ROMAIN GARY : LES RAISONS D’UN SUCCÈS › Olivier Cariguel

« Je suis certes heureux du succès mais j’ai horreur de la gueule que la critique me fait depuis trente ans : casseur, glacial, méprisant, dur… Ah putain ! comme on dit dans le Midi. J’ai de toute façon, même dans le physique, une morphologie physionomique qui n’est pas psychiquement la mienne. Enfin tout cela est sans importance, mais c’est assez navrant, la “tête” d’un romancier se dressant entre lui et l’œuvre. » Romain Gary, lettre du 4 juin 1975 à Madeleine Chapsal (1)

omme Louis-Ferdinand Céline et Jean Genet, grands artificiers du langage à la vie tumultueuse, Romain Gary, « vieux coureur d’aventures », a construit sa légende. Il est vrai qu’il avait à sa disposition quelques atouts pour ce Meccano autobiographique. CUne gueule photogénique, de la prestance, l’épreuve du feu et de la guerre, un goût pour l’aventure et un art labyrinthique de la mystifica- tion lui ont servi à modeler son destin selon ses volontés et une notion chère à son cœur qu’il appelait « la fin de l’impossible ». Tout homme est un héros en puissance. Il se doit ainsi de tenter de dépasser les limites qui lui sont imposées, quelle que soit leur nature (2). Dans un passage resté inédit de Pseudo révélé par le magazine Lire en 1981, une liste de légendes retentissantes, citées pour l’exemple, avait été dressée par Émile Ajar. Le double de l’écrivain citait pêle-mêle dans un joyeux

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mélange les légendes forgées par André Malraux, Alexandre Soljenit- syne, Mikhaïl Cholokhov, Régis Debray, Norman Mailer (pour avoir « poignardé une de ses femmes dans la région du cœur »), Jean-Paul Sartre (comparé à un « clown lyrique »), Louis Aragon, Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, François Villon, Charlie Hebdo, le constructeur automobile Ford, l’État d’Israël et Augusto Pinochet (3) ! Le cas de Gary illustre à merveille une réflexion d’Albert Camus : « Je ne suis pas un romancier au sens où on l’entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de ses angoisses. (4) » Las d’être « un auteur classé, catalogué, acquis » et mal lu par des profession- nels jugés paresseux, Romain Gary organisa sa mystification littéraire en écrivant quatre livres signés Émile Ajar et attribués à son petit-cousin Paul Pavlowitch, qui endossa le rôle de marionnette. L’affaire Ajar eut l’effet d’une bombe. Dans son texte posthume Vie et mort d’Émile Ajar, Gary se flatte d’avoir ourdi une supercherie inégalée, « aventure sans précédent par son ampleur dans l’histoire littéraire ». À une exception près, modère-t-il, celle du poète écossais James Macpherson inventant un barde gaélique du haut Moyen Âge, « cet Ossian mythique dont Macpherson avait écrit lui-même l’œuvre acclamée dans toute l’Eu- rope » (5) à la fin du XVIIIe siècle. Gary compara sa mystification à ce grand faux littéraire parce que celui-ci suscita le plus de retentissement, influençant le pré-romantisme. Son double absolument unique a porté l’art du dédoublement, qui procède d’une longue tradi- tion chez les écrivains, à son sommet. Et c’est pour cette raison première qu’il restera un auteur lu. Diplomate, époux de la romancière et Olivier Cariguel est historien, illustratrice anglaise Lesley Blanch puis de spécialiste de l’édition et des revues l’actrice américaine , et réputé littéraires du XXe siècle à nos jours. (6) Dernier ouvrage édité : homme à femmes, Gary « le caméléon » Maurice Garçon, Huysmans à Ligugé a mené plusieurs vies qui continuent de (Du Lérot, 2019). fasciner ses lecteurs. Sa carrière prolifique › [email protected] d’écrivain reconnu lui valut d’être malmené par une partie des cri- tiques rebutés par un style au français approximatif. Ce qui ne l’em- pêcha pas de cumuler succès critique (avec des hauts et des bas) et commercial non démenti jusqu’à aujourd’hui. En témoignent le film

