La légende noire de la Sanûsiyya VOLUME 1

Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence

JEAN-LOUIS TRIAUD LA LÉGENDE NOIRE DE LA SANÛSIYYA UNE CONFRÉRIE MUSULMANE SAHARIENNE SOUS LE REGARD FRANÇAIS (1840-1930)

Volume 1

Publié avec le concours du ministère de la Coopération et du Développement et du centre national de la Recherche scientifique

Éditions de la Maison des sciences de l'homme, Copyright 1995 Fondation Maison des sciences de l'homme Imprimé en France

Première de couverture Un lieu de mémoire : la première zâwiya sanûsî d'Afrique noire Chemidour (v. 1861-1862), République du Niger Photo de l'auteur, 1977

Relecture Georges Préli Gisèle Seimandi (IREMAM) Raymonde Arcier (MSH)

Correction Pierrette Lecoq (IREMAM) Nora Scott

Mise en page Nora Scott

Responsable de la fabrication, conception et couverture Raymonde Arcier Sommaire du volume I

Remerciements VII Avertissement IX Sigles et abréviations XI Introduction 1

I La lente construction d'un savoir sur la Sanûsiyya

1. La naissance d'un concept : le péril confrérique 9 2. La découverte de la Sanûsiyya : les voyageurs britanniques 21 3. La découverte de la Sanûsiyya : les sources françaises 31 4. Une étude pionnière : la notice de Léon Roches sur la Sanûsiyya (1855) 43 5. La Sanûsiyya à la conquête du central 55 6. Le barrage confrérique 87 7. Henri Duveyrier et l' «invention» de la Sanûsiyya 99 8. L'enquête de 1864-1865 : La Sanûsiyya ne fait plus peur 119

II Naissance et apogée de la légende noire

9. Eugène Ricard, l'inventeur de la légende noire : histoire d'une carrière 129 10. La préparation du terrain (1869-1873) 153 11. L'enquête de 1874 163 12. Le point de vue du spécialiste : le rapport Pilard 181 13. Les grandes manoeuvres : la mission du Cassard (1876) 195 14. La Sanûsiyya sous haute surveillance. Les rapports Féraud, Ibn Shâca et Delaporte (1876-1877) 207 15. La campagne anti-sanûsî en Algérie : l'affaire Ibn Takkûk (1876-1877) 235 16. Un consul de combat. Féraud à Tripoli (1879-1885) 259 17. L'affaire Muhammad al-Thanî (1881) 285 18. L'émergence d'un nouveau discours à Tripoli et à Benghazi (1885-1896) 295 19. L'apogée de la légende noire. Duveyrier et la genèse d'un pamphlet 305 20. La brochure de 1884 ou les mirages d'un savant 331 21. Duveyrier : la Sanûsiyya vue par l' «École algérienne» : Rinn, Le Châtelier, Depont-Coppolani 347 22. La Sanûsiyya vue de Tunis : la Rihla d'al-Hashâcishî 375

III Stratégies sahariennes de la Sanûsiyya

23. Cap vers le Sud : Le départ d'al-Mahdî à Kufra (1895) 411 24. Les premières implantations sanûsî dans le Sahara méridional (1860-1895) 437 25. La nouvelle frontière sanûsî : aux portes du Soudan central (1895-1900) 471 26. La fin d'une longue marche : Gouro (1899-1901) 495 27. La Sanûsiyya au Soudan central : Borno, Baguirmi, Ouaddaï (1896-1902) 523 28. Les comptes de la Sanûsiyya (1894-1901). Essai 551

Listes du volume 1 Cartes 589 Graphiques 589 - Tableaux 589 Remerciements

Pour venir à bout de ce travail, il nous a fallu traverser quelques déserts, au sens propre comme au figuré. Il est malheureusement impossible de citer ici tous ceux qui, à un moment ou à un autre, nous y ont aidé. Notre reconnaissance ira donc d'abord à ceux dont l'appui et les encouragements furent décisifs : le professeur Claude Cahen, qui a dirigé ce travail jusqu'à sa retraite, et au-delà, Catherine Coquery- Vidrovitch, qui a bien voulu prendre le relais, et dont la confiance amicale et les utiles conseils ne nous ont jamais fait défaut, Adamou Aboubacar, alors maître-as- sistant de géographie à l'université de Niamey, qui nous a introduit auprès des lettrés et soufis d'Agadès et de l'Aïr, Saïd Bousbina, qui nous a assisté dans la lecture et le dépouillement des sources arabes. L'expression de notre gratitude s'adresse également aux institutions qui nous ont accueilli tout au long de ce parcours : l'université de Niamey, l'université Paris VII et le laboratoire Tiers-Monde Afrique, ainsi que la Maison des sciences de l'homme. Tous ceux et celles que nous y avons rencontrés, administrateurs, ensei- gnants et étudiants, nous ont beaucoup appris.

Avertissement

Translittération de l'arabe

' b t th j h kh d dh r z s sh s d t z cghfqklmnhwî (y). Voyelles : a, i, u ; â, î, û. Diphtongues : au, aw ; ai, ay.

Pour simplifier l'édition et la lecture du texte, nous avons adopté, à la suite de nos collègues anglo-saxons et de certains spécialistes français (Louis Gardet, Michel Chodkiewicz), un système de translittération simplifiée, dépourvu de signes diacriti- ques. Les points souscrits n'ont pas été indiqués : les deux h de la langue arabe et les lettres emphatiques ne sont donc pas distingués. Dans la plupart des cas, les arabi- sants pourront cependant rétablir aisément la forme originale.

Transcription des anthroponymes ethnonymes et toponymes

Il est difficile de retenir en ce domaine une règle uniforme. Dans l'ensemble, les noms d'ethnies ont été rendus dans une forme phonétique simple : tuareg, tubu, zuaya, etc., sans marque du pluriel. Les noms de personnes ont été translittérés, selon les règles indiquées ci-dessus, toutes les fois que la source était arabe. L'orthographe francisée, telle qu'elle figure dans les archives coloniales, a été conservée dans la majorité des autres cas, notamment quand la forme originale arabe ne pouvait être restituée avec sûreté. Quelques noms africains, recueillis dans le cadre des enquêtes orales (Bugunu, Mabru, etc.) ont été transcrits dans une forme phonétique simple. Pour l'orthographe des toponymes, nous avons suivi l'usage de chaque pays (ainsi Borno, et non Bornou ; Borkou, et non Borku). Parfois, selon la leçon des textes cités en référence, des formes arabisées et francisées ont été concurremment em- ployées (ex. : Mourzouk et Murzuq). Kawâr, fréquemment nommé dans les sources arabes utilisées, a été préféré à Kaouar. Toutes les fois que cela était utile ou néces- saire, les équivalences ont été signalées entre parenthèses.

Sigles et abréviations

A.G.N. Archives du gouvernement, Niamey (Niger) A.G.T. Archives générales de Tunisie (Dar El-Bey, Tunis) A.M. A.E. Archives du ministère des Affaires étrangères (Paris) A.N.F. Archives nationales de la France (Paris) A.N.M. Archives nationales du Mali (Koulouba) A.N.S. Archives nationales du Sénégal (Dakar) A.N.S.O.M. Archives nationales, section Outre-Mer (transférées de Paris à Aix-en Provence) A.O.M. Archives d'Outre-Mer (Aix-en-Provence) B.A.L.A. Bulletin of Literature in Africa B. Ars. : Bibliothèque de l'Arsenal (Paris) B. C.A F. Bulletin du Comité de l'Afrique française, puis, L'Afri- que française B.E.T. Borkou - Ennedi-Tibesti B.I.F. Bibliothèque de l'Institut de France (Paris) B.I.F.A.N. Bulletin de l'Institut français (puis,fondaniental ) d'A- frique noire C.C.C. Correspondance consulaire et commerciale C. E. A. Cahiers d'études africaines C.G. Consul général C.H.E.A.M. Centre des hautes études d'administration musulmane (depuis 1958, Centre des hautes études administrati- ves sur l'Afrique et l'Asie modernes) C.M.I.D.O.M. Centre militaire d'information et de documentation sur l'Outre-Mer C.P.C. Correspondance politique des consulats E.I. Encyclopédie de l'Islam - E.I. 1 : lre édition ; E.I. 2 : 2e édition F.O. Foreign Office. G. A. L. Geschichte der arabischen Literatur, de Brockelmann G.G. Alg. Gouverneur (ou gouvernement) général de l'Algérie G.G.A.O.F. Gouverneur (ou gouvernement) général de l'Afrique / A.E.F. occidentale française / de l'Afrique équatoriale fran- çaise J.A.H. Journal of African History M. A.E. Ministère des Affaires étrangères (Paris) N.S. Nouvelle série Min. des colonies Ministre des Colonies / Ministère des Colonies P.R.O. Public Record Office R. (9. M. M. Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix-en-Provence) R. T. C. Revue des troupes coloniales S.H.A.T. Service historique de l'armée de terre (Paris) S.H.M. Service historique de la marine (Paris) T.M. Territoire militaire V.C. Vice-consul CARTE 1 La Sanûsiyya en Afrique septentrionale pendant la seconde moitié du xixe siècle

Introduction

Cette étude se place au confluent de l'histoire islamique, de l'histoire colo- niale et de l'histoire africaine. Par un choix délibéré, elle emprunte aux trois registres, et c'est la combinaison de ces trois approches qui nous a paru fé- conde.

Histoire islamique

Au centre de cette recherche se trouve une confrérie musulmane contempo- raine, née à La Mecque dans la première moitié du xixe siècle1. Quatre Maîtres successifs2 - Muhammad al-Sanûsî, le fondateur et l'organisateur3, Muhammad al-Mahdî, le continuateur de la baraka et le promoteur de la hijra vers le sud4, Ahmad al-Sharîf, le politique et l'homme de jihâd5 et Mu- hammad Idrîs, le témoin des grandes défaites et futur roi de Libye6 - ont donné au mouvement sa configuration définitive, celle d'une organisation missionnaire, prêchant l'islam aux plus déshérités des nomades, plantant des zâwiya-s (établissements religieux sédentaires) dans des terres souvent peu hospitalières, et qui, dans la seconde partie de son existence, après 1900, devient le fer de lance d'une résistance opiniâtre contre les puissances colo- niales : Français et Italiens notamment, Britanniques de façon plus ponc- tuelle. Par le recours à des sources arabes originales, et avec le souci d'une approche islamologique, nous avons cherché à comprendre et à restituer, dans leur cohérence interne, les stratégies successives et les différentes fonc- tions sociales de cette «entreprise» islamique qu'est la Sanûsiyya, véritable

1. La confrérie Sanûsiyya se développe après 1837 à partir d'une première zâwiya à Abû Qubais, près de La Mecque. 2. Nous traduisons par «Maître» le terme ustâdh (Maître, au sens d'enseignant et de savant accompli) habituellement utilisé par les disciples pour désigner le chef de la confrérie. 3. Muhammad b. cAlî al-Sanûsî, né en 1787 près de Mostaganem, en Oranie, mort à Jaghbûb en 1859. 4. Muhammad al-Mahdî (1844-1902), fils aîné du fondateur. Nous examinerons en troisième partie ce mouvement de hijra (émigration pieuse) vers le sud, jusqu'aux confins de l'Afri- que soudano-sahélienne. 5. Ahmad al-Sharîf (1867-1933), cousin germain du précédent. 6. Muhammad Idrîs (1890-1983), en charge de la direction de la confrérie dès 1916, proclamé roi de Libye le 3 décembre 1950. «multinationale», essentiellement arabe, où se côtoient originaires du Grand (de la Mauritanie à la Libye actuelles), Arabes du Hijâz ou natifs de régions plus périphériques, comme le Sinnâr soudanais.

Histoire coloniale

Aucune autre confrérie musulmane n'a fait l'objet d'une surveillance et d'une hostilité aussi durables de la part de l'administration et des publicistes fran- çais. La hantise de la Sanûsiyya, la dénonciation de cette confrérie, puis la lutte ouverte contre elle, tiennent dans la geste coloniale une place à part. Nous nous interrogerons sur les raisons de ce traitement particulier. Nous nous demanderons également pourquoi l'historiographie, un moment si pro- lixe, est devenue, sur le sujet, presque silencieuse. Rendre à la Sanûsiyya sa place dans l'histoire de la colonisation française constitue donc l'un des ob- jectifs de ce travail. Histoire africaine

Bien qu'elle soit née à La Mecque, la Sanûsiyya est, par son développement historique, une confrérie essentiellement africaine7- A l'époque de sa plus grande expansion, son champ d'activité couvrait tout le Sahara central et oriental, des abords du Nil aux Ajjer, du Sud tunisien au lac Tchad. L'étude des relations qui se sont nouées entre elles et les différentes sociétés africai- nes traversées constitue le troisième volet de cette recherche. Ce champ était trop vaste pour une enquête exhaustive. Nous avons donc privilégié les ré- gions subsahariennes, les plus mal connues sous ce rapport, utilisant à cet effet, sur la base des matériaux d'archives disponibles et - pour le Niger - des enquêtes de terrain, les méthodes et les questionnements de l'anthro- pologie historique. Nous observerons notamment comment certaines sociétés s'ouvrent à la prédication sanûsî, quand d'autres se ferment obstinément, ou réservent à la confrérie un accueil sélectif assorti de diverses contraintes. Du point de vue de la Sanûsiyya, cette histoire, faite d'essais et d'erreurs, de reculs et de reprises, est assez différente du modèle fonctionnaliste idéal, bâti par Evans- Pritchard pour la Cyrénaïque (EVANS-PRITCHARD 1949). Nulle part, en effet, en dehors de la Cyrénaïque,la Sanûsiyya n'acquiert de position hégémonique - comme si la réussite cyrénéenne était une exception notable, comme s'il fallait désormais comparer la Sanûsiyya «achevée» de Cyrénaïque à celle «inachevée» d'autres régions du Sahara et de la frange soudanaise, ou, en

7. La première zâwiya africaine, créée à la fin de 1842 et en 1843, est celle d'al-Baidâ, à proximité du site de la ville antique de Cyrène. d'autres termes, le modèle et l'envers du décor. L'attention portée à l'im- pact différentiel du message sanûsî dans les différents groupes concernés nous guidera dans cette réflexion.

A cette répartition, en quelque sorte thématique, des grandes orientations de notre enquête s'ajoute une autre dimension, d'ordre plus méthodologique, qui concerne le traitement des sources. La Sanûsiyya a donné lieu, en effet, à une abondante production écrite, archivée ou imprimée, accumulée au fil des années par les principales puissances intéressées au partage de l'Afri- que (France, Italie, Grande-Bretagne et Allemagne notamment). Loin de faciliter la tâche de l'historien, cette surabondance pose problème. La qua- lité inégale des matériaux, leur caractère répétitif, leur partialité manifeste ou plus insidieuse, donnent à l'étude de la Sanûsiyya et des relations franco- sanûsî le caractère d'un procès dont le jugement final serait déjà, depuis longtemps, acquis. Ce phénomène n'est pas exceptionnel, mais il atteint, dans le cas sanûsî, une ampleur particulière. La Sanûsiyya traverse les débuts de la période coloniale comme une fi- gure maléfique. La peur, parfois obsessionnelle, que cette confrérie inspire, constitue en elle-même - telle est la conclusion à laquelle nous sommes ar- rivé - un sujet d'histoire spécifique. Trier les matériaux, démêler le «vrai» du «faux» ne pouvait donc suffire : il fallait reconstituer la genèse et la crois- sance de ce discours anti-sanûsî et, par là, accéder à une compréhension plus globale du regard colonial. Pour désigner et distinguer ce discours, nous avons choisi l'expression, qui nous a paru la plus appropriée, de légende noire8. Cette légende noire n'est pas un produit spontané, ni une sorte d'évidence - comme pourrait le laisser croire une lecture naïve des matériaux. Elle ré- sulte d'un effort délibéré de construction et de diffusion. Elle a son histoire propre. C'est ce que nous nous efforcerons, dans la première moitié de no- tre travail, de démontrer. En contrepoint de la légende noire, généralement dominante, nous ver- rons cependant apparaître d'autres formulations - qu'il serait illusoire de croire nécessairement plus «objectives». C'est donc l'ensemble du mécanisme même de production de discours sur la Sanûsiyya qui retiendra notre atten- tion. Nous montrerons également comment ce discours s'articule, dès son

8. L'expression «légende noire» provient des débats historiographiques menés en Espagne à propos de la conquête du Nouveau Monde. Dans l'usage que nous en faisons ici, les posi- tions des protagonistes sont inversées. C'est l'histoire nationaliste espagnole qui accusait les contestataires et les adversaires de la conquista d'avoir forgé une «légende noire» (leyenda negra), exagérant les méfaits de l'occupation espagnole et les amalgamant avec des faits inventés de toutes pièces. Dans notre cas, c'est au contraire l'appareil colonial français qui s'est fait, pour les besoins de la conquête, l'agent de diffusion d'une «légende noire» - c'est-à-dire d'un discours dénonciateur systématique - à propos de la Sanûsiyya. Sur la leyenda negra, voir par exemple : Ruggiero ROMANO, Les mécanismes de la conquête coloniale : les conquistadores, 1972, 183 p. (Cf. pp. 119-124). origine, avec une pratique politique, diplomatique et militaire et comment, convenablement démonté, il peut, en outre, servir à une lecture plus fine du phénomène sanûsî. Ainsi placerons-nous au centre de notre problématique l'analyse, tout au long de la période considérée, du rapport complexe qui s'établit entre les représentations coloniales et l'activité de la confrérie. Nombre d'événements s'inscrivent dans cette tension entre l'imaginaire et ce que nous appellerons, faute de mieux, le «réel» - jusqu'à ce que l'imagi- naire colonial, se faisant lui-même producteur d'histoire, devienne à son tour une part indissociable de cette réalité.

Pour des raisons qui apparaîtront clairement en fin de parcours, nous avons privilégié les fonds français - entendons par là les fonds d'archives de la puissance coloniale française, qu'ils se trouvent en France ou dans les états successeurs d'Afrique. Mieux que tous autres, ils pouvaient en effet éclairer l'histoire des relations franco-sanûsî. Leurs matériaux ont été systématique- ment triés et évalués. Des chaînes de transmission ont été mises au jour, permettant de déjouer les effets de compilation et de remonter aux versions les plus anciennes. L'abondance initiale a ainsi fait place à une matière docu- mentaire mieux circonscrite. Nous n'anticiperons pas sur ce lent travail de décantation qui servira d'assise à notre enquête. Nous indiquerons seulement ici les gisements essentiels, ceux qui ont apporté à notre démonstration ses exemples les plus significatifs et ses arguments les plus sûrs. - Les Archives du Gouvernement général de l'Algérie (A.o.M. Aix-en- Provence) nous ont permis d'analyser le rôle de l'Algérie dans le dévelop- pement de la question sanûsî. Des noms aujourd'hui oubliés, comme ceux de l'interprète Pilard ou de l'agent de renseignements algérien Ibn Shâ'a, dont les connaissances ont été largement sollicitées, sinon pillées, par l'his- toriographie officielle (Rinn, Coppolani), doivent être remis au premier plan. Leurs rapports donnent sur la Sanûsiyya, depuis ses origines jusqu'en 1874, et notamment sur son activité en Algérie et dans l'ensemble du Sahara, une série d'informations originales. - Les Archives du ministère des Affaires étrangères, dans les séries con- cernant les postes de Tripoli et de Benghazi, éclairent de façon circonstan- ciée la construction et la diffusion du mythe sanûsî entre 1865 et 1890 et mettent en évidence le rôle décisif d'un homme en charge du poste consu- laire de Benghazi pendant trente ans : Eugène Ricard, l'un des principaux inventeurs de la légende noire. - Sur celui qui fut, d'autre part, le principal «théoricien» de la légende noire, le savant Henri Duveyrier, les Archives nationales de la France, qui ont en dépôt ses papiers personnels, livrent aussi de nombreuses clés, utiles pour comprendre le mode de conception et de développement de la mytho- logie sanûsî. S'agissant de l'Afrique subsaharienne, plusieurs fonds ont nourri notre enquête : - Les archives de la Bibliothèque de l'Institut de France (fonds Auguste Terrier), celles de l'ancien ministère des Colonies (A.O.M., fonds A.N.S.O.M.)9 et les Archives nationales du Mali, pour tout ce qui concerne l'activité de la Sanûsiyya au Tchad10. - Les Archives du Gouvernement, à Niamey, le Service historique de l'armée de terre, à Paris, et les Archives nationales du Sénégal, pour la guerre de l'Aïr (1916-1918). Dans le premier groupe se trouvent notamment l' «Étude sur les Senoussistes et leur action dans le Centre africain» de l'interprète Djian, document irremplaçable sur la présence sanûsî dans le «Centre africain» (Tchad)l1. Dans le second groupe figurent les rapports, lettres, bulletins de renseignements, etc., riches en information de toute nature sur la confronta- tion franco-sanûsî dans le nord du Niger. C'est également dans ce groupe que sont rassemblées les lettres en arabe, saisies pour la plupart par les auto- rités françaises, et jusqu'à présent négligées, qui nous ont apporté, sur le fonctionnement interne du mouvement sanûsî, de précieux repères12.

