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Philippe Berthelot L é,minence grise Du même auteur

Jacques et Raïssa Maritain, les mendiants du ciel, biographie, Stock, 1995. (Prix de la Biographie de l'Académie française. Grand Prix catholique de littérature 1996.) Algérie, l'espoir fraternel, Stock, 1997. (Prix Albert-Camus 1997.) JEAN-LUC BARRÉ

Philippe Berthelot L'éminence grise 1866-1934

PLON @ Librairie Plon, 1988 et 1998, pour la présente édition. . ISBN 2-259-018849.4 Si la ligne de vie d'un homme est inscrite, comme on le prétend, à l'intérieur de sa main, ou disons de son âme, celle de Philippe fut un démenti continuel à cette destinée qu'en avant de nous indique et façonne la vraisemblance. Un paradoxe à la fois scandaleux et magnifique ! Paul CLAUDEL Contacts et circonstances Il ne me fallait pas moins que mes hautes et anciennes relations avec la gent que je préfère pour que je reconnaisse, dissimulée sous les traits d'un homme occidental, la face du Seigneur Chat. COLETTE Ainsi vous voilà ministre... La phrase ne signifiait pas du tout : vous faites partie du gouverne- ment français. Un peu balzacienne et surtout hindoue, elle signifiait : voilà votre dernière incarnation. Mallarmé, lui répondis-je, racontait ceci : une nuit, il écoutait les chats qui conversent dans la gouttière. Un chat noir inquisiteur demande à son chat à lui, brave Raminagrobis : « Et toi, qu'est-ce que tu fais ? — En ce moment, je feins d'être chat chez Mallarmé... » A. MALRAUX à NEHRU Antimémoires

