L’Extrême droite en et en Belgique

« Ouvrage publié avec le soutien De l’Institut de sociologie Et du Laboratoire d’étude des partis politiques en Europe De l’Université libre de Bruxelles (ULB) »

© Editions Complexe, 1998 ISBN : 2-87027-734-2 D/1638/1998/26

Sous la direction de Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele et Andrea Rea

L’Extrême droite en France et en Belgique

Textes de

Mateo Alaluf, Andrée-France Baduel, Jacques Billiet, Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Stefan Fiers, Serge Govaert, Bart Maddens, Pierre Martin Pascal Perrineau, Andrea Rea, Jean-Philippe Roy, Marc Swyngedouw, Jean Viard, Bruno Villalba

Interventions Editions Complexe

SOMMAIRE

Pascal DELWIT , Jean-Michel DE WAELE et Andrea REA Comprendre l’extrême droite…………………………………. 13

Pascal PERRINEAU Les étapes de l’implantation du Front national…………….. 29

Pascal DELWIT , Jean-Michel DE WAELE et Andrea R EA Les étapes de l’extrême droite en Belgique ……………….. 57

Jean-Philippe ROY Le programme économique et social du Front national en France ………………………………. 85

Mateo ALALUF L’émergence du Front national en Belgique est plus redevable aux circonstances qu’à son programme…. 101

Serge GOVAERT Le programme économique du Vlaams Blok ……………….. 119

Pierre MARTIN Qui vote pour le Front national français ?...... 133

PASCAL DELWIT Qui vote pour le Front national en Belgique ?...... 167

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Jacques B ILLIET Qui vote pour le Vlaams Blok ?...... 181

Bruno VILLALBA L’esquive. La gauche et la droite face au Front national .. 203

Pascal DELWIT et Jean-Michel DE WAELE Les partis politiques et la montée de l’extrême droite en Communauté française de Belgique……………………….. 227

Bart MADDENS et Stefaan F IERS Les partis flamands face au poids du Vlaams Blok…………. 247

Jean VIARD Dire l’extrême droite aux affaires. Toulon, Orange, Marignane et Vitrolles — France………… 267

Andrée-France B ADUEL Toulon sous la chape du Front …………………………….. 283

Marc SWYNGEDOUW Anvers : une ville à la portée du Vlaams Blok ?...... 291

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LES AUTEURS

Mateo ALALUF est professeur de sociologie à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il y préside l’Institut du travail. Il a notamment publié Le temps du labeur : formation, emploi et qualification en sociologie du travail , Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1986.

Andrée-France BADUEL est écrivain, docteur en géographie et enseignante à Toulon depuis 1979. Elle a publié Des oiseaux pour Antigone, Paris, L’Harmattan, 1997, 1 e édition ; 1998, nouvelle édition avec préface de Lucie Aubrac.

Jaak BILLIET est docteur en sciences sociales (1975). Il est professeur de méthodologie sociologique à la Katholieke Universiteit Leuven. Il est le promoteur Interuniversiteit steuntpunt politiek opinieonderzoek . Ses publications traitent surtout de méthodologie dans les recherches par enquêtes et des attitudes et des valeurs politiques. Il a obtenu la Chaire Francqui à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) en 1993.

Pascal DELWIT est maître de Conférences à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il y est co-directeur du Laboratoire d’étude des partis politiques en Europe (LEPPE). Il a publié Les partis socialistes et l’intégration européennes , Éditions de l’Université de Bruxelles, 1995. Il a édité avec Jean-Michel De Waele Les présidents répondent. Vers une recomposition du paysage politique en Belgique , Labor, 1998.

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Jean-Michel DE WAELE est maître de Conférences à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il y est co-directeur du Laboratoire d’étude des partis politiques en Europe (LEPPE). Avec Pascal Delwit il a publié Ecolo. Les verts en politique , De Boeck, 1996 et Les partis politiques en Belgique , Éditions de l’Université de Bruxelles, 1997 (2 e édition).

Stefaan FIERS est docteur en sciences sociales et assistant à la section de Politologie à la Katholieke Universiteit Leuven (KUL).

Serge GOVAERT est administrateur au Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP). Il est l’auteur de nombreuses contributions sur les partis et la vie politiques belges.

Bart MADDENS est docteur en sciences sociales et assistant libre à la section de Politologie à la Katholieke Universiteit Leuven (KUL).

Pierre MARTIN est politologue au Centre d’information des données socio-politiques (CIDSP)-CNRS de l’Institut d’études politiques de Grenoble. Il est notamment l’auteur de « Le vote Le Pen », Note de la Fondation Saint-Simon , n° 84, Octobre-novembre 1996.

Pascal PERRINEAU est directeur du Centre d’étude de la vie politique française (CEVIPOF) de la Fondation nationale des sciences politiques à Paris. Il est l’auteur de Le symptôme Le Pen. Radiographie des électeurs du Front national , Fayard, 1997 et l’éditeur de nombreux ouvrages.

Andrea REA est assistant au Centre de sociologie politique de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Il y est coordinateur du Groupe d’étude sur l’ethnicité, le racisme les migrations et l’exclusion (GERME). Il a publié La société en miettes. Épreuves et enjeux de l’exclusion , Labor, 1997 et a édité Immigration et racisme en Europe , Complexe, 1998.

Jean-Philippe ROY est Maître de conférences de science politique à l’Université François Rabelais de Tours. Directeur du groupe d’études des faits socio-politiques et de leur médiatisation et chercheur associé au CIDSP, il est responsable du groupe d’analyse et de recherche électorale à l’Association française de science politique.

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Il est l’auteur de Le FN en Région Centre, 1984-1992 , Paris, L’Harmattan, 1993 et coauteur avec Michel Hastings de Villes en campagne, les élections municipales de 1995 en Région Centre , Tours, Éditions de la MSV, Tours, 1995.

Marc SWYNGEDOUW est professeur associé à la Faculté des sciences politiques et sociales de la Katholieke Universiteit Brussel (KUB) et directeur de recherches à l’ Interuniversiteit steuntpunt politiek opinieonderzoek de la Katholieke Universiteit Leuven (KUL). Il est aussi chercheur invité au CEVIPOF à Paris.

Jean VIARD est directeur de recherche CNRS au Centre d’étude de la vie politique française (CEVIPOF). Il a publié Pourquoi des travailleurs votent FN et comment les reconquérir, Seuil, 1997.

Bruno VILLALBA est maître de Conférences de science politique à l’Université de Lille II. Il travaille au Centre de recherches administratives politiques et sociales (CRAPS) au CNRS-IFRÉSI. Avec Annie Laurent, il est l’éditeur de Les petits partis. De la petitesse en politique , L’Harmattan, 1998. Ses recherches actuelles portent sur l’écologie politique et les rapports entre le droit et les partis politiques.

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Pascal DELWIT , Jean-Michel DE WAELE et Andrea REA

COMPRENDRE L’EXTRÊME DROITE

L’extrême droite en Europe : état des lieux

La progression du vote d’extrême droite dans certains pays européens constitue autant un sujet d’inquiétude pour les défenseurs de la démocratie qu’un objet d’étude stimulant parce que révélateur des transformations politiques et idéologiques de certains systèmes politiques de cette fin de siècle. Tour à tour héritiers d’une histoire politique ayant marqué durablement et profondément l’histoire européenne du siècle et nouveaux perturbateurs des démocraties libérales affranchies des projets révolutionnaires communistes, les partis d’extrême droite brouillent les cadres d’analyses habituelles. Ils imposent une lecture renouvelée notamment des rapports entre la position sociale, l’affiliation politique, l’idéologie et l’organisation partisane. Bien sûr les formations d’extrême droite n’ont pas la même force organisationnelle et électorale dans tous les pays européens. Cela interdit de proposer une analyse univoque pour l’ensemble des États en Europe. Toutefois, il serait erroné de considérer que l’extrême droite est une spécificité française 1. L’enracinement du Front national au sein de l’échiquier politique français est le plus ancien et le plus puissant en Europe. Mais d’autres pays, en particulier la Belgique et plus récemment l’Autriche, connaissent aussi l’inclusion durable de partis d’extrême droite au sein de leur système politique. En France, comme le montre dans sa contribution Pascal Perrineau, l’essor du Front national débute avec les élections européennes

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de 1984. Atteignant un score de 11,2%, Jean Marie Le Pen a réussi à sortir son parti de l’état groupusculaire dans lequel il se trouvait depuis sa création en 1972. A partir de cette date, la progression du Front national sera constante. Seul le système électoral lui interdit d’avoir une représentation à l’Assemblée nationale, sauf en 1986 où la gauche établit, à des fins stratégiques, un scrutin proportionnel. Néanmoins, l’absence du FN au sein de l’Assemblée nationale ne l’empêche pas de voir son influence progresser. Par ailleurs, le FN conquiert quatre mairies d’envergure en 1995 et 1996. La prégnance du clivage gauche-droite amène le Front national à jouer, comme cela a été le cas lors des élections régionales de 1998, le rôle d’arbitre. Il impose aux responsables de la droite classique qui désiraient se maintenir au pouvoir à passer sous ses fourches caudines. Ses performances électorales s’accompagnent de succès plus politiques tels que la légitimation des enjeux qu’il définit, particulièrement dans les termes qu’il formule ; notamment la reconnaissance d’une conception idéologique nationale-populiste. En Belgique, la percée électorale des partis d’extrême droite est légèrement plus tardive. Elle débute en 1988 et est d’emblée plus marquée en Flandre qu’en Wallonie ou à Bruxelles. Les partis d’extrême droite reproduisent le clivage linguistique et épousent les référents nationalistes propres à chacune des communautés linguistiques. Le Vlaams Blok trouve ses racines dans le nationalisme flamand et est indépendantiste tandis que le Front national est royaliste et unioniste. Les élections de 1991 marquent profondément les partis traditionnels suite à l’essor électoral du Vlaams Blok. Il triple son score et obtient 12 élus à la Chambre. Dans le même temps, le Front national belge décroche son premier élu. Cette progression des partis d’extrême droite se vérifie en 1994 lors des élections européennes et en 1995 à l’occasion des élections législatives. Le Vlaams Blok devient même le premier parti de la ville d’Anvers. La constitution d’un « cordon sanitaire », selon les termes de responsables politiques des partis traditionnels, maintient jusqu’à présent le parti dans l’isolement. Il en va de même en Wallonie et à Bruxelles, où le Front national perd un peu de son influence davantage en raison de ses dissensions internes qu’aux réactions des autres partis. Comme en France, les formations d’extrême droite ont réussi à fixer les termes de certains enjeux politiques, comme l’immigration et la sécurité, et au moins en Flandre, à radicaliser les revendications fédéralistes.

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L’Autriche constitue le troisième pays européen où un parti d’extrême droite s’est durablement implanté. Lors des élections législatives de décembre 1995, le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ) remporte 21,9% des suffrages. L’année suivante aux élections européennes, il obtient 27,6%. Ces succès électoraux se vérifient aussi au niveau local. Lors des élections locales d’octobre 1996, le FPÖ rassemble 28% des voix à Vienne contre 22,6% précédemment. Mais c’est dans son fief, la Carinthie, qu’il réalise sa meilleure performance ; dans une zone relativement pauvre et très largement gagnée au nazisme durant les années trente. En mars 1997, le FPÖ y totalise 33,3% des voix (5% en 1983, 16,6% aux législatives de 1990, et 22,6% aux élections législatives de 1994). L’élection de Jörg Haider à la tête du FPÖ en septembre 1986 a transformé ce parti, membre jusqu’en 1993 de l’Internationale libérale, en une formation nationaliste et populaire. Alors qu’il était au gouvernement dans une coalition avec les socialistes, ces derniers y ont mis fin à la suite des déclarations antisémites de Jörg Haider entraînant les élections anticipées de novembre 1986. En 1989, Haider est élu gouverneur de la province de Carinthie, dans une coalition avec les conservateurs de l’ÖVP. Mais ses déclarations valorisant les résultats de la politique du travail du troisième Reich lui ont fait perdre l’appui de son partenaire politique 2. Le FPÖ axe ses campagnes électorales sur le rejet des étrangers. En 1992, il lance une pétition en douze points intitulée « L’Autriche d’abord » dans laquelle il demande de réduire l’immigration et d’inclure dans la Constitution un article précisant que l’Autriche n’est pas un pays d’immigration. Les sociaux-démocrates (SPÖ) et les conservateurs tentent de réduire l’influence de ce parti notamment en gouvernement ensemble dans certaines circonstances pour éviter toute collaboration avec le FPÖ. La France, la Belgique et l’Autriche sont les trois pays européens où les partis d’extrême droite sont les plus enracinés. Ils n’y ont pas connu de revers électoral depuis plus de dix ans. Ce sont également trois États où l’extrême droite a joué un rôle durant l’entre-deux- guerres mais sans que cette particularité ne soit complètement admise dans l’historiographie et la conscience collective 3. Enfin, ce sont aussi les trois pays où la population se déclare plus souvent raciste qu’ailleurs en Europe 4. Au cours des dernières années d’autres pays en Europe ont vu l’apparition de formations d’extrême droite mais dont l’influence s’est réduite assez rapidement. Il s’agit du Royaume-Uni, de l’Italie et de l’Allemagne. Le Royaume-Uni est un des premiers pays

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européens à voir un parti d’extrême droite obtenir des scores électoraux importants. Créé en 1967, le National Front n’arrive pas à obtenir plus de 1% au niveau national et 3,6% de moyenne dans les circonscriptions où il se présente lors des élections de 1976, celles qui lui ont été les plus favorables. Cependant, cette faiblesse ne doit pas cacher les percées qu’il réalise localement la même année notamment à Leicester (18,5%), à Bradford (12,3%). Après 1978, l’influence du National Front s’érode. Il est vrai que le mode de scrutin électoral britannique rend pratiquement impossible l’émergence de nouveaux partis politiques. En outre, la politique thatchérienne en matière économique et surtout sécuritaire enlève au National Front tout monopole du discours sur la délinquance urbaine ainsi que sur l’identité nationale. En Italie, la transformation du MSI (Movimento Sociale Italiano) lors du Congrès de Fiuggi en un nouveau parti, Alleanza Nazionale , a modifié l’identité de l’extrême droite italienne. Héritier de fascisme italien, le MSI a stagné électoralement durant près de cinquante ans. Il obtenait en moyenne 5% lors des élections législatives, avec une percée à 8,7% aux élections de 1972. Le changement du système électoral majoritaire mixte en 1994 a précipité, sous l’impulsion de Gianfranco Fini, le renouvellement du parti. En s’alliant à Forza Italia, Alleanza Nazionale qui n’était pas encore un parti a gagné les élections et a été au gouvernement durant 9 mois. Aux élections d’avril 1996, le parti obtient 15,7% des suffrages. La transformation du MSI en un parti de droite rejetant l’héritage du fascisme a provoqué en 1995, une scission interne. Un petit groupe de militants du MSI a constitué un autre parti, Movimento sociale- Fiamma Tricole, dirigé par P. Rauti, qui n’a attiré lors des législatives que 1,7% de l’électorat. Ce parti représente actuellement l’extrême droite italienne. Bien qu’il soit difficile d’étiqueter la Lega Nord d’extrême droite, les revendications et les discours qu’il tient sur l’identité ethnique et sur l’immigration l’apparentent idéologiquement aux partis d’extrême droite européens. Par ailleurs, certains de ses cadres ont fait partie du MSI. Si les victoires électorales des Republikaner en Allemagne sont concomitantes de celles du FN en France, la formation d’extrême droite allemande ne peut capitaliser sa percée électorale et la transformer en enracinement politique. Franz Schönhuber fonde en 1983 les Republikaner avec des anciens de la CSU. Lors des premières élections en Bavière, il recueille 3%. Il défend une idéologie racisante basée sur la Volksgemeinschaft , d’inspiration

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organiciste. Le 29 janvier 1989 aux élections à Berlin-Ouest, les Republikaner recueillent 7,5% des suffrages et occupent 11 sièges au parlement de la ville. Aux élections européennes de 1989, les Republikaner récoltent 7,1% des suffrages (14,1% en Bavière). Cette performance est renouvelée en octobre 1989 lors des élections municipales. Ils décrochent aussi de bons scores dans des villes telles que Cologne (7,7%), Dortmund (6,2%) ou Stuttgart (9,8%). En 1990, on peut observer un retournement de tendance. Les Republikaner se tassent à 5,4% aux élections municipales de Bavière et aux élections régionales, ils n’atteignent pas les 5% minimum pour être représentés au Bundestag (objectif qu’ils n’ont jamais atteint). Après la réunification, ils arrivent encore à remporter 10,9% dans le Bade- Wurtemberg (avril 1992) et 11,2% dans la ville universitaire de Tübingen. La perte d’influence des Republikaner se vérifie toutefois lors des élections européennes de 1994, qui sont pourtant favorables tant aux petits partis qu’aux formations protestataires. Ils n’atteignent que 3,9%. L’extrême-droite semble ainsi pratiquement disparaître de l’échiquier politique allemand, et surtout ne pas avoir pris corps en Allemagne de l’Est. Pourtant, les élections d’avril 1998 ont fait resurgir le spectre de l’extrême droite, mais en Allemagne de l’Est cette fois. En Saxe- Anhalt, la CDU enregistre une sévère défaite. Le vainqueur du scrutin est la Deutsche Volksunion (DVU) fondée par Gerhard Frey en 1971. Ce parti qui ne se présentait pas aux élections précédentes obtient 12,9%. Ses slogans étaient « L’argent des Allemands pour le travail aux Allemands » et « Les criminels étrangers dehors ». Une des premières réactions de Théo Waigel, haut responsable de la CSU et ministre des Finances, a été de demander une politique qui mette davantage l’accent sur la sécurité intérieure, l’immigration et la politique en matière criminelle. Alors que le parti de la gauche socialiste (PDS) attirait jusqu’à présent le vote protestataire à l’Est, celui-ci s’est pour la première fois déplacé vers l’extrême droite. Plus largement, ceci pose la question du vote d’extrême droite ou de la force des partis nationaux-populistes en Europe centrale et orientale. Ce poids est resté limité, contrairement à une imagerie trop répandue à l’Ouest. Soulignons néanmoins que les dernières consultations électorales montrent une augmentation sensible du soutien dont bénéficient des formations nationalistes et populistes. Malgré la grande diversité des situations nationales, ces partis s’appuient essentiellement sur un nationalisme exacerbé. Il est mobilisé et entretenu par les nombreuses blessures de l’histoire

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qui laissent des traces évidentes dans les imaginaires collectifs 5. Ces formations se posent dès lors en défenseurs de l’intérêt national contre l’ennemi héréditaire, contre le cosmopolitisme, contre l’ ; le tout avec un fort relent antisémite 6. La Hongrie, la Roumanie et la Slovaquie connaissent de tels partis. Ils recueillent des scores électoraux généralement inférieurs à 10% mais qui peuvent aider à la constitution de majorités gouvernementales, comme c’est actuellement le cas en Slovaquie ou comme ce fut brièvement le cas en Roumanie. La République tchèque connaît aussi l’émergence d’un parti « républicain », dont le discours et la pratique s’assimilent à l’extrême droite occidentale. La question de l’immigration et plus particulièrement la question « Roms » lui servent de fonds de commerce électoral. Enfin, on ne peut terminer ce bref survol sans évoquer la poussée électorale d’organisations d’extrême droite dans des pays qui traditionnellement ne connaissaient pas ce genre de formation, où la présence d’étrangers est fort limitée et où la crise économique et sociale est assez faible, à savoir la Norvège et le Danemark. En Norvège, lors des élections locales de 1995, le parti du progrès de Carl Hagen a obtenu 12% des voix en axant sa campagne sur l’immigration. En septembre 1997, il a amélioré son score qui est passé à 15% en septembre. Bien qu’il n’ait pas connu la même progression, le parti du peuple danois, qui a axé toute sa campagne sur la thématique de l’immigration, a obtenu 7,4% lors des élections législatives du 11 mars 1998. Ces deux pays partagent une caractéristique commune : la crainte des structures politiques supranationales. La population norvégienne a rejeté l’entrée de leur pays dans l’Union européenne et la population danoise est particulièrement eurosceptique.

L’extrême droite en France et en Belgique

Cet ouvrage propose une étude comparée de l’extrême droite en France et en Belgique. Le comparatisme comme méthodologie de l’analyse politique est souvent périlleux. Pour mener à bien cette entreprise, nous nous proposons de confronter les deux contextes nationaux au regard de cinq sujets identiques qui guident les analyses réalisées respectivement sur le Front national

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en France, le Vlaams Blok en Flandre et le Front national dans la partie francophone de la Belgique. L’objectif n’est pas d’en extraire une analyse univoque des formations d’extrême droite mais d’identifier les ressemblances et les différences de deux contextes et historiques opposés à plus d’un titre. La première question a trait aux étapes de la formation de ces partis, à leur identité politique, à leur organisation et leur personnel politiques et, enfin, à leur enracinement progressif. Le deuxième sujet, qui est très souvent oublié des commentaires politiques, porte sur leur programme économique et social. Le troisième thème concerne l’électorat des partis d’extrême droite et vise à donner une analyse nuancée, capable de restituer l’hétérogénéité des groupes qui votent pour les partis d’extrême droite. Le quatrième sujet analyse les effets de progression des partis d’extrême droite sur les autres partis politiques. Les élections régionales de 1998 en France ont été l’occasion de montrer que les partis d’extrême droite n’évoluent pas seuls à l’égard de l’échiquier mais induisent une résonance, particulièrement auprès des partis de droite et plus encore des certains élus de droite. Enfin, le cinquième sujet évoque la situation de deux villes sous l’emprise des partis d’extrême droite, Toulon à l’heure du Front national et Anvers à portée de main du Vlaams Blok. Ces deux monographies nous montrent aussi ce que signifie ou peut signifier l’administration de la collectivité par des partis d’extrême droite.

Un fil conducteur : le nationalisme

Bien qu’aucune des contributions ne soit spécifiquement consacrée à l’étude du nationalisme, ce sujet constitue le thème central qui parcourt toutes les analyses parce que le nationalisme est central dans le dispositif idéologique de toutes les formations d’extrême droite. Le Front national en France, le Vlaams Blok en Flandre et le Front national en Wallonie et à Bruxelles proclament leur volonté de défendre le principe de la souveraineté nationale arc-boutée sur une redéfinition de l’identité nationale. Deux processus différents, qui ne sont pas mutuellement exclusifs, alimentent la résurgence du nationalisme, ou plus exactement la formation du national populisme actuel, l’un venant du bas, l’autre venant du haut. Le processus venant du bas relève de la transformation des États européens, anciennement colonisateurs et nouvellement pays d’immigration, en société multiculturelle. Il repose la question essentielle

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du lien entre pluralismes et démocratie 7. Ce processus est d’autant plus fort qu’il touche des immigrés qui ne sont pas ressortissants des pays membres de l’Union européenne. Dans l’espace symbolique de l’appartenance européenne, la possession d’un passeport d’un État membre ne règle pas tout. Les Italiens en Belgique et les Portugais en France ne sont pas perçus dans l’imaginaire collectif européen comme des « autres », à l’inverse de Britanniques d’origine pakistanaise, de Belges d’origine marocaine, de Français d’origine algérienne 8. Ce sont ceux qui ne font pas partie de cette nouvelle catégorie d’appartenance, les Européens (définis par des critères culturels et phénotypiques) agissant comme un critère incluant et excluant. Ils sont les responsables de la multiculturalité de la société européenne et les prétendants illégitimes des bénéfices de l’État-nation et de l’État social en Europe. Le processus qui « vient du haut » a trait à la construction européenne, aux structures institutionnelles et politiques supranationales qui enlèvent aux États-nations certaines de leurs prérogatives. Il y a imposition par le haut de politiques publiques, de règlements administratifs et, parfois, de sanctions juridiques. La Commission européenne (ou « Bruxelles ») est l’exemple le plus cité. Les partis d’extrême droite disent à ce sujet que le peuple est dépossédé des moyens légitimes de gouverner, que la volonté politique et que l’action des élus de la nation sont subordonnées à des diktats technocratiques d’administrations sans contrôle politique. Qu’il s’agisse de questions économiques, comme les règles de libre concurrence ou de la politique monétaire, de l’agriculture commune ou des aides publiques, les partis d’extrême droite deviennent le réceptacle du mécontentement des populations que la construction européenne effraye. Le supranationalisme, mode de gouverner surplombant les systèmes politiques des États européens, mettrait en danger la souveraineté nationale. Une variante de ce processus venant du haut se retrouve également lorsque le nationalisme revêt les habits du régionalisme. Néanmoins, cette appellation peut être sujette à caution parce qu’elle réduit les mouvements indépendantistes à des régionalismes. En prenant comme référence le Vlaams Blok en Belgique, il est plus correct de dire qu’il s’agit d’un nationalisme sans État, d’un nationalisme qui cherche à constituer un État-nation sur une base ethnonationale, une entité politique ethnicisée, fondée sur des mythes d’essence culturelle et historique 9, sur la communauté d’un peuple de descendants communs, une Volksgemeinschaft , d’origine

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organiciste généralement référée, à tort, au seul État-nation allemand 10 . Ce nationalisme sans État entend se défaire d’un État, la Belgique, qui corsète son autodétermination politique et culturelle (un des slogans du Vlaams Blok est België barst !, « Belgique crève ! ») et profite indûment des bénéfices de son économie florissante. Ces deux processus modifient l’État-nation, principale organisation politique née de la modernité 11 . Si nous suivons l’analyse d’Ernest Gellner 12 , le nationalisme est le projet politique de construction d’un État fondé sur des principes d’universalisme et d’homogénéisation de la culture et de l’économie. Le contrôle exercé par l’État sur son territoire et ses institutions sert à l’unification nationale qui résulte prioritairement des effets du système scolaire unifié. Toutefois, le principe d’universalisme, dont la mise en œuvre est relativement différenciée selon les histoires et les contextes nationaux, est remis en débat avec le multiculturalisme inhérent aux États européens qui ont connu une forte immigration. Si les liens entre pluralismes et démocratie questionnent tout le système politique, les partis d’extrême droite, en radicalisant les termes du débat, proposent une solution où existerait une « essence » fondée sur la communauté du peuple. Dès lors, l’État-nation comme « communauté imaginée »13 ne dérive plus de l’uniformisation des règles, notamment de langage permettant la communication et l’échange, mais émane d’un passé commun, d’un héritage culturel et même biologique, supposé partagé. Dans l’analyse des étapes de l’extrême droite (Perrineau et Delwit, De Waele, Rea), les positions d’exclusion des groupuscules d’extrême droite et l’idéologie de la « » en viennent à unifier un discours nationaliste et à déterminer les frontières de l’identité nationale. L’identité nationale se définit presque par la négative, sont Français ou Belges tous ceux qui ne sont pas étrangers. C’est notamment parce qu’elle constitue la catégorie nationale que celle d’immigrée est essentielle à l’arsenal lexical de l’extrême droite 14 . Concernant, le Vlaams Blok, la langue flamande par opposition au français représente l’étendard même du nationalisme, l’identité nationale est forgée de deux exclusives les étrangers et les francophones. La modernité du nationalisme libéral-bourgeois de l’État-nation résidait notamment dans sa capacité à libérer l’individu d’identités et d’allégeances locales pour favoriser son émancipation individuelle, fondement de la démocratie. Le nationalisme ethnique de l’extrême droite réenchaîne les individus à des origines, plus souvent par prescription que par souscription. Par ailleurs, l’implantation

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de plus en plus marquée de cette idéologie en milieu populaire, comme le montrent les contributions de Pierre Martin, Pascal Delwit et Jaak Billiet sur le profil des électeurs des partis d’extrême droite, laisse penser que cette conception de la nation s’apparente à ce que Eric Hobsbawm désigne par le « protonationalisme populaire »15 , à savoir les mouvements qui activent les sentiments d’appartenance religieuse, identitaire et linguistique et qui s’opposent à la modernisation. Les enquêtes sorties des urnes, plus nombreuses en France qu’en Belgique, dessinent les profils des électeurs d’extrême droite (Pierre Martin, Jaak Billiet et Pascal Delwit). Il s’agit d’un électorat jeune, masculin ayant un faible niveau d’instruction. L’implantation des formations d’extrême droite en milieu populaire se vérifie en France, en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Deux sujets essentiels cristallisent le vote d’extrême droite : la xénophobie et le discours sécuritaire. Toutefois, si la xénophobie est un carburant essentiel du vote d’extrême droite, le passage au vote ne s’effectue que lorsque l’hostilité aux immigrés est puissante. Si en France les lieux des émeutes urbaines connaissent un accroissement du vote FN (Pascal Perrineau), cette situation ne s’observe pas en Belgique. Au contraire, depuis les premières émeutes urbaines, les partis traditionnels ont favorisé l’inscription sur les listes électorales de candidats d’origine étrangère, à l’instar de la situation hollandaise, pour capter le vote des Belges ayant acquis la nationalité par naturalisation. La crise économique et ses effets ne constituent pas en soi un motif de vote pour l’extrême droite, c’est davantage le sentiment de l’illégitimité des immigrés, voire des étrangers devenus nationaux par naturalisation, à bénéficier des avantages fournis par l’État social (sécurité sociale) qui est stigmatisé. Ceci constitue par ailleurs des points des programmes économiques des partis d’extrême droite, examiné par Jean-Philippe Roy, Mateo Alaluf et Serge Govaert. Le principe de la « préférence nationale » est au cœur de l’organisation des mécanismes de redistribution sociale (principalement les allocations familiales et les allocations de chômage) telle qu’élaborée par les partis d’extrême droite. En termes de sociologie électorale, un même processus se vérifie dans les deux contextes nationaux. Dans un premier temps, les partis d’extrême droite recrutent leurs voix auprès d’électeurs qui votaient traditionnellement à droite. Ensuite, l’idéologie nationale-populiste touche également d’anciens électeurs de gauche, des votes

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communistes et socialistes en France, des votes socialistes en Belgique. Ceci conduit certains à dire que les formations d’extrême droite sont les premiers partis ouvriers 16 . Le vote d’extrême droite est, dans le temps, devenu interclassiste. Plusieurs contributions mettent en évidence le processus dit de réalignement électoral, par lequel des individus changent leurs anciennes affiliations politiques, notamment de gauche, par de nouvelles, notamment d’extrême droite. Ces changements sont abordés d’un point de vue statistique et d’un point de vue contextuel et qualitatif. L’approche quantitative (Pierre Martin, Pascal Delwit et Jaak Billiet) montre que ce processus, plus prégnant en France et en Flandre, s’inscrit dans la durée et qu’il est corrélé à des détachements pour certains partis de leur électorat traditionnel, déclin de l’influence du catholicisme et de l’identité ouvrière sur l’affiliation partisane. L’analyse de contextes locaux (Jean Viard, Andrée Baduel et Marc Swyngedouw) rend compte des effets du délitement des structures d’encadrement des partis politiques traditionnels et de la crise du système clientéliste, qui alimentait et arrimait les électeurs aux partis au pouvoir. En outre, ces analyses montrent que la corruption et la médiatisation de sa dénonciation ont fortement contribué à discréditer le personnel politique au pouvoir, et à promouvoir un vote protestataire. Les électeurs d’extrême droite semblent particulièrement mécontents du monde politique, de son personnel et des programmes de gouvernements, qui seraient incapables de résoudre les problèmes prioritaires (l’immigration, la sécurité et l’emploi). Le vote d’extrême droite n’est pas uniquement protestataire. Les partis d’extrême droite assument une fonction tribunitienne. Elle procède d’un réalignement électoral construit sur une identité politique (le communautarisme ethnique), une organisation, un programme et un personnel politique. Le réalignement inscrit les partis d’extrême droite dans le temps et favorise la constitution de laboratoires locaux, à la suite d’élections municipales. Une autre caractéristique peut être mise en évidence, tant en France qu’en Belgique, qui oppose de plus en plus les partis dits traditionnels des partis d’extrême droite. Les premiers défendraient des valeurs universalistes alors que les seconds soutiendraient des valeurs antiuniversalistes 17 . Alors que les premières sont fondées sur le principe d’égalité des individus vivant en société et celui du jugement de leurs actions sur base de leurs mérites individuels, les secondes insistent sur les inégalités des membres de la société et sur

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l’importance de leur appartenance dans l’appréciation de leurs actes. Cet antiuniversalisme sert de base à la conception de la « préférence nationale » et à la détermination du critère national comme principale condition pour bénéficier de l’État social. Cet antiuniversalisme donne une nouvelle connotation au nationalisme. En effet, le nationalisme de l’État-nation libéral-bourgeois était particulièrement expansionniste, voire colonialiste. Ce nationalisme était universaliste, il entendait essaimer ses valeurs de liberté et d’égalité sur tout le territoire mais aussi bien au-delà. Inversement, les partis d’extrême droite valorisent un nationalisme de retrait, plus intensif qu’extensif, un nationalisme de rétraction (Pascal Perrineau, Pierre Martin, Jaak Billiet et Marc Swyngedouw). Ce repli se constate aussi à l’examen des programmes socio- économiques, qui restent toutefois assez peu élaborés. Alors que le Front national français et le Vlaams Blok ont défendu, durant leur période de gestation, le libéralisme économique, ils s’alignent dorénavant sur une conception protectionniste, luttant contre les méfaits du libre-échange, qui les met en rupture avec le libéralisme économique. Échappant à toute classification préexistante, ils gardent par contre des éléments poujadistes de leur programme antérieur, comme l’antifiscalisme. Ils s’alignent de fait sur une pensée très populiste contenue dans l’assertion « Il faut plutôt enrichir les pauvres qu’appauvrir les riches ». C’est pour cette raison que les électeurs d’extrême droite sont les moins enclins à défendre les valeurs d’égalité et de solidarité. Le national-populisme des partis d’extrême droite apparaît ainsi comme un mode de résister au discours de la fin de l’histoire et à celui des bienfaits et de la nécessité de la globalisation. C’est moins à l’opérationnalité et à l’originalité de leurs propositions en matière socio-économiques (Jean-Philippe Roy, Mateo Alaluf et Serge Govaert) que les partis d’extrême droite doivent leur succès qu’à leur rhétorique de résistance aux discours déterministes, de type « qu’on le veuille ou non », il faut accepter les conséquences de libre- échange mondial. En refusant ce discours qui épouse celui des dirigeants économiques, les discours des partis d’extrême droite semblent restaurer le primat du politique, et partant, de la volonté populaire fondement essentiel de la démocratie, mais qui est clos par un frontière sociale et politique essentielle, la nationalité 18 . L’usage de ce discours contre la mondialisation est d’autant plus efficace dans les espaces géographiques où la crise fige la mobilité sociale et professionnelle. Les natifs des régions en déclin

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économique sont souvent plus nombreux au chômage que ceux qui sont arrivés plus récemment. Ce constat alimente l’hypothèse selon laquelle les zones de transit (social et résidentiel) lorsqu’elles deviennent des zones de fixation produisent un accroissement des ressentiments de ceux qui désirent y échapper mais ne disposent pas des moyens pour le faire. Lorsque l’avenir est confiné à la nécessité de l’immobilité spatiale qui traduit l’immobilité sociale, les misères de conditions sont alors perçues comme injustes au regard des promesses universalistes de la République ou aux valeurs égalitaires du modèle social-démocrate. Une dimension différencie particulièrement le Front national en France des partis d’extrême droite en Belgique : l’Europe. Ni le Vlaams Blok, ni le Front national en Belgique n’ont fait de campagne contre l’Union monétaire et l’Euro. Pour des raisons opposées, ces deux partis ne mobilisent pas l’argument européen pour asseoir le discours de la perte de souveraineté nationale. Pour le Vlaams Blok, cette dernière résulte plutôt de l’influence du capital français qui procède à une mainmise sur l’économie flamande empêchant son autonomisation (Serge Govaert). Le national-populisme et la défense de valeurs antiuniversalistes tendent à alimenter l’hypothèse de la tripartition de l’espace politique 19 , qui dépasserait les oppositions gauche/droite d’une part, et l’opposition libéralisme/socialisme d’autre part. L’émergence d’un nouveau clivage universalisme/antiuniversalisme à partir des enquêtes réalisées auprès des électeurs du Front national en France distribue autrement l’espace politique. Les électeurs se distribuent en trois groupes, les universalistes (la gauche), les antiuniversalistes modérés (la droite classique) et les antiuniversalistes radicaux (l’extrême droite). Cependant, la tripartition de l’espace politique qu’induit la présence de partis d’extrême droite se vérifie davantage en France, où la représentation bipolaire de l’espace politique est plus prégnante, qu’en Belgique, dominé encore par un système politiques en piliers 20 . En outre, l’idéologie corporatiste du Front national en Belgique (Mateo Alaluf) et du solidarisme du Vlaams Blok (Serge Govaert) rend plus complexe l’analyse de l’hypothèse de la tripartition de l’espace politique. La distribution des partis politiques au sein de l’espace politique différencie aussi les rapports que les partis traditionnels entretiennent avec l’extrême droite. En Belgique, un peu à l’instar de l’Autriche, on observe moins une diabolisation de l’extrême droite que la constitution ponctuelle de

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coalition des partis traditionnels contre elle. Du côté francophone, la stratégie du « cordon sanitaire » a été officialisée dans une charte renouvelée en 1998 (Pascal Delwit et Jean-Michel De Waele). En revanche, ce caractère solennel est absent en Flandre mais la stratégie du « cordon sanitaire » existe dans les faits (Bart Maddens et Stefaan Fiers). En juin 1998, le vote au Parlement flamand d’un décret sur une aide sociale à d’anciens collaborateurs montre toutefois la « respectabilisation » (Bart Maddens et Stefaan Fiers) du Vlaams Blok. Ce décret voté à l’initiative du député régional Flamand Suykerbuyk (CVP) a été adopté grâce aux voix du CVP, de la Volksunie et du Vlaams Blok. Une dynamique d’union contre le Front national n’a pu se réaliser en France où le clivage gauche/droite est à ce point rigidifié qu’il empêche de penser une coalition contre le FN. Le front républicain n’a sans doute pas la même légitimité et signification au sein de l’espace politique français que celui de la Belgique. Les élections régionales en France et l’élection de présidents de régions avec l’appoint des élus du FN l’illustrent bien. Depuis sa percée du début des années quatre- vingt, l’instrumentalisation du Front national dans le jeu politique intérieur a été le fait de la gauche et de la droite (Bruno Villalba). La problématique est peut-être renversée aujourd’hui : l’instrumentalisation par le Front national français des partis traditionnels – en particulier la droite républicaine – trouble fondamentalement l’échiquier politique ; à telle enseigne que le RPR, l’UDF et/ou ses composantes sont en pleines interrogations existentielles, ce qui ne manque pas d’inquiéter le parti socialiste. La reconstitution d’un pôle de droite républicain et crédible devient un nouvel enjeu du débat démocratique en France ; pour la droite et pour la gauche. Cette question est d’ailleurs posée dans d’autres pays. Massimo d’Alema, dirigeant du parti de la gauche démocratique (PDS) en Italie, fait de l’édification d’une droite démocratique et forte un des trois enjeux de son parti et du gouvernement de centre-gauche : « Nous avons une vision de l’avenir du pays, c’est pour cela que nous avons gagné. Nous avons fait un choix fort : l’Europe tout d’abord, l’intégration européenne comme condition pour moderniser le pays, pour surmonter les retards. Ensuite, nous avons mis sur pied une coalition pour former un gouvernement de centre-gauche et, enfin, nous avons fait le choix de réformer les institutions en impliquant la droite dans un processus de normalisation démocratique pour construire une démocratie normale. Ce sont ces trois points qui définissent notre vision du futur . »21

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NOTES

1 Pascal Perrineau, « Le FN 95 : une question de droite posée à la gauche », in Jean Viard (Dir.), Aux sources du populisme nationaliste , La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1996, p. 67. 2 Jean-Yves Camus, Les extrémismes en Europe , La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1997, p. 75. 3 Pierre Martin, « Le vote Le Pen », Note de la Fondation Saint-Simon , n° 84, Octobre-novembre 1996. 4 « Racism and Xenophobia in Europe », Eurobarometer Opinion Poll , n° 47.1, Draft final Report presented at the Closing Conference of European Year Against Racism, Luxembourg 18-19 December 1997. 5 Jean-Michel De Waele, Analyse comparée du processus d’émergence des partis politiques en Europe centrale après 1989 : la République tchèque, la Slovaquie et la Pologne , Bruxelles, thèse de doctorat défendue à l’Université libre de Bruxelles, 1997. 6 Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele (ed.), La démocratisation en Europe centrale. La coopération paneuropéenne des partis politiques , Paris, L’Harmattan, 1998. 7 Jean Leca, « La démocratie à l’épreuve des pluralismes », Revue française de science politique , vol. 46, n° 2, avril 1996, pp. 225-279. 8 Andrea Rea (dir), Immigration et racisme en Europe , Bruxelles, Éditions Complexe, 1998. 9 Anthony Smith, The Ethnic Origins of Nations , Oxford, Basil Blackwell, 1986 10 Hans Kohn, The Idea of Nationalism. A study in its Origins and Background, New York, Macmillan, 1948. 11 Max Weber, Économie et société , Paris, Plon, 1971. 12 Ernest Gellner, Nations et nationalisme , Paris, Payot, 1983. 13 Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism , London, Verso, 1991. 14 Maryse Souchard e.a., Le Pen. Les mots. Analyse d’un discours d’extrême droite , Paris, Le Monde Éditions, 1997. 15 Eric Hobsbawn, Nations et nationalisme depuis 1870 , Paris, Gallimard, 1992, pp. 63-104. 16 Pascal Perrineau, Le symptôme Le Pen. Radiographie des électeurs du FN , Paris, Fayard, 1997 ; Jean Viard, Pourquoi les travailleurs votent FN et comment les reconquérir , Paris, Seuil, 1997 ; Marc Swyngedouw, « Verkiezingen in Antwerpen : Het Vlaams Blok, Islamitische minderheden en kansarmoede », Tijdschrift voor Sociologie , n° 5-6, Décembre 1990, pp. 401-430. 17 Georges Grunberg, Étienne Schweisguth, « Recompositions idéologiques », in Daniel Boy, Nonna Mayer (dir.), L’électeur à ses raisons , Paris, Presses de science Po, 1997, pp. 139-177. 18 Rogers Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne , Paris, Belin, 1997. 19 Georges Grunberg, Étienne Schweisguth, « La tripartition de l’espace politique », in Daniel Boy, Nonna Mayer (dir.), L’électeur à ses raisons , op. cit. , pp. 179-218.

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20 Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, « Origines, évolutions et devenir des partis politiques en Belgique », in Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Les partis politiques en Belgique , Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1997 (2 e édition), pp. 7-24. 21 Le Monde , 14 avril 1998.

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Pascal PERRINEAU

LES ÉTAPES DE L’IMPLANTATION DU FRONT NATIONAL

En 1972, certains responsables du mouvement activiste et « nationaliste-révolutionnaire » (François Duprat, François Brigneau) cherchent à sortir de la marginalité politique en tentant d’élargir l’organisation et de créer un front alliant, à l’image de ce qu’a réalisé le parti néo-fasciste italien MSI en absorbant le parti monarchiste et en adoptant le sigle Destra nazionale , les « nationalistes » et les « nationaux ».

La naissance du Front national

Le Front national est fondé le 5 octobre 1972. Ordre nouveau reste, dans un premier temps, l’axe essentiel du FN et les « nationaux ». Jean-Marie Le Pen et ses amis sont étroitement contrôlés par les « nationalistes » d’Ordre nouveau. Lors des législatives du 4 mars 1973, les résultats électoraux ne sont pas à la hauteur des espérances : l’extrême droite ne rassemble que 0,52% des suffrages exprimés. Lors du premier congrès du FN (28-29 avril 1972) les forces centrifuges sont à l’œuvre. Ordre nouveau redécouvre les charmes de l’activisme sur le terrain et ne tardera pas à être dissous après un meeting particulièrement « musclé », organisé à Paris le 21 juin 1973, sur le thème « Halte à l’immigration sauvage ». Comme le constate François Brigneau : « Le mariage se faisait mal entre le courant de la droite parlementaire de Jean-Marie Le Pen, l’activisme révolutionnaire et pro-européen d’Alain Robert et de Pascal

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Gauchon et mes positions contre-révolutionnaires et maurassiennes. »1 Privé de son axe central d’Ordre nouveau, le FN va pouvoir peu à peu être pris en main par Jean-Marie Le Pen et les siens. Alain Robert, François Brigneau fondent, en novembre 1974, avec le soutien d’autres militants d’extrême droite (Roland Gaucher, Jean-François Galvaire, Pascal Gauchon) le parti des forces nouvelles (PFN) qui, de 1974 à 1981, concurrence et éclipse, dans le petit univers de l’extrême droite, le FN.

Les années de marginalité politique

Jean-Marie Le Pen se lance dans la compétition présidentielle du 5 mai 1974 et ne recueille qu’un maigre 0,62% des suffrages exprimés alors qu’Alain Robert et ses proches (regroupés dans le groupe Faire Front ) soutiennent Valéry Giscard d’Estaing. Affaiblis, le FN et son leader cherchent à lutter contre l’influence du PFN. Jean-Marie Le Pen développe ses liens avec les factions parfois les plus extrémistes et qui vont des épigones français du national-socialisme aux catholiques intégristes en passant par les néo- fascistes. Alors que l’ancien franciste et Waffen-SS et sa revue Militant restent au FN, François Duprat et sa mouvance nationaliste-révolutionnaire y arrivent en 1974. Aux législatives de 1978, l’étiquette FN est même accordée à Mark Fredriksen, leader néo-nazi de la Fédération d’action nationale et européenne (FANE). En 1977, le courant solidariste est intégré au FN. Enfin, le chef du FN noue au début des années quatre-vingt des contacts avec les intégristes et plus particulièrement alias Romain Marie, militant tixiériste puis solidariste et fondateur du Centre Henri et André Charlier et du mouvement Chrétienté Solidarité. Malgré ces efforts de rassemblement des morceaux épars de l’extrême droite, le FN s’enfonce dans la marginalité : aux élections législatives du 12 mars 1978, il ne recueille que 0,29% des suffrages exprimés. À la fin des années soixante-dix, l’extrême droite ne fait pas recette. Le duel fratricide entre PFN et FN se prolonge lors de l’élection présidentielle de 1981. Ni Jean-Marie Le Pen, ni Pascal Gauchon, responsable du PFN, ne parviendront à réunir les cinq

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cent signatures d’élus locaux nécessaires pour pouvoir se présenter. De dépit, le chef du FN appelle à voter Jeanne d’Arc, alors que celui du PFN recommande de voter en faveur de . La performance électorale de l’extrême droite aux élections législatives du 14 juin 1981 est une des plus médiocres de la V e République : 0,18% pour les 74 candidats du FN, 0,11% pour les 86 autres candidats d’extrême droite.

Les prodromes du décollage

Et pourtant, à la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, plusieurs signes montrent que ce vieux courant n’est pas tout à fait mort. Au plan idéologique, la « nouvelle droite » a redonné un visage neuf à de vieilles antiennes de l’extrême droite de toujours (valorisation de l’inégalité, racisme, élitisme, référence à la culture européenne et à la Grèce...) et a gagné dans les « têtes » à défaut de gagner dans les urnes. Créé en 1969, le Groupement de recherche et d’étude pour la civilisation européenne (GRECE) se fixe comme but la création d’« une nouvelle culture de droite ». , ancien directeur de Planète , nommé en 1977 directeur des services culturels du Figaro , ouvre les colonnes de son hebdomadaire Le Figaro- Magazine aux thèses de la « nouvelle droite ». En 1974, un ancien du GRECE, Yvan Blot, fonde le Club de l’Horloge qui réunit des hauts fonctionnaires et des élèves des grandes écoles et cherche à devenir l’axe de pénétration de la « nouvelle droite » dans les grands partis de droite. Tirant profit de la crise du marxisme, du délitement du gauchisme intellectuel, de l’épuisement du modèle soviétique et des interrogations d’un Occident entré en crise, une « nouvelle droite ultra » pousse son avantage culturel et idéologique. Des « ponts » sont jetés vers la droite classique et respectable et participent à la légitimation de l’extrême droite. Face à la gauche conquérante du début des années quatre-vingt, la « nouvelle droite » permet d’établir un contre-feu idéologique. Dans une perspective gramscienne (le marxiste italien est d’ailleurs explicitement revendiqué par les intellectuels de la « nouvelle droite ») cette droite extrême considère que la victoire culturelle et idéologique prépare les conditions de la victoire politique.

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Au milieu des années soixante-dix, la société française est entrée dans une profonde crise économique et sociale. La croissance se ralentit, l’inflation s’emballe, le chômage progresse, les inégalités se renforcent et la société se fracture. La délinquance augmente et l’insécurité passe au premier plan des préoccupations. L’opinion publique se raidit et connaît certaines crispations et inquiétudes. La loi « Sécurité et liberté » est votée en 1980, les immigrés deviennent les boucs émissaires du chômage et de l’insécurité et rentrent dans le débat politique, en décembre 1980, au travers des bulldozers envoyés par la municipalité communiste de Vitry-sur-Seine contre un foyer de travailleurs immigrés. Les grandes forces politiques ne se rendent pas encore compte que sur ce terrain d’inquiétudes et de rejets l’extrême droite est mieux placée que d’autres. Au plan des mentalités, la société française se caractérise, par rapport à ses voisines européennes, par une prise de conscience tardive mais forte de l’ampleur et de la durabilité de la crise économique et sociale. Alors que dans les années soixante-dix, la gauche (celle de la logique de « rupture avec le capitalisme ») et la droite (celle du plan de relance de Jacques Chirac en septembre 1975 et de la « sortie du tunnel » annoncée par Valéry Giscard d’Estaing) ne mettent en place aucune pédagogie de la crise, il faut attendre les années 1982-83 pour que l’opinion intègre la dimension de la crise économique et sociale qui touche la France depuis bientôt dix ans. Le désenchantement face à la gauche et la prise de conscience que gauche et droite sont démunies de solutions miracles sont gros de fortes déceptions. La France déprime : en novembre 1983, 62% des personnes interrogées par la SOFRES disent que « les choses ont tendance à aller plus mal », ils n’étaient que 40% deux ans plus tôt. On sait que souvent ce terreau de crise et de déceptions ne tarde pas à alimenter les logiques du « bouc émissaire », les recherches d’hommes providentiels et la tentation de solutions politiques autoritaires. D’autant plus que la société politique est malade. La victoire de la gauche sur un programme de changement radical a soulevé de grands espoirs. Après le gaullisme, le pompidolisme, le « libéralisme avancé » de Valéry Giscard d’Estaing, les Français avaient décidé d’explorer la voie du « socialisme à la française ». Cette dernière s’avère être une impasse et la réaction est vive. Le retour est d’autant plus facile que le système des forces politiques n’est plus adapté à la demande sociale. La société française et les clivages qui la structuraient ont imperceptiblement changé.

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À la vieille bipolarité sociale prolétariat/bourgeoisie s’est substituée une société organisée autour de ce que Valéry Giscard d’Estaing appelait, dans son ouvrage Démocratie française , un « immense groupe central »2. Avec l’approfondissement de la crise et la fracture du système social, caractéristiques du début des années quatre-vingt, le mouvement ouvrier continue de se déstructurer, les nouveaux mouvements sociaux s’essoufflent et apparaît une France à deux vitesses où s’opposent « d’un côté, ceux qui participent à la vie moderne, à l’emploi, à la consommation, dont les enfants accédant à l’éducation dans des conditions convenables ; de l’autre, ceux qui oscillent entre le chômage et le travail précaire, des familles déstructurées, des enfants mal ou sous-éduqués, le surendettement et la misère . »3 Michel Wievorka prolonge son analyse en concluant : « Dans la société industrielle, on était en haut ou en bas, mais chacun avait une place ; avec la dualisation de la société, on est plutôt dedans ou dehors, in ou out ». Cette nouvelle société a souvent été interprétée comme étant celle de « l’ère du vide »4, de la « privatisation » élargie, de la désaffection idéologique, de la consommation « cool » et de la passion de la personnalité. Pourtant dans les années quatre-vingt, se développe tout un tissu d’associations sur une base communautaire dans les milieux de l’immigration. Particulièrement touchée par les processus de marginalisation sociale, l’immigration réagit et met en place des réseaux de solidarité sociale. Écartelées entre la voie de l’intégration et celle de l’affirmation communautaire, l’immigration et sa descendance rentrent en conflit avec le modèle français traditionnel d’intégration individuelle. Face à cela se développent des réactions tout aussi identitaires où, sur fond de crise économique et de mutation urbaine, des citoyens français vivent le sentiment que leur pays, leur région ou leur quartier sont « envahis ». L’espace est libre pour que resurgisse un nationalisme français, populiste et xénophobe. Les vieux repères sociaux (conscience de classe, appareils syndicaux et religieux) et politiques (clivage gauche/droite, identifications partisanes) sont en crise. La question sociale semble avoir cédé la place à la question nationale. Ou plutôt, la nouvelle question sociale posée par le chômage de masse et la précarisation, faute de trouver des réponses convaincantes, laisse la place vacante pour le retour de la question nationale et des réponses identitaires. Une fois les « charmes » de l’alternative socialiste et les vieux

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débats d’antan épuisés, toutes ces tendances viennent perturber la scène politique dans les années 1982-83 et suivantes, et c’est dans ce contexte qu’il faut saisir le « succès politique » du Front national. La désillusion vis-à-vis de la gauche est sensible dès le début de l’année 1982. Un an plus tard, lors des élections municipales de mars 1983 qui voient la crise de confiance vis-à-vis de la gauche s’accentuer, les thèmes de l’immigration et de l’insécurité, vecteurs privilégiés de la propagande d’extrême droite, sont repris et popularisés par le RPR et l’UDF. Avant de faire des voix, l’extrême droite gagne les esprits. Le FN est présent dans certaines grandes villes : Montpellier, Nice, cinq arrondissements parisiens. Très mal représentée, l’extrême droite, avec 0,1% des suffrages et 211 des 501 278 sièges de conseillers municipaux, fait une médiocre performance nationale. Mais, avec 11,3% dans le XX e arrondissement de Paris, Jean-Marie Le Pen fait la preuve que dans des contextes urbains à forte population immigrée et où les problèmes de sécurité sont aigus, l’extrême droite a un espace politique. Pour l’heure, le mécontentement politique et social profite surtout à l’opposition de droite traditionnelle qui ravit à la gauche 30 des 220 villes de plus de 30 000 habitants. L’extrême droite n’a pas encore acquis la « visibilité » politique qui lui permettrait de capitaliser son électorat potentiel.

Le décollage électoral

Les élections partielles de la fin de l’année 1983 vont le lui permettre. Dans deux élections municipales partielles (Dreux, Aulnay- sous-Bois) et dans une élection législative partielle (2 e circonscription du Morbihan), le FN s’impose comme un partenaire électoral de poids, rassemblant entre 9% et 17% des suffrages. L’extrême droite semble renaître de ses cendres, mais cette renaissance n’est alors perceptible que dans des élections partielles et des sondages. En janvier 1984, Jean-Marie Le Pen et le FN font leur entrée au baromètre Figaro-SOFRES qui mesure chaque mois la popularité des hommes et des forces politiques : 9% des Français déclarent avoir une « bonne opinion » du FN et 9% également souhaitent voir Jean-Marie Le Pen « jouer un rôle important dans les mois et les années à venir ». Le 13 février, l’invitation à l’émission télévisée

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« L’heure de vérité » consacre le leader du FN comme homme politique à part entière. Le soir des élections européennes du 17 juin, le résultat de la liste Front d’opposition nationale pour l’Europe des patries, conduite par Jean-Marie Le Pen, avec 11,2% des suffrages et plus de deux millions d’électeurs, fait l’effet d’un coup de tonnerre. Jamais, depuis 1956, une liste d’extrême droite n’avait « fait un tel tabac ». Cependant, malgré la ressemblance des niveaux (les listes Poujade avaient rassemblé 11,6% des suffrages aux législatives du 2 janvier 1956) et la filiation poujadiste du leader du FN, l’électorat d’extrême droite a une structure d’implantation géographique très largement différente de celle du poujadisme, très présent dans les milieux ruraux. Largement émancipé des anciennes terres poujadistes, le FN de 1984 l’est aussi, à un moindre degré, des terres du vote « Algérie française ». En 1962 et 1965, celui-ci était avant tout structuré par la présence des pieds-noirs nombreux en Aquitaine, Languedoc- Roussillon et Provence-Alpes-Côte d’Azur. En 1984, tout en gardant le bastion de la bordure méditerranéenne (où la liste fait ses trois meilleurs scores : 21,39% dans les Alpes-Maritimes, 19,96% dans le Var et 19,49% dans les Bouches-du-Rhône), l’extrême droite pousse son avantage dans la France urbaine du Sud-Est, du grand Est et de la couronne parisienne. Le vote d’extrême droite exprime plutôt le mal de vivre d’une France urbaine et moderne touchée par la crise. Dans une société urbaine où le chômage, la petite délinquance et le choc des cultures sont une réalité, la dénonciation lepéniste de l’immigration a fait florès. Cependant tout ne peut être ramené à cette exaspération sociale. Les élections européennes, premières grandes élections nationales depuis les élections de l’alternance de 1981, sont aussi l’occasion d’exprimer une exaspération politique. Depuis 1982, la droite classique, dans sa critique de la gauche au pouvoir, s’est radicalisée à droite. Les leaders du RPR et de l’UDF ont diabolisé la gauche, dénoncé la « marxisation » de la société française dont pour eux témoignent les nationalisations, les lois Auroux sur l’expression des salariés et l’extension du rôle des syndicats dans l’entreprise, l’accroissement de la fiscalité, le recrutement de fonctionnaires et se sont insurgés contre le « laxisme » révélé par la suppression de la peine de mort, des juridictions d’exception et de la loi anti-casseurs, la « mollesse » de la justice ou encore l’autorisation de se regrouper en associations pour les étrangers. Ce discours « musclé » et l’alliance de Dreux ont contribué à légitimer à la fois les idées et les

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hommes de la droite extrême. Toute une partie de l’électorat de la droite classique des « beaux quartiers » n’hésite pas à voter pour la liste du FN 5. Enfin le ralliement du RPR au credo européen de l’UDF et la confection d’une liste commune RPR-UDF sous la direction de Simone Veil ont ouvert, à droite, un espace politique pour une droite nationaliste et populiste.

L’implantation électorale

Lors des élections cantonales de mars 1985, élections difficiles pour un mouvement extrémiste sans notables et élus locaux, l’extrême droite remporte deux victoires : la première en trouvant 1 521 candidats (contre seulement 65 aux élections cantonales de 1982), la seconde en attirant 8,8% des suffrages exprimés, un record pour cette famille politique dans des élections locales. N’étant pas présent dans un quart des cantons, le FN est en fait aux environs de 10% des suffrages en termes d’influence nationale. Le 3 avril, le mode de scrutin pour les élections législatives est modifié : le scrutin proportionnel est établi. Dans une période où la gauche est en difficulté, François Mitterrand et ses proches n’hésitent pas à utiliser toutes les armes susceptibles de « diviser l’adversaire »6. Le FN aborde donc l’échéance des élections législatives et régionales de mars 1986 dans les meilleures conditions institutionnelles et politiques. La représentation proportionnelle lui ouvre un espace politique autonome et ne le contraint pas à se poser le problème des alliances. Le FN affronte pour la première fois une échéance nationale décisive. Pour endiguer un tassement annoncé dans certaines enquêtes d’opinion, Jean-Marie Le Pen décide de « notabiliser » les candidatures aux législatives. Certes, les vieux routiers de l’extrême droite restent dominants mais, à côté d’eux les transfuges de la droite traditionnelle et les notables socio-économiques sont nombreux. C’est à cette époque que Bruno Mégret, ancien du RPR et dirigeant de la Confédération des associations républicaines (CODAR) rallie le FN. Au soir des élections du 16 mars 1986, avec plus de deux millions et demi d’électeurs et près de 10% des suffrages exprimés, le FN rentre massivement à l’Assemblée nationale (où il constitue un groupe parlementaire avec 35 députés) et dans les conseils régionaux (avec 137 conseillers régionaux). Alors que depuis deux ans le FN avait enregistré de bons résultats mais uniquement

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dans des élections intermédiaires sans enjeu national ni sanction, l’extrême droite atteint pour la première fois sous la V e République un niveau élevé dans une élection distributrice de pouvoir national. La droite classique dépassant à elle seule, de deux sièges, la majorité absolue, le groupe FN de l’Assemblée nationale est rejeté dans son isolement. En revanche, dans six des vingt-deux régions métropolitaines, la droite classique a besoin des suffrages de tout ou partie de l’extrême droite pour garder ou conquérir l’exécutif régional. Des alliances plus ou moins explicites sont passées et le FN fait son entrée dans plusieurs exécutifs régionaux en obtenant une vice- présidence dans trois régions (Haute-Normandie, Picardie, Languedoc-Roussillon) et deux en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Pour l’avenir, la droite classique compte sur le débauchage et l’étiolement de l’extrême droite. Le durcissement du FN et le surgissement épisodique de la « vraie nature » de Jean-Marie Le Pen dans une série de dérapages verbaux laissent un espoir au RPR et à l’UDF. En septembre 1987, interrogé à RTL sur les thèses des historiens « révisionnistes », Jean-Marie Le Pen répond : « Je me pose un certain nombre de questions ; je ne dis pas que les chambres à gaz n’ont pas existé. Je n’ai pas pu moi-même en voir. Je n’ai pas étudié spécialement la question. Mais je crois que c’est un point de détail de l’histoire de la seconde guerre mondiale ». Cette affaire du « point de détail » est suivie de la démission d’Olivier d’Ormesson de la présidence du comité de soutien à la candidature de Jean-Marie Le Pen à la prochaine élection présidentielle. Dans les régions, les dissidences d’élus régionaux s’accélèrent et le CNIP cherche à prospérer en devenant la structure d’appel de la droite classique vers l’extrême droite repentie. Ces entreprises de débauchage et de reconquête de l’extrême droite rencontrent très vite leurs limites et, engluée dans la cohabitation, la droite classique voit peu à peu le FN confisquer la fonction d’opposition à son profit. Indépendamment de la litanie sur l’immigration et l’insécurité, le thème du « FN seule et vraie opposition » devient un des axes centraux de la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen. Le parti d’extrême droite devient le confluent politique de toutes les protestations : c’est lui qui exerce le monopole de la fonction tribunitienne, laquelle consiste à exprimer et retraduire politiquement le malaise social. Malaise sociétal d’une France à deux

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vitesses où les protestations du petit et du moyen salariat rejoignent celles du monde indépendant, malaise identitaire de citoyens à la recherche de repères. Ces malaises exploitées et récupérés par une mythologie nationaliste qui leur donne sens et cohérence créent une véritable dynamique de campagne à l’approche de l’élection présidentielle de 1988. Le 24 avril, avec plus de 4 300 000 voix et 14,4% des suffrages exprimés, Jean-Marie Le Pen établit le record historique d’implantation électorale de l’extrême droite. L’enjeu présidentiel élevé et la piètre image présidentielle du candidat n’ont pas empêché plus de quatre millions d’électeurs de déposer un bulletin au nom de Jean-Marie Le Pen dans l’urne. Il plonge ses racines dans tous les milieux sociaux. Cependant il atteint des sommets chez les patrons de l’industrie et du commerce (27% selon un sondage post-électoral de la SOFRES) et chez les ouvriers (19%). En 1988, Jean-Marie Le Pen a réalisé la synthèse du monde de la boutique et du monde de l’atelier, du poujadisme d’antan et de la protestation ouvrière. Jacques Chirac battu, Jean-Marie Le Pen constate que « la droite la plus bête du monde a assuré deux fois en sept ans le succès du candidat socialiste » et que la majorité RPR-UDF a perdu « en décrétant l’exclusion de la seule force d’avenir » qu’est le FN. Cette prétention à l’hégémonie sur les droites va cependant vite se briser sur la réalité du mode de scrutin majoritaire à deux tours réintroduit par le RPR et l’UDF pour les élections législatives. Les formations de la droite classique bénéficient contrairement au FN d’un fort contingent de notables bien implantés dans leur circonscription. Le seul succès du FN est remporté par Yann Piat dans la 3 e circonscription du Var. Le nombre de députés du FN a été ramené de 35 à 1 député et la formation d’extrême droite perd une bonne part de sa « visibilité » politique. À la fin de l’année 1988, de nombreux éléments semblent favoriser l’érosion du FN. Renvoyé dans une certaine marginalité, Jean-Marie Le Pen cherche à exister sur le mode du scandale : le 2 septembre, à la fin de l’université d’été de son parti, le leader du FN dénonce « Monsieur Durafour-crématoire ». L’unique député du FN, Yann Piat parle de « plaisanterie de dortoir » et « d’ironie maladroite », François Bachelot se déclare « très profondément choqué » et Pascal Arrighi se désolidarise des propos de son chef. Ces trois esprits critiques ne tarderont pas à être exclus. Alors que la contestation monte dans le parti, la droite modérée en profite pour l’isoler davantage. Le 6 septembre, le bureau politique du RPR condamne « toute alliance

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nationale ou locale avec le Front national ». Fin septembre 1988, les élections cantonales sont mauvaises pour le FN. Pour affronter les temps difficiles, le parti se réorganise. À côté du secrétariat général détenu par Jean-Pierre Stirbois, Jean-Marie Le Pen crée une délégation générale dirigée par Bruno Mégret. Alors que la première instance joue un rôle fondamental dans la structuration du parti et sa vie interne, la seconde est « l’instrument de la stratégie du nouveau souffle du FN » et prend en charge le discours et la stratégie politique. Avec la mort, en novembre 1988, de Jean-Pierre Stirbois et son remplacement par , Bruno Mégret effectue une montée en puissance dans le parti et en devient, de fait, le numéro 2. Le parti épuré de ses contestataires et restructuré est en ordre de marche pour affronter les élections municipales de mars 1989. Cependant ce type d’élections organisées dans plus de 36 000 communes exige un vivier considérable de candidats. Or, le FN, parti jeune et extrémiste, a du mal à attirer des candidats sur ses listes particulièrement dans les petites communes. Il décide d’investir avant tout le terrain urbain et choisit de ne pas se compter dans l’immense majorité des communes moyennes et petites. Présent dans 214 des 390 villes de plus de 20 000 habitants, les listes frontistes y rassemblent 10,1% des suffrages exprimés. Par rapport aux municipales de 1983, la poussée est considérable (+9,6%) mais reflète la quasi-absence de candidatures aux précédentes municipales. La réussite électorale est évidente dans les villes situées à l’est de la ligne Le Havre-Valence- Toulouse. À Dreux, Sevran, Mulhouse, Perpignan, Toulon, Antibes et Cagnes-sur-Mer, les listes du FN dépassent 20% des suffrages exprimés. Il peut se maintenir au second tour dans 30 villes et 15 secteurs de Paris-Lyon-Marseille. Sa capacité de blocage n’est pas négligeable et le 15 mars, devant l’irréductibilité de l’UDF et du RPR, Jean-Marie Le Pen constate : « Les alliances que j’ai préconisées au RPR et à l’UDF ont été repoussées et les électeurs du FN méprisés ». La consigne pour le second tour est frappée au coin de la vengeance : « S’ils vous méprisent, méprisez-les ! ». Le FN se maintient partout où il a atteint la barre des 10% des suffrages exprimés et appelle ailleurs à l’abstention. L’extrême droite joue gros en entrant pour la première fois en conflit ouvert et généralisé avec la droite classique. Globalement les listes du FN maintiennent peu ou prou leurs scores et même parfois l’accroissent : c’est le cas à Nice, Sevran, Perpignan ou Toulon. Dans de nombreuses villes, le maintien du FN contribue à l’échec des maires sortants de la droite classique : c’est le cas à Avignon, Strasbourg, Salon-de-Provence, Tourcoing et Maubeuge.

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L’extrême droite est une minorité de blocage. Seule, la formation extrémiste n’a pas de vocation majoritaire ; alliée, elle effraie suffisamment d’électeurs de droite modérée pour faire perdre celle-ci. Ces élections de mars 1989 montrent que la réduction électorale de l’extrême droite reste un impératif pour la droite classique, mais que le chemin de la reconquête n’est qu’à peine dessiné. Quelques mois plus tard, lors du renouvellement électoral de l’Assemblée européenne de Strasbourg, la liste du FN, avec 11,8% des suffrages exprimés, retrouve peu ou prou son niveau de 1984 (11%). Cette identité de niveaux recouvre une identité de structures qui témoigne de l’implantation profonde du phénomène lepéniste. Néanmoins, par rapport aux espérances de son leader, qui comptait dépasser son score présidentiel (14,4%), le FN, certes ancré dans la vie politique française, peut avoir l’impression de stagner. Surtout qu’après les élections européennes de juin 1989 s’ouvre une longue période sans élections. Dès l’été 1989, le FN pallie à la chute de tension électorale en multipliant les déclarations provocatrices. En plein mois d’août, dans une interview au journal Présent , le président du FN dénonce le rôle « antinational » de « l’Internationale juive ». Ce retour en force des vieux démons de l’extrême droite française provoque des remous : plusieurs cadres et élus du FN quittent le parti, la popularité de Jean- Marie Le Pen et de sa formation connaît une forte érosion. Pourtant l’actualité va réintroduire le FN au cœur de la vie politique. À l’automne 1989, un débat national tonitruant éclate autour des foulards islamiques qui ornent les têtes de trois élèves musulmanes d’un collège de la grande banlieue parisienne. C’est le leader du FN qui, sans hausser le ton, engrange les dividendes politiques de cette affaire. L’épisode du foulard a remis au centre du débat politique le thème d’élection de l’extrême droite : l’immigration et les problèmes d’intégration de celle-ci dans la communauté nationale. La dynamique du FN redémarre avec vigueur et le 26 novembre, dans deux élections législatives partielles, à Marseille et à Dreux, les candidates du FN, Marie-Claude Roussel et Marie-France Stirbois, obtiennent 33% et 42,5% des suffrages exprimés. Présentes au second tour, la première est battue d’une courte tête (47,18%) et la seconde est triomphalement élue avec 61,3% des voix. Le FN qui a fait ses preuves en emportant un siège de député

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dans le cadre du mode de scrutin majoritaire à deux tours et sans alliance, se sent pousser des ailes. Les élections partielles locales montrent, dimanche après dimanche, un FN à la hausse. Pour Bruno Mégret, cette nouvelle situation inaugure une deuxième étape pour le FN. Après la première période de l’émergence, de l’implantation et de l’enracinement du FN, s’ouvre une seconde période, celle de « la conquête progressive du pouvoir ». Dans un article à Présent , le 9 mars 1990, il expose les quatre atouts du FN : les mutations idéologiques et politiques qui voient la question économique et sociale, qui structurait la vie politique entre PC-PS et RPR-UDF, laisser la place au « vrai » clivage de l’identité nationale qui sépare « les partisans d’une société cosmopolite de ceux d’une France française » et oppose clairement le PS au FN, « le parti de l’étranger au parti de la France » ; la montée du sentiment national qui se manifeste à l’Est de l’Europe ; le mouvement d’immigration qui entrerait dans une phase de « colonisation à rebours » ; le déclin des partis de « l’Établissement ». Du 30 mars au 1 er avril, les 1 600 délégués du FN se réunissent en congrès à Nice, afin d’affirmer leur « stratégie de prendre au plus vite les responsabilités du pouvoir dans notre pays afin d’engager la grande entreprise de renaissance sans laquelle la France peut disparaître ». Considérant qu’il n’y a plus d’espace politique entre le FN et le PS, la formation d’extrême droite veut entreprendre la conquête de l’hégémonie sur la droite française qui lui ouvrira, à terme, les portes du pouvoir. Au courant de fond qui s’inquiète de l’immigration et qui est sans cesse réactivé par les états-généraux du RPR et de l’UDF sur l’immigration (30 mars-1er avril), les débats sur le projet de loi Gayssot destiné à renforcer la répression des actes racistes, antisémites et xénophobes et le projet d’une table-ronde sur l’immigration lancé par le gouvernement Rocard, s’ajoutent, en avril et mai 1990, le non- lieu accusateur rendu par la commission d’instruction de la Haute Cour de justice dans l’affaire Nucci puis la loi d’amnistie des délits politico-financiers. Le vieil antiparlementarisme de l’extrême droite a enfin trouvé des ennemis à sa mesure. Dans un sondage SOFRES-le Figaro , réalisé en mai 1990, 46% des personnes interrogées déclarent que les dirigeants politiques de notre pays sont plutôt corrompus (contre 40% qui les trouvent plutôt honnêtes). Cette opinion est surtout partagée par les sympathisants du FN (70%), les jeunes et les ouvriers (56%). On a bien l’impression qu’en cette première moitié de l’année 1990, à la protestation sociale qui nourrit continûment le FN

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se sont ajoutés les effets d’une logique politique, celle du rejet croissant d’un système politique entamé par les scandales financiers, les fausses factures et les vraies amnisties. La crise du politique a rejoint la crise de société. L’extrême droite est au pinacle. C’est alors qu’éclate l’affaire de Carpentras. Dans la nuit du 8 au 9 mai 1990, le sinistre viol de sépultures du plus vieux cimetière juif de France entraîne une forte mobilisation antiraciste. Malgré ses protestations, le FN est emporté dans la tourmente. Accusé d’avoir créé un climat favorable à ce type d’actes antisémites, il est sanctionné et la popularité du parti et de son leader s’effondre. Mais l’enquête s’enlisant, le traumatisme s’éloignant, la formation de Jean-Marie Le Pen reprend sa progression dès le début de l’été. Les événements même les plus « lourds » ne semblent qu’enrayer la progression du FN sans pouvoir la contrarier. L’érosion du FN consécutive à la prise de position, début août 1990, de Jean-Marie Le Pen sur l’invasion du Koweït en est encore une preuve. Dès le 10 août, le président du FN s’oppose à l’intervention armée de l’ONU contre l’Irak : « L’Irak n’a ni agressé, ni menacé la France et ses alliés. Tandis que l’Irak puise ses sources historiques dans plusieurs millénaires, le Koweït ne puise son existence que dans les couloirs du Foreign Office, c’est un pays très artificiel . » Dès l’automne 1990, le FN est à nouveau à la hausse. Ce rebondissement est d’autant moins surprenant que nombre d’éléments constitutifs du malaise social et politique non seulement perdurent mais s’aggravent. Sur le terrain social les émeutes urbaines de Vaulx- en-Velin et l’agitation endémique de nombreuses banlieues font découvrir, sous le visage lisse de la France qui gagne, certains comportements erratiques d’une France qui perd. Sur le terrain politique, la crise s’approfondit. Le PS ne parvient pas à liquider les contentieux et les rancœurs du désastreux congrès de Rennes de mars 1990, la droite classique se déchire sur la procédure d’éventuelles élections primaires pour la prochaine élection présidentielle et voit s’éloigner ses rénovateurs (Michèle Barzach et Michel Noir). Les Français désespèrent du politique : 45% considèrent que la démocratie ne fonctionne pas très bien ou pas bien du tout, 55% disent qu’en règle générale les élus et les dirigeants politiques sont plutôt corrompus (Sondage SOFRES, novembre 1990). C’est dans l’électorat du FN que la protestation bat des records. La gestion électorale des désillusions politiques et des inquiétudes sociales est un fonds de commerce prospère. Le FN instille peu à peu une certaine vision du monde

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opposant le valeureux clan des « nationaux » à l’obscur et manœuvrier camp des « cosmopolites ». Cosmopolites que la démonologie du FN débusque partout, dans le cadre national avec les immigrés et les différents « lobbies cosmopolites et droit-de-l’hommistes » dans les médias, la politique et la culture ; au plan européen avec « la technocratie apatride » de Bruxelles ; enfin au niveau mondial avec « les grandes internationales » et ce proto-gouvernement mondial que serait l’ONU. Le conflit du Golfe est l’occasion d’activer cette démonologie où une société onusienne « apatride, » appuyée sur une armée américaine « cosmopolite » et manipulée par « l’Internationale juive », s’attaque à une nation « historique et multi-séculaire » : l’Irak. Dans une France qui cherche à intégrer ses immigrés, à entrer de plain-pied dans l’Europe de 1993 et à participer à part entière à la société onusienne, le discours du FN ressuscite toute une série de vieux mythes politiques : celui de l’âge d’or d’une « France pure et homogène », celui de la conspiration de puissances occultes, celui du sauveur 7. Ces mythes, quel que soit leur caractère réducteur, rencontrent un large écho dans la mesure où ils sont autant d’écrans sur lesquels certains groupes de citoyens projettent leurs angoisses collectives. En avril 1991 la popularité du FN est au plus bas. Le FN semble bien loin de l’actualité sociale et politique. Cependant, comme toujours, la pérennité des problèmes sociaux et politiques qui nourrissent le FN ainsi que les erreurs tactiques de ses adversaires vont rapidement le remettre en selle. L’agitation endémique des banlieues redémarre et, fin mars, Sartrouville est le lieu d’une véritable émeute. Les « affaires » qui secouent le monde politique ne cessent de rebondir et d’accentuer la crise de confiance entre les Français et leurs représentants. Enfin les grandes forces politiques, toutes tendances confondues, remettent au cœur du débat politique le thème de l’immigration et font ainsi la courte échelle à un Jean-Marie Le Pen qui avait du mal, après sa « parenthèse irakienne », à revenir dans le jeu. Les dirigeants du FN jubilent et, en septembre, Bruno Mégret constate avec gourmandise que « c’est selon le champ de force créé par le FN que s’orientent toutes les particules de la vie politique (...) c’est désormais le FN qui domine le débat public (...) Certes il ne s’agit encore que d’une victoire idéologique mais chacun sait que les victoires électorales sont toujours précédées par les points marqués sur le terrain des idées . » Cette analyse trouve un écho rapide dans l’opinion : l’enquête SOFRES-Le Monde d’octobre 1991 sur « l’image du FN auprès des Français » montre que l’influence des

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idées de Jean-Marie Le Pen n’a jamais été aussi forte. 32% des personnes interrogées répondent qu’elles sont d’accord avec les idées défendues par Jean-Marie Le Pen. Ils n’étaient que 18% en septembre 1990, 17% en mai 1989, 16% en décembre 1988. La pré-campagne des élections régionales et cantonales de mars 1992 s’ouvre sous « influence lepéniste ». Il s’agit pour le FN de sortir de l’espace des 10-15% des voix pour rentrer dans celui des 15-20%, de rendre le RPR et l’UDF dépendants du FN pour la gestion des régions dont ils assurent la présidence, de conquérir la présidence de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et d’entrer en masse dans les conseils généraux. Au soir des élections régionales du 22 mars 1992, les listes du FN rassemblent 13,5% des suffrages contre 9,5% six ans plus tôt. Jamais dans une élection locale le FN n’avait atteint un tel score. La formation d’extrême droite étend son influence à l’ensemble du territoire : les départements où il recueille moins de 10% des suffrages exprimés ne sont plus que 29, ils étaient au nombre de 66 en 1986. Bien qu’il renforce son implantation électorale et « nationalise » son influence, le FN n’apparaît cependant pas comme un grand vainqueur de ces élections. Il est victime de ses ambitions qui ont toutes été déçues : il ne parvient pas à dépasser le seuil des 15% qui l’aurait fait rentrer dans la « cour des grands partis », le RPR et l’UDF se sont passés de lui pour garder les régions qu’ils contrôlaient et Jean-Marie Le Pen a échoué dans son entreprise de devenir la première force en Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le FN et son leader sont victimes de leur manque de crédibilité. Deux Français sur trois considèrent que « le FN et Jean-Marie Le Pen sont un danger pour la France », trois sur quatre jugent que « le FN n’est pas capable de gouverner la France » ou encore ne souhaitent pas que « Jean-Marie Le Pen devienne ministre si la droite revient au pouvoir » (enquête SOFRES, octobre 1991). Quelques mois plus tard, noyé dans un hétéroclite « cartel des non » rassemblant extrême-gauche, communistes, chevènementistes et minoritaires du RPR et de l’UDF, le FN ne peut récupérer le bénéfice politique de la dynamique du « non » à l’approbation du traité de Maastricht qui atteint presque la barre des 50% des suffrages exprimés. Et pourtant l’apport de l’électorat lepéniste à la très bonne performance du « non » a été décisive : c’est l’électorat présidentiel de Jean-Marie Le Pen qui a fourni les plus gros contingents du « non » devant l’électorat de Jacques Chirac. Dans une conférence de presse, le 4 novembre 1992, Bruno Mégret constate qu’après les dix années

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de traversée du désert et les dix années d’émergence s’ouvre pour le Front national « les dix années de conquête du pouvoir ». Les 5 et 6 novembre, le FN tient une convention nationale au cours de laquelle il substitue au programme très néo-libéral de 1985 « Pour la France » un programme protectionniste, anti-européen et aux accents sociaux : Les 300 mesures pour la renaissance de la France 8. Le ton se durcit et le FN entame la campagne des législatives sur le thème « seul contre tous ». Aux législatives de mars 1993, malgré le score élevé de 12,7% des suffrages, le FN ne pèse absolument pas dans la victoire de la droite classique qui est suffisamment puissante pour se passer de lui. Le Front national poursuit cependant son grignotage électoral et connaît une poussée de 2,9 points par rapport aux législatives de 1988. Son influence se diffuse dans l’espace national et il enregistre une forte poussée dans le grand bassin parisien, le nord et l’est lyonnais. Le malaise urbain des grandes métropoles semble se diffuser bien au-delà des épicentres connaissant de graves problèmes d’insécurité. À cette extension de l’emprise géographique s’ajoute une diffusion sociale de l’influence électorale dans des couches traditionnelles inquiètes et se repliant sur du communautaire, qu’il soit national, local ou familial. Cette inquiétude identitaire recoupe celle d’une France populaire touchée par les accents populistes et anti-européens d’un FN dopé par l’étonnante performance électorale du « non » à Maastricht. Fort de son influence, le FN se maintient dans 100 circonscriptions au second tour mais n’obtient aucun élu, faute d’être inséré dans un système d’alliance. Capable de fédérer des mécontentements en tout genre, le FN est de plus en plus enfermé dans une protestation non seulement sans perspective de débouché de pouvoir si ce n’est celui qui viendrait à la suite d’un processus de rupture. Les leaders du FN parlent de « grande alternance », « d’alternance totale ». Depuis l’été 1992, une nouvelle situation s’est imposée dans l’espace du nationalisme de droite. À côté de Jean-Marie Le Pen s’est affirmé un nouveau trio issu du RPR et de l’UDF : Charles Pasqua, Philippe Séguin et Philippe De Villiers. Au sein des droites tout en rejetant tout accord avec l’extrême droite, la droite classique devient concurrentielle sur le terrain du nationalisme. Au 9 e Congrès du FN qui se tient à Port-Marly du 4 au 6 février 1994, Jean-Marie Le Pen dramatise la question nationale : « La politique des gouvernements socialistes et Union pour la France a conduit à la ruine de notre pays pour mieux intégrer les esclaves que nous serons devenus demain,

