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Albert Camus Maria Casarès Correspondance (1944-1959) c o l l e c t i o n f o l i o Maria Casarès et (148 rue de Vaugirard, Paris) Albert Camus Maria Casarès

Correspondance 1944‑1959

Texte établi par Béatrice Vaillant

Avant-propos de Catherine Camus

Gallimard © Éditions Gallimard, 2017.

Couverture : Albert Camus et Maria Casarès lors des répétitions de la pièce Les Justes, au théâtre Hébertot, Paris, décembre 1949 (détail). Photo © Bernand Collection Armelle & Marc Enguérand. avant-propos

« Un temps viendra où malgré toutes les douleurs nous serons légers, joyeux et véridiques. »

Albert Camus à Maria Casarès, 26 février 1950.

Maria Casarès et Albert Camus se sont rencontrés à Paris le 6 juin 1944, jour du débarquement allié. Elle a vingt et un ans, il en a trente. Maria, née à La Corogne en Espagne, était arrivée à Paris à quatorze ans, en 1936, comme d’autres républicains espagnols. Son père, Santiago Casares Qui‑ roga, plusieurs fois ministre et chef du gouvernement de la Seconde République espagnole, fut contraint à l’exil après la chute de la Catalogne et la prise de pouvoir de Franco. Longtemps après, Maria Casarès dira qu’elle est « née en novembre 1942 au Théâtre des Mathurins ». Albert Camus, alors séparé de sa femme par l’occupation allemande, était engagé dans la Résis‑ tance. D’ascendance espagnole par sa mère, tuberculeux comme Santiago Casares Quiroga, en exil aussi puisque originaire d’Algérie. En octobre 1944, lorsque Francine Faure peut enfin rejoindre son mari, Maria Casarès et Albert Camus se séparent. Mais le 6 juin 1948, ils se croisent boulevard Saint-Germain, se retrouvent et ne se quittent plus. Cette correspondance, ininterrompue pendant douze ans, montre bien le caractère d’évidence irrésistible de leur amour : 8 Avant-propos

Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, te rends-tu compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ? Maria Casarès, 4 juin 1950.

Également lucides, également avertis, capables de tout com‑ prendre donc de tout surmonter, assez forts pour vivre sans illusions, et liés l’un à l’autre, par les liens de la terre, ceux de l’intelligence, du cœur et de la chair, rien ne peut, je le sais, nous surprendre, ni nous séparer. Albert Camus, 23 février 1950.

En janvier 1960, la mort les sépare, mais ils auront vécu douze ans « transparents l’un pour l’autre », solidaires, pas‑ sionnés, éloignés très souvent, vivant pleinement, ensemble, chaque jour, chaque heure dans une vérité que peu d’êtres auraient la force de supporter. Les lettres de Maria Casarès nous font découvrir la vie d’une très grande actrice, ses courages et ses défaillances, son emploi démentiel, les enregistrements à la radio, les répétitions, les représentations avec leurs aléas, les tour‑ nages de films. Elles dévoilent aussi la vie des comédiens à la Comédie-Française et au Théâtre national populaire (TNP). Maria Casarès joue avec Michel Bouquet, Gérard Philipe, Marcel Herrand, Serge Reggiani, Jean Vilar, et elle les aime. Originaire de Galice, l’actrice avait l’océan pour élément : comme lui, elle déferle, se brise, se ramasse et repart avec une vitalité ahurissante. Elle vit le bonheur et le malheur avec la même intensité, s’y abandonne tout entière, en profondeur. Cette façon de vivre se retrouve même dans son ortho‑ graphe, que nous avons corrigée pour la clarté du texte. Espagnole, elle écrit toujours « pour que » « pourque ». Elle met deux t à « plate », ce qui rend la chose encore plus insi‑ gnifiante. « Hommage » ne prend qu’un m, et l’accent circon‑ flexe qu’elle appose sur le u de « rude » rend bien mieux le caractère pesant de ce mot. Quant à « confortable », il s’écrit « comfortable », comme si ce qu’il signifie ne pouvait concer‑ ner que les gens du Nord qui n’ont ni la lumière ni la chaleur dont jouissent les gens du Midi, et qui leur permet de vivre au plus près de l’essentiel. Avant-propos 9

Les lettres d’Albert Camus sont beaucoup plus concises, mais traduisent le même amour pour la vie, sa passion pour le théâtre, son attention permanente pour les acteurs et leur fragilité. Elles évoquent aussi les thèmes qui lui sont chers, le métier d’écrivain, ses doutes, le travail acharné de l’écriture, malgré la tuberculose. Il parle à Maria de ce qu’il écrit, la préface à L’Envers et l’Endroit, L’Homme révolté, les Actuelles, L’Exil et le Royaume, La Chute, Le Premier Homme, il ne se sent jamais « à la hauteur ». Elle le rassure inlassablement, elle croit en lui, en son œuvre, non pas aveuglément, mais parce que, en tant que femme, elle sait que la création est la plus forte. Et elle sait le dire, avec sincérité et une vraie conviction. Il lui écrit le 23 février 1950 : « Ce que chacun de nous fait dans son travail, sa vie, etc., il ne le fait pas seul. Une présence qu’il est seul à sentir l’accompagne. » Cela ne se démentira jamais. Comment ces deux êtres ont-ils pu traverser tant d’années, dans la tension exténuante qu’exige une vie libre tempé‑ rée par le respect des autres, dans laquelle il avait « fallu apprendre à avancer sur le fil tendu d’un amour dénué de tout orgueil1 », sans se quitter, sans jamais douter l’un de l’autre, avec la même exigence de clarté ? La réponse est dans cette correspondance. Mon père est mort le 4 janvier 1960. En août 1959, il semble qu’ils aient réussi à marcher sur ce fil, sans faillir, jusqu’au bout. Elle lui écrit :

[…] il ne me paraît pas inutile de jeter des coups d’œil sur la vilaine confusion de mon paysage intérieur. Ce qui me navre, c’est que je ne trouverai jamais le loisir, l’intelligence, la force de caractère nécessaires à mettre un peu d’ordre là-dedans et je me désole à l’idée que je mourrai irrémédiablement comme je suis née, informe.

Il lui répond :

Sinon informe, il faudra mourir obscur en soi-même, dis‑ persé […]. Mais peut-être aussi que l’unité réalisée, la clarté imperturbable de la vérité, c’est la mort elle-même. Et que pour

1. Maria Casarès, Résidente privilégiée, Fayard, 1980. 10 Avant-propos

sentir son cœur, il faut le mystère, l’obscurité de l’être, l’appel incessant, la lutte contre soi-même et les autres. Il suffirait alors de le savoir, et d’adorer silencieusement le mystère et la contradiction – à la seule condition de ne pas cesser la lutte et la quête. Merci à eux deux. Leurs lettres font que la terre est plus vaste, l’espace plus lumineux, l’air plus léger simplement parce qu’ils ont existé.

catherine camus

Pour ne pas déroger à la loyauté et à la fidélité que mon père m’a enseignées, je tiens à remercier ici même mon amie Béa- trice Vaillant pour le travail de bénédictin qu’elle a accompli. C’est elle qui a transcrit, daté (!!), établi cette correspondance pendant des jours et des jours. Elle y a apporté un soin, une précision, une délicatesse que seul son cœur généreux et désin- téressé pouvait y mettre. correspondance

1944

1 – albert camus à maria casarès 1

[juin 1944] Chère Maria2, J’ai un rendez-vous d’affaires à 18 heures 30 à la NRF avec un éditeur de Monte-Carlo. De la NRF nous irons sûrement au Cyrano qui est au coin de la rue du Bac et du boulevard Saint-Germain3. Je t’y attendrai jusqu’à 19 heures 30. À 19 heures 30, je serai à la Frégate, au coin de la rue du Bac et des quais, où m’attendent Marcel et Jean4. À 20 heures

1. Pneumatique. 2. Albert Camus et Maria Casarès se sont croisés chez Michel et Zette Leiris lors de la représentation-lecture du Désir attrapé par la queue de Pablo Picasso, le 19 mars 1944. L’écrivain propose à la jeune actrice, ancienne élève du Conservatoire d’art dramatique sous contrat au Théâtre des Mathurins, d’interpréter le rôle de Martha dans Le Malentendu. Les répétitions commencent et Albert Camus tombe sous le charme de l’actrice. La nuit du 6 juin 1944, à l’issue d’une soirée chez le metteur en scène Charles Dullin et le jour même du débarquement des troupes alliées en Normandie, ils deviennent amants. Depuis octobre 1942, le jeune écrivain algérois vit seul en métropole : son épouse Francine, née Faure, institutrice à , n’a pu le rejoindre, suite à l’occupation de la zone sud par les Allemands. 3. Le siège des Éditions de la NRF se situe dans le septième arrondissement, rue Sébastien-Bottin, au croisement de la rue de Beaune et de la rue de l’Université. Albert Camus y a publié en 1942 L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe puis en mai 1944 et Le Malentendu. Le 2 novembre 1943, il fait son entrée au comité de lecture, commençant ainsi sa carrière d’éditeur et de lecteur dans la maison de Gaston Gallimard. 4. Les acteurs Marcel Herrand (1897‑1953) et Jean Marchat (1902‑1966) dirigent le Théâtre des Mathurins depuis 1939. Alors que la jeune Maria Casarès, fille de l’ancien président du conseil des ministres de la Seconde République espagnole, exilée à Paris avec sa mère depuis 1936, est encore élève au Conservatoire, ils l’engagent pour un an le 1er octobre 1942. Elle débute ainsi, avec succès, sa grande carrière de tragédienne dans sa vingtième année, avec le rôle-titre de Deirdre des douleurs de John Millington Synge (1942). Son interprétation est remarquée – notamment par Albert Camus, qui assiste à l’une des 16 Juin 1944 enfin, le rendez-vous général est au coin de la rue de Beaune et des quais, au Voltaire. Mais je crois que tu le sais. Excuse-moi de ne pas pouvoir attendre plus longtemps. Je t’embrasse. AC juin 1944

2 – albert camus à maria casarès

16 heures [juin 1944] Ma petite Maria, J’espérais te rencontrer maintenant en téléphonant chez toi. Mais je n’ai même pas ce temps. Alors, entre deux rendez-vous, je t’envoie ce mot. Il ne signifie rien, naturel‑ lement. Mais je suppose que tu le trouveras en rentrant ce soir et qu’alors tu penseras à moi. Je suis fatigué, j’ai besoin de toi. Mais bien entendu on ne peut pas se le dire comme ça, il faudrait que tu sois contre moi. Bonne nuit, ma chérie. Dors beaucoup, pense à moi très fort. Je t’embrasse jusqu’à demain. AC

3 – albert camus à maria casarès

Jeudi 10 heures [du soir] [juin 1944] Je viens de lire ta dédicace, mon chéri, et il y a maintenant en moi quelque chose qui tremble. J’ai beau me dire que quelquefois on écrit de ces choses-là dans un mouvement, sans y être tout entier – je me dis en même temps qu’il y a des mots que tu n’écrirais pas, ne les sentant pas. Je suis si heureux, Maria. Est-ce que cela est possible ? Ce qui tremble en moi, c’est une sorte de joie folle. Mais en même temps j’ai cette amertume de ton départ et la tris‑ tesse de tes yeux au moment de me quitter. Il est vrai que ce que j’ai de toi a toujours un goût mêlé de bonheur et représentations. On la voit ensuite dans Solness le constructeur d’Henrik Ibsen (1943) et Le Voyage de Thésée de Georges Neveux (1943). Puis, à partir du 24 juin 1944, elle interprète Martha dans Le Malentendu d’Albert Camus, mis en scène par Marcel Herrand. Ce dernier, compagnon de Jean Marchat, a été l’amant de la jeune actrice durant ces quelques mois. Juin 1944 17 d’inquiétude. Mais si tu m’aimes comme tu l’écris, il faut que nous obtenions autre chose. C’est bien notre temps de nous aimer et il faut que nous le voulions assez fort et assez longtemps pour passer par-dessus tout. Je n’aime pas cette vue claire que tu prétendais avoir ce soir. Quand on a de l’âme, on a tendance à appeler lucidité ce qui vous frustre et vérité tout ce qui dessert. Mais cette lucidité est aussi aveugle qu’autre chose. Il n’y a qu’une clairvoyance, celle qui veut obtenir le bonheur. Et je sais que si court soit-il, si menacé ou si fragile, il y a un bonheur prêt pour nous deux si nous étendons la main. Mais il faut étendre la main. J’attends demain, toi, ton cher visage. Ce soir, j’étais trop fatigué pour te parler de ce cœur débordant que tu me fais. Il y a quelque chose qui n’est qu’à nous et où je te rejoins toujours sans effort. Ce sont les heures où je me tais et où alors tu doutes de moi. Mais cela ne fait rien, mon cœur est plein de toi. Au revoir, chérie. Merci de ces quelques mots qui m’ont donné tant de joie – merci de cette âme qui aime et que j’aime. Je t’embrasse de toutes mes forces. AC

4 – albert camus à maria casarès

1 heure [du matin] [juin 1944] Ma petite Maria, Je viens de rentrer, je n’ai pas du tout sommeil et j’ai une si grande envie de t’avoir près de moi qu’il faut bien que je vienne à ma table pour te parler comme je le peux. Je n’ai pas osé dire à Marcel [Herrand] que je n’avais pas envie d’aller boire son champagne. Et puis tu étais avec tant de monde ! Mais au bout d’une demi-heure, j’en ai eu assez, j’avais seulement besoin de toi. Je t’ai tant aimée, Maria, tout ce soir, en te voyant, en entendant cette voix qui pour moi est maintenant devenue irremplaçable en montant chez Marcel, j’ai trouvé un texte de la pièce. Je ne peux plus la lire sans t’entendre, c’est ma façon à moi d’être heureux avec toi. J’essaie d’imaginer ce que tu fais, et je me demande avec étonnement pourquoi tu n’es pas là. Je me dis que ce qui 18 Juin 1944 serait dans la règle, dans la seule règle que je connaisse, qui est celle de la passion et de la vie, c’est que tu rentres demain avec moi et que nous finissions ensemble une soirée que nous aurons commencée ensemble. Mais je sais aussi que cela est vain et qu’il y a tout le reste. Mais du moins ne m’oublie pas quand tu me quittes. N’oublie pas non plus ce que je t’ai dit si longuement chez moi, un jour, avant que tout se précipite. Ce jour-là je t’ai parlé avec le plus profond de mon cœur et je voudrais, je voudrais tant que nous soyons l’un à l’autre comme je t’ai dit alors qu’il fallait l’être. Ne me quitte pas, je n’imagine rien de pire que de te perdre. Qu’est-ce que je ferais main‑ tenant sans ce visage où tout me bouleverse, cette voix et aussi ce corps contre moi ? D’ailleurs ce n’est pas cela que je voulais te dire aujourd’hui. Mais seulement ta présence ici, l’envie que j’ai de toi, ma pensée de ce soir. Bonne nuit, mon chéri. Que demain vienne vite et les autres jours où tu seras plus à moi qu’à cette maudite pièce. Je t’embrasse de toutes mes forces. AC Juillet 1944

5 – albert camus à maria casarès

16 heures [juin 1944] Ma petite Maria, Je ne sais pas si tu penseras à me téléphoner. Et à cette heure-là, je ne sais pas où t’atteindre. Je n’ai rien à te dire de précis, d’ailleurs, sinon cette vague qui me porte depuis hier et ce besoin de confiance et d’amour que j’ai en toi. Comme il y a longtemps que je ne t’ai pas écrit ! Si tu trouves ce pneu en rentrant ce soir, téléphone-moi. Ne m’oublie pas d’ici samedi. Pense à moi tout au long de ces journées. Dis-toi que je reste près de toi, à toutes les minutes. Au revoir, mon amour, mon cher amour ; Je t’em‑ brasse comme hier. Albert Juillet 1944 19

6 – albert camus à maria casarès

Samedi 14 heures [1er juillet 1944] Ma petite Maria, Le voyage a été bon et sans histoires1. Partis à 7 heures 20 nous avons roulé jusqu’à 9 heures, puis fait sept kilomètres à pied pour passer une gare de triage qui avait été bombardée la veille ; à 11 heures, nous avons repris un train jusqu’à midi. Nous avons attendu deux heures à Meaux pour qu’on veuille bien nous redonner un train. Trois quarts d’heure après nouveau changement et à 17 heures, nous étions arri‑ vés. J’étais fatigué comme un chien noir, mais content d’en avoir fini. On m’a offert une maison dont une aile a été bom‑ bardée en 1940, mais dont le reste est habitable. Mais c’est couvert de poussière et j’en ai pour quarante-huit heures à rendre ça convenable avec l’aide d’une brave femme du pays. Passons à la description. Le pays, c’est un vallon dont les deux pentes sont couvertes de cultures et d’arbres moyens. Il y fait frais, il y a des bruits d’eau et des odeurs d’herbe, des vaches, quelques beaux enfants et des chants d’oiseaux. En montant un peu, on gagne des plateaux plus dégagés où l’on respire mieux. Le village : quelques maisons et des braves gens. Quant à la maison elle est enfouie au milieu d’un assez grand jardin plein d’arbres et des dernières roses de l’année (elles ne sont pas rouges). Elle est à l’ombre de la vieille église et la partie supérieure du jardin est un pré ensoleillé juste sous les arcs-boutants de l’église. On peut y prendre des bains de soleil. Je suis en train de m’installer une chambre et un bureau au premier étage. Quand ce sera fait, je t’en ferai la description. Je pense que Michel [Gallimard] au moins pourra loger avec moi. Pierre et Janine [Gallimard] seront sans doute

1. Se sentant menacé du fait de ses activités clandestines à la direction du journal Combat, Albert Camus doit quitter Paris pour se mettre à l’abri. Il rejoint à bicyclette et en train la maison de son ami le philosophe Brice Parain, chef du secrétariat éditorial de Gaston Gallimard, à Verdelot (Seine-et-Marne), en compagnie de deux neveux de Gaston Gallimard, Pierre (fils de Jacques) et Michel (fils de Raymond), et de la femme du premier, Janine (née Jeanne Thomasset) – laquelle épousera en secondes noces, en octobre 1946, ledit Michel. 20 Juillet 1944 couchés ailleurs. J’attends avec impatience leur arrivée pour décider de tout ça et surtout parce que j’espère qu’ils me donneront de tes nouvelles. Je t’écris tout ceci aussi clairement que je le peux parce que je pense que ce que tu désires d’abord ce sont des ren‑ seignements précis. Mais ma pensée est bien différente : depuis jeudi soir c’est avec toi que je vis. Il me semblait que je t’avais mal quittée et que cette séparation, au milieu de tant d’incertitudes, sous un ciel si plein de dangers, m’est difficile à supporter. Mon espoir est que tu vas venir. Si tu peux le faire en voiture, fais-le, ce sera plus facile. Sinon, il te faudra faire ce très long voyage que j’ai fait. Il y a aussi le vélo et là je pourrai aller à ta rencontre. N’oublie pas ta promesse, mon chéri, c’est d’elle que je vis en ce moment. Je crois que je pourrai trouver la paix dans ce pays. Avec quelques arbres, le vent, une rivière, j’arriverai à me refaire ce silence intérieur que j’ai perdu depuis si longtemps. Mais cela n’est pas possible si je dois supporter ton absence et courir après ton image et son souvenir. Je n’ai pas du tout l’intention de jouer au désespéré ni de me laisser aller. À partir de lundi, je me mettrai au travail et je travaillerai, cela est sûr. Mais je veux que tu m’aides et que tu viennes – que tu viennes surtout ! Toi et moi nous nous sommes jusqu’ici rencontrés et aimés dans la fièvre, l’impatience ou le péril. Je n’en regrette rien et les jours que je viens de vivre me semblent suffisants pour justifier une vie. Mais il y a une autre manière de s’aimer, une plénitude plus secrète et plus harmonieuse, qui n’est pas moins belle et dont je sais aussi que nous sommes capables. C’est ici que nous en trouverons le temps. N’oublie pas cela, ma petite Maria et fais en sorte que nous ayons encore cette chance pour notre amour. Dans quelques heures tu vas jouer1. Aujourd’hui et demain ma pensée sera avec toi. J’attendrai ce moment où tu t’as‑ sois en disant que cela est merveilleux, j’attendrai aussi le troisième acte avec ce cri que j’ai tant aimé. Oh ! mon chéri, quelle dure chose que d’être loin de ce qu’on aime. Je suis

1. Dans Le Malentendu, aux côtés d’Hélène Vercors (Maria), Marie Kalff (la mère), Marcel Herrand (Jan) et Paul Œttly (le vieux domestique). Juillet 1944 21 privé de ton visage et il n’y a rien au monde que j’aie plus chéri. Écris-moi beaucoup et souvent, ne me laisse pas seul. Je t’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra, je me sens une patience infinie dans tout ce qui te concerne. Mais j’ai en même temps dans le sang une impatience qui me fait mal, une envie de tout brûler et de tout dévorer, c’est mon amour pour toi. Au revoir, petite Victoire. Reste près de moi par la pensée et viens, viens vite, je t’en prie. Je t’embrasse avec toute ma passion. Tu peux écrire comme convenu chez Mme Parain, à Ver‑ delot, Seine-et-Marne. Michel1

7 – albert camus à maria casarès

Mardi 16 heures [4 juillet 1944] Mon chéri, Je t’écris au milieu du jardin, entouré de la petite troupe des Gallimard qui lit, dort ou se cuit au soleil. Nous sommes tous en short et en petite chemise, il fait une chaleur d’encre et les roses se recroquevillent au soleil. Ils t’ont écrit hier, je suppose qu’ils ont dû te dire leur voyage et l’essentiel de notre installation ici – nous menons une petite vie tranquille, si tranquille que moi qui sors du bruit et de la fureur j’ai peine à retrouver mon équilibre. Tout hier, j’étais tendu et malheureux, incapable d’un geste ou d’un mot aimables. Alors j’ai travaillé, beaucoup et mal, refusant de sortir. Je pensais à toi avec tristesse, sans la joie que je trouve toujours près de toi. Une fois seulement, à 6 heures du soir, j’ai fait quelques pas seul dans le jardin (ils étaient partis au bain). Il faisait doux, avec un vent léger, l’horloge de l’église a sonné ses six coups. C’est une heure que j’ai toujours aimée et je l’ai aimée hier avec toi. On vient de m’apporter ta lettre, je n’ai pas de mots pour te remercier. Et puis j’ai enfin un vrai espoir de te voir arri‑ ver. Je suppose que tu vas laisser tomber Palais-Royal. La

1. Albert Camus signe alors ses courriers à Maria Casarès du nom de Michel. 22 Juillet 1944 guerre finira en septembre, on ne peut rien faire de sérieux d’ici là. Laisse tout tomber et viens. Je suis inquiet de ta fatigue aussi. Ici, du moins, tu te reposeras. C’est important quand on s’aime de pouvoir le faire avec des corps reposés et heureux. Oh ! c’est très bien que ton théâtre ne fonctionne plus. Tout reprendra après. Mais pour le moment, tu vois bien que tout se prépare pour que nous trouvions le temps de nous aimer. Moi aussi, tout hier, j’ai promené cette angoisse dont tu parles. Je n’ai pas rêvé de toi, tu n’étais pas en Chine, mais je sentais seulement cette privation, cette ombre, comme une source [soudain] perdue. Je me sentais sec et stérile, incapable d’un élan ou d’un amour. Mais en fait c’est ta lettre que j’attendais et maintenant j’ai tout retrouvé, la présence et la source, ton visage enfin. Oh ! mon chéri, reviens très vite et que tout cela finisse. Je me sens aujourd’hui toute la force qu’il faut pour vaincre ce qui peut nous séparer. Mais viens au-devant de moi, donne-moi ta main, ne me laisse pas seul. Je t’attends, confiant et heureux pour aujourd’hui et je t’aime de toute mon âme. Au revoir, Maria, j’embrasse ton cher visage. Michel

8 – albert camus à maria casarès

Jeudi 16 heures [6 juillet 1944] Ma petite Maria, Je viens de recevoir ta lettre de lundi-mardi. Elle est venue à point. Depuis quarante-huit heures, c’était le marasme. Je me sentais seul, loin de ceux mêmes qui m’entouraient, un peu comme un chien mauvais. Je vis retiré dans ma chambre sous prétexte de travail, travaillant d’ailleurs quel‑ quefois, avec une sorte de rage, le reste du temps marchant de long en large et fumant les cigarettes qui me restent. Non, ça ne va pas du tout. Pourtant cette campagne est belle et apaisante. Mais mon cœur n’a plus sa paix, s’il est vrai qu’il l’ait jamais eue. Je suis loin de tout, de mes devoirs d’homme, de mon métier – privé aussi de celle que j’aime. C’est cela qui me Juillet 1944 23 désarçonne. J’attendais ton arrivée. Mais il paraît que c’est pour la semaine prochaine. Alors… ! Oh ! mon chéri, ne crois pas que je ne comprenne pas. Tout est plus difficile pour toi et maintenant, je sais que tu feras tout ce qui est en ton pouvoir. Ce que j’ai gagné dans les jours difficiles que nous venons de passer ensemble c’est ma confiance en toi. J’en ai souvent douté, mal assuré que j’étais de cet amour qui pouvait se tromper sur lui-même. Depuis, je ne sais ce qui s’est passé, mais il y a eu un éclair, quelque chose qui a couru entre nous deux, un regard peut-être, et mainte‑ nant je sens toujours cette chose, dure comme l’âme, qui nous lie et nous attache. Je t’attends donc avec amour et confiance. Mais j’ai passé des mois trop durs, trop tendus, pour n’être pas usé nerveusement. Et je supporte mal ce que d’ordinaire j’aurais enduré avec calme. N’importe, cela va passer. Je suis content des nouvelles que tu me donnes. Dis à Jean et à Marcel que je pense à eux et qu’ils ont mon affectueuse pensée. Je suis content de te savoir brune et dorée. Fais-toi belle, souris, ne te laisse pas aller. Je veux que tu sois heureuse. Tu n’as jamais été plus belle que ce soir où tu m’as dit que tu étais heureuse (tu te souviens, avec ton amie). Je t’aime de beaucoup de façons, mais surtout comme cela – avec le visage du bonheur et cet éclat de la vie qui me bouleverse toujours. Je ne suis pas fait pour aimer dans le rêve, mais du moins je sais reconnaître la vie où elle se trouve – et je crois que je l’ai reconnue ce premier jour où dans le costume de Deirdre tu parlais, par-dessus ma tête, à je ne sais quel amant impossible. N’attache pas trop d’importance à mes grognements. Je suis malheureux d’avoir à t’attendre encore une semaine. Mais ce n’est pas cela qui compte – ce qui compte… mais je le dirai encore trop mal. Attendons un peu. Le ciel s’est couvert et il pleut. Je ne déteste pas cela mais je pense souvent à la lumière dont je ne puis me passer. C’est en Provence qu’il faudra que nous allions ensemble, en attendant les autres pays qui nous tiennent au cœur. Au revoir, Maria – merveilleuse – vivante, il me semble que je pourrais enfiler des tas d’adjectifs comme cela. Je pense à toi sans cesse et je t’aime de tout mon cœur. Viens 24 Juillet 1944 vite, ne me laisse pas trop seul avec mes idées. J’ai besoin de ta présence vivante et de ce corps qui m’attendrit si souvent. Tu vois, je te tends les mains ; viens au-devant de moi, aussi vite que possible. Je t’embrasse de toutes mes forces. Michel

9 – albert camus à maria casarès

Vendredi soir. 11 heures [7 juillet 1944] Ce soir j’ai envie de venir vers toi parce que j’ai un cœur lourd et que tout me paraît difficile à vivre. J’ai un peu tra‑ vaillé ce matin, pas du tout cette après-midi. C’est comme si j’avais oublié mon énergie et ce que j’ai à faire. Il y a comme ça des heures, des journées, des semaines où l’on dirait que tout vous meurt entre les mains. Toi aussi tu connais cela. Moi, il y a longtemps que je sais que ces heures où j’ai envie de me détourner de tout sont les plus dangereuses – celles où il me vient l’envie de fuir et de vivre loin de tout ce qui pourrait m’aider. C’est parce que je sais cela que je viens vers toi. Si tu étais là tout serait plus facile. Mais ce soir j’ai la certitude que tu ne viendras pas. J’ai comme le sentiment d’avoir tout perdu depuis quelque temps. Si tu t’éloignais de moi, ce serait tout à fait la nuit. En attendant, je n’ai pas d’espoir de te revoir avant longtemps. Ce soir je me demande ce que tu fais, où tu es et ce que tu imagines. Je voudrais avoir la certitude de ta pensée et de ton amour. Je l’ai parfois. Mais de quel amour peut-on être toujours sûr. Un geste et tout peut se détruire, au moins pour un moment. Après tout, il suffit d’un être qui te sourit et qui te plaise et, pendant une semaine au moins, il n’y a plus d’amour dans ce cœur dont je suis si jaloux. Que faire à cela sinon admettre et comprendre et patienter. Et que suis-je moi-même pour tant exiger d’un être. Mais c’est peut-être parce que je connais toutes les faiblesses que peut avoir même un cœur robuste que j’ai tant d’appréhensions devant l’absence et devant cette séparation stupide où il faut nourrir un amour de chair avec des ombres et des souvenirs. Tous les autres sont couchés. Je veille avec toi mais je me Juillet 1944 25 sens une âme sèche comme tous les déserts. Oh ! Mon chéri, quand reviendront le jaillissement et le cri ! Je me sens si gauche, si maladroit, avec cette sorte d’amour inemployé qui me reste sur la poitrine et qui m’op‑ presse sans me donner de joie. Il me semble que je ne suis plus bon à rien. Je devrais être habité par ce que j’écris, plein de ce roman et de ces personnages où je suis entré à nouveau. Mais je les regarde de l’extérieur, je travaille distraitement, avec mon intelligence, et pas un seul instant avec cette passion et cette violence que j’ai toujours appor‑ tées à ce que j’aime. J’arrête cela tout d’un coup. Je m’aperçois que c’est une lettre de lamentations. Et toi et moi avons autre chose à faire qu’à nous lamenter. Quand on se sent le cœur sec, il vaut mieux se taire. Tu es le seul être aujourd’hui à qui j’ai envie d’écrire de semblables choses. Mais ce n’est pas une raison. Ce n’est pas non plus un mal, d’ailleurs. Jusqu’à pré‑ sent tu as aimé en moi ce que j’avais de meilleur. Peut-être n’est-ce pas encore aimer. Et peut-être ne m’aimeras-tu vrai‑ ment que lorsque tu m’aimeras avec mes faiblesses et mes défauts. Mais quand et dans combien de temps ? C’est une chose magnifique et terrible que d’avoir à s’aimer aussi dans le danger, l’incertitude, au milieu d’un monde qui croule et d’une histoire où la vie d’un homme pèse si peu. Je n’aurais pas de paix tant que ton visage me sera ôté. Si tu ne viens pas, je patienterai, mais je patienterai dans la détresse et la sécheresse de cœur. Bonsoir, noire et blanche. Fais de ton mieux pour res‑ ter près de moi et oublie tant d’exigences et de mauvaise humeur. La vie n’est pas facile pour moi en ce moment. J’ai des raisons de ne pas être gai. Mais si ton dieu existe, il sait que je donnerai tout ce que je suis et tout ce que j’ai pour avoir à nouveau ta main sur mon visage. Je n’ai pas cessé de t’aimer et de t’attendre – même au milieu du désert. Ne m’oublie pas. Michel 26 Juillet 1944

Samedi 9 heures [8 juillet 1944] Je relis ce matin cette lettre et j’hésite à te l’envoyer. Mais après tout je suppose qu’elle me ressemble. On est forcé d’être ce qu’on est. Ce matin cela va ni mieux ni plus mal. Nous partons à l’instant pour une promenade de toute la journée et il faut que je me décide à t’envoyer tout de suite ma lettre si je veux que tu l’aies lundi. Il fait sombre, le ciel est couvert. À bientôt, petite victoire. Pense, pense beaucoup à moi et aime-moi aussi fort et aussi violemment que je t’aime. M.

