaire de civilisation. Aussi la venu » – du self - made - man - dira-t-on plus tard. modernité veut-elle percer le mystère de son appari- Partout en Europe, l’ethos du travail prend la place tion et le secret de sa transmission. La question de d’un ethos aristocratique bien trop oisif et querelleur. savoir quelles sont les conditions qui vont favoriser La vertu existentielle du talent, de l’intelligence et du l’apparition des élites va bientôt devenir centrale. La travail se substitue définitivement à l’aristocratie du réponse à cette question ne va pas de soi. Certes, l’hu- sang. manité en son entier est perfectible, les modernes s’ac- « Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez cordent généralement là-dessus. La « perfectibilité » un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, marque la césure entre l’humain et l’animal. Mais cela tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de signifie-t-il pour autant que le progrès soit inscrit dans biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de le marbre ? Rien n’est moins sûr. Rousseau, par exem- plus. Du reste, homme assez ordinaire. Tandis que moi, ple, propose une explication matérialiste du devenir morbleu… » [3]. humain. La perfectibilité, cette « faculté distinctive et C’est avec une joyeuse effronterie que la modernité presque illimitée » de l’humanité, ne peut se déployer choisit d’aborder la question de l’excellence. Une qu’« à l’aide des circonstances » [30]. Autrement dit, la excellence dont la noblesse a fait son monopole tout perfectibilité est transitive et non immanente : nous en étant elle-même soumise aux normes tyranniques sommes là aux antipodes de l’arété essentialiste de l’absolutisme et de l’Église. Cette aporie est large- d’Homère. Il a fallu un ensemble de conditions maté- ment soulignée par les philosophes de la modernité. En effet, il est impossible de prétendre exceller dans la servitude, fût-elle volontaire. Ainsi, donc, l’excellence (2) On pourrait objecter que dans la modernité, le protestantisme met s’inscrit désormais dans l’existant (et non dans la nais- en avant la foi et non les œuvres. Mais en réalité, la théologie de l’al- liance, chez les protestants, inclut les œuvres autant que la grâce. sance), dans l’énergie créatrice, et non dans le statut social. Or, un pareil renversement des valeurs a besoin (3) Le Testament de l’abbé Meslier n’a été publié sous sa forme intégrale qu’en 1970 ; la publication de Sade est censurée jusqu’en 1957, elle d’étayage. Il lui manque la légitimité des habitus et la donne lieu à un procès contre les Éditions Jean-Jacques Pauvert ; une patine des blasons. Mais les hommes de la modernité grande partie des œuvres critiques du XVIIIe siècle étaient publiées en revendiquent l’excellence par la preuve, autrement dit Hollande ou distribuées clandestinement sous forme manuscrite. par leurs œuvres (2). Des œuvres multiples, contradic- (4) SAINT-SIMON, La Parabole de Saint-Simon [33], en ligne : toires, complexes, parfois subversives (3), qui ont http://rouvroy.medusis.com/infos/tomes.html

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 39 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page40

plus utilement que d’autres » [6]. On retrouve là des Le certificat d’études primaires, son origine, vanités que l’on croyait abandonnées au vent ! ses résultats Cependant, depuis Montaigne jusqu’aux « Les aptitudes diverses de nos jeunes écoliers Encyclopédistes, tous les philosophes s’accordent sur sont-elles liées à la question de race ? On ne peut ce point : pour qu’une nation excelle, pour qu’elle ne nier que les départements qui donnent les succès cesse jamais de progresser en matière de civilisation, pour qu’elle puisse faire face à la concurrence avec les les plus nombreux et les mieux assurés se trouvent

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE autres nations, il faut éduquer, éduquer, éduquer... au voisinage de nos anciennes provinces La question de l’excellence est plus que jamais condi- d’Alsace et de Lorraine. Ces provinces figuraient tionnée par celle de l’éducation. au premier rang de nos statistiques scolaires « Il serait donc important d’avoir une forme d’instruc- dans les années qui ont précédé la funeste guerre tion publique qui ne laissât échapper aucun talent sans franco allemande. J’ajoute maintenant être aperçu et qui lui offrît alors tous les secours réservés qu’un certain nombre de départements aux enfants de riches » [4]. qui n’ont aucun rapport historiquement connu L’esprit de l’école publique – on le voit – est né avant avec la race germanique, tiennent néanmoins la IIIe République. Il hérite de l’humanisme des un bon rang dans notre tableau. Lumières et du concept de perfectibilité. Est-ce à dire Il est à remarquer que le mélange du sang que l’école s’engage désormais à promettre à tous le des Ligures avec le sang des Celtes ne semble pas « succès » ? Il n’en est pas question. Certes, pour s’ins- crire dans un monde désormais industriel, il faudra avoir été propice au développement de l’aptitude à savoir lire, écrire et compter. En ce sens, il existe en saisir les choses de l’enseignement primaire » etc… classe primaire une obligation de succès. Mais dès ses JOURNAL DE LA SOCIETE onze ans, un enfant qui obtenait le certificat d’études STATISTIQUE DE PARIS 1883 pouvait être dispensé de poursuivre sa formation (6). Pour ceux qui ont « la chance » de passer ce premier En ligne par NUMDAM sas, les classes, filières, notes, diplômes, tableaux d’honneur, prix d’excellence, punitions, orientations, classements, concours, petites écoles, grandes écoles formaient et forment toujours un dispositif foncière- rielles pour que l’humanité sorte de sa condition ini- ment discriminant. Les bons élèves à la droite d’un tiale. Le logos, la vertu, l’habileté, l’imagination, le Charlemagne (inventé par les instituteurs et d’ailleurs savoir-faire ne nous tombent pas du ciel. Sans éduca- flanqué d’un moine) – les mauvais élèves, tête basse, à tion, l’enfant d’homme n’est rien, et la Nation, pas sa gauche. Pourtant laïque, l’école a reproduit l’icono- grand-chose. graphie du Jugement dernier : même autorité souve- On comprend alors que si les circonstances sont défa- raine et couronnée, même division, mêmes mines vorables, les hommes peuvent rester « imbéciles » ou le dépitées à la gauche du Seigneur, et même suavité à sa devenir (5). Par exemple, si trop d’individus, faute de droite. Durant deux siècles, le bon élève a été, à conditions matérielles adéquates, sont d’emblée dis- l’école, ce que le juste est à l’église : l’exception, l’ano- qualifiés, c’est autant de chances perdues pour la malie, l’excellence incarnée. Ce faisant, l’école se société de voir advenir des êtres qui se distinguent par donne à voir comme un sanctuaire dans lequel les iné- l’excellence de leur art ou/et de leur savoir. Alors, que galités sociales, économiques ou culturelles n’existent faire ? S’incliner ? S’indigner ? Jusqu’à des temps pas. L’uniforme – la blouse que porteront longtemps récents, cette question fait débat. « Construisons une les écoliers – signifiait l’indistinction, autrement dit société sans classes ! », s’exclament les uns. Le but est une stricte « égalité des chances ». La blouse, c’est louable, mais la manière expéditive : on connaît la l’« aube » du communiant, mais aussi la première suite. D’autres préfèrent promouvoir de nouvelles hié- heure du jour nouveau de la dénégation des lois rarchies au prétexte que celles-ci seront socialement sociales. Sans doute une telle croyance, dans des cir- utiles et fondées sur l’excellence avérée des hommes constances appropriées, a-t-elle rendu possible des qui exercent le pouvoir : « Une égalité parfaite entre les réussites improbables et des succès exemplaires. Il membres d’une société serait une injustice véritable (…). n’empêche que la mise entre parenthèses d’une réalité Les plus utiles de tous doivent, pour l’intérêt général, être sociale pourtant sanctionnée par l’école avait toutes les plus chéris, les plus respectés, les plus récompensés. Le les chances d’aboutir au désenchantement d’un cer- pouvoir, les honneurs, les richesses, les louanges, la gloire, tain nombre d’enfants doublement « déclassés », ainsi les dignités, les places, les titres, etc., sont des récompenses qu’aux conclusions substantialistes de statisticiens qu’une nation reconnaissante doit à ceux qui la servent amateurs (Voir le Document ci-contre).

(5) « Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? », ROUS- SEAU (Jean-Jacques), Discours sur l’origine de l’inégalité, p. 142. (6) Loi Jules Ferry, 1882.

40 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page41 MYRIAM MONLA © Brossolette et Ozouf - Photo coll. KHARBINE-TAPABOR

« Les bons élèves à la droite d’un Charlemagne (inventé par les instituteurs et d’ailleurs flanqué d’un moine) – les mauvais élèves, tête basse, à sa gauche ». Charlemagne visite une école. Illustration de René Giffrey (1884-1965) pour Mon premier livre d’histoire de France de Brossolette (P.) et Ozouf (M.), en 1937.

Il est vrai qu’à la différence de la société féodale figée nous l’avons vu, n’a jamais confondu l’égalité réelle dans un modèle trinitaire (7), la modernité se pense avec l’égalité de droit. Les élites ont préparé un nou- comme une société ouverte dans laquelle l’émulation vel ordre social et établi de nouvelles hiérarchies à leur doit engendrer l’excellence, autrement dit, le meilleur avantage tout en défendant le risque inhérent à l’auto- de ce qu’il est possible d’accomplir en un temps T. nomie. Pour la modernité, l’excellence relève d’une Nous sommes entrés dans une logique de la concur- aventure existentielle, que la société doit favoriser, rence, avec ce que celle-ci suppose de participation et mais qu’il revient à chacun de faire advenir. de sélection. Mais la concurrence vue par les « L’homme ne saurait obéir inutilement à la nécessité Lumières, ce n’est pas, comme chez Hobbes, la guerre qu’en jouant son propre rôle, en créant sa propre desti- à outrance entre égaux. C’est la rivalité avec autrui, née » [23]. dans un jeu pacifié (dit-on) puisqu’il s’achève toujours Dans sa phase ascendante et révolutionnaire, la par la victoire du meilleur. Et si la concurrence n’est modernité est persuadée du fait que les lumières de la pas perçue comme une violence sans fin, c’est que les raison vont contribuer à l’émancipation du genre hommes ne sont pas égaux entre eux. La modernité, humain. D’où le ton quasi socratique d’Holbach. « Ainsi, sages, je le répète, vous n’êtes point des hommes de votre temps : vous êtes les hommes de l’avenir, les pré- (7) La société féodale est tripartite, à l’image de la Sainte Trinité : « Or, curseurs de la raison future. Ce ne sont ni les richesses, ni donc, le peuple céleste est divisé en plusieurs corps, et c’est sur le modèle de cette organisation qu’a été disposé le peuple terrestre », Adalbéro les honneurs, ni les applaudissements du vulgaire que Laudunensis, Poème au roi Robert, l’An mil. vous devez ambitionner : c’est l’immortalité » [5].

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 41 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page42

Un tournant a donc été franchi ; à l’eschatologie chré- vail. C’est alors que naît Schmidt, cet homme- tienne la philosophie des modernes a substitué l’uto- machine capable de charger 48 tonnes par jour de pie – mais l’empreinte religieuse persiste : la croyance gueuses de fonte : au progrès a pris la place de Dieu. Il s’agit d’un pro- « Tu feras exactement du matin au soir ce que cet homme grès sans limites qui s’accomplit dans les œuvres – te dira demain. Quand il te dira de soulever une gueuse l’excellence n’étant au fond que la matérialisation de et de marcher, tu soulèveras et tu marcheras… et quand ce progrès : une excellence toujours plus tangible, à il te dira de t’asseoir et de te reposer, tu t’assiéras » [35].

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE mesure que l’homme accentue sa domination sur la Passons sur le ton quasi évangélique de l’ordre donné nature et que s’exerce une « saine » concurrence des à Schmidt. Parlons de l’homme. La production de hommes entre eux. masse aidant, c’est devenu un homme-outil, un homme-machine – ici, un porte-faix. Plus encore, c’est un homme transitoire, corvéable et jetable. Avec VERS UNE EXCELLENCE TOTALE la division du travail, il se trouve objectivement assi- milé à la machine. Mais celle-ci lui fait une rude concurrence. L’homo faber est disqualifié, le cogito est Cependant, la dynamique des économies occidentales mis sous cloche, mais la productivité s’accroît. va bientôt nécessiter la production intensive des biens. L’homme-outil s’en émeut : les plaintes contre le L’ironie mordante des Lumières est comme exténuée machinisme sont un leitmotiv de la classe ouvrière. par les enjeux économiques de l’entreprise indus- Les manufactures, pourtant, ne datent pas d’hier. trielle. L’air du temps est définitivement à la produc- Mais depuis la machine à vapeur de Watt ou le métier tion de richesses, à la technique, à la science. La phi- à tisser de Jacquard, l’affaire est claire : la machine losophie tend à être disqualifiée, y compris par le humaine ne fait pas le poids face aux performances jeune Marx [22]. Oui, décidemment, le siècle est à des « vraies » machines. Que cette dernière déploie l’urgence économique. Une urgence d’autant plus encore son ingéniosité et il en sera fini de l’ouvrier « légitime » que la croissance côtoie facilement la Schmidt : sa force herculéenne et sa docilité surréaliste dépression. Les « progrès » de la « civilisation » ne sont deviendront inutiles. pas aussi assurés que les Lumières avaient pu l’espérer. L’excellence s’est déplacée du terrain de la philosophie Jusqu’au début du XXe siècle, les crises font remonter critique à celui de l’organisation. Elle se mesure désor- les vieux maléfices, la famine par exemple. Dans ce mais à l’efficience. Or, qu’est-ce que l’efficience, sinon contexte, la question de la productivité industrielle est l’excellence au moindre coût ? C’est de l’organisation très tôt au centre des préoccupations des chevaliers scientifique et de la standardisation que cette effi- d’industrie et des premiers théoriciens du manage- cience dépend. Qui dit organisation scientifique dit ment. Le paradigme de l’excellence n’est plus celui du professionnels hautement qualifiés : ingénieurs et bel ouvrage saint-simonien encore artisanal, ni celui experts. D’où une suractivité des institutions (éta- de la conscience réflexive et critique des Lumières. Le tiques et privées) en matière de formation des élites. temps des robinsonnades et des débats sur l’excellence Aux États-Unis, après la guerre de Sécession, naissent supposée de la nature humaine est révolu (8). les grandes universités qui préparent à l’efficacité éco- L’excellence a quitté le champ de la philosophie pour nomique. En France, les grandes écoles apparues du rejoindre celui de la praxis, c’est-à-dire de l’industrie. temps de l’absolutisme vont se multiplier tout au long Elle est devenue l’affaire des Vulcain. De Marx à du XIXe siècle, indépendamment des universités héri- Adam Smith et de Taylor à Lénine, le progrès dépend tières, quant à elles, de la tradition humaniste. En du développement des forces productives. Ce qui est France, on intègre les grandes écoles par concours, promis pour bientôt, c’est une excellence pour tous, tandis que les Américains font de la richesse la condi- un Eden à portée de main : vespasiennes en or, pour tion « décomplexée » de l’accès à la formation (leurs les bolcheviks, ou Ford T pour les ouvriers de universités sont encore payantes aujourd’hui et la l’Amérique des années 1920. Encore faut-il savoir ségrégation raciale a perduré jusque dans les années dompter l’énergie immense produite par l’industrie. 1960), les concours organisés en France se veulent Comment ? En organisant « scientifiquement » le tra- impartiaux. Les inégalités sociales sont cachées sous le « voile de l’ignorance » (9). Le concours repose essen- tiellement sur les épreuves de mathématiques. Et comme les mathématiques sont réputées rejoindre (7) La société féodale est tripartite, à l’image de la Sainte Trinité : « Or, donc, le peuple céleste est divisé en plusieurs corps, et c’est sur le modèle de « les structures opératoires naturelles de l’intelligence » cette organisation qu’a été disposé le peuple terrestre », Adalbéro [26], l’idéal républicain du « à chacun sa chance » Laudunensis, Poème au roi Robert – l’an mille. Texte intégral traduit par Sébastien Bricourt, 2004, en ligne : reste sauf. http://www.forumromanum.org/literature/adalbero_laudunensis/ carmen_f.html

(8) Que l’on pense au Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot et à la sage philosophie de son vieillard Otaîtien. (9) Allusion à la « théorie de la Justice » de John Rawls.

42 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page43 MYRIAM MONLA Photo © Mines- ParisTech. « Qui dit organisation scientifique dit professionnels hautement qualifiés : ingénieurs et experts ». « Le laboratoire de l’École des mines », illustration tirée de l’ouvrage Nos grandes écoles d’application militaires et civiles, publié en 1895.

Tout se passe d’ailleurs comme s’il fallait désormais l’éclatement du travail en tâches parcellaires qui, très mettre en lumière une excellence « standard » pure de tôt, est dénoncé comme l’« aliénation » du travailleur toute pollution sociale. La psychométrie de Binet et et du travail lui-même [21]. Un travail doublement Simon (1905) et la mesure du quotient intellectuel aliéné aux yeux des marxistes, puisque celui qui (1912) tombent à point. Auparavant, l’anthropologie conçoit « scientifiquement » le processus de division physique de Broca s’intéressait à la craniométrie et au n’est pas celui qui exécute les actes isolés. Cependant, lien entre le volume du crâne et l’intelligence. Les lois la critique met-elle en doute la « scientificité » de cette de la génétique – ignorées du temps de Mendel nouvelle organisation du travail ? Rien n’est moins (1865) – sont (re)découvertes simultanément dans sûr. L’organisation du travail se réclame en effet d’une plusieurs pays européens. La mesure de l’intelligence, « science exacte » devenue dès le XIXe siècle la condi- du génie, bref, d’une excellence désormais substanti- tion de l’excellence, qui n’est autre désormais que la vée, prend la dimension d’une affaire d’État. Stimulée « productivité ». En revanche, il est certain que cette par l’enjeu colonial, l’anthropologie raciste va bon « scientificité » a paru douteuse à ceux qui en étaient train. Ainsi, en1903, Francis Galton propose à la l’objet. C’est en cela que la charge critique du film Les Société sociologique britannique « l’étude des agents Temps Modernes demeure sans équivalent : Chaplin y contrôlables socialement qui peuvent améliorer ou dété- montre que non seulement la rationalité du système riorer les qualités raciales des générations futures, cela, rend fou, mais que le système lui-même est hanté par physiquement et mentalement » [12]. L’eugénisme est la folie – par l’hybris, aurait dit Aristote, par la déme- né, ce rêve d’une maîtrise de la reproduction des sure, à l’opposé de l’excellence. Or, l’organisation « meilleurs », avec son corollaire implicite, l’extinction scientifique du travail ne se réclame-t-elle pas au des « inaptes ». contraire de la mesure ? Et pendant ce temps-là, Schmidt continue de porter C’est avec Henry Ford que le productivisme va trou- ses gueuses de fonte… ver sa forme accomplie. Autodidacte, Ford se définit Jusqu’à une époque récente, le productivisme n’a constamment comme pragmatique. Mais il reprend à guère été critiqué parce qu’il était censé garantir la son compte les principes scientifiques de Taylor, croissance ad aeternam et assurer le salariat. C’est invente la chaîne de production mobile et développe

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 43 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page44

de nouvelles méthodes de standardisation. sonne, contre toute évidence (12). La face sombre du « L’industrie scientifiquement organisée n’est pas nécessai- productivisme est à ses yeux transcendée par l’objectif rement un monstre qui dévore tout ce qui l’approche » d’un bien-être général. Henry Ford a pour projet de (10). Sa révélation sur le « chemin de Damas » (11) a ré-enchanter le monde en créant l’abondance. « Le été plus précoce que celle de Saint Paul : à l’âge de remède de la pauvreté n’est pas dans l’économie indivi- onze ans, il se trouve nez à nez avec une locomotive duelle, mais dans l’amélioration de la production » (13). routière. Le choc. L’illumination. C’est dans ce Le prophète se devine à chaque instant sous l’habit de

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE contexte quasi mystique que naît son projet de fabri- l’ingénieur. Dans Les Temps Modernes, le film de quer une « petite voiture pour tous ». Chaplin, cela saute aux yeux. La manne que promet Et, en effet, en 1908, la petite Ford T va marquer le Henry Ford, c’est la prise de pouvoir des individus sur triomphe du système fordien. Produite en grande la totalité de leur existence. D’où la terrifiante quantité et à bas prix, elle se veut accessible aux classes « machine à manger », illustration burlesque d’un moyennes et – pourquoi pas – à tout le monde. Les pouvoir fou qui tente d’investir le corps de Charlot et gains de productivité, nous dit Ford, doivent contri- prétend le gaver à « l’insu de son plein gré », jusqu’à buer ad infinitum à l’augmentation des salaires et à la l’étouffement. hausse du pouvoir d’achat des ouvriers, qui achèteront des Ford T. Nous savons que les choses ne marchent pas tout à fait ainsi. Mais c’est ainsi que Ford rai- (12) « J’ai pour règle qu’il vaut mieux vendre un grand nombre de voitures avec une marge de bénéfice petite quoique raisonnable que d’en vendre moins avec un gros profit. C’est ma règle ; elle permet à une portion plus (10) FORD (Henry), Ma vie, mon œuvre, 1924, Éditions Payot, p. 224, considérable du public d’acquérir des automobiles et d’en jouir ; elle permet 1925. aussi d’employer à cette fabrication un plus grand nombre d’ouvriers », p. 185. (11) FORD (Henry), Opus cité [10], chapitre : « Mon chemin de Damas », p. 26. (13) FORD (Henry), Opus cité [10], p. 211. Photo © Coll. CHRISTOPHE L Photo © Coll. CHRISTOPHE « La terrifiante “machine à manger”, illustration burlesque d’un pouvoir fou qui tente d’investir le corps de Charlot et pré- tend le gaver à “l’insu de son plein gré”, jusqu’à l’étouffement ». Photographie tirée du film Les Temps Modernes, de et avec Charlie Chaplin (1936).

44 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page45

L’excellence productiviste, ce n’est pas seulement l’orga- cratisée » – un prix exorbitant pour l’individu comme nisation du travail. C’est l’organisation de la vie entière pour la collectivité ? Tout en donnant lieu à des cri- par une autorité qui se dit souveraine, éclairée, compé- tiques nombreuses issues des sciences humaines, de la tente – un dieu architecte en somme. Comme Walt médecine du travail ou des syndicats, l’excellence post- Disney et son Experimental prototype Community of moderne n’a pourtant pas perdu de son prestige, tan- tomorrow, Ford a voulu inventer un monde plus que dis que l’excellence fordiste est entrée au panthéon des

parfait dans lequel tout doit être pensé scientifique- gloires défuntes. MYRIAM MONLA ment pour le « bonheur » de tous. L’Eldorado ? Il est vrai que les Trente Glorieuses s’étaient achevées Exactement. Et, en effet, l’histoire a une suite. En sur une crise qui commençait à affecter des pans 1927, à la recherche du caoutchouc indispensable à la entiers de l’industrie, notamment dans le secteur production des pneus, Ford va construire Fordlandia, automobile. La concurrence mondiale était vive, la en pleine jungle amazonienne. Maisons individuelles, demande irrégulière, et l’automatisation de plus en jardins potagers, machines à laver, réfrigérateurs, télé- plus poussée imposait une nouvelle organisation du phones et tourne-disques, tout y est : la perfection dans travail [20]. Curieusement, ni la critique ni la résis- les moindres détails, le nec plus ultra, l’excellence orga- tance ouvrière ne semblent avoir joué un rôle éminent nisationnelle achevée. Le projet, bien huilé (trop, sans dans le déclin du fordisme. L’Europe occidentale était doute), est rationnel jusqu’à l’obsession. Hélas ! Le sur- entrée, bien avant les Américains – et pour partie avec gissement de l’improbable n’a pas été inscrit dans le leur aide – dans l’ère de la société où tout se plan d’Henry Ford. Or, l’improbable, c’est l’homme. consomme. La question des salaires était au cœur des Et, en effet, l’utopie d’une excellence qui se veut totale revendications ouvrières. La société de consommation passe mal auprès des indigènes, ce qui provoque battait son plein. En ce sens, la prophétie de Ford révoltes, pillages et coups de sang. Enfin, lorsque la s’était réalisée. Mais dans un contexte de concurrence question des ressources humaines est à peu près réglée, mondiale et de concentration des entreprises, la crois- c’est la Nature qui joue sa partition : un parasite végé- sance régulière rendue possible par la production de tal détruit les plantations trop bien alignées. C’en est masse touchait à son terme. En France, la distancia- fini de Fordlandia [13]. L’excellence totale et un brin tion progressive avec l’État providence, les restructu- totalitaire a pathétiquement rejoint le chaos. rations, la délocalisation de la production manufactu- rée, l’arrivée des nouvelles technologies et le dévelop- pement du travail intellectuel impliquaient une nou- DE L’EXCELLENCE TOTALE À L’EXCELLENCE velle organisation du travail et la fin du plein emploi. POUR TOUS Le monde ouvrier a vite compris la menace qui pesait sur son avenir. La question du chômage hante les conflits de Mai 68. Dès les années 1970 et durant les « L’excellence redécouverte par chacun et vécue à tous les années 1980, l’État « accompagne » les grandes niveaux devient (…) le moyen primordial de contaminer restructurations. Une à une, les mines ferment. La tout un chacun avec l’esprit d’entreprise, de transformer sidérurgie suivra, puis le textile. Bientôt la totalité des tout membre du personnel en intrapreneur » [18]. organisations vont devoir se transformer sans provo- Au début des années 1980, c’est dans cet état d’esprit quer de « clash » majeur. que l’ouvrage In Search of excellence déclinait les secrets Or, tandis que l’Occident découvrait les limites du de l’excellence – c’est-à-dire de la réussite – des entre- productivisme, le Japon était devenu une puissance prises et des salariés dont le chemin de vie est comparé financière et industrielle incontestée. Les organisa- à celui de l’entrepreneur. Les recettes de T. Peters et tions ont volontiers recours aux modèles « gagnants » R. Waterman [25] s’étaient vendues par millions et aiment croire aux miracles. Le succès économique d’exemplaires dans le monde entier. La critique n’avait du Japon fit office de miracle. Ce « miracle » était – pas tardé. Nicole Aubert et Vincent Gaulejac, notam- disait-on alors – le fruit d’une réorganisation tech- ment, dénonçaient, en 1991, le Coût de l’excellence [2] nique et managériale dite « totale », dont l’expression en mettant à jour la violence inhérente à la quête éper- aboutie est celle du TPS (Toyota Production System) due de performance, laquelle implique désormais la mis au point par Taiichi Ohno. Économes et pré- totalité des acteurs de l’entreprise. Car, désormais, cha- voyants, confrontés à un marché limité et à une éco- cun doit « exceller » à tout instant, qu’il soit dirigeant, nomie fragile, les Japonais de l’après-guerre avaient cadre, ouvrier, étudiant ou élève, chef d’État, ou ingé- pris le contre-pied du fordisme : élimination du gas- nieur des trottoirs. De là à parler de dictature de l’ex- pillage, production en « juste-à-temps », auto-activa- cellence, il n’y avait qu’un pas. Désormais, l’excellence tion de la production, tels sont les principes de base ne se donnait plus comme un projet transcendant, du toyotisme (14). Ce faisant, Toyota mettait en avant mais comme un impératif collectif immanent dont chacun était en quelque sorte le dépositaire – une (14) « Chez Toyota, le concept d’économie est indissociable de la recherche de excellence par tous et pour tous. La souffrance au tra- réduction des effectifs et de réduction des coûts », Ohno Taiichi, in L’Esprit vail était-elle le prix à payer d’une excellence « démo- Toyota, Éditions Masson, p. 65, 1989.