à Louis-Thierry Grall

L'oublié porte l'inoubliable dans ses mains vides. Hermann BROCH

Sous la plume d'un jeune homme de vingt-cinq ans, un éloge de l'anonymat a de quoi étonner. Modestie, abnégation, tié- deur ? Philippe Berthelot est tout le contraire, intelligence cré- pitante, désinvolture, orgueil d'être bien né, sûreté de ses dons et de ses chances. Est-ce de juger vaine toute ambition et déri- soire toute réussite qui inspire à cet héritier d'une famille pres- tigieuse un tel goût de l'effacement ? Un historique de la littérature anonyme lui donne prétexte à une réhabilitation de l'anonymat, de son pouvoir de sortilège sur les hommes et le temps. Ce qui le fascine de toute évidence : l'acte clandestin, le geste masqué. Il n'a signé son étude que de ses initiales, à peine identifiables, comme plus tard les télégrammes du maître du Quai d'Orsay, paraphés d'un B aussi elliptique, impérieux et froid qu'un nom de code — à une époque où l'anonymat sera devenu entre ses mains un instrument de règne... Durant les premiers millénaires de l'humanité, l'art, la reli- gion, les idées appartiennent à l'histoire d'un peuple et par- ticipent à « la grande âme de la race », observe Philippe Berthelot. Unanimité qui prévaut durablement sur l'émer- gence de l'individu, après quoi, affirme-t-il, les civilisations n'ont cessé de s'amoindrir... Qui osera encore, après le Moyen Âge, publier sans nom d'auteur ni souci de paternité ? N'usent alors de l'anonymat que ceux qui puisent en lui une arme, une sauvegarde, un recours. Le cas le plus extraordinaire, à cet égard, est celui d'un pamphlétaire anglais du XVIIIe siècle dont ses contemporains n'auront jamais connu l'identité ni le visage. Le 21 janvier 1769, un journal de Londres publie une sévère critique du gouvernement, sous forme de lettre, signée « Junius ». Soixante-neuf lettres, toutes aussi virulentes, paraî- tront en trois ans sans qu'à aucun moment puissent être soup- çonnés, ni pressentis les traits de l'expéditeur. « La manière de l'auteur est frappante, note Philippe Berthelot. Il commence par attaquer brusquement, vivement, en affirmant sans prou- ver. On répond, il réplique. Mais alors il motive ses attaques. Jamais il ne recule, jamais il ne désarme, jamais il n'atténue ce qu'il a dit une fois. Il tient sa vengeance ; il reste fidèle au plan conçu dans les profondeurs d'une âme froidement passion- née »... Non seulement le mystère dont il s'entoure et ne sortira jamais garantit sa sécurité, mais il lui permet d'exercer sur ses lecteurs une fascination mêlée de saisissement et de désarroi. L'emprise de l'homme masqué, dont le pouvoir tient de la sor- cellerie. « Il a passé dans la politique comme un météore menaçant et n'a laissé après lui qu'un souvenir », conclut Phi- lippe Berthelot, à l'évidence aussi subjugué qu'un Anglais du temps de George III par l'énigme agissante et invulnérable de l'accusateur sans visage. À la fin de sa vie, Berthelot aurait pu se reconnaître dans cette image du « météore menaçant », lui qui avait hanté avec une même passion de l'ombre les chancelleries et les cabinets ministériels, planant quelque part au-dessus des têtes, se déplaçant selon des itinéraires invérifiables, avant de s'effacer tel Junius : « Je suis seul dépositaire de mon secret et il périra avec moi. » Un même sillage trouble et envoûtant subsisterait de son passage parmi les hommes. Le nom du haut fonctionnaire le plus original de la troisième République, le plus révéré et le plus haï, sorte de Vidocq de la diplomatie, n'éveille, cinquante ans après sa mort, que des réminiscences approximatives et réticentes. Oracle malfaisant ou pilote salutaire ? Dans l'histoire du premier tiers de ce siècle, on ne le trouve qu'à l'arrière-plan et désertant la scène, mais des comédies et des drames qui s'y succèdent ayant dosé l'intrigue, ajusté le texte, guidé les acteurs, réglé les décors et veillé aux éclairages. La gloire des générales, l'ovation des levers de rideau laissent indifférent celui qui, dans la coulisse, savoure les bonheurs intimes de la manipulation. Brouillant inlassablement les pistes, aussi glissant qu'un chat, Philippe Berthelot a soumis sa carrière et sa vie, de bout en bout, à un usage constant de l'anonymat, comme fidèle au songe insolite et prémonitoire d'un article de jeunesse. Un des- tin mené incognito. « Je souriais à part moi de la prétention de votre Seigneur et maître à ce qu'on ne parle pas de lui, à ce qu'on n'écrive rien sur lui », écrit à Hélène Berthelot son amie Camille Mallarmé le 27 novembre 1916, l'époque des pre- mières campagnes à la Chambre des députés contre le trop puissant directeur de cabinet d'. Vocation tardive et presque forcée, le service de l'État a signifié pour lui l'entrée dans un ordre exigeant, où l'on abdique beaucoup de soi-même parce qu'un certain anonymat y est précisément la chose au monde la plus naturellement par- tagée, comme dans la poésie des origines. Affirmant « qu'il n'y a rien au-dessus de l'État », Philippe Berthelot tient les hauts fonctionnaires pour gardiens d'une vérité supérieure, garants immuables du sentiment national et de « la grande âme de la race ». Dans une république où la carence des gouvernements ne fait qu'encourager la suprématie des grands commis, la conscience d'une telle supériorité se signalera vite. L'ascendant de Philippe Berthelot sur l'ensemble de la diplomatie française durant le premier tiers du siècle, jusqu'au pouvoir absolu par- fois, démontre à quelle autorité incontrôlée une caste, forte du vide qu'elle rencontre autour d'elle, peut atteindre sans jamais paraître sortir de ses prérogatives. « Plutôt que dans les vues générales et dans le surplomb des théories, remarque justement Paul Claudel, c'est dans l'activité pratique immédiate, dans la conduite journalière de ce vaste engin qu'est le ministère des Affaires étrangères, dans la dis- cussion ininterrompue, écrite ou orale, avec ses chefs, avec ses agents, avec les diplomates étrangers, avec les politiciens, avec les journalistes, dans cet effort patient, lucide et acharné, à faire prévaloir le meilleur, le plus expédient et le plus vrai que consiste la grandeur de Philippe Berthelot. » Dans un étincelant portrait, Alberto Savinio l le compare au chef mécanicien d'un transatlantique, l'homme toujours invi- sible dans la salle des machines mais « qui donne son allure au paquebot ». S'en tenant à cet emploi, Berthelot en a distillé la 1. Souvenirs, Fayard, 1986. secrète puissance, l'a savouré avec une patience de mandarin qui, d'un ton presque ingénu, confesse qu'en servant « on arrive parfois à diriger ». Un de ses meilleurs portraits représente un chat sur l'épaule, ce personnage dissimulé derrière des sourires énigmatiques et des silences impénétrables, trop insolite cependant pour n'avoir pas séduit, intrigué, fasciné ses contemporains les plus perspicaces. L'insolite d'un homme maître de ses secrets et superbement affranchi de tout ce qu'il réfute. « Indépendant jusqu'à l'anar- chie », affirme Claudel. À première vue, ce seigneur de haute époque paraît sortir d'une chronique de Froissart : stature imposante, front en forme de donjon, regard impassible, moustaches de guerrier féodal, voix de sentence, reparties impérieuses et abruptes, comme on tire l'épée. L'âge lui confère sur le tard les apparences plus énigmatiques d'un prince de la Renaissance, dont la silhouette hiératique et l'élé- gance dorée eussent inspiré Hans Holbein ou François Clouet, esthète et diplomate du siècle des Médicis et de Machiavel, qui siège au Conseil du roi et travaille dans l'ombre à d'ingénieuses alliances contre Charles Quint... De ces temps de chevalerie, de conquêtes, d'intrigues au service de Dieu et du roi, quelque chose en lui subsistera toujours. Nul cependant n'est plus pas- sionnément engagé dans son époque. C'est un homme pressé, un voyageur solitaire, avide de sen- sations et de connaissance, armé d'une force de vie étourdis- sante. Aux douze heures passées quotidiennement dans son bureau, succède chaque soir une ronde inlassable dans le nocturne, de dîners mondains en générales de théâtre, du côté de Montmartre, du « Bœuf sur le toit » et de la rue de Varenne. Seulement quatre heures de sommeil et levé dès l'aube. Chez lui, un besoin de tout vivre jusqu'à épuisement, « en athlète complet! ». Il connaîtra les femmes les plus belles et les poètes de génie, les fêtes privées de la haute société et les champs de bataille, les pays du sublime et ceux de l'horreur, les abîmes de la guerre et les illusions de la paix — les yeux grands ouverts, tendus comme des filets au-dessus de l'agitation des petits hommes... Spectateur insatiable : « Il ferait sauter le monde pour voir ! » écrit le journaliste Ernest Judet. Parmi tous les pays que cet explorateur des âmes a traversés, . 