Dans ses limites chronologiques les plus étendues, cette étude couvre près d'un siècle : de 1837, début de l'individualisation de la confrérie, à 1931, date de la prise de Kufra, sa capitale, par les Italiens, avec quelques prolon- gements, en amont, jusqu'à la période de formation de Muhammad al-Sanûsî et, en aval, jusqu'aux années 1940 et 1950. A la lumière des matériaux ainsi réunis, deux histoires parallèles, celle de l'attitude française - ce qu'on pour- rait appeler le «regard» colonial - et celle de la confrérie elle-même, étroite-

9. C'est dans un fonds d'archives privées des A.N.S.O.M. (57 P. A.) que figurent les lettres de Bir Alali, publiées par ailleurs par nos soins (TRIAUD 1988) : une trentaine de lettres en arabe, envoyées par les principaux dirigeants de la confrérie à leurs fidèles et partisans du Kanem, en 1900 et 1901. 10. Les Archives du Gouvernement général de l'A.E.F. (A.O.M., Aix-en-Provence) et celles du Musée national, à Ndjaména, sans être négligeables, sont à cet égard moins riches. On notera d'autre part que, sur le Tibesti avant 1930, les pièces les plus intéressantes se trou- vent aux Archives du Gouvernement, à Niamey (Avant cette date, le Tibesti relevait en effet du Territoire du Niger). Il. A.N.M., 1 D 25,55 pp. dactyl. Ce texte est publié dans Islam et Sociétés au Sud du Sahara (n° 5, 1991, pp. 109-138 ; n° 6, 1992, pp. 107-139), avec la mention de la pagination d'origine. Les références renvoient à cette pagination. D'autre part, une version complète de cette «Etude» est accessible depuis 1990 au Centre des Archives Diplomatiques, Nantes (Commission interministérielle des Affaires musul- manes, Documentation n° 64,268 pp. dactyl.). Nous y renvoyons pour les chapitres restés inédits. Pour une analyse comparée des deux versions, voir l'Appendice (5. Archives - Archives du ministère des Affaires étrangères, Nantes). 12. Combinées à ces sources écrites, en français et en arabe, les enquêtes orales menées à Agadès, en Aïr, à Bilma, Chemidour, Dirkou et Fachi, ainsi qu'à Zinder, nous ont permis de proposer une reconstitution globale du phénomène sanûsî dans le nord du Niger. ment imbriquées l'une dans l'autre, déroulent leur trame, plus particulière- ment entre 1855, année de la «découverte» de la Sanûsiyya par la France, et la fin des années 1920, époque de la dislocation de la confrérie et de l'occupa- tion de son réduit central de Cyrénaïque par les Italiens. Quatre moments principaux peuvent être distingués pendant cette pé- riode. Ils serviront de cadre chronologique à notre exposé : 1) Entre 1855 et 1870, Français et Sanûsî commencent à croiser leurs chemins à travers le Sahara : premières images, premières tensions. Cepen- dant, le problème sanûsî reste encore marginal. 2) Après 1870, la surveillance, jusque-là épisodique, organisée par les Français, prend forme. Les années 1880 voient l'apogée de la légende noire, discours systématique qui tend à faire de la Sanûsiyya l'âme de tous les com- plots et de toutes les résistances. 3) Dans les années 1890, les obsessions françaises s'apaisent. La confré- rie a cessé de faire peur. C'est le moment où al-Mahdî, aux prises avec les Turcs, s'engage dans une longue marche vers le sud qui le mènera successi- vement à Kufra (1895), puis à Gouro (1899). 4) La confrontation directe entre Français et Sanûsî, qui avait été évitée en Afrique du Nord, se produit autour du lac Tchad à la fin de 1901. Elle découle, de façon presque mécanique, de la rencontre non préméditée des partisans de la Sanûsiyya et des forces françaises dans cette région à partir de 1899-1900. Jusqu'en 1918, Français et Sanûsî, ne cesseront désormais, avec quelques courts répits, de se battre sur différents théâtres d'opérations, au Tchad, en Algérie et au Niger. Le tournant décisif se situe donc en 1901-1902. Attaquée dans ses hom- mes, ses biens et ses intérêts, la Sanûsiyya entreprend d'organiser sa défense. La société missionnaire, jusqu'alors soucieuse de marquer ses distances à l'égard du politique, se mue progressivement en mouvement politico-mili- taire. Ainsi la France coloniale a-t-elle fini par obtenir que la Sanûsiyya de- vînt ce que, dans ses fantasmes initiaux, elle voulait qu'elle fût : une associa- tion subversive et conspirative. L'analyse de cette évolution et de cette trans- formation servira de fil conducteur à notre étude qui, pour cette raison, com- mencera, non pas du côté sanûsî, mais du côté français. I La lente construction d'un savoir sur la Sanûsiyya

1 La naissance d'un concept : le péril confrérique

Il n'est pas possible de comprendre la genèse du mythe sanûsî si l'on ne procède pas à une analyse préliminaire du concept de confrérie dans la litté- rature spécialisée de l'époque. Le mythe sanûsî relève en effet d'une mytho- logie plus large : celle qui entoure en Algérie, à partir des années 1840, la question des confréries musulmanes. La confrérie musulmane (tarîqa) a une réalité propre qu'il n'est pas ques- tion, ici, de contester. C'est une association pieuse qui rassemble des fidèles autour d'un lignage mystique doué de baraka (puissance surnaturelle d'ori- gine divine). C'est aussi une puissance mondaine, très adaptative, qui déve- loppe des stratégies variées, selon les conditions de lieu et de temps. Média- trice entre le naturel et le surnaturel, entre les individus, les groupes et les pouvoirs, la confrérie cherche, par des méthodes multiples, à s'imposer comme un intermédiaire indispensable. C'est là qu'il faut sans doute cher- cher sa vocation et sa finalité essentielles. Chaque confrérie tend à porter les couleurs de la clientèle qu'elle réunit autour d'elle et peut ainsi devenir, selon les circonstances, une corporation urbaine, une secte de marginaux, une organisation étatique, etc. Si l'on y ajoute les tendances à la segmenta- tion, qui procèdent de sa nature lignagère, on voit que la réalité confrérique échappe à toute définition rigide. Ce qui nous intéresse, en premier lieu, c'est la manière dont les autorités françaises, en Algérie, ont commencé à percevoir cette institution qui n'avait pas d'équivalent européen. Au début de la conquête, «la France avait large- ment pratiqué une "politique de confréries" à l'imitation de ce qu'on pen- sait être la politique turque1 et surtout selon ce que l'expérience proposa (...). Nul esprit de système (...) dans ces attitudes politiques : Bugeaud avait recommandé de nous faire le plus possible d'amis parmi les dignitaires de ces ordres religieux et de ne pas hésiter à en appeler quelques-uns «au pou- voir» (AGERON 1968 :299-300). Mais, quelques années avant 1850, le concept de confrérie allait se charger d'une épaisseur nouvelle.

1. Sur les rapports entre les Turcs et les confréries, voir Pierre BOYER : «Contribution à l'étude de la politique religieuse des Turcs dans la Régence d'Alger (xvie-xixe sièC]eS)», R.O.M.M., n° l,1er semestre 1966, pp. 11-49. Sociétés secrètes congrégations et confréries

Plusieurs facteurs ont contribué à cette évolution. Il faut noter tout d'abord la vogue du concept de «société secrète» au xixe siècle. «Peut-être n'a-t-on jamais autant conspiré que dans la France de 1814-1870 ; en tout cas, jamais on n'a autant parlé de complots» (POLIAKOV 1980 :62). «Pendant un siècle et demi, nombre d'Européens intelligents crurent qu'une bonne part des évé- nements qui survenaient dans le monde n'étaient dus qu'aux menées des sociétés secrètes» (ROBERTS 1979 :12). «Le flot de littérature sur ce sujet ne s'est jamais tari, constituant un succès assuré pour les auteurs et pour les éditeurs tout au long du xixe siècle» (ibid. : 336). Les premières sociétés secrètes dont on parla en France au début du xixe siècle étaient royalistes ou antibonapartistes. Les jésuites, rentrés en France en 1815, fournirent, aux yeux de l'opinion, le meilleur prototype de société secrète politico-religieuse. Dans les années 1820, la campagne me- née contre les jésuites par quelques publicistes prit une ampleur étonnante. L'un d'entre eux allait jusqu'à affirmer que les jésuites gouvernaient la France et le monde «à partir de leur maison de Montrouge, reliée par un souterrain secret aux Tuileries» (POLIAKOV 1980 : 65). La propagande libérale dénonça plus particulièrement une association pieuse, «la Congrégation», fondée par un jésuite, et qui avait été infiltrée par une société secrète royaliste et ultra, «les Chevaliers de la Foi». Cette association disparut avec la chute de Char- les x, mais, pendant longtemps, le terme de «Congrégation» resta associé à une activité politico-religieuse occulte2. Une nouvelle campagne, plus massive, se développa contre les jésuites à partir des années 1840 (Michelet, Edgar Quinet, Eugène Sue). Elle toucha toute l'Europe, notamment la Suisse (expulsion des jésuites : 1848) et l'Al- lemagne (Kulturkampf : 1872). En mars 1880, en France, deux décrets vi- sant les activités (surtout scolaires) des congrégations3 obligèrent les jésui- tes à fermer leurs établissements et à se disperser.

2. Sur la Congrégation, on peut voir le livre de Poliakov déjà cité (pp. 66 sq.), l'article bien informé «Congrégation (La)» dans le Grand Larousse encyclopédique en dix volumes (1961, t. 3), ainsi que l'article publié dans l'Encyclopédie en sept volumes, Catholicisme. Hier, aujourd'hui, demain, (1952, t. 3). 3. Cette campagne contre les congrégations des années 1880 remet le terme à l'honneur chez les publicistes et les journalistes. Plusieurs auteurs de l'époque décrivent alors les confré- ries musulmanes comme des «congrégations». Ainsi Maurice WAHL : «Les congrégations dans l'Islam» (Revue de l'Afrique française, septembre 1887, t. V, pp. 286-291), qui assimile la menace des congrégations musulmanes à celle des congrégations catholiques, et le di- plomate P. D'ESTOURNELLES DE CONSTANT, qui publie d'abord un article évocateur sous le titre «Les sociétés secrètes chez les Arabes et la conquête de l'Afrique du Nord» (Revue des Deux Mondes, 3e période, t. 74, mars 1886, pp. 100-128), puis choisit d'intituler son ouvrage : Les Congrégations religieuses chez les Arabes et la conquête de l'Afrique du Nord (Paris, 1887, 72 p.). L'année suivante, Joseph CHAILLEY fait paraître dans L'Économiste français (hebdomadaire dirigé par P. Leroy-Beaulieu) un article intitulé «les puissances Cet arrière-plan que constituent les polémiques des années 1840 et l'usage de termes comme celui de «congrégation» doivent être évoqués pour mieux comprendre la genèse de cette nouvelle catégorie : la confrérie musulmane, considérée comme une société occulte et subversive. La description qui est faite alors de la confrérie obéit en effet largement au modèle de la société secrète politico-religieuse. Pendant plusieurs décennies, ce modèle imprè- gne les textes publiés comme les rapports d'archives. La fascination qu'il entraîne est si grande qu'il faut constamment se défier de la logique appa- rente qui est la sienne, lorsque l'on dépouille les matérieux rassemblés sous une telle enseigne. S'agissant plus particulièrement de la Sanûsiyya, deux auteurs majeurs pour l'histographie de la confrérie, Henri Duveyrier et Gustav Nachtigal, ont clairement souligné l'analogie qui existait, à leurs yeux, entre la Sanûsiyya «fanatique» et les jésuites. Dans Sahara und Sudan, Nachtigal utilise à deux reprises la référence aux jésuites pour décrire le comportement et les activités des membres de la Sanûsiyya. Sur fond de Kulturkampf en Allemagne, il parle de leur expérience du monde «dont on ne trouve d'exemple en Chrétienté que dans les premières missions jésui- tes4 «et de "l'opiniâtreté" avec laquelle ces fanatiques enserrent une grande partie de l'Afrique dans leur toile jésuitiques». En 1883, peu de temps avant une mission de repérage en Tunisie et en

Tripolitaine, Duveyrier adresse un long memorandum sur la confrérie au ministre des Affaires étrangères. Dans cette lettre, Duveyrier reprend, sans en donner l'origine, l'expression même de Nachtigal : les Sanûsî, dit-il, sont «doués d'une expérience du monde et d'un sens politique comparable à ce qu'on observe dans l'ordre des Jésuites». Il dénonce, plus loin, les «intrigues des Senoûsiya, c'est-à-dire d'une société secrète, religieuse et politique, créée jadis chez elle [sur le territoire français] et dans le but bien déterminé de la combattre elle seule [la France ]6». Dans ces années 1880 où les congréga- tions sont, en France, l'objet de vives polémiques, l'analogie avec les jésuites plaît à Duveyrier qui récidive devant Féraud, le consul général de France, à son passage à Tripoli : «M. Henry Duveyrier, Vice-Président de la Société Géographique de France», écrit Féraud, «sait à quoi s'en tenir sur le compte

musulmanes et les congrégations religieuses» (vol. 1,1888, pp. 391-393 et 453-456). Ces trois titres, qui utilisent le terme de «congrégation» à propos des confréries islamiques, sont à replacer dans un mouvement plus large de publications en tout genre qui insistent, en cette fin du xixe siècle, sur le péril confrérique. Nous y reviendrons. 4. L'expression allemande est «... nur bei den einstigen Jesuiten-Missionen zu finden» (NACHTIGAL, 1879,1.1, p. 192). 5. L'expression allemande est : «... in ihr jesuitisches Gewebe spinnen» (ibid., p. 193). La traduction française de Gourdault, publiée en 1881, accentue encore le trait : «... l'adresse opiniâtre au moyen de laquelle ces fanatiques, véritables jésuites de l'islam, réussissent à prendre dans leurs filets une partie du territoire africain» (NACHTIGAL, trad. Gourdault, 1881, p. 109). 6. Cette lettre est datée du 23 février 1883. L'original figure aux Archives du ministère des Affaires étrangères (A.M.A.E., C.P.C. Tripoli, 23, M.A.E. à Féraud, CG Tripoli, 9 mars 1883). Un exemplaire, pratiquement identique, se trouve dans les papiers Duveyrier (A.N.F., 47 A.P. 5). des agissements de la Zaouïa mère de Djarboub qu'il a qualifiée avec beau- coup d'à propos de Jésuitière de l'Islam7». La franc-maçonnerie, par contre, l'autre grande «société secrète» du xixe siècle, n'a pas suscité les mêmes comparaisons. Dans l'ouvrage fondateur que nous présentons un peu plus loin, le capitaine de Neveu opère même une distinction très nette. Certes, dit-il, le shaikh d'une confrérie, au mo- ment de recevoir un impétrant «lui prend la main de la même manière que les maîtres-maçons ont l'habitude de le faire dans nos ordres maçonniques». Cependant, ajoute-t-il, il n'y a «rien d'analogue aux mots sacrés et aux mots de passe de l'ordre maçonnique». Il en conclut qu'il existe «entre ces institu- tions des différences radicales et (que) l'on ne peut faire entre elles aucun rapprochement. Elles n'ont de ressemblance que le mot frère en usage dans l'une et l'autre. Tous les khouan sont de purs musulmans, et nul ne peut en faire partie s'il n'est Mahométan. Les francs-maçons, au contraire, admet- tent tous les hommes réputés honnêtes, sans aucune espèce de distinction, soit religieuse, soit politique» (NEVEU 1846,20-21). Cet avertissement n'a pourtant pas empêché les francs-maçons de s'in- téresser, non sans naïveté, à ces «frères» d'un genre nouveau : «Mis en con- tact avec les populations indigènes et les connaissant très imparfaitement, les francs-maçons français se firent d'abord d'étranges illusions, voyant dans les khouan8 des frères égarés, et assimilant leurs confréries à "une ramifica- tion oubliée, un filon perdu de la Famille maçonnique"» (YACONO 1969 :13)9. Les maçons qui se risquèrent dans cette direction furent rapidement désillu- sionnés, et la franc-maçonnerie se contenta désormais de recruter en dehors de la population musulmane, à de très rares exceptions près. Les campagnes anti-maçonniques menées en Europe occidentale pen- dant la seconde moitié du xixe siècle (Encyclique Humanum Genus : 1884) ont fourni de nouvelles composantes à la mythologie confrérique. Mais il s'agit là d'un phénomène tardif, en quelque sorte surajouté. Ces nouvelles références ne semblent pas avoir projeté sur l'analyse du fait confrérique les mêmes ombres portées que la «jésuitophobie» du milieu du siècle. On trouve cependant la trace de ce' modèle maçonnique chez plusieurs auteurs. En 1881, le commandant V. Parisot publie un bref article sur le danger que représentent les confréries dans le bulletin d'une Société de géographie régionale : «Leur organisation - écrit-il - est celle sur laquelle sont calquées la Franc-Maçonnerie et toutes les sociétés secrètes de l'avenir 10.» En 1885, un an après la publication de l'étude polémique de Duveyrier sur la

7. A.M.A.E., C.P.e. Tripoli, 23,4 juin 1883 :Féraud à A.E. De cette mission de Duveyrier à Tripoli sortira une brochure très polémique contre la Sanûsiyya (DUVEYRIER, 1884 et 1886). 8. Khouan : ikhwân (en arabe : frères). Ce terme désigne les adeptes des confréries musul- manes. 9. L'auteur fait référence à un article de La Maçonnerie africaine, daté de mars-avril 1851. 10. v. PARISOT (Commandant) : «Les ordres religieux musulmans en Algérie», Bulletin de la Société de géographie de l'Est, t. m, 1881, p. 564. Sanûsiyya", Jules Verne intègre dans un roman les informations et les analy- ses du savant. Cédant à l'air du temps, il ajoute aux Sanûsî de Duveyrier cette touche maçonnique qui peut le mieux, pour le public de l'époque, consacrer le caractère mystérieux et inquiétant de la confrérie : «A peine eût-il remarqué, au milieu de cette foule compacte, les allées et venues des partisans senoû- sistes, vêtus de costumes très simples, qui se communiquaient, rien que par un signe maçonnique, les ordres de leurs chefs» (VERNE 1885, t. III: 193). En 1899, Alfred Le Châtelier, ancien officier et orientaliste connu, dans une lettre à Charles Maunoir, secrétaire général de la Société de géographie de Paris, émet certaines réserves sur l'œuvre islamologique de Duveyrier : «il avait cru - dit- il - à l'organisation universelle et maçonnique12 des confréries mu- sulmanes13...». L'analogie maçonnique fait donc son chemin. La même année, le médiocre livre polémique de l'abbé Rouquette, des Missions africaines de Lyon, lui consacre de nombreux développements14. Cet ouvrage occupe, il est vrai, une place marginale dans la bibliographie de la question sanûsî. Il n'en contribue pas moins à entretenir dans certains milieux la hantise du complot confrérique15. Le thème maçonnique reste cependant au second plan. La Sanûsiyya est d'abord perçue, et de façon durable, comme un exemple de fanatisme reli-

