DE L’UNITÉ POPULAIRE À LA TRANSITION DÉMOCRATIQUE : REPRÉSENTATIONS, DIFFUSIONS, MÉMOIRES CINÉMATOGRAPHIQUES DU CHILI, 1970-2013

Journées d’étude 9-10 octobre 2013, INHA Université 1 – Panthéon Sorbonne – HiCSA

Guilhem Brouillet, Université de Montréal Les télévisions publiques canadienne et française face au « Regime Change » au Chili : de la présidence d’Allende à la junte militaire (1970-1973)

Référence électronique : Guilhem Brouillet, « Les télévisions publiques canadienne et française face au « Regime Change » au Chili : de la présidence d’Allende à la junte militaire (1970-1973) », in BARBAT, Victor et ROUDÉ, Catherine (dir), De l’Unité populaire à la transition démocratique : représentations, diffusions, mémoires cinématographiques du Chili, 1970-2013, actes des journées d’étude, Paris, 9-10 octobre 2013.

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Dès la victoire de Salvador Allende aux élections de septembre 1970, les États-Unis n’auront de cesse de chercher à déstabiliser la démocratie chilienne, devenue ouvertement marxiste. Cela s’inscrit dans leur politique étrangère de regime change qui prend pour cible les États s’opposant à leur hégémonie. Dans un tel contexte, certains alliés des États-Unis se montrent de plus en plus critiques. C’est le cas de la France qui, depuis la présidence gaullienne, dénonce ouvertement la guerre du Vietnam et tente de pénétrer leur « chasse gardée » en proposant à l’Amérique latine une « troisième voie » européenne, plutôt qu’une alternative soviétique. Au Canada, c’est Pierre-Eliott Trudeau qui, dès 1970, propose une révision plus critique de la politique étrangère du Canada avec les États-Unis et joue les intermédiaires avec le Bloc de l’Est, en commençant par reconnaître la Chine populaire. Si la position diplomatique du Chili non-alignée sur l’Union soviétique et critique vis-à- vis des États-Unis peut séduire, à Paris comme à , en revanche on se méfie des répercussions potentielles de « l’expérience Allende » sur la politique intérieure. En France, la gauche voit dans le programme de l’Unité populaire une anticipation de ce que serait son arrivée au pouvoir. De la même manière, les indépendantistes québécois se retrouvent dans cette réappropriation nationale des richesses face à l’impérialisme anglo-saxon. Politique internationale et politique nationale se retrouvent donc imbriquées. Comment les télévisions publiques en France et au Canada vont réagir face à cette « expérience chilienne » du socialisme démocratique et à la volonté de renversement manifeste dont il sera finalement victime ? Existe-t-il un regard télévisuel comme il y a un regard de cinéastes sur le Chili ? Quels regards portent les cinéastes sur la matière journalistique ?

1 – Traitement journalistique de l’Unité populaire : interférences de politique intérieure de part et d’autre de l’Atlantique

Les télévisions publiques française, avec l’ORTF, et canadienne, avec Radio-Canada, vont tirer profit du « ni –ni » diplomatique de leurs pays respectifs vis à vis du Chili qui leur confère une liberté de ton particulière.

1.1.) La première année de l’expérience Allende

Cette période se joue, en réalité, en deux étapes. La première est la plus difficile avec l’accession mouvementée d’Allende à la présidence du Chili. La seconde concerne le reste de sa première année effective au pouvoir que l’on peut considérer comme sa période de grâce.

En septembre 1971, du côté canadien on accueille les élections chiliennes de manière très laconique, en se contentant de faire le point depuis Montréal. Le Téléjournal1 commence

1 « Chili - Élections présidentielles », Téléjournal, Radio-Canada, 4 septembre 1970.

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par mettre en avant le caractère régulier des élections. Côté français, les choses sont tout autres. Les rédactions des deux chaînes de l’ORTF sont mobilisées au Chili même. Ce ne sont pas moins de quatre reportages2 qui sont produits autour des élections chiliennes pour les deux chaînes. Cela tient donc de la haute priorité pour les rédactions. Cette différence de priorité entre le Canada et la France se retrouve encore lors de l’assassinat du général Schneider, chef des armées et proche d’Allende, en octobre. L’ORTF prend pour sujet « l’état d’urgence » qui entoure la proclamation de Salvador Allende comme président du Chili, dans un reportage3, tandis que Radio-Canada se contente de « brèves4 ». Comme l’explique Patricio Guzmán dans une interview réalisée pour cette étude5, les médias français sont en pointe à cette époque sur l’Amérique latine, dans la lignée de la politique étrangère gaullienne. Cependant, sur le plan de la critique, c’est aussi l’ORTF qui dégaine en premier, avant même l’entrée en fonction d’Allende. Ce qui préoccupe en fait la télévision française est de savoir si le Chili est un nouveau Cuba, comme s’interroge le magazine d’actualité Objectifs sur la première chaîne6. Ce reportage est construit comme un véritable procès où, par un jeu de montage, Allende est invité à se faire son propre avocat en répondant point par point à tout ce qui fera débat pendant les trois années où il sera au pouvoir. Le traitement de la même information par Radio-Canada est totalement différent : l’interview accordée par Allende à l’ORTF est rediffusée outre-Atlantique cinq jours plus tard, avec un commentaire « fait maison7 » et l’ajout d’images de sa campagne électorale. Le propos est sensiblement différent : « Salvador Allende, nouveau président du Chili ». L’approche devient donc une découverte du personnage pour un public canadien novice, de manière beaucoup plus bienveillante que sur l’ORTF. Ces deux reportages aux antipodes renversent le postulat journalistique qu’« une image brute est plus vraie qu’un discours. » Ce sont ici le montage et le commentaire journalistique qui font toute la différence, corroborant ainsi le travail de Marc Ferro en la matière. Il convient-là de proposer un parallèle entre ce traitement particulier et la situation politique des deux pays. En France, depuis mai 1968, existe une envie de changement politique et l’on est attentif à ce qui se produit ailleurs. A l’instar de la tentative de rapprochement entre les communistes et la Démocratie chrétienne italienne, l’expérience chilienne de l’Unité populaire suscite donc un intérêt important. L’ORTF, très dépendant du