1. Paul Morand, Venises, Gallimard, 1971. la Chine s'impose seule à ses yeux comme terre d'initiation. Où mieux aiguiser sa lucidité, quand on médite de traiter des affaires du monde, qu'au contact d'une multitude qui paraît exhaler à l'état brut et jusqu'au paroxysme toutes les passions humaines ? De ses prises, de ses coups d'œil fulgurants, il nourrit car- nets, fiches, dossiers réservés à ceux qu'il appelle affectueuse- ment « les gens à histoires ». Soucieux de ses silences, Berthelot condense en aphorismes souvent cyniques ses pen- sées les plus abouties. Il tient son journal intime, la nuit, allongé dans l'obscurité complète. « Je compose », avoue-t-il seulement, d'une voix pleine de sortilèges ironiques, à ceux qu'intrigue un tel rite. À l'étage noble des conseillers, dans le huis clos des confé- rences internationales et des circuits du pouvoir, il est de ceux qui ont partagé l'histoire intime de leur temps, qui en ont sondé les abîmes et les marges. Gaston Gallimard et Bernard Grasset ne s'y trompent pas, qui sollicitent tour à tour les Mémoires de ce passant masqué du siècle. Rarement souvenirs auront été aussi attendus ! Comme si l'on pressentait qu'un tel homme était capable de tout excéder, d'aller jusqu'au bout de sa mémoire... Cinquante ans après sa mort, certains préten- dent encore, avec des airs de sourcier, que le manuscrit repose dans quelque carton d'archives pour surgir au grand jour, à une date prescrite. Et qui peut savoir, en effet, si ne seront pas exhumés un jour ou l'autre des « Mémoires secrets pour servir à l'histoire du siècle », signés Philippe Berthelot ou plus proba- blement anonymes comme il était d'usage au XVIIIe siècle ? Pourtant, on est tenté de le croire lorsqu'il confie à Paul Claudel, ne voulant « faire de mal à personne », avoir brûlé tous ses papiers, carnets personnels et correspondance. Une mise à sac dont témoigne aussi sa famille. Le dos tourné, immobile devant sa cheminée, il jetait au feu des liasses de feuillets, se souvient un de ses neveux. Absorbé, ce jour-là, comme s'il regardait sa vie disparaître... Quelques rares carnets échapperont à l'autodafé, oubliés ou étrangement préservés. L'un d'eux renferme ces lignes qui lais- sent subsister peu de doute sur les intentions de leur auteur : « Publier des souvenirs, c'est un abus de confiance vis-à-vis des tiers ayant foi dans le secret professionnel qui lie l'agent, c'est exploiter à son profit la situation d'observateur privilégié qu'il doit à l'État, qu'il représente [...] Jamais enfin il ne réussit à être objectif et ses confidences sont moins respectueuses de la vérité historique qu'inspirées par un intérêt égoïste, dictées par la pure vanité ou dénaturées par l'étroitesse du point de vue où il est placé. [...] Tout cela est indélicat. » En outre, ce retour en arrière eût par trop heurté son goût de la vérité : tout dire ou se taire. Mais tout dire, la mémoire elle-même l'interdit, qui accumule, disperse, trie, efface : « Nos souvenirs ne sont que des fétiches auxquels nous prêtons plus ou moins conscience. » Enfin, la Chine l'avait assuré une fois pour toutes de l'absolue insignifiance de l'homme dans le temps. « C'est le seul pays où l'on vend sa vie pour une petite somme », observe-t-il lors de son séjour à Hankou en juillet 1903. Après lui, de toute évidence Philippe Berthelot n'a voulu lais- ser que le vide de l'anonymat. « On ne sait pas comment la mort lui ira, écrit Maurice Martin du Gard, quelques jours après sa disparition, si c'est vers la grande ou la petite histoire qu'il est parti, ou l'une et l'autre ; s'il laissera dans la troisième République l'ombre de Pétrone, le talon rouge de Méphisto, la robe d'un mandarin [...] » Une postérité singulière entretiendra ce halo romanesque qui de son vivant le cernait comme un héros imaginaire. « Vous êtes des nôtres ! », lui déclarait Cocteau aux heures de disgrâce. Les écrivains saluaient un des leurs, comme égaré parmi les hommes. « Je commençais à trouver drôle qu'on vous supporte, ajoutait le poète. Ce qu'ils cherchent à travers vous, ce qui les blesse en vous, c'est ce mystérieux principe, cette élégance profonde qui fait que vous êtes notre ami. » Au Quai d'Orsay, il n'a jamais vraiment accompagné vers les sommets que des écrivains, « directeur ami des lettres » excep- tionnel dans l'histoire diplomatique, mandarin fasciné par ses protégés autant qu'il les fascine, esthète convaincu que son pays ne peut avoir de meilleurs ambassadeurs que le meilleur de son élite. Anachronique dans le demi-siècle de Monsieur Poincaré, ce commerce d'usage courant dans la Prusse de Frédéric II ou la Rome de Marc Aurèle ? Par sa sincérité et sa force, sa durée et ses prolongements, l'échange qu'ont entre- tenu Philippe Berthelot et Paul Claudel pendant trente ans est d'autant plus saisissant que sur l'essentiel leurs idées divergent âprement. Claudel laisse pressentir ce long dialogue dans quatre textes d'adieu magnifiques, célébration de l'ami frater- nel et de l'homme d'État. Le lien avec Giraudoux s'avère sans doute plus littéraire qu'intime mais non moins fervent. L'au- teur d'Ondine a raconté l'affrontement Poincaré-Berthelot dans Bella, un roman dédié à la seule gloire de son protecteur. Bientôt, le souvenir de Philippe Berthelot ne hantera plus qu'un cercle d'initiés, tel le symbole d'un temps révolu. Son nom, comme le mot-clé d'une certaine époque, enchantée et terrible... Après la Seconde Guerre mondiale, après qu'ont sombré tous les rêves des années vingt et tandis qu'une aube nouvelle se lève sur une Europe dévastée, Paul Morand, alors mis à l'index, révoqué de la Carrière, contraint à l'exil, exhume de sa jeunesse son journal d'attaché d'ambassade. On y côtoie à chaque page Philippe Berthelot, sa voix lime une sentence, ses silences couvent quelque considération sur la vanité des hommes ou le mystère des chats. « Le prestige de son caractère noble, impitoyable et char- meur, écrivait Morand au moment de la mort de son ancien chef1, l'estime en laquelle il tenait les quelques êtres d'élite qui échappaient à son dédain (parmi lesquels certains de ses plus terribles adversaires), la race géante dont il était issu, les noms colossaux de l'art, de la science et de la littérature qui s'étaient penchés sur son berceau, les chefs de gouvernement qu'il avait tour à tour rencontrés, servis, séduits ou dominés, son stoïcisme, ses violences glaciales contre certains pays, la mésestime dans laquelle ce grand républicain tenait les consultations populaires, ce contact journalier avec les véri- tables valeurs de la vie et ses permanentes beautés, tout en lui frappa d'admiration notre vingtième année. » En 1955, Morand entreprend une biographie de Berthelot. Dix années ont passé depuis les déboires de la Libération. Après une période de complet ostracisme, s'éveille autour de lui la ferveur de jeunes écrivains épris de style et d'insolence. C'est, à travers Roger Nimier, Jacques Laurent, Antoine Blondin, le retour de la désinvolture et comme un écho des années de fougue et d'ironie où triomphait Lewis et Irène. Morand est rentré à Paris, a rouvert son hôtel particulier de l'avenue Charles-Floquet. Raconter la vie de Philippe Berthelot ? L'idée est venue de Bernard Grasset après la mort de Claudel, en février 1955. Morand l'a acceptée, quand à son tour disparaît Hélène Berthelot. « Ce fut un rude choc, écrit alors Morand à l'un des neveux 1. Rond-Point des Champs-Élysées, 1934. de la défunte 1, Hélène Berthelot avait été pour moi une amie, silencieusement et fidèlement agissante, à une époque où je n'étais qu'un petit attaché d'ambassade. Je la trouvais toujours, comme l'ange gardien de Philippe, le mien propre. Tout avec elle était doux et facile. J'aimerais savoir que sa fin fut douce aussi, comme le fut sa vie. Il y a trois semaines, Grasset m'a télégraphié ici2 pour me demander des souvenirs sur Philippe. Je me réservais d'en parler à Hélène le mois prochain, en ren- trant. J'ai été pris de court par le destin. Les souvenirs n'étaient qu'un prétexte : je voulais en faire un portrait en pied. Vous savez combien je l'ai admiré. J'ai accepté ne voulant pas que l'ouvrage fût confié à d'autres. Philippe m'avait toujours dit qu'il n'avait pas laissé de Mémoires, de journal. Mais y a-t-il des notes, de la correspondance qui pourraient servir à recons- tituer dans son intégrité cette admirable figure auprès de laquelle les hommes d'aujourd'hui sont des enfants ? Je ne connais que Claudel à qui j'aurais pu m'adresser. Vous savez combien il l'aimait. Là aussi, hélas... Ces deux morts si proches. » Homme pressé, Morand renonce vite au projet, faute de moyens. Trop de flou rend inaccessible une vie volontairement privée des repères habituels. Alberto Savinio se heurtera aux mêmes obstacles pour un portrait de quelques pages : « Cette idée tour à tour affleurait, se cachait, jouait à se faire oublier, vous voyez ? Plus de deux mois ont passé avant que je réussisse à la traduire en acte. Peut-être est-ce ma faute ; mais ne serait- ce pas plutôt celle du "sujet", sa faute à lui qui était "incertain" par système, par style, par métier, et qui vécut toujours entre le oui et le non, entre lumière et ombre, entre chien et loup ? » Berthelot resurgira comme un visiteur du soir dans l'un des derniers livres de Morand, Venises, confession nostalgique d'un vieil homme qui semble feuilleter ses propres cartes pos- tales. « J'ai toujours aimé les causes perdues », avoue-t-il, ran- geant le diplomate quelque part entre Joseph Caillaux et . À une époque où la fiction, comme un langage codé, sem- blait suffire à exprimer toute réalité, dans ces années d'avant- guerre où répugnaient aux confessions ceux dont la vie avait été un roman, si dense et inouï que, s'ils cédaient par mégarde 1. Lettre à Jean-Marc Langlois-Berthelot, Pâques 1955. 2. À Tanger où Morand a une maison, 16, rue Bakali. à la tentation de la raconter, leur récit n'en semblait plus que la pâle copie, une imitation dérisoire, l'identité d'une Misia Sert, d'une comtesse Greffulhe pouvait se passer de vérité certifiée. Leur légende avait déjà tout dit. Philippe Berthelot appartient à cette race-là. Groupés autour de lui comme autour d'un prince noir, les écrivains, de son vivant même, se sont emparés de ses traits, de ses mots, de sa vie, les transformant en mythe par la seule grâce de l'imagination et du rêve. De cette vérité-là, équivoque et sans prise, Philippe s'arran- geait volontiers. Elle préservait et embellissait son mystère. Mais — signe des temps — le personnage qui inspira Giraudoux, un demi-siècle plus tard, dans le roman de Lucien Bodard Anne-Marie 1, se rapproche de l'original avec une net- teté impitoyable. André Masselot, c'est bien lui, grandeur nature. Lui, cette éminence grise avançant parmi les humains avec une inquiétante et mortelle séduction de cobra... Si la vérité d'un homme « c'est d'abord ce qu'il cache » (André Malraux), l'énigme qu'a représentée Philippe Berthelot pour la plupart de ses contemporains reste une des plus fasci- nantes qui soient. Mais de celles qui vouent le biographe, tant les pistes ont été brouillées, à une enquête presque policière, à un travail de fila- ture, de repérage parmi les échos d'une presse incertaine, les rumeurs des mondanités, les aveux que laisse comme une empreinte un article ou une photographie, les vérités aussi que suggèrent les souvenirs des autres. Est-ce par là même dépos- séder Philippe Berthelot des mystères dont il a feutré son pas- sage parmi les hommes ? Certains secrets resteront à jamais inaccessibles, comme des portes qu'on a murées. Est-ce davan- tage attenter à son désir de « dormir seul » et de ne plus connaître que l'indifférence du néant ? Il n'appartient à per- sonne d'être oublié ou célébré. Mais c'est sous le signe de l'iro- nie et de l'ambiguïté que cette vie s'est déployée. Elle saura préserver son libre jeu.