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 45 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page46

le kaizen, « l’amélioration sans fin », la « qualité totale », même temps qu’il est désigné comme sujet libre, le « l’amélioration pas à pas ». La « total quality excel- producteur (comme le consommateur) est donc sup- lence », dans le droit fil d’une culture millénaire, était posé dépasser le stade de l’intérêt égoïste pour adhérer censée se fonder sur l’adhésion de tous les acteurs et à une collaboration globalement fructueuse. Le pro- leur participation active au changement. En 1984, le ducteur/consommateur est implicitement défini rapport Dalle va présenter le modèle japonais de comme le partenaire d’un ensemble collaboratif – « l’excellence totale » comme une solution à la crise du entreprise, école, société – qui fait l’impasse sur les

L’ÉPREUVE DES FAITS L’ÉPREUVE secteur automobile français... différences, les inégalités et les souffrances. De fait, Dès 1973, pourtant, le journaliste japonais Satoshi nous entrons de plain-pied « dans la conception-modèle Kamata avait publié le récit de son expérience d’une société bien ordonnée », tel que John Rawls en a ouvrière chez Toyota [19]. Sous un discours patrio- bâti la théorie [29]. tique et collectiviste, la concurrence entre les salariés La conjonction entre l’hédonisme consumériste et la restait dans les faits le nerf de la guerre. La « produc- coopération démocratique explique en partie le succès tion maigre » exigeait une implication de plus en plus du concept « d’excellence pour tous. » Ce faisant, ce grande de chacun. La réduction des coûts était donc concept marque le triomphe de l’entreprise et de ses cri- obtenue par une réduction de la main-d’œuvre, avec tères de performance dans l’imaginaire collectif. C’est son lot de contraintes (heures supplémentaires obliga- l’entreprise qui est devenue le maître étalon de l’excel- toires, travail de nuit, augmentation des cadences, lence (le succès au moindre coût). C’est elle qui a forgé recours systématique au travail temporaire, etc.), la croyance en une jouissance universelle par la toutes choses désormais contenues dans le terme consommation. De là naît le « droit » à « l’excellence générique de « flexibilité ». pour tous ». Certes, l’égalité consumériste a beau être Le thème de la « qualité totale » et son extrapolation fictive, elle offre les satisfactions propres à la société dans une excellence urbi et orbi tombaient à point. d’abondance. À la condition que tout le monde puisse « Les dirigeants et les contremaîtres, dans une usine, sont consommer, la messe est dite. Mais, en vérité, la comme les dirigeants et les entraîneurs d’une équipe de croyance en une excellence pour tous ne fonctionne-t- football » (15). Le Japon initiait donc une nouvelle elle pas comme un « voile d’ignorance » ? (16). En effet, déclinaison de l’excellence qui, au lieu de se réclamer l’individu postmoderne se présente comme un être de la concurrence entre les individus, prétendait faire pourfendu : consommateur insatiable, mais aussi pro- de chacun une partie du tout. Participative, exotique, ducteur et, à ce titre, contraint à faire preuve d’une effi- comme délivrée de la brutalité tayloriste et fordiste, cacité toujours plus grande et d’une excellence vidée de largement revue et corrigée par les Américains (nous sa substance, de sa lenteur, de son art, de sa perfection. pensons notamment au travail sur la qualité de W.E. Ainsi, d’un côté, l’excellence est-elle jetée à tous Deming), l’excellence à la japonaise a donc fait son vents : excellence à quatre sous, « sésame » du marke- entrée dans le discours managérial des entreprises fran- ting politique ou commercial, mise au rayon du « prix çaises au début des années 1990. Elle engageait la tota- unique », excellence prétendument pour tous de lité des salariés et faisait d’eux les « parties prenantes » l’école postmoderne et des diplômes décernés à la de la compétitivité. En même temps, « la qualité » était pelle qui ne valent rien. Bref, une excellence au rabais désignée comme l’objectif premier dont chacun était qui fait l’impasse sur la réalité, à commencer par la supposé être à la fois le producteur et le bénéficiaire. réalité du « vrai » luxe, des « vrais » diplômes auxquels L’excellence s’est en effet présentée comme un concept les lois du marché donnent leur « vraie » valeur . De fédérateur qui visait l’intérêt de tous : « producteur, l’autre une excellence imposée à tous, un système de consommateur, entreprises : tous satisfaits ! ». « collaboration » fondé sur le contrôle, sur l’évaluation C’est, pensons-nous, dans l’irruption de la subjectivité permanente de chacun, un impératif d’excellence sou- comme indicateur qu’apparaît l’inflexion majeure du vent superfétatoire perpétuellement dévalué par sa discours sur l’excellence. Certes, chez Ford, la notion tendance à la généralisation – ne suffit-il pas, la plu- de « satisfaction » n’était pas absente. Mais elle était part du temps, de « bien faire » son travail ? Double pensée de manière autoritaire, quasi théologique. Du illusion et double impasse, car l’excellence, s’il en est, coup, le sujet devenu objet était prédisposé au renie- participe du temps long de la recherche, de l’innova- ment et déniait au démiurge sa prétention tion et du dépassement de soi. Comme le dit l’adage « altruiste ». Tandis qu’avec l’excellence postmoderne, populaire, « on n’a rien sans rien ». le discours devient leibnizien. Il suppose que chacun Pour exiger l’excellence d’autrui ou prétendre soi- est en droit d’être satisfait, de juger objectivement du même à exceller, il faut en payer le prix : le reste n’est degré de satisfaction qu’il éprouve, de l’évaluer, d’en que publicité, ou démagogie… n payer le prix et d’en faire publicité sur un mode rationnel, en vue d’une amélioration générale. En (16) De même que Tocqueville parlait d’égalité fictive, John Rawls fait l’hypothèse d’une situation idéale dans laquelle les individus ne connaî- (15) OHNO (Taiichi), L’Esprit Toyota [24], p. 16. traient rien de leur statut social, de leurs forces ou de leurs faiblesses.

46 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 37-47 Monla_Monla 05/12/13 13:15 Page47

[16] HOMÈRE, Iliade, Chant XXII, opus cité, p. 348. BIBLIOGRAPHIE [17] JAEGER (Wermer), Paideia, Éditions Gallimard, 2007, p. 32, 1964. [1] ADALBERO (Laudunensis), Poème au roi Robert, [18] JAOUI (Hubert), La Créativité – Mode d’emploi, l’An mil, Texte intégral traduit par BRICOUT ESF Éditions, p. 132, 1990. (Sébastien), 2004 (en ligne). [19] KAMATA (Satoshi), Toyota : l’usine du désespoir,

[2] AUBERT (Nicole) & de GAULEJAC (Vincent), Le 1973, Éditions Demopolis, 2008. MYRIAM MONLA Coût de l’excellence, Éditions Dunod, 1991. [20] LOUBET (Jean-Louis), « L’industrie automobile e [3] BEAUMARCHAIS (CARON de) (Pierre-Augustin), Le française d’une crise à l’autre », XX siècle, Revue mariage de Figaro, 1784, Acte V – Scène 3, Petits d’Histoire, n°52, octobre-décembre 1996. Classiques Larousse. [21] MARX (Karl), Les Manuscrits de 44 (Premier [4] CONDORCET (de) (Nicolas), Cinq mémoires sur manuscrit : « Le travail aliéné »), Éditions sociales, l’instruction publique, Garnier-Flammarion, p. 54. 1968. [5] D’HOLBACH (Paul-Henri Thiry), Essai sur les pré- [22] MARX (Karl), Thèses sur Feuerbach 1845, jugés, Chapitre XIV, Classiques des sciences sociales L’idéologie allemande, Éditions Sociales, 1976. (en ligne), p. 199, 1770. [23] NAVILLE (Pierre), D’Holbach et la philosophe http://classiques.uqac.ca/classiques/holbach_baron_ scientifique au XVIIe siècle, 1943, Éditions Gallimard, d/esaai_sur_les_prejuges/dholbach_essai_prejuges.pdf p. 239, 1967. [6] D’HOLBACH (Paul-Henri Thiry), Système Social ou [24] OHNO (Taiichi), L’Esprit Toyota, Éditions Principes naturels de la Morale et de la Politique, avec un Masson, p. 16 et 65, 1989. examen de l’influence du gouvernement sur les œuvres, Édi- [25] PETERS (Tom) & WATERMAN (Robert), Le Prix tions Niogret, Livre 1 – Chapitre XII, p. 89, 1773-1822. de l’excellence ; Les secrets des meilleures entreprises, Édi- [7] DESCARTES (René), Le Discours de la Méthode, tions Dunod, 1982-1983. Partie VI, Édition La Pléiade, p. 168, 1637. [26] PIAGET (Jean), Psychologie et pédagogie, Éd. [8] DIDEROT (Denis), article « Génie » de Denoël, p. 70, 1969. l’Encyclopédie, Encyclopédie de Diderot (en ligne : [27] PLATON, Apologie de Socrate, Édition La Pléiade, http://www.lexilogos.com/encyclopedie_diderot_ Tome I, p. 164, 1966. alembert.htm). [28] PLATON, Le Ménon, Édition La Pléiade, p. 528, [9] ESCHYLE, Les Perses/93, Théâtre complet 1980-1981. Garnier-Flammarion, p. 4, 1964. [29] RAWLS (John), Justice et démocratie, collection [10] FORD (Henry), Ma vie, mon œuvre, Éditions Seuil Essais, p. 101, 1978-1993. Payot, pp. 26, 185, 211, 217 et 224, 1924-1925. [30] ROUSSEAU (Jean-Jacques), Discours sur l’Origine re [11] FREDERIC WINSLOW (Taylor), “The Principies de l’Inégalité, Tome III – I partie, p. 142, Édition La of Scientific Management”, 1911, in La Direction Pléiade, 1774. scientifique des entreprises, 1967. [31] ROUSSEAU (Jean-Jacques), Émile ou de l’Éduca- [12] GALTON (Francis), cité par BECQUEMONT tion, Livre 1, Édition La Pléiade, p. 247. (Daniel) in « Des sciences sociales contre l’homme », [32] SAINT PAUL, Première Épître aux Corinthiens, Revue Autrement Sciences en Société, 1993. Nouveau Testament – Chapitre 1, 21. [13] GRANDIN (Pierre), « Le Rêve amazonien de [33] SAINT-SIMON de ROUVROY (Claude-Henri), Henry (Ford) », in Le Monde Diplomatique, août 2011. « La Parabole de Saint-Simon en 1819 », in [14] HECHT (Jacqueline), « Un problème de popula- l’Organisateur. e tion active au XVIII siècle : la querelle de la noblesse [34] WERMER (Jaeger), Paideia, Éditions Gallimard commerçante », Revue Population, 19e année, n°2, 2007, p. 32, 1964. pp. 267-290, 1964. [35] WINSLOW TAYLOR (Frederick), “The Principles [15] HOMÈRE, Iliade, Chant XVIII, Éd. Jean de of Scientific Management”, 1911, in La Direction Bonnot, p. 300, 1972. scientifique des entreprises, 1967.

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 47 48-60 Simon_Simon 05/12/13 13:15 Page48

ÉMERGENCE DE DESIGNS DOMINANTS DANS L’INDUSTRIE AÉRONAUTIQUE DE 1890 À 1935 : QUELLES LEÇONS TIRER DE L’OPPOSI-

AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX TION ENTRE AVIONS MONOPLANS ET BIPLANS ?

Nous montrerons dans cet article que l’adoption d’une approche historique peut nous permettre, sous certaines conditions de méthode, d’améliorer notre compréhension des processus d’émergence et de changement des des- igns dominants. Nous analyserons le développement de l’industrie aéronau- tique entre 1890 et 1935. Sur cette période, deux designs dominants se sont succédés : le biplan, puis le monoplan. Si les changements de designs domi- nants sont généralement expliqués par l’apparition d’une rupture technolo- gique, nous montrerons que des modifications dans la nature de la demande peuvent également conduire à de tels changements.

Par Fanny SIMON* et Albéric TELLIER**

* Maître de Conférences, Université de Caen Basse-Normandie, IAE, NIMEC.

** Maître de Conférences habilité à diriger des recherches, Université de Caen Basse-Normandie, IAE, NIMEC.

48 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 48-60 Simon_Simon 05/12/13 13:15 Page49

lecteurs/enregistreurs à bandes des modèles à cas- INTRODUCTION settes, ces derniers faisant l’objet d’une compétition entre différents formats (VHS, Betamax, V2000) pro- La notion de design dominant apparaît aujourd’hui posés par des firmes concurrentes (ROSENBLOOM et comme « quasi-paradigmatique » dans les travaux por- CUSUMANO, 1987). Cette deuxième phase prend fin tant sur la dynamique des technologies. Depuis les avec l’apparition d’un design dominant (les modèles à travaux fondateurs d’Abernathy et d’Utterback cassettes utilisant le format VHS). (1978), de nombreux chercheurs ont tenté de préciser Une fois que ce design a réussi à s’imposer (phase 3), les différentes formes de design, les niveaux auxquels les firmes vont privilégier un travail d’exploitation, on les observe, les facteurs explicatifs de leur émer- qui correspond à une utilisation efficiente des savoirs gence et leurs effets sur l’évolution des secteurs d’acti- existants (MARCH, 1991). On entre alors dans la qua- vité concernés. Dans tous ces travaux, les change- trième phase du modèle, caractérisée par l’apport ments de design sont expliqués par l’apparition d’une d’améliorations progressives à la/aux technologie(s) rupture technologique. exploitée(s) qui viennent renforcer le design adopté TELLIER ALBÉRIC SIMON ET FANNY Nous montrerons ici que ce postulat ne résiste pas à (TUSHMAN et ANDERSON, 1986). Il faudra une nou- une étude fouillée du développement d’une industrie velle rupture technologique pour relancer un nouveau donnée. En analysant la succession des designs cycle (voir la Figure ci-dessous). « biplan » et « monoplan » dans l’aéronautique entre 1890 et 1935, il apparaît que la nature de la demande et les priorités des acteurs qui la portent sont détermi- nantes dans les changements de design. Dans une première partie, nous présenterons le cadre théorique et les objectifs de notre recherche. Une deuxième partie présentera le cas étudié et la méthode utilisée. Enfin, la troisième partie sera dédiée aux résultats de la recherche, et leur discussion servira de conclusion.

FONDEMENTS THÉORIQUES ET OBJECTIFS DE LA RECHERCHE

Un design dominant peut être défini comme un stan- dard qui émerge dans une activité naissante au terme Figure 1. Un modèle de cycle technologique (Anderson et Tushman, 1990). d’un processus d’homogénéisation des offres techno- Source : d’après Murmann et Frenken, 2006, p. 946. logiques (JOLLY, 2008, p. 14). Après un retour sur cette notion, les objectifs de notre recherche seront précisés. Dans ce modèle, la sélection du design est considérée comme un point-clé de transition entre la phase de L’émergence d’un design dominant dans un cycle perturbation (caractérisée par les efforts d’exploration technologique déployés par les firmes pour imposer leurs solutions technologiques) et la phase de changement incrémen- Le modèle le plus célèbre de changement technolo- tal (caractérisée par des tentatives d’améliorer un gique a été proposé par Anderson et Tushman dans choix collectivement établi) (TUSHMAN et une série de travaux publiés en 1986, 1990 et 1991. MURMANN, 1998). De nombreux auteurs se sont La première phase de ce modèle correspond à l’émer- donc focalisés sur ce point de transition, et diverses gence d’une discontinuité technologique. La rupture explications de son émergence ont été formulées. introduite peut concerner le produit lui-même, ses L’analyse de la littérature permet de mettre en exergue composants principaux ou les processus sous-jacents trois types d’explication : (conception, fabrication, distribution…). – a) un design devient dominant, car il représente le On entre alors dans une phase de perturbation au meilleur compromis (avantages/inconvénients) parmi cours de laquelle on observe une double concurrence les différentes alternatives proposées (SUAREZ et entre la nouvelle technologie et l’ancienne, d’une part, UTTERBACK, 1995) ; et entre les différentes formes que la nouvelle techno- – b) un design dominant émerge à la faveur d’une logie peut prendre, d’autre part. Ainsi, par exemple, le combinaison de facteurs sociologiques, politiques et développement des magnétoscopes, dans les années organisationnels (TUSHMAN et ROSENKOPF, 1992). La 1970, a été marqué par la substitution aux sociologie de l’innovation (voir notamment AKRICH

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 49 48-60 Simon_Simon 05/12/13 13:15 Page50

et al., 1988a/b) a notamment mis l’accent sur l’im- dépasse pour la première fois les 200 Km/h. Tous les portance des conflits d’intérêt et des négociations engins qui ont permis ces exploits ont un point com- entre acteurs dans le développement technologique ; mun : ce sont tous des monoplans. Pourtant, l’écra- – c) les manœuvres stratégiques des firmes expliquent sante majorité des appareils qui vont être produits l’issue de la compétition entre différents standards entre 1910 et 1925 vont utiliser une configuration en (SHAPIRO et VARIAN, 1999 ; ROSENBLOOM et biplan. Il faudra attendre le milieu des années 1930 CUSUMANO, 1987). Par ses actions (cessions de pour que le monoplan retrouve à nouveau les faveurs licences, alliances, effets d’annonce…), une firme des industriels et des clients. Comment expliquer ce innovatrice peut en effet créer les conditions d’un changement d’orientation ? Comment expliquer cette consensus autour de sa technologie. parenthèse de près d’un quart de siècle au profit du biplan qui apparaît pour les historiens de l’aéronau- AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX Les objectifs de notre recherche tique comme un paradoxe (CHADEAU, 1996a, pp. 105-106) ? Si de nombreuses recherches ont été menées sur Pour répondre à de telles questions, il paraît crucial l’émergence des designs, deux prolongements parais- d’intégrer des éléments de contexte et de resituer les sent nécessaires pour affiner notre compréhension de technologies développées dans leur environnement ce processus. D’une part, la plupart des auteurs cher- social et institutionnel. S’intéressant aux facteurs de chent à mettre en exergue les régularités davantage succès de l’innovation et considérant que la technolo- que les mécanismes sous-jacents. En particulier, les gie peut être vue comme un construit social, Pinch et travaux en économie du changement technique ont Bijker (1989) ont proposé une méthode permettant la cherché à déterminer les caractéristiques des compéti- mise en évidence de la façon dont « se négocie » une tions technologiques : phénomènes de lock-in, exter- technologie dans un contexte social, culturel et écono- nalités de réseau… (ARTHUR, 1988 ; DAVID, 1985 ; mique donné. Leur approche, baptisée « SCOT » KATZ et SHAPIRO, 1985). D’autre part, les recherches (Social Construction of Technology) (1), repose sur portent davantage sur l’émergence d’un design sur une l’idée que toute innovation technologique est une période relativement courte que sur l’enchaînement réponse particulière qu’apporte un innovateur (ou un de designs successifs. C’est notamment le cas des tra- collectif) à un ensemble de problèmes qu’il veut vaux d’inspiration sociologique, qui s’intéressent résoudre. Les choix qu’il fait offrent des solutions à essentiellement à la phase de compétition entre tech- certains acteurs, mais posent des problèmes à d’autres. nologies (étude des controverses), privilégient des Ils ont donc pour conséquence de dessiner progressi- études en temps réel et mènent des investigations sur vement l’univers social de l’innovation. Pour com- des périodes relativement courtes. prendre le succès (ou l’échec) d’une technologie, il est Afin d’aboutir à une compréhension plus fine des donc nécessaire de « déconstruire » cet univers afin de mécanismes qui permettent l’émergence d’un nou- mettre en évidence les acteurs qui ont joué un rôle veau design dominant, nous analyserons l’histoire de dans le processus d’innovation, et, plus largement, les l’aéronautique entre 1890 et 1935. Sur cette période, liens entre la conception d’une innovation et ses deux designs dominants se sont succédés : le biplan, usages. Ces « Groupes Sociaux Pertinents » (Relevant puis le monoplan. Après une description de la Social Group (les GSP, dans la suite de cet article)) ont méthode retenue, nous présenterons notre analyse et des attentes et des problèmes spécifiques, et vont, dès les enseignements apportés par cette étude de cas. lors, soutenir les solutions proposées ou, au contraire, s’y opposer. Certains (partenaires industriels, clients, instances publiques…) ont la capacité de participer à L’ANALYSE DU DÉVELOPPEMENT la conception de l’innovation et aux négociations DE L’AÉRONAUTIQUE PAR L’APPROCHE SCOT autour de celle-ci, tandis que d’autres n’interviennent qu’indirectement (les médias par exemple). Le dispositif empirique que nous avons spécifique- Les débuts de l’aéronautique sont marqués par des ment élaboré pour l’analyse du développement de compétitions technologiques entre industriels à la l’industrie aéronautique entre 1890 et 1935 reprend recherche de la solution qui finira par s’imposer. les trois étapes successives de cette méthode : Notre analyse porte sur la plus importante de ces controverses, celle relative au nombre d’ailes des Étape 1 – Suivi chronologique du développement avions : plus de trente années seront nécessaires pour des technologies qu’il y soit mis un terme. Le 25 juillet 1909, Louis Blériot traverse pour la pre- Dans un premier temps, l’examen historique du déve- mière fois la Manche en avion. L’année suivante, loppement de l’aviation – des premiers essais jusqu’à Hubert Latham vole à mille mètres d’altitude. Le 23 septembre 1913, Roland Garros traverse la (1) Pour une représentation synthétique de cette méthode, voir Flichy Méditerranée, et, six jours plus tard, Maurice Prévost (2003).

50 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 48-60 Simon_Simon 05/12/13 13:15 Page51

la stabilisation technologique autour de la structure Étape 3 - Analyse des positions prises par les GSP monoplan – a permis de mettre en évidence l’évolu- tion des différents produits proposés et d’identifier les Il s’agissait dans cette troisième étape d’étudier les principaux acteurs. L’analyse des travaux d’Emmanuel positions prises par ces différents acteurs durant le Chadeau (2) et des archives qu’il a collectées nous a processus de développement technologique et leurs tout d’abord permis de réaliser une chronologie conséquences sur l’évolution du secteur. Pour chacun détaillée de l’histoire de l’aéronautique. Deux des GSP, les problèmes posés par les caractéristiques périodes ont ainsi été mises en exergue. La première techniques des innovations en présence, les opportu- s’étend de 1890 à 1918. Elle est caractérisée par diffé- nités offertes et les solutions retenues ont été étudiés. rentes controverses sur les technologies à privilégier et débouche sur la structure biplan comme design domi- nant. La seconde période, qui court de 1918 à 1935, ANALYSE DU CAS correspond à la remise en cause des choix technolo- giques précédents et conduit finalement à un renver- TELLIER ALBÉRIC SIMON ET FANNY sement du design dominant avec la généralisation de Une analyse chronologique de l’émergence des designs la structure monoplan. dominants dans l’industrie aéronautique est tout La chronologie ainsi réalisée a été progressivement d’abord proposée. Dans un deuxième temps, les prin- enrichie par une analyse de travaux dédiés à cette cipaux groupes sociaux pertinents sont identifiés et même industrie et portant sur la même période, des leurs rôles sont précisés. Comme le recommandent travaux ayant adopté des niveaux d’analyse particu- Pinch et Bijker, des graphes « problèmes-solutions » liers (les États, les entrepreneurs, les médias…). Notre sont établis pour chaque phase, et commentés. travail correspond ainsi à un exercice de réinterpréta- tion de publications déjà existantes (STEWART, 1984). Une analyse chronologique du développement Conformément aux travaux ayant utilisé une de l’industrie aéronautique approche historique pour l’étude du développement technologique (récemment, LENFLE, 2011), cette L’analyse chronologique permet de distinguer deux intégration de travaux académiques a été arrêtée à par- périodes. tir du moment où les derniers articles consultés n’ap- portaient manifestement plus d’éléments nouveaux. 1890-1918 : du rêve de la machine volante à la victoire du biplan Étape 2 - Identification des Groupes Sociaux Pertinents Dès les années 1850 et les travaux du physicien bri- tannique Cayley, on comprend que pour voler, il faut, À partir des éléments que nous avons recueillis durant face à la résistance de l’air, déployer une force énergé- la première phase, les GSP ont été référencés pour les tique appliquée à une surface portante. Au niveau deux périodes. Conformément aux prescriptions de technique, deux questions doivent alors être résolues : Bijker (1992), nous avons identifié ces groupes en sui- quelle peut être la source d’énergie (motorisation) ? Et vant un acteur initialement sélectionné (ici, les quelle doit-être l’allure de l’engin (aérodynamisme) ? constructeurs) et en cherchant à analyser les pro- Les « avions » conçus par Clément Ader entre 1890 et blèmes que celui-ci se pose et les répercussions des 1897 sont propulsés par une machine à vapeur. solutions qu’il adopte (Quel est son problème ? Cependant, à la même époque, les moteurs à explo- Pourquoi choisit-il cette solution ? Quel est l’impact sion atteignent déjà des puissances qui permettent de cette solution sur les autres ?...). Cette démarche d’envisager leur utilisation dans l’aéronautique. Le permet d’identifier des acteurs nouveaux (des appor- recours à l’essence (qui est un produit relativement teurs de solutions, des adversaires de la solution rete- léger) comme carburant et le rendement de ces nue…), qui sont eux-mêmes réintégrés dans l’analyse moteurs offrent des solutions intéressantes aux pro- qui s’apparente ainsi à une démarche en « boule de blèmes du combustible embarqué (la machine à neige ». vapeur nécessitant, quant à elle, du charbon et de l’eau) et de l’autonomie. Il reste que le poids du moteur impose de disposer de surfaces portantes qui soient à la fois très étendues et légères. Plusieurs travaux vont ainsi être menés sur des modèles à double plan pour trouver une solution à ce (2) Né en 1956 et disparu en 2000, le Professeur Emmanuel Chadeau est considéré comme un des plus grands spécialistes mondiaux de l’his- problème. L’Américain Chanute s’appuie sur les tra- toire de l’aviation. Les archives qu’il a dépouillées et parfois contribué à vaux mathématiques de l’Allemand Lilienthal et rééditer sont colossales. Parmi ses écrits, son ouvrage de 1996, Le Rêve et publie des recherches sur la résistance de l’air et sur la la puissance : l’avion et son siècle (Fayard), fournit une histoire détaillée du développement de l’aéronautique. Cette référence a été pour nous d’un portance (CHADEAU, 2004a, p. 71), tandis que intérêt tout particulier pour l’établissement de la chronologie. l’Américain Maxim conçoit des planeurs cellulaires à

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 51 48-60 Simon_Simon05/12/1313:15Page52

52 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX (C GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 Toury unechute, à avion après de son restes (Eure-et-Loir), le30octobre 1908. “ ment, danslesjournaux, « Lesbiplansparaissentplussûrs.D’ailleurs, Blériot, dumonoplan, multiplieleschutesetdevientrapi ledéfenseuracharné possibles (B moteur…) etàexplorer lesdifférentes combinaisons une conceptionmodulaire del’avion (ailes,fuselage, deux plans.Cestravaux sontlespremiers àreposer sur tandis quelebiplanplane(C carburant, lemonoplanralentittrop vite,etchute, « couperlesgaz».Or, sil’on stoppel’alimentation en pas d’autre choix,pourdescendre etseposer, quede sont encore trèssommaires. Bien souvent, lepiloten’a l’aviation (notamment leréglagedelacombustion) nent del’automobile, dispositifspropres certains à mandes. Ensuite, commelesmoteursutilisésprovien- nécessitent decefaitunemeilleure maîtrisedescom- doivent décolleretatterriràplusgrandevitesse, cette époquedeuxinconvénients. Tout d’abord, ils progressent également.Mais cesappareils présententà Dans lemêmetemps,lesdéfenseursdesmonoplans triels (Ferber, Voisin, Wright…) suivent cettevoie. appareils biplans.Des expérimentateursetdesindus- :lesmoteursàexplosionnécessitentdes une idéeforte cellulaires) etChanute(profils desailes)aboutissentà Parcourue. àcespriorités,Maxim rapport (planeurs traux :lastabilité,letempsdevol etladistancepar- se concentrent uniquementsurtrois problèmes cen- dans lesjournaux,«l’homme quitombetoujours monoplan, multiplieleschutesetdevientrapidement, sûrs. D’ailleurs,Blériot, ledéfenseuracharnédu 36). Pour cesdeuxraisons,lesbiplansparaissentplus plusieurs journauxeuropéens s’associent pourcréerle de trouver desoccasionsd’en parler. En août1910, concours. Puisque l’avion faitvendre, ilestimpératif considérable. Lapresse semetàorganiserdes L’engouement dugrandpublicpourcesexploitsest HAMPEAUX RADSHAW , 2003,p. 27). , 1992,p. 247).Cependant,ils l’homme ». quitombetoujours” HADEAU , 1996a,pp. 28- »… Louis Blériot (1872-1936), aviateur français, examinant les examinant Blériot(1872-1936), Louis français, aviateur premières expériencesdelargagechargesexplosives avecvoit les enlui unevéritablearmededestruction, discret etmoinscoûteuxqueledirigeable.Puis on de reconnaissance etd’observationpluspratique, nibles. On voit toutd’abord dansl’avion unmoyen européennes achètentbonnombre desmodèlesdispo- pour l’avenir del’aéronautique. Dès1909,lesarmées C’est l’entrée enjeudel’armée quiva être décisive bureaux d’étude (C satisfaisant pourlesbanquiers,industrielset de postérité.L’avion n’est toujourspasundébouché de lapresse, ouencore deshommesd’affaires enquête desmagnatsdunégoce,pétrole ou tiers fortunés, un «capitalismeaventurier »oùl’on trouve desren- L’industrie aéronautique n’est plussoutenuequepar d’importantes réparationsaprèschaqueincident. vers 1910),nécessiteunemaintenancetrèslourde et dre avioncoûtetrèscher(4000dollars,enmoyenne, pour permettre unessorindustrielvéritable.Lemoin- Toutes passuffisantes cestentatives nesontpourtant vante, ilmetenplacelaBritish Empire Michelin Cup qui volera surlaplusgrandedistance.L’année sui- un prixd’un montant de15000francsàl’aviateur une coupeannuelled’aviation, etdécidededécerner pneumatiques etd’accessoires encaoutchouc,crée prix. Dès1908,Michelin, fournisseurpotentielde engins parl’organisation decoursesetdesremises de l’aéronautique, cherchent égalementàpromouvoir ces p. 214).Lesindustriels,quiontfaittrèstôtleparide liers, aux constructeurs etàl’arméeliers, auxconstructeurs (L étapes devitesseetd’endurance auxparticu- ouvertes « Circuit européen del’aviation »,uneépreuve aux la locomotionaérienne,àParis (C C’est àcetteépoquequ’est égalementcrééle Salon de HADEAU , 1996a,pp. 48-66). HAMPEAUX ENOBLE , 2003). , 2005, de- .

