Une légende forestière LE TIRE ET AIRE
Étude historique sur l'ancien traitement des futaies feuillues, envisagé au point de vue de l'assiette des coupes
Par Eugène REUSS
CONSERVATEUR HONORAIRE DES EAUX ET FORETS CORRESPONDANT DE I. ' ACADBNIE D 'AGRICULTURE
Publié par Reger BLAIS
INSPECTEUR-ADJOINT DES EAUX ET PORTS
EUGÉNE REUSS DANS LA FORÉT DE FONTAINEBLEAU Eugène REUSS (1847-1926)
Eugène REUSS est né à Saverne le 19 décembre 1847, d'une famille dont on possède la généalogie jusqu'à la Réforme. Édouard REUSS, une des gloires de l'ancienne faculté de Théo- logie protestante de Strasbourg, était son oncle ; Rodolphe REUSS, le célèbre historien de l'Alsace, son cousin. REUSS entra à l'École forestière en 1868 avec la 45e promotion; il en sortit major en juillet 187o, pour être incorporé dans la garde mobile de Strasbourg. Nommé à Villers-Cotterêts comme garde général, il y resta huit ans. Après un court séjour à Paris, il fut appelé comme répéti- teur à l'École forestière en remplacement de BROILLARD (188o) et y enseigna l'aménagement et l'économie politique pendant neuf ans. En 1889, il fut nommé inspecteur à Alger, et en 1897 à Fon- tainebleau où il demeura jusqu'à la retraite (1912). Il reprit du service pendant toute la guerre et assuma la gestion de son ancienne Inspection. Il décéda à Fontainebleau le 17 avril 1926. Ses publications les plus importantes s'échelonnèrent de 1885 à 1895. Plusieurs d'entre elles ont été rédigées en collaboration avec BOPPE ou avec BARTET. Parmi ses travaux les plus importants, signalons, outre son Cours d'aménagement, deux articles parus dans la Revue des Eaux et Forêts sous le pseudonyme de REAUMONT : 1' « Aménagement des forêts en Saxe » (1889) et le « 9ardinage qualifié » (1895). . INTRODUCTION Par R. BLAIS.
Dans son étude sur l'aménagement des forêts en Saxe (1), parue en 1889, REUSS, dessinant à grands traits le développement de notre sylviculture, montre qu'elle a pour substratum la science germanique du commencement du siècle, puis il écrit : « Si au lieu de cela, ou à côté de cela, elle avait des racines plus profondes dans notre propre passé, nous devrions certainement nous en réjouir. J'applaudis donc énergiquement aux travaux encore trop peu nombreux, hélas ! qui font connaître le mode d'exploitation et l'état de nos forêts avant 1789. » Excellent germaniste, REUSS se dissimule moins que personne l'ef- fort accompli en matière forestière par les Allemands, les Autrichiens. Mais il a la connaissance obscure de tout un effort proprement fran- çais et il aspire fortement à le mieux connaître. Alsacien exilé d'Alsace, il ne peut regarder à l'Est qu'avec serrement de coeur. Aussi quel apaisement, quelle réjouissance, si sans altérer la vérité, tout au contraire, en la servant, on arrivait par des fouilles et des déblaie- ments, à exhumer de notre propre passé des racines intactes à partir desquelles on pourrait reconstituer l'arbre de notre vieil art forestier. C'est là une noble idée d'Eugène REUSS. S'il l'a imparfaitement réalisée, il appartenait à un autre Alsacien de prendre l'outil et de restituer notre passé forestier, de nous faire découvrir notre patri- moine. Oui, à la lumière de cette filiation l'oeuvre historique de Gustave HÜFFEL nous paraît acquérir un nouveau prestige. Dans le sub- conscient peut-être, l'élève et le successeur de REUSS a épousé la nostalgie du maître et du compatriote et c'est à juste titre que M. le Conservateur VAILLANT a écrit dans la remarquable biographie consacrée à son maître que HÜFFEL a « surtout mis en lumière l'origine
(I) L'aménagement des forêts en Saxe. Sous le pseudonyme de REAUMONT. (R. E. F., 1889.) 6 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE bien française de certaines notions considérées souvent et à tort comme nées outre-Rhin, mais en réalité oeuvre de nos devanciers d'il y a deux siècles; il a rappelé que nous pouvons à bon droit nous enor- gueillir de RÉAUMUR, BUFFON, DUHAMEL DU MONCEAU, VARENNE DE FENILLE, FROIDOUR, DRALET et tant d'autres que son érudition a cités et que l'aménagement des forêts fut, dès ses débuts, une science française » (I). Ainsi se trouvent unis, de la manière la plus heureuse, REUSS et HÜFFEL, le maître et le disciple; et un disciple peut-être plus grand que le maître sans lui porter ombrage.
De toutes façons, notons-le, l'éditeur de l'ouvrage posthume de REUSS sur le tire et aire devait se poser une question préjudicielle à cause précisément de l'ceuvre historique de Gustave HUFFEL. Ne devait-il pas apprécier l'importance de l'apport propre de REUSS par rapport à l'état actuel de notre littérature forestière? REUSS a pu, dans son cours d'aménagement autographié, formuler quelque timide restriction sur les rapports couramment admis entre l'ordonnance de 1669 et le tire et aire; il a pu écrire en 1910 sur un carton : « Ce dossier renferme les notes que je prends depuis une trentaine d'années, en vue d'un travail destiné à établir qu'avant 1827 les forêts n'étaient pas traitées, comme le prétendent tous les auteurs, suivant un mode appelé tire et aire. La réfutation de cette erreur colossale est le principal objectif que je vise en tant que fores- tier et ancien professeur... » Il n'y a de priorité en matière scienti- fique que lorsque la pensée est exprimée! Or HüFFEL a dénoncé dans son Économie forestière parue en 1904 la légende du tire et aire. Plus tard, en 1927, dans son précieux travail sur Les Méthodes de l'Aménagement forestier en France (2), il n'use même plus de l'expression tire et aire dans le texte, et n'en fait mention que dans de simples notes (p. 66, note 2; p. 148, note 1). Prêt et parti le premier pour le combat, on peut arriver après la bataille. Tel peut être le cas de REUSS. Remarquons qu'après avoir procédé, vers 1911 seulement, à une lecture attentive et sympathique de l'Économie forestière, REUSS
(1) Gustave Hüffel (1859-1 935), par H. VAILLANT. Ann., t. V, f. 3, 1 935. HiiFFEL, de la 55e promotion de l'École (1881) fut élève de REUSS. Il fut appelé à lui succéder en 1889. (z) Ann., 1927. LE TIRE ET AIRE 7 jugeait utile de poursuivre et de publier ses propres recherches. Son ouvrage même contient la justification détaillée de cette décision. Nous dirons dans un instant pourquoi nous nous sommes rangé à son avis. Quant aux travaux plus récents, que REUSS n'a pas connus, il n'y a pas lieu de s'y arrêter longuement. Le plus important, dû à POTEL (I), constitue une reprise explicite des thèses de HÜFFEL avec leur application dans la forêt de Bercé, si bien connue de l'auteur. Et si M. l'inspecteur général MouGix, dans son histoire des forêts de Savoie, M. GOBLET D'ALVIELLA dans celle des forêts belges, parlent du tire et aire, ils n'en font qu'une rapide et sommaire mention (2). La circulaire no 907 de la Direction générale (8 avril 1924) dans le précieux et précis tour d'horizon qu'elle donne des méthodes d'amé- nagement mentionne rapidement une méthode par contenance « à tire et aire ». On y reconnaît une évidente inspiration d'HÜFFEL. Il conviendrait bien, pour être complet, de signaler que notre ouvrage sur « La conversion » (3) relate à plusieurs reprises les mé- thodes de tire et aire; nous sommes certain que Reuss aurait soumis à son crible impitoyable nos pages sur la question; nous aurions, certes, été inculpé de chercher à infuser un renouveau de vie à un complexe abusivement enrichi par des imaginations successives mais nous sommes sûr que nous aurions échappé à l'accusation d'avoir une fois de plus compliqué le problème. Sans insister davantage, pré- sentons le tire et aire d'Eugène REUSS.
REUSS a laissé un manuscrit d'une soixantaine de pages définitive- ment rédigé, un manuscrit non définitif et inachevé faisant suite au
(1) Du traitement en futaie par le mode dit « d tire et aire » et de son application dans les futaies feuillues de l'Ouest, spécialement en forêt de Bercé, par POTEL. (R. E. F., juin-juillet 1925.) (2) MOUGIN, Les Forêts de Savoie. Paris, 1919. Les coupes à blanc étoc, si fréquentes alors (sous le régime des lettres patentes du duc Charles Félix : 15 octobre 1822) étaient pratiquées à tire et aire ou en damiers plus ou moins irréguliers (p. 542). n GOBLET D'ALVIELLA, Histoire des bois et forêts de Belgique, tome II, 1927. « Du système de la coupe à blanc avec repos de cinq ans consécutifs à l'exploita- tion et replantations, nulle trace dans les documents relatifs à l'aménagement de la forêt (de Soignes) jusqu'à la fin de l'ancien régime. Bien au contraire, nous voyons continuer la méthode du tire et aire avec tentative de régénération naturelle au moyen de semenciers laissés debout sur le sol de la coupe et avec léger regarnissage (p. 1 94) . s Cf. aussi p. 117. (3) R. BLAIS, Une grande querelle forestière : La conversion. Paris, 1936. 8 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE précédent, des notes enfin. Appelé à dépouiller ces documents, remis par sa veuve à l'École forestière en 1 935, nous fûmes frappé par l'im- portance et la qualité du travail accumulé et nous entreprîmes, avec l'assentiment de M. le Directeur de l'École, de mettre cet ouvrage en valeur (1). Nous avons essentiellement pratiqué la fidélité spirituelle et nous n'avons pas craint de faire des coupures même dans la partie achevée, afin de l'équilibrer avec le surplus. Une des caractéristiques de cet ouvrage est — nous allons y revenir — de rechercher la vérité par approximations successives et de faire passer le lecteur par tous les chemins, tous les défilés où l'auteur lui-même s'est engagé. Cette méthode a l'inconvénient d'être longue; il n'est pas nécessaire qu'elle suscite des imitateurs; pourtant nous y avons vu un attrait et nos élagages ont conservé au livre son caractère original. Nous avons généralement contrôlé les références et les citations; exceptionnellement nous nous sommes livré à quelques redressements. Dans un cas nous avons maintenu contre notre gré une interpré- tation de REUSS : une note précise la divergence (2). Ce labeur nous a été rendu relativement facile par la richesse de la collection d'histoire forestière de l'École. Tel quel, cet ouvrage apparaîtra aux yeux de certains dispropor- tionné. On jugera peut-être la partie critique plus poussée, plus définitive que les chapitres proprement constructifs; l'apport de ceux-ci pourra sembler un peu mince; on résumerait en quelques propositions les thèses de l'auteur. Mais quels livres d'histoire échappent peu ou prou à des critiques de cette nature? Le métier d'historien est-il de formuler le passé en théorèmes ou de l'évoquer? Que le lecteur pressé ferme hâtivement ce livre, mais que celui qui a quelque loisir, par amour pour notre passé forestier, les y consacre; il en sera récompensé. En premier lieu, le tire et aire de REUSS a une valeur pédagogique considérable, une valeur de formation. Nos jeunes camarades y trouveront un exemple de la manière dont une vie d'administrateur et de technicien comme la nôtre s'allie avec la recherche désinté- ressée, alliance souvent entravée sans doute, mais pleine d'imprévus
(I) Nous avons l'agréable devoir de dire ici tout ce que ce travail doit à Mme VEL- LANDE-CHAPOU, qui a transcrit à la machine un manuscrit souvent plein de sur- charges, avec une intelligence consommée du vocabulaire forestier. (2) Les notes sont généralement de REUSS. Dans le cas de notes mixtes, la partie de REUSS est signée E. R., celle de l'éditeur R. B. R. E. F. Revue des Eaux et Forêts. Ann. Annales de l'École Nationale des Eaux et Forêts et de la station de Recherches et Expériences foree.tières. LE TIRE ET AIRE 9 et de charmes. Les peines de cette recherche pourraient faire rire un professionnel, un archiviste coiffé à sa naissance d'une vraie méthode et doué de cette sensibilité particulière — apparentée au doigté du pianiste — qui fait qu'il n'est lui-même que dans les biblio- thèques publiques et les dépôts d'archives. En réalité cet archiviste ne rit pas de nous et s'il sourit c'est en nous offrant l'aide de ses conseils. Nul historien, en tous cas, nous semble-t-il, ne saurait se moquer du Tire et Aire, ni de sa démarche un peu lourde. On se moque d'un impatient qui croit à chaque cote qu'il dépouille faire une découverte incendiaire; on ne peut que révérer les exigences scientifiques d'un esprit comme celui de REUSS. Moins scrupuleux, il aurait eu le temps de l'achever, de l'éditer, avant la maladie, avant la mort... Son livre, qui est d'une rare probité littéraire, est aussi d'une rare modestie. Il représente un labeur considérable, l'effort d'une pensée rigoureuse et personnelle. En second lieu, cet ouvrage apporte un exemple frappant, vraiment énorme, du développement d'un mythe dans notre technique fores- tière. C'était très séduisant, à l'orée du xIxe siècle, de définir la nou- velle sylviculture, qui s'avançait cohérente et armée de toutes pièces, par opposition avec l'ancienne. Notre goût des idées générales fit le reste. Sous le nom de tire et aire on prétendit construire le mécanisme servant précédemment au traitement des futaies dont la démons- tration eut bien étonné le garde-marteau moyen — pourtant éclairé — du siècle de Voltaire. Le plus grave était que toutes les pièces du mécanisme, ou presque toutes, présentaient une réelle authenticité. Le montage seul était défectueux. C'est merveille de voir REUSS démonter l'appareil, classer les pièces, préciser leurs véritables fonctions, percer à jour l'affabulation, et, avouons-le, manquer parfois de patience devant les confusions accu- mulées. Enfin, le lecteur de ce livre, s'il lui arrive d'en oublier les conclu- sions forestières, conservera toujours l'impression d'avoir fait un véritable tour d'horizon de notre littérature et de nos grands édits forestiers. Auprès de lui, ce n'est pas la voix d'un professeur qu'il entend, mais celle d'un grand frère, qui a été professeur et qui ne s'en sou- vient plus. Une voix qui raconte le voyage de sa propre vie en même temps que ses explorations dans le passé; d'outre-tombe, cette voix ne s'accorde-t-elle pas avec l'histoire?
