ROMAIN GARY/ÉMILE AJAR DANS LA MÊME COLLECTION

Artaud, par Alain et Odette Virmaux Beckett, par Alfred Simon Breton, par Gérard Legrand Céline, par Frédéric Vitoux René Char, par Christine Dupouy La Critique littéraire au XX siècle, par Jean-Yves Tadié Duchamp, par Robert Lebel Freud, par Roger Dadoun Roger Gilbert-Lecomte et le Grand Jeu, par Alain et Odette Virmaux Kafka, par Régine Robin Lacan, par Marcelle Marini Francis Ponge, par Claude Évrard Proust, par Jean-Yves Tadié , par Françoise Merllié Trakl, par Jean-Michel Palmier

LES DOSSIERS BELFOND Collection dirigée par Jean-Luc Mercié JEAN-MARIE CATONNÉ

ROMAIN GARY ÉMILE AJAR

PIERRE BELFOND 216, boulevard Saint-Germain 75007 Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Editions Pierre Belfond, 216, bd Saint-Germain, 75007 Paris. Et, pour le Canada, à Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont Montréal, Québec H3N 1W3. ISBN 2.7144.2561.5 Copyright © Belfond 1990 A mon père, et à la mémoire d'Amédée Dunois, disparu à Bergen-Belsen.

« Accéder à l'authenticité en partant d'une imposture, avouez que ce serait assez beau!» Romain Gary, La Tête coupable « Moi aussi j'aurais voulu être quelqu'un d'autre, j'aurais voulu être moi- même. » Émile Ajar, Gros-Câlin

AVERTISSEMENT

Autant l'avouer tout de suite, l'auteur appartient à une généra- tion qui ne lisait pas Gary, romancier à succès, ex-diplomate hol- lywoodien, gaulliste affiché, dont les gros cigares ostensiblement mordus nous faisaient l'effet d'une panoplie. Du mythe du 18 Juin à la foire du 13 Mai, trop de barbouzes avaient rendu sus- pects jusqu'aux anciens de la France libre. Bêtement, nous n'éprouvions aucune envie de lire ces ouvrages trop récompensés, trop bien vendus, d'un notable de la cinquième République qui finirait tôt ou tard avec à l'Académie française. Ajoutez à cela qu'époux beaucoup plus âgé d'une jeune star de cinéma dont chacun s'était amouraché lorsqu'elle déambulait le long des Champs-Élysées dans le film de Jean-Luc Godard, A bout de souffle, cet homme trop mûr, trop assuré, ne faisait vraiment rien pour se rendre sympathique. Un ogre à femme. En bon myope, je crus n'avoir jamais lu une seule ligne de lui quand on apprit sa mort par suicide, en 1980. Un auteur à classer. A oublier. Une espèce d'Anatole France. En revanche, nous étions beaucoup à avoir dévoré les œuvres d'un romancier à l'incognito suspect, un peu tapageur, dont la plume tragique et burlesque brisait de toute évidence l'éternel retour des valeurs installées. Loin des best-sellers pour super- productions internationales, genre Racines du ciel ou Promesse de l'aube, Gros-Câlin et La Vie devant soi portaient la marque secrète d'un talent à tirage limité, destiné aux amants des livres, même si les caprices des jurys littéraires les avaient lancés dans la course aux prix. Ajar, c'était un super-Queneau dépouillé de tout intellectualisme, la tendresse et l'humanité en plus, et l'humour corrosif d'un Marcel Aymé. Ajar, c'était un ton indéfinissable n'appartenant qu'à lui, un sens de la formule pathétiquement maladroite pour faire de la métaphysique que, faute de mieux, il faudrait désigner par son nom : des " ajarismes ", ces aphorismes à perdre la tête qui ressemblaient tant à cet auteur sans visage. Durant les années soixante-dix, après la littérature in vitro du nouveau roman, avec Michel Tournier et quelques autres il y avait, il y aurait Émile Ajar. On pouvait certes être déçu par la coquetterie du personnage, fuyant maladivement la publicité, jouant à Jean-Paul Sartre refu- sant son Nobel. Ajar ne s'était pas contenté du Goncourt comme tout le monde! Il avait également cherché à obtenir un prix refusé, ce qui est beaucoup plus rare. Peu importe : le plaisir de lire est dans les livres, pas dans les poses de leur géniteur. Six mois après la mort de Romain Gary, la publication concur- rente de L'Homme que l'on croyait de son petit-cousin Paul Pav- lowitch et celle de Vie et mort d'Émile Ajar de Gary révélait la supercherie. Ajar et Gary ne faisaient qu'un. Je dis bien Ajar et Gary. Difficile de s'habituer à l'idée que Romain Gary avait prêté sa plume à Ajar. Il était plus facile de croire qu'Ajar avait aussi écrit les romans de Gary. Paul Pavlowitch avait été prisonnier de ce jeu d'ombres. En un sens, pour n'avoir jamais lu Gary, cette coupable igno- rance m'innocentait. Avec une amère jubilation celui-ci s'était plaint que pas un critique n'eût reconnu sa voix dans Gros-Câlin, pas plus que dans La Vie devant soi. « C'était, pourtant, exacte- ment la même sensibilité que dans [...] Le Grand Vestiaire, La Promesse de l'aube, et souvent les mêmes phrases, les mêmes tournures, les mêmes humains *. » Conclusion : les " profession- nels" ne lisent pas, ils parcourent. Pour ma part, mes préjugés d'amateur négligent me dédoua- naient : on ne peut reconnaître une voix que l'on ignore. Depuis, j'ai rattrapé le temps perdu. Faute d'avoir pu identifier la sensibi- lité " garyenne " des romans d'Ajar, j'ai lu et relu Gary comme on doit le lire aujourd'hui, avec le regard de ceux qui se sont reconnus dans L'Angoisse du roi Salomon, repérant dans cette œuvre abondante, d'Éducation européenne aux Cerfs-volants, toutes les traces indéniables d'ajarisme. Elles y sont nombreuses. * Voir les notes p. 241 sqq. Et dès le début. Avec le recul, c'est évident : c'est la voix d'Ajar qu'on retrouve dans tout Gary. Lire cette œuvre engagée dans le siècle, c'est inévitablement être confronté à l'homme. Pis : à une légende presque vivante. Comme Malraux. Sa vie est un authentique roman, dit-on, et Gary a particulièrement soigné son personnage, sa première créa- tion. Un récit de caractère biographique avec sa dose de mystère slave, d'aventures franco-gaulliennes, de scandales américains, sans parler de l'apparition du supposé terroriste Ajar, aurait toutes les chances de venir grossir les rangs de ces vies passion- nées qui font tant pour la renommée des grands hommes et la curiosité du public *. J'ai renoncé à faire les poches aux témoins, fouiller dans les tiroirs et secouer les descentes de lit. Seul un lent, patient travail de fourmi dévoreuse d'archives pourrait venir à bout des imbroglios d'une vie composée avec un art des demi- vérités qui est celui des vrais créateurs. J'ai préféré m'appuyer sur l'œuvre. Le vrai Gary s'y trouve. Pour le découvrir, inutile de parcourir la steppe russe, d'inter- viewer les ex-stars des plages californiennes ou de pourchasser les derniers héros de la France libre. Il suffit de lire Gary. Sous son nom ou sous ses différents masques. Et traquer dans la presse de l'époque les images un peu caricaturales qui le défigurèrent et auxquelles il a souvent contribué, par provocation. Car Gary fut aussi une production offerte aux autres comme en font les grands acteurs, au risque d'être dépossédé de soi... Mais, bien qu'ayant une vie publique, ouverte aux indiscré- tions, Gary a toujours protesté contre la réduction de l'œuvre à l'homme. Dans son copieux essai Pour Sganarelle, il écrivait doc- tement : « Tout, chez les " grands " du roman, est toujours autre que ce qui les avait inspirés » Il parle de la transcendance de la fiction au point que la vie personnelle de l'auteur, ses conceptions particulières ne nous intéressent que dans la mesure où elles sont prétextes au roman. Ne cherchons pas dans les manies de l'indi- vidu les secrets du génie créateur. Ni dans la vie les raisons de l'œuvre quand