11. Henri DUVEYRIER : «La confrérie musulmane de Sidi Mohammed ben cAlî es-Senoûsî et son domaine géographique en l'année 1300 de l'Hégire : 1883 de notre ère», Bulletin de la Société de géographie de Paris, 7e série, t. v, 1884, pp. 145-226. 12. L'image est de Le Châtelier, et de lui seul. Duveyrier, pour sa part, ne semble pas avoir évoqué la franc-maçonnerie, Il avait surtout gardé des influences saint-simoniennes de sa jeunesse un goût prononcé pour les questions religieuses en même temps qu'un refus de tout cléricalisme. Cet anticléricalisme imprègne son attitude à l'égard de la Sanûsiyya. 13. A.N.F., 47 A.P. 4, Lettre du 6 octobre 1899. 14. Abbé ROUQUETTE : Les sociétés secrètes chez les musulmans. Paris-Lyon,1899. Dès la pré- face, l'abbé Rouquette dénonce la franc-maçonnerie qui, en Asie, «fait alliance avec les sectateurs de Bouddha et de Confucius, comme, en Afrique, elle prête secours aux musul- mans et aux fétichistes» (p. in). L'auteur s'en prend tout particulièrement aux Sanûsî qui «n'ont qu'un but : chasser les Français. La haine du Français, c'est-à-dire du catholique : voilà le mot de ralliement de tous les adorateurs du Diable» (p. iv). Aux yeux de Rouquette, la Sanûsiyya représente la confrérie maléfique par excellence. Après avoir décrit un cer- tain nombre d'ordres, il en vient à la Sanûsiyya : «Nous voilà enfin parvenu - écrit-il - à cet ordre qui est appelé à jouer le premier rôle dans la franc-maçonnerie musulmane. Tout ce que nous avons dit et écrit jusqu'ici peut n'être considéré que comme une introduction à ce chapitre» (p. 438). L'auteur regrette enfin que l'on ne puisse pénétrer les sociétés secrètes musulmanes et révéler leurs pratiques de l'intérieur, comme Léo Taxil et le Dr. Bataille l'avaient fait (ou avaient prétendu le faire), dans les années 1880-1890, pour la franc-ma- çonnerie. 15. En 1919, dans son essai bibliographique sur les confréries, Augustin Berque recense l'ouvrage de Rouquette parmi ses 14 titres de référence (De Neveu, Brosselard, Rinn, Depont et Coppolani, etc.). Berque critique le livre mais y voit un traité de vulgarisation utile compilant les ouvrages précédents. Il consacre finalement une place disproportion- née à ce travail discutable et de seconde main (Voir BERQUE, Bulletin trimestriel de la So- ciété de géographie et d'archéologie d'Oran, 1919, pp. 151-155). Berque qualifie pour sa part les Sanûsî de «luthériens de l'islam, avides d'assurer la direc- tion clandestine, mais effective, de toutes nos confréries» (ibid., p. 156). Chacun, on le voit, cultive ses analogies de prédilection : des jésuites aux luthériens en passant par les francs- maçons et, bientôt, les anarchistes, gieux et d'organisation militarisée. Le modèle maçonnique n'est donc pas, à cet égard, le plus pertinent. En fait, selon leurs convictions et d'après les circonstances, certains auteurs européens - pas toujours les meilleurs - pui- sent volontiers dans ce réservoir de «sociétés occultes», maçonniques ou autres, pour mieux frapper leur auditoire16. La mythologie confrérique se nourrit ainsi, en cette fin de siècle des apports les plus divers.

Saint-Simoniens, bureaux arabes et «khouan»

Tout commence avec la Commission scientifique de l'Algérie. Cet organisme, qui eut peu de poids politique, n'en fut pas moins le premier creuset de la recherche française sur l'Algérie et ses sociétés. Ce fut aussi le lieu de ren- contre de plusieurs personnalités qui allaient compter dans les développe- ments ultérieurs. Le Moniteur universel du 24 août 1839 publie la composi- tion de cette «Commission chargée des recherches et explorations scientifi- ques en Algérie». Sur vingt et un membres, on trouve le nom de Prosper Enfantin, le «Père» des saint-simoniens, et celui d'un autre saint-simonien connu, le capitaine Carette. Le capitaine de Neveu que nous présenterons plus loin, figure aussi dans cette liste. Le Dr Auguste Warnier, en sa qualité de chirurgien aide-major, est adjoint à la commission. C'est dans ce cadre, semble-t-il, que Warnier et de Neveu ont fait la connaissance d'Enfantin et rallié les idées saint-simoniennes. La commission compte encore dans ses rangs Pellissier de Reynaud, qui sera plus tard consul à Sousse et à Tripoli, et qui fait partie, lui aussi, de la mouvance saint-simonienne. Cette influence saint-simonienne n'a rien pour nous surprendre. Elle est présente sur tous les chemins de «l'Orient», à cette époque. Mais son rôle dans la genèse de la mythologie confrérique est moins connu. C'est pourtant elle qui préside, d'une certaine manière, à la naissance du nouveau concept confrérique. Ce sont les saint-simoniens qui guideront, plus tard, Henri Duveyrier, le fils de l'un des leurs, sur les pistes de l'Algérie. Et c'est Warnier

16. En 1893 et 1894, un conférencier du nom de Gustave Pérès va ainsi jusqu'à assimiler les «sectes fanatiques musulmanes», parmi lesquelles la Sanûsiyya, aux ...anarchistes. Il pré- tend établir une continuité entre les templiers «ambitieux et perfides», le Vieux de la Mon- tagne et ses Assassins, les confréries fanatiques et l'anarchisme moderne - ce qui lui vaut cette réplique de P. Bourdarie, représentant connu du parti colonial : «Vaillant, Henry, Ravachol et Caserio se sont fort peu préoccupés de ce qu'avaient pu faire les Snoussi, les Sunnites et autres». Voir Gustave PÉRÈS : «L'islam et ses anarchistes. Les Tidjanys, les Senoussys,les Berbères voilés», conférence faite le 14 janvier 1893 à Abbeville et,du même : «De l'origine des sectes fanatiques musulmanes et de l'importation en Occident de leurs doctrines», conférence faite à la Société africaine de France le 10 juillet 1894 (Bulletin et Mémoires de la Société africaine de France, n° 5,1894, pp. 179-192, et en brochure distincte, 1894,15 p.). La réponse de P. Bourdarie figure à la suite, dans les Bulletins et Mémoires sous le titre «Courte réponse à la thèse de M. G. Pérès touchant les sectes islamiques et l'anarchisme» (op. cit., pp. 192-195). qui, à partir du travail de Duveyrier, jouera un rôle non négligeable dans la construction de la légende noire de la Sanûsiyya. Au seuil de cette histoire, nous devons donc faire aux saint-simoniens leur juste place.

En 1843, à l'issue de sa mission en Algérie, Prosper Enfantin publie un ouvrage intitulé Colonisation de l'Algérie (à la rédaction duquel Ismaël Urbain, autre saint-simonien notoire, a collaboré). C'est un programme détaillé de coloni- sation, mais il n'y est question ni d'islam, ni de confréries17. Pour Charles- André Julien, c'est «un des ouvrages les plus remarquables qui aient été pu- bliés sous la monarchie de Juillet» (JULIEN 1979 : 257). La même année, Enfantin, aidé de Carette, Warnier et de quelques amis, prend le contrôle, à Paris, d'un journal qui s'appelle L'Algérie. Les saint- simoniens veulent en faire le fer de lance de leur action en Algérie. Ils com- battent Bugeaud et le régime militaire et réclament une administration ci- vile régulière. En 1846, L'Algérie, qui paraissait six fois par mois, doit cesser sa publication. Pourtant, c'est pendant cette courte période, et sous l'égide de ce journal, que le concept de péril confrérique a vu le jour. Deux hommes ont joué un rôle décisif dans la présentation de cette nouvelle théorie : Warnier et de Neveu. Warnier est la cheville ouvrière du journal. C'est un personnage haut en couleur, «gros homme à la tignasse hirsute, autoritaire, indiscret, mais au cœur excellent» (EMERIT 1941 : 93). Il était le fils d'un officier français qui, fait prisonnier aux îles Ioniennes, avait été vendu comme esclave sur le mar- ché de Constantinople, puis, emmené en Arabie, où il avait accompagné les caravanes entre ce pays et l'Inde. Revenu en France après 1801, ce Jean- Louis Warnier était mort de sa douzième blessure au cours de la campagne de France (CAT s.d. : 243). Auguste Warnier, son fils, est né en 1810 à Rocroi. Il est devenu chirurgien militaire. En 1835, il a été attaché au consulat que le gouvernement français avait placé auprès d'Abd el-Kader (cAbd al-Qâdir) à Mascara (EMERIT 1941 :102 ; D'ALLEMAGNE 1944 17)18. La biographie du capitaine Édouard de Neveu ne manque pas non plus d'intérêt (voir EMERIT 1941 :250 ; PEYRONNET 1930 :255-256). Son père avait été un officier engagé du côté chouan, condamné à mort, puis évadé. Né en 1809, Édouard de Neveu était entré à Saint-Cyr, puis il s'était notamment spécialisé dans les études topographiques. En Algérie, il avait épousé une

17. Cependant, Enfantin, observateur perspicace, s'est intéressé à la question de l'islam. Dans une lettre au saint-simonien Ariès, il écrivait de Constantine, le 20 mars 1841 : «La France y est [en Algérie] pour apprendre l'arabe, pour étudier les Arabes, pour comprendre l'isla- misme, pour être moins ignorante que toutes les nations européennes des grands intérêts des races musulmanes» (ENFANTIN : Œuvres , t. xxxiv, pp. 17-18). 18. Le livre de d'Allemagne contient les lettres que Warnier avait adressées à Enfantin pen- dant la campagne du Maroc de 1844. On y trouve une biographie détaillée de Warnier (pp. 167-168), avec une photographie du personnage, datée de 1860. musulmane et il était devenu «kabylophile». Il fut pendant longtemps un saint-simonien fidèle et dévoué19. Ce sont ces deux hommes qui parrainent le premier ouvrage sur les con- fréries. En 1845, le capitaine d'état-major Édouard de Neveu, membre de la Commission scientifique et chef du Service géodésique de l'Algérie, fait paraître à Paris, sous le titre Les Khouan, ordres religieux chez les Musul- mans d'Algérie, un petit livre, dédié au duc d'Aumale, qui est le point de départ d'une longue chaîne de publications sur le «péril khouan» dans la littérature coloniale. Le livre est réédité dès l'année suivante, avec une pré- face qui en explique les raisons : le président du Conseil des ministres (le maréchal Soult) et le ministre de la Guerre ont donné «les ordres nécessai- res pour qu'une seconde édition fût imprimée aux frais du gouvernement» (DE NEVEU 1846 :7). Cette préface, rédigée par l'auteur, indique clairement la thèse défendue dans cette étude :

Si nous ne nous trompons, une ère nouvelle vient de s'ouvrir en Algérie ; la guerre même qui vient de s'élever nous paraît avoir un autre caractère que celles qui l'ont précédée. Avant 1837, et depuis 1839 jusqu'en 1842, Abd El Kader avait combattu dans l'intention de former une nationalité arabe (...). Aujourd'hui, les idées de notre en- nemi sont modifiées, et la guerre a pris un caractère religieux (DE NEVEU 1846 : 7-9)2°.

L'administration coloniale ne cessera désormais de s'interroger sur les liens entre insurrections et «Khouan». Les confréries musulmanes, à l'image de certaines «sociétés secrètes» européennes, se trouvent dès lors investies d'un rôle de chefs d'orchestre : cette théorie rassure le pouvoir colonial qui croit avoir identifié l'ennemi et pense pouvoir ainsi le décapiter aisément.

Dans les circonstances présentes, dans un moment où l'on voit surgir à chaque instant des révoltes ou des résistances partielles, il est bon de rechercher si tous les divers chefs d'insurrection n'ont pas de rapport avec les sociétés religieuses dési- gnées sous le nom de Khouan (frères) (ibid. 1846 :10).

Cet ouvrage de 200 pages est plus intéressant par les thèses qu'il défend que par l'information qu'il contient. Son contenu reste en effet assez géné- ral. De Neveu n'a d'ailleurs pas livré ses sources : il se contente de faire référence à la province de Constantine21. De Neveu ne fait pas davan-

19. Voir sa correspondance avec Enfantin (B. Ars, fonds Enfantin, ms. 7613 et 7762) et avec Ismaël Urbain (A.O.M., 1 x 20 sq.-Cf. Marie-Thérèse FOURCADE, Correspondance d'Edouard de Neveu avec Ismaël Urbain (1845-1862), 1970). 20. C'est nous qui soulignons. 21. «Notre travail, exact pour la province de Constantine» etc. (1845, pp. 9-10). L'édition de 1845 livrait en outre une indication sur les sources qui a disparu dans la seconde édition : «Cet opuscule n'a pas été fait avec des livres ; c'est le résumé de renseignements recueillis près de quelques frères des différents ordres dont nous parlons. On ne pourrait mettre en doute qu'ils nous ont laissé ignorer beaucoup de détails, et même les plus importants. Nous publions donc ce petit travail pour qu'il puisse être complété par de nouveaux renseigne- ments puisés à d'autres sources» (1845, texte liminaire, daté de Paris, 19 novembre 1845). tage mention de la Sanûsiyya naissante, qui est encore inconnue des Français22. Ce que l'on ignore généralement, c'est que le livre du capitaine de Ne- veu a d'abord été publié, sans signature, en onze livraisons successives, dans le journal L'Algérie, sous le titre «Ordres religieux chez les Musulmans23». Cette publication, quelques semaines avant la parution du livre, souligne le lien entre le saint-simonisme et la nouvelle thèse du péril confrérique. A quelques aménagements près, les deux textes sont identiques. Dans un arti- cle complémentaire sur la Taibiyya, paru le 26 décembre 1845 (et repris pres- que intégralement dans la seconde édition du livre de de Neveu), L'Algérie lève l'anonymat et parle des «renseignements qui nous avaient été communi- qués par un officier de l'armée d'Afrique, M. le capitaine de Neveu, sur les ordres religieux» et des «prévisions du capitaine de Neveu», confirmées de- puis lors. Le rôle de Warnier dans cette affaire est moins clair. C'est pourtant lui, plus que de Neveu, qui nous intéresse ici. En effet, Warnier, devenu quinze ans plus tard le chaperon de Henri Duveyrier, imprimera sa marque à l'ouvrage du jeune savant dans les conditions pénibles que nous verrons. Il n'est donc pas sans intérêt d'évaluer son rôle dans la constitution du mythe confrérique. Si l'on en croit Narcisse Faucon, auteur d'un recueil de biogra- phies algériennes, Warnier serait l'un des inventeurs du péril khouan :

En 1843, après la prise de la Smala d'Abd el-Kader par le duc d'Aumale, le doc- teur Warnier est appelé à l'île Sainte-Marguerite (...). Durant son séjour au milieu des prisonniers, il était parvenu à recueillir près des chefs captifs une grande partie des secrets de nos ennemis, entre autres l'organisation à peine soupçonnée d'un grand nombre de tribus ou de confréries de khouans. Le journal «L'Algérie», dont le doc- teur Warnier était un des principaux rédacteurs, fut le premier à révéler les mystères des associations indigènes (FAUCON 1889 : 573).

Un peu plus loin, dans la liste des publications et travaux de Warnier, l'auteur mentionne, au titre des années 1844-1845 «Les confréries religieu- ses musulmanes de l'Algérie (avec M. de Neveu)». L'auteur d'un autre recueil biographique, Édouard Cat, va plus loin. Comme Faucon, il évoque l'accueil des prisonniers algériens à l'île Sainte- Marguerite, et il conclut : «Il avait profité de cette circonstance pour re- cueillir des renseignements sur une organisation religieuse à peine soupçon- née alors, sur les Khouans ; ses articles dans "L'Algérie" sur ce sujet furent comme une véritable révélation» (CAT s.d. : 245).