A Arthur BARTE DE SAIN TE-FARE,
Ancien Conservateur des Forêts, Mon compatriote de Saverne, Mon prédécesseur de Fontainebleau.
E. REUSS.
Cette dédicace est la réalisation d'un projet cher à E. REUSS. Arthur BARTE DE SAINTE-FARE, un forestier droit, précis, exact, une conscience, comme Eugène REUSS. De Sainte-Fare et Reuss : deux enfants de Saverne que de dures circonstances contraignirent à servir la France, loin des forêts de leur Alsace natale. De Sainte-Fare : nom symbolique à la page d'honneur d'un livre consacré aux anciennes méthodes forestières. Son père, Alexandre B. de Sainte-Fare (1806-1898) appartenait à la première promotion de l'École. Il fut de ceux « qui marquèrent dans cette jeunesse de 1825 et qui, à défaut de tradition, ont été à
eux-mêmes leurs ancêtres » ( DE VENEL). Sa mère, née Amélie Kolb, était fille d'un conservateur des Forêts de l'Empire, petite-fille d'un maître particulier de forêts de Saverne, arrière-petite-fille d'un officier de la maîtrise d'Haguenau.
Cf.: Nécrologie, R. E. F., 1 92 5, P. 585 (par Victor de Larminat) et La gestion des Forêts au ministère des Finances. DE VENEL (Paris, 1884).
LIVRE PREMIER
COMMENT LE TIRE ET AIRE DEVINT, POUR MOI, UN PROBLfME?
S'il y a jamais eu une opinion profondément ancrée dans l'es- prit des forestiers du xixe siècle, c'est qu'avant l'application du mode de réensemencement naturel et des éclaircies, et sous le régime de l'ordonnance de 1669, les futaies feuillues se traitaient « à tire et aire s. Cette méthode d'exploitation, déclarait-on à l'époque où je suivais comme élève les cours de Nancy, était prescrite par l'or- donnance susmentionnée et consistait : à diviser (au moins par la pensée, sinon sur le papier et sur le terrain) la forêt considérée, ou une fraction importante de celle-ci, en un certain nombre de parties aliquotes correspondant à l'âge de la futaie exploitable; à attaquer le canton le plus vieux, en asseyant de proche en proche des coupes annuelles d'une contenance calculée comme il vient d'être dit; à abattre chaque fois tout le matériel, sauf une réserve de dix arbres par arpent; à continuer de la sorte pendant toute la durée de la révolution, sans jamais revenir en arrière. On ajoutait d'ailleurs que ce système ne comportait ni pro- duits intermédiaires ni régénération progressive de chaque peu- plement. LORENTZ et PARADE, en l'admettant dans leur Cours de Culture, avaient revêtu cette doctrine de leur autorité légitime et lui avaient donné la plus haute sanction d'ordre scientifique à laquelle elle pût prétendre à cette époque. Dans toutes les éditions du Cours, elle fait l'objet de l'article 14 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE du chapitre IV, livre III, et s'y trouve exposée à l'aide des mêmes termes à quelques légères variantes près (I). NANQUETTE, BAGNERIS, BROILLIARD, élèves et continuateurs de PARADE, étaient devenus à leur tour les fidèles propagateurs de la thèse en question (2). Du foyer de notre enseignement sylvicole, cette thèse avait rayonné dans la France entière et y était même parvenue, pour ainsi dire, à l'état de dogme. Non seulement tous les forestiers de profession, mais aussi les personnes qui s'occupaient à un titre quelconque de la production ligneuse, économistes, finan- ciers, hommes politiques, parlaient de l' « ancien tire-et-aire », et énuméraient ses mérites ou ses inconvénients. Les arbres exceptionnellement vieux que renfermaient les futaies plus jeunes étaient désignés sous le nom de « réserves du tire et aire », et leur présence sur le terrain semblait confirmer l'exactitude de la théorie en cause. Comme preuve qu'elle répondait à l'opinion généralement admise en France, au milieu du xixe siècle, je citerai le discours prononcé à l'Assemblée Constituante, le 4 décembre 1848, par le représentant du peuple MAISSIAT, en vue de défendre l'Admi- nistration et ses nouvelles méthodes, alors très critiquées. On y lit le passage suivant (Annales forestières de 1848, p. 475 - 505) Que faisait-on... sous le régime de l'ordonnance de Colbert? Pre- nons le cas d'une futaie : on divisait la futaie en parties égales, comme un échiquier; et puis, à des époques successivement équidistantes, on coupait une de ces portions, en y laissant çà et là un certain nombre défini d'arbres d'avenir et de graine ; ainsi de suite, de quar- tier en quartier.
Au même ordre d'idées correspondent les lignes que voici, tirées d'un article que le Conservateur BÉRAUD publia en 1861
(r) Sur les éditions du Cours élémentaire de culture des bois, voir HüFFEL, op. cit. Ann. 1927 (p. 132). (2) Les Cours d'Aménagement de NANQUETTE et de BROILLIARD, le Manuel de Sylviculture de BAGNERIS sont, comme le livre de LORENTZ et PARADE, des ouvrages trop connus pour que j'aie besoin de transcrire ici les assertions qu'ils renferment relativement au « tire et aire u. Je me bornerai donc à rappeler que ce qu'on y trouve de plus intéressant et de plus complet sur l'ancien traitement des futaies feuillues, c'est la s Notice historique N placée par PARADE en tête du Cours d'Aménagement de NANQUETTE. LE TIRE ET AIRE 1 5 dans les Annales forestières (De l'ancienne et de la nouvelle Culture, P. 147) Avec le régime de tire et aire, l'aménagement des futaies consistait à établir, en commençant par les parties les plus âgées, des coupes annuelles de contenances égales et en nombre égal à celui des années de la révolution d'exploitation de la forêt; la reproduction s'opérait par l'ensemencement.
Quant aux forestiers étrangers, ils répétaient naturellement ce qu'ils nous entendaient dire à nous-mêmes, et, pour eux comme pour nous, la « méthode du tire et aire » était une des caractéristiques de la vieille sylviculture française (I). Sans doute, avouait-on, la pratique courante s'écartait souvent de la règle : le recépage des jeunes peuplements mal venus ame- nait des retours en arrière; les dix baliveaux à l'arpent étaient une moyenne dont pouvait beaucoup différer le chiffre de la réserve effective; le terme d'exploitabilité choisi changeait par- fois en cours de révolution, avant que toute la surface aménagée fût parcourue; etc... Mais on regardait ces mesures perturba- trices comme des dérogations formelles à l'ordonnance, et celle-ci passait toujours pour prescrire, sous le nom de tire-et-aire, le traitement rigide esquissé plus haut. Voilà aussi, bien entendu, ce que je pensais moi-même quand, en juillet 187o, mes camarades de la 45e promotion et moi, nous quittâmes l'École forestière avec le grade de garde général, pour participer à la défense de la patrie. Par suite de l'insuccès que subirent cette fois-là les armes françaises, et en raison des dou- loureuses exigences du traité de Francfort, ceux d'entre nous qui avaient demandé, au sortir de Nancy, à faire leur stage dans des portions du territoire cédées depuis lors à l'Allemagne, furent dirigés, en mai 1871, vers des postes nouvellement choisis et l'Administration m'envoya à Villers-Cotterêts. Cette résidence était, à l'époque dont il s'agit, le siège d'une École forestière secondaire (2). J'y fus chargé d'un cours de
(r) Voir, par exemple, l'ouvrage du Rév. John CROUMBIE BROWN, paru vers 188o et intitulé : French Forest Ordinance of 1669, with historical sketch of previous Treatment of Forests in France. Edinburgh, Oliver and Boyd. (2) Voir sur cette institution : L'Enseignement forestier en France, par Ch. GUYOT. Nancy, 1898, p. 24 et ss. R. B. 16 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE mathématiques appliquées que je professai pendant neuf années, successivement comme stagiaire, comme membre d'une com- mission d'aménagement et comme chef du cantonnement de Villers-Cotterêts-Nord. Je pus donc examiner de près, dans tous ses recoins, cette célèbre forêt de Retz que LALLEMAND DE LES- TRÉE, son « réformateur » au temps de Colbert, proclamait « la plus noble et la mieux plantée du royaume ». « S'il existe, me disais-je au début de mon stage, un vaste massif boisé où les prescriptions de l'ordonnance de 1669 aient été exactement suivies, ce doit être le domaine en présence duquel je me trouve, puisqu'il a fait l'objet d'une « réformation » spéciale postérieure seulement de trois années à la loi forestière générale, applicable à toute la France. Quelque grand que soit, ajoutais-je en moi-même, l'écart entre la pratique et la théorie, il serait étonnant que la forêt de Retz ne portât pas encore aujourd'hui des traces très apparentes du système d'exploi- tation qui fut officiellement en vigueur pendant deux siècles. « Envisageons, par exemple, l'assiette des coupes, et suppo- sons que les futaies aient été déclarées mûres à 120 ans. Il va de soi que jamais aucun officier de maîtrise n'a songé à diviser une forêt de 13.000 hectares en 120 parties aliquotes, à installer, en conséquence, des « ventes » d'un seul tenant de plus de ioo hectares chacune et à disposer ces ventes de proche en proche sur le terrain, chaque coupe annuelle étant localisée dans un seul et même district : les inconvénients d'une pareille méthode sautent aux yeux, et nos pères ont sans doute eu de bonne heure la notion de la « série ». Mais alors, si les « séries » primitives étaient conformes à ce qui fut plus tard enseigné à Nancy, c'est-à-dire si chacune d'elles constituait un gros tène- ment d'un millier d'hectares, à limites permanentes, il a dû se créer peu à peu une suite de vastes peuplements d'âges gradués, encore reconnaissables aujourd'hui. » Telle était l'argumentation à laquelle je me livrais. Or, j'avais beau chercher à identifier ces anciennes coupes, je n'arrivais à aucun résultat satisfaisant : les peuplements équiennes aux- quels j'avais affaire étaient disposés pêle-mêle, les vieux à côté des jeunes ou de ceux d'âge moyen, sans qu'un ordre quelconque parût avoir présidé à leur juxtaposition. LE TIRE ET AIRE 1 7 La règle des dix baliveaux à l'arpent m'intriguait d'une façon analogue; dans aucun canton, en effet, je ne constatais que la moyenne du nombre d'arbres de réserve réellement existant approchât de ce chiffre. Le facies de la forêt se montra donc à moi fort différent de ce que je m'étais imaginé. Mes tentatives en vue de me rendre compte de l'ancien mode de traitement des futaies ne se bornèrent pas, d'ailleurs, à des recherches sur le terrain. En 1875, au cours d'un procès intenté par un riverain des « rûs de flottage » (I), je fus chargé de com- pulser aux Archives nationales la partie du fonds d'Orléans relative au duché de Valois (2). Il me passa de la sorte entre les mains une quantité considérable de documents ayant trait à la gestion des forêts apanagères de Retz et de Laigue (3). Néanmoins, dans aucun d'entre eux, je ne rencontrai le terme « tire et aire ». Je m'attendais pourtant à ce qu'il y fût employé à propos de la marche des coupes, puisque, d'après l'enseigne- ment que j'avais reçu, il désignait le mode d'assiette obligatoire. D'autre part, ce mot ne serait certainement pas demeuré inaperçu pour moi si les textes parcourus l'avaient renfermé à un endroit quelconque, car je le recherchais avec un soin extrême. Son absence me causa donc une grande déception. Un peu plus tard, j'eus à rédiger, en qualité de membre de la 8e Commission d'aménagement, quelques-unes des « Statis- tiques générales » qui se placent en tête des projets soumis à l'Administration. Je consultai à cette fin les archives départe- mentales du Pas-de-Calais et de l'Aisne, avec l'espoir qu'elles me fourniraient, peut-être, à l'égard du mystérieux « tire et
(r) Jusque vers 190o, l'Administration des Forêts a gardé sous sa dépendance, dans le Valois, de petits cours d'eau canalisés qui servaient depuis un temps immé- morial au flottage à bûches perdues, et amenaient aux rivières d'Ourcq, d'Aisne et d'Oise, puis, de là, par trains à Paris, les bois de feu provenant de « la Côte de Retz n. Ces produits, grâce à leur mode de transport peu coûteux, arrivaient donc en abon- dance dans la grande ville. Liés en petits fagots, pour la facilité de la vente au détail, ils devinrent vite populaires sous le nom abréviatif de « cotrêts », encore en usage aujourd'hui pour une marchandise analogue. Voir, du reste, à ce sujet, R. E. F., 1 897, p. 176 à 178. (2) Les Domaines du Valois, dont la forêt de Retz était le plus riche joyau, entraient dans l'apanage de la maison d'Orléans. (3) Les cotes de ces pièces ou dossiers figurent aux colonnes 651 et 652 de l'Inven- taire méthodique des Archives.