Photo © ROGER-VIOLLET 48-60 Simon_Simon 05/12/13 13:16 Page53

et d’installation de mitrailleuses à bord. Les premières Quand la Première guerre mondiale éclate, les flottes souscriptions destinées à offrir des avions aux armées aériennes européennes sont composées à la fois de apparaissent en 1910-1912. monoplans (environ un quart des appareils, voire la Les effets de cet intérêt des militaires sont à la fois éco- moitié) et de biplans. Par exemple, la France possède nomiques et techniques. Comme l’armée devient le au début du conflit 120 avions de 14 marques diffé- principal débouché des constructeurs, ceux-ci cher- rentes. Un plan d’uniformisation est envisagé dès chent à répondre aux demandes particulières des octobre 1914 afin d’augmenter et de standardiser la états-majors. Or, bon nombre des experts consultés production – seuls quatre types d’avions sont retenus : par l’armée vont militer en faveur du biplan. Ce type trois biplans pour un seul monoplan (CHAMPEAUX, d’avion peut se poser à petite vitesse sur n’importe 2003 ; BERGER, 2003, p. 47). Dès l’année suivante, les quelle pelouse, alors que le monoplan demande des militaires ne veulent plus que des biplans (CHADEAU, terrains plus longs et parfaitement drainés (encore 1996a, pp. 105-106). rares, à l’époque). De plus, le biplan, même s’il est On peut affirmer qu’en 1915 le biplan possède les plus lent, est beaucoup plus maniable et sûr, et il per- trois caractéristiques clés d’un design dominant TELLIER ALBÉRIC SIMON ET FANNY met, à masse égale, d’emporter une plus grande charge (CLYMER et ASABA, 2008 ; MURMANN et FRENKEN, utile : en plus du pilote, peut y prendre place un 2006) : il correspond à une configuration particulière observateur ou un lanceur de projectiles (CHADEAU, retenue parmi un ensemble de choix possibles ; il 1996a, pp. 106-107). représente la solution privilégiée par le marché ; son Les effets de la guerre adoption sur le développement marque la tran- de l’industrie aéro- sition d’un sys- nautique sont consi- tème de pro- dérables. On dénom- duction plutôt bre 741 avions enga- artisanal fonc- gés sur le front en tionnant « à la août 1914. Il y en commande » aura 16 000 à l’au- vers une pro- tomne 1918. Pour duction de faire face à cette masse standar- demande urgente de disée. Il faudra matériels, il a été attendre le nécessaire de confier milieu des aux militaires des res- années 1930 ponsabilités élargies pour observer en matière de planifi- un renverse- cation technique et ment de design industrielle : les en faveur du états-majors de l’ar- monoplan mée définissent leurs (voir la Figure préférences, les 2 de la page bureaux d’études pri- suivante). vés des industriels La Première proposent des solu- guerre mondiale tions concurrentes, va être le théâtre les services tech- des premiers niques de l’État éva- combats aériens luent les propositions à grande échelle, (CHADEAU, 1996a, et des pilotes pp. 68-72). En 1916, comme Georges est créée la Section Guynemer ou technique de l’aéro- Manfred Von nautique, avec pour Richtoffen vont mission de coordon- devenir de véri- ner et de centraliser tables héros. Le

toutes les études sur Photo © ROGER-VIOLLET rôle de la presse l’aéronautique mili- « Quand la Première guerre mondiale éclate, les flottes aériennes euro- est ici détermi- péennes sont composées à la fois de monoplans (environ un quart des appa- taire (BERGER, 2003, reils, voire la moitié) et de biplans ». Une du Le Petit Journal, du 5 septem- nant. Par ses p. 49). bre 1909, consacrée au meeting d’aviation de Bétheny (Marne). comptes rendus

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 53 48-60 Simon_Simon05/12/1313:16Page54

54 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 155 000employés d’avions. chezlesconstructeurs Ils de quelquesmois.En 1918,oncomptaitenFrance la Première guerre mondialeelles’effondre enl’espace ment focaliséesurlesbesoinsdesarmées,qu’à lafinde L’industrie européenne del’aéronautique s’est telle- gique, etfigelesreprésentations (J qui influesurlesbesoinsetledéveloppement technolo- pilotes une«aurahéroïque »,ellefabriqueunimaginaire des faitsd’armes des«asdel’aviation »,elledonneaux D’après des données issues de :CHADEAU (E.), L’industrie : aéronautique française entre 1910et1938. Figure 2 pp. 439,441et442,1987. incrémentaux dumodèleAnderson/Tushman (1990). 1925 correspond ainsiàlaphasedechangements demesure,aux instruments etc.Lapériode1915- refroidissement, autraind’atterrissage, aucockpit, gouvernail, aumoteur, auxhélices,aucircuit de ign dans unepérioded’amélioration progressive decedes- On entre ensuite(approximativement jusqu’en 1925) du du 1918-1935 : contestation et remplacement et contestation : 1918-1935 type d’appareil (C comme professionnels, nevoudront plusvoler quesurce esprits qu’à lafinduconflittouslespilotes,amateurs 2005). Lasilhouettedesbiplansva tellementmarquer les . Des progrès vont être aufuselage, apportés design dominant HADEAU Design dominant : , 1996a,pp. 102-103). Biplan ARRIGUE Histoire de l’industrie aéronautique en France : de Blériot à Dassault, 1900-1950 Dassault, à Blériot de : France en aéronautique l’industrie de Histoire et M ORERA , rité serenforcent (C s’améliorent grandement,tandisquelesrèglesdesécu- villes. Lesconditionsdedécollageetd’atterrissage d’aviation »,ilssedéveloppent auxabords desgrandes remplacentaéroports lesaérodromes etles«champs et lespassagers).Dèsledébutdesannées1930, matériel etdecarburant,descomptoirs(pourlefret flottes d’appareils, desaérodromes, desdépôtsde immenses. Il fautparconséquentdévelopper des nouveau :lescompagniesaériennes.Leursbesoinssont tion civile.On voit ainsiapparaître untyped’acteur toirs desIndes) lesincitedésormaisàsoutenirl’avia- empires coloniauximmenses(notammentlescomp- Parallèlement, lavolonté desÉtatsd’administrer des traverse pour lapremière foisl’Atlantique. privilégié desexplorateurs.Ainsi,en1927,Lindberg de1920,l’avionÀ partir devientplutôtl’instrument p. 54). stocks pourentretenir leursavions(C escadrilles etpréfèrent puiserdansleursimmenses dessus). Lesmilitaires n’ont plusbesoindegrandes ne sontplusque3000en1920(voir laFigure 2ci- dépôts oulesécolesdepilotage(B dénombre environ 12000appareils aufront, dansles pp. 104-105).En France, àlafindeshostilités,on HADEAU Design dominant : Monoplan , 1996a,pp. 158-193). HADEAU ERGER , 1996a, , 2003, , Fayard, 48-60 Simon_Simon05/12/1313:16Page55 dizaine decompagniesàtravers lemonde. àplusd’unconstruit millierd’exemplaires, pourune C’est lepremier avioncommercial àavoir été duDC3desusines Douglas,sortie enCalifornie. sont redécouverts (C économe encarburant,simplicité,moindre coût– modernes. Lesavantages dumonoplan–légèreté, d’avions fiables,àlongueduréedevie,grandset vitesse etlasécurité.Elles sontainsiàlarecherche recette parkilomètre toutenaugmentantla parcouru plan. Lescompagniesaériennesveulent optimiserla contexte économiqueetsocialfavorable aumono- Le développement del’aviation commerciale créeun décisive danslesannées1920-1930pour ledévelop- demande socialequasiinexistantejusqu’en 1918,puis développement del’industrie aéronautique :une deux typesdedemandesquiontjouéunrôledansle La démarche SCOT permetdemettre enexergue 1916. (1894-1917), français, aviateur Guynemer ouManfred Von Richtoffen vont devenir devéritableshéros ».Carte représentant Georges postale Guynemer « LaPremière guerre mondialeva être lethéâtre despremiers combatsaériensàgrandeéchelle,etdespilotescommeGeorges tivement en tantquedesign On peutconsidérer quelemonoplans’impose défini- et analysedeleursrôles Identification desgroupessociauxpertinents HADEAU dominant en1935avec la , 1996a,pp. 239-247). guerre mondiale. du biplan,avant des’effondrer aprèslaPremière dansledéveloppement nelle, quijoueunrôlecrucial pement dumonoplan,etunedemandeinstitution- est d’un usagedélicat:ilestdifficileàcontrôler pour priorités desGSPsontdéterminantes.Lemonoplan d’autres typesde motorisation. Dans ceprocessus, les àsetournervers résolu incitantainsilesconstructeurs bustible nécessaire àlamachinevapeur nepeutêtre :leproblèmeproblèmes duvolume cruciaux ducom- par l’impossibilité detrouver dessolutionsàcertains par exemple, l’abandon choixs’explique decertains niers permettantdereconstituer leprocessus). Ainsi, sibles sontreprésentés etreliés pardestraits(cesder- groupes sociaux,leursproblèmes etlessolutionspos- prendre ceprocessus surlapériode1890-1918.Les blème ».LaFigure 3delapage57 permetdecom- résultat d’un processus « problème-solution-pro- déré ledéveloppement d’un design En mobilisant l’approche SCOT, nousavons consi- technologique dépourvue d’utilité sociale d’utilité dépourvue technologique L’échec initial du monoplan : une innovation une : monoplan du initial L’échec GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 comme étantle

Photo © ROGER-VIOLLET 55 FANNY SIMON ET ALBÉRIC TELLIER 48-60 Simon_Simon05/12/1313:16Page56

56 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 ment définis(C naire, celle-cinepeutrépondre àdesbesoinsclaire- symbolise àbiendeségards uneinvention extraordi- sociale del’aéronautique se pose. Mêmesil’avion premiers vols avec passagers,laquestiondel’utilité biplan surcettepériode.Dès1908,c’est-à-dire dèsles La Figure 3permetainsidecomprendre lesuccèsdu auregardplus performante deceparamètre. sont obligésdesetournervers uneautre configuration ce problème estperçucommeprioritaire, lesacteurs taines conditionsparticulières sontremplies. Dèsque manœuvres,certaines etnepeutseposerquesicer- Air), des usinesDouglas, ». enCalifornie « Onpeutconsidérer quelemonoplans’impose définitivement entantque joue aussiunrôleessentiel danscedéveloppement quatre lisentlejournal–L le premier médiademasse(en1914,trois Français sur de cesappareils. Lapresse, quidevientàcetteépoque autres concoursdécernéspermettentlaconstruction individuelles dequelquesinventeurs etlesprix Seuls parlesmécènes,fortunes lesfondsapportés que sembleêtre l’avion coûteégalementtrèscher. paraît nettementpluspratiqueetfiable.Ce«gadget» les règlesdecirculation restent àcréer, l’automobile aucun enginexistant,lesinfrastructures n’existent pas, États-Unis, en1937. HADEAU , 1996a,p. 42).Il neremplace ENOBLE Trois avions de la compagnie aérienneTWA américaine , 2005,p. 209), B biplan entantquedesign sociale insuffisantequicontribueàlavictoire du tion d’une demandeinstitutionnelleàune à standardiser leurproduction. C’estdonclasubstitu- mentation rapidedescommandesquiincitelesfirmes L’entrée dansunconflitmondialentraîneuneaug- permettant d’apporter dessolutionsàcesproblèmes. bois-moteur àexplosion»s’impose commeun design à répondre àcespriorités.Laconfiguration«biplan- charge utileetl’autonomie. Lesfirmescherchent alors blèmes principauxdesarméessontlamaniabilité, industrie. Commel’indique laFigure 3,lestrois pro- cer parleurscommandesledéveloppement d’une lesseulscapablesdefinan- clients lesplusimportants, Dès 1909,lesarméeseuropéennes représentent les type monoplan. d’un marché demasseetcréer undesign économique suffisantpourassurer ledéveloppement despectacleet deloisirn’ontde sport, pasunpoids tent desponsoriserledéveloppement d’une aviation forme dethéâtralitéforme del’exploit aérien» initial dumonoplan ODIN , 2007,p. 47).Mais touscesgroupes quiten- design design dominant en 1935 avec la sortie duDC3 dominant en1935avec lasortie « eninventant littéralement une (Transcontinental and Western dominant. dominant de (R OBÈNE et

Photo © ULLSTEIN BILD ROGER-VIOLLET 48-60 Simon_Simon05/12/1313:16Page57 Elles profitent dessubventions versées parlesÉtatsqui compagnies aériennesdeviennentdesacteurscentraux. fre plusdedébouchéscommerciaux suffisantsetles caractéristiques dececontextenouveau. L’armée n’of- La Figure 4delapagesuivante permetdedétaillerles cycles… reconvertir dansl’automobile, lechemindefer, les temps… ».De nombreuses entreprises préfèrent se cas, onnecommanderait pasd’avions avant long- desfenêtresdes portes, oudesbrouettes, maisqu’en tout dit quesinouslesouhaitions,pouvionsconstruire sujet sanséquivoque : Dassault, repris parBerger (2003,p. 54),sontàce demarché.velles Lespropos opportunités deMarcel ment del’aéronautique, ilest vitaldetrouver de nou- Pour touslesindustrielsengagésdansledéveloppe- mandes d’avions passéesparlesarméess’effondrent. Dès lafindePremière guerre mondiale,lescom- Groupes : sociaux pertinents, problèmes etsolutions dans l’aviation de ledéveloppement (1890-1918). Figure 3 revisité Le succès final du biplan : le « paradoxe d’Icare » d’Icare paradoxe « le : biplan du final succès Le Légende : « Le Service desfabricationsnous « LeService apportent des réponses aux problèmes cruciaux des desréponsesauxproblèmes cruciaux apportent du milieudesannées1920sontclairement ceuxqui succèsàpartir Les avionsquiconnaissentuncertain (L développement d’une aéronautique demasse l’aviation commerciale etanticipetrèsrapidementle presse dumondeentiercouvre ledéveloppement de tières. Toujours enquêted’informations nouvelles, la temps nouveaux quirepousse seslimitesetlesfron- conquête desairs»,maisdevientunexplorateur n’est àla plusun«chevalier mécaniquepartant d’acrobatie aérienneouàlaguerre disparaît.Lepilote pilote évolue elleaussietlaréférence auxspectacles leur sobriétéénergétique.Dans lapresse, l’image du légier lasécuritédesavions,leurcapacité,vitesse, deprivi- gnies aériennesdemandentauxconstructeurs temps, afindedévelopper leursactivités,cescompa- notamment).Mais,(des aéroports, danslemême cient égalementdudéveloppement desinfrastructures souhaitent développer uneaviationcivile.Elles bénéfi- GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 ENOBLE , 2005,pp. 213-218).

57 FANNY SIMON ET ALBÉRIC TELLIER 48-60 Simon_Simon05/12/1313:16Page58

58 AUTRES TEMPS, AUTRES LIEUX M GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 Groupes : sociaux pertinents, problèmes etsolutions dans l’aviation de ledéveloppement (1918-1935). Figure 4 nières réticentesauchangement(T les dépendancesdusentierrendent lesfirmespion- les positionsconcurrentielles, notammentdufaitque de De nombreux travaux ontmontréqu’un changement déclinent. ou quin’ont pasdétectéceschangementsdepriorité nué àsefocalisersurlemarché del’aviation militaire faire quiontconti- lesacteursclés.Lesconstructeurs sion »s’impose commeundesign configuration «monoplan–métal-moteuràexplo- compagnies aériennes–toussontdesmonoplans.La Ils cherchent àadapter leursbiplans,notammenten privilégientunelogiqued’exploitation.constructeurs s’adapter. Jusqu’au milieudesannées1920,ces demande institutionnelleéprouvent desdifficultésà Les entreprises européennes quiontbénéficiédela une ère dedominationdesindustrielsaméricains. le succèsdudesign Légende : URMANN design a deseffetssurlastructure del’industrie et , 1998).Cetteidéeestbienconfirméeici: monoplan marque l’entrée dans permettant desatis- USHMAN et (B 1918 areprésenté p. 286-287).Pour cesentreprises, laguerre de1914- Lockheed, Pratt & Whitney) vont connaître undéve- De 1927à1940,cesfirmes(Douglas, Boeing, dansledomainecommercial. ainsi desopportunités profiter d’une demandeinstitutionnelleetcherchent lopper trèstôtdesmonoplans,carellesnepeuvent pas son industrieaéronautique. Elles sontincitéesàdéve- pays quiaprisduretard dansledéveloppement de plan sesituentessentiellementauxÉtats-Unis, un Les entreprises pionnières dansl’adoption dumono- cialiser surunenichedemarché (C biplans àstructure boisjusqu’en 1930,quitteàsespé- ple, cherche àtirer profit desonexpériencedes mée (C recyclant desmodèlesinitialementconçuspourl’ar- tie desannées1920» dereprésentationspartir figées,pendantunebonnepar- l’essentiel… Et l’État etlesentreprises vécurent ainsi,à OULOC HADEAU , 2008),«unâged’or dontil fallaitconserver , 1996b).Morane-Saulnier, parexem- « untempsheureux pourlepatronat » X (C HADEAU

, 1988,p. 21-22). HADEAU , 1985, 48-60 Simon_Simon 05/12/13 13:16 Page59

loppement rapide. S’appuyant sur un marché inté- design-Amélioration-Perturbation-Sélection d’un rieur très important, elles vont proposer des avions nouveau design » (voir la Figure 2), qui diffère du capables de répondre aux défis des compagnies modèle Anderson/Tushman (1990) de par l’absence aériennes (traverser les États-Unis sans escale) et par- d’une rupture technologique entre les designs. Notre ticiper ainsi à l’amélioration des performances du observation selon laquelle un changement de design monoplan (nouveaux moteurs, nouveaux matériaux, n’est pas obligatoirement lié à une rupture technolo- etc.). gique représente sans doute un apport significatif (ce Le succès initial du biplan a ainsi poussé les firmes type de rupture étant traditionnellement considéré pionnières à l’inertie. En d’autres termes, ces entre- comme la cause première d’un tel changement). prises sont tombées dans le piège du succès : ce qui La présente recherche montre également que la avait été à l’origine de leur réussite est devenu la cause démarche SCOT, qui est bâtie autour de la notion de de leur déclin (Le paradoxe d’Icare, MILLER, 1990). Si, « Groupe Social Pertinent », offre une méthode d’ana- à la fin de la Première guerre mondiale, la France est lyse particulièrement riche, même si elle est finale- le premier constructeur mondial, son indice de pro- ment très peu utilisée dans les travaux portant sur le TELLIER ALBÉRIC SIMON ET FANNY duction aéronautique (base 100 pour l’année 1929, développement technologique. En retenant un niveau voir la Figure 2 de la page 54) passe de 300 en 1918 à d’analyse intermédiaire entre les organisations et la 7,3 en 1920 (CHADEAU, 1987, p. 439). En 1936, les société, et en fournissant une grille de lecture des solu- cinq premiers constructeurs français, établis en 1905- tions et problèmes générés par chacun des designs en 1910, ont tous disparu. compétition, cette démarche permet d’intégrer la totalité des acteurs clés qui structurent un système et participent à la sélection d’un design. Cette démarche CONCLUSION/DISCUSSION : QUELLES LEÇONS permet ainsi de réaliser des analyses plus fines des fac- teurs économiques, sociaux et politiques, qui sont à TIRER DE LA COMPÉTITION ENTRE MONOPLANS n ET BIPLANS ? l’œuvre dans l’émergence d’un design dominant.

Le cas d’étude confirme tout d’abord qu’un design BIBLIOGRAPHIE émerge au travers d’une combinaison de facteurs sociologiques, politiques et organisationnels. Tant que ce contexte n’était pas favorable au monoplan, ce type ABERNATHY (W.J.) & UTTERBACK (J.M.), “Patterns of d’avion ne pouvait s’imposer. Industrial Innovation”, Technology Review, 80(7), Cependant, l’émergence d’un design dominant a été pp. 40-47, 1978. liée dans la littérature aux phénomènes de rupture AKRICH (M.), CALLON (M.) & LATOUR (B.), « À quoi technologique. Dans le modèle Anderson/Tushman, tient le succès des innovations – Premier épisode : l’art on considère qu’un design ne change qu’à la condition de l’intéressement », Annales des Mines, Série Gérer et que la technologie sur laquelle il repose soit contestée Comprendre, juin, pp. 4-17, 1988a. par une rupture technologique (TUSHMAN et AKRICH (M.), CALLON (M.) & LATOUR (B.), « À quoi MURMANN, 1998, p. 238). Mais dans le cas du match tient le succès des innovations – Deuxième épisode : biplan/monoplan, on observe un changement de des- l’art de choisir les bons porte-parole », Annales des ign, sans qu’il y ait rupture technologique. En effet, le Mines, Série Gérer et Comprendre, septembre, pp. 14- développement du monoplan s’appuie très largement 29, 1988b. sur le stock de connaissances accumulées depuis le ANDERSON (P.) & TUSHMAN (M.L.), “Technological début du XXe siècle, dans la constitution duquel les Discontinuities and Dominant Designs: a Cyclical constructeurs européens ont d’ailleurs joué un rôle Model of Technological Change”, Administrative décisif. Ainsi, par exemple, en 1905, le Français Science Quarterly, 35, pp. 604-633, 1990. Robert Esnault-Pelterie invente l’aileron et crée son ANDERSON (P.) & TUSHMAN (M.L.), “Managing entreprise. En 1906, il développe le moteur en étoile, through Cycles of Technological Change”, Research puis le manche à balai en 1907. Cette même année, il Technology Management, 34(3), pp. 26-31, 1991. conçoit des monoplans métalliques. Toutes ces inven- ARTHUR (B.), “Competing technologies: an tions joueront un rôle important dans le développe- overview”, in DOSI (G.) & al. (Eds.), Technical ment du monoplan et seront reprises par les indus- Change and Economic Theory, London & New York, triels. De même, certains motoristes et bureaux Pinter Publishers, pp. 590-607, 1988. d’étude français continueront à jouir d’une notoriété BERGER (L.), « Henry Potez et Marcel Dassault, internationale jusque dans les années 1930 constructeurs aéronautiques de la Grande guerre », (CHADEAU, 2004b, pp. 45-46). Guerres mondiales et conflits contemporains, 209, Ce cas montre ainsi qu’un changement radical dans la pp. 45-55, 2003. demande peut conduire à un changement de design. BIJKER (W.E), “The Social Construction of On a ici une séquence « Perturbation-Sélection d’un Fluorescent Lighting, or How an Artefact was

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 59 48-60 Simon_Simon 05/12/13 13:16 Page60

Invented in its Diffusion Stage”, in BIJKER (W.E) & JOLLY (D.), « À la recherche du design dominant », LAW (J.) (Eds.), Shaping technology/building society: Revue Française de Gestion, 182, pp. 13-31, 2008. Studies in sociotechnical change, Cambridge, MA, The KATZ (M.) & SHAPIRO (C.), “Network Externalities, MIT Press, pp. 75-102, 1992. Competition and Compatibility”, American Economic BOULOC (F.), « Des temps heureux pour le patronat : Review, 75(3), pp. 424-440, 1985. la mobilisation industrielle en France », Matériaux LENFLE (S.), “The Strategy of Parallel Approaches in pour l’histoire de notre temps, 3(91), pp. 76-79, 2008. Projects with Unforeseeable Uncertainty: The BRADSHAW (G.), “The Airplane and the Logic of Manhattan Case in Retrospect”, International Journal Invention”, in GIERE (R.) & FEIGL (H.) (Eds.), of Project Management, 29, pp. 359–373, 2011. Cognitive Models of Science, Minneapolis, University LENOBLE (B.), « L’aéroplane et le ballon vus par le of Minnesota Press, pp. 239-250, 1992. journal. Technique aérienne et imaginaire médiatique

AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX CHADEAU (E.), « État, industrie, nation : la formation en France (de 1906 au début des années 1920) », des technologies aéronautiques en France (1900- Hypothèses, 1, pp. 209-220, 2005. 1950) », Histoire, économie et société, 4(2), pp. 275- MARCH (J.), “Exploration and Exploitation in 300, 1985. Organizational Learning”, Organization Science, 2(1), CHADEAU (E.), Histoire de l’industrie aéronautique en pp. 71-87, 1991. France : de Blériot à Dassault, 1900-1950, Paris, MILLER (D.), The Icarus Paradox, New York, Harper Fayard, 1987. Business, 1990. CHADEAU (E.), « Schumpeter, l’État et les capitalistes : MURMANN (J.P.) & FRENKEN (K.), “Toward a entreprendre dans l’aviation en France (1900-1980) », Systematic Framework for Research on Dominant Le Mouvement social, 145, pp. 9-39, 1988. Designs, Technological Innovations, and Industrial CHADEAU (E.), Le Rêve et la puissance : l’avion et son Change”, Research Policy, 35(7), pp. 925-952, 2006. siècle, Paris, Fayard, 1996a. PINCH (T.J.) & BIJKER (W.E.), “The Social CHADEAU (E.) (Dir.), « Les entreprises aéronautiques Construction of Facts and Artifacts: Or How the françaises (1909-1945) », Archives économiques du Sociology of Science and the Sociology of Technology Crédit Lyonnais, Fondation Crédit Lyonnais, Paris, Le Might Benefit Each Other”, in BIJKER (W.E), Monde-Éditions, 1996b. HUGUES (T.P.) & PINCH (T.) (Eds.), The Social CHADEAU (E.), « Naissance de l’aviation », in Construction of Technological Systems, New Directions BARRIERE (J-P) & de FERRIERE LE VAYER (M.) (Dir.), in the Sociology and History of Technology, Cambridge, Aéronautique, Marchés, Entreprises, Mélanges en MA, The MIT Press, pp. 17-50, 1989. mémoire d’Emmanuel Chadeau, Douai, Pagine Édi- ROBÈNE (L.) & BODIN (D.), « Le feuilleton aéronau- tions, pp. 67-104, 2004a. tique à la Belle Époque », Le Temps des médias, 2(9), CHADEAU (E.), « L’innovation aéronautique française pp. 47-62, 2007. e dans la première moitié du XX siècle : un bilan », in ROSENBLOOM (R.) & CUSUMANO (M.), “Technological BARRIERE (J-P.) & de FERRIERE LE VAYER (M.) (Dir.), Pioneering and Competitive Advantage: the Birth of the Aéronautique, Marchés, Entreprises, Mélanges en VCR Industry”, California Management Review, 29(4), mémoire d’Emmanuel Chadeau, Douai, Pagine Édi- pp. 51-76, 1987. tions, pp. 43-54, 2004b. SHAPIRO (C.) & VARIAN (H.R.), Économie de l’infor- CHAMPEAUX (A.), « Bibendum et les débuts de l’avia- mation, Bruxelles, De Boeck Université. tion (1908-1914) », Guerres mondiales et conflits STEWART (D.), Secondary Research: Information contemporains, 209, pp. 25-43, 2003. Sources and Methods, Newbury Park, Sage CLYMER (N.) & ASABA (S.), “A New Approach for Publications, 1984. Understanding Dominant Design: The Case of the SUAREZ (F.F.) & UTTERBACK (J.M.), “Dominant Ink-Jet Printer”, Journal of Engineering and Technology Designs and the Survival of Firms”, Strategic Management, 25(3), pp. 137-156, 2008. Management Journal, 16(6), pp. 415-430, 1995. DAVID (P.), “Clio and the Economics of QWERTY”, TUSHMAN (M.L.) & ANDERSON (P.), “Technological American Economic Review, 75(2), pp. 332-337, Discontinuities and Organizational Environments”, 1985. Administrative Science Quarterly, 31(3), pp. 439-465, FLICHY (P.), L’innovation technique. Récents développe- 1986. ments en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de TUSHMAN (M.L.) & MURMANN (P.), “Dominant l’innovation, Paris, La Découverte, 2003. Designs, Technology Cycles and Organizational HEKKERT (M.) & VAN DEN HOED (R.), “Competing Outcomes”, Research in Organizational Behavior, 20, Technologies and the Struggle towards a New pp. 231-266, 1998. Dominant Design”, Greener Management TUSHMAN (M.L.) & ROSENKOPF (L.) “On the International, 47, pp. 29-43, 2004. Organizational Determinants of Technological JARRIGE (F.) & MORERA (R.), « Technique et imagi- Change: Towards a Sociology of Technological naire. Approches historiographiques », Hypothèses, 1, Evolution”, Research in Organizational Behavior, 14, pp. 163-174, 2005. pp. 311-347, 1992.