22. Les ordres religieux mentionnés sont au nombre de sept :1a Qâdiriyya, la Taibiyya «Moulaï- Taïeb», la CJsawiyya «Aïssaouas», la Rahmaniyya, la Tijâniyya, la Darqâwiyya «Derkaouas» et la Hansaliyya, petite confrérie constantinoise. 23. N° 124 : 2 octobre 1845 ; n° 126 : 12 octobre 1845 ; n° 127 : 16 octobre 1845 ; n° 128 : 22 octobre 1845 : n° 129 : 26 octobre 1845 ; n° 131 : 6 novembre 1845 ; n° 132 : 12 novembre 1845 ; n° 133 :16 novembre 1845 ; n° 134 : 22 novembre 1845 ; n° 135 : 26 novembre 1845 et n° 141 : 26 novembre 1845. Ces deux recueils biographiques ne passent pas, il est vrai, pour être d'une rigueur absolue24 : d'autre part, Warnier - qui était devenu l'un des princi- paux représentants du parti des colons - bénéficie dans les deux cas d'une biographie complaisante, sans doute inspirée par les récits qu'il avait pu lui- même tenir de son vivant25. Rien n'autorise donc à retirer à de Neveu la pater- nité de ce livre pionnier sur les Khouan. Il est cependant probable que Wamier a joué un rôle dans la gestation de l'ouvrage. On peut rapprocher de ce débat une remarque de Wamier dans une longue lettre à la rédaction parisienne de L'Algérie en septembre 1844 : «J'ai écrit à de Neveu pour lui donner l'ordre de me donner plus souvent signe de vie, surtout maintenant que nous avons un concurrent [il s'agit de L'Afrique ] et que nous rentrons dans les limites de l'Algérie, pour un instant absorbée par les affaires du Maroc26». On imagine fort bien Warnier poussant de Neveu à écrire sur les Khouan et faisant passer son texte dans L'Algérie. Sur le fond lui-même, de Neveu a reconnu, au moins dans un cas, l'apport de Warnier. Dans son chapitre consacré à l'ordre de «Mouleï-Taïeb», il fait état d'un manuscrit inédit «déposé en 1839 au minis- tère de la Guerre par M. le docteur Warnier, au retour de sa mission à Mas- cara» et ajoute : «A notre grand étonnement, nous avons trouvé dans cet écrit la preuve convaincante que le pays des Tïara était un grand centre de réunion des frères de Mouleï-Taïeb» (DE NEVEU 1846 : 47). Ainsi s'expliquerait alors, selon de Neveu, le soulèvement de cette tribu située en Oranie entre la Tafna et Nedroma. Quoi qu'il en soit, l'organe saint-simonien revendique clairement l'hon- neur d'avoir, le premier, révélé à l'opinion le péril confrérique. Dans son numéro du 27 mai 1846, L'Algérie écrit : «Grâce aux recherches intéressan- tes que nous avons publiées l'année dernière sur les ordres religieux (...), on peut apprécier aujourd'hui à leur juste valeur des faits restés jusque-là ina- perçus ou mal compris. Chaque jour, la presse algérienne ajoute de nouvel- les observations à celles que nous avons recueillies, et complète ainsi l'his- toire à peine ébauchée des congrégations religieuses, désignées sous le nom de khouan.» Il serait cependant excessif de voir dans le concept de péril confrérique une simple invention du saint-simonisme. En ce domaine comme dans d'autres, le saint-simonisme a plutôt joué un rôle de catalyseur, de brasseur d'idées. Warnier et de Neveu n'ont finalement été que les porte-voix privilé-

24. De l'ouvrage de Faucon, Charles-André Julien écrit qu'il groupe de nombreuses person- nalités «avec plus d'abondance que d'exactitude», et, de celui de Cat, qu'il s'agit d'une édition «sans exigences chronologiques et pas toujours sûre» (JULIEN, 1979, p. 512). 25. Ainsi, la présentation que fait l'ouvrage de Cat du rôle de Warnier auprès de Duveyrier est tout à fait conforme à la version répandue par Warnier lui-même : de 1859 à 1861, il «s'oc- cupa surtout de diriger la grande exploration saharienne accomplie par Duveyrier». Il l'avait «initié aux mœurs des indigènes», et lui avait «créé des relations précieuses dans le monde musulman». Puis, «le soignant comme un fils, l'arracha à la mort», et «l'aida à mettre ses notes en œuvre et à écrire» (CAT, s.d., p. 247). 26. B. Ars., fonds Enfantin, ms. 7792/88,28 septembre 1844. giés d'une «découverte» qui faisait son chemin au même moment dans les Bureaux arabes. Le meilleur exemple de cette «découverte» simultanée nous est donné par le capitaine Richard27. Le capitaine Richard est une grande figure des Bureaux arabes. En poste à Orléansville, il a joué un rôle décisif dans la répression de l'insurrection du Dahra, dirigée par Bou-Maza, en 1845. Cette insurrection va précisément servir de banc d'essai à la nouvelle théo- rie. Dans un livre publié peu de temps après les événements, Richard insiste en effet sur les particularités du mouvement : «La révolte qui a éclaté tout à coup au milieu de la paix la plus profonde (...) se présente - écrit-il - avec un caractère si extraordinaire que nos idées et nos espérances doivent en être, sinon bouleversées, du moins singulièrement ébranlées» (RICHARD 1846 : 5). Richard s'efforce de mettre à jour ce qu'il considère comme les ressorts cachés28 de l'insurrection : les croyances populaires dans le Maître de l'Heure, qui viendra à la fin des temps, et le rôle des confréries. Il en cite deux à cette occasion, la Taibiyya et la Qâdiriyya, qui sont à ses yeux les plus nombreuses et les plus importantes, et dénonce très vigoureusement l'activité de leurs affiliés :

Ces hommes sont nos plus dangereux ennemis ; la réputation de pureté et de sainteté qui les entoure leur donne un grand ascendant sur les autres ; et comme ils n'emploient leur activité qu'à nous combattre sourdement dans l'opinion publique, ils nous font un mal d'autant plus dangereux que nous en ignorons la source. Ils nous étreignent de toutes parts dans un vaste réseau de haine et de conspiration (...). Ce sont eux, en un mot, qui centralisent les correspondances, les offrandes, qui alimen- tent la haine du chrétien, qui sont l'âme des conspirations, et qui, un beau jour, quand la lutte s'engage contre nous, apparaissent tout à coup au milieu des groupes hosti- les, comme des étendards jusque-là cachés, qui nous semblent flotter au vent pour la première fois (RICHARD 1846 :132-133).

Richard parle de cette «conspiration permanente qui se trame dans l'om- bre contre nous» (ibid. : 174) et il présente le Chérif de Ouazzane, le chef de la Taibiyya, comme un chef d'orchestre clandestin qui tire les ficelles de la subversion : «Du fond de sa petite ville d'Ouazan, il correspond avec le Maroc et l'Algérie, tient toutes les consciences suspendues à ses ordres, et remue tous les fils secrets qui agitent le peuple arabe. Il peut d'un mot produire des commotions et des bouleversements» (ibid. : 134). L'allusion aux jésuites ne manque pas même au tableau ; nous avons là ce qu'on pourrait appeler un prototype achevé de la théorie du péril

27. Cette liste des «inventeurs» du péril confrérique n'est pas nécessairement close. Parlant du futur général Margueritte, qui est alors simple maréchal des logis, en charge des affaires arabes de la place de Miliana entre 1842 et 1844, X. Yacono note : il «s'intéresse à la société indigène et à l'islam, amasse une quantité prodigieuse de documents sur les khouans et les çoffs etc.» (YACONO, Les Bureaux arabes et l'évolution des genres de vie indigènes dans l'ouest du Tell algérois (Dahra, Chélif, Ouarsenis, Sersou). 1953. 28. «Nous allons maintenant étudier avec soin certains traits du caractère arabe, jusqu'à ce jour cachés» etc. (RICHARD 1946 :53). confrérique. «Ces confréries, écrit Richard, prétendent n'avoir aucune rela- tion avec les choses politiques, et affichent, à cet égard, la même hypocrisie que les membres de la Société de Jésus dans notre pays» (ibid. : 128). Dès les premiers échos de l'affaire, L'Algérie salue avec enthousiasme les nou- velles qui proviennent du Dahra. Le journal saint-simonien y voit la vérifi- cation éclatante des thèses avancées quelques semaines plus tôt. Dans l'arti- cle intitulé «Mouleï-Taïeb. Article complémentaire» - qui est intégré dans la seconde édition de l'ouvrage de de Neveu - le rédacteur écrit : «Depuis que nous avons publié les renseignements qui nous avaient été communiqués par un officier de l'armée d'Afrique, M. le capitaine de Neveu, sur les ordres religieux (...) un frère de l'ordre de Mouleï-Taïeb,Mohammed ben Abdellah a été livré à la justice militaire» (L'ALGÉRIE n° 141,26 déc. 1845). Le journal reproduit un interrogatoire et conclut : «Les réponses de Mohammed ben Abdallah confirment les prévisions du capitaine de Neveu sur le rôle que joue dans les derniers événements l'ordre de Mouleï-Taïeb» (ibid.). Richard, capitaine du Génie, polytechnicien, n'est pas exactement de la famille saint-simonienne, mais il fait partie lui aussi de cette génération mar- quée par les utopistes. Ses préférences vont à Fourier et Considérant29. Il gardera toute sa vie un caractère un peu exalté et visionnaire qui nuira à sa carrière. Comme Enfantin, de Neveu ou Warnier, quoique d'une autre ma- nière, Richard fait partie de ces hommes qui voient dans l'Algérie une con- quête exemplaire propice à une expérimentation des idées sociales nouvel- les. Il n'est pas indifférent que cet exposé de la thèse du péril confrérique provienne d'un chef de Bureau arabe. C'est le personnel des Bureaux ara- bes, en effet, qui va désormais multiplier les observations et collecter les informations sur les confréries. Quelques officiers, frottés aux idées utopistes de leur génération30, curieux de tout ce qui touche aux débats d'idées et aux sociétés de pensée, ont élaboré la théorie du péril khouan. Les Bureaux arabes vont la mettre en pratique, trouvant là, au passage, une justification de leur rôle et une nouvelle dimension à leur activité. La Sanûsiyya peut désormais entrer en scène. Les nouvelles grilles d'ana- lyse sont prêtes à fonctionner.

29. Voir la biographie de Richard dans YACONO, 1953, op. cit., pp. 136-145. 30. De Neveu (sorti de Saint-Cyr) a 36 ans en 1845, Warnier (Val-de-Grâce et Faculté de mé- decine de Montpellier), 35 ans, et Richard (Polytechnique), 30 ans. 2 La découverte de la Sanûsiyya : les voyageurs britanniques

La découverte de la Sanûsiyya par les observateurs européens emprunte plusieurs cheminements. Le rôle pionnier revient, non à l'administration fran- çaise d'Algérie, mais à plusieurs explorateurs britanniques du milieu du xixe siècle. On s'attendrait à trouver les premières notations sur la confrérie sous la plume d'Heinrich Barth, qui fit, en 1847, le voyage de la Cyrénaïque - pays dans lequel la Sanûsiyya s'était implantée quatre ou cinq ans plus tôt. Or il n'en est rien. Ce silence du grand explorateur allemand constitue pour nous un bon repère chronologique : Barth n'aurait pas manqué de parler des Sanûsî s'il les avait effectivement identifiésl. A cette date, la Sanûsiyya a une dizaine d'années d'existence2. En 1255 H./1840, Muhammad al-Sanûsî quitte La Mecque (KLOPFER 1967 :21), cher- chant à gagner l'Algérie par la voie terrestre, mais, après un arrêt à Tripoli, il rebrousse chemin et décide la construction d'une seconde zâwiya, al-zâwiya al-baidâ «la zâwiya blanche», près du site de l'antique Cyrène, en 1257 H./ 1842 (AL-ASHHAB 1956 33 ; KLOPFER 1967 :22). Les deux pôles principaux de la confrérie primitive sont donc, dès lors, en place, et si, dès ce moment, le mouvement attire un nombre croissant de partisans, il faut cependant une dizaine d'années encore aux Européens pour qu'ils reconnaissent la pré- sence de la nouvelle confrérie. Deux Britanniques découvrent la Sanûsiyya à peu près en même temps : le premier, James Hamilton, en Cyrénaïque, en 1852, le second, Richard Burton, en Arabie, en 1853.

1. Heinrich BARTH (1821-1865). Parti de Tripoli au début de 1850, il fut le premier Européen qui explora les régions situées au sud du lac Tchad. Il atteignit Tombouctou en se'ptembre 1855. L'exploration de la côte nord-africaine entre 1845 et 1847 lui avait servi de banc d'essai. 2. La confrérie commence à s'individualiser après la mort du maître de Muhammad al-Sanûsî, Ahmad b. Idrîs, en 1253 H./1837. La zâwiya d'Abû Qubais, à La Mecque, qui existait déjà depuis neuf ans, devient le premier centre de la Sanûsiyya.(Voir viK0R,Ph.D.,1991, p. 116). Nous ferons constamment référence à la version académique (Ph.D.) du travail de K.S. Vik0r, et non à la version imprimée, sous presse au moment de cette édition (Londres, Hurst, 1995). Voir la référence complète en bibliographie. James Hamilton (1852-1853)

James Hamilton n'est pas un voyageur de tout premier plan3. Amateur d'ar- chéologie, il visite le Jabal al-Akhdar, entre Benghazi et Derna, à la recher- che de sites antiques. Après avoir traversé le massif en suivant la route inté- rieure, il revient, en longeant la côte, vers Benghazi. Dans cette région, Ha- milton rencontre les Sanûsî à plusieurs reprises et livre ainsi au lecteur occi- dental les premières images connues de la confrérie en terre africaine. Hamilton se rend ensuite à l'intérieur de la Cyrénaïque, dans les villes d'Aujila et Jalû, qui sont les points d'arrivée des caravanes du Ouaddaï. L'auteur donne à cette occasion divers renseignements sur l'activité des ca- ravaniers majabra et sur la route du Ouaddaï. Il se dirige ensuite vers Sîwa, oasis berbère située à l'entrée de l'Égypte, où il arrive fin janvier 1853. A Sîwa, Hamilton est en butte, comme chrétien et comme étranger, à l'hosti- lité de la population qui l'oblige à rester enfermé dans une maison. L'amitié du shaikh al-balad et le détachement envoyé, pour le secourir, par le vice- roi d'Égypte, lui permettent de rejoindre Le Caire sans encombres à la fin du mois de mars. A Sîwa, Hamilton retrouve la trace des Sanûsî et parle amicalement avec l'un d'eux.

Le témoignage de Hamilton sur la Sanûsiyya n'est pas homogène. Comme nous allons le voir, il se compose de remarques contradictoires qui ne dé- bouchent pas sur un jugement définitif. Cependant, certaines observations critiques serviront ultérieurement à nourrir la légende noire4.

Dans le Jabal al-Akhdar, Hamilton s'attarde plus particulièrement autour de «Grennah5». C'est là qu'il fait sa première rencontre avec une commu- nauté sanûsî :

There is one nuisance in Cyrene, too characteristic of the country not to be mentioned. A small community of Derwishes, or Marâbuts, as they are called here, has established itself lately in one of the largest tombs not far from the fountain. They belong to an order recently founded by a reputed saint, called the sheikh Es-

3. Burton et Duveyrier l'appellent l' «abbé Hamilton», mais nous n'en savons pas plus à ce sujet. Selon Féraud, il s'agit d'un aventurier écossais, se faisant passer pour abbé, puis pour colonel. Trois ans après son premier voyage, en novembre 1855, il était revenu dans le pays pour aider les Arabes contre les Turcs, afin de rétablir la dynastie Karamanli déchue par la restauration ottomane. Il était en liaison, ajoute Féraud, avec des officiers anglais (Cf. FÉRAUD, 1927, pp. 404-405). 4. Cf. DUVEYRIER, 1886, p. 25 : «La déplorable réception faite en 1852 à l'abbé Hamilton, dans l'oasis égyptienne, a été un des premiers résultats de cette propagande» (de Sîdî Muham- mad al-Sanûsî). En fait, la Sanûsiyya ne semble pas avoir joué un rôle actif, en tant que telle, dans cette affaire. D'autre part, la date est inexacte : il s'agit de 1853 et non 1852. 5. «Grennah» est une forme arabisée du nom de Cyrène. Les ruines de la ville antique sont situées à proximité. Senousy, and their president in Grennah is a fanatic of the first water, who will not defile his eyes by ever looking at a Christian (HAMILTON 1856 :96).

Le chef de cette communauté ne tolère pas, en effet, que des chrétiens passent devant le tombeau creusé dans le roc où il demeure, et il fait, avec succès, du prosélytisme auprès des serviteurs de Hamilton (ceux-ci se met- tent alors en prière toute la journée). A la suite d'un incident, Hamilton en appelle à l'autorité locale, un shaikh de tribu, nommé par les Turcs : les par- tisans du pieux personnage qui s'étaient distingués dans l'affaire sont punis de 50 coups de cravache. Hamilton n'incrimine ici que le muqaddam local : c'est lui qui est qualifié de fanatique. Cette zâwiya figure dans les listes sous le nom de Shahhât et non de Grennah (voir EVANS-PRITCHARD 1949: :24-25,71). Selon al-Ashhab, la zâwiya de Shahhât a été fondée en 1261 H./1845 et son premier shaikh se nommait Mustafâ al-Dardafî (AL-ASHHAB 1956 : 34)6. Al-Ashhab range Mustafâ al- Dardafi parmi les 38 ikhwân, compagnons de la première heure de Muham- mad al-Sanûsî recensés dans son ouvrage : «Le sayyid Mustafâ al-Dardafî, de Misrâta, - écrit-il - fut un des premiers compagnons de l'imâm (al-Sanûsî) puisqu'il le rejoignit à la zâwiya al-Baidâ en l'année 1260 H. (1844) et prit la responsabilité de shaikh de la zâwiya de Shahhât où se trouve aujourd'hui sa descendance» (ibid. : 67)7. Tel était donc le personnage que Hamilton avait rencontré. Barth, passant dans la région en 1847, a vraisemblablement côtoyé les premiers Sanûsî sans les connaître. Il s'est en effet longuement arrêté à Cy- rène, parle de Shahhât et des Bédouins installés dans les grottes. Il indique leur identité tribale (Hassa), mais ne fait aucune allusion à une zâwiya sanûsî (BARTH 1849 : 419). Au sud-est de «Grennah», Hamilton découvre une seconde zâwiya. C'est un site antique important «que les Arabes, écrit Hamilton, appellent Tirt» : «Two old reservoirs serve as a Zavia ... of the same order as my friends in Grennah» (HAMILTON 1856 :106)8. De nombreux Bédouins sont rassemblés en cet endroit : ils n'adressent aucun signe d'amitié au voyageur (ibid.). En fait, cette hostilité à l'égard de l'étranger est probablement antérieure à l'ac- tion des Sanûsî. Un peu plus tard, le 10 octobre 1852, Hamilton trouve au sud-ouest de «Grennah» une nouvelle zâwiya sanûsî, qu'il décrit en ces termes : «We reached a beautifully hilly country, with fine old caroub trees and numerous ruins. Here is the Chief Zavia, or convent of the Senoosy Marâbuts, called

6. AI-Ashhab est un historien sanûsî. 7. Selon Duveyrier, «de l'année 1845 à l'année 1883, le moqaddem a été Sîdi Mouçtafâ Ben Derdaf (ou Derdefi), un fanatique» (1886, p. 63). E.E. Evans-Pritchard indique que Shahhât, qui est la zâwiya du groupe tribal Hassa, est détenue héréditairement par la famille DardaIT (1949, p. 71). 8. Tirt (Tart, ou Tert) figure dans la liste des zâwiya-s établie par E.E. Evans-Pritchard (1949, pp. 24-25) et AI-Ashhab (1956, p. 37). Sidi Rafa'a ; it is still in course of erection, and is a stately building for the country. The neighbouring ruins, supply the materials for the building» (HAMILTON 1856:122). Cette zâwiya principale est précisément celle d'al- Baidâ, construite près du tombeau d'un saint musulman vénéré, Rafic ibn Thabit al-Ansarî (MARTIN 1976 :106). Le voyageur britannique n'a pas identifié d'autre zâwiya, ni au Jabal al- Akhdar, ni, plus tard, à Aujila et à Jalû. Bien qu'il n'ait pas fait une enquête systématique, on voit clairement que ces trois zâwiya-s, très proches l'une de l'autre, constituent un premier noyau - encore embryonnaire et mal ins- tallé (grotte dans le roc, vieux réservoir et bâtiment imposant mais inachevé) - du réseau sanûsî au Jabal al-Akhdar. Ce complexe sanûsî a été implanté autour de Cyrène. Il y a à cela plusieurs raisons : tout d'abord, les ruines fournissent des matériaux de première qualité pour la construction de nou- veaux bâtiments ; d'autre part, les Sanûsî n'ignorent pas que les établisse- ments antiques sont pourvus de points d'eau qu'il suffit de réutiliser. Shahhât, par exemple, possède une fontaine pérenne (connue des voyageurs de l'épo- que sous le nom de «fontaine d'Apollon»). L'ensemble du site est active- ment fréquenté, pour cette raison, par les nomades9. Enfin, la stratégie d'im- plantation des zâwiya-s était directement tributaire des accords passés avec les différents groupes tribaux. C'est autour de Cyrène, semble-t-il, que tou- tes ces conditions favorables réunies ont fait du site un lieu privilégié pour l'enracinement de la confrérie. Aussi concises soient-elles, les informations de Hamilton constituent donc un témoignage de première main sur l'émergence de la Sanûsiyya au Jabal al-Akhdar. Ce voyage se situe d'ailleurs entre deux séjours du shaikh al- Sanûsî en Cyrénaïque. En effet, Muhammad al-Sanûsî avait quitté al-Baidâ pour La Mecque dès 1262 H./1846 (KLOPFER 1967 :23). A la fin de 1270 H./ 1854, il reprendra le chemin de la Cyrénaïque mais délaissera alors al-Baidâ, cherchant un emplacement plus isolé pour y établir le centre de la confrérie. L'installation dans ce nouveau centre, Jaghbûb, à cent trente-cinq kilomètres au nord-ouest de Sîwa, du côté de la frontière égyptienne, aura lieu en 1274 H./1857-1858 (ibid. : 24). C'est à Sîwa précisément, sur la route de l'Égypte, que Hamilton re- trouve les Sanûsî en 1853. Les habitants de Sîwa, écrit-il, «are divided into two schools, the followers of the Sunûsy10 of whom I shall have to speak later, and the Dirkawy (Darqâwa) (...). Between the two orders the same affection seems to exist as fable attributes to theJesuits11 and Dominicans in Christendom» (HAMILTON 1856 :258). L'oasis de Sîwa est, depuis des siècles, une république berbère in- dépendante. L'arrivée d'un étranger, chrétien de surcroît, provoque de sé-

9. Voir les remarques de X. de PLANHOL, 1975, p. 355. 10. On voit que l'orthographe du nom du fondateur de la confrérie n'est pas très fixée sous la plume de Hamilton. 11. C'est nous qui soulignons. rieuses difficultés. Hamilton est pratiquement consigné dans sa maison. Mais contrairement à ce qu'a pu écrire Duveyrier trente ans plus tard (DUVEYRIER 1886 : 63)12, il ne semble pas que les Sanûsî aient joué un grand rôle dans cette affaire13. Bien au contraire, pendant cette résidence forcée de six se- maines, Hamilton reçoit les visites amicales d'un Sanûsî marocain qui lui donne une série de renseignements sur la confrérie et son fondateur. Ce personnage, dont la nisba est al-Jibalî «El Gibely», est originaire de Tanger ou de sa régionl4. C'est un faiseur de charmes, amateur de magie, de mira- cles et de pratiques occultes. La description de la Sanûsiyya qu'il inspire à Hamilton apporte des informations nouvelles sur le mouvement. Le ton n'est pas à la polémique :

The Senusi, of whom I have had s6 often occasion to speak, is the founder of the largest religious brotherhood at present existing in Africa, its ramifications extending from Morocco to the Hedjaz. He is a native of Mostaghânem, was educated in Fez, and now resides in Mecca, where he has beside his house a large zavia. He is about sixty-five years old, and from the immense influence which he has acquired it may fairly be supposed that he is a man of no ordinary talents. He is a sherif of good family, and the donations of pious pilgrims have rendered his zavias (convents) very wealthy. The members of these convents, after having completed their studies, are allowed to marry, and without practising any great austerities, they are very strict Moslemin. In imitation of the Prophet, they say fifty rika'ats in the 24 hours, five of which are said at mid-night ; they fast, in addition to Ramazan, on certain days in the month of Sha'aban, Hedjib and Zil Hidjih, and abstain from smocking and drinking coffee, tea being their usual beverage.They seem less fanatical than the general mass of Arabs. Although their founder is a native of , he professes, though perhaps only from policy, a particular esteem for the English, and I believe I had, very unworthily, the benefit of this partiality (HAMILTON 1856 : 266-267).