celle-ci est souvent construite à l'image de celle-là. Peu importe qui fut réellement son père, ou un * Cela a été fait avec beaucoup d'intuitive fidélité. Cf. Dominique Bona, Romain Gary, . autre, ses rapports avec , ou sa marque de cigares pré- fèrée. Il faut croire Gary sur parole, même quand il travestit les faits. La vraie mère de Gary, c'est celle de La Promesse de l'aube. Jean Seberg est dans Chien Blanc. On la reconnaît mieux encore sous les traits de la fiancée brisée du dictateur Almayo dans Les Mangeurs d'étoiles. Gary est derrière Jacques Rainier, Jean Danthès, Morel et beaucoup d'autres dont certains contredisent Morel. Il s'appelle aussi Émile Ajar, Tonton Macoute, quoique son nom réel fût Romain Kacew. Certes, toutes ces personnes, et Gary lui-même, ont existé en dehors des mots, de façon privée, personnelle. Il y a de nombreux témoins de cette vie-là qui seront chaque année un peu moins nombreux. Mais force est de reconnaître que beaucoup sont objectivement présents, à jamais, servant de modèle à leur doublure vivante, dans les trente-deux volumes d'une œuvre à signature variable où Gary s'est recher- ché, par-delà son incertaine origine. Il ne s'agit pas de réduire les personnages à la psychologie de leur auteur. C'est exactement l'inverse. Gary s'est créé, et non projeté, dans ses personnages. Il est là, plus vrai que nature. Si faire " pseudo " comme dirait Ajar, c'est enfin trouver l'authentique, on parlera d'une " mytho- biographie " bâtie sur l'imagination romanesque qui est la vraie vie intérieure du créateur. Les romanciers par définition ont une existence essentiellement littéraire. On ne s'attendra donc ici à aucune élucidation définitive sur le mystère de son origine, les raisons de son suicide ou l'énigme d'Émile Ajar. Encore moins à des révélations. Loin des clés freudiennes, marxistes, structuralistes, des pseudo-sciences humaines qui laissent tous les sujets à l'état d'objet, de viande ou de légume, il faut lire Gary sans a priori conceptuel, en s'abandonnant à ses impressions, aux charmes du magicien qu'il s'est toujours proclamé au point d'enfanter un double dont il ne fut rapidement plus le maître. Exhaustif mais pas nécessairement objectif, ce premier bilan laisse donc le champ libre à toutes les gloses que mérite cette œuvre majeure des années présentes, paradoxalement négligée du vivant de cet auteur fêté et à qui l'enterrement d'Émile Ajar a redonné vie. PREMIÈRE PARTIE De Gary à Ajar

FIGURES DE PROUE

La légende confond la personne et le personnage. Un physique à rouler des épaules surmontées d'une fine moustache à la Clark Gable, aviateur, héros de la France libre, compagnon de la Libé- ration, diplomate en place puis époux de Jean Seberg, gros fumeur, gros baiseur, tout incite à croire en Romain Gary. L'image se vend bien. L'œuvre aussi, traduite en quatorze langues. Un Hemingway version française, moins les hâbleries. Les Racines du ciel, La Promesse de l'aube ne sont pas là pour nous détromper. Le jeune Kacew de Lituanie, de Pologne ou de Russie - à pro- pos, où est-il né? - c'est Romain Gary. Il a pris ce nom qui signi- fie " brûle " en russe à l'impératif, après avoir essayé bien d'autres pseudonymes. Son succès ne doit rien à sa naissance. Lui s'est fait tout seul. Il ressemble à Romain Gary après s'être inspiré d'Ivan Mosjoukine, la star russe du muet. Il se prend maintenant pour lui-même. Il fait tout pour y croire. Son public aussi. Une construction de luxe qui fait d'un demi-juif émigré, de père inconnu, un Français à part entière. Sa réputation de tête brûlée, son parti pris d'insolence assez rare dans les salons diploma- tiques, il les a emballés avec un sens très slave du théâtre, effi- cacement secondé