60 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page61

LES BONNES SURPRISES DU MANAGEMENT INTERCULTUREL : LE REDRESSEMENT SPECTACULAIRE D’UNE ENTREPRISE DE TRANSPORT

PUBLIC DE NOUVELLE- TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX CALÉDONIE

L’entreprise néo-calédonienne CARSUD a traversé deux phases contrastées en dix ans d’existence : une période initiale marquée par une succession de conflits sociaux opposant les employés océaniens locaux à leur direction venue de métropole et, ensuite, une étonnante renaissance conduite sous la houlette d’un jeune manager plein d’inventivité réussissant là où ses prédé- cesseurs avaient échoué. S’appuyant sur deux enquêtes internes menées suc- cessivement à cinq ans de distance, cet article propose une lecture culturelle de cet étrange retournement de situation, une lecture focalisée sur une ana- lyse des réinterprétations que les salariés locaux ont données des modes de management contrastés mis en œuvre par leurs directions successives.

Par Jean-Pierre SEGAL*

* Chargé de recherche au CNRS, Centre Gestion & Société.

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 61 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page62

es expatriés n’ont pas toujours la tâche facile quand ils sont confrontés, loin de leurs bases, à L des rapports de travail échappant autant à leur Encadré 1 : La recherche contrôle qu’à leur entendement. Il arrive pourtant qu’un changement de manager conduise au redresse- Réalisée à la demande de la direction du Travail ment de situations apparemment désespérées. Nous locale, qui était en quête d’une analyse de la nous proposons d’analyser un tel cas de figure en exa- dimension culturelle des conflits récurrents qui minant le cas d’une entreprise de transport collectif traversaient le territoire, la recherche menée en urbain opérant en Nouvelle-Calédonie sous manage- 2007 et 2008 a porté sur dix entreprises du ment métropolitain. Cette compagnie de bus a suc- territoire. Une centaine d’entretiens guidés ont cessivement connu, en dix ans d’existence, le pire des été réalisés à cette occasion. Un ouvrage de AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX désordres, puis un redressement spectaculaire, qui sus- synthèse (SEGAL, 2009) a été publié localement. cite localement autant d’étonnement que d’admira- La recherche a connu une suite de dimension tion. Nous appuierons notre analyse sur les enseigne- ments apportés par deux enquêtes sociologiques que plus restreinte, cinq ans plus tard, toujours à la nous avons menées à cinq ans d’intervalle au sein de demande de la direction du Travail, en quête cette entreprise (voir l’Encadré 1), la première en cette fois d’une analyse du redressement pleine tourmente, et la seconde en pleine harmonie. surprenant de l’entreprise étudiée, longtemps considérée comme la version caricaturale de la conflictualité sociale locale. LE RÉCIT DES ÉVÉNEMENTS Réalisée en 2012, cette seconde enquête a permis d’interroger douze personnes, dont une Un projet ambitieux partie avait déjà été interviewée cinq ans plus tôt. Au début des années 2000, les autorités publiques en charge de la gestion des transports collectifs de voya- Photo © Marta Nascimento/REA « Au début des années 2000, les autorités publiques en charge de la gestion des transports collectifs de voyageurs de la ville de Nouméa, qui concentre une partie importante de la population du territoire néocalédonien, décident de lancer un grand projet de modernisation du réseau local de bus ». Vue de la gare routière de Nouméa, avril 1998.

62 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page63

geurs de la ville de Nouméa, qui concentre une partie requiert une hygiène de vie exemplaire et beaucoup de importante de la population du territoire néocalédo- rigueur aussi bien dans le respect des horaires que nien, décident de lancer un grand projet de moderni- dans la tenue des recettes. Indulgents, la première sation du réseau local de bus. Une nouvelle structure, année, les expatriés venus de métropole défendent CARSUD, est alors constituée (voir l’Encadré 2), ensuite avec fermeté ce qu’ils considèrent comme les dont la direction opérationnelle est confiée à un fondamentaux de leur métier. Ils commencent à pren- groupe métropolitain dont l’expérience dans la ges- dre des sanctions plus radicales, provoquant la colère tion de réseaux de transport est reconnue. Comme des intéressés. Spectateurs de l’impuissance de leurs JEAN-PIERRE SEGAL dans la plupart des entreprises locales, les fonctions patrons, les agents de maîtrise néocalédoniens se gar- d’exécution sont remplies par des Océaniens natifs du dent bien de soutenir des autorités venues de métro- territoire ou venus s’y installer, tandis que les fonc- pole qu’eux-mêmes supportent mal. Certains d’entre tions d’encadrement sont assurées par des eux prennent même la tête de la contestation interne « Européens ». L’équipe dirigeante est constituée de qui ne tarde pas à s’exprimer. cadres métropolitains et l’encadrement intermédiaire La résistance à cette autorité venue d’ailleurs s’orga- par les petits entrepreneurs locaux qui exploitaient nise au sein de deux syndicats. Ces derniers appli- précédemment, à leur compte, les lignes de l’ancien quent à CARSUD les méthodes musclées du blocage réseau. qui ont largement cours à l’époque sur le territoire néocalédonien qui connaît un pic de conflictualité sociale. Les directions métropolitaines qui se succè- dent sont conduites sous la pression à lâcher du lest, Encadré 2 : CARSUD créant ainsi de redoutables précédents dont chacun des syndicats tire successivement parti pour lancer de CARSUD est à ses débuts la filiale à 100 % d’un nouvelles revendications. Paralysée par des conflits à groupe international métropolitain spécialisé dans répétition, CARSUD devient vite ingouvernable, sa les services aux collectivités locales... direction se révélant incapable de faire respecter les règles de travail les plus élémentaires. Après rachat de la majeure partie des parts du Cet état d’anomie installe un malaise grandissant au groupe métropolitain, suite aux événements analy- sein de l’entreprise. Ceux qui continuent à travailler sés dans cet article, la société publique de partici- dans le respect des règles supportent de plus en plus pations PROMOSUD, outil d’intervention écono- mal l’impunité dont jouissent ceux qui les transgres- mique de la Province Sud de la Nouvelle- sent de plus en plus allègrement. Dans le même Calédonie, est devenue en 2009 majoritaire dans le temps, les rivalités ethnico-politiques pouvant surve- capital de l’entreprise. nir entre Kanaks et d’autres Océaniens (PAÏTA, CARSUD emploie aujourd’hui une centaine de CAZAUMAYOU, 1999) menacent de pénétrer à l’inté- personnes, essentiellement des machinistes. rieur de l’entreprise et d’en accroître la déstabilisation. Le profil des employés, majoritairement jeune et Les oppositions s’accentuent entre les deux syndicats. Étroitement lié au parti indépendantiste local, l’un masculin au départ, s’est fortement diversifié d’entre eux (qui regroupe surtout des « natifs » du ter- depuis lors : les femmes sont désormais aussi nom- ritoire) radicalise ses positions avec le soutien actif de breuses que les hommes, tandis que subsiste un sa maison-mère, qui vise explicitement l’actionnaire noyau significatif d’anciens jouant auprès des métropolitain de l’entreprise. L’autre syndicat, auquel jeunes le rôle de mémoire de l’entreprise. se rallient ceux qui s’inquiètent du risque de perdre leur emploi, mais aussi ceux qui, venus des autres îles du Pacifique, n’entendent pas se laisser traiter en Une rapide descente aux enfers citoyens de seconde zone, appelle à ne pas interrom- pre le travail et, pour ne rien arranger, rafle les promo- L’enfer, dit-on, est parfois pavé des meilleures inten- tions internes au profit de ses adhérents. tions. Connaissant l’attrait exercé par les métiers de la Isolés au sein de leur structure, pris à partie verbale- conduite d’engins motorisés sur les jeunes Océaniens, ment de façon souvent violente, les cadres métropo- les responsables politiques locaux ont pensé recruter litains échouent les uns après les autres à rétablir l’or- des jeunes, principalement Kanaks et Wallisiens, qui dre et la paix civile au sein de leur entreprise. Ils sont nombreux à rencontrer des difficultés d’insertion finissent par céder au découragement et à solliciter professionnelle. Les compétences reconnues à l’opéra- un retour anticipé en métropole, sous le regard nar- teur métropolitain en matière de formation profes- quois de locaux avec lesquels ils n’ont jamais réelle- sionnelle de jeunes faiblement scolarisés semblaient ment su entrer en relation. « On ne sait pas quoi de nature à garantir le succès du projet. Mais, dans les faire », avoue ainsi le directeur en poste, lors de notre faits, ces jeunes recrues se révèlent souvent mal adap- première enquête, qui ajoute : « Je pense qu’on ne peut tées aux exigences professionnelles d’une activité qui pas adopter un style de management où l’on navigue

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 63 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page64

entre tout ça…, [on ne peut pas] discuter sans arrêt avec vés. On met en place beaucoup de choses. Les gens sont les uns et avec les autres. Moi, j’en ai perdu le sens du volontaires, et ils participent ». L’absentéisme, qui dans métier. Je rêve de retravailler à nouveau. Je remplis une la période précédente atteignait des sommets, est en fonction, [mais] tristement, parce que je n’ai plus le nette régression. La fréquentation et donc les recettes cœur ». CARSUD traverse ainsi une succession de sont en hausse régulière. L’entreprise est en passe de crises qui font les « unes » des journaux locaux. La redorer son blason, comme le disent plaisamment les plus longue d’entre elles a pour origine le licencie- salariés eux-mêmes, motivés par la perspective de voir ment pour faute grave du délégué syndical indépen- CARSUD, hier au bord de la cessation d’activité, can- dantiste. Sortant du cadre de l’entreprise elle-même, didater pour être partie prenante du projet d’exten- il prend rapidement une dimension politique. sion du réseau de transport en cours de discussion au sein des instances politiques locales. AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX La sortie du conflit Un virage managérial à 180° Au terme de quinze mois d’un conflit marqué par des affrontements violents entre forces de l’ordre et Le nouveau directeur, tout juste trentenaire, est un piquets de grève, s’organise une réorganisation pro- Métropolitain fixé sur le territoire. Il vient de faire ses fonde de l’actionnariat de l’entreprise. Le groupe classes, au sein d’une autre filiale locale du même métropolitain, soucieux de se désengager, revend alors groupe métropolitain ayant traversé (sans doute pour les deux tiers de ses parts à PROMOSUD, une hol- des raisons identiques) les mêmes difficultés que ding publique locale gérant les interventions écono- CARSUD. Il a pu ainsi – apprentissage idéal ! – faire miques de la Province Sud. le tour des impasses auxquelles peut conduire une Dans le même temps, une nouvelle direction poli- mauvaise prise en compte du contexte local. Sa jeu- tique est mise en place à la tête du syndicat indépen- nesse, son dévouement envers l’entreprise et sa capa- dantiste, déterminée à modifier ses pratiques revendi- cité d’empathie avec chacun de ses membres ont fait catives afin d’obtenir par la négociation ce que les le reste. Ils lui valent une popularité dont n’avait affrontements frontaux n’ont pas permis d’obtenir. jusqu’ici bénéficié aucun de ses prédécesseurs. « Nos Après un intérim de quelques mois assuré par un directeurs, avant, déclare un agent de maîtrise, quand cadre issu du groupe métropolitain (ce sera le dernier) ils rentraient dans le dépôt, ils perdaient leur nom de chargé de remettre en place techniquement les opéra- baptême ; alors que lui, dès lors qu’il est un peu en retard, tions au sortir de la crise, une nouvelle équipe de on se dit : “le boss, il n’arrive pas encore ?” Et puis : direction se met en place. Dans le même temps, de “Tiens, il arrive !” On est content de le voir ». « C’est nouveaux leaders sont nommés à la tête de chacun des Monsieur Social, dit de lui l’un des délégués syndicaux, deux syndicats. Cette triple relève produit en peu de et je crois, depuis son arrivée, [que] c’est le dernier bou- temps un complet renversement de situation au sein lon qui manquait pour que la machine marche… ». Et, d’une entreprise, dont la fermeture pure et simple de fait, avec lui s’opère un virage stratégique à 180°, avait été sérieusement envisagée. que soutient sa tutelle. « Avant, résume le responsable des opérations, on faisait passer l’exploitation avant le Un rétablissement spectaculaire personnel. Maintenant, on met tout en avant pour le personnel… pour obtenir l’exploitation ». Notre seconde enquête se déroule cinq ans après la Là où, précédemment, trois cadres masculins au pro- précédente. Le décor est toujours le même, mais le cli- fil identique, celui d’exploitant, tentaient – sans suc- mat social s’est radicalement transformé. Ceux des cès –- de rallier à leur credo de métier des employés employés qui avaient été les témoins de cette période rétifs à se couler dans un tel moule, la nouvelle troublée en témoignent : « Il y a toujours deux syndi- équipe, mieux imprégnée du contexte local et plus cats, explique un conducteur, mais c’est beaucoup plus diversifiée, réussit à se faire accepter, et mieux encore, respectueux. Tout le monde s’est posé, et s’est posé les à changer en profondeur le climat interne de l’entre- bonnes questions. “Tout ça”, c’est enterré… » « C’est prise. Cette nouvelle stratégie sociale se décline de devenu constructif », constate le responsable exploita- deux façons : à l’organisation d’une gestion plus pro- tion qui connaît toute l’histoire de l’entreprise. fessionnelle des ressources humaines s’ajoute la mise « Actuellement notre directeur signe des accords que, en place d’un dialogue social à la fois continu et équi- même en rêve, on n’aurait pas imaginé signer il y a encore libré avec les deux syndicats. quelques années. » « La direction du Travail nous invite Le volet RH est confié à une femme, Métropolitaine pour parler de nos bons côtés », indique un des cadres, implantée de longue date sur le territoire calédonien « alors qu’avant, on nous citait comme un exemple à ne qui avait collaboré directement avec le jeune directeur pas suivre ». L’ambiance de travail n’est pas en reste : dans sa fonction précédente. Elle aussi possède cette « Y a une culture d’entreprise énorme, dans cette boîte ! », expérience des relations de travail dans le contexte insiste la responsable des relations sociales. « C’est une océanien qui manquait cruellement aux précédents société qui fonctionne très bien, avec des gens très moti- directeurs expatriés. Chargée des relations sociales et

64 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page65

de la communication, elle a pour mission première offertes des avancées sociales notamment en matière d’être en permanence à l’écoute de tous les employés. d’intéressement aux résultats de l’entreprise. Les par- Son nouveau rôle consiste à identifier et à aider ceux tenaires sociaux prennent également l’engagement qui ont besoin d’être assistés dans leur vie profession- d’épuiser, préalablement à tout exercice du droit de nelle comme dans leur vie personnelle. Les objectifs grève, la succession prévue de procédures de négocia- qu’elle s’est fixés sont bien d’humaniser les relations tion et de médiation censées dégager des compromis de travail et de renforcer une vie collective à travers par le dialogue, là où avait précédemment régné le l’organisation d’événements fédérateurs. Une de ses rapport de force. JEAN-PIERRE SEGAL premières tâches a consisté à réparer un regrettable oubli à travers la mise en place d’un espace collectif où les machinistes peuvent échanger entre eux ou pren- UNE RELECTURE CULTURELLE DES ÉVÉNEMENTS dre leur casse-croûte, avant ou après leur prise de ser- vice. Chaque agent a été individuellement reçu par elle en entretien. Un livret d’accueil est désormais Aux yeux de beaucoup d’observateurs locaux, notam- remis à tous les nouveaux embauchés, présentant ment parmi les responsables économiques et poli- l’histoire et l’organisation de l’entreprise, fournissant tiques qui dénonçaient autrefois le harcèlement exté- les coordonnées des différents interlocuteurs auxquels rieur dont CARSUD était l’objet, ce redressement la nouvelle recrue pourrait avoir à s’adresser et détail- n’est rien d’autre qu’un simple retour à la normale. lant, enfin, les différents articles du règlement inté- Les équipes dirigeantes auraient été, selon eux, sim- rieur. Une enquête par questionnaire (bénéficiant plement empêchées de mettre en place une concerta- d’un taux de réponses élevé) est organisée chaque tion sociale raisonnable. L’entreprise ayant retrouvé la année, qui permet au management de l’entreprise de sérénité qui lui avait précédemment manqué, il serait mesurer l’état d’esprit de l’ensemble des salariés, mais à nouveau possible de « faire du management » et d’en aussi de manifester l’attention qu’elle porte aux diffi- recueillir les fruits. La nouvelle équipe dirigeante cultés qu’ils rencontrent dans l’exercice de ce métier aurait, dans cette vision des choses, principalement difficile qu’est celui de conducteur de bus. Aucune de bénéficié d’un contexte social plus apaisé, sans qu’il y ces mesures ne constitue de réelles innovations en ait lieu de tirer de leçon majeure d’un tel retourne- matière de gestion des ressources humaines. ment de situation. La tentation est grande, en effet, Cependant, rapportée à l’’histoire particulière de d’attribuer au seul nouveau management le mérite notre entreprise et au contexte culturel néocalédo- d’un redressement aussi spectaculaire. Plusieurs initia- nien, chacune d’elles est reçue comme une marque de tives prises par la nouvelle équipe de direction, aux- l’attention désormais prêtée aux personnes qui, toutes quelles leurs prédécesseurs n’avaient pas songé, n’ont- ensemble, constituent le corps social d’une entreprise elles pas contribué sérieusement à l’amélioration de la que ses salariés sont disposés à regarder comme une situation ? D’autres questions méritent pourtant véritable communauté de travail. d’être posées : les premières équipes de direction La relance du dialogue social interne constitue le étaient-elles réellement en mesure, une fois celui-ci second volet de la stratégie mise en place par la nou- allumé, d’éteindre l’incendie qu’elles avaient, sans le velle équipe de direction. Cette relance prend appui savoir, contribué elles-mêmes à allumer ? Cet incendie sur les différentes instances représentatives du person- s’est-il éteint tout seul, par un effet de lassitude des nel (comité d’entreprise, comité d’hygiène, de sécurité combattants ? Sont-ce seulement les bonnes pratiques et des conditions de travail – CHSCT) jusqu’ici lais- issues du management à l’occidentale qui en ont eu sées largement en sommeil. Les deux principaux res- raison ? Quelle a pu être la contribution des ponsables syndicaux sont étroitement associés à la Océaniens dans le retissage des liens internes et dans démarche. Eux-mêmes impliquent leurs propres délé- la construction d’une coopération bâtie entre les deux gués bien davantage que leurs prédécesseurs qui syndicats et la nouvelle direction ? géraient en solitaires leurs sections syndicales respec- Poser ces questions ne dispense pas naturellement tives. Des formations au droit du travail, jusqu’ici mal d’analyser les déterminants classiquement pris en connues de la plupart des délégués, sont proposées compte dans l’analyse des conflits. Nous n’avons pas aux élus et dispensées sur place pendant leurs heures la naïveté de croire qu’aucun enjeu politique externe de travail. L’équipe dirigeante et les délégués syndi- n’a pesé sur l’entreprise aussi longtemps que le groupe caux participent ensemble à des formations à la négo- métropolitain en assurait la gérance. Nous ne croyons ciation sociale dans le cadre d’un dispositif financé par pas davantage que l’harmonie actuelle dont bénéficie la direction du Travail de Nouvelle-Calédonie. Le pas- aujourd’hui l’entreprise ne puisse, demain, être remise sage de la théorie à la pratique se fait dans la foulée, à en cause par les transformations de son environne- travers la négociation d’accords visant à clarifier les ment politique, économique et institutionnel. Ni nor- règles internes. En échange d’engagements syndicaux mative ni prédictive, notre perspective vise d’abord à en matière de continuité du service et de mise en place enrichir la compréhension que les acteurs d’une entre- d’un service minimum en cas de conflit social, sont prise multiculturelle peuvent avoir des situations

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 65 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page66

complexes auxquelles ils sont confrontés. Mais elle Certes, le décodage interculturel ne dit pas le dernier vise aussi à orienter leur action en attirant l’attention mot sur la genèse de ces situations de conflit ou de des responsables sur certains des effets contre-intuitifs coopération qui obéissent simultanément à d’autres que peuvent prendre leurs décisions dès lors qu’ils déterminants, mais il permet d’approfondir les raisons opèrent dans un contexte culturellement différent de pour lesquelles les coopérations entre les acteurs par- celui au sein duquel ils opéraient précédemment. viennent ou non à se construire. Appliquée à une Les deux enquêtes internes menées à cinq ans d’inter- situation de gestion interculturelle (comme dans notre valle au sein de la structure conduisent à prendre de cas d’étude), cette approche conduit à s’intéresser aux sérieuses distances à l’égard d’interprétations qui, pas- écarts qui séparent les significations que les cadres sant entièrement sous silence la dimension intercultu- expatriés donnent aux pratiques qu’ils voudraient relle de notre cas, se privent, à notre sens, de la faculté introduire de celles que les salariés océaniens de CAR-

AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX d’en tirer les enseignements propres à prévenir ailleurs SUD leur prêtent. La conscience de l’existence de la reproduction de telles impasses. La prise en compte telles grilles de lecture échappe en général aux premiers de cette dimension interculturelle conduit, en effet, à comme aux seconds. Contrairement à d’autres dimen- nuancer sensiblement une telle vision universaliste des sions, elles aussi qualifiées de « culturelles » par le sens choses. Il ne s’agit ni de minimiser les « oublis » ou les commun, telles les pratiques qui se donnent à voir ou « erreurs » des premiers dirigeants ni, encore moins, les spécificités identitaires qui s’affichent et souvent se de minimiser les mérites de l’équipe en place. Il s’agit revendiquent, ces repères culturels et ces référentiels de d’illustrer les impasses auxquelles conduit la vision si sens doivent être mis à jour par le chercheur. Il ne s’agit souvent partagée par les managers de culture française pas pour ce dernier de trancher le vrai du faux dans les opérant loin de leurs frontières (SEGAL, 2005), qui versions contrastées que les acteurs donnent des événe- imaginent pouvoir établir dans le registre de l’action ments passés et présents. Il ne suffit pas non plus d’ex- une cloison étanche entre le monde « moderne » de pliciter la diversité des intérêts ou des logiques d’action l’entreprise et les univers « traditionnels » d’où sont des acteurs aux prises, comme la sociologie des organi- issus les salariés qu’ils encadrent. L’analyse culturelle sations cherche classiquement à le faire. de notre cas conduira à montrer comment les erreurs La perspective de décodage interculturel s’intéresse du passé et les succès du présent sont inséparables des aux catégories grâce auxquelles les acteurs interrogés lectures que les employés océaniens de CARSUD ont organisent leur récit, opposant un « avant » à un fait des modes de management successifs mis en place « après », mettant en mots les significations prises dans leur entreprise. Elle conduira également à souli- dans leurs repères par ce qu’ils ont vécu. Elle permet, gner l’importance de la contribution apportée par ces comme nous allons le voir, de donner une interpréta- employés océaniens à l’apaisement du climat interne tion élargie du cours des événements qui se sont au sein de leur entreprise. déroulés au sein de CARSUD, interprétation forte- Ce décodage culturel des événements s’appuie sur le ment démarquée des lectures qui ont pu en être don- plan tant théorique que méthodologique (D’IRIBARNE, nées localement par des acteurs internes ou des obser- 2011) sur une approche interprétative de la culture vateurs externes incapables de prendre la distance (GEERTZ, 1973), posant celle-ci comme grille de lec- requise par rapport à leurs propres grilles de lecture. ture de la réalité au travers de laquelle les acteurs don- Dans cette perspective, nous réexaminerons les trois nent sens aux situations dans lesquelles ils se trouvent temps forts de notre récit : l’échec initial des premiers impliqués et aux formes de management qui leur sont expatriés, le retour à la paix civile au sein de CAR- appliquées. Cette posture écarte la perspective cultu- SUD et l’adhésion spectaculaire manifestée par le raliste cherchant à décrire et à mesurer l’impact de corps social à la nouvelle équipe dirigeante. l’environnement culturel sous la forme d’attitudes et de comportements « moyens », que le gestionnaire Aveuglements métropolitains étranger aurait intérêt à connaître et à anticiper. Ces attitudes et ces comportements changent aujourd’hui Les dirigeants venus de métropole ont sans doute si vite que les tableaux des us et coutumes locaux s’ex- sous-estimé le caractère inconnu, dépaysant, voire posent, en Nouvelle-Calédonie comme ailleurs, à insécurisant que peut prendre aux yeux de leurs devenir rapidement obsolètes. Les jeunes employés employés l’univers de l’entreprise occidentale, dans océaniens de CARSUD n’appartiennent-ils pas à une lequel eux baignent avec aisance depuis si longtemps. nouvelle génération dont le cadre et le mode de vie Ils n’ont qu’une conscience limitée de l’écart considé- s’inscrivent en rupture profonde avec ceux des généra- rable qui sépare la conception qu’ils se font de leur tions précédentes. Cela n’implique pas pour autant rôle de chef d’entreprise de celle que leurs nouveaux que les repères culturels au travers desquels ces acteurs employés ont à l’esprit. Ils ne soupçonnent pas davan- océaniens lisent, interprètent et valorisent leurs réali- tage qu’un syndicat de salariés puisse recouvrir locale- tés professionnelles se confondent désormais avec ment une toute autre réalité qu’en métropole, pou- ceux inspirant les « bonnes pratiques » des actions vant rendre inefficaces leurs approches usuelles de la dirigeantes qui leur sont appliquées. négociation sociale.