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dans l’immense prison du mondialisme (...) C’est donc bien une guerre à mort qui s’est engagée entre les patries et les internationalistes. » Le 26 avril, le président du FN présente à Oignies, au cœur du Pas-de-Calais populaire, fait un vibrant plaidoyer nationaliste : « Nous refusons de sacrifier les Français sur l’autel de l’utopie européo-mondialiste, de laisser envahir notre territoire et violer nos frontières, de laisser dilapider notre patrimoine et mettre en péril notre sécurité publique ou sociale, de laisser piéger le peuple français dans le grand magma mondialiste. (...) L’Europe n’est pas l’avenir de la France . » Le succès remporté par la liste dirigée par Philippe de Villiers (12,4%) aux élections européennes de juin 1994 permet de mesurer l’ampleur de la concurrence entre nationalismes. Dans les milieux de la tradition (personnes âgées, catholiques pratiquants), Philippe de Villiers contient l’ébauche de diffusion du lepénisme sensible dans ces milieux en 1993. Dix ans après son apparition électorale de 1994 (11,2%), la liste du FN plafonne en 1994 à 10,9%. Soumise à la concurrence de la liste de Villiers qui capte les tentations nationalistes d’une France bourgeoise et traditionnelle, la liste du FN est rabattue sur le noyau dur de la protestation populaire : pour la première fois, Jean-Marie Le Pen dépasse 20% des suffrages en milieu ouvrier. Bloqué sur sa droite le FN va retrouver une dynamique sur sa gauche. Dans National-Hebdo des 16-22 juin 1994 est développée l’analyse selon laquelle « le FN n’est plus un parti protestataire, mais devient un rassemblement solidement implanté, dont le noyau dur varie entre 9 et 10% des électeurs. (...) Demain les déçus du tapisme et les déçus du villérisme viendront s’ajouter aux déçus du socialisme pour garnir les rangs du FN (...) l’élection de dimanche ouvre une période pré- révolutionnaire . » En juillet 1994, le thème du « front populiste » est lancé à l’université d’été du Front national de la jeunesse. Jean-Marie Le Pen renchérit : « Pourquoi ne pas faire le front populiste si celui-ci devait sauver la France ? » Le 18 septembre Jean-Marie Le Pen déclare sa candidature à l’élection présidentielle. À l’approche de cette échéance décisive de 1995, l’isolement du FN est profond. Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, a légiféré avec fermeté sur les terrains de l’immigration et de l’insécurité ; Philippe de Villiers compte jouer les trouble-fête de l’élection présidentielle et enfin la campagne, obnubilée par l’affrontement Balladur-Chirac, passe sous silence le discours lepéniste. En dépit de cet ensemble de circonstances

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apparemment peu favorables, Jean-Marie Le Pen entreprend une campagne active où il développe les thèmes de la « préférence nationale », de l’immigration, de la corruption, de l’insécurité, du protectionnisme et de la famille. Ensemble de thèmes qu’il intègre dans le thème fédérateur de la nation menacée : « Je suis le seul candidat qui constitue une véritable alternative avec le peuple français s’il choisit une autre voie qui est celle de la nation. » (discours, le 12 mars 1995, à Nantes). Au soir du 23 avril 1995, Jean-Marie Le Pen rassemble 15,3% des suffrages et 11,6% des inscrits. Jamais le FN n’avait atteint un tel niveau, confirmé quelques semaines plus tard aux élections municipales de juin où le parti de Jean-Marie Le Pen dépasse le seuil de 10% dans 108 villes de plus de 30 000 habitants et remporte la victoire dans trois grandes villes du sud : Marignane, Orange et Toulon. L’électorat connaît un double glissement d’ampleur. Toute une France de la désespérance populaire utilise le vote Le Pen pour faire entendre son malaise : 30% des ouvriers, 25% des chômeurs, 18% des employés ont voté Le Pen. Cette étonnante dynamique populaire s’exprime avant tout dans un électorat resté longtemps fidèle à la gauche. Ce sont les terres où l’érosion socialiste a été la plus forte depuis 1988 qui ont apporté le plus de nouveaux électeurs à Le Pen. Ce « gaucho-lepénisme » électoral accompagne et amplifie une évolution stratégique du parti à la recherche « d’un ressourcement social ». À la rentrée 1995, Samuel Maréchal, dans un article de National- Hebdo (31 août-6 septembre) lance le mot d’ordre « Ni gauche, ni droite : Français ! » : « Le FN n’est ni l’aile droite, ni l’aile gauche, c’est l’oiseau. Les gouvernements successifs de droite comme de gauche sont coupables. Tous ont collaboré à la destruction de notre nation et ont spolié le peuple français de ses droits au profit de l’étranger. La droite et la gauche c’est blanc-benêt et benêt de nuit. Le clivage gauche-droite est un leurre mais ils savent que cela leur permet d’assurer leur réélection et donc leur rente ripoublicaine. Forts du soutien grandissant d’électeurs d’origines sociales et politiques diverses, nous proclamons aujourd’hui : Ni droite, ni gauche, Français ! » À l’université d’été du FN à Toulon, début septembre, Jean-Marie Le Pen présente son parti comme « l’alternative du système » : « Il faut se préparer à l’alternance du système. Nous sommes dans une position qui justifie le slogan ni droite, ni gauche de l’université d’été du Front national de la

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jeunesse . » Le terrain politique est prêt pour une radicalisation qui va se développer sur les trois niveaux stratégique, social et syndical. La stratégie du FN qui se voulait avant tout légaliste laisse de plus en plus de place aux scénarios de la révolte, de l’insurrection ou de la révolution. Le 22 mars 1996, dans un entretien accordé au quotidien Sud-Ouest , Jean-Marie Le Pen qui vient d’appeler ses électeurs à faire « battre les candidats de la majorité » dans « toutes les élections partielles », déclare à propos du « sursaut nécessaire du peuple français » : « Nous nous battons pour que ce sursaut se manifeste de la manière la plus pacifique possible, à travers les élections. Mais si les structures de l’État ne permettent plus l’expression de la volonté réelle du peuple, il appartient alors à celui-ci d’invoquer le droit à l’insurrection, prévu dans le préambule de la Constitution . » Quelques mois plus tard, le 14 septembre, il appelle les cadres du FNJ à se préparer à la « révolution » car « à un moment donné les structures vermoulues de notre système vont s’écrouler . » Sur le plan social, le discours et la pratique du FN vont prendre une tournure de plus en plus socialisante. Lors du mouvement de novembre-décembre 1995, Jean-Marie Le Pen soutient le mouvement « pour des raisons politiques ». Le 20 décembre, il déclare sur France- Inter : « La crise sociale n’a été qu’un des aspects d’une crise morale, d’une crise de confiance de la nation dans ses classes dirigeantes. (...). Ce qu’ont senti instinctivement les différentes catégories sociales, c’est Maastricht (...), c’est le libre-échangisme, c’est la suppression des frontières, c’est la mondialisation de l’économie . » Quelques semaines plus tard, dans une interview au journal Le Monde , le délégué général du FN, Bruno Mégret, précise que « le FN entend soutenir les mouvements sociaux dans une démarche rénovée » et revient sur le mouvement de novembre-décembre : «... c’est globalement le monde du travail qui s’est manifesté pour exprimer son inquiétude face à la déstabilisation de notre société et de notre économie, liée à la mondialisation et à Maastricht. Ce n’est pas un hasard si la carte des plus grandes manifestations correspond à la carte du non à Maastricht. Nous avons parfaitement compris et soutenu ce courant de mécontentement mais il n’était pas question pour nous d’intervenir dans le débat artificiel qui a été plaqué sur ce mouvement. Le Front national entend développer un programme social. » Les leaders du FN épousent ainsi les sentiments de leur base. Dans un sondage réalisé par l’institut CSA pour La Vie 65% des électeurs lepénistes (contre 57% dans l’ensemble de l’électorat) déclarent s’être senti assez ou très proches des grévistes durant le

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mouvement social dans les services publics et le sommet social du 21 décembre 1995. Lors du défilé du 1 er mai 1996, entouré de banderoles et de calicots sur lesquels sont écrits « Défendons le service public ! », « Le SMIC à 7 000 francs ! » ou encore « Le social, c’est le Front national ! », le président du FN salue les « travailleurs » et les « syndicats » qui en d’autres temps ont lutté pour « plus de justice, plus de sécurité, plus de liberté dans le travail ». Les déclarations sont suivies d’actes et le 16 octobre 1996, les ouvriers de l’usine Moulinex à Mamers dans la Sarthe, menacés de licenciements par restructuration, ont la surprise de découvrir Bruno Mégret et des militants du FN à la sortie du travail en train de distribuer des tracts dénonçant le mondialisme, « le bradage et la délocalisation de l’appareil industriel ». Dans un colloque des 14 et 15 décembre 1996, Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret déclarent opter pour « une troisième voie » qui ne relève « ni du socialisme, ni du capitalisme ». Ils condamnent le « libre-échangisme mondial », préconisent des droits de douane à l’importation de 10%, demandent la sortie de l’euro et l’abandon de tout projet de monnaie unique, proposent le SMIC à 7 000 francs, le maintien de la Sécurité sociale et notamment d’un régime de retraite par répartition ainsi que d’un service public dans les transports. Fort de ce vigoureux discours social, le FN entreprend de tisser un réseau d’organisations syndicales qui jusqu’alors n’avait pas été le point fort de l’extrême droite française. Au-delà des métiers de l’ordre : police, gardiens de prison où le FN crée deux syndicats en novembre 1995 (FN-Police) et décembre 1996 (FN-Pénitentiaire), le parti de Jean-Marie Le Pen s’attaque à des milieux sociaux qui pendant longtemps étaient restés éloignés de ses thèses : les salariés du secteur des transports (FN-RATP en mars 1996, FNTCL dans l’agglomération lyonnaise en avril), les enseignants (le Mouvement pour un enseignement national en octobre 1995), les postiers (Front national de la Poste en octobre 1996), les syndiqués (le Cercle national des travailleurs syndiqués créé en juin 1996 et qui a vocation à regrouper les syndicalistes directement rattachés au FN ou militant dans d’autres organisations syndicales ou locales), les exclus sociaux (l’Institut consultant d’aide et de formation sociale est créé en juin 1996 pour former les bénévoles de Fraternité Française qui accueillent les personnes défavorisées) ou encore les locataires HLM (le FN- Locataires créé en 1996 à l’approche des élections de mai-juin pour les représentants de locataires dans les conseils d’administration

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des organismes HLM publics et privés). Ces divers relais syndicaux ne se contentent pas partout de faire de la simple figuration. En décembre 1995, le FN-Police totalise 7,4% des voix dans les élections professionnelles. En mai-juin 1996, le FN-Locataires, lorsqu’il obtient des sièges, arrive souvent en seconde position derrière la Confédération nationale du logement (CNL). Cet élargissement de la base du FN, de sa stratégie et des racines qu’il tente de développer dans la société française inquiète surtout après une rentrée de septembre 1996 où, comme bien souvent, Jean- Marie Le Pen multiplie les provocations pour revenir au cœur de l’actualité politique. Le 30 août, interrogé à l’issue de l’université d’été de son parti à La Grande Motte, il répond à une question relative à des propos de Bruno Mégret sur « la supériorité de la civilisation française » : « On a été jusqu’à parler de l’absurde égalité des races, et si maintenant en plus il y a l’égalité des civilisations, je ne sais pas jusqu’où nous ne descendrons pas.(...) Oui, je crois à l’inégalité des races, oui, bien sûr, c’est évident. Toute l’histoire le démontre . » Dans des élections partielles, le FN en dépit de toutes ces frasques, continue à bien se porter même si seul au second tour face à la gauche (dans la législative partielle de Gardanne en octobre) ou à la droite (dans la municipale partielle de Dreux en novembre) il est battu avec respectivement 39,7% et 39,4% des suffrages. Fort, il ne parvient pas cependant à acquérir une vocation majoritaire à lui tout seul. Cette « règle » qui avait déjà connu quelques exceptions dans le passé (en novembre 1989 dans la circonscription de Dreux et dans le canton de Salon-de-Provence) va être sévèrement démentie en février 1997 lors de l’élection municipale partielle de Vitrolles. Dans cette ville de 40 000 habitants du sud de la France où se concentrent plusieurs facteurs favorables au FN (urbanisation anarchique, immigration, délinquance, population pied-noire...), la liste dirigée par l’épouse du n° 2 du parti –Bruno Mégret – rassemble 46,7% au premier tour et 52,5% au second. Elle a fait la preuve que le FN peut maintenant l’emporter dans un duel l’opposant à toutes les autres forces politiques (alors que les victoires en juin 1995 de Toulon, Orange et Marignane avaient été acquises dans des triangulaires, à la majorité relative). Le choc est de taille : deux jours après la victoire du FN, un groupe de cinéastes et d’écrivains lancent un appel à la désobéissance civile contre les lois sur l’immigration et particulièrement le projet de loi du ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré qui prévoit l’obligation faite à tous ceux qui accueillent un visiteur étranger de signaler son départ à la mairie.

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Le mouvement de mobilisation s’amplifie, débouche sur des manifestations à Paris et en province le 22 février et s’élargit à une protestation civique contre le FN qui se prépare à tenir son congrès à Strasbourg. Le gouvernement recule sur le projet de loi Debré. Toute la vie politique semble à nouveau tourner autour de la question du FN. Celui-ci jette de l’huile sur le feu : fin février le nouveau maire de Vitrolles Catherine Mégret déclare au Berliner Zeitung qu’elle croit « aux différences entre les races » et s’en prend aux immigrés directement associés à la délinquance et à l’abus de prestations sociales. La presse s’interroge : « où s’arrêtera le Front national? ». Les partis s’alarment : le RPR et le PS présentent leurs premiers travaux de fond sur le FN et les moyens de le combattre (rapport Delalande et rapport Le Gall). La gauche envisage de pratiquer la candidature unique dès le premier tour des législatives là où le FN a des chances d’avoir un élu. Le président de la République dénonce « les forces de haine » et précise aux représentants de la communauté juive qu’il reçoit le 2 mars : « Le racisme sous toutes ses formes me trouvera toujours en travers de sa route. » L’atmosphère est à la passion et tout le mois de mars est scandé par la mobilisation des partis, syndicats, associations, autorités religieuses et intellectuelles qui préparent la grande manifestation du 30 mars contre le 10 e congrès du FN qui se tient à Strasbourg du 29 au 31. La mobilisation semble rencontrer un écho : 50 000 manifestants défilent à Strasbourg, une enquête SOFRES-Le Monde , publiée le 20 mars, montre que 75% des Français interrogés par sondage considèrent que le FN « représente un danger pour la démocratie ». Depuis que l’enquête existe (octobre 1983) c’est le plus fort pourcentage jamais enregistré. Cependant, comme souvent lorsqu’il s’agit du FN, après l’extrême préoccupation c’est le lâche soulagement qui va prévaloir. La dissolution surprise de l’Assemblée nationale, annoncée le 21 avril, par le Président de la République fait subitement disparaître la question du Front national de l’agenda politique. Toute la campagne des législatives s’articule pendant cinq semaines autour de l’exégèse des raisons de la dissolution et de son bien-fondé, de la nature du contenu économique et politique à donner au « nouvel élan » que Jacques Chirac appelle de ses vœux, de la place et de l’avenir d’Alain Juppé et enfin de la capacité de la gauche à refaire un handicap électoral qui semble important. La question du FN et de sa capacité à « brouiller les cartes » disparait aux oubliettes et ne reviendra au cœur du débat que dans l’entre-deux tours. Le 25 mai, au soir du premier tour, le FN, avec 14,9%

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des suffrages exprimés réalise son meilleur score législatif. Depuis la fin des années quatre-vingt la progression est constante : 9,8% en 1988, 12,7% en 1993, 14,9% en 1997. Le record d’influence électorale du FN atteint par Jean-Marie Le Pen à l’élection présidentielle de 1995 (15,3%) est presque atteint. Le FN en tant que parti et réseau de candidats (souvent élus locaux), dans un contexte de campagne où il n’a pas été – loin s’en faut – au cœur du débat, peut faire aussi bien que son chef dans une élection présidentielle. C’est une nouveauté. Entre une gauche qui rassemble, avec son allié vert, 43,4% des suffrages et une droite modérée qui en capte 35,8%, l’électorat du FN est en position clé. Avec le FN, les droites en France sont largement majoritaires (51,1%) par rapport à une gauche qui est en voie de reconstitution électorale mais qui reste très en deçà de ses niveaux des années quatre-vingt où elle oscillait avec les écologistes entre 45,3 (en 1986) et 56,7% (en 1981). L’avenir de la droite dépend plus que jamais du FN. La gauche est très proche de son niveau de 1986 (44%) où elle avait perdu et la droite oscille entre ses niveaux de 1988 (50,4%) et de 1986 (54,6%) mais alors que le FN représentait 18 à 20% du total des droites dans les élections législatives des années quatre-vingt, il en rassemble aujourd’hui 30%. Presqu’un électeur sur trois des droites françaises a voté en faveur du FN. L’hétérogénéité et les clivages internes à la droite sont de plus en plus lourds. Le FN peut se maintenir dans 133 circonscriptions et le fera dans 132 (contre 13 en 1988 et 100 en 1993). Il gèle ainsi un électorat considérable et dans les 445 circonscriptions où il n’est pas candidat au second tour la qualité de la performance de la droite classique dépend en large partie de la qualité des reports de voix des électeurs frontistes du premier tour. Là aussi les choses se sont profondément dégradées pour la droite classique. En 1993, dans le cadre d’un affrontement de second tour entre le PS et la droite RPR- UDF, 62% des électeurs frontistes choisissaient la seconde, 9% le premier et 29% l’abstention ou le vote blanc ou nul (sondage post- électoral SOFRES des 31 mars-2 avril 1993). En 1997, les reports à droite ont sévèrement chuté : 50% seulement des électeurs du FN choisissent la droite classique, 21% préfèrent le PS et 29% l’abstention ou le vote blanc ou nul (sondage SOFRES-CEVIPOF, 26 au 31 mai 1997). Le gel important des voix frontistes associé aux mauvais reports, ont transformé une majorité de droite au premier tour en majorité de gauche au second. Au premier tour, la poussée avait été générale, sauf dans trois départements où le FN enregistrait une très légère érosion par rapport à 1993 (Alpes-Maritimes, Mayenne, Paris).

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Partout ailleurs le FN est à la hausse et parfois celle-ci est très importante (+ de 4 points par rapport au pourcentage du FN en 1993 dans vingt départements). En général, cette poussée forte se fait dans les zones de force du FN à l’est de la désormais traditionnelle ligne Le Havre-Valence-Perpignan. La jonction territoriale entre plusieurs bastions originels du frontisme électoral (nord-est de la région parisienne, est alsacien, région lyonnaise et midi), déjà décelable en 1993, se prolonge et s’amplifie dans toute une série de régions intermédiaires (Champagne- Ardenne, Lorraine, Franche-Comté, Bourgogne). Un terrain de crise sociale et urbaine semble peu à peu se diffuser vers le « rurbain » et même parfois le rural. Ici et là, l’atmosphère de crise politique et de corruption réelle ou supposée peut amplifier le mouvement (deux premières circonscriptions du Var, 1 e circonscription de la Meuse, 4 e circonscription des Vosges, 1 e circonscription du Loir-et-Cher). Ainsi, à partir de thèmes et d’électorats divers, le FN a repris son ascension électorale. Pour la première fois de son histoire le FN a pesé directement sur la dévolution du pouvoir en France et fait basculer la majorité de droite à gauche. En quinze ans, le FN est passé du stade de l’expression d’une mauvaise humeur électorale à celui de minorité décisive ne pouvant pas gagner à elle toute seule mais pouvant empêcher la droite classique de le faire. En 1997, les grands partis de gouvernement ou ce qu’il en reste, sont placés devant un choix décisif : ou bien ils se restructurent et se réenracinent dans la société française, qu’ils soient au pouvoir ou au gouvernement, ou bien leur affaiblissement profitera à un FN qui se présente de plus en plus comme la seule alternative à la cohabitation entre gauche gouvernementale et droite présidentielle. Ce défi est ressenti comme tel et entraîne au sein de la droite française un débat sur l’attitude à adopter par rapport au FN. Si l’ensemble des forces de la droite – et même au-delà – sont d’accord sur la nécessité de la reconquête des électeurs du FN, ils divergent sur les moyens, les thèmes à mettre en avant et sur la nécessité de rapprochements avec l’appareil du FN. Dès le lendemain du second tour, dans l’éditorial du Figaro , Alain Peyrefitte précise que la priorité de la droite est de « réduire la fracture politique de la droite » et, se rappelant les applaudissements qui avaient accompagné le rapprochement entre PC et PS, s’interroge : « Semblables applaudissements salueraient-ils une démarche similaire à l’égard du Front national, ou seulement de ses électeurs? » Le 28 juin, c’est au tour de Robert Pandraud de souligner dans une interview au Parisien qu’il est favorable « à des dialogues à

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la base plutôt qu’au sommet » avec le FN. Enfin dans Valeurs actuelles du 19 juillet, Claude Goasguen, secrétaire général de l’UDF et de Force Démocrate, juge que « le moment est venu, enfin, de sortir de l’impasse de la diabolisation du FN, au profit d’une réflexion sereine et constructive . » Mais c’est bien sûr au-delà des élections régionales de mars 1998. Que cette problématique des rapports RPR- UDF et FN a éclaté. Le Front national y a réalisé une nouvelle progression électorale. Mais au-delà de cette performance, c’est bien évidemment sa contribution à l’élection de quelques présidents de région qui a frappé les imaginations. Jacques Blanc en Languedoc- Roussillon, Jean-Pierre Soisson en Bourgogne, Charles Baur en Picardie mais surtout l’ancien ministre de la Défense Charles Millon en Rhône-Alpes ont été élu avec les suffrages du Front national avec que la droite républicaine était en minorité relative ou à parité, comme en Rhône-Alpes. Le Front national pèse plus que jamais de tout son poids sur la reconstruction ou sur la destruction de la droite et reste, pour les partis de gauche au pouvoir, le signal décisif des réussites et des échecs des politiques publiques dans leur capacité à apporter des réponses aux malaises de la société française qu’ils se nomment chômage, insécurité, raisons du vivre-ensemble, avenir de la France dans l’Europe et le mouvement d’internationalisation. À l’aube de l’an 2000, nous ne sommes décidément pas encore arrivés à la « fin de l’histoire du FN ».

NOTES

1 Ouvrage collectif, La droite en mouvement , Paris, Vastra, 1981. 2 Valéry Giscard D’Estaing, Démocratie française , Paris, Fayard, 1976. 3 Michel Wieviorka, La France raciste , Paris, Seuil, 1992. 4 Gilles Lipovetsky, L’ère du vide : essais sur l’individualisme contemporain , Paris, Gallimard, 1983. 5 Selon le sondage « sortie des urnes » réalisé par l’IFOP le 17 juin 1984, 21% des électeurs ayant voté Jacques Chirac au premier tour de l’élection présidentielle de 1981 et s’étant déplacés en juin 1984, ont voté pour la liste du FN, 13% de ceux qui ont voté Valéry Giscard d’Estaing ont fait de même, 5% de ceux qui avaient choisi FranÁois Mitterrand et 3% de ceux qui avaient voté pour Georges Marchais.

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6 Dans leur enquête sur François Mitterrand et l’extrême-droite, les trois auteurs font état de nombreux témoignages où l’épanouissement électoral du FN n’est pas toujours vu d’un mauvais œil par les socialistes mitterrandiens. Parmi ceux-ci celui de Paul Quilès faisant part de ses entretiens sur le FN avec le Président de la République : « Mes réflexions avec lui ont été nombreuses sur le sujet. Elles étaient plus stratégiques que politiques. Mitterrand est assez tacticien pour savoir qu’il faut diviser l’adversaire » (p. 27 dans Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Perez, La main droite de Dieu , Paris, Seuil, 1994). 7 Voir Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques , Paris, Seuil, 1986. 8 Front national, 300 mesures pour la renaissance de la France, programme de gouvernement , Paris, Editions nationales, 1993. Ce programme succède à celui de 1985 : Pour la France, programme du Front national , Paris, Albatros, 1985.

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Pascal DELWIT , Jean-Michel DE WAELE et Andrea R EA

LES ÉTAPES DE L’EXTRÊME DROITE EN BELGIQUE

Le 10 octobre 1988, la percée des partis d’extrême droite constituait un des enseignements essentiels des élections communales belges et la principale source d’inquiétude du monde politique. En effet, dans l’agglomération anversoise et bruxelloise, le parti des forces nouvelles (PFN), le Front national (FN) et le Vlaams Blok (VB) réalisaient des performances, bien qu’encore limitées, suffisamment conséquentes pour des petits partis jusqu’alors groupusculaires – le PFN et le FN – ou cantonnés géographiquement – le Vlaams Blok. En Flandre, l’émoi au sein des partis est plus intense. Le Vlaams Blok remporte 23 sièges et atteint 5,3% des votes. Ce sont surtout les résultats enregistrés par le Vlaams Blok à Anvers qui frappèrent les imaginations. En effet, le Vlaams Blok y recueillait 17,7% et 10 élus sur 55. Par rapport aux élections antérieures, le Vlaams Blok a multiplié par six le nombre de voix qui s’est porté sur sa liste. Toutefois, cette forte hausse électorale se double d’une extension de la pénétration de l’extrême droite flamande dont l’implantation s’élargit progressivement à d’autres communes. Dans les municipalités de Bruxelles et de Molenbeek, le Front national décroche un élu dans un type de scrutin qui ne favorise pourtant pas les petits partis et l’éparpillement des voix.

Ces percées se confirment au cours des années suivantes. A l’élection régionale bruxelloise de 1989, le Front national enlève deux députés régionaux tandis que le Vlaams Blok gagne son premier député européen lors des élections européennes de 1989. Du côté flamand, l’aboutissement de cette émergence intervient lors des élections législatives de novembre 1991. En captant

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404 247 voix, le Vlaams Blok triple son résultat par rapport au scrutin de 1987 et devient le principal vainqueur de ces élections. En région bruxelloise, le Front national confirme son implantation électorale ; il l’étend à la Wallonie lors des élections européennes et communales de 1994 et législatives de mai 1995. Comment saisir cette progression marquante ? Comment comprendre l’installation de partis d’extrême droite dans le paysage politique belge et que représentent ces formations ?

Les vestiges d’un passé

En Flandre

A l’image d’autres situations nationales en Europe, la deuxième guerre mondiale a jeté l’opprobre sur les partis et groupes se réclamant de l’extrême droite ou labellisées comme telles. Du côté flamand, le Vlaams National Verbond (VNV) et du côté francophone, Rex ont été des acteurs de la collaboration. Bien que les organisations politiques d’extrême droite qui apparaissent au début des années quatre-vingt en Belgique ne se réclament d’aucune filiation directe des partis des années trente, le terreau de l’éclosion de l’extrême droite des années quatre-vingt n’est pas vierge de tout antécédent 1. Tout comme dans les années trente, l’extrême droite en Flandre est profondément fédéraliste politiquement et flamande culturellement ; inversement l’extrême droite francophone est unioniste. A l’inverse des formations politiques traditionnelles (chrétienne, sociale et libérale) depuis les années trente, l’extrême droite est traversée par le clivage linguistique. A l’exception d’éléments caractéristiques des années trente, l’anticommunisme et la fascination pour le fascisme italien et le nazisme allemand, l’extrême droite actuelle partage une matrice idéologique avec celle de l’entre-deux-guerres : le nationalisme, le rejet de l’étranger, le corporatisme et le dénigrement des hommes politiques. Contrairement au Front national, le Vlaams Blok s’inscrit dans une certaine continuité par rapport à certaines franges du mouvement flamand. On peut à cet égard établir un lien historique avec le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) de Staf De Clercq. Succédant au Frontpartij qui avait encouru une défaite électorale en

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1932, le VNV avait été fondé le 7 octobre 1933. Le premier objectif du parti consistait à transformer la Belgique en un État fédéral au sein duquel la Flandre pourrait bénéficier d’une large autonomie. Il recueillit respectivement 7,1% et 8,3% aux élections de 1936 et 1939 – seize et dix-sept députés. Lors de la campagne électorale pour les communales d’octobre 1938, certains slogans du VNV à Anvers étaient « les Juifs dehors », « À bas les Juifs »2. Depuis sa création, le VNV déclarait combattre les « parasites fransquillons et juifs »3. L’antisémitisme était très répandu auprès de certains nationalistes flamands. Il se retrouve également dans la déclaration de principe d’un autre mouvement plus fasciste, le Verdinaso, et touche aussi le parti social chrétien en Flandre (Katholieke Vlaamsche Volkspartij, KVV) 4. Les pouvoirs publics ne seront pas totalement insensibles à ces arguments. Ils arrêteront l’immigration, renverront les travailleurs étrangers en chômage et excluront les étrangers du métier de colporteur 5. Le 22 novembre 1938, lors du débat à la Chambre sur l’immigration, le VNV y expose ses vues sur la « pureté de la race », mais édulcore son argumentation racisante par des arguments économiques (« les étrangers volent notre travail ») 6. Lors du déclenchement de la deuxième guerre mondiale, le parti, sous la houlette de son leader Staf de Clercq, avait rejoint le camp de la collaboration. Plusieurs de ses responsables occupèrent des fonctions importantes sous l’occupation : Victor Leemans aux Affaires économiques et Gérard Romsée à l’Intérieur 7. La participation du VNV à la collaboration affecta longtemps le mouvement flamand. La renaissance d’un parti centré sur cette question est problématique. En 1949, la Vlaamse Concentratie échoue. Il faut attendre l’émergence de la Christelijke Volksunie qui devient vite Volksunie pour qu’un nouveau parti incarne les revendications du mouvement flamand. La Volksunie progresse électoralement dans les années soixante et dans le premier lustre de la décennie soixante-dix.

Du côté francophone

Le rexisme est né dans les milieux catholiques francophones autour de l’Université de Louvain. Léon Degrelle a pris la direction du parti Rex en 1935 8. Il était très critique vis-à-vis du régime parlementaire et assez favorable aux structures corporatistes. L’emblème du parti était le balai devant servir à balayer les « pourris » (les hommes politiques corrompus et les Juifs). Lors des élections de 1936, les trois partis

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traditionnels (chrétiens, socialistes et libéraux) reculaient alors que l’extrême droite progressait. Avec 21 députés, Rex devient le quatrième parti et le VNV le cinquième, devançant le parti communiste. Le parti a une forte implantation francophone : il obtient 18% à Bruxelles, 16% en Wallonie et seulement 7% en Flandre. Un événement important survient le 11 avril 1937, lors d’une élection partielle à Bruxelles. Il précipite le déclin du rexisme. Cette élection voit s’affronter Degrelle et le premier ministre Van Zeeland, tous deux candidats pour la première fois. Van Zeeland reçoit le soutien des trois partis traditionnels et du parti communiste, un front uni contre Degrelle. Par ailleurs, le cardinal de Malines, Mgr Van Roey, pend également position pour le premier ministre. Ce dernier remporte très largement (80%) le duel contre Degrelle. Lors des élections de 1939, Rex n’a plus que quatre députés et le parti entre dans une phase de fascisation qui aboutit à la collaboration avec les Allemands durant la guerre. Degrelle entraîne Rex dans le courant SS en déclarant que les Wallons sont des Germains. Il créa la Légion wallonne et se rend sur le front de l’Est. En 1943, il incorpore sa Légion aux Waffen SS allemandes. À la fin de la guerre, il s’exile dans l’Espagne de Franco et puis en Amérique du sud. Comme le constate Xavier Mabille, dans l’immédiat avant-guerre « nulle famille politique n’apparut alors totalement immunisée à l’égard de la contagion du fascisme, même si cette contagion agit à des degrés divers »9. Ainsi, pendant la guerre, certains sont influencés par l’idée d’un régime fort comme Henri de Man, le président du parti ouvrier belge (POB). Le Front national se constitue sans référence au rexisme, mais il partage avec lui le nationalisme unitariste. Les références les plus explicites, tant pour le Vlaams Blok que pour le Front national, consistent dans l’utilisation, pour leur propagande, d’iconographies et d’affiches des années trente. De la libération au milieu des années soixante-dix, l’extrême droite est évanescente en Belgique 10 . La crise et la modification du contexte institutionnel et politique en Belgique favoriseront l’apparition de partis à dimension poujadiste ou extrémiste. Du côté francophone, particulièrement en région bruxelloise, ce rôle sera avant tout rempli par l’Union démocratique pour le respect du travail (UDRT). Du côté flamand, c’est la négociation d’un pacte institutionnel (dit pacte d’Egmont) qui donne naissance à deux formations qui s’y opposent de façon virulente : le Vlaams Volkspartij (VVP) et le Vlaams Nationalepartij (VNP) qui se présentent en cartel à l’élection législative de 1978 sous l’intitulé Vlaams Blok.

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Naissance et développement de l’UDRT

L’UDRT voit le jour en avril 1978. Son origine est étroitement liée aux sentiments d’inquiétude et de mécontentement parmi les petits commerçants et les professions libérales. La Fédération générale des travailleurs indépendants (FGTI) a indéniablement favorisé l’éclosion de cette formation. Les principaux objectifs de l’UDRT sont sans équivoque : « l’abolition de la punition fiscale du travail, de l’initiative et l’harmonisation des régimes de pension ». Mais rapidement, l’Union démocratique pour le respect du travail élargit son propos et ses slogans. Elle assume notamment un rejet acerbe du monde politique et syndical. Les femmes et les hommes politiques sont ainsi qualifiés de « politiciens », « magouilleurs », « politicars » et accusés de former une véritable Nomenklatura . En 1983, le livre blanc de l’UDRT se concluait en ces termes : « L’UDRT dénonce le complot des dirigeants politiques et syndicaux. Sous prétexte de défendre nos intérêts, ils justifient leurs actes en se présentant comme les défenseurs de l’une ou de l’autre catégorie de citoyens, mais dans les coulisses, ils se partagent le gâteau, produit de notre travail et de nos efforts . »11 À cette dénonciation du « système » et du « complot », l’UDRT opposait le principe de la liberté d’entreprendre, de la « véritable » économie libre qui devait finalement conduire « au niveau le plus élevé possible, pour le plus grand nombre de personnes. » L’État était voué aux gémonies et décrit comme « l’instrument déterminant de la domination et de la confiscation des richesses qu’exerce la Nomenklatura sur les citoyens. » Dans sa courte histoire électorale, l’UDRT n’a connu qu’une percée significative qu’en région bruxelloise. En 1978, elle y obtenait son seul résultat tangible avec 2,3% et l’élection comme député de son président Robert Hendrickx. En 1981, sa croissance est restée bornée à cette aire géographique. Avec 7% des suffrages, elle obtient trois députés et un sénateur. Cette performance était toutefois très en deçà des attentes et contribua à une dérive vers une propagande à connotation xénophobe et raciste. Les slogans relatifs à la fiscalité font place à des campagnes anti- immigrées de plus en plus prononcées. Cette évolution est consacrée lors des élections communales de 1982, ce qui n’empêche l’UDRT de subir un nouveau revers. Le nouveau créneau politique, désormais clairement affiché, est un échec. De nombreux transferts politiques s’opèrent ; la plupart vers le

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parti réformateur libéral (PRL). En 1985, l’UDRT recule à Bruxelles de 7% à 3,9%. Seul Robert Hendrickx est élu. Cet échec marque la fin réelle de l’UDRT comme parti. Elle se transforme en mouvement, conçu dans l’optique d’un groupe de pression, UDRT 2 000. Robert Hendrickx est élu en 1987 sur la liste sociale chrétienne (PSC-APB). Mais il n’y a pas de lendemain politique à ce mouvement. Plusieurs responsables politiques flamands rejoignent même le Vlaams Blok en 1987, dont le co-président de l’UDRT-RAD, Roger Frankinoulle. Le qualificatif d’extrême droite s’applique difficilement à l’UDRT. Elle se rattache à la tradition poujadiste avec toutes les ambiguïtés politiques que recouvre la relation à l’idéologie d’extrême droite. Les valeurs et les thèmes véhiculés par ce parti ont contribué à relayer des discours et des thèmes nouveaux : le libéralisme à tous crins, l’antisyndicalisme exalté, l’antiétatisme âpre, le rejet des nouvelles institutions belges et la dénonciation du « système ». S’y ajoutent la thématique du complot « politicien » et du rejet de l’immigration. Ces représentations seront reprises par des personnalités proches ou membres des partis libéral et social chrétien (PSC) mais aussi parfois du parti socialiste. Roger Nols, ancien dirigeant du Front démocratique des Francophones (FDF) et bourgmestre de la deuxième commune bruxelloise en importance, Schaerbeek, en est l’illustration la plus frappante. Candidat à sur la liste libérale en 1987, il recueille 21 704 voix de préférences en étant dernier sur la liste. Ce total lui permet d’être élu. Dans son livre La Belgique en danger. La vérité sur l’immigration 12 , il s’appuie sur la logique du « bon sens » pour banaliser la teneur d’un propos raciste sans pudeur : « C’est l’ambition de ce petit livre que de vous informer hors de toute idéologie et de toute opinion partisane sur le plan du simple bon sens . »13 Ses campagnes dans les années quatre-vingt sont systématiquement provocatrices dans l’affichage d’une xénophobie et d’un racisme endossé.

Les premiers pas de l’extrême droite francophone

Les premiers groupes d’extrême droite francophone émergent dans un contexte aujourd’hui bien connu : crise économique et sociale et culturelle, période de « déculpabilisation » dans l’expression xénophobe, critiques multiples à l’encontre de l’État,...

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Les groupements et partis d’extrême droite prospèrent d’abord dans l’agglomération bruxelloise. La région y concentre tous les malaises sociétaux. Elle est par ailleurs l’espace géographique ou l’encadrement social des familles politiques traditionnelles est le plus faible. Quelques formations ont vivoté au début des années quatre-vingt. Le parti national belge (PNB-BNP), un des plus anciens, a récolté 0,4% des voix à Bruxelles aux élections de 1978 et moins encore en 1981 : 0,1%. L’Union nationale des Francophones (UNF) a recueilli 0,3% aux élections de 1981, l’Union nationale et démocratique (UND) a pour sa part obtenu 0,6% en 1985. Le parti libéral chrétien puis parti de la liberté du citoyen (PLC) décroche respectivement 0,5% et 0,6% aux scrutins de 1985 et de 1987. Deux partis se concurrenceront dans la deuxième moitié des années quatre-vingt pour apparaître comme le porte-parole de l’extrême droite francophone : le parti des forces nouvelles (PFN) et le Front national (FN). Durant son existence, le parti des forces nouvelles (PFN) a connu de nombreux avatars internes. Il s’est d’ailleurs présenté aux élections avec des étiquettes différentes. Le PFN est issu du Front de la jeunesse (FJ), qui s’était illustré dans les années soixante-dix par plusieurs actions chocs. En 1975 était né Forces nouvelles qui se transforme vite en PFN. Dès sa création, le PFN a isolé comme mot d’ordre quasi unique le combat contre l’immigration au travers de quelques slogans évocateurs : « Immigration : on ne retient personne », « Priorité absolue de travail pour les Belges et les Européens », « Renvoi des étrangers parasitaires (délinquants, chômeurs de longue durée,...) »14 . Dans ses publications confidentielles, d’autres composantes idéologiques pouvaient être relevées : un anticommunisme rabique, une dénonciation forte du syndicalisme, l’exaltation de la famille et des élites, la promotion d’un « sens national européen qui (devait) permettre la mise en place d’un véritable gouvernement européen » et un antisémitisme affiché. Le parti des forces nouvelles n’est jamais parvenu à étendre son assise électorale. Aux élections communales de 1988, il escomptait recueillir les fruits d’un militantisme incontestable dans certains quartiers bruxellois ou liégeois, mais le résultat ne fut pas au rendez-vous (voir infra ). Cet échec entraîne la déliquescence du PFN. À la fin des années quatre-vingt, plusieurs militants rejoignent le Front national. D’autres, en province de Liège, créent une nouvelle formation : AGIR 15 .

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Le Front national : la sortie de la marginalité électorale

C’est à la charnière des années 1984 et 1985, qu’est mis sous les fonts baptismaux le Front national. Daniel Féret constitue l’asbl le Front national-Nationaal front en septembre 1985. Cette formation est créée par une poignée de personnes dévouées au docteur Féret, médecin originaire de la région de Tournai. Daniel Féret n’est pas un inconnu total de la politique belge. Au début des années soixante-dix, il avait rejoint le parti libéral (PLP) avant d’entrer à Jeune Europe, une organisation dirigée par Jean Thiriart. En 1984, enfin, il avait adhéré à l’UND et en était devenu vice-président 16 . L’optique est claire pour ce jeune parti. Il s’agit de bénéficier de l’écho médiatique du Front national français suite à l’élection européenne de 1984. À ce titre, le Front national belge reprend la même effigie que celle du FN français et du Mouvement social italien (MSI). Durant ses premiers mois d’existence, le Front national se présente comme une nébuleuse rassemblant tout au plus quelques dizaines de personnes. C’est un parti sans moyens et sans véritable cohérence idéologique. Au scrutin législatif de 1985, il récolte 0,45% des suffrages dans la région bruxelloise. Les quelques documents disponibles témoignent sans conteste que la problématique de la lutte contre l’immigration occupe la place centrale dans leur campagne. En 1987, le FN a quelque peu progressé dans sa structuration. Il a pénétré certains quartiers bruxellois, ce qu’indique sa progression à l’élection législative de 1987. Mais cet enracinement trouve surtout un premier aboutissement lors du scrutin communal de 1988. Le FN y décroche son premier conseiller communal à Molenbeek.

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Résultats de l’extrême droite francophone aux élections communales de 1988

FN PFN Voix % Sièges Voix % Sièges Anderlecht 1 389 3,05 570 1,25 Bruxelles 596 1,02 817 1,4 Molenbeek 1 161 4,02 1 484 1,68 Saint-Gilles 200 1,31 Saint-Josse 148 2,39 Schaerbeek 525 1,19 Uccle 866 2,09 Rebecq 81 1,47 Charleroi 448 0,39 Mouscron 363 1,15 Tournai 329 0,78 Liège 957 0,89 3 165 2,94

Lors des premières élections régionales de Bruxelles-Capitale en 1989, cette progression est amplifiée avec l’élection de deux députés. Le FN obtient 3,3% des suffrages.

Résultats de l’extrême droite à l’élection régionale bruxelloise de 1988

Voix % Sièges PFN 4 190 1,0 FN 14 392 3,3 2 Extrême droite 18 582 4,3 2

Tout comme l’UDRT et le PFN, le Front national s’en prend violemment aux « politiciens », aux « politicars », aux « ténors sans voix des partis », aux « médias du système » ou aux « intellectuels »,... responsables de tous les maux dont celui d’avoir accompli une fédéralisation rampante qui saperait le nationalisme et le sens national 17 . Mais c’est avant tout le rejet et la stigmatisation de l’immigration qui sont à l’avant-plan de la communication frontiste. Cette première percée n’a pas été sans conséquences internes. Au contraire, la progression a exacerbé des tensions internes. Deux sensibilités s’affrontent au FN : d’une part les membres en provenance de diverses organisations d’extrême droite, d’autres part

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les adhérents provenant des partis libéral et social chrétien et du Front démocratique des francophones (FDF). Les premiers acceptent mal la direction autoritaire de Féret et jugent le programme du FN trop faible d’un point de vue idéologique. Les seconds encouragent la mutation du parti en un parti respectable, débarrassé de toutes références aux idéologies et aux régimes fasciste et nazi 18 . Le Front national se compose ainsi de deux tendances antagonistes : l’une est représentée par d’anciens membres de groupuscules d’extrême droite et l’autre par d’anciens militants de partis traditionnels. Les premiers y ont apporté les contenus d’extrême droite et les seconds, par souci de respectabilité, souhaitent offrir l’image d’un parti nouveau, d’un parti de la droite nationale. Ainsi, Jacques Willocq, premier élu communal du FN en 1988, déclare : « Mon ambition première était de montrer aux Belges que le Front national est un parti respectable et qu’il doit être respecté. »19 Daniel Féret partage cette optique mais il doit donner des gages aux premiers et, surtout à l’image de Jean-Marie Le Pen, il est contraint de faire dans l’outrance pour focaliser l’attention médiatique. Lors de sa première interview télévisée, il s’en prend au libéral François Xavier De Donnéa, qui allait devenir bourgmestre de la ville de Bruxelles, qui avait déclaré que Bruxelles avait vocation d’être largement ouverte à l’Islam : « Eh bien, je dis que tout compte fait les Allemands, en 40, se sont conduits comme des cloches. Ils auraient dû arriver chez nous vêtus de haillons, des babouches aux pieds et la main tendue. Charles Picqué aurait trouvé un Berlin Désir, les enfants à l’école auraient porté des badges « Touche pas à mon boche! » et nous serions encore occupés aujourd’hui . »20 Tout comme le Front national en France, le FN belge cultive son aspect « forteresse », « seul contre tous », « solidariste ». Mais contrairement à son homologue français il n’est jamais parvenu à se structurer, à pénétrer durablement des sphères de la société ou à assurer un recrutement de membres nouveaux. À la fin des années quatre-vingt, le FN est une coquille presque vide ; il l’est demeuré. À l’inverse du FN français ou du Vlaams Blok, le parti de Féret est donc très peu organisé. Il n’a pas de forte présence sur le terrain et organise peu d’actions locales. Aucune formation de cadres n’est prévue et la formation idéologique interne est faible. Les rapports avec le FN français se sont vite révélés très tortueux. Le FN de Jean-Marie Le Pen entretient peu de contacts avec le FN belge. D’un point de vue idéologique et organiquement,

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le parti français est plus proche du Vlaams Blok et, à une certaine époque, d’Agir, l’organisation d’extrême droite implantée dans la province de Liège. Le nombre officiel d’adhérents au FN n’a jamais été connu. Selon Daniel Féret, le FN comptait deux cent cinquante personnes en règle de cotisation en 1989 21 et mille en 1995 22 , mais ce dernier chiffre est largement surévalué. Le Front national belge est donc un nain politique. Mais cette donnée récurrente de son histoire ne l’a pas empêché de vivre une progression électorale notable dans les années quatre-vingt-dix, période au cours de laquelle, il passa plusieurs caps importants. En novembre 1991, le FN connaît une avancée notable par rapport à 1987. Il passe de 7 596 voix à 64 992 et décroche un élu. Pour la première fois, il a déposé des listes dans la région wallonne. Il a remporté la moitié de ses suffrages : 31 458. Mais c’est au scrutin européen de juin 1994, que la croissance du FN est la plus marquante. Avec 175 732 voix, il passe considérablement le cap des cent mille suffrages. Daniel Féret est même élu. À l’occasion des élections communales qui interviennent trois mois plus tard (septembre 1994), le Front national confirme la poussée des élections européennes de juin là où il fut en mesure de se présenter. Dans la région bruxelloise, le Front national dépose une liste dans dix- sept des dix-neuf communes et conquit 46 mandats de conseillers communaux. Il dépasse le cap des 10% dans trois municipalités : Molenbeek (16,6%), Anderlecht (13,2%) et Koekelberg (12,6%). Dans la province du Brabant wallon, le FN est présent dans cinq communes sur vingt-sept et décroche un siège à Nivelles. En Hainaut, il y a sept listes frontistes pour soixante-cinq communes et seize sièges à la clé. Le FN franchit le seuil des 10% dans trois d’entre elle : La Louvière (14,4%), Charleroi (10,5%) et Manage (10,2%). Dans la province de Liège, le Front national a une liste dans six communes sur quatre-vingt-quatre et glane six sièges. Dans le Luxembourg, province rurale, il n’est pas à même de ne présenter qu’une liste sans résultat probant. Enfin, dans la province de Namur, le FN est présent dans dix- sept communes sur trente-neuf mais ne capte que trois sièges de conseillers communaux 23 . La moisson de conseillers communaux est importante puisque ce ne sont pas moins de soixante-douze élus du FN qui font leur entrée dans les conseils communaux. Enfin, à l’élection législative de 1995, le Front national recule un peu par rapport à l’élection européenne de juin 1994 mais reste à un niveau très élevé. Avec 138 496 suffrages il fait plus que

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doubler son nombre de suffrages obtenus en 1991. En revanche, sa liste au Sénat a été invalidée. Elle devait être conduite par Roger Nols qui avait rejoint le parti peu de temps avant 24 . C'est aussi le cas à la Chambre dans la circonscription du Brabant wallon suite à une plainte d’une petite formation d’extrême droite, le parti communautaire national (PCN) 25 . Une partie des signatures recueillies pour le dépôt de liste s’avérait frauduleuse. En six années, le Front national a donc franchi plusieurs paliers dans ses performances électorales. Sa progression a été marquante dans les cantons hennuyers, province dans laquelle il atteint près de 8% des suffrages.

Évolution du pourcentage du Front national dans les provinces wallonnes et dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde aux élections législatives

Bruxelles- Brabant Hal-Vilvorde Hainaut Liège Luxembourg Namur wallon Wallonie Royaume 1985 0,45 0,06 1987 0,92 0,12 1991 4,2 1,55 0,84 0,84 2,80 3,61 1,66 1,05 1995 4,73 7,83 4,1 4,11 6,93 5,46 2,28

Une des caractéristiques de son évolution électorale est son élargissement à la Wallonie. Le FN ne s’était présenté qu’en région bruxelloise en 1985 et en 1987. Et il n’était pas présent dans tous les cantons wallons en 1991. Le poids des voix bruxelloise du FN dans son nombre total de suffrages a donc décru. Alors qu’il était encore de plus de 50% en 1991, il n’était plus que d’un peu plus de 25% en 1995 ; le Hainaut se taillant alors la plus grosse part avec près de 40% du total des voix frontistes.

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Rapport des suffrages du Front national par province au nombre total de voix obtenues et rapport du poids de chaque province en suffrage rapporté à la Wallonie et l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde (En pourcentage)

Bruxelles- Braban Hal-Vilvorde Hainaut Liège Luxembourg Namur t wallon FN - 1985 100,00 30,62 26,74 21,49 5,17 9,27 6,71 FN - 1987 100,00 30,20 26,72 21,53 5,2 9,45 6,88 FN - 1991 51,60 17,02 7,52 1,82 11,21 10,81 29,70 26,51 21,57 5,26 9,69 7,25 FN - 1995 25,75 39,98 17,06 4,17 13,03 28,61 26,82 21,87 5,34 9,88 7,46

Un autre trait significatif de la percée électorale du FN est qu’il a su s’imposer comme le parti d’extrême droite en Communauté française de Belgique. À la fin des années quatre-vingt et pendant les premières années de la décennie quatre-vingt-dix, le Front national a en effet été confronté à une autre formation d’extrême droite : Agir. Née en 1989, Agir capta près de 2% des suffrages en Wallonie lors du scrutin législatif de 1991. Mais sa pénétration est surtout véritable dans la province de Liège. Agir est avant tout un parti « principautaire » dont une partie de l’identité se fonde par ailleurs sur le nationalisme wallon. En 1994, Agir dépose une liste pour le scrutin européen. Son caractère liégeois l’empêche de prospérer. Elle recueille en effet 63,4% de ses voix dans la seule province de Liège. Lors de l’élection législative de 1995, cette part remonte même à 82,9% alors même qu’Agir perdait une partie de son capital électoral dans la dite province. Cet échec engendre sa quasi-disparition et prouve une nouvelle fois la puissance de l’étiquette du Front national. Les élections législatives de mai 1995 ont en effet indiscutablement consacré le Front national comme « la » formation d’extrême droite francophone aux yeux des électeurs qui votent pour l’extrême droite. Même dans la province liégeoise, Agir a été supplantée par le Front national. Le FN y a recueilli 64,9% des voix de l’extrême droite. À Bruxelles, l’Alliance radicale (AR), dissidence bruxelloise du FN créée par Patrick Sessler, la conseillère communale bruxelloise Nadine Lemmens et Fernande Philippart 26 échoua tout à fait. L’AR ne recueille que 882 suffrages soit 0,82% au niveau de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde.

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Pourcentage du FN dans le score de l’extrême droite francophone

Arrondissement Brabant Hainaut Liège Luxembourg Namur Belgique Wallonie de Bruxelles- wallon Hal-Vilvorde Législatives 1985 100 100 Législatives 1987 63,8 63,8 Législatives 1991 97,4 95,5 94,5 30,4 100 100 83,3 72,1 Européennes 1994 92,8 91,8 90,2 47,3 79,8 89,9 80,3 76,7 Provinciales 1994 100 86,4 38,1 100 96,9 87 Législatives 1995 100 95,5 64,9 100 100 90 87

Si le Front national a manifestement été identifié comme le parti d’extrême droite francophone par les électeurs qui souhaitent émettre un vote de cette nature, cela ne lui a pas permis de franchir des seuils nouveaux en termes de structuration. Au contraire, passées les différents scrutins, le Front national a systématiquement été l’objet de querelles internes, de scissions multiples et de départs en cascade. Ainsi, depuis le scrutin communal de septembre 1994, un très grand nombre de conseillers communaux ont abandonné le FN. Et depuis l’élection législative de 1995, le Front national est confronté à une contestation de la direction de Daniel Féret et à l’émergence de partis nouveaux. Dès septembre 1995, le parti vivait une scission avec le départ de sa députée bruxelloise Marguerite Bastien. Celle-ci décidait de créer un nouveau « Front national ». Une décision de la conférence des présidents de groupe de la Chambre l’a privée de l’utilisation de cette appellation 27 . Bastien a de la sorte renommé son parti : Front nouveau de Belgique (FNB). Marguerite Bastien a emmené dans son sillage d’anciennes personnalités du monde politique belge, connues pour leurs opinions très à droite : Roger Nols (voir supra ), Daniel Noël de Burlin, ancien parlementaire social chrétien et le général Close, ancien sénateur libéral et croisé de l’anticommunisme dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Dans un autre registre, Juan Lemmens et Roland Frippiat, deux personnalités bien connues de l’extrême droite bruxelloise, par ailleurs députés régionaux bruxellois, ont aussi quitté le parti de Daniel Féret, pour fonder une nouvelle formation : le parti social démocrate (PSD). Juan Lemmens avait disputé à Daniel Féret la présidence du parti. Le bureau politique du FN avait élu ce dernier par soixante et une voix contre seize à Lemmens 28 . Les députés bruxellois ont annoncé un enracinement en Wallonie à partir de mai 1998. Le parti social démocrate vise explicitement l’électorat

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socialiste et centre son propos sur la question sociale, même s’il fait écho au refus de droit de vote et d’éligibilité des étrangers non ressortissants de l’Union européenne : « Le parti socialiste a déçu. Terriblement. Le plus grave... c’est qu’il a complètement oublié les gens qu’il était censé défendre : travailleurs, pensionnés, minimexés, sans-emplois... Le parti socialiste ne représente même plus le vote utile pour les électeurs à la fibre sociale. Le vote utile des partisans du social, c’est le parti social démocrate . ». Cette expérience a fait long feu puisque Juan Lemmens a rejoint le Front nouveau de Belgique de Marguerite Bastien. En juin 1997, le FN a été secoué par des convulsions nouvelles. Le député régional bruxellois, Émile Eloy a initié un processus visant à une décentralisation du parti. Il a fondé la « fédération bruxelloise du FN » visant fédéraliser la décision dans le FN. Surtout pour Émile Eloy, ancien membre du Front démocratique des Francophones (FDF), il s’agit de contrer l’opération du Vlaams Blok dans la capitale belge (voir infra )29 . Le Front national est donc le premier parti d’extrême droite qui soit parvenu à opérer une percée électorale en Communauté française de Belgique. Ses performances lors des scrutins européen, communaux et législatif de 1994 et 1995 ont été non négligeables. Mais en chaque circonstance, ces « succès » électoraux ont été sans lendemain. Le Front national ne pèse que peu sur la vie politique. Il n’a jamais réussi à se structurer et à se donner une cohérence idéologique. Il agrège en son sein des sensibilités allant de la droite nationaliste et royaliste aux éléments fascisants les plus durs. Dans ces conditions, le FN n’est pas parvenu à s’ouvrir de nouveaux horizons en termes de recrutements et d’élargissement programmatique. Bien plus, il est perpétuellement en proie à des mouvements centrifuges qui ont conduit à de très nombreuses scissions et de multiples départs. La plupart de ses élus communaux et provinciaux l’ont lâché. Et le Front national est aujourd’hui concurrencé par le Front nouveau conduit par la députée Marguerite Bastien et par le parti social démocrate. Cette difficulté d’organisation interne est d’autant plus manifeste que le Front national ne bénéficie pas du financement public de la vie politique belge. Il faut en effet décrocher des mandataires à la Chambre et au Sénat. Or, le dépôt de sa liste a été invalidé pour le Sénat. En dépit de cette évanescence politique, il n’est pas sûr que le FN enregistre un recul lors des prochaines élections. Les sondages le lui prédisent mais ils sous-estiment souvent la réalité du score

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du FN. Par ailleurs, il semble que l’étiquette Front national sera toujours garante de son hégémonie électorale sur les autres partis d’extrême droite même si le FNB exploite le F et le N de même que le symbole du Front national français. Ce parti semble d’ailleurs engagé dans une surenchère raciste depuis plusieurs mois.

Naissance et développement de l’extrême droite flamande

Si le Président du Vlaams Blok (VB), Karel Dillen, pouvait affirmer en 1981 que « le Vlaams Blok [était] un petit parti, sans beaucoup d’argent, sans beaucoup de moyens de propagande, sans le soutien d’une mutualité, d’un syndicat, de grands financiers . »30 , ce ne serait plus possible aujourd’hui. Non pas que le Vlaams Blok ait créé une mutualité ou une organisation syndicale mais, à la lumière de ses résultats électoraux de 1988 à 1995, on ne peut plus guère parler de petite formation politique sans moyens. Le Vlaams Blok est sans conteste l’expression la plus nette de la montée de l’extrême droite en Belgique. Mais l’appréhension de ce parti est moins simple que dans le cas du Front national belge. Nous l’avons souligné en introduction, le Vlaams Blok est à l’origine un cartel électoral qui se présente aux élections législatives de 1978. En 1977, cinq partis présents au gouvernement avaient signé un accord de pacification communautaire et de nouvel agencement institutionnel de la Belgique : le parti socialiste belge (PSB-BSP), le parti social chrétien (PSC), le Christelijke Volkspartij (CVP), le Front démocratique des Francophones (FDF) et la Volksunie (VU). Cet accord, dit pacte d’Egmont, fut complété en février 1978 par les dispositions de l’accord de Stuyvenberg. Sous la pression d’une partie du CVP et de la presse flamande, le premier ministre belge Leo Tindemans (CVP) fit capoter l’accord en prenant appui sur certaines réserves de constitutionnalité exprimées par le Conseil d’État. C’est de la participation de la Volksunie à la coalition gouvernementale et de son soutien au pacte d’Egmont que naît le Vlaams Blok. Le 28 mai 1977, de nombreuses réserves s’étaient exprimées dans l’organe législatif de la Volksunie, le partijraad , quant à l’appui à apporter au pacte d’Egmont. Un tiers des délégués le rejetèrent : 62 voix contre 31 31 .

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Deux partis flamingants tout-à-fait opposés à ces accords virent le jour. Le VNP (Vlaams Nationale Partij) animé par Karel Dillen, naît le 2 octobre 1977. Karel Dillen avait déjà un long parcours politique derrière lui. Il avait rejoint la Volksunie en 1964 et avait siégé dans son organe législatif de 1958 à 1971 avant de quitter ce parti. Il avait par ailleurs créé en 1962 le groupe ultra-nationaliste flamand Were Di qu’il dirige jusqu’en 1976 32 . Pour sa part, le VVP (Vlaamse Volkspartij) dirigé par Lode Claes, ancien collaborateur et parlementaire Volksunie, est établi le 19 novembre 1977. Dans l’espoir de réussir de connaître un succès électoral en 1978, ces deux formations se présentent ensemble sous l’intitulé Vlaams Blok. Pour sa première participation, le Vlaams Blok décroche un élu en la personne de Karel Dillen dans l’arrondissement d’Anvers, un des berceaux du flamingantisme et de l’extrême droite flamande. En revanche, Lode Claes échoue à Bruxelles. La campagne du Vlaams Blok avait été prioritairement axée sur les questions communautaires. Karel Dillen déclarait notamment : « Il est clair que nous devons en finir avec les défenseurs cupides du pacte d’Egmont, les condamner et les achever impitoyablement. La Volksunie est en partie de mauvaise foi. Le comportement de ces gens est influencé par leurs propres intérêts, leurs ambitions, leurs envies de pouvoir et leur volonté d’obtenir des mandats, des charges et des postes. Seuls quelques-uns d’entre eux pourraient ouvrir les yeux et reconnaître le nationalisme flamand. Quant aux autres, nous les évincerons purement et simplement . »33 Le VB revendiquait un État flamand indépendant avec Bruxelles pour capitale. La campagne commune du VVP et du VNP n’entraîne pas immédiatement l’agrégation en une seule formation. En effet, le VVP reprend rapidement son autonomie sous l’impulsion de Lode Claes. Mais ce choix entraîne le départ de son aile nationaliste dans les rangs du VNP, qui se transforme fin mai 1979 en Vlaams Blok. Fortement amputé, le VVP prend, seul, part au scrutin européen de 1979. Mais il n’obtient que 37 810 suffrages. Cet échec accélère sa déliquescence ; notamment après l’abandon de la vie politique par Lode Claes. La voie était libre pour le Vlaams Blok. Le Vlaams Blok modifie progressivement le centre de sa propagande vers la lutte contre l’immigration. À partir de 1984-1985, cette problématique devient même au cœur de ses campagnes

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politiques. L’indépendance de la Flandre, la sublimation du Flamand et, parallèlement, le discours xénophobe et raciste sont désormais les deux leitmotivs publics du Vlaams Blok. Le VB recrute d’ailleurs parmi les mouvements radicaux du nationalisme flamand qui combinent les deux dimensions : le Voorpost, le Were di 34 , le Vlaams Militanten Orde (VMO) et la Nationalistich Studenten Vereniging (NSV) 35 . La documentation du parti révèle les choix droitiers voir fascisants du parti. Le Vlaams Blok affiche un élitisme lié à la nationalité et un patriotisme flamand sans équivoque. Mais il revendique aussi « l’ordre » indispensable dans le sens de « moins de ministères, moins d’hommes politiques, l’interdiction des jetons de présence pour les hommes politiques »,... 36 . Par ailleurs, jusqu’à l’écroulement du mur de Berlin, le Vlaams Blok affichait un anti-communisme tenace et un soutien sans faille à l’OTAN de même qu’une solidarité avec l’apartheid pratiquée en Afrique du Sud. Dans les questions de société, le Vlaams Blok s’est aussi très vite signalé pour son combat pour le « respect de la vie » et « contre l’avortement »37 et surtout par sa lutte pour l’amnistie pour les collaborateurs, ayant été condamné au lendemain de la guerre. La progression politique et électorale du Vlaams Blok s’est opérée en deux temps. De 1981 à 1988, le parti d’extrême droite flamand se déploie principalement à partir de son point de gravité initial : la province d’Anvers. Le parti ne parvient pas à décoller politiquement ou électoralement. Face à cette difficulté de s’implanter hors ce cœur historique, le Vlaams Blok initie un changement interne de redynamisation. Le VB lance une « opération de rajeunissement » sous la houlette de Filip Dewinter. Les jeunesses du Vlaams Blok (Vlaams Blok Jongeren) sont créées. Comme le pointe Marc Spruyt, « le programme du parti est rafraîchi : on y introduit le marketing politique ; le vocabulaire de la vieille droite est remplacé par un langage moderne de droite ; de jeunes intellectuels apportent un style nouveau et l’on recherche avant tout la respectabilité »38 . Le Vlaams Blok entame une progression marquante à partir des élections législatives de 1987 sous l’effet d’une accélération de la dualisation de la société qui contribuent à « de « nouvelles » orientations de valeurs » dans une partie de l’électorat 39 . Pour la première fois, le Vlaams Blok passe le seuil des cent mille suffrages : 116 534. Les élections communales d’octobre 1988 voient le Vlaams Blok grimper de manière spectaculaire dans la ville d’Anvers. Il y recueille

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dix sièges alors qu’il n’en avait que deux précédemment. Mais plus largement, le parti s’est présenté dans cinquante-trois municipalités (vingt-cinq en 1982) et a décroché au total vingt-sept mandats de conseillers communaux. Diverses enquêtes post-électorales 40 ayant montré que la motivation essentielle de l’électorat du Vlaams Blok reposait sur sa position en matière d’immigration, le gouvernement décide le 8 novembre 1988 d’instituer un Commissariat royal à la politique des Immigrés chargé « de l’examen et de la proposition des mesures qui s’imposent à l’égard de la problématique des immigrés »41 .

Résultats du Vlaams Blok aux élections communales de 1988 (en pourcentage)

Voix Pourcentage Sièges Voix Pourcentage Sièges Anderlecht 1162 2,55 Willebroek 516 3,21 Berchem 338 2,86 Herentals 214 1,27 Bruxelles 687 1,17 Mol 281 1,35 Jette 273 1,13 Turnhout 908 3,53 Koekelberg 237 2,89 Bruges 1278 1,58 Molenbeek 945 3,28 Courtrai 456 0,86 Schaerbeek 508 1,15 Wevelgem 180 0,87 Asse 599 3,19 Coxyde 148 1,33 Dilbeek 305 1,19 Middelkerke 109 1,07 Grimbergen 773 3,55 Ostende 1144 2,46 Kampenhout 251 3,86 Oudenburg 113 1,93 Leeuw-Saint-Pierre 428 2,22 Roulers 612 1,69 Aarschot 653 3,43 Alost 946 1,71 Louvain 1345 2,35 Gand 8017 5,16 2 Montaigu-Zichem 170 1,12 Lochristi 172 1,47 Tielt Winge 84 1,32 Lokeren 1216 5,27 1 Anvers 54163 17,69 10 Saint-Nicolas 2308 4,97 1 Brasschaat 1466 6,73 1 Termonde 548 1,19 Edegem 898 5,49 1 Waasmunster 138 2,19 Kappellen 603 3,83 Bourg-Léopold 176 1,93 Kontich 715 5,68 Genk 662 2,24 Schoten 1625 7,64 2 Heusden-Zolder 560 3,59 Wuustwezel 787 8,42 1 Saint-Trond 241 0,92 Houthalen- Zoerzel 523 4,83 Helchteren 272 1,94 Lierre 1444 6,56 1 Riemst 143 1,39 Malines 4412 8,62 3 Tongres 398 1,87 Nijlen 251 1,82

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À partir des élections européennes de 1989, l’expansion du Vlaams Blok se généralise à toute la Flandre. Avec 241 117 voix, il double son score de l’élection législative de 1987 et il obtient un député européen. Mais c’est à l’élection nationale de novembre 1991, que le Vlaams Blok marque le plus les esprits. Le parti rassemble sous son nom plus de 400 000 suffrages. La Volksunie est dépassée par le VB. Le principal parti fédéraliste flamand est de la sorte supplanté sur sa droite. Il s’agit désormais d’une formation avec laquelle on doit compter. Cela est d’autant plus vrai qu’il conforte cette performance lors des scrutins suivants. À l’élection européenne de 1994, il recueille 464 000 voix et remporte un deuxième siège de député européen. L’élection communale de septembre 1994 scelle son enracinement politique. Enfin, au scrutin législatif de mai 1995, le Vlaams Blok s’approche des 500 000 suffrages. Il recueille 475 677 voix et passe au statut de sixième parti de Belgique devant le parti social chrétien. De 1987 à 1991, la progression du Vlaams Blok a été marquante dans la province d’Anvers mais proportionnellement, il a crû de manière plus importante dans les autres provinces flamandes et dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde.

Évolution du pourcentage du Vlaams Blok dans les provinces flamandes et dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde aux élections législatives

Bruxelles- Brabant Flandre Flandre Anvers Limbourg Flandre Royaume Hal-Vilvorde flamand occidentale orientale 1978 1,86 1,78 2,85 1,21 2,08 1,21 2,01 1,36 1981 0,9 0,87 3,12 1,04 - 0,81 1,37 0,87 1985 1,43 1,58 3,99 1,1 1,75 0,88 2,18 1,4 1987 1,52 2,17 5,91 1,35 2,21 1,26 3,03 1,89 1991 5,96 7,62 16,66 5,56 9,24 6,99 10,28 6,57 1995 7,24 8,42 18,31 8,08 11,26 9,72 12,25 7,83

Tendanciellement le poids de ses suffrages a décru en province anversoise. En 1987, il y obtenait plus de 50% de ses voix. En 1995, il s’agissait de moins de 40%.

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Rapport des suffrages du Vlaams Blok par province au nombre total de voix obtenues et rapport du poids de chaque province en suffrage rapporté à la Flandre et l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde (en pourcentage)

Bruxelles-Hal- Brabant Flandre Flandre Anvers Limbourg Vilvorde flamand occidentale orientale 1978 - VB 20,43 5,82 35,33 10,18 25,03 5,85 21,71 6,45 24,4 16,61 21,28 9,54 1981 - VB 14,74 4,53 60,49 13,76 0 6,54 20,71 6,58 24,7 16,81 21,05 10,15 1985 - VB 13,92 5,18 48,68 9,16 18,45 4,61 19,72 6,63 24,77 16,93 21,37 10,57 1987 - VB 10,72 5,31 53,32 8,43 17,27 4,93 19,34 6,69 24,73 17,1 21,38 10,74 1991 - VB 11,73 5,46 43,76 10,12 20,81 8,11 18,67 6,79 24,91 17,26 21,37 11 1995 - VB 11,47 5,17 39,88 12,45 21,33 9,69 18 6,96 24,72 17,49 21,5 11,3

C’est d’ailleurs dans les cantons où son implantation était la plus faible que le VB a le plus progressé. Alors qu’en 1991, il recueillait moins de 5% dans 44 cantons électoraux, ce chiffre est passé à 9 en 1995.

Évolution du nombre et de la proportion de cantons dans les fourchettes de pourcentage du Vlaams Blok

Scores du VB 1995 1991 Plus de 25% 1 0,89 1 0,91 Entre 20 et 25% 2 1,79 1 0,91 Entre 15 et 20% 8 7,14 8 7,21 Entre 10 et 15% 28 25 14 12,61 Entre 5 et 10% 64 57,14 43 38,74 Moins de 5% 9 8,04 44 39,63

L’expansion électorale du Vlaams électorale et sa diversification géographique lui ont permis de conquérir des élus de plus en plus nombreux. D’un député en 1985, il est passé à trois en 1987 et douze en 1991. En 1995, il a décroché onze sièges mais sur un total de 150 postes plutôt que 212. À l’exception du Brabant flamand, il a désormais des députés issus de chaque province et de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde.

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Évolution différenciée du nombre de députés du Vlaams Blok

Bruxelles- Brabant Flandre Flandre Hal- Anvers Limbourg Flandre Royaume flamand occidentale orientale Vilvorde 1978 1 1 1/212 1981 1 1 1/212 1985 1 1 1/212 1987 1 2 3 3/212 1991 2 6 3 1 10 12/212 1995 2 5 1 2 1 9 11/150

Contrairement à ce que nous avons évoqué pour le Front national belge, le Vlaams Blok est une formation très structurée et très cohérente qui a été rendue possible par le financement public dont elle bénéficie. Le Vlaams Blok a aujourd’hui un budget qui dépasse les cent millions de francs belges (16,5 millions de FF). Dans le temps, il a connu une croissance de son nombre d’affiliés, même si en comparaison d’autres formations belges, son taux d’adhésion reste modeste. Le Vlaams Blok peut aujourd’hui compter sur 10 000 membres et de 1 000 à 1 500 militants.

Évolution du nombre d’adhérents du Vlaams Blok 42

1979 834 1980 1 231 1981 1 607 1982 2 435 1983 2 821 1984 3 269 1985 3 698 1986 4 004 1987 4 213 1990 6 500 1995 9 322 1996 10 039

Le Vlaams Blok recrute surtout dans ses bastions puisque un tiers de ses adhérents provient du seul arrondissement d’Anvers 4/10 à l’échelle de la province).

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Répartition géographique des membres du Vlaams Blok en 1996

Bruges 445 Ostende-Furnes-Diksmude-Ypres 371 Courtrai-Roulers-Tilet 493 Gand Eeklo 749 Alost-Audenarde 515 Termonde-Saint-Nicolas 774 Anvers 3227 Malines 656 Turnhout 466 Limbourg 803 Louvain 391 Bruxelles-Hal-Vilvorde 1041 Autres 107

Il met indubitablement de nombreux problèmes à l’agenda de l’échiquier politique flamand ; en particulier tout la problématique sécuritaire et toute la question institutionnelle. Il tente d’avoir une armature idéologique pour ses militants. Ainsi, le Nationalistisch Vormingsinstituut (NVI) a en charge la formation des cadres du parti ; formation dans laquelle l’influence de la Nouvelle droite française est prégnante. Le Vlaams Blok attache en effet une importance particulière à « l’hégémonie culturelle » et n’hésite pas à se référer à Gramsci pour avancer en matière d’influence culturelle 43 . Au congrès de Dilbeek le 8 juin 1996, Karel Dillen, président à vie du parti a abandonné sa fonction non sans avoir installé son dauphin – comme le prévoient les statuts – Frank Vanhecke 44 . Avec Gerolf Annemans et Philip Dewinter, il forme le triumvirat qui incarne le Vlaams Blok et ses différentes sensibilités. Alors qu’Annemans personnifie la volonté de « respectabiliser » le parti, Dewinter représente l’aile dure anti-système du Vlaams Blok. Vanhecke se situe entre les deux. Depuis le début de la législature 1995-1999, le Vlaams Blok a habilement combiné actions de respectabilité et initiatives plus musclées en vue de déstabiliser des organismes ou partis concurrents. Par exemple, à l’occasion de la fête du pèlerinage de l’Yser, le parti d’extrême droite flamand a sciemment semé la confusion contre le comité organisateur pour durcir le propos radical flamand. Le 1 er mai 1996, il visait cette fois les couches populaires en célébrant le prêtre Daens. Enfin, depuis fin 1996, le Vlaams Blok s’est fixé comme projet de bloquer les institutions bruxelloises. Pour ce faire, il a lancé une campagne de propagande bilingue. Plusieurs centaines de milliers

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de tracts ont déjà été diffusés dans la capitale belge dans le but de capter une partie de l’électorat francophone. Dans cette entreprise, le Vlaams Blok s’appuie sur un certain nombre d’anciens responsables du parti des forces nouvelles en rupture avec le Front national. Avec le soutien du VB, ils ont fondé l’organisation Bruxelles Identité sécurité (Bis) qui relaie les thèses et les interviews des dirigeants du Vlaams Blok. Cette opération vise aussi à tirer profit des dissensions au sein de l’extrême droite francophone pour s’attirer les électeurs qui ont voté antérieurement pour le Front national. Récemment, le Vlaams Blok s’est attaché les services de Johan Demol, ancien commissaire en chef de la police de Schaerbeek 45 . Dans un premier temps, ce dernier a été suspendu pour avoir menti sur son appartenance antérieure à l’organisation d’extrême droite le Front de la jeunesse dans les années soixante-dix. Il a ensuite été révoqué. Pourquoi cette focalisation sur la région bruxelloise ? Elle est due à l’implantation du Front national dans cette aire géographique et à la spécificité des institutions régionales bruxelloises. En effet, au terme de la réforme de l’État de 1988, la région de Bruxelles-Capitale a été créée sur une base complexe. Il s’agit d’une région bilingue où la parité linguistique des ministres doit être assurée au niveau de l’Exécutif. Comme au niveau fédéral, le Ministre-président (Premier ministre) est répété asexué d’un point de vue linguistique. En revanche, à l’échelle de l’assemblée régionale, la représentation est directement proportionnelle. Les soixante-quinze sièges à pourvoir sont dévolus indistinctement des listes francophones et flamandes. Mais les listes doivent être unilingues. Dans la législature 1989-1995, il y avait soixante-quatre élus francophones pour onze élus néerlandophones. Dans la législature 1995-1999, on recense soixante- cinq élus francophones pour dix élus néerlandophones. Compte tenu de l’émigration des Flamands hors de Bruxelles, la question du nombre d’élus néerlandophones dans la législature 1999-2004 est ouverte. Le socle de députés flamands risque de se rétrécir. Parallèlement à ce processus, le Vlaams Blok progresse. Dans la première législature (1989-1995), il avait obtenu un élu et dans la deuxième deux. S’il en recueillait trois ou quatre lors du prochain scrutin et que le nombre de députés régionaux flamands tombait à neuf, la situation institutionnelle de Bruxelles serait extrêmement délicate. En effet, pour la plupart des matières, la majorité simple suffit mais pour d’autres, il faut une double majorité, et dans le total

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des députés francophones et dans le total des députés flamands. Par ailleurs, certaines compétences sont gérées par des collèges unilingues : il y a une commission communautaire francophone et flamande. Confectionner une majorité parmi les élus flamands serait donc extrêmement complexe d’autant que le sort et le statut de la région bruxelloise sont une pomme de discorde entre Francophones et Flamands à l’échelle fédérale. La force organisationnelle et électorale du Vlaams Blok est bien plus ancrée que celle du Front national et son influence sur les autres partis politiques plus prégnante. Les réactions des partis traditionnels aux formations d’extrême droite sont également différenciées selon le clivage linguistique. Pour la deuxième fois, les quatre partis francophones ont signé en mai 1998 une charte affirmant qu’ils n’entretiendront aucune relation et ne collaboreraient jamais avec l’extrême droite. Aucune initiative semblable n’a été menée en Flandre, bien que les partis traditionnels affirment vouloir constituer comme à Anvers un « cordon sanitaire ». Il est vrai aussi que l’enracinement du Vlaams Blok est plus puissant et gène davantage les partis traditionnels.

NOTES

1 Patrick Stouthuysen, Extreem-rechts in Na-oorlogs Europe , Bruxelles, VUB Press, 1993. 2 Els Witte et Jan Craeybeckx, La Belgique politique de 1830 à nos jours , Bruxelles, Labor, 1987, p. 228 3 Bruno De Wever, Vlag, groet en Lieder. Geschiedenis van het Vlaams Nationalistich Verbond 1933-1975 , Thèse de doctorat, Gand, RUG, 1992. 4 Lieven Saerens, « De houding van het Vlaams-nationalisme tegenover de joden tijdens de jaren dertig », in Hugo De Schampheleire, Yannis Thanassekos (Ed.), L’extrême droite en Europe de l’Ouest , Bruxelles,VUB Press, 1991, pp. 255-280. 5 Marc Swyngedouw, « La construction du péril immigré en Flandre : 1930-1980 », in Andrea Rea (sous la direction de), Immigration et racisme en Europe , Bruxelles, Complexe, 1998, p. 116. 6 Hugo Gijsels, Jos Vander Velpen, Le chagrin des Flamands. Le Vlaams Blok de 1938 à nos jours , Bruxelles, EPO, 1992, p. 14. 7 Hervé Hasquin (Dir.), Dictionnaire d’histoire de Belgique , Bruxelles, Didier Hatier, 1988, p. 498. 8 Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, « Les mutations du paysage politique en Belgique : questions et perspectives », in Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Les

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présidents de parti répondent... Vers une recomposition du paysage politique en Belgique , Bruxelles, Labor, 1998. 9 Xavier Mabille, Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs de changement , Bruxelles, Éditions du CRISP, 1986, p. 246. 10 Voir « Nouvelles formes et tendances d’extrême droite en Belgique », Courrier hebdomadaire du CRISP , n° 140, février 1962. 11 « UDRT, Livre blanc de 1983 », cité par Patrick Van Eesbeeck. L’UDRT. De la révolte anti-fiscale des indépendants au libéralisme anti-radical, Bruxelles, ULB, 1985, 163 pages, p. 45. 12 Roger Nols, La Belgique en danger. La vérité sur l’immigration , Bruxelles, Éditions Ligne claire, 1987. 13 Ibid ., p. 116. 14 Tracts électoraux, Élections législatives de 1985. 15 Serge Dumont, « Extrême droite. Les nouvelles filières », Le Vif , 9-15 mars 1990. 16 Philippe Brewaeys, Vera Dahaut, Anaïs Tolbiac, « L’extrême droite francophone face aux élections », Courrrier hebdomadaire du CRISP , n° 1350, 1992, p. 20 ; Manuel ABRAMOWICZ , Les rats noirs , Bruxelles, Éditions Luc Pire, 1996. 17 « Volonté européenne », op. cit., p. 7. 18 Andrea Rea, « Le Front national : force électorale et faiblesse organisationnelle », in Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Les partis politiques en Belgique , Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1997 (2e édition), p. 198. 19 Le National , n° 2, novembre-décembre, 1989, p. 8. 20 Le Front national, n° 1, octobre 1989, p. 19. 21 Philippe Brewaeys, Vera Dahaut, Anaïs Tolbiac, op. cit. , p. 23. 22 Information recueillie lors d’un entretien avec Daniel Féret, le 27 mars 1995. 23 Pour le détail des voix, pourcentages et sièges, voir Pascal Delwit, « L’état électoral et militant de l’extrême droite francophone en Belgique », in Hugues Lepaige, Le désarroi démocratique. L’extrême droite en Belgique , Bruxelles, Labor, 1996, 24 Le Soir , 21 avril 1995. 25 Le Soir , 3 mai 1995. 26 Le Soir , 13-14 mai 1995. 27 Le Soir , 9 mai 1996. 28 Le Soir , 6 mai 1996. 29 Wim Haelsterman, Manuel Abramowicz, « La représentation électorale des partis d’extrême droite », Courrier hebdomdaire du CRISP , n° 1567-1568, 1997, p. 13. 30 Tract électoral , Élections législatives de 1981. 31 Serge Govaert, « Le Vlaams Blok et ses dissidences », Le Courrier hebdomadaire du CRISP , n° 1365, 1992, p. 5. 32 Ibid. , p. 26. 33 Hugo Gijsels, Le Vlaams Blok , Bruxelles, Éditions Luc Pire, 1993, p. 70. 34 Marc Spruyt, Grove Vorstels. Stel dat het Vlaams Blok morgen zijn programma realiseert, hoe zou Vlaanderen er dan uitzien ?, Leuven, Van Halewyck, 1995, p. 33. 35 Guy Desolre, « The far right in Belgium : the double track », in Luciano Cheles, Ronnie Ferguson et Micalina Vaughan, The Far Right in Western and eastern Europe , Longman, 1995 (2nd edition), p. 248. 36 Tract électoral , Élections législatives de 1987. 37 Vlaams Blok, Vlaams Blok Jongeren. Werkgroep Abortus, Dit leven is in gevaar : een Vlaams Blok brochure over abortus , Nationalistisch Vormingsinstituut Brussel, 1992. 38 Marc Spruyt, « Le Vlaams Blok », in Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Les

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partis politiques en Belgique , Éditions de l’Université de Bruxelles, 1997 (2 e édition). 39 Marc Swyngedouw, « L’essor d’Agalev et du Vlaams Blok », Le Courrier hebdomadaire du CRISP , n° 1362, 1992, p. 10. 40 Jaak Billiet, Ann Carton, Rik Huys, Onbekend of onbemind? Een sociologisch onderzoek naar de houding van de Belgen tegenover migranten , Leuven, SOI, 1990 ; Marc Swyngedouw, « Het Vlaams Blok in Antwerpen. Een analyse van de verkiezingsresultaten sinds 1985 », in Hugo De Schampeleire, Yannis Tanassekos, op. cit. 41 Article 2 de l’arrêté royal du 7 mars 1989 instituant le Commissariat royal à la politique des immigrés, Moniteur belge, 11 mars 1989. 42 Sources : Marc Spruyt, « Le Vlaams Blok », in Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele (ed.), op. cit. ; Kris Deschouwer, Organiseren of bewegen. De evolutie van de Belgische partijstructuren sinds 1960, Bruxelles, VUB Press, 1993 ; Peter Bondi, « Morfologie van de Vlaamse Politieke Partijen in 1995 en 1996 », Res publica , 1997, n° 4, p. 689. 43 Dans une réponse à la ministre Paula D’Hondt (CVP) sur la politique d’immigration, le Vlaams Blok avait intitulé un de ses chapitres : « In de leer bij Gramsci » (À l’école de Gramsci), le Vlaams Blok expliquait la supposée victoire culturelle de la gauche sur la question de l’immigration : « Pendant que les partis traditionnels s’occuppent de la politique de tous les jours, de la crise économique, des séquelles de la guerre froide et de la chute du communisme, la gauche a mené et gagné le combat idéologique ». Marc Spruyt, « Le Vlaams Blok et la Nouvelle droite. Le détournement de Gramsci », in Hugues Le Paige, op. cit. , p. 176. 44 Le Soir , 10 juin 1996. 45 Le Soir , 20 février 1998.