Cette première notice sur la Sanûsiyya doit être considérée avec attention. Les informations recueillies là par Hamilton ne sont pas de pure fantaisie. Ainsi, le fondateur de la confrérie a bien «environ soixante-cinq ans» à cette époque15. Comme l'indique encore le texte, il est né dans la région de Mos- taganem, d'une famille chérifienne ; il a fait ses études à Fès et réside effec- tivement, à ce moment-là, à La Mecque. Pour courte qu'elle soit, l'informa- tion biographique est donc exacte. Il faut sans doute faire la part de l'en- thousiasme de l'informateur marocain lorsqu'il est dit que la Sanûsiyya est «la plus grande confrérie religieuse existant en Afrique». Les indications sur les pratiques religieuses des Sanûsî méritent égale- ment un examen. Ce ne sont pas de simples anecdotes pour colorer le récit.

12. Voir supra : note 7. 13. Cinq ans plus tôt, un autre voyageur britannique avait reçu un accueil semblable des gens de Sîwa. Il n'avait pu entrer dans la ville et avait dû rester à l'extérieur de la cité. Son récit met en cause le fanatisme religieux «bigotry» des habitants, mais ne fait aucune mention de la Sanûsiyya (Voir BAYLE SAINT JOHN, Adventures in the Libyan Desert and the oasis of Jupiter Ammon, 1849). 14. Jbala et Sanhâja se partagent le Rif, au nord du Maroc. 15. Muhammad al-Sanûsî a, en 1853,66 années chrétiennes ou 67 années hégiriennes. Sur la base des renseignements fournis par le Marocain, Hamilton attribue ainsi cinquante rakcâ par vingt-quatre heures aux Sanûsî - dont cinq la nuit. Cette affirmation, comme celle qui va suivre sur le jeûne, témoigne de l'im- portance des pratiques surérogatoires chez les Sanûsî de cette époque16. La rakca, qui se compose de plusieurs figures et postures corporelles, est la partie centrale de la prière. C'est cette partie-là qui donne lieu, selon l'heure et la nature de la prière, à deux, trois, quatre répétitions, ou plus. Habituelle- ment, un fidèle accomplit dix-sept rakca au cours des cinq prières qui ponc- tuent une journée de vingt-quatre heures. Mais la piété des fidèles a intro- duit des prières supplémentaires «qui se composent ordinairement de deux rakca et qui précèdent ou suivent les salât obligatoires17». En dehors de ces cinq temps de prière quotidiens, il y a encore place pour des oraisons sur- érogatoires. C'est notamment le cas de la prière nocturne (salât al-lail ), pra- tiquée par le prophète Muhammad et ses compagnons18. Le chiffre total de cinquante rakca-s n'est donc pas invraisemblable. L'allusion suivante à des jeûnes volontaires indique des dispositions ana- logues. La tradition musulmane a consacré plus particulièrement certains moments de l'année pour le jeûne surérogatoire (saum al-tatawwuc). C'est le cas, entre autres, du mois de shacbân, huitième mois de l'année hégirienne19, du 27 rajab (septième mois de l'année), qui commémore l'Ascension noc- turne (micrâj ) du prophète Muhammad, et du 9 dhû'l-hijja20. Enfin, l'atti- tude à l'égard du tabac et du café, et la prédilection de la confrérie pour l'usage du thé, sont bien connus par ailleurs21. La description par Hamilton du fondateur de la Sanûsiyya, sur la base des déclarations du Marocain Jbalî, se termine par un couplet hagiographique qu'il faut sans doute manier avec une plus grande prudence. Ce témoignage ne manque pas non plus d'intérêt, mais il se situe dans un autre registre : celui de la sainteté miraculeuse. La richesse du cheval et des vêtements, les qualités prêtées au héros, composent un portrait destiné à nourrir la vénéra- tion populaire.

16. Sur l'importance des prières et des litanies dans l'enseignement transmis par Ahmad b. Idrîs à Muhammad al-Sanûsî, voir VIK0R et o' FAHEY, Islam et Sociétés au sud du Sahara, nOl, 1987, p.75. 17. E.l. 1, article salât (vol. IV, p. 104). 18. Sur toutes ces notions, voir dans l'Encyclopédie de l'Islam, les articles salât, tahajjud et witr. 19. Selon un hadîth, Muhammad pratiquait le jeûne surérogatoire de préférence pendant le mois de shacbân. 20. C'est le jour de la station à cArafa, colline sacrée à l'est de La Mecque, pendant le pèleri- nage - Dhûl'l-Hijja est le dernier mois de l'année hégirienne. 21. Sur l'interdiction du tabac et l'éloge du thé, voir EL-HACHAÏCHI (1903, pp. 122-124), qui ne fait, par ailleurs, aucune allusion au café. Sur le rôle de la Sanûsiyya dans la diffusion du thé, voir MIEGE, R.O.M.M., 1975, p. 150. DUVEYRIER (1886, p. 7) et DEPONT et COPPOLANI (1897, p. 554) mentionnent l'interdiction du tabac et du café. Par contre, NALLINO (Enc. Ital., 1936, p. 396) conteste l'interdiction du café. The Senusi is represented to me as all that an Arab saint should be - exact in the observance of religion, gay, and a capital shot ; he rides a horse of the purest breed and of great value, dresses magnificently, paints his eyes with kohl and his beard with henna. He is very hospitable, and if the Gibely may be believed, has a granary which the large daily drafts he makes on it never empty ; receiving nothing from any one, he has always money ; and a hundred, or even two hundred, persons eat from his dish of Cuscusu, which miraculously suffices for them ail. The Senusi seems a man respectable for his talents and probity, though from the above history of him it may be supposed thad he takes advantage of the veneration of his disciples to impose on their credulity (HAMILTON 1856 :268)22.

Ce passage nous montre donc l'autre visage de la Sanûsiyya : celui que lui donnent ses partisans les plus enthousiastes. L'histoire de la Sanûsiyya se double ainsi d'une hagiographie populaire, dont le rôle ne saurait être né- gligé, car elle est, aux yeux des simples fidèles, indissociable de l'histoire proprement dite. Le témoignage de Hamilton, qui pouvait nous paraître de prime abord, anecdotique et accidentel, nous apporte donc en fait un corpus relativement structuré. C'est un premier noyau de connaissances sur la confrérie. L'image qui se dégage d'une telle description est celle d'une communauté pieuse, de type «conventuel» (le mot «convent» revient deux fois sous la plume de Hamilton), qui se consacre à la prière et au jeûne. L'impression de fana- tisme qui ressortait du premier contact, à Cyrène, est ici totalement absente : au contraire, écrit Hamilton, les membres des zâwiya-s sanûsî «semblent moins fanatiques que la grande masse des Arabes». Loin d'être un inspira- teur de la légende noire, Hamilton représente donc plutôt l'une des premiè- res manifestations de ces bonnes dispositions que les Britanniques témoi- gneront presque constamment à l'endroit de la confrérie (à l'exception du conflit anglo-sanûsî dans le désert occidental d'Égypte, pendant la Première Guerre mondiale). Nous pouvons inscrire, dans le sillage de Hamilton, le témoignage de deux archéologues en tournée dans la même région quelques années plus tard23. Le texte publié par ces deux voyageurs s'apparente de près au récit de Hamilton : description de la zâwiya d'al-Baidâ, allusion aux dif- ficultés rencontrées avec les gens de Shahhât. Mais la tonalité générale est différente. La dénonciation du fanatisme sanûsî l'emporte sur toute autre considération.

22. AI-Jibalî poursuit son récit avec des histoires de miracles et de bilocation. Sur les qualités de tireur et de cavalier attribuées à Muhammad al-Sanûsî, voir également la notice de Léon Roches (dont nous parlerons dans le prochain chapitre) : «... Son habileté à manier les armes et les chevaux etc.» (A.M.A.E., e.p.e, Tripoli, 23 mai 1855). Selon al-Dajjânî, le roi Idrîs disait que son grand-père, dans sa jeunesse, «divisait sa journée en deux parties : l'une pour la science et les études, et l'autre pour l'équitation» (AL-DAJJÂNÎ, 1967, p. 39). 23. Il s'agit de deux officiers britanniques, R.M. Smith et E.A. Porcher, qui dirigent une expé- dition officielle en Cyrénaïque en 1860 et 1861. Soon afterwards24, we passed the Zauyah El Beidah, the only modern building we had seen after leaving Benghazi, except the castle of Merdj (...), «a sort of Mahomedan monastery and mosque combined» (...). They belong to the sect of El Senoussy, so called from the name of the founder, who died not many years ago25. Their chief object appears to be the revival of the fanaticism and intolerance of the good old times of the true faith (SMITH et PORCHER 1864 : 22).

Les auteurs évoquent ensuite les incidents survenus avec les gens de la zâwiya voisine de Shahhât, qui considèrent comme leur domaine toute une par- tie du site de Cyrène. Des pierres sont jetées contre les voyageurs, qui font appel en vain à l'autorité turque locale. L'ouvrage contient un portrait du shaikh :

This sheikh, Mustapha by name, was considered one of the greatest saints in the country, and was respected and feared accordingly (...) Originally one of the greatest thieves in Mesurata, he had suddenly become intensely religious, and joined the fanatical sect of El Senoussy during the late revival of Mussulman bigotry (...) trying to stir up a crusade against the Christians (SMITH et PORCHER 1864 :48).

Cet ouvrage, connu de Duveyrier qui le cite dans sa brochure de 1884- 1886 (DUVEYRIER 1886 : 80)26, prend donc place dans la généalogie de la lé- gende noire. Il est juste d'ajouter que les deux officiers n'ont pas eu la chance de rencontrer, comme Hamilton à Sîwa, un Sanûsî bienveillant dont la pré- sence et le discours auraient contribué à effacer les mauvaises impressions de Shahhât. Cyrène apparaît bien, en effet, à cette époque, comme le lieu central de premières expériences négatives de voyageurs européens, avec la Sanûsiyya. Richard Burton (1853)

Quelques mois après Hamilton27, le lieutenant Burton (de l'armée de Bom- bay) découvre à son tour la trace du fondateur de la Sanûsiyya, à Médine. Richard F. Burton est un des plus grands voyageurs britanniques du xixe siècle28. Déguisé en Pathan de l'Inde, il a fait le pèlerinage à La Mecque et à Médine en 1853. Cet exploit lui valut aussitôt une certaine notoriété et sa relation de voyage a été plusieurs fois rééditée. Cependant, la brève men- tion que fait Burton de Muhammad al-Sanûsî ne présente pas le même inté-

24. Le passage à al-Baidâ est daté dans le texte du 22 décembre 1860. 25. Muhammad al-Sanûsî est mort depuis un peu plus d'un an, le 9 safar 1276 H./7 septembre 1859 (KLOPPER, 1967, p. 24). 26. Duveyrier commet une erreur sur la date d'édition de l'ouvrage : il faut lire 1864 au lieu de 1846. 27. Hamilton était à Sîwa de la fin du mois de janvier au début du mois de mars 1853. Burton arrive à Médine le 25 juillet 1853. On notera que la publication du livre de Burton (le édition, 1855) est cependant antérieure à celle de Hamilton (1856). 28. Sir Richard Francis Burton (1821-1890), auteur de plus de cinquante ouvrages : voir sa notice biographique dans l'Encyclopaedia Britannica. rêt que celle de Hamilton : on y trouve en effet plusieurs inexactitudes ou approximations. Burton a simplement entendu parler d'al-Sanûsî aux Lieux Saints en 1853. Le texte de Burton se compose de deux parties : une phrase qui attire l'attention sur la bibliothèque particulière de Muhammad al-Sanûsî, une note en bas de page qui rassemble diverses informations (recueillies sur place ou collectées ensuite) sur ce personnage.

El Medinah, though pillaged by the Wahhabis, still abound in books (...) The celebrated Mohammed ibn Abdillah29 el Sannusi has removed his collection, amounting it is said to 8000 volumes, from El Medinah to his house in Jebel Kubays at Mecca (BURTON 1857,2 :24).

La note en bas de page ajoute les renseignements suivants :

This shaik is a Maliki Moslem from Algiers celebrated as an Alim (sage), especially in the mystic Study El Jafr30. He is a wali or saint; but opinions differ as regards his kiramat (saint's miracles) ; some disciples look upon him as the Mahdi (the forerunner of the Prophet), others consider him a clever impostor. His peculiar dogma is the superiority of live over dead saints, whose tombs are therefore not to be visited31 - a new doctrine in a Maliki ! Abbas Pacha32 loved and respected him, and, as he refused all presents, built him a new Zawiyah (oratory)33 at Bulak34; and when the Egyptian

29. L'identification est partiellement inexacte : il s'agit de Muhammad ibn cAlî al-Sanûsî. 30. Le terme jafr s'applique à l'ensemble des procédés divinatoires. Son champ est vaste et s'étend jusqu'à l'interprétation ésotérique du Coran. Voir l'article «Djafr», par FAHD, dans l'Encyclopédie de l'Islam (nouvelle édition). 31. Aucune source ne confirme une telle affirmation. Contrairement aux Wahhâbî, les Sanûsî ont toujours admis les pratiques de dévotion sur les tombeaux des saints (cf. ADAMS, 1946, p. 44 : «the Sanusis... admit the honoring of saints and visit their tombs»). 32. Vice-Roi d'Égypte, petit-fils de Méhémet Ali : 1813-1854. 33. Cette remarque sur la construction d'une zâwiya qui apparaît comme le meilleur des pré- sents, et le seul acceptable, pour Muhammad al-Sanûsî, doit être rapprochée du rapport (bien informé) de l'interprète militaire Pilard sur la Sanûsiyya en 1874. Comme le shaikh, écrit-il, imposait des jeûnes trop rigoureux à ses jeunes disciples, «l'apôtre Mohammed apparut... à ce dernier et lui dit de prescrire à ses élèves, au lieu de diètes prolongées, l'obligation de construire de leurs mains des établissements religieux» (A.O.M., 16 H 55). La construction systématique de zâwiya-s apparaît bien comme l'un des traits distinctifs de l'œuvre missionnaire de Muhammad al-Sanûsî. Le fondateur de la Sanûsiyya est un bâtis- seur, et l'hommage prêté ici à Abbâs Pashâ prend sans doute tout son sens dans une telle perspective. 34. Bulâq est un faubourg du Caire, sur le Nil. La mention de cette zâwiya «bâtie par Abbas Pacha» est purement et simplement reprise par Duveyrier, sans information nouvelle, trente ans plus tard (DUVEYRIER, 1886, p. 60). Cette zâwiya ne figure ni dans la liste d'al-Ashhab (1956), ni dans celle d'Evans-Pritchard (1949). Bulâq semble cependant avoir été un lieu de prédilection pour le fondateur de la Sanûsiyya : lors de son voyage du Hijâz en direction de l'Algérie en 1256 H./1840, il s'y arrêta avec ses fidèles pendant trois mois (AL-DAJJÂNÎ, 1967, p. 76, d'après Ahmad al-Sharîf). Sur la fondation d'une zâwiya par Abbâs Pashâ, voir aussi ce qu'écrit al-Dajjânî d'après le témoignage du roi Idrîs : cette construction, dit-il, se trouvait à Alexandrie et non au Caire, et Muhammad al-Sanûsî ne s'y arrêta pas (op. cit., pp. 97-98). ruler's mother was at El Medinah, she called upon him three times, it is said, before he would receive her. His followers and disciples are scattered in numbers about Tripoli, and, amongst other oases of the Fezzan, at Siwah, where they saved Abbe Hamilton's life in A.D. 1843 (BURTON 1855 : 290 ; 1857 : n, 24)35.

Telle qu'elle se présente, cette notice, qui n'est pas exempte d'erreurs, nous paraît donc moins bien informée que celle de Hamilton : Burton n'a pas rencontré de Sanûsî, il n'a même pas vu la zâwiya d'Abû Qubais. Mu- hammad al-Sanûsî, dont il a croisé la trace au passage, n'est pour lui qu'un personnage religieux parmi d'autres. L'image qui reste au lecteur est celle d'un savant mystique, connu pour ses pouvoirs occultes, adulé par les uns, contesté par d'autres. Cette perception globale du personnage, qui reflète les rumeurs locales, est cependant plus fidèle au modèle que ne pourrait le laisser croire l'inexactitude de certains détails. La remarque positive sur les Sanûsî sauvant la vie de Hamilton ne sera évidemment pas reprise par la légende noire. Mais elle ouvre la voie à une lecture différente du phénomène sanûsî : celle d'une confrérie pieuse, voire humaniste, soucieuse du bien des voyageurs. C'est un thème qui ressurgira périodiquement en contrepoint de la légende noire. Peu de temps après cette double découverte britannique, centrée sur le bassin de la Méditerranée orientale, et sans conséquence pratique sur le plan politique, se produit une découverte française, apparemment indépendante de la précédente, qui va avoir des effets durables sur l'image de la Sanûsiyya.