2 Jacques Grignon Dumoulin, « Élections présidentielles au Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 1re chaîne, 4 septembre 1970 ; Maurice Werther, « Élections au Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 1re chaîne, 5 septembre 1970 ; Jacques Grignon Dumoulin et Christian Bousquet, « Élections au Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 5 septembre 1970 ; Jacques Grignon Dumoulin et Raymond Girard, Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 5 septembre 1970. 3 Jacques Grignon Dumoulin, « Etat d’urgence Chili : veille élections présidentielles », Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 23 octobre 1970. 4 « Chili-Assassinat du général René Schneider », Téléjournal, Radio-Canada, 27 octobre 1970. 5 Guilhem Brouillet, interview de Patricio Guzmán, réalisée le 31 mai 2013. 6 Maurice Frydland (réalisateur) et Eugène Mannoni (journaliste), « Le Chili : un nouveau Cuba? », Objectifs, ORTF, 1re chaîne, 23 octobre 1970. 7 « Salvador Allende, nouveau président du Chili », Format 60, Radio-Canada (production étrangère ORTF), 30 octobre 1970.

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pouvoir, répond à cette attente du public mais sans pour autant laisser croire qu’une telle expérience soit souhaitable en France, comme le ton critique employé l’indique. Au Québec, l’été et l’automne 1970 sont marqués par la prise de conscience que le souverainisme pourrait prendre une tournure violente avec l’irruption du Front de libération du Québec (FLQ). D’abord, avec la découverte d’un camp d’entrainement en Jordanie8, ensuite avec la « Crise d’Octobre » et le double enlèvement du ministre du travail du Québec et d’un diplomate britannique, au dénouement tragique. Allende apparaît donc, au bénéfice de ces événements, comme un homme de raison, qui a choisi la voie pacifique malgré les obstacles.

Après cette période, l’engouement pour le Chili retombe dans l’actualité. Mais deux longs reportages de magazines sont proposés, au printemps 1971, pour évaluer la situation politique économique et sociale au Chili. Ces deux reportages sont tous deux produits par l’ORTF mais le premier a aussi été diffusé par Radio-Canada. Le premier reportage, diffusé par Radio-Canada dans une version écourtée, le 16 avril 19719, propose un premier bilan contrasté mais de nature à légitimer Allende dans sa stature de chef d’État. Même si des craintes et des incertitudes sont évoquées concernant les extrémistes des cordons industriels ou la neutralité de l’armée, la proportion d’éléments positifs reste majoritaire. Le second reportage, diffusé sur la première chaîne française le 15 mai 1971 et intitulé « Six mois d’unité populaire10 » ne laisse place à aucune équivoque : le régime d’Allende est démocratique, accepté par presque tous et profite, pour le moment, d’une période de grâce, même si des problèmes profonds sont perceptibles. À noter que, dans ce reportage signé Jean Bertholino, un passage tourné chez les indiens Mapuches, dans le sud du Chili, a été repris par Carmen Castillo pour Calle Santa Fe en 2007.

1.2.) 1972, année des doutes : Radio-Canada dérape, l’ORTF est mesuré

À Radio-Canada, un entretien plutôt favorable à Allende est réalisé par le correspondant de Radio-Canada à New-York auprès d’un journaliste politique indépendant, Louis Wiznitzer11. Ce dernier fait, pour la première fois, le parallèle avec le printemps de Prague, de l’autre côté du Rideau de fer, en laissant entendre que les États-Unis ne laisseront pas le président chilien mener à bien son expérience socialiste au sein de leur zone d’influence. Mais, coup de théâtre : quatre mois plus tard, commence à sévir sur Radio-Canada un correspondant virulemment anti-communiste, Jean Charpentier. Dans un reportage diffusé le

8 Pierre Nadeau, « FLQ training in Jordan », Weekend, CBC , 11 octobre 1970. 9 « Le Chili, huit mois après l’élection du président Allende », Format 60, Radio-Canada (production étrangère ORTF), 16 avril 1971. 10 Jean Bertolino, « Chili : 6 mois d'Unité populaire », Objectifs, ORTF, 1re chaîne, 14 mai 1971. 11 « Le Chili », Format 30, Radio-Canada, 16 février 1972.