10 – albert camus à maria casarès

Dimanche [9 juillet 1944] Mon chéri, Pierre [Gallimard] qui te donnera ce mot revient jeudi à Verdelot par un moyen pas trop fatigant qu’il t’expliquera. Je pense que si tu es toujours disposée à venir au milieu de la semaine, c’est la meilleure occasion. Je t’écris d’autre part, mais je n’ai pas besoin de te dire que je t’attendrai jeudi. Pour ton retour, s’il est nécessaire, la même combinaison pourrait te ramener à Paris en une demi-journée. À jeudi. Je t’attends et je t’embrasse. AC

11 – albert camus à maria casarès

Lundi [11 juillet 1944] Ma petite Maria, Je viens de recevoir ta lettre, longtemps attendue. Elle m’apporte toujours de la joie puisqu’elle vient de toi et qu’elle m’assure que tu existes – qu’il y a réellement eu quelque chose entre nous dans une époque lointaine où je m’intéressais à une pièce que tu interprétais. Mais en même temps j’attendais l’annonce de ton arrivée et ce n’est pas encore cela. Quand tu recevras cette lettre, tu auras Juillet 1944 27 déjà vu Pierre [Gallimard] que je t’ai envoyé, mais je sup‑ pose maintenant que tu ne pourras pas venir. N’importe ! Je t’attendrai jeudi. Si tu savais pourtant ! Mon attente, mon impatience, mes rages froides et cet élan vers toi – mais quoi ! tu n’ignores rien de tout cela et tu me connais assez pour imaginer ce que tu ne sais pas. Chaque fois que tu remets d’un jour ton départ, essaie de concevoir ce que ce jour sera pour moi – peut-être cela te décidera-t‑il. Ceci dit j’espère que ta mère1 n’est pas gravement malade. Puisqu’elle doit bien penser que je t’écris, dis-lui que je souhaite qu’elle aille mieux (et de façon désintéressée). Dis-lui aussi que je me sens pour elle de l’affection et du respect, et que dans ma bouche ce n’est pas une formule. Je ne voudrais pour rien au monde être la cause de froissements entre vous. Entre des êtres qui s’aiment, n’y a-t‑il pas une place où ils peuvent toujours se rencontrer ? Mais, peut-être, je m’occupe là de ce qui ne me regarde pas. Puisque tu ne viens pas, donne-moi au moins, mon chéri, des détails plus précis sur ta vie, sur ce que tu fais. Songe que l’imagination travaille quand elle est séparée. Exemple de questions qui peuvent se prêter à un cœur qui aime : Tu vas à Meudon : chez qui ? avec qui ? Que faisais-tu samedi, à 18 heures, rue d’Alleray, dans le 15e arrondissement qui n’est pas ton quartier, etc., etc. Tu vois, petite Marie, tout ce qui peut venir à l’esprit d’un homme désœuvré, dispo‑ nible, sans rien où accrocher le trop-plein de passion qu’il se sent. Satisfais sur ce point mes désirs. Donne-moi plus de détails. Tout ce qui te concerne m’intéresse (tu ne m’as pas envoyé les critiques promises). Je t’attends, tu comprends, je t’attends à longueur de journée, je ne sais plus comment te le crier ou te le dire. Je regrette que les choses n’aillent pas mieux avec Marcel

1. Gloria Pérez Corrales épouse l’avocat galicien Santiago Casares Quiroga le 25 octobre 1920, alors qu’elle était apprentie modiste à La Corogne. Elle donne naissance à Maria le 21 novembre 1922. En raison de ses importantes fonctions gouvernementales durant la Seconde République espagnole, Santiago Casares Quiroga a installé sa famille à Paris en 1936 ; Maria vit ainsi dans le même appartement que sa mère, rue de Vaugirard, jusqu’au décès de celle-ci ; son père, qui a résidé un temps à Londres, s’y installe également à partir de 1945. 28 Juillet 1944

[Herrand]. C’est peut-être une période – qui passera. Marcel est un être décevant mais attachant. Peut-être comprendra- t‑il et fera-t‑il ce qu’il faut pour que, de nouveau, tu te sentes à l’aise avec lui. Tiens-moi au courant. Que te dire de ce que nous faisons ici ? Janine et Michel [Gallimard] ont dû t’en parler. En ce moment, nous sommes tous les trois seuls et nous nous entendons admirablement. Je fais la cuisine (j’aime bien ça). Je travaille un peu, je dors et je flâne. Je me porte bien mieux, naturellement. Mais je suppose que c’est la santé qu’ont les vaches par exemple et je n’en suis pas ravi. Je me suis fait couper les cheveux très très courts. Je suis affreux mais ça m’a rajeuni de cinq ans. Tu vas me détester, puisque tu aimes les cheveux longs. Au revoir, mon cher amour. Que ne puis-je dire « à bien‑ tôt ». Je t’attendrai jeudi, avec tout mon cœur, mais j’ai peur que ce soit en vain. N’oublie pas celui à qui tu as tant apporté et laisse-moi t’embrasser comme je le sens, avec tout mon désir et mon amour. Michel

12 – albert camus à maria casarès

Mercredi [12 juillet 1944] Maria chérie, J’espère toujours que tu arriveras demain avec Pierre [Gal‑ limard]. Si cependant tu ne l’avais pas fait je voudrais que tu reçoives au moins cette lettre et que tu saches où j’en suis. Je te supplie de venir et de comprendre que j’ai besoin de toi. Même en dehors de notre amour, ta présence m’est nécessaire en ce moment. Je suis très bas, à tous les points de vue, et c’est un aveu qu’il me coûte de faire. Je pourrais te dire de songer à nos regrets, s’il m’arrivait quelque chose, d’avoir laissé s’enfuir ces journées. L’époque est si incertaine, nous ignorons tout des lendemains. Toutes ces heures qui maintenant sont passées, nous y penserions alors avec des larmes et de la rage. Mais il y a aussi ceci que je suis dans une crise et parmi des doutes que je n’avais pas connus depuis des années. Il me semble naturel de faire Juillet 1944 29 appel à toi, et je n’en ai pas honte. Ne laisse pas cet appel sans réponse, parce que c’est alors que j’en aurais honte. Je me sens seul et désert, je viens de passer deux ou trois journées abominables. Par surcroît, je suis obligé de faire ici des tas d’efforts pour aider ces deux fous que nous aimons tous les deux (je sais que Janine t’a tout écrit). L’atmosphère en est rendue plus lourde et pour moi, qui paye déjà le prix de tous ces mois où j’ai mené une vie dont tu ne peux pas te faire une idée juste, tout est rendu plus difficile. Viens, mon chéri, je t’en prie, viens le plus vite possible – cette impatience où j’étais de te voir s’est changée en obsession. Il me semble que je n’espère à rien d’autre maintenant qu’à un peu de bonheur vrai – et que je puisse toucher. Le reste disparaîtra à ce moment. Au revoir, mon amour. Je crois que je ne t’écrirai plus rien après cela – je me sentirais le cœur trop sec. Je t’embrasse de toute mon âme. Michel

13 – albert camus à maria casarès

Lundi [17 juillet 1944] Depuis mercredi, je ne t’ai pas écrit. Je n’ai pas cessé d’avoir le cœur serré comme dans un étau. J’ai voulu faire ce qu’il fallait pour me débarrasser de cette idée fixe que j’avais. Rien n’y a fait. J’ai passé deux jours entiers couché, à lire vaguement et à fumer, pas rasé, et sans volonté – le seul signe que je t’ai donné de tout ça, c’est ma lettre de mercredi. Je pensais qu’aujourd’hui je recevrais ta réponse à cette lettre. Je me disais : « Elle répondra. Elle trouvera des mots qui dénoueront cette chose si affreusement serrée en moi. » Mais tu ne m’as pas écrit. Je ne crois pas que je t’enverrai cette lettre. On n’a pas idée d’écrire avec le cœur que j’ai. Mais je ne peux m’empê‑ cher de te dire que depuis plus d’une semaine, je suis dans une sorte de répugnant malheur à cause de toi et parce que tu n’es pas venue. Oh ! ma petite Maria, je crois vraiment que tu n’as pas compris. Tu n’as pas compris que je t’aimais profondément, avec toute ma force, toute mon intelligence et tout mon cœur. Tu ne m’as pas connu auparavant et 30 Juillet 1944 c’est pourquoi sans doute tu ne pouvais pas comprendre. Tu m’as pourtant parlé un jour de mon cynisme et il y avait du vrai. Mais où est parti tout cela ? Si quelqu’un comme Janine pouvait lire ce que je t’écris ou entendre le langage que je t’ai tenu le jour où tu doutais de tout, elle tomberait de haut. Et pourtant, elle suppose que je t’aime. Mais elle ne sait pas, et toi non plus, avec quelle fièvre, quelle exigence et quelle folie. Tu ne t’es pas rendu compte que tout d’un coup j’ai concentré sur un seul être une force de passion qu’auparavant je déversais un peu partout, au hasard, et à toutes les occasions. Et ce que ça a donné, c’est une sorte de monstrueux amour qui veut tout et l’impossible et qui est en train de te dépasser. Car l’idée qui me poursuit depuis une semaine et qui me tord le cœur, c’est que tu ne m’aimes pas. Parce qu’aimer un être, ce n’est pas seulement le dire ni même le sentir c’est faire les mouvements que cela commande. Et je sais bien que le mouvement de cet amour qui m’emplit me ferait traverser deux mers et trois continents pour être près de toi. La plupart des obstacles étaient levés pour toi, il y avait peu à faire. Mais mon idée – et que cette idée me fait mal – c’est que tu as manqué – toi, toi, si brûlante et si merveilleuse – de cette flamme qui t’aurait poussée vers moi. Alors, ce retard, et mon angoisse chaque jour accrue. Tu m’as écrit, il est vrai – mais pas plus que tu n’écrivais à ceux qui sont près de moi. Et eux aussi, tu les embrassais en les appelant comme tu m’appelais. Alors, où est la dif‑ férence ? La différence aurait été de venir contre tous les obstacles et de mettre ton visage contre le mien et de vivre avec moi, avec moi seul, toi toute seule et moi tout seul au milieu de ce monde, des jours qui auraient été la gloire et la justification de toute ma vie. Mais tu n’es pas venue. Le jour approche où je vais rentrer et tu n’es pas venue. Te rends-tu compte de ce que cela signifie pour moi – Maria, mon chéri, mon cher amour ? Te rends-tu compte que cette exigence que j’ai portée partout et qui me fait ce que je suis, je l’ai mise aussi dans cet amour si vite levé et qui aujourd’hui me remplit tout entier. L’idée que tu m’aimes un peu, suf‑ fisamment pour penser à m’écrire, mais pas suffisamment pour tout oublier, pas suffisamment pour te dire qu’une Juillet 1944 31 seule heure près de moi vaut bien cette journée passée dans les bois avec je ne sais quel imbécile de salon, cette idée me bouleverse. J’ai mal à l’âme depuis une semaine, mal à mon orgueil que, naïvement, je mettais aussi sur toi. J’ai eu toutes les idées, j’ai fait tous les projets. Depuis deux ou trois jours, je pense à sauter sur mon vélo et à revenir à Paris. Songe un peu, je me dis : « Je partirai à 6 heures et à 11 heures, je pourrai l’embrasser. » À cette seule idée, je sens mes mains trembler. Mais si tu ne m’aimes pas, à quoi cela sert-il ? J’ai voulu aussi te rejeter, mais je ne puis imaginer maintenant ma vie sans toi et je crois que pour la première fois de ma vie je vais être lâche. Alors, je ne sais plus. Bêtement, je m’en remettais encore à toi. « Elle va m’écrire ! » Voilà où j’en étais et je te jure que je ne suis pas fier. Et je promène ça ici, au milieu de ces trois êtres qui se déchirent, qui souffrent stupidement et que je dois écouter, protéger ou consoler, avec tout le poids des ques‑ tions matérielles sur moi alors que moi aussi, je voudrais me réfugier dans le cercle douloureux de cet amour et m’y taire et souffrir en silence. Et avec ça, je suis jaloux, et aussi stupidement qu’on peut l’être. Je lis tes lettres et chaque nom d’homme me sèche la bouche. Car tu ne sors qu’avec des hommes. Et cela sans doute est normal. C’est toi, ton métier, ta vie. Mais je n’ai que faire d’un amour normal quand moi, je suis tout entier porté vers la violence et les cris. Et sans doute cela n’est pas intelligent. Mais maintenant que me fait l’intelligence ? Tu vois, je mets tout ici, bleu sur blanc, et ne cache plus rien. Mais je ne mets pas encore assez de cris et assez de fièvre. Depuis près d’une semaine, je me tais, je renferme ça, je veille et je rumine. Mais moi qui ai passé ma vie à maîtriser mes ombres, je suis aujourd’hui leur proie, c’est avec des ombres que je me débats. Oh ! Maria, Maria chérie, pour‑ quoi m’as-tu laissé ainsi et pourquoi n’as-tu pas compris ? Mais je m’arrête, il vaut mieux que je m’arrête, n’est-ce pas ? Tu en as assez et peut-être, pendant que j’écris ces lignes, penses-tu avec ennui que tout de même il faudra venir ici. Ce n’est pas la peine pourtant. Ce qui m’aurait transfiguré de joie, il y a quelques jours, toi accourant vers moi, avec toute la force de l’amour, oh ! j’ai cessé de le 32 Juillet 1944 souhaiter. Et en vérité, je ne sais plus ce que je souhaite. Je patauge dans ce malheur, je me sens maladroit et un peu hagard, j’ai mal, voilà tout, mais j’ai terriblement mal. Tant d’amour, tant d’exigence, tant d’orgueil pour nous deux, ça ne peut pas faire du bien, c’est évident. Oh ! Maria, terrible Maria oublieuse, personne ne t’aimera jamais comme je t’aime. Peut-être te diras-tu cela à la fin de ta vie quand tu auras pu comparer, voir et comprendre et penser : « Per‑ sonne, personne ne m’a jamais aimée comme cela. » Mais à quoi ça servira-t‑il si ce n’est pas [deux mots illisibles]. Et qu’est-ce que je vais devenir si tu ne m’aimes pas comme j’ai besoin que tu m’aimes. Je n’ai pas besoin que tu me trouves « attachant », ou compréhensif ou n’importe quoi. J’ai besoin que tu m’aimes et je te jure que ce n’est pas la même chose. Allons, cette lettre n’en finit plus. mais c’est qu’il y a en moi aussi quelque chose qui n’en finit plus. Pardonne-moi, ma petite fille. Je voudrais que tout cela ne soit qu’imagination – mais je crois bien que non, mon cœur ne se trompe pas. Je ne sais plus que faire, ni que dire. Bien sûr, si tu étais là… Mais je vais partir bientôt. Cette séparation, c’était un terrible piège pour notre amour. Tu y es tombée. Et moi, je n’ai jamais été aussi démuni, aussi désarmé. Je t’embrasse, mais avec ces larmes que je ne peux pas verser et qui m’étouffent. A.

14 – albert camus à maria casarès

Mardi 15 heures [18 juillet 1944] Maria chérie, Je viens de recevoir ta lettre. J’ai essayé de te téléphoner, mais la ligne Paris-Verdelot est momentanément coupée. Il faut donc que je t’écrive le plus rapidement possible ce que je voulais te dire. Je ne t’ai rien envoyé depuis la lettre que tu me reproches. Pourtant je t’ai écrit des lettres insensées que j’ai préféré garder. La seule chose qu’il est bon que tu saches, c’est que je viens de passer une semaine abominable. Mais mon opi‑ nion aujourd’hui est qu’il est vain de nous affirmer l’un à Juillet 1944 33 l’autre notre malheur mutuel. Il n’y a qu’une façon de mettre tout cela au clair, c’est toi devant moi. Alors je veux que tu me dises (soit par lettre, soit en m’envoyant un avis d’appel téléphonique – si la ligne est réparée je pourrai alors t’ap‑ peler en priorité) : 1) Si oui ou non, tu as l’intention ou la possibilité de venir. 2) Si oui, quand viendras-tu, de façon très précise. Si tu ne peux pas venir, c’est tout simple, je retourne à Paris dans les vingt-quatre heures. Ce n’est pas ma santé, ni mon travail que j’aime, c’est toi. Alors, je sais que je ne peux plus attendre. Tu vois tout est très clair ainsi et pour le moment je suis très calme. Pour le reste, je ne veux ni m’excuser, ni protester de rien. Mais si tu voulais essayer à ton tour d’écouter attentivement cette voix en moi qui depuis trois semaines n’a cessé de t’appeler, tu saurais que personne jamais ne t’aimera comme je le fais. Au revoir, mon cher amour. J’attends ta réponse. De toute façon, je sais, moi, que je te reverrai bientôt. À cette seule idée, je sens mes mains trembler. Michel1

J’envoie cette lettre par un ami qui part à Paris. Tu l’auras plus vite ainsi.

15 – albert camus à maria casarès

Jeudi [20 juillet 1944] Ta voix, ce matin, ta voix enfin ! Et Dieu sait si je l’aime et si j’ai souhaité l’entendre. Mais ce n’étaient pas les mots que j’attendais au fond de mon cœur. Une voix qui me répétait sans relâche, sur tous les tons, même celui de la conviction, que je devais rester loin de toi ! Et moi, sans un mot, la bouche sèche, avec tout cet amour que je ne pouvais pas dire.

1. Albert Camus a commencé à signer « Albert », puis s’est repris pour signer « Michel ». 34 Juillet 1944

16 – albert camus à maria casarès

Vendredi 17 heures [21 juillet 1944] On vient seulement de me remettre ta lettre. Tu verras d’autre part ce que je t’écrivais. Personne au monde ne peut mieux te comprendre que je ne le fais. Mais personne au monde n’apportera plus de révolte à l’idée de te perdre ou de renoncer à notre vie sous prétexte qu’elle est menacée ou limitée. J’ai passé ma vie à refuser la résignation – ma vie à choisir ce qui me paraissait essentiel et à m’y tenir obstiné‑ ment. Si j’avais cédé au mouvement qui t’a fait m’écrire, il y a longtemps que j’aurais quitté une terre où rien ne m’a été donné sans effort et sans sacrifice. Ce n’est pas aujourd’hui où tu es là, où j’ai le cœur bouleversé de tendresse et de passion que je changerai. Je sais bien : il y a des mots qu’il suffirait que je prononce. Je n’ai qu’à me détourner de cette part de ma vie qui me limite. Ce sont des mots que je ne prononcerai pas, parce que j’ai donné ma parole et qu’il y a des engagements qu’on ne peut pas rompre, même si l’amour n’y est pas – parce qu’aussi ce serait lâche de prononcer ces mots au moment où l’être qu’ils frustreraient ne peut pas défendre sa chance, ni m’y autoriser. Je sais d’ailleurs que tu ne me le demandes pas. Je ne connais pas d’âme plus profondément généreuse que la tienne. Mais moi, je devais en parler et maintenant cela est fait. Le problème est donc toujours le même. Mais avec tout cela je ne crois pas qu’il faille renoncer à quoi que ce soit – je ne vois pas pourquoi la fin de la guerre serait la fin de ce que nous sommes. Encore une fois, je n’ai jamais rien connu que de limité et de menacé. Je n’attache d’importance à rien de ce qui n’est pas la création, ou l’homme, ou l’amour. Mais du moins sur les plans où je me reconnais, j’ai toujours fait ce qu’il fallait pour tout épuiser jusqu’au bout. Je sais aussi qu’on dit quelquefois : « Plutôt rien qu’un sentiment qui ne soit pas parfait. » Mais moi je ne crois pas aux senti‑ ments parfaits ni aux vies absolues. Deux êtres qui s’aiment ont à conquérir leur amour, à construire leur vie et leur sentiment, et cela non seulement contre les circonstances Septembre 1944 35 mais aussi contre toutes ces choses en eux qui limitent, mutilent, gênent ou pèsent sur eux. Un amour, Maria, ça ne se conquiert pas sur le monde mais sur soi-même. Et tu sais bien, toi dont le cœur est si merveilleux, que nous sommes nos plus terribles ennemis. Je ne veux pas que tu me quittes et que tu t’enfonces dans je ne sais quel renoncement illusoire. Je veux que tu restes avec moi, que nous passions encore tout ce temps de notre amour et qu’ensuite nous essayions de le fortifier encore et de le libérer enfin mais cette fois dans la loyauté de tous. Je te jure que cela seul est noble, que cela seul est à la hauteur du sentiment irremplaçable que j’ai pour toi. Je ne sais pas bien me plaindre, mais quand je pense à la joie que tu m’as donnée hier et au malheur où je me trouve depuis une heure. Mais qu’est-ce que cela fait ? Moi, j’en suis arrivé à aimer dans ce monde ce qu’il a de mutilé et de déchiré. Je te jure que je ne renonce pas et que ma volonté est ferme. Je vou‑ lais seulement te le dire. Tu feras ce que tu voudras. Mais quoi que tu fasses, je ne t’oublierai pas. L’image que j’ai de toi ne peut pas ne pas m’accompagner partout. Et quoi qu’il arrive, j’aurai toujours, si tu pars, le regret de n’avoir pas fait assez pour que cette image ait toujours un corps – puisque je ne sais pas trouver la grandeur en dehors des corps et du présent. Je t’attends à partir de maintenant et je t’attendrai aussi longtemps que la vie et l’amour auront un sens pour toi et pour moi. Mais si une fois seulement tu m’as aimé jusqu’à l’âme tu dois avoir compris que l’attente et la solitude ne peuvent être pour moi qu’un désespoir. AC

17 – albert camus à maria casarès

[septembre 19441] 18 heures Je t’écris, en t’attendant, parce que j’ai besoin de lutter contre cette angoisse en moi – l’angoisse de ton retard et

1. Albert Camus est de retour à Paris le 15 août 1944 et s’engage avec son ami Pascal 36 Septembre 1944 surtout l’angoisse de mon départ. Te quitter ? Et il n’y a pas trois mois que je t’ai eue pour la première fois contre moi. Te quitter sans savoir si je te reverrai – et sachant que ta vie est faite de telle sorte que tu ne peux pas me rejoindre – cela me fait si mal à penser que le reste n’existe plus. Pourquoi es-tu en retard ? Chaque minute qui passe est ôtée à la petite somme de minutes qui nous reste. Il est vrai que tu ne sais pas. Moi, je sais déjà. Je suis impuissant contre cela – il faut que je parte. Dans tout cela, je n’ai qu’une pensée, ma petite Maria et c’est toi. Mais…

18 – albert camus à maria casarès 1

Jeudi [septembre 1944] Il est minuit. Maintenant tu ne m’appelleras plus. J’ai attendu jusqu’à présent. Trois fois, j’ai soulevé l’écouteur pour t’appeler. Mais l’idée que tu es fatiguée, que tu dors peut-être ou seulement que tu as envie qu’on te laisse tran‑ quille me paralyse. Toute la journée, j’ai attendu ton mot. Mais rien ne vient. Il me semble que le monde tout entier est devenu muet. Ça ne serait pas pire si tu étais morte. Et maintenant je pense à toute cette journée de demain, déserte, vide de toi, et le courage me manque. Pourquoi te l’écrire ? Qu’est-ce que ça arrangera ? Rien, bien entendu. En réalité, tu as une vie qui m’exclut, qui me rejette, qui me nie tout entier. Moi, au plus fort de mes activités, je t’ai gardé ta place. Aujourd’hui, je n’ai plus ma place dans ta vie. C’est cela que j’ai senti, l’autre jour, au théâtre. C’est cela que j’apprends au cours de toutes ces journées où tu restes muette. Oh ! je hais ce métier et je déteste ton art. Si je le pouvais, je t’arracherais à lui et je t’emmènerais bien loin, en te tenant contre moi. Mais, naturellement, je ne le peux pas. Encore quelques mois de cet exercice, et tu m’auras tout à fait oublié. Moi, je ne peux pas t’oublier. Il faut que je continue à t’aimer avec

Pia dans l’aventure journalistique de Combat, dont le premier numéro non clandestin paraît le 21 août. Le journal sera, en cet immédiat après-guerre, le principal support à son engagement. 1. Sur papier à en-tête du journal Combat, 100 rue Réaumur à Paris. Septembre 1944 37 un cœur tordu alors que je voudrais t’aimer dans la joie et l’emportement. Je m’arrête, mon chéri. Cette lettre est vaine, je le sais bien. Mais si du moins elle m’apportait un mot, un geste, ou ta voix pendant quelques secondes, je serais moins stupidement malheureux que je ne le suis depuis des heures devant ce téléphone silencieux. Est-ce que je peux encore t’embrasser en me disant que tu le souhaites ? Albert

19 – albert camus à maria casarès 1

[septembre 1944] 1 heure du matin J’ai coupé tout d’un coup tout à l’heure parce que les larmes m’étouffaient. Ne crois pas que je t’étais hostile. Jamais un cœur d’homme n’avait été aussi plein de ten‑ dresse et de désespoir. De quelque côté que je me tourne, je n’aperçois que la nuit. Avec toi ou sans toi, tout est perdu. Et sans toi, je n’ai plus ma force. Je crois que j’ai envie de mourir. Je n’ai plus assez de force pour lutter contre les choses et contre moi-même, comme je n’ai pas cessé de le faire depuis que je suis un homme. J’ai de la force pour me coucher, c’est tout. Me coucher et tourner la tête contre le mur, et attendre. Quant à me battre encore contre ma maladie et être plus fort que ma propre vie, je ne sais pas quand j’en retrouverai le pouvoir. Ne t’alarme pas cependant. Je suppose que tout s’arran‑ gera. Il y a ta lettre et tout le reste, cette foi que j’ai toujours en toi, et le désir entêté que j’ai de te voir heureuse. Adieu, mon amour. N’oublie pas celui qui t’a aimée plus que sa vie. Et ne sois pas fâchée contre moi. Albert

1. Sur papier à en-tête de Combat. 38 Octobre 1944

20 – albert camus à maria casarès

[Paris, octobre 1944] 13 heures 30 Tu vas venir tout à l’heure et je vais te dire aussi froide‑ ment que je le puis ce que j’ai envie encore à te dire. Après, ce sera fini. Mais je ne veux pas que nous nous séparions sur un pauvre regard où nous essaierons de mettre en vain ce qui ne peut pas s’y mettre. J’ai passé ma nuit à me demander si tu m’aimais vraiment ou si tout cela n’était qu’une apparence dont toi-même étais à moitié dupe. Mais désormais je ne me le demanderai plus. C’est de nous et de moi que je voudrais te parler – je vais essayer de rendre Francine heureuse1. Je me trouve diminué sur tous les plans au sortir de cette histoire. Physiquement, je suis plus abîmé que je ne le laisse croire et moralement, je ne me sens qu’un cœur sec, serré, privé de désirs. Je n’ai donc rien à réclamer pour moi et j’ai connu assez de choses pour accepter vraiment un certain renoncement. Au milieu de cette vie, mon amour te sera fidèle. Mon désir le plus vrai et le plus instinctif serait qu’aucun homme, après moi, ne porte plus la main sur toi. Je sais que cela n’est pas possible. Tout ce que je puis souhaiter, est que tu ne gaspilles pas cette chose merveilleuse qui est toi – que tu n’en fasses le don qu’à un être qui le mérite vraiment. Et même alors, puisque je ne peux occuper toute cette place que je voudrais jalousement garder, je voudrais que tu me gardes dans ton cœur cette place privilégiée qu’à de rares moments il m’a semblé que je méritais. C’est un pauvre espoir, c’est le seul qui me reste. Moi, je suis seulement désespéré. Tout ce matin avec ma fièvre, une angoisse sèche, l’idée que c’est fini, vraiment fini, et l’approche de l’hiver, après ce printemps et cet été où j’ai tant brûlé. Oh ! Maria chérie, tu es le seul être qui m’ait donné des larmes. Il y a tant de choses qui ne pourront plus avoir de goût pour moi ! Les joies que tu m’as données

1. Après deux années de séparation contrainte, Francine Camus quitte Oran pour rejoindre son mari à Paris à la fin de l’année 1944. Francine et Albert continuent alors de loger dans le studio du 1 bis, rue Vaneau (Paris, VIIe), qu’André Gide loue au jeune romancier. Novembre 1944 39 me feront paraître pauvres toutes celles que je pourrai ren‑ contrer. Je vais essayer de quitter Paris et d’aller le plus loin pos‑ sible. Il y a des gens et des rues que je ne pourrai plus revoir. Mais quoi qu’il arrive, n’oublie pas qu’il y aura toujours un être au monde vers lequel, à tout moment, tu pourras te retourner ou venir. Je t’ai donné un jour, du fond du cœur, tout ce que je possède et tout ce que je suis. Tu le garderas jusqu’à ce que je quitte ce monde bizarre qui commence à me fatiguer. Mon espoir est seulement que tu apercevras un jour à quel point je t’ai aimée. Adieu, mon cher, cher amour. Ma main tremble en t’écri‑ vant cela. Veille sur toi, garde-toi intacte. N’oublie pas d’être grande. Le cœur me manque à la pensée de tout ce temps à venir où tu ne seras plus. Mais si je te savais grande artiste, égale à ce que tu es, ou heureuse à ta manière, je sais pour‑ tant que, par-dessus moi-même, je serais content. J’aurais ainsi l’idée que je n’ai rien diminué en toi et que cet amour malheureux ne t’a pas desservie. C’est encore une fausse consolation, mais c’est la seule que j’ai. Adieu encore, ma chérie, et que mon amour te protège. Je t’embrasse, je t’embrasse pour toutes ces années sans toi, j’embrasse ton cher visage avec toute la douleur et le terrible amour que j’ai au cœur. A.

21 – albert camus à maria casarès

21 novembre [1944] Heureux anniversaire, mon chéri1. Je voudrais t’envoyer toute ma joie en même temps, mais il est vrai que je ne le peux pas. Je t’ai quittée hier le cœur déchiré. J’avais attendu l’après-midi, tout l’après-midi, ton coup de téléphone. Le soir, j’ai mieux compris encore à quel point je ne te possé‑ dais pas. Il y avait en moi une terrible chose nouée. Je n’ai pas pu parler.

1. Maria Casarès, née le 21 novembre 1922 à La Corogne (Galice), fête ses vingt- deux ans. 40 Novembre 1944

Je m’en veux de te dire tout ça au milieu de ta fatigue. Je sais très bien que ce n’est pas de ta faute, mais que veux-tu faire contre cette douleur qui me prend lorsque je mesure tout ce qui te sépare de moi. Je te l’ai dit, je voudrais que tu vives contre moi, sans trêve – et je sais combien c’est absurde. Ne fais pas trop attention à moi, je me débrouillerai bien. Sois heureuse ce soir. Ce n’est pas tous les jours qu’on a vingt-deux ans, ni toutes les années, je peux bien te l’ap‑ prendre, moi qui me sens si vieux depuis quelque temps. Je ne t’ai même pas dit combien je t’avais aimée dans La Provinciale1. Tu avais la grâce, la flamme, le style. Oui, tu peux être heureuse, tu es une grande, très grande actrice. Et par-dessus tout ce qui me faisait mal, je m’en réjouissais avec toi. Albert

1. La Provinciale d’Anton Tchekhov, mise en scène par Marcel Herrand au Théâtre des Mathurins en 1944. 1946

22 – albert camus à maria casarès

Mardi [15 janvier 19461] Ma petite Maria, Au retour d’un voyage j’apprends par Œttly2 la terrible nouvelle3 et je ne peux pas me retenir de t’écrire toute ma peine et ma tristesse. Je suppose que tu ne me reconnaîtrais pas le droit de partager tes moments de bonheur, mais il me semble que j’ai gardé celui de partager, même de loin, tes malheurs et tes souffrances. Je sais trop combien celles d’aujourd’hui doivent être grandes et sans consolations pos‑ sibles. J’avais pour ta mère la sorte d’admiration et de res‑ pectueuse tendresse qu’on a pour les êtres d’une certaine classe : ceux qui justement sont faits pour vivre. Ce qui est arrivé m’apparaît si injuste et si affreux ! Mais à quoi bon ! rien ne peut ni ne pourra remplacer cet

1. Maria Casarès a mis fin à sa relation avec Albert Camus à la fin de l’année 1944, au moment du retour de Francine Camus à Paris. 2. L’acteur et metteur en scène Paul Œttly (1890‑1959), ami d’Albert Camus et oncle par alliance de Francine Camus, a interprété le rôle du domestique dans Le Malentendu en 1944 et mis en scène Caligula au Théâtre Hébertot en septembre 1945. Il a également joué dans de nombreuses pièces contemporaines mises en scène après la guerre par André Barsacq au Théâtre de l’Atelier. Il est le fils de Sarah Œttly, parente de Francine Camus, qui tient la pension de famille du Panelier, à Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), où Camus séjourne plus d’un an, de l’été 1942 à l’automne 1943, pour y soigner en moyenne altitude sa tuberculose. L’auteur effectuera par la suite plusieurs séjours dans la région (1947, 1949, 1951, 1952). 3. Gloria, la mère de Maria Casarès, décède le 10 janvier 1946 à l’hôpital Curie de Paris, à l’âge de cinquante-trois ans. 44 Janvier 1946 amour qui était entre vous deux. Une partie du respect que j’avais pour toi venait de ce que je savais de cet amour. Et je me désole aujourd’hui d’imaginer la révolte et le déchire‑ ment où tu dois être. Oui, tout mon cœur est avec toi depuis que je sais, et aujourd’hui plus que jamais je donnerai ce que j’ai de meilleur pour pouvoir t’embrasser avec toute ma tristesse. Albert 1948

23 – albert camus à maria casarès

Mardi soir [26 juillet 19481] Je suis arrivé hier soir après deux jours de route, épuisé aussi parce que je n’arrive plus à dormir2. Je n’ai pas mieux dormi hier et cette nuit, il fait si chaud, il y a tant de cigales et d’étoiles que je n’espère pas m’endormir. Au moins, t’écrire… J’ai l’impression de t’avoir envoyé des mots idiots, sur la route. Mais j’étais dans un curieux état, malheureux à chaque tour de roue, et cependant illuminé de bonheur comme si l’impossible était soudain arrivé. En fait d’impossible, j’ai réalisé ce matin qu’un mois et demi et huit cents kilomètres me séparaient de toi, et j’ai eu toutes les peines du monde à surmonter mon découragement. Je pensais « je lui écrirai beaucoup » et tout à l’heure, je me promenais seul, dans le soir, sur une petite colline couverte d’amandiers, et l’heure était si belle, si douce, un peu démesurée, il me venait une telle envie de partager avec toi ce pays que j’aime, qu’il m’a semblé impossible

1. Installé à Paris avec son épouse Francine et ses deux jumeaux, Albert Camus, qui vient de connaître un grand succès littéraire avec La Peste (Gallimard, 10 juin 1947), renoue avec Maria Casarès le 6 juin 1948, à la faveur d’une rencontre impromptue boulevard Saint-Germain. L’actrice se sépare alors de Jean Bleynie, issu d’une famille de viticulteurs bordelais, amant qui avait succédé, dès le début de l’année 1947, au tempétueux acteur belge Jean Servais (1910‑1976). 2. Albert Camus vient de rejoindre sa famille à L’Isle-sur-Sorgue, où il loue le domaine de Palerme pour l’été. Voisin de René Char, il y travaille à la mise au point de sa pièce L’État de siège, née d’un projet avec Jean-Louis Barrault et de ses propres réflexions sur la peste, et écrit « L’Exil d’Hélène » pour Les Cahiers du Sud (repris dans L’Été, en 1954). 48 Juillet 1948 d’arriver à t’écrire vraiment, te parlant avec tout mon cœur et mon amour. Il faut pourtant essayer et je le ferai. Quand je serai un peu reposé je verrai mieux ce que je désire que tu fasses (je veux dire m’écrire ici ou garder tes lettres). Pour le moment, j’ai seulement le cœur serré d’une étrange tendresse quand je pense à ce temps que nous venons de passer, à ton air grave, à ton poids sur mon bras quand nous marchions dans la campagne, à ta voix, et aux orages. Écris-moi surtout, reste tournée vers moi. Je ne sais rien en dehors de toi, rien que toi et je ne suis capable que de toi. Restons serrés comme nous l’étions et prions ton Dieu que cet embrassement n’en finisse plus. Ou plutôt, faisons ce qu’il faut pour cela, c’est plus sûr. Au revoir, chérie, ma petite Maria, au revoir, nuit, je t’embrasse comme je le voudrais. A.

Voir brochure Cadix1, page 86 ligne 10 (en comptant les lignes qui portent le nom des personnages).

24 – albert camus à maria casarès

Samedi 31 juillet [1948] Voilà six jours que je suis ici et je ne suis pas encore habitué à ton absence. J’ai l’impression d’avoir vécu contre toi des semaines vertigineuses et de m’être arraché de toi d’un seul coup pour me jeter à l’autre bout de la France. J’en suis resté si désemparé que c’est à peine si j’ai la luci‑ dité nécessaire pour apercevoir combien cela est stupide. Ma place n’est pas ici, c’est tout ce que je sais. Ma place est auprès de ce que j’aime. Tout le reste est vain ou théo‑ rique. Tout à l’heure en me promenant je me suis dit aussi qu’il était stupide de vivre sans un signe de toi. Si toi et moi, nous nous aimons, nous devons nous parler, nous soutenir, agir l’un pour l’autre. C’est cela être liés et quoi que nous fassions nous serons liés jusqu’à la fin. Écris-moi

1. Lieu de l’action de L’État de siège. Juillet 1948 49 donc, écris-moi aussi souvent, aussi longtemps que tu le désires. Ne me laisse pas seul, mon chéri. On n’est pas toujours fort, ni supérieur à ses souffrances, quoi que tu en penses. Aux heures où l’on se sent le plus misérable, il n’y a que la force de l’amour qui puisse sauver de tout. Et de si loin, si je puis sentir combien mon cœur est gros de toi, je ne puis imaginer le tien. Parle-moi, dis-moi ce que tu fais, ce que tu sens. Qu’as-tu donc fait pendant cette mortelle semaine ? Une des raisons qui me faisaient hésiter à te demander de m’écrire, c’était aussi le désir de ne pas peser sur toi, de ne pas te forcer à penser que j’attendais et qu’il fallait m’écrire. Mais en somme tu ne m’écriras pas les jours où tu n’en auras pas envie. Et puis, pourquoi ne pas peser un peu sur toi. Écris donc rapidement, avec tout ton cœur. Donne-moi des détails sur ta vie. Aide-moi à t’imaginer. Es-tu brune, belle à faire fondre ? Comment portes-tu tes cheveux ? Depuis que je suis arrivé ici, je lutte pour m’exprimer : je ne trouve plus mes mots. Et je sens bien aussi combien je t’écris mal. Mais mon seul désir serait de me taire près de toi, comme à certaines heures, ou de me réveiller, toi encore endormie, de te regarder longuement, attendant ton réveil. C’était cela, mon amour, c’était cela le bonheur ! Et c’est lui que j’attends encore. En attendant, les journées coulent lentement. Je me lève tôt, fais un peu de soleil, travaille toute la matinée, déjeune, lis après déjeuner, travaille l’après-midi et le soir je vais me promener avec Pat, un vieux chien dont j’ai fait mon ami, sur les collines sèches, couvertes de minuscules escargots blancs, dans une lumière merveilleuse. Le soir je travaille encore un peu, me couche tôt et je dors, je dors enfin. Du coup, je n’ai plus ma sale gueule. En ce moment, bruni et rajeuni j’aurais des chances, peut-être, de te plaire. La mai‑ son est grande, en pleine campagne. (Le village est à deux kilomètres.) De beaux arbres, des cyprès, des oliviers, une campagne si belle qu’elle en est oppressante, tout parle de beauté ici, je ne cesse de penser à toi. T’ai-je dit que c’était le pays de Pétrarque et de Laure1 ? « Quand elle apparaîtra,

1. Pétrarque (1304‑1374), issu d’une famille florentine exilée, séjourna plusieurs années 50 Août 1948 je serai rassasié » ! En attendant, c’est mon tour d’avoir faim et soif. Tout à l’heure, la nuit était pleine d’étoiles filantes. Comme tu m’as rendu superstitieux, je leur ai accroché quelques vœux qui ont disparu derrière elles. Qu’ils retombent en pluie sur ton beau visage, là-bas, si seulement tu lèves les yeux vers le ciel, cette nuit. Qu’ils te disent le feu, le froid, les flèches, les velours, qu’ils te disent l’amour, pour que tu restes toute droite, immobile, figée jusqu’à mon retour, endormie tout entière, sauf au cœur, et je te réveillerai une fois de plus… Au revoir, mon chéri, j’attends ta lettre, je t’attends. Veille sur toi. Veille sur nous. A.C.