35. Ce n'est pas exactement ce que dit Hamilton. Il fut aidé par un shaikh de Sîwa dont l'ap- partenance à la Sanûsiyya n'est pas évoquée. Il eut également les conversations amicales que l'on sait avec un Marocain sanûsî. Enfin, la date indiquée par Burton est inexacte puisqu'il s'agit de l'année 1853, et non 1843. 3 La découverte de la Sanûsiyya : les sources françaises

Hamilton et Burton étaient sans doute, à leur manière, des éclaireurs avancés de la puissance britannique, mais leur démarche était celle de voyageurs paci- fiques. La découverte française, au contraire, est à mettre en relation directe avec l'occupation de l'Algérie. Ce sont les renseignements recueillis au Sa- hara lors des opérations de guerre menées dans le sud-est du territoire algé- rien de l'époque qui ont fait surgir la figure de Muhammad al-Sanûsî. Pendant plusieurs années, cette découverte initiale est restée limitée à quelques cercles de connaisseurs. Les premières références imprimées apparaissent plus tard, dans des publications des années 1860. Avant cette date, il faut donc chercher dans les archives la reconstitution du mécanisme de découverte. Il est possible de donner à cette découverte française une date précise : l'année 1855. Cette date est suggérée par Rinn en introduction à son chapitre sur la Sanûsiyya1 et toutes les données recueillies dans les archives confirment cette affirmation. Le document fondateur, premier témoignage français sur la Sanûsiyya, est en effet une notice de Léon Roches, alors consul général de France à Tripoli de Barbarie, adressée au Gouvernement général de l'Algérie le 23 mai 1855. Homme de services de renseignements et d'affaires musul- manes, Léon Roches est une figure connue2. Au cours de sa longue carrière, il a tissé de nombreux liens dans les milieux algériens, notamment du côté de la Tijâniyya. A la fin de sa vie, il écrivit une autobiographie arrangée, dans la- quelle il rendait compte du voyage qu'il prétendait avoir effectué à La Mec- que 3. C'était donc, en quelque sorte, un spécialiste.

1. «Nous avons eu pour rédiger ce travail (...) une volumineuse correspondance politique ou diplomatique, qui remonte à 1855, époque où on commença à se préoccuper des Snoussya» (RINN, 1884, p. 481 n.). Rinn était, en 1884, le chef du Service central des affaires indigènes au Gouvernement général de l'Algérie, et il avait, comme tel, accès à toutes les archives confidentielles. 2. Léon Roches (1810-1901) est un aventurier de haut vol. Né en 1810 à Grenoble, devenu interprète, il passe un moment dans le camp d'Abd El-Kader, puis devient le principal collaborateur civil de Bugeaud. Converti à l'islam, puis revenu au christianisme, il préten- dait être allé à La Mecque en 1841. A 36 ans, il commence une carrière diplomatique qui le mène successivement àTanger (1846), à Tripoli de Barbarie (1852), à Tunis (1855), et enfin au Japon (1863). 3. Léon ROCHES : Trente-deux ans à travers l'Islam (1832-1864), 1884-1885,2 volumes, 508 et 503 p. Cet ouvrage, qui le rendit célèbre, est en réalité rempli de fabulations et de falsifications. Roches faisait aussi partie d'un corps auquel cette histoire doit beau- coup, celui des interprètes militaires. Pour des raisons faciles à comprendre (l'accès direct aux textes arabes et aux informateurs), les interprètes ont recueilli des matériaux importants sur la Sanûsiyya. Pourtant, leur rôle est souvent méconnu et leur nom oublié, au bénéfice de quelques grands vulga- risateurs comme Rinn, ou Depont et Coppolani4. Il existe à notre connaissance deux exemplaires de la notice de Roches. L'un est une copie anonyme et sans date qui se trouve aux Archives militai- res5, et qu'André Martel a correctement identifié comme «un mémoire con- temporain qu'on peut attribuer à Léon Roches et dater de 1855» (MARTEL 1965 : i, 106). L'autre, resté inconnu des chercheurs, est la copie transmise par Roches au ministère des Affaires étrangères, avec date et signature6. Nous avons cherché en vain l'original dans les archives du Gouvernement général de l'Algérie. Avant d'analyser ce document, il convient d'en com- prendre la genèse. Tout commence en effet en Algérie. Les Français font leur entrée à Biskra, porte du Sahara oriental, en 1844. Au cours de cette poussée vers ce qu'on appelle alors le «Sahara de Constantine7», ils rencon- trent sur leur chemin, un personnage du nom de Muhammad b. cAbd Allah, qui va leur opposer pendant une dizaine d'années une vive résistance dans le désert.

De Muhammad b. cAbd Allah à Muhammad al-Sanûsî

Muhammad b. cAbd Allah est une vieille connaissance des Français, qui ont essayé de s'en servir contre Abd el-Kader en le nommant khalîfa de Tlem- cen, sa région d'origine, en 1842. Son rôle n'ayant pas été à la mesure des espoirs que l'on avait mis en lui, il avait été écarté. Il était parti ensuite à La Mecque, de son propre gré ou sur la suggestion des Français désireux de

(suite) Pour une démystification, voir Marcel EMERIT : «La légende de Léon Roches». Revue Africaine, 1947, pp. 81-105, qui qualifie le livre de «joli roman oriental». André Martel juge le personnage «démonstratif et superficiel» (1965, t. 1, p. 114). 4. Sur le corps des interprètes militaires, voir : Charles FÉRAUD, Les interprètes de l'armée d'Afrique (Archives du corps), 1876, et ANONYME [Colonel Corneille TRUMELET], Le corps des interprètes militaires. Ce qu'il a été dit, ce qu'il en est, ce qu'il doit être, 1881. Parmi les interprètes militaires dont l'apport est capital pour l'histoire de la Sanûssiya et des relations franco-sanûsî, et dont les travaux, souvent inédits, ont été largement exploi- tés par des auteurs plus connus, on peut citer : Féraud, Pilard et Colas (pour l'Afrique du Nord), Neigel, Djian et Gisselbrecht (pour le Tchad et le Niger). Tous étaient des Français d'Algérie. 5. s.H.A.T., H 229 : «Notice sur le Shérif Sidi Mohamed ben Ali el Senoussi», s.d.n.a., 19 pages manuscrites, grand format. La date de 1856 est rajoutée au crayon, avec un point d'interro- gation. 6. A.M.A.E. : C.P.c., Tripoli, vol. 10 : c.G. Roches à M.A.E., transmission du 5 juin 1855. 7. Ce sera le titre d'un ouvrage de Charles FÉRAUD : Le Sahara de Constantine. Notes et souve- nirs, 1887. l'éloigner. Cependant, on sait finalement assez peu de choses sur la biogra- phie de ce personnage. On ignore, pour commencer, son identité véritable. Muhammad b. cAbd Allâh est un nom de guerre illustre, puisque c'est le nom même du Prophète. Le choix d'un tel pseudonyme est, en soi, significa- tif, car il indique, de la part de celui qui l'adopte, un programme de réforme religieuse. Plusieurs personnages de type mahdiste ont adopté ce nom, à l'époque, en Algérie8. La chronologie n'est pas, non plus, fixée avec certi- tude. Trumelet (1863 : 43) le fait partir à La Mecque en 1847. Annie Rey- Goldzeiguer, d'après d'autres sources, a retenu la date de 1845. Dans la bio- graphie qu'elle lui consacre, elle le fait mourir, prisonnier, à Bône, en 1863 (REY-GOLDZEIGUER 1978 : 203). Mais nous avons, nous le verrons, toutes les raisons de penser qu'il mourut en fait en 1876 dans la zâwiya centrale de la Sanûsiyya, à Jaghbûb, où il s'était retiré. En dépit de ces imprécisions sur des pans entiers de sa vie, toutes les sources s'acccordent pour faire de lui un fidèle de Muhammad al-Sanûsî, dont il serait devenu le familier, à La Mecque, entre 1846-1847 et 1849-1850, date de son retour en Afrique du Nord. En février 1851 - si l'on en croit Trumelet (1863 : 48)9 qui a participé aux combats contre lui - il vint s'instal- ler à Ouargla (Warqala), grosse ville saharienne d'une dizaine de milliers d'habitants En sa qualité d'homme de religion, de sharfj( chérif) et de hâjj (pèlerin), Muhammad b. cAbd Allah reçut un excellent accueil. En août 1851 - tou- jours selon Trumelet - les notables de Ouargla, pour neutraliser les effets des luttes locales, lui offrirent le gouvernement de la cité. Alors commença une nouvelle aventure pour celui qui fut désigné désormais comme le «Ché- rif d'Ouargla». Le Sahara retentit de rumeurs respectueuses sur ce sharîf, adepte du jihâd contre les Français. Lorsque les habitants de Laghouat (al-Aghwat), autre cité saharienne, située à environ 300 km au nord-ouest, se soulevèrent contre la tutelle fran- çaise, Muhammad b. cAbd Allah s'engagea à leurs côtés et fit son entrée triomphale dans la ville le 2 novembre 1852. Plusieurs colonnes françaises furent envoyées pour réduire la cité rebelle. En janvier 1854, les Français entrèrent à Ouargla, et le 2 décembre 1854 à Touggourt, la grande métro- pole de la région, située au nord d'Ouargla et dirigée à cette époque par un allié du chérif, Selman. Chassé de partout, Muhammad b. cAbd Allah se replia en Tunisie. Il allait réapparaître plus tard, vers 1857, dans le Touat et devait être finalement capturé et interné par les Français à la fin de 1861.

8. Notamment Bou Maza, «l'homme à la chèvre», responsable de l'insurrection du Dahra décrite par Richard. Il se rendit aux Français en 1847 après avoir menacé sérieusement le système d'occupation (cf. JULIEN, [1964] 1986, p. 201). 9. Trumelet «a laissé un médiocre récit, verbeux, ampoulé et partial, qu'il faut utiliser avec précaution, mais il a utilisé des témoignages et les documents possédés par les bureaux arabes» (REY-GOLDZEIGUER, 1978, p. 221). 10. Carette évalue sa population à 9 600 habitants en 1839. Voir S.H.A.T.,H 227 : CARETTE, «Étu- des sur le Sahara algérien» (1839). C'est pendant cette période de débâcle et de refuge en Tunisie que les premières allusions à ses relations avec Muhammad al-Sanûsî apparurent dans la correspondance officielle française. L'information provenait de la colonne Desvaux - du nom du colonel, puis général, Desvaux, commandant de la subdivision de Batna, qui venait de diriger la conquête de Touggourt. Le départ de Muhammad al-Sanûsî du Hijâz à la même époque, en direction de la Cyrénaïque, était à l'origine de nombreuses rumeurs qui circulaient dans le désert et parvenaient ainsi aux oreilles françaisesll. A partir de ce moment, nous pouvons suivre le cheminement de l'infor- mation, du côté français, et ses conséquences. Le point de départ de l'en- quête se trouve, sous l'intitulé «Nouvelles du sud», dans une correspondance de la subdivision de Batna adressée à la Division de Constantine :

Des bruits vagues - écrit Desvaux le 30 mars 1855 - circulent dans le Sahara sur un nommé El Senoussi qui reviendrait de La Mecque avec l'intention hautement exprimée de faire encore appel à la guerre sainte. Déjà ce fanatique a occupé l'atten- tion dans les événements du Sud...12.

Une semaine plus tard, dans son rapport à Alger, la Division de Cons- tantine reprend l'information13. Le 11 avril, le général Desvaux apporte des renseignements complémentaires et demande l'ouverture d'une enquête : Le nom d'un nouveau Chérif, Si El Snoussi, dont je vous ai entretenu récemment continue à préoccuper vivement les esprits dans le Sahara. Ce Si Snoussi, chef d'or- dre des Derkaoua, au Maroc, est parti il y a quelques années pour La Mecque et, malgré son éloignement, c'est en son nom que se sont présentés Amar ben Gdida14 et Mohammed Ben Abdalla El Tlemçani qui se sont donnés pour ses khalifas. On annonce maintenant que Si Snoussi s'est mis en route pour revenir, traînant avec lui une multitude de Khouans. Il aurait quitté le Djebel Akhedar au sud de Benghazi et serait attendu prochainement dans le Djerid de Tunis. Il y a évidemment une grande exagération dans tous ces bruits et il n'est pas douteux que le Chérif et Selman15 exploitent l'arrivée de Si Snoussi ; il y a cependant aussi dans ce nom qui nous est jeté comme une menace, un avertissement qu'il ne faut pas négliger car il est l'indice des projets que nourrissent ces agitateurs que rien ne peut décourager. Je crois qu'il serait utile de demander à Monsieur le Gouverneur Général de faire prendre des ren- seignements sur ce nouveau Chérif par les consuls généraux de Tunis et de Tripoli16.

11. Muhammad al-Sanûsî quitta le Hijâz à la fin de 1270 H. / août-septembre 1854. Il s'installa en Cyrénaïque, dans la zâwiya d'al-CAziyya, le 1er rabfC 1271/22 novembre 1854 (KLOPFER, 1967, p. 24). 12. A.O.M., 10 KK 32, Biskra, 30 mars 1855. 13. A.O.M., 16 H 55, Constantine, 6 avril 1855. 14. Autre figure saharienne. Son appartenance à la Sanûsiyya n'est pas confirmée par ailleurs. 15. Sultan de Touggourt, allié de Muhammad b. cAbd Allah, réfugié comme lui dans le Sud tunisien. 16. A.o.m., 10 KK 32, Subdivision de Batna à Division de Constantine «Nouvelles du Sud», 11 avril 1855. Six ans plus tard, Duveyrier, qui vient de se heurter à l'hostilité des habitants de Ghât, dénonce à Desvaux les «sectaires de Mohammed es Senoussi, dont le Chérif Mohammed ben Abdallah n'est lui-même que le fervent adepte» (A.O.M., 6 X 20,7 avril 1861). Muhammad al-Sanûsî est donc, à cette époque, un homme nouveau pour les Français. Sa biographie reste floue : on sait qu'il vient du Maroc, qu'il a séjourné à La Mecque et qu'il vit au Jabal al-Akhdar, en Cyrénaïque, mais on ignore son origine algérienne et on lui prête une responsabilité chez les Darqâwa, confrérie marocaine réputée sectaire et subversive17. On voit en lui un nouveau Chérif du désert, à l'image de Muhammad b. cAbd Allah. Les avertissements de Desvaux sont aussitôt entendus : le 14 avril, la Division de Constantine envoie un courrier particulier au gouverneur géné- ral «au sujet d'un nouveau chérif Si El Senoussi»-.- La lettre de Constantine - dont une copie est envoyée en même temps aux consuls généraux à Tunis et à Tripoli - reprend textuellement les renseignements contenus dans le cour- rier de Desvaux18. Le 23 avril, le gouverneur général Randon suit les recom- mandations de Batna et de Constantine et adresse une demande d'informa- tions à Tunis et à Tripoli. Lui aussi parle à cette occasion de «l'entrée en scène d'un nouveau chérif19». A cette date, les Bureaux arabes d'Algérie ne connaissent donc pas encore Muhammad al-Sanûsî, et le Gouvernement général doit chercher des informations à l'extérieur. Le 8 mai, le consul général de France à Tunis répond qu'il va consulter les agents consulaires de Sfax et de Gabès et un «cheikh influent du Djérid» sur «ce nouvel agitateur20». Le 18 mai, une dépêche à ce sujet est envoyée aux agents consulaires du Sud tunisien. Le 19 juin, Matteï21, dont la famille consti- tue l'un des piliers du commerce et du renseignement français dans la région, répond à Tunis. Matteï s'est rendu en personne à Nefzaoua, où se trouvent alors rassemblées les forces de Muhammad b. cAbd Allah et de ses alliés. «Mohamed bén Abdalla, Chérif d'Ouargla, Khelifa du Mokaddem Seid el Senousi, qui est encore au Djebel Akhdar» est campé, écrit-il, à 30 km au sud de Nefzaoua. Il «peut mettre sous les armes 2 000 cavaliers et 5 000 fantas- sins». Du «chérif Seid el Senoussi que l'on dit avoir à sa suite une quantité de Marocains22», Matteï écrit encore qu'il «est attendu au Djérid sous peu23». Ce rapport de Matteï n'ajoute finalement pas grand-chose aux renseignements déjà collectés. Il entretient seulement la rumeur sur la menace qui résulterait d'une coalition de toutes les forces rebelles et maraboutiques, et d'une arrivée d'al-Sanûsî dans la zone.

17. Comme nous le verrons plus loin, l'affiliation antérieure de Muhammad al-Sanûsî à la Darqâwiyya est cependant probable. 18. A.O.M., 16 H 55, 14 avril 1855. 19. A.O.M.16 H 55, G.G. Alg. aux consuls généraux, à Tunis et à Tripoli, 23 avril 1855. 20. A.O.M., 16 H 55, c.G. Tunis à G.G. Alger, 8 mai 1855. 21. Il s'agit de Jean-Henri Matteï, agent consulaire à Gabès depuis juillet 1853 (cf. MARTEL, 1965,1.1, p. 115). 22. C'est la relation avec le Maroc qui marque alors l'image de Muhammad al-Sanûsî. Cela correspond d'ailleurs à une réalité : ses études à Fès, l'origine marocaine de son maître Ahmad b. Idrîs al-Fasî, et celle d'une partie de ses compagnons. 23. A.M.A.E., c.P.C., Tunis, vol. 15, Gabès, 19 juin 1855 (en annexe à la dépêche du 18 juillet 1855, de C.G. Tunis à M.A.E.). Du côté de Tripoli, les réactions de Léon Roches sont plus intéressantes. Le Il mai 1855, Roches demande à son collègue de Tunis d'avertir Alger que les activités d'al-Sanûsî lui sont connues : Écrivez, je vous prie, à Alger que depuis trois mois je fais épier les menées du scheikh el Senoussi, qui correspond activement avec son talmid24 Mohamed ben Abdallah et Sid Mohamed Ould Sidi Okba25. Le porteur des lettres est le serviteur d'un grand scheikh de mes amis. Je suis donc au courant de l'intrigue. Senoussi n'a pas quitté le Djebel el Akhdar et j'espère qu'il ne lç quittera pas26.

Le 23 mai, soit un mois exactement après l'envoi de la demande d'Alger, Léon Roches adresse au gouverneur général de l'Algérie la notice circons- tanciée dont nous avons parlé. «Quoique le Scheikh el-Senoussi doive être parfaitement connu par les directions arabes de l'Algérie, écrit Roches dans sa lettre de transmission, je ne crois pas néanmoins inutile de joindre ici une petite notice.» En fait, nous l'avons vu, les Bureaux arabes de l'Algérie n'ont rien dans leurs dossiers et c'est le document de Roches qui va donner aux autorités les premières informations substantielles sur le «nouveau Chérif». Roches, notamment, porte à la connaissance d'Alger, qui l'ignorait jusqu'a- lors, que Muhammad al-Sanûsî est originaire de la région de Mostaganem. Alger demande en conséquence à la subdivision de Mostaganem des informations sur le personnage. Le 16 novembre 1855, le Colonel Hugo, qui commande la subdivision, transmet au général commandant la Division d'Oran et au gouverneur général le résultat de ses enquêtes sur Muhammad al-Sanûsî «qui est en effet connu dans le pays27». Cette seconde notice, plus courte et moins fiable que la précédente, constitue ainsi une seconde source d'information sur le fondateur de la Sanûsiyya. En moins d'un an, à la faveur des rumeurs colportées dans le désert sa- harien, les autorités françaises découvrent un personnage dont elles igno- raient jusqu'à l'existence, mais qui jouissait déjà d'une certaine notoriété du côté musulman. L'information la plus élaborée, il faut le noter, vient de Tri- poli : il en sera de même pendant toute la fin du xixe siècle. C'est de là, en effet, que viendront les observations les plus fournies sur la Sanûsiyya. C'est là également - en incluant le vice-consulat de Benghazi, qui est rattaché au poste de Tripoli - que fonctionnera le laboratoire principal de la légende noire.

