Cahiers balkaniques

44 | 2016 Grèce-Roumanie II : histoires mêlées et regards croisés au XXe siècle

Cécile Folschweiller et Georges Kostakiotis (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ceb/9237 DOI : 10.4000/ceb.9237 ISSN : 2261-4184

Éditeur INALCO

Édition imprimée ISBN : 978-2-85831-239-9 ISSN : 0290-7402

Référence électronique Cécile Folschweiller et Georges Kostakiotis (dir.), Cahiers balkaniques, 44 | 2016, « Grèce-Roumanie II : histoires mêlées et regards croisés au XXe siècle » [En ligne], mis en ligne le 08 mars 2016, consulté le 06 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ceb/9237 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ceb. 9237

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Le dossier de ce numéro complète celui du numéro 42 en offrant les contributions apportées lors de la deuxième journée d’étude consacrée aux relations roumano‑grecques, organisée à l’Inalco avec le soutien du CREE en juin 2014. Constatant, à l’issue de la première rencontre, que les travaux, fort nombreux sur les liens unissant Grecs et Roumains, se faisaient plus rares au sujet du XXe siècle, c’est sur cette période plus proche que nous avons souhaité centrer cette seconde journée également pluridisciplinaire, qui vient compléter les apports de la première, majoritairement consacrés aux XVIIIe et XIXe siècles. Issus de la décomposition de l’Empire ottoman, les deux États‑nations abordent le XXe siècle en poursuivant chacun leur destin historique, mais sans pouvoir faire abstraction ni de leur ancrage balkanique commun ni de leurs héritages culturels mêlés. Sans vouloir suivre la piste d’un parallélisme étroit et artificiel, il nous a semblé fécond d’interroger ces deux parcours qui répondent à des problématiques géopolitiques marquées par des soubresauts et revirements propres à la région, mais aussi peut‑être par quelques intérêts historiques communs. Comme chaque numéro, celui-ci comprend également des contributions distinctes (les varia) concernant les Balkans et la Grèce, et, plus exceptionnellement, la géopolitique de l'Albanie contemporaine.

NOTE DE LA RÉDACTION

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle Document numérique de la MRSH de Caen.

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SOMMAIRE

Éditorial

Grèce‑Roumanie II : histoires mêlées et regards croisés au XXe siècle Cécile Folschweiller et Georges Kostakiotis

Dossier

La Dobroudja au carrefour des Europes Bernard Lory

Les relations roumano‑grecques dans l’entre‑deux‑guerres : quelques considérations sur un rapprochement continu Radu Tudorancea

Amours et politique ; les politiques de l’Amour : à propos de Popi de Teodor Scorțescu Victor Ivanovici

L’image du Grec dans l’œuvre de Panaït Istrati et Mateiu Ion Caragiale Alexandra Vranceanu Pagliardini

Le surréalisme central et les surréalismes périphériques : Roumanie, Québec, Grèce Jacques Bouchard

Le plan Stoica et les relations entre la Roumanie et la Grèce au tournant de la guerre froide (1957) Irina Gridan

Les rapports entre le Parti communiste roumain et le Parti communiste de Grèce de 1956 à 1968 : de la déstalinisation à la scission du Parti grec (1968) Nikos Papadatos

Les relations gréco‑roumaines sous l’impact de « l’invasion turque » à Chypre Alkisti Sofou

Réfugiés de la guerre civile grecque en Roumanie : moyens de communication, activité éditoriale, production radiophonique Christina Alexopoulos

Deux semaines en Roumanie avec Yorgos Théotokas Georges Kostakiotis

Les études aroumaines en Grèce à l’heure européenne : quelques observations Stamatis Beis

Les études aroumaines en Roumanie à l’heure européenne : quelques observations Nicolas Trifon

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Varia

Réfugiés en Grèce : la Thrace occidentale 1922‑1928 Joëlle Dalègre

« Peuples des Balkans, fédérez‑vous ! » : projets pour une résolution pacifique de la question d’Orient au tournant du XXe siècle Nicolas Pitsos

La « crise grecque » dans l’Ultime Humiliation de Rhéa Galanaki Loïc Marcou

Les écrivains et artistes français du XIXe siècle et la Grèce Zinovia Verghis

Féminisme d’État, législation et mouvements sociaux en Turquie et en Grèce Katerina Seraïdari

Témoignages écrits à propos des populations grecques d’Asie Mineure et de : une lecture double Maria Thanopoulou

L’enjeu de l’intégration de l’Albanie à l’Union européenne et la reconstruction de l’identité nationale albanaise postcommuniste Jasha Menzel

Quelle politique étrangère américaine dans les Balkans occidentaux sous le mandat de Donald Trump ? Jasha Menzel

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Éditorial

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Grèce‑Roumanie II : histoires mêlées et regards croisés au XXe siècle

Cécile Folschweiller et Georges Kostakiotis

Avec une mention spéciale pour Ménélaos Tzimakas, un ami des CEB qui a beaucoup aidé nos débuts informatiques, à un chercheur plein de vie et d’enthousiasme et qui nous a quittés si tôt. Le cercle hellénique des CEB

1 Le dossier de ce numéro poursuit et complète celui du numéro 42 en offrant au lecteur les contributions apportées lors de la deuxième journée d’étude consacrée aux relations roumano‑grecques, organisée à l’Inalco avec le soutien du CREE (Centre de Recherche Europes‑Eurasie) en juin 2014. Constatant, à l’issue de la première rencontre, que les travaux, fort nombreux sur les liens unissant Grecs et Roumains, se faisaient plus rares au sujet du XXe siècle, c’est sur cette période plus proche que nous avons souhaité centrer cette seconde journée également pluridisciplinaire, qui vient compléter les apports de la première, majoritairement consacrés aux XVIIIe et XIXe siècles.

2 Issus de la décomposition de l’Empire ottoman au XIXe siècle, les deux États‑nations abordent le XXe siècle en poursuivant chacun leur destin historique, mais sans pouvoir faire abstraction ni de leur ancrage balkanique commun ni de leurs héritages culturels mêlés. Sans vouloir suivre la piste d’un parallélisme étroit et artificiel, il nous a semblé fécond d’interroger ces deux parcours qui répondent à des problématiques géopolitiques sinon comparables, du moins marquées par des soubresauts et revirements propres à la région, mais aussi peut‑être par quelques intérêts historiques communs. Depuis leur entrée, hésitante et tardive, dans la Grande Guerre aux côtés des Alliés et de leurs victoires qui en faisaient la Grande Roumanie et la Grèce « des deux Continents et des cinq Mers », jusqu’aux régimes de et de Ioannis Metaxás face à la Seconde Guerre mondiale, puis durant les années de communisme pour les uns et de déchirements fratricides pour les autres, aboutissant à un destin commun retrouvé, quoique de manière mouvementée, au sein de l’Union européenne, les deux pays ont continué d’entretenir des relations nourries ;

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elles se firent tant au niveau diplomatique et politique qui est celui de la grande Histoire (mariages princiers, visites d’État, ou traités) qu’aux niveaux beaucoup plus diffus, mais d’autant plus profonds, que sont les contacts de populations et de langues (voyages, exils, minorités…) et les représentations nourrissant la littérature, la diffusion culturelle ou encore la recherche académique. Sans avoir pu étudier en détails toutes ces questions, le parcours proposé par nos contributeurs offre un tour d’horizon, quelques repères importants et des analyses précieuses.

3 Le dossier du numéro 42 se clôturait sur une évocation toute personnelle de la Dobroudja par Catherine Durandin qui avait situé à Constanţa – l’ancienne Tomis grecque – son roman innervé par une méditation sur le voyage d’Ulysse et la tragédie de la mère endeuillée ; et ce n’est sans doute pas un hasard que nous ouvrions celui‑ci par une autre réflexion sur la Dobroudja, creuset balkanique. L’étude de Bernard Lory est fort différente et originale également, croisant l’histoire non plus avec la littérature, mais avec la géographie puis avec l’anthropologie ou encore la microhistoire afin de cerner largement et finement tout à la fois les contours d’un territoire qui semble décidément inviter autant à des destins mêlés qu’à des approches méthodologiques croisées. Sur cette terre de confins, de continuels va‑et‑vient, de conflits, mais aussi d’interactions riches entre des cultures nombreuses, les contacts gréco‑roumains s’inscrivent dans la longue durée et, qu’ils soient suivis à l’échelle des Empires ou à celle d’une famille, ils sont marqués par le contexte régional.

4 Une fois rappelé cet arrière‑plan balkanique déterminant, l’article de Radu Tudorancea se situe au niveau intermédiaire de l’histoire politique et diplomatique classique, celle des États-nations, pour passer en revue les étapes marquantes des relations entre les deux États durant l’entre‑deux‑guerres : deux mariages dynastiques, une coopération cimentée par l’amitié entre les deux ministres, Elefthérios Venizélos et , qui débouchera sur le renforcement des liens au sein de l’Entente balkanique, des visites réciproques sur fond d’enthousiasme populaire et de liens économiques et commerciaux. Sans faire l’impasse sur les moments de crise et les problèmes persistants, ce tour d’horizon insiste sur les intérêts communs aux deux pays, attachés au statu quo territorial hérité des traités de paix.

5 La nouvelle Popi (1930) de Teodor Scorţescu, analysée par Victor Ivanovici, exploite habilement l’un de ces moments de la grande histoire, tragique en l’occurrence pour la Grèce : sa défaite devant la Turquie kémaliste en 1922 et les déchirements nationaux qu’elle exacerbe entre partisans du roi Constantin et ceux de Venizélos. L’auteur, ancien diplomate à Athènes, fait de cet arrière‑plan historique plus qu’un cadre passif : les protagonistes grecs de cette histoire d’amour à trois ne font pas abstraction de leurs options politiques. Mais le tout est relativisé par le regard roumain du narrateur qui se plaît à faire une étude des mœurs et clichés propres à la société grecque, à la manière du Persan de Montesquieu.

6 C’est encore un regard littéraire roumain sur les Grecs qu’analyse Alexandra Vranceanu, mais le rapport à la Grèce des deux auteurs pris en considération ici est d’une autre nature puisqu’il y va de leur biographie personnelle. Mateiu Ion Caragiale est le fils du grand dramaturge roumain Ion Luca Caragiale, qui assumait ses origines grecques ; quant à Panaït Istrati, son cas est bien connu. L’intérêt est de les lire en parallèle de ce point de vue, eux que bien d’autres aspects, stylistiques notamment, opposent. Émergent alors de leurs textes des figures communes, celles de l’ami grec se substituant au père, et des atmosphères comparables, qu’on peut assez

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facilement interpréter comme relevant des clichés roumains de la grécité – le voyage, la mer, mais également des intérieurs orientaux –, récupérés cette fois de manière beaucoup plus positive que ceux liés aux Phanariotes dans les écrits roumains du siècle précédent.

7 Jacques Bouchard, lui, décentre le regard comparatiste en faisant intervenir, sur la question du surréalisme, un troisième terme : la mouvance québécoise. Cet « exotisme » n’est pas qu’anecdotique, il permet de mesurer le niveau d’interaction de mouvements littéraires semblables dans des pays différents et en l’occurrence le facteur déterminant est ici la langue... française. Alors que les Roumains, très francophones, sont en lien direct avec le « surréalisme central » de , les Grecs restent totalement marginaux du point de vue du « pape » du mouvement qu’est André Breton, parce que leurs poètes publient en grec.

8 La période post‑1945, que le dossier précédent n’avait pas abordée, voit les problèmes se poser différemment : la Grèce et la Roumanie sont désormais de part et d’autre du rideau de fer qui divise l’Europe au cours de la guerre froide. Pourtant, lorsque la doctrine de la coexistence pacifique s’impose au milieu des années 1950, ce sont ces deux pays qui se retrouvent au cœur d’un nouveau projet de coopération balkanique proposé par le plan Stoica, d’initiative roumaine. L’historienne Irina Gridan analyse cet exemple, pour montrer qu’il ne s’agit pas ici de la résurgence d’intérêts balkaniques, régionaux, mais bien d’une stratégie soviétique qui prend son sens dans la logique des blocs, visant à déstabiliser l’OTAN sur sa périphérie, une stratégie « du cheval de Troie », nous dit l’auteure – comme en un clin d’œil à la mythologie grecque –, dont l’échec peut être converti en succès diplomatique. Le contrôle soviétique des PC de la région est cependant court‑circuité, dans le cas grec, par le fort écho de la politique d’indépendance de Nicolae Ceauşescu : comme le montre la contribution de Nikos Papadatos, la scission du Parti grec, en 1968, n’est pas sans rapport avec la position et les activités du PC roumain. Dans ce chapitre géopolitique, l’article d’Alkisti Sofou enfin prolonge l’étude des relations diplomatiques dans la zone balkanique pendant la guerre froide en prenant pour point de focale la crise chypriote de 1974. C’est l’occasion de souligner à nouveau le renforcement des liens entre Grèce et Roumanie, favorisé dès la fin des années 1960 par la prise d’indépendance de Ceauşescu à l’égard de Moscou. Les visites réciproques de Constantin Caramanlis et de Nicolae Ceauşescu en sont l’expression officielle.

9 Christina Alexopoulos et Georges Kostakiotis s’intéressent à deux types de « présences » intellectuelles grecques, bien différentes cependant, dans la Roumanie communiste des années 1950‑1960. La première aborde la question de l’activité éditoriale et radiophonique des réfugiés communistes de la guerre civile puisque Bucarest est devenu assez rapidement le lieu privilégié de diffusion de journaux, d’ouvrages et d’émissions qui ne pouvaient plus être produits en Grèce. Cette production essentiellement idéologique suit les aléas du contexte, qui met par ailleurs en évidence les difficultés de cette petite communauté à être dans un véritable contact tant avec son pays d’origine qu’avec celui qui l’accueille. Au contraire, l’écrivain Yorgos Théotokas, en visite à Bucarest en 1962, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la mort du dramaturge Ion Luca Caragiale, s’imprègne de l’atmosphère de la ville dans une véritable démarche de compréhension du monde communiste qu’il a pourtant durement critiqué. Le contexte, alors favorable en Roumanie, explique en partie son impression positive, mais celle-ci n’annule pas cependant ses

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questionnements sur le « nouvel humanisme » vanté par le régime. Bucarest lui apparaît également comme le foyer possible d’une nouvelle vie intellectuelle balkanique : il y rencontre des écrivains et constate que la culture grecque classique, byzantine, et même phanariote y est présente, voire mise en valeur comme un héritage important.

10 Deux contributions enfin dressent un état des lieux en symétrie sur la situation des Aroumains et des études aroumaines dans les deux pays après 1990. Pour la Grèce, où vit de loin la plus grosse communauté (600 000 personnes), Stamatis Beis dresse le tableau d’une situation apaisée, mais résultant d’une longue histoire d’assimilation où les partis pris nationalistes (fondés sur la thèse que les Aroumains seraient des Grecs latinisés ayant perdu leur langue maternelle) ont conduit à une vie culturelle aroumaine qui n’est plus que folklorique, sans revendications, la langue n’étant pratiquée qu’oralement au sein des familles, pour l’essentiel. En Roumanie, au contraire, où la communauté aroumaine est beaucoup plus réduite (26 000 personnes), la langue aroumaine est nettement plus vivante, en particulier la langue écrite, qui vit dans de nombreux journaux et publications. Surtout, les débats font rage, après la demande de reconnaissance du statut de minorité nationale en 2005, qui a divisé la communauté intellectuelle aroumaine entre les partisans d’un « néoaroumanisme » et ceux pour qui les Aroumains et leur langue sont finalement partie intégrante de la « roumanité ». Nicolas Trifon reconstitue ici les tenants et aboutissants d’une polémique où les complexités de fond interfèrent avec des motivations plus conjoncturelles dont il faut tenir compte.

11 La richesse et la diversité des approches présentées montrent à l’évidence que les contacts et transferts culturels vont bien au‑delà des XVIIIe et XIXe siècles et dépassent largement la question phanariote et ses prolongements. Au‑delà de l’orientation européenne et malgré les mutations rapides de deux sociétés en quête de stabilité politique et de présence internationale, il resterait à voir ce qui subsiste aujourd’hui de ces relations, si, et sous quelles formes, cet héritage commun innerve encore la vie sociale et culturelle des deux pays, et peut‑être comment il serait à même d’aider à penser les déchirements du Sud‑Est européen dans le contexte migratoire tendu provoqué par les recompositions au Proche‑Orient.

AUTEUR

CÉCILE FOLSCHWEILLER ET GEORGES KOSTAKIOTIS CREE/Inalco/USPC

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Dossier

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La Dobroudja au carrefour des Europes Dobruja at the Crossroad of Many Europes Dobrogea la răscrucea mai multor Europe

Bernard Lory

1 La Dobroudja est une région facile à définir sur la carte géographique, délimitée qu’elle est par la mer Noire à l’Est et par le cours du Danube au Nord et à l’Ouest ; seule sa limite méridionale est sujette à discussion ; il est en général admis qu’elle ne saurait dépasser la ligne Ruse‑Varna. De nos jours, cette région naturelle est partagée entre deux États : la Roumanie possède la Dobroudja du Nord (Dobrogea en roumain), dont Constanţa est la capitale économique et la Bulgarie, la Dobroudja du Sud (Dobrudža en bulgare), dont Dobrich (Tolbuhin à l’époque communiste, Hacioğlu Pazarcik à l’époque ottomane) est le chef‑lieu.

2 Dans cette esquisse, nous nous efforcerons de cerner les diverses facettes de cette région selon trois approches successives. Dans une vision géographique, nous nous demanderons d’abord comment on atteint la Dobroudja, au bout de quel itinéraire la situer ? Puis, chaussant les lunettes de l’historien, nous tenterons d’établir le type de formations politiques qui ont pu contrôler ou exercer leur influence sur cette région. Notre troisième partie relève de l’anthropologie ou de la microhistoire ; elle se penchera sur la destinée d’une famille de Tulcea, dont les positionnements sociaux entre la guerre de Crimée et la Première Guerre mondiale connaissent des ajustements intéressants à suivre, entre une ascendance bulgare, une volonté d’hellénisation et la nécessaire négociation avec le pouvoir roumain.

I. Un coup d’œil de géographe

Une Dobroudja danubienne

3 Pour le regard occidental, il n’y a guère d’hésitation : la Dobroudja se situe à l’extrémité du cours du Danube. La grande voie d’eau qui parcourt l’Europe de Regensburg à Sulina

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sur 2380 km navigables pour les péniches de gabarit international (des chalands de faible tonnage partaient autrefois d’Ulm) dessert successivement Vienne, Bratislava, Budapest et Belgrade. La mer Noire constitue l’aboutissement ultime de cette navigation. Mais le petit massif des monts de Măcin oppose un obstacle et oblige l’énorme fleuve à contourner la Dobroudja, par un détour de quelque 400 km. La question du percement d’un canal à travers la Dobroudja, entre Cernavodă et Constanţa, fut évoquée dès les années 1830 et tout particulièrement au moment de la guerre de Crimée. Le projet fut entrepris après la Seconde Guerre mondiale par la République populaire de Roumanie, qui y affecta une main‑d’œuvre de prisonniers politiques qui en conservèrent un souvenir abominable. Il rencontra des difficultés techniques imprévues et dut être abandonné. Mais il ne s’agissait pas d’un projet absurde, voire criminel, comme le présente parfois un discours tendancieux, qui dénie toute rationalité aux régimes communistes. Repris sur d’autres bases techniques (en particulier un profil très évasé), le canal fut inauguré en 1984. Il raccourcit sensiblement le trajet à la mer et favorise le développement du port de Constanţa‑Sud, mais tend à marginaliser ceux de Tulcea et de Sulina.

4 La voie danubienne fut privilégiée sous l’Empire romain, car elle permettait le transport rapide de troupes le long du limes, cette ligne défensive face aux Barbares d’Europe du Nord. Charlemagne en reconnut l’importance et entreprit de creuser une liaison entre le Main et le Danube (fosses Caroline), projet colossal qui n’aboutit… qu’en 1992, avec l’inauguration de la liaison Rhin‑Main‑Danube, qui permet au transport fluvial moderne de traverser l’Europe de Rotterdam à Constanţa.

5 Cette lecture fluviale a ses limites : elle est très fortement orientée de l’amont vers l’aval, dans le sens du courant, et considère la Dobroudja comme un terme, un lieu d’aboutissement, un déversoir pour la production de l’Europe centrale. La remontée du Danube n’était pas impossible pour la navigation à voile, en particulier dans les secteurs à faible pente comme celui de Dobroudja, de Valachie ou de Hongrie, mais elle était lente et très irrégulière. L’arrivée de la navigation à vapeur en 1834 constitua une petite révolution : dorénavant, on put circuler aussi bien vers l’amont que vers l’aval avec beaucoup de régularité. Les navires de la Donaudampfschiffahrtsgesellschaft (longtemps le mot le plus long de la langue allemande !) de Vienne scandaient par leurs passages hebdomadaires la vie des petits ports danubiens comme Cernavodă ou Silistra. L’Empire des Habsbourg, tout comme le Troisième Reich, fit du Danube l’axe majeur de leur pénétration vers le Sud‑Est.

Une Dobroudja pontique

6 On peut considérer la Dobroudja comme une portion du littoral de la mer Noire et cette lecture inclut même son côté septentrional, puisque le cours final du Danube est accessible aux navires de mer, jusqu’à Galaţi, port moldave, et Brăila, port valaque, en utilisant l’anaphore, contre‑courant produit par le déplacement des énormes masses d’eau du fleuve. Cette lecture met la Dobroudja dans une perspective méditerranéenne, dominée par la navigation maritime. On peut remonter au VIe siècle av. J.‑C. avec les fondations de colonies grecques comme Odessos (Varna), Dionysopolis (Balčik), Bizonè (Kavarna), Callatis (Mangalia), Tomis (Constanţa) et Istros. Elles sont toutes de fondation ionienne, à l’exception de Callatis, colonie d’Héraclée du Pont, elle‑même colonie dorienne. Ce dernier point indique que la Dobroudja peut aussi entrer dans une

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logique strictement pontique, liée au seul bassin de la mer Noire, même si, dans l’ensemble, c’est le tropisme méditerranéen qui prédomine.

7 Un rôle‑clé se trouve dévolu à la puissance contrôlant le passage des Détroits : à partir de 330, la ville de Constantinople devient le centre de référence pour la Dobroudja et le restera durant tout le millénaire byzantin, puis, sous le nom d’Istanbul, pendant cinq siècles supplémentaires. Les thalassocraties italiennes, Venise et surtout Gênes, auront pendant plusieurs siècles des comptoirs éloignés en mer Noire. Après 1453, ce commerce international cesse et la mer Noire se transforme en « lac turc » ; les Occidentaux n’y reprendront pied qu’à la fin du XVIIIe siècle.

8 Cette approche maritime de la Dobroudja est très largement conditionnée par un facteur physique : le passage des Détroits. Or, le passage du Bosphore n’est pas aisé dans le contexte de la navigation à voile, car il est parcouru par un fort courant de surface, orienté nord‑sud. Il sera donc toujours plus facile d’aller du bassin pontique vers le bassin méditerranéen que l’inverse. Cela détermine les échanges interrégionaux : le bassin pontique sera exportateur de matières premières (principalement des céréales, mais aussi du poisson séché, des fourrures, des esclaves, du bois de construction) ; en échange, il recevra des produits plus élaborés du bassin méditerranéen (vin, huile d’olive, céramique, orfèvrerie). Ce caractère de périphérie économique dévolu au bassin pontique s’observe dès l’Antiquité, et se maintient dans le cadre des Empires byzantin et ottoman. La Dobroudja, dénommée Petite Scythie dans l’Empire romain, fut un lieu d’exil et pendant deux mille ans les plaintes d’Ovide lui vaudront une triste réputation dans les milieux cultivés.

Une Dobroudja steppique

9 Ce nom de Petite Scythie rappelle opportunément qu’immédiatement au nord du Danube s’ouvrent les espaces immenses de la steppe eurasiatique et que l’on peut, à bride abattue, galoper jusqu’à la Grande Muraille sans rencontrer d’autres obstacles que des fleuves. C’est le monde des cavaliers et des grands troupeaux, des empires nomades qui surgissent on ne sait d’où et disparaissent brusquement. Point de villes d’ici à Cambaluc…

10 Mais la Dobroudja ne fait‑elle pas partie de monde‑là ? Les botanistes observent la jonction des espèces spécifiques à la steppe avec les représentants les plus septentrionaux de la flore méditerranéenne. Le pastoralisme nomade y fut longtemps prédominant et, jusqu’à la fin du XIX e siècle, des bergers tatars menaient leurs troupeaux sur le plateau herbeux entre Danube et mer Noire. Extrême limite de la steppe, la Dobroudja fut un lieu de sédentarisation pour des vagues successives de nomades. On pense tout particulièrement aux Protobulgares du VIIe siècle ; les chercheurs se disputent autour de la localisation de l’Ongăl, leur premier établissement danubien.

11 La Dobroudja a connu différents peuples de langues turciques, tels les Protobulgares et les Coumans, avant que n’arrivent les Turcs ottomans. Il semble qu’une colonisation de Turcs seldjoukides soit à l’origine des Gagaouzes, ces chrétiens turcophones du littoral pontique occidental. Au XIVe siècle, une principauté de Dobroudja s’émancipe du Deuxième Royaume bulgare ; son premier prince porte le nom turc de Balik, son successeur le nom slave de Dobrotica, duquel les Turcs ont dérivé le nom de Dobroudja. La présence de musulmans hétérodoxes (Kăzălbaši) est attestée au début du XVe siècle.

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Durant toute la période ottomane, la région est principalement peuplée de Turcs et la présence chrétienne, slave, roumaine ou grecque y reste très discrète. Pour l’Empire ottoman, la Dobroudja est le maillon indispensable qui assure la liaison continentale avec l’État vassal musulman des Tatars de Crimée.

12 Cet ancrage géographique connaît pourtant ses limites : la progression de l’agriculture, la densification de la population, le développement d’un maillage urbain mettent peu à peu fin à un mode de vie plurimillénaire. Derrière la conurbation qui s’établit entre Constanţa et Cernavodă, il est difficile aujourd’hui d’imaginer les solitudes pastorales d’il y a cent cinquante ans.

La Dobroudja et son hinterland carpato‑valaque

13 La vision que cherche à promouvoir l’État roumain est moins convaincante d’un point de vue strictement géographique. La Dobroudja du Nord constitue, géologiquement parlant, un isolat radicalement différent de son environnement, sans aucun rapport avec l’arc carpatique. Les monts de Măcin sont en effet un vestige du lointain plissement hercynien ; il est paradoxal que ce fragment le plus ancien de la croûte terrestre soit au contact immédiat des sédiments les plus jeunes, les dépôts alluviaux du delta du Danube.

14 L’historiographie roumaine insiste sur un épisode du XIVe siècle, le règne de Mircea l’Ancien, qui rattacha effectivement la Dobroudja à la Valachie, peu avant qu’elle ne devienne durablement ottomane. Force est pourtant de constater que l’histoire de la Dobroudja s’intègre mal au grand récit national, et que la région, une fois passée la période romaine (et l’incontournable Tropaeum Traiani d’Adamclisi), est laissée de côté. L’histoire de la Dobroudja, qui s’appuie sur les archives ottomanes, nécessite en effet des historiens de formation spécifique.

15 Le Danube dresse‑t‑il donc une barrière si infranchissable ? Le fleuve, en lui‑même, n’a jamais constitué un obstacle et l’on a toujours beaucoup circulé entre ses deux rives. La frontière ethnique n’est qu’approximative et on retrouve une minorité roumaine au sud du fleuve, de même qu’une minorité bulgare au nord. Plus que le fleuve lui‑même, d’ailleurs, il semble que ce soit la forêt marécageuse le bordant au nord (luncă, baltă) qui constituait l’obstacle le plus difficile à franchir. Les ports importants du Danube inférieur sont situés sur la rive méridionale surélevée, c’est‑à‑dire en Bulgarie. Les deux ports roumains, Brăila et Galaţi, sont situés au nord du coude dobroudjan, et, comme nous l’avons dit, directement reliés à la mer. Somme toute, si l’on souhaite traverser le grand fleuve, on choisira plutôt un autre secteur que la Dobroudja. Sauf, bien sûr, si ce sont les pâturages d’entre mer Noire et Danube qui sont le but du voyage : au XIXe siècle, les mocani, bergers transylvains, passaient chaque année avec leurs troupeaux en territoire ottoman.

16 L’orientation change radicalement à partir de 1878. Il faut alors « coudre » la Dobroudja au Vieux‑Royaume. Ce sera le pont de Cernavodă, fleuron de l’architecture civile du jeune État roumain, inauguré en 1895, et permettant la liaison ferroviaire Bucarest‑Constanţa. À partir de là, la façade maritime reliée à son hinterland peut jouer tout son rôle économique. Cette synergie ne cesse se renforcer tout au long du XXe siècle. Elle constitue de nos jours une tranquille évidence.

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II. Un coup d’œil d’historien

La logique des comptoirs

17 La première forme de contrôle politique attesté sur la région est la fondation des comptoirs grecs de l’époque classique. Ils se contentent d’installations ponctuelles, réparties environ tous les 40 km, le long du littoral pontique, partout où un golfe, un cap protecteur viennent échancrer une côte assez peu accueillante. Ce sont de petites enclaves de civilisation méditerranéenne qui se sont transportées avec leurs dieux, leurs institutions, leur langue, leurs usages. Les liens établis avec la population locale sont de nature essentiellement commerciale. La structuration politique des Gètes et des Thraces est assez rudimentaire, tout au moins avant l’époque hellénistique. Ce schéma thalassocratique se retrouve au Moyen‑Âge avec les comptoirs génois, implantés à l’embouchure des grands fleuves du bassin pontique (et tout particulièrement Chilia). Il est aussi caractéristique de l’Empire byzantin dans sa dernière phase. Il explique en grande partie le maintien d’une population grecque sur ce rivage. Il faut sans doute renoncer à une vision romantique qui exalte l’enracinement millénaire de ces colonies, mais plutôt y voir une diaspora constamment alimentée par des apports nouveaux de marins et de commerçants, compensant son assimilation progressive dans la population environnante majoritaire. Dans cette histoire, les regards sont tournés vers la mer.

La logique des Empires

18 La logique des Empires est continentale. Leur expansion à l’ensemble de l’œkoumène reste une vue de l’esprit : la gestion des espaces a ses contraintes propres et il faut se poser des limites raisonnables. Il est frappant de constater que le Danube inférieur marque la limite septentrionale des constructions impériales successives. Alexandre le Grand, dont l’esprit de démesure est resté légendaire, ne l’a pas dépassé. L’Empire romain a la Petite Scythie pour limite extrême. L’Empire byzantin, au cours de ses longues fluctuations territoriales, rétablit sa frontière danubienne sous Justinien, puis à nouveau sous les Comnène, sous le nom de province du Paristrion. L’Empire ottoman envoie de nombreuses armées ravager les territoires nord‑danubiens, mais s’abstient de les incorporer, en préférant un système d’administration indirecte (à l’exception de quelques enclaves urbaines) ; la Dobroudja fait partie, entre 1864 et 1878, du vilayet du Danube, province où l’Empire ottoman procède, à titre expérimental, à des réformes modernisatrices hardies. Dans ces quatre cas, la construction impériale se fait à partir du sud, à partir d’un noyau méditerranéen. La Dobroudja se retrouve en situation d’appendice septentrional, vulnérable aux attaques venant des territoires voisins.

19 Mais on peut aussi inverser la perspective et envisager la construction impériale à partir du nord. Le vallum dobroudjan, longtemps désigné comme « mur de Trajan », a été en réalité construit par une Dobroudja « barbare », afin de se protéger d’attaques venant de l’Empire byzantin. La « Rus » de Kiev s’étend vers le sud sous Svjatoslav et vient, en 969, dévaster Preslav, siège des rois bulgares (épisode qu’on évitait de mentionner à l’époque de « l’immarcescible amitié bulgaro‑soviétique »). Si cette offensive russe est brève, le contrôle de la Horde d’or sur le Bas‑Danube et le

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Deuxième Royaume bulgare, s’étend sur toute la seconde moitié du XIIIe siècle. L’Empire russe, enfin, progresse inexorablement vers les bouches du Danube à partir de la fin du XVIIIe siècle. Les guerres se succèdent tous les vingt ans environ : 1768‑1774, 1789‑1792, 1806‑1812, 1828‑1829, 1853‑1856, 1877‑1878. À l’exception de la dernière, toutes ces guerres se déroulent (au moins partiellement) en Dobroudja. La frontière russo‑ottomane s’établit sur le Danube, au bras de Chilia, en 1812 ; de 1829 à 1856, elle descend même sur le bras Saint‑Georges. L’Empire soviétique aura aussi sa frontière sud‑ouest sur le bras de Chilia ; le port danubien le plus actif, dans la deuxième moitié du XXe siècle, est celui de Reni, de création récente.

20 La logique impériale encourage le brassage des populations. Pour densifier la population dans la zone de steppe, la Russie et l’Empire ottoman encouragent l’implantation de colons d’origines variées : Allemands, Bulgares, Juifs en Bessarabie ; Russes vieux‑croyants, Allemands, Tatars criméens, Tcherkesses en Dobroudja. La mosaïque ethnoconfessionnelle qu’on observe sur les bords nord‑ouest de la mer Noire à la fin du XIXe siècle est le résultat de ces politiques, qui visent avant tout à densifier la population, et non pas à diluer l’élément roumain ou bulgare comme le prétendent les historiographies nationalistes.

La logique des États‑nations

21 La Dobroudja est entraînée assez tardivement dans la logique des États‑nations, au moment du traité de Berlin en 1878. Deux pays entrent alors en compétition pour sa possession : la Roumanie, dont l’indépendance vient d’être reconnue, et la Bulgarie, qui n’a encore que le statut de principauté vassale de l’Empire ottoman. Les diplomates doivent trancher et fixer une frontière. La proposition russe du traité de San Stefano accorde Mangalia à la principauté bulgare ; à Berlin, les diplomates déplacent la frontière d’une dizaine de kilomètres vers le sud et Mangalia sera roumaine. La question émeut peu les opinions publiques : à Bucarest on est alors surtout offusqué par la cession de la Bessarabie du Sud à la Russie, tandis qu’à Sofia on pleure le rêve évanoui d’une Grande‑Bulgarie. Quelques kilomètres de plus ou de moins de steppe dobroudjane ne constituent pas un enjeu. On note que l’Exarchat bulgare renonce immédiatement à la juridiction ecclésiastique sur la Dobroudja roumaine. D’autre part, les Nouveaux Territoires sont maintenus sous une juridiction spéciale et ne sont pleinement incorporés à la Roumanie qu’en 1913. La question des minorités linguistiques et religieuses se pose comme un défi aux États‑nations. Au nord comme au sud, on procède à une véritable colonisation, afin de donner à ces territoires la « coloration nationale » requise.

22 Les choses s’enveniment véritablement en 1913, avec la Deuxième Guerre balkanique. L’intervention militaire de la Roumanie contre une Bulgarie dont la frontière septentrionale était complètement dégarnie scelle la cinglante défaite de cette dernière. Les négociations de paix ont lieu à Bucarest ; la Roumanie y joue le rôle d’arbitre des conflits balkaniques et se réserve une compensation territoriale substantielle en s’octroyant la Dobroudja du Sud (le Quadrilatère), avec Tutrakan, Silistra, Dobrich et Balčik.

23 Les années 1913‑1940 sont les pires dans les relations bulgaro‑roumaines et la Dobroudja est au cœur de la polémique entre les deux pays. Le nationalisme roumain s’y montre sous son jour le plus déplaisant. Une fin est mise à cet épisode, finalement

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assez bref, par l’intervention du Troisième Reich, qui impose la restitution de la Dobroudja du Sud à la Bulgarie en septembre 1940. On procède alors à un échange de populations entre les deux pays. C’est un épisode assez peu connu de l’histoire balkanique, un des rares cas où cette mesure d’ingénierie ethnique radicale a véritablement résolu un contentieux politique. Le succès de cette opération tient sans doute à la population assez limitée contrainte à émigrer : 67 000 Bulgares de Dobroudja du Nord et environ 80 000 Roumains de Dobroudja du Sud (il faut rappeler ici l’importance de la composante turque dans la région, qui n’est pas concernée par l’échange de populations) ; d’autre part, cet échange a lieu dans un contexte de paix et on a pu mobiliser tous les moyens matériels et financiers pour le rendre le plus efficace ; enfin, les migrants forcés ne sont pas déplacés sur une distance supérieure à 200 kilomètres et retrouvent donc dans leur nouveau lieu d’habitation, un climat et un environnement naturel qui leur sont familiers. Le thème des « patries perdues », si lancinant dans l’Europe d’après la Seconde Guerre mondiale, semble oublier la Dobroudja. Quand, après la chute du communisme, la plupart des contentieux balkaniques sont rouverts, on ne voit pas réémerger la question dobroudjane.

III. Les fragments d’une histoire familiale

24 Quittant les hauteurs de la géographie continentale et de l’histoire plurimillénaire, nous allons réduire la focale pour nous concentrer sur l’histoire d’une famille établie à Tulcea, dont nous pouvons suivre l’évolution entre 1850 et 1920 environ. Nous nous appuyons sur un document unique, ce qui est toujours hasardeux sur le plan méthodologique, et de plus, n’émanant pas d’une autorité scientifique très recommandable : Sultana Petrova. Elle fut en effet une dame de la cour de Ferdinand Ier de Bulgarie, épouse du général Račo Petrov (ministre de la Guerre, ministre de l’Intérieur, Premier ministre de mai 1903 à octobre 1906 et un des principaux responsables de la désastreuse Seconde Guerre balkanique). Elle a laissé des mémoires qui sont une chronique mondaine, un recueil de potins assez divertissants. Elle a également rédigé quelques pages consacrées à l’histoire de sa famille, et en particulier à son grand‑père maternel, publiées dans la revue Svobodna Dobrudža (no 40, 41, 42 des 19 novembre, 10 et 17 décembre 1928). Derrière le snobisme et la superficialité de l’auteur et la roumanophobie de l’époque, on discerne certains mécanismes sociaux, révélateurs d’une époque où les stratégies de promotion sociale comptaient plus que des identités nationales encore mal définies.

25 Le roman familial commence peu après la guerre de Crimée avec l’installation à Tulcea des trois frères Teodorov. Ils sont originaires du gros village de Žeravna, près de Kotel, région connue pour ses commerçants entreprenants et influents, qui jouèrent un rôle important dans le mouvement national bulgare. Les trois frères disposent d’un certain capital pour s’installer. Le Bas‑Danube est alors dans une phase de dynamisme économique, dont Brăila et Galaţi sont les centres traditionnels, Sulina l’étoile montante et Tulcea le partenaire plus modeste, en territoire ottoman. Les trois frères bulgares se prénomment Dimitraki, Stefanaki et Perikli. Dimitraki Teodorov (né en 1822) épouse une Sultana (dont la sœur s’appelle Anika) et ils ont trois enfants qui sont baptisés Stefanaki, Telemah et Marionka. Cette dernière épouse Pantelej Minčovič (1834‑1898) et ils auront trois enfants : Dimităr, Ljoljoka et Sultana, notre narratrice.

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26 On est évidemment frappé par les prénoms très grecs portés dans cette famille supposée bulgare. La très forte hellénisation des élites urbaines dans la région du Bas‑Danube est rarement évoquée dans les sources bulgares. Les origines bulgares, associées au monde rural, n’étaient alors pas valorisantes et l’ascension sur l’échelle sociale exigeait d’adopter la langue et les usages grecs.

27 Mais cela ne signifie pas pour autant une rupture irréversible. Les trois frères Teodorov restent attachés à leur village natal, où ils financent une fontaine en 1867, avec une longue inscription dédicatoire. Ils contribuent au financement du čitalište bulgare de Tulcea, ouvert en 1861. Ces salons de lecture, où l’on recevait les principaux journaux de l’époque, qui offraient une petite bibliothèque et où on pouvait se réunir pour discuter politique, organiser des causeries, etc. jouèrent un rôle très important dans la diffusion de l’idéologie nationale. L’évergétisme patriotique n’est pas une exclusivité de la cause grecque !

28 En revanche, il ne semble pas que la famille Teodorov ait noué de liens avec le monde aristocratique roumain. C’est qu’elle s’est installée sur la rive droite du Danube, en territoire ottoman.

29 Dimitraki Teodorov, connu comme Dimitraki‑bey, entretient d’excellents rapports avec l’administration locale, le mutessarif chargé du sancak de Tulcea. Son frère, Stefanaki‑bey, sera même député de la région à l’éphémère parlement ottoman de 1877. Le réseau familial a donc ses antennes dans la capitale et quand, en 1877, le gendre Pantelej Minčovič, qui est médecin militaire (un des rares secteurs de la fonction publique ottomane ouvert aux non‑musulmans), risque de se faire muter à Alep, la famille est assez influente pour obtenir l’intervention du grand vizir Ahmed Vefik‑Pasha.

30 Avec la guerre russo‑turque de 1877‑1878, les allégeances politiques sont mises à rude épreuve et il faut savoir louvoyer. Après une période d’incertitudes (on redoute des massacres et on agit pour que les autorités ottomanes assurent la protection des chrétiens), l’armée russe est accueillie avec enthousiasme par la famille Teodorov. Le gendre Minčovič accepte la fonction de préfet de Varna sous l’occupation russe.

31 Quelques mois plus tard, cette famille de notables provinciaux s’empresse avec le même zèle auprès des nouvelles autorités roumaines, incarnées par le général Matei Vlădescu. Le premier préfet, Georges Ghica, est un homme cultivé et courtois, avec lequel il est facile de s’entendre. Dimitraki‑bey est nommé maire de Tulcea et il se retrouve au centre de la vie mondaine de la petite ville. Lors de sa première visite, le roi Carol se rend dans sa maison ! Mais l’attitude envers la minorité bulgare se dégrade bientôt : sous le préfet Paul Statescu les titres de propriété sont mis en doute et des abus sont commis ; son successeur Ioan Neniţescu est un bulgarophobe déclaré.

32 La famille décide alors de se replier sur le territoire de la principauté de Bulgarie. Deux des frères, Stefanaki et Perikli, s’installent à Varna. Le gendre Minčovič fait sa carrière médicale à Sofia et se lance dans la politique : il sera même vice‑président de l’Assemblée nationale en 1897‑1898. Son fils, Dimităr Minčovič (1864‑1944), le frère de Sultana, après des études au Robert College d’Istanbul, fait une carrière diplomatique : il est gérant de l’agence diplomatique bulgare de Bucarest en 1890‑1891, puis en devient le titulaire officiel de 1895 à 1899 ; il occupera ensuite des postes à Rome et Londres.

33 Seul l’aîné, le patriarche Dimitraki Teodorov, s’obstine à rester en Dobroudja roumaine, et, dans l’impossibilité d’exercer un rôle social à la mesure de ses ambitions, il se

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renferme progressivement dans son domaine de Badila. Il exige la présence de ses deux petites‑filles Ljolojka et Sultana à ses côtés. Tandis que leur frère fait ses études au Robert College, le meilleur établissement de tout l’Empire ottoman, les deux fillettes sont d’abord envoyées au pensionnat de Mme Papadopoulou à Galaţi (dont leur mère avait été élève), puis, après avoir envisagé le Home School américain d’Istanbul, au pensionnat de Mme Borg, à Bucarest, une Allemande proche de la reine Élisabeth, où elles resteront six ans. Puis elles se marieront et mèneront la vie du high‑life sofiote. Quoique plusieurs fois sollicité par ses frères et son gendre pour venir s’installer en Bulgarie, le vieux Dimitraki refusera toujours, et terminera ses jours pendant l’hiver 1885‑1886, sur son domaine, comme une sorte de fossile social, vestige d’une période révolue dont il refuse de se séparer.

34 De ces fragments familiaux, on peut retenir qu’il y a eu un « moment grec » en Dobroudja du Nord, dans les années 1850‑1870. Il est peut‑être lié à l’activité de chantiers navals installés à Tulcea, qui exploitaient les forêts des monts de Măcin. Cette activité semble glisser vers Galaţi et Brăila, mais surtout vers Sulina.

35 La famille est tentée de jouer la carte roumaine, mais ne s’insère pas vraiment dans les milieux de l’élite. Les petites‑filles font certes leurs études dans un environnement gréco‑roumain prestigieux. Mais une indication très claire signale que ce n’est pas la voie d’intégration souhaitée par la famille : leur tante Teodora, fille de Perikli Teodorov, ne doit à aucun prix épouser un Roumain !

36 C’est finalement l’option bulgare qui est retenue. Par sentiment patriotique, comme tente de nous convaincre Sultana Petrova dans ses souvenirs écrits dans l’entre‑deux‑guerres ? Nous penchons plutôt pour des raisons plus pragmatiques. La principauté bulgare en voie d’édification offre des possibilités d’ascension sociale bien plus attrayantes : des postes à responsabilité pour des hommes ayant reçu une bonne éducation, même fort jeunes (p. ex. le frère Dimităr), des alliances matrimoniales prometteuses pour les filles, ce dont Sultana est la plus éclatante démonstration ! Ces choix ne sont pas monolithiques : le vieux grand‑père portera jusqu’à sa mort le fez ottoman, le petit‑fils ambitieux saura négocier sa connaissance du roumain pour se construire une belle carrière diplomatique.

37 Quant à la Dobroudja, elle reste pour Sultana un berceau mythique, l’eldorado des années d’enfance, mais guère plus…

RÉSUMÉS

La Dobroudja est une région où les relations roumano-grecques ont été particulièrement intenses. C’est, à l’échelle de l’Europe, une zone de contacts géographiques et historiques très spécifique. Dans une optique macrogéographique, l’article esquisse plusieurs approches possibles : une Dobroudja danubienne, pontique, steppique ou carpatique. Selon les époques, les moyens de transport, les échanges commerciaux, les contraintes étatiques, ces différentes approches ont pesé sur le destin de la région.

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La Dobroudja est ensuite considérée sous l’angle de la domination politique. Elle a longtemps été dominée par une politique de comptoirs maritimes, tant dans l’Antiquité qu’au Moyen‑Âge. Dans une logique impériale, on constate que le Danube a assez systématiquement constitué une limite septentrionale d’expansion, ce qui met la Dobroudja dans une position de marginalité. Dans le conflit entre l’Empire russe et l’Empire ottoman elle se transforme au contraire en terrain d’affrontement préféré. La logique des États‑nations à partir de la fin du XIXe siècle place la Dobroudja au cœur du différend roumano-bulgare, et, pour le résoudre, on recourra à la mesure la plus extrême que les nationalismes aient mise au point : l’échange de populations. Il est à remarquer que l’échange de 1940 s’est révélé beaucoup moins traumatisant que d’autres. Dans une troisième partie, on suit le destin d’une famille de notables provinciaux, les Teodorov. Originaires de Bulgarie orientale, ils s’installent à Tulcea après la guerre de Crimée et semblent avoir connu une forte hellénisation pendant une vingtaine d’années. Les revirements politiques en 1877‑1878 remettent en question les allégeances nationales et une partie de la famille retourne vivre en Bulgarie, tandis que certains de ses membres restent en Roumanie.

Dobrudzha is a region where Romano‑Greek contacts have been very active. As a whole, it is a place of geographical and historical contacts in Europe. This paper considers different approaches in a geographical overview: Dobrudzha as part of a danubian, pontic, steppic or carpathic ensemble. At different times, when different ways of transportation are used for economic exchanges, and under different political constraints, the region played different roles. A second part considers Dobrudzha according to political power. It has been controlled for a long time by thalassocraties, during the Antique and Medieval periods. When included into empires, Dobrudzha was left as a periphery, as the Danube was constantly a northern border. It became the favorite battleground for the Russian and the Ottoman empires in the XVIII‑XIXth centuries. With the emergence of the national states, Dobrudzha became an apple of discontent between and Bulgaria. In order to solve it the most dramatic solution ever invented by nationalism was applied: an exchange of population, which, strangely enough, did not cause any noticeable embitterment. The third part is devoted to a family of prominent provincialists, the Teodorovs. They came from Eastern Bulgaria to Tulcea after the Crimean war and seem to have undergone a quick during twenty years. With the political turning point of 1877‑1878 their national choices change: part of the family settles in Bulgaria, when the other stays in Romania.

Dobrogea este o regiune în care relaţiile greco‑române au fost foarte intense. La scara Europei, este o zonă de contacte geografice şi istorice cu totul deosebită. Din punct de vedere macro‑geografic, studiul schiţează mai multe perspective posibile: o Dobroge danubiană, pontică, de stepă sau carpatică. În funcţie de epoci, de mijloacele de transport, de schimburile comerciale, de constrângerile statale, aceste perspective au influenţat destinul regiunii. Dobrogea este apoi privită sub unghiul dominaţiei politice. A fost dominată multă vreme de acţiunea stabilimentelor de comerţ maritim, atât în perioada antică cât şi în Evul Mediu. Într‑o logică imperială, vedem că Dunărea a fost în mod destul de sistematic o limită nordică pentru expansiune, ceea ce plasează Dobrogea într‑o situaţie de marginalitate. În schimb, în înfruntarea între Imperiul rus şi Imperiul otoman, aceasta se transformă în teren de luptă preferat. Începând cu sfârşitul secolului al XIX‑lea, logica statelor‑naţiuni situează Dobrogea în centrul conflictului româno‑bulgar iar pentru a‑l rezolva se va recurge la soluţia cea mai extremă imaginată de naţionalişti : schimbul de populaţie. De remarcat este faptul că schimbul din 1940 a fost mult mai puţin traumatizant decât altele. În partea a treia urmărim destinul unei familii de notabili provinciali, familia Teodorov. Originari din Bulgaria orientală, aceştia se stabilesc la Tulcea după războiul Crimeii şi par să fi cunoscut o

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elenizare puternică timp de douăzeci de ani. Răsturnările politice din 1877‑1878 pun sub semnul întrebării subordonările naţionale şi o parte din familie se întoarce în Bulgaria în timp ce unii dintre membrii ei rămân în România.

INDEX motsclesmk Грција/Романија односи, Романија, Добруџа, Деветнаесеттиот век, Дваесеттиот век, Историја, Геополитика, Мемоарите motsclestr Yunan‑Romen ilişkileri, Romanya, Dobruca, Ondokuzuncu yüzyıl, Yirminci yüzyıl, Tarih, Jeopolitik, Anıları motsclesel Ελληνο‑ρουμανικές σχέσεις, Ρουμανία, Ντομπρουτζά, Δεκατός ένατος αιώνας, Εικοστός αιώνας, Ιστορία, Γεοπολιτική, Αναμνήσεις Mots-clés : relations gréco‑roumaines, relations gréco‑roumaines Index géographique : Roumanie, Dobroudja Thèmes : Histoire, géopolitique, mémoires Keywords : Greek‑Romanian relations, Romania, Dobruja, Nineteenth century, Twentieth century, History, Geopolitics, Memories Index chronologique : dix-neuvième siècle, vingtième siècle

AUTEUR

BERNARD LORY CREE/Inalco/USPC

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Les relations roumano‑grecques dans l’entre‑deux‑guerres : quelques considérations sur un rapprochement continu The Romanian‑Greek Relations during the Interwar Decades: A few considerations regarding a continuous rapprochement Relaţiile româno‑elene în perioada interbelică. Câteva consideraţii privind o apropiere continuă

Radu Tudorancea

1 Du moment où ont été établies des relations diplomatiques au niveau d’une légation (1879‑1880) jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, les relations roumano‑grecques ont suivi une trajectoire sinueuse, marquée par quelques incidents – certains d’une gravité non négligeable –, qui ont conduit à plusieurs interruptions des relations diplomatiques bilatérales. À l’évidence, le rapprochement roumano‑grec devait prendre de la consistance et évoluer au fil des décennies suivantes ; et cela se fit malgré des moments de tension qui ont conduit jusqu’à une interruption temporaire des relations diplomatiques dans la période 1892‑1896 (dans le contexte d’un différend lié à la succession Zappa) ainsi qu’en 1906‑1911 (sur fond de tensions générées par les actions de groupes armés grecs en Macédoine contre des communautés aroumaines). Les relations bilatérales sont renouées le 5 avril 1911, alors que le gouvernement roumain désignait Alexandru Florescu comme envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire auprès du roi Georges à Athènes, tandis que la partie grecque nommait D. Carusso représentant diplomatique à Bucarest. Elles ont pris de la consistance, et le rapprochement est devenu si évident que les cercles occidentaux véhiculaient déjà l’idée d’un mariage dynastique entre le prince héritier Georges de Grèce et la princesse Élisabeth de Roumanie1.

2 Cependant, le rapprochement entre les deux États n’a pas conduit à la conclusion d’une alliance au moment de la Première Guerre balkanique, comme le souhaitait la Grèce,

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car les propositions d’Athènes au sujet d’une telle alliance ou d’une implication de la Roumanie dans la guerre ont été considérées avec réserve par le gouvernement de Bucarest. Il faut mentionner qu’au moment des guerres balkaniques, les tensions roumano‑grecques étaient réapparues sur fond d’actions et d’excès commis par des groupes armés et parfois même par des éléments issus des troupes grecques contre les communautés aroumaines de Macédoine et d’Épire. La Roumanie et la Grèce devaient tout de même lutter ensemble pendant la Seconde Guerre balkanique, aux côtés de la Serbie et du Monténégro et contre la Bulgarie. De manière suggestive, le rapprochement entre Bucarest et Athènes allait être le plus évident à la fin du conflit, avec la paix de Bucarest (10 août 1913) ; en effet, la Roumanie a soutenu alors la Grèce dans ses revendications territoriales sur Kavala, tandis que le gouvernement grec assumait, pour la première fois, son engagement de respecter les droits des communautés aroumaines2.

3 En ce qui concerne la participation des deux États à la première conflagration mondiale, on peut repérer une similitude évidente. Ainsi, malgré l’influence dont jouissait à Athènes la politique de Guillaume II par l’intermédiaire de son beau‑frère, le roi Constantin de Grèce, le pays a opté pour le camp de l’Entente après une période de neutralité ; cette situation est similaire à celle de la Roumanie qui avait également choisi l’Entente après une période de neutralité, malgré l’origine allemande (et implicitement l’orientation allemande) de la maison royale.

4 À la fin de la Première Guerre mondiale, les perspectives favorables pour la Grèce, consignées dans le traité de Sèvres (10 août 1920), allaient subir des transformations significatives, conséquences de la « Grande Catastrophe » d’Asie Mineure qui a conduit au traité de Lausanne (24 juillet 1923) et dont les échos furent suivis avec attention à Bucarest.

Du traité de Paris à l’Entente balkanique

5 La période de l’entre‑deux‑guerres peut être analysée, du point de vue des relations roumano‑grecques, au fil de plusieurs étapes, en prenant bien sûr comme point de départ la Conférence de la paix de Paris des années 1919‑1920. Conséquence de la solidarité des positions des deux pays ainsi que du rapprochement entre Take Ionescu et Elefthérios Venizélos, les bases étaient posées pour le projet de Petite Entente « à cinq » (Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie, Serbie et Grèce) qui visait à maintenir sous contrôle le péril allemand3. En vue de mettre en œuvre ce projet, le ministre roumain des Affaires étrangères a maintenu et intensifié les contacts avec les personnalités qui représentaient ces pays, avec Edvard Beneš, Nikola Pašić et, en particulier, Elefthérios Venizélos. L’amitié entre ces deux hommes politiques d’envergure était d’ailleurs de notoriété publique, et leur dialogue fut grandement facilité par leurs affinités personnelles4. Dans le passé, Take Ionescu avait affirmé à propos de Venizélos : « […] l’ancien insurgé crétois se comportait comme un lord anglais... C’est un vrai gentleman dans toute l’acception du mot5 » [en français dans le texte].

6 En ce qui concerne le projet proprement dit, Take Ionescu préconisait que soit conclu entre les cinq États un traité d’alliance garantissant l’intégrité des frontières, l’organisation de réunions périodiques au niveau des ministres des Affaires étrangères entre les États membres et, last but not least, une formule de coopération militaire bien

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organisée6. Mais rapidement, plusieurs obstacles devaient gêner son projet. D’un côté, la Pologne se trouvait engagée dans le conflit avec l’Union soviétique, tout en ayant un différend territorial grave (au sujet de la ville de Teschen) avec un autre État qui devait faire partie de l’alliance, la Tchécoslovaquie. D’autre part, la Grèce était elle aussi engagée dans la campagne d’Asie Mineure et devait affronter de multiples problèmes d’ordre politique, économique et militaire.

7 La vision de Venizélos sur les étapes à parcourir en vue du resserrement des liens entre les États de la zone balkanique avait été exposée à Take Ionescu immédiatement après la signature par la Grèce du traité de Sèvres7 (10 août 1920). Le grand homme politique grec insistait sur l’importance de l’amitié et de la solidarité entre les États de la région et montrait qu’en Grèce : Le sentiment de solidarité entre la Roumanie, la Serbie et la Grèce pour le maintien du statu quo balkanique […] était si profond, et l’importance d’une Roumanie forte, si conforme aux intérêts de la Grèce, que l’on ne pourrait rester impassible devant une éventuelle attaque de la part de la Bulgarie contre la Roumanie, dans le cas où les Soviétiques lanceraient une offensive contre la dernière puissance8.

8 Venizélos exprimait d’ailleurs, dans le même contexte, sa conviction que, à son tour, la Roumanie ne pourrait rester indifférente, en cas d’attaque de la Grèce par la Bulgarie9. L’homme politique grec considérait que le moment était venu d’entamer des négociations en vue de conclure une alliance défensive entre la Roumanie, la Grèce et la Yougoslavie, annonçant que dès que les élections en Grèce seraient terminées, il ferait une visite aussi bien à Belgrade qu’à Bucarest pour discuter les détails d’une telle alliance défensive10. Il est important de mentionner que, au‑delà de la disponibilité manifeste de la Grèce à s’associer au projet, l’État grec était préoccupé par la proche confrontation avec les troupes kémalistes et par le fait que l’Italie avait dénoncé l’accord secret italo‑grec, ce qui inquiétait la Grèce dans la perspective du conflit armé avec les troupes turques.

9 Malheureusement, des obstacles sont rapidement apparus sur la voie de ce projet régional, le plus évident étant lié au conflit territorial entre la Pologne et la Tchécoslovaquie. Quant à la participation de la Grèce, de nouvelles négociations auraient dû être organisées juste après les élections parlementaires du 14 novembre 1920, élections qui n’annonçaient aucunement le choc qu’allaient subir les libéraux de Venizélos et, implicitement, le grand homme politique grec. Malgré cette situation, les discussions concernant une éventuelle participation de la Grèce à la Petite Entente devaient se poursuivre et on peut relever à ce propos la visite à Bucarest, en juin 1923, du ministre grec des Affaires étrangères, Apostolos Alexandris.

10 Dans l’ensemble des relations roumano‑grecques de la période de l’entre‑deux‑guerres, une dimension importante méritant d’être rappelée est celle des liens entre les deux maisons royales ; en effet, le prince héritier de Grèce, Georges (le futur Georges II) épouse la princesse Élisabeth de Roumanie et le prince héritier de Roumanie, Carol (le futur Carol II), la princesse Hélène de Grèce ; le premier mariage a été célébré à Bucarest le 27 février 1921, le second, à Athènes, quelques jours plus tard, le 10 mars 1921. Le lien entre les deux maisons royales, concrétisé par ce double mariage roumano‑grec, a semblé au début devoir influencer de manière significative et positive les relations bilatérales, mais finalement, en raison de l’abandon du régime monarchique en Grèce ainsi que de l’apparition de conflits personnels au sein des deux couples dynastiques (tous deux ont divorcé11), ce ne fut pas le cas.

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11 Sur le plan des relations bilatérales, après les pertes territoriales consécutives au désastre militaire de la guerre contre la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk, la Grèce a tenté de dépasser les effets néfastes du dénouement du conflit en Asie Mineure, en essayant de se rapprocher de la Roumanie. Mais Bucarest a évité, pendant un bon moment, d’assumer des engagements vis‑à‑vis d’Athènes après le retour à la tête du pays du roi Constantin, l’adversaire de Venizélos. Par la suite, le rapprochement roumano‑grec devait coïncider avec les négociations de Lausanne et les années suivantes qui ont été un moment d’isolement international relatif pour la Grèce après la campagne désastreuse d’Asie Mineure. L’isolement international de la Grèce s’était aggravé, dans un contexte où l’Europe avait été scandalisée par l’épisode du procès et de l’exécution, en novembre 1922, de six anciens hauts dignitaires grecs, dont deux anciens Premiers ministres, considérés comme responsables du désastre d’Asie Mineure et accusés de haute trahison.