par son expérience des médias américains. Romain Gary a de la gueule. Un écrivain d'action comme Mal- raux, Saint-Exupéry ou Kessel, sans tics universitaires. Il n'a pas raté sa guerre en dissertant sur la liberté et l'engagement. Il a souvent failli mourir. Il aurait dû y laisser sa peau comme plu- sieurs dizaines de ses compagnons. Il ne parle pas en vain, fasciné par le vide. Son style est viril, sentant l'espace. La statue est en place. Deux prix littéraires l'ont inaugurée. Prix des Critiques en 1945. en 1956. Coqueluche des médias, tout semble lui réussir. Même de Gaulle, longtemps exilé, a fini par revenir au pouvoir! Gaulliste de la première heure, il aurait pu rêver. Avec Malraux de nouveau ministre, cela aurait pu faire un second écrivain de moins, mais quel beau couple d'ambassadeurs il eût formé avec Jean Seberg dont la pointe d'accent américain eût constitué la meilleure défense de la langue française, si leur union n'avait malencontreusement été précédée d'un double divorce. D'Éducation européenne à La Promesse de l'aube, l'œuvre construit avec force ce parcours de l'ex-combattant qui aurait pu s'achever sous les lambris d'une cinquième République présidée par un mythe et gouvernée par une majorité louis-philipparde. Une certaine image de Gary n'y a pas résisté. Un partisan du Général fidèle à son blouson d'aviateur est toujours un peu sus- pecté de fascisme. Pourtant, s'affirmer gaulliste et ne siéger nulle part, c'est une exception dans les années soixante. Un gage de liberté. Gary n'est pas allé pantoufler. Au contraire, il va délaisser la Carrière et se consacrer à l'écriture, publiant un livre par an. Mais il trouve encore l'occasion de faire parler de lui en devenant l'époux d'une jeune star de cinéma. Un autre rôle à mi-chemin de Dom Juan et d'Arnolphe, et une raison de plus d'agacer. Sa rencontre avec Jean Seberg, de vingt-cinq ans sa cadette, marque la rupture avec son passé. Ce n'est pas la première fois ni la dernière. Gary a la cinquantaine. Il éprouve le besoin de chan- ger d'air. Déjà la statue se fissure. Abandonnant la tenue diploma- tique, il s'installe rue du Bac mais suit Jean sur les tournages et parcourt le monde comme grand reporter. Ils forment un couple à la mode, livré aux photographes. Derrière le caprice de l'homme mûr et le dernier chic de la star - Marilyn avait bien épousé Arthur Miller! - c'est le destin de Romain et de Jean qui bascule. Peut-être ne s'en remettront-ils jamais! L'œuvre témoigne d'une remise en cause des acquis, d'un besoin de découvrir des pistes nouvelles, de ne plus épuiser le filon de la grand-messe idéaliste. Tulipe, dès 1946, avait ouvert la voie. Ce n'est pas un hasard s'il reprendra ce roman peu lu (et peu réussi) pour en donner une version définitive, en 1970. Il fait jouer une pièce de théâtre, publie des nouvelles, un gros essai polémique, réalise deux films. Autant d'efforts pour sortir des romans à la Gary en exprimant une autre part de lui-même. Ceux de cette époque prétendent former des sommes : La Comé- die américaine, Frère Océan. Le cynisme, le désenchantement, l'humour agressif en sont la marque. Il veut choquer les belles âmes qu'il a flattées. Leur style, parfois brutal, sans concession lit- téraire, fait oublier le lyrisme de la période précédente. Mais La Danse de Gengis Cohn et Adieu Gary Cooper parlent déjà comme Ajar. L'angoisse, les effets destructeurs de l'idéalisme quand il s'intériorise en sentiment de culpabilité deviennent ses points d'ancrage. Jean et Romain se séparent puis divorcent, tout en demeurant unis, vivant dans le même appartement coupé en deux. Le géné- ral de Gaulle s'en est également allé ! Mort deux fois : en 1969, de sa majorité, l'année suivante, d'une