24. Tilmîdh : élève, disciple. 25. Un autre adversaire de la conquête française. 26. A.O.M., 16 H 55, c.G. Tripoli à c.G. Tunis, 11 mai 1855, dans Tunis à G.G. Alger, 28 mai 1855. 27. A.O.M., 16 H 55, Colonel Hugo à Division d'Oran et G.G. Alger, 16 novembre 1855. Le silence des sources françaises avant 1855

Sans exclure la possibilité d'un repérage antérieur qui n'aurait pas eu une grande diffusion, nous avons toutes les raisons de penser que cette décou- verte de Muhammad al-Sanûsî est bien la première du côté français. Nous avons vu comment les correspondances de l'époque parlent d'un «nouveau chérif» qui est encore visiblement inconnu des services spécialisés. Pourtant certains textes postérieurs brouillent les pistes. Dès la fin des années 1850, des confusions, sans doute fondées sur des rumeurs incontrôlées ou des ap- proximations commodes, font de Muhammad al-Sanûsî une vieille connais- sance des autorités françaises. Muhammad al-Sanûsî a été perçu, à l'origine, comme un double de Muhammad b. cAbd Allah - un sharîf saharien prê- chant comme lui le jihâd contre les Français. Les profils des deux person- nages ont donc fini, pour certains contemporains, par se superposer. Ainsi, dans une lettre à Heinrich Barth, Oscar Mac Carthy, qui devien- dra plus tard une autorité reconnue à la tête de la Bibliothèque et Musée d'Alger, parle, en 1859, de Muhammad b. cAbd Allah et de son éloigne- ment par les Français à La Mecque : «A peu près à la même époque, ajoute- t-il, un autre Arabe, Ben Snoussi, que des raisons politiques avaient égale- ment fait expulser de l'Algérie, était venu ainsi se réfugier» à La Mec- que28. Dans son ouvrage de 1863, Trumelet écrit lui aussi : «En 1849, Sid Mohammed Es-Snouci, expulsé d'Algérie29, arrivait également à Mekka» (TRUMELET 1863 : 43). Nous ignorons la source de cette méprise qui corres- pond surtout, croyons-nous, à une confusion entre les deux chérifs. Dans les deux cas, les auteurs veulent souligner la malfaisance des personnages ainsi décrits. Pour Oscar Mac Carthy, les «deux hommes, poussés par un fanatisme qu'entretenait un ressentiment profond, devinrent les promoteurs ardents de menées souterraines qui embrassaient l'Algérie entière» (POTTIER 1947 :59). Pour Trumelet, «la similitude de position, la même haine contre nous, le même désir de nous faire le plus de mal possible, devaient rappro- cher ces deux hommes... Ils songèrent à faire de la conspiration en grand» (TRUMELET 1863 : 43-44). L'hostilité des deux «marabouts». est décrite comme une intrigue romanesque : ressentiment, vengeance personnelle,

28. Cette lettre est publiée (sans date) dans POTTIER, 1947, p. 59. Oscar Mac Carthy écrit en- core que Ben Snoussi avait été «forcé de quitter La Mekke sur la demande de notre Con- sul Général»,-puis, après un séjour à Tripoli, s'était transporté à Ghadamès, «bien sûr de pouvoir nous y créer de grands embarras» (ibid., p. 61). Ces affirmations ne reposent sur rien de sérieux. 29. Muhammad al-Sanûsî ne fut jamais expulsé d'Algérie. Selon la chronologie la plus favora- ble, il avait traversé l'Algérie avant la conquête française et était arrivé à la Mecque en 1240 ou 1241 H. (1824-1826) : AL-ASHHAB, 1956, p. 11 et AL-DAJJÂNÎ, 1967, p. 66. Selon une autre version, beaucoup plus douteuse, il était à Bou-Saâda, dans le Sud, à l'époque de l'expédition d'Alger en 1830 et il poursuivit son voyage en direction de l'Orient (RINN, 1884, p. 484). conspiration30. Cette forme romanesque est aussi l'un des ressorts de la légende noire. La rumeur française se greffe, il est vrai, sur la rumeur arabe. C'est la rumeur arabe qui, jusqu'à la fin de 1855, propage le bruit que Muhammad al-Sanûsî va venir secourir Muhammad b. cAbd Allah à la tête de ses Khouan. Le Colonel Hugo et Léon Roches, sensibles à cet aspect, ne sont d'ailleurs pas loin de penser qu'il s'agit là d'une manœuvre délibérée de la part de Muhammad b. cAbd Allah pour relever le moral de ses troupes31. Il nous faut également faire justice d'interprétations largement pos- térieures qui ont, elles aussi, voulu accréditer l'idée d'une plus grande an- cienneté du contentieux franco-sanûsî. Les sources proches de la Sanûsiyya offrent un bon exemple de ce genre de projection anachronique. A la fin de 1255 H./fin février 1840, Muhammad al-Sanûsî quitte La Mecque avec tous ses proches en direction du Maghrib. Il fait plusieurs étapes (notamment dans l'oasis de Sîwa où il reste neuf mois) et arrive à Tripoli au milieu de l'année 1841. De là, il gagne Gabès par la côte pour rejoindre sa famille et ceux des ikhwân qui avaient été embarqués à Yanbuc, sur la mer Rouge (ou seulement à partir d'Alexandrie32), et avaient rejoint directement la ville tunisienne. Mais Muhammad al-Sanûsî ne reste pas à Gabès : il renonce à son voyage au Maghrib et rebrousse chemin brusquement, en direction de Tripoli, puis de Benghazi. C'est au cours de cette traversée de la Cyrénaïque qu'il décide, nous l'avons vu, la construction du centre d'al-Baidâ', à la fin de 1842. Dès ce moment, selon les sources sanûsî, les Français avaient repéré l'imâm al-akbar «le grand imâm », et ce sont leurs manœuvres qui l'auraient obligé à se replier. D'après Ahmad al-Sharîf, petit-fils et deuxième succes- seur du fondateur, al-Sanûsî et ses compagnons craignaient que les infidèles n'agissent par traîtrise33 et ne s'emparent, par conséquent, de sa personne. De même, al-Ashhab, membre d'une grande famille de la Sanûsiyya et his-

30. La théorie du «péril khouan» s'applique naturellement aux deux «marabouts». Le colonel de Neveu est, dans cette affaire, placé en première ligne. Il occupe en effet, à ce moment- là, les fonctions de chef du Bureau politique des affaires arabes au Gouvernement général de l'Algérie. A ce titre, c'est lui qui, à Alger, suit le plus directement le traitement de ce dossier. Roches (qui est en poste à Tunis depuis le 27 juin 1855) fait ainsi état d'une de- mande de renseignements adressée le 13 juillet par De Neveu au Consulat général de France à Tunis au sujet de Muhammad b. cAbd Allah et de ses alliés. (A.M.A.E., c.p.c. Tunis, vol. 15, C.G. Tunis (Roches) à M.A.E, 7 décembre 1855). 31. Ce sont des «bruits que fait courir Si Mohamed ben Abdallah», écrit Hugo (A.O.M., 16 H 55). «Au reste, la véritable importance du Chérif Mohamed el Senoussi était dans l'emploi que faisait de son nom et de son autorité son Telmid Mohamed ben Abdallah» (A.O.M., 16 H 55, c.G. Tunis (Roches) à G.G. Alger, 17 décembre 1855). 32. Sur les variantes et les différentes versions concernant ce voyage, voir VIK0R, Ph. D., 1991, pp. 127 sq. 33. Selon les ikhwân, écrit Ahmad al-Sharîf, «c'était l'intention des Infidèles - que Dieu les maudisse ! - d'agir traîtreusement à son égard à cet endroit». AHMAD AL-SHARÎF : Recueil manuscrit, fol. 70 - cité par AL-DAJJÂNÎ, 1967, p. 77. Ce recueil manuscrit utilisé par al- Dajjânî contient deux œuvres d'Ahmad al-Sharîf : al-Durr al-farîd et al-Kawkab al-zâhir. toriographe de la confrérie et de ses dirigeants, écrit que les Français étaient informés du passage du Maître par les nombreux espions qu'ils avaient en- voyés dans la région : «Les nouvelles (de son voyage) étaient déjà arrivées en France. Celle-ci avait donc envoyé ses "yeux" et ses "oreilles" tout le long des frontières. Quand ces nouvelles parvinrent à (al-Sanûsî), celui-ci décida qu'il ne poursuivrait pas personnellement son chemin» (AL-ASHHAB 1957 : 103)34. Pour al-Dajjânî, qui cite ces deux références, «il est clair que les Fran- çais avaient perçu le danger de la dcfwa (prédication) [d'al-Sanûsî] depuis que des informations leur étaient parvenues sur l'activité de celui-ci auprès des pèlerins, au Hijâz, parmi lesquels se trouvaient des musulmans d'Afri- que du Nord» (AL-DAJJÂNÎ 1967 : 77-78). L'hypothèse n'est pas absurde. Il est également plausible qu'al-Sanûsî et ses partisans se soient montrés inquiets de l'activité, bien réelle, des émissai- res français dans la région. Cependant, rien ne prouve que les autorités fran- çaises aient eu connaissance de l'existence de Muhammad al-Sanûsî dès cette époque. Le silence des archives françaises nous paraît à cet égard concluant. Rien dans les dépêches de Djeddah35 ni dans celles de Tunis n'autorise à penser que les autorités françaises avaient déjà identifié le mouvement sanûsî36. Un bref aperçu sur les activités françaises dans la région nous permettra de mieux apprécier ce silence des sources. Deux frères Matteï (André et Thomas) sont alors installés à Sfax et surveillent le golfe de Gabès. Plusieurs agents français circulent également en Tripolitaine. Subtil est le plus connu d'entre eux. Sous couvert d'une entreprise d'exploitation du soufre dans le golfe de Syrte (qui se révélera d'ailleurs impraticable), il parcourt en tous sens la Tripolitaine, cherchant notamment à jouer la carte des rebelles ara- bes opposés au pouvoir ottoman fraîchement réinstallé. Il se préoccupe aussi des communications commerciales à établir entre le Fezzan et l'Algérie37. A la fin du mois de septembre 1841, alors que Muhammad al-Sanûsî se trouve quelque part entre Gabès et Tripoli38, un brick français stationne pen-

34. Ce passage est aussi repris par AL-DAJJÂNî, 1967, p. 78. 35. Les tomes 1 et 2 (1841-1859) de la Correspondance politique du Consulat de France à Djeddah ne contiennent aucune information sur les confréries en général, ni sur la Sanûsiyya en particulier. Il y est question plus particulièrement des conflits qui opposent entre eux le Chérif de La Mecque, les Wahhabites et les Turcs. 36. C'est aussi la conclusion à laquelle est parvenu, de son côté, K.S. Vik0r (op. cit., pp. 132 sq.), après avoir réfuté les affirmations contenues dans un ouvrage de cAbd al-Mâlik al- Lîbî (Damas, 1966), selon lesquelles al-Sanûsî avait décidé de partir en Algérie pour parti- ciper au jihâd de 'Abd al-Qâdir contre les Français. Il s'agit bien là d'une projection ana- chronique de situations postérieures. 37. On doit à Subtil une série d'articles sur la politique et le commerce en Tripolitaine dans les livraisons de 1844 et 1845 de la Revue de l'Orient. On peut trouver ses rapports et ses correspondances dans plusieurs fonds d'archives (A.M.A.E., Mémoires et Documents, AFRIQUE 14 et c.p.c. Tripoli ; S.H.A.T. : H 229 ; A.O.M. :4 H 28). 38. Les dates précises des étapes de Muhammad al-Sanûsî ne sont pas connues exactement. Klopfer, d'après des sources sanûsî, place le premier séjour à Tripoli et le départ à Gabès en juillet-août 1841 et le retour à Tripoli en octobre-novembre 1841 (KLOPFER, 1967, p. 22). A l'aller, al-Sanûsî est resté deux mois à Zuara (AL-DAJJÂNÎ, 1967, p. 77). dant dix-sept jours dans le port de Tripoli avec une mission d'observation. Son commandant, le capitaine Bailleul, rencontre deux agents français pré- sents dans le secteur et s'entretient avec eux de la situation politique lo- cale39. Le premier est précisément Subtil, dont nous venons de parler. Le second, du nom de Plichon, a été envoyé dans la région par le ministère des Affaires étrangères. Après son entretien avec Bailleul, Plichon entreprend de gagner la Tunisie en longeant la côte. Il décrit dans son rapport les dan- gers du voyage entre Zuara, dernier poste contrôlé par les Turcs, et le golfe de Gabès, mais ne fait aucune mention de Muhammad al-Sanûsî40. Il a pour- tant pris le même chemin que lui à quelques semaines de distance41. Les sources françaises sont donc muettes : il faut chercher ailleurs, no- tamment dans la conjoncture du moment, les raisons du repli précipité de Muhammad al-Sanûsî. Toute la région bruisse en effet à cette époque de rumeurs sur une attaque possible de la Tunisie par les Turcs42. D'autre part, la zone traversée par Muhammad al-Sanûsî pour aller en Tunisie est parcou- rue par des groupes de dissidents arabes, hostiles au pouvoir ottoman, et dont le ravitaillement en armes se fait principalement dans le golfe de Ga- bès. Si nous ajoutons à cela l'inquiétude des confréries déjà en place, et dont nous reparlerons, tous les éléments étaient réunis pour placer Muhammad al-Sanûsî dans une position délicate. Uimâm al-akbar devint ainsi suspect, non pas aux Français, qui n'avaient pas encore fait attention à lui, mais aux pouvoirs de la région. Nous avons à ce sujet deux témoignages d'inégale valeur, qui soulignent cependant, tous les deux, la crainte des autorités en place devant les tournées d'al-Sanûsî. Le premier est tiré précisément de la notice de Léon Roches :

J'ai pu me convaincre par des témoignages irrécusables, écrit Roches, que cheikh el Senoussi s'était entendu avec Askar Ali Pacha43 pour aller prêcher la guerre sainte en Algérie et pour se créer des adhérents dans la Régence de Tunis, afin d'en faciliter la conquête par les Turcs. Les intentions du cheikh el Senoussi furent sans doute devinées car, arrivé à Gabès, il reçut un message du Bey de Tunis qui le suppliait de ne pas aller plus avant, l'avertissant que dans le cas où il voudrait continuer sa marche, il serait

39. Pour le rapport du capitaine Bailleul, commandant le brick «Le Palinure», voir A.M.A.E., C.P.C. Tunis, vol. 5 ,6 octobre 1841, ff. 190 sq. Ce rapport ne fait aucune allusion à Muham- mad al-Sanûsî. 40. A.M.A.E., c.p.c. Tunis, vol. 6 : Plichon à M.A.E., 5 janvier 1842. 41. Muhammad al-Sanûsî est rentré à Tripoli par le même itinéraire (AL-DAJJÂNÎ, 1967, p. 80). 42. Le 8 octobre 1841, le commandant de la Division navale française, stationné devant Tunis, signale que cinq navires de transport turcs, chargés de ravitaillement,de munitions et d'équi- pements, ont débarqué à Tripoli entre le 20 et le 25 septembre 1841 (A.M.A.E., C.P.C. Tunis, vol. 5, Cdt Division navale, à bord du Neptune, à ministre Marine et Colonies, 8 octobre 1841). Le 20 décembre de la même année, le consul général de France à Tunis indique que le bey de Tunis a envoyé des renforts à Djerba pour protéger l'île contre une éventuelle occupation turque (A.M.A.E, C.P.C. Tunis, vol. 5, c.G. Tunis à M.A.E., 20 décembre 1841). L'an- née suivante, le consul général de France à Tunis note l'arrivée d'un envoyé officiel otto- man qui demande au bey de réintégrer l'allégeance turque (A.M.A.E., c.p.c. Tunis, vol. 6, c.G. Tunis à M.A.E., 11 juillet 1842). 43. Vali (gouverneur) ottoman de Tripolitaine. forcé, par suite de sa position vis-à-vis de la France, d'employer la force pour lui faire rebrousser chemin. Ces détails sont authentiques, je les tiens de deux hommes honora- bles qui étaient alors écrivains du Pachas-

Cette version de Roches combine sans doute des éléments de date diffé- rente : ainsi, l'entente avec Ashqar Alî Pâshâ, comme nous allons le voir, n'est pas encore conclue. L'engagement dans une guerre sainte menée con- tre les Français (vraisemblable pour les années 1850) ne semble pas être à l'ordre du jour en 1841. Par contre, la suite qui entourait l'imâm al-akbar, et le recrutement de nouveaux membres à chaque étape ne pouvaient qu'in- disposer ou inquiéter les autorités tunisiennes, affiliées pour la plupart à la Tijâniyya ou à d'autres confréries, et soucieuses d'ôter tout prétexte à une intervention française. Le second témoignage provient d'un auteur sanûsî, al-Ashhab, et met en avant le conflit survenu avec le vali de Tripoli. Selon al-Ashhab, pendant que Yimâm était parti à Gabès, des rumeurs malveillantes parvinrent aux oreilles du Pacha, selon lesquelles al-Sanûsî comploterait contre l'autorité ottomane. La source de cette accusation était, dit al-Ashhab, «un shaikh d'une confrérie sûfî - que Dieu lui pardonne !». Ashqar cAli Pâshâ ordonna qu'on se saisisse des compagnons de l'imâm restés à Tripoli en attendant qu'on puisse arrêter al-Sanûsî lui-même. Il fallut toute la diplomatie de la famille al-Muntasir, hôte de Muhammad al-Sanûsî et de ses compagnons, et, par ailleurs, pro-ottomane, pour rassurer le Pacha. Fort opportunément, écrit encore al-Ashhab, «Dieu voulut que l'imâm surgisse à l'improviste». Al-Sanûsî se présenta aussitôt devant le vali et un conseil des Culamâ' de la cité. Chacun reconnut sa piété, un des principaux membres du conseil s'affi- lia à la confrérie, et le vali, rassuré sur les intentions politiques du prédica- teur, lui offrit sa protection45. Cet épisode montre bien le rôle des confré- ries rivales et l'inquiétude des autorités en place devant un nouvel agitateur potentiel. Dans tous les cas, et c'est ce que nous voulions démontrer, la res- ponsabilité française n'est pas engagée dans ces incidents. Quelques années plus tard, peu de temps après la création de la zâwiya d'al-Baidâ, un voya- geur français, Fulgence Fresnel, pénétra en Cyrénaïque. Sans le savoir, Fresnel était, lui aussi, sur les chemins de la confrérie naissante. Ce saint-simonien était alors consul de France à Djeddah (mais, comme on l'a dit, ses dépêches ne parlaient pas de la Sanûsiyya). En mars 1846, il vint à Tripoli ; le 28 juin, il arriva à Benghazi et partit pour l'oasis de Jalû, où il rencontra la caravane venue du Ouaddaï le 13 juillet. Il passa huit jours dans cette oasis avant de

44. S.H.A.T., H 229 et A.M.A.E., C.P.C. Tripoli, vol. 10, C.G. Roches à M.A.E., transmission du 5 juin 1855 - El Horeir parle, lui aussi, de l'opposition du bey de Tunis, mais sans citer ses sources (EL-HOREIR, Ph. D., 1981, p. 114). 45. Voir le récit d'AL-ASHHAB, 1956, pp. 60 et 103-104, et les commentaires d'AL-DAJJÂNÎ, 1967, p. 81. rentrer à Benghazi. Dans son mémoire final46, daté du 1er septembre 1846, Fresnel faisait l'éloge du souverain du Ouaddaï, Muhammad Sharîf, dont il soulignait le rôle majeur (après celui de Sabûn, son prédécesseur) dans l'ex- ploitation de la nouvelle route directe du Ouaddaï à la Cyrénaïque. Cette nouvelle route, qui passait par Kufra, allait devenir un peu plus tard l'axe privilégié de pénétration de la Sanûsiyya vers l'intérieur du continent. Mu- hammad Sharîf était aussi ce souverain du Ouaddaï dont une tradition sou- vent citée rapporte qu'il rencontra Muhammad al-Sanûsî lors d'un pèleri- nage à La Mecque dans les années 1830 et devint alors son fidèle. A nou- veau, les pas des voyageurs français et ceux des Sanûsî se suivaient donc de près. Cependant, la Sanûsiyya restait hors de vue et Fresnel n'en parle à aucun moment. Il faudra l'affaire Muhammad b. cAbd Allah pour que Muhammad al- Sanûsî, quatre ans avant sa mort, entre enfin dans le champ de vision des Français47. Après 1855, il est vrai, l'agitation autour de son nom retombe. Dès la fin de 1855, Roches, passé entre temps à Tunis, referme le dossier et, pendant plus de dix ans, le Consulat général de France à Tripoli se désinté- resse complètement de la question. Mais l'impression initiale est appelée à subsister. La Sanûsiyya a surgi dans un contexte de rébellion et de jihâd48 : c'est cette image première qui va désormais inspirer, sinon, hanter, les écrits français.