ANN. FOREST. -- T. VII — FASC. I Iô UNE LÉGENDE FORESTIÈRE aire », les données que je n'avais pas découvertes dans le grand dépôt parisien. En effet, au cours desdites recherches, je mis la main sur deux documents manuscrits où s'étalait la fameuse expression. Mais, comme on va le voir à l'instant, ma joie fut de courte durée. La pièce la plus ancienne, datée du 25 août 1666, est un « Pro- cez-verbal du sieur Feramus, lieutenant en la justice de Calais, contenant la visite par lui faite de la forest de Guisnes » ( I). On y lit les passages ci-après : ...Les ventes se sont faites cy devant en confusion, sans nombre certain et sans ordre ny suitte, tant à cause des guerres que de la négligence des officiers... ce qui a causé la ruine de la forest. Pour la restablir, il est expédient de régler les dites ventes à cent dix mesures, qui est de seize ans de rejets, sans remplage ny déduc- tions de rietz (pâturages) et d'obliger les fermiers et adjudicataires de recéper les endroits qui se trouveront abroutis et de mauvaise nature en leur vente, ce qui tiendra lieu de recépage... Il est à propos de réduire la vente à une seule contrée, sans buis- sonnage ny division et de l'exploiter à tire et aire, tant pour empes- cher les mésus que font les marchands ventiers lorsque il y a plu- sieurs ventes ouvertes, que pour donner un aage égal à tous les taillis, mesme à ceux qui sont abroutis et se trouverront recepez dans les ordinaires.
Au premier abord, j'avais là une confirmation pleine et entière de la théorie classique : pour remédier aux abus commis, le sub-délégué de Charles Colbert proposait d'établir ce que nous appellerions aujourd'hui une seule « série d'exploitation », de donner aux coupes une contenance rigoureusement égale au quotient de la surface de la forêt par la durée de la révolution, et d'asseoir ces coupes à tire et aire, de façon à créer une gra- dation d'âges parfaite.
(r) Ce document est conservé aux archives du Pas-de-Calais. Il y en a aussi un exemplaire à l'Inspection des Eaux et Forêts de Boulogne. Le Sr Feramus était « subdélégué, pour procéder à la réformation des forests seizes es ressort de la dite ville de Calais et de celle d'Ardre, par Mg' Colbert, conseiller du Roy en ses conseils, maistre des requestes ordinaire de son hostel, intendant de la justice, police et finance de Picardie, etc., commis par S. M. à la réformation souveraine des eaües et forests des dites villes, pays et provinces s. Il s'agit, dans cette délégation, de Charles Colbert, frère de Jean-Baptiste, le grand ministre. Chartes Colbert, marquis de Croissy, s'était distingué, de 1655 à 1663, comme intendant d'Alsace. Il devint, en 1679, secrétaire d'État aux Affaires étrangères. LE TIRE ET AIRE 19 Oui, tel semblait bien être le dispositif adopté, mais il s'appli- quait à une petite forêt de 1.760 arpents seulement et qui devait être exploitée en taillis à la courte révolution de 16 ans. Le Sr Feramus aurait-il proposé quelque chose de semblable pour un grand massif boisé traité en futaie? C'est précisément cela qu'il fallait savoir. Quant à la deuxième pièce, elle ne procurait aucune clarté à ce sujet, car, elle aussi, se rapportait à une forêt de faible étendue exploitée en taillis, et, par-dessus le marché, appartenant, non au Roi, mais à une communauté ecclésiastique. Ce second document est une décision du Grand Maître du Département de Paris du 8 novembre 1725, relative aux bois de l'abbaye cistercienne de Vauclair (I). Elle stipule qu'après la dislocation du quart en réserve, on procédera
au règlement du surplus... en coupes ordinaires à l'âge de vingt-cinq ans et à la désignation d'icelles par première et dernière, à tire et aire... lors desquelles coupes il sera réservé par chacun arpent vingt-cinq baliveaux de l'âge du taillis.
Ainsi, en définitive, la seule conclusion susceptible d'être dégagée de ces textes c'est que les coupes se réglaient à « tire et aire s dans les taillis. Mais quid? lorsque la forêt ou la portion de forêt envisagée était exploitée en futaie? La persistance du mystère me décida alors à me reporter à l'Ordonnance elle-même; j'aurais, d'ailleurs, évidemment dû commencer par là, mais la nécessité d'une pareille vérification ne m'était pas apparue de suite, tant les affirmations péremp- toires faites au sujet de ce monument législatif m'avaient influencé. Je recherchai donc tous les articles de l'Ordonnance où il pou-
(r) La pièce se trouve aux archives départementales de l'Aisne. Les bois en ques- tion constituent depuis 1790 la forêt domaniale de Vauclerc (316 ha. 66 a.) fusionnée aujourd'hui, au point de vue de l'aménagement, avec la forêt voisine dite de Laverny. C'est à tort que la graphie Vauclerc a été adoptée par l'Administration, l'abbaye s'appelant, en latin, Vallis clara et non Vallis Clerorum. En français, on a obtenu Vauclair en retournant le nom de Clairvaux que portait la maison mère. 20 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE vait s'agir de l'exploitation des bois et des opérations sylvi- coles (I). Or, ce que je trouvai en consultant directement la loi elle- même fut loin de justifier les idées reçues : je ne constatai nulle part la mention, sous le nom de tire et aire ou sous un autre nom quelconque, d'une méthode officielle de traitement des futaies, en vertu de laquelle les coupes auraient été assises de proche en proche, et les peuplements exploités à un âge déter- miné; je ne vis non plus à aucun endroit qu'il fût interdit de jardiner ou d'éclaircir. Toutes les dispositions de l'Ordonnance relatives au traitement des futaies pleines se montrèrent à moi groupées dans le titre XV qui a pour rubrique « De l'Assiette, Ballivage, Martelage et Vente des Bois » (2), et même réduites au contenu des articles I, 5, 6 et II. Les articles I et 5 se rapportent à l'assiette des coupes, c'est-à- dire à la fixation de leur emplacement; l'article 6 traite de leur arpentage et de l'indication précise de leurs limites; l'article II concerne le balivage et le martelage. Aux termes des articles I et 5 combinés, les assiettes des ventes ordinaires « soit de futaye ou de taillis » sont soumises à une seule condition, celle d'être désignées a chaque année » par le Grand Maître, qui a expédiera ses Mandemens et Ordon-
(i) Je me suis servi, dés le début, pour l'étude de l'ordonnance de 1669, d'un petit
in - 12 intitulé : Commentaire sur l'Ordonnance des Eaux et Forets du mois d'août x669, publié à Paris, en 1772, chez Debure père. Le nom de l'auteur ne figure pas sur le volume, mais, grâce à l' « approbation » (p. xxii) et à d'autres renseignements dont je dispose, je sais que cet ouvrage, qui a obtenu un grand succès dès sa publi- cation, est chi à Daniel Joussx, conseiller au baillage d'Orléans. Toutes les citations d'articles ou de passages de l'ordonnance de 1669 que renferme le présent travail sont conformes au texte donné par Joussx. (a) On pourrait croire, d'après les termes de cette rubrique, qu'il est question dans le titre XV de toutes les ventes de bois, quel que soit le propriétaire de la forêt où la vente est assise. Mais, ainsi que le remarque JoussE (op. cit., p. 209), le titre XV ■ n'a pour objet que la vente des bois du Roi o. Je remarquerai à mon tour que les rédacteurs paraissent s'y être occupés de bois feuillus. Il n'y a pas lieu, d'ailleurs, de s'en étonner. La France de 1669 ne comprenait en effet ni les sapinières de Franche-Comté, ni celles de Lorraine, et l'Alsace était réunie depuis trop peu de temps pour que Colbert et ses délégués donnassent aux bois résineux du versant rhénan des Vosges l'attention qu'ils méritaient. Le Roi possédait, il est vrai, dans le Dauphiné, la Provence, l'Auvergne, le Languedoc, le Béarn, de grandes étendues garnies d'arbres verts; mais ces forêts de haute montagne n'étaient pas en général susceptibles d'exploitations réglées, faute de chemins; les populations riveraines en absorbaient sans doute les rares produits réalisables, et le pouvoir cen- tral se désintéressait à peu prés de leur existence. LE TIRE ET AIRE 2I nances... conformément aux Règlemens arrestez en nostre Conseil D. Cela ne signifiait-il pas, dans le langage d'aujourd'hui, que le Grand Maître était tenu d'appliquer l'aménagement sanctionné par le chef de l'État, absolument comme c'est le cas depuis 1827 pour le conservateur et ses subordonnés? Mais alors, ne pouvait-il y avoir, en 1669 aussi bien qu'actuel- lement, une très grande diversité dans la réglementation des coupes, et, en particulier, dans l'exploitation et l'éducation des futaies? Ne pouvait-il pas se faire, par exemple, qu'en vertu même des règlements, les coupes, au lieu de marcher de proche en proche, fussent assises dans les endroits où, tout bien pesé, elles seraient le mieux à leur place? L'article 6 déclare, il est vrai, que « l'arpenteur... sera tenu de se servir au moins de l'un des pieds corniers de l'ancienne vente ». Mais cette prescription doit-elle être interprétée more judaico? Son auteur n'a-t-il pas sous-entendu qu'elle s'applique seulement au cas où l'emplacement voisin de « l'ancienne vente » mérite à tous égards d'être choisi pour l'exploitation nouvelle, et que, dans le cas contraire, il faut jeter son dévolu sur des bois plus vieux ou moins bienvenants, fussent-ils très éloignés des premiers? L'ordonnance réglementaire du Code de 1827 renferme (art. 76- § 2) une disposition identique à celle qui nous occupe : a-t-on jamais prétendu que l'alinéa en cause eût une réelle portée en matière d'aménagement? Pourquoi la même règle, exprimée à peu près à l'aide des mêmes mots, aurait-elle un sens plus étroit lorsqu'elle figure dans un texte signé Louis XIV, que lorsqu'elle est édictée une seconde fois par Charles X? Si le traitement des futaies sous le régime de l'Ordonnance de 1669 comporte déjà une grande diversité quand on envisage le seul facteur assiette, il devient, a fortiori, susceptible d'une foule de variations si le facteur réserve entre également en ligne de compte. L'article I i du titre XV stipule bien que « le Garde-marteau... fera choix de dix arbres en chacun arpent de fustaye ou haut recrû », mais, là aussi, ne faut-il pas voir, au lieu d'une pres- cription rigoureuse, une simple indication analogue à celle que renferme l'article 12 du même titre XV à l'égard des « baliveaux 22 UNE LÉGENDE FORESTIÈRE anciens et modernes » dans les coupes de taillis. Il ressort, en effet, de cet article 12 que si, dans les taillis, on doit en principe réserver, outre un certain nombre de baliveaux de l'âge, « tous les baliveaux anciens et modernes », on peut également, à l'aide de propositions spéciales, éviter la pléthore d'arbres de réserve qui résulterait de l'application stricte de cette règle. Cela revient à dire, en somme, que le balivage des taillis peut être opéré différemment d'une forêt à l'autre, pourvu que l'autorité compétente en ait décidé de la sorte. Si donc telles étaient les vues des délégués de Colbert sur le martelage dans les taillis, à plus forte raison avaient-ils des idées semblables à propos des futaies pleines et considéraient-ils la fixation à dix du nombre d'arbres à réserver, soit comme une donnée arbi- traire dont on s'écartera sans scrupule, soit, tout au plus, comme un minimum. Mais ce qui me déconcerta surtout, ce fut l'affirmation qu'une lecture attentive de l'ouvrage de LORENTZ et PARADE me fit découvrir dans le paragraphe où ces écrivains ont donné les principales caractéristiques du « régime dit à tire et aire » tel qu'ils le concevaient. En effet, à partir de 1855, date de la troisième édition de leur livre, les auteurs du Cours de Culture ont accompagné (§ 507, p. 289) de la référence suivante, l'exposé sommaire qu'ils fai- saient du mode de traitement en question : « Voyez Dictionnaire des Forêts, par BAUDRILLART, p. 913. » Or, si l'on se reporte à l'endroit indiqué (t. II, verbo Tire et Aire), on tombe, il est vrai, sur un article commençant par la phrase ci-après, qui jus- tifierait la thèse classique :
L'art. i i du tit. XXV de l'ordonnance de 1669 dit que les coupes seront faites à tire et aire, c'est-à-dire de suite, sans relâche et sans intermission de la vieille vente à la nouvelle, et en allant toujours devant soi. Le contraire, en allant çà et là, s'appelle fureter ou jardiner un bois.