congestion. Il ne reste plus à Gary qu'à vieillir pour de bon. Il a la soixantaine. Il a toujours belle allure. Une vie bien remplie. Peut-être songe-t-il (d'autres y songent pour lui) à accélérer sa fin en entrant à l'Académie fran- çaise. A cet homme primé, décoré, commandeur de la Légion d'honneur et qui en est fier, il ne manque que l'habit vert. C'est le moment qu'il choisit pour ruiner - à ses propres yeux - sa respec- tabilité en publiant sous un pseudonyme, et cela à l'insu même de son éditeur, Gros-Câlin puis La Vie devant soi. Sans peut-être s'en douter, Gary vient d'entrer dans la plus fantastique épreuve inté- rieure qu'il ait jamais connue de sa vie d'aventures. Ce rebon- dissement radical de l'œuvre qui fait de lui un maître du langage, son succès auprès de la jeunesse et de l'intelligentsia, cet incroyable second prix Goncourt au tirage fabuleux, Gary ne les vivra pas comme une consécration ni une revanche sur ses détracteurs. Travaillant quasi clandestinement, obstinément muré dans ses dénégations, noyé d'angoisse à l'idée qu'on puisse faire un quelconque rapprochement, il laissera les autres compa- rer leurs œuvres, la sienne et celle supposée appartenir à son neveu, souvent à son désavantage. Car Gary poursuivra de pair ses deux œuvres, publiant douze volumes en sept ans, près de deux titres par an. Une production assez affolante. Qui aurait pu se douter qu'il eût aussi le temps d'être Ajar? Qui aurait pu croire qu'un écrivain même forcené pût à ce point se dédoubler, et qu'Émile Ajar ruinant dans Pseudo la légende de Romain Gary n'était qu'une seule et même personne ? Emile Ajar, c'est l'entreprise de destruction de Romain Gary par lui-même, comme Jean Seberg cherchera à détruire son image de star. Que cette autodestruction n'ait pas anéanti l'œuvre signée Gary, qu'à L'Angoisse du roi Salomon, sans doute le roman majeur d'Ajar, puisse succéder le chef-d'œuvre des Cerfs-volants, voilà un paradoxe qui renvoie à l'énigme du génie d'un homme créateur jusque dans ses démarches suicidaires. Romain Gary, Jean Seberg, Émile Ajar - ajoutons de Gaulle et Nina Kacew, sa mère, dont les chemins ne se sont pas croisés, n'étant pas du même milieu! - tels sont les vivants emblèmes dans la chair desquels il sculpte progressivement son œuvre, chaque fois s'éloignant un peu plus de sa légende, poursuivant cette constante émigration de soi qui ne trouvera d'apaisement que dans la mort. De Gary à Émile Ajar, l'ex-Romain Kacew aura l'occasion de resurgir, encombrant avec ses angoisses, ses terreurs, sa soif d'infinie tendresse, jusqu'à l'après-midi d'un mardi de décembre 1980 où il décidera de renvoyer tous ces fantômes au néant. Chapitre 1 ROMAIN GARY ou l'illusion d'être soi

Indéracinable humanisme En 1944, auréolé de gloire, Gary revient en France après plus de quatre années de croisade contre l'Allemagne nazie. Sept ans sous les drapeaux depuis son engagement en 1938 dans l'avia- tion! Il a fait la guerre en Afrique, en Méditerranée et surtout depuis l'Angleterre d'où, à partir de 1943, le groupe de bombarde- ment Lorraine participe à l'assaut de la "forteresse" Europe. Grièvement blessé, son comportement héroïque lui vaudra de devenir compagnon de la Libération - ils ne seront guère plus de mille à faire partie de cette sorte de chevalerie - puis d'être décoré de la Légion d'honneur par de Gaulle lors d'une cérémonie à l'Arc de Triomphe. Ils sont peu parmi les résistants de la première heure à revenir. Cinq survivants sur deux cents de ses camarades. Ne chipotons pas sur le chiffre. Il est plausible, concernant ceux qui, dès 1940, n'ont pas composé avec l'occupant. Ils sont encore plus rares ceux qui rapportent dans leurs bagages un manuscrit (déjà publié en anglais), Éducation européenne, qui aurait dû obtenir le Goncourt si les onze du prix des Critiques n'avaient eu la malencontreuse idée de lui accorder leur faveur, quelques jours auparavant. Ce sera pour la prochaine fois. Il faudrait dire les prochaines fois. Mais même un imaginatif comme Gary n'oserait parier sur ce pluriel. Il a fait la guerre hors d'Europe, dans le ciel, sans jamais connaître les affres de la vie clandestine. A-t-il jamais aperçu un Allemand, croisé un seul S.S.? Il écrit sur une résistance qu'il ne connaît pas, celle des partisans polonais terrés dans la forêt, avec en arrière-plan la brutalité quotidienne des villes et des villages occupés. Il aurait pu faire partie de cette lignée d'aviateurs à qui leurs ailes tiennent lieu de plume et dont l'esprit navigue dans les grands espaces, à mille lieues au-dessus des hommes, chaque mis- sion remplie augmentant leurs livres d'un nouveau chapitre. Il aurait pu justifier par avance la légende qui se crée autour de lui. Depuis qu'il est entré en littérature, on s'empresse de lui faire une " vérité On murmure qu'il aurait fait partie des Brigades inter- nationales et servi sous les ordres de Malraux, en Espagne! Il ne dément pas *. Il ne ment pas plus qu'en imaginant cette succes- sion de récits tragiques et amers qui forment la trame d'Éduca- tion européenne. Il n'y témoigne pas de ce qu'il a vécu. Il crée un monde à lui, inspiré de son enfance, brassant de nombreux thèmes de son œuvre à venir. Il écrit un roman de l'angoisse sur des êtres lointains, à l'humanité fantomatique, là où aucun espoir ne vient du ciel, où l'espérance même, brisée par le froid et la faim, laisse un goût de cendres au cœur des derniers survivants. Si l'imagination devait nécessairement s'appuyer sur l'expé- rience, le réalisme d' Éducation européenne ajouterait à sa propre légende en lui tissant également un passé de résistant polonais. Mais, pour comprendre cette impression de vérité, il faut imagi- ner que ce roman fut rédigé sur le pont d'un navire qui le trans- portait vers le ciel africain, dans les nuits chaudes de l'A.E.F. où il situera quinze ans plus tard le décor des Racines du ciel, entre deux missions en Palestine ou dans le froid d'une cabane en tôle ondulée d'une base aérienne, près de Londres. Partout, sauf en Europe occupée. Certes, cette forêt polonaise ne lui est pas étrangère. Elle fait partie de sa jeunesse. Il y a fictivement transposé ses camarades d'escadrille. Mais d'emblée Gary s'affirme comme un authen- tique écrivain, un créateur qui ne nourrit pas son imagination de ses expériences immédiates, fussent-elles brûlantes. Il procédera souvent ainsi. L'écriture est pour lui un moyen de s'aérer, de s'évader et de devenir autre. Si son œuvre est souvent contempo- raine de l'événement, le décor, le climat, la chair même du récit sont aux antipodes, comme par un constant décalage entre les * Pressé de faire le point, quelques années plus tard, sur cette légende espa- gnole qu'il a laissé courir, il aura cette réponse désarmante : « Je ne vais pas renier la guerre d'Espagne sous prétexte que je ne l'ai pas faite 1 » lieux où il séjourne et ceux qu'il recrée. Tulipe qui se passe à New York fut écrit à Sofia et le très africain Racines du ciel aux États- Unis. Les Couleurs du jour ne doivent rien à son expérience des milieux du cinéma mais la précédent. A Los Angeles, entouré du Tout-Hollywood, il écrira La Promesse de l'aube, si européenne. Les romans de Gary s'enracinent dans une actualité dont il est partie prenante. Mais, contre les tenants d'un réalisme historique qui puise sa raison d'être dans la soumission servile à l'objectivité des faits, il donne vie à des personnages, à des situations imagi- naires, leur insufflant une authenticité autre que celle du simple témoin. Quand il dépeint un paysage, il n'a pas besoin de repro- duire, le nez collé sur une carte postale. Il invente. Il y a rarement plus vrai alors que cette forme de mensonge. Éducation européenne, c'est d'abord le roman d'hommes famé- liques, atterrés, terrés dans leurs tanières telles des bêtes traquées, et qui n'en sortent que pour tuer et se faire tuer inutilement, comme des héros. Le combat est démesuré, vain, presque déses- péré. L'espoir ne peut survivre qu'enterré. « Il y a des moments dans l'histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l'homme de désespérer, tout ce qui lui per- met de croire et de continuer à vivre, a besoin d'une cachette, d'un refuge » Le fameux trou juif de La Vie devant soi, si typi- quement ajarien et qui fera tant pour le moral de madame Rosa au cas où la Gestapo reviendrait, apparaît ainsi dès les premières lignes tracées par Gary. Curieux trou dont la forme pourrait rap- peler ceux que les bombardiers venus d'Angleterre creusent chaque nuit dans les décombres du sol européen. Dans l'hiver glacé de cette nuit de l'homme où les larmes sèchent plus vite que le sang, il faut refuser d'acquiescer à la laideur, à l'horreur du moment. Et croire en son irréalité. La pre- mière leçon de cette éducation violente n'est pas de froide luci- dité, de pessimisme absolu, mais de foi en l'homme, contre toutes les trop bonnes et très mauvaises raisons de ne plus croire en lui. C'est aux mythes de refaire la réalité afin que surgisse une Europe réconciliée où l'Allemagne ne serait plus indigne d'elle-même. Tel est le mode d'action du partisan Nadejda, héros de cette résistance. A la tête de milliers d'autres partisans, il va finir « par créer, dans un pays pourtant vaincu, un véritable mythe d'invin- cibilité ». Le partisan Nadejda est partout. Il échappe toujours à l'ennemi qui n'a pu l'identifier. La simple évocation de son nom exaspère les états-majors de la Wehrmacht et de la Gestapo. Sa seule présence dans les forêts voisines suffit à remonter le moral des combattants meurtris, découragés, isolés par les coupes bru- tales que les Allemands font dans leurs rangs. Toujours de nou- veaux partisans sont arrêtés, suppliciés, comme sacrifiés sur l'immense échiquier où les pions de la mort s'affrontent de façon absurde et barbare. Mais chaque fois le partisan Nadejda échappe aux traquenards, et la seule pensée qu'il lutte à leurs côtés réconforte ceux qui étaient près de s'abandonner. Rien ne peut vraiment l'arrêter. De tous les coins d'Europe se lèvent d'autres partisans Nadejda qui narguent l'occupant, jusqu'au cœur même de Varsovie, dans le ghetto, où la rumeur court que le partisan Nadejda en personne dirige cette révolte, énième soubresaut de l'espoir qui ne veut pas s'éteindre. Bien sûr, le partisan Nadejda n'existe pas. C'est une pure invention, un mythe comme tous les idéaux pour lesquels les hommes meurent. Une idée fabriquée pour redonner du courage, au moment où les volontés vacillent. Une idée fausse comme toutes les idées mais beaucoup plus "vraie" que la réalité d'un temps auquel nul homme encore humain ne peut consentir. C'est ce qui le rend véritablement hors d'atteinte. Immortel. Inex- pugnable. Aucune police, aucune armée ne peut physiquement lui mettre la main dessus. Le partisan Nadejda échappe à tous les mauvais coups du réel parce que celui-ci est désarmé contre ce qui n'a pas d'existence matérielle, au même titre que la barbarie nazie dans son évidente inhumanité échoue à détruire une cer- taine idée de l'homme totalement idéale, insaisissable, qu'on a même parfois peine à observer dans le cœur de certains partisans. La puissance du partisan Nadejda relève de celle de l'esprit. Sa force se mesure à l'espoir qu'il soulève, ou plutôt aux cris de désespoir qu'il étouffe. Contre lui, et malgré leurs victoires, les Allemands sont désemparés. Comme devant les éléphants imagi- naires auxquels le héros des Racines du ciel abandonnera sa pen- sée pour échapper à l'enfermement des camps. Les deux épisodes sont parents, presque jumeaux. Chaque fois le héros affirme les droits de la conscience contre toutes les contraintes subies, repei- gnant aux couleurs de nos illusions un état de fait à la réalité insoutenable. au générique. En revanche, on trouve effectivement son nom comme coscénariste avec Cornelius Ryan, pour Le Jour le plus long (1982), pro- duit par Darryl Zanuck. Nombre de ses romans ont été adaptés à l'écran: 1958 : LES RACINES DU CIEL, de John Huston, produit par Darryl Zanuck pour la 20th Century Fox, avec Trevor Howard, Errol Flynn, Juliette Gréco, Orson Welles. 1959 : L'HOMME QUI COMPREND LES FEMMES, de Nunnally Johnson, pour la Fox, d'après LES COULEURS DU JOUR, avec Henry Fonda, Leslie Caron, Marcel Dalio. 1 : Pour la MGM George Cukor entreprend puis abandonne une coûteuse réalisation de LADY L., avec Tony Curtis et Gina Lollo- brigida. 1 LADY L., de Peter Ustinov, produit par Carlo Ponti pour la MGM, avec Sophia Loren, Paul Newman, David Niven, Claude Dauphin, Michel Piccoli. 1970: LA PROMESSE DE L'AUBE, de Jules Dassin, pour la MGM, avec Melina Mercouri, Assaf Dayan, Didier Haudepin. 1977 : LA VIE DEVANT SOI, de Moshe Mizrahi, avec Simone Signoret, Claude Dauphin. 1979: CLAIR DE FEMME, de Costa-Gavras, avec Yves Montand, Romy Schneider, Lila Kedrova. GROS-CÂLIN, de Jean-Pierre Rawson, adaptation et dialogue de Age et Scarpelli, avec Jean Carmet, Nino Manfredi. 19 82 : AU-DELÀ DE CETTE LIMITE VOTRE TICKET N'EST PLUS VALABLE, de George Kaczender, avec Richard Harris, Jeanne Moreau, George Peppard. DRESSÉ POUR TUER, de , d'après CHIEN BLANC, avec Kristy Mc Nichol, Paul Winfield, Burl Ives. 198 4 : LES CERFS-VOLANTS, téléfilm de Pierre Badel en quatre épisodes, avec Jacques Penot, Anne Gauthier, Paul Crauchet, Jean-Marc Thibault, Rosy Varte. En outre, Gary est l'auteur de deux longs métrages: 1968 : LES OISEAUX VONT MOURIR AU PÉROU, avec Jean Seberg, , Danielle Darrieux, Pierre Brasseur. 1972KILL, : avec Jean Seberg, James Mason, , Curd Jurgens. OUVRAGES CONSACRÉS À GARY

Paul Pavlowitch, L'HOMME QUE L'ON CROYAIT, Fayard, 1981. David Richards, JEAN SEBERG, UNE VIE, Philippe Lebaud, 1982. Leïla Chellabi, L'INFINI, CÔTÉ CŒUR, éditions Mengès, 1984. Dominique Bona, ROMAIN GARY, Mercure de France, 1987. Pierre Bayard, IL ÉTAIT DEUX FOIS ROMAIN GARY, PUF, 1990.

CHOIX D'ARTICLES

Georges Anex, « Le vent biblique », Le Journal de Genève, 3 mars 1979. François Bondy, «Romain Gary ou la provocation de l'humour», Preuves, mars 1957. Jean-Louis Ezine, « Voyage au pays d'Ajar, ou Ajar malgré lui », Les Nouvelles littéraires n°2562, 9-16 décembre 1976. Bernard Gros, « L'œuvre de Romain Gary, défense et illustration de l'homme », (avec réponses de Gary au questionnaire de ), Biblio, mars 1967. Émile Henriot, « La promesse de l'aube », Le Monde, 11 mai 1960. Jacqueline Piatier, « Romain Gary au palais des mirages », Le Monde, 7 juillet 1972. «Une fameuse découverte », Le Monde, 27 septembre 1974. « Le second exploit d'Émile Ajar », Le Monde, 17 septembre 1975. «Ajar à visage pseudo-découvert », Le Monde, 3 décembre 1976. « Une bouffonnerie métaphysique d'Ajar », Le Monde, 2 février 1979. Bertrand Poirot-Delpech, « Les Prix 75 », Le Monde, 5 décembre 1975. «Les cerfs-volants », Le Monde, 9 mai 1980. Michel Tournier, « Émile Ajar ou la vie derrière soi », LE VOL DU VAM- PIRE, coll. Idées-Gallimard.