1. Prix Goncourt 1981, Grasset.

Première partie

PHIL L'ESPIÈGLE

Tout est cousu d'enfance. Witold GOMBROWICZ Bakakaï Ma vie ne fut qu'une enfance prolongée. C'est à cela qu'on reconnaît les destins où la poésie joue son rôle. Paul MORAND l'Allure de Chanel

1 Une race

À la source de nous-mêmes, il n'y a pas nous- mêmes, mais le fourmillement d'une race. François MAURIAC Mémoires intérieurs

L'été 1933, l'Illustration publie les premières photographies du somptueux hôtel particulier qu'Hélène et Philippe Berthelot ont aménagé quelques années plus tôt, 9, boulevard des Inva- lides, un des hauts lieux de la vie parisienne et, de tous, le mieux préservé. On sait, dès le premier coup d'œil, ce qui le dif- férencie des autres et qu'un tel décor, sans souci du temps ou des modes, avec ses ruptures de styles, avec une prédilection partout affirmée pour le contraste et l'inattendu, n'a obéi en fait qu'à la libre inspiration de la mémoire. Cette profusion de rouge et de noir qui embrase les immenses tapisseries peuplées de dragons et de femmes énigmatiques, ces ruissellements de nacre et de corail, cette multitude de statuettes, de bijoux, de laques, de robes de soie... Tout ou presque est ici dédié à la Chine. Le reportage laisse à peine entrevoir un petit musée privé, près du bureau du premier étage, où seuls de rares amis ont jamais accédé. Une bibliothèque en paravents ouvre sur deux hauts pans de livres et de portraits qui se font face. Philippe Berthelot a rassemblé ici les toiles et les photographies consa- crées à chacun des siens, comme les effigies d'autant d'idoles. Une jeune femme du second Empire, aux épaules nues, d'une beauté mystérieuse, avec la grâce détachée des dames d'honneur de l'impératrice Eugénie peintes par Winterhalter, le visage fin, délicat, un peu austère. À côté d'elle, un homme de quarante ans, la main serrée dans une redingote, aux che- veux noirs en broussaille, au front ample, aux yeux sombres et pénétrants. De ses parents, Philippe Berthelot ne peut parler sans perdre son masque impassible, sans se troubler jusqu'aux larmes, saisi par une irrésistible vénération. Quel amour serait jamais plus beau que le leur ? Un amour fou, de ceux dont on peut mourir. En même temps une passion calme, limpide, sans rien d'exacerbé, parce que l'ordre en toute chose, dans les sen- timents comme dans la conduite, est source de vertu. Une même exigence de rigueur. Une extrême noblesse dans la façon de négliger à peu près tous les biens matériels, de consacrer sa vie entière aux engagements que l'on s'est fixés. Reclus dans son laboratoire de chimiste, quand il ne propage dans les aca- démies, les universités, les réunions publiques ses convictions d'homme de science, Marcellin Berthelot est un des « pères fondateurs » de la République, saint laïc qui reposera au Pan- théon, parmi les grands hommes de la nation. Son héritage spirituel a scellé entre ses enfants un accord immuable. « La foi, notre bien de famille, cette foi dans la force d'un argument bien conduit, qui songerait à la répu- dier ? », remarque Philippe. À la mort du fondateur, en 1907, son fils aîné André lui succède à la tête d'une dynastie déjà très influente. Des yeux d'acier et, dans cette figure émaciée, quelque chose de pugnace que tempère une sourde mélancolie. André Berthelot ouvre sa famille au monde des affaires, l'initie au faste des hôtels particuliers et des châteaux en province. Une vaste culture, des vocations mêlées et des aptitudes mul- tiples feront de lui tout ensemble un président de grande banque, un fondateur d'entreprises coloniales, un parlemen- taire, le maître d'œuvre de la Grande Encyclopédie et l'auteur, entre autres publications, d'une Histoire intérieure de Rome en deux volumes. André incarne l'autorité morale, sa sœur Camille « l'âme de la famille et la gardienne de la tradition1 ». Elle seule perpétuera la lignée, aucun de ses frères n'ayant eu d'enfant reconnu. Son portrait par Jacques-Émile Blanche suggère une femme fragile et déterminée, chez qui un sens inquiet du devoir n'a encore rien troublé d'une grâce rêveuse... Dans le sillage de Marcellin Berthelot, seuls Daniel, le second de ses fils qui a dirigé après lui la Station de Chimie de Meu- 1. Souvenirs inédits de Philippe Langlois-Berthelot. don, étudié les perspectives de la physique par ses recherches sur les ultraviolets, et René, le benjamin, philosophe et univer- sitaire, s'inscriront en véritables continuateurs. Dans ce cercle de famille qui entoure d'une ferveur inlas- sable le souvenir d'Hélène, l'aînée des filles, morte très jeune de maladie, Philippe fait figure d'exception. Enfant terrible, dilettante, rebelle qui partage ses après-midi entre les champs de courses et les cafés littéraires, c'est un « irrégulier » dont les siens redoutent les fréquentations et condamnent les mœurs. Cependant, même le plus insoumis de la tribu ne pourra concevoir de rompre avec elle : Philippe Berthelot n'aimera, n'estimera jamais personne au monde autant que les membres de sa famille, soucieux de ne confondre en aucun cas vie privée et vie publique, le soleil du dedans et les ombres du dehors. Un orgueil volontiers écrasant affirme sa certitude d'appartenir à une caste. Un dîner commun chez Misia Edwards inspirera à André Gide ce portrait acide : « Philippe Berthelot profère des sentences d'allure paradoxale, de forme impeccable, où respire le sentiment de supériorité de sa famille, de ses amis, de ses goûts, etc. » (Journal, 1er novembre 1915.) Une aristocratie républicaine, vivier de grands serviteurs de l'État, qui fournit au régime ses élites, veille sur ses dogmes et ses traditions : il faut situer les Berthelot dans la troisième République au rang des maisons patriciennes de la Rome antique ou des grandes familles du siècle de Louis XIV. L'his- toire de la dynastie a vérifié la loi de l'espèce définie par Chateaubriand : sortie de l'âge des supériorités, façonnée par son propre génie, par l'énergie d'une hérédité d'exception, par la force de ses convictions, elle a dégénéré dans l'âge des privi- lèges avant de s'éteindre dans celui des vanités. Barrès salue en eux « des féodaux modernes », une de ces familles « qui ont su ménager, durer, faire des alliances, profiter' ». Inaltérable cohésion du clan. Mais un territoire à protéger et où ne sont vraiment admis que les princes du sang. La femme de Philippe, Hélène, n'y sera jamais tolérée à part égale. Dans la bibliothèque en paravents, ses photographies sont à l'écart des portraits de famille, occupant le côté opposé. Sur l'autre rive... « La famille, dans ses éléments purs, est "une et indivi- sible" et cette certitude, cette sécurité sont en chacun de nous 1. Cahiers. absolues. Il y a une âme commune entre nous qui coule comme un fleuve profond et sans détours 1. » Engagés sur tous les fronts de la vie publique, ils cultivent le goût impérieux d'une solitude austère : c'est dans l'isolement de son laboratoire que mûrit l'étude du chimiste, loin des foules que s'organise la puissance du cacique et dans le repli des dîners communs du dimanche soir que la dynastie se retrouve au meilleur d'elle-même. D'abord vivre entre soi. Cet esprit de communauté prévaut entre eux, de génération en génération, comme une loi incontournable, réglé naturelle- ment par la hiérarchie des âges. Devant l'aîné, chacun s'efface toujours au moment de franchir une porte. Ensemble André, Daniel, Philippe et René formeront pour les enfants de Camille le quatuor des « oncles », modèles prestigieux et révérés. « La bonté des oncles à notre égard a toujours été complète, active, prête au conseil, d'égal à égal, sans que la différence entre les générations fût jamais sensible. Nous avons toujours été accoutumés à l'admiration et au respect de nos aînés du même sang, car la règle en famille était l'attention mutuelle, la ten- dresse, le désir de témoigner. L'influence des oncles s'est tou- jours exercée pour faciliter nos vues et non les leurs2. » Sous l'écorce un peu rude des caractères, une sensibilité à vif. « Il faut s'aimer et même il faut se le dire, nous nous aimons tous beaucoup », recommande Philippe à sa nièce Jeanne, lui transmettant comme une devise le conseil de sa mère : « Ne vous brouillez jamais, restez unis, aucune joie, aucun bonheur ne saurait faire oublier les liens de famille. » Du génie de la race, de cette hérédité puissante aussi pré- sente en chacun d'eux que le battement de son sang, ils se sen- tent à la fois les témoins exemplaires, les porte-parole et les continuateurs : assumer et transmettre « la conscience et la fierté d'un héritage splendide 3 ». Ces modèles intérieurs qu'une ascendance prestigieuse leur a prodigués sont autant d'incitations à créer, à conquérir. Aussi loin qu'il est possible de remonter dans leur généalogie, on ne trouve qu'artisans, horlogers ou maréchaux-ferrants. Ainsi ont-ils traversé les siècles, se léguant de père en fils les secrets de leur art. Les Berthelot, durant au moins trois siècles, ont vécu autour 1. Philippe Langlois-Berthelot, op. cit. 2. Idem. 3. Paul Claudel, Contacts et circonstances, Gallimard, la Pléiade, 1965. d'Orléans, en bordure de la Sologne. La charge de maréchal- ferrant leur assure une certaine aisance qui s'appuie sur les revenus de quelques fermages. Une longue patience, des tradi- tions, le culte d'un métier où l'on est jugé à la tâche accomplie, au tour de main, au grain d'imagination. « Les vrais seigneurs, ce sont les paysans », déclare Philippe, citadin intraitable et comme toujours paradoxal. En 1792, à seize ans, Jacques-Martin Berthelot rejoint la cohorte des volontaires qui à l'appel de la Convention se lèvent à travers le pays et marchent vers l'Est à l'assaut des troupes austro-prussiennes. Six années de combats où l'on perd sa trace, quelque part entre Valmy, Fleurus et le bocage ven- déen... Sa jeunesse, son courage, le halo de gloire et de mystère qui a entouré sa longue absence font du soldat de l'an II aux yeux des siens un héros de la République. Il meurt prématuré- ment à son retour. Brève et fulgurante, cette destinée se prête mieux encore à la légende. Son exemple n'a pas seulement enraciné dans sa famille la fibre républicaine. Il donne le signal de l'exode. En 1815, de retour des guerres napoléoniennes, le dernier maréchal-fer- rant de la famille, son cousin Gilles Berthelot, se fixe dans le faubourg Montmartre. Personnage singulier qui à la fin de sa vie publie à compte d'auteur un traité sur l'art du maréchal- ferrant, véritable bréviaire de l'honnête artisan, frémissant de passion et de culture. Fustigeant « la folle vanité de dédaigner les travaux de la main » et « l'abaissement où est tombé la maréchalerie », il conclut avec une fougue de moraliste que « dans tous les États, l'homme de génie et laborieux s'élève au- dessus de celui qui est ignorant ! » Chez Gilles Berthelot tout est sacrifié à un sens impérieux du devoir. À la guerre, « il faut, écrit-il, que le maréchal-ferrant passe bien des nuits à forger des fers et le jour, occupé à ferrer, aux soins à donner à son cheval, qu'il suive avec le régiment et se batte comme les autres ». Soldat intrépide, Gilles Berthelot s'évade et rejoint son régiment une heure seulement après avoir été blessé et fait prisonnier en Espagne lors de la retraite de Campo-Mayor. Au début de la Restauration, le fils du soldat de l'an II vend les propriétés familiales pour payer ses études de médecine et gagner Paris à son tour. Spécialisé dans le traitement du cho- léra, on le trouve en première ligne dans la lutte contre les effroyables épidémies de 1832 et 1833. Il visite les malades jour et nuit, sans relâche, découvrant à chaque pas la terrifiante misère qui sévit dans les quartiers pauvres de la capitale où la propagation du mal est décuplée. Il consacre à la maladie un mémoire proposant de nouvelles méthodes de prévention et de soins — texte dense, aride, qu'on lit un siècle et demi plus tard comme un implacable « reportage » sur l'enfer des démunis. Le médecin du Bureau de bienfaisance est de nouveau mobi- lisé lors des grandes émeutes du règne de Charles