Domaine de Palerme L’Isle-sur-Sorgue Vaucluse

25 – albert camus à maria casarès

Jeudi 5 août [1948] Merci, mon chéri. J’ai reçu hier ce formidable holder1. Parce qu’il venait de toi, j’en étais tout remué. Et je le suis encore chaque fois que je m’en sers. Mais j’étais plein de confusion aussi. Je voulais de toi une toute petite chose sans importance. Et toi, tu choisis les présents à l’espagnole ! Ah, que j’aime ton cœur. J’espère que je recevrai bientôt une lettre de toi. Je ne sais rien de toi. Ni si tu es maintenant dans l’Eure, comme je l’espère, ou si tu es contente. Hier, j’ai accompagné Char à Avignon où il prenait le train de Paris2. Et moi… Au moins, je travaille. C’est la seule chose qui m’unisse concrètement à toi. J’ai démantibulé le Bagne de Cadix3 et je suis en train

à Fontaine-de-Vaucluse (autrefois Vaucluse), sur les rives de la Sorgue, à sept kilomètres de l’Isle-sur-Sorgue. Il avait rencontré Laure, sa muse, quelques années plus tôt à Avignon. 1. Fume-cigarette. 2. René Char et Albert Camus se rencontrent en 1946, à l’occasion de la publication des Feuillets d’Hypnos chez Gallimard, dans la collection « Espoir », que dirige Albert Camus. Une grande amitié se noue entre les deux écrivains qui ont notamment en commun leur attachement au Vaucluse et au Luberon. 3. Titre provisoire de L’État de siège. Août 1948 51 de lui ajouter un acte ! mais je ne suis pas sûr d’avoir raison et il se peut que, tout terminé, je laisse le texte comme il était. De toute façon, j’aurais liquidé la question le 10 août. Ensuite, je m’attaque à l’autre pièce1. Ah ! j’ai décidé de ren‑ trer le 10 septembre au lieu du 15. Je voudrais que tu me donnes ton adresse exacte dans l’Eure2. Pour le moment, et pour plus de sûreté, je t’écris chez toi pensant qu’on fera suivre. Mais cela perd du temps. Écris, dis-moi tout ce que tu fais et ce que devient ma chère Natacha. Ce mot rapide parce que le facteur l’attend, en bas. Mais je t’envoie tout un ravitaillement de gratitude, de rires, de tendresse, d’intelligences, de cris, de vagues, de flammes, et de tout l’amour que tu pourras supporter. À bientôt, mon chéri, je t’embrasse, je t’embrasse, je t’embrasse… A.

26 – maria casarès à albert camus

Vendredi 6 août [1948] (le soir) Enfin, c’est venu ! Oh, mon chéri, il a fallu que j’éprouve la joie, d’abord sourde, puis grandissante et enfin immense que j’ai eue en recevant tes deux lettres ensemble, pour pouvoir mesurer l’état de dépression, de vide et presque d’angoisse dans lequel je me trouvais ces derniers jours. Oui, mon amour, sans tarder, aussitôt que je trouve une minute de paix, je t’écris sans hésitations. Peut-être ne devrais-je pas le faire, mais, si c’est mal, que « mon Dieu » me pardonne car j’ai trop souffert de ton silence pour pou‑ voir te penser aussi malheureux que moi, et le supporter ; je ne sais que trop qu’il est dur, très dur d’essayer continuelle‑ ment « d’imaginer un cœur ». Cependant, je ne ferai pas ce que tu me demandes,

1. Les Justes. 2. Maria Casarès et son père sont à Giverny depuis le 31 juillet 1948, à l’hôtel Baudy. Gérard Philipe les y rejoint quelques jours. C’est durant ce séjour que Maria écrit un journal de bord dont une partie, évoquant ses sentiments pour Albert Camus, est reproduit par Javier Figuero et Marie-Hélène Carbonel dans Maria Casarès l’étrangère, Fayard, 2005, p. 367‑372. 52 Août 1948 entièrement, à moins que tu n’en aies réellement besoin. Si je t’écris lorsque l’envie m’en vient, tu recevras de moi une lettre, au moins, chaque jour, et je n’en compte pas davantage parce que je sais que je ne suis seule et libre que le soir, quand je me retire dans ma chambre. S’il n’en était pas ainsi, comme tout ce que je vois, tout ce que je sens, me porte à toi, et que mon temps, je l’emploie comme le désir m’en vient, je t’écrirais sans arrêt. Je dois, par conséquent, me modérer ; voilà donc ce que j’ai imaginé, tu me diras si tu es d’accord. Comme je l’ai fait depuis ton départ, tous les jours je t’écrirai une, deux, dix pages ou un mot, et je les garderai. Lorsque l’envie pressante de les lire te prendra, tu me feras signe et je t’enverrai le tout sans retard. Veux-tu ? Ne me dis surtout pas que c’est stupide. Tout est stupide, si tu veux, mais puisque c’est ainsi et que l’on ne peut rien y changer, tâchons tous les deux de nous en arranger le mieux possible, pour ne pas risquer de tout gâcher en demandant trop à une vie… absurde ? Allons ! remarque bien mes progrès (cinquante heures sur soixante-dix) et prends-en exemple ! Mais je reviens à tes lettres. Le bonheur que tu me donnes en existant par le seul fait que tu existes (près ou loin) est grand, mais je dois l’avouer, un peu vague, un peu abstrait, et l’abstraction n’a jamais comblé une femme, ou du moins moi. Que veux-tu ? J’ai besoin de ton corps long, de tes bras souples, de ton beau visage, de ton regard clair qui me bouleverse, de ta voix, de ton sourire, de ton nez, de tes mains, de tout. Aussi ta lettre, m’apportant avec elle je ne sais quoi de ta présence effective, me plongea dans une douceur que je ne saurais te dire, surtout que tu as eu l’idée de me faire un tableau rapide de tes journées, de l’endroit où tu vis et de l’état physique et moral dans lequel tu te trouves. Tu ne peux pas savoir ce que j’aurais donné ces derniers jours pour savoir un peu, et pouvoir t’imaginer un peu, du matin au soir, ou bien à une heure précise de la journée. C’est pourquoi – tu vas dire que je radote – si vraiment tes sentiments vis-à-vis de moi et de mon absence, res‑ semblent – et je le crois – à ceux que j’ai éprouvés, je me Août 1948 53 sens incapable de te laisser, pendant tout ce temps qui nous sépare encore l’un de l’autre, dans l’ignorance totale de tout ce qui me concerne, en restant muette. Voici la première partie de la correspondance que je devais te remettre plus tard. Je pense qu’elle t’éclairera d’une façon nette et détaillée sur l’existence que je mène. Je n’en suis pas très sûre, n’osant pas la relire de crainte d’hésiter à te l’envoyer, la trouvant trop bête, inutile et pas assez claire. Or je ne me reconnais pas le droit de revenir sur ce qui nor‑ malement aurait déjà dû être entre tes mains. En tout cas voici brièvement le tableau de ma vie d’ascète :

Régime : – eau – dix cigarettes par jour – lever : 8 heures – coucher : minuit. Occupations par ordre d’importance : 1) soins de mon père1 toute la journée. 2) lectures fini La Guerre et la Paix (quel livre !) Les Pléiades (admirable) (dans la juste mesure) Les Démons2 (charabia curieux, génial peut-être mais cela ne m’a pas prise). 3) soins Quat’sous3 matin et soir. 4) Promenades en « vélo ». Matin 10 heures Soir 6 heures. 5) dormir. 6) manger.

1. Santiago Casares Quiroga (8 mai 1884‑17 février 1950). Avocat de formation, il s’im- plique très activement, pour la Galice, dans le mouvement politique qui mène à la procla- mation de la Seconde République espagnole en avril 1931. Après avoir occupé plusieurs postes ministériels, il devient président du gouvernement espagnol du 13 mai au 18 juillet 1936. Tuberculeux, et après trois années d’exil en Angleterre, il s’installe définitivement à Paris en juin 1945, dans le même appartement que celui de sa fille et de sa femme – et de l’amant/ami de celles-ci, Enrique López Tolentino. Ce dernier, quelque peu encombrant, quitte l’appartement en février 1948, à la demande de Maria. 2. La Guerre et la Paix de Tolstoï (1865), Les Pléiades de Gobineau (1874) et Les Démons de Dostoïevski (1872). Les Démons seront adaptés pour la scène par Albert Camus en 1959, sous le titre Les Possédés. 3. Quat’sous, le chien de Maria, qu’elle a gardé après le tournage du film Les Dames du bois de Boulogne. 54 Août 1948

Aujourd’hui, cependant, j’ai fait une exception. J’ai fumé douze cigarettes et de midi à 8 heures du soir, je suis res‑ tée à Pressagny-l’Orgueilleux1, avec Michel et Janine [Galli‑ mard]. C’est là-bas que j’ai trouvé tes deux lettres mélangées à d’autres, dans un paquet qu’Angeles2 m’a fait remettre par l’intermédiaire de Janine et qui moisissaient là depuis mercredi. Du coup, la journée m’a paru merveilleuse ; quant à eux, je ne les ai jamais tant aimés. Nous avons longuement parlé de toi, du fameux fume- cigarette à propos duquel Michel m’a chargée de te dire que tu es… « une andouille » ? (je ne me rappelle plus le mot exact) etc., etc. Et ensuite, après une promenade chez Claude et Simone, nous sommes rentrés et avons joué au « dominio-mots-croisés », ce qui évidemment a fait dégéné‑ rer un vague mal à la tête de Janine en vilaine migraine, et m’a donné à moi un vague mal de tête. Mon père ne va pas mieux. Tous les soirs il atteint les 38° et si sa température monte encore il va lui falloir s’aliter. Bien que tout cela l’agace prodigieusement, il le laisse voir le moins possible et conserve ou semble conserver un moral serein. Moi, je fais de même. Je fais de même, mais de temps à autre, lorsque je me retrouve seule, l’inquiétude me prend et je perds un peu pied. C’est pourquoi, aussi, je veux m’abstenir de relire les pages que je t’envoie ci-joint. Certainement, mes faiblisse‑ ments doivent y transparaître et je ne voudrais pour rien au monde que tu t’en fasses du souci. Croyant être près de toi quand tu lirais ces lignes, je n’ai rien omis – même des choses sans importance et j’ai tout mélangé expliquant même certains faits à moitié comptant toujours sur ma pré‑ sence pour t’aider à les éclaircir. Lis donc sans t’arrêter, et en attendant mes développe‑ ments « verbaux », amuse-toi à corriger les fautes d’orto‑ graphe [sic] et de grammaire.

1. Claude et Simone Gallimard sont dans la propriété familiale des Gallimard à Pressagny-l’Orgueilleux, en bord de Seine, à quelque douze kilomètres de Giverny. 2. Angeles Arellano de Jiménez (dite Angèle) et son époux Juan Ramón Jiménez sont les domestiques de Maria ; présentés à l’actrice par Enrique, ils entrent à son service quelque temps après la mort de Gloria, et s’installent en février 1948 dans l’appartement de la rue de Vaugirard. Août 1948 55

Je t’aime. Bon, mon chéri, je vais m’arrêter. Il est tard, et puis… l’enveloppe va être trop lourde. Je ne peux pas te dire au revoir. Cela fait séparation et je ne veux pas qu’il y en ait jamais. Je suis là, tout près, à chaque instant, tournée vers toi, priant « mon Dieu » pour notre amour, et voulant notre amour plus que tout. Je ne te demande qu’une chose, c’est de me regarder comme je te regarde et que cela ne s’achève jamais plus. Je t’aime et t’embrasse de toutes mes forces Maria

Lorsque je pense à toi brun, j’oscille. Il fait mauvais ici ; je suis encore café au lait, plutôt lait que café, et je me coiffe avec chignons ou avec une natte derrière, comme les chinois. Je m’habille le moins possible. Et surtout je n’existe pas, j’attends d’exister, je ne suis que promesse.

27 – albert camus à maria casarès

Mardi 10 août [1948]

Mon chéri, N’ayant pas de tes nouvelles, je viens de téléphoner à Janine [Gallimard] qui me dit que tu as attendu mes lettres jusqu’à présent. Je suis désolé de t’avoir laissée croire que je n’écrivais pas. Mais comme je n’étais pas sûr de l’adresse de Giverny, j’ai préféré t’écrire chez toi, sûr qu’on ferait suivre. Et naturellement, ça a fait un contretemps stupide. J’espère que tu n’as pas douté de moi pendant cette période et mes lettres, bien qu’elles soient idiotes ont dû te dire à quel point j’ai vécu attaché à toi pendant tous ces jours. Maintenant tu vas m’écrire n’est-ce pas ? Fais-le souvent, si tu le peux. Tout un long mois encore… Dis-moi ce que tu fais, ce que tu penses, j’ai besoin de ta transparence. Te 56 Août 1948 plais-tu à Giverny, ton père est-il bien, confortablement installé ? Comment passes-tu tes journées ? Moi, je vais me baigner tous les après-midi dans un grand canal à deux kilomètres d’ici. Le courant en est si fort qu’on ne peut le remonter. On descend donc le canal, à toute allure. On aborde à cinq cents mètres plus bas. On remonte par le sentier de halage. On replonge et on recommence. Le reste du temps, je travaille. Je finis aujourd’hui ces retouches au Bagne. Tu es devenue la fille du juge1. J’espère que ton père me pardonnera ça. Mais ne crains rien, les modi‑ fications ne sont pas considérables. Tu auras un peu de texte supplémentaire à apprendre. À propos, Combat t’a fait déclarer dans une interview que le Bal (sic) de Cadix était une adaptation de mon roman2. Du reste, l’interview entière était gratinée ! À partir de demain, je me mets à l’autre pièce. C’est la seule façon que j’ai d’imaginer ce long mois. Je ne t’aurais pas tout à fait quittée et quand je te retrouverai je n’aurai qu’à pousser un peu l’élan qui m’aura porté jusqu’à toi. En attendant, je vis un peu comme si j’étais sourd et myope, n’ayant d’yeux que pour l’admirable pays que j’ai devant moi. Cette chambre au sommet de la maison est une béné‑ diction. Je peux t’y attendre. Pour le moment, j’attends surtout tes lettres. Cela fait plus de deux semaines que je n’ai rien de toi. J’essaie de t’imaginer, de te refaire à distance. Mais c’est épuisant et puisque je t’aime sur cette terre, c’est sur cette terre que j’ai besoin de toi, non dans l’imagination. Que ce mois passe vite, que nous nous retrouvions appuyés l’un sur l’autre, sûrs de nous, jusqu’à la fin, voilà ce que je désire et souhaite. Quand je pense à mon retour, j’ai quelque chose qui tremble en moi… Écris vite, mon amour, reviens vite et pense à moi, pense fortement à nous comme je le fais. N’oublie pas ta

1. Maria jouera effectivement le rôle de Victoria, la fille du juge, dans L’État de siège lors de sa création par la compagnie Renaud-Barrault en octobre 1948, au Théâtre Marigny. Victoria est, du reste, le deuxième prénom de l’actrice, qui signe souvent ses lettres des deux initiales : MV. 2. « Il doit être clair que L’État de siège, quoi qu’on en ait dit, n’est à aucun degré une adaptation de mon roman » (« Avertissement » à l’édition originale de L’État de siège, Gallimard, 20 novembre 1948). Août 1948 57

« victoire ». (C’est la mienne, en principe, mais comme je voudrais qu’elle soit la tienne !) Aime-moi. A.

28 – albert camus à maria casarès

Jeudi 12 août [1948] Ô mon chéri, quelle joie hier. J’ai reçu ta lettre en rentrant le soir. J’étais allé passer la journée dans la montagne du Vaucluse, sur un plateau sauvage, craquant de chaleur, de cigales et de buissons secs. En rentrant je me disais que peut-être ta lettre m’attendait (le facteur passe à midi). J’ai trouvé un paquet de lettres d’affaires et en les feuilletant rapidement je n’ai pas aperçu la tienne. À ce moment, j’ai senti que cette longue journée de marche m’avait beaucoup fatigué et qu’il me venait une sorte de dessèchement, à moi aussi. Et puis remonté dans mon bureau, j’ai découvert ce que j’attendais. Ton écriture a un peu diminué. J’attendais les jambages échevelés d’autrefois. Et voici une écriture formée, serrée, menée d’un bout à l’autre de l’enveloppe, avec un petit air décidé. Mon cœur a sauté. Seul dans ce bureau silencieux avec tous les bruits de la nuit qui entraient par la fenêtre, j’ai dévoré ces pages. Quelquefois mon cœur s’arrêtait. D’autres fois il courait avec le tien, battant avec le même sang, la même chaleur, la même joie profonde. Naturellement, je voulais t’écrire tout de suite pour te demander certaines explications, concer‑ nant les passages qui bloquaient tout en moi. Mais ce matin je me rends compte qu’il ne faut pas le faire par lettre. Quand nous nous retrouverons, je relirai ces pages devant toi et je te demanderai une explication mot à mot comme au lycée. Ce qui reste ce matin de toute cette nuit où j’ai très mal dormi, remuant tes phrases en moi, c’est une joie pro‑ fonde, libérée, reconnaissante. Mon amour… Mais je veux répondre sans tarder à une chose au moins qui dépende de moi. Tu me dis ta joie parce que je t’ai parlé de cette part de ma vie qui te paraissait défendue. Mon chéri, il n’y a en moi ni murs, ni jardins secrets pour toi. Tu as les clés de toutes les portes. Si je ne t’avais pas parlé auparavant, c’est 58 Août 1948 pour deux raisons. La première est que cette partie de ma vie est lourde à porter et que je ne voulais pas me plaindre. Les apparences sont telles qu’il y a un peu d’indécence à parler de moi dans cette affaire. Ce soir-là, j’ai compris que je pouvais tout dire devant toi et désormais je me sens plus libre. L’autre raison te concerne. J’imaginais que cela pouvait t’être douloureux et que tu préférais que nous rayions ce sujet de nos conversations. Cette crainte de te peiner ou de te froisser n’a pas encore disparu. Toi seule peux m’en délivrer. Je t’en parlerai plus longuement quand nous nous reverrons et si je le puis, avec moins d’exaltation que l’autre soir. Je voudrais ne jamais rien présenter d’obscur pour toi, je voudrais que tu me connaisses entièrement, dans la clarté et la confiance et que tu saches ainsi jusqu’à quel point tu peux t’appuyer sur moi, compter sur tout ce qui est moi. Aussi longtemps que tu le voudras, et quoi qu’il y ait entre nous, tu ne seras pas seule. Le meilleur de mon cœur t’accompagnera toujours. Je suis inquiet de ce que tu me dis de ton père, inquiet aussi de ton inquiétude. Ne faut-il pas attribuer cette aggravation à l’adaptation à un nouveau climat ? Je l’es‑ père. Dis-moi en tout cas s’il y a un mieux. N’y manque pas. J’aime ce que tu aimes et je m’inquiète vraiment. Combien je suis furieux contre moi aussi pour avoir mal arrangé les choses et t’avoir laissée tous ces jours sans nou‑ velles. Je sais ce que c’est et à la joie qui m’habite depuis hier soir je réalise le marasme où j’étais jusque-là, et je rage de t’avoir laissée dans le même état par maladresse, alors que j’avais tout fait pour que tu sentes ma pensée t’accompagner. Car je voudrais et je veux t’aider comme tu me le demandes, bien que beaucoup de choses (échapper à la roue mondaine) dépendent de toi aussi. Et ne pas te laisser seule pendant ces quelques semaines était mon pre‑ mier souci. N’oublie pas en tout cas de demander à Angèle de faire suivre ton courrier. Il doit y avoir une autre lettre adressée rue de Vaugirard1 (celle où je te remerciais de ce

1. À leur arrivée à Paris en 1936, Maria et Gloria Casarès s’installent dans un meublé au 148 bis rue de Vaugirard à l’hôtel Paris-New York, puis déménagent vers 1940 au 148 de la même rue, où elles louent un appartement. Août 1948 59 splendide cadeau. Ma réponse rapide à Michel sur ce sujet était une manière d’accuser réception, puisque je t’écrivais par ailleurs). Cette lettre s’allonge. Je répondrai à d’autres points de la tienne. Pour le moment j’accepte ton système. J’écrirai pour te demander de m’envoyer la suite. Marchons pour les cinquante heures sur soixante-dix. Mais dis-toi bien que le besoin que j’ai de toi ne souffre pas, lui, de compromis. Moi aussi je pense à toi, en chair, trépidante. Ton air de frégate, les cordages noirs de tes cheveux… tu vois, je démarre. Mais je fonds en t’écrivant cela, une mer de douceur me noie. Ma petite Maria, mon chéri, il est vrai que les mots reprennent leur sens, et la vie elle-même. Si seulement j’avais tes mains sur mes épaules… À bientôt, mon chéri, à bientôt. Septembre arrive, c’est le printemps de Paris, nous sommes les rois de cette ville, les rois secrets et heureux, transportés, si tu le veux toujours. Au revoir, reine noire, je t’embrasse de tout mon cœur. A.

Voici du thym que j’ai cueilli dans la montagne, hier, pour te l’envoyer. C’est le parfum de l’air que je respire tous les jours.

29 – albert camus à maria casarès

Samedi 14 [août 1948] Le mistral souffle. Il nettoie tout, le ciel et la campagne. Il tord les arbres et les vignes. Je viens de sortir et c’est à peine si je pouvais respirer. J’adore ce vent, mais je suis revenu dans ma chambre pour me reposer un peu auprès de toi. Mon chéri, depuis ta lettre, j’ai une merveilleuse douceur qui m’accompagne. Peut-être ai-je tort, peut-être te sens-tu froide et lointaine en ce moment, mais à travers ta lettre tu me paraissais si proche et si tendre que je ne peux plus sortir de la surprise et du bonheur que j’y ai trouvés. Pen‑ dant ces longs jours sans toi, inconsciemment, je t’imaginais distante par le cœur aussi et je promenais avec moi une 60 Août 1948 sorte de malheur sourd. C’est pourquoi je voudrais qu’au reçu de cette lettre, tu m’écrives à nouveau. Si je calcule bien, cela fera plus d’une semaine entre tes deux envois. Si tu penses à ce que représente cette semaine de silence, peut-être trouveras-tu que j’ai bien mérité que tu m’envoies à nouveau tout ce que tu as écrit. La vie coule bien lentement ici et les jours se res‑ semblent. J’ai abordé ma nouvelle pièce (La Corde1, est-ce un beau titre ?). J’ai mis les photos de mes personnages au mur. J’ai relu leurs vies. Qu’elles sont prodigieuses ! Il fau‑ drait une âme bien haute pour ne pas les trahir. Et quand je pense à la magnifique et « vraie » pièce qui pourrait en sortir, il me vient une angoisse et il me semble que je n’y réussirai pas. Et pourtant, je pourrais faire avec ce sujet ce que j’aurais fait de meilleur. Avoir du génie ! et comme ce serait facile alors. Je relis tes pages et quand je n’ai rien à faire, ni envie de faire, je regarde la montagne du Luberon en fumant d’inter‑ minables cigarettes, car je suis moins sage que toi. Je suis à l’eau, aussi. Et je me couche relativement tôt, ayant retrouvé à peu près mon sommeil. Mais depuis que j’ai un fume- cigarette filtrant pour milliardaire américain, j’ai l’impres‑ sion que ça me donne la permission de fumer plus puisque ça me fait moins mal. Je fume donc, regardant la montagne, à la tombée de la nuit. Je pense à toi. Et cela monte comme une marée en moi. Je t’aime, avec toute la profondeur de l’être. Je t’attends avec décision et certitude, sûr que nous pouvons être heureux, décidé à t’aider de toutes mes forces et à te donner confiance en toi. Que tu m’aides un peu, très peu, et cela suffira pour que j’aie de quoi soulever les montagnes. Le vent redouble. Ce qu’on entend est comme le roule‑ ment d’un énorme fleuve dans le ciel. Oh que n’es-tu là, et nous irions nous promener ensemble ! (La nuit tombe.) Tu ne me vois que dans les villes et moi je ne suis pas un homme de cave, ni de luxe. J’aime les fermes retirées, les pièces nues, la vie secrète, le vrai travail. Je serais meilleur si je vivais ainsi, mais je ne puis vivre ainsi sans qu’on m’aide.

1. Titre alors pressenti pour Les Justes. Août 1948 61

Alors, il faut se résigner et tu dois m’aimer avec mes imper‑ fections et nous continuerons de régner sur Paris. Mais il faut absolument que nous allions passer huit jours en pleine montagne, dans la neige, et dans le lieu le plus sauvage qui soit. Là, je t’aurai contre moi, mon amour… J’imagine des nuits d’orage. Que ce temps vienne vite ! Je t’embrasse déjà, avec toute la force de ce vent qui n’en finit plus. A.

Dimanche 15 Heureuse fête, Maria. Aujourd’hui, le temps est magni‑ fique. C’est un ciel d’assomption, en effet. Tu peux t’y éle‑ ver, entourée des anges bruns de l’amour, dans la gloire du matin. Et moi je te saluerai, victorieuse….

30 – maria casarès à albert camus

[Du 12 au 18 août 1948] Voilà ce que je me vois obligée de faire pendant mes vacances1 ! Mon Dieu, que j’aurais voulu que tu sois près de moi pour me conseiller ! Imagine-toi que j’ai reçu hier matin une lettre du secrétaire de Picasso, Mariano Miguel2, me priant de pondre un petit article, un appel aux sympathisants de l’Es‑ pagne Républicaine pour venir en aide aux réfugiés. Ceci au nom du Comité de ayuda à los refugiados españolas dont je fais partie, et devant paraître dans leur Boletin. Tu connais l’horreur et le dégoût que j’éprouve pour ce genre d’exercices, ne sachant pas le faire. J’ai donc couru chez mon père, éplorée, pour lui demander de m’aider ou plutôt de l’écrire lui-même. Toutes mes supplications ayant été vaines, je me suis mise à l’œuvre moi-même, après avoir lu et relu les trois articles déjà parus sur ce même sujet

1. Maria Casarès évoque ici le texte d’un article en espagnol daté du 12 août 1948, écrit de sa main sur les trois premiers feuillets de cette lettre. 2. Mariano Miguel Montanés. 62 Août 1948 signés de Picasso, de la veuve de Companys1 et de l’écrivain Corpus Barga2. Je ne sais pas pérorer, je ne sais pas parler, et encore moins écrire. Par ailleurs je suis incapable de patience pour ce genre de travail. D’un jet, en faisant uniquement appel à mon cœur, j’ai mis « ça » sur papier, et je me suis précipi‑ tée à nouveau chez mon père, qui a tout de même consenti à me souffler les mots qui me manquaient et que j’avais audacieusement inventés, en me bornant à changer la termi‑ naison des correspondants français que je connaissais. Son opinion sur le tout, je ne la connais pas, mais j’espère qu’il ne m’aurait pas laissée rendre publique une idiotie totale. Ne pouvant pas retarder l’envoi de ce chef-d’œuvre, il m’a été impossible d’attendre ton opinion et tes corrections, mais j’aimerais cependant que tu me dises si ce n’est pas trop bête. Cela t’apportera un petit travail supplémentaire de traduc‑ tion, mais je crois que cela t’amusera. Décidément, la paix, la solitude et les bonnes vacances me sont devenues ennemies. Si Gérard Philipe et sa petite bande sont partis3, Madame Nancy Cunnard [sic]4, vieille anglaise fripée, longue comme un jour sans pain, maigre à faire pleurer, fardée en dépit de tout bon sens, et habillée en « feuille morte » d’un rideau qu’elle a trouvé quelque part dans un magasin d’antiquités,

1. Lluís Companys i Jover (1882‑1940), avocat et homme politique catalan. Président de la Généralité de Catalogne en 1934, il est emprisonné pour avoir déclaré la souveraineté de la Catalogne au sein de la République fédérale espagnole, puis libéré en 1936. Il s’est exilé en France après la guerre civile puis a été livré à la dictature militaire franquiste par la Gestapo et exécuté à Montjuïc. 2. Andrés Garcia de la Barga (1887‑1975), connu sous le pseudonyme de Corpus Barga, est un poète et essayiste espagnol, grande figure de la cause républicaine. Après s’être exilé en France, il s’installe au Pérou en 1948. 3. Gérard Philipe (1922‑1959), élève du Conservatoire, connaît son premier succès sur scène en interprétant le rôle de l’ange dans Sodome et Gomorrhe de Jean Giraudoux (1943). Albert Camus lui confie le rôle de l’empereur pour la création de Caligula en 1945 (voir ci-dessous, note 1, p. 71). L’acteur est un ami de Maria Casarès, et aussi son amant éphémère lors du tournage de La Chartreuse de Parme en Italie, en 1947. Ils ont joué ensemble en décembre 1947, aux Noctambules, Les Épiphanies d’Henri Pichette, dans une mise en scène de Georges Vitaly. Et ils se retrouveront au TNP et au Festival d’Avignon de Jean Vilar à partir de 1954. 4. Nancy Cunard (1896‑1965), femme de lettres anglaise installée en France depuis 1920 et proche des milieux artistiques et littéraires modernistes (elle fut la compagne d’Aragon), fut toute sa vie engagée dans la lutte antiraciste et antifasciste. Août 1948 63 coiffée, par des journées de fort vent et de pluie, d’une capeline à immense bord en fine paille, les bras couverts de bracelets, faisant partie de je ne sais quel organe de presse, poète à ses heures, amie de Marcel Herrand, « fer‑ vente camarade de nous autres, Espagnols républicains », est encore ici et est tombée sur moi comme un véritable oiseau de proie. Doucement, gentiment, mais avec fermeté je l’ai envoyée promener, mais comme elle n’a pas eu l’air de bien com‑ prendre, je lui ai fait expliquer un jour par Madame Baudy1 que j’étais venue ici, pour prendre des vacances reposantes et solitaires. Cette fois, c’était clair. Elle n’a donc pas insisté, mais étant en plus de tout ce que j’ai énuméré plus haut, « une grande admiratrice de mes talents », elle m’envoie maintenant tous les « reporters » qui passent chez elle, et, pour ne pas devenir absolument grossière, je suis forcée de servir de modèle à tous, qui me mitraillent de « photos » sur tous les angles. Par ailleurs, et pour bien disposer mon humeur, il fait mauvais, très mauvais, extrêmement mauvais, et bien que tous les soirs je m’entête à fonder mes espérances sur le lendemain, le lendemain il fait encore plus mauvais, si cela est possible. Ah ! j’oubliais ! Paul Raffi2 a eu vent de mon adresse et par elle, il est arrivé à trouver mon numéro de téléphone. Alors… imagine – mais enfin, le monde est bien fait, car à tous ces contretemps j’oppose un calme, une patience, une douceur souriante et vraie !, dont jamais, mais jamais je ne me serais crue capable. Mon père va mieux. Moins de fièvre, mais plus de difficul‑ tés pour respirer, et je dois dire que ce temps n’arrange rien. Moi, j’exulte. Maintenant les nouvelles de toi deviennent régulières et chaque lettre que je reçois me fait fondre dans un monde de bonheur qui dure des jours. Ma vie est la même et pourtant beaucoup plus mouve‑ mentée depuis que les « malentendus postaux » ont pris fin

1. Voir ci-dessus, note 2, p. 51. 2. Paul Raffi est un ami de la jeunesse algéroise d’Albert Camus, engagé avec lui dans la création du Théâtre du Travail (1935). 64 Août 1948 et que de nouveau tu es tout près de moi. Je te parle, je lis et relis tes lettres, je bâtis des projets extraordinaires et j’ai déjà dans ma petite tête un programme pour cet hiver qui est bon, très bon, je puis te l’assurer, l’ayant déjà vécu et revécu je ne sais plus combien de fois. D’ailleurs dans mes projets, tu es content et tu me souris… Alors ! Je vois que le « Bal » de Cadix est passé par bien des épreuves. D’abord tu me dis que tu lui as rajouté un acte, ce qui m’a un peu effrayée, je l’avoue. Ensuite, tu me racontes que les modifications ne sont pas grandes et que je suis devenue la fille du juge (en suis-je digne, ou plutôt en est-il digne ?). Je confesse que je m’égare et que je ne sais plus que penser maintenant que je veux déjà commencer et m’oc‑ cuper sérieusement de « Victoria », pour être un peu prête le jour de la première répétition et par conséquent moins émue. Enfin, quoi que tu fasses, je sais que c’est bien, car j’ai le sentiment profond depuis que je te connais que tu ne diras jamais quelque chose en désaccord avec ce que tu es. Or ce que tu es, est ce que j’aurais rêvé d’être si j’étais née homme. Après cela, comment veux-tu que je ne t’aime pas ? Et après l’avoir compris, après en avoir eu la révélation pro‑ fonde qui m’a été donnée, comment veux-tu que cela ne dure pas jusqu’à la fin ? Mon amour, j’ai beaucoup réfléchi et je suis arrivée à la conclusion que les événements que nous croyions contraires ne sont destinés qu’à nous aider à comprendre le véritable sens de la vie et, dans ce cas, à nous rapprocher plus étroitement l’un de l’autre. J’étais trop jeune lorsque je t’ai connu pour saisir véritablement tout ce que « nous » représentions et il a peut-être fallu que j’aille ailleurs me buter à la vie pour revenir avec une soif intarissable vers toi, mon sens. Maintenant, me voilà entière, à toi. Prends-moi contre toi et ne me quitte jamais plus. Je saurai comprendre tes tentations, s’il t’en vient et je saurai aussi te faire part des miennes pour pouvoir puiser en toi la force qui doit me les faire vaincre. Lorsque j’y pense, lorsque j’essaie d’imaginer notre avenir, j’étouffe presque de bonheur et une immense Août 1948 65 crainte me serre le cœur, ne pouvant pas croire à tant de joie dans ce monde.