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24 juin 197212, il est cette fois question de la crise économique qui commence à toucher le Chili. L’attaque du journaliste est frontale et brutale : « La fameuse révolution à goût d’empanadas et vino tinto, de pain à la viande et de vin rouge, promise par Allende est en train de virer à l’aigre. » Il accumule les faits, quitte à les faire mentir un peu, comme s’en agace la cinéaste chilienne Marilu Mallet, qui vit installée à Montréal aujourd’hui : « Dans son reportage, il y a des faits qui sont vrais, mais c’est la façon de les présenter et les intentions en arrière qui sont désagréables13. » À noter que dans ce reportage, à aucun moment le journaliste ne laisse la parole au camp gouvernemental : c’est un réquisitoire. Il se déchaîne à nouveau le 20 octobre 1972 contre la réforme agraire dans un long reportage d’un quart d’heure diffusé dans le magazine Le 6014 où il fustige le gouvernement, accusé de donner des terres bien tenues par des exploitants consciencieux à des ouvriers agricoles et à des indiens Mapuches qui sont des incapables et des oisifs. Ce journaliste est loin d’être apolitique puisque peu de temps après avoir quitté son poste au Chili, il rentrera au service du Premier ministre canadien, , comme l’a confirmé Pierre Nadeau (qui était alors grand reporter à Radio-Canada) dans l’entrevue réalisée pour ce travail de recherche15. Le contexte politique est difficile pour les libéraux au pouvoir, entre la poussée de la droite conservatrice et de l’indépendantisme québécois. Le choix d’un journaliste ouvertement anti-communiste comme correspondant s’inscrit donc peut-être dans une volonté de calmer les esprits des conservateurs.

En France, c’est Jacques Ségui qui assure l’essentiel de la couverture de la question chilienne. Il travaille dans un contexte de tension politique interne à l’ORTF : il y a un durcissement, un réancrage à droite, comme il l’a lui-même confirmé dans une interview réalisée pour cette étude. On ne peut donc pas imaginer une ligne éditoriale qui fasse le jeu de l’opposition en France. D’ailleurs, le premier voyage au Chili de Jacques Ségui se fait en accompagnant une délégation parlementaire conduite par Alain Peyrefitte, ancien ministre de l’Information sous la présidence de Charles De Gaulle. Certes, c’est une aubaine pour le journaliste qui a su saisir sa chance, mais c’est un voyage sous haute surveillance. Il se doit donc d’être particulièrement irréprochable. Ses reportages se veulent équilibrés, laissant la parole à chaque partie, dans une période où, malgré les tensions, chaque camp respecte encore, globalement, la légalité au Chili. Les seuls avec lesquels le journaliste ne soit pas délicat sont les membres du mouvement Patrie et Liberté auxquels il demande ouvertement s’ils ne sont pas fascistes dans un reportage du 20 octobre 197216. Cette différence avec le correspondant de Radio-Canada souligne aussi l’importance de la personnalité des correspondants sur la qualité de l’information. Mis à part ce reportage de Ségui, il semblerait que les incidents de la fin de

12 Jean Charpentier, « Crise économique au Chili », Téléjournal, Radio-Canada, 24 juin 1972. 13 Guilhem Brouillet, interview de Marilu Mallet, réalisée le 4 septembre 2013. 14 Jean Charpentier (journaliste) et Pierre Castonguay (réalisateur), « La réforme agraire au Chili », Le 60, Radio-Canada, 20 octobre 1972. 15 Guilhem Brouillet, interview de Pierre Nadeau, réalisée le 3 mai 2011. Publiée en ligne : Les Cahiers du CERIUM, le 27 janvier 2012 (URL supprimée). 16 Jacques Ségui, « Chili : information jeunesse », Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 20 octobre 1972.

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l’année 1972, malgré leur gravité, ne passionnent pas les rédactions de part et d’autre de l’Atlantique.

1.3.) L’année 1973 : volonté d’objectivité journalistique accrue

À la surprise générale, les élections législatives de mars 1973 sont une victoire pour Allende qui sort ainsi renforcé et se met aussi à l’abri d’une destitution par les parlementaires. Mais il reste sans majorité. Cette actualité est relayée timidement, tant du côté français que canadien. Radio-Canada et la deuxième chaîne de l’ORTF proposent de simples conversations téléphoniques avec les correspondants locaux17 sans susciter de véritable reportage. Quant à la première chaîne de l’ORTF, elle réalise un sujet « cabine18 », c’est à dire une « brève » réalisée à Paris avec un commentaire basé sur des dépêches d’agences et des images d’échanges internationaux. Le seul scoop vient du nouveau correspondant de Radio-Canada, Michel Gauthier, qui annonce à l’antenne du Téléjournal que la démocratie chrétienne est en pourparlers avec Allende. Le second temps fort, en 1973, est le « Tancazo », c’est à dire le coup d’État avorté du 29 juin. La télévision française, qui n’a pas de journaliste sur place et ne dispose pas encore d’images, propose un sujet fait d’archives. Le journaliste Jacques Ségui, qui utilise pourtant pour l’occasion ses propres images, est mécontent de n’avoir rien de mieux à proposer : « C’est très mauvais ! Aucune image ne correspond à ce qui est dit, c’est tellement approximatif ! Bon, c’est un sujet "cabine", comme on dit, un sujet qui est monté à Paris19… » Mais il ajoute que c’est ce qui va susciter son second départ pour le Chili. À Radio-Canada, face au même problème d’image, la rédaction fait le choix de ne pas proposer de sujet du tout : c’est le présentateur du Téléjournal qui se fait lecteur de nouvelles. À la faveur du décalage horaire, il dispose de plus de détails sur le coup d’État avorté qui est maintenant terminé. Le troisième round de l’année 1973 est la grande grève des camionneurs pendant l’hiver austral. C’est à ce moment que Jacques Ségui, pour l’ORTF, et Pierre Nadeau, pour Radio- Canada, vont, tous deux, réaliser de grands reportages sur la question chilienne. Chacun travaille de son côté, sans jamais se rencontrer, mais ils passent en revue les mêmes problèmes et forces en présence au Chili. Celui de Ségui est en deux parties20 et finit sur une note d’espoir, tandis que celui de Nadeau21 est plus pessimiste. Le reportage de ce dernier revêt un caractère particulièrement exceptionnel pour la télévision canadienne. Il est diffusé dans le magazine Le 60 le 4 septembre – jour anniversaire de l’élection d’Allende – et dure 30 minutes, ce qui est le maximum possible pour cette émission. C’est pourquoi ce reportage