Mais, qu'on prenne un exemplaire quelconque de l'Ordon- nance, on verra que le titre XXV a pour en-tête : « Des Bois appartenant aux Communautés et Habitants des Paroisses », et on constatera qu'aux termes de l'article 3 du même titre, les LE TIRE ET AIRE 23 parties desdits bois affectées aux coupes ordinaires étaient trai- tées exclusivement en taillis (i). Par conséquent, pas plus dans l'Ordonnance elle-même que dans les documents d'archives qui m'avaient passé par les mains, je ne voyais la prescription d'exploiter « à tire et aire » formulée à l'égard des futaies; les taillis seuls étaient visés (2). Ces découvertes corroborèrent singulièrement les doutes que m'avait déjà inspirés la thèse historique en honneur et me firent penser que, si l'ancien traitement des futaies feuillues s'appelait « méthode du tire et aire », ce n'était pas l'Ordonnance de 1669 qui lui avait donné ce nom. De plus en plus intrigué, je me dis que, comme LORENTZ et PARADE basaient leur doctrine sur le Dictionnaire de BAUDRIL- LART, j'avais intérêt à examiner de très près cette vaste compi- lation; peut-être y découvrirais-je, en sus du passage auquel renvoyait le Cours de Culture, d'autres renseignements aptes à m'éclaircir. Mon entreprise, hélas ! loin de me procurer une certitude quel- conque, ne fit qu'augmenter le désarroi où je me trouvais. Je ne reproduirai pas les principaux passages du Dictionnaire, où l'expression tire et aire est employée (articles : aire, aména- gement, coupes de bois, éclaircie, éclaircissement, exploitation, tire et aire); de l'examen minutieux auquel je me suis livré, ressort que l'expression en cause est revêtue de sens divers dans le corps même d'un article. La confusion est grande et vient en partie, de ce qu'on n'a point distingué ce qui se réfère, dans l'Ordonnance de 1669, aux bois du domaine souvent traités en futaie et aux bois des communautés presque toujours placés sous le régime du taillis. Bref, on qualifierait de coq à l'âne les
(r) Ledit article 3 du titre XXV débute ainsi : « Ce qui restera (dans les bois com- muns), la réserve (du quart) étant faite, sera réglé en coupes ordinaires de taillis. (2) L'article 2 du même titre XXV stipule que « le quart des bois communaux sera réservé pour croistre en futaye «. On pourrait vouloir prétendre que l'article ri s'applique à ces futaies éventuelles aussi bien qu'aux taillis du restant de la forêt, et il y aurait là un argument en faveur de la doctrine classique. Mais les termes de l'article rr que je reproduis plus loin in extenso montrent d'une façon irréfutable que ledit article concerne uniquement les coupes affouagères, celles qui sont « dis- tribuées suivant la coutume ”. L'argumentation serait, du reste, de pur ordre spécu- latif, car les « futaies pleines 0 des quarts en réserve communaux d'essence feuillue paraissent n'avoir guère existé que sur le papier. 24 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE assertions de BAUDRILLART au sujet du tire et aire, n'était le respect que mérite la mémoire de l'éminent compilateur. On doit remarquer d'ailleurs que si BAUDRILLART attribue à son insu au mot tire et aire des significations différentes les unes des autres, il n'est pas le premier écrivain forestier qui ait commis la faute en question. Qu'on se reporte simplement au commentaire de JoussE, on trouve le texte de l'article i I, titre XXV, accompagné de la note suivante :
I. A tire et aire. C'est-à-dire à fleur de terre, et tout de suite, sans laisser ni intervalles, ni aucune intermission de l'ancienne coupe à la nouvelle; ni aucun bois entre deux, abattant les arbres de bout et ôtant et recépant les vieilles souches.
Or, on voit immédiatement que le membre de phrase : « sans laisser ni intervalle, ni aucune intermission de l'ancienne coupe à la nouvelle » ne concerne pas le tire et aire tel que l'entendait le rédacteur de l'Ordonnance; celui-ci visait uniquement l'ex- ploitation de la coupe d'un exercice donné. Dans la forêt des références au tire et aire contenues dans le Dictionnaire de BAUDRILLART, je m'arrêterai toutefois à l'une d'elles qui n'est sans doute pas étrangère à la légende déve- loppée par la suite. BAUDRILLART regarde la coupe à tire et aire comme prescrite, non seulement pour les taillis, mais encore pour les futaies feuil- lues, car voici ce qu'il déclare au « mot » AMÉNAGEMENT, dans un chapitre intitulé : Des futaies pleines et des différentes ma- nières de les exploiter (t. I, p. 1 73) Les futaies pleines... qui sont composées de bois à feuilles, c'est-à- dire de bois autres que les bois résineux, s'exploitent dans l'intérieur de la France, par contenance à tire et aire, et à la réserve de 20 bali- veaux par hectare pris parmi ceux de la plus belle venue et d'essence chêne autant que possible.
BAUDRILLART qualifie donc ici de tire et aire la méthode esquissée dans l'article II du titre XV de l'Ordonnance de 1669. C'est un prélude à la thèse que soutiendront plus tard LORENTZ et PARADE, sauf qu'à l'endroit dont je m'occupe, BAUDRILLART laisse dans l'ombre la question de l'assiette des coupes d'une LE TIRE ET AIRE 25 année à l'autre, mise en évidence dans le même article au cha- pitre : Mode d'exploitation (p. 169) : On connaît trois modes d'exploiter les bois, savoir : Io la coupe à tire et aire; 2° la coupe par pieds d'arbres, en jardinant; 3 0 la coupe par éclaircies ou expurgades. Le premier de ces modes est le seul qui soit autorisé par les anciennes lois; elles veulent que les coupes se fassent par contenance et de proche en proche, sans rien laisser en arrière (Ord. de François Ier du mois de juillet 1 544. — États de Blois, du mois de novembre 1576. — Édit de Henri III, du mois de mai 1579. — Ord. de 1597, art. I. — Ord. de Louis XIV, du mois d'août 1669). Le second mode (etc...).
BAUDRILLART persiste donc à croire qu'en vertu de l'Ordon- nance de 1669 les exploitations doivent se faire à tire et aire d'une année à l'autre. Voilà où j'en étais en 1880, lorsque je fus envoyé à Nancy comme suppléant de M. BROILLIARD. Chargé du cours d'amé- nagement à partir de 188,, je ne pus, bien entendu, m'acquitter de la leçon traditionnelle sur les « forêts irrégulières » sans subir une certaine gêne résultant de mes découvertes. Néanmoins, je n'apportai que de faibles retouches à l'exposé classique de l'an- cien traitement des forêts royales. J'attendais donc, pour me prononcer catégoriquement, que grâce à des recherches com- plémentaires je puisse argumenter sur des bases solides. Comme moyen d'aboutir, j'envisageai en première ligne l'étude de la réformation dont la forêt de Retz a été l'objet en 1672. Ce précieux document était conservé dans les archives de l'Ins- pection de Villers-Cotterêts; j'avais eu le grand tort de ne pas l'examiner à fond pendant que je résidais dans cette localité et j'espérais bien réparer ma négligence le plus tôt possible. J'y serais, sans doute, arrivé pendant les vacances scolaires, si ma carrière de professeur s'était normalement poursuivie. J'aurais même élargi le cadre de mes recherches, en vue du cours d'histoire de la sylviculture que l'Administration m'avait autorisé à créer en 1886. Mais les circonstances m'amenèrent à quitter Nancy dès l'automne de 1889, et à laisser au rang d'ébauches tout aussi bien mes leçons sur l'aménagement que celles qui avaient trait à mes autres cours. Je devins alors fonctionnaire algérien et cessai de me préoc- 26 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE cuper du tire et aire, attendu que, transplanté en pays barba- resque, le forestier voit s'étendre devant lui un champ d'activité nouveau, d'une telle amplitude et d'un si puissant attrait, qu'il ne tarde pas à abandonner, au moins provisoirement, les recher- ches d'ordre professionnel dont il était le plus féru avant d'avoir franchi la Méditerranée. Toutefois ma carrière administrative ne se termina point en Algérie : mon destin d'Alsacien déraciné voulait qu'à la der- nière étape, comme à la première, je vécusse sous le doux ciel de l' Ile de France, et je fus appelé, à la fin de 1897, au périlleux honneur de gérer la forêt de Fontainebleau. Ce célèbre domaine renferme, on le sait, des chênaies et des hêtraies séculaires, moins vigoureuses sans doute mais — n'en déplaise aux mânes de M. DE L'ESTRÉE (I) - aussi « nobles » d'origine et d'aspect que celles qui avaient provoqué dans le pays de Valois l'enthousiasme du stagiaire de 1871. En même temps que la garde m'en fut confiée, je devins le dépositaire des précieux in-folio où les trois réformateurs de l'antique forêt de Bière (c'est le nom qu'elle portait jadis) ont décrit en détail ses états successifs sous les règnes de Louis XIV et Louis XV, et indiqué à quels traitements elle devait être soumise. Ma rentrée en contact avec la vieille foresterie française réveilla donc naturellement mes souvenirs de jeunesse : la question du « tire et aire » me hanta de nouveau, et je conçus le dessein de la résoudre une bonne fois, si possible. Pour éviter la faute que j'avais commise à Villers-Cotterêts, je m'efforçai, dès mon installation à Fontainebleau, de profiter de tous mes moments de loisirs pour étudier avec soin les trois réformations susmentionnées.
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La première remonte à 1664 et a pour auteur BARRILLON D'AMONCOURT, maître des requêtes au Conseil du Roi, commis- saire départi pour la réformation générale des Eaux et Forêts
(i) Voir plus haut, p. 16. LE TIRE ET AIRE 27 dans l' Ile de France, la Brie, le Perche, la Picardie et le Pays reconquis (i). La seconde réformation eut lieu en 1716, par les soins de LA FALUÉRE, grand maître du département de Paris. Le successeur de ce dernier au siège de Paris, DUVAUCEL, effectua la troisième réformation en 175o. Voici en substance, ce que renferment, relativement à l'as- siette des coupes, les trois registres que je viens de mentionner (2).
RÉFORMATION DE 1664. — BARRILLON, laissant de côté les 14.000 arpents de terrains « inutiles et stériles » et de « places vuides et vagues » qu'englobaient alors les limites de la forêt royale, considère seulement les 13.212 arpents 69 perches aux- quels un procès-verbal d'arpentage du 29 janvier 1659 avait évalué la contenance réellement boisée de la forêt. Le réformateur détache d'abord de ce bloc environ 7.000 arpents garnis de ce qu'il nomme « les bois de première qualité ».
(I) BARRILLON était un légiste dont les connaissances forestières présentaient, sans doute, beaucoup de lacunes, mais Colbert plaça auprès de lui, en qualité de procureur du Roi, un spécialiste éminent, FROIDOUR, qui occupait une charge de maître des Eaux et Forêts en Picardie, et qui avait déjà participé à diverses réfor- mations dans l'Ile de France. FROIDOUR se distingua plus tard à la tête de la grande maîtrise de Toulouse, et on lui doit la remarquable Instruction pour la Vente des Bois du Roi, dont j'aurai à parler à mainte reprise. A l'époque où BARRILLON s'acquitta de sa tâche forestière, la charge de grand maître de l'Ile de France était occupée par deux titulaires alternatifs, M. DE CANIDÉ et le marquis DE CARTIGNY. (2) Nous avons décidé de maintenir ici cette longue analyse des réformations de Fontainebleau. Elle ne vient pas doubler en effet l'histoire de la forêt de Fontaine- bleau, publiée en 1873 par Paul DOMET, assez sommaire sur ce point. Les publi- cations les plus récentes, concernant l'histoire de ce massif, si elles mentionnent la réformation, le font en passant ou d'après DOMET.