13 août [1948] Pourquoi m’est-il venu à l’esprit la folle idée de me relire ? Je ne le fais jamais, surtout lorsque je m’adresse à toi, et aujourd’hui, je ne sais pourquoi, je me suis surprise à le faire. Évidemment le résultat ne s’est pas fait attendre, et je n’ai pas tout déchiré sur l’heure pour ne pas manquer à ma parole de tout t’envoyer de ce que j’ai écrit, le jour où tu me le demanderas. J’ai donc laissé les choses telles quelles, mais je me suis bien promis, premièrement de ne pas recommencer, et ensuite de ne plus jamais te parler que des faits pré‑ cis m’abstenant de tout commentaire et de l’expression de tout sentiment personnel, surtout de celui ou de ceux que j’éprouve pour toi. Rassure-toi ; je crois que si je tiens comme je le désire ma première promesse, la seconde n’aura plus de sens, et, par conséquent, ne sera pas suivie. Ah ! mon amour ! je voudrais être vierge de corps et d’âme pour toi ! Je voudrais connaître une langue jamais usée auparavant, pour te parler ! Je voudrais pouvoir t’exprimer par des mots le sens nou‑ veau que tu m’as fait découvrir en eux ! Je voudrais surtout pouvoir mettre toute mon âme dans mes yeux et te regarder indéfiniment, jusqu’à ma mort !

13 [août] au soir Tu me dis avoir avancé ton retour. Tu rentrerais le 10. C’est drôle, car, moi, de mon côté, pensant aux cinq jours que je devais passer dans Paris sans toi, j’avais retardé ma rentrée, et je pensais revenir le 15. Quoi que tu fasses, tiens-moi toujours au courant pour que je puisse régler ma vie sur la tienne. Étant plus libre de mes actes en ce moment que tu ne l’es, il me sera plus facile de le faire et j’en éprou‑ verai toujours de la joie. Une fois à Paris, j’aimerais pourtant, avant que nous ne 66 Août 1948 soyons entraînés tous les deux dans nos travaux respectifs ou communs, que nous préparions ou arrangions notre vie pour l’année qui vient. Pratiquement j’ai pensé que nous pourrions installer un joli « pied-à-terre » à l’Hôtel de Chevreuse. Dès que je serai à Paris, j’y passerai pour parler avec la propriétaire et louer la plus jolie chambre avec salle de bains que j’y trouve‑ rai. La plus jolie et la plus indépendante. Comme je me méfie de la joliesse et de l’intimité que ce petit appartement pourra nous offrir, je me suis plue à imaginer qu’on nous permettra peut-être, de l’arranger et de le meubler un peu à notre façon, avec des choses que j’apporterai du dehors. Si ce projet était possible, j’aimerais simplement savoir si tu serais d’accord sur l’idée et si tu serais capable de me laisser entière liberté pour le faire moi, toute seule (ne crains rien, je te demanderai toujours des conseils et les suivrai), car cela m’amuserait beaucoup. Je vais d’ailleurs me plonger dans l’art d’ameublement cet hiver, étant donné que je vais aussi arranger l’appartement de la rue de Vaugirard.

14 août [1948] Ce matin j’ai eu ta longue lettre du 12, ta réponse à la mienne – ou aux miennes, je ne sais plus comment dire… Fondue… Fondue ; j’ai fondu littéralement et simplement ! Et la fonte, chez moi, doit se traduire par une béatitude proche du gâtisme, car mon expression a fait crier mon père, gentiment, mais fermement : « ¡Ay! ¡que cara de tonta tienes hoy!1 » Je ne peux d’ailleurs te parler du torrent de tendresse, d’amour, de chaleur, de bonheur, de désir, que ta lettre a éveillé en moi, car tous les mots n’en diraient rien. Alors, je me tais… et je garde. Le reste de la journée a été morne, en dehors de nous. Depuis notre arrivée, ou plutôt, depuis deux jours après notre arrivée, nous avions un temps d’Apocalypse (Bible ? Tempêtes. Vent, pluie, froid, et pour changer, pluie, vent,

1. « Oh ! Que tu es stupide aujourd’hui ! » Août 1948 67 froid, ou froid, vent, pluie). Aujourd’hui, le ciel qui était gris foncé-terne, ce matin, s’est peu à peu éclairci, et, vers 2 heures, timidement, le soleil s’est laissé deviner à travers un voile doux qui lui seyait à merveille, mais qui a contribué à gâcher ma journée et à me mettre dans un état de rage concentré. Tu sais que je voudrais, pour te plaire beaucoup, être très brune lorsque nous nous retrouverons. Tu sais que pour arriver à ce louable but, il faut le soleil et ses rayons… sans voiles. Bien. Lorsqu’il pleut, je renonce à ma beauté mauresque, et je me repose et me soigne physiquement et intellectuellement pour t’apporter quelqu’un d’enrichi ; mais lorsque le temps s’améliore un peu, l’idée de l’Arabie me reprend avec des forces multipliées et je sors prendre le peu de reflet de lumière que je peux trouver. C’est ainsi que je perds ma journée, car je ne brunis pas, je ne me repose pas et je ne lis pas. Quand le soir arrive, très très tard, après une après-midi interminable, je rage de n’avoir rien fait et je suis de mau‑ vaise humeur. Par ailleurs, après avoir terminé Les Démons (sur lesquels je me rétracte de ce que j’ai dit, ayant trouvé la seconde partie bien supérieure à la première) et L’Histoire des Treize1 (Ferragus. La Duchesse de Langeais. La Fille aux yeux d’or) que j’ai beaucoup goûtée, je me suis mise à la lecture des mémoires du Cardinal de Retz. Je suis à la page 100, et permets-moi de te demander en toute candeur, en quoi et pourquoi considères-tu ce livre comme quelque chose d’im‑ mense. Évidemment, je suis à la page 100, mais tout dans ces mémoires, me rebute à un tel point que je mets en doute pouvoir [sic] arriver jusqu’au bout. Monsieur le Cardinal de Retz me paraît un « nouveau riche moral », un homme avec une intelligence au-dessus de la moyenne, mais avec une âme fort médiocre, une ambition inintéressante, et des velléités d’impuissant. Un raté. Je ne vois vraiment pas en quoi les aventures et les més­ aventures de ce monsieur peuvent passionner qui que ce soit.

1. Roman de Balzac, paru en 1833‑1834. 68 Août 1948

Tu me diras qu’il parle d’autres personnages plus atta‑ chants et qu’il est exaltant de connaître davantage un Maza‑ rin, par exemple. D’accord, mais pas à travers un Cardinal de Retz. Tu me diras que le style est très beau, et qu’il y a une élégance dans le parler, et dans la pensée, et dans les actes de ces gens, qui est rudement agréable à goûter, sur‑ tout maintenant. D’accord, mais pour cela, je préfère lire Les Liaisons dangereuses ou n’importe quel autre livre plus ou moins de cette époque qui m’apporte la même ambiance et le même parfum. Quant à l’intérêt politique ou historique, je ne peux pas en parler, il m’est impossible de m’y attacher, ne m’intéressant pas beaucoup aux ruses et aux complots politiques, en géné‑ ral, et encore moins à ceux de cette époque en particulier et racontés par ce monsieur. Enfin, j’essaierai tout de même de mener ma lecture jusqu’au bout et peut-être cet effort, me vaudra-t‑il un chan‑ gement d’idée. Pour le moment, mon chéri, je vais me coucher. Il est trop tard et je me laisse un peu entraîner. Je t’aime et je t’embrasse comme jamais. Maria Victoria

15 août 1948. Soir Jour de fête ! Ma fête ! Eh bien ! J’ai été gâtée pour ma fête ! Réveillée ce matin comme toujours à 8 heures, j’étais en train de lire à ma fenêtre lorsque, en regardant distraite‑ ment sur la route, que vois-je !? M. Paul Raffi, attablé à la terrasse de l’hôtel qui dégus‑ tait un petit déjeuner complet et qui guettait quelque chose (moi !?) aux fenêtres de la maison ! Juge de mon ahurissement, de ma révolte, de ma colère ! Vite, je me suis précipitée chez mon père pour essayer à nous deux de trouver un moyen quelconque de nous débar‑ rasser de l’ennuyeuse présence de ce monsieur toute la jour‑ née durant. Comme nous n’avons rien trouvé, après l’avoir laissé Août 1948 69 poireauter jusqu’à 11 heures (il fallait bien que je m’habille), je suis descendue on ne peut plus batailleuse. Il venait, en effet, toujours modeste, toujours effacé, tou‑ jours timide, toujours « aimant dans l’ombre », toujours empêtré dans ses mouvements, dans ses paroles, dans ses pensées, dans ses complexes, toujours laid, rebutant, tou‑ jours triste et attristant, passer la journée avec nous. Je suis peut-être cruelle, mais il m’insupporte parfois véritablement. Après un accueil froid je lui ai dit on ne peut plus nette‑ ment que je n’avais pas de plaisir à le voir, qu’il arrivait mal à propos, comme il en a l’habitude, que j’avais envie d’être seule et que, par ailleurs, mon père ne se trouvant pas bien, il m’était impossible de le garder déjeuner avec nous. Comme il voulait repartir tout de suite, désolé, j’ai tout de même consenti à assister à son apéritif, moi, ne buvant pas. Après avoir épuisé tous les « lieux communs » de notre conversation, je l’ai emmené sur un terrain que l’on n’avait jamais entrepris ni l’un ni l’autre. Nous avons parlé de nous et j’en ai profité pour lui expliquer qu’il ne fallait pas qu’il s’attende de moi à quoi que ce soit d’autre que ce qu’il y avait déjà. Il a lutté, il s’est révolté. Il a prétendu qu’il n’y avait aucune raison à cela : « Pourquoi !? », s’est-il exclamé. « Parce que vous êtes laid, ennuyeux, triste, pauvre de corps et d’âme, parce que vous n’existez que comme mor‑ pion, Paul ! », j’ai failli lui répondre. Je me suis toutefois bornée au « parce que je ne vous aime pas et que je ne vous aimerai jamais ». Il est parti, le menton tremblant, les yeux grouillants de larmes, en me demandant de m’apercevoir un moment dans l’après-midi. Il m’avait touchée ; je n’ai pas eu le cœur de le lui interdire. Je lui ai donné rendez-vous à 5 heures. Il était là à 4 heures 30. L’autocar partant à 5 heures 45, je me suis munie de patience pour l’heure et quart que je devais pas‑ ser à ses côtés et je l’ai emmené faire une promenade. Il se montrait rétif, tendu, aigri, moche. J’ai essayé de bavarder sur un tout autre sujet, mais cette fois c’est lui qui y est venu. Il voulait une explication claire, nette. Que voulais-tu que je lui dise ? Rien n’y faisait, et, à la fin, exténuée, je lui ai confié que j’aimais ailleurs, que cette fois 70 Août 1948 j’aimais profondément et réellement et que je voulais que cet amour prenne toute ma vie. Alors il s’est effondré en san‑ glots sur un carré d’herbe au bord de la route. Calmement, je me suis assise près de lui, j’ai laissé passer la crise, je lui ai offert une cigarette et j’ai attendu. Il commençait déjà à poser des questions. Qui ? Depuis quand ?, etc. Bien que je n’aie voulu répondre à aucune d’entre elles, c’est étrange ?, il a deviné tout de suite, et malgré mon refus total de lui donner tort ou raison, il s’est tenu, je crois, à son idée première. Enfin on est rentré, pour constater, naturellement, qu’il avait raté son autobus. Il était donc obligé de gagner Vernon à pied pour y prendre un train. Il est parti sur la route, et comme tout cela m’avait un peu émue, je suis rentrée à l’hôtel chercher ma bicyclette et l’ayant rejoint, je l’ai accompagné jusqu’à l’entrée du Vernon. Il m’a quittée, le visage encore bouleversé, mais un peu plus calme, en me disant : « Ma pauvre Maria ! quoi que vous fassiez, vous ne pourrez jamais éviter de me traîner derrière vous ! » Belle journée et belle perspective, comme tu vois !

16 août 1948 soir J’espérais aujourd’hui une lettre de toi. Elle n’est pas venue et c’est bien normal : j’en ai encore reçu une samedi. Attendons demain. Que la journée m’a paru longue !

17 août 1948 Encore rien de toi. Aujourd’hui, nous avons été gâtés. Le ciel a daigné s’ou‑ vrir de temps en temps pour nous offrir quelques reflets de soleil. Ayant mis de côté Les Mémoires du Cardinal de Retz pour plus tard, je me suis donnée (hélas !) à la lecture d’En avoir ou pas de Hemingway ; j’y ai trouvé certainement des pages bien écrites mais, mon Dieu que tout cela est poussiéreux, Août 1948 71 terne, maussade et combien cela sent les chambres à papiers mi-décollés, défaites toutes en odeur de draps, de sueur de nuit, de linge sale ! Je ne sais pas si certains de ces per‑ sonnages, choisis particulièrement « en ont », mais je suis sûre, au moins, que pour que nous y croyions davantage, il faudrait qu’il nous montre un peu moins « les siennes ». Ce serait plus pudique. Sortant de ce bain de vapeur légèrement étouffant, je me suis replongée dans Balzac, et je suis en train de faire du Curé de village les délices de mes journées. Quel joli livre !

18 août [1948] de bon matin Il a fallu que je me lève et que je bouge un peu. Un démon autre que la nostalgie et la mélancolie, est venu me confir‑ mer notre longue séparation. Mais de cela, il me serait bien difficile de t’en parler dans une lettre. Ce que je peux t’en dire c’est qu’il m’oblige à regretter ton éloignement avec une force que tous mes raisonnements et mon cœur sont impuissants à calmer.

Plus tard Enfin une lettre ! Une lettre longue douce que j’ai voulu prendre ce matin – tu permets ! – pour une caresse. Je m’y frotte comme le fait Quat’sous contre mes mains. Un beau titre, en effet, La Corde. Un beau titre, et une belle pièce, j’en suis sûre. Que tu en doutes, cela est normal, et il n’y aurait pas de génie en toi, si tu ne doutais pas. Mais moi, j’ai le droit d’y croire aveuglé‑ ment et de mettre une confiance illimitée dans cette œuvre. Surtout ne pense pas à te presser. M. Hébertot attendra1. Je sais, par ailleurs, que Gérard2 n’étant libre l’année qui vient que du mois de décembre à la fin du mois de février, si tu tiens à lui, il sera impossible de faire passer la pièce

1. Jacques Hébertot (1886‑1970), de son vrai nom André Daviel, journaliste et directeur de théâtre, a repris en 1940 le Théâtre des Arts, le rebaptisant Théâtre Hébertot, où seront créées des pièces de Jean Cocteau, Jean Giraudoux, Henry de Montherlant… et Caligula d’Albert Camus (1945), avec Gérard Philipe, Michel Bouquet et Georges Vitaly. 2. Gérard Philipe, pressenti pour jouer Les Justes. 72 Août 1948 cette année ; car ce serait folie de la sortir pour deux mois, les reprises n’étant jamais aussi valables. Penses-y donc sans songer au temps limité et laisse-la venir au moment voulu, c’est tout ce que je te demande. Mon chéri, ce manuscrit – ce n’est plus une lettre – devient interminable. Je l’interromps donc, en t’embrassant au-delà de toute raison. Je t’aime. Maria Victoria

31 – albert camus à maria casarès

19 août [1948] Un mot rapide, avant de partir pour Arles, où je passe la journée. Je voudrais, si tu ne m’as pas encore envoyé ta lettre, que tu m’y dises la date exacte de ton retour. Il faut que nous préparions déjà notre rencontre. Irai-je te cher‑ cher ? Viendras-tu au-devant de moi ? Nous retrouverons- nous dans Paris ? Il faut y penser et ces trois semaines paraîtront peut-être plus courtes. Car elles sont longues, longues. Le temps se traîne lamentablement, je n’en peux plus d’impatience. Depuis trois jours il fait gris ou il pleut. Je blanchis, je me morfonds et je m’épuise à t’attendre. Du moins quand je dors au soleil, il me semble que sa cha‑ leur est la tienne et je dors en toi. Je me force à travailler, mais je ne fais rien de bon. Vite, vite, que l’automne arrive ! Te souviens-tu de ce jour de pluie sur le Cours la Reine ? L’eau coulait sur ton visage… As-tu reçu mon affiche en Humphrey Bogart ? Que fais-tu, aujourd’hui, à cette heure précise (onze heures) ? Penses-tu à moi ? N’es-tu pas las‑ sée d’attendre ? Surtout, envoie ta lettre, je n’en puis plus. Je t’embrasse, mon amour. Sois heureuse, surtout, et sois belle ! A.

« je vis, au fond de lui, comme une épave heureuse1… »

1. René Char, « Allégeance » (Fureur et mystère, 1948). Août 1948 73

32 – albert camus à maria casarès

Samedi 21 [août 1948] Ta lettre enfin, mon chéri, et une lettre qui me transporte de joie. Entre la première et celle-ci, les jours se sont traî‑ nés, je piétinais, je perdais un peu pied. Hier, j’ai fait une grande promenade en auto dans les Alpilles. Vers le soir la beauté de ces pays est déchirante. Je t’y avais cherchée toute la journée, un peu à l’aveuglette, oppressé par le besoin de ta présence. La terre que j’aime était là et l’être que j’aime était loin. À mesure que la journée avançait je me sentais de plus en plus perdu et quand la nuit a commencé de dévaler les pentes d’oliviers et de cyprès, j’étais dans une affreuse tristesse. Je suis rentré avec cette tristesse et j’aime mieux ne pas te dire les pensées que je roulais. Ce matin, ta lettre m’a tiré de ce vilain puits. Je m’émerveille chaque fois que tu me dis ton amour. Je tremble en même temps que tout s’écroule. Mais pourtant je trouve à ce que tu me dis un accent qui me persuade. Oui, il est bien vrai que nous reve‑ nons l’un à l’autre, plus vrais et plus profonds peut-être que nous ne l’étions. Nous étions trop jeunes (moi aussi, vois-tu) et nous ne sommes pas trop vieux pour tirer profit de tout ce que nous savons : cela est merveilleux. Je vais essayer de répondre dans l’ordre à ce que tu me dis : 1) Tout d’abord, ne sois pas inquiète pour ton texte espagnol. On ne te demandait rien de plus. Il est simple, digne et chaleureux. Pour te rassurer, je te l’ai traduit rapide‑ ment : tu verras qu’il a un petit air « Combat ». 2) Comment diable t’es-tu laissé dénicher par Gérard, Nanard Cucy, les reporters et P[aul] R[affi]. 3) En ce qui concerne ce dernier, son histoire m’a laissé une impression pénible. Un homme ne devrait pas se mettre dans des situations pareilles. Mais je ne peux pas l’accabler. Il a beaucoup de dons et il les a gâchés à cause d’absurdes complexes. Sa vie personnelle me paraît un affreux échec. C’est pourquoi il a fait ce que font les hommes sensibles et faibles dans ce cas-là : il a donné à ses passions des objets inaccessibles pour n’avoir pas à construire de nouveau au risque d’un nouvel échec. Il entre de la littérature dans son sentiment pour toi : à tête froide, 74 Août 1948 il n’a jamais pensé qu’il avait une chance de t’obtenir et c’est cela qui nourrit le mieux sa chimère. Mais quand un homme de son âge et de sa réflexion cède à la littérature, c’est le signe infaillible qu’il est malheureux par ailleurs. Et s’il est malheureux, il relève de la compassion, finalement. Du moins en ce qui me concerne. Toi ce n’est pas la même chose et je comprends ton impatience. N’aie pas trop de remords cependant. Si ce que je crois est vrai ce que tu lui as dit : 1) ne lui a rien appris, 2) ne le découragera pas. Suffit là-dessus. 4) Je t’enverrai les modifications de ton rôle1. Je les ai envoyées à Paris pour les faire taper. J’avais en effet ajouté un acte que j’ai jeté en l’air. Je me suis simplement attaché à faire rentrer dans le reste de la pièce la scène du juge et je me suis servi de ton personnage. Ça te donne un peu de texte de plus et en donne du reste une apparence de plau‑ sibilité. J’ai fait aussi quelques additions qui ne concernent pas ton rôle et que je te montrerai. Mais tout ce que je fais en ce moment me dégoûte. Même et surtout La Corde (titre provisoire encore). Heureusement tu as trouvé le moyen de m’aider dans ce cas. Ce que tu me dis m’encourage à écrire à Hébertot pour lui dire que je ne suis pas sûr d’être prêt. J’aurais ainsi plus de temps et la force peut-être de monter ça au niveau où je voudrais le voir. Merci, mon chéri. 5) Je rentre en auto le 10. Je serai vers le 11 (sauf panne) à Paris. Si tu veux que je te rejoigne à Giverny ou à Pressagny, dis-le-moi. Sinon, rendez-vous à Paris : je téléphonerai en arrivant pour savoir où te rejoindre. Tu n’auras pas eu le temps peut-être de t’occuper des salons de Chevreuse. Mais nous leur demanderons un abri provisoire (en écrivant ces mots les tempes me battent). Naturellement, je te laisserai installer tout ce que tu voudras. Quatre murs clos et toi, voilà mon royaume. Décore les quatre murs et j’y verrai encore des signes de toi. 6) Je suis content que tu lises Le Curé du village. C’est le livre de Balzac que je préfère : la vraie grandeur. Quant à Retz, ce que tu me dis m’a fait réfléchir. Il y a longtemps que je l’ai lu : j’en aimais le cynisme, l’intelligence impitoyable.

1. Dans L’État de siège. Août 1948 75

Mais finalement, je sais qu’il avait l’âme assez basse. Ta réaction directe me pousse à le relire. Un raté ! C’est bien possible. Hemingway ? C’est bien fait pour toi. Pourquoi lire ces truqueurs sans génie ? J’ai gardé pour la fin ce que justement je ne puis te dire. Mais les nuits sont chaudes ici et je sais quelquefois à la fenêtre respirer et calmer ce sang qui bat trop vite. Je fais des vœux pour que nous nous levions en même temps et qu’à travers les mille kilomètres qui nous séparent nos deux désirs nous réunissent. Rien n’est plus beau, plus fier et plus tendre que le désir que j’ai de toi… Mais tu vois, il faut que je m’arrête. Il est tard et je te souhaite bonne nuit. Non sans te remercier du plus profond du cœur, pour la joie que tu m’apportes et l’amour que tu me donnes. Bientôt, bientôt, ma sauvage, ma belle… Comme je t’embrasse !

A.

[Traduction du texte espagnol de Maria Casarès :]

« Je m’adresse à tous ceux qui depuis le premier jour de notre exil nous ont offert une sympathie fraternelle, un accueil affectueux et une aide efficace et spontanée. Je m’adresse à eux une fois de plus pour leur rappeler que tout n’est pas fini et que si la guerre d’Espagne peut être pour certains un thème usé sinon oublié, les victimes qu’elle a faites, hommes, femmes, vieillards, enfants, exilés dis‑ persés dans tous les pays qui ont voulu les accueillir, sont toujours une tragique réalité. Les misères du monde entier sont aujourd’hui si grandes et si nombreuses, elles se multi‑ plient à une telle allure qu’elles enlèvent à celui qui veut les considérer toutes le pouvoir de s’intéresser à une seule ou même à quelques-unes d’entre elles. Notre devoir consiste à fortifier sans trêve notre volonté de ne rien oublier et à tenir les yeux toujours ouverts sur les grandes actions que nous avons vues et sur les infortunes dont nous avons été les témoins, directs ou indirects. N’oubliez rien ! N’oubliez pas que ceux pour lesquels je demande ici votre appui ont été les premiers à engager et à continuer la lutte pas encore terminée, pour la liberté. 76 Août 1948

N’oubliez pas que s’ils ont aujourd’hui besoin de notre aide, c’est parce qu’ils ont préféré les misères et les humiliations de l’exil au joug de la tyrannie qui règne dans leur pays. N’oubliez pas que la lutte continue, même si elle est pas‑ sive, et que chacun de ces hommes a plus ou moins sacrifié une vie de bonheur, de paix et de bien-être pour ne pas déchoir et pour ne pas perdre ses droits d’homme libre, devant le monde et devant lui-même. Aidez-les donc dans la grande œuvre qu’ils se sont tracée, à laquelle ils se sont voués, aidez-les moralement et matériellement, aidez-les à vivre de toutes les manières. N’oubliez jamais. »

33 – albert camus à maria casarès

24 août [1948] Il est tard. Je m’arrête dans mon travail, pressé par le besoin de t’écrire. Trop de choses s’agitent en moi et je vou‑ drais pouvoir te les dire, ce soir, toi devant moi, la nuit à nous, dans une longue conversation. Je ne t’ai jamais, ou rarement, parlé de mon travail. Aussi bien, je n’en ai parlé à personne. Personne ne sait exactement ce que je veux faire. Et pourtant j’ai d’immenses projets. Si ambitieux, que la tête m’en tourne quelquefois. Je ne puis t’en parler ici. Je le ferai si tu me le demandes. Mais ce que je puis te dire c’est qu’avec la pièce que je suis en train d’écrire et l’essai que j’achèverai ensuite, je termine une partie de mon œuvre1, qui devait me servir à apprendre mon métier et surtout à déblayer le terrain pour ce qui va suivre. Depuis L’Étranger, qui était le premier de la série, j’ai mis près de dix ans pour arriver là. Dans mon plan, cela demandait cinq ans. Mais il y a eu la guerre et surtout ma vie personnelle. Dans quelques mois, il faudra que j’entame un nouveau cycle, plus libre, moins contrôlé, plus impor‑ tant aussi. Si je continue au rythme qui a été le mien, il me faudrait deux vies pour faire ce que j’ai à faire (tout n’est pas prévu, ne bondis pas, mais les sujets, les grandes

1. Les deux cycles consacrés à l’absurde et à la révolte ; Les Justes appartient au second. Août 1948 77 lignes…). Par bonheur, ce nouveau départ coïncide à peu près avec notre rencontre. Et je ne me suis jamais senti aussi plein de forces et de vie. La joie grave qui m’emplit soulèverait le monde. Tu m’aides sans le savoir. Si tu savais, tu m’aiderais encore plus. C’est en cela aussi que j’ai besoin de ton aide. Et je le sentais si fort ce soir, qu’il m’a semblé que je devais te le dire. Sûr de toi, mêlés l’un à l’autre, il me semble que je pourrais accomplir ce que j’ai en tête, de façon ininterrompue. Je rêve de la fécondité dont j’ai besoin, … elle seule pourrait me mener où je veux aller. Mon chéri, comprends-tu pourquoi je me sens un cœur ivre ce soir et quelle place tu y tiens maintenant. Peut-être ai-je tort de t’écrire cela qui prend un air idiot à être dit sans précautions. Mais peut-être aussi comprends-tu ce que je veux dire. Qui pourrait vivre sans se proposer une vie démesurée ! Finalement, je suis un écrivain. Et il faut bien que je te parle de cette part de moi qui t’appartient maintenant comme tout le reste. Il aurait mieux valu te le dire de façon plus détaillée. Mais nous en parlerons. D’ici là je t’en prie envoie-moi encore tes lettres. Je n’en peux plus d’attendre ce 10 septembre. J’étouffe, la bouche ouverte, comme un poisson hors de l’eau. J’attends que vienne la vague, l’odeur de nuit et de sel de tes cheveux. Si du moins, je puis te lire, t’imaginer… M’aimes-tu encore, m’attends-tu toujours ? Encore quinze jours. Quel visage tourneras-tu vers moi. Moi, il me semble que je rirai sans pouvoir m’arrêter, tant je déborderai. Écris, écris, je t’attends, je t’aime, je t’embrasse. A.

25 [août 1948] Je relis cette lettre ce matin. Ce sont des pensées de nuit, toujours excessives. Si je te les envoie, c’est pour remplir notre promesse. Mais avec la pensée du matin, plus claire et plus modeste, je vois bien ce que cela signifie. Cela signi‑ fie que j’ai retrouvé avec toi une source de vie que j’avais perdue. On peut avoir besoin d’un être pour être soi-même. C’est ce qui arrive en général. Moi, j’ai besoin de toi pour 78 Août 1948

être plus que moi-même. C’est ce que j’ai voulu te dire cette nuit, avec la maladresse de l’amour. Pardonne mon écriture. J’ai perdu mon stylo et j’écris avec une mauvaise plume.

34 – albert camus à maria casarès

Jeudi 26 [août 1948] Un mot, mon chéri, un mot rapide pour te surprendre puisque tu ne dois pas attendre de lettre après celle d’hier – pour te rappeler que j’existe, que je t’aime et que je t’at‑ tends. À mesure que le 10 septembre approche (jour d’alerte, jour d’alerte !) je tremble de plus en plus que quelque chose change, qu’une folie te vienne, et qu’il me faille attendre encore plus longtemps. J’ai mis toute mon énergie à attendre cette date. Il ne m’en reste pas pour attendre plus longtemps. Es-tu bien, es-tu belle ? Penses-tu à moi ? La Corde avance. Mais j’ai écrit à Hébertot pour gagner encore du temps. Le temps, je n’ai besoin que de temps, et je n’ai qu’une vie ! J’ai retrouvé la phrase de Stendhal qui s’applique à toi [:] « Mais mon âme à moi est un feu qui souffre s’il ne flambe pas1 ! » Flambe donc ! Moi, je brûlerai. Écris, dis-moi bien ce que tu feras, où te rejoindre, etc. Pour la première fois, je pense à Paris avec attendrissement et ferveur. Ah ! Solitude ! A.

35 – maria casarès à albert camus

20 août [1948] (soir) Hier j’ai reçu la « photo » du journal américain que tu m’as envoyée. En vérité, la ressemblance là-dessus devient prodigieuse2 et dangereuse pour moi, durant tes absences.

1. Citation d’une lettre de Stendhal à son ami Domenico Di Fiore du 1er novembre 1834, reprise par Camus dans sa préface à la réédition de L’Envers et l’Endroit paru en 1958 chez Jean-Jacques Pauvert puis chez Gallimard. 2. La ressemblance d’Albert Camus avec Humphrey Bogart. Août 1948 79

Si, au moins, on pouvait passer un de ses films dans ce sacré bled de platitude ! La vie, par ici, continue pareille à elle-même. Aussi, je commence à être légèrement agacée par les différentes petites habitudes que je prends dans les menus détails de la journée et que je commence seulement à remarquer. Il n’y a rien au monde, je crois, qui me mette autant hors de moi que ces « plis automatiques » qui contribuent à lais‑ ser l’esprit plus libre, peut-être, et à agir plus rapidement sans rien oublier, mais que, moi, ils m’exaspèrent dès que j’en prends conscience. Je m’amuse donc à changer l’ordre des choses : je me déshabille avant de préparer pour la nuit le lit de mon père, je prends mon bain avant ou après le petit déjeuner, je change l’heure et le but de mes promenades, etc. Hier après-midi, je suis partie à pied sur les collines pour tâcher d’échapper un peu à l’impression d’oppression que donnent ces champs clos que je vois de ma fenêtre, de voir le panorama et de changer d’air. Je n’ai jamais rien connu d’aussi plat, d’aussi bêtement joli, d’aussi facilement confor‑ table que ce pays. Rien n’en ressort ni en bien ni en mal. Rien n’attire l’œil. Rien ne le choque. Tout est où il faut qu’il soit. On dirait un « cosy-corner », ce meuble où on peut s’étendre, s’asseoir, où on a sous la main le livre que l’on veut lire, où l’on n’a pas besoin de faire le moindre effort pour se coucher, s’asseoir, lire ou prendre son petit déjeu‑ ner. Tout est là, et parce que tout est là, on ne désire rien. Ou plutôt si. Partir. On a envie de partir. Lorsque je suis rentrée, j’ai croisé un lapin. Enfin un être vivant ! Aujourd’hui, ayant appris que Janine était souffrante, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis partie là-bas en bicyclette. J’ai passé l’après-midi avec eux deux, Renée1, Mario et Yo Prassinos2. Mon Dieu ! À eux aussi il faudrait leur apporter « un

1. Probablement Renée Thomasset, future épouse de Robert Gallimard (1952) et sœur de Jeanne Thomasset (épouse de Michel Gallimard). 2. Mario Prassinos (1916‑1985), né d’une famille grecque de Turquie exilée à Paris au début des années 1920, est un peintre et illustrateur, proche des Gallimard et de Raymond Queneau. Il a notamment conçu de nombreux décors de couverture pour les cartonnages 80 Août 1948 trou » dans leur vie pour leur donner avec, le désir de le combler ! Je me suis toujours demandé comment deux êtres qui s’aiment comme ils le font, admettent et sou‑ haitent tant de gens autour d’eux. Maintenant j’ai com‑ pris, ils ont besoin qu’on les regarde vivre pour arriver à croire, dans les yeux de ceux qui les entourent, à leur propre existence. Enfin, ils sont vraiment agréables et bons amis et, person‑ nellement, ils me font un bien infini. Toutes les fois que je passe avec eux quelques heures, j’en sors absolument gonflée de vitalité, par opposition. Ah, que nous nous retrouvions vite ! Mon état moral et physique commence à devenir désespéré ; absolument remise de toutes mes fatigues (il me faut toujours peu de repos lorsque celui-ci est vrai), pleine de santé, de forces nouvelles, grouillante d’espoirs, de désirs, de mouvements, d’idées fraîches, je ne tiens plus en place. Je me sens en cage et en attente. Je bous. Vite le 10 ou le 15 septembre et nous !

22 août [1948] Hier j’ai reçu la lettre que tu m’as envoyée avant de partir pour Arles. Malheureusement, j’avais déjà envoyé la mienne pour pouvoir t’y répondre aux questions que tu me poses. Je crois cependant que mes renseignements sont suffisamment clairs et que, bien que je n’avais pas encore appris toutes tes demandes, par je ne sais quel miracle, j’ai répondu à toutes. D’ailleurs, je n’ai rien à te dire d’autre sinon qu’il sera fait ce que tu désires. Je commence à te sentir impatient, nerveux. Il ne le faut pas, mon chéri. Le temps passe bien lentement, il est vrai, mais il passe, et notre jour se rapproche. Évidemment, je sais par expérience que le mauvais temps ajoute beaucoup à la mélancolie. Imagine ! Depuis que nous sommes ici, nous avons eu en tout quatre jours de beau soleil, et encore, je crois que j’exagère. Ce matin, par exemple il pleut d’une de la NRF. Il épouse Yolande Borelly (dite Yo) en 1938, avec qui il aura une fille, Catherine, née en 1946. Il se lie à Albert Camus et Jean-Paul Sartre durant l’Occupation. Août 1948 81 pluie fine et têtue qui nous annonce une de ces journées où le cœur pleure malgré tous les espoirs et les joies qui puissent lui être promises. Au début, j’avoue qu’on y trouve de quoi se décourager et se révolter, mais peu à peu, on s’y adapte, on y prend plaisir, et à la fin, on en devient presque amoureux. Essaye, tu vas voir ! Hier après-midi, j’ai relu attentivement Le Bagne de Cadix. Si les gens ne se laissent pas aller à toutes sortes de senti‑ ments, s’ils ne sont pas pris au ventre par cette pièce, alors c’est à désespérer des êtres, et à ne plus croire qu’il s’y trouve parmi eux des natures vraies. Je crains toujours un peu les penchants et les abus de notre « grand homme de Mari‑ gny1 », mais quoi qu’il fasse, il me semble qu’il faut véritable‑ ment la meilleure volonté du monde pour arriver à détruire cette œuvre. Enfin, souhaitons que toutes les préparations se passent pour le mieux, que tu te sentes assez reposé et assez vivant pour combattre – s’il le faut – et faisons des vœux pour que les mannequins parisiens se trouvent un cœur pour écouter, et ne s’arrêtent pas à faire un succès d’un chef-d’œuvre. J’ai finiLe Curé de village avec regret. J’ai lu ensuite Les Pâturages du ciel2. Malgré ses répétitions, Steinbeck m’a « eue par la bande », comme d’habitude ; je succombe tou‑ jours à cette immense tendresse que dégagent ses pages, et lorsque j’y suis prise, je ne peux plus le juger et je ne fais que me laisser aller à une émotion qui ne finit qu’avec la dernière ligne. Maintenant, je suis revenue à Balzac avec Le Médecin de campagne, et là, il m’ennuie. Aujourd’hui, j’attends Jean Marchat3, Louis Beyeltz et un garçon, « inséparable de Jean », Antoine Salomon ; ils m’ont téléphoné hier de Deauville, pour s’inviter gentiment à déjeuner avec nous, aujourd’hui. Je ne peux pas dire que cela

1. L’acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault (1910‑1994), qui a créé et installé, avec sa femme Madeleine Renaud (1900‑1994), la Compagnie Renaud-Barrault au Théâtre Marigny en 1946. Ils y engagent notamment Pierre Bertin, Jean Desailly, Simone Valère, Pierre Renoir… 2. Recueil de nouvelles de John Steinbeck, paru chez Gallimard en 1948. 3. Voir ci-dessus, note 4, p. 15. 82 Août 1948 m’ennuie, mais cela détruit en quelque sorte mon calme, ce calme qui me donne l’illusion d’être plus près de toi. Mardi, Michel, Janine et Renée [Gallimard] viendront aussi déjeuner avec nous, mais de ceci, j’en suis ravie. Mercredi, Pitou1 arrive ici, pour passer quelques jours avec nous. Je l’espère. La solitude commence à me peser, et si j’entrevois avec horreur les fréquentations du monde, je souhaite la compagnie d’une amie, qui me laissera toute liberté de me sentir près de toi, mais dont la présence m’in‑ citera un peu à bouger et à dépenser en partie cette terrible vitalité qui me reprend dès que la fatigue disparaît. Voilà, mon chéri. Maintenant, je vais remplir mes obliga‑ tions de maîtresse de maison. Ce soir, je reprendrai certai‑ nement cette lettre, mais pendant toute la journée, sois-en certain, il n’y a pas un moment où tout mon être ne soit tendu vers toi. Je t’embrasse comme je voudrais le faire et comme je le ferai bientôt. (En écrivant cela je me sens trembler.) Voilà ! Ils sont partis ! Ouf… ! Ils ont été pourtant ado‑ rables et ils ont apporté tous leurs soins à ne pas troubler ma paix. J’ai senti chez eux ce respect qu’une vie calme met dans le cœur de ceux qui volontairement ou pas, l’inter‑ rompent, et cela m’a donné un plaisir secret. Ils sont arrivés d’ailleurs avec deux heures et demie de retard, à 3 heures 30. Hier soir j’avais alerté le patron, commandé un menu spécial, des vins, des liqueurs, etc. ; j’avais réservé une table et prévenu le patron d’être prêt pour 1 heure 30. À 2 heures, mon père et moi, tristes, seuls, nous nous sommes assis à une table, d’où l’on avait chassé les clients habituels, une table immense, dressée pour cinq personnes et couverte de toutes sortes de hors-d’œuvre. Les vins affluaient. Nous n’avions pas faim, et nous ne buvons que de l’eau. Juge de l’effet ! Juge de nos mines ! Juge de notre état d’esprit ! Et avec cela une pluie fine qui n’a pas arrêté de la journée. À 2 heures 30, coup de téléphone ! Retenus par une panne ils arrivaient… à 3 heures 30 ! Nous avons donc assisté à leur déjeuner copieux et fin,

1. Mireille Dorion, dite Pitou, ancienne amie de lycée de Maria Casarès. Août 1948 83 après avoir raté le nôtre, insignifiant et maltraité. Enfin ! cela fait plaisir tout de même de voir les autres bien ­manger ! À 5 heures je les ai emmenés faire le tour de mes pro‑ priétés privées (le « parc sauvage »). Dieu ! qu’il était beau sous la pluie ! Ils revenaient de Deauville, et j’ai vu l’envie sur leurs visages. Tout le pays a tenu à me faire honneur devant eux, d’ail‑ leurs. Nous sommes allés ensuite voir (du dehors) la mai‑ son de Claude Monet et je leur ai fait visiter le petit lac qu’il a tant de fois peint. Dans le ciel gris et sous un vague reflet de soleil extrêmement tamisé, il prenait des nuances, des tons extraordinaires, et comme il pleuvait, personne ne se hasardait dehors, nous laissant ainsi goûter pleinement la solitude absolument tranquille de ce coin. Je crois que j’ai connu aujourd’hui le « sentiment romantique » pour la première fois, et bien qu’un peu fade, il m’a paru bon à éprouver de temps en temps. Ensuite, ils sont montés dans ma chambre, ravissante aussi, par je ne sais quel miracle. Jean voulait ton adresse. Après réflexion j’ai cru qu’il était normal que je la connaisse, et je la lui ai donnée. Ai-je eu tort ? Ils sont partis à regret et j’ai vu naître chez eux une nou‑ velle tendresse à mon égard. Il est évident que le repos, la solitude, l’accord avec moi-même auquel je suis arrivée grâce à toi, la bonne santé, le temps, les joliesses de ce pays et surtout, avant tout cet immense amour qui s’éveille chaque matin avec moi, en moi, m’ont apporté une douceur, une bonté, une détente qui m’éloignant de tout ce qui n’est pas nous, me mettent à même d’accueillir les gens les plus indifférents d’une manière qui doit paraître assez agréable, surtout lorsque l’on arrive de Deauville. Je me suis rappelé ma mère, pendant le temps qu’ils sont restés. Ils étaient à l’aise, j’ai bien remarqué. Pardonne que je te parle de tout cela, mais pour une fois que je suis contente de moi, à qui veux-tu que je le confie ? Par ailleurs si cela arrive, c’est à toi que je le dois. Devant toi et tendue vers toi, c’est ainsi que je m’estime. Cela me rend bien heureuse. Je t’aime. Je t’aime par tout ce qui est raisonnable, et 84 Août 1948 par tout ce qui est en dehors ou au-delà de la raison. Mon amour.

24 août [1948] Il fait vraiment lourd et sombre. Le ciel a été noir toute la journée. Quatre ou cinq vagues rayons de soleil sont venus nous donner un peu d’espoir pour nous l’arracher aussitôt. Nous avons eu à déjeuner Michel, Janine et Renée. Mon père était très fatigué et ce temps orageux l’étouffe et l’épuise. Michel semblait moins en forme que d’habitude. Je l’ai senti mal à l’aise et impatient. Par contre Janine était resplendissante de rage sourde contre la pluie et les nuages et elle m’a paru pleine de vie. Renée, calme et gentille sui‑ vait Janine. Après déjeuner nous avons profité de la voiture pour emmener mon père faire une petite promenade afin qu’il connaisse un peu le pays. Nous sommes allés voir l’étang de Monet avec ses nénuphars. Il était triste et morne aujourd’hui. La lumière, ou plutôt l’absence de lumière, ne lui seyait pas du tout et il avait l’air tout bête de se trouver là à côté des rails de la voie ferrée. Oui, il faisait vraiment « cucu-la-praline » et je lui en ai beaucoup voulu de me décevoir. Ensuite on est parti du côté de Gisors, mais décou‑ ragés par la platitude du paysage, on a décidé de rentrer et de se coucher un peu dans « le parc sauvage ». Ils avaient des courses à faire à Vernon et ils sont partis tôt. Nerveuse, un peu accablée par le poids de l’air presque solide qu’on respire cet après-midi, j’ai voulu m’en libérer en allant me promener. Et nous sommes parties Quat’sous et moi, joyeusement. La pluie nous a fait rentrer. Dommage ! Mes coins adoptés étaient bien beaux dans ce noir lugubre. J’ai réfléchi comme d’habitude un peu à tout, mais toujours à nous. J’ai beaucoup pensé à notre prochaine rencontre. Si, au mois de septembre, le mauvais temps continue, je rentrerai certainement le 10. Mais si, au changement de lune (2 septembre) il faisait beau, je pourrais peut-être rester jusqu’au 15. Dans ce cas, si ton idée de retourner à Paris le 10 tient toujours, peut-être pourrais-tu venir passer deux ou trois jours à Pressagny chez les Gallimard, et nous Août 1948 85 rentrerions ensuite toi, mon père et moi ensemble. Qu’en penses-tu ? Évidemment, les rapports entre mon père et toi sont deve‑ nus pendant ces vacances un peu plus délicats. Voilà pour‑ quoi. Depuis très longtemps, j’ai mené une vie secrète vis-à-vis de ma mère d’abord, de mon père ensuite. Par pudeur, par crainte de leurs réactions et aussi par désir de leur épar‑ gner mes complications sentimentales, j’ai toujours évité qu’ils prennent part à ma vie intime. Cela m’a entraîné dans des mensonges de plus en plus nombreux et dans des complications d’existence qui m’épuisaient moralement et physiquement. Bien que l’on puisse en douter, je n’aime pas mentir en général ; mais la tricherie me devient insuppor‑ table lorsque – en dehors de ta volonté – tu t’y trouves mêlé. À Paris, déjà, tout ce côté brumeux qui cachait une chose aussi vraie que « nous », me tourmentait et ici ce sentiment s’est accru. Hier j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes et sans plus attendre j’ai donné lieu à une conversation entre mon père et moi, là-dessus. Nous avons échangé des mots en apparence sans clarté, mais nous nous sommes parfaite‑ ment compris. Il est clair entre nous, maintenant, que toi et moi nous aimons. Il est clair que je ne veux plus lui mentir, mais que je ne peux pas tout lui dire étant lui, un homme, et moi, une femme. Il est clair qu’il trouve tout cela une folie mais qu’il sait parfaitement qu’il n’y a rien à faire contre et que même s’il pouvait tout interrompre, il ne sait pas s’il le ferait. Tout est clair, et cette idée m’a enlevé un gros poids de mon cœur, de ma conscience. Je n’étais pas à l’aise, et me voilà maintenant comme plus légère, plus libre, plus pure. Je crois que dorénavant il feindra, avec toi, de tout igno‑ rer ; il ne laissera parler que ses regards d’intelligence, peut- être ; enfin, je ne sais pas, mais je redoute un peu l’attitude qu’il prendra. C’est drôle ! Je le sens pourtant plus heureux et plus près de moi, depuis hier ! Mon chéri, mon amour, que ne me feras-tu faire ! Si tu savais la confiance, la vérité, la droiture et le courage que tu mets en moi ! Mon Dieu, toute ma vie me sera si courte pour bien t’aimer ! 86 Août 1948

Je suis triste. Depuis samedi, aucune lettre. J’attends demain. Je t’embrasse de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout. Maria.

25 août [1948] Aujourd’hui j’ai eu ma ration de bonheur ! (affreuse expression, mais juste). J’ai reçu la lettre dans laquelle tu réponds aux miennes. 1) Ravie que tu aies trouvé le texte espagnol correct. Je dois dire que la traduction m’a plu. 2) Ton jugement sur P[aul] Raffi me paraît exact et je crois t’aimer davantage – si cela se peut – après ce que tu m’en dis. J’adore ton âme. Je me mettrais à genoux devant toi si tu le permettais. 3) Oui ; envoie-moi les modifications du rôle pour que je puisse le faire bien avant les dates fatidiques. Tu fais très bien d’écrire à Hébertot. D’une certaine manière, je suis bien heureuse que tu ne te sentes pas « inspiré ». Il vaut beaucoup mieux que La Corde (titre provisoire, mais beau) passe la saison d’après. 6) [sic] Avant de partir d’Isle-sur-Sorgue, téléphone-moi au 9 à Giverny (Eure). Comme je t’ai dit plus haut, s’il fait très beau, je resterai peut-être ici jusqu’au 15. Sinon, je ren‑ trerai le 10 à Paris. Merci pour la permission d’installer notre royaume. Dès aujourd’hui, ô mon caïd, je suis enchaînée, corps et âme, votre esclave. 7) Comme je suis d’accord avec ce que tu laisses pour la fin et que tu ne peux me dire ! Il faut que je te quitte, mon amour. Je vais chercher Pitou au car. À demain. Je t’aime.

27 août [1948] Mon bel amour adoré, comme ta dernière lettre est arri‑ vée juste. Je pensais justement depuis quelques jours à notre vie ; je m’interrogeais sur toi et je constatais la grande part de toi qui m’est encore inconnue sinon étrangère : ton travail, tes aspirations, tes désirs, tes rêves. Jusque-là nous Août 1948 87 avons dévoré les jours et l’amour que chaque heure nous apportait et nous n’avons pas eu le temps de nous regarder, de nous voir, de nous chercher. Je me suis surprise à sou‑ haiter te connaître comme un autre toi-même, et dans la mesure du possible t’aider. Souvent, déjà, j’ai senti le besoin de te gronder lorsque je te voyais te dépenser trop et perdre la plus grande partie de toi-même dans des fatigues inutiles, embêtantes mais qui s’imposent plus ou moins à Paris. Je n’ai pas osé le faire. Je craignais te déplaire, te brusquer et je me suis tue. Puis… tout est venu et a passé trop vite. En pensant à tout cela, j’ai éprouvé quelque angoisse. Me considérais-tu digne, dans notre avenir, de connaître et de partager tes joies et tes chagrins, tes ambitions et tes décep‑ tions, tes rêves d’homme seul, enfin, tes secrets ?! Et voilà que je reçois ta lettre où tu me parles de ton tra‑ vail… Oh mon chéri, mon amour chéri, rien, tu ne pouvais rien faire qui m’apporte autant de chaleur au cœur ! Comme je t’aime ! Comme tu devines ! Non, « tes pensées de nuit » n’étaient pas excessives. Je les voudrais en toi du matin au soir et que le lendemain, tu te réveilles avec une soif nouvelle et une vie multipliée. Je sais qu’il te faudrait au moins deux vies pour aller au bout de ce que tu as à faire et c’est justement pourquoi j’aimerais que tu resserres la seule qui t’est offerte et que tu ne l’éparpilles pas même pour aider à vivre des gens qui ont, eux, trop d’années d’existence qu’ils ne sauront jamais combler. Enfin, de tout cela nous parlerons longuement. Mon Dieu, dire que bientôt je pourrai t’écouter pour la première fois, car en fait, tu ne m’as encore jamais parlé… Ah ! j’ai le vertige ! Les premiers temps des vacances se sont passés bien pai‑ siblement, mais à mesure que la fin approche, ma patience prend fin, et il me semble ne plus pouvoir attendre. Je fais comme les chevaux qui rentrent à l’écurie. (Drôle de com‑ paraison.) Je t’aime. Je t’attends. Je ne te quitte pas une heure. Je vis en toi, par toi, pour toi. Je t’aime. Je t’embrasse, Maria Victoria 88 Août 1948

36 – albert camus à maria casarès

Samedi 28 août [1948] Je pensais avoir ta lettre hier. Mais mes calculs devaient être faux. Le facteur est venu mais sans toi. Je voulais t’écrire tout de suite mais j’étais tombé dans une humeur si morose que j’ai préféré ne pas le faire. Je me disais que j’aurais ta lettre aujourd’hui et que je te répondrais dans la joie. Le facteur est venu : rien encore. C’est une grosse déception. J’ai beau me dire que ce n’est pas à un jour près, que je te lirai lundi… rien n’y fait. Pour comble de malheur, moi qui me suis porté jusqu’ici comme un charme, j’ai de la fièvre aujourd’hui, et je ne sais pas pour‑ quoi. Voilà une lettre qui commence bien mal. La vérité est que je ne supporte plus cette séparation. Quand je vais bien, je travaille, je remplis les journées et elles finissent par passer. Mais aujourd’hui je ne fais rien et je me traîne, livré à toi et à mille pensées. Je suis fatigué et j’ai peur de continuer sur ce ton. Ce mot seulement pour te dire la couleur de la journée, et de mes pensées. Il fait lourd et chaud. C’est une journée pour le silence, les corps nus, les pièces ombreuses et l’abandon. Ma pensée a la couleur de tes cheveux. Lundi, et puis quelques jours encore, et elle aura la cou‑ leur de tes yeux. Tiens ferme jusqu’à ce jour-là, je t’en prie, je t’envoie tout mon amour. A.

Lundi. Deux jours de maladie. Un insecte inconnu m’avait piqué. J’ai fait de l’anaphylaxie. Beau nom pour dire que j’avais des crises de sudation et de frissons toutes les heures. Aujourd’hui il n’y paraît plus, le temps est superbe et sur‑ tout, surtout, je suis à peu près sûr d’avoir une lettre de toi tout à l’heure. Plus que dix jours aussi ! Chérie, tu sens ce que cela veut dire ? Août 1948 89

37 – albert camus à maria casarès

Lundi 30 août [1948] Joie de ta lettre, joie de te retrouver inchangée ! Merci, mon chéri. Pendant tous ces jours de silence, malgré moi des doutes s’accumulent et je finis par me tourmenter sotte‑ ment. Mais une phrase de toi, le son de ta voix que j’imagine derrière, toi vivante enfin, et c’est la paix. Moi aussi, je suis plein de santé et de forces accumu‑ lées. Nous allons vivre, enfin, ce qui s’appelle vivre : aimer, créer, flamber enfin ensemble. Oui, je suis de plus en plus impatient et nerveux. Je suis encore quelqu’un qui nagerait depuis longtemps à contre-courant et qui attend de retrou‑ ver ce flot où il se sentira porté, où il retrouvera sa respira‑ tion et ses muscles frais. J’attends la marée. Je suis content que tu aies décidé de parler à ton père. Je me doute de ce que cela représente pour lui et la dernière chose que je voudrais serait de le blesser ou de le peiner. Mais puisque nous existons, puisque nous avons décidé, en pleine lucidité, de vivre cet amour, la dernière chose à faire serait de le tromper. Moi j’en suis incapable. J’ai pour lui trop de respect et d’estime et je me sentirais mal à l’aise dans le mensonge avec lui. Je suis sûr d’ailleurs que si je lui parlais du fond du cœur bien des choses lui paraîtraient plus acceptables. Mais tu m’as dit qu’il ne fallait pas le faire et tu le connais mieux que moi. J’agirai sur ce point comme tu l’entendras et je me tairai. Mais je suis soulagé à l’idée qu’il sait. Peut-être avec le temps comprendra-t‑il que je ne veux rien d’autre pour toi que ce qu’il désire lui-même. Nous sommes deux à t’aimer par- dessus nous-mêmes. Je l’ai prouvé en renonçant à toi, il y a longtemps. Mais je sais maintenant que je le prouve encore plus en allant jusqu’au bout de cet amour. De toute façon, je t’aime trop pour ne pas tout accepter de lui. Et il ne me verra que s’il le désire. Je t’enverrai demain les modifications àL’Inquisition 1 (c’est le titre où je m’arrête). J’ai besoin de les revoir et de

1. Titre provisoire de L’État de siège. 90 Août 1948 t’indiquer les endroits où les passages nouveaux s’interca‑ lent. Je vais t’entendre, à nouveau ! Je vais m’entendre par ta bouche, comme autrefois. Je ne suis jamais passé devant les Mathurins, ces deux dernières années, sans un serrement de cœur. J’y ai connu les joies les plus fortes et les plus pures qu’un homme puisse recevoir. C’est pourquoi je n’ai jamais cessé, même lorsque je te détestais le plus, de nourrir une gratitude infinie pour toi. Je me suis beaucoup baigné ces temps-ci. Malheureuse‑ ment, je ne peux plus guère nager. Mais je l’ai pris avec rési‑ gnation, maintenant, alors que cela me mettait en fureur, il n’y a pas longtemps. Peut-être qu’avec de l’entraînement… Nous devrions nager en piscine, cet hiver. Oui, nous allons prendre du temps, nous regarder, nous chercher, nous comprendre. Mais il y aura les autres moments, n’est-ce pas, le flot, la pluie de bonheur, la brûlure… La nuit est douce, ruisselante d’étoiles ce soir. Bonne nuit, chérie ! Encore dix nuits comme celle-ci et l’exil sera terminé. Je t’em‑ brasse avec dix nuits d’avance, de tout mon cœur. A.

Tu recevras cette lettre vers le 2. Écris-moi vers le 3 ou le 4. J’aurai ta lettre (la dernière !) vers le 6 ou le 7. N’y manque pas surtout. Dix jours, c’est la mer à boire.

Mardi [31 août 1948] Je n’ai pu poster cette lettre, hier (un pneu crevé). J’en profite pour y ajouter quelques mots. Je ne t’enverrai pas les modifications. Ce serait trop long de t’expliquer l’endroit où elles s’intercalent et les suppressions qu’il faut faire dans le reste. À dix jours près, je pourrais te le détailler directement et tu auras encore quinze jours pour te mettre le nouveau texte dans la tête. D’ici là ne t’inquiète pas : l’allure du rôle n’a absolument pas changé et tu peux le travailler tel qu’il est. Il faut que je poste cette lettre. Reçois-la avec tout mon espoir et mon amour. A. Septembre 1948 91

38 – maria casarès à albert camus 3 septembre 1948 Il y a longtemps que je ne t’ai pas écrit, mon chéri. La vérité c’est que je ne sais plus que t’écrire ; tout ce qu’il y a en moi pour toi, il faut maintenant que je te le dise, que je te le crie. Le temps de notre rencontre est trop proche pour me permettre de continuer à vivre sur un mode de séparation, et les jours, bien qu’ils me paraissent plus que jamais interminables, m’apportent, chacun à leur tour, l’idée si nette que je vais te retrouver sans tarder, que le lende‑ main je me vois tout étonnée de ne pas t’avoir devant moi. L’existence méthodique que je m’étais construite pour t’at‑ tendre n’est plus maintenant qu’une machine déréglée et tu n’es pas encore là pour me rendre à moi-même. Dans cette sorte de petit chaos, je m’évertue à une seule chose : faire passer le temps. Je ne lis plus : je ne peux plus lire. Je ne me promène plus : j’ai l’impression que quelque chose peut arriver à l’hôtel pendant mon absence. Je pense à toi, à nous, à ces jours qui viennent, j’attends le courrier, j’imagine, j’organise et chaque soir, en me couchant, je me dis : « Comment ! nous ne sommes pas encore au 10 ?! » Heureusement, les nouvelles de ta courte maladie me sont arrivées lorsque tu allais mieux ; j’ai d’ailleurs eu l’honneur d’avoir une bonne indigestion (causes : soleil et eau froide après déjeuner) en même temps que toi tu faisais de l’ana‑ phylaxie ; mais je te raconterai cela plus tard. Pitou est là et par bonheur elle m’épuise physiquement à force de me faire essayer de jouer au tennis, de m’imposer quelques marches et quelques courses et de m’obliger à aller à Vernon de temps en temps. Mon père va mieux ces jours-ci. Nous avons reparlé de toi, mais je t’expliquerai de vive voix. Maintenant, dis-moi si tu préfères que je te rejoigne à Paris ou si tu veux venir nous chercher ; dis-le-moi le plus tôt possible pour pouvoir ainsi tout arranger en consé‑ quence. Le temps ici est incertain, plutôt mauvais et il m’est donc indifférent de rentrer le 10 ou le 15. 92 Septembre 1948

Ah mon chéri, je vais m’arrêter. Tout ce dont je voudrais te parler, j’aime mieux t’attendre et te le dire lorsque tu seras là. Par ce mot je voulais simplement que tu saches comme je t’attends, comme je t’attends intensément, comme je t’aime, comme je ne vis que pour toi. Ne me quitte pas jusqu’à ton arrivée. Garde-moi bien en toi et viens vite. Je t’aime. Maria

N’oublie pas de toute façon de me téléphoner pendant ton voyage ou lorsque tu arriveras à Paris. Je suis toujours à l’hôtel à l’heure du dîner (8 heures à 10 heures) ou à l’heure du déjeuner (1 heure à 2 heures sauf si je vais à Pressagny). J’aimerais que notre rencontre se fasse sans témoin, du moins pendant la première demi-heure.

39 – albert camus à maria casarès

Samedi 4 [septembre 1948] Ni hier, ni avant-hier je n’ai pu t’écrire, mon chéri. La maison n’a pas désempli. Avant-hier, Char et des amis. Hier, Grenier1 (tu sais, mon professeur et mon maître), arrivé d’Égypte avec sa famille. La tête m’en tournait. Par là-dessus, depuis quarante-huit heures, une pluie à verse qui n’a pas encore cessé, qui a noyé tout le pays, et qui rend la vie matérielle plus difficile. J’ai fait le taxi pendant ces deux jours, continuellement. Et puis j’avais perdu l’habitude du monde, je m’étais habitué à ce tête-à-tête avec toi, si doux, si profond, et j’étais mal à l’aise, fatigué et désorienté. Aujourd’hui le calme est revenu. Mais je vais passer une par‑ tie de la journée avec Grenier. Le ciel a l’air plein de pluie pour des jours et des jours encore. Mais vendredi, le départ ! J’ai pensé à toi cependant à peu près tout le temps pen‑ dant ces deux jours. Mercredi soir, pour la dernière fois il faisait très beau. Nous nous promenions avec Char sur le

1. L’écrivain Jean Grenier (1898‑1971), ancien professeur de philosophie d’Albert Camus au lycée d’Alger et demeuré son ami. Son œuvre, principalement publiée à la NRF, aura une influence décisive sur celle de Camus. Jean Grenier, qui tient après la guerre la critique artistique à Combat, enseigne alors en Égypte. Septembre 1948 93 sommet de la montagne du Vaucluse où nous étions montés, dans la nuit, en voiture. La Voie lactée plongeait dans la val‑ lée et rejoignait la buée lumineuse qui montait des villages. On ne savait plus ce qui était étoile ou lumière des hommes. Il y avait des villages dans le ciel et des constellations dans la montagne. La nuit était si belle, si vaste, si parfumée qu’on se sentait un cœur grand comme le monde. Et pourtant tu remplissais ce cœur. Et je n’ai jamais pensé à toi avec tant d’abandon et de joie. Si le temps dans le nord est le même qu’ici je doute que tu dépasses le 10. Du reste, une lettre de Michel m’ap‑ prend (sans que je lui aie rien demandé) qu’il n’aura pas de chambre libre avant le 15. Comment faire ? De toute façon je te téléphonerai le 8 ou le 9, avant de partir. J’ai tellement horreur du téléphone, pourtant, et l’idée de te retrouver d’abord à travers cet instrument m’ennuie. Je vais revenir avec ma pièce à moitié faite seulement. Ce qui m’ennuie. Mais je ne sais pas pourquoi, je compte sur toi pour me relancer et pour m’aider. J’attends, voilà tout ce que je fais, ou à peu près. Pour parler des futilités, je débrunis à vue d’œil. Tu n’auras donc pas à m’envier. Nous aurons la couleur du temps. Je pense à Paris, à l’automne, à nous enfin. Cette longue séparation va finir. Je ne la regrette pas. Nous nous sommes écrit et il me semble que de cette manière nous avons avancé dans la connaissance que nous avons l’un de l’autre. Nous avons laissé reposer les laves et le bouillonne‑ ment de ce mois de juillet. Nous y voyons plus clair. Pour moi ce qui en sort, c’est un amour accru, mieux trempé, plus patient et plus généreux. Je t’aime et j’ai confiance en toi. Maintenant, nous allons vivre. À bientôt, Maria. À bientôt, mon chéri. Je t’embrasse lon‑ guement. A. 94 Septembre 1948

40 – albert camus à maria casarès

6 septembre [1948] Grenier parti avant hier, Bloch-Michel1 et sa femme sont arrivés hier. Décidément, ces derniers jours auront été encombrés. Surtout, et quoique je les aime bien tous, cette confusion m’empêche de me retrouver seul avec toi. Je te promène au milieu de cette agitation, je pense à ce jour de retour qui, maintenant, s’avance rapidement. J’attends encore, mais cette fois j’attends ta dernière lettre dont j’ai calculé que je la recevrais demain ou après-demain. Il n’a pas cessé de pleuvoir en tempête depuis trois jours. Hier le temps était maussade. Aujourd’hui, soleil et nuage. Hélas, j’ai débruni tout à fait : tu ne vacilleras pas et tu me recevras toute droite. Mais je t’aime aussi, droite et fière. À cause de ces visites je n’ai pour ainsi dire plus travaillé. Il faudra que je le fasse en rentrant. Mais j’y pense avec joie. Tu es la seule chose qui dans ma vie ne contredise pas mon travail et qui m’y aide au contraire. Que deviens-tu et comment es-tu ? Je ne t’ai plus lue depuis longtemps et ma stupide inquiétude commence à me revenir. Aussitôt que j’aurais reçu ta lettre, la respiration me reviendra. Je suppose aussi que tu m’y diras ce que tu as décidé. Et je t’enverrai aussitôt un mot (le dernier !), pour te dire avec précision ce que je fais. Ceci est donc mon avant-dernière lettre. Elle te dit ma confiance et mon amour, la joie que j’ai eue à t’attendre, à renforcer le besoin que j’ai de toi, l’espoir où je suis de t’aider comme tu le désires, le désir aussi et la tendresse et l’abandon de tout l’être. Sois heureuse et belle, calme, pacifiée pour un temps. Il y aura encore des ombres et des orages. Mais le fond, la roche dure et éclatante, sont mainte‑ nant assurés. Quel bonheur, quelle fierté, quel courage cela donne, mon chéri ! Je t’embrasse, de plus près que jamais, maintenant… A.

1. L’avocat et écrivain Jean Bloch-Michel (1913‑1987), ami d’Albert Camus, qui a notam- ment eu la charge des finances de Combat. Octobre 1948 95

41 – albert camus à maria casarès

7 septembre [1948] J’ai reçu hier ta lettre, mon chéri. Je comprends que tu n’aies plus rien à dire : l’issue est trop proche. Je t’imiterai donc. Ce dernier mot est pour te dire des choses précises. La meilleure façon de nous rencontrer, c’était Paris. Mais, d’un autre côté, je peux vous éviter à toi et à ton père, un voyage pénible. Voici donc ce que je ferai. Je pars vendredi matin très tôt. J’espère être le soir à Paris. Je t’aurais téléphoné à midi. Je te téléphonerai à mon arrivée ou samedi matin si je suis arrivé trop tard. Je viendrai à Giverny, samedi. Je m’arrêterai à Pressagny d’où je te téléphonerai et tu viendras à ma rencontre sur la route. Cela te va-t‑il ? Il me semble qu’ainsi tout est concilié. Nous rentrerons le jour même, naturellement. Si tu es d’accord, tu n’as plus qu’à attendre. S’il y a un changement ou si tu décides autre chose, dis-le à Michel. Je lui téléphonerai jeudi à 12 heures et il me dira brièvement ce qu’il en est. S’il ne me dit rien, c’est que tu approuves ce petit plan. Voilà. Maintenant c’est fini. Mon cœur est plein à écla‑ ter. Mais je me sens muet, comme la tombe. Si j’ouvrais la bouche, tout jaillirait… Je t’embrasse légèrement… J’attends samedi. A.

42 – albert camus à maria casarès 1

[27 octobre 1948] Voici la gerbe des cris. C’est donc ton auteur qui les envoie, et pas encore à toi, mais à la torche, aux flammes noires, au

1. Bristol accompagnant un bouquet adressé à l’occasion de la première, au Théâtre Marigny, de L’État de siège, où Maria tient le rôle de Victoria, aux côtés de Pierre Bertin, Madeleine Renaud, Pierre Brasseur, Marie-Hélène Dasté, Simone Valère, Jean Desailly… La mise en scène est de Jean-Louis Barrault. Vincent Auriol, François Mitterrand, André Breton, Paul Claudel, Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso, Kees Van Dongen assistent à la représentation. Mais la réception critique de la pièce sera défavorable, consi- 96 Décembre 1948 visage étincelant, à Victoria enfin, à qui je puis dire au moins que je l’admire et que je l’aime, respectueusement… AC

43 – maria casarès à albert camus

Noël [1948] Tu es parti, mon amour, me laissant toute pleine, toute couverte de toi, toute roulée autour de toi. Et je craignais tant cette entrevue de Noël ! Et maintenant, demain tu vas partir loin, loin et je vais encore te sentir tout chaud à côté de moi, où que j’aille. Je ne t’aime pas dans « l’universel », mais je ne comprends pas comment ce bonheur que ta présence continuelle en moi éveille dans mon cœur ne suffit pas à me rendre heureuse et il y a des moments où je m’en veux de vouloir plus. Mais que veux-tu ! Lorsque je suis chez moi près de la cheminée comme en ce même instant, comment ne pas me sentir l’exigence de toi avec moi pour regarder le feu ensemble ? Lorsque je lis Tolstoï en découvrant à chaque page tout un monde d’émerveillements, comment me passer de toi en chair et en os pour les partager avec toi ? Lorsque je sors et que quelque chose dans la rue ou ailleurs me choque, me peine ou me fait rire, comment ne pas cher‑ cher ton regard ? Lorsque je me couche comment ne pas sentir que tu n’es pas là ? Lorsque l’on me parle comment ne pas penser à tes lèvres ? Lorsque l’on me regarde, à tes yeux. Et ton nez, tes mains ton front, tes bras, tes jambes ta silhouette, tes tics, ton sourire ? Ah je m’échauffe ! Mais je me comprends. J’ai trouvé le Merveilleux et l’on ne me le donne que par autorisation et à heure fixe ! Comment pourrais-je ne pas me révolter ! Je te veux partout, en tout et tout entier et je te voudrai toujours. Oui, toujours, et qu’on ne me parle pas de « si… » ou de « peut-être… » ou de « pourvu que… ». Je te veux, je le sais, c’est un besoin et je mettrai tout mon cœur, toute dérant Albert Camus comme un philosophe, une conscience, mais non comme un véritable auteur dramatique. Décembre 1948 97 mon âme, toute ma volonté et toute ma cruauté même, s’il le faut à t’avoir. Si tu n’es pas d’accord, si tu désires la paix, si tu as peur, dis-le-moi à ton retour, et écarte-toi. Sinon, j’irai jusqu’au bout. Peut-être y perdrais-je ton amour. Eh bien, tant pis. J’accepte ce risque-là. Peut-être la vie que je me prépare ne sera faite que d’angoisse et de chagrin. Tant pis ! Toi, choisis maintenant. Il est encore temps et dis-moi ce que tu auras choisi. C’est tout ce que je te demande. Le reste ne regarde que moi. Ce n’est pas très clair hein ?… Mais, je sens qu’il y a là- dedans quelque chose de vrai. Jusqu’à maintenant je n’ai jamais rien fait ni même pensé pour changer notre vie. Le fait seul de prendre certaines décisions réservées à moi seule peut modifier, crois-moi, bien des choses. Alors ? Je me sens forte de mon amour pour toi et capable de tout vaincre. Le moment est arrivé de choisir entre cela et tous les beaux sentiments de pitié et de générosité auxquels je me suis toujours rendue. La force de la faiblesse est très grande et je ne vois pas pourquoi je ne me reconnaîtrais pas le droit de mesurer avec elle celle de mon amour qui est peut-être plus attachant mais par là même plus interdit. Quelqu’un doit être malheureux et dans ce cas je sais que l’on choisit celui qui vous rend malheureux aussi. C’est une manière de se sentir moins coupable. Voilà pourquoi je ne te demanderai jamais rien. Moi, personnellement, je ne peux pas vivre une vie de sacrifice ; c’est un honneur, un bonheur, une lumière qui ne m’ont pas été donnés (la fée qui n’était pas invitée). Cela me dessèche et me tue. Il me faut agir et vaincre ou perdre.

