Brigitte Fontaine, Châteaux Intérieurs » Texte De Benoît Mouchart
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« Brigitte Fontaine, châteaux intérieurs » Texte de Benoît Mouchart 01 - NAISSANCE D’UNE « FEMME-CHAT » 1. Chanson « C’est normal » Malgré le grand succès de ses derniers albums (160 000 exemplaires pour Kékéland ), malgré les milliers de spectateurs qui viennent l’écouter en concert à travers toute la France, les idées reçues qui courent encore au sujet de Brigitte Fontaine, simplistes et peu reluisantes, se résument en une phrase, qui est incidemment le titre de l’un de ses meilleurs disques : « Brigitte Fontaine est folle ! » Si certains téléspectateurs connaissent, dans le meilleur des cas, les chansons « Y’a des zazous » ou « Le nougat » (qui appartiennent à la veine fantaisiste de l’artiste), la plupart d’entre eux ignorent tout de son répertoire et la considèrent sans doute comme un « people » excentrique parmi d’autres. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Brigitte Fontaine est donc aujourd’hui célèbre pour de mauvaises raisons, et le grand public assiste régulièrement à ses éclats télévisuels sans même savoir qui elle est. Aux yeux du plus grand nombre, Brigitte Fontaine reste donc un monstre de foire – l’allumée de service qu’on invite sur les plateaux télés pour son sens de la provoc’, sans aucun égard pour ce qui est le sens même de sa vie d’artiste : son œuvre. C’est dire combien il est temps de redécouvrir une artiste, un écrivain, une musicienne et un être humain vivant , eh oui VIVANT dans tous les sens du mot, une personne qui n’a jamais accepté de se laisser enfermer dans les simplifications d’une image. Et découvrir cette personne, c’est un peu ce que nous allons faire dans l’heure qui suit… Qui est Brigitte Fontaine ? Elle est d’abord bien sûr une petite fille sauvage et malicieuse, qui n’a pas attendu de grandir pour savoir qu’elle ne mènerait pas la vie ordinaire des adultes, avec ses convenances et ses frustrations. C’est à Morlaix, la ville natale de Tristan Corbière, que Brigitte Fontaine débute sur scène, au théâtre, à l’âge de huit ans. Fille et petite-fille d’instituteurs laïcs, c’est une enfant très imaginative, qui, très tôt, n’aime rien tant que lire, écrire et, surtout, donc, jouer au théâtre avec la troupe de comédiens que ses parents animent en amateur. Elle décroche son bac au Lycée Kérichen de Brest (avec 19 en philosophie, mais presque zéro en maths…) et « monte » à Paris, avec une idée en tête : devenir comédienne. Pour rassurer ses parents et manger aux Restos-U, elle s’inscrit à la Sorbonne, ne suit aucun cours, mais réussit tout de même sa première année avec succès, ce qui lui permet d’enseigner dans un collège de banlieue pour assurer un peu la matérielle. Mais ce qui l’intéresse surtout, quand elle a fini d’expédier ce genre de petits boulots, c’est encore et toujours de jouer au théâtre. Elle parvient assez vite à ses fins et apparaît dès 1961 dans des mises en scène de Julien Bertheau, un comédien que l’on a notamment vu au cinéma chez Buñuel et Truffaut. Mais sa carrière dramatique est stoppée nette à cause d’un amant trop jaloux qui voyait d’un mauvais œil que la jeune Brigitte donne la réplique à de beaux partenaires masculins… De cette situation négative, Brigitte va tirer profit en prenant la décision de monter seule en scène, pour chanter ses propres textes. C’est ainsi qu’elle apparaît un soir de mars 1963 au Théâtre de la Huchette, toute de rouge vêtue et s’accompagnant elle-même à la guitare. On la présente comme la « femme-chat », sans doute parce qu’elle préfère déjà sortir ses griffes plutôt que de ronronner. Ses premières chansons, dont elle compose aussi les musiques, ne s’inscrivent évidemment pas dans la tradition moribonde de la Rive-Gauche. Son détachement ironique et son humour cinglant rappelle plutôt Serge Gainsbourg, qui n’a débuté que cinq ans plus tôt, sur la Rive-Droite… Provocante, Brigitte Fontaine ne cherche pas à séduire son auditoire, mais plutôt à le faire sursauter de surprise, avec des chansons « décadentes et fantasmagoriques » qui se concluent souvent par une chute surprenante, comme par exemple « Dévaste-moi » ! _____________________________________________________________________ 02 – UNE FIGURE DE LA CONTRE-CULTURE 2. Chanson « Dévaste-moi » En 1964, Brigitte Fontaine a vingt-cinq ans et joue déjà en première partie de Brassens et Barbara à Bobino. Sa qualité d’écriture, sa personnalité et son originalité ne tardent pas à être repérés par le grand découvreur de talents de l’après-guerre Jacques Canetti, qui a fait connaître des personnalités aussi diverses que Brel, Brassens et Gainsbourg, entre autres. Ce disque, qu’elle renie entièrement aujourd’hui, pose