X. « Mon père avait converti notre appartement en ambulance », se sou- vient son fils Marcellin, qui ne cessera de revoir toute sa vie le spectacle « des blessés, du sang, de la mort, des fusils qui fumaient ». Figure qui semble empruntée à quelque page des Misérables, Jacques-Martin Berthelot se voue corps et âme à un combat obscur, forcené, opiniâtre contre la souffrance et la misère. « Monsieur Berthelot père était chrétien gallican de l'ancienne école et d'opinions politiques très libérales, écrit . C'était le premier républicain que j'eusse vu ; une telle apparition m'étonna. Il était quelque chose de plus, je veux dire un homme admirable par la charité et le dévoue- ment. » Registre où l'on ne trouve guère à faire fortune, ni même à atteindre « la plus modeste aisance », remarque encore son fils. Jacques-Martin Berthelot sera contraint d'abandonner la grande maison, en place de Grève, où il s'est installé après son mariage avec Sophie-Claudine Biard pour émigrer dans un logis moins coûteux, à proximité de l'ancienne église Saint-Jacques-la-Boucherie. Déménagement déchirant qui est pour Marcellin Berthelot la première rupture. « Je suis né en place de Grève, au coin de la rue du Mouton, vers le centre du carré gauche de la place de l'Hôtel-de-Ville. Là exis- tait au commencement du siècle dernier une vieille maison, maison qui avait une histoire. C'était la maison de La Lanterne, au temps de la Révolution. Elle appartenait à mon grand-père maternel. Il n'y fut pas pendu et n'y pendit per- sonne, quoiqu'elle ait servi à d'autres. » C'est à proximité du quartier des Halles, dans un enclos de rues sombres et enche- vêtrées, non loin des quais et à portée de baïonnette de Notre- Dame, de la prison du Châtelet et de la Conciergerie, qu'il passe son enfance. Les combats de rues, les fusillades, les cris des blessés, les ordres brefs lancés aux troupes qui se replient avant la nuit, ce souvenir des premières années l'obsédera toujours. « Dès l'âge de dix ans, j'ai été tourmenté par l'insécurité. » Cependant, Marcellin grandit dans la fraternité des révolutionnaires de 1830, dans l'admiration des « survivants extrêmes de l'Empire et de la Révolution, avec leur élan, leur énergie parfois brutale, leur enthousiasme ardent jusqu'à l'aveuglement, leur hautaine indépendance ». Climat d'exaltation mélancolique où se forge une sensibilité, bientôt une révolte. Les exigences rebutantes de sa mère, catholique intransi- geante, la lecture des encyclopédistes, l'intérêt précoce pour la science et la philosophie conduisent le jeune homme à se déclarer contre les traditions religieuses de sa famille. En rompant à travers lui avec un catholicisme de toujours, l'histoire intime des Berthelot prend dès lors un autre cours. S'obstinant comme deux sentinelles dans une place abandon- née, la mère et la sœur de Marcellin manifesteront jusqu'à leur mort une foi véhémente. Comme en réaction aux égarements de son frère, Léonie Berthelot vivra dans une piété si absolue que Paul Claudel la croira religieuse1, l'auteur du Soulier de satin tenant sa présence aux côtés de Philippe et de ses frères dans la « tombe de marbre noir sans aucune croix » du cime- tière de Neuilly pour une « consolation ». Pire sans doute que cet athéisme déclaré, le mariage de Marcellin avec une protestante consterne sa mère comme un passage à l'ennemi. Le conflit, cette fois, est inévitable. « De- puis près d'un an, écrit le jeune homme à Renan, je suis condamné à ce singulier supplice qui consiste à vouloir, à entreprendre avec réflexion et à voir mon énergie neutralisée par des volontés ou des sentiments que je ne puis ni écarter ni froisser. » Le 3 mai 1861, il peut enfin annoncer à son ami : « J'épouse une nièce de M. Bréguet, dont le caractère et la per- sonne me conviennent en tout point. » De sérieux et de gravité, Sophie Niaudet ne manque pas, en effet. Ses toilettes austères, invariablement sombres, imposent retenue et transparence à une beauté éclatante dont elle s'af- flige presque. Belle, Sophie l'est avec supériorité, avec carac- tère, sans rien céder à la futilité de cette femme-fleur prisée par le second Empire. « Une beauté remarquable, singulière, inou- bliable, écrivent les frères Goncourt. Une beauté intelligente, profonde, magnétique ; une beauté d'âme et de pensée, sem- blable à ces créations de l'extra-monde de Poe. Ces cheveux à larges bandeaux presque détachés, l'apparence d'un nimbe ; ce grand et calme front bombé ; ces grands yeux, avec cette 1. Journal, 2 novembre 1935. lumière dans l'ombre de leur cernure ; et la femme avec un corps tout plat et une robe de séraphin maigre. Avec cela, une voix de jeune garçon et le dédain, dans la politesse et l'amabi- lité, d'une bourgeoise supérieure. » Par sa mère, Sophie appartient à une grande famille protes- tante, les Bréguet, émigrée à Neuchâtel après la révocation de l'édit de Nantes. Sous Louis XV le grand-oncle de Sophie, Abraham-Louis, rentre en France, s'installe à Paris, ouvre un atelier d'horlogerie. Il s'acquiert la protection du roi et sa répu- tation gagne l'Europe en peu d'années. On admire aujourd'hui les montres de Bréguet comme des œuvres d'art, mais à l'époque leur invention constitue une formidable avancée pour la physique, la marine, l'astronomie. Deux siècles après sa mise au point la première montre automatique, capable de fonctionner huit ans sans retard ni révision, donne encore l'heure exacte. Bréguet vend ses produits à tous les grands de France et d'Europe, travaille pour l'armée et les compagnies maritimes. Après une brève éclipse sous la Révolution où il doit à l'ami- tié de son compatriote Marat de pouvoir regagner assez tôt la Suisse, la prospérité de sa maison du quai de l'Horloge ne cesse plus d'être florissante. Une légende prétend que Napoléon, ayant hâtivement consulté sa montre, tint long- temps rigueur à son horloger d'un rendez-vous manqué. Plus probablement l'Empereur lui reprochait-il de compter parmi ses clients les plus fidèles le tsar et la cour d'Angleterre. Un souverain chasse l'autre. Durant la Restauration, Abraham- Louis croule sous les honneurs. Le gouvernement de Louis XVIII lui avance un siège à l'Institut en remplacement de Lazare Carnot, radié comme régicide. À sa mort, en 1823, il transmet à son fils, Ambroise-Louis, la première adresse euro- péenne d'horlogerie. Dénombrer les inventions que ses héritiers vont établir à leur tour impose de croire aux lois de l'hérédité. En 1833, son petit- fils Louis réalise les premières horloges électriques et dix ans plus tard l'appareil qui permet de mesurer la vitesse de la lumière. Il crée le télégraphe mobile, le télégraphe à cadran, construit le photophore de Graham Bell et le sphygmographe enregistreur de Marey... Antoine inventera le téléphone à mer- cure et son frère Louis sera l'un des pionniers de l'aéro- nautique. Artisans et artistes, paysans et marchands, ruraux et cita- dins, catholiques et protestants, républicains et opportunistes : apparaît d'abord une « race » composite, un croisement de lignées contraires. En fait, celles-ci ont beaucoup pour se rejoindre et se comprendre, le même amour d'un métier, le même sens du geste qui embellit et qui crée, une même sensi- bilité éprouvée par l'injustice. Dans la France conservatrice du milieu du xrxe siècle, elles recoupent la plupart des minorités qui, longtemps écartées du pouvoir, s'apprêtent à le conquérir. Philippe Berthelot a puisé dans ses origines une part de ces « dispositions innées et héréditaires que l'homme apporte avec lui à la lumière » (Taine). Tirant largement parti de ces contra- dictions, il n'en manifestera pas moins sur le plan des idéaux une continuité sans détours. Ainsi la tradition républicaine survivra-t-elle en lui aux constats amers et sans indulgence que le régime inspire au grand commis désabusé. Sa volonté de ne servir l'État que dans l'ombre des seconds rôles rejoindra l'exemple d'humilité de Jacques-Martin Berthelot, la constance discrète d'une lignée de paysans et d'artisans, la réserve des protestants envers toute parade et représentation. Protestant, Philippe le sera à sa manière. Ne franchissant pratiquement plus à l'âge adulte la porte d'un temple, il se déclare athée, vit en marge des règles réformées les plus courantes. Mais il lui plaît que quelques gouttes de sang huguenot coulent dans ses veines : « Les protestants veulent tout pour eux. Ils sont comme les autres. Mais eux, ils le veulent au nom de la Justice et de la Liberté. Je suis protestant. » L'empreinte irrévocable et sans équivoque, la plus durable et décisive, ses véritables racines, c'est à l'influence de son père qu'il la devra surtout, faisant de cet amateur d'idées nouvelles et de bouleversements de tous ordres le disciple d'une seule école de pensée, irréductiblement, sous peine à ses yeux de se renier tout entier... Mais si façonné par sa race qu'il ait été, par le milieu exclusi- vement intellectuel où il a grandi, par une époque qui assume non sans ruptures la transition entre deux siècles, Philippe Berthelot a néanmoins créé son personnage tout d'une pièce. Taine, l'un des maîtres du temps où il aborde et l'un des héros familiers de sa jeunesse, écrit de Julien Sorel : « Il est supérieur puisqu'il invente sa conduite. » Ne se fier qu'au modèle composé pour soi seul. Julien Sorel ou rien. Lui, le voyageur immobile, le chasseur d'âmes, il ira aussi loin qu'on peut aller dans la connaissance du monde. Une fois accompli le tour des grands empires, le diplomate rentre dans sa tour de guet et se met à l'écoute de l'univers. Dédaigneux des étapes ordinaires, soucieux d'influence, avide d'action, il s'éta- blit très vite au cœur de la vraie puissance. Le Quai d'Orsay ? Non, pas seulement. Paris, tout Paris en vérité. La première ville du monde, la ville-océan, le pôle magnétique, le centre nerveux de la Terre. Parisien de racines, de style, de goûts, de mœurs, Philippe Berthelot l'est plus que tout par une passion de la vie forcenée. « Haïssant les choses inertes, méprisant les arbres et les plantes qui ne représentaient pour lui qu'une tache de couleur, il n'aimait que les êtres, bêtes de proie ou créatures humaines, marqués par la vie... » écrit-il de Toulouse- Lautrec. Si ce n'est de lui-même... Philippe naît à Sèvres le 9 octobre 1866, dans une villa que sa famille loue l'été, près de Meudon. Paris est là, juste en face, à portée de vue, derrière les terrasses de marronniers. « À Sèvres, nous nous rassemblions tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, surtout le soir, à l'heure où chacun, las de ses tra- vaux de Paris, était venu chercher la fraîcheur et le repos phy- sique et moral, se souvient Marcellin Berthelot. Quelques amis arrivaient de temps à autre de la grande ville se joindre à nous pour les repas, les promenades et les jeux de nos enfants. Les parents y causaient librement de toutes choses : affaires pri- vées, éducation et santé ; et affaires publiques : sciences, arts, lettres, politique et événements du jour. Cet échange de pen- sées et d'affections, débarrassé de toute contrainte, avait quelque chose de doux et charmant. » Les frères Goncourt, lors d'une visite, recueillent l'image d'une famille heureuse, « un jardin plein d'enfants, un petit salon plein de femmes ». En 1866, Sophie Berthelot vient d'accoucher de son cin- quième enfant. C'est une jeune femme belle et grave, pour qui « rien n'égale en douceur la loi du mariage1 ». À neuf heures du matin, le 10 octobre, Marcellin Berthelot va déclarer la naissance de leur troisième fils, accompagné des deux témoins, l'écrivain Ernest Renan et le mathématicien — deux intimes. La vie de Philippe Berthelot s'ouvre 1. Selon la formule du philosophe protestant Yves Rouspeau. sur ce symbole d'un professeur au Collège de France encadré par deux membres de l'Institut, réunis tous trois comme pour saluer l'avènement d'un prince. Gravitation de génies, de maîtres-penseurs, de peintres, de poètes autour de lui qui ne cessera plus et vers qui il renverra, le moment venu, le feu de sa puissance et de son amitié. Il naît sous le signe de la