66 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page67

L’entreprise gérée à l’occidentale représente pour ses repeindre ; la salle de formation n’existait pas… Le diag- salariés une réalité à la fois nouvelle, séduisante et nostic, c’était tout ça… ». redoutable. Nouvelle, puisqu’elle introduit une rup- Par ailleurs, dans la culture politique océanienne, il est ture avec l’organisation sociale très hiérarchisée d’un attendu du chef de la communauté qu’il maintienne monde traditionnel attribuant à chacun une place un équilibre entre les différents clans (GODIN, 2009) bien identifiée au sein de la communauté et balisant, et contribue à régler leurs différends par la consulta- par là-même, ses relations avec les autres tion. La réinterprétation locale du rôle du chef d’en- (MALINOWSKI, 1931). Séduisante, puisque des possi- treprise prendra en compte cette dimension, atten- JEAN-PIERRE SEGAL bilités y sont offertes de progresser dans l’échelle dant de lui qu’il veille sur l’harmonie interne de la interne des statuts et des rémunérations. Redoutable, communauté en évitant de favoriser tel ou tel sous- enfin, du fait que les critères de compétence qui sont groupe quelle qu’en soit la base identitaire : syndicale, avancés comme juges de paix inamovibles peuvent ethnique ou professionnelle (ces trois dimensions apparaître à beaucoup d’entre eux comme leur étant allant souvent de pair) : « Quelqu’un qui veut la paix durablement défavorables. Mais c’est aussi un espace sociale dans sa société, il étudie bien les choses. Il équili- social où, contrairement aux expériences faites dans le bre bien, pour qu’il n’y ait pas trop de problèmes. Il faut monde traditionnel où chacun se voit assigner au sein qu’ils équilibrent les choses pour qu’il n’y ait pas de jalou- de la communauté une place assortie d’un tissu d’obli- sie de qui pour qui, ou je ne sais quoi… ». gations croisées, règne une forme inusitée d’anonymat L’appartenance syndicale répond au besoin d’affilia- - a fortiori dans une entreprise de transport, où le tra- tion du salarié à un groupe solidaire au sein duquel il vail isolé est de règle. Contrairement aux usages du retrouve une place, une parole et un tissu croisé monde traditionnel, celui qui vient de l’extérieur est d’obligations. Elle offre à celui-ci la possibilité de rarement accueilli. Ces salariés océaniens se trouvent reproduire, entre adhérent de base et leader syndical, ainsi dans une situation paradoxale puisque bien que le même type de relation que celui-ci entretient ordi- nés dans le territoire, ils peuvent se sentir aussi dépay- nairement avec un chef de communauté. Chaque syn- sés dans leur univers de travail que le serait un immi- dicat s’efforce d’attirer à lui les nouveaux embauchés, gré africain en métropole. qui eux-mêmes ne se font pas prier pour adhérer, non En Océanie, le chef d’entreprise se voit investi d’un pas nécessairement sur la base de choix politique ou rôle particulièrement important en matière d’intégra- d’appartenance à un même statut professionnel, mais tion des salariés. Contrairement aux traditions métro- plutôt en fonction de liens sociaux déjà tissés en politaines, où chacun est censé travailler pour soi, dehors de l’entreprise. On comprend dans ce contexte guidé par le respect des droits et des devoirs liés à son les raisons pour lesquelles les leaders syndicaux, dont métier (D’IRIBARNE, 1989) , les employés locaux atta- le rôle est de fédérer et de protéger les membres du chent une importance majeure à la relation qui les lie groupe qui s’est reconnu en eux, s’intéressent en prio- à celui (ou à celle) pour qui ils travaillent. Dans les rité à la défense des intérêts de leurs adhérents, atten- traditions océaniennes (LEENHARDT, 1937), cette tifs à ce que le collectif qu’ils représentent soit aussi relation se nourrit d’un respect réciproque manifesté bien traité que ses rivaux. par le souci qu’a le supérieur de son subordonné De telles pratiques contredisent évidemment les auquel fait écho le désir du second de répondre aux représentations métropolitaines de la figure idéale du attentes du premier, qui a su l’accueillir et s’occuper militant syndical homme de dialogue et de progrès de lui. social entièrement dévoué à la Cause. Incapables de Une lecture métropolitaine interprétera sans doute prendre la distance qui conviendrait vis-à-vis de cette dépendance assumée à l’égard d’une hiérarchie repères culturels largement inconscients, les dirigeants bienveillante comme faisant le lit de l’assistanat et du venus de métropole se dédouanent à bon compte de paternalisme. Elle placera bien plus haut dans la hié- n’avoir pas su construire un dialogue fructueux avec rarchie des priorités la professionnalisation des leurs partenaires sociaux locaux au prétexte que ceux- employés, source à ses yeux d’une autonomisation ci « ne font pas leur métier de syndicaliste » (cette émancipatrice. Guidées par de tels référentiels, les expression prend toute sa saveur dans une bouche directions métropolitaines ont fait largement fausse métropolitaine) : « Ils ne font pas leur métier de syndi- route dans leur approche de la situation qu’elles caliste, se plaignait ainsi le directeur en poste lors de avaient à gérer : « Je me suis rendu compte », expliquait notre première enquête. Ils ne font que me faire ch… ainsi lors de notre première enquête le directeur en pour défendre des intérêts individuels, clientélistes et tou- poste, « que c’était le bordel intégral, qu’il y avait des jours mal placés. Ça n’est jamais la défense d’intérêts col- jalousies terribles, qu’il y avait pas grand monde sur qui lectifs… Grille de rémunérations, suppression du temps on pouvait compter. Je me suis dit : “On va faire le néces- partiel non choisi, moi, je croyais que c’était par là que saire”. La première chose que j’ai faite, c’est de constituer l’on allait débloquer la situation…. Pas du tout ! Les syn- des groupes de travail, [de] voir ce qui n’allait pas, com- dicats, ça n’est pas ça qui les intéresse. Les syndicats,[Ce ment ils percevaient leur métier (…). J’ai décidé de leur qui les intéresse], c’est la défense des intérêts indivi- donner des moyens… J’ai réaménagé les bureaux, j’ai fait duels… ».

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 67 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page68 AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX Photo © Marta Nascimento/REA « Par ailleurs, dans la culture politique océanienne, il est attendu du chef de la communauté qu’il maintienne un équilibre entre les différents clans et contribue à régler leurs différends par la consultation ». Franck Wahuzu, PDG d’Air Calédonie, devant la case du conseil coutumier, le futur Sénat, avril 1998.

En reproduisant des pratiques courantes en métropole Une réconciliation à la mode océanienne consistant à installer comme partenaire privilégié le plus modéré des deux syndicats de l’entreprise, les Las des tensions qui avaient envahi leur quotidien de premières directions de CARSUD n’ont sûrement pas travail, les employés de CARSUD peuvent puiser mesuré les risques qu’elles prenaient à agir ainsi. Deux dans leur répertoire culturel, notamment celui de conséquences graves ont en effet découlé de ces choix. l’obligation d’accueil et de l’humilité, des éléments Tout d’abord, ces managers expatriés ont sérieuse- propices à donner un sens positif à la reprise du tra- ment mis à mal non seulement leur propre légitimité vail de leurs collègues grévistes. « Personnellement, de chefs, mais aussi, au moins aux yeux d’une partie explique une conductrice de l’autre syndicat, j’ai essayé du personnel, le respect inhérent à cette position. Ces de faire en sorte que mes collègues reprennent le travail dirigeants seront de fait pris à partie autant en tant comme si de rien n’était. Il fallait les accueillir ». Ceux que personnes qu’en tant que responsables, parfois de qui, en continuant à travailler avaient maintenu l’en- façon violente. « S’il y a un groupe de personnes qui lui treprise à flot, ont été encouragés par leur leader à se mettent des punaises sur tout le corps, dit une conduc- montrer beaux joueurs. Ainsi, ceux qui reviennent trice de l’un de ces anciens directeurs, c’est sûr qu’il va font savoir qu’en réalité, « dans leur tête », ils n’étaient succomber ! ». Plus grave encore, pour l’équilibre jamais partis. « Pour nous, raconte un conducteur gré- interne du corps social, ces impairs ont suscité une viste, ce n’était pas vraiment…, c’est comme si on avait véritable fracture parmi les employés. Celle-ci ne se quitté l’entreprise la veille, quoi ! On était à l’extérieur, limita pas aux seules divergences de vues dans l’orien- mais on était toujours “dans” l’entreprise ». tation de l’action syndicale, mais elle était aussi sus- Les uns comme les autres font porter à ceux du ceptible d’alimenter dangereusement les rivalités eth- « dehors » la plus grande part de responsabilité dans nico-politiques présentes dans la société locale. Ce qui les troubles du dedans. Évoquant les passages délicats est finalement arrivé… au portail, une conductrice mentionne le rôle protec-

68 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page69

teur joué par ses anciens collègues tempérant des agis- rivée d’un nouveau chef d’entreprise capable d’incar- sements plus violents de militants venus d’ailleurs : ner cette figure d’autorité à la fois ferme et bienveil- « On avait nos collègues travaillant ici, explique-t-elle, lante a permis de faire basculer l’entreprise dans un qui faisaient en sorte que l’on n’ait pas peur. Ils nous régime de coopération qui constitue l’exact opposé de accompagnaient. Ils se mettaient debout pour nous rassu- la configuration antérieure. rer, là où on passait. Il y avait plutôt des gens d’ailleurs, Une lecture métropolitaine pourra s’étonner d’une une quinzaine… ». telle réconciliation établie non pas sur la base d’une Ce retour à la bienveillance a été précédé d’un proces- convergence des lignes politiques ou idéologiques des JEAN-PIERRE SEGAL sus de médiation (appuyé par un cabinet local) entre organisations syndicales – qui restent en rivalité élec- les deux organisations syndicales. Le déroulé du pro- torale aussi bien chez CARSUD que dans le reste du cessus (voir l’Encadré 3) ne manque pas d’évoquer les territoire –, mais sur la base d’un lien plongeant ses rituels de parole à l’océanienne (TCHERKÉZOFF, 2003) racines dans l’ancienneté de la relation personnelle où, dans un cadre très protégé de l’extérieur, chacun, construite (avant même les événements ici décrits) s’étant mis à même hauteur que l’autre, est autorisé à entre les deux leaders, l’un Kanak et l’autre Wallisien. « parler fort » et à dire ce qu’il a sur le cœur pour que Ce serait tomber là encore dans le même oubli de l’en- mûrisse le consensus finalement recherché. Le racinement culturel local du fait syndical calédonien. contenu du pacte finalement conclu entre les deux Quand bien même le contexte institutionnel serait-il leaders reste inconnu aussi bien du consultant que des calqué sur celui existant en métropole (SEGAL, 2011), nouveaux dirigeants de l’entreprise. Mais on peut rai- les logiques d’adhésion syndicale se révèlent, à l’image sonnablement penser que chaque leader s’est engagé des relations hiérarchiques dans l’entreprise, vis-à-vis de l’autre à veiller au respect d’un strict équi- construites selon de tout autres logiques que celles qui libre dans l’attribution des récompenses comme dans peuvent s’accommoder d’un tel virage idéologique, l’administration des sanctions entre les membres des pour peu que le lien entre le leader et ses troupes soit deux organisations. Chacun se sera aussi engagé à cal- maintenu. mer les ardeurs vindicatives de ceux qui, parmi ses adhérents, voudrait déterrer à nouveau la hache de Une heureuse synergie interculturelle guerre. « Même si, aujourd’hui, nous dit un syndica- liste, il y a des nouveaux qui voudraient installer ce cli- Les deux phases traversées par CARSUD peuvent être mat-là, ils sont mal partis, parce qu’ils n’ont pas le droit considérées comme les deux faces d’une même de faire cela ici. C’est quelque chose que l’on a su préser- médaille. Soit, faute d’être en mesure d’échanger dans ver ». le respect mutuel, par la parole et par le don, on bas- Les acteurs auront ainsi réussi, en s’appuyant sur les cule vers l’affrontement et le rapport de force. Soit, ressources culturelles locales, à rétablir la paix civile au comme l’illustre la situation présente de l’entreprise, sein de leur communauté de travail. Précédée par on se trouve dans une situation où l’équilibre entre les cette reprise de parole entre les leaders syndicaux, l’ar- composantes du corps social, qui restent en rivalité à

Encadré 3 : Le processus de médiation raconté par un des deux leaders syndicaux

« C’est une initiative de la direction, et nous, on était d’accord. C’était une bonne démarche. On se retrouve et, là, on convoque “que” les responsables syndicaux, avec chacun un suppléant, une femme. Pareil [pour] eux : deux repré- sentants. On nous explique comment ça va se passer. Chacun à notre tour, on va parler en se respectant. Sinon, la médiation sera annulée. Les conditions, c’est ça. Si l’on n’est pas d’accord, on arrête tout. Nous, on est d’accord. Eux, pareil ». « Sur deux ou trois semaines, poursuit notre interlocuteur, on s’est vus deux fois par semaine. Ce qui n’était pas si mal, c’est qu’on était d’accord pour se retrouver dans la même salle. Les deux trois réunions qui suivent, ça a été les moments les plus difficiles. Chacun a parlé, critiqué ce qui s’était passé. On a pris en premier la parole et, là, on leur a dit “Putain ! vous avez fait ça ! Vous avez voulu fermer la boîte… Elle a failli fermer ! Vous avez perdu la main du conflit ! C’était dirigé vraiment par la maison mère, qui s’était imprégnée du conflit. Ce n’était plus aux gens d’ici…” Donc, on leur a dit tout ce que l’on pensait, tout ce que l’on avait subi comme insultes, et ils écoutaient, ils écou- taient, ils écoutaient... Après, eux, ils ont parlé. Ils nous reprochaient moins [de choses] que ça : ils reprochaient tout à la direction, en fait ! ».

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 69 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page70

l’extérieur de l’entreprise, est respecté, sous la houlette disent de lui ses employés : « Les instructions qu’il nous d’une autorité légitime sachant exprimer, par sa géné- donne, déclare une conductrice à propos de son direc- rosité, son souci du bien-être de ses « sujets » et béné- teur, ça donne envie d’avancer… Ce sont des messages ficiant en retour de leur respect. L’arrivée du jeune d’espoir, voilà ! ». directeur, associée à la capacité de son management à Les personnes et les pratiques de la nouvelle équipe faire (enfin !) sens dans les repères de ses employés, a dirigeante, bien que métropolitaines d’origine, par- fait le reste. viennent à s’inscrire positivement dans les repères Dans un univers structuré par les relations interper- culturels locaux. Le jeune directeur, dont chacun sait sonnelles, une grande importance est accordée au qu’il s’est fixé sur le territoire, est autant apprécié caractère des individus comme à la faculté de se pro- pour sa simplicité et sa serviabilité que pour son jeter durablement dans une relation d’échange avec dynamisme : « Avant, on n’avait pas cela, souligne un

AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX eux. L’expatrié métropolitain devra faire de sérieux conducteur évoquant le nouveau climat dans l’entre- efforts pour échapper au stéréotype du « Zoreille de prise. On en a eu un, un directeur, on avait l’impres- base » distant, sûr de lui, beau parleur, mais en réalité sion qu’il n’était là que pour nous sanctionner. Il nous simplement de passage sur le territoire. « Ils viennent disait : “je suis à votre écoute…” Mais quand il nous ici, dit un machiniste parlant des anciens directeurs. convoquait, c’était pour nous sanctionner. C’était Ils veulent imposer quelque chose tout de suite ; c’est leur jamais : “Qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qu’il t’ar- logique. (…). Partir en disant : “j’ai fait cela” ». « Ils rive ?” ». nous embobinaient avec des métaphores, dit un délégué Le nouveau directeur se révèle également disposé à décrivant ses premiers patrons, pour retomber au point amorcer la relation d’échange avec ses subordonnés de départ ». « Il pouvait traverser tout le couloir sans dire en sachant donner avant de recevoir, qu’il s’agisse de bonjour, confie un autre enquêté à propos de l’avant- son temps personnel, de ses conseils ou parfois des dernier directeur. Il s’enfermait dans son bureau. Il était moyens matériels mis à sa disposition. « C’est vrai, dit très cassant. Il n’a pas été apprécié par les salariés ». La de lui le responsable de production, présent dans personnalité du nouveau directeur tranche avec ces l’entreprise depuis ses débuts, qu’est-ce qu’il est géné- fâcheux précédents : il donne envie de s’investir, reux ! Avec tout le monde ! Je n’ai jamais vu ça ! Photo © AKG-IMAGNO Photo © « Dans la situation présente de l’entreprise, on se trouve dans une situation où l’équilibre entre les composantes du corps social, qui restent en rivalité à l’extérieur de l’entreprise, est respecté, sous la houlette d’une autorité légitime sachant exprimer, par sa générosité, son souci du bien-être de ses “sujets” et bénéficiant en retour de leur respect ».

70 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page71

Quoiqu’il demande, il l’a, avant même de le demander. Les limites de l’universalisme métropolitain Mais il ne demande pas tous les jours ! ». Il parvient même à faire école, comme le déclare un des agents Qu’a-t-il manqué aux premiers dirigeants de CAR- de maîtrise convaincu de la justesse de son approche SUD pour leur éviter les déboires qu’ils ont connus ? vis-à-vis du personnel local : « Je fais comme le nou- Sans doute les premières équipes dirigeantes de CAR- veau patron que l’on a aujourd’hui. Il m’a montré : plus SUD auraient-elles tiré profit de formations, telles je lui donne, plus il me donne en échange. Moi, je qu’il en existe localement, leur offrant une première marche comme ça, avec l’équipe : je leur demande de entrée sur les spécificités de leur nouvel environne- JEAN-PIERRE SEGAL faire le boulot, et quand ils me demandent quoi que ce ment de travail. Plus encore, à notre sens leur a fait soit, je ne vois pas pourquoi je leur dirais non. Quand défaut une prise de distance vis-à-vis des spécificités on dit non, en général ça part en furie. L’autre, il de leurs propres repères culturels. Les employés de s’énerve, et on s’énerve, en général, on ne s’entend pas. Je CARSUD s’expriment en français, qui est non seule- m’arrange, en sorte que quand il pourra me rendre ser- ment la langue enseignée à l’école, mais aussi la lingua vice, il me rendra service ». franca locale au sein d’un territoire où l’on parle une La responsable des relations sociales a su tirer de son étonnante variété de langues différentes. L’empreinte expérience professionnelle au sein du territoire une culturelle océanienne ne se donne pas à voir si facile- philosophie qu’elle applique dans sa pratique profes- ment, a fortiori aux yeux d’expatriés formés à l’école sionnelle : « Quand on arrive dans des sociétés comme de l’universalisme français. S’estimant débarrassés des ça, on ne peut pas manager comme on [le] faisait avant. préjugés hérités de l’ère coloniale, les Métropolitains La philosophie que j’ai tirée des longues années que j’ai débarquent dans l’île, pleins d’optimisme sur leurs passées ici, c’est qu’il faut accepter, au début, d’avoir l’im- capacités à faire bouger les lignes en se montrant pression de perdre son temps. Mais cette “perte de temps” exemplaires à l’égard des locaux, à l’image de l’ancien (entre guillemets) qu’on a l’impression d’avoir au départ, directeur de notre entreprise, interrogé cinq ans plus nous en fera gagner énormément, après ». tôt : « Le soir même de mon arrivée (j’avais débarqué du Dans un contexte métropolitain, le contenu de sa matin), j’ai fait un pot. Pour montrer ma détermination, fonction pourrait lui apparaître un peu mince au j’ai fait un discours. J’ai trouvé que l’accueil était froid. regard de son statut de membre de l’équipe de direc- Dès le lendemain, j’ai vu que les gens étaient collective- tion. Elle-même se défend en souriant d’être « seule- ment froids, mais individuellement très sympas... Je me ment » une assistante sociale. Mais elle sait construire suis mis à apprendre le prénom de tout le monde. Je me sa légitimité interne autour de sa capacité d’écoute et sentais très à l’aise, et j’appelais tout le monde par son d’assistance vis-à-vis des membres du personnel qui prénom. J’ai cru que j’allais mettre du baume au cœur à font appel à elle. Dans le contexte local, cette assis- tout le monde. J’ai cru en moi dès la première semaine. tance a valeur de don et, en tant que telle, elle appelle, Je me suis dit que bonne humeur et proximité avec le per- comme l’a montré Marcel Mauss, réception et contre- sonnel, [cela] allait fonctionner ». On connaît la suite... don. « J’ai reçu un accueil extraordinaire. Ils attendaient depuis longtemps. Si je dis j’ai faim parce que je n’ai pas eu le temps de manger, je trouve une petite serviette avec CONCLUSION trois gaufrettes. Y en a une qui m’a apporté du miel de Lifou… Ils me remercient, spontanément ». Les entretiens annuels récemment introduits dans Le redressement de CARSUD peut être regardé l’entreprise ont été bien accueillis, mais pour des rai- comme apportant de l’eau au moulin de ceux qui sons fort différentes de celles qu’avaient imaginées les défendent l’idée selon laquelle des recettes « universel- concepteurs de cet outil. « J’ai reçu en entretien indivi- lement éprouvées » peuvent obtenir d’excellents résul- duel chaque agent, explique-t-elle. Cette démarche a été tats dans des environnements culturellement très éloi- très bien accueillie. Personne n’avait été reçu en entretien gnés de ceux au sein desquels ces idées avaient vu le individuel, sauf pour prendre une dérouillée. Tout de jour. Monsieur de La Palice lui-même conviendra qu’il suite, les gens ont poussé ma porte. Il y avait une attente vaut mieux ouvrir le dialogue avec ses partenaires très forte. C’est quand même dingue, que des postes sociaux (a fortiori quand ceux-ci disposent d’un pou- comme le mien n’aient pas été mis en place comme voir de nuisance loin d’être négligeable) que de rester ça ». Là où les Américains, les inventeurs de l’outil, sourd aux messages portés par ces derniers. De même, voient dans ces révisions régulières des termes du se mettre à l’écoute des attentes de ses salariés vaut contrat qui les lient temporairement à leur supérieur mieux que de les méconnaître ou les ignorer. Chacun une clarification bienvenue du périmètre et du sait cela, depuis les travaux bientôt centenaires de contenu de leur subordination (D’IRIBARNE, 1989), l’École des Relations humaines. À ce niveau de généra- les Océaniens peuvent facilement y lire la manifesta- lité, certaines prescriptions managériales possèdent une tion d’une continuité de l’intérêt porté à leur per- valeur universelle, ce dont se réjouiront sans doute ceux sonne, une réactivation du lien avec leur supérieur et qui se méfient des théories enfermant les acteurs dans une incitation à s’investir davantage. une essence culturelle surdéterminant leurs conduites.

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 71 61-72 Segal_Segal 05/12/13 13:16 Page72

Cependant, dès qu’il s’agit de passer de bonnes inten- D’IRIBARNE (P.), Le Tiers-Monde qui réussit, Paris, éd. tions d’ordre général à une pratique dûment localisée, il Odile Jacob, 2003. apparaît bien difficile de faire l’économie d’une réflexion D’IRIBARNE (P.), Penser la diversité du monde, Paris, sur les significations que donnent aux pratiques diri- Seuil, 2008. geantes les employés auxquels s’appliquent les mesures D’IRIBARNE (P.), “How to use ethnographical case et les décisions prises. La question se pose déjà au sein studies to decipher national cultures”, in PIEKKARI d’un univers culturellement homogène, tant la distance (R.) & WELCH (C.) (ed), Rethinking the case study in est souvent grande entre les lectures des enjeux de l’en- international business and management research, treprise que font ceux qui dirigent et ceux qui sont diri- Edward Elgar, États-Unis, 2011. gés. Elle revêt une acuité plus grande encore dès lors que GODIN (P.) (Préface de Jean-Pierre SEGAL), Le monde l’on se trouve, comme dans notre cas d’étude, dans des du travail au cœur du destin commun, Nouméa, direc-

AUTRES TEMPS, AUTRES AUTRES LIEUX environnements culturellement diversifiés. tion du Travail de Nouvelle-Calédonie, 2009. L’analyse culturelle ne se limite pas à rendre compte LEENHARDT (M.), Notes d’ethnologie néo-calédonienne, des malentendus qui affectent le management des Paris, Institut d’Ethnologie (coll. Travaux et organisations multiculturelles. Elle permet d’élargir mémoires, 8), 1930. les registres d’interprétation des conflits qui traversent MALINOWSKI (B.), « La loi et l’ordre dans les sociétés ce type d’organisation (CHEVRIER, 2013). Elle permet primitives », in Trois essais sur la vie sociale des primi- aussi, comme dans notre cas, d’éclairer les réussites tifs, Paris, Payot, 1993. atypiques (D’IRIBARNE, 2003) que certaines entre- MAUSS (M.), Essai sur le don, Quadrige, PUF, 2012. prises internationales intelligemment gérées connais- PAITA (G.) & CASAUMAYOU (J.), Gabriel Païta : témoi- sent dans des contextes culturels non occidentaux, là gnage kanak, éd. L’Harmattan, coll. « Mondes océa- où beaucoup d’autres, avant elles, avaient échoué. n niens – Des conflits et des hommes », 1999. SEGAL (J-P.), « Les entreprises d’origine française à l’épreuve du développement international », in La BIBLIOGRAPHIE Jaune et la Rouge, n°624, Les différences culturelles, mars, 2007. SEGAL (J-P.), Le monde du travail au cœur du destin CHEVRIER (S.), Gérer des équipes internationales : tirer commun, Nouméa, direction du Travail de Nouvelle- parti de la rencontre des cultures, Presses de l’Université Calédonie, 2009. de Laval, 2013. SEGAL (J-P.), « Transférer un cadre institutionnel GEERTZ (C.), The Interpretation of Culture, New York, métropolitain est-il raisonnable ? Application à la Basic Books, 1973. régulation des relations de travail en Nouvelle- D’IRIBARNE (P.), La logique de l’honneur, Paris, Seuil, Calédonie », in L’interculturel en entreprise, LEEMAN 1989. (Danielle) (dir), Éditeur Lambert-Lucas, septembre, D’IRIBARNE (P.), HENRY (A.), SEGAL (J.-P.), CHEVRIER 2011. (S.) & GLOBOKAR (T.), Cultures et Mondialisation, TCHERKEZOFF (S.), Fa’a Samoa. Une identité océani- Seuil, 1998. enne, L’Harmattan, 2003.