12 Plus tard, l’adoption du régime républicain par la Grèce fut le motif évident d’une certaine prise de distance et d’un relâchement des liens gréco‑roumains, étant donné les relations dynastiques existantes entre les deux États et la forme de gouvernement en Roumanie. Mais cette évolution fut interrompue, à l’automne 1924, par l’arrivée à Athènes du nouveau représentant diplomatique de la Roumanie, Constantin Langa‑Răşcanu, un diplomate dont la longue expérience de la région balkanique a beaucoup compté pour le rapprochement et le développement des relations bilatérales entre la Grèce et la Roumanie. Il est important de mentionner le rôle particulier de ce diplomate roumain qui, au cours de sa carrière, a occupé pas moins de douze ans (1924‑1936) la position d’envoyé extraordinaire et de ministre plénipotentiaire de la Roumanie à Athènes ; et son activité a été remarquée aussi bien par les officiels roumains que, surtout, par les représentants de l’État grec (aussi bien durant la République qu’après le retour au régime monarchique).

13 L’accréditation du représentant diplomatique de la Roumanie à Athènes, Langa‑Răşcanu, a d’ailleurs coïncidé avec une période d’aggravation des tensions gréco‑bulgares. Le conflit entre la Grèce et la Bulgarie s’inscrivait dans la suite des disputes fréquentes autour du problème des minorités, qui ont impliqué l’intervention de la Société des Nations. Par le protocole Kalfov‑Politis, signé par les représentants des deux États lors de l’Assemblée de la Société des Nations du 29 septembre 1924, le gouvernement d’Athènes reconnaissait l’existence d’une minorité bulgare sur son territoire. Par la suite, sous la pression de Belgrade, mais aussi de l’opinion publique grecque, Athènes a rejeté la ratification et motivé sa décision auprès de la Société des Nations par le fait qu’un tel acte aurait encouragé une action similaire en Macédoine, ainsi que par le fait que l’application du protocole aurait provoqué des frictions entre la Grèce et d’autres États. Après le rejet de ce protocole par le Parlement grec, le 3 février 1925, le Conseil de la Société des Nations en a décidé l’annulation, l’été de la même année. La Roumanie s’était intéressée de son côté aux discussions liées au protocole Kalfov‑Politis, considérant qu’il pouvait être une occasion pour améliorer la situation des communautés aroumaines de Grèce.

14 Une autre facette de la consolidation du rapprochement roumano‑grec est liée aux efforts de médiation diplomatique roumaine au sujet du conflit gréco‑yougoslave des années 1924‑1929. La diplomatie roumaine s’est engagée avec succès dans la médiation de ce conflit centré sur des questions concrètes comme celles de la zone libre de Thessalonique ou de la réglementation du trafic sur la ligne Gevgelija‑Thessalonique. La

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participation de diplomates roumains expérimentés comme Ion Mitilineu et Langa‑Răşcanu (à Belgrade et à Athènes) a contribué de manière significative à la solution du problème, fait reconnu chaleureusement par le gouvernement d’Athènes12.

15 Tout au long de l’entre‑deux‑guerres, des dissensions entre la Grèce et la Roumanie ont continué d’apparaître et se sont perpétuées au sujet de la politique des deux États à l’égard de leurs minorités nationales, le traitement des Aroumains par l’État grec constituant un sujet de tensions permanent. Il faut mentionner ici les frictions apparues après le retour des réfugiés grecs d’Asie Mineure, certaines communautés aroumaines de Grèce ayant été affectées par les mesures prises par les autorités grecques pour intégrer ces centaines de milliers de nouveaux venus sur le territoire grec.

L’Entente balkanique

16 L’année 1927 marqua pour la Roumanie la venue de à la tête du Ministère des Affaires étrangères, et l’intervalle entre juillet 1927 et juillet 1928, période pendant laquelle Titulescu fut responsable de ce ministère, mena à des évolutions nouvelles dans les relations roumano‑hellènes. En même temps, l’appui à la cause roumaine offert par la Grèce à la Cour permanente de Justice internationale de La Haye, par l’intermédiaire du juriste grec réputé, , fut un nouveau repère positif dans l’ensemble des relations roumano‑grecques de cette période13. À leur tour, les officiels grecs donnèrent une place tout à fait privilégiée aux relations avec la Roumanie, comme le montre l’interview accordée par Andreas Michalakopoulos (titulaire du ministère des Affaires étrangères grec) au périodique Kathimerini en décembre 1927. Intitulée « La politique balkanique de la Grèce », l’interview montrait que, tandis que les relations de la Grèce avec la Turquie étaient « amicales », les relations avec la Roumanie étaient « très cordiales14 ». De plus, le ministre des Affaires étrangères grec souscrivait à l’idée lancée par Ion Gheorge Duca, qui avait déclaré que les relations entre la Grèce et la Roumanie étaient même plus cordiales que celles qui auraient pu découler d’une alliance entre les deux États15.

17 Progressivement, les relations roumano‑grecques ont repris un cours ascendant qui devait se concrétiser par la signature du Pacte de non‑agression et d’arbitrage entre la Grèce et la Roumanie le 21 mars 1928. Les parties contractantes s’engageaient réciproquement à ne pas s’attaquer, à ne pas envahir le territoire de l’autre, à ne pas se déclarer la guerre sauf en cas de légitime défense, dans le cas d’une action pour appliquer l’article 16 du pacte de la Société des Nations ou dans le cas d’une action nécessitée par une décision prise par l’Assemblée ou le Conseil de la Société des Nations. Nicolae Titulescu avait soutenu la conclusion d’un traité d’arbitrage avec un autre État (en l’occurrence avec la Grèce) comprenant des clauses plus « étroites » que celles du traité signé avec la ; en effet, pensait‑il, si l’on demandait à l’avenir à la Roumanie de signer un traité sur la base de celui passé avec la France, Bucarest pourrait prendre pour modèle le traité roumano‑grec et répliquer que, dans le cas du traité signé avec la France, le document avait des clauses larges parce qu’il était le « complément d’un traité d’alliance16 ». À son tour, Andreas Michalakopoulos, revenu de Genève au début du mois d’avril, fit des déclarations à la presse grecque et étrangère au sujet de la signature du Pacte de non‑agression et d’arbitrage entre la Roumanie et la Grèce, et de ses significations.

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Selon le ministre grec des Affaires étrangères, le pacte montrait que la politique extérieure hellène, « après l’abolition de la dictature », avait commencé à porter ses fruits17. Michalakopoulos notait aussi que bien qu’entre la Roumanie et la Grèce il n’y eût pas de « problèmes sérieux », ceci n’empêchait pas qu’Athènes apprécie la « signification morale » du pacte qui venait d’être conclu18.

18 Incontestablement, le moment de la signature du pacte constitue une étape importante des relations gréco‑roumaines de cette période, d’autant plus qu’il s’agissait du premier pacte de ce type signé par deux États de la région. La signature du document de mars 1928 ouvrait la voie à d’autres accords interbalkaniques. Ceux‑ci devaient conduire au rapprochement des États de la région, qui s’est d’ailleurs concrétisé par les Conférences balkaniques et, finalement, par la signature à Athènes du pacte de l’Entente balkanique le 9 février 1934.

19 L’apogée des relations gréco‑roumaines est représenté par la visite en Roumanie du Premier ministre grec, personnalité grecque la plus influente de l’entre‑deux‑guerres (qui avait déjà influencé l’évolution de la Grèce avant la Première Guerre), Elefthérios Venizélos, en août 1931, à l’invitation du Premier ministre roumain de cette période, Nicolae Iorga, qui remplissait en même temps la fonction de président de l’Association roumaine des amis de la Grèce. Au‑delà de l’enthousiasme général ressenti tant à Bucarest qu’à Athènes à l’occasion de cette visite, du côté des résultats concrets il faut inscrire la signature de la Convention sur le commerce et la navigation entre la Roumanie et la Grèce et, en particulier, l’octroi de la clause de la nation la plus favorisée, de manière illimitée et inconditionnelle.

20 Non moins importante (si l’on prend en compte l’accueil impressionnant et les réactions positives dans la société grecque) fut la visite du ministre des Affaires étrangères roumain, Nicolae Titulescu, à Athènes à l’automne 193319. Menée dans le contexte des efforts pour concrétiser le rapprochement entre la Roumanie, la Grèce, la Yougoslavie et la Turquie, la visite du ministre roumain a déclenché un enthousiasme remarquable dans la population athénienne, Titulescu étant ovationné par des dizaines de milliers d’habitants tout au long de la rue Stadiou, l’une des principales de la capitale grecque.

21 Un chapitre important des relations roumano‑grecques est constitué par les Conférences balkaniques (la première Conférence a eu lieu à Athènes du 5 au 12 octobre 1930), réunions au caractère non gouvernemental qui ont préfiguré la naissance de l’Entente balkanique. La signature, le 9 février 1934, du pacte de l’Entente balkanique, par les ministres des Affaires étrangères de la Roumanie, de la Turquie, de la Yougoslavie et de la Grèce à Athènes devait conduire à un rapprochement plus fort encore entre la Roumanie et la Grèce, cette fois sous la tutelle de cette structure. Il faut souligner que la participation de la Grèce comme celle de la Roumanie à l’Entente balkanique reposaient sur l’intérêt commun des deux États à maintenir le statu quo territorial et à contrebalancer le courant révisionniste de plus en plus fort dans l’Europe de cette période. Pour revenir aux stipulations du pacte, on sait que l’article 3 du protocole annexe (article qui mentionnait la situation dans laquelle, si l’une des parties contractantes était victime d’une agression de la part d’un État non balkanique, le pacte devenait effectif) fut à l’origine de fortes tensions entre le ministre grec des Affaires étrangères, , et l’opposition grecque (en particulier Venizélos), ce qui causa de l’inquiétude du côté roumain, entre autres. Les craintes de Venizélos avaient pour cause une hypothétique attaque de l’Italie contre l’un des

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signataires, éventualité dans laquelle la Grèce, selon le pacte, aurait été obligée d’intervenir, ce qui la rendait extrêmement vulnérable étant donnée sa position géographique. Malgré les hésitations de la Grèce vis‑à‑vis de l’Entente balkanique, dues à l’influence puissante de Venizélos sur la politique du gouvernement d’Athènes, c’est justement la Grèce qui allait profiter la première du soutien des autres membres de l’Entente dans les moments critiques qui suivirent la tentative de « révolution républicaine » de Venizélos, quand le courant revanchard bulgare, profitant de la situation ambiguë de la Grèce, devint extrêmement véhément et menaçant. Très rapidement, Nicolae Titulescu (président en exercice de l’Assemblée générale de la Société des Nations, à ce moment‑là) devait faire savoir à la Bulgarie que dans l’éventualité où les forces bulgares pénétreraient en Grèce, « le Pacte balkanique entrerait automatiquement en application20 ».

Liens économiques, échanges commerciaux

22 D’autre part, dans l’ensemble des relations roumano‑grecques, les liens économiques entre les deux pays eurent un rôle important, de sorte que l’évolution des échanges commerciaux, leur profil et leur dynamique furent autant d’éléments qui complètent cette image des relations bilatérales. Une caractéristique fondamentale de ces relations économiques entre la Grèce et la Roumanie pendant l’entre‑deux‑guerres est le fait que la balance commerciale a continué d’être massivement déficitaire pour la Grèce, malgré les efforts faits lors des sessions du conseil économique de l’Entente balkanique. Le volume des échanges entre les deux pays a évolué au cours de la période, mais le plus haut niveau fut enregistré en 1928. Dans l’intervalle 1928‑1929, la Roumanie fut le plus grand exportateur sur le marché grec de maïs, mais aussi de bois de construction, de pétrole et de produits pétroliers, domaine où elle détenait un quasi-monopole. Si l’on parle en termes de hiérarchie, la Grèce occupait la 6e place sur les 26 pays importateurs de produits roumains. Incontestablement, le moment le plus important fut la signature, en août 1931 à Bucarest, de la Convention de commerce et de navigation21 entre les deux pays. Mais ses effets positifs ont été atténués par la crise économique mondiale des années 1929‑1933. Bien que celle-ci ait affecté les deux pays, la Grèce fut cependant plus touchée pour deux raisons : d’une part, à cause du profil des exportations grecques, concernant des produits considérés comme « de luxe » (huile d’olive, raisins secs, tabac, condiments) pour lesquels la demande internationale a baissé à cette période, d’autre part parce que la Grèce avait en permanence une balance commerciale déficitaire. La position de la Roumanie sur le marché grec a résisté grâce à la structure générale de ses exportations représentées par des produits de première nécessité, dont l’État grec ne pouvait se dispenser.

23 Sur le plan économique, on peut observer également une évolution relativement proche de la situation des deux pays par rapport à l’offensive économique allemande. Dans ce domaine, la Roumanie et la Grèce ont dû accepter la consolidation de la position allemande dans leurs échanges commerciaux à la suite d’accords dont les clauses étaient comparables.

24 En ce qui concerne l’Entente balkanique22, dans laquelle les deux pays se sont engagés au cours des années 1930, celle‑ci devait montrer ses limites et échouer à l’occasion des moments critiques vécus par les pays membres, dénouement favorisé par un ensemble de facteurs régionaux et internationaux. On peut dire que cet échec a été causé par

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l’apparition de situations (auxquelles les pays membres se sont heurtés) différentes de celles qu’avaient anticipées les initiateurs du pacte au moment où furent fixés les accords politiques et les dispositions militaires.

25 Au contexte international et aux positions adoptées par les grandes puissances allait s’ajouter une série de « défaillances » dans la manière d’aborder la politique étrangère parmi les membres de l’Entente. L’exemple classique est celui de la Yougoslavie du gouvernement Stojadinović signant le 24 janvier 1937 un pacte d’« amitié permanente et sincère » avec la Bulgarie sans solliciter le consentement de ses alliés comme il était prévu dans le pacte.

Conclusions

26 S’il faut évaluer la période de l’entre‑deux‑guerres dans son entier, on peut affirmer que Bucarest comme Athènes ont eu des objectifs similaires en matière de politique étrangère, leur principal objectif étant le maintien du statu quo territorial. Alors que pour la Roumanie, la menace était perçue comme venant du développement des tendances révisionnistes en Bulgarie et en Hongrie, dans des conditions où, à l’Est, la menace soviétique persistait, dans le cas de la Grèce, au‑delà des prétentions de la Bulgarie, la menace la plus forte venait de l’Italie de Mussolini. La peur de provoquer ou d’attirer des suspicions à Rome fut précisément un leitmotiv de la politique étrangère grecque avant même la signature du pacte de l’Entente balkanique. D’où les problèmes apparus au moment de la ratification du Pacte balkanique ainsi que la pression exercée par l’opposition grecque (Venizélos en tête) qui a conduit à produire une « déclaration interprétative23 » du pacte dont le rôle était d’écarter la variante selon laquelle à un moment donné la Grèce serait contrainte de s’engager dans un conflit avec l’Italie. Les mêmes craintes ont empêché initialement la Grèce de participer à la constitution d’une Convention militaire à quatre dans le cadre de l’Entente balkanique ; lorsqu’elle a décidé de participer tout de même, la Grèce l’a fait en tenant compte des conditions (limitatives) exposées par Ioannis Metaxás dans sa lettre de mai 1936.

27 Une différence significative entre les deux États du point de vue de leurs réactions dans des moments critiques devait apparaître au moment où Roumanie et Grèce ont dû faire face aux ultimatums soviétique et italien de l’année 1940. Alors que la Roumanie a cédé sans lutte des territoires substantiels (il est vrai, pour sauvegarder l’État), la Grèce a choisi, et sans même tenir compte du délai de trois heures accordé par l’Italie au moment de l’ultimatum (le 28 octobre 1940), de le rejeter et de riposter contre l’envahisseur.

28 Au moment de l’agression italienne contre la Grèce, la Roumanie avait déjà modifié le cours de sa politique étrangère (dans des conditions où, après les pertes territoriales de l’été 1940, ses nouvelles frontières étaient garanties par l’Allemagne et l’Italie) et les vieux engagements qui la liaient à la Grèce n’existaient plus. D’ailleurs, l’occupation de la Grèce par les forces allemandes allait déterminer, le 24 juin 1940, la rupture des relations diplomatiques entre la Roumanie et la Grèce, mais il faut rappeler que la représentation de la Roumanie à Athènes a continué de fonctionner jusqu’au 15 juin 1944, date à laquelle elle fut transformée en Consulat général.

29 Évaluant l’ensemble de la période considérée, on peut malgré tout affirmer qu’à partir de l’automne 1924, les relations bilatérales roumano-grecques ont suivi clairement une tendance ascendante, en dépit des problèmes bilatéraux d’ordre économique et de

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questions liées au traitement des populations aroumaines de Grèce. Cependant, la question des droits des Aroumains et leur traitement par les autorités grecques sont restés à l’ordre du jour des relations bilatérales durant toute la période, même si ce fut dans une proportion plus faible.

30 Comme on peut le voir, la période de l’entre‑deux‑guerres s’est caractérisée, au niveau européen, par la confrontation entre le camp des pays décidés à maintenir le statu quo territorial hérité des traités de paix (le système de Versailles) et ceux qui visaient sa révision. Dans cette dispute, la Grèce comme la Roumanie se sont trouvées du même côté, avec des objectifs communs, à savoir la défense de leur souveraineté nationale et de leur intégrité territoriale. Cette solidarité d’intérêts des deux pays s’est consolidée durant toute la période et a été renforcée par le rapprochement dynastique entre les deux pays et, surtout, par les relations d’amitié privilégiées établies au niveau des élites politiques et diplomatiques des deux États.

BIBLIOGRAPHIE

L’étude est fondée principalement sur les ressources des archives des ministères français et roumain des Affaires étrangères.

On peut ajouter :

GRENVILLE John Ashley Soames, 1974, The Major International Treaties 1914‑1973. A History and Guide with Texts, London: Methuen & Co. Ltd.

IONESCU Take, 1921, Mica Înţelegere, Bucureşti: Cartea Românească.

KATSIADAKIS Eleni, 1990, Η συνθήκη του Βουκουρεστίου και η Ελλάδα. Συμπόσιο [Tratatul de la Bucureşti şi Grecia. Symposium], Θεσσαλονίκη: IMXA, p. 41‑54.

XENI Constantin, 1932, Take Ionescu, 1858‑1922, Bucureşti: Editura Universul.

NOTES

1. Archives du Ministère des Affaires étrangères de Roumanie (Arhiva Ministerului Afacerilor Externe al României), Fonds 71/R/100, f. 106.

2. Eleni KATSIADAKIS, 1990, Η συνθήκη του Βουκουρεστίου και η Ελλάδα. Συμπόσιο [Tratatul de la Bucureşti şi Grecia. Symposium], Θεσσαλονίκη: IMXA, pp. 41-54. 3. Constantin XENI, 1932, Take Ionescu, 1858‑1922, Bucureşti: Editura Universul, p. 465. 4. D’après le témoignage de Take Ionescu, les deux hommes politiques se sont rencontrés pour la première fois à Londres en janvier 1913, invités tous deux à un déjeuner par un célèbre journaliste anglais, Emile Joseph Dillon, vieil ami de Venizélos. On trouve des références intéressantes dans une préface d’un ouvrage de Costas Kérofilas publié à Paris (qui porte sur la personne de Venizélos), préface dont

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l’auteur n’est autre que Take Ionescu. Celui‑ci souligne notamment : « […] j’ai eu l’occasion de voir Venizelos avoir raison contre tout le monde et imposer sa volonté pour le plus grand bien de sa patrie... je fus dès le premier moment attiré. Cette tête de saint byzantin qu’on dirait descendue d’une fresque d’église, ce regard à la fois si pénétrant et si tendre, ce sourire si fin, cette sympathie irrésistible qui se dégage de toute sa personne, cette modestie presque de jeune fille et qui est d’autant plus charmante qu’elle est alliée à une volonté de fer, tout cela vous prend à la première rencontre. Je lui demandai le secret de son succès, et il me répondit ces paroles si simples mais si profondes : “j’ai toujours dit à mes concitoyens toute la verité, toute, et je me suis toujours senti prêt à quitter le pouvoir sans aucun regret”. La sincérité, le culte de la vérité, voilà la plus belle des qualités de Venizelos, et en même temps le secret de sa force. » (Costas KÉROFILAS, 1915, Un homme d’État : E. Venizélos, sa vie, son œuvre, Paris : Éditions de l’Imprimerie de l’Est, p. 7). 5. Ibid., p. 8. Take Ionescu évoque à cette occasion l’échange de télégrammes entre eux des 13 et 15 juin 1913, soulignant, dans la préface citée, que ceux‑ci « ont posé les bases de toute la politique gréco‑roumaine de l’année 1913 ». 6. Take IONESCU, 1921, Mica Înţelegere, Bucureşti: Cartea Românească, pp. 6‑7. 7. „Prevederile Tratatului de Pace dintre Puterile Aliate şi Asociate şi Turcia (Tratatul de la Sèvres)‑10 august 1920”, in John Ashley Soames GRENVILLE, 1974, The Major International Treaties 1914‑1973. A History and Guide with Texts, London: Methuen & Co. Ltd, pp. 73‑77. 8. Archives de la Bibliothèque nationale (Roumanie), Fonds Saint‑Georges, P. VIII, D 7, f. 49, 2 sept. 1920. 9. Ibid. 10. Ibid. Dans le texte : « […] le temps est peut-être venu d’entamer des négociations en vue de la conclusion rapide d’une alliance défensive entre la Roumanie, la Yougoslavie et la Grèce, visant une éventuelle attaque de la part de la Bulgarie. En vérité, une telle alliance empêcherait la Bulgarie de se lancer dans une politique aventurière et sera, en Grèce du moins, unanimement saluée ; elle supprimerait en même temps tout prétexte de contradiction de la part de l’opposition qui pourrait chercher à tirer un profit politique en s’opposant à l’entrée en guerre de la Grèce aux côtés de la Roumanie si l’obligation contractuelle d’une alliance n’existait pas entre les deux pays. Étant absorbé par le traité avec la Turquie et sans penser que le problème soit urgent, j’ai l’intention de me rendre à Bucarest et à Belgrade, vers la fin du mois d’octobre ou le début du mois de novembre, une fois terminées les élections en Grèce. » 11. Pour les premiers signes de l’échec, en ce qui concerne les mariages dynastiques, voir Archives du Ministère des Affaires étrangères (AMAE), Fonds Romania, 71‑1922, R 50 – dossiers spéciaux, f. 19, Rapport no 507‑5, 31 janvier 1923, Légation de la Roumanie aux États‑Unis, Washington. Le divorce entre le prince Carol de Roumanie et la princesse Hélène de Grèce fut prononcé en juin 1928, celui de George de Grèce et Élisabeth de Roumanie en 1935. 12. AMAE, Fonds Grecia 71/1925, Vol. 117/2, G 6 A, Rapport no 2043, 11 décembre 1926, Légation roumaine d’Athènes, signé par Langa Rascanu, f. 48. 13. AMAE, Fonds Conv., D 3, Vol. 4, Lettre de Nicolae Titulescu du 3 décembre 1927 à Nikolaos Politis, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de la Grèce à Paris,

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par laquelle le ministre des Affaires étrangères roumain le remerciait pour l’appui offert à la Roumanie à la Cour permanente de Justice internationale de La Haye. 14. AMAE, Fonds Grèce, Vol. I, Rapport no 2554 du 28 décembre 1927 de la Légation de la Roumanie à Athènes, signé par Langa Răşcanu, contenant en annexe l’interview accordée par Andreas Michalakopoulos au journal Kathimerini, au sujet de la politique extérieure de la Grèce, f. 187. 15. Ibid. 16. AMAE, Fonds 9, Conventions G. 3, Télégramme du 14 mars 1928 de Nicolae Titulescu, ministre des Affaires étrangères, à I. G. Duca, au sujet du Pacte de non‑agression et d’arbitrage roumano‑grec. 17. AMAE, Fonds 71/Grèce, Vol. I, Rapport n o 974 de la Légation de la Roumanie à Athènes du 9 avril 1928, contenant aussi une annexe signée par Langa Răşcanu, f. 218‑219. 18. Ibid. 19. AMAE, Fonds 71/Grèce, Vol. III, Rapport n o 2908, 28 novembre 1933, Légation roumaine d’Athènes, signé par Langa Răşcanu. 20. AMAE, Fonds 71/Grèce, Vol. V, Télégramme du 10 mars 1935, signé par Nicolae Titulescu. 21. AMAE, Fonds Atena, Vol. 76 bis, Convenţiunea de Comerţ şi de Navigaţie dintre România şi Grecia, 11 août 1931, p. 403. 22. Sur la position de la Grèce vis‑à‑vis de l’Entente balkanique, voir AMAE, Fonds Înţelegerea Balcanică, Dos. 14, Rapport no 623, 8 mars 1934, f. 235‑236. 23. AMAE, Vol. 19, Télégramme no 695, 6 mars 1934, Légation de la Roumanie, Athènes, signé par Constantin Langa Răşcanu.

RÉSUMÉS

Avec l’apaisement des tensions diplomatiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, les relations roumano‑grecques ont suivi un cours sinueux dans l’entre‑deux‑guerres, influencé par les changements politiques internes et les événements européens. Deux mariages dynastiques, bien que de courte durée, entre les maisons royales des deux pays, des liens privilégiés entre certains gouvernants (Elefthérios Venizélos et Take Ionescu), l’action de représentants diplomatiques compétents (Constantin Langa‑Răşcanu à Athènes), mais surtout des intérêts communs à une politique de coopération dans les Balkans, dans un contexte où la Grèce pâtit des effets du désastre d’Asie Mineure, préparent le terrain à la signature du traité de non‑agression et d’arbitrage de mars 1928 et à l’organisation de conférences balkaniques ainsi que, plus tard, au pacte de l’Entente balkanique de 1934. Les visites d’Elefthérios Venizélos en Roumanie en août 1931 puis de Nicolae Titulescu (ministre roumain des Affaires étrangères) à Athènes en 1933, où l’accueil fut enthousiaste, marquent l’apogée des relations bilatérales roumano‑grecques. Sur cette période, les relations entre les deux États montrent ainsi un cours ascendant malgré le

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maintien dans l’agenda bilatéral de questions sensibles comme celle des Aroumains ou certains aspects techniques des échanges économiques.

After the diplomatic tensions of the XIXth Century, the Romanian‑Greek relations have followed, during the interwar decades, a winding course, influenced either by the internal political changes in the two states or by the international events occuring in Europe. The ties between the two Royal Houses, materializing in the Romanian Greek dynastic marriages, excellent relations between outstanding political men ( et Take Ionescu), the arrival in of Romania’s new minister, Constantin Langa‑Răşcanu, a diplomat with a large experience in the Balkan area and, of course, common economical interests were to help put the relations between Romania and back on a favorable track. A milestone in the overall course of Romanian‑Hellenic relations was that of the signing of the non‑aggression and arbitrage pact, in March 1928; it paved the way for other inter‑Balkan agreements leading to rapprochement between the Balkan states, which materialized in the signing of the Balkan Entente Pact on February 9, 1934. However, the peak in the Romanian‑Hellenic relations were the Romanian visit of Greek Prime Minister E. Venizelos (August 1931) and the visit of Romanian Foreign Minister Nicolae Titulescu to Athens (Autumn of 1933) – a decisive moment, considering the impressive welcome he enjoyed. Overall, it can be said that, from the Autumn of 1924 and until the outbreak of the Second World War, the Romanian‑Greek bilateral relations obviously followed an upward trend, in spite of some minor issues related to how the Aromanian populations were treated or some strictly technical economic problems.

Odată cu depăşirea tensiunilor diplomatice de la sfârşitul secolului al XIX‑lea şi începutul secolului al XX‑lea, relaţiile româno‑elene în perioada interbelică au urmat un curs sinuos, influenţat de schimbările politice interne şi de evenimentele care au survenit în Europa. Legăturile dintre cele două Case regale, care s‑au concretizat în cele două căsătorii dinastice (chiar dacă de scurtă durată), relaţiile privilegiate între personalităţi politice (precum Eleftherios Venizelos şi Take Ionescu), activitatea unor reprezentanţi diplomatici competenţi (Constantin Langa‑Răşcanu la Atena), dar mai ales interesele comune privind o politică de cooperare în Balcani, în contextul în care Grecia resimţea încă efectele dezastrului din Asia Mică, au pregătit terenul pentru semnarea Tratatului de neagresiune şi arbitraj din martie 1928 şi pentru organizarea conferinţelor balcanice, ca şi pentru parafarea Pactului Înţelegerii Balcanice, în februarie 1934. Vizita lui Elefthérios Venizélos în România (august 1931) și cea a lui Nicolae Titulescu (ministrul Afacerilor Externe al României) la Atena, în 1933, unde primirea a fost una entuziastă, au marcat apogeul relaţiilor bilaterale româno-elene. În perioada la care facem referire, relaţiile dintre cele două state au urmat un curs ascendent, în ciuda menținerii pe agenda bilaterală a unor chestiuni sensibile, precum cea a drepturilor aromânilor, sau a unor aspecte tehnice legate de schimburile economice.

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INDEX

Index géographique : Grèce, Roumanie motsclesel Ελληνο-ρουμανικές σχέσεις, Βαλκανικό Σύμφωνο, Ρουμανία, Ελλάδα, Μεσοπόλεμος, Διπλωματική ιστορία Thèmes : Histoire diplomatique Keywords : Greek‑Romanian relations, Balkan Pact, Greece, Romania, Interwar period, Diplomatic History motsclesmk Грција /Романија односи, Балканскиот пакт, Романија, Грција, Дипломатска историја, Меѓувоениот период Mots-clés : relations gréco‑roumaines, relations gréco‑roumaines, Entente balkanique, Ionescu Take (Demetriu) (1858-1922), Venizélos Elefthérios (1864-1936) motsclestr Yunan-Romen ilişkileri, Balkan Antantı, Romanya, Yunanistan, İki savaş arası dönem, Diplomatik Tarih Index chronologique : entre-deux-guerres (1918-1939)

AUTEUR

RADU TUDORANCEA Institut d’Histoire « Nicolae Iorga », Bucarest

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Amours et politique ; les politiques de l’Amour : à propos de Popi de Teodor Scorțescu Love and Politics; the Politics of Love: On Popi by Teodor Scorțescu Amor și politică; politicile amorului: Despre Popi de Teodor Scorțescu

Victor Ivanovici

1 Injustement oublié dans son pays natal, Teodor Scorţescu (1893‑1976) appartient à l’époque de l’entre‑deux‑guerres de la littérature roumaine. Sans y occuper une position de premier rang, sa place reste très honorable parmi les figures de second plan.

2 Diplomate de carrière, Scorţescu passa par plusieurs capitales européennes, dont Istanbul et Athènes qui lui laissèrent un fort penchant « orientaliste ». Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, il se trouvait en mission à Rome où, bien placé pour deviner quel sort serait réservé à la Roumanie dans l’après‑guerre, il se garda de rentrer à la « base » lorsqu’il y fut rappelé. Après quoi il s’installa en Italie, d’autant plus qu’en 1930 il avait épousé la princesse Livia Borghèse. Ensuite, les informations précises sur son destin nous manquent presque complètement, on pourrait dire que Scorţescu se perdit dans l’exil.

3 Le reste n’est que suppositions et conjectures. Apparemment, le couple habita d’abord en Sicile, puis émigra en Argentine (à en juger d’après un dernier livre de l’auteur, paru en 1952, près de Buenos Aires, chez un petit éditeur de l’émigration roumaine). Revenu en Europe, l’écrivain passa, paraît‑il, le restant de sa vie dans le pays de sa femme.

4 Son activité littéraire avait commencé avec la poésie ; par la suite, il aborda aussi le théâtre et la prose. Dans ce dernier genre, qui constituait sa véritable vocation, Teodor Scorţescu a laissé un roman et quelques nouvelles, dont Popi (1930), qui nous occupera ici, est sans doute la plus réussie.

5 À mon avis, la qualité maîtresse de cet ouvrage est un certain « air de famille », non pas frappant, mais toutefois décelable à un niveau plus profond, qui fait penser aux fort

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connues Lettres persanes (1721), de Charles Louis de Secondat, baron de Montesquieu. De son temps, avec cet ouvrage, l’auteur gagna la faveur du public français en lui parlant de choses de chez lui, mais d’une voix étrangère. Certes, le retournement de l’exotisme allégorique n’avait rien de nouveau : comme presque tout dans la littérature, ce procédé ramenait à de multiples précédents. Et cependant, dans cette satire philosophique typique du XVIIIe siècle, la simple convention romanesque finit par être homologuée comme une leçon de relativisme culturel. En effet, rien ne nous avertit mieux sur la vraie portée des valeurs propres que de les contempler avec les yeux d’autrui.

6 C’est à un exercice de ce genre que s’adonne Teodor Scorţescu dans Popi, en nous proposant une histoire grecque racontée par un Roumain.

1. Un « Persan » roumain en vacances dans la Grèce déchirée

7 Le sous‑titre de sa nouvelle, « 1922 », fait allusion à une date marquée de noir dans les annales de la Grèce moderne. Et pour cause : c’est l’année de la tristement fameuse « Grande Catastrophe d’Asie Mineure », ce désastre politique et humain qui mit un point final à la délirante « Grande Idée » – la chimère de la restauration de l’Empire byzantin – qui avait hanté tout le premier siècle d’existence de l’État grec. Dénouement d’autant plus douloureux que, pour un moment, la marotte irrédentiste semblait s’accomplir dans l’éphémère « Grèce des deux Continents et des cinq Mers » issue du traité de Sèvres pour être aussitôt anéantie par celui de Lausanne. Par contre, ce qui tint bon et même puisa une nouvelle vigueur dans la débâcle fut la « haine farouche qui déchirait la Grèce en deux1 », depuis la Grande Guerre et sur le fond de la même Grande Idée. Les manuels d’histoire la rangent sous l’étiquette de la Discorde ou du « Schisme national », opposant les partisans du roi Constantin (deux fois déposé et deux fois rappelé sur le trône), à ceux du charismatique dirigeant libéral Elefthérios Venizélos.

8 Scorţescu nous rapporte l’essentiel de ce drame, dont le dernier acte se jouait ces jours‑là : la défaite et la fuite des troupes grecques, l’évacuation de l’Asie Mineure, la révolte de l’armée humiliée et son débarquement à Laurion, l’éviction du roi Constantin, la chute du cabinet Gounaris, le procès et l’exécution expéditive « des Six », tenus pour responsables du désastre... Cependant, dans la mesure où le narrateur de Popi contemple les faits d’un regard distancié, son récit devient une « lettre persane » (que même les Grecs d’aujourd’hui pourraient consulter avec profit).

9 Qui est derrière ce souriant regard étranger qui, en déplaçant les accents émotionnels, comme dans le « travail du rêve » freudien, crée un effet de distance que les autochtones n’étaient pas capables de prendre ?

10 Ce regard appartient à un jeune cadre roumain en voyage d’affaires à Athènes ; pour lui, la conjoncture dramatique que la Grèce est en train de vivre ne représente qu’un simple inconvénient, car elle entrave le remboursement des crédits octroyés au gouvernement hellène par la banque Dacia Romană, qu'il représente en Grèce2. Sans trop le prendre à cœur (il paraît beaucoup plus ennuyé par l’impitoyable climat estival d’Athènes), il profite de ces vacances imprévues pour mieux connaître le pays et ses

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femmes. De cette option du narrateur‑protagoniste découle le profil de genre de l’ouvrage : Popi sera donc une « étude de mœurs » et une histoire d’amour.

2. Syndromes et manies grecques des « années folles »

11 Le premier volet de ce diptyque s’inscrit dans la catégorie, très en vogue dernièrement, des recherches imagologiques. Non sans raison, car, de Popi, l’on peut tirer une image assez complexe de la Grèce et de ses habitants au début de la troisième décennie du siècle dernier, également connue sous le nom des « années folles ».

12 Dans cette image, le regard étranger, qui voit les choses du dehors, se juxtapose à la vision du dedans qu’ont les Grecs d’eux‑mêmes, sans parler de leur propre regard vers l’extérieur, c’est‑à‑dire de l’idée qu’ils se font des autres. Il en résulte (pour ainsi dire) une stéréoscopie de stéréotypies. En premier lieu parce que toute imagologie travaille surtout avec des stéréotypes. En second lieu, parce que, dans ce genre d’études, tout dépend – pour citer un proverbe espagnol – del color del cristal con que se mira (« de la couleur de la vitre dans laquelle on regarde »). En l’occurrence, de l’« analyste » qui assume le traitement des stéréotypes. Celui‑ci est le même narrateur dont on a déjà fait la connaissance ; les besoins du récit à la première personne le placent en position de « perceiver » (comme diraient les Anglo‑Saxons), sans pour autant faire de lui un « raisonneur » (à la française). Au cœur de son époque frivole, il reste un touriste, par définition voué à la frivolité, mais son intelligence suffit pour qu’il en fasse bon usage.

13 De la hauteur de son manque de sérieux, il peut observer l’excès de gravité que les Grecs attachent à certains sujets. Tel est, par exemple, l’amour de la patrie qui, pour eux, est un absolu dépourvu de nuances et qui, parfois, devient un syndrome foudroyant. En grec moderne, cela s’appelle progonoplexie, et ses effets, de même que le mot, ressemblent franchement à l’apoplexie. Sans ambition de faire la phénoménologie de ce « mal d’ancêtres » (pourrait‑on l’appeler aussi « aïeulite » ?), notre « Persan » roumain décrit une large gamme de signes et de symptômes du syndrome patriotique.

14 À bord d’un navire en train de traverser l’Égée, une mer de dimensions plutôt modestes, le jeune Roumain surprend une dame athénienne dévorant la côte grecque d’un regard si avide qu’elle semble revenir du bout du monde. Le sympathique Levantin Spyros Valassinos, qui se dit descendant des « comtes de Valassin » et qui possède un passeport français (grâce auquel il a échappé de justesse au massacre de Smyrne), se félicite de ce que le sang grec se soit entièrement substitué dans ses veines, à celui des Croisés.

15 Les Grecs d’aujourd’hui « parlent de l’ancienne Hellade comme si c’était hier », et traitent ses « grands défunts comme leurs grands‑pères personnels » (p. 34‑35). Issus de la race qui est « le blason de la planète » – et par cela, se fichant des titres de noblesse –, ils ennoblissent le monde entier de leurs grands hommes : « N’est‑ce pas nous qui avons donné à la Russie un Capo d’Istria ? », « N’est‑ce pas nous qui avons donné à la France un Napoléon ? », l’histoire de Roumanie « n’est‑elle pas pleine de noms grecs ? » (p. 36).

16 L’humanité entière leur devant gratitude, quoi de plus naturel que de considérer les autres en fonction de leur attitude envers la Grèce ? Curieusement, ils n’en veulent pas trop aux Turcs : sans doute parce que chaque faction grecque impute la défaite en Asie Mineure à la faction opposée. Les Français sont considérés comme presque aussi

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coupables, car ce sont eux qui ont armé les kémalistes. La Roumanie, pays voisin, mais sans frontières communes et, de ce fait, sans problèmes territoriaux ou de minorités avec la Grèce, est convoitée en tant que « terre de l’abondance et des délices, une espèce d’Eldorado pour les Balkans » (p. 23). Beaucoup de Grecs y ont vécu et y vivent encore, les royalistes l’aiment du fait qu’elle est la patrie de l’épouse du Diadoque et presque tous, quoi qu’en pensent les Roumains, la voient comme une sorte de « colonie grecque » (p. 36).

17 Et les exemples peuvent continuer.

18 Il n’est pas difficile de deviner de quel sourire le protagoniste contemple ce genre de « couleur locale » : amusé, condescendant, souvent ironique ou même cynique, ce sourire n’est jamais arrogant. Notre « Persan » a beau se moquer des idées fixes des autochtones, il ne cesse de regarder les Grecs avec une grande sympathie. Comme tout inconditionnel, il les aime non pas en dépit de leurs failles, mais pour elles. Même dans les occasions où ils arrivent à l’agacer, en le faisant sortir de sa réserve polie. Par exemple quand il dénonce devant ses interlocuteurs la folie qui ravage leur pays : Vous êtes […] le peuple le plus intelligent que je connaisse. Lorsque vous traitez des affaires, votre vision du monde s’ajuste à la réalité comme un gant. Où que vous alliez, vous êtes les maîtres de la situation. Les gens, ainsi que les lieux, sont chez vous aussi beaux qu’il y a trois mille ans. Vous pourriez être heureux. Mais, de haut en bas, vous êtes tous empoisonnés par la politique (p. 78).

19 Peine perdue, car qui connaît les Grecs sait qu’ils adorent leurs défauts : « Nous avons horreur de l’équilibre » (loc. cit.), lui réplique‑t‑on fièrement, puis on lui fait savoir que métabolé – le terme pour désigner le changement ou l’évolution – signifie littéralement « jeter par‑dessus », c’est‑à‑dire « larguer » qui ou quoi que ce soit. Quoique douteuse philologiquement, ladite interprétation nous suggère que, pour les Grecs, le progrès n’est point une croissance faite de lentes accumulations, mais plutôt d’expulsions et d’exclusions violentes. C’est ce qui est en train de se passer à l’époque de la grande Discorde où, avec un acharnement inouï, la Grèce vénizéliste s’apprête à « larguer » la Grèce royaliste et vice‑versa.

20 Au niveau du quotidien, ce rejet revêt des aspects « folkloriques ». Gare à vous, par exemple, si vous commandez un ouzo dans le mauvais café : cette boisson est l’apéritif préféré du roi Constantin ! Surtout, n’essayez pas de mettre en contact deux Grecs sans que l’un d’eux ne vous le demande : on ne sait jamais à quelle faction ils appartiennent ! Des proches parents se croisent sans un regard, faisant semblant de s’ignorer. L’enfance est plus franche : une fillette de six ans enfonce ses ongles dans la chair de sa cousine, venue lui annoncer la victoire électorale des adversaires. Même l’amour n’échappe pas à l’emprise de la Discorde.

21 Pour achever cette analyse de Popi en tant qu’« étude de mœurs », il faut encore signaler que l’auteur n’omet pas d’enregistrer aussi la truculence de ces « années folles », leur côté sinistre faisant pendant à l’image souriante qu’il préfère nous donner de la Grèce. Il s’agit de la véhémence cannibale qu’atteignent dans ce pays les passions politiques. Ainsi, les révolutionnaires au pouvoir, non contents de « larguer » le monarque du trône, s’arrangent aussi pour « larguer » ses ministres... au poteau. Après quoi les gamins athéniens marchandent dans la rue des petits morceaux de crânes, ramassés à l’endroit de l’exécution.

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3. La Grèce au féminin

22 Comme annoncé, un autre point de vue à partir duquel on peut aborder la nouvelle de Scorţescu est celui de l’histoire d’amour. Cet aspect n’est qu’un détail du tableau de mœurs que nous offre l’ouvrage, puisque l’idylle du protagoniste avec une jeune athénienne s’inscrit dans le contexte de son intérêt soutenu pour la Grèce au féminin.

23 Comme dans les sciences naturelles, tout commence par des observations empiriques. D’abord sur un spécimen choisi au hasard : Mme Soliadès, par exemple, rencontrée par le Roumain pendant son voyage en bateau, qui « portait son pays sur elle de façon plus frappante que si elle allait vêtue en costume national. Son front, son nez, ses lèvres, son profil net s’obstinaient à faire publicité à une beauté désuète depuis trois mille ans » (p. 20). Puis le champ de recherche s’étend sur un échantillon plus large de la même espèce, dont le comportement collectif est surpris dans son milieu naturel, la terrasse d’une confiserie en pleine animation estivale : Des yeux en amande jetant par les faces‑à‑main des regards incitants, abondance de nez classiques ennoblissant les profils, des figures basanées aux nuances olivâtres entre lesquelles brillait, ça et là, le teint d’ambre des Smyrniotes blondes, de jolies têtes se penchant l’une vers l’autre, parlant en même temps, des bras nus agitant des éventails, des robes vaporeuses, décolletées, tout cela jouait devant mes yeux, dans un vacarme bouillant de perroquets en délire (p. 31).

24 Par la suite, la teneur de la démarche se modifie : de ce genre d’« ornithologie » empirique, le chercheur passe à une « étude de cas » à la manière des sciences sociales. La raison en est la connaissance de Popi, en qui le Roumain trouve une informatrice de premier ordre et, tout à la fois, un objet idoine d’investigation. Dorénavant, la recherche se personnalise, s’érotise même, et la physiologie de la femme grecque tourne peu à peu au récit libertin.

25 Suivons les phases de cette évolution.

26 Popi représente dignement la beauté locale, bien que sa physionomie ne soit pas des plus classiques. Elle a « un teint mat, des yeux en amande, ombragés par des cils fléchis vers le haut ; sous son nez naïf, un peu retroussé, une bouche rouge aux lèvres pulpeuses » (p. 25). Son corps est aussi désirable que le visage : La jambe, légèrement cambrée, finissait par un genou arrondi comme une pomme, que la robe courte laissait à découvert. Les hanches amples, courbées avec la grâce d’une lyre […], etc. (p. 64).

27 Sa voix est « claire et musicale » et « le typique zézaiement des Grecs quand ils parlent une langue étrangère lui prête une grâce enfantine » (p. 26), lorsque, dans un français bien maîtrisé, elle fustige la félonie de la France. La même voix, mise à chanter, devient « chaude et vaste », révélant peu à peu, « tel un corps qui se déshabille, une sensualité vibrante » (p. 52).

28 La jeune femme est « veuve », en l’occurrence « veuve de vivant » (zontochera), comme l’on appelle en Grèce les divorcées. Pour cette raison, elle est retombée sous la férule de sa famille et, à 23 ans, elle doit cacher ses amourettes des yeux sévères de l’« oncle Thémistocle » ainsi que des voisines vouées aux commérages. Si un moment elle se montre complaisante envers un homme, elle tient absolument à ce que celui‑ci n’en tire pas de « fausses conclusions ». « Madame, vous parlez comme une Roumaine » (p. 33), réplique avec sincérité son compagnon, se souvenant peut‑être d’une certaine histoire

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drôle, selon laquelle ses concitoyennes ont l’habitude de demander, après : « Et maintenant que vas‑tu penser de moi ? »

29 Avec la même sympathie et le brin d’ironie dont il regarde les choses du pays, le narrateur rapporte les ruses et les efforts que Popi met en œuvre pour s’« émanciper ». En commençant, bien sûr, par la diète. Puisque les Grecques, dès qu’elles « attachent leur âne » (dit le peuple), c’est‑à‑dire une fois mariées, commencent à prendre du poids : « C’est ça le cachet de la félicité domestique » (p. 50). En revanche, Popi est sortie mince de cet obèse paradis, et entend le rester ; le prix en est de ne dîner « que des oranges […] et une petite bouteille de Rezinato » (p. 49). De surcroît, elle fait du skating et va souvent nager (sur des plages séparées pour les hommes et les femmes). Enfin, dans une Athènes qui n’est encore qu’un grand village, elle s’arrange pour rencontrer (comme par hasard !) qui elle veut.

30 En politique surtout, elle a ses propres convictions et les défend, avec courage et franchise, contre qui que ce soit. D’ailleurs, dans ce pays où les mâles font la loi, la Discorde devient plus farouche lorsqu’elle prend un visage féminin. Ainsi, Mme Soliadès ne mâche pas ses mots pour traiter son cousin royaliste de « dégénéré » (p. 32). Quant à Popi, elle n’hésite pas non plus à s’afficher, en plein territoire ennemi (un café fréquenté par les vénizélistes), comme zélatrice de Constantin, ni à affronter, pour la même raison, son frère aîné de retour de la guerre.

31 Si la politique est un terrain acquis aux femmes, que se passe‑t‑il dans le domaine auquel on pense par excellence lorsqu’on parle d’émancipation ? Qu’en est‑il du libre exercice de la sexualité féminine ? Les choses y sont plus compliquées qu’ailleurs en raison de l’influence de plusieurs paramètres, dont quelques‑uns sont extérieurs (parmi eux, la politique elle‑même), d’autres intérieurs ou « intériorisés » (telles la psychologie, les mœurs, les mentalités). Et pour aller du côté « libertin » de l’histoire, c’est de tout ce complexe que doit tenir compte l’aspirant séducteur.

32 La femme grecque suit en amour un scénario soi‑disant romantique (arrivé dans les Balkans, à l’instar du skating, lorsque sa vogue était déjà passée en Occident). Foncièrement mensonger – à en croire René Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961) –, ce scénario n’est qu’un succédané du sexe et fait de ses pratiquantes, qu’elles le veuillent ou non, des « allumeuses ». Popi, qui se dit « trop sentimentale » et qui veut « être aimée » passionnément (c’est pourquoi elle a abandonné un mari plutôt tiède), comble sa solitude avec l’amitié d’une... chèvre. En rêvassant à l’amant idéal, elle soumet ses amoureux réels à des ordalies meurtrières. Notre « Persan », par exemple, manque de peu de mourir d’insolation à l’heure la plus brûlante de la journée à cause du rendez‑vous qu’elle ne lui donne que pour se faire voir à la fenêtre.

33 Il ne s’agit pas de sadisme, mais de la règle d’un jeu qui exige que la femme tombe dans les bras du soupirant juste à la fin, « tardive, comme une récompense nationale » (p. 60). Et celle qui joue ce jeu n’est pas de glace ; elle a un corps qui (comme dirait le poète) « laisse percer des obscures paroles » : un regard « où j’aurais navigué toute la nuit » (p. 51), une bouche qui, sous les baisers, a « la dure fraîcheur d’une prune » (p. 54), des seins qui, sous l’empire de l’émotion, se mettent à « frémir rythmiquement » (p. 81). Mais, pour que ces appels équivoques se convertissent en messages clairs et que leur récepteur en devienne le destinataire, il lui faut un moyen prodigieux, qui (comme dans un roman de Diderot) parvienne à faire parler le « bijou » trop discret de sa bien‑aimée.

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34 Un tel moyen semble être la chanson. En soi, il s’agit bien d’un élément fondamental du scénario romantique : « Pour Popi, notre idylle devait absolument passer en ce moment par une forme musicale, afin qu’elle accomplît les exigences d’un rituel consacré » (p. 53) ; en même temps, la musique représente l’épreuve suprême d’amour, après laquelle la récompense est en vue. En l’écoutant chanter, le Roumain a l’intuition de son tempérament fort érotique, et c’est en rêvassant sur une mélodie orientale qu’il parvient à l’imaginer complètement nue, ondoyant de son ventre et fredonnant l’inévitable O‑po‑po.

35 Malheureusement, la ressource musicale reste hors de la portée du soupirant, car – ô fatalité ! – la voix lui manque. Par force, il doit ou bien se résigner au mutisme du « bijou » convoité, ou bien le réveiller par une astuce. Évidemment, il choisira la deuxième solution, moyennant les services d’un chanteur à gages. Cette ruse est en train de produire ses effets, jusqu’au moment où le Cyrano d’occasion se rebelle contre son commanditaire, voulant s’emparer, lui, du « bijou » de Popi.

36 Tout paraît donc perdu. Et pourtant le menteur démasqué peut encore « accoucher » la vérité à la manière de Socrate. Par ses propos, il fait en sorte que les deux Grecs révèlent leurs loyautés contraires. Ainsi, il tire parti d’une passion qui, en principe, n’a rien d’érotique, mais qui, au temps de la Discorde, exerce une forte influence sur les « bijoux » locaux. La scène finale de Popi abrite ce coup de théâtre, d’autant plus génial qu’il est improvisé sur place : Je regardais autour de moi, cherchant une sortie honorable. Soudainement, je tressaillis. Mes yeux tombèrent sur un petit portrait du roi Constantin, suspendu au mur près de la porte. Une idée me vint à l’esprit. — Je dois le reconnaître, dis‑je en pointant Spyros de mon doigt, ce fervent royaliste s’est avéré plus fort que moi ! Vexé, Spyros bondit comme mordu par une vipère : — Royaliste, moi ? Puis il sourit et, en penchant sa tête en arrière, cria à pleins poumons : — Vive Venizélos ! Toute la Grèce est avec lui ! Popi, affolée, leva son front. Des pareils propos sacrilèges sous son toit ! — La Grèce est fidèle au roi Constantin ! hurla‑t‑elle d’une voix suffoquée par la rage (p. 81).

37 Après quoi le rival est chassé, le Roumain reste le maître du champ de bataille et le « bijou » convoité revient en trophée au vainqueur.

4. L’impossible (et inévitable) triangulation du désir

38 Dans les termes d’Aristote, ce final constitue une péripétie, c’est‑à‑dire le « renversement » (comique) du statu quo ante. Pour mentionner encore une fois l’ouvrage déjà classique de René Girard, le renversement en question met à l’échec un scénario fautif, le « mensonge romantique », au profit de la « vérité romanesque ». Celle‑ci nous apprend que nos désirs ne sont presque jamais autonomes : nous désirons par mimétisme, ce que désire un tiers, le « médiateur ». Quand ce dernier se trouve socialement hors de la portée du sujet, voire hors du monde réel, la médiation « extérieure » est sublimée sous forme d’un idéal inatteignable, mais, pour ainsi dire, stimulant. Par contre, quand le médiateur est réel et au même niveau que le sujet, il se transforme en rival et en obstacle pour l’appropriation de l’objet désiré. De ce désir au second degré découle le « triangle amoureux », la plus solide figure du récit occidental.

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39 Évidemment, la nouvelle de Scorţescu s’appuie sur un tel triangle qui justement parce qu’il est stable, en géométrie comme en littérature, admet à ses sommets des « rôles » changeants.

40 J’y vois au moins trois variantes : • l’une, assez simple, n’est que le triangle « classique » : désireur/désirée/médiateur (interne) ; en l’occurrence : Spyros – Popi – le narrateur. Le troisième suscite le désir chez le premier, ou le premier l’imite ; ce qui revient à la même chose, dès lors que la désirée reste Popi. Se révoltant contre le médiateur, le « Cyrano » mimétique ne vise pas à s’affranchir de lui, mais à usurper sa position près de l’objet commun de leur désir ; • la seconde variante est plus compliquée du fait que la médiation, externe, y est politique dans sa forme et psychanalytique dans son fond3. Suivant les injonctions d’une double figure paternelle (Venizélos et le roi Constantin), Spyros et Popi désirent, sont désirés – l’un(e) l’autre, l’un(e) par l’autre – et finalement renoncent au désir, à cause de l’extériorité du/des médiateur(s). La versatilité des rôles est extrême, l’autonomie du choix presque nulle : comme Don Quichotte dans ses rapports avec Amadis de Gaule, ils laissent choisir pour eux leurs deux « pères » politiques (occupant le troisième sommet du triangle). Ceux‑ci étant incompatibles politiquement, ceux‑là seront incompatibles du point de vue érotique. Par conséquent, Spyros est expulsé du triangle et la place restée vide est comblée par son rival ; • dans cette dernière variante, la posture du Roumain n’est guère commode. Que fera‑t‑il afin que son désir rentre dans le schéma triangulaire ? Qui en sera le médiateur (externe, car, de l’interne, il n’est plus question) ? Un roi, qu’il dit aimer juste pour faire plaisir à la dame, mais qui, au fond, reste non seulement hors de son monde, mais aussi de son intérêt ? Ou bien l’amour qu’elle voue au roi par complexe d’Électre, qui est, disons, l’Œdipe au féminin et qui, comme tout complexe, crée plutôt des complications ?

41 Pour une fois, la politique vient le sortir de ces dilemmes. En bannissant le monarque et en tuant ses vicaires, les Grecs donnent une solution à l’impossible (et à la fois inévitable) triangulation du désir. Lorsque du père‑médiateur ne restent que quelques osselets, rien n’empêche plus Popi de se livrer à son amant.

42 Si elle le fait en orpheline, la mort dans l’âme et avec ses lèvres scellées, son « bijou » est enfin éloquent : Quelques instants le corps de Popi flotta dans les eaux grises du néant, puis, peu à peu, elle revint à la surface. Un frisson contracta ses jambes nues… Elle gémit doucement et, comme dans un rêve, leva ses bras et les noua autour de mon cou. Je me penchai sur elle jusqu’à sentir son haleine chatouillant mon visage. Sous mon baiser, ses lèvres étaient froides comme la bouche d’une statue (p. 83).

NOTES

1. Teodor SCORŢESCU, Popi, in Concina prădată, édition par Ion Simuţ, Cluj‑Napoca: Dacia/ „Restituiri”, 1982, p. 21 [nous traduisons]. Les références au texte sont désormais données dans le corps du développement. 2. Cela nous rappelle quelque chose, n’est‑ce pas ?

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3. N’oublions pas que la psychanalyse, avec ses pulsions et ses complexes, n’est qu’un cas particulier du « mimétisme » selon René Girard.

RÉSUMÉS

Dans ces pages, je me propose d’analyser la nouvelle Popi (1930) de Teodor Scorţescu (1893‑1976), auteur injustement oublié dans son pays, dans le but de déceler les leçons de relativisme culturel qui se dégagent d’une histoire à sujet grec racontée par un Roumain. L’ouvrage nous propose une intrigue amoureuse se déroulant sur le fond de la grande « Discorde nationale » (Εθνικός Διχασμός), c’est-à-dire de la « haine farouche » qui, depuis la Grande Guerre, s’était emparée de la Grèce, la déchirant entre les partisans du roi Constantin et ceux du dirigeant libéral Elefthérios Venizélos. Un jeune Roumain, en voyage d’affaires dans ce pays humilié par la défaite et secoué par des convulsions révolutionnaires, observe les passions politiques effrénées de ses hôtes, d’abord avec un détachement amusé, puis en apprenant à les mettre à profit pour séduire une belle Athénienne et pour éloigner d’elle un rival fâcheux. La double posture du héros narrateur confère à la nouvelle de Scorţescu un double profil de genre. D’un côté, il s’agit d’une « étude de mœurs », susceptible d’enseigner aux Grecs les avantages à contempler les choses de chez eux avec les yeux d’autrui, et, en ce sens, qui ressemble, toutes proportions gardées, à une « lettre persane » à la Montesquieu. De l’autre côté, Popi est aussi une histoire « libertine » qui, avec un petit clin d’œil à Diderot, porte sur l’art de faire parler un « bijou » féminin trop discret.

In this paper, I would like to analyze the nouvelle Popi (1930) by Teodor Scorţescu (1893‑1976), an author unjustly forgotten in his country, in order to identify cultural relativism lessons emerging from a story with Greek subject told by a Romanian. The narrative relates a love affair on the background of the great "National Discord" (Εθνικός Διχασμός), that is to say, the "fierce hate" which, since the World War I, had torn Greece, between supporters of King Constantine and those of the liberal leader Eleftherios Venizelos. A young Romanian, on business trip in this humiliated by defeat and shaken by revolutionary convulsions country, observes the raging political passions of his hosts, first with amused detachment, and then he learns to put it to use to seduce a beautiful Athenian woman and to drive away an annoying rival. The double posture of the narrator gives to Scorţescu’s story a double kind of profile. On the one hand, as a "study of manners", it may teach the the benefits to contemplate domestic things with the eyes of a stranger, and in this sense seems, relatively speaking, a "Persian letter" à la Montesquieu. On the other hand, Popi is also a "libertine" story that, with a little nod to Diderot, focuses on the art of make speaking a too quiet feminine "jewel".

În paginile de faţă, îmi propun să analizez nuvela Popi (1930) de Teodor Scorţescu (1893‑1976), autor pe nedrept uitat în propria-i ţară, în scopul de a pune în evidenţă lecţiile de relativism cultural ce se desprind din această istorie cu subiect grecesc relatată de un român. Nuvela ne propune o intrigă amoroasă, desfăşurată pe fondul marii „Discordii Naţionale” (Εθνικός Διχασμός), adică a urii înverşunate care, de la Primul Război Mondial, pusese stăpânire pe Grecia, sfâşiind-o în două tabere: partizanii regelui Constantin şi aceia ai liderului liberal Eleftherios Venizelos. Un tânăr român, în voiaj de afaceri în această ţară umilită de înfrângerea militară și zguduită de convulsii revoluţionare, observă patimile politice dezlănţuite ale gazdelor, mai întâi cu o detaşare amuzată, iar mai apoi învaţă să profite de ele pentru a seduce o

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frumoasă ateniană şi pentru a îndepărta de ea un rival sâcâitor. Dubla postură a eroului narator conferă povestirii lui Scorţescu un dublu profil de gen. Pe de-o parte, avem de-a face cu un „studiu de moravuri”, susceptibil de a-i învăţa pe greci să contemple afacerile lor domestice cu ochii străinului, şi în acest sens seamănă, păstrând proporţiile, cu o „scrisoare persană” à la Montesquieu. Pe de altă parte, Popi este și o istorie „libertină” care, făcând uşor cu ochiul lui Diderot, dezvoltă arta de a face să vorbească un „bijou” feminin prea discret.