fraternité intellectuelle. Lorsqu'en 1898, peu après la mort de Renan, Marcellin Berthelot publiera leur correspondance d'un demi-siècle, accompagnée d'une longue préface mélancolique, on verra surgir d'une relation fervente mieux encore qu'un modèle de littérature épistolaire : un chef-d'œuvre d'amitié. Admiration réciproque, bonheurs vifs de l'échange, solidarité immuable à travers les crises morales, les recherches et les luttes, quelque chose ici dépasse le commerce des idées et atteint à une grâce du cœur. Pour Renan, encore tout imbu de religiosité à vingt ans, éperdu d'érudition mais en quête de connaissance exacte, un Berthelot du même âge incarne d'emblée l'« esprit philoso- phique, l'ardeur concentrée, la passion du vrai, la sagacité d'in- vention », précoce figure d'exigence et de rigueur qui décidera de sa propre conversion à la science. « Notre croissance intellectuelle était comme ces phéno- mènes qui se produisent par une action de voisinage... Ce que nous avions vu à deux nous paraissait certain. » Pour aussi incitateur qu'il soit, Berthelot lui-même ne se détache vrai- ment de son éducation religieuse que sous l'impulsion de Renan. De là, entre eux, comme un jeu de miroirs, une influence réciproque constamment entretenue au-delà des divergences, une dualité intellectuelle indissociable... « Quand je cherche à me représenter l'unique paire d'amis que nous avons été, se souvient Renan1, je me figure deux prêtres en surplis et se donnant le bras. » Fraternité d'ecclé- siastiques au bord du schisme... Renan est un jeune clerc frotté de romantisme, au regard sceptique, aux verdicts acerbes ; Marcellin Berthelot, un étudiant sérieux, tourmenté. À la pen- sion Crouzet qui relève du collège Henri-IV, le premier fait office de répétiteur, le second termine son année scolaire. Renan a quitté le séminaire pour remettre en cause, radicale- ment, sa foi et sa vie. Celui qui se voyait « à vingt-deux ans 1. Souvenirs d'enfance et de jeunesse. professeur au collège de Tréguier, vers cinquante ans cha- noine, peut-être grand vicaire à Saint-Brieuc », placé au sémi- naire de Saint-Nicolas à Paris, sous l'autorité impérieuse de Mgr Dupanloup, s'est cabré face à « la dévotion des petites bougies et des pots de fleurs » et à l'emprise d'ogre de « l'impé- tueux directeur, affamé de jeunes âmes qu'il aimait à sentir palpiter dans ses mains ». Repoussante tyrannie d'une religion qui ne se satisfait que de soumission et de certitude abstraite. La découverte de la philosophie jette sur ce monde obscur des démentis étourdissants : « Figurez-vous, ma bonne mère, écrit- il à Tréguier, qu'on s'y demande sérieusement : "Est-il vrai que j'existe ?" » L'influence de sa sœur Henriette, son double, son ombre agissante, conforte sa décision de rompre avec le sacerdoce. Peut-on être plus pénétré de son savoir que ces deux jeunes hommes qui viennent de proclamer leur dissidence à l'égard des valeurs établies ? Dédaignant les grandes écoles, ils travaillent dans une liberté d'artiste, retranchés du monde extérieur — « ce troupeau de brutes qui nous suit », dit Renan —, obsédés par leur oeuvre, leur œuvre seule. L'Avenir de la science, le livre que Renan achève en 1849 (il ne publiera ce travail de jeunesse qu'en 1890, deux ans avant sa mort), n'a qu'une valeur d'ébauche, mais il reflète la densité de leurs réflexions communes. C'est un plaidoyer vibrant, plein d'idéalisme en faveur de la science, dotée du pouvoir de révéler « l'infinité du monde », de libérer l'homme des croyances infaillibles, d'apporter à l'humanité un progrès illimité. « Où trouver quelque chose que nous puissions pleinement prendre à coeur ? » se demandent-ils après l'échec de la révolu- tion de 1848 qui bouleverse Marcellin Berthelot. Le sentiment d'avoir été « vaincus dans notre jeunesse » rejette cet étudiant fébrile dans une solitude laborieuse et disciplinée. Il décide de se vouer à la recherche scientifique, tenaillé par un sentiment d'urgence qui désormais exclura quiétude ou repos tant la vérité lui paraît ténue, fuyante, toujours prête à glisser des mains et à faire illusion. Dans le milieu scientifique, un maître s'impose à lui entre tous, le physicien Victor Regnault. Berthelot a vingt-deux ans, novice au sein d'une communauté où foisonnent les références éclatantes, de Gay-Lussac à Faraday, de Cuvier à Chevreul. Victor Regnault se distingue par l'âpreté de son style, par son énergie méthodique et froide. « Il était dévoué à la recherche de la vérité pure, raconte Berthelot, mais il l'envisageait comme consistant surtout dans la mesure des constantes numériques : il était hostile à toutes les théories, empressé d'en marquer les faiblesses et les contradictions... » Regnault contredit l'image traditionnelle du scientifique assuré de la pérennité de ses découvertes, dieu immuable sur son trône de nuages, tel que Chevreul, dans le même temps, apparut au jeune homme : « Sur ses lèvres régnait un sourire débonnaire, expression du contentement intérieur qui résultait d'une pen- sée et d'un esprit bien équilibrés, d'une carrière heureuse et tranquille, d'une haute situation entourée du respect universel. [...] Sans s'être assimilé aucune idée nouvelle, sans avoir été agité, comme les savants de notre génération, par l'évolution incessante des notions réputées définitives aux années de sa jeunesse ; sans avoir été troublé par la crainte ou du moins par le regret mélancolique de se voir peu à peu dépassé [...] » À l'in- verse, Marcellin Berthelot entre dans le siècle averti que le temps des grandes certitudes s'est éloigné et convaincu que la valeur des idéaux sera jugée à l'expérience des faits. En peu d'années, ses expériences sur la chimie le conduisent à la conclusion que la science peut imiter la vie et la reproduire inépuisablement, en créant comme elle par synthèse. Il réalise dans l'arc électrique la première combinaison directe du car- bone avec l'hydrogène qui fournit l'acétylène par l'action de synthèses successives, permet de reproduire les alcools, les acides, les corps gras. En 1860, à trente-trois ans, Marcellin Berthelot rassemble ses conclusions dans une thèse, la Chimie organique fondée sur la synthèse, qui bouleverse l'état des connaissances. L'extraordinaire est que ces immenses découvertes ont été obtenues sans moyens ou presque, avec des traitements déri- soires et sans plus d'appuis pour le jeune chercheur que ceux mis à sa disposition par une famille très modeste, sans autres ressources que des laboratoires désuets où les expériences ne vont pas sans risques physiques. Une puissance nouvelle, illimitée, s'offre à l'humanité : celle de pouvoir reproduire et décupler les métamorphoses de la matière, en superposant à l'ordre naturel un ordre artificiel. « Une faculté créatrice semblable à celle de l'art distingue la chimie des sciences naturelles et historiques [...] Non seule- ment elle crée des phénomènes mais elle a la puissance de refaire ce qu'elle a détruit, de former une multitude d'êtres artificiels [...] Son but final est de former toutes les natures qui se sont déroulées depuis l'origine des choses. » Chimie pharma- ceutique, hormones, anesthésiques, vitamines, matières colo- rantes, nylon, engrais découlent directement des découvertes de Marcellin Berthelot. Pour ce jeune génie hanté par l'évolution des espèces, le pro- grès scientifique ouvre ainsi une ère nouvelle dans l'histoire des peuples, dont tous les problèmes sont appelés à être un à un résolus, maîtrisés, dans l'accomplissement inéluctable de la justice et de la vérité. Acte de foi dont on peut sourire un siècle plus tard, après que le progrès a trahi ses limites, mais qui n'en a pas moins constitué la certitude tranquille de plusieurs générations... Le monde où entre Philippe Berthelot le 9 octobre 1866 est loin encore de vérifier les plans raisonnables des hommes de science. En septembre, de cette année qu'il juge maudite, son cousin, l'écrivain Ludovic Halévy dresse dans ses Carnets un bilan pour le moins sinistre : « Nous avons eu la guerre d'Allemagne, nous avons toujours le Mexique, le choléra ne veut pas lâcher prise et nous tient toujours, la Bourse a vu des désastres presque sans exemple, la récolte a été détestable et voici, pour comble, des inondations qui ravagent et ruinent une partie de la France. » Mais 1866 est dominée par un événement aux conséquences infiniment plus graves : la victoire de la Prusse à Sadowa, le 3 juillet. Philippe Berthelot, vingt ans plus tard, racontera cette bataille dans la Grande Encyclopédie, sans en souligner vérita- blement la portée historique et en se bornant à une conclusion presque sarcastique : « L'impression de cette écrasante victoire fut immense en Europe ; à la cour de Napoléon III, elle provo- qua ce qu'on a appelé "les angoisses patriotiques de Sadowa". » L'auteur démontre la supériorité tactique des Prussiens face à l'Autriche, l'efficacité fulgurante du fusil à aiguille capable de pulvériser avec des feux de salve les lourdes attaques à la baïonnette, sans rien dire de l'émergence de la Prusse en Europe, ni souligner combien cette prise en main éclatante de son propre destin pèsera désormais sur celui de « l'ennemi héréditaire ». À la stupéfaction de l'Europe, les troupes de Bismarck ont écrasé en cinq semaines les armées de Hanovre, de Bavière et infligé à l'Autriche une déroute effroyable. Le chancelier reconnaîtra qu'il eût suffi à ce moment-là « d'un petit appoint de troupes françaises sur le Rhin » pour contraindre la Prusse à se replier dans ses bastions et perdre aussitôt le bénéfice de sa victoire. Napoléon III préfère adopter une politique arro- gante de compensations que Bismarck qualifiera de « politique de pourboires » — stratégie de grignotages consistant à mar- chander des territoires, à exiger ici une partie de la rive gauche du Rhin, là tout le Luxembourg, sans autre profit que d'alour- dir le contentieux entre les deux pays. À l'automne 1866, conscient des impasses où l'a conduit sa politique étrangère, Napoléon III convoque à Compiègne ses experts militaires pour décider d'une réorganisation de l'ar- mée. Son projet de généraliser la conscription sur le modèle prussien se heurte aux routines rassurantes de l'état-major. L'opposition républicaine désavoue par avance tout renforce- ment du dispositif militaire et déclare par la voix de que « la nation la plus forte sera celle qui désarmera le plus » ! Du monde convulsif et meurtrier qui s'annonce, un homme lointain se fait, cette année-là, l'interprète, le messie noir. Durant l'automne 1866, Dostoïevski achève Crime et Châti- ment, lumière terrible jetée sur les abîmes de l'âme humaine. Raskolnikov qui tue pour « faire acte d'audace », se mesurer à lui-même et s'affirmer contre la loi commune, à quel sinistre visage de l'avenir prélude-t-il ? De tous côtés, vertiges, aspira- tions obsédantes au dépassement de soi préparent autant d'in- trusions de l'irrationnel, de défaites de la raison. 