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Jean-Philippe ROY

LE PROGRAMME ÉCONOMIQUE ET SOCIAL DU FRONT NATIONAL EN FRANCE

Évoquant le FN, la plupart des Français pensent avant tout à deux thèmes : immigration et insécurité 1. L’extrême droite française a réussi à construire son créneau électoral en faisant de ces deux questions son « fonds de commerce ». Si, dans le même temps, on leur demande en quoi consiste le programme économique du FN, les réponses sont vagues, évasives, la plupart restent même interdits face à cette interrogation. N’y aurait-il donc pas de programme économique du Front national ? Cette considération serait-elle absente des propositions de l’extrême droite française, pire, celle-ci n’aurait-elle aucune politique économique au sens propre du terme ? À l’observation des textes du FN, on est tenté de répondre : non ! Car, de 1983 à 1998, tous les « textes-programmes » comportent une tête de chapitre usant des mots « économie » ou « économique » dans un de leurs intitulés 2. Mieux, dès 1984, un ouvrage, émanant du FN entend se consacrer spécifiquement à ce sujet. Son titre est sans ambiguïté : Droite et Démocratie économique , une exergue précise encore l’objet : « Doctrine économique et sociale du FN ». Il est préfacé par Jean-Marie Le Pen. Il s’agit bien d’un document officiel de sa formation, puisqu’y figure en quatrième de couverture le logo du parti à l’époque et que, en dernière page, est précisé que c’est un supplément de National Hebdo , organe de presse du FN durant cette période. Pour en savoir plus aujourd’hui, et après avoir contacté le siège national du FN, on est amené à se diriger vers un ouvrage de 1993, présenté comme étant encore la référence fondamentale en

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la matière : 300 mesures pour la renaissance de la France , avec pour sous-titre Front national, programme de gouvernement . Il est édité aux Éditions nationales, maison qui fait paraître l’ensemble des ouvrages émanant du parti de Jean-Marie Le Pen 3. L’observation de son sommaire indique très clairement qu’une part non négligeable de son contenu a, de près ou de loin, à voir avec l’économie. Dans un grand chapitre, intitulé « Prospérité », on y voit déclinés les thèmes suivants : « Économie, pour la puissance économique », « Fiscalité » : en finir avec le fiscalisme », « Entreprise : produire français », « Agriculture : pour la survie du monde agricole ». Un autre chapitre, intitulé « Fraternité » comporte trois items : « Social, pour la fraternité française », « Emploi, du travail pour les Français », « Santé, sauvegarder la santé ». Bref, si le souci économique ne traverse pas la frontière entre société politique frontiste et électorat, force est de considérer que, depuis les origines (ou, plus exactement, depuis son efflorescence électorale), le FN a, de façon constante, revendiqué la dimension économique comme un souci spécifique dans l’édification de ses textes programmatiques. Au-delà du contenu qui nous préoccupera plus loin et tout au long du présent travail, nous possédons déjà une clé d’analyse fondamentale. Le FN, force émergente en 1983, force installée en 1998, a, tout au long de ce parcours, eu le souci de faire apparaître la dimension économique dans ses propositions. Ce comportement répond probablement à une contrainte, et non des moindres, à laquelle il est confronté. Il s’inscrit dès le début dans le cadre partisan classique, celui d’une formation qui se donne les moyens de conquérir et d’exercer le pouvoir 4. Or, ce dernier facteur l’oblige à proposer des solutions à dimension économique, ou du moins à faire comme si... En d’autres termes, se concevoir comme un vrai parti politique le contraint à édifier une représentation économique de la société qu’il aurait éventuellement à gouverner. Toute la problématique du présent article s’articulera donc sur la confrontation entre la nécessaire construction d’une représentation économique de la société, à laquelle est « condamné » le FN et la réalité oscillante, contestable, de son contenu. Cette oscillation étant, par ailleurs, un stigmate de la véritable finalité – élaborer une stratégie de séduction électorale – assignée à ces textes qui est, par nature, beaucoup plus contingente 5. En d’autres termes, chercher si leur nature est véritablement économique est probablement un « objectif sans objet ». Il s’agit

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plutôt, face aux divergences et contradictions, de poser deux séries de questions : qui les inspire, pourquoi apparaissent-elles ainsi, qui donc entend en tirer bénéfice ? Et d’autre part : quel est le statut instrumental assigné à l’économie dans la construction d’un programme au FN ? En quoi l’économie, avec sa force symbolique peut-elle contribuer à édifier une représentation du monde fondée sur la dénonciation de l’ennemi, du responsable ? On verra à cet égard que, du marxisme au mondialisme, l’outil « économie » est instrumentalisé identiquement, même si les cibles sont fondamentalement différentes et les univers conceptuels afférents profondément contradictoires.

Un programme économique inspiré par les forces idéologiques à l’œuvre au sein du Front

À tous égards, l’histoire du FN et de son fonctionnement est marquée par une constante historique. Jean-Marie Le Pen n’ayant pas d’autre objectif que l’accession au pouvoir d’État, la structure qu’il a contribué à construire nécessite en permanence le recours à des lieutenants dont la fonction consiste à procurer un soubassement idéologique à l’édifice 6. F. Duprat, Jean-Pierre Stirbois et Bruno Mégret sont les trois personnages qui, historiquement, se sont succédés dans cette fonction. n’est pas à exclure de cette catégorie, mais il semble que le « maire consort » de Vitrolles (tel que la presse le désigne depuis l’élection de son épouse en raison de son inéligibilité) joue désormais un rôle plus central au sein du parti de Jean-Marie Le Pen. Sur la période considérée, c’est-à-dire 1983-1998, les deux inspirateurs essentiels de la propagande économique frontiste sont donc Jean-Pierre Stirbois et Bruno Mégret. Le contenu du propos produit doit donc être observé avec un regard différentiel, même s’il est construit sur un schéma parallèle, lié à la pesanteur historique, humaine et idéologique de la structure. Le premier texte est un excellent témoignage du tournant que Jean- Pierre Stirbois a imposé au FN. On y retrouve des thématiques de nature à fédérer les militants historiques de l’extrême droite : l’obsession antimarxiste ; mais également une croyance dans le libéralisme économique qui témoigne de la volonté d’adapter le FN à l’actualité politico-économique de son temps. Ce deuxième point

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s’accordant d’ailleurs assez fortement avec le premier, car la figure de Ronald Reagan s’opposant à « l’ogre soviétique » convient tout à fait à l’univers symbolique auquel se réfère le FN. La fonction de ce premier texte devra être essentiellement mobilisante : il s’agit d’abord et avant tout de renforcer le militantisme par un argumentaire. On ne s’étonnera donc pas de rencontrer là une forme toute catéchistique. Ce texte est avant tout un vade-mecum destiné à faciliter le militantisme et à inculquer des principes de base. Dix ans plus tard, les choses ont changé, l’argumentaire est plus intellectuellement élaboré, il s’agit de montrer que la doctrine du FN se fonde sur une réflexion. À la nécessité pédagogique se substitue la justification intellectuelle. À un univers où la force totémique, par exemple du mot marxisme, est mobilisée, on peut opposer une doctrine où le concept de préférence nationale est défini, établi, décliné. D’un outil destiné essentiellement à inculquer, obéir pour mieux militer, on passe donc à un instrument de réflexion, d’inspiration.

L’influence de Jean-Pierre Stirbois, ou comment rassembler par l’économie une base militante hétérogène

En 1983, quand paraît le premier véritable texte à visée économique 7, il s’agit, pour le FN, de remobiliser une clientèle militante qui a pu déjà être tentée par le populisme et de séduire de nouvelles couches socio-politiques. La catégorie initialement visée est composée essentiellement des petits commerçants et entrepreneurs qui sont traditionnellement sensibles aux menées populistes. Elle comprend également des militants de droite, radicalisés, qui se signalent avant tout par leur antimarxisme. En résumé, refonder les bases d’un électorat d’extrême droite suppose alors de fédérer les héritiers du poujadisme et de l’extrême droite traditionnelle. Au plan économique, cela justifie l’élaboration d’un programme réactivant la peur du marxisme et du fiscalisme. Le second objectif nécessite une cohérence économique plus théorique. Élargir sa base électorale contraint le parti à s’inscrire dans une perspective économique plus globale. En l’occurrence, le libéralisme semble à l’époque tout à fait adapté car, il est « dans l’air du temps » et ceux qui en sont les « champions », apparaissent comme les ennemis les plus acharnés du

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système communiste. Quatre extraits de la préface de Jean-Marie Le Pen, en 1983, viennent à l’appui de cette démonstration. Dans un premier temps, il justifie de l’authenticité de la démarche frontiste par rapport à la droite parlementaire : « Les choses ont bien changé depuis la parution de Droite et démocratie économique , il y a six ans. On n’avait pas encore découvert la révolution conservatrice américaine et les hommes politiques, qui se déclarent complaisamment « reaganiens » en étaient encore au libéralisme avancé, forme mondaine du socialisme sournois, ou au « travaillisme repeint aux couleurs de la France ». »8 Le cheminement du FN serait donc, lui, authentiquement libéral. Le parti de Jean-Marie Le Pen revendique ainsi un choix libéral antérieur à la mode « reagano- thatcherienne » de la droite classique des années 1982-1988, importée en France par Guy Sorman et popularisée principalement par le Figaro-Magazine . Deuxième temps, à l’appui de cette authenticité revendiquée, Jean- Marie Le Pen peut mettre à profit l’argument antifiscaliste, traditionnel de l’extrême droite populiste et rapprocher (pour mieux les disqualifier ensemble) gauche au pouvoir et droite parlementaire. « Par exemple, le taux des prélèvements obligatoires était passé de 35% en 1974 à 42% en 1981, franchissant allègrement sous son propre septennat la frontière entre économie libérale et économie socialiste, que Giscard fixait à 40%. Il est en 1984 de 46%, ce qui permet, somme toute, d’écrire que si l’on s’en tenait à ce seul critère, MM. Chirac, Barre et Giscard ont été presque d’aussi bons socialistes que Mauroy, Marchais et Mitterrand . »9 Le bilan de la droite au pouvoir avant 1981 est de même nature que celui du socialisme gouvernemental, le critère fiscal permet de démontrer la réalité face à l’alternance apparente. Cet argument permet de positionner le FN face à l’ensemble des forces sur l’échiquier politique : au classique antagonisme droite-gauche, Jean-Marie Le Pen substitue le clivage FN-« Tout le reste » (ceux qu’il regroupe volontiers dans l’expression « bande des quatre »). Troisième temps, il s’agit de révéler la vraie nature du socialisme gouvernemental : « Après trois ans, le bilan de la gauche est catastrophique, mais elle n’a pas renoncé à réaliser cette transformation radicale de la société, dont le vrai nom est révolution marxiste. »10 Après avoir mobilisé la clientèle traditionnelle « néopoujadiste », cette troisième phase permet de lui adjoindre les conservateurs déçus de l’échec de la droite en 1981 et l’extrême droite

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traditionnelle « néopétainiste », sensible essentiellement au thème anti-marxiste. Enfin, dernier temps, il faut affirmer le credo libéral du FN, même si le recours à la notion de tradition permet de ménager quelques portes de sortie : « Fidèle à ses principes, il n’entend pas se substituer à ses adversaires, dans l’appareil étatique actuel, il veut en libérer les forces de création et de réalisation économiques. Il fait confiance à la révolution technologique moderne, pour ouvrir des voies nouvelles à la liberté et à la prospérité de nos pays, dans le respect des traditions et de l’humanisme occidental. »11 Ces principes étant posés, il convient d’inculquer les bases qui vont conduire la réflexion. Ainsi, un peu à la façon d’un catéchisme, deux principes centraux seront établis : – « Il ne peut exister de libertés politiques ou autres sans liberté économique ». – « La droite nationale, populaire et sociale se distingue de toutes les autres tendances en ce qu’elle veut enrichir les pauvres au lieu d’appauvrir les riches »12 . Dans ces deux expressions juxtaposées, on trouve l’essence-même du programme économique, inspiré par le populisme traditionnel des « vieux routiers » de l’extrême droite et le recours conjoncturel (la suite nous le démontrera) au libéralisme. Vont, en conséquence, être déclinés, pêle-mêle, les thèmes classiques du populisme antiparlementaire et une vulgate libérale un peu frustre. Il s’agit tout d’abord de mettre en évidence le caractère central de l’entreprise et de la personnalité du patron, pivot de cette entité. À l’appui de cela, les relents néopoujadistes sont, bien évidemment, constants : « On ne doit, en effet, pas perdre de vue qu’un patron n’est pas libre d’agir à sa guise : il est aux ordres du peuple. (...) Le bénéfice, pourboire accordé par le peuple s’il daigne acheter, n’a rien d’une certitude. Il apparaît comme le résultat aléatoire (...) d’un travail, très souvent pénible, demandant une bonne dose d’intelligence et de connaissance assez étendue . »13 Ainsi se trouvent mêlées la fonction économique de l’entreprise et l’idée qu’elle serait le lieu électif, le creuset de la démocratie. Partant de là se dessine tout l’univers théorique du FN, très fortement inspiré d’ultralibéralisme : « Le désir de profit » est le moteur de l’économie, la propriété a vocation à « préciser les responsabilités », ce qui suppose « d’assurer la sécurité ». « L’inégalité économique est normale » dans la mesure où, même dans les pays marxistes elle demeure, et que, d’autre part, l’existence des riches est la meilleure garantie de subsistance pour les pauvres.

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Ensuite est abordé le problème de l’État et de l’économie. Là encore, on rencontre une conception très classiquement ultralibérale : « À l’origine de l’État : le glaive », puis est évoqué quasi rituellement la geste d’un âge d’or perdu où l’État se limitait à ses attributions régaliennes : « De Clovis à Poincaré ». Alors, toute une dramaturgie est mise en scène : l’apparition de l’État interventionniste, dont l’origine est essentiellement marxiste : « Apparition de l’État pieuvre », puis, destruction d’un « argument spécieux : l’intérêt national exige le contrôle de l’État sur des monopoles de fait » à l’aide de l’exemple d’ATT aux États-Unis. La cause est entendue, la responsabilité incomberait à l’idéologie marxiste, et à cet effet des extraits du Manifeste du parti communiste sont requis. Un diagnostic est alors porté : la situation de la France en 1983 et se résume ainsi : « Un avant-goût du socialisme : la social-démocratie ». Enfin, le principe de base pour le retour à une prospérité est posé. Pour que la démocratie économique n’agonise pas, étranglée par le capitalisme d’État monopoliseur, il faut restituer à l’État sa destination naturelle : « susciter les conditions de la prospérité après avoir rendu au secteur privé les responsabilités de producteur et de négociant qu’il ne peut pas remplir correctement . »14 Cette perspective n’est possible que si la fiscalité de l’entreprise se résorbe, que si les petits épargnants sont protégés, que si l’État réduit ses dépenses, que si le nombre des fonctionnaires baisse, que si les conditions d’une véritable concurrence soient réunies et, enfin, que si le statut des professions libérales est revalorisé. En résumé, le programme économique tente de construire une cohérence à partir d’un triptyque idéologique hybride : populisme, antimarxisme, libéralisme. Dès 1983, la stratégie économique du FN est donc d’imposer l’idée suivante : en poussant jusqu’à leur caricature les thèmes traditionnels de la droite parlementaire, l’extrême droite tente d’occuper de façon prépondérante le créneau politique de droite et de marginaliser les grandes formations traditionnelles (RPR et UDF) qui apparaissent alors comme de pâles copies, fades, de l’original. Cette stratégie, qui est encore celle de Jean-Marie Le Pen aujourd’hui (et qui l’oppose à Bruno Mégret) a été élaborée dans les années 1980, au moment, décisif, où Jean- Pierre Stirbois s’est associé au leader d’extrême droite afin d’amener le FN vers une stratégie de conquête électorale du pouvoir 15 .

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L’influence des nouveaux cadres, où comment mobiliser la ressource « économie » pour susciter la réflexion

Dix ans après Droite et démocratie économique , la tonalité donnée par le FN à son programme économique a bien changé. En témoigne le titre introductif du chapitre 6 de son texte : « Économie, pour la puissance économique : les méfaits du libre échangisme sans frein »16 . Favorable aux libertés économiques, le FN croit que le commerce est bénéfique et que la division du travail représente un facteur de progrès et de prospérité. Il considère cependant que ces principes, appliqués à outrance et sans discernement sur l’ensemble de la planète, constituent une déviation dangereuse qui conduit à se poser la question de la place de l’activité économique dans la société humaine, au sein de la Nation. Ainsi, est-il amené à s’interroger : l’économie est-elle une fin en soi, à la poursuite de laquelle tout doit être subordonné ? Doit-elle, au contraire, être soumise au respect de certaines valeurs ? Au credo ultra-libéral de 1983-84 va donc se substituer une perception plus étriquée de l’économie qui, au nom de la défense de la Nation, doit contrôler le jeu des échanges. Il s’agit donc bien d’une intervention régulatrice de l’État qui est proposée. Mais, pourquoi cette volte-face ? La réponse surgit immédiatement : « La croissance, le développement, l’accumulation sans limite des richesses matérielles sont devenus des objectifs majeurs de la vie sociale ; le libre- échangisme, l’intensification des échanges mondiaux, la division internationale du travail constituant les instruments privilégiés qui doivent permettre d’atteindre ces objectifs. (...) Comment ne pas voir que cette conception de la vie économique menace de disparition un univers où les hommes se réunissaient au sein de communautés historiques ? (...) C’est l’idée-même de Nation que cette entreprise d’uniformisation met en péril. »17 À rebours par rapport à 1983-84, mais en même temps selon un schéma stratégique proche, un ennemi est désigné. Cette fois, il s’agit du « mondialisme » ou du « libre-échangisme mondial ». Dans ce monde dominé par la logique libérale, la dimension nationale s’estomperait, il conviendrait donc de prendre des mesures protectrices de la Nation. Et nos gouvernants, sous la pression de la mondialisation, se révéleraient incapables d’oser le faire. Démonter ce mécanisme devient alors un jeu d’enfant pour le FN, permettant au passage de « recycler » quelques vieilles recettes dans cette nouvelle orientation doctrinale. Constat, tout d’abord : l’économie est en

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déshérence et l’État impuissant, car l’économie est étatisée ; démonstration pratique ensuite, chiffres à l’appui : le poids des prélèvements obligatoires est excessif. Alors survient la solution : « La France devrait donc prendre la tête des nations désireuses de faire prévaloir sur le plan international d’autres mécanismes que ceux du libéralisme sauvage . »18 Nous sommes donc bien dans le cadre d’un État protectionniste, intervenant sur la libre circulation des hommes, des biens et marchandises, afin de faire prévaloir son intérêt propre. On pourrait, en fait, qualifier cette politique d’interventionnisme de rétraction (symbolisé par son remède absolu : « la préférence nationale »). Là encore, les têtes de chapitre témoignent bien de cette idéologie : « Assainir l’économie », « La réduction des dépenses publiques », « Proposer un conférence internationale sur l’assainissement des relations économiques mondiales », « Assurer le filtrage des flux commerciaux », « Reconquérir le marché intérieur », « Intégrer les préoccupations non marchandes dans la régulation de la compétition économique ». Au plan social, cette ligne de politique économique permet d’induire la solution essentielle, directement opérationnelle pour tout homme politique frontiste en situation de responsabilité, quelle que soit la collectivité à administrer : la préférence nationale, découlant du principe général de « fraternité française » : « Si le peuple constitue une communauté, les membres qui la composent sont tenus par un devoir de solidarité et de fraternité qui s’impose à eux comme il s’impose à l’intérieur d’une famille. »19 Sont alors avancées les solutions suivantes : « Création d’un service national de solidarité », « Création d’une allocation de solidarité », « Pour toute aide, les Français d’abord », « Réinsertion des toxicomanes », « Convertir les foyers SONACOTRA en foyers d’accueil pour les SDF » et « Moratoire des dettes pour les travailleurs indépendants »20 . De même en ce qui concerne l’emploi, la même proposition permet de « diminuer la demande de travail », associée, bien évidemment avec « le départ des immigrés pour réduire le nombre des demandeurs d’emploi », enfin, « l’institution du revenu maternel ou parental libérera des postes de travail »21 . Il reste néanmoins que ce changement radical de conception économique doit être expliqué. Certes, l’effondrement du communisme est une des causes majeures, mais, à l’intérieur du FN, beaucoup de perturbations se sont produites. En particulier, dans les années 1986-1988, on assiste à la montée en puissance de nouveaux cadres provenant de grands partis politiques de droite classique, à fort

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capital intellectuel, qui vont façonner la nouvelle stratégie économique et politique du FN. Vis-à-vis de l’économie, trois personnages joueront un rôle majeur : Jean-Yves Le Gallou, Yvan Blot et Bruno Mégret 22 . Les deux premiers sont énarques, le dernier, polytechnicien. Jean-Yves Le Gallou vient surtout du Club de l’horloge, structure de réflexion philosophique, économique et politique qui tente de tisser des liens idéologiques entre droite et extrême droite. Le niveau d’étude prestigieux de ces nouveaux acteurs et le fait qu’ils aient l’expérience des grandes formations politiques (Yvan Blot et Bruno Mégret étaient au RPR) expliquent que le nouveau programme soit plus sophistiqué et plus cohérent dans sa construction. D’un catéchisme antimarxiste et ultralibéral un peu frustre en 1983-84, on est passé à un programme beaucoup plus complet en 1993 à dominante protectionniste. Ajoutons, sur les aspects traditionnels du programme économique, que Jean- Claude Martinez, professeur de droit, spécialiste des finances publiques, a contribué à rendre beaucoup plus cohérent l’ensemble des propositions. D’une grogne antifiscale habituelle, on passe à une conception très chiffrée et à une programmation planifiée de la suppression de l’impôt sur le revenu. Néanmoins, il convient de remarquer que, malgré ces renversements et ces évolutions, une constante perdure : l’économie est au service de la politique. Par conséquent, les contradictions dans le temps ne sont pas considérées par le FN comme anormales ou gênantes. Elles répondent à une finalité précise : contribuer à rapprocher le FN et ses chefs du pouvoir, voire leur permettre d’y accéder directement.

Un programme économique sous contrainte, ou comment perdurer quand le monde change

Comprendre l’évolution du programme économique du parti de Jean-Marie Le Pen passe par la mise en évidence des deux contraintes auxquelles il est confronté : durer et justifier. Durer, car la lutte pour le pouvoir est une affaire de longue haleine, ce que Jean-Marie Le Pen, mais surtout ses lieutenants, ont désormais compris. Le programme économique devra en même temps s’adapter 23 , mais témoigner d’un bel entêtement dans sa logique fonctionnelle. Ainsi, la même ressource mécanique est au principe des

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programmes de 1983-84 et 1993 : dénoncer un complot. L’axiome est le même : il y a des responsables du marasme dans lequel nous sommes. Seule change leur identité. Il s’agissait des marxistes en 1983-84, ce sont les libre-échangistes-mondialistes en 1993. En deuxième lieu, justifier. À cet effet, la ressource économique, forte de ses chiffres et de ses tableaux, sera utilisée pour rendre crédibles un certain nombre de choix politiques et sociaux du FN. Le fétichisme du chiffre est utilisé à outrance pour crédibiliser les propositions du parti.

Dénoncer, ou l’économie au service de l’objectivation du complot

On sait depuis Léon Poliakov 24 (plus particulièrement à propos de l’antisémitisme), que l’un des mécanismes les plus pernicieux et les plus redoutablement efficaces qu’empruntent les mouvements d’extrême droite est la « causalité diabolique ». La dénonciation du bouc-émissaire est, en effet, au principe de tous les populismes et de celui du FN en particulier 25 . De 1983-84 à 1993, il est frappant de voir la part fondamentalement importante que prend, dans les deux textes, la description dramatique, voire tragique, des méfaits du marxisme puis du mondialisme. On observe là une technique constante : décrire à l’aide d’exemples très concrets les conséquences « cataclysmiques » du mal et, ainsi, justifier les solutions radicales proposées qui auront avant tout une vertu curative, thérapeutique. Afin d’illustrer cet aspect des choses, on prendra un exemple au cœur de l’ouvrage de 1984. Dans une de ses sections, intitulée sans ambiguïté « Un mythe marxiste : le pouvoir magique de la publicité », on peut lire ceci : « Le pouvoir exorbitant prêté à la publicité constitue la clé de voûte d’une argumentation marxiste fondée sur la prétendue aliénation d’individus purement passifs, au comportement entièrement déterminé par les médias. (...) Quant à nous, nous connaissons trop le bon sens populaire pour considérer le consommateur comme un simple pantin sans jugement ni volonté, manipulé par la publicité et les « technostructures capitalistes ». (...) Cette véritable démocratie économique que l’on appelle à tort capitalisme, puisque le capitaliste obéit d’abord au lieu de régenter, chagrine évidemment la gauche, d’où le mythe qu’elle propage inlassablement . »26

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Le schéma est ici parfait. Il fonctionne en trois temps : la gauche vous trompe, et sous le couvert de vous révéler votre exploitation, vous méprise. Deuxième temps, typiquement populiste et flatteur : nous, nous connaissons votre bon sens et lui faisons confiance. Enfin, troisième temps : notre solution, seule véritable réponse, va contre les intérêts de la gauche qui, complot oblige, va poursuivre son œuvre dévastatrice en entretenant un mythe pour son propre intérêt. Dans l’ouvrage de 1993, on retrouve un mécanisme général assez similaire. À titre d’exemple, on pourrait évoquer le paragraphe intitulé « Assainissement de l’économie »27 . Notons au passage qu’il est illustré par une photo représentant deux sabres traditionnels japonais, accompagnés de la légende suivante : « L’économie japonaise est prospère car elle est le fruit d’une population homogène qui respecte ses traditions nationales . » Dans un premier temps, il faut se protéger contre l’ennemi mythique : le libre-échangisme mondial et permettre le développement économique assurant puissance et indépendance au pays. L’ouvrage désigne alors une référence : l’Allemagne et le Japon. Dans un deuxième temps, le FN propose, à titre de solution, une politique de rigueur : « Notre objectif est d’assainir l’économie et d’obtenir en contrepartie, non seulement un franc fort, mais une réduction du chômage et une augmentation de la richesse . » Puis se déclenche un processus proche de celui décrit précédemment à propos de l’ouvrage de 1983-84, à ceci près que l’ennemi est moins clairement identifié : « Certains, il est vrai, contestent la politique de rigueur que mènent l’Allemagne et le Japon. (...) Selon eux, la politique du « franc fort » étranglerait la croissance et aggraverait le chômage . » À l’argument présenté et imputé à l’ennemi, le FN répond : « Il y a là erreur d’analyse : ce n’est pas une politique dite monétariste qui ralentit la croissance et suscite le chômage, mais la combinaison insolite d’une politique monétaire rigoureuse et d’une politique budgétaire laxiste . » Puis, la dramatisation est mise à contribution : « Ainsi, ne recueille-t-on en matière monétaire qu’un avantage fragile et, pis encore, factice : une monnaie ne pourra jamais être durablement plus forte que l’économie qui la porte et le franc est aujourd’hui un athlète qui se nourrit d’anabolisants . » D’où, enfin, les solutions proposées en matières de réduction des dépenses publiques et d’allégements fiscaux pour les entreprises. Ainsi, de 1983-84 à 1993, les propos économiques du FN suivent un schéma identique, passant du diagnostic à la purge, après

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identification du mal. La métaphore médicale n’étant pas fortuite puisque la phraséologie utilisée par le FN emprunte au vocabulaire clinique. En 1984, sous le chapitre intitulé « Conditions d’un retour à la prospérité », un paragraphe a pour titre : « L’ordonnance du docteur FN »28 . En 1994, de façon plus subtile, après avoir diagnostiqué « l’impuissance d’une économie étatisée »29 , le FN propose une solution cathartique : « l’assainissement de l’économie »30 . D’une façon générale, on constate donc, que l’outil économique est mis à disposition de la stratégie idéologique du FN. C’est bien le cas en matière de dénonciation du complot. Ce l’est plus encore pour justifier les propositions du parti, pour les mettre en scène, en tirant profit du pouvoir symbolique des chiffres.

Fétichiser, ou l’instrumentalisation des chiffres pour procurer une apparence scientifique légitime à un point de vue idéologique

Le pouvoir symbolique des chiffres et l’apparence d’une scientificité économique sont mis à profit en permanence, et ce, notamment à partir de 1992-93. À cet égard, un opuscule de janvier 1992, intitulé Immigration, le FN fait le point, de Jean-Yves Le Gallou et Philippe Olivier, paru aux Éditions nationales, est un modèle du genre 31 . Il est l’émanation du Centre d’études et d’argumentaires qui est l’instance d’élaboration de la propagande frontiste. Avant d’aboutir au chapitre intitulé « Le départ des immigrés : les solutions du FN », deux points sont soigneusement développés : « L’immigration : un flot d’entrées ininterrompues » et « L’immigration : un danger pour la France, une charge pour les Français ». Dans ces deux premiers chapitres conçus comme les prolégomènes justifiant la solution drastique du parti de Jean-Marie Le Pen, l’usage des tableaux chiffrés est impressionnant. Dans le premier chapitre, qui compte dix pages, on trouve huit tableaux représentant, en taille, environs quatre d’entre elles. Leur apparence scientifique renforce évidemment la teneur du propos. Ainsi, déplorant « le recours de la France à une main-d’œuvre bon marché », un histogramme s’étalant sur la moitié de la page suivante montre, chiffres à l’appui, que les entrées de travailleurs permanents passent de 60 000 en 1970 à 410 000 en 1990. L’effet visuel de l’histogramme affermit énormément l’acuité du propos et l’assoit sur une apparence de légitimité scientifique. Cette technique est prolongée

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à l’identique dans les pages qui suivent, elle consiste à démontrer que la situation de l’immigration s’est aggravée de 1970 à 1990, quel que soit le gouvernement en place, de gauche ou de droite. Dans le deuxième chapitre, on observe également un usage intensif de la représentation chiffrée, de type économétrique. Par exemple, page 20, un histogramme de taille similaire à celui précédemment évoqué, tend à montrer que les familles étrangères entrées en France sont majoritairement marocaines, algériennes et turques. Puis un tableau, pleine page, détaille le nombre des demandeurs d’asiles selon leur nationalité en 1987, 1988, 1989 et 1990. Après une mise à plat de la situation, il s’agit de démontrer le risque que représente l’immigration pour la souveraineté. Ainsi, page 16, un tableau montre que sur 200 000 jeunes Français d’origine maghrébine, seuls 5 200 accomplissent effectivement leur service militaire. Suivent ensuite toute une série de tableaux tendant à évaluer la part des immigrés dans l’économie française, pour aboutir, enfin, page 32, au plus spectaculaire d’entre-eux, intitulé « Coût de l’immigration », et qui est censé mettre en évidence le fait que l’immigration pèse à hauteur de 211,1 milliards de francs français sur l’économie nationale. Fort de cette base, apparemment argumentée et étayée, le FN peut alors proposer, dans un troisième chapitre (curieusement dénué de chiffres et tableaux prospectifs !) son programme. Citons, pour finir, les principales têtes de paragraphe : « Appliquer la loi républicaine sur l’ensemble du territoire et expulser les contrevenants étrangers » ; « Supprimer tous les canaux légaux d’entrée » ; « Cesser d’inciter les étrangers à venir en France et mettre en place la préférence nationale » ; « Abroger les cartes de séjour et de travail de dix ans automatiquement renouvelables » ; « Mieux contrôler les frontières et légaliser les contrôles d’identité sur les lieux publics » ; « Réformer le code de la nationalité » ; « Développer les accords de retour avec les pays d’origine ». Cet usage des données économiques au service du programme social et politique est probablement un des symptômes majeurs de l‘évolution du Front. Renforcé par le savoir-faire de quelques élites, son programme économique est passé, en dix années, de l’apparence d’un catéchisme un peu caricatural à celui d’un programme qui se donne l’allure de la solidité scientifique. Ne négligeons pas, par ailleurs, que ce « corps de doctrine » apparaît désormais comme un « guide dans l’action » pour les édiles frontistes en charge d’exécutifs municipaux, au mépris d’ailleurs de la légalité de leurs décisions. Cette évolution contribue à l’établissement d’une constatation plus

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générale, faite par nombre de politistes spécialistes de l’extrême droite française : d’un parti à dominante protestataire, le FN devient un organe à vocation idéologique qui cherche à survivre à la disparition politique de son leader créateur, de son chef charismatique et qui tente, coûte que coûte, d’appliquer sa doctrine dès qu’il est en mesure de le faire. Force absente de tous les exécutifs jusqu’en 1995, le FN est, aujourd’hui, en situation de tester ses solutions économiques et sociales, ou, faute d’y arriver en raison de la vigilance des instances judiciaires, de faire de ces succédanés, les porte-drapeaux idéologiques et médiatiques de son programme politique.

NOTES

1 On se référera sur ce point à Pierre Martin, « Le vote Le Pen, l’électorat du Front national », Note de la Fondation Saint-Simon , Octobre-novembre 1996, pp. 34 à 37 et Pascal Perrineau, Le symptôme Le Pen, radiographie des électeurs du FN , Paris, Fayard, 1997, pp. 12 et 13 et surtout pp. 185 à 242. 2 Nos deux principales sources sont : « Droite et démocratie économique, doctrine économique du FN », préface de Jean-Marie Le Pen, octobre 1984, supplément à National-Hebdo et 300 mesures pour la renaissance de la France ; FN, programme de gouvernement , Paris, Éditions Nationales, 1993. 3 Après avoir consulté le dernier programme distribué par le FN, lors des législatives 1997, intitulé Le grand changement, et si on essayait le FN ?, on a pu vérifier que la nature et le contenu du programme économique n’avaient changé ni dans son contenu, ni véritablement dans sa forme. 4 Il satisfait ainsi le principal critère du parti politique selon La Palombara et Weiner. Joseph La Palombara et Myron Weiner (eds), Political parties and political development , Princeton, Princeton University Press, 1966. 5 Voir sur ce point la conclusion de Pierre Martin, op. cit. , p. 46 et, sur l’analyse idéologique, Pierre-André Taguieff, « La métaphysique de Jean-Marie Le Pen », in Nonna Mayer, Pascal Perrineau (eds), Le Front national à découvert , Paris, Presses de Science Po., 1996, p. 181-182 (note 1 en particulier). 6 Voir Jean-Philippe Roy, « Grandir, le Front national », in Annie Laurent, Bruno Villalba (eds), Les petits partis, de la petitesse en politique ”, Paris, L’Harmattan, 1997, pp. 141 à 169 ; Jean-Yves Camus, Le FN, histoire et analyse , Paris, EOL, 1996 et Guy Birenbaum, Le FN en politique , Paris, Balland, 1992. 7 Auparavant, en 1978, un précédent opuscule avait vu le jour, sous le vocable « Droite et démocratie économique », nous ne l’évoquons que de manière allusive, car, d’une part, la légèreté de l’ouvrage en fait une base de réflexion fort mince, et, d’autre part, conçu dans une période stratégique balbutiante, il ne représente qu’une forme « protohistorique » de la source majeure qu’est le texte de 1984. 8 « Droite et démocratie économique... », op. cit. , p. IX. 9 Ibid. 10 Ibid. , p. X.

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11 Ibid. , p. XI. 12 Ibid. , pp. 2-3. 13 Ibid. , p. 14-15. 14 Ibid. , p. 101. 15 Jean-Philippe Roy, op. cit . 16 300 mesures pour la renaissance de la France..., op. cit. , p. 126. 17 Ibid. , p. 128. 18 Ibid. , p. 137. 19 Ibid. , p. 221. 20 Ibid. , pp. 223 à 226. 21 Ibid. , pp. 249 à 250 22 Voir Jean-Yves Camus, op. cit . et Guy Birenbaum, op. cit . 23 Jean-Philippe Roy, op. cit. , pp. 159 à 163. 24 Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, l’Europe suicidaire , Paris, Calmann- Levy, 1977. 25 Hugues Lagrange et Pascal Perrineau, « Le syndrome Le Pen », in Nonna Mayer, Pascal Perrineau, op. cit ., pp. 228 à 241. 26 « Droite et démocratie économique », op. cit. , pp. 19 à 21. 27 300 mesures... , op. cit. , pp. 123 à 143. 28 « Droite et démocratie économique... », op. cit. , p. 118. 29 300 mesures... , op. cit. , p. 131. 30 Ibid. , p. 139. 31 Jean-Yves Le Gallou et Philippe Olivier, Immigration, le FN fait le point , Éditions nationales, 1992.

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Mateo ALALUF

L’ÉMERGENCE DU FRONT NATIONAL EN BELGIQUE EST PLUS REDEVABLE AUX CIRCONSTANCES QU’À SON PROGRAMME

Référence nationale brouillée

L’indigence de son programme, tout comme l’incapacité à s’unifier et à se donner une organisation cohérente, caractérisent précisément l’extrême droite francophone en Belgique. On peut cependant considérer dans le paysage mouvant de groupes émiettés, que le Front national de Daniel Féret constitue, depuis la fin des années quatre- vingt, la figure principale de l’extrême droite francophone. Ce parti reste cependant d’envergure très restreinte et sans commune mesure avec les partis correspondants au Nord du pays ou en France. Sa difficulté à se définir du point de vue communautaire contribue à accentuer ses différences avec le Vlaams Blok en Flandre et avec le Front national de Jean-Marie Le Pen en France dont il a subi pourtant l’influence jusqu’à s’approprier le nom. Si l’extrême droite trouve dans le nationalisme un terrain fécond, ses formes restent cependant multiples. Ainsi, alors que pour le Vlaams Blok le nationalisme flamand cimente toute sa politique et son action, qu’en France, « Français d’abord » est le credo du Front national, la chose paraît plus compliquée pour le Front national en Belgique. Il ne peut en effet, par similitude au parti de Jean-Marie Le Pen, prôner un nationalisme belgicain devenu anachronique même à droite, ni prôner, à l’instar du Vlaams Blok, un nationalisme wallon, étranger à ses traditions et alors que sa principale implantation est bruxelloise. Au départ d’un fédéralisme provincial avancé du bout des lèvres

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et sans grande conviction, le Front national se rabattra sur un nationalisme européen qui se rattache aux vieilles et solides traditions de la droite extrême. Seul le groupe Agir, créé en 1989 avec le projet de supplanter le FN, présent principalement dans la région liégeoise, mettra en avant le nationalisme wallon autour du mot d’ordre « Wallons d’abord, immigrés dehors ». Mais sa volonté de s’implanter en Wallonie et à Bruxelles restera sans lendemain. Agir implosera en plusieurs groupuscules en 1994. L’immigration reste alors la seule référence centrale. La nation comme l’Europe n’ont dès lors comme signification que le rejet des immigrés. Ainsi, dans la dernière mouture de son programme 1, le Front national se prononce-t-il pour inscrire dans la constitution « la préférence nationale et européenne ». Pour lui cependant « cette mesure n’appelle pas de commentaire : elle est le leitmotiv de notre programme. » Aucune autre explication n’accompagne cette proclamation qui, pour ses auteurs, se suffit à elle-même. L’image de « droite nationale » qui se rattache à la tradition de l’extrême droite et à ses manifestations actuelles dans différents pays d’Europe qu’elle veut se donner étant quelque peu problématique dans le sud du pays, cette extrême droite essayera de se profiler comme droite populaire. Dès lors, pour donner quelque consistance à son opposition à l’immigration, la définition d’un programme social revêt pour elle de l’importance. Contrairement aux traditions de l’extrême droite, le FN comme la plupart des autres groupes de la même mouvance, se réclament de la démocratie. Bien sûr le FN pourfend la classe politique, les « partis et syndicats véreux ». À ceux-là même « qui disent que le Front national n’est pas démocrate : faux ! » rétorque le FN. « Nous sommes le seul mouvement politique qui ait inscrit en lettres d’or dans son programme, le recours au référendum d’initiative populaire. »2. Dès lors c’est comme expression de la souveraineté populaire précisément que l’extrême droite revendique une légitimité populaire.

Le programme socio-économique du Front national

Le programme du FN, si ténu soit-il, a mis longtemps à prendre corps. Sa dernière version constitue cependant un effort important par rapport à celui qu’il avait encore aux dernières élections 3. Il

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contient seize rubriques (emploi, social, immigration, famille, sécurité, santé, fiscalité et économie, agriculture, éducation, culture, environnement, justice, Institutions et démocratie, politique étrangère, défense, Europe). Chacune des rubriques est subdivisée en plusieurs points. Ainsi, par rapport à l’ensemble, le socio-économique paraît particulièrement étoffé puisque trois rubriques (emploi, social, fiscalité et économie) lui sont explicitement consacrées, et qu’il est présent dans les autres rubriques. En fin de compte cependant, ce programme se résume au « rapatriement des immigrés ». En matière d’emploi, c’est le rapatriement des immigrés qui va libérer des postes de travail pour les Belges et les Européens dont on aura restauré la priorité. « Le rétablissement des frontières européennes freinera les délocalisations . ». Nous serons alors en mesure de « diminuer l’impôt sur le revenu », par un « salaire parental » de « récompenser les parents belges et européens qui, en se consacrant à l’éducation de leurs enfants, libèrent des postes de travail » et de rendre enfin l’enseignement adéquat aux souhaits des employeurs. Sans oublier bien sûr l’attention constante portée dans toutes les rubriques au statut et au salaire des policiers, magistrats et du personnel pénitentiaire, auxquels on ajoute parfois, sans doute pour faire bonne mesure, les infirmières. Le volet social est conditionné par « l’inversion des flux migratoires » et l’octroi « à nos compatriotes les plus démunis des fonds actuellement consacrés à l’intégration des immigrés ». Les foyers d’accueil réservés à présent aux « réfugiés politiques et économiques » qui bénéficient « d’un logement décent, aux alentours de Zaventem notamment » seront attribués, après leur retour au pays, à des Belges. En l’absence de la « concurrence déloyale » que représente l’immigration sur le marché du travail, on pourra diminuer les prélèvements sociaux et en « restituer une partie » aux travailleurs autochtones. La sécurité sociale sera scindée par la création « d’une caisse séparée pour les immigrés ». Grâce à la quasi-disparition du coût de l’immigration en raison de leur départ, on pourra enfin « réparer les injustices ». On pourra sauver les pensions, assurer les soins de santé aux plus démunis, protéger les indépendants et avoir une politique familiale nataliste de manière à rétablir la « solidarité nationale . » « Par le biais du principe de la préférence communautaire (il s’agit de l’Europe) », le FN prône sur le plan de la fiscalité et de l’économie, « le retour à la libre entreprise » et « une cure

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d’amaigrissement à l’État ». Il faudra « supprimer progressivement l’impôt sur le revenu du travail et créer une TVA sociale ». Enfin, n’en doutons pas, « la baisse des coûts salariaux combinée à des mesures structurelles prises en matière d’immigration entraîneront une réduction substantielle du chômage ». Sous l’effet de ces mesures, « le pouvoir d’achat des classes modestes sera encore accru . » « La réduction du coût de l’immigration et du chômage » qui résulte notamment du « renvoi des chômeurs extra-européens », permettra de dégager des ressources pour « financer l’enseignement en fonction des besoins de la nation . » Dans un tract, rédigé sous la forme d’une lettre de Daniel Féret au Roi, diffusé massivement en avril 1998, après avoir évoqué plusieurs questions qui « nous regardent » comme le rétablissement de la peine de mort lié à l’assassinat des enfants, aux « viandes contaminées » et « à la corruption généralisée », nous apprenons que le président du FN fut, « au Parlement européen, le plus acharné en faveur du maintien de Renault-Vilvorde ». Le tract nous rappelle que « les pertes d’emplois, les délocalisations d’entreprises organisées par les socialistes, ça nous regarde ». Enfin, Daniel Féret explique au Roi que « la situation économique et sociale ne s’améliorera pas. Les délocalisations s’accéléreront tant que nos produits seront en concurrence avec des marchandises manufacturées dans des pays où les salaires sont quarante à cinquante fois inférieurs à ceux de nos travailleurs et tant que nous encouragerons une immigration qui n’est plus de travailleurs, comme dans l’immédiat après-guerre, mais de populations, qui viennent malheureusement, pour elles et pour nous, grossir les rangs des chômeurs ». Ainsi, en matière fiscale l’objectif reste bien de « diminuer les impôts », et en matière économique, de « libérer l’économie ». En conséquence le FN préconise la « suppression progressive de l’impôt sur les revenus » d’une part et de « protéger nos entreprises face à la concurrence déloyale des pays non européens » et leur donner les moyens pour « gagner la guerre économique » d’autre part. En 1995, tout comme certaines personnalités de la droite libérale, le FN préconisait aussi de financer par la TVA la sécurité sociale. Le FN agrémente ces questions de quelques propositions populistes : « réprimer sévèrement la fraude fiscale et distribuer aux travailleurs des actions des sociétés privées . » En tout cas, la lutte contre la fraude fiscale sera singulièrement facilitée par la suppression de l’impôt sur les revenus ! Il en va de même de l’attention accordée aux pensionnés pour lesquels il réclame la « garantie d’une retraite

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décente ». Sans oublier une proposition de fond : « Suppression du monopole des syndicats politiques ». En même temps, il se prononce, dans la bonne tradition corporatiste, pour « le développement de la solidarité au sein des entreprises » entre patrons et ouvriers. En résumé, selon ses propres termes, le FN propose « le social sans le socialisme, en récompensant l’effort et en donnant la priorité aux Belges et aux Européens pour les prestations sociales, le logement, les pensions ». C’est son autodéfinition comme « droite populaire » qui fait sans doute l’originalité de l’extrême droite actuelle. Il faut se rendre cependant à l’évidence : elle est « populaire » d’abord par son électorat et non par la force de conviction de son programme. Mais des positions programmatiques ont incontestablement suivi, tardivement certes et dans une expression aussi sommaire que simpliste, la composition de son électorat. Le programme vise tout à la fois à conforter son implantation et à lui donner l’apparence d’un parti sérieux, on aurait tendance à dire un parti comme les autres, s’il ne les traitait de « véreux » et de « pourris ».

Un nationalisme économique

Au fond, aucun des rivaux du FN n’échappe à la difficulté de se définir concrètement sur la question communautaire en Belgique, question importante pourtant lorsqu’il s’agit de donner un contenu concret au nationalisme qui constitue une composante centrale de son idéologie. Dès lors, les différentes scissions du FN s’inscriront dans les mêmes orientations que celui-ci tout en le radicalisant, à savoir la dénonciation de l’immigration d’abord et des positions socio- économiques nécessaires à son image populaire. Si bien que l’on peut, bien que très embryonnaire, discerner à travers les publications du FN l’ébauche d’un projet social, qui s’accorde avec la tradition de l’extrême droite européenne et prend les contours d’une sorte de nationalisme économique. Le Front national se veut bien sûr du côté des petites gens. « Il est aberrant, soutient ainsi le FN, que des ménages à revenus suffisants, voire élevés, bénéficient des mêmes allocations familiales que les ménages à revenus modestes, voire faibles . » Il propose en conséquence, « que l’aide sociale (allocations familiales et de chômage, soins de santé...) soit octroyée pour des montants

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inversement proportionnels à ceux des revenus des ménages... et en appliquant le principe de la préférence nationale ! »4 « Les pensionnés ont payé pour leur pension » et pourtant celles-ci sont menacées. Pourquoi ? Parce que « la classe politicienne » arrose les petits copains avec l’argent des pensions et l’envoie « aux quatre coins du monde, dans le sillage de nos casques bleus, pour le donner aux immigrés et aux réfugiés politiques, pour subsidier des ASBL soi- disant antiracistes mais en réalité anti-belges, pour créer des administrations pléthoriques, peuplées de crétins politisés ou encore pour des travaux de prestige que des grandes sociétés décrochent moyennant quelques pots de vin... . » La conclusion du FN ? « Les politiciens ont donc volé l’argent des cotisations versées par les travailleurs et les employeurs . » Quelle solution préconise alors le FN ? La privatisation bien sûr : « Qu’on laisse les gens assurer eux- mêmes leur pension en cessant les prélèvements obligatoires »5 écrit un certain Alain Bergerac dans le National . Si l’immigration est du point de vue du FN absolument nuisible, elle l’est bien sûr aussi, peut-être même surtout, au plan social. Non seulement les immigrés occupent des emplois pour lesquels priorité devrait être donnée aux autochtones, mais en plus, ils vivent aux crochets de la sécurité sociale et singulièrement des allocations de chômage. À travers cette accusation le FN désigne aussi les victimes : les petites gens de chez nous. Dans cette défense des petits, le FN s’identifie même aux luttes ouvrières du passé. « Il est tout à fait anormal » écrit le même Bergerac, que les immigrés profitent des avantages pour lesquels « les travailleurs belges ont lutté pendant plus d’un siècle pour les obtenir . » Dès lors, le choix est le suivant : « soit réduire la protection sociale dont bénéficient nos travailleurs... au niveau des pays d’Extrême-Orient, soit établir un protectionnisme européen et une préférence européenne systématique, ce qui est préférable . » Notre mal réside dans le fait que « nous sommes, comme l’Empire romain décadent, touchés par le clientélisme . » La cause de ce mal se trouve dans le fait « qu’aucune décision politique importante ne peut être prise si elle n’a pas l’aval des syndicats et des mutuelles . »6 Le FN est donc aux côtés « des humbles et des démunis ». Mais il faut absolument « supprimer les tabous des droits acquis . » En fait c’est « l’État-providence » qu’il faut supprimer soutient Georges Matagne, élu FN à la Chambre. Car c’est lui qui a fait de nous cet « homme médiocre, petit crabe incrusté dans un Etat

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totalitaire et tentaculaire, préférant la sécurité dans l’obéissance à la liberté dans la lutte . »7 Alain Bergerac théorise ces propos. Le mal vient de la loi Le Chapelier qui, en 1791, a supprimé les corporations. Il en est résulté une toute puissance capitaliste et la misère ouvrière. Par la suite, sous la poussée des socialistes, l’État libéral en se transformant en État- providence, s’est dilué dans l’administration. « Nous ne sommes pas anti-étatistes comme les libéraux et les marxistes » écrit cependant Alain Bergerac. Le FN préconise « une économie organique . » Ce fantasme de retour au corporatisme de l’ancien régime dans la tradition organiciste du siècle passé se nourrit de l’exemple japonais. Le MITI japonais est en effet l’exemple préconisé. Dans sa symbiose avec le monde industriel et des affaires le ministère de l’Industrie et du Commerce « planifie, de manière stratégique, le développement industriel du Japon ; il anticipe..., oriente et dirige les grands choix . » « L’État doit par conséquent diriger l’économie mais ne doit pas intervenir dans l’économie ». Dès lors, toujours à l’instar du Japon, « nous préconisons l’autarcie d’expansion » écrit Bergerac. Celle-ci consiste « à acheter du matériel européen même s’il est plus cher. Il en résultera une « indépendance économique basée sur les productions locales. »8 Le National préconise « d’unir la force politique de l’État et l’énergie créatrice de l’économie privée », définissant ainsi ce que nous avons appelé le nationalisme économique.

À la périphérie du FN

C’est par ses attaques contre les immigrés couplé au sécuritaire que le FN nourrit sa propagande et son programme. Par la suite, en raison même peut-être de ses résultats dans les milieux populaires, qu’il a ajouté un volet socio-économique à son programme. Son incapacité cependant à se doter d’un programme cohérent et à se donner un appareil à la mesure de ses ambitions, expliquent sans doute pourquoi le FN ne parvient pas à trouver une stabilité susceptible d’en faire une force politique comparable au Vlaams Blok en Flandre ou au FN en France. Le monopole de situation que lui donnent son sigle et la personne de son chef, au charisme pourtant inexistant, en sont les principaux repères. On comprend pourquoi, dans ses conditions, le FN a de si grandes difficultés à maintenir son unité et que beaucoup de ses

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élus ne tardent pas, souvent dès leur entrée en fonction, à quitter le parti pour le moindre différent avec la personne de son chef, incontestable comme il se doit dans l’extrême droite. Si bien que le paysage de l’extrême droite francophone ne se limite pas au FN, mais se trouve émietté en une multitude de groupuscules. Sur le plan du programme, chacun de ces groupes, pour se profiler, se heurte aux mêmes difficultés que le FN. Le nationalisme, sur lequel spontanément il devrait se rabattre se prête mal à la radicalisation, dans la partie francophone du pays. Reste alors le terrain de l’immigration, déjà bien occupé par le FN, et le socio-économique où, avec le chômage massif et durable, de larges espaces peuvent encore être occupés. Passons en revue quelques-uns de ces groupes.

Agir

Agir, créé en 1989 par des dissidents du parti des forces nouvelles (PFN) de Liège, avait été, à ses débuts, le principal concurrent francophone du Front national. En 1994, cependant, Agir implosa en plusieurs groupuscules. Dans cet émiettement, Robert Destordeur se présentant comme président d’Agir, et ses quelques partisans, ont élaboré un programme relativement détaillé pour leur groupe. Celui- ci, imprégné des théories de la nouvelle droite, se présente comme différentialiste et affirme « le respect des différences ethno-culturelles et donc la dénonciation rigoureuse de tout projet de société multiculturelle . » Il insiste sur « l’identité, la vitalité et la pérennité d’un peuple . » Dans le prolongement, le groupe Agir-Destordeur se prononce pour une « préférence aux Belges », dans la perspective d’une « Europe intégrée, souveraine et régionalisée . » Il veut promouvoir « une politique régionale conforme aux aspirations et aux intérêts de la Wallonie et de Bruxelles ». Wallons, Bruxellois et Européens « de souche » bien entendu. Il fait en même temps du « rejet de l’invasion » des étrangers un axe de son action. Il perpétue ainsi la tradition « anti-immigré hard » dont Agir s’était fait le champion. Il n’est certes pas surprenant que ce programme s’inspire des traditions de l’extrême droite. Il se singularise cependant quelque peu par rapport aux autres groupes par l’accent mis sur la démocratie

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d’une part et le social et l’écologie d’autre part. Ainsi Agir-Destordeur affirme son attachement « à notre régime démocratique. » « Il ne faut pas perdre de vue qu’au XX e siècle, le mauvais fonctionnement du régime parlementaire, reflet d’une démocratie approximative, a fini par frayer les chemins sanglants de la dictature . » Sur le plan social sa doctrine se réfère d’abord au corporatisme organiciste, référence traditionnelle de l’extrême droite. Il se présente cependant comme « un parti populaire ouvert aux sentiments et aux revendications des plus larges couches de la population, spécialement des plus défavorisées que la crise économique rend encore plus vulnérables . » Il dénonce « les partis socialistes occidentaux qui n’ont jamais pu proposer une alternative crédible : en bons bourgeois sociaux- démocrates qu’ils sont devenus, ils se contentent d’aménager le système libéral dans un sens un peu plus social . » Enfin, la conciliation de la nature et de la culture qui englobe le rejet des immigrés et la défense de la famille et de la femme au foyer, avec une attention spécifique accordée à l’agriculture forme aussi l’axe « écologique » du programme.

Front Nouveau de Belgique

Après avoir disputé à Daniel Féret le leadership d’abord, le nom et le sigle du parti ensuite, Marguerite Bastien, élue à la Chambre sur la liste FN à Bruxelles et exclue du parti en 1995, a créé sa propre formation. Le Front Nouveau de Belgique se positionne comme seul mouvement nationaliste en Belgique romane. Marguerite Bastien qui a rallié à sa cause quelques figures de l’extrême droite traditionnelle qui avaient bâti leur réputation dans la droite libérale, comme Roger Nols, ou chrétienne, comme Daniel Noël de Burlin, se présente comme « l’opposition nationale » et ne fait pas dans la nuance. Dans son mensuel intitulé Le bastion, avec comme sous-titre le mensuel de la préférence nationale, Marguerite Bastien ne manque pas de dénoncer « la chasse-au-Belge ». Son périodique se réjouit d’apprendre par les sondages qu’un Européen sur trois serait raciste. Il y trouve la confirmation « que les opinions défendues par le Front nouveau de Belgique sont majoritaires dans notre pays . » On apprend également dans ce mensuel que la rentrée de la section de Verviers du parti, présidée par Marguerite Bastien s’est déroulée (photo à l’appui) « autour d’une choucroute, arrosée de bière allemande

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bien fraîche . » Enfin, un lecteur, semble-t-il, peut se plaindre, dans les colonnes du mensuel, de la pauvreté, de l’absence d’emploi, comme du passage de notre industrie sous contrôle étranger et dénoncer en conséquence les musulmans, adeptes d’une « religion conquérante », plus nombreux en Belgique que les « soldats allemands entre 41 et 43 . » « Nous subissons, ajoute le lecteur anonyme qui est présenté comme ancien combattant et ancien officier d’active, une occupation, lente, progressive, insidieuse, avec la complicité du gouvernement . » Il en conclut que l’on « préfère jeter des milliards dans le puits sans fin de l’intégration, qu’honorer nos anciens combattants, dont beaucoup survivent dans la pauvreté . »9 La surenchère de Marguerite Bastien vise d’abord l’immigration mais se positionne également en termes socio-économiques. L’étranger est en effet, nuisible dans tous les cas. « Soit il travaille et prend l’emploi qu’un Belge pourrait occuper, soit il émarge à la sécurité sociale . » Elle ajoute ensuite que « cette offre artificielle de main-d’œuvre bon marché est une des causes principales de la baisse du pouvoir d’achat des Belges . » Elle en conclut curieusement, immédiatement après, dans le même paragraphe : « 40% de la population des prisons sont des immigrés : est-ce un hasard ? » Mettant ensuite en avant sa compétence supposée d’ancien Conseiller à la Cour du travail, elle ne manque pas, reproduisant ainsi les pratiques habituelles des groupuscules d’extrême droite, à partir d’exemples inventés de toutes pièces, de dénoncer les abus sociaux des étrangers et de plaindre les victimes, tous des Belges aussi méritants que déshérités. « Qui peut croire, s’indigne-t-elle alors, que l’immigration musulmane et africaine vient encore ici pour travailler ? Tous connaissent très bien l’adresse du CPAS, ajoute-t- elle . » Il est donc temps, comme le propose Marguerite Bastien, que nous cessions de leur accorder « plus de droits qu’aux Belges . » Un bon immigré est pour elle un immigré rapatrié 10 . Dans ce paysage d’extrême droite balkanisée, le Front national doit non seulement affronter ses nombreux rivaux francophones, dont le parti de Marguerite Bastien paraît être le principal actuellement, mais il se trouve également en concurrence avec le Vlaams Blok à Bruxelles. Cette rivalité se concrétisa déjà par la création en 1994 du groupe Bruxelles-Identité-Sécurité (BIS), comité francophone proche du Vlaams Blok et qui appelait à voter pour ce parti. La concurrence s’est singulièrement exacerbée ensuite par la

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stratégie bruxelloise du Blok qui tente une véritable percée auprès de l’électorat d’extrême droite francophone bruxellois, de manière à entraîner, en cas de succès, une véritable crise institutionnelle. Si bien que le Front national, ainsi que le Front nouveau de Belgique, joignent un volet en flamand à leur propagande, tout comme le Vlaams Blok s’adresse également aux Bruxellois francophones. À ce propos Marguerite Bastien s’adresse directement aux Bruxellois « déçus d’avoir voté pour un parti nationaliste dirigé par un certain docteur F. et de ne jamais voir le moindre résultat . » Elle les met en garde contre la tentation de se tourner « vers un parti nationaliste flamand qui tente de profiter du ras-le-bol francophone afin de recueillir leurs voix . » Ce parti « veut bloquer les institutions bruxelloises pour faire éclater la Belgique . » Alors, et cet aveu vaut son pesant d’or, « les Francophones de Bruxelles ne vaudront pas plus que des immigrés aux yeux de ce parti . »11 Les immigrés seraient-ils donc si mal traités en Belgique ? C’est toujours Marguerite Bastien qui soutient pourtant, dans le même tract, qu’on leur accorde « plus de droits qu’aux citoyens belges . »

Une « droite populaire »

Si l’extrême droite est divisée dans la partie francophone du pays en une multitude de groupuscules, si son programme reste embryonnaire, son idéologie floue, ses organisations inconsistantes et ses dirigeants sans envergure, sous l’effet cependant de succès électoraux, elle prend progressivement corps. Elle se donne même de plus en plus des allures populaires. C’est d’abord les circonstances qui expliquent la composante populaire de l’extrême droite. Il ne lui aura pas fallu un programme pour regrouper un électorat, mais simplement exister au bon moment. Encore lui fallait-il ensuite trouver le registre adéquat pour durer. C’est la fonction dévolue à présent à son programme. D’abord bien sûr la crise, le chômage et le désarroi qui en résulte feront leur effet. Ensuite la seule présence des élus à tous les niveaux – commune, province, région, État fédéral, Europe –, constituera tout un programme. La seule présence d’élus de l’extrême droite placera sous surveillance les « politiciens corrompus » affirme Le National, qui se présente comme « le magazine de la communauté

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belge de Belgique ». Encore faudra-t-il tenir ses élus, ce dont le FN s’avère encore incapable. Ensuite se posera la question de son implantation plus large. On a assisté sur ce plan aux prémices des tentatives, jusqu’ici infructueuses, d’infiltration dans les syndicats. Depuis déjà un certain temps on s’était inquiété au sein de la CSC (syndicat chrétien) et de la FGTB (syndicat socialiste) des taupes du Vlaams Blok et du Front national. En 1987, le cas de militants de la FGTB de l’usine Volkswagen à Forest, actifs au sein du groupe d’extrême droite, Delta, s’était déjà posé. Plus récemment, fin 1994, le cas de Nadine Lemmens, élue du FN au conseil communal de Bruxelles, par ailleurs affiliée au SETCA (syndicat des employés de la FGTB) et qui s’était signalée par le salut fasciste lors de sa prestation de serment a suscité pas mal d’émotion. Celle-ci ayant été exclue de la FGTB en même temps que d’autres affiliés, la question des taupes de l’extrême droite dans les syndicats est revenue à l’avant-plan 12 . Il est en tout cas certain que les groupes d’extrême droite cherchent une implantation dans un électorat populaire d’ouvriers, de chômeurs et de minimexés. Dans la période de crise que nous connaissons, certaines centrales professionnelles des syndicats comptent parmi leurs affiliés une part considérable de chômeurs. C’est leur clientèle que vise plus spécialement l’extrême droite. Le FN considère d’ailleurs l’affiliation syndicale comme conforme à son objectif social qui se préoccupe, selon ses dires, des plus démunis. Alertés par les dangers d’infiltration, les trois organisations syndicales, FGTB, CSC et CGSLB, ont proclamé l’incompatibilité entre une affiliation syndicale et l’appartenance à un parti d’extrême droite. Elles ont décidé de refuser en conséquence tout membre d’un parti d’extrême droite dans leurs rangs et comme candidat aux élections sociales.

Le poids des circonstances

La montée actuelle de l’extrême droite, sous ses formes diverses en Belgique, paraît constituer un phénomène profond et sans doute durable, lié à l’effritement de ce que l’on pourrait appeler le « compromis démocratique » de l’après-guerre. Celui-ci reposait

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d’une part sur un équilibre international, perturbé à présent par l’écroulement du système soviétique à l’Est, et par un compromis social, reposant sur une capacité de négociation élevée des syndicats. En particulier en Wallonie, qui a connu au siècle passé la révolution industrielle la plus précoce du Continent et dont l’histoire s’identifie à ses vieux bassins industriels et à ses luttes ouvrières, la rupture de ce « compromis social » a pris les allures d’une véritable catastrophe. Après-guerre en effet, les salariés et parmi eux les ouvriers avaient encore connu un essor en nombre. Alors que leur niveau de consommation augmentait, ils accédaient également, certes avec des tensions, des conflits et des luttes, à une stabilisation sociale en rupture avec la précarité antérieure du salariat : garantie d’emploi, protection sociale et stabilisation familiale. Avec la crise charbonnière d’abord, de la métallurgie et des non ferreux ensuite, et au milieu des années soixante-dix, avec l’apparition d’un chômage massif et d’une crise qui s’éternisera, la croissance et le progrès social que l’on avait cru durables, se trouvent profondément mis en cause. Le chômage, la détérioration des conditions de travail, la précarité de l’emploi, la stagnation des salaires, la persistance d’une organisation taylorienne du travail, s’imposaient désormais sans aucune contrepartie. En même temps la capacité d’intervention des syndicats se trouvait singulièrement réduite par la menace du chômage. Le milieu des années soixante-dix représente ainsi incontestablement pour la Wallonie ouvrière la fin d’une époque. Des pans industriels entiers ont disparu et la tertiairisation de la population active s’est accentuée. Cette désindustrialisation des régions et de désouvriérisation des industries constitue sans doute une crise sans précédent du monde ouvrier et de sa capacité d’action collective. Cette atomisation de l’emploi affecte profondément les capacités d’intégration des salariés. De ce point de vue, la place occupée par la question de l’immigration dans les débats sociaux et politiques est tout à fait significative. L’immigration est en effet d’abord un phénomène économique, à telle enseigne qu’on la désigne en termes de « travailleurs immigrés ». Leur intégration dans les syndicats, et l’accès des travailleurs étrangers à la citoyenneté économique, au même titre que les nationaux, montre bien que c’est l’emploi, plus que le quartier, qui a constitué le facteur le plus favorable de leur intégration.

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Alors cependant que l’immigration fait désormais partie intégrante des populations locales, avec la crise et le chômage, les entreprises sont moins demandeuses d’une main-d’œuvre jusqu’ici massivement affectée aux segments non qualifiés du marché de l’emploi. Dans le passé en effet, en alimentant les échelons les plus bas du salariat, les travailleurs immigrés ont permis une mobilité sociale qui a touché toute la société. Pendant que les jeunes issus de l’immigration aspirent à la scolarité et à la mobilité sociale, il fallait trouver, dans cette logique de nouveaux immigrés pour remplacer les anciens. C’est ce mécanisme qui se trouve bloqué par la crise alors même que l’immigration qui répondait aussi à un défaut des naissances lié au vieillissement de la population est devenue familiale et s’est sédentarisée. Même si les étrangers occupent toujours les emplois situés dans les « segments secondaires » du marché du travail, ils font cependant à présent partie intégrante de la population locale. Tout comme pour les ouvriers au siècle passé, il n’est pas étonnant que, sous le poids du chômage, la prise en compte de l’immigration comme fragment de la population locale se soit faite aussi sur le mode de l’exclusion. Mais ici, les mécanismes de rejet pouvaient s’alimenter d’un incitant de choix : le racisme. Dans un pareil contexte marqué par le déclin industriel et le chômage, les partis paraissent loin des débats qui revêtent un enjeu pour les gens. Les syndicats, minés par la crise, sont sur la défensive. Les associations sont réduites bien souvent à la seule préoccupation d’assurer leur propre survie. Coincés par le déficit des finances de l’État, les services publics sont fragilisés. En particulier, les enseignants, le personnel des soins de santé, les travailleurs sociaux se sentent marginalisés. Le chômage prive une large fraction de la population de la capacité de subvenir activement, comme acteur, à ses besoins matériels. Les chômeurs, rapidement désignés en termes de « noyau dur » sont en quelque sorte « mis de côté » avec pour fonction essentielle de peser vers le bas sur les revenus, les conditions de vie et de travail des autres. Dans ces conditions, la société perd ses liens. Ceux-là même qui dans les entreprises assuraient la proximité avec les jeunes disparaissent en prépension sans qu’on engage pour autant des jeunes à leur place. Les enseignants et travailleurs sociaux qui assuraient cohésion et transmission de ce qui faisait le fondement de la citoyenneté sont déstabilisés. Aux yeux d’une fraction des jeunes il ne faudra plus déployer beaucoup d’efforts pour les présenter

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comme autant de reliques d’une société en faillite. Les vieilles idées d’extrême droite apparaîtront alors avec les attraits de la nouveauté.

Un électorat sans parti

Ces circonstances ont davantage propulsé l’extrême droite à l’avant-plan de la scène politique plutôt que son programme, ses structures ou ses dirigeants. Son programme s’est élaboré tardivement, il reste incohérent et il est fait de lieux communs, de contrevérités et de démagogie. Pourtant ne nous y fions pas. Ce programme épouse de près les nouvelles caractéristiques d’une extrême droite qui, sans rompre avec son passé, s’adapte aux conditions du moment. Elle aspire, grisée par des succès électoraux, à devenir une composante durable du paysage politique. Elle vise d’abord l’électorat populaire. Pour ce faire elle s’est faite populiste. Non seulement dans une tradition poujadiste qui par l’anti- fiscalisme voulait séduire les classes moyennes, mais c’est parmi les ouvriers, les chômeurs et les exclus qu’elle se construit une base sociale. Certes, le Front national comme les autres groupes d’extrême droite ne renient pas l’antifiscalisme qui avait fait le succès de l’UDRT dans la décennie passée. Mais ils n’hésitent pas à poser des problèmes de redistribution, même si ceux-ci sont escamotés, en faisant des seuls immigrés l’obstacle à toute redistribution des revenus au bénéfice de ceux qui en ont besoin. L’extrême droite d’aujourd’hui se veut du côté des petites gens, des déshérités des pensionnés. Dans sa formulation, malgré le simplisme qui la caractérise, le programme se réserve également des issues plus modérées. Suppression, certes de l’impôt sur le revenu, mais « suppression progressive » est-il écrit dans le programme du FN. Pour ce parti, il paraît clair que la place « naturelle » des femmes est au foyer. Il n’en reste pas moins que le FN se veut de notre époque. Il se prononce dès lors pour le principe « à travail égal salaire égal », même s’il est pour lui évident que précisément le travail des femmes étant différent de celui des hommes, leur salaire, comme leur chance d’accéder à l’emploi ne peuvent être les mêmes. Ce souci de modération dans la formulation des propositions est constant dans le programme du FN. Le parti est bien sûr pour

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« l’application de la peine de mort », mais « dans les cas extrêmement graves . » Si bien qu’il se réserve toujours une porte de sortie pour répondre à ses détracteurs. L’accuse-t-on d’irresponsabilité sur ses positions fiscales ? Mais la proposition de suppression de l’impôt sur les revenus est avant tout progressive. Le FN rétrograde par rapport aux femmes ? Mais son programme proclame « à travail égal salaire égal ». Si bien que les propositions, si rudimentaires soient-elles, constituent un argumentaire pouvant donner au programme une allure de réalisme. Contrairement aux traditions historiques de l’extrême droite, le FN non seulement n’attaque pas le système démocratique, il s’en fait même le chantre. Ce sont les groupes intermédiaires, partis, syndicats, mutuelles, associations qui sont au centre de ses invectives. Il réclame quant à lui le référendum comme mode de gouvernement. Sa vision de la démocratie consiste à libérer les forces économiques de toute contrainte et à supprimer tout intermédiaire entre les individus et l’État. L’organisation corporatiste des professions assurera la coopération harmonieuse dans les entreprises. Face à un État fort, en symbiose avec l’économie privée, que préconise le FN, les individus isolés se trouveraient atomisés dans un système plébiscitaire. Ainsi, après une profession de foi démocratique, le Front renoue-t-il avec le noyau dur de la tradition fasciste. Reste enfin le point délicat du racisme et de la xénophobie. L’immigration est incontestablement la cible principale de l’extrême droite. Elle s’en revendique même jusqu’à en faire sa raison d’être. Mais c’est précisément parce qu’elle combat les discriminations. Ainsi, à propos du recrutement de policiers issus de l’immigration, le conseiller régional FN, Thierry de Looz Corswarem s’indignait-il du recrutement raciste « de candidats ayant un faciès et une origine ethnique déterminée au détriment des candidats belges . »13 On l’aura en effet compris, ce sont les Belges, les petites gens de chez nous, qui sont victimes des avantages exorbitants dont bénéficient les étrangers. L’extrême droite veut se donner, selon l’expression d’Agir, la figure « d’un parti d’opposition populaire ». Son programme en sera l’instrument principal. Il doit être radical mais cultiver également en creux une image crédible de lui-même. Il lui faut tout à la fois fédérer par son radicalisme une multitude de groupuscules, maurassiens, fascisants, nostalgiques du nazisme et révisionnistes, mais aussi rassurer des anti-fiscalistes, des petits commerçants, des chômeurs et des minimexés. À l’image du Front national et de ses différents concurrents en

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Wallonie et à Bruxelles, les programmes de l’extrême droite paraissent bien moins élaborés que ceux du Vlaams Blok en Flandre et du Front national en France. Il faut dire que la composante nationaliste, tellement imprégnée dans la tradition de l’extrême droite paraît bien peu maniable dans le Sud du pays. L’immigration restera en conséquence le seul axe central de son programme et ce que nous avons appelé le nationalisme économique systématisera son argumentaire. On aurait tort cependant de ne pas percevoir derrière le simplisme des propositions et des manifestations de fascisme grossier dont sont coutumiers ces groupuscules, un courant politique en train de se stabiliser, de s’implanter lentement dans un électorat populaire et de se forger un programme social par la banalisation du racisme. Même si le FN est de ce point de vue très en retard par rapport au Vlaams Blok et au FN français, son objectif consiste à intégrer le circuit politique normal. Le FN est affaibli par ses divisions et les scissions qu’il subit. Son programme est embryonnaire, ses données sont fausses et ses dirigeants ne font pas le poids. Malgré ses succès électoraux incontestables le FN ne parvient ni à présenter des listes respectant les règles légales ni à maintenir en son sein un semblant d’unité. L’extrême droite francophone, divisée, privée d’organisation efficace et de dirigeants d’envergure, bénéficie cependant d’un électorat important et populaire. Si bien que ce ne sont pas d’abord les partis qui font l’extrême droite mais les circonstances. Aussi le problème est-il avant tout celui des régions et des quartiers dont les habitants se sentent sacrifiés par un projet de modernisation dont ils se sentent exclus.

NOTES

1 « Programme publié dans l’organe officiel du FN », Le National , n° 38, octobre 1996. 2 Ouvrez les yeux ! Les partis vous mentent, tract distribué lors des élections européennes de 1994. 3 Nous avions examiné ce programme dans « Un populisme en quête de respectabilité », in Hugues Le Paige (éd.), Le désarroi démocratique. L’extrême droite en Belgique, Bruxelles, Labor, 1995, pp. 63-80. 4 Le National, n° 26, décembre 1994, p. 5. 5 « Hold up sur les pensions », Le National , n° 23, janvier-février 1994.

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6 « Notre économie est bien malade », Le National , n° 22, novembre-décembre 1992. 7 Le National, n° 21, Septembre 1993, p. 7. 8 « Économie : capitalisme ou socialisme », Le National , n° 12, mars, 1992 et « La faillite de l’État-providence », n° 13, juin 1993. 9 Le Bastion, n° 21, février 1998. 10 Tract portant le titre « Immigration extra-européenne : on se moque de nous ! », distribué comme périodique : Résistons, Revue périodique, n° 3, février 1998. 11 Tract de février 1998, op. cit . 12 À cette occasion, Daniel Féret, président du FN, écrit dans Le National , n° 27, février mars, 1995 : « Le Front national, lui, s ‘est toujours placé du côté de ceux qui ont faim et qui ont froid, QUELLES QUE SOIENT LEURS OPINIONS POLITIQUES (en majuscules dans le texte). C’est pourquoi je dénonce fermement l’attitude mesquine des dirigeants de la FGTB et apporte mon soutien le plus entier aux victimes du néo-maccarthisme ». ll est à noter que depuis lors Nadine Lemmens a fait scission du FN ne le trouvant pas assez radical à son goût. 13 Le National , n° 27, janvier-février 1995. Le FN aime aussi à se donner l’image d’un parti ù « un vrai sans-abri et une vraie comtesse » transcendent ensemble les classes sociales. De Looz Corswarem est comte de son état.

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Serge GOVAERT

LE PROGRAMME ÉCONOMIQUE DU VLAAMS BLOK

Les débuts du Vlaams Blok

Lors de la transformation qui fait du cartel électoral de 1978 un parti, le 31 mai 1979, le programme économique du Vlaams Blok est réduit à sa plus simple expression. Les Grondbeginselen (« principes de base ») qui fondent, à cette époque, son action politique se réfèrent pour l’essentiel à l’idéologie solidariste héritée de Van Severen : rejetant toute vision conflictuelle de la société, le solidarisme est résolument libéral en matière économique – même s’il s’oppose au capitalisme accusé, précisément, d’attiser la lutte des classes. Avant tout, le programme de 1979 a des accents nationalistes et éthiques ; les mesures destinées à freiner l’immigration (interdiction du regroupement familial, expulsions des chômeurs et des délinquants, enseignement séparé,...) n’y occupent-elles aussi qu’une place restreinte. La revendication principale du parti est l’indépendance de la Flandre ; le programme économique lui est subordonné. Au demeurant, « les intérêts moraux, culturels et spirituels ont priorité sur les intérêts matériels . »1 Le Vlaams Blok se borne donc à demander une « économie équilibrée, préservant les droits de l’individu et de la communauté. L’individu n’a pas seulement le droit, mais aussi le devoir de prendre librement des initiatives. Il a dès lors aussi le droit de cueillir les fruits de son travail, et droit à la propriété . »2 Mais le droit de l’individu a ses limites : « Une communauté solidariste est une communauté où l’on preste (...). Prester est un devoir ; seule

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la prestation confère des droits . » Le Vlaams Blok récuse l’État- providence moderne, source de « frustrations et de nivellement », et n’accepte d’aider que « les plus faibles, ceux que la nature ou le destin a handicapés . »3

L’essor du Vlaams Blok 1979-1995

Au fil des élections, le programme du Vlaams Blok s’étoffe – et la place réservée à l’économie augmente. L’économie n’est cependant pas l’axe principal de ses programmes successifs. Elle reste, par exemple, absente des cinq grands axes du programme électoral de 1991 : l’indépendance de la Flandre, le rapatriement des immigrés, la politique familiale, la sécurité et le refus de l’avortement. L’économie, précise malgré tout le programme de 1991, n’est pas un « sujet moins important » (sans être prioritaire). Le Vlaams Blok se déclare partisan de l’économie de marché (le rôle de l’État consiste uniquement à réprimer les abus) ; il propose des mesures de protection des petites et moyennes entreprises et des indépendants qui s’inscrivent dans la rhétorique classique de l’extrême droite. Si l’on tient pour acquis que le Vlaams Blok est l’héritier de l’extrême droite d’avant-guerre – analyse qu’il faut nuancer – on reconnaîtra aisément dans ce discours économique les arguments destinés à capter l’appui des classes moyennes, prises dès les années trente « entre le marteau » du prolétariat (organisé, à l’époque plus qu’aujourd’hui sans doute) et « l’enclume » du grand capital, pour citer l’expression de Jan Romein 4. Pour le reste, le Vlaams Blok développe l’essentiel de sa réflexion économique dans deux directions : le rôle de l’État doit être réduit autant que faire se peut (refus des subsides aux entreprises, privatisation du secteur public) – ce qui n’empêche pas que son intervention, qu’on peut imaginer musclée, soit requise dans certains cas (lutte contre l’évasion des capitaux, soutien aux prix agricoles, priorité aux travailleurs flamands) d’une part ; « protectionnisme » flamand de l’autre, notamment dans le domaine agricole mais aussi en matière d’emploi. Le Vlaams Blok s’inquiète aussi de l’ampleur de la dette et invite le gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour la « réduire suffisamment ». L’analyse du programme économique du Vlaams Blok ne peut

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néanmoins faire l’impasse sur les mesures qu’il propose dans d’autres domaines, et qui ont fatalement (ou peuvent avoir) un impact économique. Nous pensons en particulier à certaines des « 70 propositions pour résoudre le problème des étrangers » : les mesures visant à limiter la mobilité intersectorielle des étrangers européens (proposition 65) ou les restrictions à l’accès à la propriété (10 ans de séjour requis en Belgique avant de pouvoir acquérir une propriété – proposition 66), voire les mesures qui cherchent à encourager la collaboration entre entreprises belges et entreprises turques ou nord- africaines et les investissements belges dans ces deux derniers pays, afin d’y accélérer le retour des étrangers qui en sont issus (propositions 55 et 56).

Le congrès du Coq (1996)

Depuis 1991, le Vlaams Blok est devenu un parti « intégré », au sens où – même exclu du pouvoir à tous les niveaux, puisqu’il ne participe à aucun collège des bourgmestre et échevins, à aucune députation permanente, à aucun gouvernement et se distingue notamment en cela du Front National de Jean-Marie Le Pen – il bénéficie de subsides en application des lois sur le financement des partis politiques, et où, largement pourvu d’élus communaux, provinciaux, régionaux, communautaires et fédéraux, il peut former dans les différentes assemblées un « groupe » auquel sont attachés divers avantages matériels. Depuis plusieurs années, le Vlaams Blok s’efforce en corollaire de développer ses capacités de réflexion et d’action, en s’appuyant sur les subsides publics. Il a très vite compris l’intérêt d’investir, non seulement dans l’action (sinon la provocation) politique directe, mais aussi dans l’organisation – à cet égard, l’ascension de Filip Dewinter dans les organes du parti a constitué sans doute un tournant – et dans l’élaboration, dans des structures appropriées, d’une doctrine et d’une stratégie. Interrogé par l’hebdomadaire Knack au lendemain des élections de mai 1995, Filip Dewinter évaluait le potentiel électoral du Vlaams Blok en Flandre à 20-25% ; pour y parvenir, il songeait moins à l’exercice du pouvoir (sauf au niveau local : Anvers constitue, d’évidence, un « test-case ») qu’à une modification du rapport des forces. A cet effet, précisait Dewinter, il faut d’abord « améliorer l’organisation, affiner le programme – surtout le volet socio-

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économique et le volet écologique – et dissiper les préjugés dont le parti est victime . »5 Un congrès du Vlaams Blok a été consacré à la politique économique le 30 novembre 1996 à Den Haan (Le Coq). Il a permis au parti de donner une certaine publicité à sa réflexion économique, sur le thème « Vlaanderen werkt » – qui peut se comprendre comme « la Flandre travaille » mais aussi comme « la Flandre, ça marche ». Nous examinerons successivement les quatre pistes qu’analyse le Vlaams Blok : la croissance, les immigrés, l’ancrage et la délocalisation, la création d’une sécurité sociale flamande. Sur ces quatre axes, le congrès de 1996 s’est prononcé au moyen de résolutions.

La croissance flamande

Pour le Vlaams Blok, la crise de l’économie est due à deux facteurs : la tutelle de l’État belge et les erreurs du passé. Dans cette dernière catégorie, le Vlaams Blok range l’incapacité des coalitions successives à maîtriser la dette publique, qui a entraîné une hausse insupportable de la pression fiscale et parafiscale, ainsi qu’une politique monétaire trop tiède, générant des taux d’intérêt élevés et une pression à la baisse sur les investissements privés. Dans la première, il dénonce un « dirigisme d’État » d’inspiration wallonne et socialiste qui ferait la loi en Belgique, gonflant notamment l’emploi dans le secteur public. Les mesures de correction que propose le Vlaams Blok s’inscrivent dans cette double grille de lecture. Pour alléger la pression fiscale et parafiscale, le Vlaams Blok plaide pour une autonomie fiscale flamande ; il prône aussi une meilleure association des investisseurs institutionnels flamands – par exemple les fonds de pension – à la politique économique. Le Vlaams Blok critique les accords institutionnels de 1993 qui ont morcelé les compétences en matière de recherche scientifique et compromettent ainsi les efforts nécessaires en la matière : la recherche, rappelle-t-il, est l’un des moteurs de l’économie. De façon plus générale, le Vlaams Blok a une approche protectionniste de l’économie. Tout en constatant le recul du secteur agricole en Flandre, il considère qu’il faut le maintenir pour assurer l’indépendance économique. Le Vlaams Blok estime que le gouvernement flamand aurait pu (et dû) sauver les charbonnages et les

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chantiers navals, de même que la Régie maritime (RMT). Bref, le Vlaams Blok reconnaît volontiers que « tout ce que la Flandre fait elle-même » n’est pas nécessairement mieux fait, comme le veut un slogan jadis lancé par le gouvernement flamand. Mais il s’empresse d’ajouter : « si on y ajoute l’inévitable obstruction francophone, les choses seront encore pires. C’est donc au gouvernement flamand qu’il revient de prendre ses responsabilités . »Son refus de l’interventionnisme étatique n’est donc pas absolu. De même, le Vlaams Blok regrette la dépendance flamande dans le secteur de l’énergie : ses critiques partent d’une position à la fois nationaliste (la fermeture des charbonnages a sonné le glas de l’indépendance énergétique), anti-française (Electrabel est cloué au pilori, et le Vlaams Blok ne manque pas de souligner que cette société est une filiale de Tractebel) et pragmatique (le Vlaams Blok récuse la formule des intercommunales, jugée excessivement politisée : totalement absent des collèges échevinaux en Flandre et à Bruxelles, le parti n’en retire effectivement aucun avantage). Protectionnisme et interventionnisme public vont main dans la main ; en matière de transports, le Vlaams Blok n’est d’ailleurs pas davantage partisan du « tout au privé ». Il se borne, si l’on peut dire, à demander une scission de la SNCB (société nationale des chemins de fer belge). Le mélange d’un libéralisme économique de principe et d’un interventionnisme public circonstanciel (même si le parti refuse l’idée de subsides aux entreprises, il estime que les pouvoirs publics ont un rôle à jouer dans le maintien de secteurs vitaux de l’économie) – étant entendu que les interventions émanent d’un pouvoir flamand, et non plus d’un pouvoir belge – caractérise la doctrine économique du Vlaams Blok.

Les immigrés

La question de l’immigration est envisagée sous l’angle de l’occupation de main-d’œuvre étrangère (on parle en néerlandais, dans ce cadre, de gastarbeid ). À nouveau, deux approches sont privilégiées : les erreurs du passé et les possibilités d’une politique purement flamande. La présence de nombreux travailleurs étrangers, estime le Vlaams Blok, est source de problèmes sociaux et démographiques et ralentit la croissance économique. L’argent que ces travailleurs gagnent n’est pas réinvesti dans notre pays, et le coût social de leur présence est

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élevé : allocations de chômage, mais aussi coût de la lutte contre la criminalité, de l’accueil des demandeurs d’asile, etc. Tout en reconnaissant que le retour au pays des immigrés non européens ne résoudra pas, à lui seul, le chômage le Vlaams Blok estime qu’il aura un effet positif sur l’emploi. Fidèle à sa stratégie d’offensive idéologique 6, le Vlaams Blok se veut le pourfendeur de « mythes » : non, les immigrés ne contribuent pas à la prospérité économique ; non, ils ne sont pas (plus) là pour occuper les emplois dont les autochtones ne veulent plus. C’est le patronat, souligne le Vlaams Blok, qui a fait venir les étrangers pour baisser artificiellement les salaires ; ce sont surtout les chômeurs les moins qualifiés « de notre peuple » qui ont été les victimes de cette politique de concurrence déloyale sur le marché de l’emploi. À coup de comparaisons internationales et de citations d’économistes (notamment américains), le Vlaams Blok s’applique à démontrer la justesse de cette analyse. Le Vlaams Blok établit soigneusement la distinction entre étrangers européens et non européens. Ce qui lui permet de constater (par exemple) qu’un Marocain sur quatre seulement « travaille ou cherche un emploi », et de relever les taux de chômage spécifiques des Turcs (42%) et des Marocains (37%) qui séjournent en Belgique. Le Vlaams Blok ne s’en insurge pas moins contre l’octroi de permis de travail aux étrangers, qu’il considère comme une atteinte à l’arrêt de l’immigration. Pour le Vlaams Blok, la politique des pouvoirs publics est excessivement favorable aux étrangers. Les solutions qu’il préconise, bien entendu, partent du principe opposé : « Notre peuple d’abord », Eigen volk eerst . Étant donné qu’il s’agit presque exclusivement de mesures à prendre au niveau fédéral, on conçoit (même si ce n’est pas explicitement formulé en ce sens) qu’elles seront flamandes lorsque la Flandre, comme ne cesse de le revendiquer le Vlaams Blok, sera indépendante.

Une sécurité sociale flamande

Contrairement aux libéraux du VLD, le Vlaams Blok n’envisage aucune forme de privatisation, fût-ce partielle, de la sécurité sociale. Il se réclame expressément du principe de solidarité, mais s’empresse d’ajouter que la solidarité « requiert un minimum de valeurs partagées, (...) une culture commune », ce qui explique pourquoi elle ne fonctionne pas dans le cadre belge. La référence est celle du

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« solidarisme », défini comme suit dans les Grondbeginselen : « Le solidarisme est, pour le Vlaams Blok, l’expérience véritable de la communauté populaire naturelle ( natuurlijke volksverbondenheid ). L’État doit reconnaître celle-ci comme le fondement de la société. Il s’agit pour l’essentiel d’une attitude de vie découlant de la solidarité nécessaire entre tous les membres de la communauté : la solidarité des forts avec les faibles, la solidarité avec ceux qui connaissent ou risquent de connaître un état de besoin, la solidarité entre travailleur et employeur, entre toutes les professions . » De lutte des classes, point. Comme Jean-Marie Le Pen, le Vlaams Blok trace les frontières successives de la solidarité : la famille d’abord, le « peuple » ensuite. D’où la critique du « profitariat » wallon, nourri par la « stratégie de chantage » du parti socialiste. Cette échelle de solidarité se traduit comme suit : − la solidarité automatique entre membres d’une même « communauté populaire » ; − la solidarité (à négocier) entre différents États fédérés ; − la solidarité entre États dans le cadre européen ; − la solidarité mondiale, « éventuellement » négociable. La solidarité selon le Vlaams Blok a pourtant aussi ses limites internationales. La sécurité sociale ne doit pas devenir un « hamac », selon l’expression du parti. Ce dernier reconnaît explicitement le droit à la propriété, assimilée aux fruits du travail, et considère dès lors que la sécurité sociale ne doit pas servir à lutter contre les inégalités sociales, mais à aider ceux qui sont effectivement incapables de travailler (ceux qui sont plus faibles « par nature ou par destin »). Comme d’autres partis flamands, le Vlaams Blok dénonce les transferts des moyens de la sécurité sociale vers la Wallonie, les « surplus » flamands servant à financer les « déficits » wallons. À l’aide de divers arguments, il entend prouver que les différences de coûts en matière de soins de santé ne sont pas dues « à des différences des types de maladie », mais à une « surconsommation historique en Wallonie ». Il ajoute qu’il serait « naïf » de penser que la solidarité jouera dans l’autre sens si la situation venait à s’inverser. Mais le Vlaams Blok va plus loin : les abus ne sont pas strictement wallons, ils sont aussi socialistes. Faisant siennes les conclusions d’une étude du docteur Beckers, il constate que les invalides sont plus nombreux à toucher des indemnités en Wallonie que la moyenne nationale, mais aussi que le nombre d’invalides « socialistes » est nettement plus élevé que celui des autres mutuelles. Celles-ci sont, au

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demeurant, critiquées parce que « bureaucratiques » et « coûteuses », « économiquement inutiles », voir « corrompues ». Le Vlaams Blok demande que ces institutions privées financées par les pouvoirs publics soient remplacées par une véritable administration. La principale mesure d’économie dans la sécurité sociale est donc, pour le Vlaams Blok, « l’épuration radicale du profitariat politique dans la plupart des branches » de cette institution. Ici enfin, comme ailleurs, le Vlaams Blok se veut déconstructeur de « mythes » – les mythes, en l’occurrence, étant de trois ordres : (1) il y a davantage de différences en termes de dépenses de sécurité sociale entre les arrondissements qu’entre la Flandre et la Wallonie ; (2) auparavant, les transferts allaient dans l’autre sens ; (3) les transferts ne constituent qu’une infime partie du budget de la sécurité sociale. La première « déconstruction » consiste en une critique serrée des derniers rapports Jadot (du nom de l’administrateur général du ministère fédéral de la Santé publique) qui accréditent cette thèse ; la seconde s’appuie sur une étude du professeur Juul Hannes de la VUB, connu par ailleurs pour son appartenance au parti libéral flamand (le VLD) ; quant au troisième « mythe », il est balayé par la considération que seule la scission de la sécurité sociale contraindra les pouvoirs publics à gérer les moyens qui y sont affectés de manière « responsable » : « Regardez », dit le Vlaams Blok, « la façon dont on fait aujourd’hui des économies dans l’enseignement francophone . » On notera enfin, dans le même ordre d’idées, le plaidoyer du Vlaams Blok pour une politique nataliste. Il propose à cet effet diverses mesures, dont une hausse des allocations familiales (pour les familles flamandes uniquement !) et l’octroi d’un « salaire d’éducateur » ( opvoedersloon ) à celui des parents qui choisit de rester au foyer pour s’occuper de sa progéniture.

Ancrage et délocalisation

Le Vlaams Blok développe un argumentaire fourni sur la question de l’ancrage et des délocalisations. En l’occurrence, c’est l’influence du capital français qui est surtout mise en cause. Sur ce point, le Vlaams Blok est sur la même longueur d’ondes que le bimensuel flamand Trends , pourfendeur acharné de tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à une mainmise française sur des entreprises réputées « flamandes » (et

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défenseur tout aussi opiniâtre de l’ancrage, de verankering – flamand). A partir de 1985, note le Vlaams Blok, les rachats d’entreprises belges par des Français se sont multipliés. Ils sont en tout cas beaucoup plus fréquents que les interventions de capitaux venus des Pays-Bas (en 1994 par exemple, le rapport était de 1 à 26, selon le Vlaams Blok qui cite ici une étude de Hans Brockmans, rédacteur de Trends et auteur d’un ouvrage intitulé La Flandre : une colonie française (Vlaanderen : een Franse kolonie )7. Le Vlaams Blok souligne les risques de cette dépendance économique grandissante : perte de l’autonomie de décision, pertes d’emploi, diminution de la valeur ajoutée, etc. Le Vlaams Blok évoque d’abord l’emprise de Suez sur la Générale, à laquelle s’est ajoutée la cession par Albert Frère, à cette dernière, de ses parts dans Tractebel. La vente de la Générale en 1988 et le développement de l’empire d’Albert Frère sont à ses yeux l’aboutissement d’une évolution qui a mis « les branches les plus stratégiques de notre économie dans des mains françaises ou contrôlées par la France » ; paradoxalement, le Vlaams Blok se pose en défenseur de la Générale, considérée comme « le dernier paravent entre Suez et les holdings comme Tractebel », autant dire comme une barrière dressée contre l’expansionnisme français (pour le Vlaams Blok, Albert Frère est plus français que belge) : « Bien entendu, le Vlaams Blok n’a aucune confiance dans la Générale – mais remplacer celle-ci par une Générale française, c’est tomber de Charybde en Sylla . » Le Vlaams Blok dénonce, par ailleurs, l’absence d’administrateurs flamands dans les organes dirigeants de Tractebel et demande que le gouvernement flamand intervienne auprès de la Cour européenne, sur la base de l’article 86 du Traité de Rome, pour mettre fin au monopole que détient Tractebel dans le secteur de la distribution d’énergie. Dans le même ordre d’idées, le Vlaams Blok soutient le ministre flamand de l’environnement Theo Kelchtermans dans ses efforts pour écarter Tractebel du secteur du traitement des déchets et de l’épuration des eaux en Flandre (constitution d’une filiale-holding de la GIMV – la société publique flamande d’investissement – comme acteur dans les filières économiques de l’environnement et, en particulier, de la SA Aquafin) ; il craint néanmoins que ces efforts soient réduits à néant si Watco, filiale de Tractebel, parvient à se bâtir une position incontournable dans ce secteur. Nouveau paradoxe : le Vlaams Blok en vient ainsi à appuyer Norbert De Batselier (SP), prédécesseur

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de Kelchtermans et hostile à la privatisation de la distribution d’eau comme à la participation dans ce secteur d’entreprises étrangères. La méfiance du Vlaams Blok vis-à-vis des intercommunales – et, par ricochet, de l’autonomie communale – est grande : de facto , estime-t- il, l’ancrage communal permet de renforcer l’emprise de Tractebel sur les équipements collectifs en Flandre vu le nombre d’intercommunales auxquelles participe cette société. Les cas de La Poste et de Belgacom permettent au Vlaams Blok, d’autre part, de dénoncer des privatisations à la belge (sic), c’est-à- dire des partenariats privilégiés avec des entreprises publiques françaises. Ils l’amènent à regretter l’éviction de Belgacom de Bessel Kok, victime d’un complot ourdi par la Générale et par Tractebel, et à considérer John Goossens comme un pion de l’« establishment francophone belge ». La « main » de la Générale est évidemment à nouveau perceptible dans la privatisation de La Poste, malgré des offres intéressantes émanant d’entreprises des Pays-Bas (ING). Enfin, le Vlaams Blok soutient le projet Telenet, mais s’interroge sur le rôle qu’y jouent Electrabel et le Crédit communal (ce dernier a conclu une alliance avec le Crédit Local de France). Quant à la Sabena, dont le partenaire est suisse (et non français), le Vlaams Blok estime que des possibilités de collaboration avec la KLM ont été volontairement sabotées par l’establishment francophone. Pierre Godfroid est qualifié d’« Anversois francophile, francophone et totalement inexpérimenté » ; l’alliance momentanée avec Air France n’aurait rien été d’autre qu’une manœuvre française pour empêcher British Airways d’avoir une tête de pont continentale à Zaventem. Quant à Swissair , le Vlaams Blok y voit une compagnie francophone – et se demande d’ailleurs combien de temps le partenariat durera, vu les pertes de la Sabena. Le Vlaams Blok plaide pour la transformation de la Sabena en ligne aérienne régionale, et pour une alliance avec un partenaire non européen. Zaventem, le principal atout de la compagnie, doit passer dans des mains « flamandes ». Dans la question de l’ancrage et des délocalisations, le Vlaams Blok voit une stratégie délibérée de la part de la « haute finance » belge mais aussi des patrons français, « obnubilés » par leur concurrence avec l’Allemagne. Il prône dès lors des mesures de soutien du gouvernement flamand en faveur du capital privé flamand, pour préserver l’autonomie des secteurs-clefs de l’économie ; la transformation de la GIMV (la société flamande d’investissement) en un instrument de lutte contre la délocalisation ;

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l’abandon de toute collaboration avec la Générale ; une stratégie boursière des entreprises flamandes ; l’utilisation des fonds de pension (flamands) en faveur de l’ancrage ; l’autonomie fiscale de la Flandre ; la suppression des subsides européens aux régions défavorisées, qui ne profitent qu’à la Wallonie – et qui entraîne la délocalisation d’entreprises flamandes, surtout de Flandre occidentale, vers le Hainaut notamment ; le démantèlement de Tractebel sur la base de l’article 86 du Traité de Rome ; une diminution radicale des droits de succession (pour préserver les PME de rachats intempestifs) ; une législation protectionniste en matière d’actionnariat (les golden shares , actions privilégiées) ; dans ce cadre, le Vlaams Blok souligne qu’il ne défend pas la thèse « moins d’État », mais la thèse « un autre État ».

L’Europe

Quelques mots, avant de conclure, sur les positions européennes du Vlaams Blok. Le parti critique le Traité de Maastricht, s’appuyant cette fois – notamment – sur le livre de Bernard Connolly The Rotten Heart of Europe : The Dirty War for Europe’s Money pour dénoncer pêle-mêle la domination franco-allemande, les effets pervers de l’union monétaire – à laquelle le Vlaams Blok préfère une politique de taux flottants –, le choix en faveur du « franc fort », le caractère réducteur (car purement monétaire) de la convergence, le fait que la Belgique ne remplira les critères de Maastricht que grâce à la Flandre.

Conclusions

L’argumentaire économique du Vlaams Blok est fait surtout de dénonciations : mainmise française sur l’économie flamande, « profitariat » wallon, échec des politiques belges (fédérales). Il propose donc, à court terme en tout cas, des mesures de désengagement et de recentrage (autonomie) : autonomie fiscale, révision de la loi de financement de 1993 (qui profiterait surtout à la Wallonie, celle-ci recueillant « le fruit des meilleures prestations économiques de la Flandre », puisque le mécanisme de solidarité joue en faveur de la région la moins riche) ; scission de la dette publique (le Vlaams Blok propose la clef de répartition suivante : 30%

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à charge de la Flandre, 60% à charge de la Wallonie et 10% à charge de Bruxelles, en vertu du principe du « débiteur-payeur » mais aussi de la part du PNB et des chiffres de population). Ces mesures amènent le Vlaams Blok à être extrêmement interventionniste dans le domaine économique, mais aussi à refuser l’autonomie locale ; on notera d’ailleurs qu’il critique la privatisation des organismes publics de crédit, qui « échappent » ainsi « de plus en plus à la Flandre » et peuvent continuer, une fois soustraits au contrôle public, à favoriser des transferts de capitaux en direction de la Wallonie et de Bruxelles. À plus long terme aussi, le Vlaams Blok est interventionniste : il entend maintenir la souveraineté économique de la Flandre. Lorsqu’il affirme que « l’indépendance de la Flandre n’est pas une fin en soi »8, ce n’est pas une figure de style : soucieux de préserver des échelles de priorité, il entend bien les imposer si la nécessité s’en fait sentir. Le discours « libéral » s’accommode donc d’une forte dose de coercition étatique (flamande). Au demeurant, cette coercition est très sélective ; les remèdes purement économiques que le Vlaams Blok oppose à la crise n’ont rien de commun avec ceux que prône la gauche. Réduction (apparemment linéaire) de la fiscalité, encouragement des investissements privés, réduction du coût du travail 9 en sont quelques-uns. Bref, pour reprendre une des formules-clef de son programme, le Vlaams Blok n’est pas un partisan de « moins d’État » mais d’un « meilleur État ». S’il veut un « meilleur État », c’est dans un double sens – un État flamand d’abord (et au plus vite), un État qui impose la préférence nationale ensuite. Économiquement, cet État n’a manifestement pas d’autre allié que le capital (flamand), puisque toute idée de conflit entre classes est évacuée au profit d’une « communauté ethnique » ( volksgemeenschap ) présentée comme un ensemble homogène ; ce qui est bon pour la Flandre (les Flamands, indistinctement) est bon pour le capital flamand, et vice versa.

NOTES

1 Vlaams Blok, Grondbeginselen , p. 5. 2 Ibid. , p. 10.

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3 Ibid . 4 Jan Romein, « Les fondements sociaux et économiques du fascisme », traduction de Patrick Grilli, Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz , n° 30, octobre- décembre 1991, pp. 11-26. 5 « Het Blok wil rocken », Knack , 14 juin 1995, pp. 24-31. 6 Voir sur ce point Marc Spruyt, « Le Vlaams Blok et la Nouvelle droite. Le détournement de Gramsci », in Hugues Le Paige (ed.), Le désarroi démocratique. L’extrême droite en Belgique , Bruxelles, Labor, 1995, pp. 165-181. 7 Hans Brockmans e.a., 200 jaar filiaal. De Franse greep op de Vlaamse economie , Louvain, Davidsfonds, 1995. 8 La formule se retrouve dans le programme de 1991, où elle s’applique aux rapports privilégiés que la Flandre est supposée entretenir avec les Pays-Bas. 9 Voir par exemple la proposition de résolution sur l’emploi (doc. Vlaams Parlement n° 650/1996-1997) du député Vlaams Blok Frans Wymeersch.

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Pierre MARTIN

QUI VOTE POUR LE FRONT NATIONAL FRANÇAIS ?

Depuis sa percée aux élections européennes de juin 1984 (11%) le Front national est solidement installé dans le paysage électoral français : 9,8% aux législatives de mars 1986, 14,4% à la présidentielle d’avril 1988, 9,7% aux législatives de juin, 11,7% aux européennes de juin 1989, 13,9% aux régionales de mars 1992, 12,7% aux législatives de mars 1993, 10,6% aux européennes de juin 1994, 15,3% à la présidentielle d’avril 1995, 15,2% aux législatives de mai 1997 et encore 15,3% aux régionales de mars 1998. Cette percée de 1984 fut liée à l’émergence de la question de l’immigration comme motivation de vote 1 au début des années quatre-vingt. On a là un cas type d’un réalignement électoral 2 à partir de l’émergence d’une nouvelle motivation de vote, l’immigration. Après des prodromes localisés lors des cantonales de 1982 et des municipales de 1983, les élections européennes de juin 1984 ont constitué de véritables élections critiques 3 du nouvel alignement électoral influencé par la question de l’immigration. Cette question n’a plus quitté le devant de la scène politique française. Ce réalignement électoral est intervenu alors que les anciennes allégeances partisanes (les alignements) basées sur les appartenances religieuses et les appartenances de classe avaient déjà commencé à s’affaiblir. Ces processus d’affaiblissement des anciennes allégeances partisanes, appelés désalignements, sont une condition nécessaire aux réalignements.

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Qui sont les électeurs du Front national ? L’évolution de la composition sociale de l’électorat FN

La composition sociale de l’électorat FN a évolué au cours du temps depuis sa percée des européennes de 1984 (tableau I 4). On observe une tendance à la progression particulièrement marquée chez les employés et les ouvriers. Cette tendance est à mettre en rapport avec la progression chez ceux qui n’ont qu’un niveau d’instruction primaire. Dès les années quatre-vingt, le FN obtient des résultats importants chez les petits artisans et commerçants, notamment à la présidentielle de 1988. Dès cette époque, il se distingue des autres électorats de droite par une influence moyenne chez les employés et les ouvriers encore alors majoritairement nettement orientés à gauche. Dans les années quatre-vingt-dix, le déclin du vote de classe ouvrier 5 libère un espace supplémentaire dans ces milieux populaires dont le FN va fortement bénéficier. Les artisans et petits commerçants et les ouvriers ont en commun d’être généralement de faible niveau d’instruction. De nombreuses études ont montré que les individus de faible niveau d’instruction sont en moyenne plus perméables à la xénophobie que les autres. La forte influence du FN chez les chômeurs s’explique en partie pour la même raison : le chômage touche beaucoup plus fortement les personnes de faible niveau d’instruction. On ne doit pas non plus négliger l’impact de la délinquance dans l’influence FN en milieu populaire. La délinquance est un facteur aggravant des inégalités sociales. Quand on est chômeur ou smicard, se faire voler sa voiture est une catastrophe, si on gagne 50 000FF par mois, c’est un désagrément, même si elle vaut plus cher...

Un électorat relativement jeune et masculin

Lors de la présidentielle de 1995, Jean-Marie Le Pen obtenait 18% des suffrages chez les moins de 35 ans contre seulement 9% chez les plus de 65 ans (enquête 1995). Ce phénomène relativement constant de meilleurs résultats chez les plus jeunes est significatif d’un électorat émergeant à l’occasion d’un processus de désalignement/réalignement. Les électeurs les plus âgés sont les plus fidèles aux partis en place depuis longtemps car ils ont été politiquement socialisés par rapport aux clivages traditionnels sur

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lesquels s’appuient ces partis. Les plus jeunes sont beaucoup moins sensibles aux anciens clivages. Ils vont par là-même être plus disponibles pour de nouvelles formations s’appuyant sur de nouveaux enjeux, comme, par exemple, l’écologie ou l’immigration. C’est un phénomène que l’on observe dans l’ensemble des pays développés depuis au moins une vingtaine d’années et souvent depuis les années soixante. Les femmes apportent un soutien électoral plus faible au FN que les hommes. Cet écart significatif ne provient pas pour l’essentiel de la différence de composition socioprofessionnel ou de pratique religieuse de l’électorat suivant le sexe, ni d’une moindre xénophobie des femmes, mais d’une différence dans le passage d’une attitude xénophobe à un comportement électoral, comme nous le verrons plus loin.

Tableau I. Pourcentage FN en pénétration

Lég.86 Prés.88 Lég.88 Lég.93 Prés.95 Lég.97 Ensemble 10 14,5 10 13 15,5 15 Sexe

Hommes 11 18 12 14 19 18 Femmes 9 11 7 13 12 12 Profession de la personne

interrogée Agriculteurs 17 13 3 13 16 4 Commerçants, artisans, 16 27 6 15 14 26 chefs d’entreprise Cadres, professions 6 19 10 6 7 4 intellectuelles supérieures Professions intermédiaires 9 12 6 8 14 11 Employés 12 13 8 18 18 17 Ouvriers 11 19 19 18 30 24 Niveau d’instruction Primaire 8 15 7 13 14 17 Secondaire 15 13 12 16 17 14 Technique et commercial 12 18 12 14 21 19 Supérieur 7 12 10 8 9 10

Un électorat anciennement installé

Les enquêtes qui prennent en compte l’ancienneté personnelle et familiale sont peu nombreuses en France, mais il se pourrait bien que ce facteur soit tout à fait significatif pour l’analyse du vote FN. À partir d’une enquête sortie des urnes réalisée à l’occasion

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des élections municipales de juin 1995 à Lille, Annie Laurent 6 observe que le vote FN est fortement croissant avec l’ancienneté de présence de la famille dans la ville, phénomène particulièrement fort chez les ouvriers où le vote FN passe de 15% chez ceux qui se sont eux-mêmes installés dans la ville à 25% pour ceux dont la famille est déjà présente depuis plusieurs générations. Si ce phénomène est confirmé par d’autres enquêtes 7, il est important, car alors il faudrait analyser avec prudence le vote FN comme celui d’individus isolés dans les grandes métropoles modernes (le résultat du FN sur l’ensemble de la région parisienne n’est d’ailleurs en général pas supérieur à sa moyenne nationale). Comme l’indique Annie Laurent dans sa conclusion « la capacité d’attraction du candidat frontiste chez les « vieux » lillois ne lasse pas d’intriguer. Au-delà des explications traditionnelles du vote Front national, l’ancienneté résidentielle suggère de nouvelles pistes. D’une part, celle d’un vote opposé à tout changement, notamment urbain, qu’incarne à ce scrutin la liste du FN. D’autre part, si le vote PS est avant tout celui des électeurs mobiles, le vote FN est celui des électeurs captifs. En ce sens, le vote FN serait une alternative à la mobilité géographique. Pour parler comme Albert Hirschman, voter FN pourrait alors être interprété comme la « prise de parole » d’électeurs qui ne disposent pas des ressources nécessaires pour faire « défection », pour gagner des quartiers plus cléments ».

Pourquoi votent-ils FN ?

Un électorat xénophobe et sécuritaire

Observons tout d’abord les motivations de vote exprimées par les électeurs du FN lors de la dernière élection présidentielle 8. (tableau II)

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Tableau II. Partie I : motivations de votes déclarées par électorat, pourcentage de note maximum 10 sur une échelle de 0 à 10. Partie II : pourcentage des électeurs de Le Pen qui considèrent qu’il apporte les meilleures solutions à chacune des questions.

I II

De Le Ensemble Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur Villiers Pen Le chômage 60 69 69 60 60 60 54 56 58 19 La formation des jeunes 43 42 55 46 37 42 39 36 39 9 Le SIDA 39 38 46 41 39 37 35 32 41 13 L’exclusion 38 44 52 43 43 34 29 28 37 22 La protection sociale 37 46 56 41 31 30 32 29 34 14 La corruption 35 37 42 33 26 33 36 36 44 31 Le pouvoir d’achat et les salaires 33 41 55 34 26 28 24 27 39 12 La sécurité des personnes 28 20 28 23 13 28 32 29 44 55 L’immigration 23 14 19 14 13 21 22 22 53 85 Le partage du temps de travail 20 24 30 29 24 13 13 15 17 7 L’environnement 19 16 21 21 48 16 17 14 15 7 La place de la France dans le 16 13 13 14 5 20 17 19 17 23 monde La construction européenne 15 10 11 21 17 13 14 8 8 11

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On doit noter (partie I) que comme à toutes les précédentes élections depuis 1984, trois préoccupations arrivent nettement en tête dans l’électorat lepeniste : le chômage, l’immigration et l’insécurité, auxquelles s’ajoute la corruption. Mais pour qu’une motivation soit réellement prioritaire dans le vote des électeurs, il faut également contrôler les capacités que ces mêmes électeurs prêtent aux différents candidats concernant les différents enjeux. En effet, un enjeu n’est vraiment une motivation de vote déterminante pour un électeur que si celui-ci considère que le candidat pour lequel il vote est celui qui a les meilleures propositions sur cet enjeu. Cette question fondamentale était posée dans l’enquête CEVIPOF 1995 (partie II). Ces résultats nous indiquent que le chômage n’a pas été une motivation de vote réellement prioritaire pour l’électorat lepéniste. Le taux de confiance à Jean-Marie Le Pen sur cette question dans son propre électorat, 19%, est particulièrement faible si on le compare à ceux de Lionel Jospin (61%) et Jacques Chirac (72%) dans leurs électorats respectifs. On doit noter de plus que sur cette question c’est Jacques Chirac (34%) qui arrive en tête dans l’électorat lepéniste. Par contre, le taux de confiance à Jean-Marie Le Pen dans son propre électorat sur l’immigration est exceptionnel (85%), c’est le plus fort taux de confiance d’un candidat dans son propre électorat sur un enjeu dans cette enquête avec celui de Dominique Voynet sur l’environnement (87%). Ceci confirme le caractère absolument central de la question de l’immigration dans le vote pour le Front national. On observe que l’insécurité arrive nettement en second. On comprend bien que dans la situation économique actuelle de la France, les électeurs aient en général tendance à déclarer que le chômage est une motivation de vote importante, parce que c’est de toute évidence une question importante. Cependant, ce que cette enquête révèle, c’est qu’au-delà des déclarations de principe, ce n’est pas une motivation de vote déterminante pour la grande majorité des électeurs lepénistes. Si on observe maintenant les attitudes des électeurs du FN par rapport à la question de l’immigration et à celle de l’intégration, on obtient les résultats suivants 9.

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Tableau III : enquête 1997

Réponse à l’affirmation : il y a trop d’immigrés en France. Pourcentage en colonne Gauche Ecolo Droite modérée FN Tout à fait d’accord 22 20 37 70 Plutôt d’accord 25 18 34 24 Plutôt pas d’accord 22 28 18 4 Pas d’accord du tout 31 34 11 2

Tableau IV : enquête 1997

Réponse à l’affirmation : les Maghrébins qui vivent en France Pourcentage en colonne seront un jour des Français comme les autres. Pourcentage en colonne Gauche Ecolo Droite modérée FN Tout à fait d’accord 37 36 24 16 Plutôt d’accord 34 36 37 19 Plutôt pas d’accord 16 16 23 19 Pas d’accord du tout 13 12 16 46

On doit tout d’abord remarquer l’importance de l’opposition gauche/droite dans les attitudes vis-à-vis de l’immigration 10 , confirmée par le graphique I, et la différence d’intensité dans l’hostilité à l’immigration entre les électeurs de la droite modérée et ceux du FN. Non seulement les électeurs FN sont nettement plus hostiles à l’immigration que ceux de la droite modérée (tableau III), mais de plus cette différence quantitative devient une différence qualitative concernant la question de l’intégration (tableau IV) des populations d’origine nord-africaines déjà présentes sur le territoire national. Alors que les électeurs de la droite modérée ont une attitude majoritairement positive sur cette question, ceux du FN sont isolés dans une attitude majoritairement négative. On a donc sur cette question de l’immigration un double clivage gauche/droite modérée/FN et une attitude d’hostilité obsessionnelle des électeurs FN contre l’immigration nord-africaine.

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Graphique I. Trop d’immigrés : pourcentage tout à fait d’accord/échelle gauche/droite

80 77 70 60 59 50 46 42 40 38 30 28 27 20 1 2 3 4 5 6 7

Gauche Droite

La géographie électorale du Front national, l’impact de l’immigration

La géographie électorale du FN (cartes I et II) est marquée dans ses grandes lignes par une forte continuité depuis 1984. À une zone de force constituée par les départements à l’Est d’une ligne Le Havre- Saint-Étienne-Avignon-Perpignan, s’oppose une zone de faiblesse principalement située dans la France de l’Ouest et du Centre-Sud. Cette géographie électorale ne s’inscrit pas dans celle des traditions politiques anciennes mais semble beaucoup plus liée à celle de l’immigration. Vu la polarisation des électeurs FN sur la question de l’immigration, il est nécessaire de pousser plus avant l’analyse de cette liaison. Quel est le meilleur indicateur de l’immigration vis-à-vis de son effet électoral ? Toutes les enquêtes montrent que les Maghrébins sont victimes de la plus forte xénophobie dans la population française et particulièrement chez les électeurs FN 11 . Les Français d’origine nord-africaine, les beurs, en sont tout autant victimes, la xénophobie ne s’arrêtant pas à la carte d’identité. Le meilleur indicateur de la répartition de cette population sur le territoire est la proportion d’étrangers maghrébins et turcs dans la population française (Carte III, données INSEE), les Français d’origine nord- africaine vivant en général dans les mêmes endroits

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Carte I Pourcentage FN Européennes 1984 (11% des suffrages exprimés)

que les étrangers de même origine. La ressemblance entre cette carte et les deux précédentes est frappante, même si cette ressemblance ne constitue pas une preuve d’influence 12 . C’est pourquoi j’ai procédé à une mesure d’impact électoral de l’immigration maghrébine et turque sur le vote FN, à partir d’un découpage de la France en trois zones de 32 départements chacune suivant le niveau de cette immigration (Zone I : niveau > 2,7% de la population départementale, Zone II : niveau entre 2,7% et 1,2%, Zone III : niveau < 1,2%). Le tableau V où est calculé le niveau du vote FN valide l’hypothèse : l’impact est fort (différence zone I-zone III), progressif, les résultats dans la zone II s’inscrivant toujours entre ceux de la zone I et ceux de la zone III, et la structure est remarquablement stable au cours du temps (tableau V).

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Cartes II. Pourcentage FN Législatives 1997 (15,2% des suffrages exprimés)

Tableau V. Pourcentage du FN suivant les trois zones. Pourcentage des suffrages exprimés

Zone Élections Ensemble Zone I II Zone III Différence I-III Europ.1984 11,0 14,2 9,9 7,0 +7,2 Lég.1986 9,8 13,7 9,1 5,9 +7,8 Prés.1988 14,4 17,9 13,8 9,9 +8,0 Lég.1988 9,7 13,0 8,8 5,5 +7,5 Europ.1989 11,7 14,7 11,0 7,6 +7,1 Rég.1992 13,9 17,3 12,9 9,0 +8,3 Lég.1993 12,7 15,7 12,2 8,2 +7,5 Europ.1994 10,6 13,1 10,5 6,5 +6,6 Prés.1995 15,3 18,1 15,5 10,2 +7,9 Lég.1997 15,2 18,4 15,3 9,7 +8,7 Rég.1998 15,3 18,5 15,8 9,4 +9,1

142

Carte III. Pourcentage d’étrangers maghrébins et turcs Dans la population (INSEE 1988)

L’analyse des résultats de l’enquête CEVIPOF 1995 selon ces trois zones est doublement intéressante car si elle indique, confirmant d’autres analyses, que l’hostilité aux immigrés n’est pas fonction de leur présence (tableau VI), elle montre également que cette présence influence fortement le vote en faveur de Jean-Marie Le Pen de ceux qui sont les plus hostiles aux immigrés (tableau VII).

Tableau VI. Pourcentage « tout à fait d’accord » à l’affirmation : « Il y a trop d’immigrés en France »

Ensemble Zone I Zone II Zone III 41 40 46 37

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Tableau VII. Pourcentage Le Pen parmi ceux qui sont « Tout à fait d’accord » avec l’affirmation : « Il y a trop d’immigrés en France ».

Ensemble Zone I Zone II Zone III 28 36 27 15

Pour analyser la liaison entre l’immigration et le vote FN, on doit tout d’abord noter que l’immigration est une variable contextuelle par rapport au vote FN (ce ne sont pas les immigrés qui votent pour le FN), et que l’on ne doit pas analyser l’effet d’une variable contextuelle comme celui d’une variable d’appartenance, comme les catégories socioprofessionnelles, par exemple. Il faut d’abord définir quel type d’influence cette variable a sur le vote FN. On a à faire à un phénomène de passage au vote d’électeurs fortement xénophobes, qui est favorisé par la fréquence de leur mise en présence avec les immigrés. Les occasions de rencontres sont multiples dans la vie quotidienne et ne se limitent pas au lieu de résidence. Il y a notamment le lieu de travail, les trajets et les lieux d’achats (marchés, supermarchés). Un très grand nombre de personnes ne travaillent pas dans le quartier ou même la commune où elles résident. Les marchés sont des occasions de rencontres importantes pour les populations rurales. Souvent quand on s’étonne que le FN obtienne des résultats élevés dans telle commune rurale où il n’y a aucun étranger, on ne s’intéresse pas au fait que ses habitants vont faire leurs courses dans la petite ville proche. Le lieu de résidence n’est pas un bon indicateur de la liaison immigration-vote FN pour deux autres raisons : d’une part, dans les quartiers à forte présence immigrée, une partie du corps électoral lui-même est d’origine immigrée et n’est pas favorable au FN, d’autre part, les Français les plus xénophobes s’efforcent depuis longtemps d’habiter dans d’autres quartiers. C’est donc par rapport à un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres autour du lieu de résidence qu’il faut estimer les probabilités de rencontre de ces Français avec les immigrés. C’est pourquoi les statistiques départementales constituent le bon niveau d’agrégation. Reste maintenant à aborder la question de la stabilité de la variable explicative, la proportion de population immigrée maghrébine et turque, au cours de cette période. J’utilise pour construire les trois zones les données du recensement de 1982, le plus proche de « l’élection critique » de 1984. Les données du recensement de 1990

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pour la même variable sont très stables par rapport celles de 1982, même niveau global moyen (2,8% de la population) et répartition par département pratiquement identique (corrélation de.97). L’utilisation du même découpage géographique en trois zones pour les dernières élections est donc parfaitement justifié. L’hostilité à l’immigration est ancienne et ne date pas de la percée électorale du FN en 1984. Ce n’est donc pas elle qu’il faut analyser mais les conditions du passage au vote d’électeurs fortement hostiles aux immigrés. Les conditions politiques de ce passage au vote en 1983-1984 sont liées à la situation du moment marquée par la politique de la gauche, avec une régularisation massive d’immigrés en situation irrégulière et des déclarations maladroites sinon provocatrices 13 , et par la campagne xénophobe de la droite UDF-RPR à l’occasion des municipales de 1983, qui a légitimé l’utilisation de la xénophobie comme arme électorale 14 . Mais si cette campagne de droite a pu donner de tels effets, c’est aussi parce que la population était réceptive. À la fin des années 70, notamment avec la politique du rapprochement familial et la présence de plus en plus importante de femmes et d’enfants d’immigrés, l’image (en partie stéréotypée) de l’immigration change dans le public. On est alors passé des « travailleurs immigrés », hommes célibataires venant travailler en France de manière temporaire pour aider leur famille restée au pays, à des populations immigrées. La présence des familles pose alors de manière incontournable aux yeux du public (et des immigrés eux- mêmes) la question de l’intégration. Or, aucun accompagnement politique n’a été fait à cette époque pour expliquer à la population française cette situation nouvelle. Tout au contraire, les discours officiels sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing ont le plus souvent consisté à rendre les immigrés responsables du chômage. À partir de là, le terrain était prêt dans l’opinion pour que la politisation négative de cette question trouve un écho favorable. Cela fut le cas à partir de 1983-1984. La différence de vote en faveur du FN entre les hommes et les femmes ne résulte pas d’une différence d’attitude concernant l’immigration. Les femmes sont aussi xénophobes que les hommes, aussi nombreuses à mettre l’immigration comme motivation de vote prioritaire ou à considérer Jean Marie Le Pen comme le meilleur candidat sur cette question. La différence entre les sexes s’exprime quand il s’agit de passer de l’attitude xénophobe au comportement électoral extrémiste. Ce sont les mêmes facteurs qui favorisent le vote FN chez les deux sexes, mais la différence sexuelle joue un rôle de

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frein (chez les femmes) ou d’accélérateur (chez les hommes) pour le vote FN. Chez les hommes, le vote Le Pen monte à 32% parmi ceux qui sont « tout à fait d’accord » avec l’affirmation « il y a trop d’immigrés en France » contre seulement 22% chez les femmes. L’écart s’accroît encore parmi les mêmes catégories dans la zone I : 42% chez les hommes contre 26% chez les femmes. Cette différence de comportement électoral entre les deux sexes pourrait bien provenir d’une plus forte réticence des femmes en général à passer d’une attitude d’insatisfaction à un comportement protestataire extrémiste : alors qu’elles sont nettement plus insatisfaites que les hommes du fonctionnement de la démocratie en France, elles sont en même temps nettement plus réticentes à toutes formes de protestation non institutionnelle comme les occupations de locaux administratifs, le refus de payer les impôts, les dégâts matériels ou la peinture de slogans. Candidat extrémiste, Jean-Marie Le Pen a une plus mauvaise image chez les femmes que chez les hommes (Enquête CEVIPOF 1995).

Sécuritarisme et autoritarisme

On a vu précédemment qu’avec l’obsession de l’immigration, c’est la préoccupation sur la sécurité qui caractérise le plus les électeurs FN. Autoritarisme et obsession sécuritaire sont souvent associés sinon confondus. Voyons ce qu’il en est pour l’électorat FN à partir des résultats de deux questions de l’enquête 1995, l’une par rapport au mot autorité (tableau VIII) et l’autre sur le rétablissement de la peine de mort (tableau IX).

Tableau VIII. Autorité

De Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur Villiers Le Pen Ensemble Très ou assez positif 49 58 61 44 74 76 80 77 68 Très ou assez négatif 51 42 39 56 26 24 20 23 32

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Tableau IX. Peine de mort

De Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur Villiers Le Pen Ensemble Tout à fait d’accord 21 24 22 13 32 35 30 62 32 Plutôt d’accord 25 22 20 10 27 31 39 24 24 Plutôt pas d’accord 13 14 12 16 16 16 16 6 13 Pas du tout d’accord 41 40 46 61 25 18 15 8 31

L’électorat FN est à la fois plus sécuritaire et plus autoritaire que la moyenne, comme les autres électorats de droite. Cependant il est très net qu’il se distingue beaucoup plus, en particulier des autres électorats de droite, par son sécuritarisme que par son autoritarisme. On ne doit pas perdre de vue que le FN a effectué sa percée électorale au début des années quatre-vingt, à l’issue d’une forte montée du sentiment d’insécurité depuis la fin des années soixante, résultat d’une forte progression de la délinquance durant les « trente glorieuses ». De plus, si on revient sur la géographie électorale du FN, on s’aperçoit que celle-ci est également assez proche de celle de la délinquance, elle-même liée à l’urbanisation. Il y a incontestablement, en plus de l’immigration, un effet de la délinquance sur le vote FN. Le fait que les zones de délinquance et d’immigration, liées aux grands centres urbains, soient souvent les mêmes, favorise le phénomène de bouc- émissaire contre les immigrés. Mais il ne faut pas exagérer l’importance de l’urbanisation par elle-même. Contrairement à une idée reçue, les résultats du FN ne sont pas croissants avec la taille des communes, il ne dépasse pas sa moyenne nationale sur l’ensemble des villes de plus de 100.000h en 1995 (14%) de même qu’en 1997 (13.8%).

Un électorat égoïste et ambigu vis-à-vis de l’État L’électorat le moins égalitariste et le moins solidaire

Une autre caractéristique de l’électorat FN est son attirance beaucoup plus faible que la moyenne pour les valeurs d’égalité et de solidarité (tableau X, enquête 1995).

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Tableau X. Attitude des électorats. Pourcentage en colonne

ÉGALITÉ Gauche Droite modérée Le Pen Ensemble Très positif 58 46 33 49 Assez positif 29 40 40 35 Assez négatif 10 12 19 12 Très négatif 3 2 8 4 SOLIDARITÉ Gauche Droite modérée Le Pen Ensemble Très positif 63 52 36 55 Assez positif 30 40 45 36 Assez négatif 5 7 14 7 Très négatif 2 1 5 2

L’électorat de Le Pen est de loin le plus réticent face aux valeurs d’égalité et de solidarité. Sur ces questions très fortement liées à l’opposition droite/gauche (graphique II), on retrouve le même schéma déjà remarqué pour l’immigration de double clivage Gauche/Droite modérée/FN. On est bien loin d’un « entre deux » entre la gauche et la droite où certains croient trouver l’électorat FN.

Graphique II. Pourcentage Égalité très positif/échelle gauche/droite

70 63 60 62 55 50 45 44 42 40 38 30 1 2 3 4 5 6 7

Gauche Droite

Cette impression de situation intermédiaire entre droite et gauche provient en particulier de l’attitude de l’électorat FN à propos de l’intervention de l’État (tableau XI, enquête 1995).

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Tableau XI. Pourcentage de ceux qui pensent que l’État n’intervient pas assez dans la vie économique et sociale (note 5,6,7 sur une échelle de 7) dans les électorats présidentiels.

Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur De Villiers Le Pen Ensemble 57 54 51 35 40 41 36 51 46

Mais si on observe en effet que sur cette question politiquement importante l’électorat lepéniste est plus proche de celui de la gauche que de celui de la droite modérée, c’est tout simplement que la réponse à cette question n’est pas structurée prioritairement par l’opposition gauche/droite mais par l’opposition modérés (surtout centre-droit)/extrémistes comme le montre le graphique IV où les réponses à cette question sont analysées en fonction de l’autoplacement sur l’échelle gauche-droite (enquête 1995).

Graphique IV. Pourcentage de ceux qui sont favorables à une plus forte intervention de l’État (notes 5,6,7 sur une échelle de 7) suivant l’échelle gauche/droite .

60 58 57 57 55

50

46 45 44 43 40 40 1 2 3 4 5 6 7

Gauche Droite

L’opposition modérés-extrémistes sur cette question suivant l’échelle gauche/droite avait déjà été notée par R. Inglehart pour la plupart des pays de la communauté européenne, dont la France, à partir des enquêtes Eurobaromètre de 1979 et 1981 15 . L’attitude de réticence face au libéralisme économique d’une partie importante de l’électorat FN est tout à fait cohérente avec l’orientation d’extrême droite de ce parti. L’hostilité au libéralisme économique n’est de gauche que si elle se conjugue avec un égalitarisme fort, ce qui est très loin d’être le cas ici.

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On doit de plus noter que l’électorat FN est le plus favorable à une réduction du nombre de fonctionnaires : 26% de son électorat est « Tout à fait pour » (et 33% « Plutôt pour ») contre seulement 13% de l’ensemble des personnes interrogées, 16% des électeurs de la droite modérée, 11% des électeurs écologistes et 5% de ceux de la gauche (enquête 1997). Les « Tout à fait contre » sont seulement 14% dans l’électorat FN contre 22% en moyenne. C’est pourquoi on peut dire que l’électorat FN a une attitude ambiguë vis-à-vis de l’État, mêlant interventionnisme et poujadisme.

Un électorat peu moralisateur

Si on observe les attitudes des électeurs lepénistes sur les questions de morale sexuelle et civique (tableau XII, enquête 1995), on remarque dans les deux cas des réponses proches de la moyenne et nettement moins conservatrices que cette de la droite modérée. Les attitudes des électeurs lepénistes sur ces questions sont beaucoup moins influencées par la morale religieuse, ce qui correspond bien au fait qu’ils sont nettement moins religieusement pratiquants que les électeurs de la droite UDF-RPR. On observe en effet que le FN n’obtient que 7% parmi les catholiques pratiquants réguliers contre 69% à la droite modérée (enquête 1997), alors qu’il fait 17% chez les sans religion contre 13% à la droite modérée.

Tableau XII. Pourcentage de ceux qui sont sexuellement libéraux dans chaque électorat 16

Gauche Droite modérée Le Pen Ensemble 61 44 49 53 Pourcentage de ceux qui sont civiquement moralisateurs Gauche Droite modérée Le Pen Ensemble 27 47 35 36

La différence est particulièrement nette entre l’électorat de la droite modérée est celui de Le Pen sur la morale civique. On

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s’aperçoit que sur ces deux échelles qui sont fortement liées à la dimension droite/gauche et à des valeurs traditionnelles, l’électorat lepéniste a des attitudes proches de la moyenne.

Un électorat inquiet et frappé par le chômage

Tableau XIII. Situation personnelle vis-à-vis du chômage (enquête 1995). Pourcentage en colonne

De Le Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur Villiers Pen Ensemble Déjà au chômage 13 9 9 11 8 6 7 15 9 Beaucoup de risque 30 27 25 24 20 17 26 30 24 Peu de risque 31 39 30 34 35 26 31 24 31 Aucun risque 26 24 36 31 37 51 36 31 36

L’électorat lepéniste est le plus touché ou se sent le plus menacé par le chômage, 45% contre 33% sur l’ensemble des personnes interrogées. On doit remarquer la situation symétrique des électeurs de la candidate d’extrême gauche, Arlette Laguiller. Cette situation de plus forte exposition vis-à-vis du chômage est très certainement liée à la forte composition ouvrière de l’électorat lepéniste. Même si le chômage ne semble pas être réellement une motivation prioritaire de vote pour les électeurs lepénistes, il contribue très certainement à leur vision négative du monde politique de par l’inefficacité de celui-ci sur cette question depuis des années.

Un électorat particulièrement insatisfait du système politique

L’électorat lepéniste se caractérise par un haut degré de mécontentement vis-à-vis du système politique, comme le montre le tableau XIV (enquête 1995), réalisé à partir d’une échelle d’attitude concernant le monde politique 17 .

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Tableau XIV.Pourcentage des insatisfaits du monde politique dans chaque électorat présidentiel

Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur De Villiers Le Pen Ensemble 53 51 40 40 30 30 39 61 41

C’est dans l’électorat lepéniste que le mécontentement vis-à-vis du monde politique est le plus fort, de plus de 20 points de % au-dessus de la moyenne. Fort logiquement, cet électorat est le plus favorable à des changements forts dans la société française (enquête 1995).

Un nationalisme de rétraction

Les électeurs du Front national sont sensibles aux thèmes nationalistes, ils sont les plus nombreux à se déclarer seulement Français (tableau XV).

Tableau XV. Question : Vous personnellement, vous sentez-vous... Pourcentage en colonnes, enquête 1995) De Ensemble Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur Villiers Le Pen Seulement Français 29 27 32 23 10 29 28 31 45 Plus Français qu’Européen 29 21 33 22 29 33 33 43 32 Autant Français qu’Européen 37 40 29 50 50 35 36 24 21 Autres 5 12 6 5 11 3 3 2 2

Autres : plus Européen que Français, seulement Européen, ni Français ni Européen.

Mais si on se reporte au tableau II, on s’aperçoit que la place de la France dans le monde, autre thème nationaliste, n’est pas une motivation de vote sensiblement plus importante pour l’électorat lepéniste (17%) que pour la moyenne. De plus, au sein même de cet électorat, c’est Jacques Chirac qui était jugé le plus performant en la matière (27%), une forte proportion (29% de aucun + sans réponse) n’indiquant aucun candidat, signe d’un faible intérêt pour ce sujet. En fait, on a à faire là à deux dimensions du nationalisme qui sont distinctes, sinon opposées : – un nationalisme de rétraction, replié sur le pré carré hexagonal, refusant le contact avec l’autre et a priori très hostile à la présence des étrangers et de tous ceux d’autres traditions culturelles (en particulier religieuses), – un nationalisme

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« universaliste », volontiers expansionniste et colonialiste (la mission civilisatrice de la France...) qui va beaucoup plus facilement accepter l’autre, à condition que celui-ci accepte de devenir semblable. Alors que le nationalisme de rétraction a été incarné par le Régime de Vichy, le gaullisme se situe nettement dans la seconde tradition nationaliste, le nationalisme universaliste, qui fut celui du Bonapartisme et de la III e République. Cette différence entre les deux traditions nationalistes est fondamentale pour expliquer les positions opposées des partis (et des électorats comme vu plus haut) sur la question de l’intégration des immigrés déjà présents sur le sol national. Alors que les gaullistes, et la majorité des électeurs de la droite modérée en général, sont favorables à l’intégration (une intégration-assimilation), les lepénistes refusent cette intégration et veulent exclure les étrangers.

Le FN dans l’évolution électorale de l’ensemble du système politique français

La percée du FN : un élément d’un réalignement électoral plus général

Pour bien comprendre le phénomène électoral FN, il est nécessaire de le replacer dans l’ensemble des évolutions électorales du système politique français. L’apparition du FN comme force électorale significative en 1984 n’est qu’un élément d’un réalignement électoral affectant l’ensemble des forces politiques provoqué par l’émergence de la question de l’immigration comme motivation de vote. Le réalignement électoral autour de la question de l’immigration concerne l’ensemble de l’équilibre droite/gauche et n’est pas seulement marqué par l’apparition du FN comme force significative, mais aussi par un recul de la gauche dans les départements de forte immigration maghrébine et turque comme le montre le tableau XVI. Ce tableau fait apparaître que l’influence du découpage géographique en trois zones selon l’importance de l’immigration maghrébine et turque ne joue pas seulement sur les résultats du FN mais influence plus généralement l’équilibre gauche/droite.

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Tableau XVI. Pourcentage de la gauche suivant les trois zones de la carte III

Différence I- Ensemble Zone I Zone II Zone III III Prés. 1974 1 45,9 46,7 48,1 42,9 + 3,8 Prés. 1974 2 49,2 49,7 51,8 46,2 + 3,5 Lég. 1978 49,8 49,1 52,9 47,2 + 1,9 Europ. 1979 47,1 46,6 50,6 45,4 + 1,2 Prés. 1981 1 46,7 47,1 49,6 45,2 + 1,9 Prés. 1981 2 51,8 51,8 54,3 50,8 + 1 Lég. 1981 55,8 55,1 58,7 53,2 + 1,9 Europ. 1984 35,8 33,7 38,6 36,2 -2,5 Lég. 1986 44 41,8 46,3 45,6 -3,8 Prés. 1988 1 45,4 42,5 48,2 47 -4,5 Prés. 1988 2 54 52,1 56,4 54,6 -2,5 Lég. 1988 49,3 46,1 53 49,9 -3,8 Europ. 1989 33,7 31,8 36,2 34,3 -2,5 Rég. 1992 29,3 27,9 30,8 31,4 -3,5 Lég. 1993 31,3 28,8 34,2 31,6 -2,8 Europ. 1994 40,4 40,2 41,5 39,4 0,8 Prés. 1995 1 40,7 38,7 42,5 42 -3,3 Prés. 1995 2 47,3 45,2 49,9 48,1 -2,9 Lég. 1997 44,4 41,5 47,1 46,3 -4,8 Rég.1998 40,9 38,5 43,4 41,7 -3.2 En 1995, 1997, et 1998, les Verts sont comptés à gauche.

Deux choses doivent principalement être remarquées dans ce tableau. − Les européennes de 1984 constituent bien l’« élection critique » de ce réalignement. Avant 1984 la gauche était toujours plus forte dans la zone I, la plus urbaine, que dans la zone III qui compte beaucoup de départements de tradition catholique. À partir de 1984 cette situation s’inverse brutalement et définitivement. − Ce phénomène de retournement du niveau de la gauche entre la zone I et la zone III est confirmé au second tour des élections présidentielles de 1988 et 1995, c’est-à-dire en duel entre le candidat socialiste et Jacques Chirac. Ce qui veut dire qu’il ne relève pas d’une addition artificielle du FN à la droite modérée au premier tour. Le déficit de la gauche dans la zone I par rapport à la zone III, se réduit entre les deux tours des présidentielles de 1988 et 1995, reflet de l’imparfait report du FN sur Jacques Chirac. On doit cependant remarquer que cette différence zone I-zone III ne disparaît pas au second

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tour et qu’elle est même plus forte au second tour de 1995 qu’à celui de 1988. Au second tour de la présidentielle de 1995 on observe l’influence des trois zones sur le vote pour Jacques Chirac parmi ceux qui sont « tout à fait d’accord » avec l’affirmation « il y a trop d’immigrés en France » : pour une moyenne de 64% sur l’ensemble, il passe de 59% (zone III) à 62% (zone II) et à 68 % (zone I). Le passage d’une attitude (sur l’immigration) à un comportement (électoral) sous l’influence de l’importance d’un enjeu (l’immigration) n’est pas seulement illustré par la différence de comportement électoral, vue plus haut, des électeurs les plus xénophobes selon que l’on passe de la zone III à la zone I (plus fort vote Le Pen au premier tour de 1995 et Chirac au second). Il est également illustré par la différence de comportement électoral des électeurs les moins hostiles aux immigrés (ceux qui sont « plutôt pas d’accord » ou « pas d’accord du tout » avec l’affirmation « il y a trop d’immigrés en France ») : pour un vote moyen de 71% en faveur de la gauche (enquête CEVIPOF 1995 1 er tour), celui-ci passe de 66% dans la Zone III à 72% dans la zone II et 74% dans la zone I. Comme pour les électeurs xénophobes, leur comportement électoral est d’autant plus influencé par leur attitude sur l’immigration qu’ils se trouvent dans une zone à forte proportion d’immigrés. Tout réalignement électoral nécessite l’existence de processus de désalignement déjà à l’œuvre quand il apparaît. Il faut que les anciennes allégeances se soient affaiblies pour que de nouvelles puissent se développer. Observons quels sont les désalignements électoraux qui se sont produits en France récemment.

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Les désalignements

Le désalignement ouvrier

Tableau XVII. Désalignement ouvrier en France 1973-1997 18

Lég.1973 Lég.1978 Lég.1981 Lég.1986 Lég.1988 Lég.1993 Lég.1997 % Gauche ensemble 46 49 56 44 49 31 44 % Gauche Ouvriers PCM 68 67 69 55 % Gauche ouvriers PPI 59 59 35 48 Écart Go/e PCM 22 18 13 11 Écart Go/e PPI 14 10 4 4 PCM : Profession du chef de ménage, nomenclature INSEE 1954 (de 1973 à 1986). PPI : Profession de la personne interrogée, nomenclature INSEE 1982 (de 1986 à 1997). L’institut change de méthode en 1986 mais donne les résultats dans les deux méthodes pour cette élection.

Graphique IV. Écarts vote de gauche ouvrier/ensemble de l’électorat

PCM PPI

25 22 20 18 15 13 14 10 11 10

5 4 4 0 1973 1978 1981 1986 1988 1993 1997

Le tableau XVII et le graphique des écarts entre le vote ouvrier pour la gauche et le résultat moyen de celle-ci à toutes les élections législatives depuis 1973 nous montrent le déclin de l’alignement à gauche des ouvriers. Alors qu’en 1973 les ouvriers accordaient 22 points de plus à la gauche que la moyenne de l’électorat, cette avance n’est plus que de 11 points en 1986. De 1986 à 1997 elle décline encore, passant à 4. Le désalignement électoral ouvrier est net, il est continu, régulier, et commence dès 1978, avant que la gauche n’arrive

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au pouvoir 19 . Il concerne tout autant le parti communiste, dans l’opposition de 1984 à 1997, que le parti socialiste, et ne provient donc pas principalement de l’exercice du pouvoir par celui-ci. On doit remarquer que le déclin du vote de classe ouvrier vers la gauche est un phénomène général dans les pays développés et qui s’y est la plupart du temps produit plus tôt qu’en France, commençant souvent dès les années soixante 20 .

Les désalignements électoraux aux dépens de la droite modérée

La droite modérée est victime de deux désalignements électoraux qui sont chacun de nature différente. Tout d’abord le déclin de l’influence du catholicisme. Même si les catholiques pratiquants réguliers sont toujours très fortement orientés à droite, de l’ordre de 70 à 80%, ils sont de moins en moins nombreux et leur baisse d’effectifs 21 a pour conséquence un désalignement électoral géographique des départements ou la pratique religieuse catholique était traditionnelle ment forte et où la droite recule nettement depuis la fin des années soixante. La droite a de plus été brutalement victime en 1981 d’un désalignement idéologique : l’anticommunisme ne pouvait plus être une motivation dominante de vote à partir du moment où sa force électorale déclinante ne permettait plus au parti communiste de dominer la gauche. Ces deux phénomènes ont lourdement pesé dans la défaite de Valéry Giscard d’Estaing, Président sortant UDF, à l’élection présidentielle de 1981.

Le désalignement du vote selon le sexe

Le désalignement du vote selon le sexe est un phénomène important de ces trente dernières années, résultat des transformations de la société. Alors qu’en 1973 les femmes accordaient 9 points de plus à la droite que les hommes, cet écart n’était plus que de 3 points aux législatives de 1981 puis de 1 point à celles de 1988 et 1993, pour disparaître totalement à celles de 1997 (post électoraux SOFRES et enquête 1997).

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Les effets de l’accumulation des jugements rétrospectifs négatifs

À tous ces éléments de désalignement, il faut au moins en ajouter un autre : l’accumulation des jugements rétrospectifs négatifs contre les partis qui ont exercé le pouvoir. Depuis 1978, tous les gouvernements ont perdu les élections qui se sont déroulées sur leur bilan. L’échec de chacun face au problème du chômage a à chaque fois lourdement pesé, et les affaires touchant les différents partis traditionnels, et qui sont loin d’être finies, n’ont rien arrangé. À chaque élection la majorité des électeurs a porté un jugement rétrospectif négatif 22 sur les gouvernants. L’accumulation depuis 1978 de ces jugements rétrospectifs négatifs contre les partis de gouvernement a puissamment érodé leur fidélité partisane, favorisant par-là le désalignement électoral en leur défaveur.

Un électorat partiellement réaligné

Pour comprendre le positionnement des électeurs lepénistes dans l’opposition gauche/droite, il faut la mettre en rapport avec celle des autres électorats et différencier les attitudes des électeurs suivant leur degré d’intérêt pour la politique (tableau XVIII).

Tableau XVIII. Auto classement des électorats présidentiels 1995 selon la gauche et la droite en fonction de leur intérêt pour la politique Candidats de gauche Candidats de droite Laguiller Hue Jospin Voynet Chirac Balladur Villiers Le Pen %G %G %G %G %D %D %D %D Beaucoup ou assez 79 91 93 75 85 78 76 67 Peu 65 86 80 49 72 74 58 49 Pas du tout 40 68 72 33 57 67 50 28 Ensemble 69 87 86 61 77 75 66 53 Ce tableau se lit de la manière suivante : 79% des électeurs d’Arlette Laguiller qui s’intéressent beaucoup ou assez à la politique se classent plutôt à gauche et 21% autrement (droite, ni à gauche, ni à droite, sans réponse). Les résultats doivent être pris avec beaucoup de prudence car ils portent parfois sur des effectifs très faibles (enquête SOFRES CEVIPOF 1995). De même 67% des électeurs de Le Pen qui s’intéressent beaucoup ou assez à la politique se classent plutôt à droite contre seulement 28% de ceux qui ne s’y intéressent pas du tout.

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Trois remarques principales s’imposent à partir de ce tableau. Tout d’abord on observe un autoclassement nettement plus fort et cohérent à l’orientation de leur candidat des électeurs qui s’intéressent à la politique par rapport au classement de ceux qui ne s’intéressent pas à la politique. Deuxièmement, cette différence est toutefois nettement plus faible chez les électeurs des candidats des partis traditionnels (Hue, Jospin, Chirac, Balladur) que chez ceux des forces plus nouvelles (Laguiller, Voynet, Le Pen), l’électorat de De Villiers occupant une position intermédiaire conforme à la situation de ce candidat de ce point de vue (scission d’une force traditionnelle, l’UDF). Les électeurs des forces traditionnelles sont « alignés », alors que ceux des forces plus récentes, passés par un désalignement, ont plus de difficulté à se situer dans l’opposition traditionnelle droite/gauche, surtout s’ils s’intéressent peu à la politique. Troisièmement, on observe que les électorats des candidats de droite, compte-tenu des remarques précédentes, sont moins « alignés » sur la dimension gauche/droite que ceux des candidats de gauche, reflet d’une moindre culture partisane à droite. Le faible alignement de l’électorat lepéniste sur la dimension gauche/droite avec un très fort écart selon l’intérêt pour la politique, doit être interprété comme la situation typique d’un nouvel électorat de droite issu du processus de désalignement/réalignement. Le réalignement étant d’abord intégré sur la dimension gauche/droite par ceux qui s’intéressent à la politique ( l’autoclassement à droite monte même à 79% chez les électeurs de Jean-Marie Le Pen qui s’intéressent beaucoup à la politique).

La place de l’électorat FN dans le système politique

On a mis en évidence plus haut l’importance de l’attitude sur l’immigration et de l’insatisfaction vis-à-vis du monde politique (échelle note 18). Le tableau XIX permet d’apprécier l’influence de ces deux variables.

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Tableau XIX. Pourcentage Le Pen (Enquête SOFRES CEVIPOF 1995)

Trop d’immigrés (-) Trop d’immigrés (+) Satisfaction monde politique (+) 1% 13% Satisfaction monde politique (-) 3% 27% Le tableau se lit de la manière suivante : 1 % de ceux qui sont peu ou pas du tout d’accord avec l’affirmation « il y a trop d’immigrés » et qui sont satisfaits du monde politique votent pour Le Pen.

Ce tableau montre que l’hostilité aux immigrés est une condition absolument nécessaire au vote Le Pen, mais que l’insatisfaction vis-à- vis du monde politique a un impact électoral important sur le vote Le Pen chez ceux qui sont hostiles aux immigrés. Si on positionne les différents candidats à l’élection présidentielle sur la case de ce tableau où ils obtiennent le plus fort % de suffrages, on obtient la configuration suivante (tableau XX).

Tableau XX

Trop d’immigrés (-) Trop d’immigrés (+) Jospin Chirac Satisfaction monde politique (+) Voynet Balladur, De Villiers Hue Le Pen Satisfaction monde politique (-) Laguiller

Les quatre cases sont occupées. Les candidats de la droite modérée se trouvent sur celle des xénophobes satisfaits, celle des xénophobes insatisfaits est occupée par Le Pen, celle des non xénophobes satisfaits par la gauche modérée (Jospin) et les écologistes, et celle des non xénophobes insatisfaits par les candidats communiste et d’extrême gauche.

Une influence de certains traits de la culture politique nationale

Ces évolutions, montées de l’impact électoral de la xénophobie contre les immigrés et de l’insatisfaction vis-à-vis du système

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politique, se sont produites dans beaucoup d’autres pays développés sans pour autant provoquer l’installation durable de l’extrême droite dans une partie significative du corps électoral. Dans les quelques cas concernés (France, Autriche, Flandre belge et peut-être Norvège) une hypothèse explicative additionnelle est nécessaire relative à la culture politique traditionnelle de ces pays ou de ces régions 23 , qui a pu favoriser un nationalisme de rétraction à forte connotation xénophobe. Culture politique qui s’est manifestée pendant la seconde guerre mondiale par un fort courant de collaboration administrative et idéologique avec la politique raciste nazie et qui n’a pas été aussi puissamment dévalorisée après la guerre 24 qu’en Allemagne, où on ne pouvait pas dire que c’était la faute des « autres ».

Conclusion

On a mis en évidence l’importance de trois facteurs principaux dans le vote FN : l’hostilité à l’immigration, la présence effective des populations immigrées (les trois zones), et l’insatisfaction vis-à-vis du monde politique. Quand ces trois conditions sont simultanément remplies (zone I, « tout à fait d’accord » avec l’affirmation « il y a trop d’immigrés en France » et insatisfait du monde politique) le vote Le Pen monte à 43% (enquête CEVIPOF 1995, avec 52% chez les hommes et 35% chez les femmes). L’émergence du FN comme force significative est un élément des transformations, désalignements et réalignements, qui affectent les équilibres électoraux en France depuis maintenant plus de 20 ans. L’immigration et l’insécurité sont les deux préoccupations majeures des électeurs du FN. Le chômage joue un rôle contrasté dans l’évolution électorale du FN 25 . D’une part, les échecs successifs des partis gouvernementaux face à ce problème contribuent à la montée du mécontentement contre le système politique et favorise par là-même le FN. Mais d’autre part, la très faible crédibilité du FN sur cet enjeu le dessert auprès des électeurs pour lesquels il est une motivation de vote vraiment prioritaire. Électoralement, le FN a un double visage d’extrême droite et de nouvelle droite. D’extrême droite par le caractère très fortement xénophobe de ses électeurs, par leurs positions extrémistes sur la sécurité, leur forte réticence face aux valeurs d’égalité et de solidarité, leur hostilité au système politique en place, et leur goût de l’intervention de l’État. Nouvelle droite de par le

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détachement de son électorat des valeurs morales traditionnelles liées au catholicisme et aussi de par son hostilité à une forte pression fiscale qui pointe derrière la forte approbation de la proposition de réduction du nombre de fonctionnaires. Ces évolutions, montée de la xénophobie, baisse de l’adhésion aux valeurs morales liées à la religion, hostilité à l’impôt, affectent également, à un moindre degré il est vrai, l’électorat de la droite modérée.

NOTES

1 Pierre Martin, « Le vote Le Pen », Note de la Fondation Saint-Simon , n° 84, Octobre-novembre 1996. 2 Un réalignement électoral est un changement durable de l’équilibre des forces politiques ou des votes de certains secteurs de l’électorat. La notion de réalignement s’oppose à celle de changements conjoncturels. Elle est essentiellement anglo- saxonne avec notamment les travaux de V.O. Key Jr, « Secular Realignment and the Party System », Journal of Politics , n° 21, 1959 ; David Butler, Donald Stokes, Political Change in Britain , Londres, Macmillan, 1969 ; James L. Sundquist, Dynamics of the Party System, Alignment and Realignment of Political Parties in the United States , Washington D.C., The Brooking Institution, 1973 ; Russel J. Dalton, Scott C. Flanaggan, Paul Allen Beck (Eds), Electoral Change in Advanced Industrial Democraties, Realignment or Desalignment ?, Princeton, Princeton University Press, 1984 ; Edward G. Carmines, James A. Stimson, Issue Evolution, Race and the Transformation of American Politics , Princeton, Princeton University Press, 1989 et, plus récemment, Russell J. Dalton, « Political Cleavages, Issues, and Electoral Change », in Laurence Leduc, Richard G. Niemi, Pipa Norris (Eds), Comparing Democraties, Elections and Voting in Global Perspectives , Londres, SAGE Publications, 1997.

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3 Voir V.O. Key Jr, « A Theory of Critical Elections », Journal of Politics , n° 17, 1955. Un réalignement électoral est marqué à son début par une ou plusieurs « élections critiques » où le nouvel enjeu provoque une modification brutale de l’équilibre partisan. 4 Enquêtes SOFRES post électorales (N=2000) 1986, 1988, 1988, 1993, 1995, et SOFRES CEVIPOF 1997 (N=3000). 5 Voir à ce sujet Pierre Martin, « Le vote Le Pen », op. cit. , pp. 29-31. 6 Annie Laurent, « Vote et ancienneté des attaches résidentielles », Les indicateurs socio-politiques aujourd’hui , pp. 335-349. 7 Je remercie Bernard Denni de m’avoir signalé qu’on observe également ce phénomène concernant la proximité partisane FN sur l’agglomération grenobloise (enquête IEP pour la Communauté de communes, 1997). 8 Enquête post-électorale SOFRES CEVIPOF 1995. 9 Enquête SOFRES-CEVIPOF-CIDSP-CRAPS-Libération réalisée à l’occasion des élections législatives de 1997. Je privilégie en général dans cette analyse l’enquête 1995 car elle porte sur un échantillon plus important. Il n’y a que 197 électeurs FN déclarés dans l’enquête 1997 contre 435 électeurs lepénistes dans celle de 1995. Mais dans l’enquête 1995, la question sur l’intégration des maghrébins n’était pas posée. 10 Cela n’a pas toujours été le cas, comme je l’indique dans la Note de la Fondation Saint-Simon , page 33 : « En 1969, pour l’enquête L’ouvrier français en 1970 , ceux qui trouvaient les Nords-Africains « trop nombreux » étaient presque en même proportion à gauche (70%) qu’à droite (74%). En septembre 1979, à une question posée par la SOFRES concernant les solutions les plus efficaces pour lutter contre le chômage (deux réponses possibles), 44% des sondés choisissaient « Renvoyer les travailleurs immigrés chez eux », avec la répartition suivante selon les préférences partisanes : PC 45%, PS 44%, UDF 48%, RPR 38%, Sans préférence 42% ». L’hostilité à l’immigration était aussi forte à gauche qu’à droite dans les années 60 et 70, c’est-à-dire avant que l’immigration ne devienne une motivation de vote, ce qui a alors provoqué le réalignement électoral de 1983-1984. 11 Enquêtes CSA pour la Commission consultative des droits de l’homme, et article de Roland Cayrol, « Les indicateurs du racisme et de la xénophobie », Les indicateurs socio-politiques aujourd’hui, pp. 303-317. Voir également Éric Dupin, Oui, Non, Sans opinion, 50 ans de sondages IFOP, Inter Éditions, 1990, en particulier le chapitre « Le racisme, une vieille connaissance », pp. 219-232. 12 Pas plus qu’un éventuel calcul de coefficient de corrélation. Indice de ressemblance, celui-ci ne constitue en aucun cas une mesure d’influence. 13 Notamment la déclaration de Claude Cheysson, ministre des Affaires étrangères, le 9 août 1981, de retour d’Alger, annonçant le droit de vote pour les immigrés aux municipales de 1983 afin d’influencer les résultats de celles-ci. 14 Ce phénomène est incompréhensible si on ne tient pas compte du fait que la droite UDF-RPR a été profondément déstabilisée par sa double défaite de la présidentielle et des législatives de 1981, et le phénomène inédit de l’alternance. De plus, la chute électorale du parti communiste au premier tour de la présidentielle provoque l’obsolescence du principal thème de campagne de la droite : l’anticommunisme. À l’accusation portée contre les socialistes d’alliance avec les communistes s’est alors substituée celle d’alliance avec les immigrés. La campagne des municipales de 1983 a donné lieu à des débordements xénophobes de par la base des partis de droite d’autant plus facilement que c’était une campagne d’organisation locale et que les directions UDF et RPR étaient déstabilisées. Plus libérales que leur base, elles reprendront progressivement celle-ci en main, non sans avoir auparavant légitimé le FN par des alliances électorales qui ne prendront fin qu’au début des années 90. La

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récente crise politique à droite, avec les accords négociés localement entre des élus UDF et RPR et le FN dans certains conseils régionaux, a encore illustré l’importance de la déstabilisation de l’autorité des directions UDF et RPR sur leurs bases suite à une défaite électorale majeure (législatives 1997) dans tout processus de désenclavement du FN. Cette crise a également montré encore une fois que les directions UDF et RPR sont beaucoup plus hostiles au FN que leurs bases. 15 Ronald Inglehart, « Changing Structures of Political Cleavages », in Electoral Change in Advanced Industrial Democraties, Realignment or Desalignment ?, op. cit. , p. 44. 16 Sont considérés comme sexuellement libéraux ceux qui obtiennent les notes 2 ou 3 sur une échelle additive de libéralisme sexuel allant de 2 à 8 concernant deux questions à quatre réponses possibles : « L’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa sexualité » et « Il est normal qu’une femme puisse choisir d’avorter ». Échelle construite par Pierre Bréchon dans « Is there Religious Voting in France ?, Political Tradition and 1997 Legislative Election », Franco-British Conference Electoral Behaviour in France and Britain , 26-27 juin 1997. 17 Sont considérés comme insatisfaits du monde politique ceux qui totalisent une note => 6 sur le total des deux questions à quatre possibilités d’appréciations « À votre avis dans l’ensemble les hommes politiques se préoccupent-ils de ce que pensent les gens comme vous ? » (beaucoup, assez, peu, pas du tout) et « Estimez- vous qu’actuellement la démocratie en France fonctionne (très bien, assez bien, pas très bien, pas bien du tout) ? ». 18 Sources : enquêtes post-électorales SOFRES (1973-1993) et SOFRES-CEVIPOF- CIDSP-CRAPS-Libération 1997. 19 On doit également noter que c’est durant la seconde moitié des années 70 que commence l’effondrement des effectifs syndicaux en France. 20 Le déclin du vote de classe ouvrier est noté pour la Grande Bretagne dès la fin des années 60, ainsi qu’aux États-Unis et dans les pays scandinaves, voir notamment Electoral Change in Advanced Industrial Democraties, op. cit . 21 La pratique religieuse catholique régulière est passée de 37% en 1952 à 9% aujourd’hui (Pierre Bréchon, op.cit. , p. 6). 22 La notion de vote rétrospectif a été développée par Morris P. Fiorina, Retrospective Voting in American National Elections, New Haven, Yale University Press, 1981. 23 Voir Pierre Martin, « Le vote Le Pen », op. cit. , pp. 26-27. Une récente enquête Eurobaromètre confirme la particularité de la culture politique de la France, de la Belgique et de l’Autriche par rapport à celle des autres pays de l’Union européenne : 48%, 55% et 42% des personnes interrogées s’y déclarent « très raciste » ou « assez raciste » contre 33% pour l’ensemble des pays de l’Union ( Le Monde , 21-22 décembre 1997). 24 Même si cette dévalorisation ne doit pas pour autant être sous-estimée, comme en témoigne le souci constant du FN de ne pas être classé à l’extrême droite. 25 On doit distinguer la nature des trois enjeux, chômage, insécurité et immigration. Ces trois enjeux ont en commun d’être des enjeux de proximité pour l’électeur, qui par-là même pèsent lourd dans son vote. Mais ils se différencient d’un autre point de vue non moins important. Les deux premiers sont des enjeux consensuels dans l’électorat, tout le monde est contre le chômage ou l’insécurité. Sur ces enjeux, les responsables politiques sont jugés par les électeurs selon leurs performances effectives ou supposées. L’immigration, au contraire, est un enjeu conflictuel, tout le monde n’est pas d’accord sur l’objectif à atteindre. Sur cet enjeu, les électeurs apprécient les responsables politiques selon leurs positions . Si l’immigration peut provoquer un réalignement électoral par sa seule apparition dans le débat politique,

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les deux autres enjeux ne peuvent le faire qu’à l’occasion d’une réussite gouvernementale.

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Pascal DELWIT

QUI VOTE POUR LE FRONT NATIONAL EN BELGIQUE ?

Depuis le milieu des années quatre-vingt, les questions et les études sur les électorats d’extrême droite en Europe sont peu à peu apparues. Le développement de l’extrême droite en Belgique francophone n’a pas manqué de faire surgir des questions sur la sociologie électorale du Front national et, accessoirement, d’Agir. En la matière, les données sont pourtant extrêmement réduites et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, il importe de relever que la percée du Front national belge est un phénomène récent. Ce n’est somme toute que lors des élections européennes de juin 1994 et législatives de mai 1995 que les performances du FN deviennent consistantes sur l’ensemble du territoire francophone 1. Les travaux sur le profil de l’électeur ou des électeurs pour être plus correct ne peuvent donc être que balbutiants. Deuxièmement, il faut souligner qu’il n’existe pas en Belgique de tradition et de centres spécialisés d’étude en profondeur et régulière de l’opinion politique. Là où la France bénéficie d’instituts réputés et sollicités par des centres de recherche universitaire, des partis ou des médias, la Belgique fait office de parent pauvre. Le point d’appui interuniversitaire d’étude de l’opinion publique (PIOP) paraît bien isolé dans ses travaux. Troisièmement, pointons qu’au-delà de la rareté des recherches en sociologie électorale, les équipes sont confrontées à un problème récurrent en ce qui concerne l’électorat d’extrême droite : son insignifiance statistique. Avec de 4 à 5%, au mieux, d’intentions de vote dans l’opinion francophone, il est extrêmement difficile de travailler dans la

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représentativité avec une marge d’erreur faible pour l’électorat du FN. Pour un échantillon de 500 à 1 000 personnes, cela représente dans la meilleure des situations – qui ne se présente jamais – 20 à 40 personnes. L’importance des biais est trop forte pour donner un crédit scientifique majeur à un tel échantillon. Enfin, il demeure un problème crucial, qui est justement un de ces biais déterminants. Le vote d’extrême droite ne se déclame pas facilement pour une partie de l’électorat. Les sondages, d’ailleurs, sous-estiment en général la réalité du vote d’extrême droite. De plus, certaines catégories sociales sont rétives à répondre à plusieurs questions. En conséquence, il n’est pas sûr que nous ayons une représentation exacte du profil des électeurs frontistes à travers les quelques données que nous avons à notre disposition. La contribution que nous présentons doit donc être appréhendée avec beaucoup de prudence. Nous demeurons, pour l’électorat du Front national belge, largement dans le registre de la constatation, de l’impressionnisme et de la spéculation. Dans un premier temps, nous poserons un certain nombre d’hypothèses fondées sur une analyse statistique des données électorales de 1991 et de 1995 examinées au niveau des cantons. Dans un deuxième temps, nous travaillerons sur la base des résultats de l’enquête du point d’appui interuniversitaire d’étude de l’opinion publique de 1991 2 et sur la base d’une enquête menée par le laboratoire d’étude des partis politiques de l’ULB en 1997 dans la commune de Forêt et ses alentours, en région bruxelloise 3.

L’approche géographique

Un phénomène avant tout urbain

L’implantation politique mais surtout électorale du Front national est avant tout un phénomène urbain. Le Front national belge s’est d’abord installé dans le paysage politique bruxellois avant d’élargir son audience en Wallonie. Dans les provinces wallonnes, le FN est surtout fort dans les cantons urbains. Ses performances électorales vont à peu près du simple au double entre les cantons de moins de 10 000 électeurs inscrits et ceux de plus de 50 000 électeurs. Dans la première catégorie, le FN recueille en moyenne, 4,11%. Dans la seconde catégorie, ce sore monte à 7,89%.

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Résultats électoraux du Front national dans les cantons wallons en fonction de leur population (En pourcentage)

Plus de 50 000 électeurs 7,89 Entre 40 et 50 000 électeurs 7,88 Entre 30 et 40 000 électeurs 5,91 Entre 20 et 30 000 électeurs 4,51 Entre 10 et 20 000 électeurs 4,71 Moins de 10 000 électeurs 4,11

La présence et le vote d’extrême droite sont donc des phénomènes avant tout urbains. Ce phénomène est généralisé pour l’extrême droite européenne. Pascal Perrineau l’a bien montré pour le Front national français 4. Et le Front national en Belgique réalise ses meilleurs résultats dans les plus grandes villes de Wallonie et de Bruxelles, notamment à Mons (8,9%), La Louvière (10,1%), Charleroi (11,9%), Namur (8,2%), Bruxelles (8,6%) et Liège où l’extrême droite atteint 8,8%. Cette présence dans les plus grandes villes francophones s’explique par l’importance de la dimension « anonymat » qui joue beaucoup plus que dans des villes moyennes et petites. Toutes les formes de socialisation et d’encadrement social sont nettement moins lisibles, présentes et performantes dans les grandes villes. De plus, celles-ci concentrent les malaises et les troubles de notre société. Leur composition sociologique a changé. Contrairement à la situation qui prévaut régulièrement en France. Le cœur des villes rassemble les pauvres et sa périphérie, des couches plus aisées. Le taux de chômage y est le plus élevé, les problèmes de logement y sont plus aigus et les questions d’aménagement du territoire plus prégnantes. Ce sont aussi surtout dans les villes que sont rassemblées les différentes immigrations qu’a connues la Belgique. Leur implantation géographique évolue d’ailleurs avec les vagues successives. La dernière immigration en date occupe en général les quartiers les plus pauvres, les plus démunis et largement les plus délaissés – si on fait abstraction bien sûr de l’immigration due au statut de capitale européenne de Bruxelles. On note aussi des résultats très marquants du FN – et d’Agir – dans les cités de « vielle industrie » ravagées par la disparition définitive du travail minier et le déclin très avancé de l’industrie sidérurgique. Les bassins industriels carolorégien et liégeois sont à ce titre les plus « touchés » par le développement de l’extrême droite.

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L’électorat d’extrême droite est-il pour autant composé d’un électorat « populaire » qui votait traditionnellement pour des formations de gauche ; en particulier pour le parti socialiste ? Il semble manifestement y avoir une catégorie d’électeurs d’extrême droite qui ont voté par le passé socialiste ou dont les parents proviennent d’un milieu de gauche. Pour tenter de déceler la provenance de l’électorat frontiste, nous avons utilisé deux indicateurs. D’une part, nous comparons les résultats décrochés par les principaux partis à la Chambre et au Sénat, dès lors que la liste du FN a été invalidée au Sénat. D’autre part, nous avons mis en relation les pourcentages obtenus par les partis socialiste, libéral, social chrétien et écologiste en 1991 et en 1995 par rapport à la progression du FN entre ces deux scrutins. Si on calcule la corrélation entre le score du FN et la différence entre les performances à la Chambre et au Sénat des partis, on observe que deux formations sont plus ou moins concernées par la non- présence du FN au Sénat et deux ne le sont pas du tout. En effet, la formation où la corrélation est la plus positive entre sa progression au Sénat et le score du FN à la Chambre est la fédération PRL-FDF (parti réformateur libéral-Front démocratique des Francophones). La corrélation est de 0,44 à l’échelle de la Communauté française. Celle- ci est de 0,20 pour le parti socialiste. En revanche, pour le parti social chrétien et pour Ecolo, il y absence totale de corrélation puisque les totaux sont de - 0,06 pour le premier et de - 0,01 pour le second. Ce chiffre calculé sur l’ensemble des cantons à l’échelle de la Communauté française doit être affiné selon les arrondissements électoraux. En la circonstance, on remarque l’importance de la corrélation dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde pour la fédération PRL- FDF (0,94) et dans une moindre mesure pour le PS (0,63). Le même mouvement prévaut dans l’arrondissement de Charleroi-Thuin avec respectivement 0,71 et 0,58.

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Taux de corrélation entre le score du FN à la Chambre et la progression éventuelle des principaux partis au Sénat calculé au niveau des cantons dans les arrondissements

PS Ecolo PRL-FDF PSC Arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde 0,63 0,47 0,94 0,45 Arrondissement de Mons-Soignies 0,24 0,33 0,45 0,31 Arrondissement de Tournai-Ath-Mouscron 0,43 0,02 0,18 -0,06 Arrondissement de Charleroi-Thuin 0,58 -0,25 0,71 -0,69 Arrondissement de Liège -0,02 -0,03 0,46 0,56 Arrondissement de Huy Waremme 0,06 -0,58 0,56 -0,78 Arrondissement de Verviers 0,15 -0,19 0,48 -0,17 Arrondissement de Arlon-Marche-Bastogne- Neufchâteau-Virton -0,20 0,14 0,44 0,04 Arrondissement de Namur-Dinant-Philippeville -0,17 -0,72 0,48 0,32 Wallonie et arrondissement de Bruxelles-Hal- Vilvorde 0,20 -0,01 0,44 -0,06

Les partis socialiste et libéral semblent donc avoir bénéficié le plus de la non-présence du FN au Sénat. Cela peut confirmer certaines hypothèses sur la combinaison de profils d’électeurs du FN : un électorat très à droite qui franchit le rubicon de l’extrême droite et un électorat de milieux populaires en déphasage avec les partis de gauche. Cette hypothèse était notamment défendue par Xavier Mabille au lendemain des scrutins européen et communal de 1994 : « Il y a incontestablement un lien entre les affaires et le recul du PS, même si ce recul peut avoir d’autres causes. Le PS perdant des voix, que sont- elles devenues ? Un électorat structuré votant traditionnellement socialiste est peu tenté de se reporter sur un parti traditionnel rival. Le vote-rejet s’en va donc alimenter l’extrême droite . »5 Nous y reviendrons. Il convient toutefois de relativiser ces conclusions. Rappelons qu’une corrélation n’implique pas nécessairement une causalité et qu’il s’agit d’observer dans quelle mesure les deux séries de chiffres comparés, au delà d’un parallélisme mesuré, sont proches dans l’ampleur des mouvements. Par ailleurs, étant donné que l’on peut voter de manière nominative en Belgique, l’« effet de notabilité » peut expliquer des variations entre les scores des partis à la Chambre et au Sénat. Le fait que la fédération PRL-FDF allait à ces élections comme premier parti de l’opposition peut aussi expliquer son bénéfice plus important de la non-présence du FN. Enfin, il est aussi tout à fait possible que plusieurs transferts de voix aient pu avoir lieu.

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Quoi qu’il en soit, il semble en tout état de cause peu probable que le PSC ait bénéficié, de manière significative, de voix d’électeurs qui avaient voté pour l’extrême droite à la Chambre puisque son score au niveau wallon est moins important au Sénat qu’à la Chambre et que sa progression dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde est faible (+0,4%). En revanche, la fédération PRL-FDF et le PS ont tous deux enregistré des gains significatifs : 2,6% en Wallonie et 1% dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde pour le PS ; 2,4% en Wallonie et 2,2% dans l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde pour la fédération PRL-FDF. Dans la province du Hainaut, où l’extrême droite totalise 8,1% à la Chambre, le PS progresse de 4,1% et la fédération PRL-FDF de 4%. Pour Ecolo, il est imaginable qu’il ait récupéré, en certains lieux, une petite partie de son électorat « protestataire » qui l’a abandonné aux élections européennes et à la Chambre en 1995. Ecolo progresse de 0,9% en Wallonie et de 0,3% dans l’arrondissement de Bruxelles- Hal-Vilvorde (voir infra ).

Résultats comparés à la Chambre et au Sénat

1995 Ar. B-H-V Hainaut Liège Luxembourg Namur Wallonie Extrême droite (C) 4,7 8,1 6,3 4,1 6,8 6,26 PS (Chambre) 11,5 37,8 35,7 24,1 31,4 33,73 PS (Sénat) 12,5 41,9 38 23,9 33,4 36,4 1 4,1 2,3 0,2 2 2,63 PSC (Chambre) 6 21,5 21,9 32,2 23 22,54 PSC Sénat) 6,4 18,5 20 35,2 23,4 20,9 -0,4 -3 -1,9 -3 0,4 -1,64 PRL-FDF (Chambre) 23 19,3 22,4 29,1 25,6 23,92 PRL-FDF (Sénat) 25,2 23,3 25 27,9 27,1 26,34 2,2 4 2,6 -1,2 1,5 2,42 Ecolo (Chambre) 6,5 8,8 11,1 9,3 11,4 10,33 Ecolo (Sénat) 6,8 10 12,3 10,2 11,7 11,27 0,3 1,2 1,2 0,9 0,3 0,94

Si l’hypothèse de la coexistence de deux grandes catégories de votants pour l’extrême droite en Belgique francophone (électorat provenant historiquement de la gauche, électorat de droite extrême provenant historiquement de la droite classique) se vérifie, nous

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serions dans un cas d’école qui a plusieurs similarités avec celui relatif à l’électorat du Front national en France. Qu’en est-il de notre deuxième approche ? Nous avons examiné s’il existe une corrélation entre les reculs enregistrés par le parti socialiste et Ecolo à l’élection législative de 1995 et la progression du FN dans les arrondissements wallons. Nous avons repris Ecolo et le PS dans la mesure, où la fédération PRL-FDF a progressé et le PSC a stagné. Si on calcule le taux de corrélation sur la base des cantons au niveau des arrondissements, on ne peut manquer de relever l’importance de la corrélation entre le recul enregistré par les deux partis et la progression du FN dans les arrondissements hennuyers. En effet, pour les trois arrondissements du Hainaut la corrélation est de - 0,68, -0,45 et -0,81 pour le parti socialiste. Ce taux est donc extrêmement important dans les deux arrondissements les plus urbains et les plus marqués par la crise économique et sociale, par les effets importants de la désindustrialisation accélérée de secteurs miniers et sidérurgiques. En ce qui concerne Ecolo, on note également la signification de certains taux de corrélations. Ils sont respectivement de -0,71, -0,45 et -0,31 ; soit parmi les plus importants. Or, c’est précisément dans les cantons du Hainaut qu’Ecolo a connu ses revers les plus importants en 1995 par rapport à 1991. Il y a perdu 40% de ses voix. Moyennant les réserves que nous avons déjà formulées dans la première approche, on peut poser l’hypothèse, qu’une partie de l’électorat frontiste dans le Hainaut provient d’un certain nombre d’électeurs déçus par l’action du parti socialiste au gouvernement, vraisemblablement en matière de niveau de vie et d’emplois. D’autre part, il est imaginable qu’une autre partie est un électorat protestataire qui avait déjà abandonné les trois partis principaux. Sans doute perçu comme un réceptacle de protestation en 1991, Ecolo a peut-être payé son soutien extérieur à la réforme de l’État en 1992-1993 ; le Front national apparaissant alors comme un nouveau socle de protestation. Cette idée était défendue par André-Paul Frognier déjà par rapport au scrutin européen de 1994 : « L’explication (du tassement d’Ecolo) tient essentiellement à un problème de communication, à une compréhension négative de l’appui extérieur au gouvernement Dehaene sur le dossier de la Saint- Michel et des écotaxes, Ecolo apparaissant dorénavant comme un parti de système, a perdu une bonne part de ses voix de protestation « pures » qui se sont dirigées vers l’extrême droite . »6

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Taux de corrélation entre le score du FN à la Chambre et le recul du PS et d’Ecolo aux élections de 1995 par rapport à celles de 1991

PS Ecolo Arrondissement de Mons-Soignies -0,68 -0,71 Arrondissement de Tournai-Ath-Mouscron -0,45 -0,45 Arrondissement de Charleroi-Thuin -0,81 -0,31 Arrondissement de Liège -0,29 0,15 Arrondissement de Huy-Waremme -0,83 0,41 Arrondissement de Verviers -0,37 0,59 Arrondissement de Arlon-Marche-Bastogne-Neufchâteau-Virton 0,42 -0,41 Arrondissement de Namur-Dinant-Philippeville -0,15 0,09

L’ampleur des mouvements varie selon les situations et les têtes de liste des partis. Il est clair par exemple que le PS a bien résisté dans les cantons de l’arrondissement de Mons-Soignies compte tenu de la présence à sa tête d’Elio Di Rupo, vice-premier ministre sortant. C’est surtout Ecolo qui semble la principale victime en l’espèce. Cette observation est nettement moins vraie dans l’arrondissement de Charleroi-Thuin. Les deux locomotives électorales du PS ne conduisaient pas la liste à la Chambre. Philippe Busquin tirait la liste du Sénat et le bourgmestre de Charleroi tirait celle de l’Assemblée régionale wallonne.

Sociologie de l’électeur frontiste

Qu’en est-il du profil sociologique de l’électeur frontiste ? Les données que nous présentons se fondent sur une enquête post- électorale en Wallonie fin 1991 et une enquête de terrain dans la région bruxelloise en mars 1997. Rappelons l’extrême précaution qui doit guider la présentation et l’extrapolation des chiffres compte tenu des problèmes d’échantillonnage que nous avons soulevés.

Un électorat jeune, masculin et sécularisé

Les enquêtes corroborent la jeunesse de l’électorat du Front national mais aussi sa présence dans les catégories les plus âgées. En région bruxelloise, plus de 50% des sondés déclarant avoir

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voté pour le Front national en 1995 ont 35 et moins. Cette surreprésentation chez les jeunes souligne aussi la sous-représentation dans les tranches d’âge entre 35 et 55 ans.

Répartition par catégorie d’âge en Wallonie (1991)

18-24 15,8 25-34 27,4 34-44 18,8 45-54 6,1 55-64 24,6 65-74 7,3 plus de 75 0

Répartition par catégorie d’âge dans le Sud-Ouest de la région bruxelloise (1997)

18-25 14,3 26-30 21,4 31-35 21,4 36-40 7,2 41-45 14,3 46-50 7,2 51-55 0 56-60 0 61-65 7,2 66-70 7,2

Une autre caractéristique tient dans le caractère masculin du vote d’extrême droite. En Wallonie, l’électorat du Front national était masculin à concurrence de 62,5%. Dans le Sud-Ouest de Bruxelles, ce chiffre monte à 80%. Un troisième trait à relever est le caractère sécularisé des électeurs d’extrême droite. Du côté wallon, la fréquentation d’un lieu de culte est « exceptionnelle » pour 73% d’entre eux.

Fréquentation d’un lieu de culte des électeurs d’extrême droite (1991 ; Wallonie)

Très régulièrement Régulièrement Occasionnellement Exceptionnellement Jamais FN 0,00 13,00 7,00 73,00 3,00

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En région bruxelloise, 64,3% des électeurs du Front national ne sont pas croyants. Et parmi les 35,7% de croyants, 60% ne se rendent « jamais » dans leur lieu de culte.

Une pénétration difficile dans l’électorat à haut capital scolaire

Qu’en est-il du capital scolaire des électeurs du Front national ? Tant l’enquête en Wallonie qu’à Bruxelles confirme les faibles performances obtenues parmi les électeurs à haut capital scolaire. Il y a une surreprésentation chez les détenteurs du diplôme primaire (6-12 ans) et secondaire inférieur (12-15 ans). En revanche, seuls 6,4% des électeurs du FN ont un diplôme universitaire.

Dernier diplôme obtenu chez les électeurs d’extrême droite (1991 ; Wallonie)

Sans diplôme 3,2 Primaire 13,2 Secondaire inférieur 24,2 Secondaire supérieur 30,4 Supérieur non universitaire 20,0 Universitaire 6,4 Autres 2,6

Ces observations sont corroborées et amplifiées dans l’enquête de 1997. Aucun électeur du FN n’a terminé ses études universitaires. En revanche, ils sont plus de 28% à ne détenir qu’un diplôme du primaire.

Dernier diplôme obtenu chez les électeurs d’extrême droite (1997 ; Bruxelles)

Sans diplôme 7,20 Primaire 28,60 Secondaire inférieur 14,30 Secondaire supérieur 35,70 Supérieur non universitaire 14,30 Universitaire 0,00

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Une aversion pour les immigrés

Comme nous le verrons, les positions des électeurs d’extrême droite sont parfois nuancées sauf sur les questions de société. Par contre, la thématique de l’immigration se présente comme un thème central dans le système des valeurs des électeurs du FN. Dans le sondage de 1991, les électeurs devaient se classer sur une échelle allant d’une position de renvoi des immigrés jusqu’à une posture favorable à leur intégration. Une majorité nette (60%) est sur une position « dure » tendant au renvoi des immigrés. Dans un classement fondé sur une même logique – droits limités pour les étrangers versus mêmes droits pour tous –, on relève que 94% des électeurs d’extrême droite se positionnement pour des droits limités aux immigrés.

Rapport à l’immigration chez les électeurs d’extrême droite (1991 ; Wallonie)

Renvoi Mitigé Intégration FN 58,82 17,64 23,53 Droits limités Mitigé Mêmes droits FN 94,12 5,88 0,00

Le sondage réalisé en région bruxelloise confirme aussi cette aversion. À un moment où la question du droit de vote des étrangers était vécue plus positivement en raison de la macabre découverte de Loubna Ben Haissa, près de 65% des électeurs du FN sont cependant sur la position la plus intransigeante en la matière. Cette problématique apparaît bel et bien comme un enjeu déterminant pour les électeurs du FN.

Réponse des électeurs du FN à la question de savoir s’ils sont favorables au droit de vote des étrangers aux élections communales (Bruxelles ; 1997)

Tout à fait d’accord 7,1 D’accord 28,6 Contre 0,0 Tout à fait contre 64,3 Je ne sais pas 0,0 Sans réponse 0,0

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En revanche, sur d’autres questions de société, la dimension autoritaire ne s’impose pas aussi nettement sur la dimension universaliste, comme on l’observe dans plusieurs situations nationales. Ainsi, sur l’accord ou non concernant les mariages d’homosexuels, les électeurs du FN se divisent à peu près en deux parts égales dans la promotion ou le rejet du principe.

Réponse des électeurs du FN à la question de savoir s’ils sont favorables au mariage des homosexuels (Bruxelles ; 1997)

Tout à fait d’accord 21,40 D’accord 21,40 Contre 0,00 Tout à fait contre 42,90 Je ne sais pas 0,00 Sans réponse 14,3

Et en ce qui concerne les drogues douces, ils sont même une majorité à prôner leur légalisation ; ce qui peut partiellement s’expliquer par la jeunesse des électeurs du FN.

Réponse des électeurs du FN à la question de savoir s’ils sont favorables au mariage des homosexuels (Bruxelles ; 1997)

Tout à fait d’accord 21,4 D’accord 35,7 Contre 7,1 Tout à fait contre 35,7 Je ne sais pas 0,0 Sans réponse 0,0

En matière socio-économique, les électeurs du Front national sont plutôt libéraux. Ils sont 57,1% à prôner la privatisation des entreprises qui sont toujours (partiellement) publiques pour seulement 25,1% qui s’y opposent. Et, ils sont 60% à considérer que l’économie se porte mieux si l’État intervient moins, pour seulement 25% à penser le contraire. Par contre, la position sur le poids des organisations

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syndicales dans la société est beaucoup plus nuancée. Seuls 21,5% demandent une diminution du pouvoir des syndicats dans la société pour 50% à s’y opposer. Il faut dire que 42,5% des électeurs du FN sondés sont membres d’une organisation syndicale.

Conclusion

Au terme de cette présentation, nous pouvons donc avancer l’hypothèse qu’il n’existe pas un « profil » de l’électeur d’extrême droite en Belgique francophone. Une frange importante provient des milieux populaires – parfois historiquement socialisés et encadrés par le parti socialiste et la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB) ; une autre partie semble être un électorat de la droite qui franchit le pas de l’extrême droite. Comme dans d’autres situations nationales, cette combinaison se retrouve avant tout en milieu urbain où les phénomènes d’« instabilité » (solitude, pollution de toutes nature, socialisation et encadrement plus faibles, taux de chômage,...) sont plus nombreux et où la « lisibilité » de l’immigration, perçue très négativement, est plus forte. Le vote pour le Front national semble pour certaines couches une forme d’avertissement, de signal de détresse face à un monde, une société, des acteurs qui semblent les ignorer. Ce vote là est sans doute volatil. Les observations que nous avons pour la Belgique francophone corroborent aussi des indications concernant l’électorat d’autres partis d’extrême droite. Tendanciellement, l’électorat du Front national est plutôt masculin, plus fort dans les jeunes générations et dans les catégories sociales à plus faible capital scolaire.

NOTES

1 Voir la contribution de Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele et Andrea Rea sur les « étapes de l’extrême droite en Belgique » dans ce volume. 2 Voir André-Paul Frognier, Anne-Marie Aish-Van Vaerenbergh (éd.), Élections, la fêlure ? Enquête sur le comportement électoral des Wallons et des Francophones , Bruxelles, De Boeck-Université, 1994.

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3 Cette enquête s’est accomplie en mars 1997, dans la commune d Forêt et ses environs, et concerne un échantillon de 630 personnes. 4 Pascal Perrineau, Le symptôme Le Pen : radiographie des électeurs du Front national , Paris, Fayard, 1997. 5 Le Soir , 27 janvier 1995. 6 Le Soir , 28 février 1995.

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Jacques B ILLIET

QUI VOTE POUR LE VLAAMS BLOK ?

Introduction

Au lendemain des élections parlementaires du 24 novembre 1991, l’électorat du Vlaams Blok a fait l’objet d’une étude sociologique fouillée. Grâce au vaste échantillon flamand de l’enquête sur les élections de 1991 1 (N = 2 691), il y avait en effet, parmi les répondants, suffisamment d’électeurs du Vlaams Blok que pour apporter une réponse à des questions cruciales. Ainsi, à l’aide d’une série d’orientations de valeurs mesurées auprès des électeurs et en leur posant la question de savoir pourquoi ils avaient voté de la sorte, nous avons pu creuser la question de savoir s’il fallait qualifier l’électorat du Vlaams Blok plutôt d’extrême droite, plutôt majoritairement rationnel ou encore majoritairement contestataire 2. Dans l’hypothèse d’un « choix rationnel »3, nous nous sommes plus particulièrement posé la question de savoir si ce sont des sentiments nationalistes flamands (faire de la Flandre un État indépendant) ou le thème des immigrés (prendre des mesures sévères à l’égard des étrangers) qui ont principalement motivé cet électorat. À l’époque, ces questions ne préoccupaient pas seulement les citoyens ayant une conscience politique et les hommes politiques. Les politologues et sociologues qui étudiaient l’avènement des partis d’extrême droite dans les démocraties occidentales furent également troublés 4. Les différentes analyses qui ont été réalisées sont unanimes dans leur réponse. Même s’il est clair qu’au niveau des dirigeants et du programme, le Vlaams Blok peut être qualifié de parti politique

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d’extrême droite 5, pour la grande majorité des électeurs, ce n’est pas le cas. Seule une petite frange de cet électorat émet des opinions d’extrême droite. En 1991, cet électorat était motivé principalement par leur opposition aux immigrés. En raison de la forte corrélation entre méfiance politique et ethnocentrisme, on y a recensé, par rapport aux autres partis, plus d’électeurs dégoûtés par la politique, mais ce dégoût n’était qu’un motif de vote secondaire. L’orientation nationaliste flamande y était plus fortement présente que dans les autres partis politiques, même si elle l’est nettement moins que parmi les électeurs de la Volksunie qui demeura, y compris du chef de ses électeurs, le parti nationaliste flamand par excellence. Le nombre de belgicistes y était en tout cas plus important que le nombre de nationalistes flamands 6. Outre les orientations de valeurs et les motifs, on a également examiné dans quelles couches de la population, la probabilité d’un vote en faveur du Vlaams Blok en 1991 était nettement plus élevée que la moyenne. Contre toute attente, on a observé qu’en 1991, la génération d’électeurs la plus jeune avait voté nettement plus pour le Vlaams Blok. Par ailleurs, les chances d’un vote pour le Vlaams Blok étaient nettement plus élevées que la moyenne parmi les libres penseurs et les électeurs sans confession, parmi les ouvriers et les chômeurs, parmi ceux ayant suivi l’enseignement primaire, et dans les grandes agglomérations urbaines 7. Des changements sont-ils intervenus aux élections de 1995 ou la situation est-elle restée inchangée ? En 1995, on a sondé un échantillon de 2 099 Flamands, dont 4/5 étaient des répondants du panel. Le nombre d’électeurs du Vlaams Blok est suffisant pour arriver, moyennant le recours à des méthodes appropriées, à des conclusions fondées. Grâce à l’amélioration de certains instruments de mesure, nous arriverons, malgré un échantillon légèrement plus petit, à une vue d’ensemble encore un peu plus affinée. Tout d’abord, nous examinerons les différentes hypothèses concernant les caractéristiques sociales des électeurs d’extrême droite. Dans quelle mesure, des changements se sont-ils produits en 1995 au niveau des caractéristiques sociales par rapport à 1991 ; changements qui pourraient expliquer un vote en faveur du Vlaams Blok ? Ensuite, nous nous pencherons sur l’orientation des valeurs parmi les électeurs du Vlaams Blok, et nous examinerons dans quelle mesure des modifications sont intervenues à ce niveau. Enfin, en conclusion, nous évaluerons les théories concernant l’électorat du Vlaams Blok à la lumière des principaux constats.

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Voter pour le Vlaams Blok : contexte social

On peut émettre différentes hypothèses concernant les caractéristiques sociales de l’électorat d’un parti d’extrême droite. Ces hypothèses sont issues de plusieurs théories et ont été confirmées en grande partie par les données de 1991 8.

Attentes théoriques

Une première théorie est celle des « intérêts économiques menacés »9. Suivant cette théorie, les « ouvriers et personnes de formation inférieure » présenteraient plus de chances de voter pour un parti d’extrême droite qui adopte une position ferme envers les « immigrés » (main-d’œuvre étrangère). Cette réaction s’explique par le fait que les nouveaux venus échouent, en grande partie, dans le même segment du marché du travail qu’eux-mêmes. Ils se sentent par conséquent menacés dans leur position sur le marché du travail. Une deuxième théorie, moins répandue, est celle des « intérêts symboliques »10 . Suivant cette théorie, les individus qui ne sont pas encore et/ou plus intégrés dans la société seraient principalement motivés à voter pour un parti d’extrême droite en raison du « nationalisme » brandi avec fierté par un tel parti, un nationalisme qui renvoie de manière symbolique à de nouveaux liens collectifs et cadres de référence. La désintégration des réseaux sociaux, propre à la société (post-)industrielle qui se caractérise par une mobilité géographique et sociale accrue, rendrait un nombre croissant d’individus socialement désintégrés plus sensibles à la propagande d’extrême droite. Cette théorie pourrait fournir une explication au constat qu’en 1991, les non-pratiquants qui se sont distanciés des institutions cléricales, ainsi que les jeunes qui sont moins étroitement intégrés dans des institutions sociales se sentaient plus que d’autres attirés par le Vlaams Blok. De même, ceux qui « ne sont pas liés à des organisations relevant des piliers traditionnels et ceux qui ne participent pas activement à la vie associative » seraient plus facilement enclins à voter pour ce parti. On peut, en effet, admettre que l’affiliation aux organisations sociales et/ou l’engagement actif dans la vie associative favorisent l’intégration sociale 11 . Suivant une troisième théorie, celle des « besoins

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psychologiques », les électeurs se sentiraient surtout attirés par les partis d’extrême droite en raison des conceptions autoritaires que l’on y incarne 12 . Les gens qui, en raison des mutations rapides de notre société, se sentent dans l’incertitude, désorientés et politiquement impuissants dans un contexte social complexe se cramponneraient plus facilement à des schémas de pensée autoritaires simples 13 et aux solutions carrées qui sont proposées par les partis d’extrême droite en rapport avec les problèmes d’insécurité et de criminalité. « Les peu qualifiés et les ouvriers » seraient plus sensibles que d’autres à des idées relevant du conservatisme culturel.

Les caractéristiques sociales

Dans l’enquête sur les élections, ces différentes caractéristiques sociales ont été mesurées. L’ enseignement suivi est une variable comprenant quatre catégories : enseignement primaire, enseignement secondaire inférieur, enseignement secondaire supérieur et enseignement supérieur. Quant à l’âge, on a distingué, à l’instar de Becker 14 , cinq générations : la génération d’avant guerre (+65), silencieuse (55-64), protêt (40-54), perdue (25-39) et nouvelle (18- 24). La situation professionnelle a été répartie en sept catégories : professions libérales et dirigeantes, employés, indépendants, travailleurs manuels, pensionnés, chômeurs et non-actifs. Etant donné que, outre les catholiques ou ceux qui se disent chrétiens, peu d’autres confessions étaient présentes dans l’échantillon, ces catégories ont été divisées en fonction du degré d’ engagement dans l’Église . Nous distinguons les pratiquants très occasionnels qui assistent aux rituels de l’Église tout au plus et uniquement à l’occasion de fêtes de famille, les pratiquants qui participent également lors de fêtes religieuses spéciales, et les pratiquants qui assistent très régulièrement aux offices religieux. Parmi les non-croyants, on distingue les libres penseurs explicites et les gens qui prétendent ne pas avoir de convictions religieuses. Pour mesurer le degré d’engagement dans des organisations sociales, on utilise trois variables : l’affiliation à un syndicat ou une association professionnelle, l’affiliation à une mutuelle et la participation active en tant que membre à des associations ou organisations sur une base volontaire.

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Constats

En vue d’estimer l’effet des caractéristiques contextuelles susmentionnées sur la probabilité d’un vote en faveur du Vlaams Blok, on peut recourir à une régression logistique. Les paramètres sont toutefois assez difficiles à interpréter étant donné que la variable à expliquer n’est pas la probabilité mais un rapport de probabilité. RENOVA 15 , une procédure pour l’analyse de régression avec variables nominales (et métriques), offre une alternative adéquate parce que les paramètres sont particulièrement simples à interpréter comme une augmentation ou une baisse de la probabilité d’un vote pour le Vlaams Blok. Lors de l’estimation des paramètres, des problèmes peuvent certes surgir lorsque les probabilités pronostiquées se situent en dehors du « range » 0-1, mais étant donné qu’une régression logistique donne un même résultat à partir de nos données, il n’y a aucune objection à utiliser RENOVA. Les effets de l’appartenance à une catégorie donnée d’un prédicteur de vote pour le Vlaams Blok sont reproduits dans le tableau ci-dessous tant pour les élections de 1991 que pour celles de 1995.

Tableau 1. Effet net de quelques caractéristiques du contexte social sur le vote pour le Vlaams Blok (Flandre : élections à la Chambre des Représentants en 1991 et 1995 ; estimations selon RENOVA)

Caractéristiques sociales Voter pour le Vlaams Blok (augmentation en pourcentage) 1991 (N = 2 1995 (N = 1 507) 917) Pourcentage moyen 9,69% 11,42% Génération 18-24 +6,09*** +5,73* 25-39 +0,24 -2,11 40-54 -2,26* -1,03 54-64 -2,46 -0,61 65-74 -2,46 +3,04 Enseignement suivi Enseignement primaire +1,98* +0,64 Enseignement secondaire inférieur -0,47 +5,35*** Enseignement secondaire supérieur +1,24 -1,72 Enseignement supérieur -3,92** -3,50*

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Profession Professions libérales et dirigeantes -1,46 -2,56 Employés -0,14 +0,28 Indépendants -0,52 -2,25 Travailleurs manuels +2,68* +5,94*** Pensionnés -1,51 -0,41 Chômeurs +1,90 +4,95 Non-actifs -1,24 -4,45** Engagement dans l’Église Sans convictions religieuses +7,59*** +5,74** Libre penseur +5,15*** -1,91 Pratiquant très occasionnel +0,08 +1,51 Pratiquant occasionnel -2,2 0,00 Pratiquant régulier -4,51*** -5,40*** Syndicat FGTB +1,08 +2,41 CSC -0,30 -1,62 Autres +0,90 -0,02 Aucun -0,16 +0,05 Mutuelles Chrétienne +0,06 -0,01 Socialiste -0,06 -1,14 Libérale -3,09 -4,23 Neutre +1,85 +4,60* Membre d’une organisation de bénévoles Membre actif -1,49 -1,73 Pourcentage variance expliquée 4,42*** 5,13*** * p < 0,05 ; ** p < 0,01 ; *** p < 0,001

Les paramètres de RENOVA sont, comme nous l’avons déjà dit, faciles à interpréter. La moyenne générale indique l’intercept de l’équation de régression pour le Vlaams Blok. Celle-ci correspond au pourcentage de voix pour le Vlaams Blok 16 ; aux élections parlementaires de 1995 en Flandre, il s’agissait de 11,4% ; en 1991, il s’agissait de 9,7%. Ce pourcentage sert de référence dans les interprétations des paramètres qui appartiennent aux différentes catégories de variables explicatives dans l’équation. Ainsi, on peut voir que suite à l’appartenance à la plus jeune génération d’électeurs, la probabilité de voter en faveur du Vlaams Blok augmente tant en 1991 qu’en 1995 de quelque 6 points de pourcent. Cela signifie que dans cette classe d’âge, toutes les autres variables étant sous contrôle, la probabilité d’un vote pour le Vlaams Blok s’élève, en pourcentage, à environ 17%. L’effet net de l’appartenance

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à la plus jeune génération d’électeurs est statistiquement significatif et n’est donc pas dû au hasard 17 . En 1995, la probabilité d’un vote pour le Vlaams Blok, une fois que les autres prédicteurs sont maintenus constants, était significativement plus élevée parmi ceux qui ont un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur. Sur la base de la théorie, nous nous attendions à ce que cette probabilité soit la plus élevée parmi les peu qualifiés, ce qui fut d’ailleurs le cas en 1991. L’effet net est cependant le plus grand parmi ceux qui ont commencé l’enseignement secondaire mais qui ne l’ont pas achevé. Plus précisément, il s’agit principalement d’électeurs qui ont suivi un enseignement professionnel ou qui ont mis fin à leur cursus scolaire après l’enseignement technique inférieur. Un changement s’est donc probablement produit à ce niveau. Nous y reviendrons dans nos considérations finales. En ce qui concerne la situation professionnelle, les travailleurs manuels ont, tant en 1991 qu’en 1995, significativement plus de chances de voter pour le Vlaams Blok. Ce constat est même plus prononcé en 1995 qu’auparavant. Chez les chômeurs, l’augmentation estimée n’est pas significative. Il s’agit, en effet, d’un nombre restreint d’unités dans l’échantillon. Tout comme en 1991, aux élections de 1995 aussi, le dégagement de l’Église est un des principaux prédicteurs de vote en faveur du Vlaams Blok. Cette fois-ci aussi, ceux qui prétendent ne pas avoir de convictions religieuses votent nettement plus pour ce parti. À cela s’opposent les pratiquants réguliers avec les plus faibles probabilités de vote pour le Vlaams Blok. Parmi les libres penseurs, un changement s’est apparemment produit. Suite au constat selon lequel en 1991, les libres penseurs, tout comme les non-croyants, étaient plus enclins que les catholiques à voter pour l’extrême droite, un débat animé a éclaté dans les milieux des libres penseurs. On peut expliquer ce changement de différentes façons, tant par la statistique, la théorie de mesure que dans sa substance 18 . Il est fort improbable qu’en 1991, on ait réalisé une mauvaise estimation étant donné que l’échantillon était à l’époque nettement plus grand qu’en 1995. Le débat mené et la sensibilisation est sans doute partiellement à l’origine de ce changement. Les trois autres variables d’intégration sociale ont un effet net moindre que prévu. À l’exception d’une probabilité plus grande de vote pour le Vlaams Blok auprès des membres des mutuelles « neutres », on ne note aucune différence significative.

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Orientations des valeurs et vote pour le Vlaams Blok

Pour expliquer le comportement électoral, les enquêtes sur les élections de 1991 et 1995 comprenaient, outre la question ouverte sur le motif du choix d’un parti donné, également toute une série d’échelles en vue de mesurer les valeurs et attitudes. En 1991, on a constaté que l’attitude à l’égard des minorités ethniques était le principal prédicteur d’un vote en faveur du Vlaams Blok. Certaines des orientations différentes de valeurs et des attitudes mesurées sont si fortement liées entre elles que dans un modèle multivarié, outre l’ethnocentrisme, seule l’attitude à l’égard de l’autonomie de la Flandre joue encore un rôle significatif dans le choix en faveur de ce parti. Si l’on considère les moyennes sur les échelles, les électeurs du Vlaams Blok obtiennent le score le plus élevé sur l’échelle du racisme, et enregistrent également des scores élevés en termes d’autoritarisme, d’impuissance politique et d’individualisme utilitaire, mais il y a des électorats qui, sur chacune de ces échelles, obtiennent des scores en moyenne supérieurs. Il ressort de notre analyse qu’en matière d’attitudes et d’orientations des valeurs, les électeurs du Vlaams Blok ne pouvaient certainement pas être qualifiés d’extrême droite sur toute la ligne 19 . Qu’en est-il en 1995 ?

Attentes théoriques

Outre des prévisions portant sur les caractéristiques structurelles qui sont favorables à un vote pour l’extrême droite, les trois théories susmentionnées permettent également de se prononcer sur des comportements et orientations de valeurs qui conduiraient à un tel comportement électoral. Selon la théorie des intérêts économiques menacés , ce sont surtout les ouvriers qui se sentent menacés par les immigrés et, par conséquent, l’attitude à l’égard des minorités ethniques serait un facteur important dans le choix « rationnel » en faveur du Vlaams Blok. La théorie des intérêts symboliques met surtout en lumière comme facteur déterminant le nationalisme comme besoin de nouveaux liens collectifs et cadres de référence. Selon la théorie des besoins psychologiques , les électeurs du Vlaams Blok seraient, plus que d’autres, caractérisés par des sentiments de « désorientation

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sociale » et de « méfiance politique » et les idées autoritaires ainsi que les opinions caractérisées par un conservatisme culturel du Vlaams Blok exerceraient, en réponse, une attraction particulière sur eux. On pourrait donc s’attendre à ce que ces électeurs partagent, plus que d’autres, des idées autoritaires et relevant d’un conservatisme culturel.

Constats : motifs des électeurs du Vlaams Blok

Dans l’enquête sur les motifs d’un vote favorable au Vlaams Blok, ces hypothèses sont partiellement confirmées. Comme en 1991, l’opposition aux immigrés était, en 1995 aussi, l’argument qui fit pencher la balance en faveur du Vlaams Blok (40% selon l’enquête sur les élections de l’ISPO). Si, par rapport à 1991, ce motif est moins prépondérant, sans doute en raison de la moindre attention médiatique durant la période de sondage, il reste néanmoins le principal motif poussant à voter pour le Vlaams Blok. Il ressort des données du sondage effectué par la BRTN en 1995 à la sortie des bureaux de vote que l’électorat du Vlaams Blok est pour ainsi dire le seul « détenteur » du thème de la criminalité (4,8% des électeurs) 20 . Dans l’enquête de l’ISPO sur les élections, seuls 3% des électeurs du Vlaams Blok ont fait état de motifs nationalistes flamands, ce qui est nettement moins que parmi les électeurs de la Volksunie (30%), mais quand même significativement plus que dans les autres électorats où ce motif n’apparaît pour ainsi dire pas. Les motifs anti-politiques sont plus fréquents dans l’enquête ISPO de 1995 auprès des WOW (35% de ces électeurs) et auprès des électeurs ayant voté blanc ou nul (40%) qu’auprès des électeurs du Vlaams Blok (12%), mais cela reste quand même nettement plus qu’en moyenne auprès de tous les électeurs (7%). La répartition des réponses à la question ouverte du « pourquoi » sous-estime l’importance des orientations de valeurs dans le comportement électoral parce qu’une telle question ouverte présuppose un effort cognitif. Pour compenser cela, on a, dans les enquêtes sur les élections, mesuré différentes attitudes et orientations de valeurs à l’aide d’un nombre important d’affirmations.

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Les orientations de valeurs et attitudes « mesurées »

Avant d’examiner dans quelle mesure l’électorat du Vlaams Blok se distingue des autres électorats en matière d’orientations de valeurs et d’attitudes, nous allons brièvement expliquer les échelles qui ont été conçues. Toutes ces échelles ont été testées dans un modèle de mesure intégral avec LISREL, et se sont révélées suffisamment valables et fiables. Toutes les échelles ont été converties en variables continues qui varient entre 0 et 10. L’ attitude envers les immigrés (ETNO) a été mesurée à l’aide d’une échelle équilibrée de onze affirmations. Quatre des onze affirmations ont trait aux thèmes suivants : ne pas laisser entrer les travailleurs étrangers, l’absence de confiance, la menace sur l’emploi et le fait de profiter de la sécurité sociale. Les autres affirmations formulées en termes négatifs ont trait à la menace culturelle provenant des Musulmans, au renvoi des travailleurs immigrés dans leur pays si le nombre d’emplois baisse et à l’interdiction de toutes activités politiques. Les quatre affirmations formulées de manière positive posent que les immigrés contribuent au bien-être de notre pays, que la présence de différentes cultures enrichit notre société, que l’on doit accueillir les bras ouverts les étrangers qui veulent venir s’installer ici, et que les Turcs et Marocains sont en général des gens aimables une fois qu’on les connaît mieux 21 . La désintégration sociale est mesurée traditionnellement à l’aide de l’échelle dite d’anomie de Srole. L’anomie a été définie par Srole comme (l’expérience de) la désorientation sociale, de la dérégulation morale et de l’identification défaillante. De nombreuses formes opérationnelles sont utilisées, dont les cinq composantes d’origine de Srole, à savoir (1) l’impuissance politique, soit le sentiment que les dirigeants ne tiennent pas compte des besoins de la population, (2) la désorientation sociale, soit la perception de la société comme imprévisible et désordonnée, (3) l’expérience du déclin socio- économique, (4) la perte du sens de la vie, et (5) l’isolement social ou le sentiment de ne pas (plus) être soutenu par des réseaux sociaux 22 . Dans l’enquête de l’ISPO de 1995, ce sont la composante politique et la désorientation sociale qui ont été mesurées. La composante politique (POLAL) est une variante de l’échelle d’aliénation politique 23 . Six affirmations mesurent de manière satisfaisante le concept sous-jacent d’ « impuissance politique ». Une première affirmation a trait à l’inutilité d’aller voter puisque,

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de toute façon, les partis n’en font qu’à leur tête. Que les politiques ne sont intéressés que par les voix des citoyens et non par leur opinion, est une deuxième affirmation. Les autres affirmations posent qu’il y a des partis qui promettent plus que d’autres mais qui ne tiennent pas leur promesse après coup, que les politiques n’ont jamais appris à écouter, que la plupart des politiques promettent beaucoup mais ne font rien, et qu’ils se sentent supérieurs aux gens ordinaires une fois qu’ils sont élus. La composante désorientation sociale a été mesurée à l’aide de deux séries d’affirmations : d’une part, quatre affirmations qui exprimaient le caractère imprévisible, la confusion ou la complexité de la société (COMPL) et, d’autre part, deux phrases formulées négativement et une formulée positivement en rapport avec la confiance dans les autres (DISTR). Les affirmations concernant l’incertitude portent sur le fait de ne plus savoir que faire parce que les choses sont devenues si compliquées, de ne plus comprendre tout ce qui se passe actuellement, de ne plus savoir comment se comporter parce que tout change si vite, et de ne plus savoir comment les choses doivent évoluer parce que tout est, de nos jours, si troublant. Quant à la méfiance des autres, elle a trait à ne pas savoir à qui faire confiance, à la déception que la plupart des gens engendrent une fois qu’on les connaît mieux, et à la (l’im)possibilité de faire confiance aux autres en général. Le dernier concept classique « autoritarisme » renvoie à un cluster de neuf sous-syndromes 24 parmi lesquels s’en tenir strictement à des valeurs et normes conventionnelles, une soumission sans esprit critique aux autorités morales, et une attitude agressive face à ceux qui enfreignent les normes. L’autoritarisme fait partie d’un cluster plus grand de conceptions traduisant un conservatisme culturel qui prospèrent surtout dans les classes sociales inférieures 25 . L’autoritarisme est mesuré ici à l’aide de sept affirmations qui sont déterminées dans une mesure presque égale par le concept : considérer l’obéissance et le respect de l’autorité comme les principales vertus ; l’idée que les jeunes sont souvent révoltés mais qu’ils doivent s’adapter lorsqu’ils deviennent adultes ; être d’avis que des dirigeants courageux et dévoués valent mieux que des lois ; répartir le monde en forts et en faibles ; croire que pour résoudre les problèmes sociaux, il faut se débarrasser des gens immoraux et malhonnêtes ; être d’avis que tout irait mieux si les gens travaillaient plus dur et parlaient moins (pas de concertation ) ; et avoir besoin de puissants dirigeants qui prescrivent ce que nous devons faire. Il est clair que certaines de ces

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affirmations renvoient à des vertus traditionnelles chéries de manière assez générale qui sont « détournées » par l’extrême droite 26 . Le noyau d’une pensée autoritaire plus extrême réside surtout dans ces dernières affirmations. D’autres aspects du conservatisme culturel sont mesurés par une échelle ayant trait à la permissivité et à l’euthanasie (ETHIC) et à l’acceptation d’inégalités dans la position des hommes et des femmes (SEXROL) en matière de formation, de liberté d’éducation, de direction, de soins des enfants, de travail à l’extérieur et de distribution des emplois. Ces éléments font partie du programme du Vlaams Blok et l’on peut se demander dans quelle mesure les électeurs les partagent. Le nationalisme flamand (VLABELG) est mesuré à l’aide d’affirmations sur l’indépendance de la Flandre, l’attribution de plus de pouvoir de décision à la Flandre (ou à la Belgique), l’identification à la Flandre (ou à la Belgique), la mesure dans laquelle on se sent subjectivement « flamand », et se sentir exclusivement ou en très grande partie Flamand (a.l.d. Belge). Voilà pour ce qui est des orientations de valeurs et des attitudes dont l’importance a pu être dérivée des trois théories susmentionnées. Par ailleurs, d’autres orientations encore ont été mesurées qui peuvent être importantes pour le comportement électoral mais au sujet desquelles il n’est pas donné d’émettre un pronostic portant spécifiquement sur le Vlaams Blok : l’individualisme utilitaire, l’engagement dans la communauté, le post-matérialisme, le souci de l’environnement et être économiquement de gauche/droite. L’ individualisme utilitaire (INDIV), au sens où l’entendent Elchardus et Heyvaert 27 , a trait à la quête effrénée de ses propres intérêts et du succès sans trop tenir compte des autres. Les cinq indicateurs de l’individualisme utilitaire sont restés en grande partie inchangés par rapport à l’enquête de 1991. Ils ont trait à l’affirmation que la solidarité est absurde et que tout le monde doit d’abord se soucier de soi-même et de ses propres intérêts, qu’il vaut mieux ne pas trop fréquenter les autres parce qu’il faut toujours mettre de l’eau dans son vin, que seuls comptent le pouvoir et l’argent, que la quête du succès personnel est plus importante que de s’occuper de son prochain, et qu’il faut toujours rechercher son propre plaisir sans trop se soucier des autres. L’échelle orientation sur la communauté (COMMU) s’y oppose diamétralement et porte sur le fait de ne se sentir heureux que si l’on peut faire quelque chose pour les autres, que si l’on peut s’investir

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dans un but commun, que si l’on sent que l’on n’est pas seul et le fait de croire que l’homme se soucie par nature du bien-être de son prochain. Le post-matérialisme (POSTMA) a été défini à l’aide du choix de six objectifs de politique parmi une liste de douze objectifs matériels ou immatériels. L’ orientation sur l’environnement (ENVIR) y est étroitement associée et porte sur l’engagement personnel dans des actions, et la volonté de se sacrifier en vue d’améliorer l’environnement. Le conservatisme économique (ECONS), enfin, a trait au rejet de la lutte ouvrière et à l’acceptation de grandes différences entre les classes en matière de revenus et de prestige.

Orientations de valeurs et comportement électoral : différences entre les électorats

Le Tableau II présente un aperçu des moyennes et des écarts-type (E) de l’électorat du Vlaams Blok sur toutes les orientations de valeurs et attitudes décrites ci-avant. Cette information est confrontée au reste des électeurs. Dans les quelques cas où un des électorats s’écarte beaucoup des autres électeurs, ces électeurs ont été retirés. C’est le cas pour la Volksunie en rapport avec l’autonomie flamande, d’Agalev en rapport avec le post-matérialisme, et les électeurs à vote blanc/nul par rapport à l’aliénation politique. Les différences les plus nettes entre les électeurs du Vlaams Blok et les autres portent, comme on s’y attendait, sur l’attitude à l’égard des immigrés, l’aliénation politique et l’indépendance flamande (un indicateur du nationalisme). Il s’agit là sans doute des prédicteurs subjectifs les plus forts d’un vote pour le Vlaams Blok. D’autres différences substantielles qui vont dans le sens de nos attentes ont trait à l’acceptation d’idées autoritaires, à la désorientation sociale, à la méfiance des autres et à l’individualisme utilitaire qui exprime davantage une vision de la société qu’une orientation personnelle. La défense de valeurs post-matérialistes ne constitue clairement pas une caractéristique de l’électorat du Vlaams Blok mais, contrairement à ce qu’on attendait, cet électorat n’est pas non plus éthiquement conservateur, ni plus conservateur sur le plan économique que la moyenne. On note, en revanche, une tendance allant dans le sens d’un conservatisme culturel en ce qui concerne les différences de position souhaitées entre les hommes et les femmes.

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Tableau 2. Moyennes des électeurs du Vlaams Blok sur une série d’échelles d’attitudes et d’orientations de valeurs, comparées aux moyennes chez les autres électeurs (Flandre : élections à la Chambre des Représentants, 1995)

Orientations de valeurs/attitudes Vlaams Blok Autres électeurs Différence Valeur prob. (Echelle à dix points) Moyenne (E ) Moyenne (E ) T > T Ethnocentrisme (ETNO) 7,21 (1,71) 4,89 (2,19) +2,32 +15,89 0,000 Conceptions autoritaires (AUTOR) 6,62 (1,47) 5,82 (1,76) +0,80 +6,36 0,000 Rôles traditionnels des sexes (SEKSRO) 3,20 (1,83) 2,62 (1,78) +0,58 +3,91 0,000 Conservatisme éthique (ETHIC) 2,98 (2,86) 3,13 (2,65) -0,15 -0,66 0,507 Conservatisme économique (ECONS) 3,32 (1,68) 3,67 (1,72) -0,35 -2,44 0,015 Aliénation politique (POLAL)* 7,44 (1,71) 6,12 (1,88) +1,32 +8,54 0,000 Désorientation sociale (COMPL) 5,28 (2,37) 4,49 (2,23) +0,80 +4,30 0,000 Méfiance des autres (DISTR) 5,88 (1,93) 4,97 (1,85) +0,91 +5,85 0,000 Individualisme utilitaire (INDIV) 4,08 (2,02) 3,09 (2,03) +0,98 +5,89 0,000 Orientation sur la communauté (COMMU) 6,83 (1,56) 7,42 (1,47) -0,41 -3,31 0,001 Post-matérialisme (POSTMA)** 4,50 (1,96) 4,73 (2,07) -0,23 -2,16 0,032 Souci de l’environnement (ENVIR) 4,26 (2,15) 4,82 (2,17) -0,56 -3,12 0,002 Indépendance flamande (VLABE)*** 5,78 (2,46) 4,56 (2,00) +1,22 +6,49 0,000 * Autres sans Blanc/Nul ** Autres sans Agalev (moyenne d’Agalev = 6,85) *** Autres sans les électeurs de la Volksunie (moyenne de la Volksunie = 6,31)

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Dans un modèle RENOVA 28 avec toutes ces échelles prises ensemble comme prédicteurs et avec la probabilité d’un vote pour l’un ou l’autre parti, seuls quatre de ces prédicteurs s’avèrent avoir un effet net substantiel et significatif (p < 0,05) sur un vote en faveur du Vlaams Blok. En cas d’augmentation d’une unité (écart-type) sur l’échelle d’ ethnocentrisme , la probabilité de voter pour le Vlaams Blok augmente de 4,6 points de pour cent. Une augmentation d’une unité (écart-type) sur l’échelle du nationalisme dans le sens d’un sentiment plus flamand fait augmenter la probabilité d’un vote pour le Vlaams Blok de 1,8 point de pourcent. Si l’ aliénation politique augmente, alors la probabilité d’un vote pour le Vlaams Blok augmente d’environ 1 point de pour cent. Enfin, si l’ orientation sur la communauté augmente, la probabilité d’un vote pour le Vlaams Blok baisse de 2 points de pourcent. Dans un modèle multivarié, toutes les autres orientations de valeurs n’ont pas d’effet (net) parce qu’elles sont très étroitement liées les unes aux autres. C’est pourquoi il est indiqué d’examiner la différence entre l’électorat du Vlaams Blok et les autres électorats d’une autre façon encore, qui respecte davantage toutes les orientations mesurées, même si celles-ci n’ont pas d’effet net en raison de leur interdépendance.

Orientations de valeurs et comportement électoral : une représentation « biplot »

Une méthode indiquée pour distinguer les différents électorats par rapport à une large série d’orientations de valeurs est l’analyse dite discriminante canonique et la visualisation y afférente à l’aide du « biplot »29 . L’analyse de corrélation canonique permet au chercheur d’observer le schéma de relations entre des sets de variables. En tant que technique de réduction des données, la corrélation canonique ressemble beaucoup à l’analyse factorielle. Au lieu de concentrer l’attention sur les relations au sein d’une série de variables, l’analyse tente de trouver des paires de variables non observées à partir de deux séries de variables. Dans notre application, la première série de variables se compose des différents électorats, chaque fois codés 1 si le parti x a été choisi et 0 s’il n’a pas été choisi. La deuxième série de variables sont les treize orientations de valeurs mesurées sur des échelles (quasi-)métriques à dix points (0-10). Cela signifie que l’analyse discriminante canonique réduit un espace n-dimensionnel via des combinaisons linéaires à un nombre plus limité de

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dimensions 30 . Si l’on y parvient, il est alors possible de représenter visuellement les données dans un espace plus restreint. Un critère permettant d’évaluer l’adéquation de la solution est le pourcentage de séparation totale 31 entre les électeurs des partis politiques qui prennent à leur compte les deux premières paires de variables canoniques. Dans les données présentes, la première corrélation canonique prend 40% à son compte et la deuxième, 23%. Ensemble, cela donne 63%. Les troisième et quatrième axes prennent chacun encore 13% à leur compte. La séparation entre les huit électorats (y compris les votes blancs/nuls) sur la base des treize orientations de valeurs de départ peut être expliquée à 88% dans un nouvel espace tridimensionnel 32 . Presque toutes les informations concernant la discrimination entre le Vlaams Blok et les autres partis sont cernées dans les deux premiers axes canoniques. Dans la représentation « biplot », on trace un cercle unitaire autour de l’intersection des deux axes canoniques orthogonaux (non corrélés). Les orientations de valeurs sont représentées par les droites. La projection de chaque variable sur les axes canoniques indique le degré de corrélation de celle-ci avec ces nouvelles séries de variables canoniques. Par conséquent, plus une variable est proche de la circonférence du cercle, mieux elle est représentée par les variables canoniques. Les variables autour du centre du cercle (COMMU, SEXROL, VLABE, COMPL) ne sont représentées que de manière très imparfaite dans l’espace en question (voir Figure 1). L’ethnocentrisme (ETNO) est le mieux représenté dans le premier axe canonique (la corrélation est de 0,80). Le post-matérialisme présente une forte corrélation négative avec le premier axe (r = - 0,53) ; la même chose vaut pour l’engagement positif en faveur de l’environnement (r = -0,50). Le deuxième axe est principalement déterminé par la dimension éthique (r = 0,65). L’aliénation politique (r = 0,56) et l’autoritarisme (r = 0,55) présentent une forte corrélation avec le premier axe de sorte qu’ils y confèrent également un sens.

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Figure 1. Représentation biplot de la discrimination de huit électorats suivant treize orientations de valeurs

Où se trouvent les électeurs dans cette représentation ? Les électorats sont représentés dans le « biplot » par leur moyenne sur les variables (axes) canoniques. On peut déduire du positionnement du Vlaams Blok que ce parti obtient un score supérieur à tous les autres partis sur le premier axe canonique (en moyenne 0,84 contre 0,44 sur 1 pour les électeurs à vote blanc/nul et nettement moins pour tous les autres électorats). Cela veut dire que les électeurs du Vlaams Blok se démarquent des autres par l’ethnocentrisme, et dans une mesure un peu moindre, par l’aliénation politique et des conceptions autoritaires. Le sentiment nationaliste flamand apparaît dans le troisième axe canonique avec lequel il présente une corrélation de 0,74 (non visualisé ici). Les électeurs de la Volksunie obtiennent le score le plus élevé sur cet axe (en moyenne 0,71 sur 1) et le Vlaams Blok vient en deuxième position (en moyenne 0,34 sur 1).

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Considérations finales

Les données présentées ici ne permettent d’exclure aucune des trois théories explicatives comme étant complètement non pertinente. Au contraire, tout porte à croire qu’une analyse des principaux prédicteurs structurels et différences culturelles souligne la pertinence de chacune des trois explications théoriques, si ce n’est avec un degré d’importance variable. Comme le prédisait la théorie des intérêts économiques menacés, on note une probabilité nettement plus élevée de vote pour le Vlaams Blok auprès des peu qualifiés occupant des positions plus vulnérables sur le marché du travail, et le fait de se sentir menacés par les immigrés joue un rôle décisif. Le poids important des paramètres porte à croire que cette théorie fournit sans doute la principale explication. Les électeurs du Vlaams Blok ont un score en moyenne supérieur à celui des autres électeurs (excepté ceux de la Volksunie) sur l’échelle qui mesure l’orientation nationaliste flamande. Ce constat, conjointement avec l’observation selon laquelle les couches de population socialement moins intégrées (jeunes, non-croyants, personnes moins impliquées dans les piliers traditionnels) présentent une probabilité supérieure de vote pour le Vlaams Blok, pointe dans la direction de la théorie des intérêts symboliques. Dans cette optique, les couches sociales qui, dans le passé, étaient totalement étrangères au Mouvement flamand (ouvriers et peu qualifiés) auraient maintenant, en raison du besoin d’identification en réponse à la désintégration des réseaux sociaux, un réflexe nationaliste. En d’autres termes, on se trouve ici en présence d’un revirement au sein du mouvement nationaliste flamand d’après-guerre étant donné que depuis les années cinquante, l’idéologie nationaliste flamande avait surtout été défendue par les intellectuels et non par la classe ouvrière. Or, il s’avère que la composition par type d’enseignement suivi et par situation professionnelle des électeurs du Vlaams Blok qui obtiennent un score élevé sur l’échelle du nationalisme (scores 6-10) ne diffère pas de la composition des autres électeurs du Vlaams Blok. Ce constat pourrait indiquer que le message nationaliste flamand de ce parti séduit toutes les couches sociales de son électorat. Cette hypothèse demande cependant à être approfondie. Il n’empêche que la Volksunie qui attire un autre type de nationalistes (où il reste un autre type) reste toujours, en termes d’électeurs, le parti nationaliste flamand par excellence parce qu’une part considérable des électeurs du Vlaams Blok soutient ce parti pour des raisons tout à fait étrangères à son programme nationaliste 33 .

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Enfin, la théorie des besoins psychologiques se voit également étayée par nos données. Le fait que sentiments de désorientation sociale, d’aliénation politique et idées autoritaires aillent de pair, ainsi que les scores moyens supérieurs, par rapport aux autres électeurs, sur les échelles qui mesurent ces attitudes ou orientations pointent en tout cas dans cette direction. Le score supérieur sur l’échelle de l’individualisme utilitaire peut également être compris à la lumière de cette théorie. Cette échelle mesure, en effet, avant tout une vision cynique et négative des relations sociales, ce qui explique sa forte corrélation avec les autres aspects de désintégration sociale. Apparemment, les idées autoritaires claires proposant des solutions très tranchées à toutes sortes de problèmes de société offrent une prise à ceux qui se sentent politiquement impuissants, et qui éprouvent des difficultés à vivre dans un monde social complexe qu’ils considèrent comme dangereux, incalculable, imprévisible et incompréhensible. La théorie des intérêts symboliques est-elle, en termes de force explicative, plus importante que la théorie des besoins psychologiques ? À cette interrogation, il nous est, pour l’heure, impossible de répondre.

NOTES

1 Les enquêtes sur les élections de 1991 et 1995 ont été réalisées par l’ Interuniversitair Steunpunt Politieke Opinieonderzoek (ISPO). Le groupe d’enquêteurs se compose de Jaak Billiet, Marc Swyngedouw, Ann Carton et Roeland Beerten. L’enquête sur les élections est financée par les Services fédéraux d’Aide à la Culture et aux Techniques (DWTC). 2 Jaak Billiet, Hans De Witte, « Attitudinal disposition to vote for an extreme right- wing party the case of ‘Vlaams Blok’ », European Journal of Political Research , 1995, Vol. 27, n° 2, pp. 181-202. 3 Hilde Himmelweit, Patrick Humphreys, Marianne Jaeger, M. Katz, How voters decide. A longitudinal study of political attitudes and voting extending over fifteen years , Londres, Academic Press, 1981. 4 J. Van Holsteyn, « En wij dan? De kiezers van de Centrumdemocraten », Socialisme en democratie , 1990, n° 6, pp. 158-161 ; Nonna Mayer, Pascal Perrineau, « Why do they vote for Le Pen ? », European Journal of Political Research , 1992, Vol. 22, n° 1, pp. 123-141 ; Nonna Mayer, Ethnocentrism and National Front Vote in the 1988 French Presidential Election , Paper presented at the International Conference Racism, Ethnicity and Politics in Contemporary Europe , European Research Center, Loughborough University, 24-26 September 1993 ; Gerrit Voerman, Paul Lucardie, « The extreme right in the Netherlands : the centrists and their radical rivals », European Journal of Political Research , 1992, Vol. 22, n° 1, pp. 35-54 ; D. Roth, « Zijn de Republikaner de vijfde partij in de Duitse Bondsrepubliek ? Sociale en opvattingsstructuren van de kiezers van de Republikaner », in Hugo De Schampheleire, Yannis Thanassekos (eds.), Extreem- rechts in West-Europa , Bruxelles, VUB Press, 1991, pp. 57-68.

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5 Marc Spruyt, Grove borstels. Stel dat het Vlaams Blok morgen zijn programma realiseert, hoe zou Vlaanderen er dan uitzien ?, Leuven, Van Halewyck, 1995. 6 Jaak Billiet, Marc Swyngedouw, Ann Carton, « Protest, ongenoegen en onverschilligheid op 24 november en nadien », Res Publica , 1993, Vol. 35, n° 2, pp 221-235 ; Jaak Billiet, Hans De Witte, « Attitudinal disposition to vote for an extreme right-wing party the case of ‘Vlaams Blok’ », European Journal of Political Research , 1995, Vol. 27, n° 2, pp. 181-202 ; P. Scheepers, Jaak Billiet, Hans De Witte, « Het electoraat van het Vlaams Blok. De kiezers en hun opvattingen », Sociologische Gids , 1995, Vol. 41, n° 3, pp. 232-252 ; Bart Maddens, Roeland Beerten, Jaak Billiet, O Dierbaar België ? Het natiebewustzijn van Vlamingen en Walen , Leuven, Departement Sociologie/Sociologisch Onderzoeksinstituut KU Leuven, Interuniversitair Steunpunt Politieke- Opinieonderzoek, 1994 ; Hans De Witte, P. Scheepers, « Twintig jaar Vlaams Blok. Herkomst, evolutie en toekomst van partij en kiezers », Internationale Spectator , 1997, n° 7/8, pp. 420-428. 7 Il s’agit ici de probabilités nettes, épurées de l’effet des autres variables. Voir Jaak Billiet, « Church involvement, ethnocentrism and voting for a radical right wing party : Diverging behavioral outcomes of equal attitudinal dispositions », Sociology of Religion , 1995, Vol. 56, n° 3, pp. 303-326 ; P. Scheepers, Jaak Billiet, Hans De Witte, « Het electoraat van het Vlaams Blok. De kiezers en hun opvattingen », Sociologische Gids , 1995, Vol. 41, n° 3, pp. 232-252. 8 P. Scheepers, Jaak Billiet, Hans De Witte, « Het electoraat van het Vlaams Blok. De kiezers en hun opvattingen », Sociologische Gids , 1995, Vol. 41, n° 3, pp. 232- 252. 9 Seymour Martin Lipset, Political man , New Jersey, Doubleday and Co, 1960- 1981 ; Jurgen W. Falter, Hitler’s waehler , München, Verlag C.H. Beck, 1990. 10 Jurgen W. Falter, Hitler’s waehler , München, Verlag C.H. Beck, 1990 Michael Billig, Fascists, a social psychological view of the National Front , Londres, Harcourt Brace Jovanovich Limited, 1978 ; Dietmar Loch, Der schnelle Aufstieg des Front National, Rechtsextremismus im Frankreich der 80er Jahre , München, Tuduv-Verlagsgeschellschaft, 1991. 11 Jaak Billiet, « Sociaal kapitaal, kerkelijke betrokkenheid en maatschappelijke integratie in België », Bulletin van het Departement Sociologie , DA/1997/2, 11 pages. 12 R. Stöss, Die Republikaner, woher sie kommen, was sie wollen, wer sie waehlt, was zu tun ist , Köln, Bund Verlag GmbH, 1990. 13 P. Scheepers, Albert Felling, Jan Peters, « Anomie, authoritarianism and ethnocentrism : update of a classic theme and an empirical test », Politics and the Individual , 1992, Vol. 2, n° 1, pp. 43-60. 14 H. A. Becker, « De demografie van ontgroening en vergrijzing », in J.A.M. Winnubst, Marc J. Schabracq, John Gerrichhauzen, A. Kampermann (eds.), Arbeid, levensloop en gezondheid , Utrecht, Lemma, 1996, pp. 27-41. 15 Jan Lammers, Ben Pelzer, Regressieanalyse met nominale variabelen : achtergrond en beschrijving van een programma , Nijmegen, ITS, 1991 et Jan Lammers, Ben Pelzer, « Linear models and nominal variables », Kwantitative Methoden , 1992, Vol. 39, n° 1, pp. 5-17. 16 Les pourcentages pour les autres partis ne sont pas repris dans le tableau parce que nous nous concentrons uniquement sur le Vlaams Blok. Pour l’analyse de tous les partis, nous renvoyons aux publications de l’ISPO. 17 Le fait que cet effet a disparu en 1995 dans la génération suivante (25-34) pourrait indiquer que voter pour le Vlaams Blok chez les jeunes est un vote de transition. Il se peut également qu’il s’agisse d’un effet de « panel attrition ».

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18 Anton Derks, Kris Deschouwer, « Vrijzinnigen, ongelovigen en protest », in Marc Swyngedouw, Jaak Billiet, Ann Carton, Roeland Beerten, De (on)redelijke kiezer. Onderzoek naar de politieke opvattingen van Vlamingen op 21 mei 1995 , Leuven/Amersfoort, Acco, 1998, pp. 39-56. 19 Jaak Billiet, Hans De Witte, « Attitudinal disposition to vote for an extreme right- wing party the case of ‘Vlaams Blok’ », European Journal of Political Research , 1995, Vol. 27, n° 2, pp. 181-202. 20 Marc Swyngedouw, Roeland Beerten, Jaak Billiet, « Les motivations électorales en Flandre 21 mai 1995 », Courrier Hebdomadaire du CRISP , 1997, n° 1557. 21 Ces quatre affirmations ont, bien sûr, été répétées (1=5 etc...). 22 Leo Srole, « Social integration and certain corollaries : an exploratory study », American Sociological Review , 1956, Vol. 21, n° 6, pp. 709-716. 23 William Gamson, Power and Discontent , Homewood, Ill., Dorsey Press, 1968 et Guido Diericks, Caroline Gijselinckx, Peter Thijssen, « Culturele deprivatie en politieke aliënatie », Res Publica , 1996, Vol. 38, n° 3-4, pp. 631-656. 24 Theordor Adorno, E. Frenkel-Brunswik, D. Levinson, R. Sanford, The Authoritarian Personality , New York, Harper & Row, 1950. 25 P. Scheepers, Albert Felling, Jan Peters, « Social conditions, authoritarianism and ethnocentrism : a theoretical model of the early Frankfurt School updated and tested », European Sociological Review , Vol. 6, 1990, n° 1, pp. 15-29 et Hans De Witte, Conformisme, radicalisme, en machteloosheid : een onderzoek naar de sociaal-culturele en sociaal-economische opvattingen van arbeiders in Vlaanderen . Leuven, Hoger Instituut voor de Arbeid, 1990. 26 Mark Elchardus, « Gekaapte deugden. Over de nieuwe politieke breuklijn en de zin van limieten », Samenleving en Politiek , 1994, n° 1, pp. 20-27. 27 Mark Elchardus, Peter Heyvaert, Soepel, Flexibel en Ongebonden , Bruxelles, VUB Press, 1990, pp. 155-156. 28 Confirmé en même temps par une analyse de régression logistique. 29 Marc Vuylsteke, Jaak Billiet, Hans De Witte & F. Symons (1997), Contrasting the electorates of eight political parties : A visual presentation using the biplot, in Michael Greenacre, Jorg Blasius (eds.), Visualization of categorical data , San Diego, Academic Press, 377-390. 30 Voir, pour une analyse plus détaillée, Marc Vuylsteke, Projectie en rotatie. Paradigma’s in statistische technieken , Thèse de doctorat, Faculté de Sciences, KU Leuven, 1994. 31 Ceci est évalué à l’aide de la « trace de Pillai » (0,61 ; F = 13,27 ; p = 0,001). 32 Lambda de Wilks =.51 ; F = 13,774 ; p = 0,0001. 33 Voir l’importante dispersion (écart-type) autour de la moyenne de l’échelle VLABE dans le cas du Vlaams Blok.

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Bruno VILLALBA

L’ESQUIVE. LA GAUCHE ET LA DROITE FACE AU FRONT NATIONAL

Le Front national est « un parti de nature raciste et xénophobe » ; le jugement émane de Jacques Chirac, Président de la République française (23 mars 1998). Après « l’épreuve » des élections régionales de mars 1998, le chef de l’État entend que la Nation adopte une position parfaitement claire sur la dénonciation du Front national et sur le refus des accords électoraux, au risque de voir se rompre le système politique français. Il est temps de refuser de considérer le Front national (FN) comme un mouvement politique anodin. Cette identité déviante du FN proviendrait d’une nature incompatible avec les valeurs fondamentales de la République. Cela lui assignerait une place à part dans le monde politique. L’opinion du Président traduit- elle une vision conforme à l’histoire que les partis de droite et de gauche entretiennent avec l’extrême droite ? Depuis son intrusion sur la scène électorale, le FN n’a cessé de poser des difficultés aux formations traditionnelles. On aurait pu procéder avec lui comme on l’a fait pour l’écologisme. S’appuyant sur la littérature anglo-saxonne, Guillaume Sainteny dégage quatre types principaux d’actions possibles face à l’arrivée d’un intrus : exclure du champ le thème grâce auquel l’intrus tente d’entrer ou y est entré ; récupérer ce thème ; exclure du champ l’intrus qui y a pénétré ou tente d’y pénétrer ; récupérer l’intrus une fois qu’il a pénétré dans ce champ. Bien évidemment les partis ont successivement ou, parfois de pair, eu recours à ces quatre types d’actions 1. La situation est différente pour le FN. Comme le montre la très importante littérature qui lui est consacrée, le thème central du

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FN, la défense de l’identité nationale, n’est pas un sujet étranger au champ politique, bien au contraire. De plus, les stratégies de récupération ne peuvent officiellement se mettre en place, tant l’illégitimité qui frappe ce parti est importante ; la stigmatisation politique à son encontre est hors de proportion avec celle de l’écologisme. Enfin, la capacité du FN à créer son espace politique n’est en rien comparable aux écologistes. Par conséquent, même si l’on trouve en œuvre des stratégies de récupération, la gauche et la droite se définissent avant tout contre le FN. Cette dimension de l’opposition ouvertement proclamée, et ce d’une manière continue, est décisive pour tenter de saisir la difficulté des rapports qu’entretiennent les partis politiques majoritaires avec les thèmes, le parti et les électeurs du FN. Les stratégies développées à l’encontre du FN oscillent entre deux problématiques qui sans cesse se mêlent et s’opposent : une approche d’abord identitaire, dans laquelle la dénonciation du FN s’élabore sur la mise en avant de clivages politiques indépassables et de représentation du monde irréconciliable, tant les différences sont historiquement anciennes ; une approche électoraliste ensuite, qui prend appui sur des considérations liées à la conquête et à l’exercice du pouvoir. De fait, on aboutit à une absence de stratégie claire et continue, qui, associée à une autonomie progressive du FN comme acteur politique à part entière, doté de son propre capital électoral, conduit à l’adoption de stratégies opportunistes.

La rhétorique partagée de la dénonciation

Lors du débat réunissant Jacques Chirac et Lionel Jospin (le 2 mai) en vue de l’élection présidentielle de 1995, on a pu constater l’importance accordée au FN. Ce dernier n’a même pas été nommé… Omission probablement volontaire. S’agissait-il de faire oublier, le temps d’une rencontre, que François Mitterrand et ses deux septennats, les premiers ministres de droite Édouard Balladur et Jacques Chirac, et ce dernier comme Président de la République, n’ont ni limité ni enrayé le développement du Front national ? Les alternances, qui ont permis à différentes orientations politiques de se mettre en place, n’ont pas plus réussi à contenir cette progression. Pourtant pendant ce temps, à droite comme à gauche, on a construit et utilisé une rhétorique de la dénonciation. Si l’on examine les discours

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officiels de ces partis et de leurs dirigeants, on remarque que les moyens de persuasion établis pour combattre le FN sont partagés par la gauche et la droite, à quelques exceptions près.

L’illégitimité historique et idéologique du FN

Le qualificatif « d’extrême droite » associé au parti de Jean-Marie Le Pen n’est pas anodin. L’appellation vise à délégitimer toute prétention du FN à devenir un acteur du champ politique, tout autant qu’un éventuel partenaire pour la droite. Car la dénomination renvoie aux sombres périodes de l’histoire française (notamment les tentations fascisantes et réactionnaires, comme les ligues, le régime de Vichy ou le poujadisme). On instaure ainsi une continuité entre le FN et cette histoire. On peut alors insister sur la duplicité de ce parti, comme par exemple celle d’un mouvement qui se proclame « patriote », mais qui entretient un rapport trouble avec l’idéologie national-socialiste 2. N’incarne-t-il toujours pas ces valeurs réactionnaires, d’un monde figé sur des valeurs surannées 3 ? La dénonciation de cette duplicité temporelle renforce l’incertitude de ses prétentions actuelles et assombrissent ses objectifs pour l’avenir du pays. Car le FN n’a pas fait table rase du passé, expliquent ses détracteurs. Au contraire : il puise aux sources de son histoire de France, revisitée par ses experts, ou ses idéologues, au risque parfois de jouer avec le révisionnisme et même le négationnisme 4. Comment dès lors faire confiance à ce parti qui n’en finit pas avec son passé ? La mémoire de chaque citoyen est ainsi appelée à juger. Et même si l’on peut facilement montrer les anachronismes, les appréciations rapides ou les analogies historiques contestables qu’opèrent ainsi ces partis 5, qu’importe ; l’objectif n’est pas de raisonner en historien, mais d’utiliser l’histoire pour légitimer son combat présent. C’est pourquoi, alors même que le FN gagnait un procès contre le journal Le Monde à propos de cette appellation « d’extrême droite » (Le Monde , 24 juin 96 6), de nombreux responsables politiques (comme Philippe Séguin, président de l’Assemblée nationale, Pierre Mazeaud, RPR, président de la commission des lois de l’Assemblée, François Léotard, UDF-PR, ou Martine Aubry, PS) ont fait savoir qu’ils continueraient à utiliser l’expression « extrême droite » pour qualifier le FN. À travers la seule dénomination, on entend ainsi clairement

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montrer que la vision historique que représente le FN est incompatible avec l’évolution présente de la société démocratique française. De plus, le FN charrierait des valeurs incompatibles avec la tradition démocratique de la France. Il serait par essence historiquement réactionnaire, antiparlementaire, raciste, sexiste. La liberté, la démocratie, la tolérance, la fraternité… préceptes fondateurs de la Démocratie seraient en fait instrumentalisées par le FN pour les détourner de leur sens républicain, afin de mieux les emprisonner dans ses priorités idéologiques douteuses. La dénonciation de ce double discours, de ce jeu incongru avec les valeurs véhiculées par ces notions, constitue l’une des figures les plus utilisées. La dénonciation doit aller plus loin. En exposant publiquement les implicites, les non-dits du FN 7, les formations politiques souhaitent disqualifier pour l’avenir ce parti. Il ne s’agit plus de constater mais de déduire, de faire œuvre de pédagogie, en prolongeant les constats par des mises en perspectives exploratoires. Sur ce plan, la thématique du racisme est devenue la principale figure imposée. Les principaux dirigeants de l’UDF et du RPR ont tour à tour dénoncé le caractère « raciste, antisémite et xénophobe » du parti d’extrême droite : Jacques Chirac (le 10 décembre 1996, le Président invoque les principes républicains contre le discours d’exclusion du FN), Alain Juppé (en tant que Premier Ministre, le 21 septembre 1996), Raymond Barre (cité par Le Monde , 2 novembre 1996), qui se cacherait dans son thème de « la préférence nationale »8.

Un parti aux marges de la République

La dénonciation vise particulièrement les dirigeants et la structure du FN. Ces dirigeants agrègent contre eux des émotions très fortes, d’autant plus qu’ils apparaissent déjà virtuellement aux marges de la communauté politique. Ils confirment la justesse des critiques émises contre le FN, parce qu’ils incarnent au sens propre du verbe, physiquement , les valeurs honnies. Leur parcours de vie, leurs déclarations répétées, leurs actes… témoignent de la validité des dénonciations 9. N’ont-ils pas tour à tour été condamnés pour racisme, antisémitisme ? N’ont-ils pas des relations troubles avec des réseaux obscurs, tantôt nazillons, tantôt intégristes ? Ensuite, ils permettent la construction de « figures de l’extrême »10 , si nécessaires aux partis pour stigmatiser l’ennemi. Et l’on retrouve régulièrement les mises en

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garde contre ces guerriers, ces intégristes, ces « factieux »11 . Enfin, parce qu’en individualisant l’ennemi, il devient plus facile de construire une unité de rejet : l’union du peuple peut se matérialiser plus facilement contre des hommes qu’autour d’un programme aux contours indistincts. Ces figures, stylisées, peuvent désormais constituer une trame commode de dénonciation. La structure même du FN subit de nombreuses critiques. C’est sur celle du FN que l’on perçoit le mieux la « diabolisation », c’est-à-dire la dénonciation et la condamnation morale des thèses produites et véhiculées par ce parti. D’abord, ce parti incarne une représentation de l’ordre : les maîtres mots sont la discipline, le don de soi, le culte du chef, le sacrifice. De nombreuses notions associées à une vision à présent plus ou moins explicitement rejetée par les formations politiques majoritaires, car elles renvoient à une image négative du militant, simple pion déresponsabilisé, privé de son autonomie physique et intellectuelle. Et ce militant, n’est-il pas la simple préfiguration de ce que sera le citoyen si le FN parvient au pouvoir ? Ensuite, ce parti illustrerait in concreto les orientations idéologiques du FN : culte du secret, centralisme démocratique… Un outil au service d’une idéologie, d’une pensée sans doute. Enfin, ce parti, en tant qu’instrument de puissance politique, n’est pas exempté de suspicion sur ses véritables objectifs. On lui attribue des pulsions factieuses, tout au moins violentes. Et si ce n’est lui, c’est donc le Département protection sécurité (DPS), le service d’ordre du FN, publiquement et régulièrement accusé d’être une organisation para- militaire 12 . La disqualification de cet ennemi vise à lui retirer un à un les attributs légitimant sa prétention à recueillir les suffrages du peuple français, que ce soit au niveau des institutions (la République, la Démocratie), ou partisan (les dirigeants, le programme), ou bien encore les dimensions implicites (les non-dits, les émotions…). Ce faisant, il est possible à ces formations de se poser constamment en défenseur du système politique de la République parlementaire (position classique, comme l’a remarqué Georges Grunberg 13 . Mais la dénonciation ainsi construite est essentiellement basée sur une assise morale. Or, la condamnation morale trouve une limite de taille : l’objet même de la disqualification se cristallise souvent sur un seul segment (comme l’antiracisme), au détriment d’une réponse politique d’envergure sur l’ensemble des thématiques du FN. Et par ailleurs, cela ne suffit pas à constituer un projet politique de substitution 14 .

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Ces partis doivent affronter le FN dans l’arène électorale.

La gestion électorale de la stigmatisation

Dénoncer. Mais cela suffit-il ? Dans le même temps, le FN ne cesse d’élargir son influence électorale. Il faut alors réagir et endiguer cette progression. La stratégie choisie par les partis de la gauche et de la droite a consisté à dissocier l’électorat frontiste du parti de Jean-Marie Le Pen, au risque cependant de légitimer certaines raisons du mécontentement.

La victimisation de l’électorat du FN

La lutte contre le FN est rendue d’autant plus complexe qu’il faut à la fois combattre une formation politique et un mouvement de l’opinion, bien plus large, moins structuré, mais dont le caractère diffus et émotionnel permet une grande latitude d’action au parti qui y prend racine. Ce vote est révélateur et catalyseur des grandes tensions et crises que connaît aujourd’hui la société française. La gauche comme la droite font un effort permanent pour rappeler que l’électorat frontiste est hétérogène dans ses rapports au FN, et qu’il n’entretient pas une communauté de vue avec les militants lepénistes. Les motivations qui amènent à voter Le Pen sont plurielles et évolutives dans le temps. Ainsi Raymond Barre, qui rencontre Le Pen en octobre 1983, et qui se justifie en disant que les électeurs du FN « sont des Françaises et des Français dont l’opinion s’exprime et que nous n’avons pas le droit de traiter comme des nazis, des fascistes ou autres »15 . Il ne faut pas, estime Martine Aubry, « se donner l’impression d’avoir du courage en diabolisant sans discernement les électeurs du FN » ( Le Monde , 21 juillet 1995). Par conséquent, cet électeur n’est pas, loin s’en faut, un adepte convaincu des thèses du FN ; il convient de le ramener dans le droit chemin. Pour ce faire, il convient tout d’abord d’entourer l’électeur de sa compassion, afin de lui témoigner sa compréhension. Les formations traditionnelles entendent faire comprendre à cet électeur qu’ils comprennent pourquoi, face à la complexité angoissante

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(mondialisation, chômage, précarité, Maastricht), il se réfugie maladroitement auprès du FN. On s’associe ainsi à la douleur qu’exprime le vote FN (le désarroi, la douleur, la peur de l’avenir… 16 ). En 1996, lors de la constitution du Comité de vigilance contre l’extrême droite, les responsables des formations de gauche insisteront sur « les risques de corruption du corps électoral par le FN » (Lionel Jospin), « la perte de sens civique » (Dominique Voynet), « le peuple en déshérence » (Jean-Pierre Chevènement), « la crise et les attentes déçues [sont] les causes de la montée de l’extrême droite » (Robert Hue). Il faut, expliquent confusément la gauche et la droite, comprendre les motifs du vote, afin d’empêcher une spirale de la désillusion, qui risquerait d’entraîner in fine une adhésion réelle aux thèses du FN (risque d’autant plus perceptible que différentes analyses montrent à quel point l’électorat lepÈniste vote de plus en plus pour le programme du FN et de moins en moins pour la personnalité du leader). Implicitement, ils n’en admettent pas moins la fonction sociale de ce mouvement, qui consisterait à rendre visible et ainsi légitimer l’ensemble des « inquiétudes » et des « angoisses » du peuple français. Ensuite, il faut démontrer à cet électeur qu’il est l’objet d’une manipulation de la part du FN. Les partis doivent leur ouvrir les yeux, en faisant œuvre de pédagogie sur les véritables intentions du FN : il faut « aller vers ces populations manipulées [les électeurs des villes passées au FN] par le FN, les aider, leur expliquer, leur démontrer la perversité des idées de l’extrême droite » (Yvette Roudy, 21 juin 1995). Car ce qui compte le plus, c’est de démontrer les abus de confiance pratiqués par ce mouvement. Le FN trompe le peuple, car en fait, ce qu’il propose va limiter les libertés fondamentales de la personne, ou bien encore, mettre en péril les grands équilibres sociaux (comme la sécurité sociale), en avançant à marche forcée vers une déréglementation sociale. Ainsi, Laurent Fabius préconise une stratégie consistant à montrer que « si l’on appliquait les thèses de FN, le plus souvent, cela se retournerait contre les plus pauvres, contre les déshérités, contre les gens qui ont tendance à voter FN » (Club de la presse d’Europe 1, 16 juin 1996). Enfin, il s’agit de minimiser la portée électorale de son geste, afin d’assurer au mieux son prochain retour vers un vote plus conventionnel. Finalement, qu’exprimerait réellement le vote pour le FN sinon une colère mal dirigée ? Le vote frontiste reste encore massivement perçu comme protestataire, ce qui réduit l’expression de ce vote à une dimension émotionnelle et réactionnelle, sans grand

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lien avec une analyse politique générale et rationnelle. On insiste sur le caractère transitoire et accidentel de ce vote, au point même d’en sous-estimer parfois l’étonnante répétition. En procédant à une telle victimisation de l’électeur (« Faut-il culpabiliser l’ensemble des citoyens ? » Henri Emmanuelli, juin 96), la classe politique aboutit à amnistier l’électeur. Bien sûr, cette compassion de l’électeur frontiste, et l’absence d’appréciation morale sur les motivations profondes de son acte, témoignent d’un souci électoral partagé par l’ensemble des formations politiques. On invoque ainsi le souci de ne pas couper la population française entre elle, en laissant se dresser des frontières entre les différents électorats. Cela conduirait à une division nationale, préjudiciable aux tentatives de réconciliation à venir.

Le mimétisme thématique : le cas de l’immigration

Du PS, déclarant par l’intermédiaire de Laurent Fabius que « le Front national pose de bonnes questions, mais apportent de fausses réponses » (septembre 1984), au RPR, qui par la voix de Jacques Chirac le 7 juillet 1984, explique à l’adresse des électeurs du FN : « [qu’] il nous appartient de leur montrer que nous sommes soucieux de l’état de la société française, soucieux des problèmes de l’emploi, de l’insécurité, de l’immigration, mais que les solutions à ces problèmes ne peuvent être des solutions de facilité verbale », les partis majoritaires souhaitent se préserver une marge de manœuvre pour l’avenir. L’étape suivante consiste à rassurer ces électeurs, en leur expliquant que leurs principaux motifs de mécontentement (à savoir l’immigration et l’insécurité) sont des éléments clés de leurs discours politiques. Cette politique revient cependant à légitimer les thématiques avancées par le FN, non seulement sur le fond, mais aussi en termes de priorité dans leur mise en agenda. Dès 1981, la droite peine à se positionner clairement face aux principaux arguments électoraux du FN 17 , d’autant plus que certains de ses dirigeants crédibilisent les arguments électoraux du FN ; ainsi, Charles Pasqua déclare à Valeurs Actuelles (numéro du 30 avril 1988) que « sur l’essentiel, le FN se réclame des mêmes préoccupations et des mêmes valeurs que la majorité ». N’oublions pas que le RPR n’est pas, par nature, étranger à une « sorte de néo-poujadisme » quelque peu démagogique 18 , notamment en 1981 lors de l’élection présidentielle. Une voie qu’il n’institue pas cependant comme un axe

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central de sa politique. Tandis qu’à gauche, « l’effet Le Pen (…) [la] renvoie aux hésitations de sa politique en matière d’immigration, à certaines faiblesses d’analyse de la réalité sociale du pays, à son impuissance à convaincre son électorat populaire qu’elle transforme, ici et maintenant, sa vie quotidienne . »19 Si l’on prend l’exemple de l’immigration, on se doit d’évoquer les – maladroites ? – déclarations de leaders de droite et de gauche. Le 19 juin 1991, Jacques Chirac parle de « l’overdose de l’immigration (…). Le travailleur qui habite à la Goutte d’Or, qui travaille avec sa femme pour gagner environ 15 000 francs et qui voit, sur son palier d’HLM, une famille entassée avec le père, trois ou quatre épouses et une vingtaine de gosses, qui touche 50 000 francs de prestations sociales sans naturellement travailler. Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, le travailleur français, sur le palier, il devient fou . » Le 21 septembre 1991, Valéry Giscard d’Estaing, dans Le Figaro-Magazine parle de « l’invasion » de la France. À gauche, c’est le Président François Mitterrand parlant de « seuil de tolérance » pour parler de l’immigration ; de Michel Rocard déclarant que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde » (1988) ; ce sont les « charters » d’Édith Cresson (évoqués dès juillet 1991, mis en place en 1992). Ces déclarations, largement reprises dans la presse, et particulièrement celle d’extrême droite, perturbent l’image d’une position claire de la classe politique traditionnelle face au FN et à ses idées. Dans la littérature militante antilepéniste, on parle même d’un « double jeu . »20 Progressivement, les partis placent le débat sur un plan plus institutionnel. À droite, Pierre Martin estime que « la campagne de la droite, à l’occasion des élections municipales de 1983, a été le moment crucial de la banalisation du discours anti-immigré » ; la droite, suite à sa défaite de 1981, abandonne son discours anticommuniste traditionnel, pour développer une nouvelle thématique. Mais, précise Pierre Martin, « si elle peut parfaitement assumer le rôle de leader de l’anticommunisme, il n’en est pas de même sur les thèmes à connotation raciste où l’extrême droite est plus « performante ». »21 Les lois Pasqua redéfinissent le droit applicable aux étrangers (loi n° 93-993 du 22 juillet 1993 réformant le droit de la nationalité, ainsi que la procédure d’acquisition de la nationalité française fixée par le décret du 30 décembre 1993 ; des textes présentés comme des concessions à l’électorat du FN22 ). Mais la publication d’un rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’immigration clandestine (le 16 avril 1996) embarrasse

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les principales formations de la droite. Ce rapport réouvre le débat sur la nécessité de durcir la législation existante sur le contrôle de l’immigration, et dans le même temps, on précise qu’il ne s’agit pas de se situer « par rapport au FN » ( Le Figaro , 18 avril). Il en est de même à gauche, où la loi Chevènement, qui remet en cause partiellement les lois Pasqua-Debré, mais sans les abroger, malgré les promesses formulées lors de la campagne en vue des élections législatives de 1997, perturbe les relations entre les différents partenaires de la Gauche plurielle . Quoi qu’il en soit, sur l’ensemble des thèmes principaux du FN (l’immigration, la sécurité, ou bien encore la nation…), la droite comme la gauche adoptent des attitudes mouvantes dans l’intensité du mimétisme, qui démontrent une progressive banalisation dans l’utilisation électorale de ces thèmes. La littérature militante de lutte contre le FN ne cesse de dresser l’inventaire de ces stratégies de récupération, tout autant que les compromissions électorales 23 . Maintes et maintes fois, les mêmes exemples sont repris, et tous visent à démontrer l’instrumentalisation du FN opérée par les partis de gauche et de droite.

Une instrumentalisation électorale du FN ?

On pourrait facilement relever la réciprocité des échanges sur la paternité de l’émergence et du maintien du Front national ; tache fastidieuse dans sa répétition, qui bien souvent traduit simplement une difficulté à afficher sa propre attitude face au FN. Le positionnement des partis de gauche devrait leur permettre de s’affranchir de toute suspicion électorale avec le FN. De ce fait, dès 1984, ils se contentent d’une accusation rituelle de la droite, responsable de la montée du FN du fait de la radicalisation de son discours autour des thèmes de l’immigration et l’insécurité 24 . Pourtant, soucieux de réussir sa politique gouvernementale, le PS hésite à programmer dans l’espace public des débats difficiles à mener 25 . Plus préoccupant ; selon une certaine littérature, les socialistes, sous la volonté de François Mitterrand, auraient sciemment construit la réussite électorale du FN, afin de diviser la droite, et de remobiliser la gauche, en lui donnant un ennemi tout désigné. Comme le décrit Guy Konopnicki (journaliste et essayiste), « Le choix de faire monter le Front national était délibéré et, à cette époque, plusieurs dirigeants socialistes en parlaient très ouvertement [et de citer Jack Lang, Paul

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Quilès et bien d’autres]. »26 L’adoption d’un mode de scrutin proportionnel pour les élections régionales et législatives de 1986 participerait de cette intention. Selon les adeptes de cette idée, François Mitterrand escomptait une victoire significative et une disparition rapide du FN, en se basant sur l’exemple de l’éphémère mouvement Poujade en 1956. À en croire toute une littérature, la gauche aussi aurait eu largement recours à des « combines » avec le FN, afin de s’assurer un résultat électoral conforme à ses attentes 27 . Bien évidemment le PS niera toute responsabilité directe dans la montée du FN. Gérard Le Gall concède seulement que le PS est « dans la société et [qu’il a] gouverné, mais les ingrédients de la montée du FN en 1982-1983 se sont mis en place dans les années 60 et 70 » ( Le Monde , 3 septembre 1996). Quoi qu’il en soit, la gauche peine à assumer cette concomitance historique : sa présence au pouvoir et l’émergence décisive du FN. À présent, le débat se situe sur une concurrence électorale. La gauche s’inquiète aussi d’une désaffection d’une partie de son électorat 28 . Désormais, la gauche ne peut dissocier sa propre stratégie électorale d’une analyse liée à la progression électorale de son ennemi. À droite, la question centrale est celle d’une alliance éventuelle au FN. Dès l’émergence électorale du FN en 1983, « le kaléidoscope des positions [de la droite] était sensible »29 , et montre toute l’indécision de la stratégie à élaborer. L’hétérogénéité du RPR, de l’UDF, sans oublier le Centre national des indépendants (CNI), et les clivages internes à ces formations nuisent à l’élaboration d’une stratégie commune et continue contre le FN. Cette indécision explique une grande souplesse dans les attitudes adoptées avec Jean-Marie Le Pen. Entre les opposants déclarés et les modérés, il y a place pour des divergences d’ordre stratégique et d’ordre éthique 30 . Tantôt la droite conservatrice se laisse séduire par le FN au point de la rejoindre (le cas de figure de Bruno Chauvierre, à Lille, est particulièrement révélateur 31 ) ; tantôt on assiste à des expériences de gestion communes des collectivités locales (comme ce fut le cas par exemple en région Provence-Alpes-Côtes-d’Azur entre Jean-Claude Gaudin et des responsables du FN lors des élections régionales de 1986). De ce fait, on a pu assister, et on assistera sans doute, tant au niveau local qu’au niveau national, à des alliances ou tout au moins à des accords tacites entre les formations de la droite et de l’extrême-droite 32 . Décidément, la droite éprouve les plus grandes difficultés à se positionner clairement face au FN et ses idées. En 1984, François

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Léotard n’excluait pas une alliance avec le FN pour « arrêter une expérience [socialiste] qui devient tragique pour la France » ( La Voix du Nord , 26 juin 1984). Et si en 1986, le RPR a officiellement une position de rupture avec le FN, dans le même temps, il tente de récupérer son électorat, notamment en s’affichant ouvertement contre toute réforme du code de la nationalité. À son tour, il souhaite réinvestir un discours populaire et national, et prendre ses distances avec un discours un peu trop libéral, jugé plus élitiste et éloigné des préoccupations quotidiennes des Français. Mais cela ne contribue pas à établir une ligne de partage bien évidente. D’autant plus que l’érosion électorale des partis de la droite parlementaire inquiète. Il apparaît nécessaire de réagir. Le 6 septembre 1988, après le « Durafour-crématoire » lancé par Le Pen, le bureau politique du RPR condamne « toute alliance locale et nationale avec le FN » ; désormais, officiellement, on refuse toute alliance et on décline les invitations à discuter que, régulièrement, Jean-Marie Le Pen ou Bruno Mégret leur adressent. Les déclarations de principe s’accumulent au cours des années quatre-vingt-dix (et même du Président de la République et du Premier Ministre Alain Juppé 33 ). Elles ne cessent de rappeler l’incompatibilité des valeurs des partis de la droite républicaine avec celle du FN. Mais dans le même temps, des responsables comme Alain Peyrefitte, Robert Pandraud ou Charles Pasqua estiment opportun de s’interroger sur l’application de cette stratégie. Car il faut rester pragmatique et assumer le poids du mode de scrutin majoritaire. Si bien que les élections régionales de 1998 ont fait apparaître au grand jour la crise identitaire de la droite traditionnelle, et notamment de ses principales composantes, l’UDF et le RPR. Ces élections marquent la rupture de l’ancienne alliance hégémonique que ces partis ont longtemps représenté, et la difficulté de résister à la montée de la radicalisation idéologique d’une partie de ses notables locaux, soucieux de concurrencer le développement du FN tout autant que de résister à la coalition de la gauche, menée par le PS. Sommés de se battre à la fois contre le PS et le FN, de renouveler leurs principes idéologiques ou de renouer avec certaines de leurs valeurs traditionnelles, de rénover les règles de fonctionnement interne de leurs partis 34 , les notables locaux ont privilégié une approche pragmatique : assurer leurs réélections, prémisses jugés indispensables à toute reconstruction ultérieure du camp de la droite. Les élections régionales de 1998 montrent combien il est difficile à une partie de la droite de renoncer, même face au FN, à un combat contre la gauche.

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La juxtaposition des représentations de deux ennemis, l’un traditionnel et l’autre cyclique, incite à considérer comme moins perturbant un ennemi moins ancré dans le champ politique ; l’extrême droite peut être contrôlée, la gauche en aucune façon. La bipolarisation de la vie politique française, renforcée par la logique majoritaire du mode de scrutin, facilite cette intégration de l’extrême droite dans le bloc de la droite traditionnelle. Il reste enfin une dernière hypothèse à examiner : celle d’une action concertée de tous les partis contre le FN. Sur le plan électoral, le « front républicain » a constitué le spécimen le plus aboutit. En vue de la préparation des élections législatives de 1986, Laurent Fabius, alors premier ministre, avait évoqué cette possibilité d’un désistement républicain. L’idée n’avait guère été reprise et en mai 1995, Henri Emmanuelli rejetait cette éventualité, avant de l’amender au soir du premier tour. Ce même soir, Philippe Séguin évoque un possible « front républicain », afin de constituer une alliance entre tous les partis parlementaires, pour éviter la conquête de mairies par l’extrême droite. Cette stratégie, qui conduit la gauche ou la droite à soutenir les candidats de l’autre camp pour faire barrage au candidat du FN en bonne position au second tour d’une élection, a été un temps menée (notamment lors des municipales de 1995). Le mouvement gaulliste, sous la direction de Jean-François Mancel, a rejeté cette position, alors que l’UDF émettait une position plus nuancée, tout comme le PS, en souhaitant examiner au cas par cas l’application de cette éventualité. Dès le mois de juillet 1995 le front républicain est remis en cause : « Il faut se méfier de l’idée de front républicain. (…) Mais il faut se garder de toute stratégie politique qui donnerait le sentiment que les différences entre ce que propose la droite et ce que nous voulons entreprendre sont, en définitive, minimes, et que, dans le fond, la droite comme la gauche se satisfont peu ou prou de la société dans laquelle nous vivons » déclare Martine Aubry ( Le Monde , 21 juillet 1995). Progressivement, surtout à partir de septembre 1996, cette stratégie sera globalement abandonnée par le RPR, l’UDF, le PCF et le PS ( Le Monde , 25 septembre 1996), car finalement elle aboutirait à gommer les contradictions, à réunir partout et toujours droite et gauche dans une pensée unique et laisserait, de ce fait, une place importante au FN. Ce faisant, le FN apparaîtrait comme la seule alternative possible et parviendrait ainsi à imposer sa vision de la scène politique, divisée entre un bloc national populiste et un bloc libéral-socialiste 35 . Pour autant, comme le montre l’élection législative partielle de Gardanne (octobre 96), les chefs de file locaux de la droite

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(comme Jean-Claude Gaudin, président UDF-RPR du Conseil régional de Provence-Alpes-Côte-d’Azur) affichent leur préférence de voir élire un député communiste plutôt que de favoriser l’implantation du Front national. À gauche, l’élection municipale partielle, ô combien symbolique, de Dreux en novembre 1996, voit le PS quitter le terrain pour faire barrage au FN. Cette stratégie continuera à être appliquée ponctuellement, comme lors de l’élection législative dans la première circonscription de Toulon (Var), le dimanche 3 mai 1998, qui a vu, grâce, selon le PS, à un « réflexe nouveau des républicains de droite » une défaite surprise du FN. À gauche, mais surtout à droite, la gestion électorale de l’intrus n’a cessé de perturber l’élaboration d’une stratégie pérenne. Et ce d’autant plus que longtemps, le FN n’a pas été sérieusement pris en compte comme un acteur réellement doté de sa propre autonomie.

La prise en compte tardive de l’ennemi

Dès 1984, comme le montrent Edwy Plenel et Alain Rollat, l’éventail des attitudes à adopter face au FN est testé : le combat, la récupération, la radicalisation idéologique 36 . Et depuis lors, on ne cesse de les utiliser ; sans plus de réussite. D’autant plus qu’à présent le FN n’est plus un simple épouvantail, plus ou moins instrumentalisé par la droite ou la gauche, ou un innocent réceptacle de la protestation populaire. Il est à présent une force « démarginalisée », selon le mot de Jean-Yves Camus 37 . Or, les partis ont largement refoulé ce fait. À un tel point que la prise en compte effective de la personnalité propre de cet ennemi se révèle tardive au sein de la formation interne de ces partis.

Une autonomie refoulée du FN

Les stratégies de mobilisation politique contre le FN minimisent assez largement l’autonomie propre de cet acteur. Le FN a su progressivement sortir de son isolement, jouant sur les mésententes

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de la droite et des fractures entre ces formations. Perçu comme un produit illégitime, on se préoccupe peu de ce qu’il est réellement et de sa capacité à devenir « une minorité décisive »38 . La stigmatisation met dans l’ombre la nationalisation de son implantation électorale et la fidélisation progressive de son électorat. Cette étrange cécité empêche toute anticipation des partis dans leur lutte contre le mouvement frontiste. Par exemple, alors que les formations traditionnelles tentent de se doter d’un discours sur l’immigration et l’insécurité, le FN élargit son message en se dotant d’un discours offensif sur le social 39 . Dès ses origines, le FN affiche pourtant ses prétentions : représenter la seule alternative à la gauche socialo-communiste et à la droite libérale-mondialiste 40 . Sans complexe, il entend s’assurer un leadership à droite, quitte à mener une guerre électorale avec les autres formations de cette partie de l’axe si elles persistent dans leur volonté d’ignorer Jean-Marie Le Pen (lors des élections municipales de 1989, Jean-Marie Le Pen déclare « s’ils [les partis de droite] vous méprisent, méprisez-les » ; en 1992, le FN est « seul contre tous ! » ; le 29 septembre 1996, lors de la fête des Bleu-Blanc-Rouge, il déclare à l’intention de Jacques Chirac : « réfléchissez bien avant de nous déclarer la guerre, car si vous la déclarez, vous l’aurez et vous en serez le seul responsable ! »). Car le FN, résolument optimiste grâce à son ancrage électoral et institutionnel, notamment après l’étape décisive de 1995, se présente comme le dernier mouvement gaulliste ! (« Je suis vraisemblablement le dernier gaulliste de la politique française » ( Der Spiegel , 11 novembre 1996). Incontestablement, l’année 1995 marque une douloureuse prise de conscience pour les formations traditionnelles. Les élections municipales de juin donnent des élus au FN dans la plupart des villes de France. Le FN emporte dans des élections triangulaires les mairies de Toulon, Orange et Marignane. La confirmation que le parti lepéniste est devenu une composante incontournable de la politique française est apportée par le succès électoral des Mégret à Vitrolles (février 1997). On ne peut désormais se satisfaire de diaboliser le FN. Il n’est pas, comme d’aucun l’ont un peu rapidement étiqueté, un épiphénomène. Il convient de lui attribuer un statut particulier, et d’élaborer de nouvelles stratégies de combat. En juin 1996, sous la conduite de François Léotard, l’UDF relance son débat interne sur la question des alliances, pour mettre fin à certaines dérives d’élus locaux, un peu trop facilement

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« pragmatiques ». Comme le rappelle Le Monde (24 juin 1996), certains estiment que le FN « est un parti légal » (A. Paecht), qu’il ne faut pas « le diaboliser » (D. Colin), reprenant une fois de plus le refrain de la banalisation du FN grâce à son intégration dans les rangs des partis traditionnels. François Bayrou (Président de Force démocrate, composante de l’UDF), a fait de la lutte contre l’extrême droite l’un de ses impératifs. Plus nuancée est la position de certains membres du parti républicain (comme Hervé Novelli, ou bien Alain Madelin). En octobre 1996, Jean-François Mancel (alors secrétaire général du RPR, avant d’être exclu en 1998 pour s’être trop rapproché du FN), charge Jean-Pierre Delalande, député du Val d’Oise, d’animer un groupe de travail devant réfléchir aux meilleures méthodes pour lutter contre le Front national lors des échéances électorales de 1998. Au PS, on charge le chargé des études politiques de réaliser un rapport sur le combat à mener contre le FN. Dans sa version finale, Gérard Le Gall précise que « jamais jusqu’à présent la direction du PS n’avait pris l’initiative de débattre sur un rapport d’orientation pour guider sa réflexion et rendre plus homogène et plus efficace son action à travers une orientation stratégique, des propositions, des recommandations et un mode d’organisation. »41 On explore de nouvelles pistes. Ainsi, un renforcement du dispositif juridique antiraciste est évoqué. En septembre 1996, suite à une nouvelle déclaration de Jean-Marie Le Pen sur « l’inégalité des races », Charles Millon (ministre de la Défense), comme le parti socialiste, demande un renforcement des lois contre le racisme. Peu après, un projet construit par Jacques Toubon vise explicitement le FN (soumis à la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, le 20 septembre 1996, un projet qui n’aboutira pas). Cependant la gauche est réticente à mettre la voie judiciaire au cœur de son dispositif de lutte contre le FN ; Lionel Jospin l’a plusieurs fois exprimé : la réponse au discours lepéniste doit « être essentiellement politique et secondairement juridique » ( LCI , 16 septembre 1996). On évoque même sa dissolution. Au mois de juin 1995, le journal Charlie-Hebdo lance une pétition pour la dissolution du FN ( Charlie- Hebdo , 28 juin 1995). Plus de 175 000 signataires soutiennent cette initiative. Le débat s’amplifie et Henri Emmanuelli (ancien premier secrétaire du PS) demande la dissolution du FN le 10 septembre 1996. Des actions concrètes sont mêmes entreprises, comme celle de la présidente du Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, Marie- Christine Blandin, qui, suite aux déclarations de Jean-Marie Le Pen

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sur l’inégalité des races (15 septembre 1996), remet en cause la désignation d’élus du FN dans les conseils d’administration des lycées : « (…) pour les élu(e)s Vert(e)s de la Région, pas d’hésitation : le Front national est hors-la-loi »42 . Mais cette voie est très peu soutenue ; Lionel Jospin, Dominique Strauss-Khan s’y opposent. Robert Hue (PC) n’y est pas plus favorable. À droite, François Bayrou, Alain Madelin (UDF-PR), Jacques Toubon (RPR, ministre de la Justice) rejettent l’idée sans vraiment l’examiner. Ces sursauts témoignent d’une reconnaissance, tardive, de l’autonomie et de l’espace politique qu’a su s’attribuer le FN.

Le temps de l’affrontement ? Former les siens

À partir des années quatre-vingt-dix, les partis décident d’intensifier leur formation interne contre le FN. Analyser cette formation permet de voir comment, après des années de combat, est représenté le FN, et les orientations politiques que les partis veulent se donner pour le faire décliner. Les « Fiches argumentaires sur le Front national » du RPR (version du 17 mars 97), ou « les dossiers Formation » du parti socialiste (version de 1992), visent à offrir une formation aux cadres et militants. Au RPR on privilégie des fiches argumentaires, autour de deux axes : « une analyse sociopolitique » et « une analyse du programme » autour de « fiches mémo thématiques » (16 au total, sur les thèmes centraux du FN, comme l’immigration, l’emploi, la fiscalité, la défense, la sécurité, la famille, la préférence nationale). Ces fiches « ont été établies à partir de documents existants en février 1997 » et sont actualisées et complétées après publication par le FN de son programme à chaque échéance électorale. Côté PS, la documentation est plus importante ; en 1992, la cellule Formation du secrétariat national a constitué trois volumes : Mieux connaître l’extrême droite , Lutter contre l’extrême droite et Actions sur le terrain . Au PS comme au RPR, l’objectif de ces documents est triple. D’abord, à travers une analyse sociopolitique qui emprunte beaucoup à la littérature universitaire, il s’agit de permettre une présentation générale du phénomène de l’extrême droite en France et plus particulièrement du FN, en insistant sur le « danger » de cette formation 43 . La perspective historique est plus développée dans les documents du PS, puisque sont aussi bien évoqué le national-

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socialisme, le fascisme de Mussolini ou « les étapes paroxystiques en France . »44 L’histoire électorale du FN est elle aussi assez minutieusement évoquée. Mais les deux formations évitent tout rappel sur leur position équivoque à certaines périodes (comme en 1983 pour le RPR, ou 1984-86 pour le PS). Elles insistent au contraire sur l’efficacité de leur parti à restreindre l’audience du FN. Le RPR précise que « le score du FN n’a été contenu que pendant les deux ans de gouvernement de Jacques Chirac entre 86 et 88 (…) les affrontements RPR-FN au second tour ont toujours été à l’avantage du RPR . »45 Ensuite, il s’agit de légitimer ses propres positions face à celles du FN. Une large place est accordée aux déclarations ou extraits du programme du FN et de ses dirigeants. Les fiches confrontent le discours du FN a la « réalité » perçue par les responsables du RPR et du PS, et aboutissent à crédibiliser leurs propositions, tant peu paraître « mensonger », « démagogique », « irréaliste » le programme du FN (« Les critiques du FN sont des critiques de principes dépassées. Les solutions du FN sont irréalistes et inadaptées », RPR, fiche La défense , 2/2). En présentant d’une manière comparative les propositions du FN et les leurs, il s’agit de réaffirmer aux militants la justesse du discours politique avancé depuis de nombreuses années, et ce faisant, de valider les positions politiques actuelles. Enfin, au PS comme au RPR, une analyse de la « psychologie de l’électorat du FN »46 et des raisons de son vote 47 , doit permettre aux militants d’adopter une stratégie offensive. Elle passe par une phase de dénonciation des thèmes et des propositions politiques du FN, en présentant une contre-argumentation, dont l’essentiel consiste à démonter les aspects mensongers ou irréalistes du discours FN 48 . Chez les deux partis, on constate le même effort de rationalisation dans la dénonciation : volonté de mettre à jour les mécanismes sous-jacents de manipulation du FN (les fiches sont construites en rappelant dans une colonne « les contrevérités, les contradictions, les omissions » du FN et dans la colonne d’en face, on s’emploie à rétablir la vérité, corriger les oublis…), ou d’étayer la réfutation sur des données « objectives » (rapports officiels, données universitaires…). À noter que le PS présente des fiches argumentaires ciblées pour les enseignants, les chômeurs, les femmes. Pourtant le seul discours rationnel ne peut suffire : « Dans ce contexte passionnel, le discours purement rationnel ou idéologique est inopérant »49 . On puise alors dans les « valeurs » propres à son parti : « les socialistes doivent inlassablement réaffirmer leur propres

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valeurs : la liberté et les droits de l’homme, la tolérance, la démocratie… »50 , ou les « valeurs de la République »51 , la « place de la France dans le monde . »52 Le champ des thématiques couvertes par ces argumentaires (la famille, l’économie, les relations internationales…) témoigne de la diversité des éléments du discours du FN. La démonstration, qui vise prioritairement à dénoncer le discours du FN, ne peut faire l’économie d’une analyse sérieuse et argumentée de chacun des points avancés par le FN ; il n’est plus suffisant d’invoquer l’illégitimité du FN. On emprunte la voie préconisée par exemple par Pierre-André Taguieff d’un « harcèlement argumentatif (…) par l’établissement des faits relatifs aux questions posées (…), par la reformulation pertinente des problèmes mal posés, par la réfutation des thèses inconsistantes ou non fondées . »53 Cela vise à établir une analyse critique de la forme et du contenu du discours lepéniste. Au RPR comme au PS, la formation contre le FN répond assez largement aux mêmes objectifs et emprunte les mêmes sentiers dans les deux formations. La seule différence notable est contenue dans la documentation du PS, qui dénonce « les ambiguïtés de la droite »54 . Reste qu’il est ensuite plus difficile de redéfinir les priorités stratégiques à mettre en place afin de mener une action sur le long terme contre le FN. Sur ce plan, la documentation du RPR comme du PS invoque des solutions générales (recréer du lien social, répondre aux problèmes de l’emploi ou bien encore pour le PS, de présenter des suggestions de tracts pour combattre le FN). À travers l’analyse de cette documentation, on retrouve la volonté des partis de dissocier le FN de son électorat. Le seul acteur représenté comme autonome et conscient de son jeu est le FN, sous l’action de ses dirigeants : l’électeur se trouve une fois de plus dépossédé de toute rationalité propre.

Conclusion : la stratégie de l’esquive

Habituées à gérer l’autre, l’adversaire ou l’ennemi dans un rapport ritualisé du combat gauche/droite, les formations politiques actuelles se découvrent un partenaire inédit. L’histoire de la Ve République montre que les formations politiques « traditionnelles » ont appris à maîtriser et à jouer avec les règles du jeu institutionnel, les stratégies électorales et, dans une moindre mesure, l’outil médiatique ; le

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parlementarisme est, selon l’expression de Michel Debré, enfin rationalisé. L’action pacificatrice des logiques majoritaire et présidentielle de la République a semblé satisfaire les partis. Et ce d’autant mieux que l’alternance politique a permis la reconnaissance et la légitimation des principales tendances politiques. Dans cette situation, l’extrême droite semblait cantonnée à un rôle mineur : la poussée de fièvre poujadiste ne représentant que l’ultime symptôme d’un mal de la droite française enfin maîtrisé. Or, le Front national perturbe les rapports politiques, car il réactive le sens du conflit politique ; délibérément construite, la voie de l’affrontement idéologique se heurte à la pacification de notre société politique. En n’acceptant pas les règles minimales du débat politique, préliminaire indispensable à l’établissement d’un dialogue politique, le FN n’a cessé de poser une énigme aux formations politiques. Alors, on a bien souvent adopté de multiples tactiques contre le FN 55 , mais toutes s’avèrent défensives. La multiplicité des stratégies mises en place contre le FN témoigne de la difficulté des états-majors politiques à se dégager de toute considération électoraliste. Les revirements, les incohérences, les déclarations à l’emporte-pièce, tout autant que les silences complices, minimisent le travail de formation qu’ils construisent. Seule l’antiracisme constitue une thématique commune, même s’il est difficile de structurer un combat politique sur cette seule base et si cela conduit à minimiser les autres dimensions du FN. Dans leurs combats contre le mouvement lepéniste, les partis majoritaires ont finalement privilégié l’esquive. Combattre le FN, c’est à la fois se reconnaître un ennemi, mais aussi procéder en même temps à son propre examen de conscience. Or, dans cette période de doute identitaire pour les formations politiques gouvernementales, on a préféré différer ces interrogations ; quitte, comme le montre la décomposition partisane de la droite suite aux élections régionales de 1998, à être obligé de redéfinir ce que l’on est dans l’urgence, et cette fois en précisant définitivement sa position face au FN. Par ailleurs, il faudra bien sûr se décider à combler ce manque, de plus de vingt ans, d’un projet politique alliant une politique économique fondée sur la mondialisation et une politique sociale permettant de maintenir le lien social. Certes, il faudra se décider, invoquent l’ensemble des hommes politiques, à résoudre le chômage, traiter l’insécurité, maîtriser l’immigration… Il faudrait aussi accepter de débattre, sans équivoque, avec l’électeur frontiste. Quelles que soient les hypothèses pour renouveler le combat contre le

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FN, le terrain politique reste prépondérant. Sur ce terrain, les formations politiques demeurent les acteurs privilégiés pour construire ce combat. Et désormais, le système politique français ne doit plus exclure de se penser en terme d’exclusion et d’ostracisme.

NOTES

1 Guillaume Sainteny, « Le parti communiste français face à l’écologisme », Pouvoirs , n° 70, 1994, pp. 149-162. 2 Pascal Perrineau place l’antisémitisme en deuxième position des valeurs du FN. Pascal Perrineau, Le symptôme Le Pen , Paris, Fayard, 1997, p. 13. 3 Comme pour les femmes, Cl. Lesselier, « De la vierge Marie à Jeanne d’Arc. L’extrême droite frontiste et catholique et les femmes (1984-1990) », in CL. Lesselier, F. Venner, L’extrême droite et les femmes , Villeurbanne, Golias, 1997. 4 Alain Bihr et alii, Négationnistes : les chiffonniers de l’histoire , Paris, Éditions Syllepse et Golias, 1997. 5 Voir Pierre-André Taguieff, Sur la nouvelle droite. Jalons pour une analyse critique , Paris, Descartes et cie, 1994. 6 Par une ordonnance en référé de la cour d’Appel de Versailles, rendue le 7 juin 1996, un droit de réponse est attribué à Jean-Marie Le Pen. Il sera publié le 10 juin. 7 Sur l’ensemble des mécanismes inconscients à l’œuvre dans le discours lepéniste, Pierre Jouve, Ali Magoudi, Les dits et non-dits de Jean-Marie Le Pen. Enquête et psychanalyse , Paris, La découverte, 1988. 8 Bruno Mégret, La troisième voie. Pour un nouvel ordre économique et social , Éditions DEFI, 1997, pp. 233 sq . 9 Voir l’abondante littérature biographique sur son leader, par exemple Gilles Bresson, Christian Lionet, Le Pen, biographie , Paris, Le Seuil, 1994. 10 Jean-Marc Donégani, Marc Sadoun, « Les droites au miroir des gauches », in Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire des droites en France , Paris, Gallimard, 1993, p. 761. 11 Pour une présentation de cette figure classique de l’extrême droite, Jean-Marc Donégani, Marc Sadoun, op. cit. , pp. 768-770. 12 Une proposition de résolution tendant à créer une commission d’enquête sur les agissements et objets du DPS sera adoptée par l’Assemblée Nationale, le 6 mars 1998, n°770, sur propositions originales des députés verts. 13 Georges Grunberg, « Le parti socialiste et la représentation de l’adversaire ”, Intervention , n° 4, mai-juin 1983. 14 Pierre-AndréTaguieff, Les fins de l’antiracisme , Paris, Michalon, 1995, pp. 233 sq , 517 sq . 15 Cité par Alain Bihr, Pour en finir avec le FN , Paris, Syros, 1992, p. 213. 16 Voir Éric Raoult, « Réussir l’intégration. Du discours moralisateur au franc parler », in Martin-Castelneau (dir.), Combattre le Front national , Paris, Éditions Vinci, 1995, pp. 117-118. 17 Voir par exemple les nombreux exemples, in M.-F. Leroy, « La droite face au Front national », Article 31 , n°14 et 16, décembre 1985 et février 1986.

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18 J. Derville, « Les discours des partis gaullistes », Regards sur l’actualité , Paris, La documentation française, novembre 1990. 19 Edwy Plenel, Alain Rollat, L’effet Le Pen , Paris, La Découverte/Le Monde, 1984, p. 194. 20 Voir M. Robert, Petit manuel anti-FN , Villeurbanne, Éditions Golias, 1998, p. 77. 21 Pierre Martin, « Le vote le Pen. L’électorat du Front national », Notes de la Fondation Saint-Simon , octobre-novembre 1996. 22 GISTI, Le nouveau guide la nationalité française , Paris, 1994. 23 Alain Bihr, Pour en finir avec le FN , Paris, Syros, 1992, pp. 211-217. 24 Voir Pierre Mauroy, Le Monde , 21 juin 1984 ; idem dans le Rapport du PS, Gérard Le Gall (dir.) , Rapport d’orientation pour un combat efficace du PS contre le FN , mars 1997, « La responsabilité majeure de la droite dans la présence du FN dans la vie politique française et son embarras face au FN », pp. 10-13. 25 Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber, La fin des immigrés , Paris, Le Seuil, 1984. 26 Guy Konopnicki, Les filières noires , Paris, Denoël, 1996, p. 212. 27 Ibid. , pp. 227-228 ; voir aussi Emmanuel Faux, Thomas Legrand, Gilles Pérez, La Main droite de Dieu , Paris, Seuil, pp. 27 et suivantes, citant de nombreuses personnalités du PS ; G. Durand, Enquête au cœur du Front national , Paris, Éditions J. Grancher, 1996, p. 44 ; notamment sur la diffusion médiatique orchestrée par le PS du leader du FN. 28 Pascal Perrineau, « La dynamique du vote Le Pen : le poids du gaucho- lepénisme », in Pascal Perrineau, Colette Ysmal, Le vote de crise , Paris, Presses de Science Po, 1995. 29 Edwy Plenel, Alain Rollat, L’effet Le Pen , Paris, La Découverte/Le Monde, 1984, p. 183. 30 René Rémond, « Les identités de la droite », Autrement , mai 1991, pp. 56-64. 31 Voir S. Etchebarne, « Le FN dans le Nord, ou les logiques d’une implantation électorale », in Nonna Mayer, Pascal Perrineau (dir.), Le Front National à découvert , Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1988, pp. 284-306 32 M. Chombart de Lauwe, Vigilance. Vieilles traditions extrémistes et droites nouvelles , Paris, EDI, 1987, pp. 125-131. 33 « Monsieur Chirac invoque les principes républicains contre le discours d’exclusion du Front national. Le chef de l’État veut que les propos « racistes ou xénophobes » soient sanctionnés », Le Monde , 11 décembre 1996 ; Alain Juppé accuse Le Pen d’être « profondément, je dirai presque viscéralement raciste, antisémite et xénophobe », Le Monde , 21 septembre 1996. 34 Alexis Massart, « L’UDF : entre grand parti et petites composantes », in Annie Laurent, Bruno Villalba (ed.), Les petits partis. De la petitesse en politique , Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 171-200. 35 Bruno Mégret, L’alternative nationale, les priorités du Front national , Paris, éditions National, 1996. 36 Edwy Plenel, Alain Rollat, L’effet Le Pen , Paris, La Découverte/Le Monde, 1984, pp. 183-193. 37 Jean-Yves Camus, Le Front national, histoire et analyses , Paris, Éditions Olivier Laurens, 1996, p. 48. 38 Pascal Perrineau, Le symptôme Le Pen , Paris, Fayard, 1997, p. 99. 39 Ibid. , pp. 87-89. 40 Jean-Marie Le Pen, La France est de retour , Éditions Carrère, 1995 ; en 1993, avec son programme 300 mesures pour la renaissance de la France , Front national, programme de gouvernement .

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41 « Rapport du PS », Gérard Le Gall (dir.) , Rapport d’orientation pour un combat efficace du PS contre le FN , mars 1997, p. 3. 42 Vert-contact , n° 444 bis, 21 décembre 1996-10 janvier 1997, consacré au Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais. 43 PS, « Le FN, un danger pour les libertés », fiche argumentaire 4. 44 pp. 20-26, volumr 2. 45 Fiche La sociologie électorale , p. 4/4. 46 PS, volume 2, pp. 82 et suivantes. 47 RPR, fiche La sociologie électorale , p. 2/4. 48 « le mensonge, l’hypocrisie et l’abus de confiance ”, Lutter contre le FN , p. 12. 49 Lutter contre le FN , p. 11. 50 Ibid. , pp. 13 et suivantes. 51 RPR, fiche Immigration , p. 3/3. 52 RPR, fiche La coopération internationale , 2/2. 53 Pierre-André Tagieff, « Antilepénisme : les erreurs à ne plus commettre », in Martin-Castelneau (dir.), Combattre le Front national , Paris, Éditions Vinci, 1995, pp. 223-224. 54 Lutter contre le FN , pp. 9-10. 55 Voir Pierre-André Taguieff, op. cit .

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Pascal DELWIT et Jean-Michel DE WAELE

LES PARTIS POLITIQUES ET LA MONTÉE DE L’EXTRÊME DROITE EN COMMUNAUTE FRANÇAISE DE BELGIQUE

Le positionnement des partis politiques en Communauté française face à l’émergence de l’extrême droite est d’une nature différente à celui que l’on observe en Flandre. Trois raisons fondamentales expliquent les approches distinctes ou les nuances que l’on peut mettre en exergue. – Le Front national n’a pas atteint les performances électorales du Vlaams Blok. Même si ses résultats sont très probants dans certaines communes de Bruxelles ou de Wallonie 1, il est très loin des scores du VB en Flandre. – Le Front national est aussi une formation très faiblement structurée et organisée. Ses résultats électoraux ont, jusqu’à présent, été sans lendemains politiques. De nombreux élus communaux, régionaux et nationaux l’ont abandonné depuis 1995. La visibilité et le poids politiques de l’extrême droite francophone sont bien peu de choses en dehors des moments électoraux. Sa fonction de « mise à l’agenda » est très faible et, en tout cas, sans commune mesure avec celle du Vlaams Blok en Flandre. – Enfin, la relation de l’extrême droite à la question nationale est également très différente de la situation qui prévaut dans le champ politique flamand 2. Pour le FN comme pour ses dissidences, la question de l’immigration est le cœur quasi unique de sa stratégie et de son message politique. Pour comprendre comment, les partis politiques ont réagi, dans l’espace francophone, à la montée de l’extrême droite, il faut se situer dans le registre des réactions explicites et implicites ; les deux étant souvent étroitement combinées. Dans la dimension fortement implicite de l’œuvre des acteurs, nous

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examinerons quelle a été l’attitude des formations politiques face au thème fondateur de l’émergence de l’extrême droite : le racisme, exprimé par un rejet virulent de l’immigration 3. De la fin des années soixante-dix à 1998, nous analyserons les transformations de traitement qu’a connues la question de l’immigration. Sur un plan beaucoup plus explicite, nous exposerons l’établissement clair de la stratégie du cordon sanitaire régi par une charte de la démocratie signée par tous les partis. Dans la dimension de combat contre le développement de l’extrême droite francophone (et flamande dans la région bruxelloise), nous soulèverons le thème de la lutte institutionnelle et juridique à travers la problématique du financement public des partis. Enfin, nous pointerons ce qui peut apparaître comme le point aveugle ou le point faible de la stratégie contre l’extrême droite : l’absence d’une vraie politique volontariste sur les questions dont le vote d’extrême droite est partiellement un révélateur, la situation sociale d’une part non négligeable de la population.

La question de l’immigration, des droits politiques et l’extrême droite

Sur les thèmes fondateurs de l’extrême droite

La problématique de l’immigration dans le débat politique est emblématique. C’est dans les années soixante-dix que le thème de l’immigration se politise. Dans le cadre du paradoxe relevé par Mateo Alaluf : « Paradoxalement, c’est parce que l’immigration se sédentarise, que l’emploi devient fixe, que les hommes se marient, et que les enfants se scolarisent, en d’autres termes, c’est parce que l’intégration se réalise que le débat s’envenime. C’est la mobilité sociale et professionnelle de l’immigration qui la rend visible et permet son utilisation comme source de ressentiment vis-à-vis de la population autochtone . »4 Cette politisation se focalise, parmi les partisans de l’intégration, sur la concession des droits politiques aux étrangers de Belgique. L’octroi du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales est soutenu par la coordination Objectif 82, articulée autour du syndicat socialiste, la FGTB, et du syndicat chrétien, la CSC ainsi que d’une partie du monde associatif belge 5.

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Parmi les partis politiques, nombreux se sont prononcés en faveur de cette revendication dans le courant des années soixante-dix. Mieux, en 1979, l’accord du gouvernement Martens (PS, SP, PSC, CVP, FDF), annonce une initiative en la matière. Il stipule : « L’intégration politique des immigrés sera favorisée en leur accordant, sous certaines conditions, le droit de vote pour les élections communales . »6 Mais s’appuyant sur l’avis négatif du Conseil d’État, le gouvernement ne passe pas à l’acte. En effet, dans un avis rendu le 22 octobre 1980, le Conseil d’État subordonnait l’octroi du droit de vote et d’éligibilité pour les étrangers aux élections communales à une révision préalable de la Constitution ; en particulier l’article 4 qui précisait : « La qualité de Belge s’acquiert, se conserve et se perd d’après les règles déterminées par la loi civile. La présente Constitution et les autres lois relatives aux droits politiques déterminent quelles sont, outre cette qualité, les conditions nécessaires pour l’exercice de ce droit . »7 Cette phase se termine au début des années quatre-vingt. Elle a été caractérisée « par un militantisme certain, qu’il fût le fait de parlementaires auteurs de propositions de portée plus ou moins étendue, ou de militants d’associations, dont la soixantaine de toute nature qui adhérèrent à la plate-forme d’Objectif 82 . »8 Les années quatre-vingt connaissent un revirement important des partis sur la question, s’inscrivant désormais dans une démarche promouvant la naturalisation 9, ce que traduit partiellement la loi promue par le ministre de la Justice Jean Gol, en 1984. Seuls le parti communiste de Belgique et les deux formations écologistes, Ecolo et Agalev, endossent encore la revendication du droit de vote et d’éligibilité des ressortissants étrangers. Le scrutin municipal de 1982 est au contraire marqué par des dérives multiples sur cette problématique. L’Union démocratique pour le respect du travail (UDRT) 10 en fait un cheval de bataille 11 . Au sein des partis traditionnels, plusieurs personnalités en font leur thème de campagne. Nols à Schaerbeek en est l’expression la plus caricaturale. Dans la commune bruxelloise de Foret, le premier échevin Henri Lismonde (FDF) distribue massivement un tract intitulé « Lettre ouverte à la canaille » explicitement assimilée à la communauté maghrébine. De 1981 à 1988, ce mouvement est manifeste. L’immigration, thème auquel est souvent associée l’insécurité est une question

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dominante des campagnes électorales en région bruxelloise. C’est parmi les libéraux francophones que la tendance est la plus marquante. En acceptant d’accueillir sur ses listes Roger Nols, le PRL endosse et légitime un discours tout à la fois ouvertement xénophobe et raciste. Bourgmestre de Schaerbeek, membre influent du Front démocratique des Francophones (FDF), Nols se brouille avec son parti dès le début de la législature libérale-sociale chrétienne (1981). En 1982, il se présente aux élections municipales sous l’étiquette NOLS (Nouvelles orientations aux libertés schaerbeekoises). Après avoir fait sa fortune électorale sur la base du conflit communautaire, il se pare en chevalier de la lutte contre l’étranger. Ses positions anti-immigrées de plus en plus ouvertes l’amènent à consommer la rupture avec le FDF en avril 1983. Nols est une première fois candidat sur la liste libérale aux élections européennes de juin 1984. Il recueille 92 969 voix de préférence (principalement dans l’agglomération bruxelloise). Bien qu’ayant accueilli Jean-Marie Le Pen à un dîner-causerie dans sa commune le 28 septembre 1984, Roger Nols est également candidat aux élections législatives de 1985. Mais il n’est pas qu’un franc-tireur. Les campagnes d’Henri Simonet sont largement à l’avenant après son passage du PS au PRL 12 . Dans sa tentative de conquête du mayorat à Bruxelles-ville, l’ancien bourgmestre d’Anderlecht ne s’embarrasse guère de nuances. Ce faisant, une formation politique traditionnelle, le PRL, aide à légitimer le discours xénophobe mais empêche également l’émergence de courants d’extrême droite électoralement importants. Le succès de Roger Nols s’explique en grande partie par son image de notable, maire d’une grande commune bruxelloise. Il permettait tout à la fois l’expression de sentiments racistes sans la culpabilité du vote extrême droite. Le PRL n’est pas le seul qui tente de récupérer la montée des sentiments xénophobes d’une partie de la population. Mais c’est l’unique formation qui en fera un des éléments de sa stratégie électorale. Dans les autres partis, il s’agit de cas isolés ou de positions ambiguës. Dans ce cadre, la position adoptée par la fédération bruxelloise du parti socialiste en 1987 a suscité des remous internes. Dans cette position, les socialistes bruxellois déclarent « devoir rester attentifs à l’expression populaire bruxelloise et rassurer une population belge qui, laissée sans réponse et sans solution au problème de l’immigration, sera inévitablement tentée par le mirage des discours extrémistes dont il faut rappeler le caractère mensonger et irréaliste . »13 Pour ce faire, la fédération bruxelloise avance six

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grands principes 14 dont on retiendra la négation des droits politiques pour les étrangers au profit d’une politique de naturalisation : « Le droit de vote ne peut être accordé sans que soit formellement démontré le désir d’être citoyen à part entière qui consacre l’existence des mêmes droits et des mêmes devoirs pour chacun. C’est là le grand choix qui se pose plus encore aux immigrés de la deuxième et de la troisième génération . »15 Les résultats des élections communales de 1988 sont à l’origine d’une nouvelle réflexion ou, plus exactement, d’une inflexion en termes de « communication politique » parmi les partis politiques traditionnels. La percée du Vlaams Blok à Anvers est spectaculaire 16 . Mais dans la région bruxelloise, le Front national a aussi réussi à émerger ; tout spécialement à Molenbeek et à Anderlecht. Quelques semaines après le scrutin municipal de 1988, l’exécutif national institue un comité ministériel sur la politique des immigrés. Paula D’Hondt (CVP) est nommée Commissaire royale à la politique des immigrés et Bruno Vinikas (PS), Commissaire royal-adjoint. Le Commissariat royal à la politique des immigrés présente un rapport à la fin de l’année 1989. La dynamique politique dans le débat sur l’immigration a changé. D’autant que la progression du Vlaams Blok lors de l’élection européenne de 1989 a, une fois encore, frappé les imaginations. D’autant aussi que le Front national a progressé notablement à l’occasion de la première élection régionale bruxelloise qui était organisée en même temps que l’élection européenne. Du côté francophone, les principaux partis prennent conscience de la menace nouvelle qu’incarne le développement des formations d’extrême droite. Le thème de campagne du FN est tout entier articulé autour des questions de l’immigration. En réaction s’instille une stratégie partisane du silence sur cette question. À l’échelle de l’exécutif, le gouvernement transforme, en 1993, le Commissariat royal à la politique des immigrés en Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme dont « la mission essentielle est de lutter contre toutes les formes de discriminations fondées sur la nationalité, l’origine ou l’ascendance. »17

Le silence implicite

Après la période des dérives et/ou du questionnement, on entre du côté francophone dans un accord implicite pour ne pas (plus) faire de l’immigration un thème de campagne électorale dans l’optique

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d’une croissance des performances de l’extrême droite au Sud et au Nord du pays. Le silence prévaut même sur les politiques mises en place pour lutter contre l’exclusion et pour l’intégration des jeunes immigrés 18 . Le résultat de l’élection de novembre 1991 fait l’effet d’une douche froide ; en Flandre principalement. Mais les performances du Front national et d’Agir, notamment lors des scrutins européen de 1994 et législatif de 1995, sont notables également. La stratégie du silence n’est donc guère plus payante. La crainte de voir resurgir le propos xénophobe et sécuritaire est réelle : « Ne tombons pas dans une politique sécuritaire ou des réflexions sur l’immigration qui seraient à la limite du racisme » martèle Laurette Onkelinx (PS) après le scrutin européen au journal Le Soir 19 . Plus largement, d’ailleurs, le score du FN inquiète cette fois sérieusement les partis francophones. Le parti socialiste d’abord. Avant même la campagne des européennes, au printemps 1994, José Happart, la tête de liste socialiste, s’était présenté comme le bouclier face à l’extrême droite. « Les vieux militants souffrent profondément. Et j’ai mal avec eux. Mais le PS peut avoir des raisons d’espérer. Ma candidature est un signe. Il faut retrouver le moral et le cœur pour se battre. En tout cas je suis le meilleur rempart contre l’extrême-droite et les fascistes »20 . Au lendemain d’un scrutin où le PS a perdu deux sièges sur cinq 21 , la tension est évidente dans les rangs socialistes ; sur le plan interne et dans leurs rapports à l’externe. Jean-Maurice Dehousse, futur bourgmestre de Liège, n’y va pas par quatre chemins. Selon lui, l’approche démagogique de Jean Gol, président des libéraux francophones, « par son orientation de la campagne » a « ouvert un boulevard à l’extrême droite ». D’autre part, Gauches unies 22 aurait « offert un siège à l’extrême droite »23 . L’extrême droite est au cœur du congrès socialiste de septembre 1994. La problématique intervient dans une passe difficile du parti socialiste. Laurette Onkelinx ne s’en cache pas. À la question du déboulonnement des militants, elle n’en fait pas mystère : « J’en suis persuadée. Parce que notre message idéologique n’est plus clair et qu’il est difficile d’expliquer notre gestion en ces temps de récession. Je pense d’ailleurs que l’exécution du plan global a fait davantage de mal au PS que les « affaires ». »24 . Sur le fond, le ministre de l’Éducation Philippe Mahoux en appelle aussi à un combat sur les valeurs : « À la crise, au rejet de la politique, au recul du concept de solidarité. Depuis quelques années on a mis en valeur la réussite individuelle, la fortune est devenue une valeur. La solidarité, c’est l’acceptation de la différence et la valorisation de la différence »25 .

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Des intellectuels et responsables syndicaux tels que l’écrivain Pierre Mertens, le philosophe Jacques Sojcher, Jean Gayetot, Foulek Ringelheim, Valérie Tanghe et Claude Demelenne jugent que la lutte contre l’extrême droite passe par l’affirmation de ses valeurs : « La rigueur de gauche ne peut tout justifier. Les consensus mou font le jeu de l’extrême droite. Parce qu’il ne cherche plus à changer la société, le PS est en train de perdre son âme. Lorsque la gauche applique la politique de la droite, en se contentant de l’aménager, elle se condamne à mourir à petit feu . »26 Touché dans ses performances électorales lors des scrutins européen et législatif, il y a aussi des réactions à Ecolo. On y présente comme évident le départ d’un potentiel d’électeurs protestataires vers le FN. Le secrétaire fédéral Jacky Morael l’affirme de manière explicite : « Les déçus ne votent plus Ecolo, ils vont se défouler à l’extrême droite »27 dont le message simpliste attirerait les couches sociales les plus atteintes. Par rapport à ses propos de campagnes et à ses tassements électoraux, Ecolo insiste sur ses méthodes de communication : « Il faudra revoir nos méthodes de communication. Notre message passe mal chez les gens les plus atteints socialement, et qui ont tendance à s’orienter à l’extrême droite. Notre message est mieux adapté à un public scolarisé, instruit, qui prend le temps de lire des textes parfois rebutants . » Fondamentalement, le discours et les propositions demeurent identiques. Sur la question du droit de vote et d’éligibilité, nous l’avons observé. Mais aussi dans l’appréhension du vote d’extrême droite comme un révélateur du malaise ressenti par une partie de la population. De ce point de vue, Ecolo s’inscrit dans l’optique des sociologues présentant la question sociale sous l’angle d’un déplacement du lieu de travail vers le lieu de résidence, réceptacle de toutes les difficultés de la vie pour une partie de la population 28 . L’action doit donc se situer dans la lutte pour l’emploi et dans le combat pour l’aménagement du territoire. Ce propos est exemplifié par Henri Simons, aujourd’hui échevin à la ville de Bruxelles, dans ses réflexions sur la politique de quartiers : « La sécurité peut y être trouvée non seulement par le renforcement de la police mais par le réaménagement de ces quartiers et par la création d’emplois qui ne soient pas des emplois d’exploitation tels que ceux prévus par les agences locales pour l’emploi . »29 Telle est aussi l’optique préconisée par Jean Cornil, directeur-adjoint au Centre pour l’égalité des chances

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et la lutte contre le racisme : « La priorité absolue, au risque de se répéter, est clairement une véritable politique coordonnée pour rendre à ces quartiers urbains dits à handicaps cumulés un peu de perspective et d’espoir . »30

La sortie de la stratégie du silence

Les partis et les gouvernements vont progressivement sortir de la stratégie du silence. À l’échelle de l’exécutif fédéral est créé un Fonds d’impulsion pour la politique des immigrés. Ce fonds fait lui-même suite à deux fonds créés par la Communauté flamande en 1991 : l’un pour les communes, l’autre pour l’intégration des plus défavorisés. Andrea Rea le souligne, l’établissement de ces fonds inaugure une nouvelle phase de la politique d’intégration des immigrés tout en visant à répondre aux problèmes sociaux. Quatre traits les caractérisent : – les montants financés alloués à la politique d’intégration sont élevés, – les actions s’inscrivent dans la politique de localisation et même de communalisation des politiques sociales, – elles sont réalisées en partenariat par les communes et les associations privées, – les actions soutenues concernent prioritairement la prévention de la petite délinquance, le décrochage scolaire, l’insertion professionnelle et la responsabilisation citoyenne 31 . Mais dans le registre de la communication, les principaux partis sont restés muets sur la question de l’immigration. Ce faisant, il y a eu un autre effet pervers à cette stratégie. L’extrême droite a été la seule force politique à traiter de cette problématique, ce qui l’a, d’une autre manière, légitimée. « On pourrait même considérer que depuis 1991, une des raisons de la recrudescence des partis d’extrême droite résulte du monopole qu’ils ont acquis sur ces deux sujets (racisme et immigration) », avance Andrea Rea 32 . Il n’y a eu que peu de dimension pédagogique sur le thème de l’immigration, du brassage des cultures,... En la matière, les choses évoluent lentement. En septembre 1994, le président du parti social chrétien (PSC) a accepté de débattre, sur la chaîne de télévision privée RTL-TVI, avec le président du Front national. Gérard Deprez s’est résolument placé dans le registre de la pédagogie et de la déconstruction de toutes les peurs et de tous les

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fantasmes relatifs à la question des communautés immigrée. Il est difficile d’apprécier l’effet de tels débats. Néanmoins, toute la presse a commenté les données objectives de Deprez en termes démographiques, économiques et sociaux, ce qui était déjà un résultat positif. Plus récemment, la fédération bruxelloise du parti socialiste a édité un tract diffusé à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires en traitant explicitement ce thème : « Jamais, nous ne ferons la moindre concession à ces idéologies fascisantes qui, partant de la haine de l’étranger, s’attaquent en fait à tous ceux qui ne répondent pas à leur idéal. Jamais, nous ne troquerons la liberté et la dignité des Bruxellois contre les avantages économiques utopiques promis par des illusionnistes flamingants. Jamais, nous ne céderons à la démagogie et au chantage... La politique de la sécurité est certes très importante. Mais, attention, l’extrême droite vous fait des propositions qui ne règlent rien. Bien au contraire, leurs idées conduisent à de nouveaux conflits qui mettront le feu à la ville et provoqueront de nouvelles menaces pour la population. Face à la haine, nous affirmons notre projet pour une société fondée sur la liberté, la solidarité, l’égalité et la tolérance. Bruxelles s’est bâtie et se développe grâce aux apports de tous les Bruxellois, francophones, néerlandophones, immigrés d’hier et d’aujourd’hui... Nous nous battrons pour qu’il en soit toujours ainsi... »33 En 1997, la question du droit de vote a connu une accélération spectaculaire. Dans un premier temps, le parti socialiste se rallie au droit de vote et d’éligibilité. Il en fait même un élément important de son discours. Mais cela ne s’est pas fait sans réticences. Charles Picqué, ministre-président de la région bruxelloise, s’y est vertement opposé lors du congrès de la fédération socialiste de Bruxelles, le 1 er mai 1997. Il prônait un accès à la citoyenneté par la voie de la naturalisation dont la voie aurait été fortement facilitée. Face aux atermoiements du gouvernement fédéral, le ministre- président socialiste de la région wallonne, Robert Collignon (PS) a proposé de confier aux régions, dans le cadre de la révision de la Constitution, la compétence de conférer le droit de vote à qui elles l’entendent tout en redéfinissant la citoyenneté wallonne. Le citoyen wallon serait celui qui habite la Wallonie 34 . Lors du deuxième congrès d’actualisation de mai 1998, Philippe Busquin a rappelé le soutien du PS à cette revendication : « Nous devons aussi réaffirmer avec force notre volonté du droit de vote pour tous aux élections communales. »35 Le document adopté reprend aussi la « reconnaissance des droits civils et politiques des étrangers installés durablement en Belgique »,

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donnée « déterminante en vue de promouvoir une cohabitation harmonieuse. »36 Après plusieurs hésitations, le parti social chrétien fait de même sous l’influence de Joëlle Milquet, son actuelle vice-présidente. Le 20 octobre 1997, le comité directeur du PSC se prononce unanimement pour le droit de vote de tous les étrangers aux élections communales 37 . Ce fait n’était pas acquis. Le député de Charleroi Jean-Jacques Viseur confessait un mois plus tôt les résistances à ce sujet : « Lorsque je défends au PSC le droit de vote des étrangers, j’ai une opposition très nette des représentants des petites villes et des régions les plus rurales, les moins touchées par l’immigration. C’est le repli identitaire . »38 Du côté libéral aussi, une avancée spectaculaire s’opère. Lors de la campagne de mai 1995, la fédération PRL-FDF prônait le renvoi des étrangers non européens, délinquants, illégaux, clandestins ou menaçant l’ordre public et suggérait de limiter l’accès à la sécurité sociale non contributive pour les étrangers extérieurs à l’Union européenne. Le refus de l’octroi de vote aux étrangers non européens était affirmé 39 . En mars 1997, en réponse à une interpellation du secrétaire fédéral d’Ecolo Jacky Morael, Louis Michel, président des libéraux francophones, estime que « l’accès de ce droit démocratique aux étrangers pourrait renforcer leur intégration dans notre pays » même s’il marque toujours l’attachement des libéraux à la démarche individuelle par le biais de la naturalisation : « Faut-il a priori exclure une amélioration de nos procédures de naturalisation qui ont le mérite d’impliquer un acte volontaire d’adhésion à notre pays ? De même, n’est-il pas de tradition que les droits politiques ne soient conférés aux ressortissants de l’un ou l’autre État tiers que sous réserve de réciprocité ? »40 . Un symbole marquant de cette évolution est le « transfert politique » du député bruxellois écologiste Mostafa Ouezekhti à la fédération PRL-FDF 41 en mars 1998. Outre les raisons d’« opportunité politique », Ouezekhti justifiera ce changement de cap personnel par la mutation des libéraux : « Dans le cadre du PRL, c’est un double défi. Un défi interne dans ce sens où le parti doit s’atteler à étudier et comprendre les questions liées à la politique urbanistique à Bruxelles. Un défi externe également, en ce sens où il faut faire comprendre aux gens que le PRL a changé. Et puis 35% des Bruxellois ont voté pour ce parti. S’appuyer sur 35% de l’électorat, c’est aussi une force. Ce n’est pas négligeable »42 . Aujourd’hui, le PRL reste favorable à un accès facilité à la

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nationalité belge. Plusieurs députés ont déposé une proposition de loi en ce sens. Tout étranger résidant légalement depuis cinq ans en Belgique déclarant respecter la Constitution et les lois du peuple belge pourrait accéder à la nationalité. En ce qui concerne la question du droit de vote, le PRL exige en tout état de cause cinq de résidence minimale en Belgique et une déclaration identique de respect de la Constitution et des lois du peuple belge. Plusieurs éléments sont à l’origine de cette évolution. Premièrement, les formations politiques ont pris acte de ce que la stratégie du silence n’est pas opérationnelle pour lutte contre la progression politique et électorale de l’extrême droite. De nouveaux choix s’imposaient. Les changements sur les droits politiques des étrangers s’inscrivent dans cette démarche. Deuxièmement, tout le débat sur le droit de vote et d’éligibilité aux élections communales doit être saisi dans la discussion plus large relative à la mise en conformité de la législation belge par rapport au traité de Maastricht, qui prévoit le droit de vote aux élections communales pour les ressortissants communautaires. Il était difficile de dissocier les deux objets et encore plus compliqué intellectuellement d’octroyer des droits politiques à des étrangers parfois faiblement intégrés et ne payant pas d’impôt alors qu’on le refusait à des personnes payant leurs impôts communaux et installées durablement en Belgique. En l’état du dossier, l’idée serait de se mettre en conformité avec la législation européenne et d’« élargir » le droit de vote et d’éligibilité aux autres étrangers pour les élections communales de 2006. Troisièmement, ces changements interviennent aussi dans le cadre d’une société traumatisée par la macabre découverte d’enfants laissés à l’agonie 43 . Le malheur a touché tout le monde en Belgique : deux fillettes francophones (Julie Lejeune et Mélissa Russo), deux adolescentes flamandes (Eefje Lambreckx et Ann Marchal) et une fillette d’origine maghrébine (Loubna Benaïssa). L’impact médiatique, la sérénité et l’humanité de Nabela Benaïssa (sœur de Loubna) ont fait énormément dans l’amélioration de la perception de la communauté maghrébine de Belgique – y compris dans le monde politique. Quatrièmement, il est aussi important de souligner tout à la fois l’impact de la militance et de la banalisation progressive de la présence de Belges d’origine maghrébine au sein des partis traditionnels. En l’espèce aussi, cette mutation a contribué à « dédiaboliser » une communauté.

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Enfin, cette prise de conscience s’opère aussi par rapport à des enjeux électoraux. L’accès de plus en plus important à la nationalité belge de citoyens d’origine maghrébine fait aussi qu’il s’agit d’une « clientèle électorale » de moins en moins à négliger.

L’officialisation du cordon sanitaire

En 1993, les partis démocratiques ont entrepris à l’initiative du président du PS Philippe Busquin d’adopter une « charte démocratique ». Le but était d’officialiser une stratégie de « cordon sanitaire » envers l’extrême droite francophone. La charte stipulait en effet : « Nous refusons de choisir de nous associer dans une coalition politique aux formations ou partis qui portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique. Dans les assemblées où ces formations où partis seraient présents, nous refusons de mettre en place des exécutifs s’appuyant sur une majorité relative . »44 Cette charte a été signée par le président du FDF (Georges Clerfayt), du PS (Philippe Busquin), du PSC (Gérard Deprez) et du PRL (Jean Gol). En revanche, les écologistes francophones ne l’ont pas signée tout en marquant leur accord sur le contenu. Une majorité du secrétariat fédéral 45 a refusé son aval pour contester la décision du bourgmestre socialiste de Molenbeek Philippe Moureaux de réserver « 98 logements sociaux prioritairement à des Belges »46 alors que ce dernier justifiait sa position dans l’optique d’une politique de « déghettoisation » et de brassage des populations. Cette charte a été « confirmée » le 8 mai 1998. En effet, dans le cadre du cinquantième anniversaire de la déclaration universelle des droits de l’homme, les présidents de partis francophones ont réaffirmé leur engagement antérieur : « À l’occasion du 8 mai 1998, nous réitérons notre engagement de ne pas nous associer à une coalition politique, aux formations ou partis qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique . » Formellement, Ecolo a cette fois pris part à cette déclaration solennelle. Au-delà du refus de toute participation à quelque exécutif que ce soit où siégerait un parti d’extrême droite, il convient de noter que les présidents de partis francophones garantissent le fait qu’ils ne soutiendront ou ne voteront jamais « les motions ou propositions dont l’initiative émane de mandataires de ces partis ou formations, quel que soit le sujet de la

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motion, ainsi qu’à refuser tout mandat qui aurait été obtenu grâce au soutien ou à l’abstention des mandataires »47 issus des formations d’extrême droite.

La lutte institutionnelle et juridique contre l’extrême droite

Suite à la progression spectaculaire des partis d’extrême droite dans le premier lustre des années quatre-vingt-dix, une des modalités d’action envisagée des formations politiques est le combat institutionnel et juridique. Ce combat institutionnel et juridique vise principalement à refuser l’accès de l’extrême droite aux éléments de la démocratie participative, garantis par les lois belges. Ceux-ci recouvrent une palette d’aspects assez divers : participation à des organismes culturels ou à des parastataux, accès aux médias audiovisuels du service public,... Dans cette partie, nous nous centrerons sur une problématique en particulier, le financement public des partis politiques. C’est en juillet 1989 qu’a été promulguée la première loi de financement public des partis. Elle visait à stopper l’engrenage des dépenses électorales, à rendre le financement des partis transparent et à assurer les formations politiques d’une dotation publique pour couper tout lien de dépendance avec le financement de personnes morales. La loi de financement public a subi plusieurs modifications dont en particulier celle de juin 1993. Désormais, les dons des personnes morales sont interdits. Chaque formation reçoit une somme forfaitaire de cinq millions de francs et un montant de cinquante francs belges par suffrage obtenu ; pour autant qu’ils aient des élus à la Chambre des représentants et au Sénat. En raison de l’invalidation de sa liste au Sénat à l’occasion du scrutin de mai 1995, le Front national ne bénéficie pas, en l’état, du financement public des partis politiques au contraire du Vlaams Blok. La question du financement de partis dont la propagande est ouvertement xénophobe et raciste s’est posée avec de plus en plus d’acuité. Une première initiative parlementaire visant à restreindre le financement public de partis d’extrême droite a abouti. À l’initiative de chef de groupe du parti socialiste à la Chambre, Claude Eerdekens, la loi sur le financement public a été modifiée. Pour jouir de la dotation publique, les partis doivent désormais inscrire dans leurs

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statuts une nouvelle disposition, qui devient l’article 15 bis : « Pour pouvoir bénéficier de la dotation prévue à l’article 15, chaque parti doit, pour le 31 décembre 1995 au plus tard, inclure dans ses statuts ou dans son programme une disposition par laquelle il s’engage à respecter dans l’action politique qu’il entend mener, et à faire respecter par ses différentes composantes et par ses mandataires élus, au moins les droits et libertés garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, approuvée par la loi du 13 mai 1955 et les protocoles additionnels à cette convention en vigueur en Belgique »48 . L’ajout de cette clause vise de façon implicite les formations d’extrême droite. La motivation est même parfois explicite. Dans le rapport de la commission de l’Intérieur à la Chambre, le socialiste Dufour nomme Agir : « En effet, il était apparu à l’auteur de cette proposition que certains mouvements et partis qui se sont déjà présentés au suffrage universel ont dans leurs statuts des dispositions contraires à ladite Convention. C’est notamment le cas de la formation « Agir » qui, dans ses statuts, a une disposition qui fait référence de façon précise à la primauté du droit du sol sur le droit des hommes . »49 Cette modification est adoptée à la Chambre par 141 voix contre 38 et 5 abstentions. L’opposition principale est venue des rangs du Vlaams Blok et de la Volksunie 50 . Cette modification de la loi n’a, à ce jour, aucun impact. Tous les partis ont inséré dans leurs statuts la clause en questions, ce qui n’a pas empêché le Vlaams Blok ni le Front national de distiller des documents clairement racistes et xénophobes. Cette impunité est de plus en plus mal acceptée. Le fait que le Vlaams Blok puisse régulièrement organiser des distributions massives de dépliants xénophobes grâce au financement public est de plus en plus décrié. Depuis le début de l’année 1998, le débat est ouvert. Le 14 janvier 1998, le directeur du Centre pour l’Égalité des chances et la lutte contre le racisme a écrit à la commission de contrôle des dépenses électorales et de la comptabilité des partis politiques pour s’interroger « sur la compatibilité » entre les publications du Vlaams Blok « qui contiennent incontestablement des affirmations et des caricatures à caractère raciste et xénophobe, et l’article 15 bis de la loi du 4 juillet 1989 relatif au contrôle des dépenses électorales ». Ladite commission a pris l’avis de deux experts pour évaluer la portée de l’article 15bis. Doit-on le considérer comme purement formel – l’inclusion dans les statuts d’une disposition par laquelle les partis s’engagent à respecter les dispositions de la convention européenne

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des droits de l’homme – ou peut-on interpréter le respect de la convention européenne des droits de l’homme au fond ? Pour Éric Brewaeys, « il ne paraît pas possible d’imposer une sanction quelconque au cas où il s’avérerait que l’engagement de forme que le parti doit faire figurer dans ses statuts, ne correspond pas à la réalité ; »51 . La position de Michel Mahieu est plus nuancée. Elle n’exclut pas la possibilité de sanctions en l’état tant en soulevant les difficultés que poserait une telle initiative. Partant de positions divergentes, les membres de la commission ont décidé, le 11 mai 1998, à l’unanimité « de ne pas engager, pour le moment, de procédures contre le Vlaams Blok . »52 Mais plusieurs partis et parlementaires ont pris des initiatives pour modifier la lettre de la loi. Dès 1997, les députés socialistes Claude Eerdekens et Charles Janssens, tout en considérant l’article 15 bis déjà applicable, avaient déposé deux amendements à la loi de contrôle des dépenses électorales et de financement public des partis. Le premier compléterait l’article 15 bis : « La Commission de contrôle vérifie, pour chaque parti politique, la réalisation des conditions prévues au précédent alinéa »53 . Le second a trait aux sections éventuelles (article 25) : « La constatation par la Commission de contrôle du non-respect de l’article 15 bis par un parti politique entraîne pour l’institution visée à l’article 22, la perte de la dotation qui lui serait octroyée (...) pendant la période subséquente fixée par la Commission de contrôle et qui ne peut être inférieure à 6 mois, ni supérieure à 12 mois. »54 Pour leur part, Olivier Deleuze (Ecolo), Jean-Jacques Viseur (PSC) et Jef Tavernier (Agalev) ont déposé un projet de loi quelque peu différent. L’option est de pouvoir sanctionner les partis enfreignant la loi Moureaux (réprimant le racisme et la xénophobie) de 1981. Un tiers des membres de la Commission de contrôle pourrait demander un « avis conforme » président de la Cour d’arbitrage sur l’infraction ou non. En cas de réponse positive, la Commission de contrôle peut sanctionner le parti en lui supprimant une partie de sa dotation publique ou l’équivalent du « double du montant des dépenses financées ou réalisées pour l’accomplissement » de l’acte incriminé 55 . Par ailleurs, le 27 février 1998, le groupe socialiste de l’assemblée régionale bruxelloise a organisé un Colloque sur le thème « La représentation et l’évolution de l’extrême droite en Europe » où il a

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été abondamment question de cette problématique. Sans avoir tranché, il se dégageait clairement une volonté d’avancer dans la possibilité d’interdire le financement public à des partis et/ou à des campagnes à caractère raciste, ce qu’a d’ailleurs confirmé le président de la fédération bruxelloise, Philippe Moureaux lors d’une interview à la télévision régionale bruxelloise Télé-Bruxelles . Le débat est aujourd’hui en cours à l’échelle de la Commission de l’Intérieur de la Chambre des représentants. On peut d’ailleurs voir, dans un autre registre de la contrainte juridique, une ouverture dans la réactualisation de la Charte de la démocratie (voir supra ). Les présidents de partis précisent en effet : « Enfin, nous nous attellerons à donner une pleine efficacité aux poursuites et aux sanctions prévues par la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie, ainsi que la loi du 21 mai 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale . »56

Conclusion

Le rapport des partis à l’extrême droite dans l’espace politique francophone s’est posé d’une tout autre façon que du côté flamand. L’extrême droite francophone ne charrie pas la même relation à la question nationale que ne le fait le Vlaams Blok. En outre, le poids politique et l’influence électorale du Front national belge sont nettement moindres que ne le sont ceux du VB. Enfin, il existe un décalage chronologique dans la percée de l’extrême droite. Elle intervient surtout en novembre 1991 pour le Vlaams Blok. Elle est plus tardive dans le chef du Front national, particulièrement dans l’espace politique wallon. Toutefois, la problématique cruciale de l’extrême droite – le combat contre l’immigration – est au cœur du débat politique dans la région bruxelloise dès les années quatre-vingt. Du début des années quatre-vingt à nos jours, les partis politiques francophones sont passés par trois grandes phases. La première est une stratégie de la « récupération » du thème. Elle est surtout le fait de personnalités politiques à l’échelle communale. Cette dynamique est poussée le plus loin par le parti libéral (PRL) qui n’hésite pas à

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présenter sur ses listes Roger Nols. Ce dernier fait explicitement et systématiquement campagne contre la communauté maghrébine et il ne cache pas son amitié pour Jean-Marie Le Pen. Cette option a peut- être retardé le développement du FN mais elle ne l’a pas empêché. Dès les élections communales de 1988, le FN obtient ses premiers élus. S’esquisse alors la deuxième étape qui est celle du silence implicite des partis politiques francophones sur la question de l’immigration. L’immigration devient un thème de moins en moins explicite même si plusieurs dérapages à l’échelle communale restent perceptibles. La progression de l’extrême droite francophone en 1991 mais plus encore aux européennes de 1994 témoigne de l’inefficacité du silence sur la thématique au centre du propos du FN. Depuis 1995, les formations politiques francophones sont progressivement sorties de cette option. 1997 et 1998 ont été des moments d’accélération sur des questions aussi sensibles que l’accès à la nationalité et les droits de vote des étrangers à l’échelle communale. Socialistes et sociaux chrétiens se sont ralliés à cette dernière option. Le PRL n’y est pas favorable mais a fortement évolué sur la problématique. Au-delà du changement de l’attitude relative au « thème fondateur » de l’extrême droite, deux autres options sont marquantes dans la lutte contre l’extrême droite. La première est l’officialisation de la stratégie du « cordon sanitaire » dans une charte démocratique signée en mai 1993 et réactualisée en mai 1998. La deuxième est une volonté de lutte juridique et institutionnelle dont les débats contemporains sur le financement public des partis politiques sont les plus marquants. Dans ce rapport à l’extrême droite, le point – relativement – aveugle de la stratégie des partis tient dans la réponse de fond apportée au caractère révélateur d’un profond malaise social et urbain qu’est partiellement le vote d’extrême droite. Engagée dans une politique d’assainissement des finances publiques, l’équipe gouvernementale n’a que peu pu répondre à cette expression. Elle ne s’en en tout cas pas donné la volonté d’une politique d’envergure en matière sociale et/ou urbaine même si des efforts ont été accomplis. La politique de la ville en Belgique reste encore largement sous le boisseau.

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NOTES

1 Voir Pascal Delwit, « Électeurs et militants. Des profils incertains », in Hugues Le Paige (ed.), Le désarroi démocratique. L’extrême droite en Belgique , Bruxelles, Labor, 1995, pp. 81-101. 2 Voir Mateo Alaluf, « L’émergence du Front national en Belgique est plus redevable aux circonstances qu’à son programme », dans ce volume. 3 Andrea Rea, « Immigration et racisme. Des thèmes fondateurs », in Hugues Le Paige (ed.), Le désarroi démocratique. L’extrême droite en Belgique , Bruxelles, Labor, 1995, pp. 21-61. 4 Mateo Alaluf, « Les droits politiques des étrangers : débats dans le monde politique belge », in Paul Magnette (ed.), De l’étranger au citoyen. Construire la citoyenneté européenne , Bruxelles, De Boeck-Université, 1997, p. 69. 5 Objecif 82 est né en 1977 dans la foulée des élections communales de 1976 : sa revendication est triple : la sécurité juridique pour les immigrés, l’obtention d’une loi contre le racisme et la xéophobie et le droit de vote et d’éligibilité pour les étrangers aux élections communales. 6 Cité par Xavier Mabille, « Droit de vote et nationalité », Courrier hebdomadaire du CRISP , n° 1290, 1990, pp. 6-7. 7 Après la modification constitutionnelle de 1993, cet article 4 est devenu l’article 8 de la Constitution contemporaine. C’est le même qui article qui est en jeu dans le débat contemporain sur l’octroi du droit de vote et d’élbilité aux ressortissants étrangers pour les élections communales. Voir Monique Dujardin, « Objectif 82 : le temps d’un premier bilan », in Chez, chez nous. Les immigrés , Bruxelles, Fondation J. Jacquemotte, 1982, pp. 62-64. André Alen, Franck Meersschaut avec la collaboration de Christian Carette (annoté par), La constitution de la Belgique fédérale , Diegem, Kluwer, 1994, p. 6. 8 Xavier Mabille, « Droit de vote et nationalité », op. cit. , p. 25. 9 Andrea Rea, « Mouvements sociaux, partis et intégration », in Collectif, La Belgique et ses immigrés , de Boeck-Université, 1997, pp. 54-55. 10 L’Union démocratique pour le respect du travail avait vu le jour en avril 1978. Son origine était fortement associée aux sentiments d’inquiétude et de mécontentement parmi les petits commerçants et les professions libérales. Au cours de ses années d’existence (1978-1985), l’UDRT développe des thèmes et des discours nouveaux axés sur un rejet virulent du monde politique et syndical, des hommes politiques qualifiés tour à tour de « politiciens », « magouilleurs », « politicards ». L’élection de 1981 fut un succès pour l’UDRT. 11 Le tract de l’UDRT dans la commune de saint-Josse est on ne peut plus éloquent : « Monsieur Simonet, bourgmestre d’Anderlecht et socialiste comme vous (M. Cudell) a compris ce que comprennent les socialistes français : il faut commencer par remettre de l’ordre chez soi avant de prétendre s’occuper des Russes ou des immigrés. (...) Pour ce qui est l’immigration, monsieur dont la commune connaissait, en matière d’immigration, les mêmes problèmes que saint-Josse, a lui compris ce que répètent à longueur de réunions communales les élus UDRT : il faut imposer des limites pour que les Belges se sentent encore maîtres chez eux. Vous êtes Belge ? Nous aussi !!! » UDRT, UDRT-RAD Section Saint-Josse-Ten-Noode dit non à Saint-Josse-Ten- Marrakech , 1982. 12 Henri Simonet avait démissionné du parti socialiste le 27 octobre 1983, en désaccord sur la position du PS concernant l’installation des missiles sur le territoire

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belge : « Le parti socialiste vient de prendre son cap de manière claire et défintive dans la controverse du déploiement d’armes nucléaires à portée moyenne dans notre pays et dans d’autres pays de l’Alliance. Mes positions à ce propos sont bien connues ainsi que de tous les responsables socialistes. Je ne crois pas qu’lles soient conciliables avec les vues développées par les dirigeants du parti, avant, pendant et après la manifestation du 23 octobre ». Voir Xavier Mabille, « Les partis politiques à Bruxelles », Courrier hebdomdaire du CRISP , n° 1086-1087, 27 août 1985, p. 50. 13 Fédération bruxelloise du PS, Définir une politique de l’immigration pour Bruxelles , 1987, p. 3. 14 Les six principes sont énumérés comme suit : 1° Arrêter toutes les formes d’immigration ; 2° Le droit de vote des immigrés ne peut être envisagé en dehors du statut de citoyen ; 3° La concentration de populations immigrées dans certains quartiers de la ville est un facteur d’exclusion et de discrimination ; 4° Les jeunes immigrés : le grand enjeu d’avenir ; 5° L’intégrisme religieux ; 6° Création d’un Haut Commissariat général à l’immigration pour Bruxelles. Ibid. , pp. 4 et suivantes. 15 Ibid. , p. 4. 16 Voir Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Andrea Rea, « Les étapes de l’extrême droite en Belgique », dans ce volume. 17 Jean Cornil, « Une politique publique de lutte contre le racisme. Le cas de la Belgique », in Andrea Rea (ed.), Immigration et racisme en Europe , Bruxelles, Complexe, 1998, p. 132. 18 Notamment la politique initiée par l’exécutif de la région bruxelloise sous la présidence du socialiste Charles Picqués à partir de 1989. 19 Le Soir , 16 juin 1994. 20 Le Soir , lundi 31 janvier 1994. 21 Soulignons qu’il y avait un siège en moins à pourvoir dans le Collège francophone en 1994. 22 Gauches unies est une liste rassemblant le parti communiste, le parti ouvrier socialiste et un certain nombre de personnalités sans appartenance politique qui s’est présentée aux élections européennes de juin 1994 et sénatoriales de mai 1995. Voir Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, « La gauche de la gauche. Le parti communiste, le parti du travail, le parti ouvrier socialiste et gauches unies », in Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Les partis politiques en Belgique , Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1997 (2 e édition), pp. 219-235. 23 Le Soir , mardi 14 juin 1994. 24 Le Soir , 12-13 mars 1994. 25 Le Soir , 29 août 1994. 26 Le Soir , samedi 30 avril et dimanche 1 er mai 1994. 27 Le Soir , mardi 14 juin 1994. 28 Cette thèse est très bien présentée dans le cas français par Jacques Commaille, Les nouveaux enjeux de la question sociale , Paris, Hachette, 1997. 29 Le Soir , 18 juin 1998. 30 Jean Cornil, « Une politique publique de lutte contre le racisme. le cas de la Belgique », in op. cit. , p. 138. 31 Andrea Rea, « Mouvements sociaux, partis et intégration », in Collectif, op. cit. , p. 68. 32 Andrea Rea, « Immigration et racisme. Des thèmes fondateurs », in op. cit. , p. 50. 33 Parti socialiste, Achtung ! Vlaams Blok , 1998. 34 Le Soir , 14-15 mars 1998.

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35 Philippe Busquin, Discours au congrès d’actualisation du message socialiste , 16 mai 1998, p. 8. 36 Parti socialiste, Congrès d’actualisation du message socialiste , 16 mai 1998, p. 6. 37 Le Soir , 21 octobre 1997. 38 Le Soir , 9 septembre 1997. 39 Programme PRL-FDF , avril 1995, p. 15. Voir aussi l’interview de Jacques Simonet dans Vlan , 8 février 1995. 40 Le Soir , 12 mars 1997. 41 Le Soir , 15 mars 1998; 42 Le Matin , 31 mars 1998. 43 Yves Cartuyvels (e.a.), L’affaire Dutroux. La Belgique malade de son système , Bruxelles, Complexe, 1997. 44 Le Soir , 7 mai 1993. 45 Gérard Lambert n’était pas d’accord avec la position majoritaire du secrétariat fédéral. 46 Le Soir , 8-9 mai 1993. 47 Charte de la démocratie : du 8 mai 1993 au 8 mai 1998 , 1998. 48 Le Moniteur belge , 15 avril 1995, p. 9788. 49 Chambre des représentants, Annales , 15 mars 1995, p. 1036. 50 La Volksunie a voté contre cette disposition par refus de principe d’un conditionnement au financement public et parce qu’elle exclue de la commission parlementaire qui statue sur l’exécution de la loi. Le sénateur Loones s’est fait le rapporteur de cette argumentation : « Je ne suis pas d’accord sur ce projet. Il est inacceptable que des critères de nature politique conditionnement le financement public des partis. Si respectable la DEDH soit-elle comme critère, elle ne peut servir de précédent à d’autres critères de nature politique. En outre, le comité de contrôle du parlement est chargé de vérifier l’application de cette loi. le parti de taille moyenne que nous sommes n’y est plus représenté. il est inadmissible qu’un organe politique puisse se prononcer sur d’autres partis ». Sénat, Annales , 3 avril 1995, p. 739. 51 Sénat et Chambre de Belgique, Examen de la lettre de M. Leman, directeur du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, concernant le Vlaams Blok, Rapport fait au nom de la Commission de contrôle des dépenses électorales et de la comptabilité des partis politiques par Didier Reynders, 1575/1-97-98 (Chambre), p. 7. 52 Ibid. , p. 25. 53 Claude Eerdekens, Charles Janssens, « Proposition de loi complétant les articles 15bis et 25 de la loi du 4 juillet 1989 relative à la limitation et au contrôle des dépenses électorales engagées pour les élections des chambres fédérales, ainsi qu’au financement et à la comptabilité ouverte des partis politiques », Document parlementaire, Chambre des représentants , 1084/1, 1996-1997, p. 3. 54 Ibid. , p. 3. 55 Olivier Deleuze, Jean-Jacques Viseur, Jef Tavernier, « proposition de loi modifiant la loi du 4 juillet 1989 relative à la limitation et au contrôle des dépenses électorales engagées pour les élections des chambres fédérales, ainsi qu’au financement et à la comptabilité ouverte des partis politiques, en vue de sanctionner financièrement certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie », Document parlementaire, Chambre des représentants , 1405/1, 1997-1998, p. 3. 56 Charte de la démocratie : du 8 mai 1993 au 8 mai 1998 , 1998, p. 1.

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Bart MADDENS et Stefaan F IERS

LES PARTIS FLAMANDS FACE AU POIDS DU VLAAMS BLOK

Introduction

Dans cet article nous analyserons comment les partis flamands ont réagi face à la montée du Vlaams Blok, et comment leur attitude a évolué au fur et à mesure que cette formation devenait plus importante. Le point de départ est que les partis traditionnels se sont trouvés devant quelques dilemmes stratégiques dans leur lutte contre l’extrême droite. Le dilemme de base repose selon De Witte 1 sur le choix entre la négation ou la confrontation. La stratégie de la négation consiste à étouffer ou à minimiser les partis d’extrême droite. Le désavantage principal de cette stratégie est que ceux-ci continuent leur chemin tranquillement. L’autre stratégie, à savoir la confrontation, peut prendre plusieurs formes. La principale est la confrontation sur le contenu ou sur l’idéologie. Son inconvénient majeur est qu’elle met au centre du débat politique les thématiques de l’extrême droite. De l’autre côté, on peut essayer d’obtenir l’isolement politique de l’extrême droite. Une troisième option est la stratégie de la « diabolisation », ayant pour but de discréditer l’extrême droite en établissant le lien avec la seconde guerre mondiale ou en mettant à jour l’éventuel passé criminel de certains responsables politiques d’extrême droite. Dans cette optique, il est également possible de combattre l’extrême droite par la voie juridique. Le danger de ces trois stratégies est de mettre le parti d’extrême droite dans une posture de victime, ce qui lui serait électoralement favorable.

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Tant la négation que la lutte ouverte contre l’extrême droite peuvent s’accompagner d’une stratégie plus implicite. Ainsi, par le biais d’une action à long terme, on peut tenter de soustraire le sol nourricier de l’extrême droite en combattant l’exclusion sociale ou en rénovant les quartiers pauvres 2. Une tout autre stratégie consiste à enlever le vent dans les voiles de l’extrême droite en lui reprenant certains points de son programme, ce qui peut cependant conduire à sa respectabilisation.

Le Vlaams Blok en tant que « quantité négligeable »

Le Vlaams Blok est créé en 1978 par un certain nombre de dissidents radicaux de droite au sein de la Volksunie, qui était à l’époque le parti nationaliste flamand dominant. L’origine de la scission est la participation de la Volksunie au gouvernement, dans lequel, aux yeux des nationalistes radicaux, trop de concessions avaient été faites aux francophones. Pendant ses dix premières années d’existence, le Vlaams Blok se situe à un niveau électoral très bas et fût, par conséquent, largement ignoré par les partis en place et les médias. Son impact se réduisait au camp nationaliste flamand. En partie sous la pression du Vlaams Blok, la Volksunie a suivi pendant la première moitié des années quatre-vingt une ligne flamingante traditionnelle et radicale. Pendant cette période, quelques hommes politiques de la Volksunie et du Vlaams Blok ont dialogué dans la perspective d’une éventuelle réunification, mais ces pourparlers restaient informels 3. Ces tentatives de rapprochement échouent car le Vlaams Blok se révèle être, au milieu des années quatre-vingt, un parti d’extrême droite modelé à l’image du Front national français. Bien que le Vlaams Blok ait mobilisé la thématique de l’immigration 4 pendant ses premières années d’existence, il se présentait principalement comme un parti radical-flamand. À l’origine, ses ambitions fortes pour une indépendance de la Flandre apparaissaient comme le seul élément discriminant qui le distinguait de la Volksunie. Ce n’est qu’à partir de 1984, quand le Vlaams Blok consacre un congrès au problème de l’immigration, qu’un changement s’opère et que le parti trouve, lentement mais sûrement, une niche en tant que parti anti-immigration par excellence.

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La confrontation idéologique

La stratégie anti-immigrés du Vlaams Blok porte ses premiers fruits lors des élections législatives de 1987. Pourtant, ce n’est qu’à l’occasion du scrutin communal d’octobre 1988 que les partis traditionnels s’alarment. Le Vlaams Blok recueille dans la ville d’Anvers 17,7% des voix et obtient des scores élevés dans plusieurs villes autour d’Anvers. L’establishment politique réagit de façon plutôt rapide en entrant en opposition ouverte avec le Vlaams Blok sur la problématique des immigrés. La période qui s’étend de 1987 à 1991 est ainsi caractérisée par une controverse publique intense sur le thème des immigrés. Peu après les élections communales, le premier ministre social chrétien flamand (CVP) Wilfried Martens annonce la mise en place rapide d’une politique d’immigration. Paula D’Hondt (CVP) est nommée Commissaire royale pour la politique de l’immigration. En novembre 1989, le Commissariat royal publie un premier rapport, dans lequel il rejette le principe d’une politique de renvoi prônée par le Vlaams Blok. Il propose un certain nombre de mesures visant à améliorer l’intégration des immigrés, mais sans plaider pour l’octroi du droit de vote. Les partis de la coalition gouvernementale (socialistes, sociaux chrétiens et Volksunie) souscrivent, en principe, aux propositions de Paula D’Hondt. Cependant, leur mise en pratique sera difficile. L’embarras tient aux problèmes budgétaires mais aussi aux incertitudes quant à l’efficacité des mesures et à une crainte croissante de la réaction de l’opinion publique 5. Cette appréhension est en partie due à l’intense campagne lancée par le Vlaams Blok dans les années quatre-vingt-dix contre les propositions de la Commissaire royale pour la politique d’immigration. En définitive, le gouvernement décide en 1990, sur recommandation de Paula D’Hondt, d’octroyer la nationalité belge de manière automatique aux immigrés de la troisième génération. En revanche, la proposition de rendre accessibles toutes les fonctions publiques aux immigrés est jugée trop controversée et est, par conséquent, rejetée. La controverse qui sévit dans les années quatre-vingt-dix pousse tous les partis à clarifier leur position. Les formations du gouvernement ainsi que l’opposition libérale prennent comme point de départ les principes de base proposés par le Commissariat royal. C’est au sein des libéraux flamands (PVV) que la prise de position se fait le plus difficilement puisqu’une partie du parti souhaite un positionnement se situant entre le

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Vlaams Blok et les partis du gouvernement. Les 4 et 5 novembre 1989, lors de son congrès sur l’immigration, le PVV propose que les immigrés qui ne souhaitent pas s’intégrer soient encouragés à retourner dans leur pays d’origine par le biais d’une prime de réintégration. Par ce positionnement, le parti libéral flamand se voit immédiatement reprocher de courir derrière le Vlaams Blok. Cependant, en y regardant de plus près, la position du PVV est plus proche de celle des partis au gouvernement que de celle du Vlaams Blok. En effet, les libéraux flamands continuent d’opter pour l’intégration des immigrés comme but principal. Dans cette optique, le parti plaide pour une discrimination positive et contre l’enseignement séparé 6. À l’autre bout de l’échiquier politique, le parti écologiste flamand (Agalev) défend une politique d’intégration plus poussée que celle des partis gouvernementaux. C’est le seul parti qui préconise sans ambiguïté l’octroi du droit de vote aux immigrés à tous les niveaux. En dépit des divergences d’opinion quant à la politique d’intégration à suivre, avant les élections de 1991 les partis flamands sont particulièrement unanimes et explicites dans leur rejet de la politique de renvoi des immigrés avancée par le Vlaams Blok. D’un point de vue symbolique, cette résistance qui réunit divers partis contre la politique d’immigration du Vlaams Blok atteint son point culminant en 1989. Des hommes et des femmes politiques de tous les partis enregistrent avec le groupe de rock De Kreuners la chanson anti-raciste Koeskoeskreten (cris de couscous) , et ceci avec un support médiatique important 7. Mais juste avant les élections de novembre 1991, des fissures apparaîtront dans le front contre la politique d’immigration du Vlaams Blok. En mars 1991, le président du parti socialiste flamand (SP) Frank Vandenbroucke avait fait une tentative pour formaliser cette lutte collective par un accord préélectoral entre les partis. Par cet accord, tous les partis devaient s’engager à évincer toute surenchère raciste lors de la campagne électorale. Mais cette proposition n’a pas d’écho. Le PVV est le plus explicite dans son refus. Il déclare clairement ne pas vouloir se voir imposer une obligation de silence par le SP sur le problème de l’immigration 8. Pendant les mois qui précèdent le scrutin, les divergences s’accentuent entre les partis sur la nature des réponses à apporter au Vlaams Blok et du combat à mener ; notamment sur la question des réfugiés. À la fin de 1986, le gouvernement avait adopté un plan pour répartir le plus possible les réfugiés dans toutes les communes. Mais en 1989 le nombre de demandeurs d’asile augmente de manière significative et dans plusieurs communes le plan provoque une

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opposition soutenue par le Vlaams Blok. À la surprise de tous et avec le mécontentement de tous les partis au gouvernement, le ministre de l’Intérieur Louis Tobback (SP) semble se rallier à la critique quand il déclare que cette politique de répartition est « néfaste ». Selon lui, elle a un effet pervers car elle stimule la diffusion du racisme 9. En résumé, nous pouvons affirmer que les partis politiques, à l’aube des élections de 1991, sont dans une logique de confrontation idéologique avec le Vlaams Blok sur la question de l’immigration. Ceci s’explique uniquement par une grande confiance dans la force de leur argumentation et de l’attitude « raisonnable » de l’électeur. La raison pour laquelle le monde politique est relativement conforté dans la lutte idéologique contre le Vlaams Blok est indéniablement liée au fait que le parti d’extrême droite se trouve encore dans une position très marginale. L’idée que plus de dix pour cent des électeurs flamands pourraient voter pour l’extrême droite dépasse largement l’imagination politique de l’époque. Par ailleurs, la marginalisation du Vlaams Blok en tant que parti extrémiste condamnable crée pour les partis traditionnels une arme discursive aisée dans la lutte idéologique sur le problème de l’immigration. En d’autres mots, le paradoxe se trouve dans le fait que les partis, précisément à cause de la position marginale de l’extrême droite, ne reculent pas devant la lutte ouverte contre le parti, tandis que, à l’inverse, cette confrontation directe libère le Vlaams Blok partiellement de sa marginalité et le range auprès des autres acteurs politiques. Ce statut est en plus renforcé par le fait qu’il s’agit d’une lutte d’un contre tous. Pendant la campagne électorale de 1991, les formations politiques n’osaient pas trop insister sur le thème de l’immigration. Seul le Vlaams Blok jouait à fond sur cette problématique. Les autres partis organisaient leur campagne autour des thèmes familiers, comme l’économie et la problématique communautaire. À ce moment pourtant le « mal » était déjà accompli : la question de l’immigration ne pouvait plus être effacée de l’agenda électoral. Le Vlaams Blok n’était pas seul en cause dans cette situation. En effet, les médias en ont aussi fait un enjeu important et l’ont porté de façon constante à l’attention des hommes politiques et des électeurs 10 . En tenant compte du débat public autour du thème de l’immigration qui s’était déroulé avant les élections, c’était tout à fait logique.

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Le revirement après le « dimanche noir »

Le 24 novembre 1991, le Vlaams Blok décroche une victoire électorale tout aussi surprenante que spectaculaire. Le parti d’extrême droite, qui était encore marginal en 1987 (3% des votes flamands) obtient d’un seul coup 10,3% et devient le quatrième parti en Flandre. Dans l’arrondissement d’Anvers, le VB devient, avec 20,7%, le parti le plus important. Il y a un autre résultat inattendu : le score du parti libertaire Rossem. Cette nouvelle formation articulée autour du gourou excentrique de la bourse Jean-Pierre Van Rossem recueille 5,1% des suffrages en Flandre. Les élections de 1991 provoquent un tournant dans l’attitude des partis flamands envers le Vlaams Blok. La stratégie de la confrontation s’est révélée infructueuse et est aussitôt abandonnée. En revanche, les partis espèrent enlever le vent dans les voiles de l’extrême droite en l’isolant autant que faire se peut au niveau politique et en dépolitisant en même temps le problème de l’immigration. Parallèlement, une nouvelle approche des formations politiques se met en place en réaction contre l’attitude anti-politique de l’électeur, qui est considérée comme la cause la plus importante du succès de l’extrême droite. Ce sont ces différents aspects de la réaction au « dimanche noir » que nous allons développer.

Le renouvellement de la politique des partis

Le résultat des élections du 24 novembre 1991 a été ressenti par de nombreux hommes et commentateurs politiques comme l’expression d’un profond malaise à l’encontre du monde politique. Les citoyens semblaient avoir eu l’impression que les hommes politiques vivaient dans leur propre monde et qu’ils ne se préoccupaient plus des problèmes réels de la société. C’est pourquoi – plutôt que de montrer du doigt les électeurs du Vlaams Blok – les hommes politiques ont fait publiquement pénitence et se sont engagés à mieux prendre en compte les besoins des citoyens. C’est au SP que le tremblement de terre électoral a été le plus durement ressenti. En effet, les premières analyses ont démontré que le Vlaams Blok devait en grande partie sa victoire à d’anciens électeurs socialistes. Au total, ce ne sont pas moins de 78 500 électeurs qui ont quitté le SP pour le Vlaams Blok, soit 9,3% de

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l’électorat de 1987 11 . Plus tard, une consultation interne a démontré que de nombreux sympathisants, pourtant restés fidèles au parti, avaient beaucoup de mal à accepter la présence des immigrés 12 . Ces chiffres qui donnaient à penser que le « dimanche noir » n’avait probablement pas marqué la fin de la saignée du SP vers l’extrême droite. Juste après les élections, Frank Vandenbroucke a demandé à plusieurs universitaires d’entreprendre des recherches plus approfondies sur les résultats électoraux et d’en tirer les conclusions nécessaires 13 . Une des conclusions mettait en avant la nécessité pour les hommes du parti de rétablir le contact avec les habitants des quartiers urbains à problèmes. Ils ont été poussés à prendre la population à bras le corps et à organiser une « opération retour » dans les quartiers défavorisés. Une autre recommandation intéressante du rapport indiquait que le parti socialiste devait à nouveau promouvoir l’éthique de la responsabilité : d’une part le citoyen a le droit d’obtenir des services des pouvoirs publics, et d’autre part il a le devoir de fournir les moyens nécessaires à cet effet 14 . Par la suite, Mark Elchardus, un des auteurs du rapport, a développé ce raisonnement. Dans un essai, il s’oppose à la thèse selon laquelle l’idée libertaire formerait un élément crucial de la pensée progressiste. Selon Elchardus, cette façon de voir a offert à l’extrême droite la possibilité de « pirater » une série de vertus qui sont encore mises à l’honneur par les classes traditionnelles de travailleurs ; comme le sens du devoir, le respect pour l’autorité et le sens communautaire. C’est précisément cela qui a fait du Vlaams Blok une alternative attrayante pour les travailleurs. Pour cette raison, Elchardus pense que le renouveau idéologique à gauche doit être dirigé vers ce qu’il appelle la redécouverte et la redéfinition de limites. L’auteur ajoute que les progressistes doivent en même temps inciter à une discipline morale plus stricte et expliquer clairement que cette discipline morale doit être englobée dans des sentiments de solidarité et de fraternité 15 . La ligne politique que le SP a progressivement suivie après les élections de 1991 correspond bien à ce raisonnement. Louis Tobback, ministre de l’Intérieur et depuis 1994 président du SP, s’est fermement déclaré à plusieurs reprises contre la société permissive. Appuyé par le SP, il s’est opposé avec force à la légalisation des drogues douces et il s’est mué en ardent défenseur d’une politique de la sécurité plus contraignante. Prenant probablement en compte les résultats de la consultation interne, il a aussi catégoriquement rejeté le droit de vote

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pour les immigrés, et il est devenu la force première d’une approche plus répressive du problème des réfugiés. Par la suite, ce rôle a été repris par son successeur à l’Intérieur, Johan Vande Lanotte. En même temps, après le « dimanche noir », le SP s’est recentré sur ses thèmes essentiels ; à savoir l’emploi et la sécurité sociale. En insistant sur le maintien des acquis sociaux, le SP espérait devenir un point de repère pour les électeurs indécis et inquiets 16 . S’éloignant un peu de la ligne officielle du parti, Norbert De Batselier (SP) et Maurits Coppieters (VU) ont annoncé en 1994 qu’ils voulaient se diriger vers une large coalition progressiste regroupant des socialistes, des verts et des nationalistes flamands de gauche. Pour le moment, cette ambition n’a pas encore pu détourner le SP de ses courants pragmatiques et à certains points de vue même conservateurs. Le renouveau le plus spectaculaire en réaction au « dimanche noir » est venu du parti libéral. Selon Guy Verhofstadt, le président du PVV, les bons résultats électoraux du Vlaams Blok et de Rossem étaient principalement dus à l’obscurité et au caractère antidémocratique du processus décisionnel. Les citoyens se sont sentis infantilisés par les piliers et les classes politiques, et ils ont ressenti le besoin d’une participation plus directe dans la prise de décision ; via, par exemple, des référendums ou l’élection directe du premier ministre. Afin d’arriver à briser la force des blocs, Verhofstadt a voulu réaliser un aggiornamento politique autour d’un nouveau parti de citoyens élargi, les Vlaamse Liberalen en Democraten (VLD). Des candidats à l’élargissement d’autres partis sont ainsi venus rejoindre l’ancien PVV. L’opération a tout particulièrement bouleversé la VU, et a attiré plusieurs de ses mandataires, dont le président démissionnaire Jaak Gabriels. Le renouveau du parti libéral s’est plutôt situé au niveau organisationnel qu’au niveau idéologique. En effet, la ligne néo-libérale de l’ancien PVV a été poursuivie. L’opération de renouveau libéral a donc laissé l’impression qu’il s’agissait moins d’une réaction au « signal » de l’électeur, qu’une manœuvre stratégique pour augmenter le poids électoral du parti et de cette manière pour briser la majorité gouvernementale. Le CVP, alerté par les sondages d’opinion qui annonçaient la probable réussite du projet du VLD, se lança à son tour dans une opération du même genre. Johan Van Hecke, le président du parti, a défini sa formation comme un facteur de stabilité dans un contexte de polarisation croissante entre le SP et le VLD. Malgré ses tentatives pour réduire l’influence des standen 17 dans le CVP, il a dû toutefois assez vite baisser le ton sous la pression interne. C’est ainsi que le

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renouveau du CVP s’est limité à s’élargir à quelques personnalités et à tenter de récupérer ce qui pouvait encore l’être à la VU. Tout ce mouvement de renouveau politique devait apporter une réponse au succès électoral du Vlaams Blok et de Rossem. En réalité, les partis traditionnels en ont surtout profité, via une recomposition du paysage politique, pour revenir vers la sécurité relative d’un système comportant un nombre limité de partis enracinés idéologiquement. Les hommes politiques ont ainsi espéré dresser des obstacles contre une nouvelle rupture électorale. Par conséquent, ces manœuvres politiques n’ont quasiment pas apporté de réponses aux frustrations réelles des électeurs, à l’exception peut-être du changement de cap socialiste dans un sens conservateur.

La dépolitisation du problème de l’immigration

Après les élections de 1991, l’élite politique a progressivement déplacé l’attention portée sur le problème de l’immigration dans un sens strict vers une série de problèmes sociaux plus larges qui semblaient liés. Le grand nombre de rapports et d’études scientifiques sur le résultat des élections a joué un rôle important dans cette évolution. Il en est ressorti que le problème de l’immigration était bien la cause principale du vote en faveur du Vlaams Blok 18 . D’un autre côté, les études pointaient aussi que les opinions négatives envers les immigrés étaient l’expression d’un malaise social plus profond. L’électeur moyen du Vlaams Blok a manqué le train de la relance économique des années quatre-vingt, et s’est senti menacé dans la sécurité de son existence. En outre, il est souvent domicilié dans des quartiers urbains défavorisés où le tissu social a disparu et où règne un sentiment permanent d’insécurité 19 . Un sondage d’opinion approfondi 20 avait déjà démontré que l’attention excessive des médias pour le thème de l’immigration et les campagnes de sensibilisation explicites autour de cette problématique, aussi bonne soit l’intention, avaient toujours un effet inverse et contribuaient à renforcer les opinions négatives envers les allochtones. Partant de cette constatation, les chercheurs ont conseillé de mener une politique plus implicite qui soit moins directement dirigée vers les immigrés en tant que groupe à part et qui, au contraire, fasse partie d’une politique sociale plus large. En outre, une étude sur les élections avait déjà montré que les partis qui arrivent à être considérés comme « propriétaires » d’un thème – ce qui est indiscutablement le cas pour

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le Vlaams Blok et la question de l’immigration – en tirent de toute façon l’avantage que leur thème attire constamment l’intérêt du public 21 . Ces constatations ont incité les partis à ne plus se focaliser sur le problème de l’immigration en tant que tel, mais plutôt à essayer d’éliminer le sol nourricier de la xénophobie. Cela ressortait, par exemple, clairement du rapport effectué pour le compte du SP. Il y était, entre autres, déconseillé de réduire le défi, devant lequel les hommes politiques s’étaient vus placés, à la recherche de solutions à la question de l’immigration. Selon les auteurs, il était préférable de ne pas définir des difficultés déterminées comme des « problèmes de l’immigration », mais plutôt de parler des besoins de citoyens vulnérables. Les auteurs pensaient qu’il serait ainsi possible d’éviter que le Vlaams Blok tire un avantage stratégique de la surexposition du thème de l’immigration 22 . Le nouveau gouvernement social chrétien-socialiste ne s’est pas éloigné de cette ligne ; il a mené une politique de l’immigration beaucoup moins explicite et volontaire. Cette politique a été englobée dans un large « programme d’urgence pour le renouveau social » qui comportait une série de mesures concernant la sécurité, la justice, le contrôle de l’immigration, l’environnement, la solidarité et le renouveau de l’administration. Une des mesures les plus fermes prise dans ce cadre – sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur Louis Tobback puis de son successeur et collègue de parti Johan Vande Lanotte – concernait le renforcement de la législation sur le droit d’asile. Entre-temps, les propositions sur l’intégration les plus controversées de la Commissaire royale Paula D’Hondt ont disparu de l’agenda politique. En 1993, le gouvernement a décidé de ne pas prolonger son mandat et de fonder, à la place, le Centre pour l’Égalité des chances et la lutte contre le racisme avec Johan Leman comme directeur. Le centre a eu beau poursuivre le travail de la Commissaire royale, sa visibilité et son rayonnement ont été considérablement atténués. En juin 1992, le Vlaams Blok a, de nouveau, provoqué des remous en lançant un programme radical en 70 points, largement inspiré du programme en 50 points du Front national français. Cette démarche du Vlaams Blok peut être considérée comme une tentative pour réveiller la controverse sur l’immigration qui s’était quelque peu assoupie. En réaction, tous les autres partis du Conseil flamand ont adopté de manière unanime, le 19 novembre 1992, une résolution condamnant

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sévèrement le programme en 70 points en le présentant comme contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Cette résolution constitue une légitimation formelle du « cordon sanitaire » qui s’est installé autour du Vlaams Blok (voir infra ). Ce renforcement de l’opinion anti-immigrés du Vlaams Blok n’est pas parvenu à détourner les autres partis de la stratégie qui consiste à éviter autant que possible toute confrontation directe avec l’extrême droite sur le thème de l’immigration. Comme Andrea Rea 23 l’a, à juste titre, fait remarquer, la dépolitisation volontaire du problème de l’immigration a eu pour conséquence d’affaiblir considérablement le contrepoids face aux opinions de l’extrême droite sur les immigrés. Cette situation a permis au Vlaams Blok de monopoliser le thème, et d’acquérir ainsi une légitimité complémentaire.

Le « cordon sanitaire »

Par son succès électoral éclatant, qui s’est d’ailleurs renouvelé au niveau communal en 1994, le Vlaams Blok devenait un partenaire politique potentiel important. Il n’était pas improbable de penser, en tout cas aux niveaux politiques les plus bas, que des accords puissent être conclus entre le Vlaams Blok et la droite, ce qui aurait automatiquement donné au parti d’extrême droite une certaine respectabilité. Ce danger avait déjà été démontré avant les élections de 1991, et certains progressistes avaient suggéré d’instaurer un « cordon sanitaire » autour du Vlaams Blok. Une première tentative dans ce sens échoua en 1989. Au départ pourtant, tous les présidents de partis avaient signé un texte dans lequel ils s’étaient mis d’accord pour isoler le Vlaams Blok aux niveaux national, régional et communal. Le premier à faire marche arrière fut le président de la VU Jaak Gabriels. Il déclara qu’il trouvait absurde de conclure une alliance de tous contre un. Sur ce, le PVV et le CVP déclarèrent également qu’ils ne se sentaient plus liés par le protocole 24 . En ne consultant pas le président du Vlaams Blok après les élections de novembre 1991, le Roi Baudouin a, dans un certain sens, amorcé l’isolement politique de cette formation. Il était alors clair que le Vlaams Blok, même s’il était devenu le quatrième parti de Flandre, n’était pas considéré par l’élite politique comme un parti « normal » entrant en ligne de compte pour la participation gouvernementale. L’exclusion politique du Vlaams Blok a été exposée au grand jour en

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avril 1992 lorsqu’il a été écarté, tout comme Rossem, du dialogue intercommunautaire sur la réforme de l’État, et qu’il a, en réaction, violemment protesté. Toutefois, jusqu’à la fin de 1992, l’isolement n’était pas total. Le 9 juillet 1992, par exemple, le Conseil flamand a adopté une motion du député du Vlaams Blok Joris Van Hauthem contre l’octroi du droit de vote pour les francophones des communes flamandes de la périphérie bruxelloise pour l’élection du Conseil de la Communauté française. Quelques jours plus tard cependant, le monde politique a réagi avec beaucoup d’indignation quand des militants du Vlaams Blok ont perturbé une représentation du chanteur Willem Vermandere lors de la fête du 11 juillet à Bruxelles. Cet incident a eu un effet de détonateur, et a incité les hommes politiques à se distancier de façon plus conséquente du Vlaams Blok 25 . Cette attitude plus ferme a culminé lors de la condamnation du programme en 70 points au Conseil flamand (voir supra ). L’association contre le racisme, Charta 91, a profité de cette occasion pour soumettre aux hommes politiques un texte dans lequel ils s’engageaient « à ne pas conclure d’accords politiques et à ne pas prendre de dispositions avec le Vlaams Blok . » Cette initiative fut un succès, et contribua à faire entrer le terme « cordon sanitaire » dans le jargon politique quotidien. Depuis lors, le cordon est relativement bien fermé autour du Vlaams Blok. Le parti ne peut conclure aucun accord politique avec un autre parti, même pas au niveau communal. Dans les différentes assemblées parlementaires, il n’y a pas ou guère de collaboration entre le Vlaams Blok et les autres partis. Ces derniers se sont d’ailleurs surnommés les « partis démocratiques » afin de bien se distinguer du Vlaams Blok. Cependant, cela n’a pas empêché un certain nombre de responsables politiques, surtout à droite, de désapprouver l’exclusion de l’extrême droite 26 . Ils craignent que cet isolement n’ait un effet contraire, et qu’il place le Vlaams Blok dans un rôle de victime, avantageux électoralement. De plus, ils font valoir l’argument selon lequel les mandataires d’extrême droite ayant été élus démocratiquement, ils ne peuvent plus être exclus du processus décisionnel démocratique. Mais, cette opinion reste assez isolée.

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Des démarches légales contre le Vlaams Blok ?

Un consensus relatif règne autour du « cordon sanitaire » entourant le Vlaams Blok , toutefois la classe politique en Flandre demeure réticente à l’idée de combattre le parti d’extrême droite avec des armes juridiques, comme c’est par exemple le cas aux Pays-Bas. La loi Moureaux de 1981 pour la lutte contre le racisme est la première arme juridique utilisée contre le Vlaams Blok. Dans le courant des années quatre-vingt, des associations antiracisme ont essayé de faire condamner des hommes politiques du Vlaams Blok sur la base de cette loi. Toutefois, ces tentatives ont échoué en raison d’une politique des poursuites boiteuse et d’une formulation floue de la loi. Suite à ces constatations, la loi a été quelque peu renforcée en 1994 à l’initiative du socialiste flamand Fred Erdman. Il reste, malgré tout, des obstacles juridiques importants pour pouvoir utiliser cette loi contre le Vlaams Blok. Par exemple, seuls les individus peuvent être poursuivis, et les hommes politiques les plus importants du Vlaams Blok restent intouchables du fait de leur immunité parlementaire. En outre, lors d’un procès, en 1994, contre deux hommes politiques de ce parti sans mandat parlementaire, le tribunal s’est déclaré incompétent arguant qu’il s’agissait d’un délit de presse pour lequel seule la Cour d’assises est compétente. Il faudrait une loi plus stricte, et peut-être même une modification de la Constitution, pour pouvoir condamner le Vlaams Blok ou des hommes politiques de ce parti sur la base de leurs opinions contre les immigrés 27 . La raison pour laquelle les hommes politiques refusent visiblement d’aller si loin est en grande partie due au fait qu’ils ne veulent en aucune manière porter préjudice au principe de la libre expression d’opinion, tenue traditionnellement en très haute estime en Belgique 28 . Des tentatives ont également été entreprises pour exclure le Vlaams Blok, sur la base de ses opinions, de la subsidiation des pouvoirs publics. Suite à la législation sur le financement des partis politiques, le Vlaams Blok pouvait, depuis sa victoire électorale, compter sur une allocation non négligeable des autorités, d’environ 11 millions par an, et même de 46 millions depuis la modification de la législation en 1992. Toutefois, à l’initiative du socialiste wallon Claude Eerdekens, une loi a été adoptée en 1995 qui limite la dotation des pouvoirs publics aux seuls partis qui respectent les droits et les libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’homme. Concrètement, les subsides ne sont accordés qu’aux seuls partis qui s’engagent dans leurs statuts ou dans leurs programmes à surveiller le respect de ces

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droits par tous les membres du personnel et par les mandataires. De cette manière, Claude Eerdekens espérait couper le robinet des fonds publics aux partis d’extrême droite. Toutefois, la situation n’a jamais été aussi loin. À l’exception des socialistes et des verts, les hommes politiques flamands hésitent toujours à faire appliquer la loi Eerdekens au Vlaams Blok. Ils craignent qu’en empêchant le Vlaams Blok de combattre ses adversaires avec des armes identiques, le parti se fasse passer plus encore pour une victime, et que le fait de nier aux partis d’extrême droite l’opportunité de combattre les autres partis avec des armes égales paraîtrait injuste et non démocratique.

Vers une « respectabilisation » du Vlaams Blok ?

Les élections parlementaires du 21 mai 1995 ont marqué un nouveau progrès électoral pour le Vlaams Blok : le pourcentage des voix de l’extrême droite en Flandre est passé de 10,3% à 12,2% à la Chambre. Bien que l’on puisse parler à raison d’un deuxième « dimanche noir », les hommes politiques ont poussé un soupir de soulagement. Ils craignaient, en effet, un progrès électoral encore plus important pour le Vlaams Blok. Le scandale Agusta avait éclaté juste avant les élections, et les socialistes flamands étaient tout particulièrement mis en cause. Le Vlaams Blok avait bien profité de la situation durant la campagne ; en lançant, entre autres, le slogan Nu afrekenen (« Maintenant, il faut payer »). Cette crainte d’une nouvelle poussée de l’extrême droite a incité les partis traditionnels à tenir le plus possible à l’écart de la campagne les thèmes de l’immigration et des scandales politiques et à intensifier la diabolisation du Vlaams Blok. C’est avec cette idée en tête que le SP a sorti le grand jeu en plaçant Regine Beer sur la liste du Sénat. Pendant sa campagne, cette survivante des camps de concentration nazis a établi le lien entre l’horreur du nazisme et le parti d’extrême droite. De son côté, le CVP a publié une annonce dans laquelle le VB était explicitement associé au nazisme. Le soulagement perçu durant la soirée des élections était significatif de l’accoutumance croissante à l’extrême droite : la consternation qui a suivi les élections de 1991 a, depuis lors, fait place à la résignation. En 1991, on pouvait encore croire que le succès de l’extrême droite ne serait qu’un phénomène éphémère qui disparaîtrait dès que les hommes politiques en auraient tiré les leçons nécessaires.

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Quatre ans plus tard, l’existence d’un parti d’extrême droite de moyenne importance était plutôt considérée comme un phénomène structurel, rendu inévitable par certains facteurs sociaux. Cette impression a été renforcée par le fait que l’extrême droite était également devenue une valeur sûre du paysage politique dans d’autres pays, comme la France, l’Italie et l’Autriche. Cette accoutumance à l’extrême droite a évolué très progressivement vers une forme de « respectabilisation ». Bien que le « cordon sanitaire » n’ait pas perdu de sa force dans le sens qu’une collaboration politique formelle avec le Vlaams Blok reste taboue ; le parti semble être, à de nombreux points de vue, de plus en plus considéré comme un partenaire politique normal. Par exemple, le juriste et parlementaire du Vlaams Blok, Gerolf Annemans, a apporté une contribution non négligeable aux activités de la Commission d’enquête parlementaire Dutroux, fondée en 1996. En outre, en avril 1997, la classe politique et les médias ont semblé donner de l’importance au ralliement du Vlaams Blok au consensus parlementaire sur le premier rapport final de la Commission, ce qui s’est effectivement réalisé par la suite. Début 1997, le Vlaams Blok a également été invité à participer à la concertation sur la nouvelle culture politique au Parlement flamand. Toutefois, le parti a été écarté d’une concertation semblable, dénommée « groupe de travail Langendries », au Parlement fédéral. La « respectabilisation » du Vlaams Blok est plus facile en Flandre compte tenu que le parti s’enracine dans une tradition nationale flamande et qu’il reste ainsi ancré dans la ligne des thèmes flamingants. Au niveau communautaire, le Vlaams Blok partage par conséquent un grand nombre de points communs dans son programme avec d’autres partis flamands. Le Vlaams Blok donne pourtant l’impression qu’il est lui-même le principal frein à cette « respectabilisation » qu’il ressent comme problématique. En effet, comme tous les partis d’extrême droite, il a une peur bleue d’être perçu comme « fréquentable », ce qui lui ferait perdre son image très avantageuse électoralement de parti anti- système. C’est peut-être pour cette raison que Karel Dillen a choisi comme successeur en 1996 le dur à cuire Frank Vanhecke, alors qu’il avait le choix entre plusieurs mandataires plus respectables comme Gerolf Annemans ou Joris Van Hauthem. Il faut sans doute aussi prendre en considération la déclaration publique à l’automne 1997 de Gerolf Annemans avouant qu’il avait dévoilé des informations confidentielles de la Commission Dutroux. Cet aveu lui a fait perdre

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beaucoup de crédit dans la Commission, mais lui a aussi donné l’occasion de peaufiner son image de rebelle. Enfin, la tendance du Vlaams Blok à s’isoler lui-même politiquement s’est également exprimée lorsque le parti a quitté en claquant la porte la concertation sur la nouvelle culture politique au Parlement flamand.

Conclusion

La stratégie des partis flamands à l’encontre du Vlaams Blok a fortement évolué après l’importance acquise par le parti d’extrême droite aux élections. Dans une première phase allant de 1978 à environ 1987, les médias et les hommes politiques ont largement ignoré le parti. Il n’était alors quasiment pas question d’une stratégie volontaire contre l’extrême droite, d’autant plus que le Vlaams Blok se présentait à ses débuts principalement comme un parti nationaliste flamand, et qu’il n’était donc pas ou presque pas perçu comme un parti d’extrême droite. Les partis traditionnels ont commencé à s’alarmer quand, à la fin des années quatre-vingt, le Vlaams Blok s’est mis à gagner des voix aux élections grâce à ses opinions anti-immigrés. Leur première réaction fut d’essayer de lutter contre le Vlaams Blok en utilisant la stratégie de la confrontation idéologique directe. Les partis ont manifesté une unanimité remarquable dans leur réfutation de la position de l’extrême droite, et le gouvernement a mené une politique d’intégration volontaire. Le fait que le problème de l’immigration se soit mis, petit à petit, à dominer l’agenda politique a tiré le Vlaams Blok de la marginalité et a formé la base de sa spectaculaire victoire aux élections du 24 novembre 1991. Par la suite, les partis ont changé de cap et ont adopté une stratégie plus implicite, dans laquelle le problème de l’immigration a été largement dépolitisé. La politique de l’intégration est passée à une vitesse inférieure, et a été englobée dans une politique plus étendue de renouveau social et politique, qui devait permettre d’éliminer le sol nourricier de l’extrême droite. Toujours dans le but de dépolitiser le problème de l’immigration, la victoire de l’extrême droite a surtout été attribuée à la tendance anti-politique des électeurs et moins à leurs opinions sur les immigrés. En conséquence, le Vlaams Blok a nettement accru son monopole sur le thème de l’immigration. En outre, la politique gouvernementale a évolué dans la direction des

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conceptions d’extrême droite en matière de réfugiés, ce qui a eu pour effet de donner une plus grande légitimité aux opinions du Vlaams Blok. Ce qui précède démontre que le thème de l’immigration place les partis devant un dilemme particulièrement difficile. S’ils choisissent de débattre de ce sujet avec l’extrême droite, ils prennent le risque d’en faire un thème politique encore plus important et d’augmenter ainsi les chances de victoire électorale de l’extrême droite. Mais d’un autre côté, si ce thème n’est pas abordé, le terrain reste entièrement aux mains de l’extrême droite qui a ainsi le champ libre pour imposer son idéologie et renforcer encore sa position de monopole en matière d’immigration. Après les élections de 1991, la lutte contre l’extrême droite est allée de pair avec une stratégie assez conséquente d’isolement politique, dans laquelle les partis se sont entendus pour ne pas conclure d’accords politiques avec le Vlaams Blok. En plus, une stratégie de diabolisation a été sporadiquement entreprise. Par contre, les hommes politiques flamands se sont montrés particulièrement réticents à combattre le Vlaams Blok avec des armes juridiques. Tout cela n’enlève rien au fait que, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, une accoutumance s’est incontestablement manifestée autour du Vlaams Blok, et s’accompagne d’une « respectabilisation » progressive du parti. Elle se trouve facilitée par le profil flamingant du Vlaams Blok qui, de ce fait, n’est pas seulement perçu par les hommes politiques flamands comme un parti d’extrême droite. En fait, en Flandre, le Vlaams Blok est perçu de deux manières différentes. La droite a plutôt tendance à le considérer comme un parti flamingant radical avec de petits côtés extrémistes. En revanche, du côté de la gauche flamande, la perception de l’aspect d’extrême droite du parti est déterminante. Ce dernier schéma domine dans le contexte belge étant donné que les francophones perçoivent également le parti de cette manière. Il est donc probable que la « respectabilisation » du Vlaams Blok s’accomplirait plus rapidement dans un contexte purement flamand.

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NOTES

1 Hans De Witte, « Een overzicht en evaluatie van strategieën ter bestrijding van extreem-rechtse partijen », in Hans De Witte (ed.), Bestrijding van racisme en rechts- extremisme , Leuven, Acco, 1997 p.171-187. 2 Hugues Le Paige, « Introduction », in Hugues Le Paige (ed.), Le désarroi démocratique. L’extrème droite en Belgique , Bruxelles, Labor, 1995, pp. 9-11. 3 Pieter-Jan Verstraete, Karel Dillen. Portret van een rebel , Antwerpen, Aksent, 1992 ; Serge Govaert, « Le Vlaams Blok et ses dissidences », Courrier hebdomadaire du CRISP , 1992, n° 1365. 4 Marc Spruyt, Grove borstels. Stel dat het Vlaams Blok morgen zijn programma realiseert, hoe zou Vlaanderen er dan uitzien ?, Leuven, Van Halewyck, 1992, pp. 106- 110. 5 Reinoud D’Haese, Pol Van Den Driessche, « Overzicht van het Belgische politieke gebeuren in 1990 », Res Publica , 1991, volume 33, n° 3-4, pp. 382-383. 6 Serge Govaert, op. cit. , p. 35. 7 Wim Schamp, Tien jaar politieke campagnes. Een huurling vertelt, Antwerpen, Hadewych, 1996, pp. 104-112. 8 Hugo Gijsels, Het Vlaams Blok , Leuven, Kritak, 1992, p. 104. 9 M. Deweerdt, R. Falter, « Overzicht van het Belgische politieke gebeuren in 1991 », Res Publica , 1992, volume 34, n° 3-4, pp. 314-315. 10 Bart Maddens, « « Agenda setting » in de verkiezingscampagne van november 1991 in Vlaanderen », Res Publica , 1992, volume 34, n° 2, pp.175-208. 11 Marc Swyngedouw, Waar voor je waarden. De opkomst van het Vlaams Blok en Agalev in de jaren tachtig , Leuven, Sociologisch Onderzoeksinstituut/ISPO, 1992, p. 32. 12 Jos Bouveroux, Van zwarte zondag tot zwarte zondag. Vijf jaar vernieuwen in de wetstraat. Belgische politiek in Europees perspectief , Antwerpen, Icarus, 1996, p. 134. 13 Johan Bijttebier e.a., 24 november 1991. De betekenis van een verkiezingsuitslag , Leuven, Kritak, 1992. 14 Ibid. , pp. 57-58. 15 Mark Elchardus, Op de ruïnes van de waarheid. Lezingen over tijd, politiek en cultuur , Leuven, Kritak, 1994, pp. 129-153. 16 Jos Bouveroux, op. cit. , pp. 139-143. 17 Les standen sont des sensibilités politiques internes au CVP qui sont très organisées et puissantes. 18 Jaak Billiet, Marc.Swyngedouw, Ann Carton, « Stemmen voor Vlaams Blok of Rossem. De kiezer zelf aan het woord », Bulletin van het ISPO , 1992, n° 2. 19 Ibid. , pp. 19-43. 20 Jaak Billiet, Ann Carton, Rik Huys, Onbekend en onbemind ? Een sociologisch onderzoek naar de houding van de Belgen tegenover migranten , Leuven, Sociologisch onderzoeksinstituut, 1990, pp. 220-221. 21 Bart Maddens, Kiesgedrag en partijstrategie. De samenhang tussen de beleidsmatige profilering van de partijen en het kiesgedrag van de Vlamingen op 24 november 1991 , Leuven, Afdeling politologie, 1994. 22 Johan Bijttebier e.a., op. cit. , pp. 51-52. 23 Andrea Rea, « Immigration et racisme : des thèmes fondateurs », in Hugues Le Paige (ed.), op. cit. , pp. 58-61. 24 Hugo Gijsels, op. cit. , pp. 102-105.

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25 Jaap Van Donselaar, De staat paraat ? De bestrijding van extreem-rechts in West- Europa , Amsterdam, Babylon-De Geus, 1995, p. 145 et 287. 26 Hugo Gijsels, Open je ogen voor het Vlaams Blok ze sluit , Leuven, Kritak, 1994, pp. 196-197. 27 Dirk Voorhoof, « Racismebestrijding en vrijheid van meningsuiting in België : wetgeving en jurisprudentie », in Gerardus Antonius Ignatus Schuijt, Dirk Voorhoof (ed.), Vrijheid van meningsuiting, racisme en revisionisme, Gent, Academia Press, 1995, pp. 170-184. 28 Jaap Van Donselaar, op. cit. , pp. 137-150.

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Jean VIARD

DIRE L’EXTREME DROITE AUX AFFAIRES. TOULON, ORANGE, MARIGNANE ET VITROLLES – FRANCE

Il y a aujourd’hui en Europe des gens qui vivent dans des territoires localement administrés par l’extrême droite. Ouvertement, avec des politiques de préférences nationales comme des primes municipales aux nouveaux-nés « dont un des parents est français », des bibliothèques où le choix des nouveautés commandées interdit certains livres et favorisent à outrance des livres au demeurant obscurs. Des villes où les lieux de la jeunesse et de la culture sont fermés, des villes où l’action sociale est remplacée par des Jeunesses toulonnaises qui ont pour mission « d’oxygéner » les enfants plutôt que de les cultiver et d’aider les plus démunis. Des villes où le téléphone sonne la nuit pour intimider les fortes têtes, des villes où les polices municipales se multiplient, parfois déguisées en rambo vêtus de noir. Des villes où des gens ont peur et où rares sont les créateurs, les politiques, les syndicalistes, les patrons ou les hommes de bonne volonté qui viennent, avec les habitants, réfléchir, débattre et s’organiser. Ces villes sont toutes situées dans une région qui fait rêver. Là où les oliviers et les vieilles tuiles rondes se font face, où les plages et les piscines offrent de charmants corps aux caresses du soleil, où le mistral souffle et pousse les pollutions vers la Méditerranée et « ceux d’en face ». Des villes dont certaines ont une histoire forte. De port de galères et de guerre à Toulon ; de particularismes dans l’ancienne principauté d’Orange ; du lourd poids de la mémoire pied noir à Marignane – comme si d’habiter à côté d’un grand aéroport empêchait de couper le cordon avec l’Algérie d’hier. Ville des folies modernistes

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aussi, celles des années soixante, comme à Vitrolles où des urbanistes « certainement parisiens » ont eu l’idée incongrue de faire habiter des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et d’hommes entre une zone industrielle et une autoroute, dans une région tout autour si densément organisée, décorée, racontée et monumentalisée. Il y a plusieurs manières d’appréhender cette réalité. Celle des autres auteurs de ce livre qui décortiquent la montée de ce phénomène inouï qu’est la construction sur longue période d’une force politique ouvertement d’extrême droite un demi-siècle après la défaite des fascismes en Europe. Il peut y avoir aussi le témoignage au quotidien de la vie dans des villes FN, l’analyse des politiques et des effets. Andrée Baduel, qui vit à Toulon, qui est impliquée dans l’affaire de Châteauvallon, qui sillonne la France avec son livre sur l’ambiance dans la ville devait logiquement en rendre compte. C’est ce qu’elle fait dans un autre texte. Puis il y a l’observation permanente et comparée des différents « terrains ». Ici le chercheur est « heureux » car il a le privilège d’avoir quatre terrains différents à disposition ! Il peut dépasser la logique froide des chiffres, des causes locales et nationales. Il peut questionner l’effet des succès FN sur les habitants de ces villes- mêmes, et sur ceux des villes voisines. Il peut tenter de replacer ces événements inouïs dans l’aventure locale de vivre.

Une région traditionnellement d’avant-garde dans l’extrémisme

Il y a dans la position politique des électorats du Sud français une logique protestataire vis-à-vis de Paris et de l’État, et de l’ancienne pauvreté du midi, qui est un invariant fort à mettre dans nos analyses. Sans s’appesantir sur le rôle du « bataillon des Marseillais » qui donna à la France sa marseillaise, ni sur la force du retournement girondin de la ville qui amena la Révolution à la décréter « ville sans nom », il ne faut pas sous-estimer ce fond du refus. Maurice Agulhon a fort bien analysé, pour cette époque déjà, cette capacité à être brutalement rouge ou blanche. Fin XIX e, c’est encore à Marseille que fut élu un des premiers députés socialistes, et la gauche prit la ville dès 1876 pour ne la perdre que quelques années à la Belle Époque, au moment du triomphe de l’économie coloniale ; et ne la reperdre

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qu’accidentellement en 1995 par l’incapacité où se trouva Bernard Tapie de se présenter aux élections. Rappelons par ailleurs que Charles Mauras était provençal, tout comme le chef français de la pendant la guerre ; celui-ci était niçois. Ainsi cette région entretient en permanence en « état de veille » deux cultures de l’extrémiste qui se développent suivant les conjonctures. Car le parti communiste fut le premier parti sur Marseille de 1945 à 1981 inclus ; depuis, le FN lui a ravi cette place. Et il y a entre ces deux extrémismes une tension constante qui fait par exemple que l’on parle toujours ici des socialo-communistes dans le discours, y compris chez des notables de la droite parlementaire. Aussi la différence est souvent forte entre les élus qui vivent dans le tissu socio-politique local, et ceux qui sont montés à Paris. Une analyse syntaxique des propos de Jean-Claude Gaudin sur ces vingt dernières années serait à cet égard intéressante. Logiquement lors du référendum dit « de Maastricht » le non l’emporta largement dans tous les départements non alpins avec plus de 55,33% des suffrages exprimés. Seul Aix l’universitaire et la moderne fut à contre rythme. À la présidentielle de 1995, bien qu’il perde trois points par rapport à 1988, Jean-Marie Le Pen est au premier tour en tête dans tous ces départements, avec 2 à 2,5 % d’avance sur Lionel Jospin, Édouard Balladur et Jacques Chirac (Vaucluse 23,11%, Var 22,35%, Bouches-du-Rhône 21,42%, Alpes Maritimes, 22,35%). Mais Jacques Chirac, bien que placé en quatrième position à l’issue du premier tour, l’emporte très nettement au second avec 58,57% des voix contre 52,43% au niveau national. Comme l’analyse très justement le politiste Daniel van Eeuwen, Jacques Chirac ne perd ici que 5,41% du total des voix de droite et d’extrême droite, contre 5,84% au niveau national, alors que son handicap de départ aurait dû accentuer la déperdition 1. Au-delà de ces événements récents, il faut accepter l’idée que la France méditerranéenne est traditionnellement soumise à une double influence, celle de la France et celle de la Méditerranée. À la différence de régions excentrées comme la Bretagne qui cherchent à marquer leurs particularismes – et d’une autre manière des régions comme l’Alsace ou la Lorraine qui se sont constituées derrière une frontière –, la France méditerranéenne fut terre de commerce dans une nation terrienne, terre de migration dans un hexagone au mythe paysan ; autrement dit elle est historiquement déchirée au cœur même de ses filiations, ses appartenances et ses intérêts.

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Cette faille interne qui fait son charme et son originalité a favorisé une culture politique protestataire où le politique local est fondateur d’un « nous » bâti dans chaque cité comme « à côté » de l’État, mais dans l’hexagone. Il ne s’agit pas d’autonomie mais de quête d’altérité. Aussi la montée d’un parti au départ protestataire qui affirme le « nous » national au moment où se délite le vieux lien avec la Méditerranée en tant que monde braudelien ne pouvait que lui être favorable. D’autant que ce parti appuyé sur la souffrance de la ville et du peuple fait écho à cette région très urbaine dont la population a doublé en quarante ans sous l’impulsion du rapatriement des pieds noirs, de la descente des Français du Nord vers le Sud et de l’arrivée de migrants extra-nationaux. Si aucun de ces faits n’est explicatif en soi du phénomène FN, la tradition protestataire comme la mutation humaine et spatio-politique sont des éléments constitutifs du « plus » local de cette force d’extrême droite.

Le clientélisme sous une double pression

Cette situation découle largement, à droite et comme gauche, de deux doubles dynamiques, chacune construite à partir des relations de la part extrême des deux électorats avec le cœur clientéliste traditionnel. Car on peut dire que ce double extrémisme encadre un vieux fond de clientélisme longtemps honorable qui incarne ici la tradition locale d’une société du commerce et de la terre face à l’État et à « la France ». En Vaucluse on parle de tradition radicale, à Marseille on se souvient de la longue alliance entre Gaston Defferre et Jean-Claude Gaudin – en résumé le patronat politique de l’après- guerre fut ici de centre gauche et de centre droit à Nice –, favorable à une économie du commerce, aux libres usages des ports pour le plan Marshall comme pour les guerres coloniales, appuyée sur la société agraire de l’intérieur et les couches moyennes urbaines. Cette alliance centrale avait à intégrer, et écarter, la foule passante immense qui longtemps enrichit l’économie marseillo-rhodanienne, et d’une autre manière le tourisme azuréen. La gestion de la décolonisation unifiant cette part centrale de la population qui bien que sentimentalement proche de l’Algérie n’était guère plus qu’ailleurs pour la poursuite de l’Algérie française. Et dans cette région, la plus urbaine après Paris mais constituée de nombreuses cités voisines, l’enjeu du politique a toujours au moins

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autant été de s’affirmer face aux cités voisines que de définir une originalité politique dans l’action. Sauf autour de Marseille dans des villes typiques du système français de mise à l’écart des ouvriers dans des « banlieues rouges ». L’arrivée des pieds noirs poussera la droite locale à marquer sa différence avec la droite nationale pour garder l’électorat pieds noirs qui souvent venait de la gauche algérienne. Ce, y compris, en prolongeant les alliances de centre gauche de l’après-guerre pour se démarquer du gaullisme. Les deux camps tentant dans le même temps de capter l’électorat corse qui semble toujours s’être très prudemment réparti entre eux, à l’égal de ce qui se passe sur l’île avec un avantage à la droite. Toulon est un excellent exemple de ces stratégies. Aussi, quand après 1974 la bipolarisation nationale deviendra dominante dans le Sud aussi, chaque moitié du noyau clientéliste central recherchera des alliances avec les marges extrêmes jusque-là ignorées. Même Gaston Defferre après 1981 ne pourra plus refuser l’alliance avec les communistes, au moment où un Jacques Médecin à Nice se mettra à flirter fortement avec les idées FN. C’est dans cette logique aussi qu’il faut comprendre l’alliance passée en 1986 entre Jean- Claude Gaudin et l’extrême droite. L’éclatement du modèle clientéliste central va s’accompagner de la dénonciation des pratiques du clientélisme lui-même au nom de la revendication de la transparence républicaine nationale. Gaston Defferre, en demandant à Philippe San Marco de mettre de l’ordre dans son propre système, ouvre la longue période de crise de la gauche marseillaise. Plus tard, lors des municipales de 1989, d’autres socialistes, en « sortant » l’affaire Urba pour tenter de déstabiliser Michel Pezet, contribueront à faire sombrer le PS.

La mise en spectacle de la corruption

Cette mise en scène centrale de la corruption péri-clientéliste a sans doute contribué à renforcer la capacité de certains à voir ce qu’ils ne voyaient pas, et à en encourager d’autres, ou les mêmes, à dénoncer des abus auxquels ils croyaient que l’on ne pouvait rien. C’est ainsi que les maires ou anciens maires de Nice, Cannes, Toulon, et Digne se retrouvèrent devant la justice, souvent même en prison. Remarquons qu’à Nice, Toulon, Digne, sans oublier le Vaucluse, la personnalité poursuivie était également président du Conseil général. Dans les

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Bouches-du-Rhône plusieurs élus, dont François Bernardini, nouveau Président socialiste du département, sont en difficulté. Ce sans sous-estimer les conditions douteuses de la mort des frères Saincené, dont l’un officiait auprès de Jean-Claude Gaudin, ni surtout l’assassinat de Yan Piat, députée UDF du Var, transfuge du FN qui semblait avoir décidé de poursuivre à l’intérieur de la droite sa campagne anti-corruption. La chute de la maison Tapie fut pour l’extrême droite comme une cerise sur le gâteau. Le discours de la morale publique devint un moyen de déstabiliser un adversaire, ou un concurrent. Le FN en fit un de ses axes centraux renforcé par l’utilisation du thème dans les conflits internes à la droite démocratique et à la gauche. Les rumeurs sur les affaires s’emballèrent. Avec il faut le dire beaucoup de fondement, et le sentiment que l’État ne sait pas faire ici le grand nettoyage qu’il tente en Corse depuis l’assassinat du Préfet Erignac. Cette dynamique de la corruption et de ses utilisations politiques est d’autant plus efficace que la région connaît un taux de chômage de 16%, et jusqu’à 21% sur Marseille. Ceci dit, ces affaires relèvent de trois logiques, chacune perçue différemment pendant longtemps par l’opinion : des éléments de train de vie illégitime pour des notables et leurs cabinets, des financements de partis, et des détournements de fonds publics aux fins d’accumulations privées. Il y a ici mélange entre le train de vie important de grands notables, condamnables mais culturellement acceptés assez largement, et les « affaires » au sens propre du terme. Et pour comprendre ce que j’appellerai cette acceptation, il faut saisir le décalage de train de vie entre les préfets ou les sous-préfets de l’État, et celui des grands notables locaux. Il est dans ces histoires aussi question de jacobinisme, et de la tradition méditerranéenne de lier vie privée et vie publique, ce qui amène à traiter les « amis » politiques mieux que des amis, à sa propre table. Toujours est-il que la mutation nationale des enjeux en période de pauvreté montante, et la nouvelle dualisation locale du politique, favorisèrent la lutte contre la corruption, et le discours sur cette lutte. Cette région eut alors l’honneur de fournir à la France, avec la gauche, sous Mitterrand puis sous Lionel Jospin, deux ministres de la Justice – Michel Vauzelle puis Élisabeth Guigou – comme si vu de Paris cette mise en scène du droit pouvait casser la prise en main par l’extrême droite du discours anti-corruption. Cela montre aussi qu’une part de la droite et de la gauche tentèrent de ne pas rester inactifs.

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Les contre-feux politiques

François Mitterrand, en poussant en avant aux élections régionales de 1992 Bernard Tapie, Élisabeth Guigou et Jean-Louis Bianco, tenta une manœuvre à la hauteur de l’enjeu. Je sais bien que ce propos scandalisera la plupart de mes lecteurs, mais quand la décision fut prise le futur maire de Marseille, Président de la région, Jean-Claude Gaudin, avait des vice-présidents FN. Et le FN un quasi journal avec Le Méridional – jusqu’à ce que Michel Bassi soit appelé pour redresser la barre. En face, la machine à perdre locale d’une gauche où un clientélisme dérivé en pure clanisme familial, jouait avec un stalinisme encore de bonne facture, ne laissait guère d’espoir, non seulement de victoire électorale ce qui n’est pas capital, mais de réespérance dans les milieux populaires, ce qui est beaucoup plus important. Et l’effet Tapie marcha. Cela se mesure nettement aux élections régionales de 1992 ou à complet contre-courant national – la droite emporta 20 régions sur 22 – Tapie faillit gagner. Et il l’eût pu, sans le refus des communistes et diverses petites listes qui gelèrent près de 10% de l’électorat. Et ce y compris en allant chercher une part de l’électorat populaire chez le FN. Les chiffres sont ici clairs : le FN n’obtint en 1992 que 22,6% dans les Bouches-du-Rhône où se présenta Bernard Tapie, soit près de quatre points de moins qu’à la présidentielle de 1988 – quatre points qu’il retrouvera en 1998. Parallèlement, dans les Alpes Maritimes, où se réfugia Jean-Marie Le Pen, le FN progressa de trois points à 27,25% et se maintint à ce niveau en 1998. Ce qui veut dire, au-delà de l’épisode ici relaté qui ne saurait évidemment être un modèle, ni encore moins un fait exemplaire, que la lutte pour reconquérir l’électorat gagné par l’extrême droite va être une affaire difficile qu’il ne suffira sans doute pas de mener avec de bonnes manières et de bonnes politiques. Il faut aussi y mettre de la « tripe populaire » notamment dans une ville comme Marseille, mais au cœur d’une opération anti-corruption et autour d’un projet local de développement.

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De 1992 à 1998 et notamment lors des municipales de 1989 puis des législatives de 1997, l’impulsion redonnée à la gauche fit son effet dans la Provence intérieure. Une « banane rose » se constitua au cœur de cette Provence, d’Arles à Aix, du Vaucluse à Digne et Draguignan. Par contre, dans l’ensemble marseillo-rhodanien ce sont les communistes qui résistèrent le mieux. En 1992, dans le département des Bouches-du-Rhône, les socialistes n’eurent plus la majorité sans eux. Et aux législatives de 1997, les socialistes des Bouches-du-Rhône ne surent gagner aucune circonscription dans laquelle Lionel Jospin n’avait pas été en tête au deuxième tour de la présidentielle. Autrement dit, à gauche une jeune gauche renouvelée a pris appui sur les villes moyennes de l’intérieur pour contourner le système clientéliste marseillais en crise. La relative victoire de Michel Vauzelle aux régionales de 1998 fut le fruit d’une alliance improbable entre ces deux forces de la gauche socialiste. En vérité, elle fut largement due à l’effondrement brutal de la droite qui perdit au profit du FN son statut de deuxième force politique de la région. À droite, le RPR sut tenter sa chance. Honorablement dans les Bouches-du-Rhône et le Vaucluse où il sut apporter à la droite locale petite bourgeoise et pieds noirs des bastions dominés par la gauche dans les quartiers populaires de Marseille, mais aussi en Avignon. Cette croissance explique le passage à droite de ces deux cités même si le maire de Marseille est UDF. Cette croissance du RPR à la fin des années quatre-vingt correspondit sans doute à la volonté, d’une part de l’électorat de marquer son appartenance à la France, et d’autre part de marquer sa distance avec la mère fondatrice en crise ; nous sommes face à un renversement symbolique dans lequel l’État devient protecteur face à la mer. Cela reprend en partie sans doute des motivations qui avaient poussé des électeurs vers le FN. Ce serait à approfondir. Sur la côte, le problème du RPR était de s’implanter contre la droite déjà aux affaires. On n’était plus dans l’honorable mais dans le corps à corps. La logique ici fut celle du « chevalier blanc » contre le clientélisme corrupteur, en utilisant toutes les méthodes. Le maire de Nice, Jacques Peyrat, FN à peine repeint en démocrate, fut récupéré malgré les efforts de l’UDF. Jean-Charles Marchiani, homme de l’ombre proche de Charles Pasqua, fut fait Préfet de la République à Toulon. François Léotard lui impute beaucoup de ses malheurs. Y compris les sources du livre scandaleux sur l’affaire Piat.

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Le résultat visible de cette double stratégie du RPR et des méthodes qu’il s’autorisa sur la côte fut l’effondrement général aux régionales de 1998 de la liste de droite – encore dirigée par un leader UDF. Le FN qui, nous allons le voir, profita déjà à plein de ses bastions municipaux, trouva là un supplément d’argument qui fit semble-t-il mouche. Le beau baroud d’honneur antifasciste de François Léotard eut d’autant moins de prise qu’il pouvait être suspecté d’en faire un paravent de la corruption. Et, dans une logique à long terme, rien ne dit que le RPR ne vécut pas cet échec sans déplaisir. Demain il lui reviendra de relever le gant face au FN et à la gauche. Au fond, c’était son objectif. Au risque d’avoir donné au FN l’impulsion déterminante pour en faire la force incontournable de l’avenir.

Une situation encourageante pour le FN

Disons-le d’emblée, il n’y a pas eu, dans l’électorat local, de sursaut de rejet face aux succès municipaux du FN, ni dans ses villes, ni autour d’elles. Des régionales de 1986 aux législatives de 1997, le FN enregistre une croissance de 3,8% sur la région, dont 7,5% dans le Vaucluse, département d’Orange, 9,6% dans le Var, département de Toulon. Et cette croissance s’est confirmée aux élections régionales de 1998, particulièrement dans ces deux départements et dans les Bouches-du-Rhône. En moyenne régionale, cette région est la première de France pour le vote FN, parti qui obtient en 1998 26,6% des suffrages exprimés, soit trois point de plus qu’en 1992. Surtout, depuis les législatives de 1997, le FN a progressé dans cette région de 2,5%, ce qui est une exception au niveau national. Dans les autres régions de l’hexagone, la variation du vote FN de juin 1997 à mars 1998 est d’environ 1%. Lors des élections régionales et cantonales de 1998, le FN est donc reparti à la hausse dans l’ensemble des départements où il dirige des municipalités et s’est maintenu dans les Alpes Maritimes, mais passant maintenant partout devant la droite parlementaire, tout en restant derrière la gauche. Il progresse dans « ses » villes, mais aussi autour d’elles, suivant un effet de halo qui le porte souvent entre 35 et 40% dans les cités voisines. Pourcentage qui le met en situation de pouvoir conquérir de nouvelles municipalités en 2001.

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Lors du deuxième tour des cantonales de 1998 le FN eut deux élus, un à Toulon, l’autre à Marignane où le maire FN triompha avec plus de 63% des voix ! Et dans les 17 duels FN/Front républicain, outre ses deux élus, le FN dépassa 40% des voix plus de douze fois, les frôlant trois autres fois quelle que soit la couleur politique de son adversaire. Cette région se retrouve ainsi encore une fois à l’avant-garde d’une évolution politique possible où se constitueraient deux pôles politiques, l’un autour de la gauche, l’autre avec – autour ? – du FN. C’est pourquoi c’est la seule région où la droite a ouvertement éclaté entre deux lignes lors du choix des présidents de Région : 21 conseillers de droite acceptant les 37 voix FN, 16 les refusant dont Jean Claude Gaudin et François Léotard. On a ici un tour d’avance sur le débat qui traverse la France. Et si Jean-Marie Le Pen n’avait pas revendiqué pour lui la présidence de Région, les résultats auraient été imprévisibles. Autrement dit, les succès municipaux du FN en 1995, alors obtenus lors de triangulaires, ne cassèrent pas la croissance régionale du FN ; ni d’ailleurs la croissance nationale. À l’inverse même, comme nous venons de le voir. Mais déjà nous savions que ce n’est qu’en 1997 que le couple Mégret a pu conquérir Vitrolles avec 53% des voix, et, qu’aux législatives, Jean Marie le Chevallier a pu être élu à Toulon. Ainsi, si le FN a conquis ses trois premières villes un peu par accident lors de triangulaires, cette situation n’a pas créé d’électrochoc particulier. Ni la part flottante de son électorat, ni ses adversaires n’ont été bouleversés par ces succès. Et l’extrême droite continue son petit bonhomme de chemin. Ainsi, au fait déjà exceptionnel que l’extrême droite ait fait irruption durablement dans le paysage politique d’une démocratie européenne, s’ajoute aujourd’hui, cet autre fait exceptionnel, qui est que ses premières prises de pouvoir lui ouvrent de nouvelles portes, là où on pouvait s’attendre à des réactions anti-FN de l’électorat local, notamment chez les abstentionnistes. Ces réactions, on ne les a enfin senties, lors du deuxième tour des cantonales de 1998, que face à l’acceptation par une part de la droite parlementaire du soutien du FN lors de la désignation des exécutifs régionaux. Ici comme ailleurs cette alliance informelle a été fortement refusée, et ce dans chacun des départements de la région. Mais elle a été refusée dans l’électorat de la droite parlementaire offrant à la gauche de nombreux sièges réputés imprenables aussi bien dans le Var, le Vaucluse, les Bouches-du- Rhône et les Alpes Maritimes. Mais sans mobilisation des abstentionnistes.

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Ceci permet de dire que le refus du FN n’est pas d’abord le fait des indécis, mais bien plutôt celui d’une part de l’électorat actif de droite, et bien sûr de gauche. Comme si le vote FN portait en filigrane pour beaucoup de ceux qui se détournent de l’acte civique, une part même de leurs désarrois, voire une part de leurs convictions non exprimées. Et quand on sait l’extraordinaire difficulté à mesurer par sondage l’électorat FN, on peut se demander jusqu’où ce non-refus FN dans le « marais » ne nous renseigne pas plus sûrement sur les multiples proximités avec ce parti que les enquêtes d’opinions soit disant les plus fouillées.

Vers un frontisme municipal

C’est pourquoi il est logique de penser que beaucoup de monde s’attend – et que beaucoup le souhaite – à ce que peu à peu se construise un frontisme municipal, par certains côtés parallèle à ce qu’a été en son temps le communisme municipal. Autrement dit, des laboratoires de gestion locale, idéologique et municipalisée, que beaucoup supportent parce qu’ils sont convaincus que ces laboratoires n’ont pas vocation à la gestion nationale. Voire, plus grave, un frontisme municipal que l’on accepte parce qu’il apparaît comme un signe fort vis-à-vis des sociétés du Sud en crise et des risques migratoires qui peuvent y être liés. Ce sans parler de l’insatisfaction démocratique qu’il catalyse pour ceux qui le soutiennent, mais aussi pour certains, qui ne votant pas FN, aimeraient quand même bien que ce vote serve à bousculer un système politique hiérarchique et « néo-monarchique » trop souvent nourri de course vers le pouvoir pour le pouvoir lui-même et ses avantages, plutôt que de bataille pour le bien commun. Sans parler du fait qu’il crée des « conditions politiques » neuves, une logique de tripolarisation politique qui renouvelle les jeux et les enjeux, déplaçant les perspectives de pouvoir des autres camps ; en taraudant la droite avec des stratégies d’alliance idéologiquement contre nature mais comptablement obsédantes, en confortant certaines pratiques archaïsantes de gauche du fait que l’on ne vise plus que des majorités locales relatives.

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Ainsi la lutte politique de proximité contre ces municipalités d’extrême droite est bien souvent menée une calculette à la main, en lieu et place d’un profond renouvellement des autres offres politiques. Nombre de petits élus de droite lorgnent vers le magot électoral, nombre de petits élus de gauche voient là une chance inespérée pour profiter d’une triangulaire. Et un tissu d’associations mobilise seul de petits groupes d’habitants qui maintiennent une petite flamme de combat et de réflexion. Car l’enracinement solide du vote FN depuis bientôt une génération, et sa lente croissance, offrent des perspectives de pouvoir dans la durée à chacun des deux autres grands camps. À la gauche, si la droite résiste à la tentation de l’alliance, ou à la droite, si elle y cède. C’est ainsi que le FN est passé en si peu de temps d’un statut protestataire à l’électorat mobile à un parti charnière de l’avenir de la République. Et ce qui se passe en Provence et sur la Côte d’Azur montre que la croissance du FN se renforce du fait des prises de pouvoir local et que la droite y implose. Retenons que la mise en minorité de la tête de liste de droite au sein de sa propre équipe pour décider de l’acceptation ou du refus du soutien FN fut une exception dans l’hexagone. Et la tête de liste fut battue par ses propres troupes avec la complicité active d’une bonne part du RPR local mais aussi de ses propres amis UDF.

Ripostes, mise en scène et actions réelles

Disons-le clairement : on ne sent pas prendre progressivement une force de contre projet qui élargisse régulièrement son audience. Pour avoir animé de nombreuses réunions dans ces villes d’extrême droite, je peux témoigner directement, non du fait qu’on y rencontre toujours les mêmes – ce qui serait inexact – mais du fait qu’on a le sentiment que tout ceux qui sont là, auraient pu y être déjà, il y a des années, pour d’autres causes démocratiques et humanitaires. On n’a pas ce sentiment de « prise » comme l’on dit du ciment, mais aussi de la politique, quand une cause devient gagnante.

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On a en vérité parfois un léger sentiment de malaise, comme face à une commémoration démocratique nécessaire. Et plus d’une fois, j’ai cru me retrouver trente ans en arrière, tant nombre de visages m’étaient familiers de l’époque de 1968 où nous nous étions déjà croisés à Aix-en-Provence, la grande ville universitaire de cette région ; et si nous ne nous étions pas déjà croisés, nous aurions pu assurément le faire. Cette jeunesse ridée me donne souvent le frisson, comme si la vraie vie était un peu décalée. D’ailleurs ce sont les plus vieux, ceux qui ont vécu la guerre, dont la parole porte le plus dans ces rencontres. Comme si, pour eux, venir à ces débats était une souffrance vécue revisitée. Parfois il y a des jeunes, parfois des jeunes beurs, mais ils font un peu « tache » comme on dit aujourd’hui, dans des assemblées grisonnantes. Mais peut-être faut-il comprendre un peu autrement ce que je viens de décrire : car dès qu’il y a du « politique », du vrai, des grands élus, il y a souvent un peu plus de monde. Comme si chacun savait qu’il faut parfois s’abriter quand il pleut, mais qu’on ne sort vraiment son linge sur le fil que quand il y a du soleil. Ce qui fait que l’on peu entendre ce relatif silence comme une attente : celle, que ceux qui nous ont mis « là où on en est », nous en sortent. Ce « là où on en est » pouvant être un sentiment face au politique en général, ou aux politiques locaux en particulier, qui, il faut le marteler, sont chaque fois lourdement responsables du triomphe du Front national. Et ici nous arrivons à l’autre face de ce désarroi. Car le FN ne pèse guère plus lourd au Sud de l’hexagone qu’en Alsace ou dans nombre de zones très urbaines. Seulement ici il tient des positions de pouvoir depuis 1986. De 1986 à 1992, il fabriqua de grands notables régionaux grâce à la cogestion avec la droite ; ceux-là mêmes qui devinrent maires en 1995. Et dans les villes où le FN croissait régulièrement les autres partis n’eurent aucune réaction forte, ni stratégique, ni tactique. Chacun continua son petit business politique, défendant sa boutique locale à la fois contre les concurrents locaux traditionnels, et face aux grandes surfaces médiatiques gestionnaires des marques politiques. Ne nous cachons pas cette question centrale du non-blocage du FN. Autrement dit, la dégénérescence locale du politique qui favorisa le FN ne fut pas stoppée par sa progression. La gauche a bien créé un « observatoire » des villes FN, mais jamais les résultats de son travail, s’il y en a, ne furent communiqués : ni l’effet emploi, ni l’effet sécurité, ni même les différences effectives des politiques associatives ou sociales entre une ville FN et une autre ville n’ont été travaillés. Au-delà de l’effet d’annonce d’une telle

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création, rien. Ce qui fait dire à beaucoup, que s’il n’y a pas production de chiffres, c’est qu’ils seraient bons pour les villes FN ! Leurs maires annoncent alors tranquillement dans les médias que leurs gestions sont saines, efficaces et économes, et personne ne peut les contrer chiffres en main. La riposte se cantonne au marquage idéologique du FN et à la dénonciation de ses politiques culturelles. À titre d’exemple, si on se focalise un moment sur le travail engagé depuis 1992 par Élisabeth Guigou dans le Vaucluse, on voit la liste qu’elle mène en 1998 prendre 10 points d’avance sur celle de la droite emmenée par la maire RPR d’Avignon. Mais le FN progresse quand même de 22, 57% à 26,98%. Comme si droite et gauche avaient la possibilité de se concurrencer au sein de ceux qui s’intéressent à la gouvernance locale, mais à côté de l’électorat FN. Quant à la droite, François Léotard en choisissant en 1998 de faire de la surenchère antifasciste tenta de contourner la gauche avec cette ligne stratégique en affirmant d’évidentes convictions personnelles : son électorat fondit dramatiquement. Car, pour une large part, ceux qui votent FN le font bien que ce parti soit raciste et néo-fasciste. Ce n’est pour beaucoup pas un vote d’adhésion à l’idéologie vichyste et néo-fasciste qui est en arrière-plan de la culture du Front, mais un vote qui s’inscrit dans la construction d’un camp politique du désespoir de soi et du rejet de l’autre comme figure emblématique de la mondialisation et de l’archaïsme d’une part des hautes valeurs autour desquelles la France s’est construite. Ceux qui ne possèdent rien d’autres qu’eux-mêmes, avec peu de capital intellectuel ou matériel, n’ont que les normes, les règles et les grandes valeurs communes à quoi se rattacher, ensembles d’éléments protecteurs fortement dévalorisés depuis trente ans. En cela le vote FN est un vote d’un néo- fascisme communautariste qu’on ne peut combattre seulement en attaquant ses filiations. Et cette dimension communautariste explique pour partie sa sur-représentation au contact de l’autre, en frontières de l’hexagone vers le Sud et l’Allemagne, à côté des quartiers à forte présence immigrée. L’électorat FN est un front de classe inversé, une alliance à base d’électeurs masculins peu diplômés qui ont tenté leurs chances dans la vie grâce à l’engagement de leurs corps comme outils ; classes populaires et petits patrons ici évidemment rapprochés. Sans doute, une part de la croissance du FN de 1992 à 1998 est-elle le fait d’un vote exaspéré d’une part dure de la droite classique face à la nouvelle victoire de la gauche en juin 1997 – et à ses conditions incroyables. N’empêche. La durabilité du phénomène, et le probable déplacement

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vers la gauche d’un électorat diplômé, féminin et dynamique qui avait pu voter précédemment à droite, laisse la construction dense d’un électorat d’extrême droite se renforcer, s’organiser, se visibiliser. Et ce noyau de gens qui, face à la marginalisation objective du modèle professionnel et culturel qui les fonde, s’est construit une représentation politique à l’intérieur du champ politique et esthétique de l’extrême droite, ce noyau durcit et devient un des ferments organisateurs de la communauté française. Aujourd’hui il est en passe de se doter d’un territoire politique géographique qui visiblement sert d’appui au renforcement de sa construction électorale. Et la synergie entre les deux paraît être prometteuse pour le FN.

NOTES

1 Daniel van Euwen, « Toulon, Orange, Marignane, le Front national au pouvoir : un maléfice méridional », in Jean Viard (dir.), Aux sources du populisme nationaliste , La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1996, pp. 97-131.

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Andrée-France B ADUEL

TOULON SOUS LA CHAPE DU FRONT

Janvier 1998. Deux ans et demi déjà que, le plus légalement du monde, Toulon s’est donnée au FN lors des élections municipales du 18 juin 1995. Deux ans et demi qu’à l’aube du 19 juin, parcourant encore incrédule ma cité d’adoption, je découvrais ici et là, comme des cris de colère balafrant certains espaces, quelques tags rageurs : « Toulon occupée/la zone libre/te regarde ». Ou encore « Toulon la honte ». Cris de colère, cris de révolte qui fleurirent pendant quelques heures, quelques jours au plus, comme des témoins au bas des murs. Puis qui, soigneusement effacés par les services municipaux, se dissoudront dans les mémoires, avec, pour quelques-uns, le goût amer des cauchemars.

Lendemains d’élections

Alors, par centaines, des citoyens bouleversés se téléphonèrent, discutèrent, et se réunirent plus ou moins régulièrement dans certains bars, cafés ou autres lieux – de la ville ou proches de celle-ci ; lieux devenus depuis, soit des lieux emblématiques (Châteauvallon avant la destitution de Gérard Paquet, le Comédia qui résiste toujours) soit des lieux où il fait bon se retrouver pour un « carrefour », une conférence ou des réunions d’harmonisation, comme les locaux de la FOL. (Fédération des œuvres laïques), la bourse du travail (l’ancienne puis la nouvelle), ou plus récemment le grand hangar de la gare de

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Toulon – devenu lui aussi espace de débat puisque les salles municipales sont tenues par des « mains ennemies ». Le F.N. était donc arrivé légalement aux affaires. C’était chose entendue. Mais il n’était pour aucun d’entre les citoyens bouleversés (un bon millier peut être ?) question de rester sans rien faire. Des associations nombreuses se créèrent. Des manifestations furent organisées. Et c’est ainsi qu’un mois plus tard, la France découvrit qu’une grande cité portuaire, Toulon la méditerranéenne avait réinventé le 14 juillet citoyen. Que, pour la première fois, dans la même ville, on fêtait deux fois, le même jour, la prise de la Bastille. D’abord, le 14 juillet officiel : tribune, défilé et flonflons. En présence du maire FN (futur député avec le succès que l’on sait). Cohabitation sur une même tribune, le temps d’un défilé, que bon nombre de citoyens républicains ne pouvait accepter. Puis, une heure plus tard, le long du même itinéraire, un quatorze juillet citoyen, bon enfant, prenant pour cible le FN, avec plus ou moins d’humour (« attention, Le Pen, le CAFAR – Comité antifasciste et antiraciste (créé par des lycéens toulonnais) – ça pond », ou encore « F... comme, N comme... »). Quatorze juillet bis, décontracté où défilent en parfaite harmonie, banderole « tous ensemble » en tête – malgré les inévitables tensions qui président toujours aux réunions d’organisation préalables à ce genre de manifestation – syndicats, associations anti-FN, partis politiques de gauche, élus et personnalités (toujours de gauche). Une ville sous le choc, encore aujourd’hui. Et qui, au fur et à mesure des anniversaires symboliques, verra, souvent, se dédoubler les commémorations, pour la libération de la ville par exemple. Une ville non pas schizophrène, mais dans laquelle on ne peut plus vivre tout à fait comme ailleurs. Ni commémorer tout à fait comme avant. Ni prendre la parole normalement : au moins pour ceux qui refusent (et le disent) « de collaborer ». Une ville où il ne se passe pas grand-chose de visible, de clairement lisible, mais une ville où pour dire, questionner les autorités municipales sur des faits d’intérêt public, on risque intimidations, menaces et parfois même, procès en diffamation ! Une ville où organiser une fête de quartier, dire non au pouvoir en place peut vous coûter une assignation en correctionnelle, un licenciement, des filatures ; une ville où, si vous avez la force de tenir bon sur le front du refus, peuvent peser sur vous, et pourquoi pas sur vos proches, des menaces de mort ; menaces proférées par des voix anonymes, la nuit de préférence, au téléphone.

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Une ville où l’on apprend vite qu’écrire « contre » peut devenir un acte de courage...

Résister : associations et réveil citoyen

Pendant l’été 95, Toulon fut sous le feu des médias. Et si quelques-uns de « ceux de la première heure » sont aujourd’hui retournés dans l’ombre, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont molli dans leur détermination, un certain nombre d’autres continuent ouvertement la lutte. Car, si résister peut signifier dire « non », haut et fort, au pouvoir en place, devant force caméras et de conférence de presse en conférence de presse, tracter avec courage sur les marchés, résister, n’est-ce pas aussi observer dans l’ombre, accumuler et protéger des documents qui un jour serviront, lire, lire beaucoup, écrire, écouter battre le pouls d’une ville où, pour des yeux extérieurs et pressés, rien de bien important ne semble se passer ; organiser des conférences, des débats, des spectacles ; aller témoigner bien au-delà des murs de la cité portuaire ; ou encore, créer à travers le pays des réseaux de solidarité ? Or, ce sont ces objectifs difficiles qu’au-delà des multiples manifestations qu’elles ont organisées ou auxquelles elles ont participé, les associations nées au lendemain des élections de 1995 se sont fixées. Et non seulement ces jeunes associations, mais aussi, celles plus traditionnelles et plus profondément implantées, dont l’efficacité ne se dément pas et qui se sont même fortifiées depuis deux ans par de multiples adhésions : la Ligue des droits de l’homme (LDH), la LICRA, le MRAP, pour ne citer que ces trois-là. Ou bien certaines associations humanitaires qui ont eu maille à partir avec le nouveau pouvoir, comme le Secours populaire ou l’association AIDS. Associations nées au lendemain de 1995 : nombreuses, peut-être trop nombreuses et trop souvent en concurrence les unes avec les autres, mais qui eurent au moins pour avantage – pour peu qu’on veuille bien y réfléchir – de faire savoir hors les murs que Toulon n’est pas forcément cette ville « noire » ou « brune » (image dans laquelle certains ont voulu l’enfermer) dont l’ensemble des citoyens se soumettraient sans mot dire.

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Associations en tous cas emblématiques de l’existence d’un problème beaucoup plus large : celui de la crise profonde du politique ; emblématiques du manque de confiance des citoyens dans les partis et leurs états-majors ; emblématiques enfin, de la formidable prise de parole relayée quelques mois plus tard par l’imposante manifestation de Strasbourg. Les noms, d’ailleurs, de ces associations, ne sont pas sans signification : Coordination toulonnaise pour la défense des valeurs républicaines (CTDVR), Rassemblement des citoyens toulonnais pour la démocratie (RCTD) qui sort un journal, Le cobaye insurgé, Toulon debout, Toulon c’est nous aussi, Quartiers en éveil, le collectif : Toulon, culture en danger, Turbulences 83, le journal Cuverville – du nom d’une statue locale célèbre –, le Collège méditerranéen des libertés (CML) et l’incontournable Ras-le-Front, basé à la Seyne-sur- Mer. Appellations qui disent, symboliquement, la crise politique locale et la volonté affirmée de citoyens fermement républicains, de prendre leur avenir en main. Associations de résistance, en quelque sorte. Mais pour résister contre quoi ?

Au quotidien : ventre mou mais main de fer

Car, contrairement à Vitrolles, à Orange et même à Marignane, le FN à Toulon a choisi la gestion dite « douce ». Bon chic bon genre. Gestion cool mais ferme, qui peu à peu a réussi à tétaniser certaines des associations qui participent, quoi qu’on en dise, à maintenir l’indispensable lien social ; comme le très contesté Comité local d’action sociale. Qui fut remplacé par Jeunesse et enfance toulonnaise, devenue depuis Jeunesse toulonnaise. Gestion qui a tenté d’étouffer la culture, dans le but d’anesthésier la population, et de faire ainsi progresser ses idées en facilitant leur banalisation avant de les appliquer systématiquement dans la gestion municipale. Quelques exemples sont, à cet égard, significatifs : – Celui du journal municipal d’abord, intitulé le Toulonnais, qui dans ses premiers numéros prit pour cible journaux, associations..., dans un style dont la brutalité finit même par choquer une partie de la population acquise au nouveau pouvoir. Et qui déversa sans retenue

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« bons mots » et accusations, entre autres, contre le quotidien local Var matin qu’il qualifie de « Var menteur ». Contre certaines structures aussi, comme la Fédération des œuvres laïques (FOL) qu’il qualifia de « secte judéo-maçonnique » ou contre le Secours populaire qu’il qualifia évidemment d’officine de Moscou. Ces faits qu’on pourrait qualifier de « détails » sont très significatifs de l’idéologie et des pratiques frontistes qui ont des relents, sans qu’il soit nécessaire d’y insister davantage, d’idéologies bien connues dans les années 1920, 1930 et 1940, autant en Italie qu’en Allemagne et dans la France occupée sous le régime de Vichy. Journal municipal qui dans son dernier numéro prend pour cible la Poste (service public comme l’on sait...) mais là encore, de biais, si je puis m’exprimer ainsi et en ces termes : « À nos lecteurs, Vous êtes nombreux à nous écrire pour déplorer la mauvaise distribution du journal. Certains quartiers s’avérant moins bien servis que d’autres... Sachez que Le Toulonnais est distribué par la Poste, dans le cadre de son service publipostage non adressé et que les journaux doivent être placés dans les boîtes à lettres individuelles, au plus tard dans les trois jours suivant la date de parution... Toutefois, si vous constatiez à nouveau des dysfonctionnements, nous vous demandons de les signaler immédiatement à la Poste à l’adresse suivante..., en précisant si vous habitez un pavillon individuel ou un immeuble » (p.1, n°40, 20/2/1998). Et le tour est joué : la Poste est impliquée dans la diffusion d’un journal municipal qui n’est en rien un document publicitaire, mais bien un média porteur de l’idéologie frontiste. Et en se plaignant d’un dysfonctionnement, on devient délateur puisqu’on dénonce immédiatement un fonctionnaire préposé des postes qui sera inévitablement repéré. – Jeunesse toulonnaise ensuite. Association frontiste (délégation de service public comme il est précisé dans le Toulonnais n° 40) qui reprit selon ce journal pour 1998, 16 329 925 F des anciennes subventions du CLAS alors que, par exemple, le contrat de ville ne reçoit plus que 2 400 000 F, et les actions pour l’emploi et l’action économique 1 240 000 F. Mme Cendrine Le Chevallier elle-même présida jusqu’au 6 mars 1997 Jeunesse et enfance toulonnaise. Comme elle est élue municipale et adjointe à la jeunesse elle risquait d’être mise en examen « pour gestion de fait ». Elle a préféré passer la main. Naquit ainsi Jeunesse toulonnaise, dirigée par M. Péréa spécialement descendu de la Seine-

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Saint-Denis et aujourd’hui candidat FN aux cantonales à la Seyne-sur- Mer. Jeunesse toulonnaise est d’autant plus intéressante à analyser que son directeur ci-dessus nommé, veut reprendre une vieille idée pour « organiser des séjours qui touchent un maximum d’enfants », dans ses différents centres dont celui de la Crau, proche de Toulon, avec comme principale activité celle de « s’oxygéner ». « La philosophie des séjours mis en place à partir de juillet , confie- t-il à Var matin le 17 février 1998 , sera de reprendre une vieille idée qui avait cours après guerre : les enfants doivent s’oxygéner, le plus important, c’est de partir, c’est peut-être une conception passéiste, mais elle a fait ses preuves... » De la gestion « douce », donc, accompagnée d’un discours officiel suave, alléchant (les séjours au « Vallon du soleil », centre de la Crau, proposés aux parents sur les panneaux municipaux à partir de 383,00 F par semaine...). Une municipalité gérée en « bon père de famille » comme se plaît parfois à le proclamer le maire. À tel point qu’à Toulon, la préférence familiale prospère jusqu’en mairie : époux, sœurs, enfants. Il suffit d’ailleurs de se référer sur ce point à la plainte déposée par l’intermédiaire de maître Ravaz, avocate, par la section de Toulon de la Ligue des droits de l’homme. Cette plainte s’appuie sur les articles 225-1, 225-2 et 432-7 du code pénal qui répriment les délits de discrimination. Plainte qui détaille avec précision le népotisme des Le Chevallier, comme l’embauche de la sœur de tel adjoint au poste de secrétaire générale adjointe responsable du personnel, de la fille des époux « untel » élus du conseil à la vie des quartiers, du fils et de la belle-fille de l’adjoint X qui sont devenus agents de la ville, comme d’ailleurs la fille de l’adjoint au nettoiement ou le fils de Mme Y, l’une des conseillères les plus virulentes... Gestion douce, dont on décèle grâce à ces quelques exemples que la volonté qui l’accompagne, la sous-tend, est de mettre en coupe réglée, et sous la chape de l’idéologie frontiste, la moindre des structures, en veillant à ce que rien ou presque rien de fortement visible n’émerge, mais qui pousse à l’anéantissement de tout esprit et geste de résistance. Car, au-delà du visible, à l’ombre de la toile d’araignée qui lentement se tisse sur la ville, sont embusqués ceux qui déjà agissent pour éliminer d’une manière ou d’une autre, toute résistance au pouvoir municipal, légalement mis en place par un Toulonnais (ayant accompli son devoir d’électeur) sur trois le 18 juin 1995.

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Juridicomania , intimidations et menaces : la peur comme arme pour le Front

L’objectif étant pour le FN la prise de pouvoir au niveau national, en s’appuyant sur des structures locales bien rôdées, il lui faut éliminer l’opposition où qu’elle se trouve. Quelques exemples pris sur le vif. Encore que les méthodes du Front soient à Toulon, tellement subreptices et subtiles qu’il faille, pour décrypter tel ou tel fait, se référer à l’histoire, à l’expérience des anciens de la Résistance, bien souvent croiser des témoignages, être sans cesse l’œil et le flair aux aguets (ce qui ne signifie en rien que l’on puisse dire sans danger), observer avec prudence avant de pouvoir comprendre. Prêt à entreprendre un travail épuisant dans la plus grande discrétion. Premier exemple : les intimidations en tous genres. Par téléphone de préférence, mais pas seulement. Evidemment le plus souvent anonymes. À l’expérience, impossible à prouver. Même si l’on dépose plainte ; car, la plupart du temps, la plainte a bien du mal à aboutir... D’autres choses que certains savent mais qu’ils n’osent pas dire par peur : pour eux et pour leur entourage ; ou pour les personnes concernées. Ni lâches, ni paranoïaques, les victimes. Mais comprenant très vite que l’enjeu est si vaste, les connexions tellement nombreuses et puissantes, qu’une mouche de plus ou de moins prise dans la toile qui tente de les emprisonner ne changera pas grand-chose à l’affaire et qu’en tous cas, au-delà du microcosme, quelles mains solidaires seraient prêtes à se tendre ? Car les intimidations courent les rues, les boulevards et jusque dans la grande salle du conseil municipal. Là, les insultes sont monnaie courante. Les pannes de micro fréquentes lorsque l’opposition, dont le temps de parole est fort parcimonieusement réparti, veut s’exprimer. Et où, innovation de taille, un conseiller municipal d’opposition, M. Lorenzo Matéos, élu du groupe communiste est traîné en correctionnelle pour diffamation, entre autres, mais pas seulement, par le premier magistrat de la ville, pour avoir eu le courage de s’informer sur les conditions de la mise en vente d’une propriété immobilière appartenant à la commune, sise sur une parcelle de belle surface et de grande valeur, située au Mourillon, à quelques encablures de la mer, quartier très apprécié des Toulonnais.

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Les intimidations, les insultes tous azimuts, les photographies même, de « ceux qui osent » peuvent aller jusqu’à des violences – jamais revendiquées bien sûr ! – et des dégradations de documents officiels si l’on a le malheur d’être mendiant, SDF et à plus forte raison étranger-mendiant. À preuve, « l’affaire Cotor » actuellement en cours de jugement, sur plainte posée par la victime pour destruction entre autres d’un titre de séjour tout à fait régulier, et dégradation de sa carte d’identité sur laquelle avait été tracé, apparemment par des gens dont l’intérêt qu’ils portent à ce genre de document devrait être tout autre, croix gammée et moustache ; ce double graphe démasquant bien évidemment l’idéologie qui présida à la sinistre plaisanterie. Une ambiance délétère donc, à la limite du poisseux et du nauséabond dans une ville où fleurissent, pignon sur rue, quelques enseignes indiquant par exemple : « Anthinéa, librairie nationaliste », sur les allées Courbet et où l’on peut acheter des ouvrages tels que : Faut-il brûler les Arabes de France par Farid Smahi, éditions F.-X. de Guibert (et sous-titré Arabisme et francité, hier, aujourd’hui, demain ) ou Ni raciste, ni antisémite, le Front national répond aux organisations juives qui le combattent injustement par Bernard Antony et J.-P. Cohen (publié par le groupe des droites européennes)... et bien d’autres. Ou bien, l’enseigne de l’association Fraternité française logée dans le même bâtiment que celui d’une amicale laïque d’un des quartiers de la ville. Une ville, Toulon, étouffée, salie, dénaturée, souriant tristement au passage quotidien des engins de nettoiement portant la mention suivante : « Tou’net, Toulon, la propreté sur tous les Fronts ! » Une ville en territoire républicain mais où la République est déjà en danger.

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Marc SWYNGEDOUW

ANVERS : UNE VILLE À LA PORTÉE DU VLAAMS BLOK ?

Anvers s’est taillé, au cours de la décennie écoulée, une réputation peu ordinaire. Deux choses ont, pour l’essentiel, attiré l’attention de la presse internationale. En ordre d’importance, il s’agit de la percée d’un parti d’extrême droite, le Vlaams Blok (VB), et de la désignation d’Anvers comme capitale culturelle européenne en 1993. En 1997, seul le premier phénomène garde une dimension internationale. Lors des élections communales de 1994, le VB – prototype d’un parti de la « nouvelle droite »1 – a battu un record d’après-guerre : il est devenu le premier parti à Anvers avec rien moins que 28% des voix. Dans un pays où le vote est obligatoire et où 95% environ des électeurs émettent un vote valable, cela veut dire qu’un quart environ de la population a donné ses suffrages à un parti pour le moins antidémocratique qui, par exemple, ne reconnaît pas la Déclaration des Droits de l’homme 2. Nous allons essayer, dans les pages qui suivent, d’expliquer ce phénomène en faisant une analyse de la politique anversoise de 1945 à 1994.

Le cadre général

En 1990, il y a plus de soixante-dix ans qu’une coalition entre sociaux-démocrates du SP et démocrates-chrétiens du CVP est au pouvoir à Anvers. Cette incroyable stabilité politique caractérise la politique anversoise à tous niveaux. Dans pratiquement tous les

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domaines, des clés de répartition ont été mises en place au fil des années ; elles ne sont adaptées qu’à la marge en fonction des rapports de force entre les partenaires de la coalition après chaque élection communale, ou parce qu’il est impossible de ne pas le faire au vu de nouvelles réglementations européennes, fédérales ou flamandes. Citons quelques exemples. Dans la période d’après-guerre, le département de l’enseignement a toujours été aux mains du SP, le sport et le département de l’aide sociale sous la tutelle du CVP ; les administrations de ces différents départements ont chaque fois été quasi exclusivement composées de fonctionnaires de ces mêmes partis. On laisse discrètement entendre aux contractuels (c’est-à-dire les fonctionnaires temporaires, non titularisés) qui ne sont pas membres du syndicat socialiste ou du syndicat chrétien des agents des services publics mais qui travaillent depuis des années déjà pour la ville et qui se présentent à un examen en vue d’une nomination, qu’ils feraient bien d’adhérer à l’un des deux syndicats. Des sociétés socialistes et catholiques de logements sociaux se sont soigneusement partagé le territoire de la ville. Cette technique de répartition présente un avantage : les deux partis savent quasi parfaitement ce qu’ils peuvent offrir à leurs militants et à leurs membres via leurs réseaux clientélistes. C’est ainsi que les agents municipaux ne sont pas promus en raison de leurs qualités intrinsèques, mais parce qu’ils font partie, au bon moment, du bon parti. Les logements sociaux, les emplois, les traitements de faveur dans diverses institutions et services s’obtiennent par le biais du réseau du parti – qui, dans chacun des partis, est aux mains d’une petite élite. Parfois, il s’agit de véritables dynasties. Certaines fonctions centrales de l’appareil se transmettent de père en fils. L’élite ne se trouve pas seulement à l’hôtel de ville, mais aussi au syndicat socialiste (l’ABVV) et au syndicat chrétien (l’ACV). Ceux-ci jouent un rôle crucial dans cette configuration. Ils ne se bornent pas à contrôler la politique que mène la ville en matière de personnel. Ils ont aussi leur mot à dire dans bon nombre de dossiers d’investissement, d’opérations immobilières, de questions d’aménagement du territoire, etc. Ce mode de fonctionnement ne date pas d’hier. Il faisait partie intégrante du « pacte diabolique » conclu en 1921 entre Camille Huysmans (POB/SP ; parti ouvrier belge, l’ancêtre du SP) et F. Van Cauwelaert (parti catholique/CVP), lequel donna le signal de départ à la coalition « rouge-romaine » d’Anvers. Pendant longtemps, le système a relativement bien fonctionné. Ses éléments de base sont une assise financière solide, liée à la croissance économique et à un

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faible taux de chômage, une population fortement « pilarisée », attachée à ses dirigeants respectifs, un soutien électoral suffisant en faveur des deux partenaires de la coalition, lié à un profil crédible. Ajoutons que les rapports électoraux entre les deux grands partis devaient être relativement stables. Ensemble, socialistes et sociaux chrétiens devaient disposer d’une majorité de sièges au conseil communal. Ajoutons comme élément le fait de disposer d’appareils de parti flexibles, capables de faire front aux nouveaux défis sociaux, coupant ainsi la voie à de nouveaux concurrents électoraux. Lorsqu’un des fondements est en cause, le système est menacé. Ce n’est pas non plus un phénomène neuf : suite à la crise économique dans les années précédant la deuxième guerre mondiale, il avait déjà été mis sous pression 3. Néanmoins, on peut parler d’une oligopolisation du pouvoir politique dans la ville d’Anvers, fondée sur un mélange de « pilarisation » à l’ancienne et de manifestations plus récentes de néo- corporatisme 4. Dans les années quatre-vingt, on s’aperçoit que les quatre données nécessaires à la perpétuation du système s’érodent simultanément. Anvers se prend les pieds dans son propre système. Les modes – jadis performants – de conquête et de conservation du pouvoir deviennent contreproductifs dans un environnement urbain en pleine mutation ; ces habitudes apparaissent surannées.

La crise financière et économique

Jusqu’en 1981 (année précédant la fusion d’Anvers avec les communes limitrophes, voir plus loin), Anvers avait le droit d’emprunter de l’argent sur le marché (étranger) des capitaux. Il lui était ainsi possible de financer les investissements nécessaires dans le port. Mais une politique budgétaire assez peu orthodoxe allait de pair avec la réalisation de projets de prestige qui, à la longue, contribuait à accumuler les dettes. Cette dette était aussi la conséquence de l’exode urbain des mieux nantis, du dépeuplement suite au départ d’habitants vers des zones vertes entourant la ville. Pour Anvers, il y avait enfin la concurrence de ports internationaux. Pendant longtemps, les déficits purent être partiellement couverts par de nouveaux emprunts. La ville put ainsi, à une époque de pénurie relative, satisfaire malgré tout les aspirations de la population. De façon plus générale, il restait possible – dans cette situation – de repousser le problème. Il cessa d’en être ainsi lorsque le pouvoir fédéral supprima ce droit d’emprunt.

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La ville d’Anvers n’est cependant pas seule à être confrontée à des difficultés budgétaires. Tel est également le cas du pouvoir fédéral ; quant au pouvoir flamand, il mène en matière budgétaire une politique orthodoxe d’équilibre. Anvers en subit les conséquences : ainsi, on ne construisit pratiquement plus de logements sociaux entre 1980 et 1990. Or, les besoins étaient criants – comme le montre le nombre d’inscrits sur les listes d’attente. Pendant des années, il avait fallu des appuis politiques pour bénéficier d’un logement. L’Anversois, habitué au patronage et au clientélisme, a donc considéré dans de nombreux cas que l’impossibilité de se voir attribuer un logement social résultait d’un refus de la classe politique. Mais la politique d’austérité des pouvoirs publics a aussi eu des effets dans d’autres domaines. Par exemple, les travaux d’infrastructure et d’entretien ont été étalés sur de plus longues périodes, reportés ou parfois purement et simplement abandonnés. L’administration municipale, écrasée par les mesures d’assainissement que lui imposent les autorités flamandes et par le remboursement des emprunts, n’est plus à même d’effectuer, sur l’ensemble du territoire de la ville, les investissements nécessaires. Mais il est un autre fait important : les investissements les plus visibles se faisaient au centre-ville, donnant ainsi aux habitants de la périphérie un sentiment d’abandon. Le moteur économique d’Anvers commence lui aussi à toussoter. Anvers est un port mondial, soumis à une concurrence globale qui ne cesse de s’intensifier. Le taux de chômage a crû de 1980 à 1995. Les statistiques officielles du chômage sont révélatrices du déclin de l’emploi. En mai 1996, quelque 13,7% de la population active est officiellement au chômage à Anvers, soit environ 2% de plus que la moyenne flamande. Si on y ajoute les chômeurs qui ne sont pas repris dans les statistiques officielles (chômeurs de plus de 55 ans, chômeurs partiels etc.) ainsi que le nombre important de personnes qui survivent grâce à une aide financière complémentaire des pouvoirs publics (aide du CPAS), il est manifeste que la situation économique à Anvers n’est pas bonne, en particulier pour les travailleurs les moins qualifiés. Le plan d’assainissement imposé en 1990 à la ville d’Anvers par le ministre flamand de l’Intérieur impliquait aussi une réduction du nombre d’agents communaux – en d’autres termes, une diminution des possibilités de patronage politique. Alors que 14 000 personnes travaillaient encore pour la ville en 1982, elles n’étaient plus qu’environ 10 000 environ en 1994 (personnel du port inclus), soit une baisse de 28,6%. Mais l’emploi dans les services municipaux n’est pas le seul à être touché par la charge de dette que doit supporter Anvers.

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Pour réaliser l’équilibre budgétaire maintenu depuis 1982, il a fallu supprimer nombre de « droits acquis ». Les subsides aux associations disparaissent. Plusieurs d’entre elles ont le sentiment d’être abandonnées par la municipalité. La rentabilisation et la commercialisation des propriétés municipales font que des commerçants, des personnes privées et des associations qui pouvaient auparavant louer à très bon prix voire utiliser gracieusement ces propriétés sont tout à coup confrontés à de fortes hausses de prix – lesquels se retrouvent au niveau du marché – voire à la vente de bâtiments. Cette situation n’est pas toujours bien acceptée. L’un dans l’autre, le marasme des finances municipales, la crise économique et les investissements destructeurs d’emplois font que des formes importantes de services, essentielles au modèle clientéliste anversois, deviennent marginales ou disparaissent quasi totalement. Le contrat implicite entre les partis de la coalition et les électeurs se trouvait donc rompu.

Dépilarisation sociale, politique et culturelle

L’emprise de l’Église sur la population, qui est si caractéristique de la Flandre, n’a jamais été aussi forte dans les agglomérations urbaines que dans les campagnes. Il n’en allait pas autrement à Anvers. Pourtant, Anvers connaissait un pilier chrétien bien développé, construit au moyen d’un réseau finement maillé de paroisses. Du côté socialiste, le phénomène existait aussi, mais le maillage du réseau était moins serré. L’unité territoriale y est formée par le quartier ( wijk ) (administratif), qui comprend plusieurs paroisses. Alors que chez les catholiques, le rôle du clergé est d’une importance fondamentale, il est joué le plus souvent chez les socialistes, faute d’un tel encadrement, par les mandataires élus du parti. Au conseil de paroisse en tant qu’instance de coordination locale du pilier correspondent les cercles de propagande de quartier des socialistes. Sous la présidence du mandataire, ces cercles constituent le centre nerveux des activités locales du pilier socialiste. Y siègent les représentants de toutes les organisations appartenant au pilier : du club sportif aux associations de femmes, en passant par la fanfare. Les représentants de la vie associative forment le plus souvent, dans les deux piliers, les cadres moyens de chacun des deux partis (le SP et le CVP). Le conseil de paroisse et le cercle de propagande de quartier servent généralement de champ de recrutement pour les cadres des partis. Moyennant de

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longs états de service au pilier et au parti, on peut être appelé à exercer des mandats au conseil communal, dans les sociétés de logement social ou d’autres responsabilités dans le pilier ou le parti. Ce système a fonctionné sans anicroche jusqu’au début des années soixante-dix. Les associations socioculturelles prospéraient. L’autorité des dirigeants des piliers n’était pas mise en cause. La transmission, par paliers, des aspirations locales au niveau municipal par le canal du curé et des mandataires se faisait sans entraves. Et surtout, les deux piliers pouvaient – au moment des élections – engager efficacement leur réseau dans la bataille électorale 5. Le système des piliers fonctionnait bien, mais impliquait une forme d’apartheid. Les endroits qu’on fréquentait étaient totalement différents ; de plus, on n’avait aucun contact avec des personnes professant une autre idéologie ; on ne lisait pas davantage les journaux des « autres ». Très souvent, l’apartheid des piliers s’exprimait sur le plan géographique. Tous les canaux de communication étaient donc organisés en fonction des besoins internes du pilier. Néanmoins, l’effritement du socle des piliers va aller très vite. D’un point de vue structurel et social, cette évolution se rapporte aux mutations économiques et sociales que traverse le paysage politique belge 6. La prospérité, qui va croissant, fait que les classes moyennes cessent de considérer comme prioritaire l’opposition entre capital et travail. La hausse générale du niveau de scolarité augmente l’autonomie face aux partis et aux piliers. La décléricalisation affaiblit le rôle de la foi en tant que ciment du pilier catholique. La généralisation des moyens de communication de masse et leur commercialisation met fin au monopole d’information politique des piliers. Celui-ci cesse d’avoir le monopole de la vérité ; l’information traverse les barrières entre piliers et devient indépendante. Le déclin des secteurs économiques traditionnels entraîne la perte des anciens bastions syndicaux. L’individualisme et le néolibéralisme repoussent à l’arrière-plan, en tant qu’idéologies socio-économiques et que conceptions du monde, les valeurs du catholicisme et de la social- démocratie. Ou, de façon plus générale, comme l’explique Betz 7, « la fragmentation et la particularisation sont devenus les traits centraux du capitalisme post-industriel ». Des citoyens plus jeunes et bien scolarisés adhèrent à des valeurs post-matérielles 8. Un point essentiel est que la taille moyenne d’une ville comme Anvers a facilité et accéléré cette évolution.

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Quand on explique pourquoi les partis traditionnels ont perdu leur emprise sur la population des villes, on perd souvent de vue la modification de leur composition. Anvers a toujours connu une fluctuation relativement importante à cet égard. Au cours de la dernière décennie, elle a perdu de nombreux habitants au profit des communes périphériques. À la recherche d’un environnement plus calme, de verdure, d’endroits où les enfants peuvent jouer en toute sécurité, des (jeunes) ménages aisés quittent la ville et, en particulier, ses quartiers en déclin. Mais Anvers attire aussi des habitants. Outre les travailleurs étrangers qui viennent dans le cadre de l’immigration officielle, il s’agit le plus souvent de jeunes ou de groupes économiquement défavorisés qui recherchent l’anonymat ou les séductions de la ville. Suite à la disparition du « rideau de fer », des ressortissants de l’Europe de l’Est se rendent à Anvers, où ils séjournent légalement (avec un visa touristique) mais où ils travaillent dans l’illégalité. Ils s’installent tous dans les logements libérés. Aux côtés de la population autochtone, vieillissante et en reflux, ne souhaitant ou ne pouvant quitter la ville pour des raisons émotionnelles et/ou financières, on voit apparaître un groupe constant d’habitants d’origine étrangère et un groupe très changeant de nouveaux habitants belges. Ce processus a deux effets particuliers sur le fonctionnement du système anversois des piliers : en premier lieu, il y a disparition d’une partie importante des habitants qui, auparavant, faisaient partie du cadre intermédiaire des piliers. Les partis et les associations du pilier perdent ainsi des militants et des membres actifs. En second lieu, les nouveaux arrivants, s’ils sont Belges, ne connaissent pas les structures locales des piliers ou, dans le cas contraire, ne souhaitent absolument pas s’y intégrer – essentiellement parce qu’ils sont venus en ville pour se fondre dans l’anonymat. Le vieillissement des habitants d’origine entraîne très vite un dépérissement de la vie des partis et des activités associatives des piliers. La structure d’âge des membres fait que partis et piliers n’exercent pratiquement plus aucun attrait sur les jeunes, et qu’ils sont confrontés à des problèmes propres à une population vieillissante 9. Très rapidement, la vie socioculturelle des associations change de caractère. Leur attachement autoproclamé à des tendances philosophiques et idéologiques se modifie de fond en comble. La tendance chrétienne et, surtout, la tendance socialiste perdent systématiquement des associations. La tendance pluraliste (n’appartenant à aucun pilier) représente aujourd’hui plus de la moitié des associations. Le nombre total d’associations qui restent actives et

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qui offrent à leurs membres un réseau social permanent est en nette diminution. Simultanément, les fonctions que remplissait la vie associative au sein des piliers (formation de réseaux idéologiques, communication entre le sommet et la base, séparation entre le bien et le mal, etc.) se font plus vagues.

Le déclin électoral des deux partenaires de la coalition

Anvers est la seule ville de Flandre qui ait une taille raisonnablement grande. Quiconque analyse son histoire politique sait qu’il y a toujours eu place pour des expériences politiques. Avant la guerre, la population anversoise avait envoyé au conseil communal un élu dont le programme demandait notamment que la ville soit entièrement recouverte. Le succès du parti Rossem 10 en 1991 à Anvers peut être interprété à partir de cette même tradition. Mais les nationalistes flamands démocratiques de la Volksunie (1958), les Verts d’Agalev (1979) comme le VB (1978) ont, eux aussi, fait leurs premières armes à Anvers. Pourtant, pour la coalition en place, la période d’après-guerre démarre sous d’excellents auspices. Jusqu’au début des années soixante, la coalition rouge-romaine peut compter sur une majorité confortable des voix, oscillant entre 74 et 85%. Entre 1960 et 1975, la majorité s’affaiblit (65% environ), en raison principalement des pertes du partenaire catholique. La fusion d’Anvers avec les communes de sa périphérie en 1982 constitue, à cet égard, un point de rupture. Lors des élections de 1982, la coalition ne compte plus que sur 53,6% des suffrages. Agalev entre au conseil communal avec 7,3% des voix. Mais le VB fait, lui aussi, son entrée au conseil communal avec 5,2% des suffrages. La présence dans la ville de nombreux petits groupes d’extrême droite joue, dans ce succès comme dans la création du VB à Anvers, un rôle important. Elle s’explique surtout par le fait que, pendant la répression qui a suivi la deuxième guerre mondiale, beaucoup de ceux qui avaient collaboré avec l’occupant allemand recherchaient l’anonymat de la seule grande ville flamande homogène. Les choses vont aller en empirant. Lors des élections communales de 1988, la coalition en place obtient 48,82%, et en 1994, 35,57% seulement. Pendant cette même période, Agalev progresse en passant respectivement à 9,2% et à 13%. Mais le VB est le parti qui recueille véritablement les voix perdues : parti au bas de l’échelle en 1982, il

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passe à la troisième place en 1988 (17,7%) et conquiert la première position en 1994 (28%).

Résultats élections municipales, ville d'Anvers 1946-1994

pourcentages 50 CVP

40

SP 30

20 * PVV 10 VU x AGALEV VLBLOK 0 1946 1952 1958 1964 1970 1976 1982 1988 1994 fusion x : fusion des listes 'Liberale Actie' et 'Lilaer-Liberalen' * : même pourcentage pour CVP et VU à cause d'une fusion dans la liste 'ANTW94' Source: Résultats des Elections, Ministére de l'Intérieur

Malgré cette perte de voix, la coalition SP-CVP continue de mener une politique « as usual » jusqu’en 1992-1993. Le système électoral en vigueur pour les élections communales (Imperiali) fait que les grands partis sont favorisés en nombre de sièges, par rapport à leur pourcentage en voix. Même avec 48,8% des suffrages en 1988, la coalition conserve de justesse une majorité. En conséquence, la capacité d’action du collège des bourgmestre et échevins atteint son point le plus bas. Chez chacun des partenaires de la coalition, des conseillers communaux et des échevins mécontents sont susceptibles, à tout moment, d’exercer un chantage. S’ils ne sont pas d’accord avec quelque chose, fût-ce un point d’intérêt très individuel, ils menacent de ne plus soutenir la coalition au conseil communal. Des dossiers importants sont parfois reportés pendant des mois sinon des années. Les conflits entre les partenaires de la coalition, mais davantage encore à l’intérieur même des partis augmentent de jour en jour alors que chacun est convaincu d’une défaite historique probable en 1994. Les conséquences de l’élection législative de 1991, où le VB effectue une percée nationale avec un peu moins de 10% des voix, se font également sentir à Anvers. Sous l’impulsion de son président

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Verhofstadt, le parti libéral (PVV) se transforme en VLD (Vrije Liberale en Demokraten). Ce n’est pas le changement d’appellation en soi qui importe, mais le fait que les conceptions néolibérales en matière socio-économique prennent le dessus au sein du VLD (alors qu’auparavant, le programme était vaguement social-libéral et clientéliste), et que le nouveau programme entend démanteler ce qu’il appelle le « profitariat » des organisations pilarisées (syndicats, mutuelles, organisations d’aide sociale, etc.) de tendance socialiste et chrétienne 11 . Pour cela, il faut néanmoins que le VLD devienne le premier parti de Flandre, afin de ne plus pouvoir être écarté de la formation des gouvernements nationaux. Il échoue dans ses contacts avec la Volksunie. Il monte alors une stratégie pour que des mandataires individuels de la VU, du CVP et du SP rejoignent les rangs du VLD. Certains d’entre eux le font, parmi lesquels un conseiller communal CVP d’Anvers. Lorsqu’ensuite, un conseiller communal socialiste d’Anvers rallie le VB – suivant en cela, affirme- t-il, ses électeurs – la coalition ne dispose plus d’une majorité utile. Après plus de 70 ans, la coalition entre CVP et SP à Anvers cesse d’exister. Elle est élargie à la VU en décembre 1992 et reste inchangée pour le restant de la législature. Comme pratiquement partout en Europe, certains membres des élites politiques et syndicales anversoises semblent être mêlés à des affaires de corruption, des malversations financières ou d’autres histoires peu claires 12 . L’indignation est générale lorsqu’il s’avère que des dirigeants politiques anversois du CVP, du SP mais aussi du VLD sont accusés, à raison ou à tort, d’avoir participé – dans le cadre ou non du financement de leur parti – à une escroquerie au moyen de fausses factures. La crédibilité du mouvement socialiste anversois est entamée lorsqu’il s’avère qu’un de ses syndicats a accordé d’importants avantages financiers à son personnel, en noir, grâce aux cotisations des affiliés. La presse publie des articles qui insinuent en termes vagues que de hauts dirigeants socialistes seraient (pourraient être) mêlés à des affaires de prostitution illégale et de malversations financières. Dans les rangs du parti-frère, le PS (parti socialiste), trois dirigeants sont accusés de corruption et doivent démissionner. Dans la ville francophone de Liège, un homme politique socialiste est, pour la première fois dans l’histoire, assassiné. L’affaire n’est pas éclaircie, mais elle est mise en rapport avec des escroqueries et des règlements de comptes au sein du PS. Un ministre national du CVP est accusé dans la presse de corruption dans un grand dossier en matière d’environnement (dossier qui n’a pas abouti) ; le PVV est touché par

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le scandale des ventes d’armes ; le CVP est cité dans une affaire de fraude (Beaulieu),... Que les insinuations/accusations dont question correspondent ou non à la vérité ne change rien à la constatation qu’à la veille des élections communales d’octobre 1994, un climat de défiance régnait dans la population à l’égard, au moins, d’une partie des hommes politiques traditionnels, considérés peu fiables (passant d’un parti à un autre sans abandonner leur mandat) ou corrompus (le dossier de corruption dans l’affaire des hélicoptères Agusta, qui fera plus de bruit encore, n’éclatera qu’au printemps de 1995 ; l’affaire Dutroux date d’août 1996 seulement).

Les nouveaux défis politiques et la coalition en place

Dans les partis de la coalition sortante, il n’y a pratiquement plus de cadres intermédiaires. Pour autant qu’ils existent encore, il s’agit souvent de personnes âgées. Les jeunes générations (moins de 40 ans !) font presqu’entièrement défaut. Les organisations politiques de la jeunesse des partis traditionnels sont plus visibles sur le papier qu’aux yeux de la population. Les machines de propagande bien huilées d’antan, dont le fonctionnement se basait sur l’effort de collaborateurs bénévoles, s’enraient. Il faut engager des collaborateurs professionnels et des « volontaires » rémunérés pour porter le message électoral à la population. Pire : du côté chrétien comme du côté socialiste, le fonctionnement du parti se sclérose. Peu de membres ordinaires assistent encore aux congrès politiques. Les deux partis perdent leurs affiliés, même s’ils en gardent parmi le personnel de la ville, de la province et du CPAS et au sein du personnel enseignant des écoles de la ville et des écoles officielles, qui continuent de dépendre du parti pour obtenir des promotions. Les groupes d’action et autres ne sont plus issus des piliers. Indépendamment des militants qui brillent par leur absence, ce phénomène est dû à l’incapacité des organes du parti de s’adapter aux exigences d’une nouvelle génération, mieux scolarisée. Dans le passé existait entre la direction du parti et la base une sorte de contrat non écrit : la base offrait à ses dirigeants ses suffrages et une confiance absolue ; en échange, les dirigeants défendaient ses intérêts. Mais la définition de ce qu’étaient vraiment ces intérêts était du ressort exclusif des dirigeants. Le fonctionnement du CVP et du SP a continué à s’appuyer, pour l’essentiel, sur ce contrat. Les positions du parti sont définies dans le

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milieu clos des dirigeants ; elles forment ensuite, le plus souvent sans approbation explicite des différents organes du parti, la ligne de ce dernier. Ceux qui critiquent ce mode de fonctionnement ou qui défendent des positions dissidentes sont écartés. L’attrait que cette forme de fonctionnement exerce sur les jeunes, plus scolarisés, est quasiment nul. Il en résulte que la composition sociologique des deux partis ne correspond plus guère à la composition sociologique de la population anversoise. Ce qui explique, par ricochet, la survivance des anciens modes de fonctionnement et des dirigeants en place. Un groupe toujours plus restreint de membres actifs du parti, socialisés dans les traditions anciennes, maintient celles-ci en honneur. Pour Anvers, il est une donnée dont l’importance ne doit pas être perdue de vue : la fusion, toujours mal digérée, de la ville d’Anvers proprement dite avec les communes avoisinantes en 1982. La fusion avec les communes d’Ekeren, de Merksem, de Deurne, de Borgerhout, de Berchem, de Wilrijk et d’Hoboken a fait naître une entité administrative de quelque 500 000 habitants. D’un seul coup, la population a perdu sept bourgmestres, sept collèges échevinaux, et sept conseils communaux. Sept centres d’assistance clientéliste (les anciennes maisons communales) à la population des communes fusionnées avec la ville d’Anvers ont disparu. Des 294 sièges de conseiller communal qui existaient il n’en est resté que 55 13 . Avant la fusion, la population connaissait pour ainsi dire toujours l’un ou l’autre conseiller communal. Désormais, le conseiller communal nouveau devient pour la plupart des gens quelqu’un de « lointain ». La population n’est pas seule à digérer difficilement la fusion : c’est aussi le cas des partis politiques. Ce qu’on appelle le « districtisme » – l’accent mis sur la spécificité des districts (les anciennes communes) – reste une tendance bien vivante dans et hors les partis. Tous ces éléments font que les piliers et les partis ont perdu leur emprise sur les électeurs et leurs contacts avec la population. Trois problèmes cruciaux se sont posés : le milieu urbain et la rénovation urbaine, les problèmes de cohabitation entre Belges et minorités ethniques (ceux qu’on appelle les « immigrés »), et la criminalité et la sécurité, ou le problème du corps de police d’Anvers. La coalition SP-CVP n’a eu aucune politique en matière de rénovation urbaine. Elle n’a en rien remédié aux causes du dépeuplement urbain. Celles-ci étaient surtout en rapport avec l’absence d’espaces ouverts et d’espaces verts. Ceux qui restent reprochent aux autorités de la ville de ne rien faire, ou du moins pas grand-chose, pour que leur quartier réponde aux exigences du temps.

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La seule politique qui existe en termes d’urbanisme est celle qui consiste à intervenir çà et là dans le centre historique de la ville, où des rues commerçantes et des places sont transformées en piétonniers et réaménagées pour stimuler le secteur horeca et le petit commerce. Les habitants reprochent encore aux autorités communales de laisser se dégrader leur propre patrimoine immobilier et, surtout, de ne pas assurer la propreté des rues et des places publiques. Comme d’autres villes, Anvers subit aussi la pression d’une circulation automobile toujours plus dense. Mais, la seule chose que prévoit la politique du pouvoir communal est de lui laisser plus de place encore et d’aménager la ville en fonction de l’auto. En matière de transports en commun, la seule réalisation a été la construction d’un réseau de métro souterrain, inutilisé jusqu’en 1994, dont les travaux ont occasionné de sérieux bouchons. Les conducteurs de bus doivent se mettre en grève pour que la ville envisage d’infliger une amende aux automobilistes qui stationnent sur les bandes de circulation réservées aux transports en commun et, éventuellement, de faire enlever leur véhicule. En dehors des heures de pointe, il faut aux transports en commun plus d’une heure pour aller d’un côté à l’autre de la « vieille ville », c’est-à-dire intra muros . En voiture, le même trajet prend à peine quinze minutes. Il n’y a pratiquement pas de pistes cyclables en ville ; le stationnement sauvage, en toute impunité, sur les rares pistes qui existent est pratiquement la règle. La question des transports en commun et de la sécurité routière est donc de celles qui sont le plus souvent soulevées lors des rencontres, dans les quartiers, avec les responsables politiques. L’absence totale de vision en matière de planification et de développement urbain a conduit en 1988 un groupe de citoyens à créer une organisation privée sans but lucratif Stad aan de Stroom , afin de revitaliser un certain nombre de quartiers particulièrement dégradés sur les bords de l’Escaut. La population de ces quartiers attendait beaucoup de ces projets de rénovation, auxquels elle avait été associée. La déception sera d’autant plus grande lorsqu’il s’avérera, mi-1992, que la ville retire son soutien à l’opération et qu’aucun des projets envisagés n’aboutira. Cette déception s’ajoute au fiasco des zones dites de « revalorisation ». Dans les années 1982-1990, la ville a parlé des années durant avec les habitants de zones en déclin, leur promettant que leur quartier ferait l’objet de mesures de revalorisation. Après des années de conciliabules, il s’est finalement avéré que les moyens promis par les autorités flamandes étaient extrêmement minimes.

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La tendance à la « suburbanisation », qui provoque l’émigration des habitants a aussi un autre effet. Les logements qui se libèrent dans ces quartiers sont plutôt bon marché et sont occupés progressivement par des immigrés venus dans les années soixante et soixante-dix du Maroc et de Turquie pour travailler dans le pays et à Anvers. Ils vivent plutôt à l’extérieur, ce qui s’explique par l’étroitesse des habitations. Cela rend le phénomène plus visible, donnant l’impression que les immigrés sont extrêmement nombreux. Pourtant, ils ne représentent qu’une petite minorité de la population – quelque 6,3 % 14 . Il est vrai qu’ils se concentrent dans quelques quartiers. Dans les districts de Borgerhout, d’Anvers (le centre ville) et d’Hoboken, ils représentaient en 1987 respectivement 9,2%, 6,6% et 5,2% des habitants ; ce sont là les pourcentages maximum des huit districts. Même en 1994, il n’existe pas de ghettos à Anvers comme en France ou aux Etats-Unis. Les Turcs et les Marocains représentaient à Borgerhout, le district qui abrite le nombre le plus élevé d’étrangers de confession musulmane, 15,9% de la population en 1994 15 . Leur composition démographique – beaucoup de jeunes enfants et d’adolescents – contraste fortement avec celle de la population belge de ces quartiers, qui sont plutôt d’âge moyen ou âgés. Il en résulte fatalement des concurrences sur les segments les moins onéreux du marché du logement. La pression qu’exercent les autorités nationales afin de respecter, lors de l’attribution des logements sociaux, des critères objectifs fait que dans de nombreux cas les immigrés, compte tenu de leur statut social, précèdent les Belges (déjà sans enfants). Ceci donne aux candidats locataires belges l’impression que les allochtones sont favorisés dans le secteur du logement social. Les entreprises dites « ethniques » (surtout dans le secteur horeca et la petite distribution) font une vive concurrence aux petits commerces autochtones, vu la composition démographique de ces quartiers 16 . À l’occasion de la campagne électorale de 1982 déjà, les Jeunes socialistes avaient signalé à leur bourgmestre élu que dans certains quartiers, la population et les électeurs du SP manifestaient parfois une attitude négative vis-à-vis des « travailleurs immigrés ». Mais la coalition avait pour politique de garder autant que possible le silence sur les problèmes de société. Les partenaires de la coalition n’avaient- ils pas prouvé qu’ils étaient à même de neutraliser ou d’absorber les nouveaux venus en politique, de même que les enjeux électoraux qu’ils incarnaient ? Les progrès considérables du VB à Anvers lors des élections nationales de 1987 vont fissurer cet immobilisme. Stratégiquement, la politique reste celle du profil bas et on se contente

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de quelques déclarations d’intention sur l’intégration, les droits et surtout les devoirs des immigrés ; le seul acte politique destiné à résoudre les problèmes de cohabitation entre immigrés et autochtones est l’installation d’agents de quartier ( wrevelagenten ), une brigade policière spéciale, non répressive, chargée de résoudre les tensions (wrevel ) entre habitants autochtones et allochtones. La déroute subie lors des élections communales de 1988 (VB : + 12,5% et 10 des 55 sièges au conseil communal) marquera le départ d’un programme de type trial and error au niveau municipal. Des projets modestes d’investissement pour revaloriser les quartiers où la coalition a perdu le plus de voix sont mis à exécution. On utilise des moyens mis à disposition par les autorités flamandes pour mettre sur pied un programme social. Fidèles aux habitudes de la coalition, le SP et le CVP signent une convention de répartition des sommes à investir, pour en faire profiter leurs réseaux de clients. On développe des initiatives communales publiques (le SP), des initiatives sociales chrétiennes privées (le CVP), des initiatives privées laïques (le SP et, ici et là, le PVV) mais aussi parfois des initiatives pluralistes (initiatives privées sans lien avec l’un ou l’autre parti politique) pour stimuler l’intégration des déshérités, tant autochtones qu’allochtones, dans la société. Tout cela ne permet pas d’élaborer une politique cohérente. Dans le meilleur des cas, on travaille en parallèle ; dans le pire, les différentes initiatives se font concurrence. Depuis 1988, la sécurité et la criminalité sont devenues, à Anvers, des sujets « chauds ». Chaque année, le VB et la coalition se chamaillent pour savoir si les statistiques de criminalité ont, ou non, connu une hausse spectaculaire par rapport à l’année précédente, si ce phénomène a un rapport avec un meilleur fonctionnement de la gendarmerie et de la police, et avec l’habitude prise par le citoyen de leur signaler plus rapidement les méfaits dont ils ont connaissance et si les (jeunes) immigrés sont davantage impliqués dans certaines formes de criminalité (de rue). La presse locale y consacre une large attention. Il est certain que la population est persuadée de la hausse de la criminalité dans la ville et qu’elle en rend surtout responsables les jeunes immigrés et les immigrés clandestins. De nouveaux problèmes (vandalisme des jeunes, problèmes de cohabitation, petite criminalité de rue...) se présentent. Il est frappant de constater qu’à une exception près, la police se compose entièrement de Belges autochtones. De plus, certains pensent qu’un pourcentage important des services de police sont des sympathisants du VB ou lui ont apporté leur soutien. Ce qui est clair, c’est que le moral et le fonctionnement de la police

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est au plus bas. À l’approche des élections communales de 1994, la coalition a été confrontée à des grèves dans le corps de police et à une population insatisfaite de son fonctionnement.

La stratégie du Vlaams Blok

Lorsque Karel Dillen créa le VB à la fin des années soixante-dix, c’était après avoir réussi à réunir plusieurs groupuscules d’extrême droite. En dehors du parti nationaliste flamand démocratique, la VU, la variante d’extrême droite du nationalisme flamand survivait dans de nombreuses petites organisations. Celles-ci allaient des troupes paramilitaires du Vlaamse Militanten Orde (le VMO) à un groupement plus intellectualiste et plus idéologique, Were di , en passant par des associations d’anciens combattants du front de l’Est et par d’anciens collaborateurs, voire de mouvements de jeunesse comme le Vlaams Nationalistisch Jeugdverbond . La plupart de ces organisations étaient nées entre 1946 et 1965. Dillen jouait un rôle de premier plan dans plusieurs d’entre elles. Malgré leurs nombreuses rivalités internes, il avait ainsi réussi à gagner leur confiance. Un autre point important est le fait que de nombreuses personnes accusées ou soupçonnées de collaboration pendant la deuxième guerre mondiale avaient quitté les campagnes pour se réfugier dans le relatif anonymat de la seule ville moyenne néerlandophone, à savoir Anvers. Dans les premières années, ils assurèrent les besoins financiers et matériels du VB. Jusqu’aux élections communales de 1982, le VB n’a eu qu’un seul élu à la Chambre (Dillen). Le VB lui-même fut surpris par son succès lors des élections communales de 1982 à Anvers. Les deux élus du VB au conseil communal étaient considérés généralement comme des seconds couteaux. Bien que le principal point du programme du VB fût le nationalisme flamand (il revendiquait l’indépendance de la Flandre), il s’avéra très vite que son succès relatif était surtout dû à ses positions dirigées contre les immigrés – qui occupaient jusque là une place plutôt marginale dans son programme. Il en alla tout autrement lors des élections communales de 1988 ; à Anvers, le parti fit élire dix conseillers communaux 17 .

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En 1988, le parti se trouvait entièrement restructuré, à Anvers en tout cas. Filip Dewinter, un cadre important du parti devenu membre du parlement belge en 1987, devint le chef du groupe VB au conseil communal anversois. Dewinter avait entamé sa carrière politique comme dirigeant des VB-Jongeren, le mouvement de jeunesse du parti. Ses qualités d’organisateur furent très vite repérées par Dillen, qui en fit un candidat aux élections législatives. Il devint (et est resté) le principal organisateur du VB et y représente la ligne dure, anti- immigrés, du parti. Il organisa le VB de façon stalinienne, avec de petits noyaux de militants radicaux dans différents quartiers et des sections spéciales, par exemple celle de la propagande. Le parti compte deux sortes de membres : les militants et les membres cotisants. Dewinter plaça les positions anti-immigrés à l’avant-plan des préoccupations du parti. En première instance, jusqu’en 1987 environ, le VB destine surtout sa propagande et ses activités d’agitation aux quartiers défavorisés de la ville. Ses militants y sont présents sur le terrain, organisent des manifestations contre la présence d’immigrés dans la ville, des actions de protestation contre la soi-disant multiplication effrénée du nombre de mosquées dans ces quartiers, imputent systématiquement aux immigrés la responsabilité de la criminalité, du chômage... bref, de tout ce qui ne marche pas. Ils accusent le pouvoir municipal de favoriser injustement les immigrés, les partis traditionnels (CVP, SP, VLD et VU) d’être non fiables, voire corrompus. Mais c’est surtout le message positif du parti – selon lequel tous les problèmes (le chômage, la dégradation des quartiers, la criminalité...) seront résolus dès que les immigrés seront chassés du pays – qui trouve un écho favorable auprès des électeurs de ces quartiers L’étude des résultats par quartier pour le centre-ville et le district de Borgerhout pour les élections nationales de 1985 et de 1987 18 montre que le VB obtient ses meilleurs résultats et enregistre ses progrès les plus marquants dans ces quartiers déshérités. Il y recueille de 20 à 30% des suffrages. Globalement, on peut dire qu’il y a un rapport étroit entre les résultats du VB et la présence d’« immigrés », mais que cette explication ne vaut pas partout. Certaines caractéristiques comme la vétusté des logements, le nombre élevé de bâtiments inoccupés, l’état matériel déplorable des habitations, leur confort insuffisant, la présence de nombreux chômeurs, de nombreux minimexés ou bénéficiaires d’autres aides financières des pouvoirs publics sont des constantes qui se retrouvent dans tous les quartiers où le VB a réussi à s’implanter.

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Les élections communales de 1988 sont le début d’une deuxième phase : le VB élargit son rayon d’action. Ses efforts se déplacent partiellement vers les quartiers plus aisés. Il continue de réaliser ses meilleurs résultats dans les quartiers défavorisés, mais il est frappant que dans les quartiers mieux nantis, dont le comportement électoral pouvait antérieurement être qualifié de typiquement libéral (PVV), le VB semble effectuer un mouvement de rattrapage. Cette tendance se confirme lors des élections européennes de 1989. Le PVV perd un nombre considérable d’électeurs dans ces quartiers par rapport à 1987 et 1988. Alors qu’il recueille, dans ses quartiers typiques, de 26,5% à 31% des voix en 1987, ce pourcentage passe en 1989 à une fourchette qui va de 20,1% à 23,5%, alors que le VB y progresse sensiblement. La déroute est encore plus cruelle pour le SP. Dans ses quartiers typiques, il perd de 5 à 10%. Ici aussi, le VB enregistre des progrès certains 19 . À partir d’une tête de pont dans les quartiers les plus dégradés, le VB peut systématiquement élargir et conforter ses positions dans les parties mieux nanties de la ville. Les élections nationales de 1991 qui concrétisent la percée du VB ailleurs qu’à Anvers ne font que confirmer cette tendance. Dans certains quartiers défavorisés de la ville, le VB obtient jusqu’à 40%, voire 50% des voix.

Le point culminant : les élections communales d’octobre 1994 à Anvers

À l’occasion des élections communales de 1994, la question était de savoir si le VB serait à même de briser la coalition en place. Fouettés par les résultats désastreux que leur promettaient les sondages d’opinion, tous les partis traditionnels cherchaient à persuader l’électeur anversois qu’ils s’étaient (partiellement) rénovés. Le CVP et la VU formèrent un cartel électoral local sous l’appellation d’ Antwerpen ’94 . Différents échevins et conseillers communaux sortants furent écartés de cette liste et remplacés, notamment par un ancien ministre qui jouissait d’une certaine popularité et par l’organisateur, controversé mais connu, d’Anvers capitale culturelle de 1993. Le VLD plaça, en tête de sa liste, le fils d’un célèbre homme politique social chrétien anversois –il était le candidat bourgmestre du parti – et attira également, parmi ses candidats, un homme d’affaires de premier plan. Agalev amena à Anvers une femme, présentée

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comme candidate au mayorat, l’un de ses ténors politiques ; il élargit aussi sa liste, l’ouvrant à des candidats venus du SP et de l’extrême gauche. Le SP fut finalement celui des partis traditionnels à garder le plus de ses candidats habituels, mais plaça aussi sur sa liste, à l’instar d’Agalev et d’ Antwerpen ‘94 , quelques Belges d’origine turque ou marocaine. Les élections promettaient d’être ouvertes, ce dont témoigne par ailleurs le nombre de partis qui s’y présentaient (18). Il est encore important de savoir que les élections communales de 1994 étaient les premières du genre à connaître des limitations légales aux dépenses de campagne. Les partis qui disposent (encore) de militants prêts à travailler gratuitement, comme le VB, se trouvent de ce fait relativement avantagés. L’enjeu de la campagne électorale était, pour l’essentiel, double. D’une part, la personnalité du bourgmestre SP y occupait une place centrale. Le VB utilisa la controverse née à ce sujet pour le charger de la responsabilité de tout ce qui allait mal à Anvers. Il y eut, de ce fait, une polarisation au sein de l’électorat entre partisans et adversaires du bourgmestre. D’autre part, l’enjeu central était la question des immigrés et des illégaux, liée à celle de l’insécurité – autant de thèmes que le VB ne cessait de ressasser. Le VB et Agalev étaient ici deux pôles opposés, avec d’une part « les immigrés dehors » et, de l’autre, « l’intégration des immigrés ». Le VLD traitait du même thème en termes d’« intégration obligatoire » et d’insécurité. Le VB obtint 28,5% des suffrages et 18 élus sur 55 au conseil communal. Il ne put être tenu à l’écart de la coalition que par une alliance de quasi tous les autres partis ayant obtenu des sièges au conseil communal d’Anvers (le SP, Antwerpen ‘94 , le VLD et Agalev). Comme en 1988, la « qualité » des élus du VB s’était de nouveau fort améliorée : l’avocat remplaçait le coiffeur. Le VB faisait ce choix parce qu’il entendait pouvoir disposer en l’an 2000, lors des prochaines élections communales, d’élus capables de se frotter au pouvoir. Le sondage effectué au sortir des urnes par l’ISPO 20 (N = 2 700) à l’initiative de la BRTN-TV permet de dessiner le profil de l’électeur du VB et de vérifier d’où proviennent les voix recueillies par ce parti 21 . Les résultats indiquent en tout cas que le VB a recruté des électeurs dans toutes les couches de la population. Quelques 40% des électeurs ayant participé à la fois aux élections communales de 1988 et à celles de 1994 s’avèrent avoir modifié leur vote. C’est un pourcentage énorme, même par comparaison avec les élections législatives de 1991 qui avaient bouleversé le paysage politique : 33%,

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et plus encore par comparaison avec celles de 1987 : 16% 22 . Le VB s’avère être le parti auquel le plus d’électeurs restent fidèles : 87% de ses électeurs de 1988 votent encore en sa faveur en 1994. Les électeurs du CVP et de la VU ne suivent apparemment pas leur parti respectif dans la constitution de la liste Antwerpen 94 : 42% environ des électeurs de la VU et du CVP de 1988 seulement votent, en 1994, pour cette liste de cartel. Le SP, le VLD et Agalev ont respectivement 63, 66 et 70% d’électeurs fidèles. La stabilité de l’électoral du VB au fil des élections successives est particulièrement frappante. Seuls le VB et Agalev paraissent exercer une forte attraction sur les nouveaux électeurs (âgés de 18 à 25 ans). Le VB obtient 30% de leurs suffrages et Agalev 20%. Les autres partis n’ont pratiquement aucun succès auprès de cette catégorie d’électeurs, avec 12% ou moins des voix. Aussi l’électorat du VB peut-il être considéré comme relativement jeune. Il semble bien que la polarisation entre les deux partis sur le thème de l’immigration (le VB est hostile aux immigrés, Agalev favorable à leur intégration) ait déterminé le comportement électoral des jeunes. Le VB attire des électeurs venant de tous les autres partis. Parmi ceux-ci, 36% viennent de la liste de cartel CVP/VU, 26% du SP, 18% des électeurs qui avaient voté, en 1988, blanc ou nul, 9% du VLD et 6% d’Agalev. Ces résultats confirment la tendance qui s’était déjà manifestée lors des élections nationales de 1991 : ce sont les deux grands partis traditionnels pilarisés, le CVP et le SP, qui cèdent le plus d’électeurs au VB ainsi que, proportionnellement, la Volksunie. Le VB, par ailleurs, ne cède que marginalement des électeurs aux autres partis (un millier au maximum). Après contrôle pour les autres variables du modèle, le sexe ne s’avère avoir aucune influence sur le comportement électoral des électeurs anversois. Pour ce qui est du niveau de formation des électeurs, le VB est fortement surreprésenté 23 chez les électeurs qui ont un faible niveau de formation (34,6%), surreprésenté chez ceux qui ont un niveau moyen de formation (30,5%) et fortement sous- représenté auprès de ceux qui ont un niveau élevé de formation (17,1%). Quant aux implications idéologico-philosophiques (convictions religieuses, fréquentation de l’église), le VB est sous- représenté parmi ceux qui ont des convictions affirmées, les croyants (les catholiques et ceux qui vont régulièrement à l’église) (23,6%) et chez les humanistes laïcs (12,3%). Il est, par contre, surreprésenté chez ceux qui disent ne pas avoir de convictions philosophiques (28,3%) et chez les croyants « à la marge » (ceux qui sont catholiques

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mais ne vont pas à l’église) (30%). En résumé : plus le niveau d’éducation est bas, plus la possibilité d’un vote en faveur du VB est élevée ; plus on est impliqué dans un réseau philosophique, plus la possibilité de ce vote est mince. Mais c’est la variable « profession » qui explique pourquoi le VB a pu devenir le premier parti d’Anvers. Le VB est fortement surreprésenté chez les ouvriers (33,2% ; les ouvriers représentent 22% de l’électorat anversois) et se situe à sa moyenne municipale pour les non-actifs (26,6%). Telles sont les observations qui correspondent à des constats faits précédemment 24 . Le VB n’est que légèrement sous-représenté auprès des employés (23,5%) et encore plus légèrement chez les cadres, les indépendants et ceux qui exercent une profession libérale (24,7%). Si le VB a connu un tel succès lors des élections communales de 1994 à Anvers, c’est donc parce qu’il a réussi à élargir son champ de recrutement en direction des employés (subalternes) et surtout des (petits) indépendants, et parce que ses électeurs précédents – à savoir surtout des ouvriers – lui sont demeurés fidèles. Cette situation peut s’expliquer par la position socio-économique plutôt précaire que connaissent, dans les années quatre-vingt-dix, les employés subalternes. Ceux-ci craignent, par ailleurs, de glisser de leur position au sein de la classe moyenne vers la classe inférieure, sous l’influence du chômage. Depuis un certain temps déjà, les (petits) indépendants sont confrontés à un niveau de consommation en recul. Aussi le nombre de faillites est-il en augmentation depuis le début des années quatre-vingt-dix. Ajoutons à cela la concurrence avec les indépendants « étrangers » dans certains quartiers de la ville.

Conclusions

Parce qu’elle a duré soixante-dix ans, la coalition au pouvoir à Anvers a fini par effacer toute différence entre le centre-droit (le CVP)et le centre-gauche (le SP). Une convergence est intervenue entre les partenaires de la coalition, dont la politique consiste, très pragmatiquement, à conserver et à exercer le pouvoir. La place était donc libre pour la naissance de nouveaux partis. Ces formations se sont greffées sur les enjeux et les problèmes que la coalition en place avait écartés, ou méconnus. Pour Agalev, il s’agit de l’environnement et de la planification urbaine ; pour le VB, de l’immigration et de la sécurité. Les deux partis sont, à de nombreux égards, de parfaites

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antithèses : l’universalisme de l’un s’oppose au particularisme de l’autre 25 . Cette opposition peut être définie comme l’élément normatif-culturel d’un clivage, « un jeu de valeurs et de croyances qui déterminent un sens de l’identité »26 . L’essor d’un parti anti-immigrés, fondé sur des valeurs xénophobes et racistes 27 se rapporte aux mutations socio-économiques et politiques de la fin des années quatre- vingt et de la première moitié des années quatre-vingt-dix. Sur le plan politique, il s’avère que le système clientéliste des piliers qui a permis d’asseoir, pendant longtemps, le pouvoir de la coalition CVP-SP, devient de plus en plus contreproductif, en raison des évolutions socio-économiques. Il peut fonctionner dans quatre conditions seulement, celles qui sont mentionnées plus avant : une population fortement pilarisée ; des finances publiques solides, et un pouvoir public suffisamment déterminé à agir ; des appareils de parti flexibles, à même de reconnaître les nouveaux enjeux politiques et d’y apporter réponse ; une base électorale fidèle et suffisamment large. Ces quatre conditions sine qua non ont été réduites à néant suite à la sclérose des traditions et du partage du pouvoir ; à la foi en une inaliénabilité du pouvoir, malgré les changements traversés par l’environnement urbain et la composition démographique ; à une crise économique structurelle (chômage) ; à la dépilarisation et à l’éclosion, lente mais inéluctable, d’un Anvers multiethnique. Ceux qui risquent d’être les perdants de ces mutations structurelles – essentiellement des jeunes ouvriers non qualifiés, des employés subalternes et de petits indépendants – cherchent leur salut auprès du VB qui leur offre une utopie simple mais trompeuse : lorsque tous les immigrés auront disparu, les perspectives de prospérité et les certitudes de jadis reviendront. Le VB fait ainsi miroiter un message « positif » qui répond aux frustrations de ces couches de la population. Ses positions hostiles à l’immigration, son populisme et son rejet de la politique (partisane) sont, avec l’excellente organisation de l’appareil du parti, la présence de militants convaincus dans le contexte historique spécifiquement politique de la ville d’Anvers et de la transition difficile vers une société postindustrielle, les fils qui permettent au VB de tisser sa toile, avec un succès certain, dans la métropole anversoise. En 1994, tous les partis démocratiques se sont vus contraints de former une coalition pour écarter le VB du pouvoir municipal. Cette grande coalition (qui rassemble le SP, Antwerpen ‘94 – c’est-à-dire le CVP et la VU –, le VLD et Agalev) réussira-t-elle à empêcher le VB de s’emparer de la ville en l’an 2000 ? La réponse à cette question

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dépendra de ses capacités à adapter, en six ans, la ville aux exigences d’une politique moderne et à renoncer au clientélisme, à la pilarisation et au paternalisme.

NOTES

1 Piero Ignazi, « The silent counter-revolution : hypotheses on the emergence of extreme right-wing parties in Europe », European Journal of Political Research , 22/1, 1992, pp. 15-16. 2 Marc Swyngedouw, « The Extreme Right in Belgium. The Non-existing Front National and the omnipresent Vlaams Blok », in G. H. Betz, S. Immerfall (eds), New Party Politics of the Right : The Rise and Success of New Neo-Populist Parties in Western-Style Democracies , 1998 (sous presse). 3 Bruno De Wever, Vlag, groet en leider. Geschiedenis van het Vlaams Nationalistisch Verbond 1933-1945 , Doctorat en histoire, Universiteit Gent, 1992. 4 Philip Schmitter, « and policy-making in contemporary Western Europe », Comparative Political Studies , 1977 ; August Van Den Brande, « Machtlogica’s, waardenoriëntaties en kiesgedrag. Een poging tot sociologische verklaring », in Marc Swyngedouw, Jaak Billiet, Ann Carton, Roeland Beerten (ed.), Kiezen is verliezen, Onderzoek naar de politieke opvattingen van Vlamingen , Leuven, Acco, 1993, pp. 113-128. 5 Luk Huyse, De gewapende Vrede , Leuven, Kritak, 1987. 6 Marc Swyngedouw, « L’essor d’Agalev et du Vlaams Blok », Courier Hebdomadaire du CRISP , n° 1362, 1992a et Marc Swyngedouw, « National Elections in Belgium : The Breakthrough of Extreme Right in Flanders », Regional Politics & Policy , Vol. 2, n° 3, 1992b, pp. 62-75. 7 G.H. Betz, Radical Right-Wing Populism in Western Europe, New York, St. Martin’s Press, 1994, p. 33. 8 Ronald Inglehart, Culture shift in advanced industrial society , New Jersey, Princeton University Press, 1990. 9 Culturele Raad Stad Antwerpen, Grondslagen voor een cultuurbeleid , Antwerpen, CRSA-UIA, 1987. 10 ROSSEM était un parti populiste, anti-establishment ainsi appelé du nom de son fondateur et chef de file Jean-Pierre Van Rossem. 11 Guy Verhofstadt, Het brgermanifest , Brussel, PVV, 1991 et Guy Verhofstadt, De weg naar de politieke vernieuwing, Het tweede burgermanifest , Antwerpen, Hadewych, 1992. 12 M. Hunter, « Europe’s reborn right », New York Times Magazine , 21, April 1996. 13 Calculs basés sur l’Arrêté royal modifiant le classement des communes, Moniteur belge , 26 juin 1976, pp. 8591-8603, tels que publiés dans Gemeente en Provincie , 30, n° 4-5, juillet-octobre 1976. 14 Sur une population de 458 725 habitants, Anvers comptait en 1994 58 341 étrangers (12.7 %) dont 21 353 Marocains et 7 503 Turcs ( Annuaire statistique 1994 , ville d’Anvers). 15 Tous étrangers réunis (y compris les ressortissants de la CEE), on trouve à Anvers tout au plus deux quartiers où la population se compose pour un tiers d’étrangers. Dans ces quartiers, les Marocains et les Turcs représentent respectivement 23 et 27% des habitants.

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16 Marc Swyngedouw, « 54 814 Burgers, Een laagje asfalt over kasseien van de achter- buurten juist voor de verkiezingen stopt het Vlaams Blok niet. Een analyse van de verkiezingsuitslag in Antwerpen », Knack , 26.10.1988, pp. 25-28 ; Marc Swyngedouw, De Keuze van de Kiezer (The Voter’s Choice). Naar een verbetering van de schattingen van verschuivingen en partijvoorkeur bij twee opeenvolgende verkiezingen en peiligen , Leuven-Rotterdam, SOI/BMG, 1989 et Marc Swyngedouw, « Verkiezingen in Antwerpen : Het Vlaams Blok, Islamitische minderheen en kansarmoede », Tijdschrift voor Sociologie , December 1990, n° 5-6, pp. 401-430. 17 C. Husbands, « Belgium : Flemish legions on the march », in Paul Hainsworth (ed.), The extreme right in Europe and the USA , Londres, Pinter, 1992, p. 137.. 18 Marc Swyngedouw, De Keuze van de Kiezer (The Voter’s Choice). Naar een verbetering van de schattingen van verschuivingen en partijvoorkeur bij twee opeen- volgende verkiezingen en peiligen , Leuven-Rotterdam, SOI/BMG, 1989. 19 Marc Swyngedouw, « Verkiezingen in Antwerpen : Het Vlaams Blok, Islamitische minderheen en kansarmoede », Tijdschrift voor Sociologie , December 1990, n° 5-6, p. 425. 20 ISPO : centre interuniversitaire de recherche sur l’opinion politique, Université de Leuven, département de sociologie. Les résultats de ce sondage sorti des urnes (« exit-poll ») ont été mesurés par Marc Swyngedouw et Roeland Beerten. 21 L’analyse a été effectuée sur la base d’un modèle dit « logit log-linear » multivariable. Les paramètres du modèle logit ont ensuite été convertis en proportions selon la méthode de Kaufman et Schervisch (1986). Les proportions rapportées sont des effets nets pour les variables correspondantes, après contrôle pour les autres variables du modèle. La variable indépendante est le comportement électoral (y compris l’option blanc/nul). Les variables dépendantes sont : le sexe, l’âge, l’emploi, les liens idéologiques, la formation, la situation subjective de pénurie financière, l’appartenance à un syndicat. L’analyse des glissements intervenus dans le comportement électoral entre les élections communales de 1988 et celles de 1994 a été réalisée sur la base d’un modèle « log-linear » de type « mover-stayer », sur le tableau de transition correspondant (voir Swyngedouw, 1987). 22 Marc Swyngedouw, Jaak Billiet, Van 13 tot 13, een analyse van de veranderingen in het kiesgedrag in Vlaanderen 1985-1987 , Leuven-Rotterdam, K.U.Leuven, Erasmus Universiteit Rotterdam, 1988. 23 Observons que pour cette analyse, contrairement à ce qui se passe lors du décompte légal des voix, l’option blanc/nul est également considérée comme un vote valable (à savoir 5,4%). C’est ce qui explique que, contrairement aux résultats officiels, tous les partis obtiennent un pourcentage légèrement inférieur. Pour le VB, il se ramène à 26,5%. 24 Marc Swyngedouw, Jaak Billiet, Ann Carton, Roeland Beerten (ed.), Kiezen is verliezen, Onderzoek naar de politieke opvattingen van Vlamingen , Leuven, Acco, 1993. 25 Marc Swyngedouw, « L’essor d’Agalev et du Vlaams Blok », Courier Hebdomadaire du CRISP , n° 1362, 1992 ; Marc Swyngedouw, « National Elections in Belgium : The Breakthrough of Extreme Right in Flanders », Regional Politics & Policy , Vol. 2, n° 3, 1992b, pp. 62-75 ; Herbert Kitschelt, The radical right in Western Europe. A comparative Analysis , Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995. 26 Stefano Bartolini, Peter Mair, Identity, Competiton and Electoral Availability. The Stabilisation of European Electorates 1885 -1985 , Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 215.

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27 Pierre-André Tagüieff, La force du préjudice : essai sur le racisme et ses doubles , Paris, La découverte, 1990 ; Nonna Mayer, Pascal Perrineau, « Why do they vote for Le Pen ? », European Journal of Political Research, 22, 1992, pp. 123-141.

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