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d’Éric Barbier La Promesse de l’aube (2017) adapté du roman épo- nyme, son entrée dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » en 2019 et la nouvelle adaptation, l’hiver dernier, de La Vie devant soi par le réalisateur italien Edoardo Ponti avec sa mère Sophia Loren (7) dans le rôle de Madame Rosa, incarnée précédemment par Simone Signo- ret (8). À quoi tient l’aura de Gary ? Pourquoi sa notoriété brille-t-elle encore au beau fixe ? Devenu un auteur international avec une bonne cote aux États-Unis, c’est à ses premiers pas dans l’édition qu’il faut remonter pour visualiser l’anatomie de son succès.

Les débuts prometteurs de Gary en littérature

Romain Gary inaugura avec fulgurance une carrière de romancier en deux langues, un pied en Angleterre, l’autre en France. Éducation européenne, son premier roman, paru en 1945, fut accueilli avec une ferveur qui lui coupa le souffle. Il s’en ouvrit à Raymond Aron, son ancien camarade de la résistance londonienne, qui l’avait introduit aux Éditions Calmann-Lévy : « Qu’est-ce qui se passe ? Je reçois des lettres ahurissantes d’Albert Camus, la lettre la plus belle, la plus émouvante que vous pouvez imaginer de Roger Martin du Gard ainsi que des épîtres absolument invraisemblables de quatre ou cinq types qui se disent écrivains et qui ont tous des revues. (9) » Le milieu littéraire parisien était inconnu à l’observateur-navigateur du groupe de bom- bardement Lorraine fraîchement débarqué à après avoir d’abord publié son livre en anglais à Londres en décembre 1944 sous le titre « Forest of Anger » (la forêt de la colère). Honneur peu commun pour un ouvrage de débutant, couronné en 1945 par le prix des Critiques, Maurice Nadeau consacra quatre articles à Éducation européenne de 1945 à 1946. Et dans l’un d’eux il avançait une prédiction :

« S’il ne fait pas de doute que demain le nom de Romain Gary et de son roman Éducation européenne soient sur toutes les lèvres, c’est qu’il n’a pas écrit un roman de résistance, mais “le” roman de la Résistance, ou plus

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exactement, puisque ce vocable a déjà pris un sens étroit, il a écrit l’histoire de la lutte des peuples opprimés d’Eu- rope sous la schlague fasciste. (10) »

L’idéologie politico-culturelle de l’immédiat après-guerre et ses oukases indiffèrent Gary. Il comprend vite qu’il se situe en marge de la scène littéraire. Reconnaissant à Maurice Nadeau de son soutien, il lui offre un exemplaire de l’édition originale d’Éducation européenne avec une dédicace pour le remercier « d’avoir aimé ce livre, et de l’avoir dit si réso- lument, en plein existentialisme, sans craindre la répression ! » Quand la jeunesse parisienne se pressait à Saint-Germain-des-Prés et s’entichait de Sartre, Gary, béotien en la matière, avait demandé à Raymond Aron de l’éclairer : « Qu’est-ce que ça veut dire, “existentiel”, “existentialisme” ? » Le combattant démobilisé se situait à mille lieues de l’existentialisme de Sartre, qui imposera avec sa revue Les Temps modernes, lancée en octobre 1945, un paradigme politico-littéraire écrasant pour quelque temps le vieux modèle de la revue de littérature générale. Un contem- porain de Gary, l’écrivain Jean-Louis Curtis, Prix Goncourt 1947 pour son troisième roman, Les Forêts de la nuit, nous fournit une explication historique qui permet de comprendre le positionnement de Gary au sein du champ littéraire. Une sorte de dogme qui régnait au cours des années 1945-1950 voulait que « les écrits ne sont rien s’ils ne sont pas authentifiés par une forte expérience non littéraire ». D’après Curtis, le modèle en vogue d’« une biographie de rigueur » pour les écrivains était à l’époque : pratique de plusieurs métiers, des plus divers, familiarité avec la violence, l’aventure, voire la délinquance. Cette tendance, qu’il appelle « vitaliste » (11), colle bien au profil de Gary.