57, boulevard Saint-Michel, à mi-chemin de la Sorbonne et des jardins du Luxembourg, au cœur du Quartier latin, dans le Paris des étudiants, des libraires et des écrivains. Bastion inquiétant des idées, de la jeunesse frondeuse et de l'opposi- tion républicaine, territoire des « héros de bals échevelés, cou- reurs d'école buissonnière au temps des lilas, siffleurs de tragédies néoclassiques à l'Odéon ». Ici, de l'enfance à l'âge mûr, vont se former le regard, les goûts, la culture et le caractère de Philippe Berthelot. « C'est 1. Théodore de Banville, le Quartier latin et la bibliothèque Sainte-Geneviève. toujours le lieu où naît l'âme de demain », écrit Barrési. Prodi- gieuse école de vie qui s'ouvre dans une rumeur de tripots, de compagnonnage littéraire, de chahuts d'étudiants et de refrains interdits qu'on chante à mi-voix dans les cafés de l'Odéon. Cette citadelle du vagabondage, de la bohème et du mandarinat abrite tous les princes de la jeunesse, dont le tru- culent « Pipe en Bois », chef de bande qui règne alors sur le Quartier latin comme sur une cour des miracles et déchaîne ses troupes dans les théâtres, décidant du sort des pièces par un tonnerre de huées ou d'acclamations. Mais le Quartier latin ne serait pas aussi redouté du pouvoir impérial si la plupart des chefs républicains n'y vivaient, regroupés dans ces fiefs contestataires que sont la Sorbonne, le Collège de France et les grandes écoles. Ami de Victor Hugo, Marcellin Berthelot compte parmi les membres actifs d'une opposition réduite au silence ou à l'exil. Depuis 1864, il participe aux dîners qui rassemblent, au su et au vu du gouvernement, les intellectuels libéraux dans le res- taurant Magny, rue de la Contrescarpe, au cœur du Quartier latin le plus populaire. « Ils ont tous beaucoup d'esprit mais du paradoxe et de l'amour-propre, excepté Berthelot et Flaubert qui ne parlent pas d'eux-mêmes », remarque George Sand. Le chimiste intervient dans ces débats souvent très littéraires pour déplorer la chute de la natalité en France par rapport à la Prusse ou stigmatiser le népotisme du pouvoir. Dans ce cercle d'écrivains, sa présence paraît si insolite que les frères Goncourt le présentent comme une sorte de sorcier, « un fort chimiste, un Bon Dieu en chambre à ce qu'on dit, qui décom- pose et recompose les corps simples ». Les mœurs impériales, avec leurs secrets d'alcôves, leurs relents de spéculation, leurs ambitions meurtrières, leur cynisme mondain révulsent Berthelot qui dénonce la « terreur aveugle des intérêts », « l'affaissement moral » où s'est abîmée une société tout entière. Si les républicains faisaient encore arroser d'eau bénite en 1848 les arbres de la Liberté, le positivisme et la science ont depuis lors chassé ces relents de religiosité. Plus rigides, moins lyriques, adeptes de la libre pensée, affiliés le plus souvent à la franc-maçonnerie, ils se reconnaissent aujourd'hui dans la 1. Le Quartier latin, Falou, 1888. passion austère de vérité et l'exigence d'éthique qui animent le savant. Parmi eux, Berthelot a fait très tôt figure de sage, de maître d'espérance et de lucidité. « Il avait renom d 'âpreté parmi les hommes », écrit Daniel Halévy. On l'imaginerait presque revêtu de bure, cet homme de qua- rante ans à la maigreur de loup, au regard fébrile dans un visage émacié. Tout chez lui, le style, le mode de vie, ses lieux de prédilection, porte la marque du repli, du dénuement volon- taire. De cette austérité proprement franciscaine, un de ses confrères témoigne : « J'ai visité autrefois son laboratoire, vaste salle froide et humide, mal éclairée, avec tout juste une hotte et une large table. Je le voyais l'hiver, courbé par les rhu- matismes et perclus de douleur, travailler sans feu, car la nature et la précision de ses recherches ne lui permettaient pas de chauffer la salle où il faisait ses mesures. Il passait ses soi- rées et ses nuits à calculer. Il m'a raconté un jour qu'il avait dépensé plus de trente mille feuilles de papier pour le calcul des expériences de cette époque. » Ce qui frappe encore un de ses élèves américains, l'écrivain C. Snyder, c'est tout le rituel dépouillé, monacal de ses cours au Collège de France : « Vous vous trouvez dans un petit amphithéâtre nu, nu et gris comme un cloître. La porte d'un passage souterrain s'ouvre, un homme de taille ordinaire avec une énorme tête entre, suivi par son préparateur. Il feuillette quelques notes, écrites sur des enveloppes de lettres et des bouts de papier, et commence d'un ton absorbé et uniforme. » Cette humilité, ce souci de rigueur morale imprègnent tout aussi profondément une vie de famille. « Celui qui garde son idéal n'a rien à craindre de l'avenir », dira un jour Philippe Berthelot. Rien n'importe davantage, au commencement d'une vie, que d'acquérir des vertus. Le goût de la liberté, le sens de l'honneur et du devoir, le sentiment du juste et du vrai, autant de valeurs où s'enraciner et puiser cet accord avec soi-même que tout homme doit s'imposer avant de vivre et d'agir. L'assurance altière dont il donnera l'image souvent rebu- tante, son apparence de solidité, de sérénité glacée et impertur- bable exhaleront chez Philippe toute sa vie la conscience d'un privilège de naissance. Sa supériorité, c'était d'être sorti de l'enfance tout armé, d'y avoir très tôt appris à penser, à exercer sur toute chose une intelligence libre et bien formée. « Élevé dans le Temple au milieu des docteurs1 », il en gar- dera une tournure d'esprit, une méthode dans l'appréciation des faits et des êtres — « cette confiance à la fois paisible et fanatique dans la vérité » qu'admirait Claudel. Si résolument qu'il ait rejeté Dieu de sa propre existence Marcellin Berthelot donne à ses enfants le plus bel exemple qui soit de tolérance et de liberté d'esprit en acceptant de les faire baptiser — quelque peu harcelé, il est vrai, par les protesta- tions de sa mère qui a déjà conduit elle-même d'autorité l'aîné de ses petits-fils à l'église Saint-Jean-Baptiste de Neuilly. La règle sera désormais qu'après un baptême catholique, les enfants fassent leur première communion protestante, libres ensuite de pratiquer l'un ou l'autre culte ou de se déclarer athées. À sept ans, André paraît avoir déjà fait son choix. Désignant le crucifix dressé dans la chambre de sa grand-mère, il déclare avec le plus grand sérieux : « Ah ! il n'est pas le seul, bien d'autres hommes ont subi le même supplice dans l'Antiquité ! » Et de s'éloigner en haussant les épaules. « Un sentiment religieux très doux et très juste, dit Sophie Berthelot, j'aimerais voir mes enfants pratiquer cette religion- là qui semble la seule vraie et la seule sincère ; le baptême qui sauve, c'est l'engagement d'une bonne conscience devant Dieu. » Pour une protestante aussi ardente, l'excellence d'une conduite doit avant tout témoigner de la foi. « Tâche de deve- nir pratique avant de devenir transcendant », recommande- t-elle à son dernier fils René. Ni hantise spirituelle ni dévotion abstraite, une volonté tenace de perfectionnement, de domina- tion de soi... Sur une photographie datant de 1869 et qui rassemble autour d'elle cinq de ses enfants se marque toute l'autorité d 'éducatrice de cette mère soucieuse de façonner des carac- tères. Le maintien de la jeune femme est empreint d'une gra- vité puritaine, d'une sorte de dignité implacable et paisible. Assise dans un large fauteuil, elle est vêtue sobrement d'une ample robe de taffetas clair, d'un chandail brodé fermé par une broche. Son visage impassible s'ordonne autour d'un sourire froid, de grands yeux un peu las dans l'ombre des cernes, de l'onde noire d'une chevelure admirable dont un chignon contient l'ampleur. « Elle a l'air d'une statue et d'une cons- 1. André Chevrillon, Mon oncle Taine. cience », écrivent les frères Goncourt. André, une fesse sur un bras du fauteuil, blondeur touffue et regard hardi de petit cor- saire, caresse les cheveux de sa sœur Camille qui, les mains posées à plat sur les pages d'un livre, fine, élégante, fixe l'objec- tif avec un peu d'effroi. Accroupie de l'autre côté, blottie comme un animal craintif contre la jambe de sa mère, Hélène semble y creuser son refuge. Sophie Berthelot tient dans ses bras Daniel et Philippe, le premier la mine ensommeillée et brumeuse, le second emmailloté dans une barboteuse blanche, les jambes nues, un pied jouant sur l'épaule d'Hélène, et les yeux grands ouverts, dardés avec une attention dévorante... Portrait d'une famille qui semble déjà extraordinairement maî- trisée, comme si les sentiments obéissaient eux-mêmes à une imperceptible règle de détachement, de discipline. Mais sur ces visages d'enfants, le feu de l'intelligence jette ses premières flammes avec une vigueur où se reflète tout l'empire d'une mère. Sophie Berthelot gouverne sa famille à l'économie. Nulle dépense, jamais, qui déborde du livre de comptes. Des habi- tudes frugales, en tout. La présence de deux servantes alle- mandes est conforme à l'ordinaire d'un ménage de la petite bourgeoisie de l'époque. Pour le reste, on se méfie de l'argent, on le tient à distance. Un chimiste aussi prodigue en décou- vertes que Marcellin Berthelot disposerait d'une fortune à por- tée de main s'il s'assurait autant de brevets d'invention. Les brasseries du Nord lui ont proposé une somme colossale pour le monopole d'un de ses procédés. Il déclinera toutes les offres des grands industriels, abandonnant à la collectivité nationale le bénéfice de ses travaux. Il considère la réussite matérielle comme un illusoire appétit de bonheur si ce n'est un sacrilège : une légende antique n'assure-t-elle pas que le talisman des alchimistes perdait son pouvoir à la moindre tentative d'en tirer un profit personnel ? Locataires, les Berthelot évoluent entre un mobilier à bas prix et quelques objets de famille, des reproductions de Dürer, de Vinci et un amoncellement de livres. Décor sans fioritures, sans recherche, dans lequel s'insère une vie de famille un peu feutrée et méditative où la règle est de ne jamais hausser le ton. Quelques familiers en nombre restreint et une exception aux soirées que Marcellin Berthelot occupe à lire ou à préparer ses cours : le dimanche soir, rituellement consacré aux Renan. Après le repas, les deux hommes se retirent pour converser entre eux. Leur relation répugne depuis toujours à la fami- liarité, excluant « de fumer un cigare ensemble ou de tenir d'humbles propos, ou de reconnaître les plus légitimes exi- gences du corps ». Entente supérieure, délestée du quotidien, vouée à la seule fréquentation des idées, mais dont Renan a exagéré la volonté d'abstraction. Sont-ils alors tous deux aussi séparés du siècle, aussi pénétrés de l'insignifiance des choses que l'a suggéré quelques années plus tard, en traçant pour les Souvenirs d'enfance et de jeunesse l'admirable portrait d'une amitié, un Renan vieilli et reclus de scepticisme ? Quel philo- sophe, quel créateur, ne se sent investi alors d'une mission hugolienne, d'une sorte de puissance céleste — en charge d'âmes ? Mais Renan associe à ses engagements, il est vrai, plus d'ironie et de détachement que beaucoup. Le scepticisme, le doute et la fantaisie le détournent de se fier longtemps à une opinion, l'entraînent très vite sur une pente contraire. « Quel- quefois une partie de moi rit quand l'autre pleure », écrit-il. Le double du philosophe rebelle est un artiste délicieux dont le chant ne couvre la pensée que pour mieux célébrer l'alliance de la raison et de la beauté. Hors cela, cet idéaliste méprise assez toute réalité — « le monde grossier des faits accomplis » — pour la soumettre à sa désinvolture, à son sens profond de la dérision. Et rien ne lui paraît plus exactement refléter la vanité du monde que la politique, « un désert où l'on marche au hasard vers le nord, vers le sud, car il faut marcher ». Admira- teur du libéralisme anglais et ennemi de l'État, il se sépare ici tout à fait du jacobin Berthelot : « [...] pour moi, je me résigne- rais volontiers, avoue-t-il, si l'occasion s'en présentait [...] à ser- vir, pour le plus grand bien de la pauvre humanité [...] un tyran philanthrope, instruit, intelligent et libéral. » À l'idéalisme éthéré de Renan, à sa nostalgie des monarchies éclairées qui pensionnaient leurs élites et à son dilettantisme intellectuel, Marcellin Berthelot oppose les exigences de la raison et de la justice, l'énergie des hommes de bonne volonté, assurés des seules vertus de l'action. Deux tempéraments, deux styles, deux visions de l'Histoire et, pourtant, ce qui domine et perdure dans cette amitié contrastée, c'est l'adhésion commune à la libre pensée, un engagement similaire dans le combat d'idées. « Dans la suite de la vie, une telle liaison a pu par moments cesser de nous être nécessaire, ajoute Renan. Elle reprend toute sa vivacité chaque fois que la figure de ce monde, qui change sans cesse, anime quelque tourment nouveau sur lequel nous avons à nous interroger. » Vivacité, tel est bien, autour de 1870, le ton de leurs rapports soudain plus aigris qu'à l'ordinaire, hérissés de heurts et d'incompréhension ; mais les deux hommes sont alors déchirés par la brutalité du . drame national et confrontés chacun à de terribles examens de conscience. 2 Les yeux ouverts