72 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page73

L’AMBITION À l’inverse, la flop-story donne à Comme pour tout récit, le lecteur voir comment une entreprise s’ef- est en droit de se poser la question AU CŒUR fondre au gré de choix de plus en suivante : « Et alors ? » Dans le

DE LA TRANS- plus malencontreux : la flop-story genre de l’aventure d’entreprise, le MOSAÏQUE FORMATION – relève du registre dramatique, « Et alors ? » est généralement UNE LEÇON DE voire tragique. L’attention du lec- orienté vers l’action : le contrat teur attirée par la notoriété de la plus ou moins explicite qui est MANAGEMENT firme et son intérêt définitivement passé avec le lecteur consiste à VENUE DU SUD captif du caractère homérique des raconter l’aventure de l’entreprise épisodes que la firme traverse, il pour exhiber les ressorts de son reste encore deux conditions clefs succès (ou de son échec) afin de les À propos de l’ou- pour se situer dans ce genre. théoriser et de les rendre diffusa- vrage de Pascal Première condition : le narrateur bles dans d’autres contextes. La Croset, L’ambition doit choisir quelle place va être formule est en gros la suivante : au cœur de la trans- donnée aux acteurs individuels « l’entreprise “lambda” est perfor- formation. Une leçon dans l’aventure par opposition à mante en raison de ses pratiques, MOSAÏQUE de management des acteurs collectifs. Les entre- que l’on peut théoriser de la façon venue du Sud, prises sont des lieux de création suivante… » En s’inspirant des Dunod, pratiques de cette entre- 2012. prise lambda, on peut espérer reproduire cette performance ou éviter les problèmes qu’elle a ren- contrés. Et au passage le ou les auteurs de l’ouvrage LES RESSORTS peuvent être considérés DU GENRE DE comme des experts de L’AVENTURE cette pratique désirable, et D’ENTREPRISE donc comme de possibles interlocuteurs. C’est ce Les récits des aventures qui fait du genre de d’entreprises sur longue l’aventure d’entreprise un période constituent un pourvoyeur de connais- genre en soi dans les livres sances en management. de management. Les canons en sont bien bali- sés. Il faut tout d’abord une entreprise connue L’AVENTURE soit du fait de ses pro- DE L’OFFICE duits, soit du fait de son CHÉRIFIEN actualité récente (fusion, DES PHOSPHATES acquisition, malversation, (OCP) scandale, etc.). Il faut y ajouter une succession L’ouvrage de Pascal Croset d’épreuves auxquelles s’inscrit de façon inhabi- l’entreprise va être tuelle dans les différentes confrontée et qui vont dimensions du genre qui constituer la trame de nous occupe. Du point de l’aventure. Dans ce regis- vue de la notoriété de

tre, il convient de distin- © DUNOD l’entreprise, il présente guer deux sous-genres une double originalité. En antagonistes, la success-story et la d’action collective au sein desquels effet, d’une part, l’ouvrage porte flop-story. il est toujours délicat d’attribuer à sur une entreprise du Sud, la plus La success-story relève du registre un acteur nommément identifié la grande entreprise du Maroc, et, épique et montre comment une paternité d’une décision, d’un d’autre part, celle-ci est inconnue entreprise devient de plus en plus résultat ou d’une réussite. du grand public : il s’agit de performante malgré des conditions Deuxième condition : quelle l’Office chérifien des phosphates plus ou moins difficiles. morale doit-on tirer de l’aventure ? (OCP). Comme son nom le laisse

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 73 73-82 Mosaïque_projet05/12/1313:16Page74

74 MOSAÏQUE GÉRER ETCOMPRENDRE•DÉCEMBRE 2013•N°114 du fer marocains pourletransport l’Office nationaldescheminsde historiquequilelieà partenariat par exemple, remettre encausele tout engagnantflexibilité.Il va, doubler sacapacitédeproduction ger desinvestissements visantà de vueindustriel,l’OCP va enga- pendant plusieursmois.Du point taines capacitésdeproduction ce quiconduiraàl’arrêt decer- effondrement de70%descours, up), quiserasuivien2009parun diaux desphosphates(appeléfly descours mon- un quadruplement va connaître, entre 2006et2008, point devuecommercial, l’OCP cement del’État marocain. Du retraite, celasansrecourir aufinan- nyme. Il va externalisersacaissede publique àceluidesociétéano- va passer dustatutd’entreprise point devueinstitutionnel,l’OCP de relever nombre dedéfis.Du Une telletransformationsuppose secteur primaire. trielle, qui,desurcroît, relève du focalise suruneentreprise indus- à uneentreprise peuconnue,ilse prend leparid’intéresser lelecteur entreprises despaysduSud, maisil gnements danslemanagementdes seulement ilva puiserdesensei- titres descanonsdugenre :non story cet ouvragerelève delasuccess- et leadermondialdesonsecteur. Si une entreprise ambitieuse,rentable taire etengoncéedanssaroutine à passer d’une bureaucratie défici- mation radicalevisantàlefaire l’OCP s’engage dansunetransfor- vue »(p. 42).Entre 2006et2010, dale géologique,selonlepointde qualifient demiracleouscan- « lesanalystesouconcurrents mondiales dephosphates,ceque réserves pose desplusimportantes Lepaysdis- de sesexportations. duMarocintérieur brut et20% sente enmoyenne 3%duproduit engrais :l’activité de l’OCP repré- principale delafabricationdes phates sontlamatière première phates decepays.Or, lesphos- marocain lesgisementsdephos- valorise pourlecomptedel’État deviner, cetteentreprise exploiteet , ilsedistingueàplusieurs de délégationluipermettant de Terrab mettraenplaceunsystème décisions déjàprises.Monsieur dutempsàentérinerdes la plupart six heures. Cedispositifleconduit pheurs, cequiluiprend cinqou quotidiennement de30à60para- que directeur général,ildoitsigner cette pratique.De même,entant Terrab pourpouvoir faire évoluer dra plusieursmoisàMonsieur postes dedébutcarrière. Il fau- les recrutements s’opèrent surdes que celan’est paspossible,cartous Ressources Humaines luiexplique térieur del’OCP. Ladirection des teurs dehautniveau venus del’ex- cherche à s’entourer decollabora- février 2006.Àsonarrivée,il été nomméàlatêtedel’OCP en Monsieur Mostafa Terrab, quia Par exemple, onrencontre trèsvite tels queceux-ciontpulesvivre. décrivant les épisodesdel’aventure récit seveut àhauteurd’acteur, en forme decontratlecture :le organisation. Enfin, ilscelleune tiennent latransformationd’une contexte local,quicréentetentre- chair etenos,s’inscrivant dansun l’OCP. Cesontdesacteurs,en etcomplexeaussi importante que transformation d’une institution desindividusdansla portance nommés. Il renforce enoutre l’im- personnages dansdesindividus dans leréelpuisqu’il incarneles effets surlelecteur. Il ancre lerécit entretenir. Cechoixaplusieurs d’entreque certaines ellespeuvent prises, voire uneformedeparanoïa confidentialité pourlesentre- on connaîtl’importance dela quand C’est unchoiximportant nom, aucunn’est doncanonyme. ouvrage sontdésignésparleur l’OCP mentionnés danscet acteurs. Tous lesmembres de concerne lamiseenscènedes distingue, enrevanche, encequi pecte lescanonsdugenre. Il s’en affrontées parl’OCP, l’ouvrage res- En cequiconcernelesépreuves national descheminsdefer. moitié desrecettes del’Office un effondrement deprèsla parpipeline,cequientraîne port phosphate, optantpouruntrans- des transformations(pp. 22et23). qui limitaitsacapacitéd’impulser decepiègebureaucratiquesortir mérite d’être médité.Il recouvre mot arabeniyya concept arabed’ faire l’objet d’un travail. Enfin, le être etpeut appréhendé,partagé, phénomène estnommé,ilpeut nommer leschoses.Lorsqu’un de gement. Ensuite, ilimporte réussite detoutprocessus dechan- cette énergieestunedesclefsdela Dès lors,fabriqueretrenouveler face auxdifficultésouconflits. être suffisantepourpouvoir faire dans l’énergie desacteursquidoit tion, unedesressources clésréside dans unetrajectoire detransforma- gie estaucœurduchangement: conclusion. Tout d’abord, l’éner- Nous enretiendrons trois, en décrites danscetouvrage. tion aufildespratiquesquisont aussi trouver dessources d’inspira- Mais lelecteurattentifpourra lectif. puis renforcer lacohésionducol- d’unification afindepréserver, enfin, conduire unmouvement dynamique del’environnement et, lui permettre defaire faceàla per l’agilité del’organisation pour se projeter dansl’avenir, dévelop- uneambition pour mation :porter cœur dumouvement detransfor- trois principesd’action àplacerau practices. Pascal Croset propose on sesitueloindel’esprit des vers d’autrestransfert contextes: pas l’appropriation rapideetle en traindesefaire, ellenefacilite met derendre comptedel’action sage ensituation.Si cechoixper- vité desacteursetleurapprentis- laréflexi- une analysequipréserve simpliste. Il opteaucontraire pour dans uneformulesimple,voire mer larichessedecetteaventure Croset faitlechoixde nepasenfer- transformation del’OCP ?Pascal Quelles leçonsretirer durécitdela DE CETTEHISTOIRE LA MORALE an-niyya signifie intention) (Ndlr :le best 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page75

les idées de sincérité, de bonne foi l’Université de Laval s’enrichit tivisme, ou autres), en fonction des et de pureté. Par exemple, en d’un nouvel ouvrage signé par réponses fournies par les répon- 2007, Monsieur Karoua, responsa- Sylvie Chevrier. Les dimensions dants à des questions préétablies

ble de l’audit, mène une mission culturelles perceptibles dans les supposées discriminantes pour le MOSAÏQUE au sein de l’un des principaux sites organisations y sont étudiées sous thème étudié). Cet état de l’art chimiques du groupe. Le rende- l’angle de la gestion des équipes bien construit permet au lecteur de ment affiché du site a toujours été interculturelles, avec l’objectif bien repérer la place et l’apport des par le passé autour de 92 %. Mais (affirmé dans le titre) de rendre différents auteurs, selon une classi- ce chiffre a toujours été largement positive et profitable la conjugai- fication et un plan efficaces. Les surestimé pour pouvoir faire son de différentes cultures dans des développements accordés aux dif- bonne figure : « Chacun sait qu’il entreprises, des organisations ou férents chercheurs sont équilibrés, s’agit d’un jeu de dupes » (p. 128). des équipes. même si l’école interprétative, qui Le nouveau directeur du site, Dès l’introduction, l’auteure pose privilégie la recherche des systèmes Monsieur Bougazoul, décide à les termes de son analyse. Quelle partagés de sens, voit sa démarche l’occasion de cet audit de modifier est la démarche la plus efficace : plus détaillée, sans doute pour per- cette pratique et d’afficher un ren- normaliser les différences ou les mettre au lecteur de bien saisir les dement qui, après révision, est de valoriser ? Dans ces deux cas, exemples qui émailleront par la 85 %. Un tel choix est risqué pour quelles seraient les pratiques réelles suite son propos. L’auteure lui dans la mesure où il peut se voir sous-jacentes ? Ces questions conserve une bonne distance, accuser de mauvaise gestion, et reviennent dans l’ensemble de même avec sa propre méthodolo- donc être remplacé. Il n’en sera l’ouvrage comme un rappel du gie de prédilection, étant pleine- rien : bien au contraire, la direc- dilemme entre ce qui pourrait être ment consciente du fait qu’il tion générale saluera son courage universel et ce qui pourrait rester n’existe pas de démarche univer- et le montrera en exemple. particulier. Elle étaye son argu- selle. En lieu et place, elle propose Ce concept d’an-niyya invite à se mentation par une solide expé- volontiers une grille de lecture des situer volontairement au premier rience retirée d’enquêtes portant principales publications à la degré des choses. Les dirigeants de sur le management des équipes lumière des contextes et des carac- l’OCP en ont fait un des piliers de multiculturelles et représentant téristiques des équipes, des proces- leur action. Dans l’univers de l’entre- plusieurs mois passés dans des sus et des résultats de leur coopéra- prise, où les jeux politiques et le entreprises (européennes, afri- tion (p. 57). Cette grille est fort cynisme font parfois figures de règles caines ou nord-américaines, prin- utile au lecteur pour situer chaque d’action, la notion d’An-niyya (l’in- cipalement). Elle questionne égale- auteur en fonction des variables tention sincère) ouvre un espace de ment sur qui doit s’adapter à qui, qu’il étudie. réflexion particulièrement fécond. et s’interroge sur la nécessité d’in- Avec sa propre approche méthodo- venter de nouvelles formes per- logique qui doit d’abord à celle Par Thierry BOUDES, mettant une action collective orga- développée par Philippe professeur de stratégie à ESCP nisée. d’Iribarne, elle précise que la Europe. Elle donne à voir dans le détail les démarche interprétative permet de différentes approches en cours détecter une culture latente dans le champ interculturel, en (p. 75), qui est une sorte de réfé- détricotant habilement les échelles rentiel implicite dans les limites LES ÉQUIPES de valeurs couramment utilisées duquel les pratiques peuvent évo- INTERNATIONALES : dans les études quantitatives. Elle luer ou varier en fonction des indi- DES IDÉAUX-TYPES leur oppose une approche beau- vidus. Les facteurs limitants et les AUX MÉTISSAGES coup plus qualitative visant à difficultés qu’elle détecte dans déterminer pour les sociétés étu- cette méthode sont l’accès à la diées un système partagé de sens langue de l’interlocuteur, la nature mis en lumière par les discours et non préétablie des différences cul- À propos du livre de Sylvie de catégories propres. En cela, son turelles à capturer et une sorte Chevrier, Gérer des équipes approche (inspirée de Philippe d’ethnocentrisme du chercheur, internationales : tirer parti de la d’Iribarne) diverge des méthodes qui reste prisonnier de ses propres rencontre des cultures dans les par échelle qui s’autorisent des références culturelles. In fine, cette organisations, Les Presses de classifications issues de catégories méthode permet de déterminer l’Université de Laval, 208 pages, prédéfinies (comme la méthode de une culture politique propre à une 2012. Geert Hofstede, qui consiste à société. Aux États-Unis, par exem- positionner et à classer des groupes ple, la culture politique, qui est La collection Sciences de l’admi- (généralement nationaux) entre basée sur l’accord contractuel entre nistration des Presses de deux pôles (individualisme/collec- les parties, permet de comprendre

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 75 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page76

l’articulation entre la place de l’in- conflit ou désaccord s’effectue par homogène et univoque. dividu, en fonction de sa réussite arbitrage et pragmatisme et non L’intersection entre ces dimensions personnelle, et celle du groupe ou par imposition. La notion de est donc fort complexe. Et finale-

MOSAÏQUE de la communauté, et ainsi de ne « paix obligatoire » se révèle indis- ment, l’auteure nous précise que pas se contenter, comme dans les pensable tant dans les rapports ces dimensions sont suffisamment approches quantitatives, de décrire sociaux que professionnels. flexibles pour aboutir à des adapta- la société américaine comme indi- La dimension nationale n’est tions des pratiques, pour autant vidualiste. Hormis quelques cependant pas toujours pertinente, que le système de représentation limites et impasses d’ordre histo- ni suffisante. S’y ajoutent des de chacun des acteurs ne soit pas rique (interférences entre deux dimensions culturelles liées aux bouleversé, ce qui rendrait impos- nations : guerre, colonisation…), entreprises elles-mêmes et aux sible une co-construction à cette d’ordre stratégique (intérêt straté- métiers qui transcendent les insti- fin. gique des acteurs ou des organisa- tutions et les organisations. Dans Après un détour utile par l’impor- tions) ou d’ordre indivi- tance de la langue de duel (quid des parcours communication et singuliers, des minorités, d’échange, l’auteure nous des diasporas… ?), la présente une intéressante méthode permet d’appré- typologie des équipes hender la co-construction interculturelles qui réduit de solutions compatibles à six les configurations avec les référentiels pro- déterminées par son expé- pres à chaque partie, et rience du terrain, ainsi ainsi d’établir des pra- que les combinaisons pos- tiques de gestion adap- sibles entre les dimensions tées. culturelles. Les variables La seconde partie de l’ou- retenues sont la nature des vrage, beaucoup plus acteurs, l’activité de dense, s’intéresse à la ges- l’équipe, son contexte ins- tion des équipes multicul- titutionnel et son mode turelles. De nombreux de fonctionnement. Si ces exemples issus des six configurations recou- recherches menées par vrent la majorité des cas l’auteure y sont étudiés à de figure rencontrés dans la lumière des méthodes la pratique, il n’est pas interprétatives. interdit de penser que cer- L’exemple de la Suisse per- taines équipes pourraient met, en dépit des diffé- être des hybrides de plu- rences linguistiques et sieurs types. Bien loin de religieuses et des autono- porter atteinte à l’utilité mies cantonales, de met- de la typologie proposée, tre en évidence dans ce cette possibilité met en petit pays une conver- valeur ce cadre de gence autour de mythes réflexion pour tout acteur fondateurs, d’une DE LAVAL © LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ confronté à la gestion mémoire collective : la solidarité le premier cas, les frottements d’équipes multiculturelles. des cantons confédérés se fait au interculturels apparaissent lors de Dès lors, comment ajuster toutes nom de l’autonomie de chacun fusions-acquisitions ou de coopé- ces dimensions lors de coopéra- d’eux et non de la puissance collec- ration et, dans le second cas, ils tions entre équipes interculturelles, tive (p. 101), et du refus d’une génèrent des incompréhensions et en particulier internationales ? soumission à une puissance exté- des malentendus liés aux écarts de Cette question fait l’objet d’un rieure (p. 102), avec Guillaume priorités en fonction des méthodes long chapitre qui vient conclure Tell comme figure emblématique. et des termes employés (p. 110). l’ouvrage. L’auteure ne se contente Le citoyen suisse expérimente dans De natures différentes, les cultures pas de constater les différences et le cadre de son canton et réfute politiques nationales, d’entreprise les divergences, elle fournit des clés tout pouvoir hégémonique d’un et de métier vont cohabiter dans d’action pour favoriser des coopé- homme, d’un autre canton et, a une organisation ou au sein rations effectives. Diverses pistes fortiori, d’une puissance étrangère. d’équipes sans que le sens qui leur sont proposées. Celle qui a sa Dès lors, la résolution de tout est attribué par les acteurs soit faveur fait appel à l’étude d’inci-

76 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page77

dents critiques (p. 143), si possible pourquoi les univers de sens sont sements de santé américains conti- avec l’aide d’un médiateur intercul- pérennisés par les structures fami- nuent à augmenter (50 000 morts turel. La question sous-jacente per- liales, éducatives, institutionnelles par infections nosocomiales en

manente est : « Qui s’adapte à ou par les dominantes religieuses, 2009) malgré les efforts considéra- MOSAÏQUE qui ? », surtout s’il subsiste entre les et comment éviter les biais de la bles consacrés par la puissance acteurs des rapports de pouvoir valeur moyenne de Geert Hofstede publique à la sécurité des patients et/ou des incompatibilités straté- ou du sens unique de Philippe (normes, procédures, protocoles, giques. Avec ces pistes, la typologie d’Iribarne, alors que, manifeste- indicateurs, systèmes d’informa- précédemment proposée trouve ment, chaque individu réalise un tion, documentation, incitations, toute son utilité : les modes d’ajus- « bricolage identitaire » qui lui est etc.). tement varient selon ces types et la singulier. Comment mettre en face Les deux éditeurs ont rassemblé grille met ainsi en lumière la perti- à face les résultats des recherches autour d’eux des experts les plus nence des paramètres opérationnels interprétatives et ceux des divers (médecins, gestionnaires, devant être intégrés dans la recherches quantitatives, comme spécialistes des systèmes d’infor- démarche. Deux exemples portant elle aurait pu le faire pour la Suisse. mation, sociologues, etc.) pour, en sur l’activité d’une organisation Ces remarques sont cependant de 12 chapitres, explorer le large spec- non gouvernementale sont détail- très peu de poids par rapport à tre des phénomènes qui sont à lés. Ils mettent en valeur l’impor- l’intérêt global de l’ouvrage, la per- leurs yeux susceptibles d’expliquer tance à accorder aux mots et locu- tinence et l’habileté de son ce paradoxe. tions employés par les acteurs pour déroulé, l’utilité des typologies Des contributions contrastées, par pouvoir détecter leurs univers de proposées et le pragmatisme des conséquent, mais qui ont malgré sens. pistes d’action suggérées par un tout quelques points essentiels en L’ouvrage se conclut sur l’ouver- chercheur de terrain. commun : a) regarder « là où cela ture de quelques pistes de se passe », où l’erreur se concrétise, réflexion. Le métissage culturel est Par Pierre Robert CLOET, c’est-à-dire au niveau de la ligne illustré par un délégué syndical Université Paris-Dauphine. opérationnelle, au plus près du d’origine malienne, qui évoque le patient, il faut donc scruter l’acti- personnel de son entreprise en uti- vité des médecins, des infirmières, lisant alternativement les termes des personnels paramédicaux, mais de « camarades » ou de « frères » LA CRAVATE aussi des administratifs et, éven- (p. 178). L’auteur pose la ques- DU MÉDECIN ET LE BUG tuellement, des informaticiens ; b) tion : ces références à plusieurs INFORMATIQUE expliquer pourquoi, en fonction univers sont-elles mélangées ou de la nature du travail, des proces- coexistantes ? Nous pourrions éga- sus et des relations entre acteurs, lement nous demander si ce qui est À propos de l’ouvrage First, Do les prescriptions top-down évo- observé ici à l’échelle d’un indi- Less Harm: Confronting The quées ci-dessus « ratent le coche », vidu ne se produit pas à l’échelle Inconvenient Problems Of étant dans l’incapacité de prendre des sociétés par contiguïté, par le Patient Safety, édité par Ross en charge la diversité des phéno- jeu des migrations, de l’extension Koppel & Suzanne Gordon, mènes en cause ; c) il faut procé- des moyens de communication à Cornell University Press, 280 p., der, comme on peut s’en douter, à l’échelle planétaire ? Dans ce sens, 2012. des analyses essentiellement quali- quelle est la place de l’idéal-type tatives (en effet, peu de données national organisationnel ou pro- Cet ouvrage collectif édité par chiffrées sont disponibles en dépit fessionnel par rapport aux hybri- Ross Koppel et Suzanne Gordon de l’abondance des rapports offi- dations ? D’autres phénomènes (respectivement sociologue à ciels sur ce thème), même si, sur sont trop souvent négligés ou pas l’Université de Pennsylvanie et certains sujets, des études écono- encore assez étudiés, comme en journaliste, et professeur en métriques « à l’américaine » exis- convient l’auteure : la distance (par sciences infirmières, auteure de tent et sont mobilisées ; d) privilé- exemple, dans le cas d’équipes vir- nombreux ouvrages sur la santé) gier en conséquence l’observation tuelles) ou encore les différences de aborde une question qui à l’évi- in situ mettant l’accent sur la perception entre générations… dence nous concerne tous : diversité des causes allant de l’er- La pureté des idéaux-types est ainsi « Comment les hôpitaux, à défaut reur médiatisée (erreur sur l’iden- mise en question selon la place de nous guérir pourraient-ils éviter tité du patient à opérer) au geste qu’ils laissent aux trajectoires indi- – ou éviter davantage – d’attenter à minuscule, mais éventuellement viduelles et aux processus de métis- notre vie ? ». fatal (le médecin aseptisé de pied sage et d’hybridation. Le point de départ de cette ques- en cap, chaussures, gants, blouse Nous aurions certes apprécié que tion est la constatation que les impeccablement désinfectés, mais l’auteure explique comment et incidents survenus dans les établis- effleurant sans le vouloir le visage

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 77 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page78

du patient de sa cravate conservée incompatibles entre elles et devant des processus en cause (faisant par souci de statut, et malheureu- être continuellement remises à intervenir pour un même patient sement porteuse de germes fatals). jour pour tenir compte des progrès une chaîne d’acteurs) multiplient

MOSAÏQUE Mais loin de constituer une accu- de la médecine, alors que les com- les possibilités d’erreurs aux inter- mulation d’accidents pointillistes, pétences internes pour repérer faces et conduisent à de conti- les 12 chapitres de l’ouvrage abor- leurs insuffisances et y remédier nuelles interruptions dans l’acti- dent chacun un thème spécifique, font défaut. Ces innovations sont vité des uns et des autres. aboutissant au total à un diagnos- par ailleurs liées à la philosophie de – La superposition des règles et des tic d’ensemble, qui montre com- l’EBM (Evidence Based Medicine), prescriptions résultant de la régu- bien l’incident hospitalier se qui est inadaptée pour beaucoup lation, et le travail hors soins trouve à la confluence de causalités de médecins aux caractéristiques, qu’elles supposent (mobilisant des plus diverses et, au premier notamment l’âge et la polypatho- 40 % du temps des infirmières) les chef, celles qui sont liées aux logie, de la patientèle hospitalière. rendent souvent incohérentes ou injonctions provenant impossibles à appliquer. des niveaux de respon- Mais l’ouvrage met essentiel- sabilité supérieurs lement l’accent, et ce, dans – le nettoyage des plusieurs chapitres, sur un locaux, objet de vives facteur jouant plutôt au polémiques entre niveau opérationnel (bien tenants de la théorie que largement conditionné des miasmes et ceux de par des déterminants exté- la théorie des germes rieurs aux hôpitaux eux- (transmissibles entre mêmes) et concernant le sys- individus), une polé- tème de relations instituées mique non tranchée entre les acteurs. Pour les par les approches auteurs, ce système de rela- scientifiques qui entre- tions leur paraît en effet dans tient une incertitude une large mesure structuré conduisant à une par une logique hiérarchique, baisse de l’effort notamment entre médecins déployé sur ce type de et infirmières, mais qui est prévention et à une également présente à l’inté- externalisation vers des rieur des professions (le pro- entreprises employant fesseur et l’interne, l’infir- des agents peu quali- mière confirmée et la débu- fiés ; tante), conduisant à toute – les logiciels envahis- une série de comportements sant le paysage, qu’il néfastes pour la sécurité des s’agisse du dossier patients (comme la quasi- « patient », du recueil impossibilité, pour un acteur des prescriptions de niveau inférieur, de signa- médicamenteuses, de ler une erreur commise par l’aide à la décision un acteur de niveau supé- médicale, autant de PRESS UNIVERSITY © CORNELL rieur, la sous-estimation col- sources d’erreurs multiples dont Au total, une enquête a montré lective du caractère systémique de plusieurs exemples émaillent l’ou- que seulement 14 % des médecins la plupart des incidents et leur vrage (Le chapitre 1 s’intitule : The hospitaliers américains utilisaient individualisation, avec pour corol- data model that nearly killed me – les dossiers « patients ». laire une hantise de la réprimande Ce formatage de données qui a failli Évidemment, l’organisation et les et de la sanction entraînant une me coûter la vie). D’une façon conditions de travail, l’intensifica- sous-déclaration des incidents, et générale, les auteurs expriment tion des soins, les ratios de para- donc la diminution des apprentis- une méfiance marquée à l’égard de médicaux par lit imposés par une sages potentiels par retour d’expé- ces innovations technologiques qui régulation mettant l’accent sur la rience, une souffrance non parta- sont présentées comme des pana- diminution des coûts, l’amplitude gée liée à une erreur commise, une cées par le niveau politique et sur- des postes de travail (12 heures, le absence de communication entre tout par les fournisseurs, mais qui plus souvent), les effets de la métiers, mais également à l’inté- sont souvent jugées éloignées de fatigue et du manque de sommeil rieur des métiers, entre les niveaux, pratiques trop complexes, souvent des professionnels et la complexité etc.).