17 Michel Gauthier, « Élections Chili », Téléjournal, Radio-Canada, 5 mars 1973 ; Jacques Grignon Dumoulin, « Élections Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 5 mars 1973. 18 Denis Poncet, « Élections Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 1re chaîne, 5 mars 1973. 19 Guilhem Brouillet, interview de Jacques Ségui, réalisée le 4 août 2011. Publiée en ligne, Les Cahiers du CERIUM, le 15 février 2012 (URL supprimée). 20 Jacques Ségui, « Le Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 30 août 1973 ; ibidem, 2 septembre 1973. 21 Pierre Nadeau, « Le Chili d'Allende est-il possible? », Le 60, Radio Canada, 4 septembre 1973.

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fait l’objet d’une analyse plus détaillée dans la suite de l’étude.

Sous couvert d’« objectivité journalistique », les trois années de la présidence d’Allende sont l’occasion d’un débat journalistique interne qui devient perceptible à l’antenne, d’un reportage à l’autre, entre les « pros » et les « antis » Allende. Le Chili d’Allende est donc loin d’être un sujet exotique pour les journalistes au moment où la gauche française et les indépendantistes québécois sont plus forts que jamais. Cependant, quand commence à planer le risque réel de guerre civile au Chili, la démarche d’objectivité journalistique prend le pas.

2 – Autour du coup d’État : le Chili un « moment » de l’histoire de la télévision

2.1) Un moment à part pour le journalisme et pour la création documentaire

Surgit le coup d’État pour lequel presque toutes les équipes de télévision vont briller par leur absence, les correspondants étant occupés en Argentine à couvrir le grand retour de Perón. Seule Radio-Canada aurait pu réaliser un reportage mais son correspondant, Michel Gauthier, a été arrêté par les militaires. Il faut donc se contenter de duplex téléphoniques à la frontière argentine. Les premières images du Chili ne seront diffusées que le 14 septembre au Téléjournal de Radio-Canada22 et le 15 septembre au 20 heures de l’ORTF23, l’écart s’expliquant par le décalage horaire. Mais si les images tardent à arriver, l’annonce du coup d’État provoque immédiatement des manifestations de militants de la gauche et des syndicats à Paris et à Montréal, ce que ne manquent pas de rapporter les journaux télévisés des deux chaînes. D’ailleurs, sur le plan diplomatique, les chancelleries des deux pays condamnent le coup d’État. Les premiers surpris de cette réaction hostile des occidentaux sont les militaires chiliens, comme le précise Ségui : « dans un premier temps, ils croyaient que tout le monde les applaudissait en Occident24 ! » Ce n’est qu’après l’ouverture des postes frontières, à la mi-septembre, que les journalistes internationaux peuvent reprendre leur travail. Et Jacques Ségui retourne au Chili où il commence par proposer deux reportages : un premier sur le Chili après le coup d’État et le second, beaucoup plus exceptionnel, qui est une interview du Général Pinochet obtenue grâce à un grand coup de bluff. Mais son plus grand reportage est celui du 3 octobre 197325, anormalement long pour un journal télévisé puisqu’il dure 20 minutes. Ce cas semble unique pour un reportage consacré à l’actualité internationale sur la télévision française, si l’on s’en réfère à une étude antérieure plus générale du journal

22 Bernard Derome (présentateur) et Roger Bouchard (analyste), « Suites coup d’État au Chili », Téléjournal, Radio-Canada, 14 septembre 1973. 23 Édouard Lor, « Premières images coup d’État Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 15 septembre 1973. 24 Guilhem Brouillet, interview de Jacques Ségui, entretien cité. 25 Jacques Ségui, « Spécial Chili », Journal télévisé de 20h, ORTF, 2e chaîne, 3 octobre 1973.