L'enfant sait que le monde commence à peine : Tout est transparent, C'est la lune qui est au centre de la terre, C'est la verdure qui couvre le ciel Et c'est dans les yeux de l'enfant, Dans ses yeux sombres et profonds Comme les nuits blanches, Que naît la lumière. Paul ELUARD Capitale de la douleur

Au début d'août 1870, deux semaines après le déclenche- ment de la guerre, Marcellin Berthelot déjeune avec Renan chez le prince Napoléon, dans son château de Meudon. Le neveu de l'empereur se déclare très pessimiste. Les carences de l'armée dépassent les craintes les plus défaitistes : magasins militaires vides, état-major sans cartes, mobilisation enrayée par les retards et les désordres de l'Administration, stratégie inerte... Le président du Conseil, les ministres de la Guerre et des Affaires étrangères mentent sur l'état de nos forces et celui de nos alliances. Ni l'Italie, ni l'Autriche, ni l'Angleterre ne ris- queront un régiment à la rescousse de la France que sa poli- tique extérieure n'a cessé d'isoler en Europe depuis vingt ans. À leur sortie, lorsqu'ils descendent la grande allée d'arbres qui rejoint la gare de Meudon, les trois hommes ont le visage livide et frappé de stupeur. En quelques jours, la percée des troupes prussiennes est ful- gurante : le 6 août, elles s'emparent de l'Alsace, mettent en déroute l'armée de Mac-Mahon et refoulent en Lorraine celle de Frossard. Depuis son quartier général installé à Metz, Napoléon III envoie à Saint-Cloud une dépêche codée annon- çant la « pleine retraite » de ses troupes : « [...] il ne faut plus songer qu'à défendre la capitale », conclut-il. Après une série désastreuse de contre-ordres et d'incohérences tactiques, le gros de l'armée française se replie vers la cuvette de Sedan dont la position ne fait que faciliter son encerclement. Le 3 septembre, Paris apprend que l'empereur lui-même est pri- sonnier de l'ennemi. L'Empire s'effondre très vite, « comme un décor englouti », constate Berthelot. La foule parisienne déferle dans les rues, investit le Palais-Bourbon comme aux beaux jours de 1848. Tous les chefs extrémistes sortent de pri- son. Boulevard Saint-Michel, une jeune fille, Geneviève Bréton, voisine de Berthelot, note ce 4 septembre dans son journal : « On a délivré Rochefort1. Il est passé sous notre fenêtre à l'instant, livide et menaçant, porté en triomphe der- rière un drapeau rouge [...] Les Prussiens sont à cinq jours d'ici [...] Paris a l'air en fête, les gardes nationaux fraternisent avec les troupes, la crosse en l'air, on crie, on chante ! On crie trop, on chante trop2 ! » C'est une révolution en marche que les députés de la capitale, Jules Favre, Léon Gambetta, Emmanuel Arago, Ernest Picard s'empressent d'endiguer en proclamant aussitôt à l'Hôtel de Ville le gouvernement de la Défense natio- nale. Marcellin Berthelot se voit confier la présidence du Conseil scientifique de la Défense, chargé de pallier les carences du dispositif militaire autour de la capitale. « En 1870, on se tourne vers la science comme on appelle un médecin au chevet d'un agonisant », écrit-il. Il déploie dans ces fonctions une énergie dont on connaît alors peu d'exemples dans Paris, parmi les responsables. Perdue par les militaires, la guerre peut-elle être gagnée par les savants ? Marcellin Berthelot ne dispose ni d'argent ni d'hommes. Comment, dans ces conditions, fabriquer l'engin de destruc- tion auquel il pense, une arme nouvelle et fulgurante ? Il se heurte à chaque pas à l'inertie des chefs militaires, dont les revers n'ont pas altéré les certitudes. Non sans mal, Berthelot réussit à les convaincre d'utiliser les ballons pour surveiller les 1. Le marquis de Rochefort, dit Henri Rochefort, polémiste virulent, député en 1869 et 1871, membre du gouvernement de la Défense nationale, soutien- dra la Commune et sera déporté en Nouvelle-Calédonie. 2. Journal, Ramsay, 1986. mouvements de l'ennemi et relier Paris à la province, tant le sort du pays dépend du rétablissement des communications. Alors que les troupes prussiennes s'apprêtent à camper aux portes de la capitale, pulvérisant les maigres sorties de gardes nationaux à Villejuif, Choisy et Bagneux, l'équipe des savants parvient à fondre, grâce à une souscription nationale, quatre cents canons de campagne dont la portée s'avère supérieure à ceux de l'adversaire. Installés au sommet du plateau d'Avron, ils bloquent durant tout le mois de décembre l'avancée de l'en- nemi sur la route de Chelles, ultime poche de résistance aux abords de Paris. Et tandis que la raréfaction des vivres, les menaces de famine, le froid rigoureux, les rumeurs de capitu- lation, l'agitation des Comités mettent la capitale au bord de l'insurrection, Marcellin Berthelot réussit à élaborer un nou- veau système d'explosif, une dynamite inconnue jusqu'alors... En janvier 1871, les restes de l'armée, éparpillés le long de la Loire, sont écrasés dans la région du Mans. La défaite est consommée. Selon le récit qu'Edmond de Goncourt a livré du dernier dîner Brébant le 24 janvier, quelques heures avant la signature de l'armistice, Marcellin Berthelot profère ce soir-là des accusations sévères contre l'armée : « Quand un chef d 'état-major prussien a l'ordre de faire avancer un corps d'ar- mée sur un tel point, pour une telle heure, il prend ses cartes, étudie le pays, la nature du terrain ; il suppute le temps que chaque corps mettra à faire certaine partie du chemin. Enfin, avant de se coucher, il a trouvé les dix routes par lesquelles déboucheront, à l'heure voulue, les troupes. Notre officier d'état-major, à nous, ne fait rien de cela ; il va le soir à ses plai- sirs et le lendemain, en arrivant sur le terrain, demande si ses troupes sont arrivées et où est l'endroit à attaquer. Depuis le commencement de la campagne, — et c'est là la cause de nos revers — depuis Wissembourg jusqu'à Montretout, nous n'avons jamais pu masser des troupes sur un point choisi, dans un temps donné. » Comment coexister demain avec une Allemagne qui ne connaît plus que la loi de la force ? Comment empêcher que la haine ne s'enracine au plus profond de deux peuples devenus irréconciliables ? La mise à sac du laboratoire de Victor Regnault à Sèvres, la destruction méthodique des instruments 1. Les anciens dîners Magny ont changé d'adresse depuis le mois de janvier 1870. Les invités restent les mêmes. de recherche, des registres d'expériences ont suffi à lui révéler quelle volonté froide d'anéantissement habite l'ennemi. Une double exigence de patriotisme et de morale éloigne alors Berthelot des thèses d'un Renan, intimement convaincu de la supériorité historique de la race allemande. « L'acuité du problème l'a déchiré à l'égal de la crise religieuse qui a dévasté sa jeunesse », écrit Henriette Psichari-Renan 1. Renan a-t-il vraiment tenu, en novembre 1870, chez Brébant, les propos qu'Edmond de Goncourt lui prête dans son Journal ? Celui-ci ayant lancé dans la conversation « Alors, c'est la fin ? Il ne nous reste plus qu'à élever une génération pour la vengeance », Renan, « tout rouge d'animation » et marchant autour de la table « ses petits bras battant l'air », de rétorquer : « Non pas la vengeance ! Périsse la France, périsse la patrie ! Il y a au-des- sus le royaume du Devoir, de la Raison ! » Vingt ans plus tard, Renan démentira vivement ces mots, qui rejoignent pourtant certains de ses écrits : « Je vendrais la France pour une idée qui fît marcher la philosophie [...] Que m'importe que la vérité s'at- tache au nom de la France ou des Cosaques. » L'auteur des Dialogues philosophiques publie en septembre 1870, peu après Sedan, un article que Marcellin Berthelot réprouve énergiquement. Devant la défaite, Renan préconise de garder la tête froide pour analyser les origines du mal et peser les responsabilités. « La paix se fera entre l'Allemagne et la France, écrit-il. L'extermination n'a qu'un temps ; elle trouve sa fin, comme les maladies contagieuses, dans ses ravages mêmes. » La France doit se résigner à son sort et payer le tribut au vainqueur pour sauvegarder l'essentiel, l'avenir de leurs relations. L'admiration que le philosophe voue à la patrie de Kant lui masque de toute évidence la réalité du militarisme prussien. Qu'il confonde la grande Allemagne libérale avec la Prusse rigide, hégémonique, revigorée par Otto de Bismarck, l'intransigeance même du vainqueur lors des préliminaires de paix lui en infligera la preuve amère 2. Pour Renan, la patrie est « une terre qui permet de penser », le creuset d'une civilisation où se reconnaissent des peuples 1. Renan et la guerre de 1870, Albin Michel, 1947. Mise au point vigoureuse et affective après l'exploitation faite sous l'Occupation des idées de son père. 2. En vain tente-t-il par une démarche auprès du prince Frédéric de Prusse, l'héritier du trône, d'atténuer les exigences de l'ennemi. Son appel à la modéra- tion est accueilli par ce lecteur admiratif du temps de paix avec un mépris de vainqueur. « Un paradoxe à la fois scandaleux et magnifique », disait de Philippe Berthelot son ami et protégé Paul Claudel. Celui qui fut le très puissant et anticonformiste secrétaire général du ministère des Affaires étrangères reste l'une des figures les plus fascinantes et controversées de l'entre-deux-guerres. Par-delà le personnage lui-même, séduisant et manipulateur, et sa destinée souvent rocam- bolesque, c'est l'influence réelle de Berthelot sur l'histoire politique et littéraire que nous révèle Jean-Luc Barré. Il montre le rôle majeur que ce diplomate hors normes joua dans l'ombre aux côtés d'Aristide Briand durant la Grande Guerre, ses vaines tentatives pour construi- re au lendemain de l'Armistice une paix durable avec l'Allemagne, son engagement lucide et inlassable jusqu'au début des années 30. Dans le même temps, ce stendhalien soutient sans relâche, au nom d'une certaine idée de la diplomatie, l'ascension au Quai d'Orsay de Paul Claudel, de Paul Morand ou de Jean Giraudoux. Pour Berthelot, en effet, le service de l'Etat est avant tout une aventure supérieure. Le mélange de l'expérience, de la marginalité et du savoir ne pouvait produire que cette personnalité éclatante qui, depuis un demi-siècle, réclamait son biographe. Avec Barré, elle a, par surcroît, un metteur en scène sensible et intelligent, qui, à chaque étage, la replace dans la perspective de son époque, en art, en politique, comme en amitié (Angelo Rinaldi, L'Express). Un jeune auteur plein d'avenir qui a su cerner son héros avec des archives neuves et abondantes, un style sans lambris qui fait plai- sir à lire et une bonne connaissance de l'époque (Pierre Assouline, Lire). Une biographie utile qui ravira tous ceux qui s'intéressent à notre « avant-guerre », à sa littérature, au prince des diplomates, à une vieille famille républicaine (Bernard Frank, Le Monde). Son livre est la chronique d'une époque et de plusieurs mondes (la littérature, la diplomatie, Paris, la Chine, Londres...). C'est aussi un formidable roman (Daniel Rondeau, La Revue des Deux Mondes). Historien et journaliste, Jean-Luc Barré est l'auteur, entre autres, d'une biographie très remarquée de Jacques et Raïssa Maritain, Les Mendiants du ciel (Stock, 1995) qui lui a valu le Grand Prix catholique de littérature et le prix de la Biographie de l'Académie française. Son dernier livre, Algérie, l'espoir fraternel (Stock, 1997) lui a valu le prix Albert-Camus.

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