Cf.: Les réserves de la forêt de Fontainebleau, par Henri DALMON. - La forêt de Fontainebleau (Travaux des naturalistes de la vallée du Loing), fasc. I. Moret-sur- Loing, 1927. — Études sur le régime de la forêt de Fontainebleau au Moyen Age et jusqu'à la Révolution, par Maurice DEROY, œuvre posthume en cours de publi- cation dans les Annales de la Société historique et archéologique du Gatinais, années (930 et ss. Outre les s réformations analysées ici au point de vue tire et aire, DEROY men- tionne des réformations de 1400, 1528, 1540, 1 547, 1 595, 16oS. Ajoutons que dans un article intitulé : Les anciens aménagements de la forêt de Fontainebleau, M. GRANGER a écrit : s Un manuscrit encore inédit de M. le conser- vateur Reuss donne sur l'application de la méthode du tire et aire à la forêt de Fontainebleau les détails les plus circonstanciés; il serait à souhaiter qu'il 'At être publié un jour, car il comporte, avec de très nombreuses références des vues d'en- semble sur cette question trop peu connue. » (R. E. F., 1931, p. 141.) (R. B.) 28 UNE LEGENDE FORESTIERE Ce sont « des fustayes, demy-fustayes et quart de fustayes d'es- sence de chesnes, hestres et charmes... la plus grande partie desquels proffite, et laquelle peut subsister encore longtemps» (i). Leur coupe « doidt estre différée jusques après l'autre usance des plus vieux bois qui sont (sur) le retour et de ceux dont le recépage doibt estre faict a. BARRILLON ne donne pas le détail des 7.000 arpents dont l'exploitation est ainsi remise à une époque ultérieure, mais ce qu'il dit dans la suite de son procès-verbal fait deviner que ces bois, destinés à rester provisoirement debout, ne sont nulle- ment massés sur un seul point de la forêt et se trouvent, au contraire, disséminés en beaucoup d'endroits. Après avoir signalé leur existence, le « Commissaire départi » ne s'en occupe plus : ce sera la tâche de ses successeurs d'en réglementer la coupe plus tard. En attendant, il n'envisage que les 6.212 arpents constitutifs du restant de la forêt. Ce sont : des anciennes fustayes qui sont sur leur retour ou qui ont esté pillées et desgradées; des demys fustayes qui dépérissent à cause de l'ingra- titude du fonds... ou qui sont mal plantéez, pillées et ruinées, des recreus de vieilles ventes de trente à quarante ans, desgradez et abrou- tis par les bestiaux ou par les fauves; et des bois qui ont esté bruslez... Tous les quels bois... abusent la terre (et demandent à être coupés) par forme de recépage et par quantité réglée par chacun an, pour tenir lieu de vente ordinaire. Là-dessus, BARRILLON commence par prélever 1.206 arpents qu'il ordonne de recéper « avec ordre et mesure... pendant les dix premières années prochaines », c'est-à-dire de 1665 à 1670, « pour tenir lieu de ventes ordinaires D. Les « triaiges » à soumettre à ces recépages sont indiqués d'une façon précise, de même que l'étendue qu'on doit y parcourir
(r) Je rappelle qu'au temps de BARRILLON on ne désignait sous le nom de futaies que les peuplements composés de tiges d /lits, ayant atteint une certaine grosseur
et, par conséquent, un certain âge. Quant aux expressions demi - futaies et quarts de futaies, elles ont également besoin d'être expliquées, car elles sont peu claires et tombées à juste titre en désuétude. Une demi-futaie était, pour BARRILLON et ses contemporains, une futaie parvenue à la moitié de sa longévité réglementaire, et l'on nommait ainsi, par exemple, une futaie de 8o ans quand on avait fixé à r6o ans son terme d'exploitabilité. Dans la même hypothèse, la futaie de 4o ans s'appelait quart de futaie. L'Instruction sur les Bois de Marine et autres de TELLES D'AcoSTA montre (p. 58 à 6o) que ces expressions étaient encore employées en 5782. LE TIRE ET AIRE 29 annuellement. Cela permet de constater que le groupe de 1.206 arpents dont il s'agit est très morcelé et que les contenances à y vendre varient, parfois, sensiblement d'une année à l'autre. Ainsi, on recèpe : en 1665, 200 arpents répartis entre trois « gardes » et cinq « triaiges »; en 1666, 200 arpents répartis entre deux « gardes » et cinq « triaiges »; en 1667, 246 arpents concen- trés dans une seule « garde », mais dépendant de sept « triaiges a; en 1668, 150 arpents situés dans une seule « garde » et six « triai- ges »; en 1669, 210 arpents, une « garde » et deux « triaiges »; en 1670, 200 arpents, une « garde » et deux « triaiges » (I). Que va faire maintenant BARRILLON avec les 5.006 arpents qui forment le reste du lot de bois mûrs, dégradés ou dépourvus d'avenir, à exploiter après 1670? Il édicte à leur sujet les pres- criptions que voici : Et ces coupes (de recépage) estant finies et usées, après l'expiration des six années ci-devant déclarées, nous sommes d'avis que, pour ventes ordinaires (2), il sera couppé par chacun an la quantité de quatre vingt dix arpens, tant pleins que vuides, en trois pièces, ou trois triaiges, de ceux cy après déclarés, qui sont les plus dépérissant et dont la couppe est le plus nécessaire. Et, pour observer quelque ordre et quelque esgalité dans les dites couppes, il sera pris : trente arpens des meilleurs bois qui se trouvent esdits triaiges, trente arpens de médiocres,
(r) Dans le vieux langage forestier, le mot « triage » désignait ce qu'on appelle aujourd'hui canton ou lieudit (Voir Ord. de 1669, titre XV, art. 5 et ro). La « garde » était la portion de forêt confiée à la surveillance d'un préposé respon- sable, lequel possédait indifféremment le titre de « sergent à garde » ou de « garde » tout court (Voir Ordonn. de 1669, titre X passim; titre XV, art. 4, 5, 6, 46, 5o). Dès le milieu du xvirle siècle, on a commencé, au moins à Fontainebleau, à dire le canton » et non plus « la garde », pour parler de la circonscription d'un préposé, et cet usage a duré jusqu'après la Révolution française. Mais cela n'a pas empêché d'employer aussi le mot « canton » pour désigner le lieu-dit » et, parfois, les deux termes se rencontrent dans le même document revêtus du même sens. Depuis l'année 1800 environ, le vocable triage s'applique exclusivement à l'étendue territoriale pour laquelle le garde est commissionné. Ces changements dans la signification des mots et ces chassés-croisés entre leurs acceptions ne laissent pas d'obscurcir nos vieux textes. Il est fâcheux que l'expres- sion très claire de garderie, à laquelle on a déjà eu recours sous Louis XIV, n'ait pas été plus en honneur. (2) On ne voit pas bien, au cas particulier, en quoi BARBILLON différencie les ventes ordinaires » des « recépages », car ce sont, en somme, des bois de même nature qu'il soumet à ces deux sortes de coupes. En général, nos pères entendaient par recépages des exploitations à blanc étoc portant sur des produits d'une valeur parti- culièrement minime. 30 UNE LÉGENDE FORESTIÈRE et trente arpens des moindres, par chacune année, de suitte en suitte et de proche en proche, tant et si longtemps que dureront lesd. triaiges, sçavoir : en la garde de la Croix de Guise (etc.). Vient alors l'énumération, par « garde », des « triaiges » où doivent être assises les « ventes ordinaires » susmentionnées. La marche qu'on adoptera pour les effectuer n'est pas indiquée nettement, pas plus que n'est énoncée la catégorie (meilleure, médiocre ou moindre) à laquelle appartient chaque « triaige ». Ainsi, par exemple en ce qui touche la « garde » de Franchart, le réformateur prescrit d'exploiter « la plus grande partie des triaiges d'icelle qui ont esté endommagez par le feu il y a douze ans, commençant au Bois Rond, au triaige de la Touche au Mulet, et continuant de proche en proche dans les Ventes Bar- bier, l'Attrape Charette, Ventes Caillot et autres ». Mais ces « ventes ordinaires », à raison de go arpents à l'année, ne sont pas les seules réalisations de matériel qu'on opérera, à partir de 1671, dans les 5.006 arpents disponibles à cette époque. Comme le déclare BARRILLON : En outre les dites ventes, sera coupé par chacun an, par forme de recépage, soixante arpens, tant pleins que vuides, des bois ruinez qui sont aux rives de la dite forest..., à commencer par le triaige de la Vente aux Moynes et continuant de proche en proche. Plus sera encore recépé par chacun an, pendant les dites couppes, la quantité de cinquante arpens de recreu de ventes usées, il y a vingt cinq ans, les plus abroutis, rabougris et malvenant.
Il y aura donc, chaque année, à partir de 1671, go arpents de ventes ordinaires en trois morceaux, plus, en deux mor- ceaux, Ho arpents de recépages, c'est-à-dire que la vente annuelle comportera 200 arpents, comme c'était le cas pour la sexennie 1665-1670. Et quand les 6.212 arpents à exploiter suivant les indications qui précèdent auront été épuisés, par conséquent au bout de vingt-cinq ans, on attaquera, pensait BARRILLON, les 7.000 arpents de bons bois mis en réserve au début de la réformation (I).
(r) D'après les vues de BARRILLON, cette éventualité se serait produite au bout (6.2x2 d'une trentaine d'années --- = 3 rl. \ 200 LE TIRE ET AIRE 3 1
Des extraits qui précèdent, il résulte que BARRILLON, loin de vouloir concentrer chaque fois la vente annuelle sur un point de la forêt, désirait, au contraire, la morceler dans une large mesure, puisqu'il prescrivait de la répartir, pour les années 1671 et suivantes, entre cinq emplacements distincts. On a, d'ailleurs, vu plus haut que les exploitations étaient déjà très fragmentées du fait que l'on groupait, pour les soumettre à un même ordre de coupes, par exemple à des recépages, des « triaiges » parfois très éloignés les uns des autres. Sans doute BARRILLON recommande à diverses reprises, de conduire les exploitations « de suitte en suitte » ou de « proche en proche », mais il subordonne toujours l'application de cette règle aux considérations tirées de l'âge et de la nature des peuplements. Le désir d'éviter le plus possible les coupes pré- maturées ou tardives apparaît dans chacune de ses combinai- sons et explique pourquoi il n'a pas craint de grouper, en vue de les soumettre à un même traitement ou de les exploiter à la même époque, les « triaiges » les plus éloignés les uns des autres. Il s'inspire surtout de la maxime : maintenez sur pied le bois qui « proffite », abattez celui qui ne « proffite » pas. L'ceuvre du réformateur de 1664 donne lieu, en outre, à la constatation ci-après. Les notions techniques fondamentales qui se traduisent aujour- d'hui, pour nous, par les mots exploitabilité, révolution, grada- tion d'âge, rapport soutenu, etc. n'existaient pas encore au temps de Colbert, ou, tout au moins, n'étaient pas encore formulées et manquaient de précision. Mais cela n'empêchait pas les colla- borateurs du grand ministre de concevoir des règlements de coupes très judicieux et visant les buts essentiels que doit se proposer tout aménagiste, à savoir de couper chaque peuple- ment à un âge convenable, sans jeter sur le marché trop de produits à la fois, et en mettant, sur le terrain, de l'ordre dans les exploitations. BARRILLON esquisse même, â l'égard d'une des « quatre qualités différentes de bois dont la forest est plantée », un petit aména- gement en taillis qui serait acceptable de nos jours : La quatrième qualité de bois, dit-il, sont les boulins ou boulleaux et autres mort-bois qui sont dans les rochers. Pour éviter le dépéris- 32 UNE LÉGENDE FORESTIÈRE sement desquels il est nécessaire de les coupper de trente en trente ans; et pourquoy les ventes d'iceux seront faictes et partagées en trente coupes, qui seront désignées par les chemins dont elles se trouveront encloses et par pieds corniers; commençant par les triaiges qui ont été endommagez du feu, et continuant en suitte, de proche en proche, et à la réserve de tous les chesnes et hestres qui se trouveront dans les dites ventes (I).
RÉFORMATION DE 1716. — Le règlement de 1664 ne fut pas observé, le désordre se réintroduisit ou plutôt se maintint dans la forêt, et, dès le début du règne de Louis XV,une réformation nouvelle se manifesta comme indispensable. On en chargea M. de LA FALUkRE, l'un des deux grands maîtres alternatifs qui administraient alors les forêts de l'Ile de France, l'autre étant le marquis DE CANY. Tandis que BARRILLON avait dû songer surtout à la répression des énormes abus qui se commettaient dans la propriété du Roi, LA FALUÉRE s'est occupé exclusivement de la question sylvi- cole. Il l'a fait avec beaucoup de soin et de compétence, et la supériorité, au point de vue technique, de son oeuvre par rap- port au travail de BARRILLON semble tenir autant à ses connais- sances professionnelles qu'aux progrès réalisés depuis Colbert dans l'art de l'aménagiste. La contenance de la forêt est fixée par un arpentage des 23 avril-3o juin 1716 à 27.925 arpents 52 perches et demie « tant plein que vuide ». A l'instar de son prédécesseur, LA FALULRE commence par distraire de la masse totale les parties qu'il estime inopportun de comprendre dans le roulement des coupes ordinaires, à savoir des « vieilles futayes usées et ruinées » qu'il ne spécifie pas autrement, « ensemble des vieux arbres épars, places vagues
(r) La marche de proche en proche n'aurait pu, toutefois, s'opérer strictement sur l'ensemble de ce que nous appellerions, aujourd'hui, la « série de taillis », attendu que les bancs et éboulis de grès connus à Fontainebleau sous le nom de « rochers » forment plusieurs tènements distincts. En fait, les boulaies de Fontainebleau n'ont jamais été soumises au traitement spécial prévu par BARRILLON. Elles commen- cèrent, d'ailleurs, dès le xvirre siècle, à souffrir beaucoup des extractions de pavés, et leurs derniers lambeaux disparurent au xrxe siècle, par l'effet des plantations de résineux. Mais, actuellement, le bouleau tend à reprendre possession de son ancien domaine, à la suite des incendies qui, depuis une quarantaine d'années, rava- gent tous les a rochers » les uns après les autres, détruisant les pins et favorisant ainsi le retour d'une essence spontanée. LE TIRE ET AIRE 33 à planter, terreins ingrats et rochers stériles à abandonner », soit un bloc de 14.980 arpents 35 perches dans lequel il n'y aura pas d'exploitations régulières. On se bornera à y abattre — sur propositions spéciales, dirions-nous aujourd'hui — les bois sans grande valeur qui s'y rencontrent. Restent
1 2.945 arpents 17 perches de bois tant bon que mauvais de toutes natures et tous âges jusques â 120 ans, consistant en futaye sur le retour, dont le fonds excédé au delà de sa possibilité ne peut plus fournir (d'aliment?) à la superficie trop aagée; et en demie et quart de futaye ou anciennes ventes, partie bien venantes et qui profiteront encore longtemps, partie en age de couppe et partie qui dépérit pour avoir esté frappées de la gellée de 1709 ou abrouties par les bestes fauves.