Quand le tragique dope la célébrité

Le monde littéraire est familier des tragédies et la mort que s’est donnée Gary ajoute à la légende du personnage. Elle lui garantit une durée longue. Albert Camus perdit la vie le 4 janvier 1960 en compa- gnie de Michel Gallimard, neveu de Gaston, qui conduisait une Facel

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Vega. Deux ans plus tard, Roger Nimier meurt aussi dans un accident de voiture, avec sa maîtresse, la jeune romancière Sunsiaré de Larcône (Suzy Durupt à l’état-civil). Mémorialiste de la maison Gallimard, où il entra en 1964 au comité de lecture, Roger Grenier se souvenait d’une réflexion sarcastique de Gaston Gallimard sur les conditions du succès : « Vous ne faites pas ce qu’il faut pour être connu ; vous devriez vous tuer en auto. (12) » Romain Gary rejoint la famille des écrivains suicidés : Jacques Rigaut, René Crevel, Pierre Drieu la Rochelle, Yukio Mishima et Henry de Montherlant. Comme Montherlant (qui prit en sus la précaution d’avaler une ampoule de cyanure pour être sûr de ne pas rater son coup), Gary se tira une balle dans la bouche le 2 décembre 1980 à son domicile parisien. Les raisons profondes de son acte ont divisé ses amis. Sa disparition brutale se superposait au suicide de Jean Seberg, dont il s’était séparé auparavant. Gary perpé- tuait sa légende par son suicide littéraire, présenté pour la postérité comme une mort d’esthète avec une mise au point : « Aucun rapport avec Jean Seberg. Les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs. » Jusqu’au bout de son existence, à la dernière seconde, il par- vint à apporter une ultime contribution à l’édification de son mythe. Pour reprendre un terme de notre époque, la stratégie de storytelling autobiographique garyenne n’avait pas dupé ses amis et ses proches. L’écrivain Roger Grenier, qui fut avec Robert Gallimard pendant vingt ans son éditeur, savait qu’« il affabulait tout le temps » et qu’il « avait besoin de vivre dans le drame ».

Les éléments constitutifs du succès

Il y a un enchantement propre à Gary qui confère du style à l’exis- tence dans tout ce qu’il faisait et dans tout ce qu’il disait. Son ami d’enfance niçois François Bondy, le futur complice des faux entretiens de La nuit sera calme, n’avait eu aucun doute que son camarade de classe en dernière année de lycée deviendrait un jour une célébrité (13). En 1956, lors de l’attribution du prix Goncourt pour Les Racines du ciel, Gary est décrit comme un tombeur :

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« Grand, le visage allongé, les yeux en amande, très bleus sous de longs cils, une fine petite moustache à l’améri- caine, la voix charmeuse d’un conteur oriental, de glo- rieux rubans à la boutonnière, Romain Gary ressemble à un jeune premier plein de séduction. (14) »

Tout le portrait d’un gagnant. Juste après sa mort en 1980, un autre journaliste rappela les attraits du « charme dangereux des yeux slaves qui vacillaient comme la flamme, s’amusant à lécher une âme explo- sive » (15). En réalité, Gary n’a pas un air slave (blond aux yeux bleus), selon sa biographe Myriam Anissimov, « il est juif et appartient à un des nombreux peuples de “toutes les Russies” ». Ensuite se détache la haute figure du résistant, Compagnon de la Libération : le sous-lieu- tenant Gary de Kacew affecté aux Forces aériennes françaises libres a réchappé à la mort, alors que beaucoup d’équipages ne revinrent pas de leurs missions. La traversée de la guerre, l’instinct de survie, le baptême du feu lui donnaient une forme de légitimité au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (16). Dans son puzzle biographique, il s’est composé une mosaïque d’éléments disparates : juif, catholique, un auteur qui écrit des romans en français et en anglais, qui parle russe et polonais. Les origines russes piquent aussi la curiosité, et rappellent au public un au parcours et au profil par certains aspects similaires, bien que l’oncle de fût l’aîné de Gary. À la vie de l’homme d’action s’agrège l’activité de diplomate. La carrière diplomatique de Gary, marquée par son poste de consul général de France à Los Angeles, au contact des majors du cinéma hollywoodien, mêle à la fois le prestige de représentant de la France à l’étranger et les paillettes des sunlights du cinéma. Aux États-Unis, Gary le séducteur rencontra Jean Seberg, de vingt-cinq années plus jeune que lui, il l’épousa en secondes noces. Piment indispensable à la prospérité d’une légende, des polémiques par voie de presse ont entretenu la célébrité de Gary, qui avait obtenu en 1961 du minis- tère des Affaires étrangères une mise en disponibilité de dix ans. Cette liberté retrouvée l’y autorisait. Le public français et américain l’iden- tifia comme un écrivain renommé, aux lecteurs et lectrices fidèles, qui