INDEX

Index géographique : Roumanie Mots-clés : royalistes, royalistes, Venizélos Elefthérios (1864‑1936), Scorţescu Teodor (1893‑1976), Scorţescu Teodor (1893‑1976), Venizélos Elefthérios (1864-1936), « bijou » féminin, « bijou » féminin motsclesel Βενιζέλος Ελευθέριος (1864-1936), βασιλικοί, γυναίκειο μπιζού, Σκορτσεσκού Τεοδόρ (1893-1976), Ρουμανία, Μεσοπόλεμος, ρουμανική λογοτεχνία Keywords : Royalists, Feminine "Jewel", Venizelos Eleftherios (1864‑1936), Scorţescu Teodor (1893‑1976), Romania, Interwar period, Romanian literature Thèmes : Littérature roumaine motsclesmk Романија, Период между двете световни войни, Романска книжевност, Женски накит motsclestr Venizelos Elefterios (1864‑1936), Scorţescu Teodor (1893‑1976), Kralcılar, Kadınsı mücevher, Romanya, İki savaş arası dönem, Romen edebiyatı Index chronologique : entre-deux-guerres (1918‑1939)

AUTEUR

VICTOR IVANOVICI Université de Thessalonique

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L’image du Grec dans l’œuvre de Panaït Istrati et Mateiu Ion Caragiale Imaginea grecului în opera lui Panait Istrati și Mateiu Ion Caragiale The Image of the Greek in the Literary Works of Panait Istrati and Mateiu Ion Caragiale

Alexandra Vranceanu Pagliardini

1 Dans la littérature roumaine du XIXe siècle1, l’image du Grec est marquée par des traits négatifs qu’on lui attribue à cause du fait que, pendant le XVIIIe siècle, un grand nombre d’habitants grecs du quartier du Phanar à Istanbul, ancienne Constantinople, étaient venus s’installer dans les provinces roumaines ; ils accompagnaient les princes régnants phanariotes chargés par l’Empire ottoman de gouverner les Principautés roumaines. Le Grec « Phanariote » était vu à l’époque comme un étranger corrompu, et cette représentation apparaît quelquefois même dans les écrits des membres des familles qui avaient des racines dans la noblesse de l’ancienne Byzance, comme les Cantacuzino ; c’est le cas, par exemple, de Constantin Cantacuzino Stolnicul2, ministre sous le règne de Constantin Brâncoveanu (1654‑1714), un humaniste qui avait fondé une grande bibliothèque et l’académie de Saint‑Sava, inspirée de l’université de Padoue où il avait étudié. Dans l’« Introduction » de son Histoire de la Valachie, il écrit que de nombreux Grecs de Byzance étaient venus en Valachie pour faire fortune3. Plus tard, pendant la période moderne4, le stéréotype négatif du « Phanariote » est associé à un autre terme, « balkanique », qui a aussi des connotations péjoratives. Vus comme les signes négatifs de l’influence orientale sur la culture roumaine, l’héritage phanariote et l’influence balkanique sont considérés par les écrivains roumains comme des éléments qui empêchent le rapprochement des valeurs de la modernité et de la culture européenne. L’image du Grec n’est pas liée, chez les Roumains, à la culture classique ou à la culture byzantine5, mais au monde balkanique, occupé par l’Empire ottoman, l’éternel ennemi avec lequel il fallait conclure des accords diplomatiques pour

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maintenir une liberté plus ou moins contrôlée. Cette vision accompagne chez les Roumains la naissance de l’« esprit national » pendant le romantisme.

2 C’est dans ce contexte qu’il faudrait placer les changements que les écrits de Panaït Istrati et de Mateiu Ion Caragiale ont opérés sur l’image du Grec et la manière dont ils ont transformé le thème du « balkanisme » pendant les années 1920 et 1930. Je ferai des références aux récits Kyra Kyralina (1923), Présentation des Haïdoucs (1925) et Mes départs (1928) de Panaït Istrati, et au roman les Seigneurs du Vieux‑Castel (1929) de Mateiu Ion Caragiale.

1. L’héritage balkanique retrouvé

3 La biographie de Panaït Istrati (1884‑1935) est très romanesque. Né dans le port multiculturel de Brăila, il est le fils naturel d’un contrebandier grec qu’il n’a jamais connu. Istrati fait de nombreux voyages en Suisse, en France et en Italie, mais aussi dans les Balkans et dans le Proche‑Orient où il survit grâce à des métiers comme photographe ambulant, peintre en bâtiment ou ouvrier. Autodidacte, il apprend le français grâce à la lecture des romans de Romain Rolland6, et, plus tard, lorsqu’il a l’occasion de connaître l’auteur, celui‑ci l’encourage à écrire en français. Le premier récit de Panaït Istrati, Kyra Kyralina, publié à Paris dans la revue Europe grâce à Romain Rolland, lui apporte une certaine visibilité dans le monde littéraire et la stabilité financière. Grand admirateur du communisme pendant sa jeunesse, Istrati dénonce pourtant les abus des Soviétiques après une visite en Russie dans les années 1920 et son essai critique7 lui attire de nombreuses antipathies dans le monde littéraire parisien. Pendant ce temps, en Roumanie, Istrati s’était déjà attiré les reproches des critiques littéraires, mécontents du fait qu’un « Balkanique » soit devenu célèbre à Paris et qu’il soit vu comme un représentant de la culture roumaine8. L’étiquette de « nouveau Gorki des pays balkaniques » que lui attribue Romain Rolland9 dans la préface de Kyra Kyralina n’avait pas plu aux critiques roumains10, conscients des valeurs négatives attribuées au terme « balkanique » en Occident. Défini comme un conteur dans la tradition orientale ou folklorique, Istrati a été réédité plusieurs fois, mais aucun historien roumain ne le considère comme un écrivain de premier ordre11.

4 Mateiu Ion Caragiale (1885‑1936) est aussi un marginal par rapport aux modes littéraires du moment. Enfant naturel du dramaturge Ion Luca Caragiale, considéré comme un grand « classique » de la littérature roumaine, Mateiu Ion Caragiale prétendait être le descendant d’une famille noble, et, attiré par l’étude de l’héraldique qui demeura une passion toute sa vie, il s’inventa un blason. Son père, Ion Luca Caragiale, se moquait du blason de Mateiu en lui disant que leurs ancêtres venaient du Levant et qu’ils étaient des vendeurs ambulants de pâtés (plăcinte en roumain)12 qu’ils portaient sur la tête, lui faisant voir, comme preuve, la forme aplatie de leur crâne. C’est cette ascendance levantine, grecque peut‑être13, que Mateiu Ion Caragiale réinvente de manière symbolique dans son roman les Seigneurs du Vieux‑Castel. Il publie peu et, malgré les appréciations de certains critiques et écrivains14 qui admirent son style raffiné et sa vision originale du roman, il reste un marginal. C’est après 1989 que ses récits, et en particulier les Seigneurs du Vieux‑Castel, commencent à être considérés comme les œuvres d’un écrivain de premier ordre.

5 Les textes qui seront analysés ici décrivent le monde balkanique roumain, qui est non seulement le trait d’union entre les univers littéraires de Panaït Istrati et de

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Mateiu Ion Caragiale, mais aussi le contexte permettant de mettre en scène les personnages issus de la culture grecque ou venus de Grèce. L’intérêt pour l’héritage laissé par l’Europe orientale à la culture roumaine était assez grand dans les années 1920‑1930. Les œuvres de l’historien Nicolae Iorga dédiées à la culture byzantine, dont la plus importante est Byzance après Byzance, cherchent à montrer comment la permanence de la culture byzantine peut être reconnue tant dans l’art et la littérature, que dans le système d’éducation des pays roumains. Dans le champ de la philologie, il faut mentionner surtout les recherches sur la littérature roumaine du XVIIe siècle faites par Ion Bogdan et Petre Paul Negulescu, qui montrent ce que les Roumains doivent à l’influence slave. Mais l’impression dominante, lorsqu’on s’arrête sur les polémiques littéraires des années 1930 dominées par le critique littéraire Eugen Lovinescu et par son cercle littéraire Sburătorul, est que « le balkanisme », la « culture byzantine » ou l’influence phanariote sont considérés comme des éléments plutôt négatifs, qui ont empêché l’accès de la culture roumaine à l’espace européen15. C’est dans ce contexte qu’il faudrait discuter le choix assez particulier fait par Mateiu Ion Caragiale et par Panaït Istrati de mettre le monde balkanique au centre de leurs récits.

6 Il y a de nombreux points communs entre les écrits d’Istrati et de M. I. Caragiale, mais le plus important est leur originalité par rapport aux modes littéraires du moment qui privilégiaient le roman psychologique ou réaliste. Istrati choisit la forme d’un récit picaresque avec des nouvelles à tiroir qui rappellent les Mille et une nuits et il ne montre aucun intérêt pour la recherche formelle dans le champ du roman moderniste. Son culte de l’authenticité ne s’inspire ni du modèle proustien ni du modèle gidien, qui, à l’époque, avaient attiré l’admiration des jeunes romanciers à la mode comme Camil Petrescu, Hortensia Papadat‑Bengescu ou Anton Holban. Le roman de Mateiu Ion Caragiale, retravaillé pendant plusieurs années, est encore plus difficile à placer dans une formule littéraire, même s’il a été comparé à la prose décadente ou romantique. La rhétorique soignée de M. I. Caragiale, la richesse de son vocabulaire, inspiré en partie par l’argot bucarestois16, conduisent le lecteur vers un monde décadent et raffiné de libertins balkaniques. La particularité du style d’Istrati provient surtout du fait qu’il écrit en français, langue qu’il avait apprise en autodidacte et qu’il « colonise » avec de nombreux mots roumains. Non seulement son style est peu soigné – Istrati se situant dans une recherche de l’authenticité –, mais il a une poétique de la confession qui exclut une recherche formelle sur le langage. Et pourtant, malgré les différences évidentes au niveau du style, on rencontre chez les deux écrivains un intérêt pour les registres familiers de la langue, car Mateiu Ion Caragiale et Panaït Istrati décrivent un monde de marginaux : les vagabonds, les prostituées, les homosexuels et les lesbiennes, les voleurs ou les criminels, les nobles déchus et les vendeurs ambulants.

7 La description des zones marginales, comme le port multiculturel chez Istrati ou la ville corrompue et libertine de Bucarest chez M. I. Caragiale, est profondément liée à l’héritage laissé par le monde balkanique à la culture roumaine. Ils considèrent cet héritage avec des regards différents : si l’on ne sent aucun jugement négatif chez Istrati, qui aime des haïdouks, des prostituées ou des vagabonds, de préférence multiculturels, chez Mateiu Ion Caragiale, le côté balkanique de Bucarest est décrit avec des traits ambivalents. Soulignons aussi leur intérêt commun pour l’autofiction, le désir

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de se reconstruire une ascendance familiale à travers le récit, le culte pour l’ami, vu comme substitut du père, mais surtout comme initiateur ou éducateur.

2. L’ami et le substitut du père : le « daskalos » (éducateur)

8 Panaït Istrati et Mateiu Ion Caragiale sont des fils naturels qui, dans leurs récits, ont réinventé l’image paternelle à travers la figure de l’ami, qui est souvent un éducateur ou un initiateur. L’image du Grec est liée à cet Autre exotique, qui se révèle, comme le dit le narrateur du roman les Seigneurs du Vieux‑Castel au sujet de son ami Pantazi, « un autre moi‑même ».

2.1. Istrati et l’apprentissage du Grec

9 Dans la plupart des récits d’Istrati, l’apprentissage du grec joue un rôle dominant dans le destin des personnages, même lorsqu’il s’agit des haïdouks, de vendeurs de salep17 ou de serveurs. Comme Panaït Istrati lui‑même, qui a dû apprendre la langue de son père grâce à des amis, plusieurs personnages, que nous analyserons dans ce paragraphe, donnent à l’apprentissage du grec une valeur symbolique18, comme s’il s’agissait d’une sorte d’initiation à la culture et à la liberté.

10 Le Grec Barba Iani est le premier personnage qui joue, dans Kyra Kyralina, le rôle complexe d’ami‑remplaçant du père, de protecteur et d’éducateur. Structuré comme un récit à tiroirs, le texte contient plusieurs récits que Stavru, le protagoniste, raconte à la « figure auctoriale » Adrien Zograffi19. L’homosexualité de Stavru est un thème dominant dans Kyra Kyralina, car ses récits sont des confessions qui devraient justifier un geste trop direct qu’il avait fait et qui avait offensé son ami Adrien. Dans Kyra Kyralina, Adrien est le narrateur du récit de Stavru, qui lui explique comment son amitié pour Barba Iani l’a aidé à survivre, comment sa présence a remplacé un père violent et lui a montré les bénéfices de l’éducation : J’ai su, moi, depuis le jour où le destin m’a envoyé Barba Yani, vendeur de salep et âme divine, j’ai su qu’il doit se considérer comme heureux, l’homme qui a eu la chance de rencontrer dans sa vie, un Barba Yani. Je n’en ai rencontré qu’un seul, lui20.

11 L’éducateur de profession apparaît plusieurs fois chez Istrati, qui avait lui‑même détesté l’école21, mais qui avait une riche culture d’autodidacte dans le domaine des langues et des cultures étrangères. Barba Iani était un instituteur qui, Stavru le laisse sous‑entendre sans le dire explicitement, était homosexuel : Daskalos (instituteur) dans une petite ville de la Grèce, il avait commis une erreur passionnelle qui lui avait valu deux années en prison et la perte de son titre. […] Je lui fus reconnaissant, je l’ai aimé comme on aime un bon père et ami. […] et ainsi, nous devînmes inséparables. Une forte amitié ne tarda pas à nous lier, greffant la jeune pousse sur le tronc de l’arbre mûr22.

12 C’est à travers l’apprentissage du grec que passe leur amitié, qui révèle au jeune Stavru les plaisirs de l’otium, malgré l’extrême pauvreté de la vie d’un vendeur de salep. La culture cosmopolite de Barba Iani ouvre les portes d’un univers nouveau à Stavru, qui, après avoir perdu sa mère, avait connu seulement la violence sexuelle chez ses « protecteurs » :

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Il connaissait tous les dialectes du Proche‑Orient et partageait tout son temps libre à lire, à flâner, à laver son linge. Il ne me poussait à rien, mais me montrait seulement ce qu’il était bien, utile, intelligent de faire. C’est de lui que je tiens de savoir écrire et lire en grec. […], j’allais devenir son disciple, son unique ami, et la consolation de ses vieux jours23.

13 Dans le cycle de récits brefs à forte connotation autofictionnelle intitulé Mes départs, où le personnage porte le nom de l’auteur grécisé en « Panagaki », on retrouve le même rapport jeune disciple‑éducateur âgé, mais sans connotation homosexuelle. Le protagoniste du récit homonyme, le capitaine Mavromati, objet de l’ironie générale pour avoir perdu son navire, sa femme et son argent, se montre un véritable « daskalos » pour le jeune narrateur. L’action a lieu dans un restaurant grec où le jeune Panagaki fait son apprentissage comme serveur, en subissant les injures des patrons et des clients, qui l’appellent « le Catzouni » (grec, en un sens péjoratif)24. La rencontre avec le capitaine Mavromati qui, malgré son apparence de mendiant, était un homme cultivé, est pour le jeune Panagaki fondamentale, car il lui apprendra le grec25. Le portrait du capitaine Mavromati décrit comme ami‑père‑éducateur se complète par un autre geste, qui le différencie des autres personnages du même type rencontrés dans la prose d’Istrati. Ayant besoin de la traduction d’un mot roumain difficile qu’il avait lu dans un article de journal, Panagaki le demande au capitaine, qui, pourtant, parle très mal la langue du pays. Le jour suivant, Mavromati offre au jeune Panagaki « une Bible », c’est‑à‑dire un gros livre où le jeune homme peut trouver les réponses à toutes les questions concernant les mots roumains, en lui disant : « Oriste, Panaiotaki ! Zé té la fais cadeau : ça connaît davantaze qué lo dascalos lé plis spudevmenos [érudit]26 » ; il s’agit du dictionnaire de la langue roumaine de Lazăr Şăineanu. Le capitaine Mavromati devient ainsi un daskalos qui lui enseigne simultanément la langue maternelle, le roumain, et la langue paternelle, le grec, en montrant ainsi au jeune Panagaki où il peut trouver ce que l’école lui a refusé.

14 Un autre exemple où l’apprentissage du grec joue un rôle symbolique apparaît dans Présentation des Haïdoucs, un récit qui fait partie du « Cycle d’Adrien Zograffi ». Le protagoniste de l’action est la femme haïdouk, Florica, qui raconte aux autres haïdouks comment l’apprentissage du grec lui a ouvert les portes de la connaissance et ensuite de la société, alors qu’elle n’était qu’une jeune paysanne pauvre et seule au monde : Ce fut également pendant ces années‑là que j’appris à lire et à écrire le grec. Et c’est à Groza encore que je dus cette acquisition. Il s’était instruit dans cette langue à l’insu du village et grâce à ces voyages à Buzau […] par le fameux chantre Joakime, de l’Église d’un seul bois, à Buzeu27.

15 Les portraits des haïdouks Groza et Florica sont inspirés par la littérature romantique balkanique, où ils sont vus comme des héros libérateurs28. Istrati les présente comme des personnes éduquées, qui connaissent plusieurs langues, dont le grec. C’est leur culture qui les aidera à échapper à la condition d’esclave réservée aux classes pauvres ; dans les récits d’Istrati, la véritable liberté est toujours obtenue à travers l’éducation, souvent autodidacte, grâce à la lecture et à la connaissance de langues étrangères.

2.2. Pantazi, l’amitié et la révélation de l’art du récit

16 Chez Mateiu Ion Caragiale l’ami‑daskalos est un initiateur dans l’art du récit. Le personnage dont il sera question ici est un Grec, nommé Pantazi, et que le narrateur du roman les Seigneurs du Vieux‑Castel rencontre par hasard à Bucarest. Ce roman a une

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intrigue paratactique : le narrateur, auquel on n’attribue pas de nom propre, et dans lequel certains critiques ont pensé reconnaître l’auteur, raconte ses déambulations nocturnes dans un Bucarest des mahala, c’est‑à‑dire des quartiers pauvres et malfamés de la périphérie de la ville, avec ses trois amis, Pantazi, Pașadia et Pirgu29. Son activité principale est l’écriture d’un roman et, comme le lecteur est amené à le comprendre par divers subterfuges, il s’agit justement des Seigneurs du Vieux‑Castel.

17 Le roman commence sous le signe de la prochaine rencontre du narrateur avec Pantazi, son « ami le plus cher30 », qui donne du sens à sa journée. Réveillé trop tard après un mois où il avait « passé le plus clair de son temps à boire, à courir les filles et à jouer31 », le narrateur s’apprête à rechercher Pantazi dans un restaurant où il le trouve en compagnie d’un orchestre tzigane. Le roman se terminera sur une scène de séparation, probablement définitive, de Pantazi, dans une gare, ce qui montre l’importance de ce personnage dans l’économie du roman. En Pantazi, décrit plusieurs fois comme « un autre moi‑même32 », le narrateur voit tantôt un ami, tantôt un maître : « Cet homme étrange m’avait été cher avant même de le connaître, il me semblait avoir trouvé en lui un ami de toujours et souvent, davantage encore – un autre moi‑même33 ». Le narrateur a pour Pantazi une amitié tendre : « Cette fois‑ci, un sentiment nouveau se greffait, souverain, sur ma curiosité : une communion morale allant jusqu’à la tendresse34. »

18 Leur rencontre est attribuée au hasard, mais présentée comme l’étape d’une initiation mystérieuse, comme l’accès à un monde différent et fascinant. « Il apparut à Bucarest, presque en même temps que les premières feuilles35 », explique le narrateur, alors que Pantazi revenait d’un long voyage et c’est d’ailleurs sous le signe de l’exotisme et du voyage que se trouve leur amitié. L’identité nationale de Pantazi est un mystère pour le narrateur, qui attend de la part de l’autre la révélation de son passé : « Et pourtant, ce n’était pas un étranger. Toutefois, il ne semblait pas roumain non plus : il parlait trop bien le roumain, comme le français, peut‑être avec plus de difficulté36 ». Pantazi raconte au narrateur l’histoire de sa famille, venue de Grèce et ayant trouvé en Valachie une terre d’asile : […] je suis Grec –, poursuivit‑il, et noble, méditerranéen ; les plus lointains ancêtres que je me connaisse étaient, au XVIe siècle, des pirates, des hommes libres et téméraires, sillonnant les mers de long en large à l’affût des proies, de Jaffa aux Baléares, de Raguse à Tripoli. C’est de Zuani‑le‑Rouge que descendent, par deux de ses fils, les deux branches de notre famille37.

19 Le narrateur passe de longues nuits sous la lumière artificielle des chandeliers et Pantazi l’initie au monde du récit enchanteur, qui montre les scènes grâce à des descriptions détaillées : « Comme sous la puissance d’un enchantement, avec lui j’ai fait en imagination de longs voyages, des voyages dont je n’avais pas rêvé... l’homme parlait. Devant mes yeux, prenant corps, se déroulait le cortège enchanteur des visions38. » L’art du discours dont dispose Pantazi est associé à une mise en scène orientalisante, « balkanique », pourrait‑on dire, mais également inspirée par une sensibilité symboliste ou parnassienne, qui refuse la nature pour se réfugier dans l’artifice : À l’abondance d’ébène et d’acajou, de soieries, de velours et de miroirs – ceux-ci d’une grande beauté, sans cadre et recouvrant tout un mur – l’amour des fleurs du locataire, poussé jusqu’à la passion, ajoutait une folle débauche de roses et de tubéreuses qui, avec des chandelles que nous trouvions allumées dans les deux candélabres d’argent à cinq branches, à n’importe quelle heure nous arrivions, donnaient à l’appartement le sceau d’un luxe choisi, formant pour mon hôte un cadre si harmonieux que mon souvenir ne peut l’en séparer39.

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20 La description de cet univers artificiel et décadent rappelle les scènes de l’enfance de Stavru dans Kyra Kyralina40, mais, si chez Istrati il s’agissait d’une atmosphère purement orientale, M. I. Caragiale mélange le fond oriental à son goût pour la décadence fin de siècle. Le côté oriental de Pantazi s’entrevoit dans son oisiveté et dans son amour pour le récit : L’homme vivait dans une indifférence sans borne, il ne se souciait de rien ni personne ; affalé sur des coussins, il fumait et se contentait de raconter, et ses nouvelles narrations étaient toujours suivies de ces longs silences pensifs qui noyaient ses yeux de larmes41.

21 Comme chez les personnages d’Istrati, le multilinguisme est un trait distinctif du portrait de Pantazi. Dans la famille de Pantazi, on parle le grec, bien sûr, le français et quelquefois le roumain aussi42. Cette ambiance multiculturelle, fréquente chez les habitants du vieux quartier de Phanar, explique la perfection quelque peu artificielle du roumain de Pantazi, et de là vient l’impression du narrateur que son ami est un étranger.

22 L’amour de Pantazi pour la mer, un autre trait qu’on attribue au Grec dans l’imaginaire collectif roumain, se retrouve dans la confession du personnage, qui avoue ne pas pouvoir être heureux ailleurs : « mon séjour m’a paru, dès l’instant de mon arrivée, un véritable exil, c’est d’ailleurs ce que je ressens partout sur terre ferme43. » Et pourtant, il y a dans le portrait de Pantazi un trait paradoxal, car l’atmosphère de sa demeure bucarestoise rappelle les harems ou les bars à opium plutôt que la vie d’un marin : Cet homme habitué au rapide vent du large, à l’odeur saine des algues marines, avait horreur des fenêtres ouvertes et vivait dans un air lourd, épaissi de fumée, saturé de lourdes senteurs. Sur le tard, la flamme des chandelles se figeait et, de temps à autre, on entendait une rose s’effeuiller en un bruissement assourdi44.

23 L’image de la Grèce, une Grèce rêvée, avec des traits orientaux et exotiques, se construit autour de quelques éléments symboliques. Dans les récits de Pantazi, auxquels le lecteur n’a pourtant jamais accès, le narrateur se voit amené dans un univers oriental et méditerranéen qui correspond, probablement, à l’image que Mateiu Ion Caragiale se faisait de ses « véritables » ancêtres : Le vaisseau glissait lentement entre les rivages vantés des mers hellènes et latines ; les colonnes d’un temple païen en ruine émergeaient d’un bosquet de laurier. Une Grecque nous souriait du haut d’une terrasse masquée de jasmin, nous marchandions avec des commerçants arméniens et juifs dans des bazars, nous buvions avec les marins du vin doux dans des bouges enfumés où des femmes dansaient du nombril. Nous étions étourdis par la cohue […] nous nous laissions emporter par le sortilège bleu de la Méditerranée45.

24 L’aspect paradoxal du portrait de Pantazi se développe vers la fin du roman quand, grâce à un héritage inattendu, redevenu riche, il décide d’abandonner définitivement Bucarest. Si, lorsqu’il était « balkanique » et oriental, le narrateur voyait dans Pantazi « un autre moi‑même », dans la scène de séparation qui clôt le roman, il redevient un étranger ; abandonnant la paresse orientale et adoptant un aspect de dandy, Pantazi révèle son côté occidental et européen : Le soir, j’accompagnai jusqu’à la frontière un gentleman rasé, portant de courts favoris et vêtu d’une élégante tenue de voyage – un étranger. Nous étions assis dans le wagon‑restaurant, et nous ne trouvions rien à nous dire. Et je me souvins de celui qui avait cessé d’exister, de l’homme qui m’avait paru un ami de toujours, et parfois un autre moi‑même, de Pantazi, lorsqu’il me demanda ce que nous pourrions boire46.

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3. Les portes de l’Orient et les ports de l’Orient

25 La représentation de l’espace présente de nombreux points communs chez P. Istrati et M. I. Caragiale. Istrati aime décrire les ports multiculturels, comme Brăila, Constanţa, Alexandrie d’Égypte, où le mélange des peuples, langues et habitudes lui permet de décrire le dialogue entre les représentants d’identités nationales différentes, thème récurrent dans ses récits. L’intérêt porté par Istrati à la représentation d’identités ethniques variées est lié certainement à son enfance : sa ville natale, Brăila, était un grand port de la mer Noire qui avait fait partie de la province de Dobroudja, gouvernée par un pacha, et avait une population multiculturelle. La vie dans ce monde varié et peu homogène a peut‑être aussi orienté Istrati vers l’internationalisme. Son attention semble privilégier surtout les identités nationales qui vivaient à Brăila et auxquelles il a dédié plusieurs de ses récits : le Grec occupe une place de choix dans ce contexte, à côté du Juif, de l’Albanais, du Turc et du Russe.

26 Chez Mateiu Ion Caragiale, Bucarest apparaît comme un espace multiculturel aussi, mais il la voit comme une porte vers l’Orient, un espace intermédiaire où l’Orient et l’Occident se rencontrent : « Bucarest était demeurée fidèle à ses vieilles traditions de stupre ; à chaque pas, nous nous souvenions être aux portes de l’Orient47. » Ce mélange s’entrevoit dans le portrait aux traits antinomiques de Pantazi, qui est vu, soit comme un Oriental paresseux, aimant les chambres surchauffées et parfumées, les fêtes nocturnes, et les récits exotiques, soit comme un dandy occidental.

27 Le narrateur affirme à plusieurs reprises qu’il est en train d’écrire un roman sur les mœurs bucarestoises et ses amis lui donnent des conseils où ils expriment leurs réserves sur sa capacité de comprendre la nature du sujet qu’il est en train de traiter. C’est le charme fascinant de ce Bucarest balkanique qui est le véritable sujet du roman : « nous étions ici aux portes de l’Orient, où l’échelle des valeurs morales est totalement renversée, où l’on ne prend rien au sérieux48 », observe un personnage. Un ami, Pachadia, lui suggère le titre du roman, en affirmant que les Seigneurs du Vieux‑Castel est « une association de mots des plus heureuses. […] Ce serait un titre merveilleux pour un livre49 ». Mateiu Ion Caragiale ne s’intéresse ni au « réalisme » ni à l’authenticité du récit et d’ailleurs son narrateur est « peu fiable » (selon les termes de Wayne Booth), il est fasciné par le côté nocturne de la ville. Son ami Pachadia lui reproche que, sous le prétexte de chercher des sources d’inspiration pour son roman, il s’intéresse trop à la décadence et à la perversion : J’ai d’ailleurs le déplaisir de constater la coupable faiblesse que vous aviez pour tout ce qui porte les stigmates du déclassement, pour tout ce qui est taré, raté, pour les épaves, et je ne vous trouverais aucune excuse, même si je savais que ce n’était que pour faire des études, pour faire des « croquis », car cela signifierait alors que pour une marchandise bien trop vile, vous payez excessivement cher50.

28 Les Seigneurs du Vieux‑Castel retravaille, parfois en clé parodique, la formule du roman de formation, et l’univers bucarestois est réduit aux restaurants de mahala, avec des Tziganes qui jouent au violon, des prostitués, des nobles déchus et des tripots. On ne peut tout de même pas exclure le côté formateur des « pèlerinages », dans le sens symbolique de voyage mystique, que le narrateur fait en compagnie de ses trois amis Pirgu, Pașadia et Pantazi. La sensibilité baudelairienne de Mateiu Ion Caragiale, qui voit dans Bucarest uniquement son côté oriental, balkanique et décadent, n’exclut pas la

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fascination pour ce monde déchu. Les mots que Pachadia utilise pour décrire l’effet que lui font les ruines du Vieux‑Castel synthétisent cette vision ambiguë, mélange de fascination et de mépris : C’est pourtant curieux – avoue‑t‑il – bien que du point de vue artistique je les trouve inférieurs même à leur souvenir historique, je ne puis contester à ces humbles vestiges un charme particulier. Devant les moindres d’entre eux, mon imagination prend des ailes, je suis touché, profondément touché51.

4. Autofiction et réinvention de soi à travers l’écriture

29 Panaït Istrati et Mateiu Ion Caragiale écrivent des récits avec de nombreux éléments autofictionnels, ce qui explique pourquoi la représentation de la grécité, qui fait partie de leur patrimoine familial, réel ou symbolique, se rencontre dans des formes diverses dans la construction de leurs personnages. Chez Istrati, le nom du personnage principal du « Cycle d’Adrien Zograffi » est inspiré de son métier principal, peintre en bâtiment (en roumain « zugrav »). Le verbe « a zugrăvi » signifie en roumain peindre sur le mur, mais peut aussi être utilisé dans un sens métaphorique pour désigner l’art du romancier réaliste (en français « dépeindre »). Le fait d’avoir choisi un nom grec pour son alter ego fictionnel montre que Panaït Istrati récupère, à travers l’écriture, une identité qui le hantait : sans avoir connu son père, ayant appris le grec en autodidacte, Istrati se sentait tout de même le digne représentant d’une ville portuaire multiculturelle où la minorité grecque était importante. Cela explique les nuances dans la représentation du Grec dans ses récits. D’une part, on y trouve encore le phanariote corrompu et voleur venu dans les pays roumains pour s’enrichir52, mais d’autre part, Adrien Zograffi a de nombreux traits positifs qu’on attribue au stéréotype du Grec, phanariote ou non, dans l’imaginaire collectif roumain : cultivé, polyglotte, communicatif, chaleureux et grand voyageur. Les portraits littéraires de Pantazi et d’Adrien Zograffi, présentés dans les récits comme des « Grecs », ont de nombreuses similarités, qui s’expliquent lorsqu’on pense à la biographie de M. I. Caragiale et de P. Istrati.

30 Chez Mateiu Ion Caragiale les éléments autofictionnels sont des clins d’œil au lecteur : par exemple, le narrateur fait des allusions à un personnage, Aubrey de Vere, qui est le protagoniste d’une nouvelle écrite par M. I. Caragiale, Remember (1921). Les aspects métanarratifs renforcent la relation entre narrateur et auteur, sans donner pourtant l’impression au lecteur de lire des faits « authentiques ». Par exemple, à un certain moment, Pirgu, le personnage qui joue le rôle de guide dans le monde nocturne de Bucarest, suggère au narrateur d’écrire un roman sur ses trois amis, Pantazi, Pachadia et Pirgu, et, en effet, le roman décrit leurs balades nocturnes. Les techniques métanarratives, le fait que le narrateur n’ait pas de nom propre et que le récit soit toujours à la première personne suggèrent donc au lecteur que le roman est une autofiction.

31 Les éléments autofictionnels sont nombreux dans la prose d’Istrati aussi. R. Rolland voyait d’ailleurs dans sa prose une confession et Istrati affirme plusieurs fois que ses récits sont inspirés par des faits réels, entretenant avec soin la confusion entre réalité et fiction. Vers la fin de sa vie, en 1932, Istrati présente son cycle Vie d’Adrien Zograffi au public roumain ainsi : C’est la Vie d’Adrien Zograffi. Autour de ce personnage gravite tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent ainsi que je le raconterai. Adrien Zograffi est le type même de

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l’ouvrier idéaliste possédant à la fois une culture autodidacte, un certain talent d’écrivain et beaucoup d’esprit d’indépendance. […] La Vie d’Adrien Zograffi s’appuie surtout sur l’élément autobiographique, sur le fait vécu, connu par tout le monde et qui ne peut être contesté ni à l’auteur ni donc à son héros53.

32 Cette présentation faite par Istrati après‑coup devrait confirmer que les fictions d’Istrati s’inspirent des « faits réels », et peut conduire à de nombreuses confusions entre biographie et fiction54, et encourager le lecteur à confondre narrateur et auteur.

33 La profonde relation entre biographie et fiction est chez M. I. Caragiale et P. Istrati une clé de lecture qui peut nous faire comprendre comment et pourquoi l’image du Grec change dans la période moderne. Si Constantin Cantacuzino Stolnicul n’assumait pas entièrement son identité hybride, byzantine et roumaine, et s’il présentait dans son Histoire de la Valachie les Grecs venus du Phanar comme des gens qui cherchent à s’enrichir, mais aussi comme des humanistes55, chez Istrati et Caragiale, nous assistons à une récupération symbolique des origines levantines. La tradition multiculturelle des portes de l’Orient et des ports de l’Orient est devenue dans leurs récits une source d’inspiration littéraire et une partie de l’héritage culturel roumain56. Contrairement à la manière dont les écrivains romantiques occidentaux ont représenté l’Orient, P. Istrati et M. I. Caragiale ont un regard ambivalent, qui voit dans l’Ami levantin, en même temps, un « exotique » et un « autre soi‑même ».

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NOTES

1. Voir Cécile FOLSCHWEILLER, 2014, « Les clichés anti‑grecs chez les penseurs roumains de la seconde moitié du XIXe siècle », Cahiers balkaniques, no 42, p. 85‑102, mis en ligne le 27 mai 2014. URL : https://ceb.revues.org/4896 (consulté le 13 novembre 2016). 2. Constantin Cantacuzino Stolnicul (1650 ?‑1716), humaniste et homme politique ; son père venait de Byzance, il avait épousé une princesse roumaine, ce qui lui donnait le

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droit de prétendre au trône du principat de Valachie. Accusé de haute trahison par les Ottomans, Constantin Cantacuzino Stolnicul est décapité à Istanbul. 3. Constantin CANTACUZINO STOLNICUL, 1988, Istoriia Ţării rumâneşti întru care să cuprinde numele ei cel dintâi şi cine au fost lăcuitorii ei atunci şi apoi cine o au mai descălecat şi o au stăpânit până şi în vremile de acum s-au tras şi stă Istoria Ţării Româneşti, in Cronicari munteni, Bucureşti: Editura Militară, p. 31. 4. Voir Andreia ROMAN, 2014, « Les Phanariotes dans le roman roumain : un mythe littéraire », Cahiers balkaniques, no 42, p. 103‑108, mis en ligne le 23 mai 2014. URL : https://ceb.revues.org/4826 (consulté le 13 novembre 2016). 5. Pendant la première moitié du XXe siècle, le mythe de Byzance n’est pas mis en relations avec les Grecs, mais avec la renaissance de l’Empire byzantin chez les princes roumains (voir Nicolae IORGA, 1935, Byzance après Byzance. Continuation de l’« histoire de la vie Byzantine », Bucarest : Institut d’études byzantines). 6. L’apparition du récit Kyra Kyralina en 1923 dans la revue Europe, dirigée par Rolland, est la suite d’un évènement digne d’un roman sensationnel. Dans la poche d’Istrati, retrouvé dans un parc de Nice le cou entaillé à la suite d’une tentative de suicide, on trouve une lettre destinée à Romain Rolland. La lettre est envoyée au destinataire et, dans ses lignes, Rolland repère le talent de conteur d’Istrati. Après un échange épistolaire entre Istrati et Rolland, Istrati commence à écrire des textes littéraires en français. 7. Panaït I STRATI, 1987, Après seize mois dans l’URSS, in Vers l’autre flamme, Paris : Gallimard, coll. « Folio ». 8. Dans leurs recensions, Nicolae Iorga et Octavian Goga reprochent à Istrati d’avoir présenté dans Kyra Kyralina un conte roumain de façon méconnaissable. Voir les traductions en français de GOGA, 1996 et IORGA, 1996.

9. Romain ROLLAND, 1968, « Préface », in Panaït ISTRATI, Kyra Kyralina, Paris : Gallimard, p. 9. 10. Istrati est apprécié uniquement par les grands écrivains du moment, qui voient en lui un confrère attaqué injustement pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la littérature. Mihail Sadoveanu, Camil Petrescu et Mircea Eliade prennent sa défense lorsqu’il est marginalisé pour ses choix politiques. 11. Le fait d’avoir publié en français ses récits, même s’il les a traduits en roumain sur le tard, a conduit la plupart des critiques à considérer qu’il n’était pas un écrivain roumain. J’ai traité ce sujet dans Alexandra VRANCEANU, 2011, “National versus World Literature Seen as a Confrontation between Modernism and Balkanism”, in Liviu PAPADIMA, David DAMROSCH and Theo D’HAEN (eds.), The Canonical Debate Today: Crossing Disciplinary and Cultural Boundaries, Amsterdam‑New York: Rodopi, pp. 263‑280. Voir aussi à ce sujet Monique JUTRIN‑KLENER, 1970, Panaït Istrati, un chardon déraciné : écrivain français, conteur roumain, Paris : Éditions François Maspero, p. 259‑260.

12. George CĂLINESCU, 1982, Istoria literaturii române de la origini până în prezent, Bucureşti: Editura Minerva, p. 897‑898. 13. Cella DELAVRANCEA, 1982, „Mateiu Caragiale”, in Scrieri, Bucureşti: Editura Eminescu, p. 359. 14. Le poète Ion Barbu, par exemple.

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15. Dans un essai intitulé „«Perioada slavonă» la români și ruperea de cultura Apusului” (publié en 1944, repris dans Petre P. PANAÏTESCU, 1971, Contribuţii la istoria culturii româneşti, Bucureşti: Editura Minerva, p. 29‑50), Petre P. Panaïtescu montre l’importance de l’influence byzantine dans la culture roumaine et répond aux attaques des « modernistes » roumains qui voyaient en elle « une culture inférieure » (p. 29). 16. Voir aussi Mircea MUTHU, 2002, Balcanismul literar românesc. Etapele istorice ale conceptului, vol. I, Cluj‑Napoca: Editura Dacia, p. 195‑210. 17. Boisson turque vendue dans les villes roumaines par des commerçants ambulants. Les personnages de Panaït Istrati sont souvent des vendeurs de salep (salepgiu). 18. Enfant unique d’une mère pauvre, Panaït Istrati a toujours idéalisé le pouvoir de l’éducation et il a longtemps rêvé d’apprendre le français et de jouer du piano (voir à ce sujet Mircea Iorgulescu, 2004, Celălalt Istrati, Iaşi: Editura Polirom, 2004, p. 185‑197). Les langues qu’il considère essentielles pour sa formation sont le français et le grec, mais il connaissait aussi d’autres langues étrangères, comme par exemple le turc, le russe ou l’italien. Ses personnages changent souvent de langue, passant parfois au milieu d’un dialogue du grec au roumain ou au turc ; le narrateur commente toujours ces changements et il indique aussi comment il avait appris les différentes langues. Michail par exemple est l’ami qui lui enseigne le français, tandis que le grec lui avait été enseigné par le capitaine Mavromati. Le thème de l’apprentissage des langues étrangères est lié chez Istrati au rapport très étroit entre amitié et éducation. 19. Kyra Kyralina ouvre le « Cycle d’Adrien Zograffi », qui regroupe plusieurs récits où apparaît, comme narrateur ou comme personnage, Adrien Zograffi, double diégétique de l’auteur. 20. Panaït ISTRATI, 1968, Kyra Kyralina, Paris : Gallimard, p. 198.

21. Voir Mircea IORGULESCU, 2004, op. cit., p. 46‑47.

22. Panaït ISTRATI, 1968, Kyra Kyralina, op. cit., p. 200. 23. Ibid., p. 201.

24. Panaït ISTRATI, 1983, le Capitaine Mavromati, in Opere, vol. VII, Bucureşti: Editura Minerva, p. 78. 25. Ibid., p. 94. 26. Ibid., p. 80. Voir pour l’analyse des « langages de l’étranger chez Panait Istrati » l’article de Hélène LENZ, 2007, « Langages d’étranger chez Panaït Istrati », Atelier de traduction, no 7, p. 181‑189. 27. Panaït ISTRATI, 1967a, Présentation des Haïdoucs, in Opere, vol. III, Bucureşti: Editura pentru literatură, p. 44. 28. Le mythe du haïdouk dans la péninsule balkanique est lié à lutte contre les Turcs, contre les impôts exagérés demandés par les voïvodes (princes régnants de Valachie et de Moldavie) corrompus, et l’idéalisation de ces figures s’explique donc ainsi. Bien évidemment, Istrati ajoute des traits qui ne font pas partie de la figure traditionnelle du haïdouk dans le folklore, peut‑être parce qu’il se voyait lui‑même comme une sorte de haïdouk intellectuel cherchant à libérer le peuple par le communisme. Voir Daniel LÉRAULT (dir.), 2002, les Haïdoucs dans l’œuvre de Panaït Istrati : l’insoumission des vaincus, Paris : L’Harmattan.

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29. Mateiu Ion CARAGIALE, 1969, les Seigneurs du Vieux-Castel, Lausanne : L’Âge d’Homme, trad. fr. Claude B. Levenson, p. 44. 30. Ibid. 31. Ibid. 32. Ibid., p. 63, 66, 181. 33. Ibid., p. 63. 34. Ibid., p. 65. 35. Ibid. 36. Ibid., p. 66. 37. Ibid., p. 98. 38. Ibid., p. 69. 39. Ibid. 40. Panaït ISTRATI, 1968, Kyra Kyralina, op. cit., p. 71‑73.

41. Mateiu Ion CARAGIALE, 1969, les Seigneurs du Vieux‑Castel, op. cit., p. 75. 42. Ibid., p. 105‑106. 43. Ibid., p. 121. 44. Ibid., p. 73. 45. Ibid., p. 71. 46. Ibid., p. 181. 47. Ibid., p. 77. 48. Ibid., p. 133. 49. Ibid., p. 61. 50. Ibid., p. 130. 51. Ibid., p. 58. 52. Chez Istrati, il y a l’image des Grecs phanariotes vus comme des profiteurs dans un pays corrompu, où les paysans ne sont pas protégés par des lois d’État : « Les Turcs et les Grecs de Stamboul, en apprenant que les boïars roumains traitaient leur propre patrie en pays conquis, se sont abattus sur nous comme des sauterelles. » (Panaït ISTRATI, 1967b, Domnitza de Snagov, in Opere, vol. IV, Bucureşti: Editura pentru literatură, p. 33. Voir aussi p. 36, 39). Ou encore, lorsqu’il décrit la Révolution de 1821, quand les troupes de Tudor Vladimirescu ont lutté avec les troupes du mouvement grec de l’Hétairie pour se libérer de la domination ottomane, le narrateur montre comment la révolution a dégénéré en pillage : « Les hordes grecques, des hommes sans foi ni patrie, confondirent la révolution avec le pillage » (Panaït ISTRATI, 1967b, Domnitza de Snagov, op. cit., p. 40). Le stéréotype du Grec phanariote est profondément lié dans l’imaginaire roumain à la décadence des mœurs et aux liens avec le monde balkanique gouverné par les Turcs et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans ce contexte, les Grecs sont toujours vus comme des représentants des Turcs, et donc des occupants. 53. Panaït ISTRATI, 1998, Vie d’Adrien Zograffi, Brăila: Éd. Istros, trad. fr. Carmen Turcan, p. 31. 54. Voir Élisabeth GEBLESCO, 1989, Panaït Istrati et la métaphore paternelle, Paris : Anthropos.

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55. Je me suis occupée de cet aspect dans Alexandra VRANCEANU, 2012, Meridiani della migrazione nella letteratura romena da Ureche a Cioran, Bucureşti: Editura Universităţii din Bucureşti, p. 166‑209. 56. Voir aussi Mircea MUTHU, 2002, Balcanismul literar românesc. Etapele istorice ale conceptului, op. cit., p. 195‑210.

RÉSUMÉS

Cet article vise à réévaluer l’image du Grec dans la culture roumaine moderne à travers l’œuvre littéraire de Mateiu Ion Caragiale (1885‑1936) et de Panaït Istrati (1884‑1935). La profonde relation entre biographie et fiction est chez ces deux auteurs une clé de lecture qui peut nous faire comprendre comment et pourquoi l’image du Grec change dans la période moderne. Si pendant les XVIIIe et XIXe siècles les Grecs venus du Phanar étaient vus comme des opportunistes corrompus, chez P. Istrati et M. I. Caragiale nous assistons à une récupération symbolique des influences levantines. La tradition multiculturelle des portes de l’Orient et des ports de l’Orient est devenue dans leurs récits une source d’inspiration littéraire et une partie de l’héritage culturel roumain. Contrairement à la manière dont les écrivains romantiques occidentaux ont représenté l’Orient, P. Istrati et M. I. Caragiale ont un regard ambivalent, qui voit dans l’Ami levantin, en même temps, un « exotique » et un « autre soi-même ».

Acest articol își propune să reevalueze imaginea grecului în cultura română prin intermediul unor opere literare de Mateiu Ion Caragiale (1885‑1936) și de Panait Istrati (1884‑1935). Relația profundă dintre biografie și ficțiune este la acești autori o cheie de lectură care ne poate ajuta să înțelegem cum și de ce se schimbă imaginea grecului în perioada modernă. Dacă în secolele al XVIII‑lea și al XIX‑lea grecii fanarioți erau considerați drept ariviști corupți, la P. Istrati și M. I. Caragiale asistăm la o recuperare simbolică a influențelor venite din Levant. Tradiția multiculturală a porților Orientului și a porturilor spre Orient a devenit în romanele lor o sursă de inspirație literară și o parte a moștenirii culturale românești. Spre deosebire de felul în care au reprezentat Orientul scriitorii romantici occidentali, P. Istrati și M. I. Caragiale au o abordare ambivalentă, care vede în Prietenul levantin un „exotic” și un alt „eu‑însumi” în același timp.

This article wishes to reevaluate the image of the Greek in Romanian culture by using as an example the literary works of Mateiu Ion Caragiale (1885‑1936) and Panait Istrati (1884‑1935). The deep relationship between biography and fiction is, in the case of these two authors, a key to interpreting the ways in which the image of the Greek changes during the modern period. If during the XVIIIth and the XIXth century the Greeks coming from Phanar were considered to be corrupt social climbers, in the works of P. Istrati and M. I. Caragiale we assist at a symbolical recovery of the influences coming from the Levant. The multicultural tradition of the gates to the Orient and of the harbors for the Orient became in their writings a source of literary inspiration and a part of the Romanian cultural heritage. Unlike the representation of the Orient by Romantic occidental writers, P. Istrati and M. I. Caragiale have an ambivalent point of view, which sees in the Levantine Friend an “exotic” and “another myself” at the same time.

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INDEX

Keywords : Greek‑Romanian relations, Image of the Greek, Romania, Nineteenth century, Twentieth century, Romanian literature motsclestr Yunan‑Romen ilişkileri, Yunan’ın resim, Romanya, Ondokuzuncu yüzyıl, Yirminci yüzyıl, Romen edebiyatı motsclesmk Грција /Романија односи, Грчкиот слика, Романија, Деветнаесеттиот век, Дваесеттиот век, Романска книжевност motsclesel Ελληνο-ρουμανικές σχέσεις, Εικόνα του Έλληνα, Ρουμανία, Δεκατός ενατός αιώνας, Εικοστός αιώνας, Ρουμανική λογοτεχνία Mots-clés : relations gréco‑roumaines, relations gréco‑roumaines, image du Grec, image du Grec, Caragiale Mateiu Ion (1885-1936), Istrati Panaït (1884-1935), Stolnicul Cantacuzino Constantin (1650-1716), Phanariote Thèmes : Littérature roumaine Index géographique : Roumanie Index chronologique : dix-neuvième siècle, vingtième siècle

AUTEUR

ALEXANDRA VRANCEANU PAGLIARDINI Université de Bucarest

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Le surréalisme central et les surréalismes périphériques : Roumanie, Québec, Grèce Central Surrealism and Peripheral Surrealisms: Romania, Québec, Greece Suprarealismul central şi suprarealismul periferic: România. Québec, Grecia

Jacques Bouchard

1 Au chapitre des avant‑gardes européennes, la Roumanie est bien représentée dès le début du XXe siècle, que ce soit dans les arts plastiques ou en littérature1. Dans le domaine littéraire, par exemple, le mouvement dadaïste n’aurait pas existé sans Tristan Tzara. Mais Dada n’aurait pas connu non plus la notoriété et la diffusion dont il a bénéficié si Tzara ne s’était pas installé à Paris. Il y trouve un cercle de jeunes poètes regroupés naguère autour de Guillaume Apollinaire et qui deviendront, à l’instigation de Tzara, fort turbulents et subversifs. Mais après un feu d’artifice de frasques et d’esclandres, le groupe s’essouffle et se disperse. Dada expirant donne naissance à un autre mouvement plus cohérent, plus déterminé à changer la vie et le monde : le surréalisme. Rapidement, André Breton va supplanter tout concurrent éventuel à la gouverne de ce mouvement et s’imposer comme le meneur incontesté du groupe. Enfin, en 1924, Breton publie le Manifeste du surréalisme qui marque la fondation officielle du mouvement.

2 Il n’y a pas lieu de refaire ici l’histoire du surréalisme, de ses exploits, de ses alliances et de ses dissidences. Il suffira de souligner que ce fut un mouvement dont l’épicentre se situa au cœur de Paris et que son rayonnement international fut favorisé par le fait que le français était alors la « langue universelle ». Paris, ville lumière, attirait artistes et littérateurs de partout et donnait le ton dans tous les domaines... ou presque.

3 Le surréalisme s’avère donc un mouvement littéraire, artistique, voire philosophique, essentiellement parisien, même si ses tentacules vont jusqu’à Bruxelles et à Barcelone. De toute façon, la Belgique francophone s’inscrivait dans la mouvance du surréalisme central, tout comme la Catalogne, en particulier grâce aux peintres Joan Miró et Salvador Dalí.

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4 Breton se serait insurgé contre le concept de « surréalisme national » ; le poète Vitĕzslav Nezval, venu de Prague rencontrer Breton à Paris en mai 1933, décline son identité. Breton répond par une boutade : « si jeune et déjà Tchécoslovaque2 ! » Breton, à qui on avait demandé s’il ferait l’amour avec une femme qui ne parlerait pas le français, avait répondu par la négative en ajoutant : « J’ai horreur des langues étrangères3 ! » Une petite phrase lourde de conséquences.

5 Le problème du surréalisme international semble en être celui de la reconnaissance par le centre des divers mouvements « nationaux » qui revendiqueront leur appartenance au mouvement surréaliste. En d’autres termes, la question qui se pose est celle de la nature des relations entre le centre parisien et les divers surréalismes périphériques qui naîtront au cours des ans dans les pays les plus éloignés et les plus différents4. Je me propose d’examiner brièvement les surréalismes périphériques de la Roumanie et du Québec, en tant que deux extrêmes de la latinité de l’hémisphère Nord. Je conclurai en les comparant avec le surréalisme grec, qui présente d’autres caractéristiques notoires.

Le surréalisme au Québec

6 Au Québec, le surréalisme a d’abord fasciné les peintres5. Alfred Pellan (1906‑1988) part pour la France en 1926 et y fréquente les surréalistes ; il entretient des relations amicales avec Breton. Sauf une brève visite au Québec en 1936, où il mentionne Max Ernst et Joan Miró, il ne rentrera de Paris qu’en 1940. C’est Pellan qui amènera le peintre Paul‑Émile Borduas (1905‑1960) à s’intéresser au surréalisme. Borduas ne séjourna en Europe qu’un an et demi, de novembre 1928 à juin 1930. Revenu au Québec, il découvre les Œuvres complètes de Lautréamont et le Château étoilé d’André Breton. En mai 1942, il organise à Montréal une exposition intitulée « Exposition surréaliste ». Borduas fonde le groupe des automatistes et publie à Montréal, en 1948, le manifeste connu sous le titre de Refus global, que Breton commentera en ces termes : Dans une publication canadienne, le surréalisme s’est reconnu comme dans un miroir. […] Paul-Émile Borduas, tout en poursuivant son œuvre de peintre, une des mieux situées aujourd’hui, s’est révélé un animateur de premier ordre en suscitant autour de lui une pléiade de jeunes poètes et artistes dont les inspirations fondamentales se confondent avec celles du surréalisme6.

7 Pendant son exil aux États‑Unis, André Breton rencontre Élisa. Le couple passe deux mois au Québec en 1944. Breton visite Montréal, Québec, et se rend en Gaspésie, où il rédige son fameux Arcane 177. Puis il séjourne à Sainte‑Agathe, près de Montréal. Deux ans plus tard, c’est Yvan Goll qui visite le Québec. Philippe Soupault lui aussi passera par Montréal.

8 La guerre terminée, d’autres peintres québécois sont attirés par Paris. Cosignataire du Refus global, Jean‑Paul Riopelle (1923‑2002) s’installe à Paris en 1947 et y fréquente Breton et les surréalistes. Cet enfant terrible de la peinture se fait rapidement une solide réputation en participant à de nombreuses expositions, dont l’Exposition internationale du surréalisme en 1947, et en servant d’intermédiaire entre Breton et ses amis québécois.

9 Parmi les autres Québécois qui, attirés par le surréalisme, iront s’installer en France, il faut mentionner les peintres Jean Benoît et Mimi Parent. Tous les deux, avec Riopelle, se trouvent mentionnés dans le surréalisme et la peinture (1965) de Breton.

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10 Après les peintres, les écrivains québécois adhèrent au surréalisme. Claude Gauvreau (1925‑1971), cosignataire du Refus global, à la fois poète, dramaturge, romancier, critique, se fera le publiciste du surréalisme. Son premier ouvrage, les entrailles, paraît en 1946, il contient 26 objets dramatiques dont trois seront publiés dans Refus global. Roland Giguère (1929‑2003), poète et typographe, sera un collaborateur de la revue Cobra, fera la connaissance de Breton et publiera dans diverses revues surréalistes étrangères. Gilles Hénault (1920‑1996) s’occupe d’action syndicale et développe une œuvre marquée par le surréalisme révolutionnaire. Dans les années 1950, on voit pulluler expositions, revues, éditions qui s’inscrivent dans des courants avant‑gardistes ou surréalistes et préparent à leur manière la Révolution tranquille qui secouera le Québec des années 1960.

11 On doit conclure que le surréalisme qui s’est développé au Québec marqua autant le milieu des arts plastiques que celui de la littérature. Il y eut un va‑et‑vient constant entre le Québec et Paris grâce à la communauté de langue. Les artistes et écrivains québécois eurent longtemps besoin de la sanction parisienne pour être reconnus chez eux ; certains firent une carrière en France en tant qu’artistes internationaux plutôt que Québécois, et y sont restés.

Le surréalisme en Roumanie

12 En Roumanie, les avant‑gardes ont été très fécondes. Nombreux sont les artistes et les poètes qui, en marquant l’histoire culturelle de leur pays, ont mérité une notoriété internationale8.

13 Avant de partir à l’étranger, Tristan Tzara (1896‑1963) adolescent, publie déjà la revue Simbolul dès 1912 avec le poète Ion Vinea (1895‑1964) qui collaborera ensuite à la revue Contimporanul. Le groupe « 75 HP », dirigé par Ilarie Voronca (1903‑1946), rappelle par ses initiatives le mouvement dada. Entre 1928 et 1932, la revue Unu se chargera de faire passer l’avant‑garde roumaine de l’esprit dadaïste au mouvement surréaliste, suivant en cela le cours des événements en France. Les collaborateurs de Unu sont Victor Brauner, Jacques Hérold, Ilarie Voronca, Claude Sernet, Benjamin Fondane... Plusieurs passeront de Roumanie en France, du roumain au français9.

14 Mais c’est en 1940 qu’on voit se former le groupe surréaliste roumain, lors du retour en Roumanie de Gellu Naum (1915‑2001) et de Gherasim Luca (1913‑1994). Tous deux avaient vécu à Paris de 1938 à 1940. Ils s’adjoindront d’autres poètes et essayistes : Virgil Teodorescu (1909‑1987), Paul Păun (1915‑1994) et Dolfi Trost (1916‑1966). Le groupe va lancer des collections, des éditions en roumain et en français qui auront pour but de propager le surréalisme en Roumanie par des textes théoriques et poétiques, mais aussi de témoigner de la spécificité roumaine à l’étranger. Deux manifestes voient le jour en 1945 : Critica mizeriei, cosigné par Naum, Păun et Teodorescu et Dialectique de la dialectique, rédigé en français par Luca et Trost, avec le sous‑titre éloquent : Message adressé au mouvement surréaliste international. Ce groupe sera très productif jusqu’en 1947, lorsque le pouvoir stalinien contraindra les surréalistes au silence, ou à l’exil.

15 Le surréalisme roumain est bel et bien un surréalisme périphérique, mais il gagna la reconnaissance du surréalisme central, c’est‑à‑dire de Breton et de ses proches, parce qu’il s’est exprimé aussi en français. Tous les représentants des avant-gardes roumaines

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étaient bilingues ou polyglottes. Breton, qui avait « horreur des langues étrangères » accorda son attention au groupe roumain, déjà bien représenté en France, en le considérant d’emblée comme francophone.

16 On pourrait conclure que les surréalismes québécois et roumain furent « interactifs », c’est‑à‑dire qu’en plus de recevoir et d’adapter le message surréaliste de Paris, ils contribuèrent au surréalisme international et reçurent une certaine reconnaissance du cercle parisien. Bien sûr, les représentants roumains s’illustrèrent davantage auprès de Breton et des Parisiens, par le nombre, la qualité et la variété de leurs apports respectifs. Le groupe québécois tira, lui, avantage de son origine française et de son américanité exotique. Sans doute que le roman Maria Chapdelaine de Louis Hémon (publié à Montréal en 1916 et à Paris en 1921) et Arcane 17 contribuèrent à la relative notoriété du Québec.

Le surréalisme grec

17 Il en fut tout autrement du surréalisme grec10. Le poète et psychanalyste Andréas Embiricos (Brăila 1901 – Athènes 1975) séjourne à Paris de 1925 à 1931, il fréquente Breton et les autres dès ces années‑là ; de retour en Grèce, il s’efforce de faire connaître le surréalisme par ses poèmes et ses conférences, il regroupe autour de lui des poètes comme Níkos Engonópoulos (1907‑1985), Odysséas Élytis (1911‑1996) et d’autres plus jeunes. Breton pourtant, n’a même pas soupçonné le génie poétique d’Embiricos, et des autres. Tous les surréalistes grecs parlaient français, mais leurs œuvres écrites en grec n’étaient pas traduites. Nous sommes en présence d’un surréalisme périphérique non interactif, certes pas « autistique », mais qui mettra des années à se faire connaître et reconnaître par le surréalisme international. Il faut dire que la dictature de Ioannis Metaxás, survenue le 4 août 1936, priva les surréalistes grecs de toute activité politique et les confina longtemps dans des activités strictement littéraires jugées inoffensives.

18 Exception notoire : Breton porte aux nues le volume d’essais de Nicolas Calas (1907‑1988) publié en français aux éditions Denoël en 1938 ; il écrit que « Foyers d’incendie [est] un manifeste d’une nécessité et d’une ampleur sans précédent11 ». Mais rien, bien sûr, sur les poèmes de Calas.

19 Malgré l’exposition des surréalistes grecs au Centre Pompidou en 199112, malgré les traductions françaises récentes, les éditions françaises d’alors et de maintenant font rarement mention du mouvement grec. Les anthologies générales du surréalisme en langue française ont tardé à inclure les poètes grecs13.

20 Enfin, on connaît le préjugé de Breton contre la Grèce. Julien Gracq rapporte le dialogue suivant : « Monsieur Breton, pourquoi vous êtes‑vous toujours refusé à aller en Grèce ? — Parce que, Madame, je ne rends jamais visite aux occupants. Voilà deux mille ans que nous sommes occupés par les Grecs14. » Certes, Breton avait plutôt en aversion la civilisation gréco‑latine de la tradition scolaire occidentale. Mais, s’il avait prêté attention aux surréalistes grecs, il aurait pu constater qu’une des caractéristiques du surréalisme grec sera justement d’avoir intégré parmi les images et les mythes surréalistes toute la tradition hellénique que lui, Breton, voulait gommer, sans la connaître, puisqu’il n’avait pas fait d’humanités classiques dans sa jeunesse. Le surréalisme périphérique développé en Grèce après 1935 attend toujours que les épigones du mouvement central en découvrent la richesse et lui fassent une place dans

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le mouvement surréaliste international, où plusieurs Roumains et quelques Québécois ont déjà trouvé la leur15.