Les « triages » de ce second bloc sont disséminés dans les huit « gardes » de la forêt, côte à côte avec les « triages » du premier bloc. Le réformateur répartit ces « triages » du second bloc en cinq groupes, auxquels il assigne comme termes d'exploitation respectifs les âges de 30, 50, 80, 100 et 120 ans. Chacune de ces espèces de séries est naturellement très morcelée. Ainsi, le groupe soumis à la révolution de ioo ans (j'emploie le langage d'aujourd'hui) se compose de cinquante « triages » épars dans les huit « gardes »; sa contenance est de 4.244 arpents; les 2.387 arpents du groupe exploité à 120 ans sont empruntés à trente- trois « triages » et à sept « gardes », etc. La constitution des cinq groupes susmentionnés témoigne à elle seule que LA FALURE, pas plus que BARRILLON, ne cher- chait à localiser en un tènement unique « l'ordinaire » de chaque année, ni à juxtaposer indéfiniment les « ordinaires » successifs. Une des pièces annexées à son procès-verbal, ou, comme il dit, l'un des « dépouillemens » auxquels il a soumis ses notes du terrain, précise, d'ailleurs, d'une façon très nette sa manière de concevoir l'assiette des coupes. Il a dressé, en effet, pour les cent deux années allant de 1717 à 1818 (1) un état d'assiette minutieux indiquant, millésime par millésime, les « triages » ou portions de « triages » à exploiter
(r) Pourquoi LA FALUERE a-t-il établi ses prévisions pour 102 ans, plutôt, par exemple, que pour roo ans, nombre rond, ou pour 120 ans, terme d'exploitation des bois de première qualité? Je me le suis demandé vainement.
ANN. FOREST. - T. VII - FASC. I 34 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE et les surfaces à prendre dans chaque « triage ». Or, en examinant cet état, on fait les constatations suivantes : L' « ordinaire » est, en général, réparti entre plusieurs « gardes », souvent 4, 5, parfois 6, 7; en 1720, il est même morcelé entre toutes les 8. Rarement la coupe annuelle est concentrée en entier dans un seul « triage »; cela n'a guère lieu que pour des millésimes lointains, à l'égard desquels les prévisions du réformateur sont nécessairement moins sûres que pour les millésimes rapprochés. Les surfaces parcourues présentent des écarts considérables d'une année à l'autre. La contenance globale à exploiter de 1717 à 1818 s'élevait, d'après le projet de LA FALUÉRE, à 19.960 arpents 88 perches 1/4 (1) : cela met la coupe annuelle moyenne à 195 arpents 69 perches; or, on parcourait avant cela, certaines années, jusqu'à trois fois plus d'arpents et, certaines autres années, jusqu'à deux fois moins d'arpents. Voici d'ailleurs, quelques spécimens des variations de la sur- face et de la fragmentation de l' « ordinaire ». Pour 1720, les ventes devaient s'étendre sur 737 arpents pris dans 17 « triages » et 8 « gardes »; pour 1723, elles portaient sur 461 arpents, 14 « triages » et 7 « gardes »; pour 1734, sur 166 arpents, 4 « tria- ges » et 2 « gardes »; pour 1745, sur 91 arpents, I « triage »; pour 1749, sur 162 arpents, 4 « triages » et 3 « gardes ». Le règlement de 1716 répond même moins que celui de 1664 à la définition de la méthode classique du tire et aire. BARRILLON, quoique se préoccupant surtout lui aussi, de l'âge et de la puis- sance végétative des massifs, recommandait cependant, çà et là, de marcher de « suite en suite ». LA FALUÈRE n'évoque pas une seule fois le principe de la contiguïté des coupes des exer- cices successifs. Bien plus à en juger par l'en-tête de son état d'assiette, il a systématiquement éparpillé les ventes (et, sans doute aussi, fait varier systématiquement leur étendue), de façon à éviter le plus possible les sacrifices d'aménagement. Voici, en effet le libellé de cet en-tête : État de règlement de couppes et recépages à commencer la présente
(r) Les massifs à couper à 3o ans, figurent, bien entendu, au moins trois fois sur l'état, et ceux à couper à 5o ans au moins deux fois : il est dès lors naturel que la contenance globale susmentionnée dépasse sensiblement l'étendue des a triages » affectés aux coupes ordinaires. LE TIRE ET AIRE 35 année 1716 pour 1717, dans la Forest de Bierre dite de Fontainebleau distribuées inégalement suivant les plus pressans besoins de la ditte forest (1) pour tenir lieu de couppes pendant cent années, et mettre les triages en état de demeurer à l'avenir réglés à différents aages, sui- vant la « possibilité du fonds ».
RÉFORMATION DE 1750. — Le règlement de 1716 ne fut pas plus observé que celui de 1664. LA FALUÈRE, qu'il faut considérer à beaucoup d'égards comme un précurseur des aménagistes mo- dernes, avait placé à la fin de son travail une sorte de sommier de contrôle où l'on devait inscrire les coupes au fur et à mesure de leur exécution et consigner les faits importants survenus dans la gestion de la forêt (2). On voit par les mentions placées dans ce cadre que, de 1717 à 1721, les officiers de la maîtrise se conformèrent à peu près aux prescriptions du réformateur; mais, comme le sommier a cessé d'être tenu à partir de 1722, il est probable que, dès cette époque, les ventes commencèrent à être assises, non plus d'après les propositions de LA FALUÈRE, ni même suivant un plan quelconque, mais selon les caprices du moment. Le désordre qui en résulta fut, sans doute, le prin- cipal motif de la nouvelle réformation confiée en 1750 à Du- VAUCEL. Ce grand maître, par analogie à ce qu'ont déjà fait ses prédé- cesseurs, retranche d'abord des 30.445 arpents auxquels il fixe la « continence » de la forêt les « 4.40o arpents » qu'il convient abandonner, tant à cause de l'ingratitude du terrein que par le fond de roches » : ce sera une section dent il ne s'occupera plus au point de vue sylvicole. Après cela viennent 14.260 arpents « qui demandent un amé- nagement suivi, pour réparer les mauvois qui ont été faits jus- qu'à ce jour ». Ce sont tantôt des futaies « caduques et dépéris- santes », tantôt des recrûs abroutis, des plantations malvenantes, voire parfois des « places vaines et vagues » d'où la végétation ligneuse a disparu, mais toujours des portions de forêt où le sol est apte à produire du bois. « Il convient, dit DUVAUCEL, ne pas les abandonner : ils n'ont péris que par mauvois aménagements
(e) C'est moi qui souligne le membre de phrase. (2) Cette partie du registre est intitulée : « Etat de ce qui a esté fait en consé- quence des projets du procès-verbal, tant par couppes et recépages de bois que repeu- plemens, acquisitions et réunions proposées. n 36 UNE LÉGENDE FORESTIÈRE et non par l'ingratitude du terrein, et l'on peut assurer du succez au moyen des précautions et aménagements indiqués (i). » Ces parties seront, en conséquence, pendant une période transitoire de 40 ans, l'objet de recépages suivis de plantations. Les 11.785 arpents qui restent sont les « triages en pleine valleur », c'est-à-dire occupés, soit par de belles futaies exploi- tables ou avoisinant l'exploitabilité, soit par des bois en crois- sance. C'est la section où l'on assiéra les coupes « ordinaires » quand la période transitoire aura pris fin. Chacune des deux sections productives dont il vient d'être parlé se compose, comme celles qu'avaient formées BARRILLON et LA FALUÈRE, de « triages » pris dans toutes les « gardes »; elles sont enchevêtrées l'une dans l'autre et la section des rochers stériles s'y intercale par surcroît. Mais DUVAUCEL n'a pas le goût de LA FALUÈRE pour la réglementation minutieuse : prenant plutôt BARRILLON comme modèle, il laisse une grande liberté aux officiers de la maîtrise et ne dresse pas d'état d'assiette. En ce qui concerne les 14.26o arpents à « aménager » ou à « recéper » pendant la période transitoire, — nous dirions aujour- d'hui : à exploiter à blanc étoc et à régénérer artificiellement, — il se borne : i° à déclarer qu'on les parcourra en commençant par les futaies « les plus dépérissantes et les plus caduques »; 20 à indiquer la moyenne annuelle des surfaces sur lesquelles les recépages devront avoir lieu. Quant aux 11.785 arpents qui seront affectés, au bout d'un délai de quarante ans, aux coupes « ordinaires », ils comprennent trois groupes de « triages », savoir :
1 0 des « gaulis » dont « la plus grande partie ne pouvant pas supporter un âge de plus de 10o à 15o ans » (2). 3.777 arpents 2° des taillis de 30 à 50 ans, « parmi lesquels on pourroit choisir environs moitier pour conserver des bois de moyen âge de I00 ans ». 4.111 arpents A reporter 7.888 (r) Sous la plume de DUVAUCEL, le mot « aménagement » désigne, on le voit, non point l'opération consistant à régler les coupes, mais la mise en valeur du sol par des travaux culturaux. (2) DUVAUCEL et ses collaborateurs entendent par « gaulis » ou « hauts gaulis », non pas les jeunes peuplements à tiges encore d'assez faible grosseur que, d'accord LE TIRE ET AIRE 37 Report 7.888 arpents 30 des « taillis de l'âge de 30 ans et au-des- sous» au sujet desquels il est dit « que l'on peut pareillement y choisir différents cantons qui pourroient supporter l'âge de 80 à Ioo ans, le surplus ne (pouvant) guère passer le susdit âge de 30 à 40 ans, à cause du peu de profon- deur du fond sur lequel ils sont plantés ». . . 3. 897 — Total 11.785 arpents
DUVAUCEL ne propose pas de règlement plus minutieux à l'égard de cette section de forêt qu'en ce qui touche les 14.260 arpents à recéper et à regarnir, et il laisse au personnel de ges- tion une latitude extrême. L'unique recommandation qu'il for- mule, c'est de ne pas couper les bois à un âge trop avancé et d'adopter des termes d'exploitation convenables. Si donc, nous autres forestiers du xxe siècle, nous étions réduits à la seule lecture du procès-verbal de 1750 pour connaître les idées de son auteur sur la marche des coupes dans la forêt de Fontainebleau, nous n'en saurions pas long à ce sujet. Heureusement que DUVAU- CEL demeura à la tête de la grande maîtrise de Paris plus de trente ans encore après avoir opéré la troisième réformation (i) et que le registre consacré à celle-ci se termine, comme le registre de la seconde réformation, par une sorte de sommier de contrôle où sont inscrites toutes les ventes qui eurent lieu de 1750 à 177o. avec l'étymologie, nous désignons aujourd'hui sous ce vocable, mais des massifs de la catégorie de ceux qu'on appelait, en général, quarts de futaies ou demi-futaies et que nous nommons aujourd'hui perchis ou hauts perchis. PLINGUET (Traité sur les Réformations et les Aménagements, Orléans, 1789) donne au mot gaulis un sens analogue. Pour lui, les gaulis sont « des taillis doubles «, c'est-à- dire ayant deux fois l'âge auquel on coupe habituellement les taillis. Les peuplements qui ne dépassent pas cet âge, soit une quinzaine d'années au maximum, sont, pour PLINGUET, des « taillis simples ». (r) D'après la Bibliographie forestière française de JACQUEMART (Paris, Bureau des Annales lorestières, 1851, voir p. 2r), DUVAUCEL aurait exercé ses fonctions jus- qu'à la suppression des maîtrises, c'est-à-dire jusqu'en 1791. Paul DoIIET (op. cit.) déclare (voir p. 81) que le dernier des grands maîtres de l'Ile de France fut, non pas DUVAUCEL, mais M. DE CHEYSSAC, qui aurait remplacé DUVAUCEL en 1 784. J'ignore jusqu'à présent où est la vérité sur ce point. (E. R.) La précieuse Chronologie des grands-maitres des Eaux et Forêts, de M. DE COINCY (Revue des Eaux et Forêts, 1929), indique que Louis-François LE FEVRE DU VAUCEL fut grand-maître de 1746 à 1785; André DE CHEYSSAC, de 1786 à 179o. (R. B.) 38 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE On trouve donc là un aperçu de la conduite des exploitations pendant deux décennies, ainsi que le montrent les extraits sui- vants : Pour l'exercice 1752, un arrêt du Conseil prescrit de couper dans deux « gardes » différentes, 49 arpents de bois de 200 ans et 54 arpents de bois de 6o ans. Pour 1753, on n'abat en tout que 96 arpents situés, d'ailleurs, eux aussi, dans deux « gardes » distinctes. Pour 1754, on prend, dans cinq « gardes », 382 arpents for- mant six pièces. Un arrêt remontant au 25 novembre 1753 et se rapportant à la fois à deux exercices stipule « que, pour tenir lieu de ventes ordinaires pour les années 1755 et 1756, il sera fait vente de 444 arpens de futaye, gaullis et taillis ». Ces bois dépendent de cinq « triages » et de trois « gardes ». Une décision du Io août 1756 concernant les « ordinaires de 1 757 et 1758 » avait prévu l'exploitation, au titre de ces deux exercices, de 413 arpents répartis entre six « triages » ou portions de « triages » et cinq « gardes ». Mais, dès 1757 (24 mai), un autre arrêt ajoute à la quantité mentionnée ci-dessus 190 arpents de futaie qui devront être pris dans deux « triages » d'un même « canton » (garderie) et exploités « pendant le nombre d'années que ledit Sr Grand Maître croira que les dittes ventes pourront suffire, tant pour former les fonds ordinaires des d«« années, que pour subvenire à celuy qui sera nécessaire pour la confection d'un grand chemin allant dudit Fontainebleau à Melun ». Les 413 -}- 190 = 603 arpents dont il vient d'être question paraissent avoir formé les « ordinaires » de 1757 à 1760. Un arrêt du 2 juin 1760
ordonne que, pour tenir lieu de ventes ordinaires pendant quatre ou cinq années, à commencer pour l'ordinaire de l'année prochaine 1761 jusqu'à deub concurrence, il sera... procédé... à la vente et adjon au plus offrant etc. neuf cent soixante dix huit arpens quatre vingt dix perches de bois... sçavoir...