déjà les premières pierres du style Fontaine, avec cette manière très particulière de verser dans la satire avec ironie sans jamais sombrer dans le premier degré du militantisme. Cette originalité subversive va lui permettre de devenir un peu plus tard une véritable figure de proue de la contre-culture française. En 1966, elle se produit dans Maman, j’ai peur une pièce qu’elle a écrite aux côtés de Rufus et de Jacques Higelin. Ce spectacle turbulent évoque avec fracas et prémonition, deux ans avant mai 68, des thèmes aussi divers que la frustration sexuelle, la société de consommation, l’impérialisme américain, le racisme aux relents colonialistes et la frilosité bourgeoise. Mais plutôt que de poursuivre dans cette voie qui annonce à sa façon l’émergence prochaine du café-théâtre, Brigitte va décider de revenir à la chanson en signant chez Saravah, un label de disque indépendant que vient de créer le jeune Pierre Barouh, heureux parolier de la chanson du film « Une homme et une femme » de Lelouch. Cet album met en place une pop à la française très originale sur des arrangements de Jean-Claude Vannier (l’orchestrateur du mythique Histoire de Melody Nelson pour Gainsbourg, qui sortira trois ans plus tard). La voix de la jeune Brigitte Fontaine est d’une grande étendue vocale : elle sait monter dans les aigus et descendre dans les graves avec une étonnante aisance, qui peut laisser croire que la chose est facile, ce qui est évidemment faux… Les thèmes qu’elle aborde, accompagnés de musiques en apparence légères, n’ont rien de banal : s’il est question de l’aliénation moderne dans « Le beau cancer » ou « Inadaptée », c’est étonnamment le frisson joyeux de se savoir vivant qui semble dominer l’inspiration de Brigitte, qui s’amuse à se rire de la mort pour ne pas avoir à en pleurer. Salué par la presse, le disque contient notamment l’étrange duo « Cet enfant que je t’avais fait » avec Higelin, et la chanson « Il pleut », fascinante par son jeu sur les mystères du langage qui font écho aux mystères de la vie et de la mort. ___________________________________________________________________ 03 - LE PLAISIR POUR BOUSSOLE 3. Chanson « Il pleut » Brigitte Fontaine a souvent évoqué dans ses chansons le fait que nous laissions parfois glisser sur nous des mots dont le sens finit par nous échapper à tel point que nous ne percevions plus la réalité tragique qu’ils désignent. C’était le cas dans « Il pleut », que nous venons d’entendre mais cet appel à ne pas nous laisser anesthésier sous la pluie des mots qui coulent chaque jour dans nos oreilles sera encore plus manifeste dans la chanson « Comme à la radio » qu’elle chante, en 1969, accompagnée par les musiciens noirs américains de l’Art Ensemble of Chicago. Les textes poétiques et politiques qu’elle interprète alors sur la scène du Théâtre du Vieux-Colombier puis sur un 33-tours devenu mythique, sont une vraie date dans l’histoire de la chanson française. Au moment de sa sortie, ce disque métisse – métisse parce qu’il relève à la fois du free-jazz, du folklore français et de la musique arabe –, ce disque étonnant donc a pu décontenancer certains auditeurs qui attendaient peut-être que Brigitte Fontaine continue à creuser son microsillon dans le courant de la french pop originale inaugurée par le précédent album. Il faut dire que Brigitte Fontaine n’a pas de plan de carrière, et qu’elle suit son désir pour unique boussole. Le chanteur français Philippe Katerine (qui s’inspirera du « J’ai vingt- six ans » de Fontaine dans sa chanson « J’ai trente ans ») n’hésitera pas à comparer la liberté de Comme à la radio aux films de John Cassavetes… Et, en effet, Comme à la radio n’est pas un disque d’« art et d’essai », c’est un acte révolutionnaire comparable aux films de Godard (avec beaucoup plus d’humour), qui annonce l’émergence prochaine de la world-music. Acclamant la sortie du disque, le magazine musical Diapason décrit alors le travail de Brigitte Fontaine comme « un tournant décisif de la chanson française, aussi important en France que l’explosion pop dans les pays anglo-saxons ». Intervention de Jean-Pierre Petit : il n’est peut-être pas inutile de rappeler que Comme à la radio reçoit en 1970 le Grand Prix de l’Académie Charles Cros, tandis que José Artur a fait du 45-tours Lettre à M. Le chef de gare de Latour de Carol , le premier « disque pop de la semaine » français sur France Inter. Tout à fait, je te remercie pour cette utile précision historique. En avril 1970, Brigitte Fontaine est la première femme à entrer dans le classement des vingt artistes français préférés des lecteurs du magazine Rock & Folk , certes derrière Polnareff, Ferré et Gainsbourg, entre autres, mais aussi devant Mitchell, Dutronc, Barbara et Reggiani.