78 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page79

D’une façon générale, les auteurs Dans un brillant dernier chapitre juguler le phénomène des inci- de cet ouvrage collectif estiment de conclusion, constitué de 27 dents, le niveau de ceux-ci étant que l’on n’a pas affaire à ce que propositions portant à la fois sur comparable en proportion, les

l’on pourrait appeler un travail les caractéristiques essentielles de mêmes caractéristiques des fonc- MOSAÏQUE d’équipe, conduit par un leadership la sécurité des patients et sur les tionnements et des comporte- conscient des capacités et des rôles voies possibles permettant de l’as- ments internes, les mêmes reflexes de chacun, s’efforçant de coordon- surer, les éditeurs insistent sur le du régulateur (tarification incita- ner les uns et les autres en les fai- fait qu’elle est l’affaire de tous, tive à la réduction des coûts, pro- sant participer aux prises de déci- dans et en dehors de l’hôpital, cédures d’évaluation à partir de sions concernant les patients et en qu’elle dépend de petites et référentiels, développement des suscitant un partage de l’informa- grandes innovations, que sa maî- technologies de l’information, tion. trise est impossible à routiniser, mise en place de batteries d’indica- Bref, ce qui est prôné dans l’ou- qu’elle est l’objet de multiples teurs…). Il est à ce titre amusant vrage, c’est un changement de cul- compromis, qu’une nouvelle cul- de constater que les auteurs, per- ture analogue à celui qui s’est pro- ture est certes indispensable, mais plexes et inquiets devant le cas duit dans l’aviation (le CRM : qu’il est aussi nécessaire de dispo- américain, ont tendance à embellir Crew Resource Management, sou- ser de bons équipements et de pro- la situation d’autres pays, dont la vent cité dans l’ouvrage), où pro- cessus de travail adaptés et qu’elle France, par exemple le respect par fessionnels, sociologues, psycho- exige la vigilance, mais également les médecins des normes d’ampli- logues, et même les anthropo- l’humilité des professionnels face tude horaire du travail. Sans doute logues ont uni leurs efforts pour aux lacunes de leur savoir. seraient-ils déçus si on leur don- améliorer le système de relations En tant qu’intervenant de longue nait l’occasion d’une incursion présent dans les cockpits afin de date dans des hôpitaux, je ne peux dans nos établissements. diminuer l’occurrence des acci- qu’exprimer une profonde proxi- Une question, cela dit, peut se dents. mité de point de vue avec la plu- poser à l’issue de ce panorama, qui Les auteurs soulignent le fait part des développements que je reviendrait sur les critiques formu- qu’une telle évolution des pra- viens de résumer. Sans doute la lées par l’ouvrage à l’encontre du tiques locales doit être soutenue référence à l’aviation et au CRM système de régulation : si l’on est institutionnellement, ce qui est peut paraître insistante, les diffé- convaincu du niveau trop impor- loin d’être le cas actuellement, les rences entre un cockpit et un hôpi- tant des atteintes à la sécurité, de la incitations à l’amélioration de la tal étant à l’évidence importantes à diversité et de la multiplicité des sécurité des patients (et, plus géné- peu près à tous les niveaux. D’une causes de ce phénomène, de la ralement, à celle de la qualité des façon générale, on peut se deman- complexité et de l’ambiguïté des soins) relevant plutôt de décisions der si les effets de domination organisations, et donc de la néces- lointaines à coloration bureaucra- entre métiers, et à l’intérieur de sité d’un changement comporte- tique, qu’il s’agisse comme on l’a ceux-ci, ne sont pas surestimés par mental profond au niveau des dit des procédures, des systèmes rapport, par exemple, à la com- équipes opérationnelles elles- d’information ou, plus récem- plexité des processus de soins mul- mêmes, comment celui-ci pour- ment, des opérations incitatives du tipliant les interfaces entre acteurs rait-il se produire si ces dernières type P4P (Payment For – sans considération de statut – et n’en prennent pas spontanément le Performance). Ils soulignent donc les risques de dysfonctionne- chemin ? notamment que les divers comités ments aux interfaces. Cela semble bien être le cas, que ce censés concevoir les nouvelles ini- Mais on ne peut qu’être séduit par soit aux États-Unis ou en France. tiatives en matière de sécurité ne la pertinence et la minutie de ces De plus, une nouvelle « culture » font que très peu appel aux profes- analyses et de ces observations ne se décrète pas ni par le manage- sionnels de la ligne opérationnelle dont on se dit qu’elles pourraient ment ni, a fortiori, par un régula- ou encore aux syndicats des méde- être profitables aux administra- teur éloigné. cins et des paramédicaux, ce qui tions multipliant circulaires, indi- Ces constatations ne justifient-elles est à leurs yeux contraire aux pré- cateurs et normes qui, du reste, ne pas la mise en place d’une philoso- ceptes les plus élémentaires des sont pas forcément inutiles, mais phie de la régulation qui soit davan- ouvrages de management restent fort éloignés des réalités tage incitative (indicateurs, paie- moderne, alors même que décrites dans cet ouvrage. ment à la qualité) que managériale et quelques expériences de ce type Un autre intérêt de ce dernier est le qui ait pour vertu d’agir sur la « boîte ont déjà été menées dans le sys- fait qu’il suggère l’existence d’ana- noire », mais sans y entrer ? De faire tème hospitalier (par exemple, au logies très profondes entre la situa- en sorte que les professionnels, gui- Maimonides Medical Center de tion américaine et la situation dés par le résultat à atteindre, gar- Brooklyn), dont certaines avec française (et sans doute mon- dent l’initiative pour s’organiser et succès. diale) : une même difficulté à résoudre leurs problèmes, et trou-

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 79 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page80

POURQUOI CE SUCCÈS vent d’eux-mêmes les ingrédients de ÉCONOMIQUE ? sont, selon Guillaume Duval, la team intelligence évoquée par les principalement : auteurs, puisque, comme ces der- – la décentralisation et l’absence

MOSAÏQUE niers semblent le dire, ce sont les Pour la majorité des experts, la du poids écrasant d’une capitale seuls à pouvoir le faire ? source du redressement allemand comme Paris, qui permet de dispo- Mais c’est là une philosophie qui est est la nouvelle dynamique impul- ser partout d’un capital financier en décalage, j’en conviens, par rap- sée par le discours prononcé par le et humain pour entreprendre ; port aux propos des auteurs de cet Chancelier Schröder devant le – un système de relations sociales ouvrage qui font, en général, preuve Bundestag, le 14 mars 2003, sur structurées et une gouvernance des de peu d’aménité, comme nous « l’Agenda 2010 » et l’accélération entreprises se caractérisant par un l’avons vu, à l’égard des innovations des réformes qui a suivi. degré d’association des salariés aux de ce type – une philosophie qui a La thèse défendue par Guillaume décisions plus important que dans par ailleurs conduit à tous les sys- Duval dans son livre Made in tous les autres pays industrialisés ; tèmes de tarification hospitalière Germany est que le succès de l’éco- – l’apprentissage, qui certes subit des pays développés, qui visent nomie allemande est lié aux carac- une crise d’adaptation, mais cette fois-ci l’obtention de la perfor- téristiques structurelles du modèle contribue à l’insertion profession- mance économique, également dif- allemand combinées à une nelle des jeunes, à la valorisation ficile à routiniser de l’extérieur, et conjoncture des années 2000 très des emplois industriels et à un tout cela pour des succès tout rela- favorable pour l’Allemagne. Quant monde du travail où le diplôme ne tifs, ayons l’honnêteté de le dire. à l’Agenda 2010 (Ndlr : adopté fait pas tout ; Mais peut-être aura-t-elle plus de par le gouvernement de coalition – la stabilité de la monnaie alle- chance avec l’amélioration de la entre les socio-démocrates et les mande qui permettent au pays de qualité et de la sécurité des soins ? Verts de 2003 à 2005), son bilan bénéficier de taux d’intérêt très bas. est jugé globalement négatif, car il Par Jean-Claude MOISDON, a fragilisé le modèle qui fait la Directeur de recherche émérite force de l’Allemagne en dévelop- Thèse 2 - L’Allemagne a de l’École des mines ParisTech. pant la pauvreté et les inégalités. bénéficié d’une conjoncture Ce livre stimulant porte sur un porteuse dans les années sujet central du débat économique 2000 en France. L’auteur y présente un point de La force du modèle allemand a été MADE IN GERMANY vue engagé documenté par une amplifiée par une conjoncture excellente connaissance de favorable au cours des années l’Allemagne. Il adresse ce message 2000, notamment : aux socio-démocrates au pouvoir À propos du livre de Guillaume en France : « Ne vous trompez pas Les avantages (provisoires) DUVAL, Made in Germany, de diagnostic ! Si vous adoptez la du vieillissement Éditions du Seuil, 2013. logique d’austérité de l’Agenda 2010, vous allez accroître la pau- Le fait que la population allemande En 2002, l’Allemagne et la France vreté sans obtenir en contrepartie la âgée de 15 à 64 ans ait diminué de présentaient des performances éco- réussite économique, car ce qui a fait 1,7 million relativise sérieusement, nomiques voisines en termes de le succès de l’Allemagne est difficile- selon Guillaume Duval, les résul- croissance, d’endettement public ment transposable à la France... » tats allemands en matière de baisse et de taux de chômage. Avant d’analyser les arguments de du chômage. Ce recul démogra- Pour la première fois, la producti- Guillaume Duval, il convient de phique explique également l’ab- vité de la France dépassait celle de résumer ses principales thèses. sence en Allemagne de cette bulle l’Allemagne. immobilière qui pèse lourd en Un économiste allemand réputé, France en termes de coût pour les Hans Werner Sinn, avait considéré LES THÈSES ménages et les entreprises. cette même année que l’Allemagne DE MADE IN GERMANY devenait l’homme malade de La réunification et les PECO l’Europe et que la France, malgré ses problèmes, aurait une crois- Thèse 1 - La force La réunification a coûté cher à sance plus forte et devancerait de du modèle allemand l’Allemagne dans les années 1990, plus en plus l’Allemagne. Or, dix ne date pas de Schröder mais dans les années 2000, ans plus tard, tous les indicateurs l’Allemagne de l’Est a fourni un économiques sont à l’avantage de Les points forts du modèle alle- débouché privilégié à l’industrie l’Allemagne. mand comparé au modèle français allemande du BTP et des biens

80 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page81

d’équipement. L’Allemagne a aussi Il critique surtout la réforme du péenne et mondiale déjà évoquée, été la grande bénéficiaire de l’élar- marché du travail menée dans le complétée par le recours massif au gissement de l’Europe aux pays cadre des lois Hartz, qui a conduit chômage partiel en 2009 qui a per-

d’Europe Centrale et Orientale à ramener l’indemnisation du chô- mis à l’industrie allemande de MOSAÏQUE (PECO). Ces pays, qui pèsent mage de 32 à 12 mois (18 mois, rebondir dès 2010. 101 millions d’habitants, ont pour les plus de 55 ans). Les chô- offert à l’Allemagne à la fois de meurs de longue durée dépendent nouveaux débouchés et un terrain désormais de l’aide sociale, qui est ANALYSE DES THÈSES d’implantation privilégié pour des versée sous conditions de res- DE GUILLAUME DUVAL usines toute neuves. sources (incluant l’épargne et le patrimoine du ménage). Cette La spécialisation de l’industrie réforme a conduit à une augmenta- Le modèle allemand allemande tion du nombre des working poors explique-t-il la performance (des travailleurs disposant de moins allemande ? Les biens d’équipement et les automobiles haut de Comme beaucoup gamme de l’Allemagne ont d’études actuelles sur les rencontré le formidable raisons du succès du essor de la demande des modèle allemand rédigées pays émergents. Les Bric et par les experts français, ce les pays producteurs de livre tend à mettre en pétrole se sont mis à avant les arguments qui construire des usines par viennent en appui des centaines à partir de la fin idées de leurs auteurs. La des années 1990, ce qui a plupart des études s’accor- permis aux exportations dent sur plusieurs forces allemandes de connaître du modèle allemand, un véritable boom. notamment la qualité du Cet essor des exportations dialogue social ou la for- a été soutenu par l’amélio- mation en alternance. ration de la compétitivité- Une force souvent évoquée coût résultant de l’imbri- (mais curieusement écar- cation croissante de l’éco- tée par Guillaume Duval) nomie allemande avec est le Mittelstand (1), ces celles des pays à bas coût 4400 entreprises indus- des PECO, par la modé- trielles réalisant un chiffre ration salariale et, à partir d’affaires allant de 50 mil- de 2008, la baisse de 20 % lions à 3 milliards d’euros de la valeur de l’euro face qui constituent le moteur au dollar. de l’économie allemande. Spécialisées et innovantes, ces sociétés, pour la plu- Thèse 3 - Le bilan part familiales et rarement de l’Agenda 2010 cotées en bourse, ont un est globalement © ÉDITION DU SEUIL mode de gouvernance négatif orienté vers l’excellence et de 940 euros par mois) qui repré- le long terme. Guillaume Duval souligne les sentaient en 2012 7,7 % de la D’autres atouts cités par l’auteur conséquences sociales de l’Agenda population allemande, contre font l’objet de débats. C’est le cas 2010 : 6,6 % en France, et à la multiplica- de l’avantage de la décentralisation – la réduction du niveau des pen- tion des mini-jobs à temps partiel. allemande contre la centralisation sions futures et le report de l’âge Selon Guillaume Duval, si l’écono- française ou encore de la gouver- minimal de départ à la retraite à mie allemande s’est redressée après nance des entreprises fondée sur la 67 ans en 2029 ; 2005 et a mieux résisté que les codétermination. – le déremboursement de nom- autres pays à la crise de 2008-2009, breuses prestations au niveau de cela n’est pas à mettre au crédit (1) « L’Allemagne : un modèle, mais pour l’assurance maladie et la hausse des d’un effet différé de l’Agenda 2010, qui ? », HÉNARD (Jacqueline), La Fabrique de cotisations sociales. mais à celui de la conjoncture euro- l’Industrie, septembre 2012.

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 81 73-82 Mosaïque_projet 05/12/13 13:16 Page82

Mais, surtout, ce livre ne répond ration continue de la qualité et sur syndicats, sur tous les plans : pas à la question suivante : si la l’innovation. salaires, retraites, assurance maladie, principale raison de la perfor- L’intérêt de ce chapitre pour un assurance chômage, augmentation

MOSAÏQUE mance allemande depuis 2002 est lecteur français est de montrer du nombre des working poors. la force de son modèle, comment combien la réussite allemande a été Là où il ne convainc pas, de mon expliquer, comme le montrent obtenue grâce à la capacité de son point de vue, c’est lorsqu’il nie l’ef- Bernard de Montferrand et Jean- industrie à tirer parti de la crois- fet positif pour l’économie alle- Louis Thiériot dans « France – sance mondiale. Sur ce point, la mande de l’assainissement financier Allemagne, l’heure de vérité » (2), France, beaucoup moins exporta- entrepris par Gerhard Schröder. que les deux pays aient été au trice que l’Allemagne, est claire- Il l’avoue d’ailleurs : « Ce qui ne coude à coude en termes écono- ment désavantagée. facilite pas les choses, c’est que la plu- miques sur la période 1960-2000 ? part des Allemands attribuent aussi Mon point de vue est que le leur bonne fortune actuelle à l’austé- modèle allemand favorise mieux Quel bilan tirer de l’Agenda rité de fer mise en place par l’Agenda l’industrie que le modèle français, 2010 ? 2010 ». Il s’interroge : « Se peut-il notamment grâce au Mittelstand, que les Allemands se trompent à ce mais que si l’on se place sur le plan C’est la question centrale posée par point sur les causes de leurs propres de l’économie globale, la force du le livre, là où, comme l’affirme succès ? » Il répond par une citation modèle allemand par rapport au Guillaume Duval, il ne faut pas se de Marx : « Oui, ce sont les hommes modèle français n’est pas prouvée tromper de diagnostic. Que disent qui font l’histoire, mais ils ne savent et ne peut donc expliquer que très les experts qui pensent que pas l’histoire qu’ils font ». ll y a des partiellement le décrochage fran- l’Agenda 2010 est une clé essen- arguments plus convaincants… çais des années 2000. tielle du redressement allemand ? Un des intérêts de ce livre est de C’est le cas du livre de Bernard de nous mettre en garde contre la Montferrand et de Jean-Louis transposition en France des recettes La conjoncture des années Thiériot déjà mentionné. Leur du succès allemand. La réussite de 2000 a-t-elle favorisé diagnostic est à l’opposé de celui l’Allemagne tient au fait qu’elle a à l’Allemagne ? de Guillaume Duval. la fois corrigé les points faibles de Pour eux, le succès de l’Allemagne son économie (déficit, éducation, C’est la partie la plus convaincante à partir de 2006 est le résultat des etc.) et capitalisé sur ses atouts (offre du livre et cette question est souvent réformes douloureuses initiées par industrielle premium, dialogue insuffisamment prise en considéra- l’Agenda 2010, qui ont permis à social, position géopolitique, etc.). tion par les observateurs de toutes les branches de la protection Si la France se concentre sur ses l’Allemagne. Il existe un discours sociale d’être à l’équilibre (vieil- déficits sans renforcer ses atouts, la caricatural en France décrivant la lesse, maladie, chômage) et d’assai- réussite ne sera pas au rendez-vous. modération salariale et les lois Hartz nir les finances publiques. Or, les atouts français existent : comme l’explication quasi unique Il y a un lien direct entre la solidité dans les services, dans certaines du succès allemand. Il est vrai que financière retrouvée de l’Allemagne filières industrielles, dans les infra- l’Allemagne des années 2000 a et son succès économique, car, dès structures, dans les grandes entre- bénéficié de la chute du commu- 2008, elle disposait d’une marge de prises qui pourraient être incitées à nisme et de sa position géopolitique manœuvre financière là où la développer davantage leurs fournis- au centre de l’Europe. Il en a été de France n’en avait pas. En 2011, le seurs PME et leur écosystème, etc. même pour l’offre premium de son déficit public allemand était de Mais cet investissement sur les industrie en phase avec l’explosion 1,5 % du PIB contre 5,7 %, et les atouts exige de retrouver au préala- de la demande des pays émergents. prélèvements sociaux représen- ble une marge de manœuvre Guillaume Duval a raison de souli- taient 22,4 % du PIB en France financière. Les Allemands ont cou- gner que le succès allemand ne peut contre 15,1 % en Allemagne. tume de dire que « les Français être transposé au futur du fait de sa Pour ces auteurs, c’est la mauvaise voyagent en première classe avec un dimension conjoncturelle. Je suis gestion des dépenses publiques et billet de seconde ». néanmoins plus confiant que lui sur sociales en France qui explique le À défaut de réformes doulou- l’avenir du made in Germany, porté décrochage français des années reuses, il nous faudra nous habi- qu’il est par la réputation premium 2000 face à l’Allemagne. tuer à la seconde classe. de ses produits fondée sur l’amélio- Deux remarques, en guise de conclusion. Par Jérôme TUBIANA* Guillaume Duval est fondé à criti- (2) « France-Allemagne, l’heure de vérité », de quer un chancelier social-démocrate MONTFERRAND (Bernard) & THIÉRIOT * Senior Advisor Danone, Sherpa des (Jean-Louis), Éditions Tallandier, novembre dont l’action a d’abord été perçue Rencontres franco-allemandes d’Évian depuis 2011. négativement par les salariés et les 1994.

82 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 83-84 Biographies auteurs_Biographies auteurs 05/12/13 13:17 Page83

BOUDES Thierry HEIM Stéphane

Thierry Boudes est professeur de stratégie Docteur en sociologie, Stéphane Heim est actuelle- à ESCP Europe. ment ingénieur de recherche contractuel au GER- PISA (http://gerpisa.org/), le réseau international de recherches en sciences sociales sur l’industrie automo- CAHIER Marie-Laure bile qu’héberge l’ENS Cachan. Il est en charge entre autres des chantiers de recherche mis en œuvre dans le Diplômée de Sciences Po Paris, Marie- cadre du 6e programme international du GERPISA Laure Cahier a exercé pendant quinze ans (2012-2015) « Structuration des nouvelles industries

des fonctions de direction éditoriale pour automobiles, restructurations des vieilles industries AUTEURS BIOGRAPHIES DES différentes maisons et marques du groupe automobiles et nouvelle géopolitique mondiale de Hachette Livre. Elle crée ensuite l’automobile », de l’organisation des colloques Cahier&Co, structure de conseil éditorial, annuels et des journées mensuelles de travail du GER- coaching éditorial, content management, PISA. production et gestion de contenus au ser- Il a obtenu une thèse de sociologie à l’Université de vice des entreprises, des associations pro- Strasbourg en 2011, dont l’objet est la comparaison fessionnelles, des maisons d’édition et des entre les chaînes de sous-traitance de PSA Peugeot- auteurs. Elle intervient principalement Citroën en Alsace Franche-Comté et celles de Toyota dans le champ des ouvrages professionnels Motor Corporation dans la Préfecture d’Aïchi (région et universitaires, et des contenus à forte de Nagoya, Japon). Dans le cadre de ses travaux pas- valeur ajoutée. sés, il a effectué plusieurs séjours de recherche au Japon, notamment en tant que membre du Collège Doctoral Franco-Japonais (2007-2008) et du GCOE CLOET Pierre Robert « Reconstruction of the Intimate and Public Spheres in 21st Century Asia » (2010). Il a également enseigné

BIOGRAPHIES DES AUTEURS BIOGRAPHIES DES Titulaire d’un Master en Management la sociologie du travail, de l’emploi, des organisations Interculturel (Université Paris-Dauphine) et des relations professionnelles à l’Université de et d’un Doctorat d’État scientifique, Strasbourg, à l’Université de Technologie de Belfort- Pierre Robert Cloet a réalisé tout son parcours pro- Montbéliard, à l’Université de Haute-Alsace et au fessionnel dans l’industrie pharmaceutique. CNAM de Franche-Comté. Fondateur de la société VALEUR-EUROPE, il Ses centres d’intérêt sont, entre autres, les évolutions déploie conseils et formations en management inter- des industries automobiles européenne et asiatique, culturel auprès d’entreprises, d’organismes publics et les relations interentreprises dans les chaînes de sous- de structures d’enseignement. Ses domaines de pré- traitance, la sociologie des organisations et des mar- dilection abordent la performance des équipes mul- chés, et la sociologie économique. ticulturelles, le changement en entreprise, le mana- gement de la diversité ainsi que les valeurs sociocul- turelles en Europe. Il a publié pour la Revue Écono- MOISDON Jean-Claude mique et Sociale l’article « Coopérations euro- péennes : innovation et apprentissage » (juin 2012) Jean-Claude Moisdon est directeur de recherche ainsi qu’un ouvrage sur les hymnes et drapeaux dans émérite de l’École des mines ParisTech. Il a dirigé le l’Union européenne pour l’Institut Jacques Delors – Centre de Gestion Scientifique de 1975 à 1995. Il Notre Europe (Novembre 2013). Il dirige des était également professeur dans cette même école, y mémoires de Master auprès des universités Paris- enseignant notamment la recherche opérationnelle. Dauphine et Paris-Sorbonne (prcloet@valeur- En tant que chercheur, il est intervenu dans de europe.fr). nombreux secteurs, notamment l’étude du système hospitalier, une étude qu’il mène encore aujourd’hui. Il est également chercheur associé au DIETRICH Anne sein de l’équipe Management des Organisations de Santé de l’École des Hautes Études en Santé Anne Dietrich est Maître de Conférences Habilitée à Publique. Diriger des Recherches en Sciences de Gestion à l’IAE de Lille, Université de Lille 1 et elle est membre du LEM (Lille Économie et Management) UMR CNRS SEGAL Jean-Pierre 8179. Ses recherches portent sur les évolutions de la GRH, l’instrumentation des compétences, la GPEC Jean-Pierre Segal est chercheur au CNRS (laboratoire et les transformations de la relation d’emploi. Dauphine Recherche Management) et est membre

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 83 83-84 Biographies auteurs_Biographies auteurs 05/12/13 13:17 Page84

fondateur du groupe de travail Gestion & Société TELLIER Albéric qu’il anime avec Philippe d’Iribarne. Ses recherches portent sur la dimension culturelle de la construction Docteur en sciences de gestion, Albéric Tellier est Maître de coopérations au sein des entreprises, notamment de Conférences Habilité à Diriger des Recherches à en France, au Vietnam et en Nouvelle-Calédonie, où l’Institut d’Administration des Entreprises de se situent ses différents terrains d’enquête et ceux de l’Université de Caen Basse-Normandie. Il est le directeur ses doctorants. Ses analyses s’appuient notamment délégué de cet institut, en charge de la formation conti- sur l’analyse du fonctionnement des filiales étran- nue, de l’apprentissage et du e-learning. Au sein du cen- gères des entreprises multinationales d’origine fran- tre de recherche NIMEC, il développe des travaux sur les çaise. Ses travaux trouvent leur prolongement dans situations de compétition technologique, les stratégies

BIOGRAPHIES DES AUTEURS BIOGRAPHIES DES des activités d’enseignement au sein de différents collectives et les réseaux d’innovation. Il a notamment Mastères à l’École des Ponts, l’École des mines et co-publié l’ouvrage Gestion de l’innovation. Comprendre l’Université Paris Dauphine. Diplômé HEC, il est le processus d’innovation pour le piloter (2013, éditions titulaire d’un doctorat et d’une habilitation à diriger EMS). Il enseigne la stratégie d’entreprise et la gestion de des recherches délivrés par l’Université Paris- l’innovation dans le cadre de différents Masters. Dauphine. TUBIANA Jérôme SIMON Fanny Jérôme Tubiana est senior advisor de Danone. Fanny Simon est Maître de Conférences à l’Institut Jusqu’en 2010, il a été directeur de la Prospective d’Administration des Entreprises de l’Université de sociale de Danone. Il a contribué notamment à la Caen Basse-Normandie. Titulaire d’un doctorat en création de Grameen Danone Foods qui a donné nais- Sciences de Gestion et d’un MBA de la Bentley sance au Fonds Danone Communities dédié au déve- University, elle est membre du laboratoire NIMEC. loppement de social businesses et au Fonds Danone Ses recherches portent sur l’innovation, les réseaux écosystème visant à renforcer les écosystèmes dans les- sociaux et la créativité. Elle a notamment publié des quels opèrent les sociétés de Danone. Depuis 1994, il articles dans la Revue Française de Gestion, l’European est le sherpa des Rencontres franco-allemandes qui Management Journal et l’Advances in Strategic réunissent chaque année, à Évian, une quarantaine de Management. présidents de grandes entreprises de ces deux pays.

84 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 85-90 Résumés étranger_Mise en page 1 05/12/13 13:17 Page85

FOR OUR ENGLISH-SPEAKERS READERS

In commemoration of Michel Crozier tions between the world of ideas and the arena of actions. What impact does the written word have on the art of leadership? Who writes? What stand do they adopt? For what purpose? How are matters disclosed? To whom? Where to place the boundary between pub- lic relations, communication and managerial litera- RÉSUMÉS ÉTRANGERS ture? Drawing on examples from the latter, the effort is made, without claiming to exhaust the topic, to IN MEMORIAM show that writing about management is a complicated exercise with stakes that, far from academic, have to do Anticipating changes in small- and mid-sided with the power of ideas in a global economy. businesses: A study of a collective action plan Anne DIETRICH, associate professor, IAE in LILLE, The perspectives and blind spots LEM-UMR 8179 of “excellence” Myriam MONLA, research professor, NOVANCIA, This article describes how a collective action plan for PhD. in Philosophy, University of Paris 1 Sorbonne

anticipating changes in small- and mid-size businesses TRIAL BY FACT (SMBs) was worked out and implemented. With the There is much talk about “excellence” in France. By aim of exploring the characteristics and feasibility of placing it in a time frame, light is shed on this key following up on both the business and its employees as word in French organizations. Questions are raised they cope with changes, this experimental plan, con- about the apparent obviousness of this concept. What ducted in the Nord-Pas-de-Calais region, enrolled a does excellence mean? This word has undergone plurality of stakeholders in detecting and following up changes — even reversals — that have broken with its on independent SMBs in the throes of change, and initial meaning and turned it into an oxymoron, analyzing reflexively the interventions made and the namely “excellence for everyone”. difficulties encountered for the purpose of building a model and transferring this experiment to others. The The emergence of a dominant design dynamics are analyzed that turned this intervention — in aeronautics from 1890 to 1935: from the underlying theory of action till the activation What lessons to draw from the switch between of a space of collective action — into a group learning biplane and monoplane aircraft? experience. The results shed light on the future of these Fanny SIMON, associate professor, University of Caen businesses and list the conditions for successful adap- Lower Normandy, IAE, NIMEC tation. and Albéric TELLIER, associate professor, certified dissertation supervisor; University of Caen Lower Questions about creating a regional automobile Normandy, IAE, NIMEC industry: The institutional dynamics in the car-

OVERLOOKED making region of eastern France A historical approach can, under certain methodologi- Stéphane HEIM, PhD. in Sociology, research assistant cal conditions, help us better understand how a design under contract, GERPISA, ENS Cachan becomes dominant and is replaced, as this analysis of developments in the aeronautics industry from 1890 What forms of interfirm exchanges take place among to 1935 shows. During this period, two designs succes- the regional branches and subsidiaries of traditional sively dominated: the biplane and then the mono- automobile-makers? The emergence of the Japanese plane. Although changes in a prevailing design are usu- (and American) just-in-time paradigm has, along with ally set down to technological breakthroughs, modifi- a shift between 1990 and 2010 in this global industry’s cations in the nature of demand can also play a part in geopolitics, spawned questions about the productive this process. efficiency and competitiveness of traditional automak- ers since the end of the 1980s. These questions mostly The pleasant surprises of intercultural manage- revolve around interfirm exchanges, as currently illus- ment: A public transportation firm’s spectacu- trated by the automobile industry in Alsace and lar recovery in New Caledonia Franche-Comté, eastern France. Government actions Jean-Pierre SEGAL, associate researcher at the CNRS, and local initiatives (examined in the light of practices Centre Gestion & Société in this region) help us imagine the institutional trajec- tories between the promotion of an industry of “excel- During its ten years of existence, CARSUD, a firm in OTHER TIMES, OTHER PLACES TIMES, OTHER OTHER lence” and forms of transactions inherited from past New Caledonia, experienced, an initial period rife with institutions. labor disputes between local Oceanian employees and a management from France, and then an astonishing Writing about management: An intricate renaissance under the leadership of a young, inventive practice with competitiveness at stake manager, who succeeded where his predecessors had Marie-Laure CAHIER, editorial coach and consultant foundered. Two in-house surveys, conducted five years, apart are used to formulate a cultural explana- A book by Pascal Croset, a consultant and researcher, tion of this strange turnabout by analyzing the reinter- devoted to the Office Chérifien des Phosphates serves pretations local employees made of the contrasting as the starting point for thinking about how to write forms of management that they successively experi- about management and, more broadly, about the rela- enced. TRIAL BY FACT

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 85 85-90 Résumés étranger_Mise en page 1 05/12/13 13:17 Page86

Thierry BOUDES, professor of strategy at ESCP Jean-Claude MOISDON, senior researcher at École Europe: Ambition at the core of transformation: des mines ParisTech: The doctor’s necktie A lesson in management from the South and the computer bug On Pascal Croset’s L’ambition au cœur de la transforma- On Ross Koppel and Suzanne Gordon’s (eds.) First, do THE tion: Une leçon de management venue du Sud (Paris: less harm: Confronting the inconvenient problems of Dunod, 2012). patient safety (Cornell University Press, 2012, onder 280 pages). Pierre Robert CLOET, Université de Paris-Dauphine: International teams: From ideal types to hybri- MOSAICS MOSAICS RO- dization Jérôme TUBIANA, senior advisor Danone: Made in S” RÉSUMÉS ÉTRANGERS On Sylvie Chevrier’s Gérer des équipes internationales: Germany pays Tirer parti de la rencontre des cultures dans les organisa- On Guillaume DUVAL’s Made in Germany (Paris: Édi- tions (Presses de l’Université de Laval, 2012, 208 pages). tions du Seuil, 2013).