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donnait son roman (presque) annuel, mais aussi comme le mari d’une star, ce qui ne gâchait rien. Comme une boule à facettes donnant le tournis ou aveuglant les danseurs, Gary aux visages protéiformes n’a cessé d’occuper le terrain médiatique des deux côtés de l’Atlantique. Le succès immédiat, du vivant de l’écrivain, reste attaché à sa per- sonne, à la chronique perpétuelle de sa création romanesque exposée à ciel ouvert et à ses interventions publiques. Mais durer après sa dis- parition reste la partie la plus difficile. Il n’y a plus personne sur scène pour incarner ses livres. En bâtissant sa légende, Gary s’est doté d’une assurance-vie littéraire. Les légendes servent à fixer ce qui doit être dit et lu. Gary laissa tomber de petits cailloux pour que l’on parle de lui et qu’on le lise après sa sortie de scène. Être insondable et déroutant par sa maîtrise du dédoublement, Gary a joué de l’expérience des limites. Et il faut sans doute se contenter de ne pas tout comprendre pour être sûr de ne pas l’oublier de sitôt.

1. Carte autographe adressée par Romain Gary à la journaliste de L’Express, la remerciant de son article sur son roman Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. 2. Sur cette notion, voir l’introduction de Mireille Sacotte et Denis Labouret dans le premier volume des Romans et récits de Romain Gary (Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2019, p. xi). 3. Émile Ajar, « Je commençais à avoir une légende », Lire, n° 73, septembre 1981. Texte reproduit dans le livre de Jean-François Hangouët, Romain Gary. À la traversée des frontières, Gallimard, coll. « Décou- vertes », 2007, p. 111. 4. Albert Camus, Carnets II, Gallimard, 1964, p. 365. 5. Romain Gary, Vie et mort d’Émile Ajar, Gallimard, 1981, p. 16. 6. Titre de la biographie de référence de Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, Denoël, 2004. 7. Diffusé sur Neflitx. 8. Dans un film de Moshe Mizrahi sorti en 1977. 9. Lettre de Romain Gary à Raymond Aron, datée du 8 août 1945, conservée dans les archives person- nelles de Raymond Aron. 10. Maurice Nadeau, « Les Lettres. Éducation européenne », Combat, 31 août 1945, p. 2. 11. Jean-Louis Curtis, Questions à la littérature [1973], J’ai lu, 1975, p. 53-54. 12. « Il avait besoin de vivre dans le drame », entretien de Roger Grenier avec Pierre Assouline dans Romain Gary, « Les collections Lire-Magazine littéraire », n° 1, 2021, p. 12. 13. Voir la postface de François Bondy à La Promesse de l’aube, reproduite dans le Cahier de l’Herne consacré à Romain Gary, dirigé par Paul Audi et Jean-François Hangouët, paru en 2005, p. 60-61. 14. Roger Grenier, « Goncourt. Romain Gary prix 1956 pour Les Racines du ciel », France-Soir, 4 décembre 1956, p. 6. 15. Jean-Louis Ezine, « Après la mort de Gary, le suicide est-il un genre littéraire ? », Les Nouvelles litté- raires, 11 décembre 1980, p. 60. 16. Voir la thèse d’histoire de Fabrice Larat, « Romain Gary (1914-1980). Œuvre et engagement : une tra- jectoire dans le siècle ou la recherche et l’expression d’une identité européenne », Institut d’études poli- tiques de Paris, 1996, p. 473.

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