Suit l'énumération de treize « triages » ou portions de « triages » dépendant de six « cantons » (garderies). Ces bois ont été exploités au titre de ventes ordinaires de 1761 à 1764. LE TIRE ET AIRE 39 Pour les années 1765 à 1768, il a été assis des coupes de deux ordres. Un premier arrêt, du Io juillet 1764, ordonne à titre extra- ordinaire la vente, par les soins du grand maître DuvAUCEL, de vieilles futaies dépérissantes occupant les trois « cantons » de la Petite Haye, des Fraillons et de la Pointe d'Hirey, contigus entre eux et couvrant ensemble 378 arpents 52 perches. Cette vente est autorisée à la charge par ceux qui s'en rendront adjudicataires d'en faire la couppe par recépage, sans aucunes réserves de baliveaux ...(et)... d'en faire l'exploitation en quatre années (1765 à 1768), en commençant par le canton de la Petite Haye, continuant de suitte (I) par celuy des Fraillons et finissant par la Pointe d'Hiray. Un autre arrêt, du 31 juillet de la même année, stipule que pour tenir lieu de ventes ordinaires..., et ce pendant le nombre d'années que le Sr Duvaucel... croira que les parties des bois cy après énoncés pourront suffire, il sera... procédé... aux ventes et adjudi- cations... des parties de bois composant 787 arpens 6 perches, sçavoir... Ici se place la liste des neuf « triages » et des cinq « cantons » (garderies) dont dépendent les bois en question. Ces derniers, comme le montre la suite du registre, formèrent les « ordinaires » de 1765 à 1768, et furent par conséquent, affectées aux années pour lesquelles les ventes extraordinaires mentionnées ci-dessus avaient été prévues. En vertu d'un arrêt du 25 septembre 1764, l'une des ventes à asseoir pour 1765 est changée de « triages », mais en gardant exactement sa contenance primitive de 191 arpents 15 perches. Le « triage » nouvellement choisi se trouve très loin de l'ancien et dans une garderie différente. Un arrêt du 8 septembre 1765 porte qu'il sera incessamment fait délivrance au Sr Collinet, marchand de bois, des parties de bois à coupper pour les ordinaires de 1766, 1767 et 1768, à la charge par ledt Collinet d'exploiter les dittes parties de
(i) C'est, dans tout le registre de la troisième réformation, le seul endroit où la marche « de suitte » , c'est-à-dire de proche en proche, soit spécialement recommandée. Une autre marche aurait, du reste, été inexplicable, les trois « cantons » se touchant et étant peuplés d'une façon analogue. Pour le même motif, la vente extraordinaire dont il s'agit a été exploitée en quatre parties strictement égales. 40 UNE LÉGENDE FORESTIÈRE bois en trois années, suivant les assiettes, balivage et martelage qui en seront préalablement faits par les dts officiers et d'en payer le prix... aussi en trois années... et ce suivant l'estimation qui sera faitte des dittes parties de bois... par l'expert qui sera à cet effet nommé par le dt Sr grand-maître.
D'un arrêt du 3 novembre 1768, il résulte qu'au lieu d'avoir à exploiter en 1768 comme c'était prévu (arrêt du 31 juillet 1764), 270 arpents 96 perches répartis entre les garderies III, V et VI, le Sr Collinet coupera seulement, en vertu de l'arrêt du 8 sep- tembre 1765, 181 arpents 99 perches pris dans les garderies I, III et VII. Persévérant dans la pratique inaugurée le 8 septembre 1765, un arrêt du 24 mai 1768 ordonne qu'il « sera fait délivrance au Sr Collinet... des parties de bois... destinés pour former les coupes ordinaires des années 1769 et 1770 à la charge par led. Collinet d'exploiter lesd. parties de bois en deux années ». Mais les « parties de bois » cédées de la sorte ne se trouvent mentionnées que dans un arrêt du 10 novembre 1768. Il en ressort que 511 arpents se répartissent entre cinq cantons et douze triages. Les pages suivantes du registre montrent enfin que le Sr Col- linet a pu, en sa qualité de bénéficiaire de l'arrêt du 24 mai 1768, exploiter : en 1769, une surface de 121 arpents 90 perches, prise dans deux « triages » et un « canton »; et, en 1770, une surface de 132 arpents 29 perches prise dans quatre « triages » et deux « cantons ». Ainsi, en résumé, de 175o à 1770, la vente annuelle, ce que nos prédécesseurs appelaient « l'ordinaire », a été très morcelée et les fragments afférents à un même exercice étaient recrutés, non pas seulement dans divers « triages », mais encore dans diverses garderies, au point que, pour certains exercices, on constate que les ventes de l'année envisagée vont jusqu'à com- prendre douze ou treize tènements épars dans cinq ou six gar- deries. Les surfaces parcourues pendant cette période vicésimale ont, d'ailleurs, beaucoup varié d'une année à la suivante. Alors que la moyenne arithmétique calculée pour l'ensemble de la période est de 197 arpents, on n'a exploité, certaines années, que 100 LE TIRE ET AIRE 41 arpents environ, tandis que d'autres fois, on a dépassé 400 arpents. En lisant l'espèce de chronique sylvicole qui précède, on aura, sans doute, remarqué aussi les innovations importantes qui furent introduites dans la gestion de la forêt sous la magistra- ture de Duvaucel. En voici une tout d'abord. A partir de 1753, le Conseil fixe d'avance les surfaces et les emplacements des ventes à asseoir pendant deux ou plusieurs années à la fois (par exemple : 1 755 et 1756; 1761 à 1764) et il laisse généralement le Grand Maître arbitrer la durée de la période au cours de laquelle « les parties de bois dont il s'agit pourront suffire ». Cette manière de procéder paraît peu en harmonie avec l'ordonnance de 1669 qui porte, à l'article 5 du titre XV : « Chacune année le Grand Maître expédiera ses mandemens et ordonnance pour les assiètes des ventes ordinaires de nos Bois et Forêts. » L'année 1765 forme même, comme nous l'avons vu, le point de départ d'une mesure encore plus grave : les bois à exploiter, au lieu d'être vendus par adjudication publique, sont cédés de gré à gré, à dire d'expert, au marchand Collinet nominativement désigné par le Conseil. C'est un acte absolument contraire à tout l'ensemble du titre XV de l'Ordonnance et susceptible d'entraîner de sérieux abus. J'aurais désiré de savoir dans quelles circonstances exceptionnelles il a été effectué, mais je n'ai encore rien découvert à ce sujet. Le registre de la troisième réformation nous apprend enfin que, de 1765 à 1768, il y a eu simultanément des ventes « ordi- naires » et des ventes « extraordinaires ». En théorie, ces deux sortes d'exploitations se distinguent nettement l'une de l'autre : les premières sont prévues par le règlement de coupes, les secondes sont faites par dérogation au règlement. Mais, étant donné l'élasticité du système de DUvAUCEL, on ne découvre pas, au cas particulier, d'après quel critérium il a établi sa discrimi- nation. Telles sont les dispositions que les volumineux manuscrits dont je viens de donner des extraits renferment à l'égard de l'assiette des coupes. Il est inutile de dépeindre la satisfaction que j'éprouvai, après 42 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE les avoir lus et copiés en partie, à connaître enfin, grâce à des spécimens concrets de l'art de l'aménagiste sous Louis XIV et Louis XV, la manière dont les officiers des maîtrises entendaient la marche des exploitations dans un domaine boisé important, affecté à l'éducation des futaies. Que la réalité était loin de la conception simpliste dont tout le monde s'accommodait ! Quels démentis les procès-verbaux signés : BARRILLON, LA FALUÉRE, DUVAUCEL n'apportaient-ils pas à l'enseignement de l'École, et jusqu'où mon digne et excellent maître BAGNERIS ne poussait-il pas la méprise lorsqu'il lançait, par exemple, contre ce qu'il croyait l'ancienne méthode, des critiques comme celle-ci :
On peut également reprocher au mode à tire et aire de ne tenir aucun compte des exigences des différentes essences ni de leurs em- plois. Une même forêt était soumise à une même révolution et était exploitée de proche en proche, de telle sorte que toutes les essences . étaient coupées au même âge, souvent au détriment de la qualité et de l'utilité des produits (i). Non seulement plusieurs révolutions pouvaient être appli- quées concurremment dans une grande forêt, mais les âges d'ex- ploitation pouvaient même varier de « triage » à « triage », c'est- à-dire de canton à canton, sans être uniformisés sur de grandes surfaces. Les « triages » auxquels avait été attribué le même terme d'exploitabilité étaient groupés ensemble, quelle que fût leur situation topographique, et formaient à peu près ce que nous appellerions aujourd'hui des séries morcelées. Les groupements de BARRILLON et de DUVAUCEL ne sont pas arrêtés d'une façon définitive par le réformateur : celui-ci se borne à indiquer grosso modo les diverses classes de triages de même nature qu'il convient d'établir (par exemple : bois ma- lingres à recéper immédiatement; demi-futaies médiocres à ne conduire que jusqu'à ioo ans; futaies déjà anciennes, mais bien venantes, à laisser vieillir encore davantage, etc...) ; et il abandonne aux officiers locaux le soin de constituer chacune de ces catégories. Les groupements de LA FALUÈRE, bien qu'an- térieurs à ceux de DUVAUCEL, se rapprochent plus de nos séries
(r) Manuel de Sylviculture. Berger-Levrault, Paris-Nancy. Voir la page io6 de l'édition de 1873, et la page 114 de l'édition de 1878. LE TIRE ET AIRE 43 classiques, en ce sens qu'ils sont formés par l'aménagiste lui- même, pour un laps de temps déterminé (I). Mais aucun des trois réformateurs ne songe à asseoir systéma- tiquement une vente annuelle dans chacun des groupes qu'il a établis. Les « ordinaires » se prennent là où il y a des bois exploi- tables tantôt dans tel groupe, tantôt dans tel autre, ou bien encore simultanément dans plusieurs groupes si cela est néces- saire pour assurer le rapport soutenu. Étant donné un groupe, on voit les exploitations y avoir lieu à intervalles irréguliers et s'y étendre sur des surfaces inégales. Les anciens forestiers de Fontainebleau n'ont jamais cherché à créer dans les futaies, au prix de sacrifices coûteux, cette gradation normale des âges qui fut un des principaux objectifs des aménagistes au cours du xixe siècle. Ils ne semblent l'avoir conçue qu'en ce qui touche les taillis (2). J'ai parlé, tout à l'heure, de l'inégalité des surfaces parcou- rues dans chaque groupe de « triages ». La même inégalité s'ob- serve pour «l'ordinaire entier », je veux dire pour l'ensemble des ventes afférentes à un même exercice mais situées dans divers groupes. Ces fluctuations s'expliquent du reste par les différences de valeur que présentent les massifs en tour d'exploitation : du moment qu'on veut, avec des bois d'âges mal gradués et de qualité variable, maintenir le revenu annuel pécuniaire de la forêt à un niveau à peu près fixe, il faut bien que les contenances parcourues en coupes changent d'un exercice à l'autre. Or, de la lecture des documents qui viennent d'être analysés, on retire
(r) J'entends par série classique, la série d'exploitation telle que l'ont définie les créateurs de notre enseignement forestier (Cours de Culture, 1837, p. 140 -141) et telle que l'Administration la conçoit depuis près d'un siècle. On se souvient que c'est une « grande division » de forêt « destinée à fournir durant toute la révolution une série de coupes successives et annuelles », d'où son nom. Elle a toujours été, en principe, d'un seul tenant, et on ne la morcelle que dans des cas exceptionnels. (2) Les groupes de « triages » qiu viennent d'être décrits ont beaucoup de points communs avec les Betriebsklassen allemandes (Voir R. E. F., 5889, p. 334, L'Aména- gement des Forêts en Saxe, que j'ai signé : REAUMONT). L'idée-mère qui présidait à leur conception a subi une éclipse en France, pendant la tourmente révolutionnaire, par suite de la suppression des maîtrises ;mais elle a, sans doute, franchi le Rhin à un moment donné, à moins qu'elle ait aussi germé un jour, d'une façon spontanée, dans un cerveau allemand. Si j'ai été bien renseigné, elle a été remise en honneur chez nous, vers 1895, sous la forme de ces « quartiers bleus » et « quartiers blancs » que l'Administration tend à substituer, paraît-il, dans certaines forêts, aux « affec- tations » classiques. Cette mesure, au cas où elle se généraliserait, nous conduirait, sans doute, peu à peu, à modifier notre vieux concept de la série. 44 UNE LÉGENDE FORESTIÈRE l'impression que nos prédécesseurs de l'ancien régime se préoc- cupaient beaucoup du rapport soutenu en argent. Quant à la marche de proche en proche, par assiettes conti- guës, elle ne se pratique ni dans la forêt entière, ni même dans le groupe, mais seulement dans l'intérieur d'un « triage»; l'ordre d'exploitation des « triages » dépend de l'âge des bois et de leur croissance, et non de leur emplacement. Enfin, je fus très frappé de ce que les vieux registres de Fon- tainebleau ne renfermaient pas une seule fois l'expression « tire et aire », ni comme synonyme de « proche en proche » ou de « suite en suite », ni dans un autre sens quelconque. Cette absence avait lieu de surprendre, car les procès-verbaux des réforma- teurs donnaient asile à la plupart des termes techniques en usage à l'époque de leur rédaction. J'en conclus que, contraire- ment à l'opinion générale, le mot « tire et aire » n'était pas de ceux dont les forestiers d'autrefois devaient fatalement se servir quand ils réglementaient l'exploitation des futaies royales, et je voyais là une nouvelle preuve de l'inexactitude de la doctrine classique. Grâce aux trouvailles énumérées ci-dessus, je me sentis un peu dégagé des entraves qui avaient paralysé mon enseignement à Nancy, et la perspective de remplacer la légende par quelque chose de plus conforme à la réalité commença à s'ouvrir devant moi. Je ne me dissimulai pas, cependant, que bien des difficultés encore seraient à vaincre, et que, si les vieux registres de Fontai- nebleau m'avaient livré leurs secrets, ils constituaient, réduits à eux seuls, une documentation insuffisante. La Forêt de Fontainebleau, en effet, appartient à un type exceptionnel; on est même en droit de la déclarer unique en son genre. Avec son sol ingrat, tantôt calcaire, tantôt sablon- neux ou gréseux, avec ses peuplements qui, eux aussi, sont en général de qualité inférieure au point de vue sylvicole, et qui changent, à chaque pas, de nature et d'aspect, elle a toujours embarrassé les techniciens. La tâche de ses aménagistes fut, jusqu'en 187o, d'autant plus ardue que l'on regardait le domaine de Fontainebleau, dans ses parties boisées non moins que dans ses « déserts », comme un terrain de chasse, voire un parc à gibier, LE TIRE ET AIRE 45 pour les plaisirs du souverain, plutôt que comme une source de production ligneuse. Par-dessus le marché, les considérations d'ordre esthétique qui, aujourd'hui, influent tant sur la façon d'exploiter ce massif, y intervenaient déjà sous l'ancienne monarchie, ainsi qu'en témoignent précisément les cahiers des réformateurs. Dans le règlement de coupes de 1664, on lit (folio 263 recto) : Nous avons veu et visitté... le Petit Mont Chauvin, contenant qua- rante arpens ou environ, plantez de chesnes de deux cent ans et plus, pillez et estestez par les habitants de Pu, dont le fond est fort ingrat et ne pouvant produire que très peu de bois estant coupé... Lequel bois estant de petite valleur... nous avons estimé qu'il estait à propos de le conserver d'autant qu'il sert d'ornement au chasteau, à la veue duquel il est exposé et cache des roches qui serviroient d'obiects de veue.