VEN-

asset,

OF

de à

86 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 85-90 Résumés étranger_Mise en page 1 05/12/13 13:17 Page87

AN UNSERE DEUTSCHSPRACHIGEN LESER

In Erinnerung an Michel Crozier die lokalen Initiativen (die wir prüfen und mit den Praktiken in diesen besonderen Regionen konfrontie- ren) zeigen verschiedene denkbare institutionelle Entwicklungen, zwischen der Förderung eines soge- nannten Exzellenzsektors und den Geschäftsstrategien, die ihren Ursprung in vergangenen Institutionen haben. RÉSUMÉS ÉTRANGERS REALITÄTEN VERKANNTE

IN MEMORIAM Managen und schreiben : eine delikate Praktik, aber ein Faktor der Wettbewerbsfähigkeit Die Antizipation der Wandlungsprozesse Marie-Laure CAHIER, Beraterin und Verlagscoach der Klein- und Mittelbetriebe im Norden Frankreichs : Studie über ein kollektives Das Werk des Beraters und Forschers Pascal Croset, Aktionsprogramm das dem Unternehmen Office Chérifien des Anne DIETRICH, Dozentin am IAE in Lille, Phosphates gewidmet ist, war der Ausgangspunkt einer LEM-UMR 8179 Überlegung über das Thema „Managen und schrei- ben“ und, allgemeiner, über die Zusammenhänge zwi- Dieser Artikel schildert den Aufbau und die schen der Welt der Ideen und der Arena der Aktion. Durchführung eines kollektiven Aktionsprogramms, Welche Auswirkung hat das Geschriebene auf die das den Zweck verfolgt, die Wandlungsprozesse der Kunst des Managens ? Wer schreibt ? Mit welcher Klein- und Mittelbetriebe im Norden Frankreichs zu Perspektive ? Zu welchem Zweck ? Wie werden die antizipieren. Diese experimentelle Anordnung zur Texte verbreitet, für welches Publikum ? Wo ist die Überprüfung der Funktionsweise und der Grenze zwischen dem Schreiben des Managers und der Machbarkeit eines vorsorglichen Managements wurde Kommunikation ? von der Organisation ARACT der Region Nord-Pas- In Anlehnung an Beispiele aus der de-Calais angeregt und sieht vor, eine Vielzahl von Managementliteratur möchte dieser Artikel, ohne den Akteuren damit zu befassen, unabhängige Klein- und Anspruch zu erheben, das Thema erschöpfend zu Mittelbetriebe, die mit Wandlungsprozessen konfron- behandeln, zeigen, dass das Scheiben im Management tiert sind, zu identifizieren und zu begleiten, und eine eine komplexe Tätigkeit ist, deren Berechtigung kei- eingehende Analyse der realisierten Interventionen neswegs nur auf akademischen Motiven basiert, son- und der vorgefundenen Schwierigkeiten durchzufüh- dern auf der Macht der Ideen in einer globalisierten ren, um eine Modellierung und eine Übertragung der Wirtschaft. Anordnung auf die Akteure der Region vornehmen zu können. Der Artikel analysiert dann die Dynamik der Perspektiven und Sackgassen der Exzellenz Erkenntnisse, aus der ein kollektiver Lernprozess resul- Myriam MONLA, Professorin und Forscherin an der

tieren soll, vom Verständnis der Aktionstheorie, die GEMESSEN AN TATSCHEN Business School NOVANCIA, Doktor der Philosophie dieser Anordnung zugrunde liegt, bis zur Aktivierung der Universität Paris1 Sorbonne eines Raums für kollektives Handeln. Zum Schluss werden die Resultate, die Aufschluss über die zukünf- Die Autorin macht den Vorschlag, den tige Entwicklung dieser Klein- und Mittelbetriebe Exzellenzdiskurs in seiner Zeitlichkeit zu erfassen, um geben, und die Bedingungen für einen gelingenden einen der Schlüsselbegriffe zum Thema der Übergang erfasst. Organisationen auseinander zu legen. Mit diesem Ansatz wird versucht, die scheinbare Evidenz des Zur Debatte über die Schaffung eines regiona- Konzepts der Exzellenz zu hinterfragen und eine len Automobilsektors : institutionelle Bedeutung zu erfassen, die dem Wandel unterliegt – VERKANNTE REALITÄTEN Dynamiken in den östlichen Departements und manchmal eine Umkehrung erfährt – bis zu dem Frankreichs Punkt, wo die Grundbedeutung schwindet und der Stéphane HEIM, Doktor der Soziologie, Anschein eines Oxymorons, die „Exzellenz für alle“, Auftragsforschungsingenieur, GERPISA, ENS Cachan entsteht.

Welche Modalitäten kommen für die zwischenbetrieb- Die Einführung dominierender Designkonzepte lichen Beziehungen in den regionalen Sektoren der in der Luftfahrtindustrie von 1890 bis 1935 : sogenannten traditionellen Automobilindustrien in welche Lehren lassen sich aus der Opposition Frage ? Die Genese des japanischen (und amerikani- zwischen Eindeckern und Doppeldeckern zie- schen) Paradigmas des just-in-time, seit Ende der hen ? 1980er Jahre, sowie die Umwälzungen in der weltwei- Fanny SIMON, Dozentin an der Universität von Caen ten Geopolitik der Automobilwirtschaft von 1990 bis - Basse Normandie, IAE, NIMEC, und Albéric 2010, haben eine Reihe von Fragen bezüglich der pro- TELLIER, Dozent und Forschungsdirektor an der duktiven Effizienz und der Wettbewerbsfähigkeit der Universität von Caen - Basse Normandie, IAE, NIMEC

traditionellen französischen Automobilindustrien auf- ORTE geworfen. Diese Fragen betreffen vor allem die Natur Wir werden in diesem Artikel zeigen, dass eine histori- der zwischenbetrieblichen Beziehungen, so wie es die sche Betrachtungsweise es unter bestimmten methodi- Strategien zeigen, die zur Zeit von den schen Bedingungen möglich macht, die Prozesse der Automobilindustrien im Elsass und in der Region Entstehung und Veränderung dominierender Franche-Comté verfolgt werden, und die Gegenstand Designkonzepte besser zu verstehen. Wir werden die dieses Artikels sind. Die staatlichen Maßnahmen und ANDERE ANDERE ZEITEN, Entwicklung der Luftfahrtindustrie von 1890 bis 1935

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 87 85-90 Résumés étranger_Mise en page 1 05/12/13 13:17 Page88

analysieren. In diesem Zeitraum folgten zwei dominie- Thierry BOUDES, Hochschullehrer für Strategie am rende Designkonzepte aufeinander : der Doppeldecker ESCP Europe : Der Ehrgeiz im Zentrum des und dann der Eindecker. Im Allgemeinen werden Wandels – Eine Managementlektion aus dem Veränderungen im dominierenden Design auf das Süden Erscheinen technologischer Neuerungen zurückge- Zum Werk von Pascal Croset, L’ambition au cœur de la führt, aber wir werden zeigen, dass neue transformation. Une leçon de management venue du Sud, Entwicklungen in der Nachfrage auch zu solchen Dunod, 2012. Veränderungen führen können. Pierre Robert CLOET, Universität Paris-Dauphine : Die guten Überraschungen des interkulturellen Die internationalen Belegschaften :

RÉSUMÉS ÉTRANGERS Managements : die spektakuläre Sanierung idealtypische Bedingungen für eine heterogene eines öffentlichen Transportunternehmens in Kultur Neukaledonien Zum Buch von Sylvie Chevrier, Gérer des équipes inter- Jean-Pierre SEGAL, Forschungsbeauftragter am CNRS, nationales : tirer parti de la rencontre des cultures dans les Centre Gestion & Société organisations, Les Presses de l’Université de Laval, 208 Seiten, 2012. Das neukaledonische Unternehmen CARSUD hat in seinem zehnjährigen Bestehen zwei gegensätzliche Jean-Claude MOISDON, Forschungsdirektor der École Phasen erlebt : eine erste Periode, die durch eine Reihe des mines Paris Tech : Die Krawatte des Arztes und von sozialen Konflikten zwischen den lokalen ozeani- der Informatikfehler schen Arbeitskräften und den aus dem Mutterland MOSAIKE Zum Werk First, Do Less Harm : Confronting The kommenden leitenden Angestellten geprägt wurde, Inconvenient Problems Of Patient Safety, herausgegeben und dann eine erstaunliche Renaissance unter der von Ross Koppel und Suzanne Gordon, Cornel Leitung eines ideenreichen jungen Managers, der dort University Press, 280 Seiten, 2012. Erfolg hatte, wo seine Vorgänger gescheitert waren. Dieser Artikel befasst sich mit zwei internen Jérôme TUBIANA, Chefberater, Danone : ANDERE ZEITEN, ANDERE ORTE ANDERE ZEITEN, Umfragen, die im Abstand von fünf Jahren nacheinan- Made in Germany der durchgeführt worden waren, und schlägt eine kul- Zum Buch von Guillaume DUVAL, Made in turelle Interpretation dieses seltsamen Umschwungs Germany, Éditions du Seuil, 2013. vor, eine Interpretation, die sich auf die Analyse der Antworten der lokalen Arbeitskräfte konzentriert, in denen sie ihre Anschauungen über die äußerst gegen- sätzlichen Managementmethoden ihrer aufeinander folgenden Führungskräfte zum Ausdruck brachten.

88 GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 85-90 Résumés étranger_Mise en page 1 05/12/13 13:17 Page89

A NUESTROS LECTORES DE LENGUA ESPAÑOLA

En memoria de Michel Crozier Escribir sobre gestión, una práctica delicada y un desafío de competitividad Marie-Laure CAHIER, Consejera y orientadora edito- rial

La obra del consultor e investigador Pascal Croset dedicada a la Oficina Cherifiana de Fosfatos represen- RÉSUMÉS ÉTRANGERS ta el punto de partida de una reflexión sobre el tema

IN MEMORIAM “Escribir sobre la gestión” y, más generalmente, sobre los vínculos entre el mundo de las ideas y el terreno de La previsión de las mutaciones en las PYMEs, acción. estudio de un dispositivo de acción colectiva ¿Cuál es el impacto de lo escrito sobre el arte de diri- Anne DIETRICH, Maestra de conferencias, IAE de gir? ¿Quién escribe? ¿Y dese qué ángulo? ¿Con qué Lille, LEM-UMR 8179 finalidad? ¿Cómo se produce la divulgación, para qué tipo de público? ¿Dónde se sitúa la frontera entre la Este artículo presenta la construcción y realización escritura sobre gestión y la comunicación? de un dispositivo de acción colectiva cuyo objetivo es Aprovechando ejemplos de la literatura gerencial, este prever las mutaciones en las PYMEs. Con el fin de artículo, sin pretender agotar el tema, trata de demos- explorar las características y la viabilidad de una ges- trar que escribir sobre gestión es un ejercicio complejo tión intermedia, este dispositivo experimental, inicia- cuyos desafíos, no sólo académicos, dependen del do y liderado por el ARACT Nord-Pas-de-Calais poder de las ideas en una economía mundializada. (Asociación Regional para la Mejora de las Condiciones de Trabajo en la región de Nord Pas de Calais), implica un grupo de diversos actores en la Perspectivas y barreras de la excelencia detección y acompañamiento de PYMEs indepen- Myriam MONLA, Profesora investigadora de Novancia, dientes que enfrentan el desafío de una mutación, así Doctora en filosofía de París 1 Sorbona como en el análisis reflexivo de las intervenciones LOS HECHOS LO DEMUESTRAN realizadas y dificultades encontradas a efectos de la La autora propone abordar el discurso de la excelencia modelización y transferencia del dispositivo a los en su temporalidad para poner en perspectiva uno de agentes del territorio. Seguidamente, el artículo ana- los términos clave de las organizaciones. Este enfoque liza la dinámica de conocimientos que hace que esta trata de cuestionar la aparente obviedad del concepto acción sea el soporte de un aprendizaje colectivo, de excelencia e identificar un significado que conoce desde la puesta de manifiesto de la teoría de la acción transformaciones, y en ocasiones revoluciones, hasta el subyacente al dispositivo hasta la activación de un punto de romper con su sentido primer y adoptar la espacio de acción colectiva. Finalmente se exponen apariencia de una paradoja: “la excelencia para todos”. los resultados que aclaran el futuro de estas PYMEs y se indican las condiciones de una transición exito- Aparición de diseños dominantes en la indus- sa. tria aeronáutica de 1890 a 1935, ¿Qué pode- mos aprender de la oposición entre aviones Creación de un sector regional del automóvil, monoplanos y biplanos? dinámicas institucionales en el este de Francia Fanny SIMON, Profesora, Universidad de Caen Baja Stéphane HEIM, Doctor en sociología, ingeniero investi- Normandía, IAE, NIMEC, y Albéric TELLIER, gador, GERPISA, ENS Cachan Profesor facultado para dirigir investigaciones, Universidad de Caen Baja Normandía, IAE, NIMEC. ¿Cuáles son las modalidades de intercambio entre las empresas regionales de la industria del automóvil En este artículo se demuestra que la adopción de un

REALIDADES DESCONOCIDAS REALIDADES considerada como tradicional? El origen del paradig- enfoque histórico puede permitir, bajo determinadas ma japonés (y de los Estados Unidos) del just in time, condiciones de método, mejorar la comprensión de los desde finales de los años 1980, asociado a un cambio procesos de aparición y cambio de los diseños domi- en la geopolítica mundial del automóvil entre los nantes. Se analiza el desarrollo de la industria aeronáu- años 1990 y 2010, han despertado una serie de inte- tica entre 1890 y 1935. En este período, dos diseños rrogantes sobre la eficiencia productiva y la competi- dominantes se han sucedido: el biplano y luego el tividad de las industrias automóviles tradicionales. monoplano. Si los cambios de diseños dominantes se Estas preguntas se refieren, en primer lugar, a la natu- explican generalmente por la aparición de una ruptura raleza de los intercambios entre las empresas, como lo tecnológica, se demuestra que los cambios en la natu- ilustran las tendencias actuales del sector del automó- raleza de la solicitud también pueden llevar a tales vil en los departamentos franceses de Alsacia y cambios. Franche-Comté, que serán objeto de este artículo. La acción estatal y las iniciativas locales (examinadas en Las buenas sorpresas de la gestión intercultural, el artículo y comparadas con las prácticas de dicho la recuperación espectacular de una empresa territorio particular) ponen de relieve distintas trayec-

OTROS TIEMPOS, OTROS LUGARES TIEMPOS, OTROS OTROS de transporte público de Nueva Caledonia torias institucionales posibles entre la promoción de Jean-Pierre SEGAL, encargado de investigación en el un sector, considerado como fuente de excelencia, y CNRS, Centro de Gestión y Sociedad los modos de transacción heredados de instituciones pasadas. La empresa de Nueva Caledonia CARSUD ha atrave- sado dos fases confusas en diez años de existencia: un

GÉRER ET COMPRENDRE • DÉCEMBRE 2013 • N° 114 89 85-90 Résumés étranger_Mise en page 1 05/12/13 13:17 Page90

período inicial marcado por una sucesión de conflictos Pierre Robert CLOET, Universidad Paris-Dauphine : sociales entre los empleados locales y la dirección pro- Los equipos internacionales, ideales tipo de los veniente del continente y, posteriormente, un asom- mestizajes broso renacimiento realizado bajo la dirección de un Comentarios sobre el libro de Sylvie Chevrier, Gérer joven director inventivo que tuvo éxito allí donde sus des équipes internationales: tirer parti de la rencontre des predecesores habían fracasado. Basándose en dos inves- cultures dans les organisations, Les Presses de tigaciones internas realizadas sucesivamente con cinco l’Université de Laval, 208 páginas, 2012. años de diferencia, este artículo propondrá una lectura cultural de este extraño cambio de situación, una lec- Jean-Claude MOISDON, Director de investigación en tura centrada en un análisis de las reinterpretaciones la Escuela de Minas ParisTech : La corbata del

RÉSUMÉS ÉTRANGERS que los trabajadores locales han hecho de las modalida- médico y el bug informático OTROS TIEMPOS, OTROS OTROS LUGARES OTROS des de gestión contrastadas aplicadas por sus directores Comentarios sobre la obra First, Do Less Harm: sucesivos. Confronting The Inconvenient Problems Of Patient MOSAICOS Safety, editado por Ross Koppel y Suzanne Gordon, Thierry BOUDES, profesor de estrategia en la ESCP Cornell University Press, 280 p., 2012. Europa : La ambición en el centro de la transfor- mación, una lección de gestión venida del Sur Jérôme TUBIANA, Consejero Senior Danone : Comentarios sobre la obra de Pascal Croset, L’ambition Made in Germany au coeur de la transformation. Une leçon de management Comentarios sobre el libro de Guillaume Duval, Made venue du Sud, Dunod, 2012. in Germany, Éditions du Seuil, 2013. MOSAICOS

© 2013, ANNALES DES MINES Directeur de la publication : Serge KEBABTCHIEFF Editions ESKA, 12, rue du Quatre-Septembre 75002 Paris Imprimé en Espagne Revue inscrite à la CPPAP sous le n° 0614 T 85015 Dépôt légal : Décembre 2013 91-92 bull abo GC 2014_049-050 encart 05/12/13 13:18 Page91

Publié par ANNALES DES MINES Fondées en 1794 ABONNEZ-VOUS

ondées en 1794, les Annales des Mines comp- AUX F tent parmi les plus anciennes publications éco- nomiques. Consacrées hier à l’industrie lourde, ANNALES DES MINES elles s’intéressent aujourd’hui à l’ensemble de l’ac- tivité industrielle en France et dans le monde, sous ses aspects économiques, scientifiques, techniques RÉALITÉS INDUSTRIELLES et socio-culturels.

es articles rédigés par les meilleurs spécialistes et D français et étrangers, d’une lecture aisée, nourris d’expériences concrètes : les numéros des GÉRER & COMPRENDRE Annales des Mines sont des documents qui font référence en matière d’industrie. et es Annales des Mines éditent trois séries com- L plémentaires : RESPONSABILITÉ Réalités Industrielles, Gérer & Comprendre, & ENVIRONNEMENT Responsabilité & Environnement.

GÉRER & COMPRENDRE uatre fois par an, cette série des Annales des Q Mines pose un regard lucide, parfois critique, sur la gestion « au concret » des entreprises et des affaires publiques. Gérer & Comprendre va au-delà des idées reçues et présente au lecteur, non pas des recettes, mais des faits, des expériences et des idées pour comprendre et mieux gérer.

RÉALITÉS INDUSTRIELLES uatre fois par an, cette série des Annales des Q Mines fait le point sur un sujet technique, un secteur économique ou un problème d’actualité. Chaque numéro, en une vingtaine d’articles, pro- pose une sélection d’informations concrètes, des analyses approfondies, des connaissances à jour pour mieux apprécier les réalités du monde indus- triel.

RESPONSABILITÉ & ENVIRONNEMENT uatre fois par an, cette série des Annales des Q Mines propose de contribuer aux débats sur les choix techniques qui engagent nos sociétés en matière d’environnement et de risques industriels. Son ambition : ouvrir ses colonnes à toutes les opi- nions qui s’inscrivent dans une démarche de DEMANDE DE confrontation rigoureuse des idées. Son public : industries, associations, universitaires ou élus, et tous ceux qui s’intéressent aux grands enjeux de SPÉCIMEN notre société. 91-92 bull abo GC 2014_049-050 encart 05/12/13 13:18 Page92

BULLETIN D’ABONNEMENT La plupart des premiers numéros de « GÉRER & COMPRENDRE » sont encore disponibles. N’hésitez pas à commander A retourner accompagné de votre règlement ceux qui vous manquent. Vous trouverez au sommaire des : N° 73 • Entretien avec Jean-Daniel Reynaud • La participation financière au aux Editions ESKA XIXe siècle • Du dépeçage à l’assemblage : l’invention du travail à la chaîne • La professionnalisation dans les organisations associatives – 12, rue du Quatre-Septembre - 75002 Paris N° 74 • Dossier « Les petits Modes des grandes entreprises » • De la Tél. : 01 42 86 55 65 - Fax : 01 42 60 45 35 science des affaires aux sciences de gestion • Pour une histoire de la gestion de projet – N° 75 • Sciences de gestion et expéditions polaires • Entretien avec Alain de Vulpian • Maintien de l’ordre et organisation • Sociologie d’intervention, sociologie plastique – N° 76 • François Je m’abonne pour 2014 aux Annales des Mines : Ceyrac, patron du social • Un homme à tout savoit ? • Responsabilité sociale des entreprises • Le MINEFI en modernisation – N° 77 • Dossier : un débat électrique • L’invention de la mécanographie • L’influence internationale de la recherche en gestion française – N° 78 Gérer & Comprendre • Agir intentionnellement contre ses valeurs • Des bureaux réels pour une entreprise virtuelle • Mobilité et gestion des carrières dans la recherche – N° 79 • Expérimentons, expérimentez ! • Université et 4 numéros entrepreneuriat • La médiation dans les relations professionnelles • France Etranger Comment développer la performance collective ? – N° 80 • Michel au tarif de : Crozier, à contre courant • Nouvelles menaces et gouvernance • La femme objet d’innovation • L’enfer des boutons – N° 81 • La LOLF : Particuliers q 92 € q 112 € outil de management ou dogme écrasant ? • Gérer des chercheurs en q € q € entreprise • Financer la qualité des soins hospitaliers – N° 82 • Débat Institutions 121 145 public et expertise • Globalisation et emploi • Edison contre Westinghouse • Quand la France découvre l’audit – N° 83 • Entretien avec André Bergeron • L’entreprise qui aurait pu ne pas être délocalisée • La construction de la concurrence – N° 84 • Les start-up ou l’art du Gérer & Comprendre + Réalités Industrielles tâtonnement • La théorie financière classique : une parenthèse de 50 ans ? • Des raisins et des hommes – N° 85 • Violence au travail et pla- cardisation • Mafia universitaire et Mafia tout court • La Logan sur les 8 numéros pas de la 2 CV ? • Entretien avec Xavier Fontanet – N° 86 • L’Égypte et France Etranger les experts • La guerre des temps • Aventures chinoises de PME fran- au tarif de : çaises – N° 87 • Le CNES et la sous-traitance • Genèse d’un entrepre- neur social • Vauban et Taylor – N° 88 • La mort de Mobilien • Culture Particuliers q 176 € q 212 € et pouvoirs chez EADS • La méthode Triz et l’innovation • Surveiller les q € q € comptables – N° 89 • Commerce équitable et marketing • Ambiguïtés Institutions 221 286 des systèmes d’alerte éthique • Fraude et changements de gouvernan- ce • Entretien avec Jean-Claude Rouchy – N° 90 • La boîte noire du licenciement pour motif personnel • Le côté sombre des projets • L’US Army et l’US Navy face aux TIC • Max Pagès, L’électron libre de la psy- chosociologie – N° 91 • L’obligation de rendre des comptes – N° 92 • Réalités Industrielles + Gérer & Comprendre Retour sur la faillite de la Barings • Le modèle entrepreneurial de l’Oréal + Responsabilité & Environnement • Valoriser la recherche publique – N° 93 • Comment gérer un navire de haute mer ? • Philatélie : une passion et son marché • Gratitude et ingra- titude – N° 94 • Trente années d’histoire de la presse économique • Comment promouvoir la chirurgie ambulatoire ? • L’Europe des mas- 12 numéros France Etranger ters en formation – N° 95 • Quand la psychosociologie fait son entrée dans l’entreprise • Viagra® : Création d’une opportunité et performa- au tarif de : tion d’un marché • PME : peut-on choisir de ne pas délocaliser ? – N° 96 Particuliers q 226 € q 284 € • En Chine, entre Guanxi et bureaucratie céleste • Comment tenir comp- te de la subjectivité du manager en formation ? • Les accidents à l'at- Institutions q 334 € q 399 € terrissage par mauvais temps – N° 97 • Rencontre avec un militant de la création d’entreprise • La quête éperdue du consensus : le complexe de Babel ? • Point de référence et aversion aux pertes : Quel intérêt pour les gestionnaires ? – N° 98 • Le stress des vendeuses dans un contex- Nom ...... te de pays émergent : entre mépris et marginalisation • Un organisme de santé… malade de « gestionnite » • Est-il dans l’intérêt d’un CV de Fonction ...... « faire des histoires » ? – N° 99 • L’ultralibéralisme ennemi du mana- Organisme...... gement moderne ? – Territorialité et bureaux virtuels : un oxymore ? – La haute couture aujourd’hui : comment concilier le luxe et la mode ? Adresse ...... – ISSUE 100 : A reader’s eclectic collection of articles on management with a French touch – N° 101 • Les relations entre la production et la ...... distribution : le cas du partage de la valeur ajoutée dans la filière laitiè- re française • Dans la fabrique de la réglementation • Le vignoble bor- delais et l’influent critique américain Robert Parker – N° 102 • q Management à distance et santé au travail • La FIAT 500 : gestation et Je joins : un chèque bancaire bilan d'une renaissance • Le monde de la Défense : une nouvelle stra- à l’ordre des Editions ESKA tégie de développement s’inspirant des méthodes agiles – N° 103 • L’iPad et la guerre de la « maison numérique » • Génèse et gestion q un virement postal aux Editions ESKA, d’une crise : le marathon de Chicago (Edition 2007) • Gestion d’une alliance avec un concurrent (Options réelles et théorie des jeux) – CCP PARIS 1667-494-Z N° 104 • L’investissement socialement responsable en France : oppor- q tunité de « niche » ou placement « mainstream» ? • Vers l’instauration je souhaite recevoir une facture d’une culture du « droit à l’erreur » dans les entreprises innovantes • Crise de la motivation : pour un renouvellement de l’approche gestion- naire – N° 105 • Gérer la déviance des clients – N° 106 • Le manage- ment du changement à l’épreuve de l’homéostasie des systèmes • Les jeux de la gastronomie et de la négociation • La coopérative, un modè- le d’avenir pour le capitalisme ? – N° 107 • Les corps ne mentent pas. Une traversée éthique dans les technologies de la surveillance • DEMANDE DE SPÉCIMEN « Jouer, ce n’est pas travailler » et autres stéréotypes en management • Un « éléphant blanc » : les grandes tables de logarithmes de Prony – N° 108 • La représentation managériale : Pour en finir avec la généra- tion Y • La coproduction de service : la prestation dyadique des guides A retourner à la rédaction des Annales des Mines de haute montagne • Le désenchantement du management de proxi- mité – N° 109 • Dauphins et requins : Flipper, les dents de la mer et 120, rue de Bercy - Télédoc 797 - 75572 Paris Cedex 12 Orca • L’industrialisation des soins et la gestion de l’aléa : le « travail d’articulation » au bloc opératoire, déterminants et obstacles • Tél. : 01 53 18 52 68 - Fax : 01 53 18 52 72 Pourquoi les entreprises sont-elles désormais reconnues comme socia- lement responsables ? – N° 110 • Le neuromarketing, entre science et business • Une mythologie des lumières : à propos du livre de Philippe Je désire recevoir, dans la limite des stocks d’Iribarne, L’envers du modern • Les stratégies juridiques et marketing pour lutter contre le pseudo-parrainage – 111 • La posture combative disponibles, un numéro spécimen : et la posture compréhensive dans les libérations sociales • Le rôle des q dynamiques familiales dans la stratégie et la gouvernance des entre- de la série Gérer & Comprendre prises : soixante ans d’histoire d’une entreprise familiale • De l’« arran- q gement » à l’« organisation » : essai sur les dispositifs de gestion – de la série Réalités Industrielles N° 112 • Qu’est-ce que la recherche qualitative ? Problèmes épistémo- q de la série Responsabilité & Environnement logiques, méthodologiques et de théorisation • La GPEC : de la loi aux pratiques RH – Identification de quatre idéaux-types • Baked Beans ou Nom ...... Cassoulet ? Une nouvelle perspective sur l’acculturation du consom- mateur – N° 113 • Réseau ferré, mobilités spatiales et dynamiques des Fonction ...... territoires • Des mariages féconds ? Comprendre la diversité des modes d'organisation de la création • Les managers de proximité face Organisme...... aux compétences : une approche située

Adresse ...... UNE SÉRIE DES ...... ANNALES DES MINES FONDÉES EN 1794