Dimanche soir [26 décembre 1948] Oh, comme ce temps, depuis ton départ a été merveilleu‑ sement lourd à porter, mon chéri. Lourd, plein, étonnant. Je t’aime et je le découvre petit à petit, minute après minute, dans un long émerveillement. Tu ne peux pas savoir ; comme une toute jeune fille. Tout amoureuse. Le bonheur, mon 98 Décembre 1948 amour, le voilà le bonheur, venu on ne sait pas comment comme une grâce, par miracle. Depuis peu, tu sais ? Et ne me demande pas pourquoi ni comment. Je ne sais pas. Je sais qu’il est là avec toi, qui m’entoure et me remplit, dans ce coin où tu as laissé toute ta chaleur. Rien ne compte plus entre toi et moi ; rien ni personne au monde et si tu vis et si je vis nous serons à jamais nous, malgré le temps et les distances, et les idées et les autres, et la bonne et la mauvaise santé. Si tu vis… Oh mon amour, il m’est venu hier soir l’idée que tu pouvais mourir et, je te jure, pendant un instant je n’ai plus été. C’est cela que je voulais et c’est cela qui m’était difficile à atteindre. C’est venu tout bonnement tout simplement, comme ça, et c’est là, depuis quelques heures. Je prie, oh oui !, je prie pour toi, de toutes mes forces de toute mon âme pour nous et pour que cela reste toujours là, en moi. Je ne devrais pas te parler de tout cela. Je t’ennuie, peut-être, en ce moment, mais, tu comprends ? Il fallait que tu saches et que je te le dise tout de suite, au cas où cela s’en irait. Même si tu es distrait par le malheur, dans ce même mal‑ heur, prends-moi fort contre toi, fort, très fort, et tiens-moi bien serrée. Je suis heureuse, mon amour, par toi. Il y a si longtemps que j’attendais. Je t’aime, je t’aime, je t’aime M.

Alors ?

44 – albert camus à maria casarès

Dimanche 22 heures [26 décembre 1948] Mauvaise journée. Je suis arrivé ce matin, sans avoir pu dormir. L’avion filait au milieu des étoiles, lentement. Au- dessus des Baléares, c’est la mer qui était pleine de constella‑ tions. Je pensais à toi. Et toute la journée dans une clinique, une vieille femme qui ne savait pas à quel point elle était Décembre 1948 99 proche de la mort1. Heureusement, il y avait ma mère, qui échappe à tout par la bonté et l’indifférence (c’est par elle que j’ai appris que ça allait très bien ensemble). Ce soir, j’ai voulu marcher dans la ville, vide comme toujours après 9 heures. Et puis la pluie d’ici, violente et brève. Dans la ville déserte, j’avais l’impression d’être aux confins du monde. Pourtant, c’est ma ville. En rentrant dans ma chambre (j’ha‑ bite l’hôtel) j’ai eu la bizarre impression que j’allais te trouver là et que quelque chose d’immense allait enfin commencer. Mais la chambre était vide et je me suis mis à t’écrire. Tu ne m’as pas quitté depuis hier, je ne t’ai jamais aimée avec tant de violence, dans le ciel de nuit, dans le petit matin sur l’aérodrome, dans cette ville où je suis maintenant étran‑ ger, dans la pluie sur le port… Te perdre, c’est me perdre aussi, voilà la réponse que je voulais te crier puisque tu me l’as demandée. Mais il faut dormir, je tombe de sommeil. Que du moins, je t’envoie la pensée de tout un jour plein de toi. Je vais rester ici jusqu’à la prochaine opération, dans une dizaine de jours. Écris-moi, ne me laisse pas seul. J’étais poursuivi par de mauvaises pensées, un pressentiment, à certains moments j’étais découragé. Ô mon chéri, que j’ai besoin de toi. Mais il y avait aussi une longue douceur à te porter ainsi, comme il y en a une ce soir aussi à mourir de sommeil et de tendresse. Je t’embrasse, mon amour, longuement, en te laissant respirer, bien sûr.

45 – albert camus à maria casarès

Lundi 10 heures [27 décembre 1948] J’aime mieux ne pas relire ce que je t’ai écrit hier, abruti de sommeil, et mélancolique comme les rues d’Alger sous la pluie. Ce matin, le soleil entre à flots dans ma chambre. J’ai dormi dix heures, sans un rêve, le sommeil d’après l’amour. Et il fait une magnifique journée sur la ville. Alger est la ville des matins, j’avais oublié cela.

1. Albert Camus s’est rendu en Algérie où sa tante maternelle Antoinette Acault a été opérée. 100 Décembre 1948

Aujourd’hui je vais déjeuner chez ma mère, dans le fau‑ bourg où j’ai passé toute ma jeunesse1. Comment s’est passé ton déjeuner d’hier ? Je donnerais toute une main (j’exagère) pour me promener ce matin avec toi, devant la mer, et pour t’apprendre à aimer ce que j’aime, sale fille des vents. Tiens, le soleil est sur mon papier et je trace ces mots au beau milieu d’une flaque d’or. (Hier, j’ai trouvé dans un livre cette définition du soleil : le féroce œil d’or de l’éternité. Mais c’est Rimbaud qui a raison, l’éternité, c’est la mer mêlée au soleil2. Tu vois, les matins d’Alger me rendent lyrique.) J’écris de plus en plus mal et de plus en plus petit. Ça doit vouloir dire quelque chose. Pourtant je me sens une force de plus en plus grande, un cœur tout neuf, le plus bel amour. J’attends patiemment. Ce soir, je penserai autrement sans doute. En attendant, j’ai la confiance la plus épaisse et la plus obstinée. C’est Gustave Doré qui disait qu’en ce qui concernait un art, il avait la patience d’un bœuf3. Ce matin je suis bœuf en amour (enfin, pas tout à fait…). M’as-tu écrit au moins ? Si patient que je sois, je bous à la pensée de ces heures et de ces jours perdus. Je ne pense pas sans un serrement de cœur à nos soirées devant le feu. Tu ne sauras pas l’entretenir en mon absence, c’est couru. Essaie quand même, et veille sur lui, au moins. Le genre Vestale te va très bien. Dans une semaine, je viendrais t’en‑ lever. Dans une semaine… me voilà moins patient. Écris longtemps, envoie un peu de toi dans cette ville qui t’attend, reste tournée vers moi, aime-moi comme le 24 à minuit et, si tu es en état de dépression, pardonne-moi d’être si vivant ce matin. Mais le soleil et toi… Je t’embrasse, mon amour, de toutes mes forces. AC

1. Le quartier de Belcourt, où la mère d’Albert Camus, avec ses enfants et leur grand- mère Sintès, s’installe en 1921 (93, rue de Lyon). 2. Arthur Rimbaud, « L’Éternité », dans Une saison en enfer : « Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité / C’est la mer allée / Avec le soleil », première et dernière strophe du poème. 3. Albert Camus reprend cette citation dans ses Carnets (II, Folio, 2013, p. 101) ; elle est issue d’une lettre de Van Gogh à son frère Théo, en date du 28 octobre 1883. Décembre 1948 101

46 – albert camus à maria casarès

Mardi [28 décembre 1948] Un mot seulement, ma chérie, pour que cette journée ne se finisse pas sans que je t’aie écrit. Il est tard et je suis curieusement fatigué, usé plutôt par toute une journée à rencontrer des souvenirs, le quartier où j’ai été élevé, des parents oubliés, un ami d’enfance avec qui je viens de dîner. Décidément, je reviendrai le moins souvent possible à Alger. Dans un sens, c’est excellent, tu pourras m’em‑ mener dans ta Bretagne prénatale1. Heureusement, il y a ma mère et je donnerais cher pour que tu la connaisses. Aujourd’hui, à déjeuner, j’avais tout le temps ton nom sur les lèvres. J’avais envie de lui parler de toi, de nous. Ce qui m’a retenu, c’est l’idée de la laisser en paix, de ne pas troubler ce cœur si pur et si bon. Et pourtant, j’aurais eu une sorte de délivrance à lui confier ma joie et ma peine. Elle est le seul être à qui j’ai envie de découvrir un peu de ce profond amour qui fait aujourd’hui toute ma vie. Je ne suis pas sûr qu’elle le comprenne. Mais je suis sûr qu’elle me comprendra, parce qu’elle m’aime. Je n’hésite pas à te dire ces choses, bien que je sache qu’elles réveilleront ce qu’il y a de douloureux en toi. Mais elles sont vraies et je ne puis te les cacher. Elles te diront aussi pourquoi je comprends cette part de toi sur laquelle tu te tais. Autant qu’on puisse partager une douleur, ta peine est la mienne, mon amour. Il fait une admirable journée. Mais j’ai seulement le désir de partir, de fuir d’ici et de te retrouver enfin. Je n’ai pas cessé de penser à toi, tu m’accompagnes même lorsque tu ne le veux pas. J’ai ta photo dans ma chambre, et je m’attendris à intervalles réguliers. Au-dehors, tout me rappelle notre vie, et je m’impatiente régulièrement aussi. J’espérais une lettre de toi aujourd’hui. Mais il est trop tôt et ma petite déception de ce soir, trouvant mon casier vide,

1. Albert Camus évoque ici Camaret-sur-Mer, dans le Finistère, où Maria et sa mère sont allées pour la première fois en 1937, retrouvant en ce lieu l’atmosphère atlantique de leur chère Galice. Voir ci-dessous, note 1, p. 657. 102 Décembre 1948 est bien stupide. Il me reste à t’imaginer, ce que j’essaie de faire. Très purement, d’ailleurs. Quitter la chair un mois, elle vous quittera six mois. C’est bien vrai. Mais ce qui m’effraie, c’est le septième mois. Toi ! Comme je t’attends. L’eau monte dans mon cœur. Bonsoir, mon amour.

Mercredi matin [29 décembre 1948] Une lettre de toi. Tu es merveilleuse d’avoir écrit si vite et de m’écrire ce que tu m’écris. Comme toujours je suis inquiet quand tu me donnes une trop grande joie. Tu me dis de ne pas demander le pourquoi, ni le comment. Mais naturellement, c’est le pourquoi et le comment que j’ai envie de demander. Tu vois, je suis un incorrigible imbé‑ cile. Mais cela ne m’empêche pas de savourer au fond de moi un immense bonheur, semblable au tien. Mon chéri, dis-moi aussi ce que tout cela signifie, s’il s’agit d’un som‑ met comme on les atteint parfois, ou si cela doit durer. Les jours ici se traînent et ils ne vivent que par toi et l’attente où je suis. J’ai besoin que tu me parles avec abandon. Nous sommes arrivés à un point où rien ne peut nous séparer, où nous consentons enfin l’un à l’autre. J’ai toujours désiré, et violemment, d’être livré à toi, avec mes défauts et mes qualités, totalement. Aujourd’hui tu es le seul être à qui je puisse et je veuille ouvrir tout mon cœur. Chaque geste, chaque cri, venus de toi me donnent ainsi une joie presque douloureuse : il me semble alors que toi aussi te livres à moi. Écris, mon amour. Parle-moi comme si nous étions lèvres à lèvres. Je t’attends et je t’aime. AC

47 – maria casarès à albert camus

Mardi, non jeudi 30 [décembre 1948] Je ne sais même plus comment je vis. J’ai reçu ta première lettre. Tu m’aimes ! C’est sûr, car tu ne t’inquiéterais pas de mon état d’abattement ou Décembre 1948 103 d’enthousiasme à la lecture de tes lettres si tu ne m’aimais pas. Alors, sûre que tu m’aimes, que veux-tu que je souhaite d’autre ?! Eh bien, ne te tourmente pas. Je suis dans l’état qu’il faut pour rire de plaisir devant ta vitalité qu’Alger a l’air de pous‑ ser à l’extrême. Je suis dans l’état de t’aimer tant et si bien que tout ce qui me viendra de toi sera accueilli tel que tu l’as donné. Je suis heureuse, bien que pendant ces jours et ces lon‑ gues nuits où je ne peux pas arriver à m’endormir, je réflé‑ chisse fort et d’une manière pas toujours drôle. C’est là, d’ailleurs où je goûte ce nouveau bonheur, exempt de folie et d’aveuglement ; c’est là où je vois qu’il est vrai car rien ne peut en ce moment me pousser à une ivresse passagère. Non il est là, sérieux, clairvoyant et ferme et il me fait trembler d’étonnement, de crainte, d’espoir. Il m’apporte le trouble chaud et je me sens femme… ta femme ! Comment vas-tu ? Comment se passe ce mauvais séjour ? Quelle tournure cela prend[-il] ? As-tu du chagrin ? Et quand me reviens-tu ? Que c’est long, que c’est dur ! Pourquoi ces jours sans toi me paraissent bien plus longs que ceux que j’ai passés à Giverny, et pourquoi, enfin, un manque arrive-t‑il à me rendre heureuse ? Pourquoi, en partant, as-tu mis soudain une vie toute remuante en moi, comme un enfant que je porterais et dont je me sentirais si fière !? Pourquoi tout cela soudain, et non pas avant ou après – ou jamais ? Un miracle ? La grâce ? J’ai rêvé (pardonne). Je me suis rêvée agenouillée et tout en haut de l’autel de ma foi, parlait ta voix. Toi, dont je ne douterai jamais. Et pourtant, tout est contre nous, tout, je le sais plus que jamais et bien que je tourne et retourne le problème dans tous les sens, je n’arrive pas à trouver une solution. Et je recommence et voilà mes journées et mes nuits, depuis ton départ. Ah viens vite et tout au creux de tes grandes jambes, main‑ tenant que j’ai cette confiance illimitée en toi, en moi, en nous, peut-être m’apprendras-tu la confiance dans la vie ! Alors, tout se fera tout seul… Et je t’emmènerai au milieu 104 Décembre 1948 du vent, de la pluie battante, des rosaces des vagues dans l’odeur du varech, et je te ferai comprendre, « sale lacustre brûlé de soleil », je te ferai comprendre et aimer ce mouve‑ ment infini, tout mouillé, salé, où l’on ne peut vivre qu’au passé tellement l’instant est fugitif, inaccessible. Je t’aime. Écris-moi. Sans lui dire pourquoi, embrasse ta mère pour moi. Je t’aime, reviens-moi le plus vite possible et sois tran‑ quille, calme. Je suis tout près, tout près de toi, tout contre toi. Sage. Grave. Frémissante et… tiède ! Tiède aussi, je peux te le dire car étant bœuf. Bonne nuit. M.

48 – albert camus à maria casarès 1

[31 décembre 1948]

heureuse année suis avec toi, albert

49 – albert camus à maria casarès

Vendredi 10 heures [31 décembre 1948] Je viens de recevoir ton télégramme, mon chéri. Moi aussi je souhaite que ceci n’ait pas de fin. Et cette année com‑ mence dans le bonheur et la beauté, car tu ne m’as jamais tant donné. Bien qu’il y ait toujours une inquiétude au fond de mes plus grandes joies, il est bien vrai pourtant que cette fois je me laisse aller à toi, sans penser à rien qu’à ce bon‑ heur qui est maintenant entre nous. Est-il possible que nous puissions enfin nous appuyer l’un sur l’autre, vraiment ! Il me semble qu’alors il n’y aurait pas de limite à mes forces. Et, pour tout ce que je veux faire, j’ai besoin de forces sans limites. Tout ceci, qui m’émerveille, me paraît cependant naturel, après tout. Tu es ce que j’ai de plus intérieur, c’est à toi que je me réfère, et avec toutes nos différences, nous sommes

1. Télégramme. Décembre 1948 105 si semblables, si fraternels et si complices (au beau sens du mot) que même les excès de la passion ou de la fureur n’arriveront pas à troubler un amour plus dur que nous. Simplement, il fallait le reconnaître. Et il faut continuer à le savoir. Quoi qu’il arrive, il y aura ce lac, si profond, que rien ne pourra le troubler vraiment. Je te dis tout cela très mal parce que je suis désorienté ici, bizarrement inapte, incapable de rien faire. Je crois que j’ai besoin de toi. Je ne suis même plus capable de t’écrire. Je rêve, souvent. Je rêve surtout de toi près de moi, et d’un temps où nous n’aurons plus à parler de cet amour. Oui, je voudrais n’en plus parler et qu’il devienne si intérieur à notre vie, si mêlé à nos respirations… aimer comme on res‑ pire, c’est cela. Et vivre et lutter ensemble, avec la certitude. Chérie, comme je te remercie pour ce que tu me donnes, et comme je voudrais étendre et fortifier ce bonheur que tu me dis éprouver… Mais je m’arrête. Heureuses années, mon amour ! Années ensemble, et que je ne meure pas loin de toi… J’ai une idiote envie de pleurer, mais c’est le trop-plein de la vie. Je te serre contre moi, très longtemps, Albert

1949

50 – maria casarès à albert camus

Samedi soir [1er janvier 1949] Me voilà, « consentante », et te parlant « lèvres à lèvres ». Seulement (j’ai envie de rire de bonheur) il y en a trop, et trop dense, et trop confus. Mais ne crains pas : toutes ces choses qui se bousculent en moi vieilles et nouvelles à la fois s’embrouillent et se confondent, mais je les sens fondantes de jus, pleines de sève et je ne peux pas imaginer qu’elles puissent tout d’un coup disparaître. Oh, j’ai peur, moi aussi, horriblement peur et si tu me voyais toute repliée sur moi-même, gardant, cachant même ce nouveau trésor que je viens de découvrir, je crois que tu sentirais mon immensité soudaine et que tu craindrais moins. D’ailleurs, il paraît que cela se voit. Mais j’ai peur – je ne sais pourquoi – et pour la première fois de ma vie je baisse les yeux quand on me regarde trop. Quant à savoir pourquoi ni comment, je t’attends, mon amour, pour l’éclairer à deux. Si tu m’accueilles tout au fond de toi comme tu vas le faire, je pourrai enfin être absolu‑ ment transparente. Pourtant tout va de même ; à travers un voile, je regarde tout et tous avec plus de sympathie, peut-être, j’aime davan‑ tage autour de moi, c’est tout. Quant à nous, j’en occupe ma vie et tout dans ma vie maintenant est amour. Un exemple, détail, indépendant à tout, pour te montrer : je me suis surprise à désirer avoir un enfant de toi et à te souhaiter près de moi pendant l’accouchement. 110 Janvier 1949

Oh non, ne te torture pas ! Je me suis bien vite sermonnée. Cela ne peut pas être et je n’en ai ressenti qu’un lourd mais très doux chagrin. Ne parle de rien à ta maman. Elle est trop loin et cela ne ferait que la tourmenter, t’aimant comme elle t’aime. Et surtout, par-dessus tout n’en parle à personne d’autre. J’ai peur. Attends et tu m’en parleras à moi, dédoublée. Personne au monde ne t’écoutera mieux. Mon amour, réfléchis bien. Oui, nous sommes arrivés au point où rien ne pourra jamais plus nous séparer, au consentement et à l’abandon mutuels, mais avant de nous y engager, réfléchis. Que jamais plus tu ne doives te repentir d’une légèreté comme tu l’as fait une fois. C’est tellement grave et nous avons tant et tant contre nous. Viens vite et tire-moi de cette angoisse qui me prend lorsque je reste seule avec nous. Viens vite. Je t’attends, tout étirée vers toi, et je prie, je prie, je prie. Je t’embrasse fort contre moi, je t’aime. M.

Écris-moi. Tu ne peux pas savoir le bonheur que m’apporte ta chère écriture. Elle est ton regard et un certain sourire. J’ai reçu tes roses. Je les attendais, mais elles ont rempli la maison tout d’un coup ; elles ont donné à ma chambre un air de fête. Beaucoup plus que je ne l’espérais.

51 – albert camus à maria casarès

1er janvier [1949] L’année commence sans que je puisse te serrer dans mes bras, mon amour, et jamais je n’ai senti si amèrement ton absence. Il est vrai que tu ne m’as pas écrit et que je m’in‑ terroge sur toi à perte de vue. S’il n’y avait pas eu ta lettre, ton télégramme, et l’espèce de choc qu’ils m’ont donné, je serais bien bas. Je souhaite que tu m’aies écrit depuis, et que je te retrouve. Janvier 1949 111

On opère ma tante1, pour la deuxième fois, mardi ou mer‑ credi. Je pourrai partir deux jours après. Je serai donc à Paris, au plus tard, à la fin de la semaine. L’avion voyage de nuit. Je serai très tôt à Orly et j’attendrai que tu sois réveillée pour aller te voir. Comme je serai ému dans l’ascenseur… Il me semble que je vais te rencontrer pour la première fois. As-tu pensé à moi, hier, à minuit. Moi j’y ai pensé de toutes mes forces, tendu vers toi, avec tout l’emportement de l’amour. J’ai dîné avec un de mes cousins, dans son club. Il y avait là une fille qui me cassait les pieds et qui, désespérant de recevoir mes propositions, a pris, si j’ose dire, le taureau par les cornes. Elle avait l’air de trouver inconcevable qu’un homme puisse préférer être seul, un réveillon de nouvel an. C’était inconcevable, d’ailleurs, et je n’avais pas du tout envie d’être seul. J’avais envie d’être avec toi. J’avais envie de sentir tes mains sur mes épaules. Finalement, j’ai pu décou‑ rager cette sœur de charité. Et à minuit, seul au bar, quand les lampes se sont éteintes, j’ai bu ma fine à l’eau avec toi, plein d’amour et de tristesse. Tu vois, c’était le genre senti‑ mental. Mais il y avait aussi une merveilleuse douceur à me sentir accompagné comme je l’étais. Et puis je suis rentré, sous un ciel plein d’étoiles énormes, et tiède. Si tu m’écris, raconte-moi ce que tu as fait pendant cette nuit, à des mil‑ liers de kilomètres, et seule, n’est-ce pas, comme je l’étais. Aujourd’hui les choses vont moins bien. J’ai hâte de ren‑ trer et de te retrouver. Il me semble que n’importe laquelle de ces heures qui fuient peut détruire ce que j’ai de plus cher au monde. Il me semble que Paris qui est aujourd’hui pour moi le port grouillant de vie où je voudrais m’enfouir peut devenir en une seconde, toi éloignée, une île déserte. Tout cela est stupide et n’a aucun sens. Mais je me sens de plus en plus mal ici et il faut absolument que je te retrouve, et moi-même en même temps. Jusqu’à mon départ en Amé‑ rique du Sud2, je veux quitter absolument le « monde » et ne vivre que de ce que tu es et de ce que je suis. Cette lettre est idiote. Mais peut-être y sentiras-tu quelque

1. Antoinette Acault. Voir ci-dessus, note 1, p. 99. 2. Le 30 juin 1949, Albert Camus s’embarque pour l’Amérique du Sud, où il va donner une série de conférences (sur la crise spirituelle du monde contemporain et sur le roman), à l’invitation de la Direction générale des relations culturelles du Quai d’Orsay. 112 Janvier 1949 chose de cet inlassable amour qui me fait vivre enfin. Écris, veux-tu, pour que je sois délivré, et moins embarrassé dans mes inquiétudes. Et d’ici là garde moi près de toi, devant ce feu auquel je pense. Je t’embrasse et je t’attends. A.

52 – albert camus à maria casarès

2 janvier [1949] Je t’attends. J’attends ta lettre. Et jamais comme ce soir je n’ai senti le vide que je promène quand tu n’es pas là. Rien, rien n’a plus de sens pour moi. Et où que j’aille dans ce pays où j’ai laissé tant de moi-même (suppose que tu aies vécu en Espagne jusqu’à vingt ans et que tu y retournes) je m’y trouve en spectateur, détaché, distrait et incapable de rien donner de moi-même. Je ne sais plus vivre.

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Lundi soir [3 janvier 1949] Heureusement, mon chéri, qu’en rentrant ce soir j’ai trouvé tes deux lettres (celles du 31 et du 1er) pour mettre un peu de chaleur dans mon cœur. Jusqu’à ce jour je suis restée exilée, loin du « monde », mais hélas !, aujourd’hui j’ai dû m’y rendre pour faire une radio dans l’après-midi et jouer le soir. Et en quelques heures ils se sont tous arrangés pour me faire du mal de toutes les manières. Il n’y a que le public de L’État de siège qui ait été gentil ; mais les autres… ils auraient découvert mon bonheur et ils se seraient tous donné la main pour le détruire, ils n’au‑ raient pas mieux fait. Enfin ! Encore deux jours de radio et puis, la tranquillité, le calme jusqu’au 14 (nouvelle représentation) et… toi. Oh oui ! Toi. Si tu savais comme j’ai de la langueur, de la nostalgie de ta présence et comme je me sens seule ! Ce soir, mon chéri, je voudrais tant pleurer contre toi, avec toi. Je voudrais tant me recroqueviller en toi. Toute petite. Me Janvier 1949 113 voilà toute petite et seule sans toi. Et humiliée, affreusement humiliée. Mais laissons. La nuit du réveillon, je n’étais pas seule. J’ai passé la soi‑ rée jusqu’à minuit et quart chez mon père avec lui et Pitou. Il y avait la radio. Radio Espagne. Et en attendant les douze coups de l’horloge du ministère de l’Intérieur (Puerta del Sol), nous avons subi un discours de Franco, d’abord, et puis, pour me remettre à bien avec le ciel, La Vie en rose, chantée par Édith Piaf. J’étais sentimentale, mais heureuse, patiente et bonne, réconciliée. Papa était très fatigué ce soir-là et j’ai fait de mon mieux pour le distraire. Dans tout cela, pas une seconde, tu ne m’as quittée, et lorsque minuit est arrivé je me suis tellement concentrée pour bien vouloir mes vœux que je me suis embrouillée avec mes raisins, et j’en ai mangé seize au lieu de douze, on ne sait pas très bien comment, au grand désespoir de mon père qui craignait pour ma respira‑ tion et au milieu des éclats de rire de Mireille1 et d’Angèle. Quand j’ai fini, j’avais les yeux pleins de larmes et quelque chose qui les fit tous taire. Ensuite je suis rentrée dans mes appartements privés avec toi. Voilà mon réveillon. Oh vite vendredi ou samedi ! Comme le temps est long. Moi aussi, je me sens toute troublée à la pensée de te revoir, comme si quelque chose de très grave devait se passer. Toi, n’y pense pas trop. Tu serais peut-être déçu et ce serait ter‑ rible. Tu sais que maintenant je vais me montrer tout à fait celle que je suis ? Dis-moi, qui est cette femme « insistante » qui aurait tant voulu que tu réveillonnes avec elle ? (sic). Je t’aime. Viens. Aide-moi à vivre bien. Protège-moi aussi. Abandonne-toi à moi et qu’il me soit possible de t’épauler à mon tour. Je me serre tout contre toi. M.

1. Mireille Dorion, voir ci-dessus, note 1, p. 82. 114 Janvier 1949

54 – albert camus à maria casarès

Lundi 3 [janvier 1949] Je n’ai reçu qu’aujourd’hui ta lettre de jeudi. Je savais bien que les fêtes et les congés de la poste y étaient pour quelque chose, mais ces derniers jours j’étais nerveux. Hier soir, rentrant ici, j’ai commencé à t’écrire une lettre un peu folle. Et puis j’ai pris le parti de me coucher et d’attendre. Pendant ce temps, ma récompense voyageait. Elle était là ce matin. Bien entendu, entre dimanche et jeudi, tu ne m’as pas écrit. Mais ce n’est pas trop pour arriver à bout d’une lettre qui m’apporte tant de joie. Il y a des choses que tu écris, quelquefois sans bien le savoir, et qui font plus pour mon amour que toute la grâce du ciel. Mais je t’écris très vite pour te dire ceci. La seconde opé‑ ration est reculée d’une semaine au moins et je vais partir sans l’attendre. Le docteur m’assure qu’elle réussira, c’est- à-dire que la malheureuse aura deux ou trois ans de sursis. Tout ce qu’elle désirait était de me voir et elle-même m’en‑ courage à partir (elle ignore ce qu’elle a). Je vais essayer d’avoir des places et il se peut que j’arrive en même temps que cette lettre. Je te téléphonerai, au cas où tu aurais l’idée d’aller ce jour-là sur l’océan. À la vérité, je ne tiens plus en place ici, je bous et je n’ai qu’une idée : toi. Je rentre avec des projets fermes : nous, d’abord, et mon travail ensuite. Il faut qu’avant mai, j’aie fini ma pièce et mon essai1. Aide-moi en cela. Tu le peux en me rappelant à l’ordre, en me bousculant quand je me laisserai aller à la dispersion. Je veux me retirer de tout, sauf de cela, pour le temps qu’il faudra. Je t’aime. Belle et grave ! Comme je voudrais te voir en ce moment. Je pense à toi dans ce film où je t’ai tant aimée : le plus beau des visages, une âme visible, la souf‑ france… oui, que tu étais belle ! Comme tu sais l’être, parfois, avec moi, à cette pointe du temps où il n’y a ni bonheur, ni malheur, mais seulement l’amour et son

1. L’Homme révolté, qui ne paraît chez Gallimard que le 2 novembre 1951. Février 1949 115 silence. Comme ces plages que tu aimes et où le ciel n’en finit pas. Je t’aime. Voici, je l’espère, ma dernière lettre. Nous allons vivre l’un de l’autre. Quelle force et quel bonheur je me sens désormais. Et comme je t’embrasserai, bientôt. A.

Je penserai à toi, tout ce soir, pendant la représentation mensuelle de L’État de siège1. J’ai lu les journaux ici que ledit Siège allait être remplacé par une pièce de Marcel Achard. J’espère qu’on maintiendra une représentation trimestrielle.

55 – albert camus à maria casarès 2 5 janvier 1949 jeudi sauf mauvais temps. albert.

56 – albert camus à maria casarès 3

[mi-janvier 1949] Merci, mon amour, d’avoir été ma Victoire4 jusqu’au bout, si merveilleusement !

57 – maria casarès à albert camus 5

[mi-février 1949]

[au verso :] Mademoiselle Maria Casarès prie Mr. Albert Camus de bien vouloir l’honorer de sa présence à l’occasion de la « Pendaison de la crémaillère ».

1. L’État de siège est un échec ; la critique est mauvaise et la fréquentation n’est pas à la hauteur des attentes. 2. Télégramme. 3. Carte de visite marquant probablement la fin des représentations de L’État de siège, créé le 27 octobre 1948 et joué à vingt-trois reprises. 4. Maria joue le rôle de Victoria dans L’État de siège. 5. Carte de visite au nom du père de Maria Casarès. 116 Février 1949

[au recto :]

qui aura lieu chez elle 148 rue de Vaugirard 7e étage.

santiago casares quiroga le lundi 21 février à partir de 19 heures (strictement per‑ sonnel). Tenue de ville.

58 – albert camus à maria casarès 1

[21 février 1949] Ce sont les roses-crémaillères. A.

59 – albert camus à maria casarès

Lundi 10 heures [7 mars 1949] Mon cher amour, Depuis samedi soir je promène de mauvaises idées et d’encore plus mauvaises images. Hier matin, je voulais te téléphoner du Bourget2. Mais il était dix heures et j’ai craint de te réveiller. Hier soir, je voulais t’écrire en rentrant. Mais il était tard, j’étais fatigué et j’ai craint de donner trop de place à la lamentation. Je souhaite que tu sois près de moi, par le cœur, en ce moment, voilà tout ce qu’il vaut la peine, après tout, de dire. Et le mieux est de te faire un rapport de mon petit voyage. C’est une lettre qui restera sans réponse et qui peut heu‑ reusement se priver d’être personnelle. Eh ! bien voilà ! J’ai trouvé Londres sous la neige et absolument déserte, c’était dimanche. J’étais attendu par Dadelsen3 qui est un vieux copain et par le metteur en scène accompagné de ses deux

1. Bristol, sous enveloppe. 2. Albert Camus s’envole pour Londres afin d’y assister aux répétitions de Caligula. 3. Albert Camus fait la connaissance de Jean-Paul de Dadelsen (1913‑1957) en 1941 à Oran, où il est alors enseignant. Poète et traducteur, ce brillant agrégé germaniste s’engage en 1942 comme officier auprès des Forces françaises libres ; il devient ensuite correspon- dant de Combat à Londres et tient des chroniques régulières à la BBC. Albert Camus s’attachera à faire connaître sa poésie, engageant la réunion posthume de ses poèmes chez Gallimard (Jonas, 1962). Mars 1949 117 interprètes, une Cæsonia comestible, et un Caligula dont j’ai constaté accessoirement qu’il ressemblait à un marchand de crèmes glacées (tu sais, derrière les petites voitures). Sur ce, restaurant grec, où nous nous jetons sur la cuisine grecque, qui est mauvaise, préparée à la façon anglaise, qui est pire. Je vais à l’hôtel, convenable, pour reposer mon estomac supplicié. Je pensais avec nostalgie au Granada dont le chef est un virtuose, comparé aux empoisonneurs de Londres. Et puis, répétition. Le théâtre est comme qui dirait à la Villette. Mais il est d’avant-garde, ce qui sauve tout. Là, j’ai eu quelques surprises. Scipion avait une malfor‑ mation de la colonne vertébrale qui lui donnait l’air retardé. Le vieux sénateur était paralysé d’une main. Cherea portait une toge cerise. Cæsonia une robe Folies-Bergère qui lui découvrait les jambes en transparence, jusqu’au delta des délices (disent les Mille et Une Nuits). Il y avait sur la scène une statue en pied de Périclès, qui cherchait dans les deux trois mètres et une glace ovale, venue de Barbès, dans le style métro. Là-dessus, beaucoup de draperies. La Rome des Césars s’était meublée et habillée à la porte de Saint-Ouen. On commence et je commence à comprendre que tout se tenait. Caligula, s’il ne vendait pas de crèmes dans le civil, devait être marchand de brochettes sur le boulevard des chasseurs à Oran, représentant en brosses boulevard Voltaire ou guide spécial dans le Barrio Chino. L’empereur byronien m’arrive à l’épaule, il a le cheveu bouclé et gras, la peau visiblement suante, et des avantages du côté du ventre. C’est Néron, après un repas à l’antique. Il a du feu, mais pas de style. Il joue d’instinct, comme on dit, ce qui signifie qu’il ne comprend pas un mot à son texte. Avec ça, comme il est grec, un accent dont Dadelsen me dit qu’il est surprenant. À partir de là, je croyais être résigné à tout. Quelle naï‑ veté ! Je n’avais pas prévu les ballets. Car il y a des ballets. Lorsque Caligula emmène la femme de Mucius, parce que la nature l’y pousse, trois danseurs, moitié abyssins, moi‑ tié franciscains, miment l’amour sur la scène, choisissent trente-deux positions, se prennent par les cuisses et, le dos tourné, se frottent les croupions l’un contre l’autre. Au deuxième acte, Caligula en Vénus danse un ballet avec les 118 Juin 1949 mêmes fantassins (imagine le marchand de beignets dan‑ sant avec de faux seins) et se fait prendre les fesses par l’ho‑ norable compagnie. Ce coup m’ayant achevé, je suis allé me filer un scotch. Mais ce n’était plus l’heure et il n’y avait que du café que j’ai bu pour oublier et qui m’a empêché de dormir une partie de la nuit. Pour m’achever, on m’a retraîné au restaurant grec, ce qui m’a empêché de dormir l’autre partie de la nuit. J’ai dormi une heure, rêvant de monstrueux ballets où je figurais avec le roi George VI. Le plus fort est que mardi soir une salle d’ambassadeurs et de femmes du monde est convoquée pour assister à ces audaces bien françaises et se faire une idée du théâtre de Paris. J’y serai, ne rêvant que d’une chose, disparaître, jusqu’à l’heure de l’avion. Je rêve d’autre chose, naturellement, mais j’attends mon retour pour te le dire : Mon rapport est fini. Chaque fois que je te quitte, j’ai une angoisse et un tremblement au fond du cœur. Où es-tu ? Où es-tu, mon amour ? Tu m’at‑ tends, n’est-ce pas, comme je t’attends, avec la même forte et longue fidélité, avec crainte et certitude. Il y a une mer entre nous depuis dimanche. Mais c’est vraiment comme si je t’avais emmenée avec moi, tu ne m’as pas quitté. À mercredi, ma chérie. À bientôt, port, pâture, prairie, pain, pirogue… Je t’embrasse, je te serre contre moi… A.

J’habite Basil Street Hotel. Knightsbridge London. Mais tu n’auras pas le temps de m’écrire. J’arrive.