BIBLIOGRAPHIE

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RAILEANU Petre (éd.), 1995, l’Avant‑garde roumaine, Bucarest : Fondation culturelle roumaine

TSÉKÉNIS Ketty et VALAORITIS Nanos (dir.), 1991, Surréalistes grecs, Paris : Centre Georges Pompidou, coll. « Cahiers pour un temps ».

NOTES

1. Voir Petre RAILEANU (éd.), 1995, l’Avant‑garde roumaine, Bucarest : Fondation culturelle roumaine. Ovidiu MORAR, 2003, Avatarurile suprarealismului românesc, Bucureşti: Editura Univers. Dan GRIGORESCU, 2003, Dicţionarul avangardelor, Bucureşti: Editura Enciclopedică.

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2. Cité dans Victor IVANOVICI, 1996, Suprarealism şi suprarealisme, Grecia, România, ţările hispanice, Timişoara: Hestia, p. 13. 3. Voir José PIERRE (dir.), 1990, Recherches sur la sexualité, janvier 1928‑août 1932, Paris : Gallimard, p. 54. 4. Luis de MOURA SOBRAL (éd.), 1984, Surréalisme périphérique, Actes du colloque « Portugal, Québec, Amérique latine : un surréalisme périphérique ? », Montréal : Université de Montréal. 5. Voir André G. BOURASSA, 1977, Surréalisme et littérature québécoise, Montréal : Éd. l’Étincelle. 6. Ibid., p. 103. 7. Suzanne LAMY, 1977, André Breton : Hermétisme et poésie dans « Arcane 17 », Montréal : Presses de l’Université de Montréal. 8. Voir P. RAILEANU (éd.), 1995, l’Avant‑garde roumaine, op. cit., et O. MORAR, 2003, Avatarurile, op. cit. 9. À titre indicatif, voir Ecaterina GRÜN, 2002, l’image récurrente de la route chez trois écrivains roumains d’expression française : Tristan Tzara, Benjamin Fondane et Ilarie Voronca, Timişoara: Editura Orizonturi Universitare. Quant à Urmuz (1883-1923), précurseur de l’avant-garde roumaine, il est disparu trop tôt pour figurer ici parmi les surréalistes de son pays. On considère Urmuz comme « un Jarry român » (Stephan Roll, cité dans O. MORAR, 2003, Avatarurile, op. cit., p. 64).

10. Voir Jacques BOUCHARD, 2000, « Les Grecs et le Surréalisme », Présentations de l’Académie des lettres et des sciences humaines, La Société royale du Canada, vol. 53, p. 77-87. 11. André BRETON, 1992, Œuvres complètes, II, Paris : Gallimard, p. 1221‑1222 et p. 1810.

12. Voir Ketty TSÉKÉNIS et Nanos VALAORITIS (dir.), 1991, Surréalistes grecs, Paris : Centre Georges Pompidou, coll. « Cahiers pour un temps ». 13. Voir Jacqueline CHÉNIEUX‑GENDRON, 2003, « Il y aura une fois » : une anthologie du surréalisme, Paris : Gallimard, nouvelle édition revue et corrigée, p. 522‑526, Domaine grec : Embiricos, Élytis et Calas traduits par J. Bouchard. 14. Julien GRACQ, 1988, Autour des sept collines, Paris : José Corti, p. 7. 15. Les travaux novateurs de Frankiski Abatzopoulou ont fait découvrir le surréalisme grec ; les études de Constantin Makris sur Andréas Embiricos dans Mélusine et Supérieur inconnu contribuent à mieux faire connaître le surréalisme grec en France. Enfin, Constantin Kaïtéris a fait paraître sa traduction de Amour Amour, d’Andreas Embiricos, chez L’Harmattan (Paris, 2007, préface de Nanos Valaoritis).

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RÉSUMÉS

Le surréalisme imaginé par André Breton était francophone : Breton avait horreur des langues étrangères. Voilà pourquoi ce mouvement rayonna dans les pays européens limitrophes et reconnut les surréalistes qui s’exprimèrent en français. Plusieurs Roumains et quelques Québécois furent reconnus par Breton en raison de la langue. Les surréalistes grecs, qui tous parlaient français, tardèrent à se faire reconnaître, car leurs œuvres – sauf une exception – étaient en grec.

Surrealism, as imagined by André Breton, was in French: Breton detested foreign languages. For this reason the movement only extended into neighbouring European countries and the Surrealists who wrote in French were quickly recognized. Breton recognized also many Romanians and some Quebecers for linguistic reasons. The Greek Surrealists, even though they all spoke French, were long to be recognized, since their works – with one exception – were written in Greek.

Suprarealismul imaginat de André Breton era francofon: Breton detesta limbile străine. Acesta este motivul pentru care această mişcare s-a răspândit în ţările europene vecine şi a recunoscut suprarealiştii care s-au exprimat în limba franceză. Mai mulţi români şi câţiva quebechezi au fost recunoscuţi de Breton, datorită limbii. Suprarealiştii greci, care vorbeau toţi franceză, au întârziat au fost recunoscuţi târziu pentru că operele lor – cu o singură excepţie – erau scrise în greacă.

INDEX

Keywords : Surrealism, Quebec, Romania, Greece, Twentieth century, Poetry, Literature History Index géographique : Québec, Roumanie, Grèce motsclesel Υπερρεαλισμός, Κεμπέκ, Ρουμανία, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, Ποίηση, Ιστορία της λογοτεχνίας motsclestr Gerçeküstücülük, Québec, Romanya, Yunanistan, Yirminci yüzyıl, Şiir, Edebiyat Tarih motsclesmk Надреализам, Квебек, Романија, Грција, Дваесеттиот век, Поезија, Литература историја Mots-clés : surréalisme, surréalisme, Borduas Paul-Emile (1905-1960), Riopelle Jean-Paul (1923-2002), Gauvreau Claude (1925-1971), Tzara Tristan (1896-1963), Vinea Ion (1895-1964), Voronca Ilarie (1903-1946), Naum Gellu (1915-2001), Luca Gherasim (1913-1994), Teodorescu Virgil (1909-1987), Păun Paul (1915-1994), Trost Dolfi (1916-1966), Engonópoulos Níkos (1907-1985), Elytis Odysseas (1911-1996) Thèmes : Poésie, Histoire de la littérature Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

JACQUES BOUCHARD Université de Montréal

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Le plan Stoica et les relations entre la Roumanie et la Grèce au tournant de la guerre froide (1957) The Stoica Plan and the Relationship between Romania and Greece at a Turning Point in the Cold War (1957) Planul Stoica și relațiile dintre România și Grecia într-un moment de cotitură în războiul rece (1957)

Irina Gridan

1 Du point de vue des relations Est‑Ouest, le milieu des années 1950 constitue un tournant dans la guerre froide : l’adoption par l’URSS de la doctrine de la coexistence pacifique, après le XXe Congrès du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS), en 1956, en constitue l’illustration la plus emblématique. Pour autant, ce virage idéologique promu par Nikita Khrouchtchev trouve-t-il des réalisations concrètes dans les politiques extérieures des États satellites de l’Union soviétique ? Les alliés des États‑Unis bénéficient-ils à leur tour d’une plus grande latitude dans le choix et l’approfondissement de leurs partenariats extérieurs ? Si la guerre froide a souvent été synonyme pour les deux Grands d’affrontements par alliés interposés, la relative détente internationale qui marque le milieu des années 1950 se traduit‑elle concrètement par des rapprochements – désormais possibles, en théorie –, entre ces mêmes alliés ? En raison de leur proximité géographique et culturelle, et de la profondeur historique de leurs relations, le cas des relations bilatérales entre la Roumanie et la Grèce offre un excellent observatoire. Il apporte en effet des éléments de réponse à cette question en permettant de jauger la marge de manœuvre des diplomaties roumaine et grecque, chacune étant dans l’ombre respective de l’URSS et des États‑Unis. L’objectif est bien ici d’interroger les spécificités et les similarités des rôles de la Roumanie et de la Grèce dans des dispositifs géopolitiques qui les transcendent, en s’interrogeant à travers cette étude sur le caractère mouvant des frontières de guerre froide : en un mot, les blocs peuvent‑ils avoir une géographie variable ? Nous aborderons les enjeux du rapprochement roumano‑grec à travers

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l’analyse du plan Stoica, un plan de coopération balkanique. Il s’agira dans un premier temps de voir en quoi consiste ce projet, dont la Roumanie est l’émettrice, et la Grèce, l’un des principaux destinataires. Nous nous intéresserons ensuite aux objectifs du rapprochement roumano‑grec et à ses limites, avant d’en voir les retombées en matière de propagande. Ce faisant, nous montrerons que du côté roumain – et soviétique – le plan Stoica entend œuvrer à la déstabilisation périphérique du bloc de l’Ouest ; du côté grec, ce plan permet d’exercer une sorte de chantage autour de la participation à l’Alliance atlantique1.

Le plan Stoica, un projet de coopération balkanique

2 Mais d’abord, qu’est‑ce que le plan Stoica ? Rappelons qu’en 1957, les conseillers et les spécialistes soviétiques quittent le territoire roumain à grand renfort de propagande2. Le démantèlement de cette institution mise en place dès le milieu des années 19403, qui constituait un puissant relais de l’influence soviétique et un véritable « État dans l’État4 », semble marquer pour la Roumanie le début d’un processus d’affirmation sur la scène diplomatique européenne, puis internationale. C’est en effet dans ce contexte que la République populaire roumaine (RPR) lance une initiative au plan régional, qui se veut une illustration concrète du nouvel esprit que l’Union soviétique appelle de ses vœux dans ses relations avec les « démocraties populaires ». Ce dernier a été explicité dans la déclaration du gouvernement soviétique du 30 octobre 1956 qui, en pleine crise hongroise, évoquait notamment « la nécessité de tenir pleinement compte de l’histoire passée et des particularités de chaque pays », mais, aussi, et surtout, la nécessité d’« éliminer toute possibilité, quelle qu’elle soit, de violation du principe de souveraineté nationale »5. D’après la lettre de cette déclaration, il s’agit non seulement de mettre un terme à toute pratique constituant une entorse au principe de l’égalité en droits, ainsi qu’à toute immixtion dans les affaires intérieures, mais également de promouvoir des actions internationales entreprises par ces pays en leur nom propre6.

3 Le président du Conseil de la RPR, Chivu Stoica, propose ainsi, en septembre 1957, à ses homologues bulgare, albanais, yougoslave, grec et turc, de se réunir lors d’une conférence. L’objectif affiché est de renforcer la coopération économique et culturelle et de créer une « zone de paix » dans les Balkans. L’invitation adressée le 10 septembre 1957 par Chivu Stoica au Premier ministre grec, Constantin Caramanlis7, est teintée d’un esprit très « briandiste » : l’objectif est d’instaurer des relations pacifiées entre les pays et les peuples concernés, de créer un « climat de confiance » afin de garantir ensemble leurs frontières communes. L’« entente collective des États balkaniques » que vise la Roumanie doit constituer un dispositif de sécurité régional, précurseur d’un « système européen général de sécurité » : tous les États, « grands et petits », doivent ainsi contribuer à « la détente dans les relations internationales »8. Nous sommes bien dans l’ère de la coexistence pacifique. Les autorités de Bucarest ne s’en cachent pas, il s’agit de renouer avec un processus amorcé dans l’entre‑deux‑guerres par une diplomatie roumaine alors dirigée par Nicolae Titulescu9, avec la signature en février 1934 de l’Entente balkanique entre la Roumanie, la Grèce, la Yougoslavie et la Turquie ; l’enjeu était alors la garantie commune défensive des frontières, mais l’Entente n’a pas résisté à la guerre. L’entreprise de 1957 porte‑t‑elle davantage ses fruits ? Quel est l’écho de la proposition roumaine ?

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4 Sans surprise, un très bon accueil lui est réservé dans les pays communistes. La Yougoslavie répond favorablement à l’invitation roumaine le 13 septembre, la Bulgarie fait connaître son acceptation enthousiaste le 19 septembre10, l’Albanie, deux jours plus tard. Le dialogue balkanique à six est, en revanche, rapidement compromis par le rejet du projet par la Grèce et la Turquie11, qui demeurent irréconciliables sur la question chypriote. Caramanlis décline donc l’invitation, le 23 septembre12. Dans son refus, il souligne qu’officiellement son pays est toujours en guerre avec l’Albanie, et qu’il n’a pas normalisé ses relations avec la Bulgarie. Les dossiers contentieux avec la Roumanie, au premier titre desquels l’indemnisation de biens grecs nationalisés en 1948, sont également mis en avant13. La proposition roumaine échoue par conséquent à réunir une conférence dans le but de créer une zone de paix et de coopération dans les Balkans.

5 Ce que l’on nomme dès lors le « plan Stoica » ne cesse pourtant d’étonner : d’abord, parce qu’en incluant la Grèce et la Turquie au nombre des destinataires, il bouscule la logique de bloc, transcendant les frontières du camp communiste au profit d’une logique balkanique ; ensuite, parce que, dans le texte roumain, nulle mention n’est faite de l’Union soviétique, ce qui est non seulement inhabituel, mais inédit. Or il est difficile d’accorder du crédit à l’hypothèse selon laquelle la Roumanie serait passée de la soumission totale à l’égard de l’URSS, manifeste au cours de la crise hongroise de 1956, à une capacité d’initier seule des projets de cette envergure moins d’un an plus tard. Rappelons qu’à la fin du mois d’octobre et au début du mois de novembre, le soutien affiché aux interventions soviétiques à Budapest, ainsi que la condamnation de la « contre-révolution » hongroise ont fait l’unanimité parmi des dirigeants roumains hantés par une possible contagion des revendications frondeuses dans leur pays14. Après la seconde intervention soviétique à Budapest, ils ne cessent de rappeler que le nouveau gouvernement de la République populaire hongroise a appelé à l’aide les troupes soviétiques, qui se trouvent en Hongrie sur la base du traité de Varsovie. Les soldats soviétiques aident les travailleurs hongrois à mettre fin au désordre et au chaos15.

6 À la demande des Soviétiques, les Roumains acceptent même que Imre Nagy soit détenu sur leur territoire16. Puisqu’il intervient moins d’un an plus tard, il est par conséquent légitime de se demander si le plan Stoica est une initiative véritablement roumaine.

Un projet authentiquement roumain ?

7 Tant le lancement que le contenu du plan Stoica ont en effet de quoi surprendre. D’abord parce que, en 1956, la collaboration balkanique n’était considérée comme une priorité, ni par Chivu Stoica, ni par le président du Conseil bulgare, Anton Yougov : en août, dans une interview accordée à un journal indien, le premier balaye d’un revers de main toute « éventuelle fédération des États socialistes du Sud européen17 » ; ces propos sont corroborés par le second, qui « rejette, comme absolument ridicules et nocifs, les bruits au sujet d’un prétendu projet de Fédération balkanique18 ». Pour ce qui est des termes de la missive roumaine, si la Charte des Nations Unies y figure en bonne place, aucune référence explicite n’est en revanche faite à l’Union soviétique. Les dirigeants soviétiques se gardent d’ailleurs soigneusement de réagir, prenant, semble‑t‑il, leurs distances et évitant toute déclaration à ce sujet19. Seul Troud publie, trois semaines plus tard, un article intitulé « Une précieuse initiative20 ». Hormis cette exception, le silence de la presse est total, visant à montrer, de manière ostensible, que l’URSS respecte son

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engagement en faveur de la non‑ingérence dans les affaires d’autres États et que, le plan Stoica, c’est l’affaire des Roumains.

8 Or, contrairement aux déclarations contemporaines du projet, tout comme aux déclarations rétrospectives de certains diplomates – à l’image de Valentin Lipatti21 –, le plan Stoica est bel et bien un ballon d’essai soviétique, téléguidé depuis Moscou. L’on est en effet dès l’abord frappé par le fait que le projet reprend, à l’identique, les engagements de la déclaration soviétique du 30 octobre 1956 sur les relations entre pays socialistes, dans un langage pétri des poncifs que sont désormais l’égalité en droits et le respect de la souveraineté nationale. Par ailleurs, l’archéologie de la décision contribue à démontrer comment, lors d’entrevues préalables, le projet et les modalités de son lancement ont été mis au point de concert par les protagonistes. Grâce aux documents d’archives, l’on peut en effet resituer très précisément des prises de contact préliminaires entre dirigeants communistes, ayant eu lieu sous l’égide des Soviétiques. Une première rencontre en ce sens a ainsi lieu le 18 juillet 1957, dans les environs de Moscou, entre Nikita Khrouchtchev, Enver Hodja, Todor Jivkov, Edvard Kardelj et Alexandre Rankovitch. Les 1er et 2 août, Khrouchtchev et le maréchal Tito se rencontrent en Roumanie et la question du projet de conférence balkanique est à nouveau évoquée22. L’implication directe des Roumains dans le lancement du plan est arrêtée lors du voyage à Moscou du vice‑président du Conseil, Emil Bodnăraş, et du ministre des Affaires étrangères, , à la mi‑août23. Ce dernier se rend à Belgrade quinze jours plus tard, pour des discussions qui prennent l’allure d’une acceptation programmée du futur plan Stoica par la Yougoslavie24, cependant que des sondages ont lieu à Tirana au même moment. Les sources roumaines nous permettent de suivre ces derniers avec précision : lors de leur visite officielle dans la capitale albanaise, Gheorghe Apostol et , les représentants du Parti ouvrier roumain (Partidul muncitoresc român – PMR) font ainsi très explicitement référence à un document établi lors des entretiens préalables de Moscou, concernant le projet de conférence balkanique25. Mais pourquoi les Soviétiques ont‑ils désigné la Roumanie pour porter ce projet ? Et dans quelle mesure la Grèce en est‑elle la principale cible ?

Pourquoi la Roumanie ? Et pourquoi la Grèce ?

9 Pour répondre à ces questions, le plan Stoica doit être compris comme maillon d’une stratégie plus large, conditionnée par l’évolution de la situation en Europe et notamment en Allemagne et à Chypre, ainsi que par les soubresauts des relations gréco‑américaines. La récente victoire électorale de la Christlich Demokratische Union (CDU) en Allemagne compromet en effet les projets soviétiques de zone dénucléarisée en Europe centrale – il s’agit du premier plan Rapacki, un ensemble de propositions présentées par Adam Rapacki, ministre polonais des Affaires étrangères, devant l’Assemblée générale des Nations Unies, le 2 octobre 195726. Moscou développe par conséquent, pour reprendre les termes employés par la diplomatie française, « son “offensive de paix” latéralement : en Europe du Nord, avec la campagne pour la neutralisation de la Baltique et […] au sud, dans les Balkans27 ». Seul, ce volontarisme n’est cependant pas suffisant pour comprendre les objectifs poursuivis à travers le plan Stoica. Il faut pour cela se pencher plus avant sur la situation des liens de la Grèce avec ses partenaires de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

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10 En 1956‑1957, les relations entre la Grèce et les États‑Unis ne sont pas au beau fixe : le gouvernement américain refuse d’accorder à Athènes les aides économiques et militaires qu’elle sollicite28, ainsi que de la soutenir contre la Turquie dans son projet de récupérer Chypre. D’un point de vue militaire, il est pourtant très sérieusement question de renforcer la contribution grecque au dispositif des forces de l’OTAN en Europe, à travers l’installation de batteries de missiles balistiques intercontinentaux Jupiter et Thor29 – ce qui aurait pour effet non négligeable de mettre l’Union soviétique à portée du feu américain. En tentant d’associer la Grèce au plan Stoica, il s’agit par conséquent, d’abord et avant tout, d’écarter cette perspective, à travers la sanctuarisation du sol grec. Les dirigeants soviétiques ont d’ailleurs précédemment exploré eux‑mêmes la voie d’un réchauffement immédiat des relations entre Athènes et Moscou, en tentant de se rapprocher de leurs homologues grecs. En visite dans la capitale grecque au mois de juin 1956, le ministre des Affaires étrangères de l’URSS, Dmitri Chepilov, s’est ainsi dit « prêt à donner à la Grèce des garanties contre une agression30 » bulgare ou albanaise. Or le plan Stoica va justement dans ce sens, et c’est ce que souligne à la tribune de l’ONU le nouveau chef de la diplomatie soviétique, Andreï Gromyko, lors de la session de l’Assemblée générale qui vient de lancer ses travaux en septembre 195731.

11 Au‑delà des discours sur la garantie des frontières, au‑delà du volet portant sur la coopération économique et culturelle, le principal enjeu de ce plan Stoica est bien la question des missiles32. La « zone de paix » initialement proposée devient ainsi une « zone dénucléarisée ». Le glissement sémantique n’est pas anodin et montre bien que toute l’opération est « évidemment dirigée contre le système défensif atlantique dans l’Europe du Sud‑Est33 ». Or cette orientation répond davantage aux intérêts stratégiques de l’URSS qu’à ceux de la Roumanie. À Washington, le sous‑secrétaire d’État aux questions européennes, Charles Burke Elbrick, n’est pas dupe : « Cette manœuvre encouragée par Moscou [a] pour but principal, de semer le doute dans les esprits en Grèce [et en Turquie] et de les détourner si possible de l’Alliance atlantique34 », affirme‑t‑il à l’ambassadeur de France à Washington. Par ailleurs, si la Grèce est bien la principale cible du projet, la Yougoslavie est également en ligne de mire ; le maréchal Tito est en effet contraint de clarifier ses positions à l’égard des pays voisins, ainsi que de réactualiser la prééminence de son alliance avec les pays socialistes, par rapport au traité d’Ankara35 qui le lie aux puissances balkaniques engagées dans l’OTAN 36. Le plan Stoica s’apparente donc de ce point de vue à une stratégie du cheval de Troie.

12 Mais pourquoi Moscou a‑t‑elle choisi de faire de la Roumanie le porte‑drapeau de ce projet dont elle est la véritable inspiratrice ? Pourquoi accorder aux dirigeants roumains, Gheorghe Gheorghiu‑Dej et son équipe, cette satisfaction de prestige – une « satisfaction de vanité37 » dira le représentant français à Bucarest – à travers ce projet régional dont les retombées en matière d’image vont bien au‑delà des frontières du camp socialiste ? Il s’agit, dans une certaine mesure, de récompenser la fidélité à toute épreuve témoignée par la Roumanie à l’URSS dans le contexte de la crise hongroise, que nous soulignions précédemment. Cela lui offrirait ainsi la possibilité d’acquérir une aura sur la scène diplomatique internationale, mais aussi au sein du bloc communiste38. Néanmoins, derrière le paravent des « civilités socialistes », il faut sans doute déceler une part de realpolitik. Par sa situation géographique au cœur des Balkans, la Roumanie est la mieux placée parmi les satellites pour prendre cette initiative ; au vu des bons rapports qu’elle entretient avec la Yougoslavie et l’Albanie, mais aussi avec la Grèce et

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la Turquie, elle est la mieux placée pour réussir dans cette entreprise de déstabilisation périphérique du bloc de l’Ouest. Ses relations avec la Grèce sont d’ailleurs sur une pente ascendante – rappelons la signature, en août 1955, d’un accord économique roumano‑grec et d’une déclaration sur la reprise des relations diplomatiques effective en 1956. Pourtant, nous allons voir que l’échec du plan Stoica est inéluctable. Demeure par conséquent la question des résultats objectivement escomptés.

Échec programmé, avantage propagandiste

13 Dans le contexte de l’année 1957, malgré la relative détente internationale, un succès est en effet inenvisageable pour un tel projet : l’on sait pertinemment, à Moscou comme à Bucarest, qu’en raison de leur désaccord au sujet de la question chypriote, il sera impossible de toucher à la fois la Grèce et la Turquie ; l’on sait aussi que la diplomatie américaine ne laissera pas sortir de son orbite ces deux alliés stratégiques. Mais si l’initiative roumaine ne fait pas vaciller la solidité de l’OTAN, elle suscite néanmoins des effets d’annonce non négligeables, car Athènes ne la rejette pas d’emblée et déclare dans un premier temps la prendre en considération. In fine, le refus grec est encore intéressant, car il intervient au terme d’un processus exploitable en matière de propagande. Le ministre grec des Affaires étrangères affirme en effet, maladroitement, que son pays a fait « examiner l’invitation roumaine39 » par l’OTAN. Si une concertation entre partenaires n’a rien de surprenant, le syntagme « examiner par » révèle l’existence d’un « droit de regard » des puissances occidentales, non seulement sur la position internationale de la Grèce, mais également dans son environnement régional. L’ambassadeur de France à Athènes affirme d’ailleurs être en contact permanent avec son homologue américain, afin d’œuvrer à la définition d’une ligne de conduite commune – celle du refus du plan Stoica – entre Athènes et Ankara40.

14 Côté soviétique, l’intérêt réside par conséquent dans la capitalisation de cet échec à des fins de propagande, dans un contexte délicat, puisque la session de l’Assemblée générale de l’ONU qui vient de s’ouvrir en septembre 1957 s’apprête à condamner l’URSS pour son intervention militaire en Hongrie un an plus tôt. Le message qu’il s’agit de dégager à travers le plan Stoica – et son inévitable échec – est manichéen : les « démocraties populaires » sont porteuses de paix ; les impérialistes et les pays asservis par l’OTAN sont des fauteurs de guerre. De ce point de vue, l’initiative portée par le gouvernement roumain constitue pour le camp socialiste une véritable « bonne affaire », exploitable quelle qu’en soit l’issue. En cas d’acceptation du projet, même par seulement certains des protagonistes, c’est l’URSS, au‑delà de la Roumanie, qui en retire une gloire en tant que promoteur des initiatives de paix. En cas de refus, c’est une formidable occasion pour la propagande soviétique de mettre en accusation la non‑réceptivité de l’Occident et de ses alliés aux ouvertures pacifiques du camp socialiste.

15 L’opération de septembre 1957 est donc un « échec réussi », à tel point que l’on assiste dès lors régulièrement à des relances similaires de projets régionaux de dénucléarisation. Le plan Rapacki pour l’Europe centrale doit associer la République fédérale d’Allemagne (RFA), la République démocratique allemande (RDA), la Tchécoslovaquie et la Pologne. Il a pour but de limiter la capacité de défense située en Allemagne de l’Ouest et de « créer ainsi en Europe une situation permanente de déséquilibre en faveur des puissances groupées à l’Est autour de l’URSS, laquelle n’a pas

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renoncé à ses moyens nucléaires41 ». La proposition polonaise connaît des remaniements successifs et notamment une relance en janvier 195842, jusqu’à aboutir à sa forme finale, soumise sous forme de mémorandum par la délégation polonaise lors de la Conférence du Comité des dix‑huit puissances sur le désarmement réuni à Genève, le 28 mars 1962. Le plan Rapacki, qui devient le plan Gomułka43 en décembre 1962, dépasse donc les ambitions de paix et de coopération du plan Stoica. Le plan Stoica est lui aussi une première fois relancé en 1959. Le camp soviétique observe alors, impuissant, le rapprochement entre la Grèce et la Turquie, facilité par le règlement de la question de Chypre ; les relations entre la Yougoslavie et la Grèce sont également au beau fixe, comme le prouvent les récents entretiens Tito‑Caramanlis à Rhodes44. Ces évolutions font craindre la reconstitution d’un axe Athènes‑Belgrade‑Ankara. C’est pourquoi, le 30 mai 1959, Nikita Khrouchtchev fait siennes les propositions du plan Stoica, en présentant à Tirana un projet concernant non seulement les Balkans, mais aussi l’Adriatique et comprenant l’Italie45. À travers ces relances, il s’agit de contrer la consolidation du système d’alliances occidental dans la région. La Roumanie revient à son tour à la charge en 1962, proposant un plan de neutralisation des Balkans, baptisé cette fois plan Gheorghiu‑Dej. Le 28 mars 1962, le ministre des Affaires étrangères de la RPR, Corneliu Mănescu, soumet au Comité des dix‑huit puissances pour le désarmement, à Genève, une proposition roumaine de neutralisation des Balkans46. Devant la Grande Assemblée nationale réunie en session plénière, le Premier secrétaire du PMR s’exprime à son tour le 24 juin 1962. Ce discours est l’occasion pour le leader roumain de rappeler les principes présidant à la conception de la diplomatie roumaine – parmi lesquels la sauvegarde d’un climat de détente au niveau international figure en bonne place –, ainsi que de reformuler la proposition de création d’une zone dénucléarisée dans les Balkans : Le gouvernement de la RPR lance à nouveau un appel à l’union des forces de tous les pays balkaniques, en vue de la conclusion d’un traité d’entente et de sécurité collective dans les Balkans ; il transformerait les Balkans en zone de paix dépourvue d’armes nucléaires et de fusées, en zone d’amitié et de collaboration, de travail pacifique et de prospérité pour le plus grand bien de tous les peuples de cette partie du monde47.

16 De nouveau, la proposition roumaine reste dépourvue d’effet ; de nouveau, cela était hautement prévisible. Le ton du discours est agressif, Gheorghiu‑Dej pointe du doigt la Grèce et la Turquie comme les principales responsables de l’échec du plan Stoica. Il ironise même sur le bien‑fondé et l’avantage réciproque de l’Alliance occidentale contractée par ces deux pays : « Lors de la récente session de l’OTAN, les leaders occidentaux ont adressé des “félicitations” à la Grèce et à la Turquie pour le fait que bien que leur niveau de vie soit l’un des plus bas parmi les pays de l’OTAN, ces deux pays se placent en tête des États membres de l’OTAN par rapport aux dépenses militaires48 », se gausse le Premier secrétaire du PMR.

17 L’absence d’écho rencontrée par leurs propositions n’empêche nullement les dirigeants roumains de poursuivre leur activisme propagandiste en faveur de la zone de paix dans les Balkans, comme en témoigne la tenue à Bucarest d’une session de la Conférence pour la compréhension et la collaboration entre pays balkaniques, du 27 au 29 mai 196349. En septembre 1963 est débattue lors de l’Assemblée générale des Nations Unies une proposition visant à faire de l’Amérique latine une zone désatomisée. À cette occasion, la Roumanie se prononce en faveur du projet50, y voyant un exemple d’action de paix au plan régional semblable en tous points à celle dont elle a été

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officiellement l’instigatrice avec le plan Stoica. Elle exploite par conséquent la proposition brésilienne afin de remettre la question de la transformation des Balkans en zone de paix sur le devant de la scène, son ministre des Affaires étrangères, Corneliu Mănescu, évoquant même la question dans un entretien avec le secrétaire d’État, Dean Rusk, le 21 octobre 196351. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’initiative échoue. Lors d’une visite faite à Ankara en mars 1969, Nicolae Ceauşescu relance à son tour l’idée de désatomisation des Balkans52.

Conclusion

18 En conclusion, leur statut d’alliés irréprochables lors de la crise hongroise de 1956 vaut aux dirigeants roumains la reconnaissance de l’équipe khrouchtchévienne. Avec le plan Stoica d’entente balkanique de septembre 1957, les Soviétiques les autorisent à porter un projet potentiellement d’envergure. Mais ce plan sert les intérêts soviétiques et c’est à Moscou que sont définies les orientations des relations roumano‑grecques, qui continuent d’être régies par la logique des blocs et une sorte de division socialiste des tâches – à la Roumanie, les Balkans, à la Pologne, l’Europe centrale. Le plan Stoica est un échec, car du côté grec les atouts de l’Alliance atlantique l’emportent sur les ouvertures faites par le bloc de l’Est. La logique mondiale de guerre froide l’emporte sur la logique régionale de coopération balkanique. Ce type d’action a néanmoins un avantage : il permet aux dirigeants roumains de s’exercer au maniement de la rhétorique de l’égalité en droits, de la souveraineté nationale, de la non‑immixtion dans les affaires internes et des relations avec des pays à régimes politiques et sociaux différents. Certes, ces catégories peuvent dans un premier temps sembler creuses et éculées ; mais Gheorghiu‑Dej et son équipe s’approprient progressivement ces concepts, les prennent au pied de la lettre et en font dans les années 1960 des armes au service de la désatellisation. En revanche, il est intéressant de constater que lorsque la Roumanie s’affranchit progressivement de la tutelle soviétique, c’est vers l’Europe occidentale qu’elle choisit de se tourner, et non vers la Grèce. La France et la RFA ont sa préférence pour des raisons stratégiques, liées aux transferts de technologies et aux achats de biens d’équipements. Un parallèle peut être fait avec l’orientation de plus en plus européenne de la diplomatie grecque, qui se solde par la négociation d’un accord de coopération avec la Communauté économique européenne (CEE) dès 1959. Enfin, le dernier élément notable réside dans l’importance de la question chypriote : dès 1957, celle‑ci alimente une sorte de chantage des autorités grecques concernant leur participation à l’Alliance atlantique ; dans les années 1970, l’on retrouve cette même question comme déterminant de la politique extérieure grecque et d’un éventuel rapprochement avec le bloc de l’Est53.

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NOTES

1. Irina Gridan a soutenu en 2013 à l’université Paris I – Panthéon‑Sorbonne une thèse intitulée le Satellite récalcitrant. La Roumanie de Gheorghiu‑Dej face à l’URSS : acteurs, vecteurs et enjeux d’une politique extérieure sous influence (1944‑1965).

2. Pour le retrait des conseillers, voir Ioan SCURTU (ed.), 1996, România. Retragerea trupelor sovietice, 1958, Bucureşti: Editura didactică şi pedagogică.

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3. Les conseillers soviétiques ont fait leur apparition lors des visites en Roumanie d’Andreï Vychinski, entre 1944 et 1946. Voir Radu CIUCEANU et al. (eds.), 1997, Misiunile lui A.I. Vâşinski în România. Din istoria relaţiilor româno-sovietice, 1944‑1946. Documente secrete, Bucureşti: INST. 4. Le rôle de l’influence des conseillers et des spécialistes est primordial dans tous les domaines de la vie politique, économique et sociale. Voir Ioan SCURTU, 1998, „Consilierii sovietici în România”, Magazin istoric, nr. 5, p. 12‑15 ; Dorin DOBRINCU, 2003, “The Soviet Counsellors’ Involvement in PostWar Romanian Repressive and Military Structures”, in Alexandru ZUB et al. (dir.), Sovietization in Romania and Czechoslovakia. History, Analogies, Consequences, Iaşi: Polirom, pp. 157‑174. 5. „Declaraţia guvernului sovietic din 30 octombrie 1956”, Scânteia, 31 octobre 1956. 6. Archives du ministère français des Affaires étrangères (AMFAE), Europe 1956‑1960, URSS, 287, télégramme à l’arrivée no 4277, 31 octobre 1956, Moscou, Dejean. 7. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche n o 839/EU, 20 septembre 1957, Athènes, Pierre Charpentier à Christian Pineau. À noter que la lettre transmise aux autorités bulgares est quasiment identique à celle envoyée à Athènes. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche no 565/EU, 21 septembre 1957, Sofia, Beausse à Pineau. 8. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche n o 839/EU, 20 septembre 1957, Athènes, Pierre Charpentier à Christian Pineau, lettre de Stoica à Caramanlis. 9. Valentin LIPATTI, George G. POTRA et Constantin I. TURCU (éd.), 1981, Titulescu : notre contemporain, Paris : Nagel. 10. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche n o 565/EU, 21 septembre 1957, Sofia, Beausse à Pineau. 11. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 1049-1052, 22 septembre 1957, Ankara, Spitzmüller. 12. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche n o 857/EU, 26 septembre 1957, Athènes, Charpentier. 13. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche no 684/EU, 13 août 1957, Deciry à Pineau. 14. Le Bureau politique se réunit régulièrement afin de condamner ce qui se passe en Hongrie et de prendre des mesures de cordon sanitaire. Voir Archives nationales historiques centrales (ANIC), Comité central du Parti communiste roumain (CC al PCR), Cancelarie II, 169/1956, procès-verbal de la réunion du Bureau politique, 24 octobre 1956, p. 3 ; 170/1956, procès‑verbal de la réunion du Bureau politique du 26 octobre 1956, p. 1‑5. Pour une approche combinant analyse et éclairages documentaires sur la position roumaine dans le contexte de l’année 1956, voir Ioana BOCA, 2001, 1956: Un an de ruptură. România între internaţionalismul proletar şi stalinismul antisovietic, Bucureşti: Fundaţia Academia civică. Sur les échos roumains aux événements hongrois, voir Mihaela SITARIU (ed.), 2004, Oaza de libertate: Timişoara, 30 octombrie 1956, Iaşi: Polirom ; Cristina PĂIUŞAN, 2000, „Timişoara 1956. O încercare de revoltă anticomunistă”, Arhivele totalitarismului, nr. 1‑2, p. 87‑104. 15. « Le peuple hongrois anéantit le complot contre‑révolutionnaire », Informaţia, 4 novembre 1956.

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16. Rapport de Malenkov, Souslov et Aristov du 17 novembre, in Csaba BÉKÉS, Malcolm BYRNE and János RAINER (eds.), 2002, The 1956 Hungarian Revolution: A History in Documents, Budapest‑New York: Central European University Press, pp. 435‑436 ; Aleksandr STYKALIN, 2005, „Relaţiile soviéto‑iugoslave şi afacerea Imre Nagy”, Arhivele totalitarismului, nr. 3‑4, p. 50‑76. 17. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche no 684/EU, 13 août 1956, Deciry à Pineau. 18. Pravda du 7 août 1956. 19. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 3830, 23 septembre 1957, Moscou, Soutou : « Le gouvernement soviétique affecte de se tenir à l’écart de toute cette affaire et de la considérer comme du ressort des seuls États balkaniques. » 20. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 3839‑3840, 24 septembre 1957, Moscou, Soutou. 21. Déclaration faite en 1995 dans une interview du Centre d’histoire orale de la radiodiffusion roumaine, in Steliu LAMBRU, „România şi Balcanii după 1945”, consulté le 8 juin 2014 sur le site : http://old.rri.ro/arh-art.shtml?lang=2&sec=40&art=60502. 22. Ce fait est corroboré par l’évocation de la rencontre dans ANIC, CC al PCR, Cancelarie II, 85/1957, lettre de Khrouchtchev à Gheorghiu‑Dej, 24 octobre 1957, p. 1. 23. Pour les pourparlers du 17 août, voir ANIC, CC al PCR, Secţia relaţii externe III, 55/1957 ; AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée no 345‑347, 22 septembre 1957, Bucarest, Deciry. 24. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 1051‑1061, 20 septembre 1957, Belgrade, Broustra. 25. ANIC, CC al PCR, Secţia relaţii externe III, 40/1957, compte‑rendu des pourparlers roumano‑albanais de Tirana du 29 août 1957 ; ANIC, CC al PCR, Secţia relaţii externe III, 74/1957, minutes d’un entretien avec Mehmet Shehu. 26. Sur les implications du plan Rapacki, voir Marie‑Pierre REY, 1997, l’URSS et l’Europe occidentale de 1953 à 1975, contribution à une histoire de la politique extérieure soviétique, mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Université Paris I – Panthéon‑Sorbonne, p. 237‑239. 27. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme au départ n o 928‑930, 18 septembre 1957, Laloy. 28. Mogens PELT, 2006, Tying Greece to the West: US – West Germany – Greek Relations, 1949‑1974, Copenhagen: Museum Tusculanum Press, p. 154. 29. Ibid., p. 176. 30. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 627, 19 septembre 1957, Athènes, Charpentier. 31. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 345‑347, 22 septembre 1957, Bucarest, Deciry. 32. Todor Jivkov ne s’y trompe pas, qui en répondant aux Roumains souligne qu’il s’agit avant tout de transformer les Balkans « en zone dépourvue d’armes atomiques et de rampes de lancement ». AMFAE, Europe 1961‑1970, Roumanie, 211, note du 9 juin 1964.

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33. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme au départ n o 928‑930, 18 septembre 1957, Laloy. 34. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 5805‑5809, 23 septembre 1957, Washington, Alphand. 35. Il s’agit du traité signé à Ankara le 28 février 1953 par la Yougoslavie, la Grèce et la Turquie. Implicitement destiné à limiter l’influence soviétique dans les Balkans, il constitue une manière indirecte pour la Yougoslavie de coopérer avec l’OTAN, dont la Grèce et la Turquie sont membres. La réconciliation soviéto‑yougoslave en limite la portée. 36. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 1051‑1061, 20 septembre 1957, Belgrade, Broustra. 37. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche n o 715/EU, 9 octobre 1957, Bucarest, Deciry à Pineau. 38. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, dépêche n o 691/EU, 25 septembre 1957, Bucarest, Deciry : « Si le gouvernement roumain en a retiré quelque satisfaction de vanité, le rôle que Moscou lui a fait jouer consolide beaucoup son prestige. » 39. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 625, 18 septembre 1957, Athènes, Charpentier. 40. AMFAE, Europe 1956‑1960, Roumanie, 143, télégramme à l’arrivée n o 626, 18 septembre 1957, Athènes, Charpentier. 41. AMFAE, Europe 1961‑1970, Roumanie, 211, note du 9 juin 1964. 42. Pour le texte de la proposition du 14 février 1958, voir http://www.cvce.eu/ viewer/-/content/c7c21f77-83c4-4ffc-8cca-30255b300cb2/fr, consulté le 17 novembre 2012. 43. Le plan Gomułka ne retient en fait que la première étape du plan Rapacki, à savoir la recherche du « statu quo atomique ». 44. Sur ces entretiens de mars 1959, voir Evanthis HATZIVASSILIOU, 2006, Greece and the Cold War: Frontline state, 1952‑1967, London: Routledge, pp. 111‑112. 45. Sur les premières « offres de dénucléarisation » soviétiques en Europe, voir Marie‑Pierre REY, l’URSS et l’Europe occidentale de 1953 à 1975…, op. cit., p. 233‑237. 46. AMFAE, Europe 1961‑1970, Roumanie, 211, note du 9 juin 1964. 47. AMFAE, Europe 1961‑1970, Roumanie, 211, télégramme à l’arrivée n o 572, 25 juin 1962, Bucarest, Boiberranger. 48. AMFAE, Europe 1961-1970, Roumanie, 211, télégramme à l’arrivée n o 572, 25 juin 1962, Bucarest, Boiberranger. 49. L’Albanie est absente de cette 3e session, mais l’Italie et Chypre y sont représentées. 50. Elle est la seule parmi les pays socialistes à voter favorablement, les autres s’abstenant. 51. ANIC, CC al PCR, Secţia relaţii externe IV, 91/1963, compte‑rendu des entretiens Mănescu‑Rusk rédigé par les services du MAE, 30 octobre 1963, p. 36‑49. 52. AMFAE, Europe 1961‑1970, Roumanie, 213, télégramme à l’arrivée n o 235‑241, 26 mars 1969, Bucarest : « La transformation des Balkans en une zone de paix et de bon voisinage dépourvue de l’arme atomique, serait une contribution de la plus grande

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importance pour la consolidation de la paix et le renforcement de la sécurité dans le monde entier. » 53. Nicolas BLOUDANIS, 2013, Histoire de la Grèce moderne 1828‑2012. Mythes et réalités, Paris : L’Harmattan, p. 192 : « Après 1974, l’ambiguïté de la politique extérieure grecque devient officielle : sortie puis rentrée [dans] l’OTAN, déclarations ambivalentes de ministres sur de possibles facilités accordées à la flotte russe dans des îles grecques, tièdement démenties quelques jours plus tard par Caramanlis, achats de matériel militaire (de transport) à la Roumanie et à la Pologne, expriment une volonté de faire sentir aux Occidentaux que les alliances ne sont pas immuables, également en utilisant les soubresauts nationalistes de l’opinion. »

RÉSUMÉS

La guerre froide enregistre un tournant avec l’adoption de la doctrine de la coexistence pacifique par l’URSS. Pour autant, ce virage idéologique a‑t‑il des répercussions sur les relations entre la Roumanie et la Grèce, chacune dans l’ombre respectivement de l’URSS et des États‑Unis ? L’objectif de cet article est d’interroger les spécificités et les similarités des rôles de ces deux pays dans des dispositifs géopolitiques qui les transcendent, tout en s’interrogeant sur le caractère mouvant des frontières de guerre froide : les blocs peuvent-ils avoir une géographie variable ? À partir du plan Stoica de dénucléarisation des Balkans proposé par Bucarest à Athènes en septembre 1957, l’étude analyse les objectifs du rapprochement roumano‑grec, ses limites, ainsi que ses retombées en matière de propagande. Ce faisant, elle montre que du côté roumain – et soviétique – le plan Stoica œuvre à une déstabilisation périphérique du bloc de l’Ouest ; du côté grec, il permet d’exercer une sorte de chantage à la participation à l’Alliance atlantique même si, in fine, la logique mondiale de guerre froide l’emporte sur la logique régionale de coopération balkanique.

The Cold War experienced a turning point with the adoption by the USSR of the doctrine of the peaceful coexistence. However, had this ideological shift had consequences on the relationship between Romania and Greece, each one being in the respective shadow of the USSR and of the United States? The aim of this article is to consider the specificities and the similarities of the roles of these two countries in geopolitical structures that transcend them. Hence, it questions the stability of the cold war borders: may the blocs have a variable geography? From the Stoica plan of balkanic denuclearization that Bucharest proposed to Athens in September 1957, the study analyses the goals of the Romanian‑Greek rapprochement, its limits and its benefits in terms of propaganda. In doing so, it shows that for the Romanian and the Sovietic sides, the Stoica plan allows a peripheral destabilization of the Western camp; for the Greek side, it allows a kind of blackmail around the participation to the Atlantic alliance. Nevertheless, the global logic of Cold War finally triumphs over the regional logic of Balkan cooperation.

Războiul rece cunoaște un moment de cotitură atunci când URSS adoptă doctrina coexistenței pașnice. Cu toate acestea, a avut oare acest viraj ideologic repercusiuni asupra relațiilor dintre România și Grecia, aflate respectiv în umbra Uniunii sovietice și cea a Statelor Unite? Scopul acestui articol este de a examina specificitățile și similaritățile rolurilor acestor două țări în

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dispozitive geopolitice care le depășesc, și totodată de a chestiona caracterul instabil al frontierelor de război rece: pot oare blocurile avea o geografie variabilă? Plecând de la planul Stoica de denuclearizare a Balcanilor propus de București Atenei în septembrie 1957, studiul analizează obiectivele apropierii româno‑grecești, limitele sale, precum și impactul său propagandistic. Se arată că din punctul de vedere român – și sovietic – planul Stoica lucrează la o destabilizare periferică a blocului occidental; din punctul de vedere grec, permite un fel de șantaj a cărui miză este participarea la alianța atlantică, deși, într‑un sfârșit, logica mondială de război rece se impune față de cea regională de cooperare balcanică.

INDEX motsclestr Balkan Antantı, Yunan-Romen ilişkileri, Soğuk Savaş, Barış içinde bir arada yaşama, Romanya, Yunanistan, Türkiye, Balkanlar, yirminci yüzyıl, Diplomatik Tarih motsclesel Βαλκανικό Σύμφωνο, Ελληνο-ρουμανικές σχέσεις, Ψυχρός πόλεμος, Ειρηνική συνύπαρξη, Ρουμανία, Ελλάδα, Τουρκία, Βαλκάνια, Εικοστός αιώνας, Διπλωματική ιστορία Index géographique : Roumanie, Grèce, Turquie motsclesmk Балкански пакт, Грција /Романија односи, Студена војна, Мирен соживот, Романија, Грција, Турција, Балканот, Дваесеттиот век, Дипломатска историја Thèmes : Histoire diplomatique Mots-clés : Entente balkanique, Entente balkanique, relations gréco-roumaines, relations gréco- roumaines, guerre froide, guerre froide, coexistence pacifique, coexistence pacifique, Stoica Chivu (1908-1975) Keywords : Balkan Pact, Greek-Romanian relations, Cold War, Peaceful coexistence, Romania, Greece, Turkey, Balkan, Twentieth century, Diplomatic History Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

IRINA GRIDAN Professeur agrégée d’histoire, chercheur à l’UMR IRICE

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Les rapports entre le Parti communiste roumain et le Parti communiste de Grèce de 1956 à 1968 : de la déstalinisation à la scission du Parti grec (1968) Relations between the Romanian Communist Party and the Greek Communist Party from 1956 to 1968: from De‑Stalinization to the Greek Party Split (1968) Οι σχέσεις ανάμεσα στο Κομμουνιστικό Κόμμα της Ρουμανίας και το Κομμουνιστικό Κόμμα της Ελλάδας από το 1956 ως το 1968: από την αποσταλινοποίηση ως τη διάσπαση του Κόμματος της Ελλάδας (1968)

Nikos Papadatos

Préambule : le Parti communiste de Grèce de 1918 à 1956

1 Le Parti socialiste ouvrier grec, créé en novembre 1918, fut transformé, en novembre 1924, en Parti communiste de Grèce (KKE). De 1931 à 1956, à la suite de l’intervention de l’Internationale communiste (Komintern), le Parti grec participa à des luttes cruciales pour le pays : il devint l’organisateur principal de la Résistance grecque en fondant, en 1941, l’EAM (Front national de libération) et, en 1942, l’ELAS (Armée populaire de libération nationale). Après l’armistice et les accords de Varkiza (janvier‑février 1945), les communistes grecs s’opposèrent aux forces gouvernementales dans la guerre civile (1946‑1949). En 1949, après la défaite de l’Armée démocratique (l’AD fut l’armée des partisans grecs) dans cette guerre, le Parti et ses militants durent s’exiler en URSS et dans les démocraties populaires. De 1956 à 1968, à la suite des ingérences multiformes de l’Union soviétique dans la vie intérieure

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du KKE, les communistes grecs firent face à plusieurs crises internes jusqu’à ce qu’en 1968, le Parti communiste de Grèce se scinde en deux partis dits assez vite, « parti de l’intérieur » et « parti de l’extérieur » ; les disputes et les différends dans la direction du Parti grec éclatèrent dans la Roumanie de Ceauşescu, siège du CC (Comité central) du KKE jusqu’en 1968, en déstabilisant complètement les anciens camarades dans une conjoncture historique marquée par la crise de la dictature en Grèce (avril 1967 – juillet 1974).

2 Dès l’arrivée de au poste de secrétaire général du KKE en 1931, des efforts furent entrepris pour inculquer des règles soviétiques dans la politique du Parti, efforts qui se poursuivirent jusque dans les années 1950. La tendance à l’universalisation de ces principes relevait d’un engagement idéologique. Dans les années 1950, la bolchevisation du KKE ne se limitait pas simplement à l’approbation de la suprématie du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS). Ce n’était pas seulement le léninisme ou les principes bolcheviks qui devaient mobiliser la conscience des communistes grecs. L’universalisme bolchevik prôné par le KKE exaltait « les liens indissolubles entre le peuple de la Grèce et le grand peuple russe » et encore « la profonde gratitude exprimée par le peuple grec envers le grand peuple russe ». Le KKE reconnaissait l’URSS comme « le phare » qui amènerait, plus ou moins vite, l’humanité au socialisme, puis au communisme.

3 À partir de 1956, la politique soviétique fut directement liée à l’arrivée de Nikita Khrouchtchev au pouvoir. Citons François Fejtö : Les différences culturelles entre les PC des démocraties populaires éclatèrent au grand jour pendant la période de déstalinisation, à la suite de la tentative de Khrouchtchev de réformer les méthodes d’action et les relations entre les « Partis frères ». En reconnaissant, dans sa déclaration de Belgrade de mai 1955 et celle de Moscou du 31 octobre 1956, la « pluralité des voies vers le socialisme », le numéro un soviétique ouvrait la porte à deux manifestations opposées des tendances autonomistes refoulées […]1.

4 En 1956, les formes que prit la « dézachariadisation », autrement dit le limogeage de Zachariadis par la direction soviétique, ouvrirent la voie à une bataille fratricide dans les rangs des communistes grecs. Cela dans la mesure où elles visaient à annihiler tant la combativité que l’intégrité morale et politique de l’ancien secrétaire général. Zachariadis était constamment appelé par ses camarades le « petit Staline », celui qui aurait conduit les communistes grecs à la victoire. Cette politique soviétique touchait donc au symbolique, à ce qui constituait, et, croyons‑nous, constitue encore, le tréfonds de la résistance psychique et, en dernier ressort, politique. Et ceci, parce que la fin ignominieuse d’un symbole signifie bien plus qu’une défaite : la décapitation de « l’icône » Zachariadis fut perçue par lui et, bien évidemment par ses disciples, comme l’amorce d’un long processus d’asservissement, d’assujettissement et de soumission de soi. C’était comme une excommunication totale tissée par « l’ordre soviétique » et destinée à faire disparaître non seulement leurs luttes, mais surtout leur dignité « communiste », leur code axiologique et moral. Ce fut le début d’une lutte acharnée entre le PCUS et la « vieille garde » du KKE.

5 Les troubles du PCUS eurent une résonance directe dans le Bureau politique du KKE, qui dépendait plus que jamais des Soviétiques. Citons un exemple caractéristique : comme on le sait, en juin 1957, le Présidium du Soviet suprême, à l’initiative de Georgui Malenkov, Viatcheslav Molotov, Mikhaïl Pervoukhine, Andreï Sabourov, Lazare Kaganovitch, Kliment Vorochilov et Nikolaï Boulganine, réclama la démission de

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Nikita Khrouchtchev. Mais le Comité central, réuni grâce au soutien inconditionnel du maréchal Guergui Joukov, se transforma en arbitre du conflit qui divisait le BP (Bureau politique). Ainsi le CC remporta‑t‑il une victoire significative sur l’ancienne garde stalinienne en ratifiant en même temps les acquis du XXe Congrès2. Face à ces événements, le BP du KKE adopta la résolution suivante : Résolution du Bureau politique du CC du KKE, Le groupe « antiparti » de Kaganovitch, Malenkov et Molotov attaché à des conceptions périmées et erronées, tout en se livrant à une activité fractionnelle antiparti, est digne de la sanction la plus sévère. Et cela, parce qu’il a violé le plus haut principe léniniste de l’unité du Parti et a contrecarré les projets de son développement […]. 6 juillet 1957 Le BP du CC du KKE3.

6 Cette résolution n’était en réalité qu’une copie mot à mot de la décision du CC du PCUS qui, après avoir annulé le vote du Présidium, dénonça et condamna « les activités fractionnelles du groupe antiparti4 ». Cette façon de réagir devint progressivement la norme de conduite principale du BP. En effet, pendant la période 1956‑1962, la seule stratégie approuvée par le KKE fut celle qui avait reçu le consentement explicite du Kremlin. Les cadres supérieurs du KKE, dont l’autorité s’étendait théoriquement à tous les domaines relatifs à la Grèce, voyaient leur fonction découpée en plusieurs parties et leur influence réduite par une série de décisions des instances de Moscou. Leur rôle principal consistait plutôt en une fonction administrative qu’en un travail politique réel. Il en résultait parfois un rassemblement hétéroclite des forces du KKE sans aucune homogénéité politique entre elles : l’essentiel restait que l’action des communistes grecs fût toujours compatible avec les orientations principales de la politique extérieure du Kremlin. Ceux qui n’obéissaient pas à cette règle étaient exclus du Parti. Les cadres qui se disputaient le pouvoir au sein de la direction du KKE y étaient perpétuellement encouragés par les divers groupes antagoniques du PCUS. Ainsi, tout comme dans certaines démocraties populaires, les clivages historiques du PCUS se répercutaient directement dans les rangs du KKE. C’est ici que nous pouvons détecter le fond du problème : la crise de la direction du KKE apparut de manière manifeste au lendemain de l’éclatement des conflits, plus ou moins dissimulés, au sein du PCUS. Dès lors, le KKE était divisé en plusieurs factions antagoniques qui se référaient sans cesse à la suprématie « naturelle » de l’URSS.

La critique de Ceaușescu : des émeutes de Tachkent (1955) à la scission du KKE (1968)

7 Après la défaite de l’AD au cours de la guerre civile grecque, les communistes furent divisés en deux groupes principaux : la population civile fut répartie entre les démocraties populaires, les divisions militaires de l’AD furent transférées en URSS, à Tachkent. Les émeutes qui eurent lieu à Tachkent en 1956 eurent des conséquences dramatiques : à la suite d’une série d’actes de vengeance entre les ex‑partisans de l’AD, plusieurs condamnations, des peines de réclusion furent prononcées. Certains membres de la Collectivité de Tachkent goûtèrent donc à la prison.

8 Le rejet du projet de programme du KKE par les Soviétiques en 1954 marqua le commencement d’un long processus qui se termina par l’éviction de Nikos Zachariadis en février 1956. Le clivage politique et les étapes de la transition entre l’ancienne forme

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du communisme et son avatar réformiste ont marqué l’histoire du PCUS puis, après les émeutes des communistes grecs à Tachkent5, celle du KKE. Cette politique soviétique se refléta dans la politique du KKE et déstabilisa ses appareils organisationnels à Tachkent. Panos Dimitriou, un des protagonistes principaux de ces événements parle ouvertement de l’ingérence du PCUS à Tachkent : Les disciples antistaliniens de l’équipe de Khrouchtchev voyaient d’un bon œil ces points de vue [la lutte contre Zachariadis et son passé] et favorisaient notre lutte. C’est‑à‑dire : nous étions dans le même camp et ils nous ont entourés de leur bienveillance […]6.

9 Ce témoignage fut confirmé par une autre source : quelques années plus tard, Nicolae Ceauşescu, à l’occasion d’une entrevue qui s’est déroulée le 3 avril 1968, entre le Comité central du Parti communiste roumain (PCR) et les représentants du CC du KKE, en particulier avec Kostas Koliyannis et Leonidas Striggos, membres du CC du KKE, confirma complètement l’hypothèse de l’ingérence de l’URSS et des partis « frères » dans les affaires intérieures du KKE : […]. Je vous ai dit tout à l’heure […], dit Ceauşescu, qu’un jour il faudra dire pourquoi on s’est ingéré dans les affaires intérieures de votre Parti en 1956, parce que je suis sûr que lorsque le Parti communiste arrivera au pouvoir en Grèce, il nous blâmera pour cela, et il arrivera à la conclusion qu’on a mal réagi, comme, à l’heure actuelle, on le dit, nous‑mêmes : dans le passé, notre Parti a mal réagi [face à cette question] […]7.

10 Comment expliquer ce revirement de la politique roumaine face à une question, plus ou moins internationale, orchestrée par « le grand frère soviétique » ? Dans les années 1960, la politique roumaine face à l’URSS bouleversa les calculs politiques des Occidentaux. Nicolae Ceauşescu fut perçu en Occident comme un leader soucieux d’indépendance et prêt à rompre ses relations politiques avec l’URSS. Le rapprochement spectaculaire de la Roumanie avec la Chine inquiétait les Soviétiques. Au début de l’année 1967, le conflit sino‑soviétique franchit un nouveau palier dans la tension : après le déclenchement de la « révolution culturelle » en Chine, les Soviétiques ne pouvaient plus investir politiquement dans une Conférence éventuelle qui aurait pu contribuer à l’unité du camp socialiste. En janvier 1967, le Drapeau rouge, organe officiel du Parti communiste chinois, accusa les « révisionnistes modernes » de Moscou d’avoir donné leur appui à la « clique antiparti » en s’ingérant dans les affaires intérieures de la République populaire de Chine. Le 9 janvier 1967, dans ses « Thèses sur le cinquantième anniversaire de la prise du pouvoir », le CC du PCUS évalua les événements en Chine en qualifiant la « révolution culturelle » de tentative visant à substituer au marxisme‑léninisme authentique une « phraséologie et des dogmes pseudo‑révolutionnaires ». Au mois de février, plusieurs manifestations eurent lieu à Pékin et à Moscou. Les manifestants se réunirent devant l’ambassade de l’URSS à Pékin et devant l’ambassade de Chine populaire à Moscou. Le danger d’un conflit interne au monde communiste, entre les deux géants du camp socialiste, était une possibilité qui menaçait la stabilité du « système communiste ». Face à ce conflit, la position adoptée par Bucarest fut considérée par Moscou comme une initiative contraire aux intérêts soviétiques. Voyons les faits de plus près : en février 1967, Ceauşescu donna à la délégation du KKE des informations importantes sur l’étendue du conflit sino‑soviétique : […]. Les jours où il y a eu des manifestations devant l’ambassade soviétique à Pékin et l’ambassade chinoise à Moscou, nous étions inquiets […] face à la possibilité d’une rupture des relations diplomatiques entre la Chine et l’Union soviétique. Nous

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avons décidé d’envoyer aux camarades chinois et aux camarades soviétiques un message faisant preuve de notre inquiétude tout en exprimant notre position : [demander aux deux Partis] de ne pas procéder à des actions qui aboutiraient à une situation [de non‑retour]. Nous avons soulevé la question de la prise de mesures assurant la mise en place des procédures régulières de la diplomatie officielle. Je vous prie de garder ces informations [pour vous‑mêmes], car il s’agit d’une question strictement interne qui ne sera en aucun cas divulguée. Mais je vous ai donné ces informations afin de vous tenir au courant du résultat de cette initiative. Notre ambassadeur a été reçu par les camarades chinois, par le ministre des Affaires étrangères Chén Yì. Nous avons envoyé un message à Zhou Enlai et à Mao Zedong ainsi qu’à l’Union soviétique, aux camarades Brejnev et Kossyguine. Chén Yì a naturellement dit qu’il faut blâmer les camarades soviétiques et que le message sera transféré à Mao Zedong et à Zhou Enlai […]. Notre ambassadeur a été aussi reçu par les camarades soviétiques, par Andropov : il a dit qu’il transférera notre message aux camarades Brejnev et Kossyguine et que la responsabilité repose sur le côté chinois. Il a dit à la délégation roumaine son avis personnel en insistant sur ceci : le fait que le message fut envoyé tant aux Chinois qu’aux Soviétiques, sans condamner les Chinois, met en évidence que, pour les Roumains, les Soviétiques sont sur le même pied d’égalité que les Chinois. Selon lui, la responsabilité repose sur le côté chinois […] et, vu sous cet angle, le message n’a pas été bien accueilli par le PCUS. Certes, notre ambassadeur a contesté cette appréciation. Cela s’est produit le 8 février au cours des manifestations […]8

11 Ceauşescu s’efforça de mettre en cause la rhétorique officielle défendue par Moscou. Cette « dénonciation » du « style » historique de la direction du PCUS mit en évidence la politique de Bucarest qui revendiquait de facto son autonomie relative à l’égard de Moscou. Elle prit la forme d’une stricte neutralité vis‑à‑vis des problèmes internes du camp socialiste. De manière significative, cette critique pouvait, sous certaines conditions, bouleverser de fond en comble le principe de dépendance absolue du KKE à l’égard du PCUS. L’argumentation suivante de Ceauşescu ne laissait pas indifférents certains membres du BP du KKE tels que Dimitrios Partsalidis (dit souvent Mitsos, et cité comme M. Partsalidis) et Panos Dimitriou (également membres du secrétariat du Comité central du Parti grec), qui avaient déjà commencé à avoir des doutes en ce qui concerne la politique internationale soviétique Voyons les dires intéressants du leader roumain : […]. Que montrent d’après Marx la pratique du mouvement communiste international et celle du mouvement ouvrier ? Les problèmes sont affichés publiquement et des points de vue sont échangés. Ainsi, une ligne spécifique et un concept idéologique étaient créés, sans conduire à la fusillade de ceux qui exprimaient d’autres points de vue, même si leurs critiques étaient des critiques acerbes. Il est vrai que Marx n’était pas le président d’un gouvernement, je dis cela comme une plaisanterie, mais je suis convaincu que même s’il avait été président du gouvernement, il n’aurait pas agi de la même façon. À titre d’exemple : à l’époque de Lénine, pendant la période où le PCUS luttait en vue de prendre le pouvoir, les débats étaient longs jusqu’à l’adoption définitive des thèses par le PCUS. Ainsi a‑t‑il abouti à la cristallisation d’une conception [politique] correcte. C’est pourquoi nous pensons qu’un débat est requis, mais dans le contexte d’une analyse spécifique des problèmes. Nous ne pouvons accepter ni réfuter une opinion en fonction de notre propre opinion, considérant celui qui n’est pas d’accord avec nous comme quelqu’un qui s’oppose à nous. Parce que cela nous amène précisément à ce que faisait l’Église, aussi bien orthodoxe que catholique : au lieu d’analyser scientifiquement [les faits] nous arrivons à la confirmation d’un dogme auquel tous doivent croire, et celui qui n’y croit pas est considéré comme hérétique. Est‑ce possible de dire que le vrai marxisme‑léninisme est constitué par ce que […] [dit un seul Parti] ? Je n’ai vu ça ni chez Marx, ni chez Engels, ni chez Lénine […]9.

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12 La politique de non‑ingérence de la Roumanie dans les affaires intérieures des autres partis « frères » était due, selon l’argumentation officielle du PCR, à une réévaluation de l’histoire soviétique. La question de la sincérité (certes discutable) de ces thèses eut un écho considérable dans la direction du KKE. Elle laissait entendre par là que les courants socialistes centrifuges qui ne mettaient pas en péril la politique extérieure de la Roumanie pouvaient être désormais tolérés par Bucarest. Pour les communistes grecs, les dires du leader roumain revêtirent un sens évident : […]. Vous connaissez, dit Ceauşescu, l’histoire du PCUS, les luttes [internes] qui datent de l’époque de Lénine et la façon dont elles ont été résolues : vous vous rappelez les problèmes avec Trotski et Boukharine. Lénine a résolu ces problèmes dans un esprit qui visait à maintenir le contexte du renforcement et de l’unité [du Parti]. En 1917, vous vous rappelez que Zinoviev et Kamenev furent accusés publiquement parce qu’ils avaient trahi la révolution, mais ils sont restés au pouvoir. Ainsi, Lénine a résolu pratiquement et publiquement ce problème. Par la suite, tout n’a pas été résolu ainsi : vous vous rappelez les procès qui ont eu lieu [en URSS] et les révélations du PCUS en 1956 à ce sujet ? [Les Chinois] comment devaient‑ils réagir ? Commencer à condamner l’Union soviétique ou procéder à ce que nous avons fait à l’époque, défendre l’Union soviétique ? En 1937, 1938 et 1939, quand ces procès eurent lieu, nous avons défendu l’Union soviétique, au moment où les choses ne se sont pas résolues de manière démocratique [mais] de manière contraire aux règles du Parti. Pourquoi dis‑je tout ça ? Parce que nous sommes inquiets face aux faits qui se déroulent en Chine. Nous devrions comprendre que la solution n’est pas de commencer à blâmer la Chine en aggravant les choses. Et si nous pouvons aider à trouver une solution, cela signifie : ne pas s’ingérer […] dans les affaires intérieures des autres Partis […]10.

13 Ces thèses roumaines envenimèrent davantage les luttes internes des communistes grecs qui voyaient apparaître les premières « fissures » tangibles dans le camp du « socialisme réel ». Plus concrètement, l’année 1967 marqua un tournant très important dans les relations des membres du KKE : en dehors du fait que les dirigeants du Parti se disputaient le pouvoir de manière de plus en plus ouverte, la dictature militaire (avril 1967 – juillet 1974) força plusieurs militants à s’installer dans les pays de l’Europe occidentale. La dégradation progressive de l’image de l’URSS dans le monde, à la suite du conflit sino‑soviétique, entraîna un flot de contestations contre toute tentative d’extériorisation de la stratégie soviétique dans les Partis communistes occidentaux. L’événement qui servit de catalyseur à ce tournant fut le théorème de l’eurocommunisme. Cette réalité faisait suite à une réorientation complète de la politique de certains Partis communistes occidentaux, à l’instar du PCI, succédant à la politique « du monolithisme » qui avait plongé ces Partis dans un état de dépendance idéologique presque complet. La dictature militaire en Grèce aboutit à l’expatriation des militants de la Gauche qui, d’une manière ou d’une autre, allèrent dans les pays occidentaux, en France, en Angleterre, et surtout en Allemagne de l’Ouest, afin d’éviter l’emprisonnement et de lutter pour leurs idées. L’installation des réfugiés politiques grecs dans ces pays facilita leur rapprochement avec les divers courants de l’eurocommunisme. Mais quelle est la relation entre la scission du KKE en 1968 et l’eurocommunisme ? Quel était le rôle de Bucarest et son attitude face à la crise du KKE ?

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Le Parti communiste roumain (PCR) et la scission du Parti communiste de Grèce (KKE)

14 Le contexte historique était polarisé par le conflit sino‑soviétique et la nouvelle orientation de la politique extérieure soviétique qui abandonnait le principe de la coexistence pacifique dans les lieux géostratégiques périphériques du globe où la compétition entre les deux superpuissances (États‑Unis/URSS) devenait plus vive que jamais. Dans ce contexte, la scission du KKE en 1968 faisait allusion aux vieux axiomes soviétiques défendus par Khrouchtchev (pluralisme des voies amenant au socialisme, coexistence pacifique, etc.). À cela, il faut ajouter le « maintien de bonnes relations » entre l’Union soviétique et la Grèce des colonels qui, selon le Kremlin, ne signifiait « aucune réconciliation idéologique avec le régime ».

15 Kostas Koliyannis devint Premier secrétaire du KKE après l’éviction de Zachariadis. Dimitrios Partsalidis, l’un des anciens membres du Parti accusé de « fractionnisme » à partir de 1956, fut à nouveau membre du Bureau politique et du Secrétariat du KKE et l’un des interlocuteurs privilégiés du PCUS après la destitution de Zachariadis et l’arrivée de Khrouchtchev au pouvoir en Union soviétique. Ces deux personnages se disputaient le pouvoir au sein du Parti. Les racines de leur conflit étaient dues à l’histoire récente du KKE. Après la fin de la guerre civile, en 1951, un nouveau parti, la Gauche démocratique unifiée (EDA), avait vu le jour en Grèce. Entre‑temps, le gouvernement d’Athènes avait décrété l’abolition juridique, c’est‑à‑dire l’interdiction, du Parti communiste dès 1947. En apparence, de 1964 à 1968, la querelle entre Koliyannis et Partsalidis concernait les formes de réorganisation des forces communistes en Grèce, Koliyannis voulait que les communistes luttent en faveur de la légalisation de facto du KKE tandis que Partsalidis favorisait plutôt l’alliance avec l’EDA, à laquelle participaient aussi des forces plus « centristes » à tendance socialiste. Néanmoins, au fond, ce duel reflétait les différentes stratégies soviétiques par rapport à la Grèce et la dépendance absolue des communistes grecs à l’égard du Kremlin11.

16 Les opinions de Partsalidis et de Dimitriou – approuvées par Zisis Zografos, membre de la direction du KKE –, en matière d’organisation du KKE, avaient été explicitement dénoncées par la direction soviétique au cours du 12e Plénum qui se tint à Budapest du 5 au 15 février 1968. La lettre des Soviétiques stipulait : Chers camarades, Nous avons soigneusement étudié les lettres du camarade Partsalidis envoyées le 10 novembre 1967 et le 18 janvier 1968, au CC du PCUS. Considérant que les problèmes soulevés par le camarade Partsalidis sont une affaire intérieure qui concerne exclusivement votre Parti, le CC du PCUS ne voit pas l’intérêt d’analyser sa position particulière en matière de questions d’organisation, face auxquelles le Comité central du KKE s’est déjà exprimé en adoptant une décision collective. Pour la même raison, nous ne pensons pas qu’il soit approprié d’accueillir au CC du PCUS le camarade Partsalidis en vue de procéder à une discussion qui porterait sur ces affaires. Comme vous le savez bien, lors des successives réunions d’amitié entre les représentants de nos Partis, qui ont toujours eu lieu dans une atmosphère de compréhension mutuelle et sincère [...], le CC du PCUS s’est fermement exprimé en faveur de la politique et de la tactique adoptées par le CC du KKE [...]. Guidés par les relations de sincérité et de confiance établies entre nos deux Partis, nous avons échangé, à la demande des camarades grecs, des points de vue et des avis sur des questions qui furent abordées par le 8e et le 10e Plénum du CC du KKE.

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D’après nous, la vie a confirmé la justesse de la ligne politique adoptée par le CC, lors du 8e et du 10e Plénum du KKE. Cela semble particulièrement clair maintenant, à la lumière des récents événements tragiques en Grèce, provoqués par la mise en place d’une dictature militaro‑fasciste dans le pays [...]12.

17 Face à cette intervention, la « troïka », Partsalidis, Dimitriou et Zografos, prit l’initiative de défendre le passé récent du Parti de 1956 à 1968 en proclamant, dans une lettre radiodiffusée, son attachement aux principes du XXe Congrès du PCUS et en accusant le « putsch » du 12e Plénum de « restaliniser » le Parti en souplesse. Voici le contenu de cette lettre : […]. Ainsi, 12 ans après le 6e Plénum du Comité central de 1956, le camarade Koliyannis et son groupe, représentant le conservatisme et la stagnation dogmatique, tentent‑ils d’achever le parcours d’éloignement de l’esprit du 6e Plénum et le retour au régime politique anormal du passé qui a engendré tant de maux au KKE et au mouvement populaire de notre pays13.

18 Persécutés par le KKE, qui avait déjà acquis l’aide multiforme de Moscou, les « dissidents » n’avaient plus qu’une solution : le recours à l’aide du Parti roumain. Les autorités roumaines leur octroyèrent une aide « camouflée » qui, à ce stade de la bataille interne, fut inappréciable. Le dialogue suivant est significatif à cet égard : […]. Le camarade Zografos : — Si Koliyannis n’avait pas une aide de l’extérieur, il n’existerait pas aujourd’hui. C’est la vérité […]. Le camarade Nicolae Ceauşescu : — Que voulez‑vous que fasse la Roumanie ? Et je sais une chose : vous ne devriez pas adopter une ligne [politique] reconnaissant l’existence d’un nouveau Comité central. Ce n’est pas bon. Le camarade Zografos : — Nous l’avons clairement indiqué dans notre lettre. Nous voudrions avoir la capacité d’aller dans d’autres pays. Le camarade Nicolae Ceauşescu : — Que pouvons‑nous faire ? Le camarade Zografos : — Des passeports. Cela aurait une signification. Le camarade Nicolae Ceauşescu : — Je vous ai dit que des passeports vous seront délivrés14.

19 La création d’un nouveau Parti était‑elle directement due à l’aide roumaine ? Il ne semble pas. L’idée d’un nouveau Parti indépendant avait été énoncée depuis longtemps par certains membres de la Collectivité de Tachkent. Comment pouvons‑nous expliquer ces événements ? Ainsi que l’avait écrit dans son journal, en mars 1968, l’un des plus ardents partisans de ce mouvement contestataire, Mpeikos Georgoulas, le correspondant du journal d’Avgi à Moscou : […]. Les trois camarades [M. Partsalidis, Z. Zografos et P. Dimitriou] portent une grande responsabilité de la période qui a succédé au 6e Plénum de 1956, et qui a conduit mathématiquement à une recrudescence de la situation. Ils ont toléré, ils n’ont pas vu, ils ont contribué [à ce qui s’est passé]. Ils ont réagi lorsque ce groupe [K. Koliyannis et le BP du KKE] a foulé aux pieds leur bonne foi, quand ils leur ont mis le couteau sous la gorge. Telle est l’amère vérité : pour tous les trois. Quand le couteau du manque de démocratie, des abus et de la violation de nos principes coupait la gorge des autres, cela ne faisait, bien entendu, aucun mal. Ils restaient calmes. Certes, cela ne doit pas nous conduire au nihilisme. Il faut en tirer la leçon nécessaire. [Il faut] dire au Parti : les personnes qui dirigent le Parti doivent comprendre qu’ils ne peuvent pas avoir seulement des droits, mais qu’ils assument, par nous tous, de lourdes responsabilités. On doit, avant tout, élever le sens de la

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responsabilité des gens qui dirigent le Parti. On souffre de son absence. Parallèlement, tous les membres du KKE, nous devrons faire sentir nos responsabilités : arrêter de jouer le rôle « d’imbéciles » […] et parler avec franchise et courage. Chaque membre du Parti, en levant la main pour approuver ou repousser une décision, une action, etc., doit penser à sa responsabilité vis‑à‑vis du peuple grec. Si tel n’est pas le cas, il vaut mieux que ce membre renvoie sa carte du Parti, sinon on peut penser qu’il la garde pour en tirer profit […]15.

20 Ce témoignage inédit est suffisamment parlant : la dépendance était diachroniquement le facteur de cohésion de la direction du KKE. En réalité, 1968 n’a pas été le moment d’une véritable « révolution culturelle », ou d’une insurrection héroïque contre le « soviétisme », mais le moment où le « couteau » du limogeage politique « a été mis sous la gorge » des trois protagonistes principaux qui revendiquèrent, à la dernière minute, leur propre émancipation, ou leur propre sauvetage politique.

Les communistes grecs, leur scission et les Roumains

21 En 1968, les communistes grecs ne considéraient plus l’URSS comme le pilier central de la révolution mondiale. En effet, le désarroi de 1956 avait laissé son poison sécessionniste et les membres de la diaspora du KKE étaient restés relativement impassibles face aux émeutes tragiques de Tachkent. Leur survie personnelle et la protection de leur famille étaient leur préoccupation première. La crise fut manifestement l’effet d’une crise plus générale : celle de l’aliénation du « socialisme réel ». En d’autres termes, la crise du mouvement communiste mondial fut aussi reflétée par la scission du KKE. Tout débat idéologique ultérieur lié, d’une part, à la dispute des « marxistes‑léninistes » contre les « opportunistes », thèse défendue par le KKE, et de l’autre, à la lutte des « forces rénovatrices » contre « les dogmatiques » prosoviétiques, axiome soutenu par le Parti communiste « de l’intérieur », ne fut qu’une réminiscence idéologique produite par deux théories constructivistes dérivées plutôt du mythe post‑sécessionniste du KKE, où chacun des porteurs principaux semblait éprouver le besoin de se justifier, que de la réalité objective.

22 L’eurocommunisme, censé être à l’origine de la scission, a influencé la base – et non la direction qui prit l’initiative de la scission – du Parti communiste de l’intérieur tardivement, a posteriori. En dehors du fait que Partsalidis, Dimitriou et Zografos n’étaient que des hommes politiques de terrain sans aucun lien organique avec la « théorie », deux sources mettent en lumière les traces des liens du PC de l’intérieur avec l’eurocommunisme. La première est ici une lettre que, le 21 août 1968, Partsalidis envoya au Comité central du PCR : Au Comité central du Parti communiste roumain Chers camarades, À propos de la situation extrêmement critique créée après l’entrée des forces armées de cinq pays socialistes dans la République socialiste de Tchécoslovaquie, nous avons besoin de vous contacter pour vous exposer la position que nous adoptons à l’égard de ces événements tragiques et de demander votre opinion sur certaines questions qui nous préoccupent directement […]16.

23 Comme on le sait, en 1968, Nicolae Ceauşescu avait tenu tête aux Soviétiques en s’opposant à l’invasion de Tchécoslovaquie et, chose encore plus grave, en refusant d’intervenir à Prague. Cette politique audacieuse avait certainement réussi à réunir autour de sa stratégie « hérétique » un large consensus qui dépassait l’horizon de ses ambitions nationales. Dans ces circonstances historiques, les communistes grecs

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proroumains, nommés « de l’intérieur », suivirent son projet après avoir manifesté leur désaccord avec Moscou. En effet, le 5 septembre 1968, le « Bureau de l’intérieur » s’aligna sur les thèses roumaines et dénonça l’invasion soviétique. C’est le moment où les liens politiques entre « les dissidents » et les Soviétiques se coupèrent définitivement. De surcroît, l’aide octroyée par Bucarest aux « communistes de l’intérieur » était significative, comme en témoigne la lettre suivante de Nikos Kentros, membre du CC du PC de l’intérieur : Note Au Département des relations internationales du Parti communiste roumain Camarade Ghizela, Chers camarades, Grâce à votre aide inappréciable, nous avons acheté jusqu’à présent par le biais de « Virement » [transfert, avec subside de la Roumanie] une série d’anciens objets populaires par des magasins correspondants. Ces objets nous ont donné la possibilité d’ouvrir un magasin spécial en Belgique. En exploitant ces objets, nous avons eu l’occasion d’obtenir une source de revenus pour les besoins du Bureau de l’intérieur en Grèce. Cette fois‑ci, nous vous prions de nous aider à acheter certains vieux meubles par le biais de « Virement » et à les envoyer par votre organisation du commerce extérieur « Libri ». Le besoin d’achat de ces meubles est aussi expliqué par le fait que les vieux articles d’art ne sont pas vendus par consignation du fait qu’ils ne sont pas contrôlés par le Musée. 2. X. 1971 Salutations fraternelles Pour le CC du PC (de l’intérieur) N. Kentros17.

24 Il s’ensuit que les Roumains veillèrent à la survie économique de leurs protégés grecs par les voies les plus invraisemblables. Parallèlement, Ceauşescu visait à réformer l’économie de son pays en jouant « l’honnête courtier » entre l’Est et l’Ouest. Moscou n’était pas forcément contre cette tendance centrifuge. Dans la mesure où les Soviétiques refusaient de concéder à la Roumanie un statut important, à part entière, au sein du pacte de Varsovie, l’Union soviétique n’avait rien à craindre du côté roumain. Comme l’a souligné François Fejtö : Dans les années 70, la relative insubordination de la Roumanie favorisait autant l’image du camp socialiste et de l’URSS que la « libéralisation » pratiquée parallèlement par les autorités polonaises ou hongroises. Les liens entretenus par le régime de Ceauşescu avec bon nombre de pays d’obédience marxiste‑léniniste et d’organisation de libération nationale dans le tiers‑monde facilitaient le développement de leurs contacts avec l’URSS là où une responsabilité directe de Moscou aurait pu être mise en cause. Last but not least, le développement des échanges commerciaux avec les pays occidentaux a permis le transit par la Roumanie d’équipements et de technologies autrement inaccessibles à l’Union soviétique18.

25 La création du KKE de l’intérieur n’était pas l’acte qui conduirait à un mouvement de contestation populaire avec comme objectif la chute du régime d’Athènes ; la survie du KKE dans les démocraties populaires et l’URSS, sous la mainmise contraignante des Soviétiques, ne renvoyait pas non plus à une lutte de fait contre la junte militaire des colonels. Au contraire, le PCR contrôlait la lutte antidictatoriale des communistes de l’intérieur, et, par ce biais, les Soviétiques avaient toujours un droit de regard sur les

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activités antidictatoriales tant du KKE que du KKE de l’intérieur ; il s’agit d’un « contrôle par procuration ».

26 En second lieu, « l’eurocommunisme » du KKE de l’intérieur découla plutôt des circonstances politiques des années 1970 que de la volonté des communistes de l’intérieur de se débarrasser « des rouilles du dogme » soviétique ; ce fut une perspective à atteindre plus qu’un projet théorique résolu. Comme l’a écrit Zisis Zografos, le 26 janvier 1971, au Comité central du PC de l’intérieur : Le 22 janvier 1971, j’ai rencontré à l’aéroport de Rome le camarade Segre, le jeune responsable du département des relations internationales du CC du Parti communiste italien (il attendait une délégation étrangère d’un parti frère). On se connaissait bien avant la scission […]. Il a également posé des questions sur la situation actuelle dans le KKE. Il m’a dit qu’ils voulaient avoir un contact plus effectif avec nous. Pour répondre spécifiquement à la question de la meilleure préparation d’une manifestation plus générale au printemps concernant la mobilisation de forces plus larges, en vue de lutter contre le régime actuel en Grèce. Il m’a proposé de lui rendre visite à son bureau quand je vais revenir à Rome19.

27 Dans ces conditions, le PC de l’intérieur, entièrement prisonnier entre les objectifs mondiaux soviétiques et les intérêts périphériques roumains, cherchait désespérément à trouver des appuis politiques. L’appropriation, après coup, de l’eurocommunisme de la part des communistes grecs « de l’intérieur » fut le résultat de la contingence historico‑politique des années 1970, et non le point de départ d’une lutte libératrice contre la « soumission soviétique ».

Conclusion

28 La transmission de la tradition historique, exprimée en l’occurrence par la narration historiographique des deux Partis grecs, établie après la scission du KKE, entrava la transmission de la connaissance historique. Les uns disaient que « les rénovateurs s’opposèrent aux dogmatiques » tandis que les autres insistaient sur la cause juste du « marxisme‑léninisme » qui, de bon droit, luttait contre « l’opportunisme ». Nous pouvons dire que les deux interprétations sont, du point de vue historique, fausses. Cela ne signifie pas que, du point de vue idéologique, ces deux « explications » ne puissent avoir des effets concrets : tant que les collectivités existent, les idéologies se répercutent dans le temps et dans l’espace, mais, et sans vouloir insinuer que l’histoire soit une science entièrement exempte de toute référence à une conception du monde, ces deux perceptions, historiquement parlant, sont fondamentalement erronées.

29 En 1949, les communistes grecs ont dû faire face à une défaite stratégique dont les séquelles allaient décomposer leur unité ainsi que leurs perspectives révolutionnaires, au moins à brève échéance. Ensuite, le XXe Congrès du PCUS (1956) a imposé au sein du KKE la « dézachariadisation » du Parti. La première conséquence en fut la désintégration de la base du Parti qui, en dépit des théories confuses liées à la nature démocratique des « Partis de type nouveau », avait été largement influencée par les luttes et les symboles du passé. L’éradication soviétisée de ces symboles, les décrets prosoviétiques, transformant les icônes révolutionnaires du passé en figures « contre‑révolutionnaires » et « antisoviétiques », créèrent les conditions qui permirent l’émergence d’une série de luttes et d’escarmouches politico‑idéologiques, et scindèrent en plusieurs factions antagoniques les collectivités des réfugiés politiques comme les militants qui se trouvaient dans les prisons de Grèce.

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30 D’un autre côté, cette période posa les jalons d’un humanisme diffus. En 1968, sous la pression du changement progressif de la politique extérieure de l’URSS et des problèmes du camp socialiste, ce courant humaniste se scinda en deux : le courant apologétique s’aligna sur la politique du PCUS ; le courant centrifuge chercha à se cramponner à la politique de Bucarest pour subsister politiquement et économiquement. Dans les deux cas, leur dépendance était absolue. L’axe moscovite et l’axe roumain n’étaient que la preuve de la défaite définitive des communistes grecs dans cette conjoncture historique précise, polarisée par la guerre froide. En d’autres termes, les problèmes du camp socialiste et ceux de l’URSS eurent leur écho au sein du KKE. Aussi, la scission du KKE contenait‑elle en germes les graves potentialités de la dissolution de l’URSS, qui s’avéra incapable – sauf lorsqu’elle parvint à contrebalancer les effets d’une crise par le recours à la force armée, comme ce fut le cas de l’invasion d’août 1968 à Prague –, d’exercer politiquement un pouvoir de dissuasion susceptible d’empêcher la scission du KKE.

BIBLIOGRAPHIE

Archives

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Ouvrages

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NOTES

1. François FEJTÖ (avec la collaboration d’Ewa KULESZA‑MIETKOWSKI), 1992, la fin des démocraties populaires, les chemins du post‑communisme, Paris : Seuil, p. 64.

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2. Sur ce sujet, voir Nicolas WERTH, 2001, Histoire de l’Union soviétique : de l’Empire russe à l’Union soviétique, 1900‑1990, Paris : PUF, p. 436‑442, ainsi que Nicolas WERTH et Gaël MOULLEC (éd.), 1994, Rapports secrets soviétiques : la société russe dans les documents confidentiels, 1921‑1991, Paris : Gallimard, p. 612‑623. 3. Archives d’histoire sociale contemporaine (ASKI), KKE, K. 384, Φ=20/34/50. Document en grec [c’est nous qui traduisons]. 4. Nicolas WERTH, 2001, Histoire de l’Union soviétique, op. cit., p. 441.

5. Sur ce sujet, voir Nikos PAPADATOS, 2014, l’histoire de la scission du Parti communiste de Grèce : 1937‑1968, thèse de doctorat, Université de Genève, Faculté des lettres, Département d’histoire générale, Unité d’histoire contemporaine. Nikos PAPADATOS, 2016, les communistes grecs et l’Union Soviétique : Histoire de la scission du Parti communiste de Grèce (1949‑1968), Paris : L’Harmattan, coll. « Chemins de la Mémoire ». 6. Journal Eleftherotypia, 3 avril 1980. 7. Arhivele Naţionale Istorice Centrale (A.N.I.C.), Fonds C.C al PCR – Secţia relaţii ext., dos. 47/1968, f. 14. Archives du Comité central du Parti communiste roumain. Document en roumain dactylographié. Conversations sténographiées entre Nicolae Ceauşescu et Kostas Koliyannis, Apostolos Grozos et Leonidas Striggos (3 avril 1968). 8. A.N.I.C., Fonds C.C al PCR – Secţia relaţii ext., dos. 9/1967, ff. 31, 32. 9. Ibid., f. 36. 10. Ibid., ff. 33, 34. 11. Pour de plus amples informations sur ces questions, voir Nikos PAPADATOS, 2016, les communistes grecs et l’Union Soviétique : Histoire de la scission du Parti communiste de Grèce (1949‑1968), op. cit. 12. KKE, 2008, Η 12η Ολομέλεια της ΚΕ του ΚΚΕ, 5‑15 Φλεβάρη 1968, πρακτικά [Le 12e Plénum du KKE, du 5 au 15 février 1968, les actes du Plénum], Αθήνα: Σύγχρονη Εποχή, p. 26‑27. 13. Tasos VOURNAS, 1983, Η διάσπαση του ΚΚΕ [La scission du KKE], Αθήνα: Τολίδη, p. 81. 14. A.N.I.C., Fonds C.C al PCR – Secţia relaţii ext., dos. 48/1968, f. 7. Conversation sténographiée entre le secrétaire général du PCR, Nicolae Ceauşescu et les camarades Mitsos Partsalidis, Zisis Zografos et Panos Dimitriou, membres du BP du PC grec, 4 avril 1968. Document en roumain, f. 23 [souligné par nous]. 15. Journal inédit de Mpeikos Georgoulas, 31 mars 1968, manuscrit. 16. ASKI, Archives du KKE, K. 382, 20/32/127, f. 1. 17. ASKI, Archives du KKE, K. 382, 20/32/183, f. 1 [souligné par nous]. 18. François FEJTÖ, 1992, la fin des démocraties populaires, op. cit., p. 93‑94 [souligné par nous]. 19. ASKI, Archives du KKE, K. 382, 20/32/169.

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RÉSUMÉS

En 1968 et dans les années 1970, l’indépendance relative de la Roumanie par rapport à l’URSS permit l’accomplissement de la scission du Parti communiste de Grèce, un processus compliqué, médiatisé par les interventions multiformes de l’URSS au sein du Parti grec. La scission fut une potentialité de plus en plus apparente dès le moment où les communistes grecs prirent conscience des conséquences dramatiques de la défaite stratégique de 1949 à la fin de la guerre civile. D’un autre côté, cette période posa les jalons d’un humanisme diffus. En 1968, sous la pression du changement progressif de la politique extérieure de l’URSS et des problèmes du camp socialiste, ce courant humaniste se scinda en deux : le courant humaniste apologétique s’aligna sur la politique du PCUS ; il chercha à se cramponner à la politique de Bucarest pour subsister politiquement et économiquement. Dans les deux cas, leur dépendance était absolue. L’axe moscovite et l’axe roumain n’étaient que la preuve de la défaite définitive des communistes grecs dans cette conjoncture historique précise, polarisée par la guerre froide.

In 1968 and during the 70’, the relative independence of Romania from the Soviet side allowed the completion of the split of the Communist Party of Greece (KKE). This is a complicated process, mediated by the multifaceted interventions of the (USSR) within the Greek Party. The split was an increasingly apparent potentiality as soon as the Greek Communists realised the dramatic consequences of the strategic defeat of 1949, following the end of the civil war. On the other hand, this period established the foundation of a vague humanism. In 1968, under the pressure of the progressive changes in the foreign policy of the USSR and the problems of the socialist camp, this mode of humanism split into two: the apologetic mode of humanism aligned itself with the policy of the Communist Party of the Soviet Union (CPSU); the centrifugal humanist mode tried to cling on to the policy of Nicolae Ceaușescu in order to survive politically and economically. In both cases, their dependency was absolute. The Russian axis and the Romanian axis are the proof of the final defeat of the Greek communists in this specific historical conjuncture, polarised by the Cold War.

Το 1968 και κατά τη δεκαετία του '70, η σχετική ανεξαρτησία της Ρουμανίας από τη Σοβιετική Ένωση (ΕΣΣΔ) επέτρεψε την ολοκλήρωση της διάσπασης του Κομμουνιστικού Κόμματος της Ελλάδας. Πρόκειται για μια περίπλοκη διαδικασία, η οποιά παρουσιάζεται μέσω των πολύμορφων επεμβάσεων της ΕΣΣΔ εντός του ελληνικού κόμματος. Η διάσπαση ήταν όλο και περισσότερο εμφανής ως δυνατότητα από τη στιγμή όπου οι Έλληνες κομμουνιστές συνειδητοποιησαν́ τις δραματικές συνέπειες της στρατηγικής ήττας του 1949 μετά το πέρας του εμφυλίου πολέμου. Από μια άλλη πλευρά, αυτή η περίοδος προετοίμασε το έδαφος για την εδραίωση ενός ακαθόριστου ουμανισμού. Το 1968, υπό την πίεση των προοδευτικών αλλαγών της εξωτερικής πολιτικής της ΕΣΣΔ και των προβλημάτων του σοσιαλιστικού στρατοπέδου, αυτό το ουμανιστικό ρεύμα διαχωρίστηκε σε δύο τάσεις : το απολογητικό ουμανιστικό ρεύμα ευθυγραμμίστηκε με την πολιτική του Κομμουνιστικού κόμματος της Σοβιετικής Ένωσης (ΚΚΣΕ), ενώ, το κεντρόφυγο ουμανιστικό ρεύμα προσκολλήθηκε στην πολιτική της Ρουμανίας προκειμένου να επιβιώσει πολιτικά και οικονομικά. Και στις δύο περιπτώσεις η εξάρτηση υπήρξε απόλυτη. Ο άξονας της Μόσχας και ο αντίστοιχος του Βουκουρεστίου αποτέλεσαν την απόδειξη της οριστικής ήττας των Ελλήνων κομμουνιστών στην συγκεκριμένη αυτή ιστορική συγκυρία, η οποιά «πολώθηκε» ιδιαίτερα από τις πραγματικότητες του ψυχρού πολέμου.

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INDEX

Index géographique : Grèce, Roumanie motsclesmk КПГ, Десталинизация, Романија, Грција, Втората половина на дваесеттиот век, Историја, Политичка историја, Жахариадис Никос (1903-1973) Keywords : ККЕ, De‑Stalinization, Greece, Rumania, Second Half of the Twentieth Century, History, Zachariadis Nikos (1903-1973), Political history Mots-clés : KKE, KKE, déstalinisation, Zachariadis Nikos (1903-1973), Zachariadis Nikos (1903-1973), Dimitrou Panos (1917-2017), Koliyannis Kostas (1909-1979), Striggos Leonidas (1900-1983), Partsalidis Dimitrios (1903-1980) motsclestr YKP, Destalinizasyon, Rumanya, Yunanistan, Yirminci yüzyılın ikinci yarısında, Tarih, Siyasi Tarih, Zachariadis Nikos (1903-1973) Thèmes : Histoire, Histoire politique motsclesel ΚΚΕ, Ζαχαριάδης Νίκος (1903‑1973), Αποσταλινοποίηση, Ρουμανία, Ελλάδα, Δεύτερο μέρος τυ εικοστού αιώνα, Ιστορία, Πολιτική ιστορία Index chronologique : vingtième siècle -- fin

AUTEUR

NIKOS PAPADATOS Chercheur associé au Global Studies Institute (GSI) de l’université de Genève

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Les relations gréco‑roumaines sous l’impact de « l’invasion turque » à Chypre Greek‑Romanian Relations under the Impact of the Turkish Invasion of Οι ελληνορουμανικές σχέσεις κάτω από την επίδραση της τουρκικής εισβολής στην Κύπρο

Alkisti Sofou

Grivas, les colonels et 1974

1 Indépendante du Royaume‑Uni depuis 1960, la République de Chypre est en proie tout au long des années 1960 à de violents affrontements entre communautés turque et grecque. Les Turcs et les TMT1 réclament le partage de l’île ; les Grecs du groupe armé de Georges Grivas2, l’EOKA3, souhaitent l’, c’est‑à‑dire le rattachement de Chypre à la Grèce. Avec l’instauration de la dictature des colonels en Grèce en 1967, les relations entre Nicosie et Athènes se tendent. En 1971, Grivas revient sur l’île pour organiser l’EOKA II4, et il bénéficie du soutien des officiers grecs, nommés par la junte, qui encadraient la garde nationale chypriote selon les décisions de 1959. Grivas appelle au renversement de l’archevêque Makarios (président chypriote élu en 1959) et lance de multiples attaques et attentats, pratique des enlèvements et dirige des sabotages. Après sa prise de pouvoir, le 25 novembre 1973, Dimitrios Ioannidis, le dictateur invisible d’Athènes, juge indispensable de réaliser l’enosis pour redorer le blason du régime. Mais Makarios constitue un obstacle. En 1974, il exige de la Grèce le rappel de certains de ses officiers qui opèrent sur l’île, menacent son indépendance et fomentent des tentatives d’assassinat contre lui. En réaction, Athènes lance, le 15 juillet 1974, un coup d’État contre Makarios, qui parvient à s’enfuir. Les putschistes installent Nikos Sampson comme « Président » de Chypre. Sous prétexte de protéger la minorité turque de possibles exactions grecques, la Turquie décide d’intervenir militairement le 20 juillet et occupe rapidement la partie septentrionale de l’île5. Lâché par l’armée qui refuse de

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s’engager dans une guerre contre les Turcs, et privé de l’appui des États‑Unis, le régime des colonels s’effondre le 24 juillet. La Turquie n’en reprend pas moins son avance à la mi‑août et n’évacue pas les 38 % du territoire qu’elle contrôle au nord de la « ligne Attila » sur laquelle ses troupes se sont arrêtées. Makarios retrouve ses fonctions de Président à la fin de l’année 1974 et doit faire face, en février 1975, à l’autoproclamation d’un État fédéré turc de Chypre. En 1983, cet État de fait, institué par la conquête, se proclame République turque de Chypre du Nord ; il n’est, au plan international, reconnu que par la Turquie.

Caramanlis et Chypre

2 Devant le débarquement turc, à Athènes, le général Phaedon Ghizikis, placé par la junte à la présidence de la République, fait alors appel à Constantin Caramanlis. C’est ainsi que ce dernier, le 24 juillet, à 2 heures du matin, arrive à Athènes à bord de l’avion de Valéry Giscard d’Estaing, après onze années d’exil. Immédiatement après son investiture, il forme un « gouvernement d’union nationale ». Dans son allocution du 25 juillet 1974, Caramanlis dit : « Le premier et suprême devoir du gouvernement est d’affronter tous les dangers extérieurs accumulés à cause de l’actualité dramatique. » Qualifiant l’affaire chypriote de « cause nationale », il poursuit : « En ce moment je pense avant tout à Chypre, qui souffre et dont nous défendrons de toutes nos forces l’indépendance et l’intégrité6. »

3 C’est donc à celui qui a signé les accords de Zurich et de Londres établissant l’indépendance chypriote qu’il revient de gérer les conséquences du fiasco de la junte, tout en assurant la transition et la stabilisation démocratiques de la Grèce. Il faut noter que Caramanlis a été vivement critiqué pour avoir signé cet accord. Pour beaucoup de Grecs et de Chypriotes, cet accord de Zurich mettait en effet sur les rails la partition de l’île7.

4 À partir de juillet 1974, le dogme défensif grec change complètement : le danger ne provient plus du Nord, mais de l’Est. L’invasion turque de Chypre ne constituait plus une éventuelle menace, mais un réel danger pour l’intégrité territoriale de la Grèce. Et pour cause. Le conflit avec la Turquie s’envenime et des revendications provocatrices de sa part viennent s’ajouter à la crise chypriote.

5 C’est, en effet, en 1974, que les Turcs contestent les limites du plateau continental grec en Égée et de l’espace aérien grec. Ils contestent aussi à la Grèce le droit de militariser les îles de la mer Égée. Qui plus est, le 30 juillet 1974, le Premier ministre turc déclara que « la Turquie et la Grèce devraient être chargées en commun de la défense des îles de la mer Égée, puisque les deux pays sont alliés dans le cadre de l’OTAN8 ».

6 Le discours d’investiture de Caramanlis au Parlement grec, le 11 décembre 1974, après sa victoire aux élections législatives un mois auparavant, révèle les composantes de la politique extérieure grecque : La politique extérieure de la Grèce est déterminée par sa position géopolitique et les intérêts de la nation. Géographiquement, politiquement et idéologiquement, la Grèce appartient à l’Ouest. Et la Grèce vise à sa collaboration surtout avec l’Europe pour renforcer sa sécurité, pour sa prospérité et son progrès culturel9.

[…] La politique de mon pays [dit-il un peu plus loin] est basée sur l’amitié avec tous les peuples et avant tout avec ses voisins […]. La collaboration interbalkanique

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devra se développer de telle façon que les Balkans – appelés jadis la poudrière de l’Europe – deviennent un modèle de collaboration pacifique entre des pays ayant des systèmes socioculturels différents10.

7 Caramanlis, en réaffirmant l’appartenance de son pays au camp occidental, procède à la redéfinition en profondeur de la politique extérieure de la Grèce. Il s’investit dans une diplomatie multilatérale plaidant pour les intérêts nationaux.

8 Pendant la dictature, les relations de la Grèce avec l’Europe pouvaient être qualifiées de « crise contrôlée », tout en donnant néanmoins la priorité aux impératifs économiques. Même si la Grèce a été exclue ou s’est auto‑exclue – du Conseil de l’Europe, en 1969, pour violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, elle avait développé progressivement des échanges économiques avec des pays comme la France, la Grande‑Bretagne, la RFA et l’URSS (malgré la condamnation du régime par cette dernière et l’anticommunisme des colonels).

9 L’option fondamentale de Caramanlis était l’adhésion de la Grèce à la CEE. Par ailleurs, l’invasion de Chypre a révélé le danger qu’il y avait à dépendre exclusivement de l’alliance avec les États‑Unis. Ainsi, quelques semaines après l’instauration d’un gouvernement démocratique, la Grèce quitte le commandement intégré de l’OTAN. Caramanlis s’applique aussi au rétablissement de la confiance avec ses voisins septentrionaux. La politique du bon voisinage ébauchée par les colonels avait été fragilisée après le coup d’État de Ioannidis, le 25 novembre 1973. Les réactions des pays balkaniques à l’égard de la crise chypriote en sont révélatrices.

Les pays balkaniques face au problème chypriote

10 Le gouvernement fédéral de Yougoslavie condamna le coup d’État de Nikos Sampson, et prit une position favorable à la Turquie, en justifiant l’invasion turque tout en appelant au rétablissement des autorités constitutionnelles.

11 La Bulgarie, elle aussi, condamna le coup d’État contre Makarios en faisant connaître qu’elle ne reconnaissait pas le gouvernement des putschistes. Ce pays figurait parmi les États qui avaient demandé une réunion extraordinaire du Conseil de sécurité de l’ONU et le retrait de l’armée grecque de Chypre. L’attitude de ces deux pays évolua après la chute de la dictature des colonels. C’est le début d’Attila II – la seconde offensive qui permit à la Turquie d’étendre sa zone d’occupation en août 1974 –, qui eut un effet catalyseur sur l’amélioration des relations de la Grèce avec la Bulgarie et la Yougoslavie11. Cette violation du droit international et de l’indépendance d’un État souverain membre de l’ONU suscita de fortes réactions de la part de la Bulgarie et de la Yougoslavie, mais aussi de la Roumanie. La Bulgarie condamna la Turquie et fit connaître solennellement qu’elle se positionnait en faveur de l’intégrité territoriale de l’île.

12 Les pourparlers entre la Grèce et ses voisins des Balkans à propos de la situation chypriote commencèrent en décembre 1974 à Athènes, avec la visite de Milos Minic, vice‑président et ministre des Affaires étrangères de Yougoslavie et ils se terminèrent à la fin du mois de février 1975, avec la visite du ministre des Affaires étrangères de Roumanie, .

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13 Minic remit à Caramanlis une note du maréchal Tito dans laquelle le président de la Présidence collégiale condamnait à la fois le coup d’État contre Makarios et l’invasion turque. Tito insistait sur le fait que : Le précédent gouvernement grec doit assumer l’entière responsabilité des conséquences issues de cet acte ; […] Nous sommes pour la cessation immédiate de l’invasion turque et pour le retrait de ses armées. Nous demandons l’application immédiate de la décision 353 du Conseil de sécurité de l’ONU12.

14 Le 2 septembre 1974, Maliça, envoyé spécial du gouvernement de Ceaușescu, invita Caramanlis à faire une visite officielle à Bucarest. Maliça remit également une note de la part de Ceaușescu qui assurait le Premier ministre grec que la Roumanie désirait une solution à la crise chypriote dans le cadre de l’ONU, solution qui respecterait l’intégralité territoriale et l’indépendance de Chypre.

15 De son côté, Caramanlis effectua des visites officielles à Bucarest, Belgrade et Sofia, entre mai et juillet 1975. Ces visites lui permirent de renouer des relations bilatérales et multilatérales, non seulement politiques, mais aussi techniques, économiques et culturelles13.

Les relations gréco‑roumaines

16 Quant aux relations gréco‑roumaines, elles se sont déroulées sous le signe de la cordialité et de la compréhension.

17 Des relations commerciales et culturelles entre la Grèce et la Roumanie avaient déjà été établies par Georges Papandréou et Nicolae Ceaușescu en 1966. Les échanges commerciaux continuèrent pendant la dictature des colonels, bien que le Parti communiste grec, clandestin à l’époque, et de nombreux réfugiés politiques aient trouvé asile en Roumanie. Les dictateurs voyaient d’un bon œil la Roumanie, pays non slave qui avait condamné l’invasion russe en Tchécoslovaquie et qui défiait, encore à l’époque, la doctrine Brejnev subordonnant la souveraineté nationale à la défense du système socialiste. De plus, la Grèce n’avait aucun contentieux historique sérieux avec la Roumanie.

18 Une anecdote évoque bien les relations chaleureuses entre les deux pays : le 23 août 1971, l’ambassadeur de Roumanie, Pacuraru, fut autorisé à présenter la fête nationale roumaine à la télévision nationale grecque, pourtant étroitement contrôlée par la junte des colonels à l’époque14.

19 En décembre 1970, les deux pays ont signé un accord commercial qui prévoyait l’importation en Grèce des produits roumains d’une valeur de 19 millions de dollars. En juillet 1971, le ministre des Affaires étrangères de Roumanie, Corneliu Manescu, en visite officielle en Grèce, remit au dictateur Georges Papadopoulos une invitation officielle à Bucarest15. Ce fut la première et unique invitation que le dictateur eût jamais reçue. Ceaușescu devait, en retour, effectuer une visite officielle à Athènes en novembre 1973, mais les événements insurrectionnels de l’École Polytechnique ont rendu sa visite impossible.

20 Les 26 et 27 mai 1975, Caramanlis effectua une visite officielle à Bucarest. Alors que la Grèce vivait les premiers moments de sa IIIe République, la Roumanie, elle, connaissait les premières années de « la crispation despotique d’un clan et de la catastrophe économique d’une nation » pour employer les termes d’Olivier Delorme16. La Roumanie,

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membre du GATT (Organisation mondiale du commerce), de la Banque mondiale, du FMI, et intégrée au système de préférences généralisées de la CEE, était entrée depuis cinq ans dans une crise économique17. L’après‑midi du 26 mai, Caramanlis rencontra Ceaușescu. Lors de la conférence de presse donnée à l’issue de cette rencontre, le Premier ministre grec remercia la Roumanie de son soutien dans la crise chypriote et souligna la nécessité de résoudre les problèmes gréco‑turcs afin d’éviter des rebondissements qui mettraient en danger la paix dans les Balkans et la Méditerranée orientale.

21 Le compte‑rendu de cette rencontre, disponible dans les archives de la Fondation Constantin Caramanlis nous révèle certains détails de leur discussion à propos de Chypre : Ceaușescu assura Caramanlis que son pays soutenait les positions grecques, c’est‑à‑dire le retrait des forces turques de la zone occupée, ainsi que l’indépendance, l’intégrité et la neutralité de Chypre. En analysant la crise chypriote, il était, on le voit, sur la même longueur d’onde que les autres pays balkaniques : c’est la junte grecque qui avait eu une grande part de responsabilité en organisant le coup d’État pour renverser Makarios. C’est alors que Caramanlis demanda à Ceaușescu s’il considérait comme justifiée l’invasion turque. Et Ceaușescu de répondre qu’il ne justifiait ni l’invasion turque ni l’attentat contre Makarios. Cependant, il a tenu à préciser qu’un éventuel affrontement entre la Grèce et la Turquie constituerait une menace pour tous les Balkans. C’est pourquoi il jugeait nécessaire un effort commun des pays balkaniques pour résoudre cette crise.

22 En effet, la Roumanie prit plusieurs initiatives à propos de la crise chypriote. Quand le président des États‑Unis, Gerald Ford, effectua une visite à Bucarest en août 1975, Ceaușescu aborda le problème de la crise chypriote. Cependant, Ford resta vague en disant que « les États‑Unis adhèrent à la paix en Europe18 ». George Macovescu, ministre des Affaires étrangères, jugeait nécessaire une réunion des pays balkaniques et méditerranéens dans le cadre de l’ONU. La Bulgarie de son côté demanda une Conférence internationale sur la crise chypriote. Les deux propositions n’ont guère eu de répercussions.

23 Semblable fut l’attitude des pays d’Europe occidentale lors de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe, tenue à Helsinki de 1973 en 1975, qui réunissait les États‑Unis, l’URSS, le Canada et les États d’Europe de l’Est et d’Europe de l’Ouest, à l’exception de l’Albanie. Les accords issus de cette conférence affirment l’inviolabilité des frontières nées de la Seconde Guerre mondiale, le respect de la souveraineté des États et la non‑intervention dans les affaires intérieures d’un État étranger. Ils encouragent la coopération entre les pays et affirment l’obligation de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Rares sont les chefs d’État ou de gouvernement présents qui mentionnent les événements de juillet 1974. Seuls le Premier ministre grec Constantin Caramanlis, le président chypriote Makarios, le premier secrétaire du PC bulgare Todor Jivkov, le maréchal Tito, et le chef de l’État roumain, Nicolae Ceaușescu, déplorent l’intervention turque19. Ainsi, malgré la présence de tous les protagonistes de l’affaire chypriote, la Conférence fut incapable de faire appliquer à Chypre les principes qu’elle entendait définir pour toute l’Europe. Cela montre qu’à l’époque, tant à l’Est qu’à l’Ouest, les seules frontières qui importaient étaient celles qui allaient « depuis Stettin dans la Baltique jusqu’à Trieste sur l’Adriatique ». La ligne tracée entre Pyrgos et Famagouste restait secondaire. La situation n’a guère changé depuis lors.

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NOTES

1. Türk Mukavemet Teşkilatı = Organisation turque de résistance, fondée en 1958 par Raouf Denktash, pour se défendre contre l’EOKA. 2. Chypriote, lieutenant‑colonel de l’armée grecque. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il fut le créateur et le chef de l’Organisation X, auxiliaire des nazis, royaliste et d’extrême droite. Après la libération de la Grèce, l’Organisation X joua un rôle important dans la guerre civile grecque. En novembre 1954, Grivas rentra à Chypre et créa un mouvement clandestin, l’EOKA. Le 1er avril de la même année, il lança la lutte armée contre les Britanniques. 3. EOKA: Εθνική Οργάνωση Κυπρίων Αγωνιστών = Organisation nationale de combattants chypriotes, créée en 1954 pour lutter contre les Britanniques et les milices chypriotes turques. 4. L’EOKA II est expressément dirigée contre le président de la République chypriote, l’ethnarque Makarios que Grivas juge trop peu enclin à lutter pour l’enosis. 5. D’après la constitution chypriote, la Grèce, la Turquie et la Grande‑Bretagne sont garantes de l’indépendance de l’île et doivent la protéger contre tout changement de statut, ce que serait l’enosis.

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6. Constantin CARAMANLIS, 1995‑1997, Κωνσταντίνος Καραμανλής: Αρχείο. Γεγονότα και Κείμενα [Constantin Caramanlis : Archives – Événements – Textes], vol. VIII, Αθήνα: Ίδρυμα Καραμανλή, p. 29‑30. 7. L’ambassadeur de France à Athènes, Guy de Charbonnières, rapporte que Caramanlis appréhendait les difficultés dans l’application de ce régime imposé à Chypre. Pour plus d’informations, voir Olivier DELORME, 2013, la Grèce et les Balkans : du Ve siècle à nos jours, vol. III, Paris : Gallimard, coll. « Folio histoire », p. 1578‑1580. 8. Jonathan ALFORD (ed.), 1984, Greece and Turkey: Adversity in Alliance, London: Gower.

9. Constantin CARAMANLIS, 1995‑1997, op. cit., p. 258.

10. Cité dans Constantin SVOLOPOULOS, 1987, Η Ελληνική πολιτική στα Βαλκάνια, 1974‑1981 [La politique grecque dans les Balkans, 1974‑1981], Αθήνα: Ευρωεκδοτική, p. 153. 11. Pour plus d’informations, voir Thanos VEREMIS, 1982, Greek Security: Issues and Politics, Adelphi Papers, no. 179, London: The International Institute for Strategic Studies. 12. Slobodan STANKOVIC, 1974, The Cyprus Crisis and the Balkan Pact, 19 August 1974, HU OSA 300-8-3-11037, Records of Radio Free Europe/Radio Liberty Research Institute, Publications Department, Background Reports, Budapest: Open Society Archives at Central European University. 13. Constantin CARAMANLIS, 1995‑1997, op. cit., p. 395‑409.

14. Ion BRAD, 2012, Μυστικές συναντήσεις στην Ελλάδα [Rencontres secrètes en Grèce], Αθήνα: Επίκεντρο, p. 14. 15. Ibid. 16. Olivier DELORME, 2013, la Grèce et les Balkans : du Ve siècle à nos jours, vol. III, op. cit., p. 1662. 17. Ibid., p. 1665 ; voir aussi Madeleine BALUSSOU, 1981, « Les échanges de la Roumanie avec l’OCDE (1970‑1980) », Revue d’études comparatives Est‑Ouest, vol. 12, no 4, p. 97. URL : http://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_1981_num_12_4_2369 (consulté le 13 novembre 2016). 18. Memorandum of Conversation, August 2‑3, 1975, President Ford – Secretary Kissinger – President Ceauşescu. Embassy of the USA Bucharest, 8 August 1975. 19. Constantin SVOLOPOULOS, 1987, Ελληνική πολιτική στα Βαλκάνια, 1974‑1981 [La politique grecque dans les Balkans, 1974‑1981], op. cit., p. 74‑79.

RÉSUMÉS

Cet article propose de tracer les grandes lignes de différents aspects des relations de la Grèce et du Premier ministre Constantin Caramanlis avec les pays balkaniques après la chute de la dictature des colonels et le débarquement turc de Chypre en juillet 1974. Nous insisterons à la fois sur les relations gréco‑roumaines de cette période et sur les initiatives prises par la Roumanie au sein des Balkans, auprès de l’ONU et lors de la Conférence sur la sécurité et la

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coopération en Europe, tenue à Helsinki en juillet 1975 pour trouver une solution à la crise chypriote.

This essay aims to trace the outline of various aspects of relations between Greece and the Balkan countries after the fall of the dictatorship of the colonels and the Turkish landing in Cyprus (July 1974). We insist on the Greek Romanian relations during that period as well as on the initiatives to solve the Cyprus crisis taken by Romania in the Balkans, within the UN and at the Conference on Security and Cooperation in Europe held in Helsinki in July 1975.

Η αποκατάσταση της Δημοκρατίας και οι εντάσεις στο Αιγαίο, απόρροια της τουρκικής εισβολής στην Κύπρο έχουν ως αποτέλεσμα την αναθεώρηση της εξωτερικής πολιτικής της Ελλάδας και του αμυντικού δόγματός της. Στο άρθρο αυτό εξετάζονται οι σχέσεις της Ελλάδας και του πρωθυπουργού Κωνσταντίνου Καραμανλή με τα βαλκανικά κράτη από τον Ιούλιο του 1974 έως τον Ιούλιο του 1975. Ιδιαίτερη έμφαση δίνεται στις ελληνορουμανικές σχέσεις και στις πρωτοβουλίες της Ρουμανίας για μια επίλυση του Κυπριακού στα Βαλκάνια, στα Ηνωμένα Έθνη και στη Διάσκεψη για την Ασφάλεια και τη Συνεργασία στην Ευρώπη, που πραγματοποιήθηκε στο Ελσίνκι τον Ιούλιο του 1975.

INDEX

Index géographique : Chypre, Grèce, Roumanie, Turquie Keywords : Greek‑Romanian relations, Operation Attila, Grivas Georgios (1878‑1974), Makarios III (1913‑1977), Sampson Nikos (1935‑2001), EOKA, TMT, Cyprus, Greece, Romania, Turkey, Second half of the Twentieth century, Diplomatic History motsclesmk Грција /Романија односи, Операция „Атила“, Гривас Георгиос (1878-1974), Макарий III (1913-1977), Сампсон Никос (1935-2001), EOKA, TMT, Кипар, Грција, Романија, Турција, Втората половина на дваесеттиот век, Дипломатска историја motsclesel Ελληνο-ρουμανικές σχέσεις, Τουρκική εισβολή στην Κύπρο, Γρίβας Γεώργιος (1878-1974), Μακάριος Γ΄ (1913-1977), Νίκος Σαμψών (1935-2001), ΕΟΚΑ, ΤΜΤ, Κύπρος, Ελλάδα, Ρουμανία, Τουρκία, Δεύτερο μέρος τυ εικοστού αιώνα, Διπλωματική ιστορία Mots-clés : relations gréco‑roumaines, relations gréco‑roumaines, opération Attila, opération Attila, Grivas Georges (1878‑1974), Grivas Georges (1878-1974), Makarios III (1913-1977), Makarios III (1913‑1977), Sampson Nikos (1935‑2001), Sampson Nikos (1935-2001), EOKA, EOKA, TMT, TMT Thèmes : Histoire diplomatique motsclestr Yunan‑Romen ilişkileri, Atilla Harekâtı / Kıbrıs Barış Harekâtı, Grivas Georgios (1878-1974), Makarios III (1913-1977), Sampson Nikos (1935-2001), EOKA, TMT, Kıbrıs, Yunanistan, Romanya, Türkiye, Yirminci yüzyılın ikinci yarısında, Diplomatik Tarih Index chronologique : vingtième siècle -- fin

AUTEUR

ALKISTI SOFOU

Université Paris‑Sorbonne

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Réfugiés de la guerre civile grecque en Roumanie : moyens de communication, activité éditoriale, production radiophonique Refugees of the in Romania: Means of Communication, Editorial Activity, Radiophonic Production Πρόσφυγες του ελληνικού εμφυλίου στην Ρουμανία: μέσα επικοινωνίας, εκδοτική δραστηριότητα, ραδιοφωνική παραγωγή

Christina Alexopoulos

1 Les communistes grecs partis dans les Républiques socialistes pendant ou après la guerre civile font publier leurs œuvres dans des conditions différentes de celles des communistes restés en Grèce, confrontés à la clandestinité, mais avec, en point commun, les pesanteurs multiples de diverses formes de censure ou d’autocensure. Une évocation des activités éditoriales et radiophoniques des communistes grecs à l’étranger permet de mieux cerner les positions idéologiques et les objectifs politiques qui déterminent le discours des réfugiés et leurs pratiques de communication. Il nous semble intéressant de situer la politique de communication des réfugiés politiques en relation d’abord avec l’expérience de publication de la guerre civile, période qui voit le déplacement des activités éditoriales et radiophoniques à Bucarest, puis en relation avec l’expérience de l’activité éditoriale pendant la décennie 1950 toujours majoritairement en Roumanie, et enfin dans une mise en relief des activités radiophoniques de la même période.

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Communiquer pendant la guerre civile : publications du maquis, des camps de Bulkes et de Berkovitsa, de Budapest et de Bucarest

2 Nous pouvons distinguer deux phases majeures dans l’action de communication du PCG (Parti communiste grec). La première correspond à la lutte armée avant la proclamation du Gouvernement démocratique provisoire, la seconde s’étend sur la période 1948 et 1949 jusqu’à l’arrêt des hostilités et la défaite du PCG. Les objectifs du travail de propagande, d’instruction et d’information mené par le PCG en Grèce ou dans les Républiques socialistes évoluent entre ces deux phases ; nous pourrions affirmer que le travail, sur le terrain, devient plus difficile pour les représentants du PCG dans les pays occidentaux qui sont confrontés à un revirement de l’opinion publique. Ils se voient souvent obligés de continuer à se présenter comme membres de l’EAM (Εθνικό Απελευθερωτικό Μέτωπο = Front de libération nationale), et non pas comme attachés du Gouvernement démocratique provisoire, et subissent la méfiance, voire la répression policière des pays d’accueil. L’expulsion de Paris de l’historien Sérapheim Maximos en est un bon exemple1. Dans les pays du bloc de l’Est, l’accueil est meilleur, mais là encore, la non‑reconnaissance du Gouvernement démocratique provisoire ne facilite pas les choses. L’activité éditoriale et radiophonique établie dans ces pays se fait dans des conditions de clandestinité, avec l’accord tacite des partis frères, mais aussi le sentiment du côté des acteurs grecs de constituer une avant-garde de la révolution, qui sera sacrifiée par, et pour, le mouvement international.

3 Les activités éditoriales pendant la période de la guerre civile sont multiples. Elles vont de la traduction en langue grecque des œuvres majeures de la littérature soviétique (et vice‑versa) à la préparation des manuels scolaires (en langue macédonienne et grecque) pour les enfants déplacés, en passant par un extraordinaire travail d’information et/ou de propagande pour les réfugiés et l’opinion publique en Grèce et en Occident.

4 Dès 1945, on assiste à des mouvements de population importants du nord de la Grèce vers la Yougoslavie, la Bulgarie et l’Albanie. Bulkes en Voïvodine accueille en 1946, 4 000 réfugiés grecs, puis 6 000 avant sa fermeture en août 1949 ; Berkovitsa dans le Nord‑Ouest bulgare, compte 2 500 réfugiés, en plus de 25 000 enfants, originaires également du nord de la Grèce, et en grande partie macédonophones. Dans ces conditions, la mise en place d’une imprimerie dirigée par le Comité de propagande et d’instruction et destinée à satisfaire les besoins des réfugiés ne se fait pas attendre ; à côté des différents ouvrages d’instruction politique et des manuels scolaires, trois journaux voient le jour : la Voix de Bulkes [ Η Φωνή του Μπούλκες] et le journal macédonien macédonophone du NOF Yedinstvo [Единство] à Bulkes, ainsi que Liberté [Λευτεριά] à Berkovitsa ; des œuvres littéraires, comme Marche héroïque [Ηρωϊκή πορεία] de Stavros Giannakopoulos, Coups de marteau [Σφυριές] de Apostolos Spilios, ou encore Murgana [Μούργανα] de Dimitris Hatzis qui a été traduit en français par Melpo Axioti, sont éditées ou rééditées, et jugées indispensables à la formation idéologique des combattants. À Bulkes, est également traduit et diffusé jusqu’en août 1948 le Bulletin des 9 Partis communistes qui, à partir du mois de juin 1948, quitte son siège de Belgrade (où il est publié depuis novembre 1947) pour Bucarest, de même que la revue du Kominform, Pour une paix durable, pour une démocratie populaire [Για σταθερή ειρήνη, για την λαϊκή δημοκρατία]. Les éditions de Bulkes sont acheminées vers les zones de combat en « Grèce

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libre », par les réseaux d’approvisionnement déjà opérationnels2. Elles viennent alors compléter la production éditoriale du maquis. En effet, dès la création de l’Armée démocratique (AD) en octobre 1946, se mettent en place les publications du maquis, appelées également « Éditions de la Grèce libre ». Dans les zones où l’AD est implantée, la direction du PCG manifeste le même souci de diffuser ses idées, communiquer sur les objectifs de sa lutte et encourager les troupes ; ceci se matérialise par la publication de nombreux journaux3 d’esprit combattant, mais aussi la diffusion d’œuvres soviétiques4 traduites en grec et imprimées à Bulkes (avec la mention « Éditions de la Grèce libre ») et à Belgrade. Les publications du maquis se focalisent davantage sur des thématiques liées au déroulement de la guerre. Les bulletins d’information traitent des batailles victorieuses de l’AD, relatent les « actions héroïques » de certains combattants, citent des « exemples d’abnégation, de vigilance révolutionnaire et de combativité5 ».

5 À partir de 1948, une équipe d’édition travaille aussi à Budapest, où se réalise l’édition de la Voix de la Grèce, en même temps qu’une émission radiophonique en français, sous la direction de Mario Dimou et de Lambis Rappas. Parmi les publications de Budapest, il faut citer le Livre bleu sur l’occupation anglo‑américaine et l’édition bilingue de l’album Pour le deuxième anniversaire de l’Armée démocratique de Grèce6, toutes les deux destinées au travail de propagande en Occident. Il faudrait également se référer aux éditions scolaires du Comité d’aide à l’enfance7 qui siège à Budapest, mais qui, pour des raisons pratiques, finit par faire publier ses ouvrages à Bucarest. Deux enseignants, Giorgis Athanassiadis et Elli Alexiou8, s’occupent de créer une série de manuels scolaires en langue grecque et macédonienne, premières réalisations d’une longue série de publications destinées à l’enfance. Le déplacement de l’activité éditoriale de Bulkes à Bucarest a lieu en janvier 1949, les publications de Budapest sont transférées dans la capitale roumaine durant l’été 1949.

6 Pour résumer les relations entre les différents sites de publication, nous pourrions dire que, pendant toute cette phase, les responsables communistes cherchent, sans grand succès, à coordonner les publications de la Grèce libre et de l’étranger ; ils essaient également d’aboutir à une réunification des centres éparpillés dans les pays de l’Est. À partir de 1949, Bucarest finit par s’imposer, les éditions du maquis et celles de Bulkes disparaissent peu avant la défaite9.

7 En termes de traitement de l’actualité politique et militaire, le PCG essaie de s’adapter aux changements qui interviennent. Certaines thématiques qui occupent le devant de la scène à la fin du conflit, comme la supposée « trahison de Tito », sont naturellement inexistantes au début ; d’autres, comme la certitude de la victoire, sont de fait éclipsées. Dans le nouveau discours du Parti, le travail de propagande s’adapte à la nouvelle donne. La défaite devra être intégrée dans les représentations des communistes comme une brève période de transition à caractère provisoire10. Dès lors, le discours guerrier laissera la place à l’injonction de tirer profit de l’expérience en terre socialiste, pour devenir des cadres compétents dans la future « République socialiste de Grèce11 ».

8 À partir de 1947 et jusqu’à la fin de la guerre civile, l’expression de la gauche en Grèce sera confinée dans la clandestinité ou la censure. Mais qu’en sera‑t‑il de l’expression des réfugiés politiques partis dans les pays de l’Est ?

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Communiquer après la fin de la guerre civile dans les Républiques populaires : le cas de la Roumanie

9 Il est aisé de distinguer deux phases dans l’aventure éditoriale des communistes grecs avant la dictature des colonels en 1967 et la scission du PCG en 1968. La première s’étend de la fin de la guerre civile à la chute de Nikos Zachariadis (1949-1956), tandis que la seconde va de la fin de l’ère de Zachariadis au début de la période de la dictature en Grèce (1956-1967). Dans chacune de ces deux périodes, l’activité éditoriale a ses priorités quant aux thématiques traitées et aux moyens d’expression déployés. Dirigée, censurée et corrigée par un Comité de rédaction, lui‑même subordonné à un Comité d’instruction politique garant de l’orthodoxie communiste, l’activité éditoriale des réfugiés grecs en dit long sur les contraintes intellectuelles et les idéaux artistiques dans le monde socialiste des années 1950 et 1960. La question qui se pose est alors de savoir ce qui est publiable (et publié) dans les différentes phases de l’activité éditoriale.

La production éditoriale des communistes grecs de 1949 à 1967

10 Nous tenterons de comprendre ce qui différencie et ce qui rassemble (ou mieux ce qui divise et ce qui réunit) les deux phases de production éditoriale marquées par la destitution de Nikos Zachariadis, quant à leurs modes de fonctionnement, leurs objectifs et résultats.

La période 1949‑1956

11 Après la défaite des communistes, les civils se rendent essentiellement en Hongrie, en Roumanie, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Bulgarie et en RDA, les cadres du Parti partent massivement à Tachkent, tandis que 45 à 50 000 Macédoniens macédonophones réussissent à gagner la Yougoslavie.

12 L’activité éditoriale se concentre à Bucarest jusqu’en 1954, sous la forme de publications spécifiques portant le logo Εκδοτικό Νέα Ελλάδα [Éditions de la Grèce libre]. À la mi‑septembre 1954, la maison d’édition est dissoute et l’imprimerie passe sous le contrôle de la maison roumaine de « Littérature politique12 ». Cette transition se passe mal, la production éditoriale est en chute libre et le responsable des publications, Lambis Rappas, attribue cette détérioration à l’absence d’engagement réel « dans le Parti » ou de « conscience politique » chez les ouvriers (grecs ou roumains) de la nouvelle maison d’édition13.

13 En 1951, le Bureau politique décide de mettre en place un Comité d’instruction politique afin de coordonner et de superviser les travaux de propagande du Parti, avec Dimitris Vladas et Petros Roussos, nommés respectivement comme Premier et Second secrétaires. La répartition des publications en 11 domaines, qui vont de diverses éditions à caractère social ou politique à des éditions scolaires ou des publications destinées à la jeunesse, en passant par l’édition des grands classiques de la littérature (en grec ou en traduction) et le département des publications macédoniennes, est révélatrice de l’importance du travail engagé. En 1954, les membres du Comité d’instruction changent. En 1955, le Comité d’instruction se modifie encore en Comité d’instruction politique et de presse, pour s’adapter aux nouvelles donnes de l’installation à Dej, ville roumaine de Transylvanie, avec la création de quatre secteurs :

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le Comité d’instruction du Comité central (CC), la rédaction de la revue Νέος Κόσμος [Monde Nouveau], la rédaction de l’éditorial du CC et les services techniques.

14 Pendant toute cette période, le rôle du Comité d’instruction consiste à promouvoir le combat idéologique des communistes grecs à travers leur activité éditoriale. Les priorités des éditions du PCG évoluent en fonction de l’actualité internationale et balkanique. Dans un premier temps, il s’agit « d’expliquer la défaite », « de s’opposer à la domination américaine » et à tout autre vestige nationaliste ou expansionniste, telle la Μεγάλη Ιδέα [la Grande Idée], et « de combattre les opportunistes et autres fractionnistes à l’intérieur du PCG ». En même temps, il s’agit de cultiver l’amour pour l’URSS et de dénoncer « la clique fasciste de Tito ». Après le décès de Staline, le discours change, il est désormais question d’investir le Parti en instance idéologique suprême et de lutter contre le culte de la personnalité. Avec le rapprochement entre Tito et Khrouchtchev en 1955, il n’est plus question de « trahison titiste ». Toutes ces modifications dans la ligne du Parti entraînent le retrait de nombreux ouvrages jugés inadaptés au nouveau contexte géopolitique.

15 Encore une fois, le Comité éditorial et le Comité d’instruction politique fonctionnent comme des vases communicants avec toutes les difficultés que cela implique. Les objectifs à atteindre pendant cette première période concernent la « sensibilisation des masses en Grèce », le combat pour la « libération du pays de la domination américaine » et la formation théorique des cadres du Parti dans les Républiques socialistes. Dans cette perspective, on traduit en grec et on publie les grands classiques du marxisme‑léninisme (50 volumes préparés jusqu’en 1950), on propose une publication mensuelle, la revue Νέος Κόσμος [Monde Nouveau] et diverses « Éditions du CC du PCG », ainsi que des publications sociopolitiques comme Πολιτικά Γράμματα [Lettres politiques] ou encore l’histoire du PC de l’URSS, voire des publications des partis frères traduites en grec.

16 En septembre 1954, le livre Ήρωες και μάρτυρες [Héros et martyrs] est publié pour la première fois, avec des éléments biographiques sur 2 799 combattants de gauche morts pendant la guerre civile, ce qui représente moins d’un dixième des communistes tués. Un projet de réédition avec des éléments sur 25 000 combattants est prêt à être imprimé en mai 1956, puis, à la suite de la destitution de Zachariadis, il est purement et simplement abandonné. En 1953, il est également stipulé qu’il faudra écrire l’histoire de l’Armée démocratique de Grèce, mais ce projet ne verra jamais le jour.

17 Les éditions communistes se focalisent également sur des publications féminines, des travaux d’alphabétisation pour adultes, des livres scolaires et extrascolaires. Dans la production littéraire de cette période, l’engagement politique est au centre du débat. Au sein des éditions du Parti, l’art est perçu comme un moyen de faire de la politique, le fond idéologique compte bien plus que la forme et, pour reprendre la formule attribuée à Staline, les auteurs sont considérés comme des « ingénieurs de l’âme ». De même, le deuxième Congrès des auteurs soviétiques, en décembre 1954, laisse présager un glissement depuis les figures héroïques de la Grande Guerre patriotique vers les travailleurs communistes de la reconstruction. Les thèses de Jdanov14 sur la littérature, la philosophie et la musique s’avèrent déterminantes dans la formation des critères de sélection et d’évaluation des œuvres littéraires.

18 Le Cercle littéraire créé en 1951 applique ces principes et demande à ses auteurs de prendre exemple sur la personnalité de Nikos Beloyannis, sur les héros de l’Armée démocratique et sur les prisonniers politiques qui résistent toujours aux forces

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monarcho‑fascistes15. Le Cercle littéraire suit l’aphorisme stalinien qui proclame que l’art doit être socialiste quant à son contenu, et national dans sa forme, pour dresser la liste (sans cesse réactualisée) des auteurs – déjà consacrés – à publier. Pour les nouveaux auteurs – confirmés ou débutants –, la sélection est rude. Les exigences vis‑à‑vis des auteurs communistes sont énormes. Si le Cercle littéraire montre une certaine indulgence à l’égard de certaines personnes qui s’essaient pour la première fois à l’écriture, en leur recommandant de lire davantage, de travailler plus sur la langue, de se concentrer sur des genres moins difficiles (des nouvelles plutôt que des romans) ou de chercher à être publiés dans la presse locale, il est extrêmement exigeant face aux auteurs confirmés, ceux « dont le peuple attend le plus », pour reprendre l’expression de Apostolos Spilios, tels que Elli Alexiou, Théodosis Pieridis et Melpo Axioti, déjà présents dans les milieux intellectuels de la période précédente, des écrivains connus par des textes publiés à la Libération comme Thanasis Hatzis et Kostas Bossis, des journalistes de comme Thanassis Georgiou ou des auteurs « découverts » en exil comme Apostolos Spilios, Constantinos Rentis, Nikos Kytopoulos, Mitsos Alexandropoulos, Giorgos Sévasticoglou, Alexis Parnis et Petros Antaios.

19 Les contraintes qui pèsent sur la sélection des œuvres à publier portent sur l’application du réalisme socialiste, mouvement littéraire censé reconstruire la réalité par des moyens artistiques, sans naturalisme aucun, mettre en avant des héros positifs, sans sentiments de tristesse ou d’angoisse, et convaincre sur le plan idéologique, sans avoir recours à de la rhétorique politique, clairement assumée en tant que telle. Dans le cas des communistes grecs, le choix des sujets traités est encore plus contraignant, puisque de nouvelles restrictions viennent se rajouter à celles énoncées par le socialisme réaliste.

20 En effet, si le socialisme réaliste permet à l’auteur « progressiste » de choisir librement son sujet, le contexte oblige l’auteur, qui se dit communiste, à traiter de sujets politiquement importants. L’actualité l’invite à participer au combat du moment, à instruire et éclairer les masses16 des changements de modèles qui s’imposent en fonction des besoins de la révolution17.

21 Pour les auteurs réfugiés, toutes ces contraintes s’ajoutent aux conditions de vie et de travail difficiles et aboutissent, quelquefois, à les détourner de toute création littéraire. Enfin, nouveau paradoxe, les réfugiés politiques à qui l’on demande d’écrire sur la Grèce et qui se sentent complètement coupés du pays finissent par être progressivement écartés des publications des éditions du Parti au profit d’auteurs restés en Grèce. Il est, pour ainsi dire, procédé à une double exclusion des auteurs réfugiés, à la fois coupés de la Grèce et mis à l’écart par les éditions du Parti.

22 Pour les auteurs qui font partie du « patrimoine national », les critères de sélection restent profondément imprégnés de considérations idéologiques. Nous constatons alors que la liste des absents est conséquente : Constantin Cavafy, Constantin Christomanos, Stéphanos Granitsas, Romos Philyras sont exclus, et on se montre très réticents vis-à- vis de Aristotelis Valaoritis et Grigorios Palamas. Angelos Sikélianos est admis, parce que persécuté par « l’américanocratie » ; le point de vue sur évolue parce que lui aussi s’attire l’animosité de l’Église et du régime après la publication d’œuvres contestataires, comme en 1947 Καπέταν Μιχάλης18 [La liberté ou la mort] et, en 1954, Ο Χρίστος ξανασταυρώνεται [Le Christ recrucifié]. Parmi les œuvres republiées par le Comité, nous pourrions citer le poème Φωτεινός [Photinos le laboureur] de Valaoritis, Η αληθινή απολογία του Σωκράτη [La véritable Apologie de Socrate] et Το φως που καίει [La

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lumière qui brûle] de Kostas Varnalis, un recueil de chants populaires en 1952 et des extraits de Yannis Makriyannis.

23 D’autres auteurs contemporains grecs appartenant à la gauche, Evangelos Giannopoulos, Yannis Ritsos, Dimitrios Fotiadis, Thémis Kornaros par exemple, sont publiés par les éditions du Parti ; c’est la « littérature de prison », la « création des auteurs du peuple persécutés ». Après 1956, la situation change en Grèce, la coalition de la gauche et du centre marquant le début d’une moindre marginalisation du parti de gauche légal (EDA). En même temps, la situation change sur le plan géopolitique international.

La période 1956‑1967

24 Avant et après la mort de Staline, le point de référence pour les communistes grecs est la ligne du PC de l’URSS, quels que soient les changements de stratégie proclamés. Après le 20e Congrès du PC de l’URSS et le 6e plénum du PCG commencent à apparaître les premiers groupes de dissidents, à Tachkent et à Aï‑Stratis. Pour la première fois, des positions, vite qualifiées de révisionnistes par l’ancienne garde, sont énoncées, elles prônent la démocratisation du fonctionnement interne, la prise en compte des problèmes qui se posent en Grèce et l’adoption de stratégies ad hoc. Les cadres dirigeants appartiennent d’ailleurs très souvent aux deux bords. Toutes ces tensions se manifestent à l’intérieur d’un Parti qui, jusqu’en 1968, reste uni, ce qui oblige à chercher des accords et des équilibres permettant de faire coexister des opinions très différentes.

25 Après la destitution de Zachariadis, de nouvelles consignes apparaissent : travailler davantage en direction de la Grèce, baisser le rythme de publication des grands classiques, faire des économies. On décide également de retirer de la circulation des livres précédemment édités et qui ne respecteraient pas l’esprit du 6e plénum. Pour illustrer les difficultés que le PCG entretient avec l’étude de sa propre histoire et de sa production éditoriale, ajoutons que cette vague d’épuration fait pendant à deux autres opérations menées en 1953 et 1955. Le nouveau bureau du Comité éditorial se réunit en juin 1956 pour faire le bilan du travail de l’ancien bureau et se fixer de nouveaux objectifs. De 1957 à 1961 (8e plénum du Parti), sont publiées en français et en grec des brochures concernant les décisions du Parti, le mouvement communiste international, la mobilisation en Grèce pour la démocratisation du pays, le sort des prisonniers politiques et des réfugiés, l’amnistie générale, la légalisation du PCG et le retour en Grèce des réfugiés politiques. À partir de 1962, ces publications s’intensifient encore davantage : au cours de cette année, six brochures sur les prisonniers politiques voient le jour.

26 À partir de 1956, s’organise le départ progressif de Dej pour Bucarest, tandis que le Département de presse, récemment créé, se réunit pour la première fois et se fixe l’objectif de suivre plus activement ce qui se passe en Grèce, notamment à travers l’étude systématique des journaux et revues de gauche Avgi et Epitheorisi Technis, avec lesquels il envisage une collaboration.

27 En 1958, en vue des élections en Grèce, le Comité d’instruction et le CC du PCG se rejoignent sur le besoin de faire de la question du rapatriement des réfugiés une base de collaboration pour toutes les forces patriotiques du pays. Il devient alors crucial de préparer les jeunes à rentrer en Grèce, leur apprendre la langue, les aider à avoir un

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métier utile… Bien naturellement, cette priorité influe sur la préparation de nouveaux ouvrages scolaires et littéraires. En même temps, en Grèce, Komninos Pyromaglou commence la publication de la revue Ιστορικόν Αρχείον Εθνικής Αντιστάσεως [Archives historiques de la Résistance nationale].

28 En 1959, le Comité d’instruction décide la scission en deux du Cercle historique et philosophique. Le PCG envisage de parler enfin de la Résistance, mais aussi de l’histoire du PCG. Il procède à la publication des textes officiels [Επίσημα κείμενα/Textes officiels] en quatre volumes de 1964 à 1968, mais aussi des contributions de Petros Roussos, Η Μεγάλη Πενταετία [Les quatre années les plus grandes] et Η Οκτωβριανή επανάσταση και η Ελλάδα [La révolution d’Octobre et la Grèce], publiées respectivement en 1966 et 1967, ainsi que de l’ouvrage de Stavros Zorbalas, Σημαία του λαού [Drapeau du peuple], publié en 1966 et se rapportant à l’histoire du journal Rizospastis. Or, tout effort de raconter la guerre civile se heurte à une injonction de silence. Trente ans après, Alekos Papapanayotou, historien communiste, relate toutes les difficultés qu’il a dû affronter pour accéder aux archives qu’il était censé étudier et tous ses efforts pour expliquer la nécessité d’écrire l’histoire de la Résistance19.

29 Parmi les objectifs à atteindre pour 1960, le Comité d’instruction, sous la direction de Panos Dimitriou et de Grigoris Farakos, annonce son intention de publier des œuvres marxistes et de les envoyer en Grèce ; il veut aussi mettre en place, avec Dimitris Despotidis et les éditions Thémélio, une collaboration qui s’intensifiera à partir de 1966 avec la programmation de l’édition des grands classiques du léninisme et du marxisme.

30 En 1961, après le 8e Congrès, le CI (Comité d’instruction) exprime le souhait d’avoir accès, en Grèce, à de nouveaux moyens de propagande et de mieux utiliser les anciens, tandis qu’en 1962 se met en place une équipe de traduction des œuvres marxistes classiques à Tachkent.

31 À Prague, en 1962, Andréas Tzimas devient responsable de publication de la revue Εθνική Αντίσταση [Résistance nationale] qui porte sur la période 1941-1944. C’est une première tentative de parler de la Résistance en dehors du cercle très fermé de la section d’histoire du PCG. Du 21 juillet 1963 au 12 janvier 1964, le journal Avgi commence à publier en Grèce Χρονικό της Ευνικής Αντίστασης [Chronique de la Résistance nationale] qui, en septembre, deviendra Στ’ άρματα, Στ’άρματα [Aux armes]. Cette série sera publiée en 1964 sous forme d’œuvre en quatre volumes par les éditions Giannikos sous la direction du général Avgéropoulos, puis sera reprise en 1967 aux Éditions politiques et littéraires20.

32 Les années 1963 et 1964 sont marquées par la difficulté pour les communistes de l’étranger d’influer sur les revues de gauche en Grèce, ou même de traiter des événements importants de l’actualité, tels que l’assassinat par des paramilitaires du député socialiste Grigoris Lambrakis, ou les élections de novembre 1963.

33 En novembre 1964, il est clairement question de mettre en avant la Résistance tout en passant sous silence la guerre civile et en rejetant des ouvrages jugés préjudiciables pour les objectifs. L’article de Zissis Zografos, « Leçons de la guerre civile », publié dans la revue internationale Προβλήματα ειρήνης και σοσιαλισμού [Problèmes de paix et de socialisme] déclenche un véritable tollé. Finalement publié sous le titre nettement plus consensuel « La leçon essentielle à retenir, transition vers une normalisation démocratique » dans la revue Νέος Κόσμος [Monde Nouveau] en 1965 (p. 43-54), il est

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très critiqué, car jugé à la fois contraire aux thèses du 8e Congrès du Parti, mais aussi très déplacé dans le contexte international qui lui est contemporain. Il faudrait selon le Cercle littéraire privilégier encore et toujours l’apaisement des tensions et lutter pour la démocratisation du pays. La thèse de doctorat de Iakovos Michaïlidis sur la guerre civile en Grèce est également refusée à la publication « dans l’état actuel des choses21 ». Le Comité d’instruction essaie systématiquement de s’occuper de ce qui se passe en Grèce où la situation évolue rapidement, en 1965-1966 il y est même question de la création d’un centre d’études marxistes22.

34 Le coup d’État de 1967 bouleverse entièrement la donne ; il s’agit désormais d’informer le public sur la situation en Grèce, d’adopter pour les ouvrages à envoyer en Grèce un format leur permettant d’être facilement cachés et de songer à remplacer la revue Pyrsos par un nouveau magazine de lutte contre la dictature.

35 L’évolution de la production éditoriale des réfugiés communistes dans le bloc de l’Est et notamment en Roumanie trouve un équivalent dans les activités radiophoniques souvent menées en parallèle par les mêmes acteurs.

La radio des communistes grecs réfugiés dans le bloc de l’Est, entre mémoire d’oralité et histoire d’écriture parallèle

36 Les émissions de radio de Grèce libre, puis de la Voix de la vérité, préparées sous le contrôle du Parti communiste grec, obéissent malgré leur « prétendue » oralité, aux priorités politiques et aux règles de sélection présentes dans l’activité éditoriale et l’écriture des communistes grecs réfugiés dans le bloc de l’Est après la fin de la guerre civile.

37 L’évocation du paradigme radiophonique tout comme la confrontation avec l’activité éditoriale des réfugiés viennent illustrer les stratégies de communication du PCG, mais aussi les changements intervenus à l’intérieur de celui‑ci après la destitution de Zachariadis en 1956 et jusqu’à la scission en Parti de l’intérieur et Parti dit « de l’extérieur » en 1968. La mémoire de la guerre civile est, dans ce sens, un exemple probant de thématique abordée très différemment selon les périodes d’existence de la radio.

38 Le PCG a une conscience aiguë de l’impact de la propagande politique et, convaincu de son rôle historique dans une tradition idéologique qui fait de la lutte des classes le moteur de l’histoire, accorde une grande importance à la sauvegarde de ses archives radiophoniques23. La radio Grèce libre/la Voix de la vérité est un exemple éloquent de son double souci de communiquer ses positions en (in)formant l’opinion publique et ses partisans et en préservant son héritage historique et mémoriel. Créée le 16 juillet 1947, comme radio officielle de l’Armée démocratique, Grèce libre cherche jusqu’en septembre 1949 à mettre en avant « l’imminence de la victoire sur les forces monarcho- fascistes24 ». Les émissions grecques sont doublées d’une émission de propagande en langue française, destinée à promouvoir la question grecque à l’ONU.

39 Peu avant la défaite, étant donné la dégradation des relations entre Moscou et Belgrade, Grèce libre quitte son siège yougoslave pour s’installer en mars 1949 à Bucarest, ce qui n’est pas sans évoquer le déplacement vers la capitale roumaine des activités éditoriales, elles aussi tributaires de la rupture imminente entre Tito et Staline. Les analogies entre l’activité radiophonique et l’activité éditoriale des

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communistes grecs ne s’arrêtent pas là. La radio devient le principal moyen de communication de la ligne du Parti et se fixe deux objectifs que l’on retrouve dans les stratégies de publication : la dénonciation de « l’impérialisme américain » et la lutte pour la démocratie contre les forces « monarcho-fascistes ».

40 Le public auquel s’adresse cette radio est essentiellement composé de combattants et d’anciens combattants communistes ; or, il faut préciser que, pendant et juste après la guerre civile, très peu nombreux sont les partisans qui ont des postes de radio, la voix du Parti a du mal à se faire entendre et souvent c’est la presse qui relaie les informations diffusées par la radio. Après la défaite, les responsables de la radio apprennent ce qui se passe en Grèce avec quinze à vingt jours de retard, se limitant souvent à la lecture des journaux grecs. Toute cette opération radiophonique, tout comme l’activité éditoriale du PCG, est menée clandestinement ; les rédacteurs des bulletins à Bucarest vivent enfermés25, dans le secret, sans aucune relation avec le monde extérieur, d’où le caractère paradoxal de leur démarche, puisqu’il s’agit de créer une radio ouverte, divertissante et impliquée dans la vie de la Grèce, tout en la concevant et en la diffusant dans des conditions d’isolement. Les responsables de la radio sont sommés (ou se sentent obligés26) de faire un travail d’information pointu, ils sont censés se doter d’un esprit collectif, organiser des cours d’autoformation et transmettre les valeurs et positions communistes dans des conditions de travail difficiles, imposées par la clandestinité.

41 Il est intéressant de remarquer que la plupart des responsables de la radio travaillent aussi dans le domaine éditorial et sont des personnalités haut placées dans la hiérarchie du Parti. Petros Roussos, Nikos Zachariadis, Zissis Zografos, Alekos Psiloritis, Lefteris Eleftheriou donnent la ligne du Parti ou dirigent la radio. Des membres du Comité central (Vassilis Bartziotas, Mitsos Vladas, Pétros Roussos, Avra Vlassi, Apostolos Grozos) collaborent activement à l’émission de Zachariadis, Formation du combattant, qui perdure jusqu’à la disgrâce de Zachariadis.

42 Le contenu et la fréquence des émissions (quotidiennes, à l’occasion d’un événement particulier, ou regroupées par unités thématiques) sont répertoriés et archivés par la radio et nous permettent de faire un rapprochement de plus avec le mode de fonctionnement des publications du PCG, notamment en ce qui concerne l’évolution des sujets traités et des positions défendues par le Parti. Jusqu’à la troisième session plénière du CC du PCG, en novembre 1952, l’émission de Zachariadis se concentre sur le fonctionnement des organisations clandestines, la lutte en Grèce contre le terrorisme d’État, la domination américaine, ou encore « l’axe Athènes‑Belgrade ». À partir de 1953 et 1954, cette émission va essuyer de vives critiques sur des positions jugées « sectaires » et « dépassées par les événements27 ». À l’ordre du jour, on ne trouve plus l’organisation d’unités de lutte clandestines, mais une logique de front commun, à travers l’organisation de la lutte des masses et la mobilisation des classes moyennes, des étudiants et des intellectuels. Après les décisions de la sixième session plénière du Parti et le désaveu de Zachariadis, la radio arrête ses émissions depuis Bucarest et ne propose qu’une émission de trente minutes depuis l’Allemagne.

43 En juin 1957, on commence à planifier le renouveau de cette radio et, le 1er mars 1958, l’émission inaugurale depuis Bucarest spécifie le changement de nom de la station, désormais appelée la Voix de la vérité. Elle est dirigée par le Bureau politique du Comité central et Zissis Zografos est nommé responsable pour les « questions idéologiques ». Les objectifs restent liés à la diffusion et la vulgarisation de la ligne

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politique et de l’idéologie du Parti, mais visent également le développement d’un « large mouvement28 patriotique pour le renouveau démocratique » et le « traitement efficace » des sujets d’actualité.

44 À un certain élargissement des thématiques vient s’ajouter un questionnement quant à la forme des émissions. Dès le milieu des années 1950, le public de la radio grandit considérablement ; dans les centres urbains, la réception de la Voix de la vérité est très bonne, d’où le besoin d’une amélioration de la qualité de la station. Des personnalités importantes du Parti constatent que la radio devrait faire des efforts quant à la langue et au style déployés29. Il faudrait également revoir le récit et le débit de la speakerine30, essayer de proposer des émissions de divertissement annexes et tenter de s’impliquer davantage dans la vie du pays, sans se cantonner à la seule expérience des réfugiés.

45 Zissis Zografos, en nouveau directeur de la Voix de la vérité, se réfère à la difficulté d’utiliser efficacement la radio dans les besoins de la propagande31, signale le danger que représente pour l’instruction politique des immigrés la radio américaine de Salonique, plus divertissante dans son contenu, et attire l’attention sur la tendance du journal Avgi, source principale d’informations pour les journalistes de la Voix de la vérité, à publier de moins en moins les communiqués radiophoniques de la station32. Tous ces constats sont révélateurs de la difficulté du PCG de rester en contact avec la réalité grecque et de sa volonté d’être en mesure de contrôler l’EDA et, de manière plus générale, de diriger la gauche en Grèce.

46 Parmi les sujets abordés entre 1958 et 1962 dans les émissions quotidiennes, nous pourrions citer les élections législatives et municipales, les 40 ans du PCG, les 20 ans de la Résistance nationale, les revendications des travailleurs et de la jeunesse, les problèmes idéologiques et politiques des mouvements ouvriers (en Grèce et dans le monde), les partis communistes frères, la paix, la question chypriote, la vie (et les prouesses) des réfugiés politiques, le sort des prisonniers politiques, l’art et les lettres. À partir de 1962, la Voix de la vérité mettra en avant les luttes pour l’amnistie générale, la démocratisation, l’indépendance et l’autodétermination du pays. Elle rendra compte en 1967 de la mobilisation internationale contre le coup d’État. La dernière émission de Bucarest date du 17 février 1968, après la diffusion de la lettre ouverte de Dimitris Partsalidis, Zissis Zografos et Panos Dimitriou. Après la division du PCG, la station reprendra ses émissions depuis l’Allemagne, sous la direction du CC du PCG, et ce, jusqu’à la chute des colonels33.

Conclusion

47 La présentation des activités radiophoniques dans leur articulation à la production éditoriale dans le bloc de l’Est aboutit à plusieurs constats. Le projet de propagande, dans lequel s’inscrivent les émissions de la Voix de la vérité, guide la publication et la production éditoriale des réfugiés politiques, tandis que l’expression radiophonique constitue une forme d’écriture parallèle, la place laissée à une parole plus spontanée ou moins surveillée étant de fait exclue.

48 Si nous constatons une correspondance étroite entre les différentes modalités de communication à l’intérieur de chacun des pays de l’Est, qu’il s’agisse de la presse, de la radio ou des œuvres littéraires publiées, il existe des particularités propres à la production de chaque pays d’accueil en relation avec ses rapports avec l’URSS. L’écriture des communistes, d’abord censurée puis interdite en Grèce, reste pendant

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toute la période étudiée strictement encadrée par le Parti et menée dans des conditions de semi‑clandestinité34 dans les pays socialistes. Elle suit l’aventure du mouvement communiste international et tente tant bien que mal de rester en contact avec la Grèce, voire d’influer sur les nouvelles formes d’expression de la gauche qui, à partir des années 1960, font leur irruption dans la vie culturelle du pays. Il est intéressant de relever la dissymétrie de la production menée en exil, parfois dans une certaine sacralisation d’un passé coupé des changements politiques du pays d’origine, avec les activités éditoriales et radiophoniques qui ont lieu en Grèce, et qui sont bien moins attachées à l’orthodoxie du Parti. À la fois tournée vers la Grèce et prise dans une suspension du temps, la production de l’exil connaît des évolutions propres au contexte des pays de l’Est ; en même temps, elle se veut résolument centrée sur la Grèce, là où les activités de la gauche en Grèce semblent intégrer davantage la mémoire de la guerre civile dans la narration de l’histoire du pays et dans l’appréhension des enjeux de l’actualité.

49 Le déplacement accru des activités éditoriales et radiophoniques vers la Roumanie, pilier de l’orthodoxie du Parti, semble témoigner de la volonté du PCG de s’aligner sur les positions staliniennes en anticipant sur toute velléité de dissidence. Pôle extraterritorial de l’expression des réfugiés grecs, le discours des vaincus de la guerre civile dans le bloc de l’Est se trouve parfois en résonnance, mais le plus souvent en dissonance avec celui de la gauche grecque restée au pays. L’expression éditoriale et radiophonique en Roumanie prend les allures d’un discours figé, conforme à un modèle communiste, par certains aspects, sclérosé ; elle s’inscrit dans une suspension du temps qui semble être à la fois, le fait de l’expérience de l’exil, en tant qu’elle gèle le temps subjectif, et de la doctrine communiste, en tant qu’elle s’oppose à l’évolution spontanée du travail de mémoire, au profit d’une narrativité contrôlée par le Parti. Les formes d’expression qui ne s’inscrivent pas dans l’orthodoxie du Parti peinent à trouver un moyen d’existence en Roumanie, alors qu’elles arrivent à être mieux articulées en Grèce. Il nous semble que la promiscuité avec les instances décisionnaires du Parti communiste, tout comme des phénomènes liés au vécu subjectif de la temporalité dans des conditions d’exil, viennent expliquer sur un plan politique et sur un plan personnel une certaine rigidité de la production des réfugiés. L’effet du groupe, en tant que communauté de mémoire compacte entravant tout mouvement de différenciation individuelle, semble y être aussi pour beaucoup, puisqu’il implique des choix identitaires forts, conformes à l’idéal collectif. L’isolement des réfugiés, coupés de leur pays d’origine et de ses changements, la place prépondérante du Parti dans le microcosme des réfugiés, la rupture traumatique de l’exil, la confrontation à un provisoire appelé à durer indéfiniment, semblent empêcher l’évolution du discours mémoriel des réfugiés ; ils sont comme confinés dans des narrations figées, parfois dans une certaine mélancolisation des discours au‑delà et en deçà de leur versant héroïque.

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NOTES

1. Sur les années parisiennes de Sérapheim Maximos et son rôle de représentant de la « Grèce démocratique » pendant la guerre civile, voir Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2001, «Ο Σεραφείμ Μάξιμος στα ΑΣΚΙ» [Sérapheim Maximos aux ASKI], Αρχειοτάξιο 3, p. 65-89. 2. Le Comité central du PCG (Petros Roussos et Yannis Ioannidis) s’installe dès août 1946 à Belgrade. Il se charge de gérer la circulation des biens et des personnes entre les pays socialistes et la Grèce : jeunes recrues pour l’Armée démocratique qui souhaitent partir en Grèce, enfants et blessés qui quittent le pays, équipement militaire, livres et nourriture envoyés en Grèce libre… Les responsables des réseaux sur le terrain sont essentiellement Nikos Georgalis (pour le réseau yougoslave) et Kostas Siaperas (pour le réseau bulgare). Voir Kostas SIAPERAS, 1990, Μυστικοί δρόμοι του δημοκρατικού στρατού, από τη Βάρκιζα στο Μπούλκες [Voies secrètes de l’Armée démocratique. De Varkiza à Bulkes], Αθήνα: Γλάρος, p. 108 ; Vasileios KONTIS et Spyridon SFÉTAS (éd.), 1999, Εμφύλιος πόλεμος. Εγγραφα από τα γιουγκοσλαβικά και βουλγαρικά αρχεία [La guerre civile. Documents d’archives yougoslaves et bulgares], Αθήνα: Παρατηρητής, p. 103‑195. 3. Pour une liste des journaux permettant de se faire une idée de l’importance de la diffusion et des lieux de publication de la presse pendant et après le conflit, et qui donne également des renseignements sur les instances du Parti ou autres organisations affiliées dont cette presse dépend, voir Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, Η εκδοτική περιπέτεια των Ελλήνων, από το βουνό στην υπερορία, 1947‑1968 [L’aventure éditoriale des communistes grecs, du maquis à l’exil dans le bloc de l’Est, 1947‑1968], Αθήνα: Βιβλιόραμα, p. 139‑140. 4. Il s’agit de traductions d’œuvres emblématiques de l’« héroïsme soviétique ». 5. Voir ASKI, Archives du PCG, carton 396, dossier 21/7/8. 6. Suivi un an plus tard de l’album commémoratif du troisième anniversaire de l’AD, Three years of Democratic Army of Greece, 1949, ΑΣΚΙ-Βιβλιοθήκη-Εκδόσεις του βουνού, ΔΣΕ12969. 7. Le Comité d’aide à l’enfance est créé en mai 1948 sous la direction du ministre de l’Éducation et de l’Hygiène du Gouvernement démocratique provisoire, Petros Kokkalis. 8. Pour une présentation du travail d’éducation destiné aux enfants des réfugiés, voir Elli ALEXIOU, 1983, Βασιλική Δρυς [Chêne royal], vol. II, Αθήνα: Καστανιώτης, et plus particulièrement pour les manuels scolaires (et parascolaires), les pages 365-380. 9. La poursuite et la radiation du responsable de l’instruction Panayiotis Mavromatis, entre autres raisons, parce qu’il n’aurait pas préservé cette imprimerie au milieu de la déroute militaire, sans qu’il reconnaisse y être personnellement impliqué, sont révélatrices du climat de suspicion qui domine le PCG à cette période. Le sort réservé au responsable des éditions à Bucarest, Kostas Karagiorgis (qui avait préalablement refusé de prendre la tête de la radio du PCG), après le 7e plénum du PCG en mai 1950, montre l’ampleur de la chasse aux sorcières entamée. Karagiorgis, comme plus tard Ploumbidis, sera sacrifié par le Parti.

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10. Lors du 6e plénum du PCG, Vassilis Bartziotas considère Kostas Karagiorgis comme « lâche et défaitiste » parce qu’il pense que cet exil risque de durer vingt ans... Il durera beaucoup plus. Voir Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, op. cit., p. 38. 11. Ce qu’explique Kostas Karagiorgis dans son intervention au 6 e plénum du PCG en octobre 1949. Voir Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, op. cit., p. 38. 12. Sur le transfert de l’activité éditoriale à l’imprimerie roumaine Intreprinderea Poligrafica no 1, voir Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, op. cit., p. 53. 13. Ibid., p. 54. 14. C’était un grand admirateur du courant artistique dit du « réalisme socialiste », critiqué pour avoir étouffé les autres tendances pendant toute une période au cours de laquelle il imposa de grandes contraintes politiques, en particulier pendant les années 1940. 15. Sur les qualités littéraires requises, notamment le sens de l’engagement, et les thématiques à traiter, dans une perspective « sociale et patriotique », voir l’article de Takis ADAMOS, 1952, «Ιδεολογικό μέτωπο και λογοτέχνες» [Front idéologique et hommes de lettres], Νέος Κόσμος, p. 54‑57. 16. Voir Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, op. cit., p. 90, citant un extrait du Manifeste (non signé) du Cercle littéraire intitulé «Μερικές ερωτήσεις σχετικές με τους συγγραφείς και την κριτική παρουσίασητων βιβλίων» [Quelques questions concernant les auteurs et la présentation critique des livres] et paru initialement dans Νέος Κόσμος en juin 1954. 17. Il s’agit d’effectuer un virage important et de passer des « héros de la guerre » à l’héroïsme quotidien du « travail pacifique ». Cette mise en avant de nouveaux modèles est présente dans l’ensemble de la production culturelle. Elle va de la littérature adressée à la jeunesse aux chants populaires en passant par la grande littérature de la période. 18. Cette œuvre sera même rééditée dans le bloc de l’Est par les Éditions Politiques et Littéraires en 1958. Pour une vue globale sur Kazantzakis et l’attitude de Hatzis à son égard, voir également Nikos GOULANDRIS, 2001, 491 Δελτία 1930-1975 για το Χατζή [491 Fiches (1930-1975) sur Hatzis], Αθήνα: Μαύρη Λίστα, p. 133-174. 19. Sur son combat pour entamer l’étude de la Résistance, voir sa lettre à l’attention du Comité d’instruction citée dans Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, op. cit., p. 104. 20. Dans cette deuxième édition, la préface de Zissis Zografos est particulièrement importante, elle détaille « les erreurs du Parti » qui pour les circonstances se limitent aux accords du Liban, de Caserte et de Varkiza et au manque de préparation pour la bataille de décembre. Elle est en tout point conforme aux résolutions du 8e Congrès et fait l’éloge de l’esprit unificateur de la Résistance nationale. 21. Voir Iakovos MICHAÏLIDIS, 1966, Ο ελληνικός εμφύλιος πόλεμος, 1946-1949 [La guerre civile en Grèce 1946-1949], thèse de doctorat, Αθήνα: Πάντειο Πανεπιστήμιο ; et plus récemment Iakovos MICHAÏLIDIS et Ioannis MOURELOS, 2007, Ο ελληνικός εμφύλιος πόλεμος, 1946-1949, Μια αποτίμηση: Πολιτικές, ιδεολογικές, ιστοριογραφικές προεκτάσεις [La guerre civile en Grèce 1946-1949, une évaluation : extensions politiques, idéologiques, historiographiques], Αθήνα: Ελληνικά Γράμματα. Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, op. cit., citent la lettre suivante du Comité (« Lettre tapuscrite du Comité d’instruction comportant des remarques à l’attention de l’auteur ») [carton 270, dossier 13/32/81] :

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« À notre avis, cela constitue une bonne base pour que l’auteur avance plus loin dans l’étude de la période 1945-1949 afin de rendre un travail plus abouti et plus amplement utile. Car, si l’on prend en plus en considération les possibilités très limitées de notre maison d’édition, la thèse du camarade Iakovos Michaïlidis ne peut pas être publiée dans son état actuel. » 22. Voir Panagiotis NOUTSOS, 1994, Η σοσιαλιστική σκέψη στην Ελλάδα από το 1875 ως το 1974 [La pensée socialiste en Grèce de 1875 à 1974], Αθήνα: Γνώση, p. 82‑83. 23. La transmission solennelle des archives radiophoniques par Alekos Psiloritis à Lefteris Eleftheriou, le 5 novembre 1951, témoigne de cette importance des archives dans un Parti profondément préoccupé par son rôle historique. 24. La formulation grecque de « no pasarán » se retrouve dans le slogan « L’ennemi à Grammos et à Vitsi ne passera pas, tous aux armes, tout pour la victoire ». Sur injonction du Bureau politique, la diffusion du mot d’ordre « tous aux armes, tout pour la victoire » s’arrête en octobre 1949, deux mois après la défaite (ASKI, Archives du PCG, carton 150, dossier 7/37/60). 25. Tout comme ils le faisaient à Belgrade, aucun pays de l’Est ne s’exposant à assumer publiquement la présence de cette station de radio sur son sol. 26. Le sens du devoir imposé ou librement choisi nous renvoie à la question complexe de l’adhésion (plus ou moins critique) aux dictats de la morale communiste. 27. En 1954, Nikos Zachariadis dénonce le comportement des membres de la radio, puis en 1956, ceux‑ci demandent leur réhabilitation. Voir Vaso PSIMOULI, 2003, «Μαζική προπαγάνδα σε παράνομες συχνότητες: οι εκπομπές του ραδιοφωνικού σταθμού Ελεύθερη Ελλάδα/φωνή της Αλήθειας» [Propagande de masse sur des fréquences illégales : les émissions de la station Grèce libre/la Voix de la vérité], Αρχειοτάξιο 5, p. 149‑150. 28. Les tentatives pour se constituer en front démocratique uni rapprochent l’expérience grecque de la radio espagnole España Independiente : elle aussi soutient une large unité des forces antifranquistes et émet également depuis Bucarest dans des conditions de clandestinité. 29. « La station doit faire attention à la question de la langue. La langue de la radio doit être la langue populaire correcte, régulière, châtiée, claire, concise et qui évite les adjectifs exubérants, le style insultant ou trop hargneux. » (ASKI, Archives du PCG, carton 396, dossier 21/7/34, cité par Vaso PSIMOULI, 2003, op. cit., p. 145-153). 30. Voir la lettre de Melpo Axioti de 1952 : « La camarade de la radio ne cesse de déclamer… comme au théâtre » (ASKI, Archives du PCG, carton 396, dossier 21/7/24, cité par Vaso PSIMOULI, 2003, op. cit., p. 149). 31. Voir les propos de Lefteris Mavroidis, le 28 septembre 1961, dans son exposé au Bureau politique (ASKI, Archives du PCG, carton 336, dossier 16/6/15, cité par Vaso PSIMOULI, 2003, op. cit., p. 151). 32. Les rapports entre Avgi et la Voix de la vérité sont complexes et révélateurs des tensions entre les réfugiés à l’étranger et les communistes restés au pays. Ils évoquent l’ingérence du Parti dans la revue Epitheorisi Technis et illustrent les tentatives du PCG d’imposer depuis l’extérieur sa vision des choses à l’expression de la gauche grecque. Pour la revue Epitheorisi Technis, voir Philippos ILIOU, 2000, «Ένα υπόμνημα του Κώστα Κουλουφάκου για την Επιθεώρηση Τέχνης, κομματική διανόηση και κομμουνιστική

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ανανέωση» [Une notice de Kostas Kouloufakos pour la Revue d’Art, idéologie partisane et renouveau communiste], Αρχειοτάξιο 2, p. 41‑86. 33. Pour une présentation détaillée de la question, voir les articles de Vaso PSIMOULI, 1999, «Η φωνή του Κόμματος στα πέτρινα χρόνια» [La voix du Parti dans les années de plomb], Αρχειοτάξιο 1, p. 14-23 ; Vaso PSIMOULI, 1999, «Η Ελεύθερη Ελλάδα, ο παράνομος ραδιοφωνικός σταθμός του ΚΚE» [Grèce libre : la station de radio illégale du PCG], Ελευθεροτυπία, p. 10‑11 ; Vaso PSIMOULI, 2003, op. cit., p. 145‑153. 34. Voir Anna MATTHAIOU et Popi POLEMI, 2003, op. cit., p. 48.

RÉSUMÉS

Les communistes grecs partis dans les Républiques socialistes pendant ou après la guerre civile grecque font publier leurs œuvres dans des conditions très différentes de celles des communistes restés en Grèce, condamnés à la clandestinité, mais avec comme point commun les pesanteurs multiples de diverses formes de censure ou d’autocensure. Une évocation des activités éditoriales et radiophoniques des communistes grecs dans le bloc de l’Est permet de mieux cerner les positions idéologiques et les objectifs politiques qui déterminent le discours des réfugiés et leurs pratiques de communication. Il s’agit alors de situer la politique de communication des réfugiés politiques en relation, d’abord avec l’expérience de publication pendant la guerre civile, période qui voit le déplacement de l’ensemble des activités éditoriales et radiophoniques à Bucarest, puis en relation avec l’évolution de l’activité éditoriale pendant les années 1950 et 1960 en Roumanie, enfin dans une mise en relief des activités radiophoniques de la même période. Nous constatons une correspondance étroite entre les différentes modalités de communication à l’intérieur de chacun des pays de l’Est, qu’il s’agisse de la presse, de la radio ou des œuvres littéraires publiées. S’il existe des particularités propres à la production de chaque pays d’accueil, il est intéressant de relever la dissymétrie de l’ensemble de la production menée en exil, parfois dans une certaine sacralisation d’un passé coupé des changements politiques du pays d’origine, avec les activités éditoriales et radiophoniques de la Grèce, bien moins attachées à l’orthodoxie du Parti. À la fois tournée vers la Grèce et prise dans une suspension du temps, la production de l’exil connaît des évolutions propres au contexte des pays de l’Est tout en se voulant résolument centrée sur la Grèce, là où les activités éditoriales et radiophoniques de la gauche en Grèce semblent intégrer davantage la mémoire de la guerre civile dans la narration de l’histoire du pays et dans les enjeux de son actualité.

The Greek communists living in exile in different socialist republics during or after the Greek Civil War published their works under conditions that were very different from those faced by the communists who remained in Greece, forced into clandestinity, although both groups felt the weight of various forms of censorship or auto censorship. An examination of the editorial and radiophonic activities of Greek communists in the Eastern Bloc can help us to better discern the ideological positions and the political objectives that determined the refugees’ discourse and communication practices. We begin by situating the refugees’ politics of communication, firstly in relation to their publication experience during the civil war, when the center of editorial and radiophonic activities had shifted to Bucharest; secondly, in relation to the evolution of their editorial activity in Romania in the 1950’ and 1960’; and, finally, in highlighting their radiophonic

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activities of the same period. The refugees’ production (be it journalistic, radiophonic, or literary works) in each host country demonstrates a strong internal coherence. If there is a production specific to each host country, we can nevertheless discern a larger difference between the totality of the works produced in exile and the editorial and radiophonic activities of the communists who remained in Greece. The first often expresses a certain sacralisation of the past, cut off from the contemporary political changes taking place in Greece; the latter is much less attached to Party orthodoxy. Even if they are oriented towards Greece and suspended in time, the works produced in exile are not impermeable to the evolutions taking place in the different Eastern Bloc countries. At the same moment, they attempt to keep their focus on Greece, whereas the editorial and radiophonic activities of the Greek Left seem to better integrate the memory of the civil war in their narration of the country’s history and in their response to the stakes of the contemporary political situation.

Οι ’Ελληνες κομμουνιστές που κατέφυγαν στις Λαϊκές Δημοκρατίες κατά τη διάρκεια του εμφυλίου ή μετά το πέρας του, δημοσιεύουν τα έργα τους σε συνθήκες πολύ διαφορετικές από αυτές των κομμουνιστών που έμειναν στην Ελλάδα σε καθεστώς παρανομίας, αλλά ωστόσο με κοινό στοιχείο την επιβαρυντική δράση διαφορετικών μορφών λογοκρισίας και αυτολογοκρισίας. Η αναφορά στις εκδοτικές και ραδιοφωνικές δραστηριότητες των Ελλήνων κομμουνιστών στις ανατολικές χώρες επιτρέπει μια καλύτερη αναγνώριση των ιδεολογικών θέσεων και των πολιτικών στόχων που προσδιορίζουν τον λόγο των προσφύγων και τις επικοινωνιακές τους πρακτικές. Το προκείμενο αυτής της μελέτης είναι ο τρόπος με τον οποίο η επικοινωνιακή πολιτική των προσφύγων τοποθετείται απέναντι στην εκδοτική εμπειρία κατά την διάρκεια του εμφυλίου, σε μια περίοδο όπου μετακινείται το σύνολο των εκδοτικών και ραδιοφωνικών δραστηριοτήτων στο Βουκουρέστι, αλλά και απέναντι στην μετέπειτα εξέλιξη της εκδοτικής παραγωγής στη Ρουμανία τη δεκαετία του ’50 και του ’60 καθώς και μέσα από τις ραδιοφωνικές δραστηριότητες την ίδιας περιόδου. Διαπιστώνεται μια στενή αντιστοιχία μεταξύ των διαφορετικών τρόπων επικοικωνίας στο εσωτερικό κάθε ανατολικής χώρας είτε πρόκειται για τον Τύπο, είτε για το ραδιόφωνο, είτε για την λογοτεχνική παραγωγή. Εάν και υπάρχουν ιδιαίτερα χαρακτηριστικά στην παραγωγή κάθε μιας χώρας, είναι ενδιαφέρον να εστιάσουμε την προσοχή μας στην έλλειψη γενικής συμμετρίας μεταξύ αφενός του συνόλου της παραγωγής της υπερορίας, που συχνά δίνει μια μυθική διάσταση στο παρελθόν απόκοπτοντάς το από το ιστορικό γίγνεσθαι, και αφετέρου των εκδοτικών και ραδιοφωνικών δραστηριοτήτων στην Ελλάδα, πολύ λιγότερο υποταγμένες στην κομματική γραμμή. Στραμμένη προς την Ελλάδα και ταυτόχρονα αιωρούμενη σε μια παγωμένη χρονικότητα, η παραγωγή της υπερορίας γνωρίζει πλήθος αλλαγών που συσχετίζονται κυρίως με τις εξελίξεις στης ανατολικές χώρες ενώ παράλληλα δεκδικεί έντονα τον ελληνοκεντρικό της χαρακτήρα, εκεί που η εκδοτική και ραδιοφωνική παραγωγή στην Ελλάδα φαίνεται να εντάσσει περισσότερο την μνήμη του εμφυλίου πολέμου σε μια αφήγηση της ιστορίας του Έθνους αλλά και στα διακυβεύματα της επικαιρότητας της χώρας.

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INDEX

Thèmes : Histoire de la presse, médias/politique Keywords : Greek communists, exile, Romania, Greece, Twentieth century, Greek civil war, Press history, Medias/Politics motsclesmk Грчките комунисти, Егзил, Романија, Грција, Дваесеттиот век, Грчката граѓанска војна, Историја Прес, Медиуми/политички Index géographique : Roumanie, Grèce Mots-clés : communistes grecs, communistes grecs, exil, exil, EAM, ELAS, KKE, Bulkes, Alexiou Elli (1894-1986), Axioti Melpo (1905-1973), Hadzis Thanassis (1905-1982), Karagiorgis Kostas (1905-1954), Kornaros Thémis (1907-1970), Palamas Kostis (1859-1943), Roussos Petros (1908-1992), Sevasticoglou Giorgos (1913-1991), Sikélianos Angelos (1884-1951), Vladas Mitsos (1908-1985), Zachariadis Nikos (1903-1973) motsclestr Yunan komünistler, Sürgün, Romanya, Yunanistan, Yirminci yüzyıl, Yunan iç savaş, Tarih basın, Medya/politik motsclesel Έλληνες κομμουνιστές, εξορία, Ρουμανία, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, Εμφύλιος, Ιστορία του τύπου, Μίντια/πολιτική Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

CHRISTINA ALEXOPOULOS CREE/Inalco/USPC

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Deux semaines en Roumanie avec Yorgos Théotokas Two weeks in Romania with George Theotokas Δύο εβδομάδες στη Ρουμανία με τον Γιώργο Θεοτοκά

Georges Kostakiotis

1 En 1962, à l’occasion de la commémoration en Roumanie du cinquantième anniversaire de la mort de l’écrivain‑dramaturge Ion Luca Caragiale, les écrivains Yorgos Théotokas et Spyros Melas ainsi que le poète Yannis Ritsos ont été invités à Bucarest pour représenter la Grèce. Théotokas a séjourné en Roumanie pendant deux semaines et toutes les informations que nous tenons de ce voyage proviennent de quatre articles qu’il a lui‑même publiés entre fin juin et début juillet 1962 dans le journal To Βήμα (24 et 26 juin, 1er et 4 juillet) avec lequel il collaborait depuis 1957.

2 Yorgos Théotokas – qui a été l’un des représentants les plus actifs de la littérature des années 1930 – continue alors à être très présent non seulement par sa production littéraire1, mais aussi en tant que critique littéraire et journaliste jusqu’à la fin de sa vie en 1966. Depuis 1961, il est également président du Théâtre National de Thessalonique, alors qu’en 1964‑1965 il assurera à nouveau la direction de celui d’Athènes dont il a déjà été directeur en 1945‑1946.

3 Théotokas a été accusé de flirter avec les idées fascistes et totalitaires ; aujourd’hui encore la critique littéraire a du mal à accepter et à justifier le silence de cette bourgeoisie intellectuelle de l’entre‑deux‑guerres, dont Théotokas reste un acteur majeur, devant la montée des extrémismes en Europe2. En effet, fervent partisan d’une Europe unie – longtemps avant la création du Marché commun –, il a cru voir dans les mouvements totalitaires un moyen d’arriver à cette union. En même temps, il n’a jamais considéré le fascisme ou le nazisme comme une menace qui pourrait toucher directement la Grèce. Au contraire, pour lui, le vrai danger, venant de l’intérieur même du pays, était le communisme.

4 Notons néanmoins qu’après la déclaration de guerre par l’Italie, il s’engage comme volontaire. Et il n’hésitera pas à condamner ouvertement la politique de Ioannis Metaxás ainsi que les nationalistes extrémistes3. Ajoutons que depuis 1954 il

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s’engage aux côtés de Georges Papandréou qu’il connaît depuis 1943 et, en 1956, il est candidat à Chios avec l’Union Démocratique de Sofoklis Venizélos contre l’Union radicale nationale (ERE) de Constantin Caramanlis.

5 Théotokas n’était pas un journaliste de métier, mais dans ses articles il a toujours été très sincère sans jamais hésiter à formuler des propos et des points de vue quitte à y revenir plus tard pour accepter de s’être trompé. Nous pouvons rappeler le cas de Constantin Cavafy ou, pour notre travail, concernant le voyage en Roumanie, le cas de Spyros Melas4. Celui‑ci, invité lui aussi en Roumanie, avait été désavoué publiquement par Théotokas quand il avait exprimé ses sympathies pour l’occupant nazi.

6 Ce séjour en Roumanie est très profitable à Théotokas pour deux raisons. D’une part, c’est la première fois qu’il a l’occasion de voyager dans un pays communiste. Le pays des Carpates sera son premier contact avec ce monde et, pour un homme qui a combattu le communisme avec acharnement, nous pouvons dire que ce voyage restera une étape importante de son parcours intellectuel. En décembre de la même année 1962, il aura l’occasion de visiter l’Union soviétique.

7 D’autre part, la Roumanie devient pour Théotokas le lieu de rencontre avec le monde balkanique ; outre les contacts qu’il a eus avec des intellectuels roumains, l’écrivain insiste sur ses échanges avec un poète serbe et un écrivain bulgare.

8 Nous essaierons ici d’esquisser ces deux aspects afin de comprendre d’une part l’évolution de sa pensée politique et d’autre part le rôle qu’il accorde à la Grèce dans le monde des Balkans.

Le premier voyage en pays communiste

9 C’est une expérience inouïe pour Yorgos Théotokas que de se trouver dans un pays au‑delà du rideau de fer ; il regarde et observe ce monde sans que rien ne lui échappe. Ses commentaires et les impressions de son premier contact avec la capitale roumaine, l’observation des éditions littéraires et des ventes en librairies, la fréquentation des églises ou même des restaurants montrent son très vif intérêt pour le monde qui se dévoile à lui.

10 La beauté de la ville, l’espace, les jardins, les lacs et les grandes avenues, mais aussi la propreté, donnent une image d’une ville agréable à vivre ; fatalement, il la comparera à Athènes, pour noter que la capitale grecque a depuis longtemps perdu des plaisirs innocents tels que trouver facilement une place pour sa voiture ou flâner à pied dans des rues peu encombrées par la circulation.

11 Concernant les commerces, il souligne qu’il y en a beaucoup, de petits et de grands, avec une abondance d’articles pour la maison et l’habillement même si la qualité reste médiocre. Il souligne que les magasins sont très fréquentés ; il utilisera à deux reprises le terme de « foule » pour nous donner une image opposée à celle que le monde occidental a toujours véhiculée à propos du monde communiste.

12 En effet, l’écrivain semble agréablement surpris par un univers qu’il attendait différent, plus distant et certainement plus attaché à la politique ou à l’idéologie politique. Or il est en contact avec des gens chaleureux, qui investissent leur ville et profitent pleinement de leur quotidien, complètement détachés de la politique. Il note que les gens sont absorbés et préoccupés par leur travail, les courses et leur vie privée.

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13 Plus tard, lors de sa visite en Russie, il notera avec beaucoup d’insistance : Ne me demandez pas ce à quoi les gens pensent, ils pensent à leur femme ou à leur petite amie. Ils pensent à leurs enfants, à leur maison, aux questions de santé, à leur travail, à leur carrière. Ils pensent aux livres qu’ils lisent, parce qu’ils lisent beaucoup. En un mot, ils pensent à leur vie. Croire que les gens en Union soviétique ou ailleurs ne font que penser à la politique est enfantin5.

14 Néanmoins, il note que la vie ne lui semble pas insouciante pour tous : dans quelques restaurants, on rencontre de petits orchestres et des couples sages dansent ; les gens rentrent tôt chez eux. Quant à l’alimentation, ces gens donnent l’impression – continue‑t‑il –, qu’ils se nourrissent bien, les enfants sont soignés et ils ont les couleurs de la santé. Avec ces remarques quelque peu naïves, nous pouvons facilement en déduire que Théotokas est arrivé en Roumanie avec les clichés de la propagande anticommuniste selon laquelle les gens seraient mal nourris, mal habillés et en mauvaise santé dans des villes aux rues désertes et aux commerces vides de clients et de marchandises. Dans ce même esprit, il note que « dire que ces gens ont faim et qu’ils sont sur le point de se révolter contre le système, c’est naïf et il ne faut pas le répéter6 ». Ainsi, l’écrivain accepte sans difficulté que le régime communiste en Roumanie ait pu trouver son équilibre et dépasser les premières très grandes difficultés auxquelles il a eu à faire face. Autrement dit, la Roumanie, qu’il découvre, dément les stéréotypes de l’imaginaire occidental.

15 Effectivement, la Roumanie de 1960 traverse une période de relative prospérité7. L’écrivain semble impressionné par les travaux de constructions menés sur un rythme rapide, non seulement à Bucarest, mais aussi à Ploiesti et à Constantza où de vieux quartiers sont reconstruits avec des immeubles populaires énormes, volumineux et uniformes aux couleurs claires dans l’esprit du régime qui vise à la collectivisation de la société et à l’industrialisation rapide de l’État, note-t-il.

16 Ces constructions intéressent particulièrement Yorgos Théotokas ; elles incarnent à ses yeux la politique du pays dans sa volonté de résoudre le problème du logement pour toute la population en offrant aux ouvriers des appartements à loyers bas. L’écrivain s’informe sur les différents types d’habitation, leur capacité ainsi que les diverses facilités proposées. D’ailleurs, il nous rapporte toutes ces informations très précises en notant chaque fois « comme il m’a été dit » ; et il précise que ce vaste programme devrait être accompli en 1975. Durant une excursion organisée, il a eu l’occasion de voir de près ce type de constructions et d’y séjourner, dans la célèbre station balnéaire de Mamaia à proximité de Constantza. Théotokas ne cache pas son admiration pour l’intérêt que l’État manifeste pour le repos des ouvriers et il parle sans réserve « d’un progrès social qu’il ne peut pas nier8 » ; impressionné par la taille des constructions, il les compare au Hilton d’Athènes, en construction depuis 1959, qui sera inauguré le 20 avril 1963.

17 Ce regard admiratif sera quelque peu freiné : l’écrivain ne manquera pas d’émettre quelques réserves face au gigantisme de cet ouvrage qui a comme but la collectivisation ; il parle d’une « vie massive9 » où l’individu semble écrasé.

18 Dans ce même esprit, une autre visite organisée durant son séjour, dans la vallée de la Prahova cette fois‑ci, lui donnera l’occasion d’arriver jusqu’à Brasov, de visiter un domaine agricole et de recueillir des informations sur l’organisation des exploitations. Durant cette visite aussi, Théotokas paraît convaincu des bonnes intentions du système communiste, il semble apprécier la mise en place d’un univers juste où chaque

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agriculteur possède sa maison ainsi qu’un terrain pour ses cultures personnelles qu’il peut même vendre au marché – comme en Grèce, insiste‑t‑il. Quant à la rémunération, il trouve juste que chaque ouvrier soit payé selon les journées de travail effectuées. En revanche, les réserves de l’écrivain sont toujours vives sur l’ampleur de cette présence de l’État où tout est public, jusqu’à la moindre petite buvette ou la dernière péniche qui flotte sur le Danube.

19 La question qui semble préoccuper Théotokas après avoir constaté que ce système propose une organisation plus juste de la société est la place que la personne, en tant qu’individu, occupe dans ce monde, dans ce type d’organisation sociale. Pour lui qui croit – comme il le dit lui‑même – en la personne humaine, à son originalité et à sa liberté, une telle « collectivisation10 » lui inspire un certain effroi. Il se demande où va l’homme, dans quelle direction avance notre civilisation industrielle. Une suppression absolue de toute initiative personnelle est‑elle en accord avec la particularité de l’homme et de ses « penchants11 » séculaires ? Ces questionnements ne concernent en aucune façon les libertés politiques et les différences idéologiques. L’écrivain prend soin de clarifier sa position et de se concentrer uniquement sur l’esprit : « est-il possible pour l’homme en tant qu’esprit de vivre éternellement privé de son individualisme même si on lui accorde en toute suffisance tous les biens et tous les conforts matériels ? » En 1933 déjà, il note à propos du marxisme : « l’individu est complètement absent de sa pensée12 » et il s’agit, continue‑t‑il, « d’une société harmonieuse, aplanie, d’un collectivisme intenable13 ». Théotokas finit par accepter que la vérité doive se situer quelque part au milieu. Comme les communistes ont dépassé toute mesure en organisant un monde en dépit de l’individu, le capitalisme de son côté a minimisé toute perspective sociale. Les deux systèmes opposés ont ignoré chacun une part de l’homme ; « l’équilibre » – note l’écrivain – « doit se trouver quelque part, sur un point que nous n’avons pas encore découvert ».

Le contact avec les Balkans

20 Venons‑en à présent au second point qui a marqué ce voyage de Yorgos Théotokas : le contact direct avec des écrivains d’autres pays des Balkans. À l’exception d’une anthologie de prose bulgare traduite en grec par Argis Korakas qu’il avait d’ailleurs présentée dans un article publié à Sofia dans la revue Zlatorog en février 1940 14, il ne semble pas avoir eu d’autres contacts directs avec le monde littéraire des Balkans, surtout après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le voyage en Roumanie lui offre la possibilité non seulement de connaître le monde roumain, mais aussi celui des Bulgares et des Serbes. Ces rencontres ont dû intéresser particulièrement Théotokas puisque c’est précisément avec cette expérience qu’il entame la série de quatre articles pour décrire son voyage.

21 Le dramaturge bulgare Orlin Vassiliev, homme réservé, du même âge que Théotokas, a besoin de s’expliquer et de mettre au clair les relations entre Grecs et Bulgares. Il a besoin de rassurer le Grec et il veut être rassuré à son tour sur le fait qu’il n’y a plus de problèmes, et que les deux peuples s’apprécient, s’estiment et éprouvent le besoin d’avancer ensemble. Les deux hommes expriment réciproquement le besoin de se connaître mieux. C’est pour cette raison qu’ils se retrouvent une deuxième fois ; Théotokas regrette qu’ils aient recours aux services d’une interprète et qu’ils doivent échanger en français pour l’un et en russe pour l’autre. Vassiliev manifeste un vif

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intérêt pour le festival organisé à Épidaure et exprime la volonté de la Bulgarie d’y participer. Il souligne également qu’au‑delà des idéologies, le système politique communiste est une nécessité historique qui a comme but d’arriver à l’humanisme tel qu’il a été réalisé par le monde classique. Théotokas, surpris par ces propos quelque peu inattendus de son collègue bulgare, lui demande la permission de les publier dans la presse grecque. Les voici : « nous nous efforçons et nous luttons pour pousser [le système] à vaincre tout ce qu’il y a de mal en lui, afin d’arriver un jour à notre idéal qui est l’humanisme grec15. »

22 Quant au Serbe, il s’agit du poète Vasco Popa. Agé d’une quarantaine d’années, il est plus facile d’accès, il connaît l’Europe occidentale, il parle le français, est traduit en français et certains de ses poèmes sont même traduits en grec. Théotokas en donne d’ailleurs la référence dans son article. Popa connaît déjà la Grèce. L’échange avec lui est moins formel. Il est plus spontané, et sans avoir besoin de se justifier, il parle de l’héritage byzantin commun aux deux peuples grec et serbe et il n’hésite pas lui non plus à aller jusqu’à exprimer la nécessité de se référer à la Grèce comme source de civilisation face « à l’impasse artistique de l’Europe contemporaine16 ».

23 Cette vision sur les valeurs du monde grec reconnue chez les intellectuels des Balkans touche profondément Théotokas et c’est probablement parce que ce regard, à travers le monde balkanique, provient de l’espace communiste que Théotokas semble reconsidérer son opinion sur ce système politique dont l’application donne des résultats avec un certain succès social dans l’Europe de l’Est.

24 L’écrivain grec se trouve désormais face à un monde qui cherche lui aussi l’esprit du monde classique, non celui des études philologiques, mais celui des principes philosophiques à la recherche de l’homme.

25 Pour Yorgos Théotokas, classicisme et esprit grec sont le résultat de l’intégration de l’essence du drame antique dans l’expression du monde moderne au‑delà des exaltations romantiques, sentimentales. Il s’agit d’un travail conscient et réfléchi au‑delà d’une expression spontanée où le tragique serait associé au fatalisme à l’orientale17. C’est certainement pour ces raisons que la critique lui reproche d’être trop cérébral – c’est pour cela que ses héros, trop étudiés, manquent de souplesse et sont parfaitement prévisibles sans aucune spontanéité, mais avec une maîtrise absolue de l’expression du sentiment. Mais c’est peut‑être pour ces mêmes raisons que Théotokas, face à la société communiste, face à ses collègues roumains, mais aussi serbes et bulgares, se laisse surprendre.

26 Comme nous l’avons déjà noté, dans les années 1930 et 1940 le communisme représente pour Théotokas la menace la plus grave et, comme seule solution face à ce danger, il propose l’union d’une Europe démocratique. Autrement dit, il est question d’une rupture sans pour autant abandonner les idéaux hérités du passé ; c’est pourquoi la volonté de retournement de l’ordre établi coexiste dans sa pensée avec un esprit anticommuniste associant nationalisme et humanisme18. Mais dans les années 1950 et 1960, ce qui menace est le nihilisme qui prend ses sources dans la pensée occidentale19. C’est pourquoi les peuples des Balkans, aux yeux de Théotokas, se retournent vers le monde classique. Comme issue à cette impasse entre la « civilisation de la machine » et l’individu, il cherche à trouver le point d’équilibre20.

27 Sans nier l’importance de l’individu, le renouveau est désormais synonyme de l’effort collectif conscient vers le changement : d’une certaine façon, il se rapproche des principes du communisme. Dix ans avant son voyage en Roumanie, Théotokas n’hésite

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pas à remarquer que la littérature grecque n’est qu’une addition de cas individuels21. Malgré ses idées libérales et le soutien à l’expression personnelle, il ne peut pas nier le besoin d’un effort collectif. Pour Théotokas, l’expression collective devient le cordon ombilical qui relie l’écrivain au devenir social et intellectuel22.

28 Yorgos Théotokas est heureux de constater qu’au-delà de ses sources latines qui n’ont pas cessé d’être présentes, tout Roumain qui pense manifeste un intérêt pour la Grèce. L’écrivain affirme qu’il a eu des discussions « longues23 », et qu’il a toujours eu affaire à des gens bien évidemment parfaitement intégrés et fidèles au régime, mais prêts à échanger librement sur diverses questions et différentes idées sans préjugés idéologiques. Il insistera d’ailleurs sur le fait que durant tout le séjour, il n’y eut aucune propagande de la part des organisateurs pour promouvoir l’idéologie communiste.

29 Ces considérations favorables sur le monde grec, Théotokas les rencontre à plusieurs reprises au cours de son voyage dans le pays. Il remarque que les Roumains ne cessent de marquer leurs liens avec les Grecs à travers la mise en valeur des cités grecques antiques de la côte de la mer Noire ; dans les librairies, il a constaté lui‑même qu’à côté bien sûr des éditions marxistes et léninistes les gens ont accès facilement à tous les grands classiques de la littérature mondiale depuis les œuvres homériques jusqu’à celles du XIXe siècle. Et malgré l’absence d’ouvrages sur la théologie, l’importance du passé byzantin est « acceptée de tous24 » ; même la page phanariote qui a été fortement contestée semble, selon Théotokas, désormais tournée. Yorgos Théotokas, constantinopolitain, nous a montré son attachement à l’héritage phanariote à travers son héros Léonis, dans son roman éponyme autobiographique25. N’oublions pas non plus que son père, avocat, a été le conseiller d’Elefthérios Venizélos sur la question du Patriarcat œcuménique de Constantinople (dont le siège est toujours dans le quartier du Phanar) durant les négociations à Lausanne en 1922‑1923. Il est donc heureux de constater que les Phanariotes sont « d’une certaine façon réhabilités26 » ; ils sont toujours vus comme des « exploiteurs » et des « féodaux27 », mais les Roumains leur reconnaissent désormais leur part de contribution à l’éducation et à l’organisation sociale. D’ailleurs, les Roumains sont souvent fiers de dire, continue l’écrivain, qu’ils sont d’origine grecque. Même à la réunion de l’Académie, à Bucarest, lorsqu’il a été mentionné, à l’occasion des célébrations, que Ion Luca Caragiale était d’origine grecque, l’auditoire a applaudi spontanément. Théotokas ajoute que la fille de Caragiale lui a dit que son père répétait souvent : « je suis Grec. »

30 L’écrivain est déçu de constater que les gens associent l’État grec contemporain à l’Espagne de Franco. Tous les représentants des pays de l’Europe de l’Est sont surpris d’apprendre que Yannis Ritsos, poète communiste engagé, accompagne Yorgos Théotokas, porteur d’un passeport légal. Le Turc Nâzim Hikmet, exilé en Union soviétique, est aussi présent à Bucarest. Il déplore la situation dans son pays et demande quelle est la position du gouvernement grec face aux œuvres d’autres écrivains communistes. Théotokas prend la parole pour assurer que les traductions ne subissent aucune censure et Ritsos continue après lui en ajoutant que le seul véritable obstacle est le problème économique. Nous pouvons rappeler à ce propos que le Parti communiste grec est loin d’être reconnu, mais les camps de concentration ont été fermés en 1952, Caramanlis a déjà entamé les discussions pour le rapprochement de la Grèce avec la Communauté économique européenne, un pacte de collaboration a été signé en 1961 et le pays connaît une petite période d’effervescence avant la trahison de 1965 qui a mené à la dictature deux ans plus tard.

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31 Théotokas, à travers ses articles, devient l’analyste méticuleux d’une société et, avec ses commentaires, il essaie de comprendre la nécessité des événements historiques et leur répercussion dans le devenir social.

32 Si aux yeux de Georges Séféris28 la ville de Bucarest et la Roumanie deviennent le centre politique du monde balkanique avant la Seconde Guerre mondiale, pour Yorgos Théotokas, la Roumanie de 1962 devient un carrefour pour le monde intellectuel.

33 La Roumanie sera pour lui la révélation d’un monde qu’il croyait lointain et hostile, mais qui s’avère proche et familier. Même s’il reste toujours sceptique, voire critique, face à l’ampleur de la collectivisation, le progrès social d’un côté et le désir de redécouvrir l’antiquité de l’autre fascinent l’écrivain.

34 Il se rend compte qu’il partage pleinement avec ses collègues des Balkans l’idéal du nouveau classicisme qu’il prêche et qui lui permet d’une part la continuité depuis l’Antiquité et, d’autre part, la prise de contact avec l’Europe, une Europe qui est déjà dans sa phase postclassique. Désormais, son ambition de combiner, de mettre en parallèle, le monde grec et l’esprit international, la nouveauté et le classicisme, le réel et le symbole, l’histoire et l’originalité29, son ambition, donc, semble être reconnue ou du moins recherchée aussi par les intellectuels du monde communiste des Balkans. À juste titre, il dira que « la Roumanie est un pays béni30 ».

BIBLIOGRAPHIE

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DIMADIS Konstantinos A., 2004, Δικτατορία, Πόλεμος και Πεζογραφία [Dictature, Guerre et Littérature], Αθήνα: Εστία.

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KOSTAKIOTIS Georges, 2014, « Le Cheval de Moldovalachie de Georges Séféris », Cahiers balkaniques, no 42, p. 131‑143, mis en ligne le 27 mai 2014. URL : http://ceb.revues.org/4880 (consulté le 21 mars 2016).

THÉOTOKAS Yorgos, 1996, Στοχασμοί και Θέσεις, Πολιτικά Κείμενα [Réflexions et positions. Textes politiques], vol. ΙΙ : 1950‑1966, Αθήνα: Εστία.

TZIOVAS Dimitris, 2005, Γιώργος Θεοτοκάς, Αναζητώντας τη διαύγεια [Yorgos Théotokas, à la recherche de la clarté], Αθήνα: Εστία.

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NOTES

1. Il continue à écrire des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre ; notons que c’est seulement en 1964 qu’il publiera son roman Ασθενείς και Οδοιπόροι [Malades et marcheurs].

2. Voir Konstantinos A. DIMADIS, 2004, Δικτατορία, Πόλεμοςκαι Πεζογραφία [Dictature, Guerre et Littérature], Αθήνα: Εστία, p. 220 et Angela KASTRINAKI, 2005, «Κατασκευάζοντας την έμπνευση» [Construisant l’inspiration], Nea Estia, vol. 158, no 1785, p. 916‑918. 3. Yorgos THÉOTOKAS, 1996, Στοχασμοί και Θέσεις, Πολιτικά Κείμενα [Réflexions et positions. Textes politiques], vol. II : 1950‑1966, Αθήνα: Εστία, p. 568. 4. Dimitris TZIOVAS, 2005, Γιώργος Θεοτοκάς, Αναζητώντας τη διαύγεια [Yorgos Théotokas, à la recherche de la clarté], Αθήνα: Εστία, p. 16. 5. Yorgos THÉOTOKAS, 1996, op. cit., p. 993. 6. Ibid., p. 982. 7. Voir Catherine DURANDIN, 1995, Histoire des Roumains, Paris : Fayard, p. 387 : « On se félicite en 1961 de ce que la production industrielle de la seule capitale Bucarest est de 20 % supérieure à l’ensemble de la production industrielle roumaine pour 1938. La croissance de la population de la capitale est de 18 555 habitants par an en moyenne de 1956 à 1963. L’aspect social – promotion du bien être des travailleurs – est indissociable de l’avance technique […]. La ville nouvelle, c’est une progression de la surface bâtie et des logements ouvriers, ce sont les « blocs » qui s’alignent en des quartiers nouveaux. Les institutions et les entreprises construisent des complexes pour leurs salariés […]. L’une des grandes réalisations des années 1950‑1956 est la Casa Scînteii. » Voir également Lucian BOIA, 2003, la Roumanie, un pays à la frontière de l’Europe, Paris : Les Belles Lettres, p. 151‑157. 8. «κοινωνική πρόοδος που δεν μπορώ να αρνηθώ». 9. «της μαζικής νέας ζωής». 10. «ομαδοποίηση». 11. «ροπές». 12. «η μαρξιστική σκέψη έχει κάνει πλέρια αφαίρεση του ατόμου». 13. «μια αρμονική, ισοπεδωμένη κοινωνία, άκρατου ομαδισμού», Yorgos THÉOTOKAS, 1996, op. cit., p. 229. 14. Dimitris TZIOVAS, 2005, op. cit., p. 293. 15. «πασχίζουμε και αγωνιζόμαστε να το [σύστημα] σπρώξουμε να υπερνικήσει ό,τι κακό έχει μέσα του για να φτάσει μια μέρα στο ιδανικό μας που είναι ο ελληνικός ουμανισμός». 16. Yorgos THÉOTOKAS, 1996, op. cit., p. 975‑976. 17. Dimitris TZIOVAS, 2005, op. cit., p. 27‑28. 18. Ibid., p. 33. 19. Ibid., p. 35, note 29. 20. Ibid. 21. Ibid., p. 18. 22. Ibid., p. 19.

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23. «πολύωρες». 24. «πανθομολογούμενη». 25. Yorgos THÉOTOKAS, Léonis, enfant grec de Constantinople, Paris : Les Belles Lettres, 1985. Voir Georges KOSTAKIOTIS, 2012, « Georges Kostakiotis : “Images de Constantinople dans la prose néohellénique. Œuvres des XIXe, XXe et XXIe siècles” », Cahiers balkaniques, no 40, p. 347‑360, mis en ligne le 18 février 2012. URL : http://ceb.revues.org/1206 (consulté le 27 juin 2017). 26. «κατά κάποιον τρόπο, απακαταστάθηκαν». 27. «εκμεταλλευτές και φεουδάρχες». 28. Georges KOSTAKIOTIS, 2014, « Le Cheval de Moldovalachie de Georges Séféris », Cahiers balkaniques, no 42, p. 138, mis en ligne le 27 mai 2014. URL : https://ceb.revues.org/4880 (consulté le 21 mars 2016). 29. Dimitris TZIOVAS, 2005, op. cit., p. 31.

30. «Η Ρουμανία είναι χώρα ευλογημένη».

RÉSUMÉS

En 1962, à l’occasion de la commémoration en Roumanie du cinquantième anniversaire de la mort de l’écrivain‑dramaturge Ion Luca Caragiale, l’écrivain Yorgos Théotokas a visité Bucarest et a séjourné en Roumanie pendant deux semaines. Ce voyage marquera Théotokas pour deux raisons. D’une part parce que c’est la première fois qu’il a l’occasion de voyager dans un pays communiste. La Roumanie sera son premier contact avec ce monde et, pour un homme qui a combattu le communisme avec acharnement, nous pouvons dire que ce voyage restera une étape importante dans ses expériences intellectuelles. D’autre part, la Roumanie devient pour Théotokas le lieu de rencontre avec le monde balkanique ; il a pu faire connaissance non seulement avec des intellectuels roumains, mais aussi avec des collègues serbes et bulgares. Nous essaierons d’esquisser ces deux aspects afin de comprendre, d’une part l’évolution de sa pensée politique, et d’autre part le rôle qu’il accorde à la Grèce dans le monde des Balkans.

In 1962, on the occasion of the commemoration in Romania of the fiftieth anniversary of the death of writer‑playwright Ion Luca Caragiale, writer George Theotokas visited Bucharest and stayed in Romania for two weeks. This trip will mark Theotokas for two reasons. On one hand, because it is the first time he has the opportunity to travel in a communist country. Romania will be his first contact with this world and for a man who relentlessly fought communism we can say that this trip will remain a milestone for his intellectual experiences. In addition, Romania becomes for Theotokas the meeting place with the Balkan world; apart from the meetings he will have with Romanian intellectuals, the writer will have the opportunity to interact and exchange opinions with Serbian and Bulgarian colleagues. We can therefore say that, for a man who fought with passion communism, the experience will be a milestone in spiritual pursuits. In this paper, we will try to sketch these two aspects in order

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to understand the evolution of his political thinking and also how he sees Greece in the world of the Balkans.

Το 1962, με την ευκαιρία του εορτασμού της συμπλήρωσης πενήντα χρόνων από τον θάνατο του συγγραφέα-δραματουργού Ίων Λούκα Καρατζιάλε, ο συγγραφέας Γιώργος Θεοτοκάς επισκέφτηκε το Βουκουρέστι και έμεινε στη Ρουμανία δύο εβδομάδες. Το ταξίδι αυτό θα σημαδεύσει τον Θεοτοκά για δύο λόγους. Από την μία πλευρά γιατί θα είναι είναι η πρώτη φορά που θα ταξιδεύσει σε μια κομμουνιστική χώρα έτσι το Βουκουρέστι θα είναι η πρώτη του επαφή μ'αυτόν τον κόσμο. Από την άλλη πλευρά, η Ρουμανία θα γίνει για τον Θεοτοκά ο τόπος συνάντησης με τον βαλκανικό κόσμο. Πέρα από τις επαφές με ρουμάνους διανοούμενους, ο συγγραφέας θα έχει την ευκαιρία να γνωρίσει και να ανταλλάξει απόψεις με σέρβους και βούλγαρους συναδέλφους του. Μπορούμε επομένως να πούμε ότι, για έναν άνθρωπο που πολέμησε με πάθος τον κομμουνισμό, η εμπειρία αυτή θα αποτελέσει σταθμό στις πνευματικές αναζητήσεις του. Στην ανακοίνωση αυτή θα παρουσιάσουμε αυτές τις δύο πλευρές στην προσπάθειά μας να κατανοήσουμε την εξέλιξη της πολιτικής σκέψης του συγγραφέα αλλά και να δούμε πώς βλέπει την Ελλάδα μέσα στον βαλκανικό κόσμο.

INDEX

Mots-clés : Théotokas Yorgos (1905‑1966), Théotokas Yorgos (1905‑1966) motsclesel Θεοτοκάς Γιώργος (1905‑1966), Ρουμανία, Δεύτερο μέρος τυ εικοστού αιώνα, Ελληνική λογοτεχνία, Περιηγητική λογοτεχνία motsclestr Teotokas Yorgos (1905‑1966), Romanya, Yirminci yüzyılın ikinci yarısında, Yunan edebiyatı, Seyahat edebiyatı motsclesmk Теотокас Жорж (1905‑1966), Романија, Втората половина на дваесеттиот век, грчката литература, Патување литература Keywords : Theotokas Yorgos (1905‑1966), Romania, Second Half of the Twentieth century, Greek literature, Travelogues Thèmes : Littérature grecque, Littérature de voyage Index géographique : Roumanie Index chronologique : vingtième siècle -- fin

AUTEUR

GEORGES KOSTAKIOTIS CREE/Inalco/USPC

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Les études aroumaines en Grèce à l’heure européenne : quelques observations The Aromanian Studies in Greece in the Age of the European Union: Some Observations Οι βλάχικες σπουδές στην Ελλάδα την εποχή της Ευρωπαϊκής Ένωσης: κάποιες παρατηρήσεις

Stamatis Beis

1 Il faut souligner d’emblée que la Grèce demeure le pays où, de nos jours, habite la grande majorité des Aroumains. Leur foyer principal dans le monde est le massif du Pinde, le territoire montagneux partagé entre les régions grecques de Thessalie, d’Épire et de Macédoine. Selon les estimations de certains activistes aroumains, 600 000 Aroumains vivent en Grèce actuellement. La majorité d’entre eux ont adopté l’idéologie nationale grecque et ceci souvent avant même l’annexion à la Grèce des territoires où ils vivent. Selon la doctrine officielle grecque, les Aroumains sont des Grecs qui ont abandonné leur langue maternelle – grecque – au profit du latin pendant la conquête romaine, mais un nombre non significatif d’Aroumains en Grèce considèrent leur appartenance à la collectivité aroumaine comme étant plus importante que leur appartenance à la nation grecque1. Il n’y a aucune reconnaissance officielle d’une minorité aroumaine, même linguistique, ni revendication portant sur la diffusion de l’aroumain, une langue qui se transmet de génération en génération oralement, transmission de plus en plus limitée actuellement. Pourtant la conscience d’une particularité aroumaine ne passe pas automatiquement par la langue. Certains Aroumains se sentent très fiers d’être Aroumains et participent aux nombreuses associations aroumaines de Grèce sans parler un seul mot d’aroumain. Ils se considèrent comme un groupe ethnique distinct, mais inséparable de la nation grecque2.

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Les associations aroumaines en Grèce

2 À cause de leur position loyale vis‑à‑vis de l’idée nationale grecque moderne, ces Aroumains ne représentent aucun risque pour l’État et ils sont utilisés comme un exemple de l’assimilation d’une minorité linguistique3. La Fédération panhellénique des associations culturelles aroumaines (en grec Πανελλήνια Ομοσπονδία Πολιτιστικών Βλάχων/Panellinia Omospondia Politistikon Syllogon Vlachon) ne revendique ni un enseignement ni la conservation de la langue aroumaine, mais elle organise des activités culturelles surtout folkloriques comme la Rencontre annuelle des Aroumains4. Cette Fédération regroupe actuellement 118 associations sur les quelque 200 associations qui ont vu le jour en Grèce, pour la plupart après l’entrée du pays dans la Communauté européenne en 1981. L’idée que l’aroumain est une langue qui ne peut pas s’écrire est très répandue et trahit une idéologie de l’oralité chez les Aroumains de Grèce. Parmi toutes ces associations aroumaines, deux seulement demandent un enseignement et une conservation de la culture aroumaine : l’Association ethnographique des Aroumains de Véria et l’Association des étudiants aroumains de Salonique. Entre 1994 et 1999, on donna des cours de langue aroumaine à l’université de Salonique. Ces cours se sont arrêtés parce qu’il n’y avait pas suffisamment de personnes intéressées. À l’inverse de la langue, la conservation du folklore aroumain est garantie. Pendant les vingt dernières années à Metsovo et dans d’autres villages aroumains de Grèce, des festivals ont eu lieu qui regroupèrent environ 40 000 participants ; ce sont les manifestations culturelles aroumaines les plus importantes dans le monde du point de vue du nombre de participants5.

3 En 1999, le Conseil de l’Europe a adopté la Recommandation no 1333 pour la conservation de la langue et de la culture aroumaine, ce qui signifie un encouragement de sa part en faveur de l’emploi de l’aroumain dans l’enseignement et les médias et un soutien aux associations qui se donnent ces objectifs6. La Fédération panhellénique des associations culturelles aroumaines a réagi contre cette recommandation soutenue par la Ligue grecque des droits de l’homme. En 2002, une annexe de l’EBLUL (Bureau européen pour les langues moins répandues) a été fondée en Grèce. Les Aroumains y étaient également représentés7. Ce bureau, qui n’existe plus maintenant, rassemblait des organisations qui soutiennent la promotion des langues minoritaires en Europe8.

4 Actuellement en Grèce, il n’existe pas de journal écrit en aroumain. On peut cependant trouver de courts textes écrits en aroumain dans les revues locales. On peut également voir maintenant dans certaines localités des noms de restaurants et d’hôtels affichés en aroumain, comme par exemple « La moara » (Au moulin) et « Casa la muntsi » (Maison dans les montagnes).

5 L’intervention du KEMO (en grec, Centre d’études des groupes minoritaires) marque un tournant dans l’évolution des études des minorités (donc aroumaines) en Grèce. Les membres du KEMO, une association scientifique fondée en 1996, sont des spécialistes qui ont réalisé des études sur les populations qui ont une spécificité culturelle et/ou linguistique en Grèce. La création de ce centre a permis de remplir un vide dans la recherche scientifique sur la diversité linguistique et/ou culturelle des citoyens grecs. Le constat de l’absence d’une recherche scientifique à caractère systématique et objective concernant les groupes et les langues minoritaires en Grèce a été le point de départ de la création du KEMO. Il se présente comme un cercle scientifique de jeunes chercheurs et universitaires dont la démarche repose sur une approche

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interdisciplinaire fondée sur des disciplines comme la linguistique, l’anthropologie, l’histoire ou le droit international qui permettent de décrire le phénomène minoritaire. Ses activités principales sont l’organisation de colloques, de conférences, la recherche de terrain, la publication d’études spécialisées et d’ouvrages collectifs. En ce qui concerne les études sur l’aroumain, le KEMO a organisé une journée d’étude à Larissa les 6‑7 juin 1998 sur la situation actuelle de la langue aroumaine à travers le dialogue des spécialistes et des locuteurs de cette langue. Cette journée a eu lieu dans le cadre d’une série de journées d’étude consacrées aux langues minoritaires de Grèce, c’est‑à‑dire, outre l’aroumain, le turc, le pomaque, l’arvanite et le slave‑macédonien. Les actes de ces journées d’étude sont publiés dans l’ouvrage H γλωσσική ετερότητα στην Eλλάδα, Πρακτικά διημερίδων9. 6 Les deux grands axes de ce colloque ont été les données historiques, démographiques et géographiques d’une part et, d’autre part, la situation actuelle de la langue aroumaine en Grèce ainsi que la position des locuteurs. La question de la langue a été aussi évoquée dans cette rencontre. Tous les participants, parmi lesquels les linguistes Nicolaos Katsanis et Kostas Dinas, enseignants à l’université et auteurs notamment d’une grammaire de l’aroumain dit « commun », ont mis l’accent sur la difficulté de l’introduction de l’enseignement de la langue aroumaine en Grèce sans la volonté de ses locuteurs. L’Union des associations culturelles aroumaines en Grèce (fondée en 1985) s’est prononcée contre l’enseignement de l’aroumain et n’a pas participé à la journée d’étude en question, bien qu’invitée. La rencontre de Larissa a suscité des réactions de la part de la presse locale et d’une partie de la presse athénienne, comme de certains acteurs politiques de droite et d’extrême droite, qui ont présenté l’évènement comme une tentative de reconnaissance d’une minorité nationale aroumaine en Grèce motivée par la recherche d’un profit politique.

Les études sur les Aroumains en Grèce

7 Voici, enfin, plusieurs observations sur les champs couverts par les travaux concernant l’aroumain et les Aroumains en Grèce après 1990. Jusqu’à cette date, ces travaux se caractérisaient surtout par la volonté de prouver l’origine grecque et le caractère national grec des Aroumains. C’est une piste sans valeur du point de vue scientifique ; elle soulève en effet deux grands problèmes méthodologiques : (a) l’impossibilité de prouver l’origine d’un groupe national ou ethnique par sa langue (les peuples adoptent souvent les langues des autres peuples sans laisser forcément des traces) et (b) les conséquences non significatives de l’établissement d’une origine lointaine d’un groupe sur la formation d’une identité nationale et culturelle actuelle.

8 En Grèce, comme en Roumanie, les travaux des linguistes occupent une place stratégique dans les études aroumaines. Les travaux de Achille Lazarou reprennent la position formulée dans sa thèse de doctorat et ne traitent de la langue aroumaine qu’accessoirement ; l’objectif de cet auteur est en effet de prouver l’origine grecque des Aroumains en mettant l’accent sur les éléments grecs de leur langue. Cependant, le nationalisme fait de moins en moins la loi dans les milieux académiques en Grèce et la question de l’origine de l’aroumain préoccupe de moins en moins les linguistes grecs. Après 1990, on assiste à la multiplication d’études descriptives telle la grammaire aroumaine rédigée par Nicolaos Katsanis et Kostas Dinas10, ouvrage susceptible de constituer un manuel d’enseignement de la langue. Les travaux linguistiques grecs sur

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l’aroumain pendant cette période sont surtout caractérisés par le souci de décrire une langue en voie de disparition. En revanche, ils ne traitent pas les problèmes sociolinguistiques et identitaires comme, par exemple, la position des locuteurs aroumains envers leur langue. Une exception à cette règle constitue le chapitre sociolinguistique des travaux de Stamatis Beis11 et de Fanis Dassoulas 12 qui permet de préciser le profil de la population parlant encore l’aroumain et les conditions de sa pratique actuelle à Metsovo, la plus importante localité aroumaine de Grèce.

9 La bibliographie historique grecque sur les Aroumains contient un grand nombre d’ouvrages écrits par des amateurs. Il s’agit le plus souvent de travaux dans lesquels on s’efforce de mettre l’accent sur l’identité grecque et sur la contribution des Aroumains à la création de l’État grec moderne. Ces travaux peuvent fournir des données erronées, et leur valeur scientifique est réduite parce qu’ils n’abordent pas la question aroumaine dans sa complexité. Asterios Koukoudis, dans ses livres, fournit des informations précieuses à propos de la diaspora aroumaine sur le territoire actuel de la Grèce à partir du XVIIIe siècle ; cependant, s’il ne s’intéresse plus à la question de l’origine, il ne prend pas non plus de distance par rapport à la version officielle grecque. Enfin, les problèmes de l’identité aroumaine ne sont pas traités avec une méthodologie scientifique rigoureuse. De ce point de vue, Lena Divani constitue une exception, mais ses travaux, d’une grande rigueur scientifique, portent seulement sur les évènements de la Principauté du Pinde pendant la Seconde Guerre mondiale13.

10 Seule une petite partie des travaux grecs sur les Aroumains relève de l’anthropologie. Comme en Roumanie, les anthropologues grecs ont pris le relais des études sur le folklore en accord désormais avec les écoles occidentales actuelles. Vassilis Nitsiakos, Eleftherios Alexakis et Nikolaos Siokis évitent de fournir des arguments sur l’appartenance ou non des Aroumains au monde grec et mettent l’accent sur l’analyse de la structure sociale à l’intérieur de certaines localités aroumaines. Leurs études portent sur des cas précis en évitant de traiter des particularités culturelles aroumaines dans leur ensemble14.

11 Dans leur majorité, les études grecques depuis 1990 ne reprennent plus la position officielle des « Aroumains comme Grecs romanisés ». Les travaux linguistiques et historiques sont caractérisés par un souci descriptif : enregistrer une langue en voie de disparition et la présence des Aroumains dans l’espace et le temps. À part quelques exceptions cependant, le poids critique de ces études par rapport à l’imaginaire grec est réduit et la question de l’évolution de l’identité aroumaine n’est pas suffisamment traitée.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Thede KAHL, 2003, “Aromanians in Greece: Minority or Vlach-Speaking Greeks?”, Jahrbücher für Geschichte und Kultur Südosteuropas, 5, p. 214. 2. Ibid. 3. Lena DIVANI, 1996, “The Vlachs of Greece and the Italo‑Rumanian Propaganda”, Thetis. Mannheimer Beiträge zur Klassischen Archäologie und Geschichte Griechenlands und Zypperns, 3, pp. 195‑206. 4. Stamatis BEIS, 2000, le parler aroumain de Metsovo. Description d’une langue en voie de disparition, thèse de doctorat, Université Paris V‑René Descartes, p. 90. 5. Thede KAHL, 2003, “Aromanians in Greece: Minority or Vlach‑Speaking Greeks?”, op. cit., p. 214. 6. Conseil de l’Europe, 1997, Langue et culture aroumaines, Recommandation 1333 de l’Assemblée parlementaire, Strasbourg : Conseil de l’Europe. URL : http:// assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-DocDetails-fr.asp?FileID=15367&lang=fr (consulté le 3 avril 2015). 7. URL : http://www.mhrmi.org/news/02/eblul3.html (consulté le 2 mai 2015).

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8. URL : http://www.eblul.org (consulté le 2 mai 2015, lien devenu inaccessible aujourd'hui). 9. KEMO, 2001, H γλωσσική ετερότητα στην Eλλάδα, Πρακτικά διημερίδων [La diversité linguistique en Grèce : Actes des journées d’étude], Αθήνα: Αλεξάνδρεια. 10. Nicolaos KATSANIS et Kostas DINAS, 1990, Γραμματική της κοινής κουτσοβλαχική [Grammaire du Koutsovalaque commun], Θεσσαλονίκη: Aρχείο Kουτσοβλαχικών Mελετών [Archives d’Études Koutsovalaques]. 11. Stamatis BEIS, 2000, le parler aroumain de Metsovo. Description d’une langue en voie de disparition, op. cit. 12. Fanis DASSOULAS, 2011, Το βλάχικο ιδίωμα του Μετσόβου [Le parler valaque (aroumain) de Metsovo]. URL : http://metsovoidioma.blogspot.fr/2011/08/ebook.html (consulté le 3 avril 2015). 13. Lena DIVANI, 1996, “The Vlachs of Greece and the Italo‑Rumanian Propaganda”, op. cit., p. 195‑206. 14. Vassilis NITSIAKOS, 1995, Οι ορεινές κοινότητες της Βόρειας Πίνδου [Les communautés montagnardes du Pinde du Nord], Αθήνα: Πλέθρον. Elefthérios ALEXAKIS, 2009, Οι Βλάχοι του Μετζιτιέ και η ειρωνία της Ιστορίας [Les Valaques de Medzitié et l’ironie de l’histoire], Αθήνα: Δωδώνη. Nikolaos SIOKIS (éd.), 2012, Ενδυμασία και κοινωνία στην Κλεισούρα Καστοριάς [Les vêtements et la société à Klissoura de Kastoria], Θεσσαλονίκη: έκδοση του συγγραφέα.

RÉSUMÉS

L’objectif de cette présentation est de faire le bilan des recherches sur les Aroumains et sur leur langue, réalisées pendant la période post‑1990, marquée par l’encouragement des études concernant les minorités dans tous les pays de l’Union européenne. Nous avons traité des travaux effectués par des chercheurs grecs couvrant différentes disciplines : la linguistique, l’histoire et l’anthropologie. Nous avons tenté de regrouper ces chercheurs selon les positions adoptées et leur poids critique par rapport à l’imaginaire grec. Si des progrès ont été faits en Grèce dans le domaine de la description de la langue aroumaine, force est de constater aussi l’absence d’études portant sur l’évolution de l’identité aroumaine.

This report constitutes a general overview of research in the field of Aromanian studies after 1990, a period characterized by the bloom of minority studies in the EU countries. The report covers the contributions of Greek scholars in different fields: linguistics, history and anthropology. An attempt has been made to distinguish scholars on the basis of their critical approach towards Greek mainstream views concerning the Aromanians and to highlight the important progress that has taken place in field of Aromanian language description as compared to the serious absence of studies focusing on the evolution of Aromanian identity.

Στόχος της παρούσας εργασίας είναι ο απολογισμός των σπουδών σχετικών με τους Βλάχους και τη βλάχικη γλώσσα που πραγματοποιήθηκαν μετά το 1990, περίοδο που χαρακτηρίζεται από την

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ενθάρρυνση των μειονοτικών σπουδών στις χώρες της Ευρωπαϊκής Ένωσης. Εξετάστηκαν οι μελέτες ελλήνων επιστημόνων που καλύπτουν διαφορετικές επιστήμες: τη γλωσσολογία, την ιστορία και τη λαογραφία. Έγινε προσπάθεια διάκρισης των ερευνητών με κριτήριο την κριτική προσέγγιση που υιοθετούν σε σχέση με τις απόψεις που έχουν ενσωματωθεί στο νεοελληνικό φαντασιακό σχετικά με τους Βλάχους και διαπιστώθηκε η πρόοδος στον τομέα της περιγραφής της βλάχικης γλώσσας και η ουσιαστική απουσία που αφορούν στην εξέλιξη της βλάχικης ταυτότητας.

INDEX

Index géographique : Grèce, Roumanie Mots-clés : Aroumains, Aroumains, minorité aroumaine, minorité aroumaine, Koutzo-Valaque, Valaque Keywords : Aromanians, aromanian minority, Romania, Greece, Twenty-first century Thèmes : Linguistique motsclesmk Власи, Власи малцинство, Романија, Грција, Дваесет и првиот век, Лингвистика motsclestr Ulahlar, ulahlar azınlık, Romanya, Yunanistan, Dilbilim motsclesel Αρμάνοι-Βλάχοι-Κουτσοβλάχοι, βλαχική μειονότητα, Ρουμανία, Ελλάδα, Εικοστός πρώτος αιώνας, Γλωσσολογία Index chronologique : vingt-et-unième siècle

AUTEUR

STAMATIS BEIS Académie d’Athènes

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Les études aroumaines en Roumanie à l’heure européenne : quelques observations The Aromanian Studies in Romania in the Age of the European Union: Some Observations Studiile aromâne în România la ceasul Europei: câteva observaţii

Nicolas Trifon

1 Fin octobre 1997, lors des travaux du colloque intitulé les oubliés des Balkans qui se tenait à l’Inalco, rue de Lille, l’adresse aux organisateurs suivante a été lue par un participant : Parmi les « oubliés » évoqués au cours de ce colloque, figurent les Aroumains, population dont la particularité est d’avoir conservé au cœur des Balkans une langue romane. Parlée sur le territoire de trois États (le sud de l’Albanie, la Macédoine ex‑yougoslave et le nord de la Grèce) où elle n’a jamais bénéficié de véritable support scolaire ni de relais médiatique et éditorial, cette langue a connu une situation précaire tout au long de ce siècle [le XXe !]. Aujourd’hui, elle est menacée de disparition1.

2 La présence au colloque de deux intervenants a ensuite été critiquée. Il s’agissait d’Achille Lazarou2 et d’Antonis Koltsidas3, connus pour leur hostilité à l’enseignement de cette langue en Grèce, sous prétexte que « les Aroumains sont Grecs depuis toujours », et qu’ils sont « racialement d’origine grecque » ou encore que leur idiome « relève d’un accident de l’histoire grecque ».

3 L’adresse, signée par l’Association des Français aroumains, s’intitulait « Sortir les Aroumains de l’oubli pour mieux les enterrer ? » En la rédigeant, je ne pensais pas que quelques années plus tard des auteurs roumains, également d’origine aroumaine, et plus prestigieux que leurs confrères grecs, allaient prendre des positions autrement plus déconcertantes sur le plan intellectuel et se retrouver en matière de nationalisme, roumain cette fois‑ci, sur des positions du même ordre.

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Matilda Caragiu Marioţeanu : affirmations, ambiguïtés, « néoaroumanisme » ?

4 C’est lors d’une séance à l’Académie roumaine, le 28 janvier 2005, à Bucarest, qu’un événement mémorable s’est produit. Il marqua la rupture entre les promoteurs et animateurs du renouveau culturel aroumain dans la Roumanie de l’après‑Ceauşescu, et « leurs » intellectuels, « leur » élite, c’est‑à‑dire des personnes réputées à la fois pour leurs travaux concernant les Aroumains et leur ascendance aroumaine. Retenu par d’autres obligations, je n’ai pas assisté à cette séance, pas plus qu’au colloque de l’Inalco en 1997.

5 La prestation de l’académicienne Matilda Caragiu Marioţeanu (1927‑2009), référence majeure en matière de linguistique aroumaine, sur le thème « Les Aroumains : une crise identitaire », a donné lieu à un réquisitoire de cette auteure contre tous ceux qui avaient mal interprété à ses yeux ses positions ou qui les avaient critiquées. Volontiers polémique, le discours prononcé en cette occasion, peut‑être le moins académique de sa carrière, a été publié un an plus tard. C’est dans cette version écrite que sont formulées les notions de « néoaroumanisme » et de « néoaroumanistes » ou « néoaroumanisants »4 pour désigner le mouvement qui aurait conduit à la crise identitaire des Aroumains et les responsables de ce mouvement, nommément cités. Entre‑temps, en mai 2005, ces derniers avaient déposé une demande de reconnaissance des Aroumains comme minorité nationale en Roumanie.

6 La démonstration de Matilda Caragiu Marioţeanu comportait deux phases.

7 Dans un premier temps, elle rappelait et saluait les efforts déployés par ceux qui, au sein de la diaspora occidentale, autour notamment de Vasile Barba (1918‑2007) de Fribourg‑en‑Brisgau, avaient publié des revues et des livres en aroumain, organisé des congrès et des stages de langue à partir de 1985, des publications et des manifestations auxquelles elle avait elle‑même participé.

8 Dans un deuxième temps, elle accusait ces mêmes personnes d’avoir, petit à petit, « inculqué subtilement aux Aroumains de Roumanie, l’idée selon laquelle, d’un point de vue ethnique, ils seraient un autre peuple que les Roumains et que, du point de vue linguistique, leur langue serait différente du roumain parlé au nord du Danube5 ».

9 La violence de la charge menée contre ces personnes peut s’expliquer par le fait que Matilda Caragiu Marioţeanu a été, elle‑même, accusée publiquement d’avoir soutenu que l’aroumain était une langue à part, après avoir dit que c’était un dialecte du roumain. Tout cela à cause de la première des douze « vérités » sur les Aroumains de son Dodécalogue, un texte culte paru en 1993 : « Les Aroumains (Macédo‑Valaques) et leur langue maternelle existent aujourd’hui et depuis deux mille ans6. »

10 Ces accusations, farfelues pour certaines, provenaient notamment de l’entourage de l’écrivain Hristo Cândroveanu (1928‑2013), un auteur de facture traditionnelle apprécié surtout pour ses écrits en aroumain, directeur d’une publication financée par des fonds publics dans laquelle on vilipendait depuis 1990 tous ceux qui étaient suspectés de manquer de loyauté à l’égard de la nation roumaine ; elles ne reposaient pas moins sur certains aspects quelque peu tortueux du raisonnement de Matilda Caragiu Marioţeanu. On peut les résumer comme suit : oui, l’aroumain est la langue maternelle des Aroumains, mais cela ne veut pas dire que l’aroumain soit une langue différente du roumain parce que le roumain est la langue littéraire, standard,

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des Aroumains. L’aroumain et le daco‑roumain sont deux « hypostases » (variantes) d’une même langue, le proto‑roumain, ou le roumain commun, ou ancien, issu du latin populaire, qui a connu une scission notamment après l’arrivée massive des Slaves dans le Sud‑Est européen. Cette théorie, qui fait consensus parmi les linguistes roumains, est fondée sur une hypothèse cohérente, mais qui s’expose à plusieurs objections, la première étant que cela ne change rien au fait que les deux variantes ainsi que leurs locuteurs, les futurs Roumains et Aroumains, ont évolué séparément pendant un millénaire. Qu’il n’y ait pas une langue littéraire, standard, aroumaine, comme il y en a une pour le roumain, est facile à expliquer, puisque l’aroumain n’a jamais bénéficié d’un quelconque relais administratif ou scolaire ; considérer que le roumain est la langue littéraire, standard, des Aroumains est un autre point. Elle l’est nécessairement en Roumanie, mais pas dans les autres pays où on parle l’aroumain et dont proviennent les Aroumains de Roumanie... Sur toutes ces questions, Matilda Caragiu Marioţeanu s’est bien gardée de se prononcer. Aussi, dans la conclusion de son discours à l’Académie, se contente‑t‑elle de reprendre, sur un ton encore plus sentencieux, sa vérité du Dodécalogue : Le principal but de chaque Aroumain, qu’il soit guidé par des principes traditionnels ou par de nouveaux principes, n’est autre que la conservation de l’aroumain, notre langue maternelle : que cette langue ne se perde pas, qu’elle soit conservée comme une précieuse réserve pour l’(a)roumanité, la romanité, la balkanité. Car les Aroumains ne peuvent être sauvés que par leur langue maternelle. Sans ce certificat de naissance, on ne pourra plus parler d’Aroumains7.

11 On peut penser ce que l’on veut de l’ambiguïté cultivée à maintes reprises par Matilda Caragiu Marioţeanu sur ce point, y compris la suspecter ou l’accuser de ne pas assumer jusqu’au bout le credo national roumain qu’elle affiche par ailleurs. Pour ma part, je vois dans cette ambiguïté plutôt une ouverture à propos de la question, forcément complexe, des rapports entre le roumain et l’aroumain. Prétendre la résoudre en tranchant purement et simplement est illusoire.

12 En revanche, une chose est sûre, c’est qu’avec cette intervention, Matilda Caragiu Marioţeanu a fourni un argument en or à ceux qui n’avaient que faire de telles subtilités et qui ne cherchaient qu’à trancher une fois pour toutes en se contentant de répéter à l’envi : l’aroumain est un dialecte, les Aroumains sont Roumains, l’Académie l’a dit, c’est scientifique. Elle a ainsi donné le feu vert au retour à la version « traditionnelle » à propos des Aroumains, forgée au lendemain de la création de l’État moderne roumain (1859) à l’occasion de l’assistance culturelle et de la protection politique qu’il a assurées à partir de 1864 aux Aroumains de l’Empire ottoman qui s’opposaient aux assauts du nationalisme grec à la veille du partage de la Turquie d’Europe entre les États‑nations balkaniques. Cette version, bien enracinée dans le corpus national roumain, venait d’être malmenée par une nouvelle lecture critique de l’histoire et surtout par l’irruption des revendications identitaires aroumaines après 1990, au grand dam de ceux qui, dans la foulée de la critique du communisme, s’accrochaient aux valeurs d’antan et tendaient à réhabiliter la politique menée sous les régimes précédents.

Matilda Caragiu Marioţeanu : pourquoi cette position ?

13 Les temps avaient changé, pas les velléités de grandeur nationale, même si les objectifs étaient, en l’occurrence, dérisoires. Depuis quelques années, le département des

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« Roumains de partout » auprès du gouvernement roumain, ses experts, ses relais universitaires et médiatiques, préparent un nouveau front pour faire reconnaître, grâce aux Aroumains, l’existence d’une minorité roumaine en Albanie et en République de Macédoine, la Grèce étant un trop gros morceau pour tenter quelque chose. Autant dire que les nouvelles revendications spécifiques aroumaines faisaient désordre, et mettaient dans l’embarras surtout les personnalités publiques dont la réputation était d’une manière ou d’une autre associée à leur ascendance aroumaine, ascendance qui a souvent constitué plutôt un atout en Roumanie. Parmi ces personnalités, les linguistes et les historiens allaient être appelés à jouer un rôle de premier plan.

14 Au lendemain même de la prestation de Matilda Caragiu Marioţeanu, la linguiste Mariana Bara (1961‑), prenait position dans un texte ayant pour titre « Crise de l’identité ou crise de la description des Aroumains ? » La crise d’identité des Aroumains est due à l’inadéquation entre le discours officiel et les réalités aroumaines telles qu’on peut les observer de nos jours en Roumanie et dans les Balkans, faisait‑elle remarquer. Et elle dénonçait l’attitude de ceux qui refusent de procéder à la réévaluation critique d’un discours forgé au XIXe siècle, avec les critères du XIXe siècle et presque exclusivement en Roumanie8.

15 Quelque dix ans après avoir été exposée, cette prise de position critique demeure isolée en Roumanie. En revanche, la reprise pure et simple de l’assertion « l’aroumain est un dialecte du roumain » est devenue monnaie courante. Plus étonnant encore est le silence observé par nombre de personnes qui étaient à même d’intervenir dans ce genre de débat.

16 Les raisons qui ont poussé Matilda Caragiu Marioţeanu à trancher sur un ton aussi catégorique tout en cultivant le paradoxe et en entretenant ainsi le suspense sont nombreuses et aucune ne se suffit à elle‑même. Ces raisons valent aussi pour ceux qui ont repris à leur compte les accusations proférées par la linguiste ou qui se sont abstenus de les critiquer, jugeant la question trop sensible. En voici cinq : 1. À la veille de sa performance relatée plus haut, Matilda Caragiu Marioţeanu venait d’être promue membre titulaire de l’Académie roumaine (en 2004) dont elle n’était que membre correspondante auparavant. Il s’agissait de la reconnaissance suprême que l’on puisse obtenir en Roumanie sur le plan institutionnel. Sans doute remplissait‑elle les critères, mais comment courir le risque de se voir reprocher son ingratitude ou encore de faire l’objet de campagnes calomnieuses ? Cette explication vaut aussi pour d’autres personnes qui n’étaient guère disposées non plus à sacrifier leur carrière ou leur réputation en prenant des positions à contre‑courant ;

2. Matilda Caragiu Marioţeanu, et pas seulement elle, aurait‑elle subi des pressions, directes ou indirectes, en raison, justement, de son parcours sans faute à l’époque communiste ? Ce genre d’explication, avancée souvent, mais sans preuve, dans les anciens pays communistes, est peu probable ;

3. Il faut en revanche prendre en compte la difficulté de Matilda Caragiu Marioţeanu de communiquer ou plutôt de s’entendre avec ces nouveaux venus qui avaient le vent en poupe en raison des succès enregistrés par la dynamique associative culturelle des années 1990 et avec les personnes de la diaspora qui avaient en quelque sorte préparé et accompagné cette dynamique. Cette difficulté semble avoir joué un rôle central dans la réaction de la linguiste. Il en va de même pour le directeur de l’Institut de dialectologie rattaché à l’Académie,

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Nicolae Saramandu (1941‑), qui s’était pourtant beaucoup engagé dans le renouveau culturel des années 1990, mais qui a fini par prendre ses distances9. En effet, les ténors de la diaspora n’étaient pas des spécialistes en sciences humaines, mais des ingénieurs, ou des membres des professions libérales, tandis que la structure socioprofessionnelle des animateurs du mouvement et de leur public en Roumanie était très hétéroclite, même si les « littéraires », souvent de fraîche date, c’est‑à‑dire les personnes qui avaient commencé à écrire en aroumain à partir de cette date, étaient nombreux. En simplifiant à l’extrême, on pourrait dire que ces derniers disaient aux premiers : « Vous êtes des spécialistes reconnus et nous sommes fiers de vous, appuyez nos demandes, vous êtes Aroumains comme nous, vous devez donc le faire ! » À ceci, les « intellectuels » rétorquaient : « Vous êtes des amateurs en matière de linguistique et d’histoire, laissez-nous faire, nous les spécialistes10 ! » Cet argument d’autorité passait mal et c’est ainsi que de sous‑entendu on est passé au malentendu, de la cacophonie à la rupture. À peine un an après l’entrée en scène des accusations de « néoaroumanisme », comme pour les confirmer, plusieurs chefs de file des « accusés » se lançaient dans une tentative pour le moins hasardeuse d’enraciner les revendications aroumaines dans un territoire moyennant des références imaginaires aux Macédoniens de l’Antiquité. Sous le nom de makedonarmân (« macédonarman », en français), un nationalisme aroumain venait ainsi de faire son apparition ; dans l’optique de ses promoteurs, les Macédoniens d’Alexandre le Grand sont appelés à jouer le même rôle fondateur que celui attribué aux Daces dans le discours national roumain11 ;

4. Les convictions nationalistes, telles qu’elles sont affichées à tout va en Roumanie, y compris dans les milieux intellectuels, ne semblent pas avoir été déterminantes dans les prises de position de personnes aussi pondérées et rationnelles que Matilda Caragiu Marioţeanu, Nicolae Saramandu, ou encore d’un historien comme Nicolae Şerban Tanaşoca (1941‑), spécialiste des périodes byzantine et ottomane et auteur de nombreux travaux sur les Aroumains. En revanche, il est indéniable que leurs prises de position peuvent être qualifiées en dernière instance de nationalistes. Les auteurs qui se réclament à cor et à cri des valeurs nationales ne manquent évidemment pas. Sur le plan des motivations, le nationalisme joue un rôle significatif dans leur engagement, même si d’autres facteurs, tels que les considérations liées à la carrière ou à la réputation, doivent être pris en compte. Il en va ainsi pour l’écrivain Hristo Cândroveanu, cité plus haut12, ou encore pour l’historien Stoica Lascu (1951‑), de l’université Ovidiu de Constanţa, auteur de travaux très pointilleux sur divers aspects de l’histoire des Aroumains, mais dont la rhétorique accusatrice sort tout droit du corpus national‑communiste de l’époque Ceauşescu13. Les convictions nationalistes jouent un rôle considérable chez des historiens et politologues non aroumains : le chercheur Emil Ţîrcomnicu (1971‑), est celui qui est allé le plus loin dans la politisation de la question aroumaine à partir du discours de Matilda Caragiu Marioţeanu14. Cela peut s’accompagner de véritables déclarations d’amour dont on ne saurait a priori nier la sincérité. Dernier exemple en date, le dossier publié dans le magazine Historia daté de mai 2014 par Marius Diaconescu (1970‑), sous le titre « Qui sont les Aroumains15 ? » L’académicien Dan Berindei (1923‑), historien réputé, qui a accompagné différentes manifestations pro‑roumaines à Bucarest et à Tirana ces dernières années, est plus réservé. En règle générale, les auteurs roumains s’appuient sur leurs confrères d’origine aroumaine pour se positionner sur les questions sensibles16. Le cas de Gheorghe Zbuchea (1940‑2008) est plus compliqué. Avec Stelian Brezeanu (1941‑), il a exhumé et édité toute une série de documents qui permettent une compréhension plus nuancée de la politique menée par l’État roumain par rapport aux Aroumains au cours de l’histoire moderne, ce qui ne l’a pas empêché de les présenter et de les commenter dans une perspective nationaliste17. Évidemment, il n’est pas facile – et le risque de se perdre en conjectures oiseuses est

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grand – de faire la part de ce qui relève de la conviction nationaliste et des soucis concernant la carrière et la notoriété des auteurs, surtout lorsqu’il s’agit des plus jeunes d’entre eux. La question des débouchés des travaux sur les Aroumains et de leur langue, qui n’est d’ailleurs enseignée que dans un cadre très restreint, ne saurait être éludée. Comme objet de recherche, ils présentent un certain intérêt, et la multiplication des études linguistiques le montre. Scientifiquement, ces études, qui s’appuient sur de longues recherches de terrain entreprises dans le cadre de l’Académie roumaine, sont irréprochables. Leurs auteurs se gardent bien, en revanche, de remettre en question la version de l’Académie, présentée comme officielle, sur les rapports entre l’aroumain et le roumain. Les autres débouchés à proprement parler sont très rares. C’est à la réputation de « super‑roumains » que l’on doit les avantages qui peuvent se présenter à ceux qui s’y intéressent. La position la plus « valorisante » que l’on puisse occuper est celle de « spécialiste » des Aroumains, conseiller au ministère des Affaires étrangères, ou encore dans la diplomatie. C’est le cas de l’ambassadeur de la Roumanie à Tirana, Viorel Stănila (1968‑), membre, par ailleurs, de l’Institut d’études sud‑est européennes auprès de l’Académie, qui est intervenu publiquement en mars 2013 pour demander la fermeture d’une exposition sur le livre aroumain à la Bibliothèque nationale à cause de l’attitude jugée antiroumaine des organisateurs18. C’est également dans l’orbite du département des « Roumains de partout » que gravite une fondation du même nom qui subventionne la publication d’ouvrages et l’organisation de manifestations sur les Aroumains avec la participation d’universitaires contents de trouver des moyens matériels leur permettant d’avancer dans leurs travaux et de se faire connaître19 ;

5. Dans bien des cas, une sorte de conservatisme, le respect dû aux anciens et à leur choix, courant chez les Aroumains, et dans la zone dont ils proviennent, semble jouer un rôle décisif. Les parents ou grands‑parents ayant décidé de venir en Roumanie, ou s’étant engagés dans les Balkans au service de l’État roumain, il n’est pas facile de douter rétrospectivement de leur choix. C’est à ce devoir de respect, que l’on doit les exagérations de l’acteur Ion Caramitru (1941‑), ancien ministre de la Culture, à la tête de la Société de culture macédo‑roumaine, principal pourfendeur ces dernières années des « néoaroumanistes20 ».

17 On arrive ainsi à une explication plus « historique » que sociale et psychologique de la rupture survenue entre des gens qui ont fait tant de choses ensemble avant de s’entre‑déchirer. Les initiatives de la diaspora aroumaine visaient la question aroumaine dans les Balkans en général. Nicolae Saramandu, surtout, et aussi Matilda Caragiu Marioţeanu, se sont impliqués dans les activités de la diaspora qui relevaient, selon cette dernière, d’une « action pour la sauvegarde des Aroumains dont l’existence était menacée21 ». Le principal pays concerné était la Grèce. Tous les pays balkaniques étaient représentés lors des congrès et dans les publications, mais les organisateurs et les principaux auteurs des initiatives étaient originaires de Roumanie. Fribourg‑en‑Brisgau était d’ailleurs un des centres culturels de l’exil culturel roumain et dans les publications d’excellente qualité de la bibliothèque roumaine de cette ville de nombreuses études sur les Aroumains avaient paru avant 1985 ; à cette date, les activités des uns et des autres se sont séparées, l’Union pour la culture et la langue aroumaine fondée par Vasile Barba ayant mis en place sa propre bibliothèque à l’Université grâce au soutien de la section des langues romanes de cet établissement. L’implosion du communisme en Roumanie et en Albanie, ainsi que l’éclatement de la Fédération yougoslave, allaient donner un écho particulier à ces initiatives un peu partout, mais surtout en Roumanie, le pays dans lequel il y avait de loin le climat le plus favorable pour eux et leurs doléances. Ce fut cependant autre chose qui allait créer la surprise. Il s’agit de l’évolution de l’attitude collective des Aroumains de Roumanie, qui

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avaient mieux conservé leur langue22 que ceux de Bulgarie, de Grèce et d’Albanie, pays qu’ils avaient quittés pendant la période 1925‑1932. Ils ont formulé avec une détermination toute particulière les revendications concernant les droits des minorités, des revendications conçues par la diaspora surtout pour les Aroumains vivant dans les pays autres que la Roumanie. Pris de court par le décalage entre la dynamique roumaine et la situation peu encourageante qui prévalait dans les autres pays, à commencer par la Grèce, certains, y compris Vasile Barba, s’inquiétèrent à l’idée que si on revendique un tel statut en Roumanie, on perde le soutien de ce pays, le seul qui ait manifesté un réel intérêt pour les Aroumains. Bien qu’ils aient pris leurs distances avec la Roumanie, notamment en mettant systématiquement en avant la langue aroumaine et en abandonnant toute référence à ce pays dans les actions promues dans les Balkans, ils n’étaient pas prêts à l’aventure que représentait la demande du statut de minorité nationale en Roumanie. Mais c’était trop tard. Dans un sens, ce rapport à la loyauté, cette crainte de manquer au devoir de réserve que l’on observe chez ceux qui avaient au départ travaillé pour la Roumanie, ou qui ont été formés, et ont prospéré dans ce pays, n’est pas sans faire penser à l’époque ottomane. Enfin, l’esprit européen n’était pas au rendez‑vous : on hésite encore en Roumanie comme dans les autres pays des Balkans à revendiquer un droit, aussi justifié soit‑il23, quand on ne peut pas compter sur une autorité à même de le faire valoir. De ce point de vue, nombre de descendants des colons de l’entre‑deux‑guerres, plus terre‑à‑terre et véhiculant parfois des idées saugrenues, ont mieux compris que les temps avaient changé.

18 Autant dire que les études aroumaines sont devenues tout aussi problématiques en Roumanie qu’elles l’étaient (et qu’elles le sont encore, mais de manière plus apaisée) dans un pays comme la Grèce. Le nationalisme sous ses différentes formes et la politisation excessive de la question aroumaine continuent de brouiller les pistes en empêchant l’établissement d’un consensus minimal autour de la langue et de la culture de cette population.

19 Quels sont les changements survenus depuis 1990 dans le domaine aroumain ? L’examen de la bibliographie pour la période 1990‑2004 rédigée par le géographe Thede Kahl (1971‑), sans doute le meilleur spécialiste en la matière24, permet de pointer plusieurs aspects significatifs : 1. Certes, c’est en Roumanie que l’on a publié le plus, mais le décalage par rapport aux autres pays, notamment la Grèce et la Macédoine, s’est réduit ;

2. L’aspect le plus remarquable est l’accroissement vertigineux du nombre de livres et périodiques en aroumain. Là encore, même en comparaison avec la Macédoine où l’aroumain est reconnu officiellement, la Roumanie se situe en tête. Pendant cette période, la maison d’édition privée Cartea aromână a publié, aux États‑Unis (Fayetteville, NY) tout d’abord, puis à Constanţa, 69 titres, la plupart en aroumain, tandis que la Fundaţia culturală aromână de Bucarest, subventionnée par l’État, a publié 31 titres dont certains en aroumain. À Skopje, la Bibliothèque nationale aroumaine a publié 40 livres. En Grèce, le nombre de ce type de publications est très réduit ;

3. ll y a un autre aspect qui mérite d’être relevé : la production « scientifique » a marqué le pas par rapport à la période communiste. Lorsque l’on regarde de plus près les principaux auteurs qui figurent dans les rubriques « Langue » et « Histoire », force est de constater que leurs premiers et parfois plus importants travaux publiés dans des revues de spécialité remontent aux années précédant la chute du communisme. Il suffit de prendre comme repère la Bibliographie

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macédo‑roumaine parue à Fribourg fin 1984 sous la direction du byzantiniste Petre Năsturel pour le constater. Matilda Caragiu Marioţeanu est 20 fois référencée (depuis 1958), Nicolae Saramandu, 16 fois (depuis 1974), Elena Scărlătoiu, 7 fois (depuis 1968), Nicolae‑Şerban Tanaşoca, 4 fois (depuis 1973), etc.

Conclusion

20 Enfin, en guise de conclusion, voici plusieurs observations sur les champs couverts par les travaux référencés et les tendances actuelles.

21 Les travaux des linguistes portent surtout, voire exclusivement, sur la langue aroumaine, alors que ceux des historiens qui figurent dans la bibliographie aroumaine ne concernent parfois qu’indirectement les Aroumains. C’est dire la place stratégique qu’occupent les linguistes. Traditionnellement, ce sont eux qui ont établi la date de la séparation du roumain de l’aroumain25. En revanche, les historiens se sont en général montrés plus prudents sur ce point, les conclusions auxquelles conduisaient les critères linguistiques n’étant pas confirmées par des preuves historiques.

22 De nos jours, les historiens conséquents refusent de s’aventurer dans des affirmations catégoriques sur ces problèmes et évitent le mélange des genres26. Malheureusement, nombre d’autres auteurs, y compris parmi ceux appartenant aux jeunes générations, préfèrent, par conviction ou par opportunisme, s’en tenir scrupuleusement à la version « officielle » roumaine qui résulte pour l’essentiel des raisonnements linguistiques27.

23 Cependant, le nationalisme fait de moins en moins la loi dans l’Université en Roumanie, les chercheurs voyagent de plus en plus et suivent de près les changements survenus en Occident dans leurs disciplines. Au sein de la jeune génération d’historiens, des voix nouvelles se font entendre. En conclusion de sa thèse de doctorat soutenue en 2007 et publiée en 2009 sous le titre le « problème aroumain » dans les rapports de la Roumanie avec les États balkaniques (1900‑1913), l’historien Ionuţ Nistor (1980‑) de l’université de Iaşi n’hésite pas à écrire : L’intérêt pour le sort de cette ethnie était dû, à notre avis, non pas tant à l’intention de protéger les droits des Aroumains, et de leur garantir une meilleure situation parmi les sujets chrétiens du sultan de Constantinople, qu’au rôle que les Aroumains pouvaient jouer dans les Balkans et aux conséquences de la « solution » du problème aroumain pour la diplomatie roumaine. […] Le destin de la communauté aroumaine n’intéressait le gouvernement de Bucarest que dans la mesure où il servait ses objectifs politico‑territoriaux28.

24 On peut également citer, pour ce qui est de l’après‑1913, les historiens d’origine aroumaine Enache Tuşa (1969‑), avec son livre sur la Dobroudja et la colonisation des Aroumains dans le sud de cette province29, et Alexandru Gica (1969‑), avec son histoire récente des Aroumains en Roumanie présentée dans l’annuaire du New Europe College de Bucarest30.

25 Les anthropologues et ethnologues qui s’intéressent aux Aroumains depuis 1990 occupent une place à part. Il s’agit de disciplines qui ont pris le relais des études sur le folklore notamment, en lien direct avec les écoles nord‑américaines et occidentales. Ces auteurs sont moins enclins à juger, se contentant souvent de relativiser. Leur poids critique par rapport à l’imaginaire roumain demeure réduit, même si la situation a changé. Pour ce qui est des Aroumains, le point de départ a été donné par Irina Nicolau (1946‑2002), auteure en 1993 d’une thèse retentissante sur les « caméléons des Balkans31 ». Elle a ouvert une voie dans laquelle de jeunes auteurs, telle Corina Iosif

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(1960‑), qui a soutenu sa thèse de doctorat intitulée l’Entreprise de la parenté : réseaux d’échanges entre les Aroumains de Constanţa à l’École des hautes études en sciences sociales en 200732, semblent s’inscrire avec bonheur.

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NOTES

1. Denise EECKAUTE‑BARDERY (dir.), 2000, les oubliés des Balkans : comptes rendus, suppléments, Cahiers balkaniques, no 30, p. 74. 2. Auteur notamment en 1986 de l’aroumain et ses rapports avec le grec, Thessalonique : Institut des Études balkaniques et, en 1996 de les Valaques et l’Union européenne, Thessalonique : Institut des Études balkaniques. 3. « La langue koutsovalaque est sur une pente descendante. […] Cela n’a pas de sens de reconstituer cette langue, ni même de l’enseigner », concluait dans sa contribution cet auteur. Voir Antonis KOLTSIDAS, 1998, « L’état présent de la langue koutsovalaque sur le territoire de la Grèce », Cahiers balkaniques, no 25, p. 122.

4. Matilda CARAGIU MARIOŢEANU, 2006, Aromânii şi aromâna în conştiinţa contemporană [Les Aroumains et l’aroumain dans la conscience contemporaine], Bucureşti: Editura Academiei Române, pp. 58‑80. 5. Ibid., p. 63.

6. Matilda CARAGIU MARIOŢEANU, 1993, „Un dodecalog al Aromânilor sau 12 adevăruri incontestabile, istorice şi actuale, asupra aromânilor şi asupra limbii lor” [Un Dodécalogue ou 12 vérités incontestables, historiques et actuelles sur les Aroumains et leur langue], in România literară, vol. XXVI, nr. 33 ; la traduction française est parue en 1998 dans MicRomania : Littératures en langues romanes de moindre expansion, no 26‑3, Charleroi (Belgique). 7. Ibid., p. 79. 8. Mariana BARA, 2005, „Criză de identitate sau criza descrierii”, Daima, I, 1, pp. 10‑12. Pour le compte rendu de la séance de l’Académie, voir aussi Nicolas TRIFON, 2007, « Les Aroumains en Roumanie depuis 1990 : comment se passer d’une (belle‑)mère patrie devenue encombrante », Revue d’études comparatives Est‑Ouest, vol. 38, no 4, p. 173‑199. URL : http://www.persee.fr/doc/receo_0338-0599_2007_num_38_4_1868 (consulté le 13 mars 2014). 9. Auteur de nombreux ouvrages et contributions, le linguiste Nicolae Saramandu s’était par ailleurs impliqué dans diverses activités, notamment à Fribourg aux côtés de Vasile Barba. Tout en rédigeant l’abécédaire aroumain destiné aux cours facultatifs d’aroumain en République de Macédoine paru à Skopje en 1997, il a assuré la formation des journalistes de l’émission en aroumain de Radio România Internaţional, qui émet depuis mars 1991, et a participé aux travaux de standardisation de l’aroumain à

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en 1997. Parmi ses travaux, citons : Nicolae SAMARANDU, 1988, „Harta graiurilor aromâne şi meglenoromâne din Peninsula Balcanică” [Carte des parlers aroumains et méglénoroumains de la péninsule balkanique], Studii şi cercetări lingvistice, anul XXXIX, nr. 3, pp. 225‑245. Sur la question langue/dialecte, il ne s’est pas prononcé dans la presse spécialisée, se contentant de prendre position publiquement lors de l’émission „Naşul” [Le Parrain] modérée par Radu Moraru, sur ZeceTV le 11 juillet 2011, aux côtés de l’acteur Ion Caramitru, de l’historien Nicolae‑Şerban Tanaşoca et de l’académicien Dan Berindei. 10. Dans un sens, c’est une « trahison des clercs » (dans le genre de celle décriée par Julien Benda dans son livre paru en 1929 sous ce titre) qui semble se jouer du côté des « spécialistes ». Tout en se réclamant de la science et se présentant comme détenteurs désintéressés de la vérité, Matilda Caragiu Marioţeanu et ses confrères n’hésitent pas à descendre dans l’arène, à s’engager, à prendre position. 11. Kira Mantsu IORGOVEANU, Mihali PREFTI et Gica GODI, 2007, in Bana armânească, no 1‑2 (47/48), pp. 16‑18. 12. Dans un mémoire adressé le 20 janvier 2003 au gouvernement roumain intitulé « La revitalisation de la Société de culture macédoroumaine est dans l’intérêt de l’État roumain », il attire l’attention sur l’inefficacité des actions menées à cette date en faveur de la diffusion de l’idée roumaine parmi les Aroumains des Balkans et, par la même occasion, dénonce les « activités antiroumaines » de certaines associations aroumaines de Roumanie. Dans un texte rédigé en aroumain il va jusqu’à souhaiter que dans « nos écoles », celles que la Roumanie devrait ouvrir dans les Balkans, l’enseignement n’ait pas lieu en aroumain mais en roumain. Voir Hristu CÂNDROVEANU, 1995, Aromânii ieri şi azi: cutură, literatură, probleme, perspective, Craiova: Scrisul Românesc, pp. 40‑42. 13. Avec Nistor Bardu, il se prononce par exemple contre les « actions antinationales et anhistoriques […] des représentants de la soi‑disant communauté aroumaine », ces « roublards » motivés par « des intérêts explicitement pécuniaires », et s’inquiète de l’intérêt que pourrait leur accorder le « trop tolérant » État roumain. Voir Stoica LASCU et Nistor BARDU (ed.), 2005, „Aromânii nu sunt minoritari în România” [Les Aroumains ne sont pas des minoritaires en Roumanie], Cuget liber, 28 décembre. 14. Emil ŢÎRCOMNICU, 2011, „Aromânii din România, astăzi”, Revista română de sociologie, seri nouă, anul XXII, nr. 1‑2, pp. 153‑169. URL : http://www.revistadesociologie.ro/pdf- uri/nr.1-2-2011/08-ETircomnicu.pdf (consulté le 13 mars 2014). 15. Marius DIACONESCU, 2004, „Cine sunt arômanii?” [Qui sont les Aroumains ?], Historia, nr. 148, pp. 12‑33. 16. En recevant Matilda Caragiu Marioţeanu le 28 janvier 2005, le président de l’Académie, Eugen Simion, faisait remarquer dans sa présentation que, pour « l’imaginaire collectif [roumain], l’Aroumain, ce frère méridional, est rentré chez lui tel le fils prodigue, un retour plutôt contraint, entre nous soit dit. Il déblatère contre tous ou, comment le dire, il a une langue de vipère. Mieux vaut donc ne pas le contrarier et, si on le fait, il faut s’attendre à une brouille pour la vie. » 17. Stelian BREZEANU et Gheorghe ZBUCHEA (ed.), 1997, Românii de la Sud de Dunăre. Documente, Bucureşti: Editura Arhievele Naţionale ale României. URL : http:// www.proiectavdhela.ro/pdf/gheorghe_zbuchea_romanii_la_sud_de_dunare.pdf (consulté le 13 mars 2014) ; Gheorghe ZBUCHEA, 1999, O istorie a românilor din Peninsula

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19. Voir par exemple Adina BERCIU‑DRĂGHICESCU, 2010, Aromânii din Albania: prezervarea patrimoniului lor imaterial: proiect realizat sub egida Bibliotecii Metropolitane Bucureşti şi a Departamentului Pentru Românii de Pretutindeni de pe lângă Guvernul României, Bucureşti: Editura Biblioteca Bucureştilor. Historienne, née en 1950, la coordinatrice de ce projet est l’auteure de plusieurs ouvrages sur les Aroumains/Roumains du Sud parus ces dernières années avec le soutien de la fondation susnommée. 20. Ion Caramitru était au centre du talk‑show télévisé du 11 juillet 2011. Voir supra, note 11.

21. Matilda CARAGIU MARIOŢEANU, 2006, Aromânii şi aromâna în conştiinţa contemporană [Les Aroumains et l’aroumain dans la conscience contemporaine], op. cit., p. 61. 22. Lors du recensement roumain de 2002, par exemple, plus de la moitié (14 258) des personnes qui se sont déclarées comme Aroumains (26 387) ont déclaré l’aroumain comme langue maternelle. 23. En demandant le statut de minorité pour les Aroumains alors qu’ils ne sont pas autochtones en Roumanie, ils invoquent le cas des Albanais et Macédoniens de Roumanie, moins nombreux et pas plus autochtones, qui jouissent de ce statut dans la Constitution roumaine. 24. Thede KAHL, 2006, Istoria aromânilor, Bucuresti:̧ Trictonic, pp. 229‑318. 25. La séparation du roumain de l’aroumain aurait eu lieu au VIe siècle selon certains linguistes, au XIIIe siècle selon d’autres. Gustav Weigand fait remonter la rupture définitive du bloc commun au IXe siècle, et c’est pour les IXe‑Xe siècles que la plupart des linguistes se sont prononcés. 26. La plupart des auteurs de l’ouvrage collectif édité par l’Inalco en 1989 étaient des historiens (Les Aroumains, Cahiers du Centre d’étude des civilisations de l’Europe centrale et du Sud‑Est, no 8, présenté par Georges Castellan). Tant Neagu Djuvara que Petre Năsturel et Matei Cazacu, originaires de Roumanie, que l’Autrichien Max Demeter Peyfuss avaient esquissé des ouvertures qui n’ont pas eu de suite en Roumanie, où l’on est souvent revenu après 1990 à la position forgée à la fin du XIXe siècle. 27. Rappelons par ailleurs que, opposés au statut de minorité pour les Aroumains en Roumanie, Matilda Caragiu Marioţeanu, Nicolae Saramandu ou encore Nicolae‑Şerban Tanaşoca ne vont jamais jusqu’à soutenir que les Aroumains de Bulgarie, Grèce, Albanie ou République de Macédoine seraient des Roumains. Ceux qui se réclament d’eux n’hésitent pas à franchir le pas ; le mot qui revient le plus souvent pour préciser l’appartenance des Aroumains étant « Roumains du Sud ». 28. Ionuţ NISTOR, 2009, „Problema aromână” în raporturile României cu statele balcanice (1903‑1913), Iaşi: Editura Universităţii Alexandru Ioan Cuza, p. 273. 29. Enache TUŞA, 2011, Imaginar politic şi identităţi colective în Dobrogea, Bucureşti: Institutul de ştiinţe politice şi relaţii internaţionale. 30. Alexandru GICA, 2009, “The Recent History of the Aromanians in Romania”, in New Europe College Yearbook 2008‑2009, Bucharest: New European College, pp. 173‑200. URL :

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http://www.nec.ro/data/pdfs/publications/nec/2008-2009/ALEXANDRU_GICA.pdf (consulté le 13 mars 2014). 31. Irina NICOLAU, 1993, « Les caméléons des Balkans », Civilisations, vol. XIII, no 2, p. 175‑178. 32. Voir aussi Corina IOSIF, 2013, « Frontières réelles, frontières imaginaires : l’identité aroumaine au début du XXe siècle », in Gilles ROUET et François SOULAGES (dir.), Frontières géoculturelles & géopolitiques, Paris : L’Harmattan, p. 133‑147.

RÉSUMÉS

Les initiatives tous azimuts des Aroumains pour la promotion de leur langue et de leur culture après 1990 ont été plutôt bien accueillies au début en Roumanie. Le dépôt de la demande de reconnaissance de la minorité nationale aroumaine en 2005 va cependant provoquer une véritable levée des boucliers. Linguistes, historiens, hommes de lettres, réputés pour leurs travaux sur les Aroumains, souvent d’origine aroumaine, vont réagir vivement à ce tournant « national » de revendications identitaires qui couvaient depuis un moment. Comment interpréter cette réaction ? Quel peut être son impact sur les études aroumaines dans ce pays ?

The wide‑ranging initiatives of the Aromanians to promote their language and culture after 1990 were received generally with sympathy at the beginning in Romania. On the other hand, the situation has changed radically with the application for recognition of the Aromanian national minority in 2005. The emergence of this national aspect of their cultural identity claims that smouldered long time ago, provoked strong public reactions of several linguists, historians and men of letters often of Aromanian extraction and renowned for their studies about Aromanian language and history. How to interpret these reactions? What impact they may have on Aromanian studies?

Numeroasele iniţiative întreprinse de aromâni pentru promovarea limbii şi culturii lor după 1990 au fost mai degrabă bine primite în România. Situaţia s‑a schimbat însă radical odată cu înaintarea cererii de recunoaştere a minorităţii naţionale aromâne în 2005. Noua dimensiune naţională a unor revendicări identitare care mocneau de mult a provocat reacţii dure printre mulţi lingvişti, istorici şi scriitori adesea de origine aromână reputaţi pentru contribuţiile lor despre aromâni. Cum pot fi interpretate aceste reacţii? Ce impact pot avea ele asupra studiilor despre aromâni?

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INDEX

Index géographique : Roumanie motsclesel Αρμανοι-Βλάχοι-Κουτσοβλάχοι, βλαχική μειονότητα, Ρουμανία, Εικοστός πρώτος αιώνας, Γλωσσολογία motsclestr Ulahlar, ulahlar azınlık, Romanya, Yirmi birinci yüzyılın Keywords : Aromanians, aromanian minority, Romania, Twenty-first century, Linguistics Mots-clés : Aroumains, Aroumains, minorité aroumaine, minorité aroumaine, Koutzo-Valaque, Valaque motsclesmk Власи, Власи малцинство, Романија, Дваесет и првиот век, Лингвистика Thèmes : Linguistique Index chronologique : vingt-et-unième siècle

AUTEUR

NICOLAS TRIFON Écrivain, éditeur et sociolinguiste

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Varia

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Réfugiés en Grèce : la Thrace occidentale 1922‑1928 Refugees in Greece: 1922‑1928 Πρόσφυγες στην Ελλάδα: η Δυτική Θράκη 1922‑1928

Joëlle Dalègre

1 Un peu plus de 804 000 réfugiés sont entrés en Grèce en 2015, l’Allemagne, la même année a vu entrer plus d’un million de réfugiés, l’ensemble de la communauté européenne ne sait comment gérer cet afflux et ne trouve d’autre « solution » que fermer ses portes. L’expérience semble unique. Pourtant ce papier veut rappeler une expérience grecque : en 1922 et 1923, près de deux millions de personnes se sont trouvées dans la situation « d’échangées », en pratique de « réfugiées », entre Grèce et Turquie, Turquie et Grèce. Comment, dans les conditions difficiles du moment, les accueillir et les installer ? Le sujet, dans ses généralités, a déjà été souvent traité, je me concentrerai ici sur le cas de la Thrace occidentale qui fut un cas particulier à l’intérieur de l’État grec.

En quoi la Thrace occidentale a‑t‑elle été un cas particulier ?

Un partage difficile

2 C’est au Congrès de Berlin en 1878 que, pour la première fois, est tracée une frontière dans le grand ensemble géographique connu sous le nom de Thrace depuis l’Antiquité, mais dont les frontières n’étaient pas réellement fixées. L’Empire ottoman en perd alors le secteur nord qui devient le « sud de la Bulgarie » et la « Roumélie orientale » (annexée par la Bulgarie en 1885). À l’issue des guerres balkaniques, en 1913, l’Empire ottoman doit encore céder à la Bulgarie la partie occidentale de ce qui lui restait : c’est la « Thrace de l’Égée » délimitée par la Maritsa/Évros à l’est, et la Mesta/ Nestos à l’ouest. Mais, à la fin de la Première Guerre mondiale, au traité de Neuilly, en 1919, les vainqueurs retirent ce territoire à la Bulgarie et, n’ayant pas encore décidé du

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sort de l’ensemble des terres ottomanes en Europe, le confient à une occupation temporaire « interalliée » dirigée par le général français Charles Antoine Charpy. En mai 1920, ils décident finalement de le remettre à la Grèce. Le traité de Sèvres, en juillet 1920, lui adjoint la Thrace orientale qui, de la Maritsa jusqu’à la proche banlieue de Constantinople, est confiée aux Grecs. Ce traité, ni appliqué réellement, ni même ratifié par les grandes puissances, conduit les Grecs à la campagne d’Asie Mineure ; après sa défaite totale en Anatolie et la prise de Smyrne par les forces kémalistes en septembre 1922, l’armée grecque doit signer un armistice et accepter l’évacuation immédiate de la Thrace orientale, même si ses troupes n’y ont subi aucune défaite. Le traité de Lausanne, dans l’été 1923, confirme à la Grèce la possession de la Thrace occidentale, privée néanmoins de la région de Karagatch, faubourg d’Andrinople/Edirne, remise à la Turquie. Première particularité donc : la région n’appartient à la Grèce que depuis peu de temps en 1922, les administrateurs en connaissent mal les rouages et les conditions locales précises, lorsque la vague de réfugiés déferle.

Une région ravagée

3 Autre particularité malheureuse : Grecs comme Turcs, les réfugiés arrivent dans des États ruinés et épuisés par dix ans de guerre. La Thrace a été particulièrement frappée : entre 1912 et 1922, elle fut successivement ottomane, bulgare, interalliée et grecque. Chaque changement politique a entraîné violences, massacres et déplacements de populations, le pays a été piétiné par les allers‑retours des armées et le passage des réfugiés de toutes nationalités ; les Grecs fuient la bulgarisation de 1913, en 1920, des Grecs reviennent, des Bulgares fuient, les Musulmans partent pour éviter tant les Bulgares que les Grecs…

4 Ainsi, l’éventualité de l’attribution de la région à la Grèce provoque une panique chez les Bulgares dès la fin de 1919 : Depuis une semaine, les routes défoncées et boueuses de la Thrace occidentale sont encombrées de files interminables de réfugiés. Hommes, vieillards, femmes et enfants cheminent sous la pluie battante de ce printemps pluvieux, emportant sur leur dos une partie de leurs biens... L’exode a commencé avant l’occupation grecque et les habitants ont fui éperdument. Chaumières, maisons, ruches, tout est abandonné. Des troupeaux suivent, escortés par les gars les plus solides du pays. Des bandes armées grecques, profitant du désarroi, assaillent les caravanes, pillent le bagage, emportent le bétail, tuent... à quelques kilomètres de là, un village en flammes éclaire l’horizon de son rougeoiement sinistre. Blêmes, défaits, les réfugiés contemplent l’incendie1.

5 Au total, 60 000 Bulgares seraient partis, selon des sources bulgares2. Plusieurs milliers de paysans turcs eux aussi s’enfuient, « contaminés » par les Bulgares, ou terrorisés à l’idée « d’horreurs probables »3. Au même moment, les militaires français doivent gérer le retour des Grecs partis en 1913 (70 000 dont 50 000 seraient rentrés selon les chiffres grecs) à la suite de l’attribution de la région aux Bulgares ; chaque jour, les trains apportent des centaines de personnes qui retrouvent leur maison détruite, pillée, ou simplement occupée par d’autres, souvent Bulgares. Les troupes, françaises en large majorité – presque uniquement des troupes coloniales –, tentent alors d’éviter l’affrontement et d’organiser le départ des Bulgares… Arnold Toynbee rapporte qu’en

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1922, il a rencontré à Constantinople une famille thrace chassée six fois en 10 ans, et il affirme qu’en cette décennie, trois ou quatre évictions sont la moyenne dans la région4.

6 Les études faites par les troupes interalliées, recensement des populations allié à un état des ressources très précis, montrent que les destructions dues aux guerres balkaniques n’étaient pas réparées en 1920 : près de Gümülcine/Komotini5, le bourg (plus de 1 000 habitants) de Sitchanli a été rayé de la carte en 1912, il le restera ; dans la vallée de la Maritsa, 12 villages bulgares ont vu leur église et leur école incendiées et rien n’est réparé, 7 villages sont totalement détruits, 2 n’ont plus que quelques habitants ; les possibilités de cantonnement pour des soldats français sont estimées nulles dans 13 villages, aucun n’a de fourrage disponible pour les chevaux6, même les charrettes sont rares et les fontaines ne fournissent pas toujours de l’eau de bonne qualité : Quelle désolation ! déplore un colonel français, les exilés de la province annexée en 1913 à la Bulgarie, les déportés de la Macédoine orientale envahie en août 1916 ne retrouvent que des villages ruinés, des champs incultes7 !

7 L’armée grecque, qui s’établit à partir de mai 1920 dans la région, tente de se nourrir sur place, ne serait‑ce qu’en raison de l’absence ou de l’extrême lenteur des transports entre la Thrace et le reste du pays ; elle réquisitionne les animaux encore disponibles, les quelques charrettes encore présentes, les bâtiments en dur pour installer ses officiers…

8 La région n’a malheureusement que peu à offrir…

Un passage obligé et boueux

9 Troisième spécificité : la situation géographique de la Thrace qui en fait un lieu de passage obligé pour tous ceux qui viennent de Constantinople. L’accord d’échange facultatif des populations entre Grecs et Bulgares signé en 1919, la défaite grecque de 1922, puis, surtout, l’échange obligatoire de populations grecques et turques signé à Lausanne en janvier 1923 font exploser le nombre des réfugiés. Ce dernier échange est présenté par les négociateurs comme une solution mathématique, une « régularisation ethnique », un « troc gigantesque »8 qui supprimerait dans l’avenir les « problèmes de minorités », mais il ne tient aucun compte de la volonté des populations, ni des tragédies humaines ou des problèmes concrets qu’il entraîne.

10 La Thrace est le seul passage terrestre entre la Turquie et la Grèce. Donc, si la majorité des réfugiés d’Anatolie et d’Ionie s’entassent dans les ports de la Grèce du Sud, les Grecs de Thrace orientale, une partie de ceux qui viennent de Bulgarie, ceux qui, depuis le Pont ou la Bithynie, ont rejoint Constantinople, tous en train, en chariot ou à pied, traversent la Thrace, s’y arrêtent parfois, épuisés, ou désireux de rester près de la frontière. Mais données politiques obligent, la majorité des déplacements sont effectués pendant l’automne 1922 à la suite de la catastrophe militaire, et pendant l’hiver et le printemps 1923, à la suite de la signature de l’accord d’échange obligatoire. Or le climat de la Thrace n’a rien de commun avec celui de l’Attique ou des Cyclades : l’hiver, de tendance continentale, y est froid et humide ; dans la plaine côtière totalement plate, les eaux ont du mal à s’écouler et les pluies créent des marécages, le sol argileux a vite fait de se transformer en boue collante ; s’y ajoute l’absence totale de routes empierrées. Un seul itinéraire pédestre réel s’impose au sortir des deux ponts sur l’Évros : longer la vallée vers le sud jusqu’à Dedeagatch/Alexandroúpolis et suivre le

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trajet vers l’ouest via Komotiní et Xanthi/Iskece en direction de Kavala. En 1925 encore, les militaires français rapportent : Le réseau routier de la Thrace grecque est le plus mauvais de tous les Balkans... sauf aux environs immédiats de Dedeagatch et de Demotica [Didymoticho] et dans la traversée de Soufli, où il existe de véritables routes, tout le réseau routier de la vallée de la Maritsa est composé de pistes. La grande voie de communication longitudinale elle‑même, parallèle au cours du fleuve, n’est qu’une mauvaise piste... certaines parties sont presque impraticables et la circulation s’y fait vraiment à travers champs. Dans les vallées latérales, on peut atteindre avec des voitures légères ou des chars du pays, Kavadjik, Dadva, Yan Veran, Kayadjik ; à partir de ces points, les pistes deviennent des sentiers de montagne accessibles aux seuls animaux de selle et de bât. Sur les pistes carrossables, les orelières, les cassis, les gués, les parties encaissées et bordées de buissons drus jalonnés de loin en loin par des arbres solides ne permettent la circulation que de voitures légères, hautes sur roues, type « Ford » ou « Colonial »… toute circulation de voiture d’un autre type y est difficile, l’accès en est interdit aux camionnettes9.

11 Pour ceux qui n’ont ni chariot ni animaux, reste la possibilité de marcher sur la voie unique du chemin de fer qui, construite légèrement en surplomb et en retrait par rapport au fleuve, est plus sèche. Le chemin de fer ne peut suffire aux besoins : voie unique, vitesse très lente (20 à 30 km/h au maximum) en raison des pentes et des virages ; avant le conflit, sur le trajet Andrinople‑Dedeagatch ne circulaient que deux trains par semaine, et un par jour, entre Dedeagatch et Salonique.

12 La boue et les ornières sont donc omniprésentes dans les récits de 1919 à 1923, quelle que soit leur origine, elles le sont également dans les premiers camps de réfugiés, et les faibles possibilités de transport sont la source de très grandes difficultés.

Échangés et non échangeables

13 Dernière particularité propre à la Thrace et importante ici : la présence de musulmans non échangeables.

14 En effet, Mustafa Kemal souhaitait expulser tous les Grecs/Orthodoxes de Turquie, son représentant, Ismet Inonü l’a exprimé clairement dès les premières rencontres à Lausanne à l’automne 1922. Cela aurait entraîné en retour une expulsion parallèle de tous les Turcs/Musulmans de Grèce. Venizélos tente de s’opposer à l’idée d’expulsion « obligatoire », puis, n’ayant en mains ni cartes jouables ni soutien international, fait ce qu’il peut pour limiter le nombre des Grecs expulsés. Cherchant à maintenir la présence du Patriarcat à Constantinople, arguant de l’impossibilité pour son pays d’absorber des dizaines de milliers de réfugiés supplémentaires (donc la menace de les voir émigrer en Europe ou aux États‑Unis), il obtint des puissances et de la Turquie que les Grecs10 originaires de Constantinople et des îles d’ et de Ténédos soient déclarés « non échangeables » ; en retour, il doit accepter que les Turcs/Musulmans de Thrace occidentale soient également déclarés « non échangeables », après une longue discussion sur les limites occidentales de cette Thrace, la Maritsa ou la Strouma... La Maritsa/Nestos fut finalement choisie, ce qui entraîna l’expulsion des dizaines de milliers de musulmans qui vivaient dans la région de Dráma et l’arrière‑pays de Kavala. Ce sont, ainsi limités, 106 000 musulmans de Thrace occidentale qui obtinrent un certificat de « non échangeabilité ».

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15 Cela signifie que les réfugiés chassés par le gouvernement turc en tant que « Grecs » se retrouvent au milieu d’une population largement musulmane et turcophone qui, elle, a l’autorisation de rester en Thrace. Deux logiques s’opposent dans les rapports entre les deux groupes humains, logiques qui n’ont pas totalement disparu : les uns invoquent le droit du sol (cette terre est la nôtre parce que, musulmans ou non, nous y habitons depuis des siècles), les autres, un droit du sang (cette terre est la nôtre, parce que « grecque » et que nous sommes « Grecs ») ; chacun s’estime injustement lésé par la tournure des événements, ce qui d’ailleurs, objectivement, est vrai dans les deux cas.

16 Les chiffres fournis par le recensement effectué par l’armée française permettent de mieux prendre la mesure de cette situation : arrêtés au 30 mars 1920, si on enlève le district de Karagatch qui restera à la Turquie, ils indiquent une population totale de 179 497 habitants en Thrace, dont 74 725 Turcs, 11 848 Pomaques (musulmans de langue bulgare), 43 882 Bulgares, 41 069 Grecs, presque 3 000 Juifs, près de 1 500 Arméniens et quelque 2 000 « divers » ; autrement dit, le groupe « musulman » est majoritaire, 86 573 personnes, près de 49,5 % de la population totale. Il ne s’agit cependant que de mars 1920 c’est‑à‑dire une date à laquelle les Grecs partis lors de la période bulgare n’étaient pas encore tous rentrés.

Aider et installer

17 La rapidité avec laquelle évolue la situation – défaite militaire en septembre 1922, évacuation de la Thrace orientale en octobre 1922, échange obligatoire des populations grecques et turques en janvier 1923, décision sur Karagatch en juillet 1923 – fait que le souci du simple accueil de populations qui ne veulent que passer, et celui d’installer à demeure des populations qui resteront, se sont souvent confondus. La charge est aux mains des mêmes personnes, le gouverneur grec, les représentants de la SDN et la Commission d’établissement des réfugiés qui reste sur place jusqu’en 1928.

L’urgence

18 Les autorités alliées dirigées par le général Charpy surveillent en octobre 1922 l’évacuation des troupes grecques de la Thrace orientale ; aucun accord n’oblige alors les populations orthodoxes à les suivre, mais, craignant des représailles, beaucoup partent immédiatement ; tous les témoins décrivent une panique générale qui frappe autant les Grecs et les Arméniens de Turquie que les Bulgares ou les Turcs de Thrace. Tous emportent les provisions disponibles, les coffres, les portes et fenêtres chargées sur des chariots, le bétail suit, et un flot quasi ininterrompu de réfugiés passe la Maritsa et s’écoule le long de la vallée pendant tout l’hiver 1922‑1923. Le bétail devient un problème, car il n’y a pas assez de fourrage disponible et peu à peu les animaux meurent d’épuisement. Hemingway, reporter au Toronto Daily Star, écrit le 20 octobre 1922 : La colonne principale qui franchit la Maritsa à Adrianopolis [Andrinople] s’étend sur 20 miles, vingt miles de charrettes tirées par des vaches, des bœufs et des buffles aux flancs boueux, avec des hommes épuisés, titubants, des femmes et des enfants, des couvertures sur la tête, marchant à l’aveuglette sous la pluie à côté des seuls biens qui leur restent en ce monde. Ce courant principal est grossi par toute la population rurale. Ils ignorent où ils vont, ils ont quitté leurs fermes, leurs villages et leurs champs roussis et prêts pour la récolte, et ils se sont joints au flot des

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réfugiés lorsqu’ils ont entendu dire que les Turcs arrivaient. Maintenant, ils ne peuvent que garder leur place dans l’atroce défilé tandis que la cavalerie grecque couverte de boue les mène comme des bouviers poussant des bestiaux. C’est un défilé silencieux. Personne ne murmure. Ils ont juste la force d’avancer… des poulets attachés par les pattes pendent aux charrettes, des veaux cherchent à téter les vaches de trait dès qu’un encombrement arrête le flot. Un vieillard marche courbé sous un porcelet, une faux et un fusil… Il y a 200 000 chrétiens à évacuer de la seule Thrace orientale11.

19 Hemingway, dans les jours suivants, reprend souvent les thèmes de cette description, la gare d’Andrinople n’est « qu’un trou boueux bondé de soldats, de ballots, de sommiers, de literies, de machines à coudre, de bébés, de charrettes brisées, le tout dans la bruine et la boue12 », les photos disponibles au musée Albert Kahn montrent également ces trains surchargés et ces amas de paquets sur le quai. Le colonel George Devine Treloar13, représentant en Thrace de Fridtjof Nansen (nommé en 1922 par la SDN Haut‑Commissaire aux Réfugiés à Constantinople), loin du journalisme, et peu enclin aux exagérations, reprend des images analogues en décrivant son arrivée sur le terrain en octobre 1922 : Nuit et jour, les réfugiés se déversaient. La route venant de Dedeagatch était une ligne mouvante de charrettes et de tous les moyens de transport imaginables, sans interruption. Depuis ceux, peu nombreux, qui pouvaient payer un passage, jusqu’aux hommes et femmes misérables avec leurs bagages sur le dos et des enfants souffrants, trop épuisés même pour gémir, tous ces réfugiés étaient obsédés par la folie du déplacement et, bien que sachant qu’ils étaient déjà en Thrace occidentale et hors de danger, ils poussaient toujours vers l’avant et ni la persuasion ni la force ne pouvait les arrêter14.

20 Nous devons aussi à Treloar une remarquable collection de photographies de réfugiés, entassés dans les wagons ou marchant dans la boue, en majorité des femmes et des enfants puisque les Turcs avaient souvent tué ou gardé prisonniers, les hommes ; on voit ainsi une femme et une fillette qui tentent de protéger leur brasero des vents d’hiver, un père qui console son bébé, des familles qui s’abritent sous des sacs et des cartons, des gens qui débarquent pieds nus, sans rien, et s’effondrent sur la grève de Dedeagatch…

21 Dedeagatch est un point crucial de l’itinéraire : traversé par la seule ligne de train, par la seule route qui permet de passer le fleuve et de poursuivre vers l’ouest, c’est aussi le seul port de Thrace occidentale, car, plus à l’ouest, le havre de Porto Lagos n’a qu’un petit quai de 15 m de long, et Kavala est beaucoup plus loin. Mais la petite ville de Dedeagatch (Alexandroúpolis après la visite du roi Alexandre de Grèce en 1920) n’est qu’un port médiocre et mal protégé, qui doit son développement à ses lignes de chemin de fer vers Constantinople (1872) et Salonique (1895). Son port a détrôné le port voisin d’Enos (en Turquie) très ensablé, mais il ne peut accueillir que les voiliers ou des barques, les passagers des navires plus importants doivent emprunter une barque en haute mer et il n’est guère protégé contre les vents violents. Tous ceux qui arrivent espèrent trouver une place sur les trains, mais ceux‑ci sont déjà pleins et, la voie comportant un passage en forte pente à l’ouest de Dedeagatch, il faut au contraire supprimer des wagons, et on n’a pas le moyen d’ajouter de nouveaux trains sur cette ligne à voie unique. Les réfugiés s’entassent donc dans ce qui n’était auparavant qu’une petite ville de 6 000 habitants, ruinée par les guerres balkaniques. Le 29 octobre 1922, le préfet de Thrace s’adresse au colonel Treloar : Je suis presque noyé sous cette vague de réfugiés qui a submergé Dedeagatch… la moitié des réfugiés dort dans des tentes militaires à dix ou quinze personnes par

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tente faite ordinairement pour quatre à cinq personnes ; les autres dorment en plein air… ils sont exposés au froid, en particulier à la pluie, mourant de fatigue, souffrant de la faim, presque sans vêtements, privés de tout soin sanitaire, n’ayant même pas assez à boire, car l’eau est rare dans la région de Dedeagatch15.

22 Treloar reprend les mêmes idées quelques jours plus tard à son arrivée : Au large du port, les vapeurs surchargés de réfugiés attendent plusieurs jours la possibilité de décharger. Le manque d’eau et de nourriture se fait sentir et prend son dû, bien que le gouvernement fasse tout en son pouvoir pour organiser les secours. Des trains surchargés déversent leurs malheureux réfugiés à la gare et aux alentours. Des dizaines de milliers de réfugiés s’éparpillent autour de la gare et du port, sans abri ni aide pendant le mauvais temps froid… En ville même, tous les cafés, restaurants, hôtels, maisons et entrepôts sont pleins au point que personne ne peut avoir plus que de quoi s’étendre… Après dix à quinze jours de trajet, avec un faible ravitaillement en eau, avec peu ou pas de sommeil et d’abri, avec des milliers d’enfants, les terribles souffrances endurées par les mères et les enfants, alourdis par les malades et les personnes âgées, les réfugiés arrivaient dans une ville sans hôpital ni réserves alimentaires, déjà surpeuplée par l’armée et désorganisée par des milliers de soldats démobilisés attendant d’être transportés vers la Vieille Grèce16.

23 De combien de personnes se compose « ce flot » ? Les services d’aide en novembre 1922 s’attendaient à voir traverser 300 000 personnes, combien sont passées ? On l’ignore. En juillet 1923, les services de la SDN évaluent les réfugiés présents à 150 000 personnes, en octobre 1923, les autorités grecques en recensent 99 913, 120 000 en février 1924 ; elles en déplacent alors plus de 20 000 pour soulager la pression sur les habitants ; en avril 1925, Treloar donne le chiffre de 85 000 réfugiés, le recensement de 1928 indique celui de 107 607 réfugiés présents en Thrace, chiffre qui comprend les enfants nés de réfugiés nés en Thrace, mais ne tient pas compte des décès entre 1923 et 1928. Si l’on ajoute le fait que la mortalité parmi eux en 1923, a été d’au moins 10 %, c’est donc un chiffre supérieur qui était présent en Thrace en 1923, on doit facilement atteindre les 150 000 personnes citées par la SDN en 1923, tout cela pour une population totale estimée à 180 000 personnes en 1920 ! Aux victimes mortes d’épuisement combiné à la faim, se sont ajoutées les maladies pulmonaires, la dysenterie et la malaria. Treloar, présentant en avril 1923 les premiers résultats du village de réfugiés qu’il est en train de fonder, estime que sa méthode pourrait permettre d’installer les trois quarts des réfugiés en Grèce, mais ajoute sans hésiter : « le dernier quart pourrait mourir de toute façon17. »

Où se poser ? Comment se nourrir ?

24 Dans l’accueil et l’installation de ces populations, les conditions géographiques et les moyens de communication, une fois de plus, jouent un rôle dominant. On peut grossièrement diviser le relief de la Thrace obligatoire en deux parties : d’une part, tout au long de la frontière bulgare, le flanc sud et sud‑est des Rhodopes, d’autre part, entre cette barrière montagneuse et la mer, la Maritsa, une plaine et/ou une vallée, basse, plate et souvent inondée par le fleuve ou les torrents descendant de la montagne en saison pluvieuse. La partie montagneuse, habitée presque exclusivement par des musulmans, n’a aucune route qui conduise vers le reste de la Grèce. Donc passages et installation, provisoire et définitive, se font dans la vallée de la Maritsa et dans la plaine côtière.

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25 L’étude, commune par commune, de la population installée lors du recensement grec de décembre 1920, puis du nombre de réfugiés selon le décompte provisoire de 1923 montre un fait facile à comprendre : les réfugiés s’arrêtent le long de la route, en plaine, dans les villes, et ne s’aventurent pas dans les communes des hauteurs quasi entièrement musulmanes de surcroît. Le recensement provisoire de 1923, montre leur part énorme dans les villages qui jalonnent la vallée de la Maritsa entre Soufli et Alexandroúpolis.

Tableau 1. Les villages de la basse vallée de la Maritsa/Évros en 1920, 1923 (ici les noms grecs du recensement de 1928)

Village/ville Population en 1920 Réfugiés en 1923

Kornofolia 985 639

Lykofos 203 391

Layina 244 604

Lyra 200 568

Fylakto 417 812

Tychio 327 466

Pyrolithos 199 546

Tarsion 304 745

Tavri 232 235

Péplos 530 384

Gemisti 213 351

Kipi 266 369

Poros 140 312

Ardanio 153 430

Righio 121 555

Praggi 578 528

Microchorio 91 254

Amorio 729 577

Férès 2 126 1 520

Doriskos 64 188

Loutros 734 471

Aristinon 115 180

Anthia 507 583

Apalos 66 128

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Alexandroúpolis 6 963 6 205

Sources : ΓΣΥΕ. Γενική Στατιστική Υπηρεσία της Ελλάδος. Στατιστικά αποτελέσματα της απογραφής του πληθυσμού της Ελλάδος 1920 ; Υπουργείον Υγιεινής, Πρόνοιας και Αντιλήψεως, Τμημα Στατιστικής, Απογραφή προσφύγων ενεργηθείσα κατ’ Απρίλιον 1923, Αθήνα: Εθνικό Τυπογραφείο.

26 On remarque que dans tous les villages en gras dans le tableau, en 1923, la population réfugiée est supérieure en nombre à celle des habitants déjà présents, seules les bourgades les plus importantes, Kornofolia, Amorio, Ferès, Loutros, Alexandroúpolis ont des chiffres légèrement inférieurs et l’on peut comprendre la charge que représentent ces personnes, car acheminer des secours n’est pas chose facile en 1923. Pensons que les lettres‑rapports, envoyées par Treloar depuis Dedeagatch, mettent neuf à seize jours pour atteindre Constantinople.

27 Il est évident que les habitants situés sur le passage des réfugiés ne peuvent assurer l’accueil sur leurs seules ressources. Nansen demande dès le 18 septembre 1922 à la SDN le droit d’aider les réfugiés grecs arrivant à Constantinople, il obtient immédiatement un budget de 100 000 FS, puis, le 11 octobre, il écrit que le problème est beaucoup plus important que prévu et, en novembre, qu’il doit secourir 900 000 personnes. Toutes les bonnes volontés sont mobilisées : le Near East Relief (lié à la Croix‑Rouge américaine), le All British Appeal (la Croix‑Rouge britannique), Save the Children’s fund (une organisation privée dirigée par Lady Rumbold), l’armée grecque qui distribue des pains et apporte ses moyens techniques, des tentes venant des restes de stocks militaires… Le colonel Procter, le supérieur de Treloar, s’emploie rapidement à réunir 5 millions de drachmes pour acheter des céréales, mais les besoins dépassent cette somme. Le plus difficile, constate Treloar, reste le transfert des rations alimentaires qui ne peut se faire que par mer, donc par Dedeagatch. Une fois débarquées, se pose un problème de fond : comment les acheminer jusqu’aux réfugiés ? La mission initiale de Treloar était d’établir des centres d’alimentation le long de la route en prenant pour centre Komotiní, mais, en raison de la difficulté du transport, il s’est déplacé vers Dedeagatch.

Morale et « colonisation »

28 Treloar, à la tête de l’antenne de la SDN en Thrace, traite à la fois le court et le long terme, aider en urgence les réfugiés, mais aussi en installer une partie en Thrace, selon un plan que les officiels n’hésitent pas à nommer « colonisation18 ». Ce plan est semblable bien sûr aux conditions établies dans le reste de la Grèce, établir les réfugiés en priorité dans le monde agricole, sur les terres vacantes laissées par les populations échangées bulgares ou/et musulmanes, sur les terres domaniales ou communales, sur les possibles friches et sur les terres obtenues grâce à la réforme agraire. Mais, dans le cas présent, les principes moraux de Treloar et du colonel Procter jouent un rôle local important. Quels sont‑ils ? • respecter l’autorité : dans ses premières créations, les réfugiés doivent se choisir un maire, le muchtar (on reprend le terme turc) et lui obéir, sous peine de sanctions ; • aider la collectivité : celui qui refuse de prêter sa charrette pour transporter des vivres ou des matériaux, ou emmener un malade à l’hôpital, perd son droit aux distributions ; • travailler pour mériter une aide :

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C’est un mauvais principe de donner quelque chose pour rien. Avec ce système, les réfugiés dégénèrent rapidement et deviennent de simples éponges, perdant tout désir de travailler et regardant bientôt l’aide gratuite comme de droit divin19.

29 L’office des réfugiés reprend ce principe en juillet 1924 : « il est expressément interdit de leur fournir une aide charitable ». • Procurer un travail aux réfugiés de manière à obtenir au plus vite leur autosuffisance : aux hommes, on fournit du matériel pour défricher ce qui était jusqu’alors des pâturages extensifs, des semences et du matériel. Mais là aussi le passage à la réalité est difficile : il n’y a pas de charrues, et, quand arrive un tracteur, nouveauté rare, il n’y a pas de carburant, et personne qui sache le conduire. Ils emploient également les hommes à l’empierrement de chemins principaux, à la fabrication de briques, de charbon de bois. Quant aux femmes, très nombreuses et souvent veuves, il les fait employer dans les compétences qu’elles pouvaient avoir apportées de l’Empire ottoman : lavandières pour l’armée, brodeuses, dentellières, tisseuses en soie, tisseuses de tapis… Treloar avait employé les mêmes méthodes dès novembre 1923 à Dedeagatch, faisant construire par les réfugiés des étables, un réfectoire, un four à pain qui approvisionna rapidement toute la ville, cherchant du travail hors du camp pour les réfugiés qui reversaient au camp 10 % de leurs gains. • Enfin, Treloar et Procter choisissent une règle d’« implantations ethniques » : pour assurer la cohésion et donc la survie du nouveau village, il est plus efficace de regrouper des personnes de même origine géographique (et par là, de même dialecte), il est préférable de placer ces nouveaux lotissements à l’écart des quartiers musulmans, et il faut tenir compte de ce que l’on croit savoir des uns et des autres, ainsi les Constantinopolitains sont des citadins à placer en ville, les Pontiques, des paysans solides et qualifiés, etc. Le recensement de 1928, qui indique également le lieu de naissance des habitants, leur religion et leur langue maternelle permet de vérifier les effets de ces choix : les personnes originaires de Bulgarie habitent effectivement à 80 % en région rurale, les Pontiques, à 92 % ; la majorité des Micrasiates et 80 % des Constantinopolitains se trouvent dans les villes. Dans l’Évros, le pourcentage des réfugiés, plus important, atteint les 70 % dans les régions rurales d’Alexandroúpolis.

Kirli 1 et Kirli 2

30 Les rapports précis qu’adressent Treloar et Procter à la SDN à propos des établissements « modèles » de Kirli 1 et 2 créés dans la plaine de Komotiní au sud de la ville, permettent de suivre ces premières implantations : en février 1923 il y avait déjà dans cette plaine, 8 villages de tentes comptant 1 453 personnes. Les deux hommes font venir 1 000 personnes supplémentaires, et insistent sur leurs besoins criants : • les tentes ; ils attendaient 1 000 tentes des réserves de l’armée belge, mais à la suite d’un problème de traduction, alors qu’ils attendaient des tentes imperméables, ils reçoivent de grandes capes qui recouvraient le soldat dans la tranchée, des sortes de ponchos imperméables avec un trou central… Il en faut 7 à 8 pour fabriquer tant bien que mal une seule tente ! • il faut des poêles, des braseros, des couvertures, des vêtements : en avril 1923, les deux camps ont 334 couvertures pour 2 238 personnes ! • ils demandent également du fourrage, car ils estiment ne pas pouvoir en exiger davantage des « indigènes » ; mais, tandis que la moitié du bétail amené par les réfugiés est mort de faim pendant l’hiver, l’autre moitié est quasi inutilisable et pourtant il faut des animaux pour tirer les charrettes et aller chercher les rations alimentaires à Komotiní.

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31 Au bout de quelques mois, au printemps 1924, Treloar se déclare satisfait de sa méthode, mais les choses avancent moins vite que prévu : faute de matériel agricole et parce que les semences sont arrivées trop tard, les deux camps ne seront pas autosuffisants en 1924, il faudra encore leur fournir de la nourriture. Étant donné la pauvreté ambiante, il n’y a pas assez de clients pour les broderies, dentelles et tapis, et on ne peut faire de charbon de bois en été ; les maisons, qui devaient être construites par les réfugiés eux‑mêmes, auxquels on aurait fourni les matériaux nécessaires, ne seront pas toutes prêtes en 1924 : la fabrication des briques est plus lente que prévu… Dans bien des cas, la difficulté principale semble être le verrou des transports. Il faut y ajouter les problèmes sanitaires : les pneumonies ont lourdement frappé pendant l’hiver sous les tentes, et, dans cette plaine basse et marécageuse, non drainée, la malaria sévit (la Thrace sera entre 1923 et 1940 un très grand consommateur de quinine, la majorité des enfants des écoles examinés par la SDN sont atteints de la maladie), et la dysenterie également, vu la faible qualité des eaux. Entre octobre 1922 et mai 1923, il y eut 400 morts sur 700 personnes hébergées au camp de Bayatli non loin des Kirli 1 et Kirli 220 et Lady Rumbold ferma l’hôpital qu’elle finançait au printemps 1924.

32 Bref, l’installation est difficile, là comme ailleurs ; Treloar ne cesse de protester contre la lenteur et le manque de compréhension face à la réalité des services de la SDN et de l’administration grecque. Néanmoins, les deux Kirli deviendront des villages portant les noms de Brokterion (de Procter) et Trelorion (de Treloar, qui devint Thrylorio – Θρυλόριο, terme plus « grec ») et les descendants des réfugiés accueilleront plus tard triomphalement les fils de Treloar.

33 Selon les chiffres donnés par la Commission d’établissement des réfugiés, chiffres arrêtés en 1928, quand la mission de la SDN prend fin, Treloar et Procter prirent en charge la création de 236 villages – lotissements en villages ou en villes – en Thrace pour 16 755 familles et 72 060 personnes21. Les créations ont été essentiellement rurales, mais les chiffres comprennent 5 lotissements à Komotiní (1 849 logements en 1928, 1922 en 1930), 4 à Xanthi (1 845 logements, 1 868 en 1930) ; les chiffres des autres villes sont ignorés. Le total de 107 000 personnes cité régulièrement vient de ce que dans la définition de la Thrace confiée aux services de Treloar entraient également les secteurs de Kavala et Dráma (Macédoine orientale). Le chiffre est inférieur au nombre de réfugiés recensés en Thrace en 1928, mais la SDN, ici comme ailleurs en Grèce, n’a pu régler le sort de tous les réfugiés ; beaucoup ont dû trouver par eux‑mêmes une solution, surtout en ville où la Commission d’établissement est moins intervenue, on peut ainsi comparer les 27 774 personnes relogées par la SDN dans les régions de Komotiní et Xanthi, et les 59 778 réfugiés présents dans la même région selon le recensement grec. Certains vivent encore dans des abris de fortune en 1928.

Tableau 2. Lotissements et villages pour réfugiés pris en charge par la Commission d’établissement au 31 juillet 1929

Régions Lotissements Nombre de Nombre de familles personnes

Alexandroúpolis 61 5 040 21 485

Komotiní 55 4 121 16 794

Xanthi 44 2 703 10 980

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Orestiada 76 4 891 22 801

Total Thrace 236 16 755 72 060

Source : Office autonome pour l'établissement des réfugiés grecs (Archives SDN, Genève), Papiers de C. Eddy, carton C. 129.

34 Le chiffre relativement important des implantations dans la région d’Orestiada vient de ce que cette ville frontière est née, en 1922, expressément, pour accueillir les expulsés de Thrace orientale, et en particulier, en 1923, ceux qui durent quitter Karagatch, faubourg d’Andrinople, situé juste de l’autre côté du fleuve, habité pour une large part par des Grecs.

35 Toutes ces implantations n’ont pas connu un sort ou un succès identique. Le géographe Joachim Heinrich Schultze, qui étudia et visita la région en 1930, dressa par la suite un tableau de ce qu’il appela « les succès ou les échecs de la colonisation22 », en étudiant l’évolution démographique. Les populations réfugiées sont‑elles restées ? Ont‑elles pris racine ? Il attribue aux succès des raisons géographiques : ont réussi les implantations en plaine, en « îlots secs », là où des collines permettaient un habitat hors marécages et moustiques, avec des ressources en eau potable et à proximité des voies de communication. Ont échoué les rares tentatives en zone montagneuse au milieu d’une population totalement musulmane. La carte ci‑dessous établie par Schultze (il s’agit d’un extrait, car sa carte concerne également la Macédoine) montre l’importance de ces installations et leur répartition dans l’espace.

Établissement des réfugiés ruraux et urbains en Thrace en 1926 (SDN)

Source : Joachim Heinrich SCHULTZE, 1937, Neugriechenland, Eine Landeskunde Ostmakedoniens und Westthrakiens mit besonderer Berücksichtigung der Geomorphologie, