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L’autre Amérique The Straight Story, Jacques Kermabon

Quand la culture devient marchandise Numéro 98-99, automne 1999

URI : https://id.erudit.org/iderudit/25032ac

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Éditeur(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique)

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Citer ce compte rendu Kermabon, J. (1999). Compte rendu de [L’autre Amérique / The Straight Story, David Lynch]. 24 images, (98-99), 72–72.

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L'AUTRE AMERIQUE

PAR JACQUES KERMABON

uand j'avais lu que le nouveau film Q de David Lynch racontait le périple d'un vieil homme parcouranr les routes amé­ ricaines sur une tondeuse à gazon, je n'avais pas réussi à visualiser de quoi il pouvair s'agir. Incapable de rompre avec l'image d'un auteur fasciné par l'étrange, j'avais confusément imaginé une machine infer­ nale, un climat bizarre. Quelle mouche a piqué Lynch — reconversion ou parenthè­ Alvin Straight () renoue avec de vieux gestes de se? — le voici qui nous offre un film tout la mythologie westernienne. public, d'une parfaite linéarité, simplement émouvant, le road movie d'un vieil homme esr à son treizième daim écrasé en une semai­ trait: cela a été, je le restitue tel quel, sans soliraire à sept à l'heure. ne. Lynch propose une pause, un pas de côré compliquer l'intrigue, sans ajouter du mys­ Après la première séquence, d'une en suivant cet homme qui renoue avec de tère et livre ainsi une œuvre de réconcilia­ inquiétante étrangère toute lynchienne, le vieux gestes de la mythologie westernienne: tion avec le monde — œuvre qui flirterait début sonne comme une satire de la campa­ un périple solitaire par étapes, faire un feu presque avec un Kiarostami. Et on se laisse gne profonde américaine: lenteur endémique de camp, conrempler les étoiles avant de émouvoir par ces vérités sommaires, cette d'un village vieillissant recuit dans un bain s'endormir. philosophie réconfortante du plus petit de conversations pires que banales. Le héros Il ne s'agir plus, à son âge, d'un voya­ dénominateur commun, qui mer en avant la vit avec sa fille, brave mais un peu simple ge initiatique, ou alors c'en est un pour ceux contemplation de la nature, l'évidence de la d'esprir, ce qui lui a valu (on l'apprendra plus qu'il rencontre, à qui il apparaîr comme une vie er de la morr, la beauré des liens fami­ tard) de se faire retirer la garde de ses enfants. sorre de sage un peu fou et auxquels il pro­ liaux, la vertu de la parole comme partage. Nous sommes loin des abysses identitaires digue des conseils frappés au coin du bon Que Lynch arrive à nous toucher avec de Lost Highway. Ici, tout est simple et sens. Pour lui, cette échappée sonne comme ces ingrédients laisse un peu pantois. Sur comporte une explication matérielle. Le vieil un testament avant son ultime voyage. Il en nous-même d'abord; faut-il que nous ayons homme vient d'être vicrime d'une artaque profite pour se délester, au cours de conver­ ainsi besoin de simplicité pour nous laisser quand il apprend que son frère, avec qui il sations avec des inconnus, de quelques dé­ embarquer sur un fil aussi ténu. Sur le talent esr fâché depuis plus de dix ans, a eu aussi mons qui lui taraudaient la mémoire. Il de Lynch ensuite, apte à déployer une palet­ un malaise. Il décide d'aller le rejoindre. converse aussi avec un pasteur des choses de te qui va de à en Mais, mal en point à la suite de sa chute, il la vie, mais, à lui, il ne se livre pas; ils par­ passant par The Elephant Man et Blue se met en tête qu'il ne peut s'y rendre que lent d'égal à égal, laissant percevoir plutôt Velvet. Finalement, la limpidité apparenre par ses propres moyens, sur sa tondeuse à un doute sur l'existence de Dieu qu'une de The Straight Story brouille un peu plus gazon, un minitracteur derrière lequel il croyance partagée. Il n'a plus rien à crain­ l'image de ce réalisateur opaque. accroche une remorque. Rien ne sera laissé dre, plus rien à perdre, il est face à lui- Alors qu'il est mûr pour adaprer Paulo dans l'ombre, rien ne nous sera épargné des même. «Le plus dur dans la vieillesse, dit- Coelho, par quelle voie va-r-il mainrenanr embûches, pannes, incidents qui retarde­ il, c'est de se souvenir de sa jeunesse.» nous surprendre? • ront son voyage. Le ritre le dit, ce film est inspiré d'une Chemin faisant on comprend que si hisroire vraie, celle d'Alvin Straight qui, à satire il y a, elle porte moins sur cette rura- 73 ans, en 1994, décida de rallier une bour­ THE STRAIGHT STORY lité que sur une autre Amérique, celle qui gade du Wisconsin depuis Laurens, dans États-Unis 1999. Ré.: David Lynch. Scé.: file sur des routes interminables et double l', sur sa tondeuse à gazon. Il mit plus , John Roach. Ph.: . Mont.: Mary Sweeney. Mus.: Angelo sans ménagement le vieillard sur sa tondeu­ de six semaines à parcourir les cenraines de Badalamenti. Int.: Richard Farnsworth, Sissy se, une Amérique hystérique, telle cette kilomètres qui le séparaient de son frère. Spacek, . 111 minutes. conductrice accidentée qui hurle qu'elle en Cette caution peut justifier la simplicité du Couleur. Dist.: Alliance Vivafilm.

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