Le règlement de 1750 porte (p. 340) :
On pourrait touttes fois... conserver (parmi les 3.776 arpents 65 per- ches à exploiter entre Io() et 15 ■ ans), douze à quinze cens arpens pour perpétuer dans cette forest des parties de futayes toujours utiles, non seulement pour la décoration, mais encore pour les ressources que l'on en peut tirer (I).
Il est donc possible, me disais-je, que les règlements de coupes adoptés pour un domaine aussi exceptionnel donnent une notion fort inexacte des méthodes usitées dans les forêts ordinaires, j'entends celles qui sont destinées surtout à produire du bois et où la « décoration » ne joue aucun rôle important. Le travail du grand maître DUvAUcEL se termine, d'ailleurs, par les lignes suivantes qui justifiaient amplement mes craintes : « Cette forest étant principalement destinée aux plaisirs de nos rois, on ne doit pas la couper de suitte en suitte qui est la
(r) La proposition de maintenir indéfiniment sur pied ces bois d' « ornement » ou de « décoration » contient en germe l'idée de la fameuse série artistique de Fontaine- bleau réalisée par les aménagistes de 186o. Cela prouve les origines lointaines d'une mesure qu'on croit, en général, avoir été prise uniquement à la suite de la campagne menée par les peintres de Barbizon, contre les coupes faites à la fin du règne de Louis- Philippe et au commencement de celui de Napoléon III. (E. R.) On nous permettra de compléter cette intéressante remarque en renvoyant à notre article : « Une esthétique forestière officielle. (R. E. F. juin 1937) (R. B.) 46 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE seulle véritable façon de bien aménager une forest. Ce n'est donc que par une parfaite connaissance du local et une attention suivie que l'on peut espérer de la rétablir et de la conserver. » Ainsi, le réformateur de 175o considère l'assiette de « suitte en suitte » comme devant être adoptée en principe, et, s'il s'en écarte considérablement pour Fontainebleau, cela tient au carac- tère spécial de ce massif. Dès lors, pensais-je, il suffirait que la manière de voir de DUVAUCEL eût été celle de beaucoup de fores- tiers de l'ancien régime, et eût été appliquée dans des massifs importants pour que la doctrine des fondateurs de l'École de Nancy fût, sinon tout à fait exacte, du moins soutenable.
Tels étaient, en décembre 1911, quand sonna pour moi l'heure de la retraite, les faibles résultats que j'avais obtenus sur le terrain historique. Les registres dont je viens de donner le contenu essentiel, formaient l'unique source d'information à laquelle j'eusse eu recours pour étudier la question du tire et aire pendant les quatorze ans qu'avait duré mon service de Fontaine- bleau. Là, en effet, comme à Alger, ma besogne administrative s'était montrée inconciliable avec des travaux d'ordre purement scientifique. Je résolus donc de profiter sans délai de ma nou- velle situation pour activer mes recherches et les rendre fruc- tueuses. Le meilleur moyen d'arriver à ce but consistait évidemment à parcourir le plus grand nombre possible d'ouvrages antérieurs au Dictionnaire de BAUDRILLART, de façon à avoir une connais- sance directe et sûre de l'ancienne législation forestière et de l'esprit dans lequel opéraient les maîtrises (I).
(i) Ma remarque serait interprétée à tort comme un lourd reproche adressé aux auteurs du Cours de Culture, pour avoir eu, sur le traitement traditionnel de nos futaies feuillues, des notions se réduisant au contenu d'un court article de diction- naire (Voir la page 22 du présent travail). Pénétrés, comme beaucoup de leurs contem- porains français, de la valeur, du reste très réelle, des théories allemandes, LORENTZ et PARADE n'étaient pas incités à entreprendre un examen approfondi de la vieille sylviculture française, et leur abstention à cet égard mérite d'autant plus d'indul- gence que leur qualité d'initiateurs d'une doctrine nouvelle rendait leur tâche écra- sante. LE TIRE ET AIRE 47 Avant de me mettre à feuilleter une multitude de vieux livres, je songeai à prendre une précaution : il se pouvait qu'au cours des vingt-deux ans (1890-1911) où j'étais demeuré étranger au mouvement scientifique, la question du tire et aire eût été reprise par quelqu'un au point où je l'avais laissée; je devais donc m'épargner une peine inutile au cas où les obscurités qui me tourmentaient auraient été dissipées par un confrère plus pers- picace ou plus expéditif que moi, ou encore disposant de plus de loisirs. Mon premier soin fut donc de rechercher si, depuis 1890, il n'avait point paru d'ouvrages ou d'articles de revues se rap- portant, en tout ou en partie, à l'objet de mes préoccupations. De cette enquête il résulte, ou je me trompe fort, que deux écrivains seulement ont jugé à propos de me suivre sur le ter- rain où je m'étais engagé, à savoir deux professeurs de Nancy, MM. PUTON et HUFFEL. On ne s'étonnera pas, d'ailleurs, que le problème en cause, qui est surtout du domaine de l'érudition, ait séduit des membres du corps enseignant plutôt que des techniciens du service actif. Je vais reproduire aussi fidèlement que possible les idées qu'ils ont émises, et, pour la clarté du débat, je formerai, en ce qui concerne chaque auteur, deux groupes de citations. Le premier se rapportera au sens du mot tire et aire, le second aux prescriptions des anciennes ordonnances sur l'assiette des coupes annuelles, ou aux règlements de coupes eux-mêmes.
LE TIRE ET AIRE D'APRÈS PUTON. La pensée de PUTON m'a paru parfois quelque peu subtile et difficile à saisir, d'autant plus que la terminologie simplifiée à laquelle il a eu recours dans ses dernières œuvres (1) n'apporte peut-être que complications et manque de clarté. A ses débuts de publiciste, lorsqu'il dédiait à LORENTZ fils et à la mémoire de LORENTZ et PARADE son excellent petit traité d'aménage-
(i) Traité d'Économie lorestiére, 3 vol. in-8, Paris, Marchai et Billard. Le premier volume, paru en 1888, comprend les paragraphes ou nos I à 157; les deux autres volumes ont été publiés en 1890 et 1891, avec le sous-titre : Aménagement. Ils sont formés respectivement des nos 158 à 245 (Aménagement, I) et 246 à 343 (Aménage- ment; II). 48 UNE LÉGENDE FORESTIÉRE ment (i), Puton se faisait mieux comprendre et lorsque, loin de proscrire comme inutiles des termes de sylviculture aussi consa- crés par l'usage qu'exploitabilité ou révolution, il employait ces mots couramment, à l'exemple de ses maîtres. Mais, qu'il ait eu raison ou tort d'évoluer de la sorte, voici quelles sont ses énonciations relatives au problème qui nous occupe.
A) SENS DU MOT « TIRE ET AIRE D. — Préconisant, comme je l'avais fait dans mon Cours, la forme « tire aire » et se réfé- rant à LITTRÉ, PUTON déclare (no 62) que, lorsqu'on a employé pour la première fois l'expression en cause, on a voulu dire « que le sol (l'aire) se tire, apparaît nettement entre les arbres laissés sur pied ». Voilà pour l'étymologie du terme. D'un autre côté, s'inspi- rant de DRALET (2), il établit en tête du même no 62 que « dans les exploitations forestières, la récolte se perçoit par des coupes dont les dispositions sont en harmonie avec la nature de l'exploi- tation et forment trois types (3) : « la coupe à blanc estoc, la coupe en jardinant, la coupe à tire-aire », et il donne, de ce der- nier type, la définition suivante (ibid.) : La coupe à tire-aire consiste à abattre et à nettoyer toute la sur- face du terrain consacré à la récolte, en laissant un certain nombre d'arbres; c'est le blanc estoc, sauf les arbres réservés.
Il ajoute un peu plus loin (ibid.) : La coupe à tire-aire se pratique dans les taillis sous futaie et dans les forêts de peuplements à arbres de réserve. et, au no 63 : Pour les coupes à tire- aire... les arbres à conserver sont balivés,
(s) L'Aménagement des Forêts. Traité pratique, in - 12, J. Rothschild, Paris, 1867. Il y a eu, en 1878, une deuxième édition, revue et corrigée de cet ouvrage, et une troisième en 1883. (2) PUTON renvoie à la p. 96 de l'ouvrage de DRALET intitulé : Traité des Forêts d'arbres résineux, paru en 182o. Il aurait également pu se référer, dans la circons- tance, au tome I, p. sox et 202, du Traité du Régime forestier, publié par le même auteur dès 1812. Le présent travail montrera la place considérable qu'il faut donner à l'ceuvre de DRALET dans l'étude de la question du tire et aire. (3) Les a types de coupes » qu'a adoptés Puton sont différents de ceux de Dralet. Ce dernier distingue : I° Les coupes blanches et les coupes à tire-aire; 2 0 les coupes par éclaircies ou expurgades; 3° les coupes en jardinant. LE TIRE ET AIRE 49 c'est-à-dire marqués... de telle sorte qu'on puisse les retrouver... quand la coupe sera libre... Pour les coupes en jardinant, la limitation de l'enceinte n'est qu'une indication de l'emplacement où l'acquéreur trouvera les arbres qui lui sont vendus. Ces arbres sont martelés... Les arbres dont le martelage a été fait sont seuls vendus et délivrés.
Ainsi, d'après PUTON, l'élément réserve est essentiel dans le « tire-aire » : là où il n'y a pas d'arbres réservés, il n'y a pas de « coupe à tire-aire », et ce genre de coupe n'existe pas pour une forêt traitée en taillis simple, chaque vente annuelle fût-elle rigoureusement contiguë à la vente précédente.
Pour éviter de se contredire, il va même jusqu'à présenter (no 62 in fine) comme s'appliquant seulement aux taillis sous futaie, et non aux taillis simples, la clause traditionnelle du cahier des charges de l'Administration forestière qui prescrit aux marchands d'exploiter les taillis à tire et aire. Cantonné dans ce système, il n'hésite même pas à qualifier d'erronées les définitions de la coupe « à tire-aire » autres que celle qu'il a admise.
Quand on a prétendu, déclare-t-il (no 62), que couper à tire-aire signifiait asseoir les coupes en suivant, de proche en proche, et sans intermission d'une année à l'autre, on a commis une erreur, car toutes les coupes de toute nature et dans tous les modes de traite- ment s'effectuent de proche en proche.
Et, en tête du groupe d'écrivains mal renseignés ou mal inspirés qu'il désigne par cet « on » collectif, il place (p. 120, ad notam) CHAILLAND, BAUDRILLART, « etc. », c'est-à-dire les auteurs de nombreux dictionnaires et non des moins connus, se rapportant à la foresterie sous l'ancien régime. L'expression « couper à tire-aire » a été, en outre, employée par PUTON dans les passages ci-après, que je crois utile de repro- duire pour donner un aperçu suffisamment complet des idées de leur auteur à l'égard de la question qui nous occupe. Dans tous les actes anciens et dans toutes les vieilles ordonnances, la coupe à tire-aire est toujours opposée à la coupe en jardinant; cette opposition montre qu'il s'agit d'un mode de réalisation de la récolte et non d'un traitement spécial des forêts. Nulle part on ne