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télévisé26. Il s’agit en effet d’un format habituellement destiné aux magazines. Car, plus qu’un reportage, il s’agit d’un document. D’ailleurs, ce reportage sera diffusé ensuite sur Radio- Canada dans le magazine Le 60 en version raccourcie, le 30 octobre 197327. De son côté, Radio-Canada est en net retrait. Il faut dire que son correspondant local, Michel Gauthier sort traumatisé des événements qui se produisent pendant le coup d’État. Bruno Muel, qui était descendu dans le même hôtel que lui pour réaliser son film Septembre chilien, souligne qu’« il avait été témoin d’une femme qui avait pris une balle parce qu’elle s’était montré à la fenêtre de l’hôtel le lendemain du coup d’État. […] Elle s’était faite tuer et […] cela l’obsédait. […] Il avait l’air complètement perdu et paniqué28. » Cela explique peut- être aussi, au passage, son arrestation par les militaires pour l’interroger. L’après coup d’État est aussi une occasion pour le documentaire de trouver une place à la télévision. Le cinéma chilien s’invite sur les deux rives de l’Atlantique avec le film Companero presidente (1971), de Miguel Littín, qui est diffusé dans une version raccourcie à 15 minutes à la fois sur l’ORTF, le 21 septembre dans le magazine Plein Cadre29, et sur Radio-Canada, le 25 septembre dans le magazine Le 6030. Il s’agit donc sûrement de la version On vous parle du Chili : ce que disait Allende à laquelle a participé Chris Marker en 1973. Mais l’essentiel de ce qui est diffusé à l’antenne sur la question chilienne reste de nature journalistique. Les interactions avec la télévision restent une exception. Le film de Bruno Muel, Valérie Mayoux et Théo Robichet Septembre chilien, pourtant réalisé à la même époque et primé au festival de Leipzig dès le mois de décembre 1973, n’a jamais, jusqu’à ce jour été diffusé sur une télévision en France, comme l’a confié Bruno Muel dans l’interview qu’il a donné pour cette étude. Il ne faut donc pas croire que la télévision soit très ouverte sur le documentaire de création concernant le Chili.

2.2) Les grands reportages qui ont fait date sous le regard des cinéastes.

Cette période, qui va de début septembre à début octobre 1973, propose des reportages d’une grande richesse. Les deux grands reporters, dont le témoignage a été recueilli pour cette étude, vont réaliser sur cette question les reportages clés de leur carrière. Il s’agit, d’une part de Pierre Nadeau et son reportage « Le Chili d’Allende est-il possible31 ? » diffusé dans le magazine Le 60 sur la télévision de Radio-Canada ; et, d’autre part, de Jacques Ségui qui signe pour le journal télévisé de l’ORTF un reportage « Spécial Chili32 » unique en son genre. Non seulement l’importance donnée à l’antenne à leurs reportages respectifs en dit long sur l’intérêt des sociétés française et canadienne sur la question mais une mise en perspective

26 Guilhem Brouillet, La guerre au « vingt heures ». Images de guerre, images de la guerre dans le journal télévisé (1954-1999), thèse dirigée par Fréféric Rousseau, Université Montpellier III, 2009. 27 « Spécial Chili », Le 60, Radio-Canada (production étrangère ORTF), 30 octobre 1973. 28 Guilhem Brouillet, interview de Bruno Muel, réalisée le 24 juin 2013. 29 Régis Debray, « o pa ero pre i ente », Plein cadre, ORTF, 21 septembre 1973. 30 « Salvador Allende », Le 60, Radio-Canada (production étrangère ORTF), 25 septembre 1973. 31 Pierre Nadeau, « Le Chili d'Allende est-il possible ? », loc. cit. 32 Jacques Ségui, « Spécial Chili », loc. cit.

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de leur travail avec le regard de documentaristes concernés a semblé pertinente pour envisager les points de rapprochement et/ou d’opposition en matière de traitement en images de la crise chilienne. Quatre réalisateurs se sont prêtés à l’exercice : Carmen Castillo, Patricio Guzmán, Marilu Mallet et Bruno Muel.

Le reportage de Nadeau a le mérite d’être clair dans son titre. D’ailleurs, quarante ans après les événements, au cours de l’entrevue qu’il a accordé pour cette étude, l’auteur résume assez bien son reportage :

Nous sommes arrivés au Chili dans les premiers jours du mois d’août 1973. Nous avons dû passer peut-être trois semaines là-bas. Là-bas c’était surtout autour de Santiago, puis dans la mine El Teniente, une mine de cuivre, je pense. À Valparaiso on a tourné des images que je n’ai jamais oubliées, celles d’une rencontre, qui était en même temps une marque d’insatisfaction à l’égard du gouvernement. C’était tous les camionneurs du pays qui se sont retrouvés là-bas33.

Le reportage essaie de dresser une liste des acteurs du conflit politique. D’une part, les pro-Allende : le gouvernement, les pauvres des bidonvilles. Et, d’autre part, les anti-Allende : l’opposition, les commerçants, les camionneurs. Quant aux mineurs, ils apparaissent, à juste titre, partagés en deux camps. Enfin, le reportage s’interroge sur le rôle de l’armée, grande muette que tout le monde regarde. Dans une émission réalisée à l’occasion des 75 ans de Radio-Canada34, Pierre Nadeau revient sur ce reportage. Il dit avoir eu parfaitement conscience de l’implication des États-Unis dans le bras de fer avec les camionneurs au moment de réaliser son reportage. C’est pour cela qu’il évoque la question mais sans la volonté de minimiser la détermination des grévistes fermement décidés à faire échouer le gouvernement d’Unité populaire. Parmi les réalisateurs chiliens qui ont visionné le reportage, Patricio Guzmán, sans dénier l’honnêteté du reportage, critique une manière de faire du journalisme qui accumule les clichés et sans grand effort esthétique :

Je pense que c’est un reportage relativement médiocre de manière générale. Avec cette musique un peu folklorique à la guitare au départ et des plan anodins de Valparaiso, d’un bidonville mais aussi à Santiago depuis le cerro San Cristóbal, cette colline qui offre la vue générale typique pour tous les reporters qui passent par Santiago […]. Ce que montre le reportage dépeint bien la réalité car les gens qu’il filme sont exactement comme il les décrit. Le problème c’est que d’un point de vue cinématographique c’est mal fait : il n’y a pas de bon cadrage, pas de bonne lumière, il ne choisit pas le fond. C’est le cinéma direct dans ce qu’il a de plus brut. Mais son propos est véridique35.

33 Guilhem Brouillet, interview de Pierre Nadeau, entretien cité. 34 Interview de Pierre Nadeau par Marc Laurendeau, Nos témoins sur la ligne de feu « Épisode 3 : Les années 70 : la fin du rêve chilien, le début du rêve polonais », Radio-Canada, 2 octobre 2011 (http://ici.radio- canada.ca/emissions/nos_temoins_sur_la_ligne_de_feu/2011-2012/chronique.asp?idChronique=175014). 35 Guilhem Brouillet, interview de Patricio Guzman, entretien cité.

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En revanche, Marilu Mallet est plus enthousiaste :

Ce que j’ai aimé dans ce reportage c’est quelque chose que le Canada cherche à être. Dans ses intentions, il veut apparaître comme une personne respectueuse, qui donne la parole aux gens même quand ils ont des opinions opposées, et qui essaie de donner une vision objective. C’est cela que j’aime dans ses intentions36.

Elle pardonne donc les imperfections stigmatisées par Patricio Guzmán.

Le reportage de Jacques Ségui, quant à lui, propose une plongée dans le Chili de l’après 11 septembre, sous le régime de la junte militaire. Le sujet s’ouvre sur les rues de Santiago qui ont retrouvé une activité et un calme apparent. Le journaliste dresse directement le tableau : les nouveaux maîtres du Chili sont l’armée et la droite nationaliste. C’est un Chili nouveau qui se dessine dans ce reportage : l’extrême droite décomplexée s’exprime librement, à la manière de madame Ripamonte, l’une des leaders de la contestation de rue sous Allende. Dans la même veine, l’amiral Merino, membre de la junte au pouvoir, se confie sans complexe au journaliste. Des contrôles et des rafles sont opérés par l’armée dans les rues et même dans les quartiers d’habitation, sur fond de délation. Et l’on procède à la destruction par le feu des ouvrages interdits qui sont saisis. Il y a ensuite l’enterrement de Pablo Neruda, moment de résistance passive. Enfin le stade national, devenu une immense prison à ciel ouvert où arrivent encore les prisonniers politiques et devant lequel des femmes désespérées arrivent dans l’espoir d’obtenir des nouvelles. En ce qui concerne ce reportage, Marilu Mallet reproche une accumulation de clichés sur l’extrême droite :

L’image de la femme, au début, je la trouve trop cliché alors elle ne m’intéresse pas. On a beaucoup montré ça, le manichéisme. Par exemple, les livres qu’on brûle c’est encore un cliché qui se répète tout au long du siècle. Le général Merino, c’est aussi un cliché ce personnage.

Mais elle apprécie la séquence de l’enterrement de Pablo Neruda :

Pour moi le plus intéressant c’est l’enterrement de Pablo Neruda. C’est un témoignage vraiment extraordinaire. Il y a des images qui sont assez fortes. […] Mais en tant que Chilienne ce qui m’a marqué avec la séquence de Neruda c’est le courage. On a une armée qui a toutes les armes, un peuple qui, malgré tout ce qui lui arrive continue à lutter. C’est ça qui est beau et c’est ça qui me touche37.

Patricio Guzmán, même s’il ne prétend pas qu’il soit parfait, trouve dans ce reportage

36 Idem, interview de Marilu Mallet, entretien cité. 37 Guilhem Brouillet, interview de Marilu Mallet, entretien cité.

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des éléments exceptionnels, en particulier l’interview de madame Ripamonte :

J’ai été très impressionné par l’interview de cette femme qui […] dit que les militaires sont les sauveurs du pays. Cela m’a énormément impressionné parce que cette femme symbolise une forme de fascisme latino-américain. Avec cette dame, il me revient le souvenir de quelques italiennes fascistes, à l’époque du Duce, parlant de la même façon, c’est à dire avec une espèce de mystique de droite qui va plus loin que la droite elle-même […]. Ce long plan séquence, c’est un plan qui durera une centaine d’années ! C’est une preuve forte de ce qu’il s’est passé au Chili. Cette dame unique, c’est une synthèse. Il va plus loin que le journalisme, il transforme cette interview en une confession idéologique.

Ensuite concernant les livres saisis que les militaires brûlent : « Oui, ce plan est vraiment le même que ce que l’on a vu avec les Nazis, c’est d’une incroyable similitude. Cela montre que ce qu’il se passe au Chili est exactement du même ordre. » Et son impression générale sur ce reportage :

Cela me rappelle quelques analyses françaises de la guerre civile espagnole. Et je me souviens du film de Rossif [Mourir à Madrid], par exemple. Ce serait tout à fait le cas transposé au Chili d’un film de Rossif. Cela veut dire qu’il y a une profondeur et il y a aussi un avertissement sur ce que c’est que le fascisme : un danger universel terrible. C’est un danger qui est toujours proche dans les situations de polarisation.

Concernant l’Amiral Merino, il trouve que cela révèle bien la nature de l’homme :

C’est une très bonne interview de Merino. On voit bien qu’il est fou ! Sûrement que Ségui pose des questions mais on voit ensuite qu’il sait garder le silence pour laisser son interlocuteur parler. Et c’est cela qui est bon parce que c’est en menant des interviews de la sorte, que les gens finissent par livrer leur opinion sans se faire interrompre. C’est n’est pas un interrogatoire, on laisse l’autre parler et à mon avis c’est plus efficace38.

3 – La vie des images : de l’actualité journalistique à l’archive cinématographique.

À défaut d’avoir un accès privilégié à la télévision, le documentaire de création trouve une manne inépuisable dans ce matériau qu’est le reportage. Sans en avoir forcément conscience, les journalistes apportent leur contribution à la construction de la mémoire du monde à travers les images qu’ils ont laissé. Et l’Institut national de l’audiovisuel (INA), en tant que dépositaire légal en France, d’en faire un argument commercial : « Nous construisons l’avenir de votre mémoire ». Les images ont vocation à être réutilisées dans le futur par d’autres, en particulier les cinéastes. Nous avons donc demandé à quatre documentaristes qui ont travaillé sur le Chili, le rapport qu’ils entretenaient avec des archives et il ressort quatre expériences distinctes.

38 Idem, interview de Patricio Guzmán, entretien cité.

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3.1) Carmen Castillo : une approche personnelle des images d’archives.

La réalisatrice confie que « les archives ce sont à chaque fois des histoires personnelles39. » Elle cite en exemple sa recherche des images de la télévision chilienne sur l’assaut du 5 octobre 1974, rue Santa Fe :

Je suis dans la TV chilienne au Canal Tres, en train de chercher des archives sur mon père, car le point de départ de Rue Sant Fe c'est que j'étais en train de tourner un film qui s'appelle Le Chili de mon père produit également par Sylvie Blum. Et donc je cherchais des archives que l'on ne pouvait pas me refuser car mon père était créateur de cette chaîne de télévision, recteur de l'université, une grande personnalité. Je suis donc avec une dame âgée documentaliste qui adorait mon père. Je lui demande donc si elle n'a pas des choses sur la rue Santa Fe, sur le 5 octobre 1974. Elle me les a passées. Après je les ai achetées mais si je n'avais pas eu ce contact personnel, elles n'auraient jamais été sorties. Donc, c'est la télévision chilienne, un journaliste pinochetiste, qui filme les news. Voilà comment je les ai eues car elles n'étaient pas indexées.

Outre la séquence précédemment évoquée sur les indiens Mapuches40, la réalisatrice a aussi repris, dans son film Calle Santa Fe, deux extraits du reportage de Jacques Ségui41 qui vient d’être étudié. Le premier extrait est celui d’un homme à terre dans la rue avec les mains sur la tête lors d’un contrôle de l’armée. Le second extrait est celui d’un tas de livres que les militaires font brûler à même la rue et qui se termine avec un officier qui intime l’ordre au journaliste de cesser de poser des questions à ses soldats. Le paradoxe dans la consultation de ces archives, c’est que la réalisatrice ignorait jusqu’au nom de l’auteur du reportage. En effet, dans les fonds d’archives l’image prévaut souvent sur l’auteur. Rappelons que les journalistes de télévision ne sont pas propriétaires de leurs reportages. Mais globalement la réalisatrice trouve qu’« en fait les news, ça représente vraiment peu. » Le gros des archives qu’elle utilise dans Rue Santa Fe est plutôt tiré d’autres films comme celui de Miguel Littín, Companero Presidente, dans lequel elle a repris en partie l’interview d’Allende, mais aussi d’autres fonds privés. En particulier, elle a eu recours au fonds « Pablo Salas » au Chili dont l’auteur éponyme a été caméraman et réalisateur de documentaires pour Teleanálisis, un média alternatif d’information qui a eu un rôle fondamental pendant les années de dictature. Les vidéos réalisées circulaient sous le manteau et offraient un « contrechamp » à l’opposition en donnant à voir ce qui était escamoté par les médias de la dictature. C’est, par exemple, grâce au courage de ce cinéaste qu’ont pu être filmés, caméra au poing, les affrontements de rue entre les forces de l’ordre et les opposants. Carmen Castillo a donc bénéficié de documents exceptionnels avec de telles archives disponibles pour son film.

3.2) Patricio Guzmán : les archives télévisées sont un mal obligé.

39 Guilhem Brouillet, interview de Carmen Castillo, réalisée le 1er juillet 2013. 40 Jean Bertolino, « Chili : 6 mois d'Unité populaire», loc. cit. 41 Jacques Ségui, « Spécial Chili », loc. cit.

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Le réalisateur se souvient que pour la réalisation de Salvador Allende, il a été plutôt déçu par le manque d’originalité des archives journalistiques qu’il a consulté :

Quand j’ai préparé le film sur Salvador Allende, j’avais pris des notes sur plus d’une centaine de reportages des télévisions suédoises, françaises, allemandes et italiennes. Dans tous ces reportages, c’était la même chose. Il ne manque ici ou là qu’une personne qui chante un peu ou Allende qui agite un drapeau ou un mouchoir. Ils n’utilisent presque jamais le son direct : c’est toujours la voix off qui domine sur des images d’illustration. Mais dans le traitement il faut leur reconnaître qu’ils ont en commun de laisser entendre que les États-Unis ont mis fin à cette expérience42.

Dans Salvador Allende, il a emprunté, entre autres, un extrait du reportage « Le Chili, un nouveau Cuba ? » du 23 octobre 197043. Mais la télévision n’est pas sa source première et dans son œuvre, les archives journalistiques sont un matériau utilisé avec parcimonie. Son film Salvador Allende est, de loin, celui qui fait le plus appel à des images d’archives.

3.3) Marilu Mallet : l’archive comme matériau de création.

Il existe deux aspects dans le rapport aux archives chez Marilu Mallet. Tout d’abord, l’archive est un matériau nécessaire :

Dans les films politiques que j’ai faits, je pense qu’en général les archives sont importantes. Ce qui témoigne d’une époque est toujours important. Il y a des différences d’interprétation de ces archives. Et nous ne sommes pas forcément d’accord avec l’interprétation que nous leur avons donné nous-mêmes à une autre époque. Je pense donc que dans ce sens-là le journalisme est important parce que les télévisions ont les moyens d’être présentes dans les endroits où sont en train de se dérouler des crises ou des situations politiques et ils peuvent filmer ces moments particuliers. Si l’on prend La Cueca sola c’est une relecture de l’histoire du Chili. Il était impossible de faire ce film sans archives44.

Le second aspect, c’est l’archive en tant qu’objet de création pour le cinéaste :

Ce qui me plait à la fois dans Journal inachevé ou dans La Cueca Sola c’est de travailler à la fois sur de vraies archives ou sur des fausses, car beaucoup, des fois, sont fausses. Par exemple, j’ai fait aussi un film sur Marguerite Yourcenar, c’est la même chose. L’idée ce n’est pas le vrai ou le faux en tant qu’image parce que tout ce qu’on nous présente est déformé. Déjà c’est une forme de contrôle. Donc, si pour pouvoir dire la vérité je dois fabriquer une image pour donner la sensation, je la fabrique. Il faut dire aussi que les archives coûtent cher. Ceux qui dirigent les médias vous facturent 1500 $ pour 30 secondes.

Les images d’archives journalistiques télévisuelles ne sont donc pas très nombreuses dans ses films. Et, comme Carmen Castillo, elle a beaucoup emprunté aux fonds d’archives de

42 Guilhem Brouillet, interview de Patricio Guzmán, entretien cité. 43 Maurice Frydland (réalisateur) et Eugène Mannoni (journaliste), « Le Chili: un nouveau Cuba? », loc. cit. 44 Guilhem Brouillet, interview de Marilu Mallet, entretien cité.

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Pablo Salas, pour La Cueca Sola, par exemple.

3.4) Bruno Muel : l’archive relève du superflu.

Pour Septembre chilien, Bruno Muel se souvient : « Le seul truc que j’ai acheté, je l’ai acheté à un homme dans la rue. C’est l’allocution d’Allende à la radio. C’était quelqu’un qui l’avait enregistré et qui allait voir tous les journalistes pour leur refourguer une copie de l’enregistrement45. » Mais globalement, il n’avait pas besoin d’images d’archives, pas besoin d’images du coup d’État parce que ce n’était pas ce qu’il était venu rechercher : « je n’ai même pas cherché d’ailleurs. Notre travail faisait un tout. » Comme il s’en explique, sa posture de cinéaste était, comme à Sochaux avec les ouvriers de Peugeot, de filmer des « déclarations » de gens qui « ont quelque chose à dire. » En revanche, il n’hésite pas à se faire passer pour un journaliste avec une fausse carte de presse pour aller filmer la junte quand elle se met en scène comme c’est le cas avec Pinochet qui reçoit l’ambassadeur d’Uruguay ou le colonel Espinoza qui fait la visite guidée du Stade national. Donc, d’une certaine manière, il fabrique lui-même les images que d’autres auraient achetées à des journalistes. Il conclut qu’entre le journaliste et le cinéaste, la différence repose essentiellement sur la posture. En travaillant au même endroit au même moment, Jacques Ségui et lui-même ont livré deux objets très différents. Mais il salue la qualité du travail de ce journaliste comme document de télévision.

Il y a donc autant d’approches du journalisme que de réalisateurs. Le dénominateur commun c’est que l’archive journalistique reste modeste dans leurs films documentaires de création sur le Chili.

Conclusion :

Le Chili a été le reflet des débats de politiques intérieures qui agitent la France et le Québec dans les années 1970. L’anticommunisme primaire de certains journalistes transperce l’écran, tandis que d’autres sont portés par une dynamique qui leur fait signer ce qu’ils considèrent comme des chefs d’œuvre de leur carrière et sont salués par les cinéastes eux-mêmes pour ce travail remarquable. Dans le travail de mémoire sur le Chili, la place du journalisme reste un élément non négligeable par ses apports matériels au travail des cinéastes mais ces deux approches de l’image sont très éloignées l’une de l’autre. Mais on ne peut pas en dire autant du documentaire de création qui reste le parent

45 Idem, interview de Bruno Muel, entretien cité.

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pauvre de la télévision. Cela est hélas aussi vrai en 2013 qu’en 1973. Tous les cinéastes sont d’accord sur ce point. Pourtant un regard d’auteur singulier s’inscrit dans la mission de service public de la télévision qui doit aussi offrir au spectateur un recul nécessaire pour une meilleure compréhension du monde. Cette mission devient d’autant plus primordiale que le flot de l’information est devenu continu, au risque de s’y noyer.

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Références filmiques :

. Carmen Castillo, Calle Santa Fe, 2007 . Patricio Guzmán, Salvador Allende, 2004. . Miguel Littín, Companero presidente, 1971. . Marilu Mallet, La Cueca Sola, 2003. . Bruno Muel, Valérie Mayoux, Théo Robichet, Septembre chilien, 1973.

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