46. «Mémoire sur les caravanes africaines qui parcourent l'espace compris entre l'oasis du Touat et les frontières occidentales de l'Egypte et du Dar-Foûr», par Fulgence Fresnel, consul de France à Djeddah, correspondant de l'Institut. Benghazi, 1er septembre 1846, transcrit à Malte en octobre 1846 (A.M.A.E., c.p.c. Tripoli, vol. 7, ff. 8-29 et Mémoires et Documents, Afrique (1843-1885), t. 74, ff. 182-205). Une version imprimée a paru dans le Bulletin de la Société de géographie : «Mémoire sur le Waday : notice historique et géogra- phique sur le Waday et les relations de cet empire avec la côte septentrionale de l'Afrique» (xi, 1849, pp. 5-75 et 117-120 ; XIII, 1850, pp. 82-116 et 341-359 et xiv, 1850, pp. 153-192 et 315-324). 47. Le commandant Seroka fait remonter jusqu'à 1852, dans un texte récapitulatif publié très tardivement, la première allusion à al-Sanûsî. : «Mohammed Snoussi» est présenté comme un «lieutenant» de Muhammad b. cAbd Allah, «allant à Souf recruter pour la guerre sainte» (Cdt. SEROKA, Revue africaine, 1912, p. 541). 48. Voir, par exemple, le texte de la dépêche télégraphique confidentielle adressée le 1er sep- tembre 1855 par le général commandant la Division de Constantine au gouverneur géné- ral de l'Algérie : «D'après un renseignement qui m'est donné par le Consulat de Tunis, environ 300 Algériens du Souf, d'Ouargla et du Mzab habitant la Régence se seraient réunis en armes et auraient quitté Tunis, vers le 25 août pour se rendre dans le sud de l'Algérie. Ils seraient appelés par les partisans d'un nommé Mohammed El Senoussi, qui chercherait à jouer dans le Sahara le rôle du Moule Saca» [mawlâ al-saca : le «Maître de l'Heure», figure mahdiste] (A.O.M., 16 H 55). 4 Une étude pionnière : la notice de Léon Roches sur la Sanûsiyya (1855)

Tout le mérite de la découverte française revient donc à Léon Roches, dans les conditions que nous venons d'analyser. Sa notice détaillée et circonstan- ciée apporte sur la Sanûsiyya des renseignements substantiels qui vont bien au-delà des matériaux plus limités recueillis par Hamilton et Burton. Avant d'étudier le contenu de ce document, nous devons examiner l'ori- gine des informations qu'il contient. Cette enquête préalable n'est pas de pure forme. Pour se renseigner sur Muhammad al-Sanûsî, Roches s'est en effet adressé à une confrérie concurrente de Tripolitaine, la Madaniyya. Cette procédure n'est évidemment pas neutre. L'information ainsi recueillie doit d'abord être déchiffrée comme un témoignage de la compétition qui oppose les confréries entre elles, et dont le couple antagoniste Madaniyya/Sanûsiyya offre un bon exemple.

La Madaniyya

La Madaniyya est une confrérie de création récente. Muhammad Zâfir b. Hamza al-Madanî - originaire de Médine, comme l'indique sa nisba - entre- prit, dans la première moitié du xixe siècle, la rénovation de la confrérie Shâdhiliyya, qui constitue l'un des troncs majeurs du tasawwûf (soufisme). «Il voyagea assez longtemps en Égypte et dans l'Afrique septentrionale afin de se mettre en rapport avec des maîtres notables de la Shâdhiliyya» (SNOUCK- HURGRONJE 1901 : 266). Il se lia ainsi avec un autre rénovateur de la Shâdhiliyya au Maroc, le shaikh al-cArbî al-Darqâwî, fondateur de la con- frérie des Darqâwâ. D'après Le Châtelier, Muhammad Zafir al-Madanî com- mença à prêcher en Tripolitaine vers 1820 : «La zaouiya de Mezrata (Misrata) qu'il fonda vers cette époque ne tarda pas à devenir importante et à comp- ter quelques succursales le long de la côte» (LE CHÂTELIER 1887 :112-113)1. Le fils du fondateur de cette branche shâdhilî rénovée porte aussi le nom de Muhammad Zâfir : c'est lui que Léon Roches rencontre en Tripolitaine,

1. Sur la Madaniyya, voir les remarques de F. de Jong à la fin de l'article que celui-ci consacre à la confrérie, dans l'Encyclopédie de l'Islam (E./. 2) : «Il n'existe aucune étude poussée sur l'histoire de la Madaniyya, et les données dont on dispose aujourd'hui sur le rôle de Muhammad Zâfir à la cour d'Istanbul sont rares et imprécises»...(V, 93-94,1984, p. 953). au début des années 1850, peu de temps après la mort de son père. Vingt- cinq ans plus tard, Muhammad Zâfir le jeune, devenu un conseiller influent du sultan Abd ul-Hamid II, sera l'un des inspirateurs de la politique panisla- mique menée par ce dernier. Les Français confondront alors volontiers sa confrérie avec la Sanûsiyya dans une commune détestation. En réalité, la rivalité plus ou moins feutrée entre les deux confréries n'a cessé d'être une constante du paysage local2. Le premier contact entre Léon Roches et Muhammad Zâfir remonte à 1852 ou 1853. Roches le désigne simplement sous le nom de shaikh al-Madanî. Dans une dépêche en date du 10 novembre 1853, Roches rend compte au Ministère (qui s'en inquiète d'ailleurs sérieusement) de ses contacts secrets, «hors du Consulat», avec les chefs arabes hostiles au pouvoir turc - la mani- pulation des dissidents arabes étant en effet l'une des passions de Roches. Ces chefs arabes invoquent l'autorité morale du shaikh al-Madanî, qui aurait promis de s'associer à eux pour restaurer la dynastie Karamanli, chassée du pouvoir par les Ottomans. Roches ajoute en note, à cette occasion : «Le scheickh El Médani est un beau jeune homme instruit, délié et intelligent qui, par suite de la mort récente de son père, est devenu le chef d'une grande corporation religieuse aussi puissante dans la régence de Tripoli que la cor- poration de Moulay-Taïeb l'est dans le Maroc3.» Dans ses rapports avec al-Madanî, Léon Roches utilise les services d'un ancien auxiliaire des Bureaux arabes d'Alger, nommé Sîdî Muhammad Mahsen-, qu'il avait connu en Algérie. Venu à Tripoli pour succéder à son père en qualité de shaikh al-balad, sorte de maire de la ville, Mahsen avait ensuite abandonné ses fonctions et demandé à réintégrer la protection fran- çaise. Léon Roches lui avait délivré un passeport français contre les services que l'on imagine4. Mahsen, dont la sœur était promise au shaikh al-Madanî, était l'instrument idéal de la politique personnelle de Roches en direction des milieux arabes tripolitains. Dans la dépêche du 5 juin 1855 - celle dans laquelle il adresse au ministère des Affaires étrangères la copie de sa notice sur la Sanûsiyya - Roches présente ainsi ses relations avec ses deux corres- pondants : Le cheikh el-Médéni et Sid Mohammed Mahssen m'ont fourni tous les hommes nécessaires pour être parfaitement au courant de tout ce qui se passe dans le pays, mais je dois payer leurs services, et je dois prier votre Excellence de vouloir bien faire accepter par la Direction des fonds les sommes, peu importantes du reste, que j'ai comptées et que je devrais encore compter à mes émissaires. J'ai soin bien en- tendu de me faire donner par eux des reçus en règle5.

2. Comme l'indique Le Châtelier, «le développement du Senoussisme, à partir de la seconde moitié du siècle, arrêta celui des Madaniya» (1887, p. 113). 3. A.M.A.E., c.p.c. Tripoli, vol. 9 : Léon Roches à M.A.E., 10 novembre 1853. 4. A.M.A.E., c.p.c. Tripoli, vol. 9 : Léon Roches à M.A.E., 3 janvier 1853. Sur Mahsen, voir aussi c.p.c. Tripoli, vol. 8 : Pellissier de Reynaud (alors consul général) à M.A.E., 18 juillet 1852. 5. A.M.A.E., c.p.c. Tripoli, vol. 10 : Léon Roches à M.A.E., 5 juin 1855. Dans sa lettre d'envoi au gouverneur général de l'Algérie, Roches décrit en ces termes le réseau de renseignements, monté par ses soins, qui est en- tièrement fondé sur l'utilisation de la Madaniyya :

Le scheikh El Madani (...) est un homme très influent... C'est par son intermédiaire surtout que je fais surveiller le scheikh el Senoussi. La rivalité qui existe entre ces deux chefs de sectes soufiques est un puissant mobile que je fais valoir auprès du scheikh el Madani, pour contrecarrer les desseins de son antagoniste. J'ai eu égale- ment recours à des sectaires Madanites pour faire observer l'ex-khalifa Mohammed ben Abd Allah (...) et d'autres chefs dissidents du sud-est de l'Algérie...6.

Roches mentionne encore, dans le même courrier, «deux émissaires dé- voués et intelligents», qui sont «deux sectaires Madanites», et «Sidi el-Madani, mon ami7», à propos d'une enquête menée dans l'entourage du chef arabe rebelle Ghûma. Roches se sert de la Madaniyya à Tripoli, comme il s'est servi de la Tijâniyya en Algérie. Ce vieux routier des affaires arabes est passé maître dans l'utilisation des contradictions entre personnalités, groupes tri- baux et confréries. La notice sur la Sanûsiyya est le produit de cette mé- thode de travail.

L'analyse du document

Cette notice, qui couvre neuf folios recto-verso dans la copie conservée aux Archives diplomatiques8, se présente comme un texte continu que l'on peut, à la lecture, diviser en quatre parties : - une première partie, qui est une sorte de note préliminaire, est consa- crée à la terminologie du soufisme. - une deuxième partie est consacrée à la biographie proprement dite de Muhammad al-Sanûsî. Cette biographie peut être retouchée dans le détail, mais elle dessine une charpente cohérente, qui est conforme, pour l'essen- tiel, à ce que nous savons de la vie d'al-Sanûsî. - une troisième partie est consacrée à l'activité du personnage en Tripo- litaine : fondation d'une zâwiya au Jabal al-Akhdar, relations tendues avec les Madanî, collaboration avec Ashqar cAli Pâshâ, le vali de Tripoli, et pro- jets en direction de la Tunisie et de l'Algérie. - La quatrième partie concerne les relations entre Muhammad al-Sanûsî - reparti entre temps à la Mecque - et Muhammad b. cAbd Allah. Roches met l'accent sur la collusion étroite qui existe, selon lui, entre al-Sanûsî, le chérif d'Ouargla et les autorités turques dans les affaires d'Algérie.

6. A.M.A.E., Léon Roches à gouverneur général de l'Algérie, 23 mai 1855, dans c.p.c. Tripoli, vol. 10, Léon Roches à M.A.E., 5 juin 1855. 7. ibid. - Pellissier de Reynaud, qui fut le prédécesseur de Roches à Tripoli, fait lui aussi l'éloge de la Madaniyya, qu'il présente comme une secte déiste et tolérante («La Régence de Tripoli», Revue des Deux Mondes, octobre 1855, pp. 5-48 : voir les pp. 40-42). 8. A.M.A.E, c.p.c. Tripoli, vol. 10, dans Léon Roches à M.A.E., 5 juin 1855, ff. 208-217 (grand format). L'original a été expédié à Alger le 23 mai 1855. L'analyse de la chronologie peut constituer un premier test de la fiabilité de cette notice. Sîdî Muhammad b. cAlî al-Sanûsî, «Shérif Eddrisi», est né, écrit Roches, «il y a 72 ans environ chez les Ouled Sidi Abd-Allah ben el Khattab, Cheurfa des Medjaher, près Mostaghanem9». Cette première infor- mation est à peu de choses près exacte : al-Sanûsî est né, en effet, le 12 rabF 1 1201 (22 décembre 1787) (KLOPFER 1967: 20), ce qui lui donne alors 70 ans en années hégiriennes (68 ans en années grégoriennes). Son lieu de naissance et son origine sont également conformes à ce que nous savons par ailleurs. Roches aborde ensuite la période des études qu'il situe avant 1823 : «Sidi el Senoussi, après avoir fait ses études premières à Mostaghânem, à Mas- cara et à TlemcenlO, se rendit à Fez où, pendant onze ans, il suivit avec assi- duité tous les cours...» Ce séjour à Fès a précisément donné lieu, sur le plan chronologique, à des interprétations discordantes. Al-Dajjânî a ainsi été amené à remettre en cause les dates généralement admises par les histo- riens et à se rapprocher - sans les connaître - des indications contenues dans la notice de Roches. A l'origine de cette confusion chronologique se trouvait un texte de Rinn. Celui-ci écrivait en effet en 1884, sans citer ses sources : «Cheikh Snoussi lui-même a raconté qu'il passait dans le Sahara algérien quand Alger fut pris» (RINN 1884 : 484). Cette affirmation de Rinn concernant le voyage de Muhammad al-Sanûsî en Orient, après l'achèvement de ses études à Fès, entraîna un décalage de toute la chronologie. Se fiant à ce propos, et croyant y trouver un repère sûr, les historiens placèrent alors le passage d'al-Sanûsî à Tripoli en 1830-183111 et, par contrecoup, le début de ses études à Fès autour de 182012. Conscient des contradictions insurmontables de ce schéma chronologique (études d'al-Sanûsî écourtées et placées tardivement, raccordement difficile avec les événements ultérieurs13), al-Dajjânî interrogea le roi Idrîs de Libye

9. Les Awlâd Sîdî Abd Allâh revendiquent une généalogie chérifienne qui passe par Idrîs, descendant de Hasan (petit-fils du Prophète) et fondateur de la dynastie idrisside maro- caine, et par un ancêtre local du nom de al-Khattâb. Muhammad al-Sanûsî porte pour cette raison la triple nisba : al-Idrîsî al-Khattâbî al-Hasanî. Muhammad al-Sanûsî donne sa généalogie complète dans l'ouvrage intitulé Iqâz al-Wasnân (1937, p. 3, ap. AL-DAJJÂNÎ, 1967, pp. 35-36). 10. Avant de se rendre à Fès, Muhammad al-Sanûsî étudia notamment à Mostaganem, Mazouna et Mascara (cf. MARTIN, 1976, p. 101). Sur la liste des premiers maîtres d'al-Sanûsî, voir AL- DAJJÂNÎ, 1967, p. 39, et VIK0R, Ph. D., 1991, pp. 21-23. 11. C'est notamment le cas de N. Ziadeh (1948, pp. 37-38) et de H. Klopfer (1967, p. 21). 12. KLOPFER (1967, p. 20) place la période des études à Fès «vers 1236-1245 H./l820-1829». Il s'appuie sur Brockelmann (1938, s II, p. 883) : 1821-1828, sur Shukrî (1948, p. 13) : 1822- 1829, et sur un recueil commémoratif (Festschrift ) publié par l'Université Muhammad b. cAlî al-Sanûsî d'al-Baidâ en 1376 H./1956 (p. 10) : 1822-1833 - tous tributaires à des titres divers de la chronologie diffusée par Rinn. 13. Rinn, nous le montrerons plus tard, avait emprunté ce passage (comme beaucoup d'autres) à l'étude documentée de l'interprète Pilard. C'est Pilard, en effet, qui rapportait ce propos prêté à al-Sanûsî sur la base de «paroles recueillies par ses élèves», sans aucune autre précision (A.O.M., 16 H 55, p. 11). C'était assurément un peu court pour fonder une chrono- logie autorisée. LA LÉGENDE NOIRE DE LA SANÛSIYYA

L'histoire de la Sanûsiyya est d'abord, pour une part, l'histoire d'une grande peur coloniale. Rien, dans la doctrine de cette confrérie musulmane, née vers 1837, ne la prédisposait à un affrontement avec les grandes puissances de son époque. À l'heure du partage de l'Afrique, elle fut identifiée abusi- vement comme un repaire de subversion et de résistance. Sa position en retrait, les rumeurs excessives entretenues par quelques-uns de ses partisans, et la campagne délibérée mon- tée par plusieurs observateurs français contribuèrent à construire autour d'elle une véritable légende noire. Au début des années 1880, cette légende noire s'imposa par différents relais, au point d'acquérir, dans les principaux pays européens, la force d'une évidence. Plusieurs générations d'officiers, de coloniaux et de publicistes furent ainsi impré- gnés par une vulgate anti-sanûsî, qui a laissé des traces pro- fondes dans de nombreuses compilations ultérieures. Cette légende noire eut une influence directe sur le destin de la confrérie elle-même. Étroitement surveillée par les puissances européennes, puis attaquée par celles-ci (par la France, au Tchad, en 1901 ; par l'Italie, en Libye, en 1911), la Sanûsiyya finit par organiser sa défense, se constituant en mouvement politico-militaire et, plus tard, en appareil d'État - devenant ainsi, sous la contrainte extérieure, ce que la légende noire vou- lait qu'elle fût: une force hostile à la conquête coloniale, capable comme telle de se battre, à la fois, contre les Français, les Italiens et les Britanniques (1915-1918).

Professeur à l'université de Provence, historien africaniste et islamisant, JEAN-Louis TRIAUD est l'auteur d'une soixantaine de publications. Parmi ses principaux titres: Voilà ce qui est arrivé... Plaidoyer pour une guerre sainte en Afrique de l'Ouest au xixe siècle, Paris, CNRS, 1983 (en collaboration avec Sidi Mohamed Mahibou); Tchad 1901-1902. Une guerre fanco-libyenne oubliée ? La confrérie musulmane Sanûsiyya et la France, Paris, L'Harmattan, 1988; Les grandes dates de l'Islam, Paris, Larousse, 1990 (sous la direction de R.Mantran) ; États, sociétés et cultures du Monde musulman médiéval, xe-xve siècle, Paris, PUF, Nouvelle Clio, 1995 co-auteur, sous la direc- tion de J.-C. Garcin). J.-L. TRIAUD est directeur de la revue Islam et sociétés au sud du Sahara (Éditions MSH, Paris).

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