60 – maria casarès à albert camus

[21 juin 1949] Pardonne-moi. Pardonne-moi, mon chéri. Ton beau visage fatigué. Dors, dors en paix. Tu peux être en paix, tu en as le droit. Pardonne-moi d’avoir été méchante. Si méchante… com‑ ment se peut-il ? Avec toi, ma vie ? Mais je t’aime tant. Je suis si peu habituée à aimer de cette Juin 1949 119 manière. Je suis si dépassée par cette rage tour à tour douce et violente qui s’empare de moi chaque jour davantage pour m’entraîner… où ? J’en ai presque peur. Si tu me manquais tout à coup, si tu venais à disparaître, si je devais vivre avec l’idée que tu n’es plus, qu’arriverait-il ? Ce soir j’y pense sans cesse et un tel vertige me prend que, si cela ne devait pas te réveiller, je crois que je m’habillerais et je partirais tout droit chez toi ; car tu es le seul à pouvoir m’apaiser. Mon amour, cette semaine qui vient. Ces jours qui vont s’écouler sans toi. Ces mois où tu ne seras pas là pour mon calme et mon espoir. Ah que c’est dur ! Garde-toi. Garde-toi bien. Dans la joie ou dans la peine mais toujours heureuse par toi, j’ai tant besoin de ta pré‑ sence, des sourires, des rires que tu m’apportes, de la confiance que tu m’apportes, du chagrin et de la colère que tu m’apportes. Oh oui, maintenant je sais plus que jamais comment, à quel point je t’aime. Je connais enfin cet amour qui dépasse la mesure de deux êtres et qui enferme en lui toutes les richesses et toutes les misères de l’Univers. Je le pressentais, je l’avais même côtoyé ; mais aujourd’hui il est là, bien là, existant ; on pourrait le toucher. Et j’ai peur, tout à coup. Je peux te le dire à toi, à mon ami (aussi), j’ai affreusement peur. J’essaie même de lutter, de me débattre comme si j’avais été prise dans un piège. Il y a quelque chose en moi qui se révolte, qui refuse, qui ne veut pas s’abandonner. Écoute-moi. J’ai aimé, je suis sûre que j’ai aimé mais jamais, jamais je n’ai donné plus que je ne le voulais. Et maintenant, au moment où il est trop tard pour tout offrir puisque tu ne peux pas tout accepter, puisque tu n’as rien à en faire, me voilà, malgré moi, tout ouverte, sans défense, sans calcul. Voilà le piège qu’on m’avait destiné, et c’est peut-être contre lui que quelque chose en moi veut se rebel‑ ler. Ou peut-être un certain goût de solitude. Mais non, tu me la donnes aussi la solitude et tu me donnes aussi la liberté. Je ne sais pas et je ne veux pas chercher. À quoi bon ? Cela ne sert à rien et tout est perdu (ou gagné ?) d’avance. Des comment et pourquoi qui s’écroulent à la 120 Juin 1949 seule idée que tu vas partir, que tu vas peut-être rire ou souffrir… souffrir surtout, loin de moi, et que je ne serai pas là pour essayer tout maladroitement de te regarder avec amour. Ah que j’ai mal ! Mais pourquoi ai-je si mal ? Deux mois et demi passent assez rapidement et après, tu seras là, à portée de la main, presque. Chéri ! Sens-tu ma vie battre en toi ? Est-ce que je peux espérer t’apporter de la douceur, de la plénitude, des forces nouvelles ? Si tu savais… Quel abominable Dieu a mis entre deux êtres qui s’aiment tant et qui sont si près l’un de l’autre, cet infini qu’on n’est jamais sûr de combler ? Pour‑ quoi ne m’est-il pas permis de savoir si l’immense tendresse qui gonfle mon cœur ce soir t’atteint, t’entoure et te berce ce soir pour rendre ton sommeil aussi bon, aussi calme, aussi doux que celui de la mort d’un saint ? Pourquoi nous laisser toujours crier sans voix et gesticuler dans la nuit ? Pourquoi ? Pour qui ? Mais pour l’autre, peut-être. Pour toi. Pour pouvoir, pour savoir te retrouver sur cette terre, car comment t’aurais-je reconnu si tu n’étais pas le seul avec lequel je suis sûre de me retrouver dans la solitude, au-delà de ta solitude et de la mienne, dans la connaissance que tu as de moi et dans celle que j’ai eue de toi instinctivement, du premier coup. Ah oui, c’est cela ! Je me rends compte maintenant com‑ bien je me suis toujours sentie près de toi, pendant tes heures de désespoir et d’isolement. Je te retrouvais si bien, si facilement là, et tout d’un coup j’avais une sorte de pres‑ sentiment de l’univers, tout d’un coup il me semblait que le cercle se fermait par nous, autour de nous et tout devenait clair. Ce n’était même pas une vision, mais une sorte d’illu‑ sion d’éclair, si bonne, si complète, si pleine… Tu vas me croire folle ou idiote quand tu liras demain cette lettre. Bien sûr. Seulement, j’avais le cœur trop lourd ce soir pour me coucher sans te parler et j’ai pensé que si je te racontais ce qui me passerait par la tête, ça irait mieux. Ça va mieux, en effet. Bien mieux. Ne ris pas trop. Je t’assure que je voulais simplement te dire mon amour et que je ne savais pas très bien m’y prendre ; alors j’ai décidé de te dire ce qui me passerait par la tête… Oui. Penser à haute voix avec toi. Je n’ai jamais Juin 1949 121 osé le faire en ta présence pour ne pas t’embêter. Mais dorénavant, jusqu’au mois d’août qu’est-ce que je vais m’en payer, sur mon livre de bord !… Et dire que tu seras obligé de le lire, ça me fait rire ! Allons, mon chéri je te quitte en t’embrassant comme tu vas voir dans un instant… M.V.

61 – maria casarès à albert camus

Paris le 23 [juin 1949] soir Ce n’est pas la première fois que je t’écris depuis ton départ et je t’ai déjà raconté bien des choses, mais tu ne les sau‑ ras que… si tard. J’ai eu du courage, beaucoup de courage jusqu’au soir. Pitou et moi avons beaucoup marché quand tu nous as quittées et j’avais encore du courage. J’étais bel et bien anéantie, endormie au milieu d’une coquille que je m’étais construite pour ne pas fléchir. En rentrant seule‑ ment, tout a failli craquer. Mais j’ai tenu encore, encore, jusqu’à mon lit – là, tout s’est écroulé soudainement et cela a duré très longtemps. Ce matin, je me suis réveillée toujours en « état de mort », dans l’abstrait, dans le rien mais peu à peu, tout me rame‑ nant à toi, j’ai vécu un peu, par à-coups, par pincements. Je suis restée longuement couchée au soleil. Je ne sais pourquoi je n’ai pas cessé de penser à Verdelot1. Le soleil et le balcon, peut-être, et toi, parti. Verdelot. Se peut-il que tu n’aies pas compris avec ton cœur aussi ? Pourtant il y a quelque chose de vrai dans ta désillusion ; quelque chose qui n’arriverait plus maintenant et c’est que, tout en agis‑ sant de même, il y avait à ce moment-là dans ma décision, dans mon acceptation de ne pas te rejoindre, un souffle de frivolité qui n’existerait plus aujourd’hui. La part d’insou‑ ciance que je baptisais « d’amour du mythe » ne veut plus rien dire maintenant.

1. Référence à la « rupture » de 1944, voir ci-dessus, p. 19. Maria Casarès n’avait pas voulu rejoindre Albert Camus, qui s’était mis à l’abri chez Brice Parain à Verdelot (Seine- et-Marne) suite à la dénonciation du réseau Combat. 122 Juin 1949

Ta présence, toi, ton corps, tes mains, ton beau visage, ton sourire, tes merveilleux yeux tout clairs, ta voix, ta présence contre moi, ta tête dans mon cou, tes bras autour de moi, voilà tout ce dont j’ai besoin maintenant. Quelque chose de toi, ton petit mot reçu ce soir, ah qu’il m’a causé de la joie et de la peine, et je l’ai embrassé sans savoir pourquoi, sans littérature, sans romantisme, presque avec désir parce qu’il venait de toi et que je pouvais le ­toucher. Cependant, mon chéri, j’essaye de m’armer de courage et de patience – je crois que le mois le plus dur sera le mois de juillet. Ce sera le premier, où l’espoir est encore difficile à admettre et où je n’aurai rien de toi, mais je t’assure, je me tendrai tout entière pour espérer la première lettre. Cela fera passer le temps. Quant à la peine, elle est bonne, ne t’inquiète pas. Moi, si pauvre, si misérable en ce moment, avec rien de toi, pas même tes choses, tes amis, rien, je me sens trop riche de tout cet amour que tu m’as laissé en charge, si riche et si lourde que j’étouffe et meurs en attendant le moment où tu viendras me libérer. Peut-être, à ton retour, me trouveras-tu endormie, habituée à la mort, et inanimée. Auras-tu assez de forces en toi pour me réveiller ? Pourras-tu encore être mon Prince charmant ? En attendant n’oublie pas que ton retour m’est nécessaire et reviens-moi, paisible, sain, reposé, heureux. Soigne-toi bien mon amour. Soigne-toi comme jamais tu ne l’as fait. C’est la plus grande preuve d’amour que tu puisses me don‑ ner. Tu vois ? Je n’avais pas faim aujourd’hui et si, à midi, je n’ai pas pu avaler un morceau (il m’arrive aussi de sauter un repas), le soir je me suis grondée et j’ai mangé conve‑ nablement. Maintenant il est tard et je vais aller me coucher ; mais il m’est si difficile de te quitter. Il y a longtemps que je te parle (voir journal), mais l’idée que c’est la dernière lettre avant le mur, avant la solitude, me déchire à un point… Quoi faire pour te faire entendre mon cri d’amour et pour qu’il résonne en écho dans tout mon océan jusqu’au moment où tu sauteras de l’autre côté pour revenir vite à moi dans ta chère écriture. Juin 1949 123

Ne m’oublie pas – ne m’oublie jamais. Vis tant que tu voudras mais une vie qui ne sera pas tienne. J’ai confiance, mon amour, une confiance totale en toi, rien qu’en toi. Je t’aime, M.

62 – albert camus à maria casarès

Vendredi [24 juin 1949] Mon chéri, Je suis arrivé hier soir à 18 heures1, après un voyage de douze heures, sans histoires. Simplement, mon cœur se ser‑ rait un peu plus à mesure que les villes défilaient. J’ai mal dormi, tourmenté par d’affreuses images. Et aujourd’hui je me sens au fond de toutes les détresses. Je vais essayer de réagir. Heureusement, il y a ce pays. Tu as tort d’en être jalouse. Ce que j’adore en lui c’est ce que j’aime en toi, une force à la fois sombre et claire, de brusques tendresses, des vignes noires, des soirs mystérieux et le cyprès, souple et droit comme toi. Aujourd’hui, le vent souffle. J’espère trouver un peu de paix sur la mer, pendant ces longs jours. Mais la vraie paix, je sais où je la trouverai – contre toi, seuls au monde, avec l’éternité de l’amour. Du moins, je veux retrouver pendant ces mois les forces dont j’ai besoin pour faire triompher cet amour. Et je m’y appli‑ querai de toutes mes forces. En attendant je pense à toi, à Paris, et aussi à ces jours heureux dont le souvenir ne me quitte pas. Ce sont eux qui m’aident à vivre, à continuer, et à t’attendre. Je vis d’eux. Tout le reste n’est que bruit et tourment, comme ces jours de folie où nous nous sommes déchirés et dont je suis sorti hagard, comme couvert de plaies. Écris-moi – plus longuement que je n’en ai la force aujourd’hui. Aime-moi, aime-moi contre le monde entier, contre toi et moi – c’est ainsi que je t’aime. J’ai une telle soif de toi ! Et pour le moment cet amour n’est que brûlure et

1. En compagnie de Robert Jaussaud, Albert Camus fait le trajet en voiture de Paris à l’Isle-sur-Sorgue, où il rejoint sa femme et ses enfants installés au domaine de Palerme. 124 Juin 1949 emportement. Mais les heures de la tendresse reviendront, mon chéri. Et il faut qu’elle dure toujours, maintenant. Je t’embrasse, je t’embrasse, mon amour et je commence à t’attendre, avec angoisse, avec ferveur – mais avec tout moi-même, A.

63 – albert camus à maria casarès

Dimanche [26 juin 1949] Mon amour, Deux jours encore, et qui me rapprochent de cette cou‑ pure que je ne peux imaginer1. Deux jours difficiles cou‑ pés de nuits malheureuses pleines de mauvaises images. J’étouffe, littéralement. Des phrases de toi qui me pour‑ suivent encore, l’angoisse du départ, le mensonge surtout – car c’est une vie mensongère que celle-ci et je voudrais crier, quelquefois. Heureusement hier, au plus mauvais moment, il y a eu ta lettre. Et j’ai été soulevé par l’amour, la tendresse, la grati‑ tude que j’ai pour toi. Oui, il faut du courage et de la force. Ne meurs pas, ne laisse pas mourir cette flamme qui est en toi. J’essaierai de reprendre haleine là-bas, et feu, et force – et je reviendrai avec l’énergie qu’il faut pour que nous restions à la hauteur de ce que nous sommes. Ce retour, mon chéri, toi et ton visage. Ton corps… je me ronge de désir à certaines minutes. Mais c’est un désir qui ne s’arrête pas seulement à jouir de toi, il va plus loin, vers ce qu’il y a de plus secret et de plus grand en toi, et dont j’ai une soif perpétuelle. Jusqu’à ce matin, en tout cas, ta lettre m’a porté. Mais ce matin, j’ai pensé que c’était la dernière que je lirais de toi avant de longues semaines. Et j’étais désemparé. Privé de toi, je suis sans direction. Il faut pourtant que je sur‑ monte cette affreuse dépression. La mer m’y aidera. J’ai un peu honte de moi, à me sentir si lâche et si veule. Tu me

1. Albert Camus embarque le 30 juin, de Marseille, pour sa tournée de conférences en Amérique du Sud, où il séjourne, en itinérant, jusqu’au 31 août 1949. Juin 1949 125 retrouveras mieux armé, pour toi et pour moi. Mais j’aime mieux ne pas parler à nouveau de ce retour. Mon amour chéri, je pense à ton visage de bonheur : voilà ma vraie force, et mon espoir. Veille sur nous fais-toi belle, claire, forte. Prépare-toi pour le bonheur, c’est le seul devoir que nous ayons. Et ne me rejette plus jamais. Consens à moi, non pas comme on consent à un destin surhumain, mais comme on consent à un homme, avec ses grandeurs et ses faiblesses. Attends-moi, je remets tout, moi-même, notre amour, entre tes mains pendant cette absence – avec la plus aveugle des confiances. Je t’embrasse désespérément, sans pouvoir m’arracher de toi, ni de la terre où tu respires. À bientôt, à très bientôt, mon amour. A

Lundi [27 juin 1949] Au dernier moment, un mot rapide pour te dire une nou‑ velle qui est bonne. Le bateau fait escale à Dakar vers le 6 juillet. Tu peux m’y écrire à l’adresse suivante : A.C., à bord du vapeur français Campana, aux bons soins de la Société des Messageries du Sénégal, 35 boulevard Pinet Laprade, Dakar. Calcule le délai par avion et envoie-moi une longue, très longue lettre qui puisse remplir les quinze jours de silence qui suivront. Je pourrais aussi t’écrire très probablement. Ne tiens pas compte des lettres folles que je t’écris – sinon pour l’amour qu’elles contiennent. À bord, je serai malheu‑ reux d’une façon plus digne – et je t’écrirai mieux. Au revoir, mon amour. Je barre ce qui précède et qui ne signifie rien sur le papier. C’est ta présence qu’il me faut et que j’attends. 126 Juin 1949

64 – albert camus à maria casarès 1

[30 juin 1949]

je pars écris dakar veille sur nous je t’embrasse de toutes mes forces albert.

65 – maria casarès à albert camus

Jeudi 30 [juin 1949] (soir)

Mon chéri : Partout la même petite phrase : « Écris à Dakar – Écris à Dakar – Écris à Dakar ». Mon pauvre amour ! Le lendemain du jour où je t’ai envoyé la seule lettre que j’ai pu adresser à Avignon, j’ai appris que tu faisais escale à Dakar et qu’aux escales on peut correspondre. Je ne pouvais plus te joindre pour te prévenir et j’ai passé des jours à espérer que tu l’apprennes et que tu fasses le nécessaire. Je n’osais pas t’écrire crai‑ gnant que ton départ ne fût fixé pour le 28. Tu l’as appris à temps, c’est merveilleux, mais pourquoi cette insistance angoissée à me demander de t’écrire ? Que crains-tu ? Mon amour ! Tes lettres si déchirantes, si débordantes de fièvre et d’angoisse. Est-ce à cause de ce silence terrible qui m’est imposé ? Mais écoute donc ! Écoute bien. Ne bouge plus, et là, au milieu de cette mer immense qui t’entoure – ma mer – entend. J’aime trop cet océan pour qu’il puisse me trahir, pour qu’il puisse rester sourd à mon cri, et si tu te débarrasses de toutes ces pensées que j’ai, par malheur, provoquées en toi, si tu rejettes toutes les horribles visions dont j’ai peuplé ton imagination, si tu fermes tes oreilles aux vilaines phrases que j’ai prononcées, si, enfin, nu, tu te tournes vers cette eau où je me suis faite, tu m’entendras crier mon amour comme jamais je ne l’ai crié devant toi, près de toi. Ne te tourmente plus, mon chéri. Je connais trop l’enfer où mènent d’affreuses images pour supporter l’idée que tu puisses le vivre. Rejette tout cela loin de toi.

1. Télégramme. Juin 1949 127

N’ajoute pas une autre souffrance à la mienne, qui est déjà si lourde à porter. La mer est devant toi. Regarde comme elle est lourde, dense, riche, forte ; regarde comme elle vit, effrayante de puissance et d’énergie, et pense que, par toi, je suis un peu devenue comme elle. Pense que quand je me sens sûre de ton amour, je n’envie point la mer d’être si belle : je l’aime en sœur. S’il m’est arrivé de me sentir diminuée, misérable, stérile, c’est uniquement parce que je me suis mise à douter ; mais toi, m’aimant, toi, près de moi, ma vie est remplie, justifiée. C’est moi, mon chéri, moi seule, qui doit, pendant ces deux longs mois, revivifier mes forces pour qu’il ne m’arrive plus jamais de douter. Toi, tu dois seulement m’aimer, m’aimer beaucoup ; c’est tout ce qu’il me faut pour me sentir aussi grande, aussi vaste, aussi peuplée que cet océan, que l’uni‑ vers ; c’est tout ce qu’il faut aussi pour que mon visage ait cet air de bonheur que tu aimes. Notre triomphe, notre victoire est là et pas ailleurs. Depuis que tu es parti, je suis passée par bien des états. Tu les connaîtras tous, plus ou moins clairement, quand tu liras notre journal. Tous les soirs je t’écris et jamais, je crois, je n’ai parlé aussi sincèrement. J’ai eu des hauts et des bas ; j’en ai encore ; mais, à part une journée et quelques moments ici et là, au début de notre séparation, jamais plus les mauvaises idées ne m’ont effleurée. Par contre, je ne peux pas penser à ces longs jours qui viennent, qui passent, sans sentir physiquement mon cœur tomber, et il me paraît difficile d’en venir à bout. Je fais pourtant des efforts considérables car je ne peux pas me laisser aller à cet enlisement quand il y a toi, nous et l’après. Je dois réagir et je cherche les choses qui peuvent le mieux me faire sortir de cette torpeur maussade coupée d’an‑ goisses si violentes. Je ne peux évidemment pas supporter les gens et leur voisinage et je les fuis ou les rebute. Seule Pitou reste près de moi, fidèle. Je peux difficilement lire, bien que depuis deux jours, j’y arrive plus facilement, à ma grande joie. Alors, j’ai choisi mes amis : le soleil, l’air et l’eau. Quand je reste à la maison, 128 Juin 1949 je passe ma vie sur le balcon ; quand je décide de sortir, je fais des promenades sur les quais ou je pars avec Mireille à Joinville, nous louons une pirogue, nous remontons la Marne et nous passons des heures et des heures, sur l’eau, à dormir, à ramer, à nous baigner et à manger des sand‑ wichs. Je suis devenue acajou en peu de temps et lorsque je reviens d’une de ces randonnées, je ramène avec moi un flot de vie. Hélas ! Elle ne vient pas seule ; elle entraîne avec elle tout son cortège d’élans, de forces, de chaleurs, de désirs et alors… ! Quel étonnement pour moi de ne pas pouvoir dormir (ne ris pas !), et de tourner sans arrêt comme un fauve en cage ! Mais, mon chéri, c’est très fort ! Ça fait mal au creux du ventre ! Quelle drôle de chose ! Enfin ! Voilà ma vie, en gros. Quant aux projets, j’en suis toujours au même point. Orphée1 se fait ; mais je n’ai pas encore des détails sur le tournage. Pas de nouvelles d’Héber‑ tot, heureusement ! Papa va un peu mieux ces deux derniers jours ; le docteur doit venir lundi, et d’après ce qu’il conseil‑ lera, nous prendrons des décisions pour l’été. J’espère que dans ma prochaine lettre je pourrai être plus fixée. Ma prochaine lettre. Dire que tu ne la recevras que le 20, et encore !… Mon Dieu, est-ce une épreuve que tout cela ? Je ne sais pas mon amour, mais si c’en est une, elle s’avère bien suffisante : j’ai refusé aujourd’hui la tournée en Égypte. Advienne que pourra, moi, je ne peux plus, par ma propre volonté, m’infliger une nouvelle séparation de deux mois et demi ; le souffle me manque rien que d’y penser. Non ; ensemble, mon amour, près l’un de l’autre, toujours. Que nous réservera la vie ? Dieu seul le sait ; mais moi, je sais maintenant, que quoi qu’elle veuille nous offrir, je le vivrai toute tournée vers toi. À très bientôt, mon bel amour. Quand pourrai-je dire à très bientôt dans tes bras. Oh jamais, mon amour, jamais je n’ai aimé personne. Jamais je n’ai senti ce besoin insup‑ portable de la présence de quelqu’un, ce besoin de chaque

1. Le film écrit et réalisé par Jean Cocteau est tourné du 12 septembre au 16 novembre 1949 à Saint-Cyr-l’École, dans la vallée de Chevreuse et à Paris. Maria Casarès y interprète une Mort sans faux escortée par deux motocyclistes, aux côtés de Jean Marais (Orphée) et François Périer (Heurtebise). Il sort en salle le 29 septembre 1950, après une présentation à Cannes en mars. Juin 1949 129 minute. Ton corps contre moi, tes bras autour de moi, ton odeur, ton regard, ton sourire, ton visage – ton beau visage chéri que je peux décrire, détail par détail, et que pourtant je ne peux plus retrouver, car je ne peux plus, c’est abo‑ minable ! Il m’apparaît flou et il s’efface dans son propre mouvement. Quelle atroce torture ! Ah ! l’avoir là devant moi, et tout le reste sera rayé. À bientôt mon chéri, j’espère ta belle écriture serrée. Je m’arrache de toi brusquement, comme toujours ; je ne trouve pas assez de forces pour prolonger nos sépara‑ tions. Je t’aime. Vis. Sois le plus heureux possible. Tu es au milieu de la mer ; comme tu peux être heureux si tu le veux ! Je t’aime, mon chéri ; pardonne-moi pour toi, je crois en toi et je t’aime de toute mon âme. Je t’embrasse fort, fort. Me voici, gardant notre désir mieux que ma vie et déjà prête au bonheur terrible de t’avoir un jour contre moi. Va. Je suis près de toi, avec toi, et en ce moment j’exulte de l’exubérance de la mer en toi. Va, va ; tu as toute ma confiance. Garde-toi bien ; tu emportes avec toi tout mon espoir. À toi Maria

66 – albert camus à maria casarès

Mercredi 1er juin [sic] [1949] Le soir tombe, mon amour, et ce jour qui finit est le der‑ nier où je puisse encore respirer le même air que toi. Cette semaine a été affreuse et je pensais que je n’en sortirais pas. Maintenant, le départ est là. Et je me dis que je préfère encore la souffrance solitaire et la liberté de pleurer, si l’en‑ vie m’en prend. Je me dis aussi qu’il est temps de prendre ce qui vient avec la force qui en viendra à bout. Ce qui rend tout difficile c’est ton silence et les paniques qu’il m’apporte. Je n’ai jamais pu supporter tes silences que ce soit celui-ci ou ces autres, avec ton front buté, et ton visage verrouillé, toute l’hostilité du monde rassemblée entre tes sourcils. Et aujourd’hui encore je t’imagine hostile, ou étrangère, ou détournée, ou niant obstinément cette vague qui m’emplit. 130 Juin 1949

Du moins je veux oublier cela pour quelques minutes et te parler encore avant de me taire pour de longs jours. Je remets tout entre tes mains. Je sais que pendant ces longues semaines il y aura des hauts et des bas. Sur les sommets, la vie emporte tout, dans les creux, la souf‑ france aveugle. Ce que je te demande c’est que vivante ou repliée, tu préserves l’avenir de notre amour. Ce que je souhaite, plus que la vie elle-même, c’est de te retrouver avec ton visage heureux, confiante, et décidée à vaincre avec moi. Quand tu recevras cette lettre, je serai déjà en mer. La seule chose qui me permettra de supporter cette séparation, et cette séparation dans la souffrance, c’est la confiance que j’ai désormais en toi. Chaque fois que je n’en pourrai plus, je m’abandonnerai à toi – sans une hési‑ tation, sans une question. Pour le reste, je vivrai comme je le pourrai. Attends-moi comme je t’attends. Ne te replie que si tu ne peux faire autrement. Vis, sois éclatante et curieuse, recherche ce qui est beau, lis ce que tu aimes et quand la pause viendra, tourne-toi vers moi qui serai toujours tourné vers toi. Je sais maintenant sur toi et sur moi beaucoup plus que je ne savais. C’est pourquoi je sais que te perdre c’est mourir d’une certaine manière. Je ne veux pas mourir et il faut aussi que tu sois heureuse sans être diminuée. Si dur, si terrible que soit le chemin qui nous attend, il faudra le prendre. Au revoir, mon amour, mon enfant chéri, au revoir, dure et douce, si douce quand tu le veux… Je t’aime sans regrets et sans réserves, d’un grand élan tout clair qui m’emplit tout entier. Je t’aime comme je me sens vivre, parfois, sur les sommets du monde, et je t’attends avec une obstination longue comme dix vies, une tendresse qui ne s’épuisera pas, le grand et lumineux désir que j’ai de toi, la soif terrible que j’ai de ton cœur. Je t’embrasse, je te serre contre moi. Au revoir, encore, ton absence m’est cruelle, mais tous les bonheurs du monde ne valent pas une souffrance avec toi. Quand j’aurai de nouveau tes mains sur mes épaules, je serai, en une seule fois, payé de tout. Je t’aime, j’attends, non plus victoire, mais espérance. Ah ! qu’il est difficile de te quitter, ton cher visage va s’enfoncer encore dans la nuit, Juillet 1949 131 mais je te retrouverai sur cet océan que tu aimes, à l’heure du soir quand le ciel a la couleur de tes yeux. Au revoir, j’ai le cœur plein de larmes, mais je sais que dans deux mois, la vraie vie commencera – que j’embrasse déjà sur ta bouche. A.

67 – albert camus à maria casarès

5 juillet [1949] Jusqu’à aujourd’hui je n’ai écrit que dans mon journal – mais je l’ai fait fidèlement, chaque soir, finissant ainsi la journée près de toi. Je n’y ai rien mis que le détail de chaque jour d’une vie monotone, mais je n’ai rien écrit que pour toi, dirigé vers toi, coloré par toi. Ce départ a été un arrache‑ ment et je n’aurais pas voulu t’écrire l’affreuse peine et la sorte de lâcheté où j’étais. Quand la terre s’est détachée de nous, et plus tard, après Gibraltar, quand les côtes de l’Es‑ pagne, et avec elles l’Europe, se sont éloignées, je n’étais que misère. Mais après-demain nous serons à Dakar et je pour‑ rai poster une lettre. Depuis deux jours nous sommes sur ton océan. Les eaux ne sont plus bleues mais vertes. À midi, sous un soleil vertical, rond et pâle dans une gangue de brumes, nous avons passé le « Tropique » et naviguant vers Dakar, j’ai pour la première fois l’impression d’aller un peu à ta rencontre, vers la lettre que j’espère. Ce long silence, cette ignorance déprimante vont cesser. Que ma lettre aussi t’apporte l’espoir et la vie, un amour grand comme cette mer inlassable qui m’accompagne depuis tant de jours, mon cri vers toi, chérie, et la confiance. Que je n’oublie pas ceci : ce n’est pas le 20 que j’arrive à Rio, mais le 15. Calcule les délais d’avion et écris, je t’en prie, pour que ta lettre m’at‑ tende et m’accompagne. Ainsi, nous n’aurons pas eu ces vingt jours de silence que je craignais tant. De mon côté, je t’écrirai aussitôt. Mais ai-je besoin de te le dire ! La vie à bord est monotone, tu t’en doutes. J’ai une cabine stricte et nue, mais j’aime ces cellules et ce dénuement. Je n’imagine pas la vie autrement, hors de ta présence. Je me lève à 7 heures. Je vais voir la mer du matin, je déjeune, je 132 Juillet 1949 prends un bain, je vais à la piscine (large de trois brasses, et de l’eau jusqu’au ventre) je me dore au soleil, puis je travaille. Je déjeune encore, regarde la mer de midi, dors un peu, travaille, dîne et finit la journée devant la mer. Le temps a été beau, la mer n’est montée que depuis Gibral‑ tar. J’aime cela, ces grands événements du bord : une voile de pêcheurs, ou une troupe de dauphins, libres et fiers. Le cinéma quelquefois : des navets américains que j’ai quittés au bout d’un quart d’heure. Et la conversation. Rassure-toi, nous ne sommes pas gâtés en jolies femmes. À ma table : un professeur de Sorbonne, un jeune Argentin, et une jeune femme qui va rejoindre son mari. On dit des riens, on sourit, et on se quitte. La jeune femme me fait des confidences. C’est que j’attire les confidences ce qui est bien malheureux quand les confidences sont aussi banales. J’ai fait ce que tu demandais : je me suis soigné. Les pre‑ miers jours, il suffisait que je m’étende dans la journée pour dormir. J’étais épuisé, dormant presque en mangeant. Mais les bains, le soleil, le sommeil, l’ennui du bord, ma sagesse aussi (pas d’alcool) et tout est rentré dans l’ordre. Je suis brun frais, habillé de clair, et je me dis que, peut-être, je te plairais en ce moment. Mais j’essaie de ne pas me le dire, j’ai le mal de ton absence. À chaque minute j’imagine ce que serait ce voyage si seulement tu étais là. Toi, la mer autour de nous, loin du monde et de ses cris, dans le mer‑ veilleux silence des nuits, et tout serait transfiguré. Mais cette imagination-là fait mal. Elle réveille le désir aussi, que, parfois, je voudrais étouffer en moi. En attendant, je suis là, devant cette mer qui m’aide, et elle seule, à tout supporter. Quand le jour point sur cette immensité, quand la lune met un fleuve laiteux qui roule vers le navire ses eaux épaisses, ou quand la mer du matin se couvre de crinière, là, seul sur le pont, j’ai mes rendez- vous avec toi. Et chaque jour mon cœur se gonfle comme l’océan lui-même, plein de cet amour tourmenté et heureux que je préfère à la vie entière. Tu es présente, docile, aban‑ donnée comme je le suis et je n’en peux plus d’aimer alors. Là-bas ce sera plus difficile. Mais tout ira vite chérie, un autre rendez-vous viendra. J’attends cette heure et tes lettres pour commencer. Juillet 1949 133

Écris-moi le détail, dis-moi ce que tu fais, ce que tu es, ce que tu penses. N’oublie pas ma confiance, et que ta confiance est la seule manière d’y répondre. Dis-moi tout, n’omets rien, même de ce qui peut me peiner. Il n’y a rien de toi que je ne puisse comprendre que mon cœur ne puisse accueillir. Je sais maintenant que je t’aimerai jusqu’à la fin, contre toute douleur. Je ne t’ai jamais jugée, ni détestée. Je n’ai jamais su que t’aimer, mais je l’ai fait avec toute ma force et mon expérience, avec ce que je sais et ce que j’ai appris. Il n’y a que moi que je déteste, parfois, lorsque je te vois malheureuse, ou hostile. Voilà ce que tu ne dois pas oublier. L’image que j’ai emportée de toi a traversé maintenant bien des douleurs et bien des joies. Elle ne changera plus. Ce cher visage est à moi, il est ce que j’aurais emporté, reçu de plus précieux dans cette vie. Attends-moi, mon amour, ma sauvage. Tu m’es présente, ce soir, comme jamais. J’étouffe de tant de pleurs qui me montent à la gorge en t’écrivant. Mais j’imagine ton sourire, je le vois aussi sur cette photographie devant moi et je me reprends à espérer – ce goût du bonheur est bien fort. Mais le bonheur qui me vient de toi paye de tout. Où es-tu, mon amour. J’erre sur toute cette eau qui nous sépare, je t’appelle et je voudrais que tu m’entendes, et que ce cri t’emporte, hors du malheur enfin. Je t’embrasse de loin, de plus en plus loin ! N’oublie pas que je ne te quitte pas, que je te suis pas à pas, et que je veille, pour toi et près de toi. A.

6 juillet [1949] Le jour s’est levé sur une mer métallique aux reflets aveu‑ glants. Le soleil s’est liquéfié sur toute l’étendue du ciel. La chaleur, humide et flasque, fait mal. Nous approchons de Dakar. Je me suis réveillé avec toi. J’espère m’endormir ce soir avec ta lettre. Voici la mienne du moins telle que je l’ai écrite hier, d’un trait, le cœur battant. Je voudrais qu’elle t’aide à préserver notre amour, et que tu y lises la tendresse et le respect qui me viennent parfois, au plus fort de ma 134 Juillet 1949 passion pour toi. Je mets tous les baisers du monde en bas de cette page. À bientôt, chérie. A.

68 – maria casarès à albert camus

Lundi 11 juillet [1949] Mon chéri, Ta lettre m’est arrivée seulement ce matin et avec elle, tout un flot de vie et d’amour. Je l’attendais, je l’attendais patiemment depuis vendredi, et tout en ayant l’espoir qu’elle me parvienne au plus tôt, je goûtais cette attente qui mettait un but bien doux à chacune de mes journées et je me conso‑ lais en pensant que plus tard je la lirais, moins de temps de silence j’aurais à supporter après, jusqu’au 25. Toutefois, ce matin je commençais à m’inquiéter – si tu n’avais pas pu la poster ! – et elle est arrivée pour me calmer, pour m’animer, pour mettre sur mon visage cette empreinte de bonheur que tu aimes tant ; car non seulement elle est là, sous mes yeux, toute bousculée de tes mots serrés et chauds, mais elle m’annonce la prochaine pour cinq jours plus tôt, c’est-à-dire, début semaine prochaine. Maintenant te voilà au but, à un des buts – très loin de l’autre côté. Bienvenue ! mon chéri. Heureux séjour ! Là, encore, me voilà tout près dans ces terres inconnues, dans cette langue voisine mais étrangère dans cet air qui n’est plus le mien, loin de l’Europe et loin de ma mer. Je suis… dans l’air, dans le soleil, dans la pluie, dans le feu, dans tout ce que j’aimerais si j’étais près de toi, dans tout puisque j’aime tout quand tu es à mes côtés. Il faut que cette lettre t’arrive le 15 et je dois la poster avant ce soir ; aussi je vais être le plus brève possible, bien que cela me paraisse bien difficile. Travail : Orphée se fait. C’est décidé. Dès que j’en ai eu la certi6tude, j’ai téléphoné à Hébertot. Je serai obligée de m’absenter de Paris, comme il était prévu, pendant quinze jours ou trois semaines au maximum, très probablement vers le mois de septembre. Les dates ne sont pas encore absolument fixées. Le maître s’est montré fort gentil, s’est Juillet 1949 135 excusé de ne pas pouvoir me donner de sa part plus de précisions sur l’époque des répétitions, m’a fait part de la reprise de ses relations avec Gérard en vue de Yanek1, et nous en sommes restés là. Gros-Jean comme devant ! Par ailleurs, un nouveau projet est venu se greffer là- dessus duquel je dois t’entretenir. Kellerson2 voudrait remonter Le Malentendu avec la même distribution et moi dans le rôle de Martha. Il aurait voulu répéter tout de suite et passer le spectacle au début de la saison, mais outre que je serai très prise à ce moment-là, il me semble qu’il est déjà assez embêtant que la reprise de Caligula3 se fasse, pour ne pas ajouter une troisième pièce au « Festival Camus 1949 ». J’ai donc répondu que je n’en ferais rien avant d’avoir ton autorisation, et comme il me poussait à te convaincre d’ac‑ cepter ce projet, je lui ai répondu que je ne te conseillerais jamais quelque chose qui puisse se tourner contre toi, rien que pour lui faire plaisir. Veux-tu avoir la gentillesse de me dire ce que tu en penses le plus vite possible, pour que je puisse le communiquer officiellement àKellerson ? Voilà tout pour le travail. Pour le moment je fais des radios. Elles me dépannent considérablement : je n’ai plus à avoir d’inquiétudes financières tout au moins pendant l’été. Mais quelle barbe ! Et ces studios fermés ! En ce moment, nous enregistrons, Odette Joyeux, Reggiani, Périer4 et moi une pièce de Joyeux qui, bien que mal construite et longue par endroits, a bien des qualités. Ce n’est pas le genre de textes que j’aime, mais je crois que l’on y trouve de très bonnes choses. Projets de vacances : le docteur est venu. Papa se porte beaucoup mieux, mais pour le moment il lui est encore interdit de faire un long voyage. Par conséquent, si l’amé‑ lioration se précise, nous partirons lui, Pitou et moi pour

1. Personnage des Justes (Ivan Kaliayev, dit Yanek) dont le rôle aurait pu être tenu par Gérard Philipe. Mais c’est finalement Serge Reggiani, ancien élève du Conservatoire lui aussi et récemment naturalisé français, qui en est l’interprète, aux côtés de Maria Casarès (Dora) et de Michel Bouquet (Stepan). 2. Le metteur en scène et comédien Philippe Kellerson. 3. Ce projet de reprise au Théâtre Hébertot se concrétisera en 1950. Michel Herbault remplace Gérard Philipe dans le rôle principal. Voir ci-dessous, lettre 206, p. 435. 4. Les comédiens Odette Joyeux (1914‑2000), Serge Reggiani (1922‑2004) et François Périer (1919‑2002). 136 Juillet 1949

Ermenonville où nous resterons jusqu’à la fin du mois d’août (à moins que tu ne rentres auparavant), et si à ce moment-là le docteur décrète qu’il est assez fort pour prendre le train, je l’emmènerai avec moi dans le Midi où je l’installerai et où il restera le temps qu’il faudra. En tout cas, pour le moment nous restons à Paris et très probablement jusqu’à la fin juillet. Cela pour ta gouverne et pour ta petite imagination. Vie extérieure : monotone. Depuis ton départ, je suis peu sortie. Les détails quotidiens, tu les trouveras à ton retour dans mon journal que j’écris fidèlement chaque soir et qui me fait le plus grand bien. En général mon temps se passe en bains de soleil sur le balcon (mon « pont de bateau ») et en lectures. Quelquefois je vais passer une journée en pirogue sur la Marne ; quelquefois mon train-train journalier est brisé par les séances de radio. Si j’ai des rendez-vous à prendre, je m’arrange pour les fixer entre 6 heures et 8 heures, à la maison et si je vais aux spectacles, je m’y rends le soir. Je me couche tôt et je m’endors très tard (vers 2 heures du matin). Je me réveille généralement, vers 9 heures. Et presque tous les matins je vais faire une promenade sur les quais. Lectures. Journal Tolstoï, Le Mas Théotime1, Comment finit l’amour… (Tolstoï). Toutes les pièces qui attendaient mon bon vouloir et qui formaient déjà un vénérable petit tas. Spectacles. Peu et les plus frappants : Anna Magnani dans L’Honorable Angelina2 et Piaf. Entourage. Restreint. Je vois un peu Pierre [Reynal3], beaucoup Mireille [Dorion], mais nous parlons très peu. Papa, naturellement, qui a de l’allant et dont la présence seule m’aide plus que tout le reste, bien que nous ne nous rencontrions pas souvent sur le même terrain.

1. Roman d’Henri Bosco, paru en 1945. 2. Film italien de Luigi Zampa. 3. Le comédien Pierre Reynal, avec lequel Maria Casarès se lie d’amitié lors des repré- sentations de l’adaptation par Jacques Copeau et Jean Croué des Frères Karamazov de Dostoïevski, mise en scène par André Barsacq, qui se jouent à partir du 21 décembre 1945 au Théâtre de l’Atelier. Pierre Reynal y incarne un jeune paysan, aux côtés de Maria Casarès (Grouchenka), Michel Auclair, Jacques Dufilho, Jean Davy, Michel Vitold, Paul Œttly… Il deviendra l’ami le plus proche de Maria. Juillet 1949 137

Juan, Angeles et la nièce Incarnacion, silencieuse à croire qu’elle est muette. Les autres : travail, radio, hasard. Robert [Jaussaud1] m’a téléphoné de Cannes pour me dire : « Écrivez à Dakar. » La lettre était déjà partie, mais je lui ai su gré de la chaleur qu’il a mise dans mon cœur. Je l’aime décidément beaucoup. J’ai déjeuné avec Michel et Janine [Gallimard] qui se sont montrés adorablement gentils. Char m’a envoyé son dernier livre Claire2, avec une dédi‑ cace chaude qui m’a touchée. Actualités. Le Tour de France suit son cours chaud, com‑ pact, grouillant et bruyant, comme d’habitude. Une seule différence : on ne peut même plus être tranquille en arrivant le dernier. L’Humanité a offert une prime à celui qui arrivera « ultimo » en Espagne. Juge de l’accueil de ces messieurs de l’autre côté de la frontière ! Il y a le Tour de France et le procès Joanovici3. En dehors de ça, une tempête curieuse au Portugal et quelques faits divers : des enfants qui continuent à tuer leur papa ou leur maman. Moi : à juger par les têtes des gens que je rencontre je n’ai jamais été aussi belle. « Et même quelle différence ! Le jour et la nuit. » C’est gentil pour avant. Roger Pigaut4 même que j’ai vu il y a peu de jours n’en revenait pas, hier, rue François-Ier5, je ne comprends pas. Ce doit être la couleur. Voilà pour l’extérieur. Quant à l’intérieur, c’est plus com‑ pliqué ; aussi je ne vais pas m’étendre là-dessus, ce serait trop long.

1. Albert Camus a fait la connaissance de Robert Jaussaud (1913‑1992) au lycée d’Alger, dans la classe de philosophie de Jean Grenier. Il est de l’aventure de la Maison de la culture et de celle du Théâtre du Travail, de même que son épouse Madeleine. Resté très intime de l’écrivain, il est après la guerre directeur du Travail et directeur de la Main-d’œuvre au ministère du Travail, puis inspecteur général des Affaires sociales. 2. Claire. Théâtre de verdure paraît chez Gallimard en 1949. 3. Le ferrailleur français Joseph Joanovici est condamné pour collaboration économique avec les Allemands au terme d’un procès qui a lieu du 5 au 21 juillet 1949. 4. L’acteur, réalisateur et scénariste Roger Pigaut (1919‑1989), qui commence sa carrière au cinéma en 1943 dans Douce de Claude Autant-Lara. 5. Au 11, rue François-Ier, dans le huitième arrondissement de Paris, étaient installés les studios d’enregistrement de la Radiodiffusion-télévision française (RTF), créée par décret du 9 février 1949. 138 Juillet 1949

Il y a eu des hauts et des bas. Plutôt des bas. Maintenant je crois avoir atteint un état plus soutenable qui est fait d’une sorte de résignation. Ton absence et les blessures que les déchirements de nos derniers jours avaient ouvertes dans je ne sais quel point tout au fond de moi, m’ont presque rendue folle. Mais peu à peu, tout se calme, et maintenant tout a l’air de rentrer dans l’ordre. Les blessures sont encore prêtes à se rouvrir, je le sens à la moindre petite chose, des images douloureuses me hantent encore de temps en temps, mais des progrès s’affirment : je me rouvre un peu à la vie, je ne reste plus fermée, fixée sur mon chagrin, incapable de respirer l’air du dehors, étouffée, et quand une image dangereuse m’effleure je ne sens plus au fond de moi ce grondement terrible, cette révolte, cette méchanceté qui s’ajoutait à mon mal et me rendait horrible à regarder. Je n’ai pas encore atteint la douceur mais j’ai une impression d’élargissement qui met du bon air dans mes poumons. Ah oui ! ça va mieux ! La journée est facile. Le soleil brûle et calcine tout en moi et je ne suis plus, mais ce qui me paraît le plus pénible, loin de toi, c’est le soir, la bonne heure, notre « bonne heure » où je commence à m’ouvrir comme une fleur de nuit, et la nuit, jusqu’au sommeil. Oh, la nuit ! À ces moments-là je me jette sur les livres. C’est la seule distraction que j’admette. Les autres, je les crains trop pour le moment et je n’en veux pas. Les petits matins sont mornes et difficiles ; aussi, dès que je me réveille je m’en vais sur les quais, cela me fait du bien. Voilà, mon amour. Et toi ? Raconte. Raconte vite. Dis-moi tout. Tes conférences, sont-elles prêtes ? Es-tu d’attaque ? Oh mon amour, comme je voudrais être près de toi à te suivre, à t’attendre ! Tu me demandes la confiance. Tu liras mon journal. Jamais je n’ai été si sincère et, tu sais ?, je pourrais déjà te l’envoyer s’il n’était pas si lourd. Il n’y a rien que tu ne puisses déjà savoir, même loin de moi. Bien ou mal, dans la douleur ou dans la joie, ta présence se fait sentir partout ; pas un moment de ma vie où tu ne sois pas, je te le jure. Bon je te quitte. Je m’arrache plutôt, à toi. Écris. Raconte. Chaque détail m’éclaire et il m’est si difficile de t’imaginer dans ces pays ténébreux que tout ce que tu puisses m’en dire Juillet 1949 139 me sera précieux. Toi. Ce que tu penses. Ce que tu fais. Ce que tu veux. Tout. Je t’attends. Je t’aime. J’embrasse tout ton visage, tout ton corps brûlé, je mets mes bras autour de ton cou et, là, je reste M.

PS – En principe j’avais promis d’aller au Festival Maudit1 à Biarritz, pendant quatre jours à la fin du mois, je n’en ai aucune envie, malgré la merveilleuse robe que l’on m’a faite pour la circonstance et plus le moment s’approche, plus je sens une terrible maladie qui monte en moi pour m’empê‑ cher d’y aller. Conseille-moi.

69 – maria casarès à albert camus 14 juillet 1949 Mon chéri, C’est jour de fête ! Il fait encore lourd, le ciel est laiteux, la chaleur tient bien le coup ; mais on se sent quand même plus allégés que ces derniers jours. Partout La Marseillaise, la gaîté, les jupes claires et amples, les chemises d’homme, le « farniente », les vacances, les bals, les lampions, les dra‑ peaux, les tandems, etc. Chez moi une mélancolie, le sou‑ venir d’un autre 14 juillet, mais la joie aussi, l’espérance, l’amour immense, la plénitude, la vie. Les jours s’écoulent lentement, monotones, en apparence. Mon emploi du temps reste invariable. Je sors peut-être un peu plus la nuit, la chaleur devenant trop pesante pour se promener le jour. Depuis ton départ je n’ai bu que quelques bières, des jus de pamplemousse, quatre « vodka » au dîner Gracq2, et de l’eau – même pas une goutte de vin, sauf,

1. Le Festival du film maudit, organisé par le ciné-club Objectif 49 (Cocteau, Bresson) avec le concours de la Cinémathèque française, a lieu du 26 juillet au 8 août 1949 à Biarritz, sous la présidence de Jean Cocteau, et en présence de René Clément, Jean Grémillon et Raymond Queneau. Ce festival éphémère a joué un rôle important dans l’histoire de la critique et de l’avant-garde cinématographiques. 2. Maria Casarès a joué dans la pièce de Julien Gracq Le Roi pêcheur, créée au Théâtre 140 Juillet 1949 bien entendu, quelques gorgées avec le fromage, lorsque j’en mange, c’est-à-dire quand j’y trouve des asticots. J’attends ta prochaine lettre, et dans la joie ou dans la peine, je vis entièrement avec toi. Je me sens de plus en plus animal et pas tout à fait domestiquée. Physiquement, l’habitude de rester presque toute la journée nue, le soleil dans la peau, la paresse, des désirs refoulés et la position allongée, m’ont apporté une liberté, une tranquillité, une sûreté de mouve‑ ments qui n’ont de pareilles que celles des fauves. Je bouge bien, par détentes douces et brusques, et sans bavures, uni‑ quement le strict nécessaire. J’en prends conscience et à ces moments-là, je me sens belle. Ceci, simplement, pour combler ton imagination et que tu puisses un peu me voir lorsque tu penses à moi. Intérieurement, je suis fidèlement et avec une sensibilité rare les changements de temps. Aussi, l’orage qui planait sur Paris ces derniers jours a eu une grosse influence sur mon bien-être, et j’ai passé par bien des angoisses d’ordre… méta‑ physique ??? Hier soir, l’air s’est un peu dégagé. Aujourd’hui il est pesant mais n’est plus stérilisant. Tout de suite, la vie a repris le dessus en moi, et, comme toujours, sans ména‑ gements et sans mesure. Ah ce retour d’hier, dans la nuit, à travers Paris ! Le vent, la Seine, la lune pleine à éclater, la beauté partout autour de moi, partout en moi lourde de te porter, légère du bonheur que tu me donnes, de mon espoir, trouble et rayonnante du désir atroce que tu mets en moi ! Ah cette balade à travers cette ville que j’aime tant avec toi en moi ! Le vent frais de la nuit à travers ma blouse, sur ma peau. L’envie de tes bras. La soif de ta bouche et d’eau. Soif de fraîcheur où l’eau de tes lèvres se mêlait ! Ah ces instants de richesse étouffante ! Comme c’est terrible et merveilleux à la fois et comme je voudrais avoir assez de force pour supporter cet état continuellement jusqu’à ton retour ! Mais, ma parole, je deviens lyrique ! Je ne voulais pas ; je voulais simplement te dire les images bonnes et obsédantes que tu as laissées en moi, les étirements de tout mon être

Montparnasse le 25 avril 1949, dans la mise en scène de Marcel Herrand. Les autres rôles étaient tenus par Jean-Pierre Mocky, Jacqueline Maillan et Monique Chaumette. La pièce a été très mal reçue par la critique. Juillet 1949 141 vers ce qui a été et vers ce que j’attends. C’est si bon ! Tu m’as rendue si belle ! Que veux-tu : il faut que tu le saches ! Je me suis demandé si tout cela ne venait pas du moment, de l’ambiance et si tu en restais d’une certaine manière un peu étranger. Mais après avoir bien réfléchi, j’ai constaté que c’était bien toi la source de tous mes désirs et à imaginer quelqu’un d’autre devant moi – connu ou inconnu – prêt à me prendre, je ne fais que me fermer instantanément. Oui, c’est bien toi, et toi seul. Je ne pourrais plus vivre sans toi, avec l’idée que tu me serais étranger ; je ne pourrais plus supporter une véritable absence, et même si elle se présentait à moi avec belle figure, avec figure grande, généreuse, flatteuse, je préfère encore t’avoir tout près, et devenir laide, amoindrie, humi‑ liée, vilaine. Notre amour risquerait de se perdre, de se liquéfier que je choisirais de le tuer à deux, de nos propres mains, plutôt que de l’abandonner pour gagner ma propre estime et perdre tout le sens de ma vie. Que les idées qui m’ont parfois effleurée me semblent maintenant bêtes, creuses, vaniteuses, insensées. Je viens d’avoir entre les mains L’Envers et l’Endroit que je n’avais pas lu1. Pourquoi prétends-tu que c’est mauvais ? C’est jeune, c’est embrouillé, c’est vague parfois, c’est plus ou moins intéressant pour le lecteur désintéressé, mais on y trouve quelques pages d’une rare beauté et des élans mal réprimés extrêmement émouvants. Plus qu’ailleurs, là, je me suis rendu compte que tu es en vie, et si tu trouves le temps, ton roman sera aussi grand que Guerre et Paix2. Personnellement, je peux mal juger, car il m’a semblé tout le temps de la lecture, t’entendre me raconter ces choses. Une question : as-tu jamais vraiment senti la pauvreté ? On dirait sans arrêt que tu es né couvert de tout ce qui est nécessaire et de tout le superflu. Quelle différence avec Guilloux3 ! Mais passons aux nouvelles. Mon plan de travail a changé

1. L’édition originale de L’Envers et l’Endroit paraît en 1937 chez Charlot, à Alger. 2. L’écrivain s’est ouvert, dès 1949, à Maria Casarès de son projet de roman qui « réécri- rait L’Envers et l’Endroit ». Il n’entreprendra sa rédaction que dix ans plus tard. Le Premier Homme, dont il disait lui-même qu’il s’agissait de son « Guerre et Paix », restera inachevé. 3. Le romancier Louis Guilloux (1899‑1980). Liés par une grande amitié depuis 1945, les 142 Juillet 1949 en bien et avec lui mes projets personnels qui s’y attachent. Je ne pars plus pour Nice ; tous les extérieurs de mon film se font à Paris ou dans les environs. J’ai fait part de cette nouvelle au maître1 qui s’est bien moqué de moi, qui s’est montré d’une gentillesse extraordinaire et qui m’a fait part d’une autre nouvelle non moins agréable : il ne débutera plus la saison avec Caligula, mais avec une autre pièce dont il ne m’a pas parlé. J’ai rendez-vous avec lui la semaine prochaine pour mettre au point le contrat ; il va falloir que je me munisse d’une arme à feu pour faire entendre mes raisons avec le respect qui leur est dû. Il paraît que nous commencerons à répéter vers le 5 septembre et que nous passerons vers la fin octobre. Avec qui ? Je ne sais pas, car, malheureusement, le film de Gérard [Philipe] a repris son cours et celui-ci n’est plus libre. Voilà ! Et de nouveau le « trac ». Quel accueil nous attend ? Est-ce que tout sera réussi ! C’est si beau ce texte, mais peut-on se fier à mon jugement, car, n’aimant décidément pas la forme théâtrale pure comme moyen d’expression, et n’ayant pas assez d’intelligence pour donner un avis sûr sur ce que je n’aime pas, comment puis-je savoir si, du point de vue théâtral, c’est bien ou mal fait ? Et puis, tout cela ne veut rien dire. Qui, aujourd’hui, peut prévoir si une pièce aura du succès ou non ? Qui ? Et même si celle-ci tombe à plat, qu’est-ce que cela peut-il faire ? L’important c’est de la réussir pour nous et que, même sans y ajouter, la présenta‑ tion et la distribution restent fidèles et ne trahissent point. Enfin, on verra bien ! Par ailleurs, j’ai définitivement renoncé à mon voyage long et ennuyeux à Biarritz. Quant au reste, pas de changements. Papa va de mieux en mieux et nous attendons son bon vouloir et son bon pouvoir pour partir à la campagne. Orphée ne commence que vers le 5 ou 15 septembre. Je continue mes radios. Je lis, je me promène, je vois peu de gens en dehors des familiers. Des hauts et des bas. Partout, en tout moment, dans n’importe

deux écrivains ont connu la pauvreté et la maladie ; ils partagent une conscience aiguë de l’absurde et une quête égale de fraternité et de justice. 1. Maria Casarès évoque le tournage d’Orphée, dont elle informe Jacques Hébertot. Juillet 1949 143 quel état d’esprit, je t’aime. Je t’attends. Toi pour plus tard ; tes lettres pour maintenant. Chéri, lorsque tu m’écriras, donne-moi un aperçu de ton programme pour que je sache, même vaguement où tu te trouves ; n’oublie pas de me faire part de tes impressions et de me parler de l’accueil qu’on fait à toi et à tes conférences. Dis-moi aussi tes loisirs. Parle-moi de toi inlassablement, même des choses et des moments où tu es loin de moi, où je ne suis pas avec toi. Imagine mon ignorance totale de tout ce qui t’entoure et envoie-moi un peu de pâture pour que je puisse bien t’attendre. Ce matin, Pitou m’a apporté une critique du Malentendu, parue dans le Mundo Argentino le 8 juin 1949. Une belle critique intelligente que je garde et que je te montrerai à ton retour si tu ne l’as pas lue. On y voit une photo de toi – moins belle. Je t’aime. Je t’aime. Je t’aime. Écris-moi le plus possible, mais seulement quand tu en auras envie. Je t’aime. Je t’em‑ brasse – et tant pis si j’en étouffe. M.

PS – Je recopierai la critique en français et je te l’enverrai par le prochain courrier.

70 – albert camus à maria casarès

Jeudi 14 juillet [1949] au large de la ville de Victoria (mais oui) Mon chéri, Nous arrivons demain à Rio et je pourrai enfin t’expédier une lettre. Je t’écris par un matin radieux. La mer est jaune et bleue et tout conspire à me faire regretter de la quitter. Il a fait pourtant très mauvais ces derniers jours : pluie, vent, grosse houle. Mais même ainsi j’aimais cette mer et j’ai passé de longues heures auprès d’elle. J’ai reçu ta lettre à Dakar et elle m’a accompagné jusqu’ici, m’aidant à vivre enfin. La nuit où je l’ai reçue est la première où j’ai dormi vraiment. La nuit de Dakar faisait d’ailleurs rêve éveillé. Nous étions à quai à 10 heures du soir on m’a donné ta lettre. Je l’ai lue 144 Juillet 1949 et puis je suis descendu dans Dakar, sombre et étrange. Des cafés violemment éclairés et tout autour d’immenses zones d’ombre où erraient comme moi de grands nègres vêtus de somptueuses robes bleues et de négresses avec d’anciennes robes multicolores. Je me suis perdu dans des quartiers lointains où les noirs me regardaient passer en silence. Je pensais à toi et je me sentais au bout du monde. Dans tout cela je ne reconnaissais rien que l’odeur d’Afrique, odeur de misère et d’abandon. À deux heures j’avais regagné le bord et au matin je me suis éveillé sur la mer sans limites où nous avons navigué sans arrêt depuis. Voilà pour les faits extérieurs. La vie du bord n’y ajoute rien de plus. Elle est réglée comme une vie de couvent. Seule la mer est changeante. J’ai passé auprès d’elle le plus clair de mon temps. C’était le passer auprès de toi. Le soir, je résumais la journée sur mon cahier. Mais résumer quoi ? Comme le journal est seulement un journal d’événements, et qu’il n’y a pas d’événements, il te paraîtra bien pauvre. Mais il est vrai que je puis t’écrire le reste, te répondre, t’appeler. Tu étais étonnée de mon appel répété : « Écris à Dakar ». Et c’est vrai qu’il suffisait de te l’avoir dit une fois. Tu n’as jamais trompé mon attente depuis que nous nous sommes retrouvés. Mais je crois que j’ai été un peu fou pendant tous ces jours. Je ne sais pas si tu as bien aperçu l’état dans lequel les derniers jours de Paris m’ont laissé. Je suis parti complètement égaré, avec le cœur tordu, et des douleurs à crier. Il me semblait que j’étais couvert de plaies, je ne savais plus où me cacher et où m’abriter. J’attendais que le bien me vienne de toi puisque le mal m’en était venu. J’attendais cette lettre de Dakar et, bien sûr, je l’ai réclamée de façon déraisonnable. Mais la raison… ! Les longs jours de mer m’ont du moins calmé. Ils ont détendu ce nœud douloureux qui était en moi, endormi un peu les plus vilaines de mes blessures, simplement, je m’étonne de ne pouvoir me débarrasser d’une sorte de tris‑ tesse qui ne me laisse pas de trêve. Il y a un courage, une force qui me manquent. C’est comme s’il me manquait un ressort essentiel que je voudrais situer en moi, pour le rem‑ placer au moins et aller de l’avant. Mais je suppose que tout cela passera et que je reviendrai avec toutes mes forces. Juillet 1949 145

Revenir. Je t’imagine bronzée, éclatante, frémissante de vie, et je voudrais avoir retrouvé mes énergies pour que ce retour soit ce qu’il doit être, un bouleversement de l’âme et du corps, la satisfaction d’une faim inlassable. Mais des semaines nous séparent encore. Il faudra ronger tous ces jours un à un. Ensuite, ce sera la récompense. Je suis heu‑ reux que tu aies refusé l’Égypte, égoïstement heureux. Je sais que tu en avais besoin et que cela va peut-être compli‑ quer les choses. Mais deux nouveaux mois de séparation, cela faisait un excès de peine, une sorte de persécution que je n’avais pas le courage d’affronter. Je te remercie, je t’aime de l’avoir fait. Au revoir, mon amour. La mer devant moi est lisse et belle – comme ton visage parfois quand mon cœur est en repos. Te souviens-tu du dernier 14 juillet ? Celui-ci sera solitaire : je pense à Paris. Nous le détestons bien parfois, mais c’est la ville de notre amour. Quand je marcherai à nouveau dans ses rues sur ses quais, avec toi près de moi, ce sera la guérison d’une longue maladie – cruelle comme l’absence. Mais d’ici là, je reste tourné vers toi, avec autant d’anxiété que de joie, amoureux comme on dit. Mais l’amour que j’ai de toi est plein de cris. Il est ma vie et hors de lui, je ne suis qu’une âme morte. Soutiens-moi, attends-nous, veille sur nous et dis-toi bien que je t’embrasse chaque soir, comme je le faisais au temps du bonheur, avec tout mon amour et ma tendresse. A.

71 – albert camus à maria casarès Rio Dimanche 17 juillet [1949] Mon amour, J’étais terriblement déçu vendredi, en arrivant, de ne pas trouver ta lettre. Mais elle est arrivée hier et j’ai pu enfin te saisir, un peu, autrement qu’en imagination. Je suppose qu’avant de t’écrire avec mon cœur il faut que je réponde à tes questions. 1) Heureux qu’Orphée se fasse. Moins heureux de ces 146 Juillet 1949 extérieurs en septembre. Mais nous n’y pouvons rien et l’essentiel est que tes affaires s’arrangent un peu. 2) Il faut dire à Kellerson d’attendre la fin de la saison ou le début de l’autre. Dans son intérêt d’abord. Dans le mien, ensuite. Une pièce aurait suffi largement. Dans l’état d’esprit où je suis, je me sens déjà incapable de rentrer à nouveau sur la scène publique, avec tout ce que cela suppose. 3) Je note que tu es à Paris jusqu’à la fin juillet et à Erme‑ nonville tout le mois d’août. 4) Je n’ai pas d’opinion pour Biarritz. Je ne me rends pas compte de l’intérêt ou des inconvénients que cela présente pour toi. Et finalement c’est en fonction de cet intérêt que tu dois décider. Il reste la question personnelle. Mais person‑ nellement je n’ai qu’un désir en ce qui te concerne quand je ne suis pas près de toi : te savoir dans une chambre, seule, enfermée à double tour jusqu’à mon arrivée. Comme je comprends que ce désir n’est pas raisonnable, je me résigne à tes sorties… Mais c’est tout ce que je puis faire. Celui-là n’a pas aimé qui n’a pas rêvé d’une prison perpétuelle pour celle qu’il aime. 5) Il y a toujours dans les coins de tes lettres des choses qui me poursuivent. Pourquoi : « les autres (ceux que tu ren‑ contres) : travail, radios, hasard. » Je n’aime pas ce hasard. Pourquoi aussi « ô la nuit. À ces moments-là je me jette sur les livres, c’est la seule distraction que j’admette. Les autres, je les crains trop pour le moment et je n’en veux pas. » Que crains-tu donc ? Et ne vois-tu pas que cette crainte-là me donne une crainte cent fois plus difficile et douloureuse ! Mais j’ai tort peut-être, tu n’as rien voulu dire, et il faudra alors que tu me pardonnes. J’ai un cœur affreusement tour‑ menté depuis mon départ et rien n’y fait, pays, visages, ou travail. Tourné vers toi, inquiet, malheureux stupidement, je ne sais ce qui se passe et je ne suis pas fier de moi. Mais je t’aime et j’ai besoin aussi de ta tendresse et de ta com‑ préhension. Toute ta lettre est si bonne, si pleine de ce que j’aime en toi, que je devrais te crier seulement mon amour. Et je le fais aussi bien, certain que tu m’accueilleras, même stupide et désarmé. Mais il vaut mieux que je te donne les détails que tu me demandais. Nous sommes arrivés vendredi à l’aube. La baie Juillet 1949 147

était merveilleuse. Je t’épargne les descriptions que tu trou‑ veras dans mon journal. À peine étions-nous ancrés dans la rade que les journalistes étaient à bord. Photos, questions sur l’existentialisme, le Brésil ressemble de ce point de vue à tous les pays. Puis on nous a remorqués au quai. Dès le débarque‑ ment, le tourbillon. Je note au hasard : déjeuner avec un écri‑ vain dont le prénom est Annibal1, réception d’après-midi avec un traducteur de Molière qui a rajouté un acte au Malade imaginaire, pièce qui a le tort de ne pas faire une soirée com‑ plète, un philosophe polonais emmerdant comme la pluie, des biologistes, et des acteurs noirs qui veulent monter Cali- gula en noir. Dîner avec un poète catholique et diabétique, et homme d’affaires, qui, dans une Chrysler énorme conduite par un chauffeur galonné répétait douloureusement « Nous sommes de pauvres gens, misérables. Il n’y a pas de luxe au Brésil. » Mais j’ai écrit toute la scène. Samedi, déjeuner chez une romancière traductrice critique d’art où je rencontre romanciers, journalistes, etc., etc. J’en passe, naturellement ! J’ai horreur de cette vie et c’est la dernière fois qu’on m’y prendra. J’habite à l’Ambassade de France, dans une aile absolument vide. On m’avait mené à l’hôtel le plus luxueux de l’endroit, genre américain, sorte de caravansérail peuplé d’étrangers richissimes. J’ai refusé avec horreur. Et je m’en félicite. J’ai une chambre et une salle de bains avec un balcon qui donne sur la baie – un garçon d’étage qui veut faire car‑ rière mais qui hésite entre la boxe et la chanson – et un lit sans sommier. Je couche sur une planche, ou à peu près. Mais j’ai une paix royale. Et j’en ai besoin ici. Pour le reste, il y a la ville, resserrée entre les montagnes et la baie, grouillante à certains moments, languissante à d’autres. Les nuits sont belles. Le long de la baie, pendant des kilomètres les amoureux sont assis sur les parapets. Je les regarde quelquefois. Je suis allé hier soir avec un acteur noir2 dans un bal nègre danser la samba. Très déçu par la façon dont on la danse : à la fatiguée, dans un rythme mou et assez disgracieux. Tu danses dix fois mieux.

1. L’auteur brésilien Aníbal Machado (1894‑1964). 2. Abdias do Nascimento (1914‑2011). Voir Albert Camus, Journaux de voyage, Galli- mard, 2013 (« Folio »). 148 Juillet 1949

Avant-hier soir j’ai vu aussi une « macumba ». Je te ferai lire ça. Mais c’est une cérémonie de danses et de chants où les noirs d’ici qui ont fondu ensemble la religion africaine et la religion catholique rendent hommage à des « Saints » comme saint Georges par exemple, mais à leur manière c’est-à-dire en invitant le saint à descendre parmi eux. Ima‑ gine dans une sorte de cabane au sol en terre battue des danses et des chants qui durent une nuit jusqu’à ce que chacun tombe à terre, secoué d’une épouvantable crise. J’en suis sorti plein d’horreur et d’attrait. Mais soyons encore plus précis : lever à 8 heures. Je travaille (journal et quelques riens) le matin. Déjeuner accompagné. Après-midi, prome‑ nades en ville et alentours. Dîner en compagnie. Après dîner curiosités. Coucher entre minuit et deux heures. Je lis Don Quichotte avant de m’endormir. Mon programme. Première conférence : Rio mercredi 20. Jeudi je pars dans le Nord à Recife et Bahia (achète une carte), deux conférences, et j’en reviens lundi 25. Dans la semaine deuxième conférence à Rio. À la fin de la semaine je pars dans le Sud, Sao Paulo et Porto Alegre. Conférences. Retour au milieu de la semaine suivante. Troisième confé‑ rence à Rio. Quelques jours encore et départ Uruguay. Après, je ne sais pas. Mais tu dois toujours écrire à Rio. Sim‑ plement, et si tu le peux, écris beaucoup. Il y a un oxygène qui me manque ici. Et quand tu te tais, je dépéris peu à peu. Et peut-être est-ce le moment de laisser parler mon cœur. Hier, au bal nègre, je pensais que je n’aimais plus rien. Hors toi, rien ne m’intéresse réellement. Je note tout ce que je vois, j’essaie de participer à ma vie, je fais effort pour t’écrire normalement, pour te parler de ce voyage, je m’applique consciencieusement, mais pendant tout ce temps je ne cesse pas de trembler, d’une impatience si douloureuse qu’elle me ferait fuir ou tout balayer autour de moi. Je n’ai jamais été ainsi. Dans les pires moments, j’avais une réserve de force et de curiosité. Et tu sais bien que je hais la complai‑ sance. Mais les raisonnements n’y font rien, tout cela est plus fort que moi. Je me demande si cela n’est pas physique. Le climat, lourd et humide, me fatigue. J’ai perdu mon doré du bateau et je ne me sens pas très vaillant – moins qu’en débarquant, en tout cas. Cela favorise une distraction qui Albert Camus Maria Casarès Correspondance (1944-1959) Avant-propos de Catherine Camus

« Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer. J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi, hors de toi, je n’adhérais à rien. Cette force, dont tu te moquais quelquefois, n’a jamais été qu’une force solitaire, une force de refus. Avec toi, j’ai accepté plus de choses. J’ai appris à vivre. C’est pour cela sans doute qu’il s’est toujours mêlé à mon amour une gratitude immense. »

Pendant quinze ans, Albert Camus et Maria Casarès échangent des lettres où jaillit toute l’intensité de leur amour. Entre la déchirure des séparations et les élans créateurs, cette corres- pondance met en lumière l’intimité de deux monstres sacrés au sommet de leur art.

« Ces lettres incandescentes scellent pour toujours ces amants célèbres et clandestins. » Jérôme Garcin, L’Obs Albert Camus Maria Casarès Correspondance (1944-1959)

Correspondance (1944‑1959) Albert Camus et Maria Casarès

Cette édition électronique du livre Correspondance (1944‑1959) d’Albert Camus et Maria Casarès a été réalisée le 10 janvier 2020 par les Éditions Gallimard. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782072873409 - Numéro d’édition : 360379). Code Sodis : U30129 - ISBN : 9782072873430. Numéro d’édition : 360382.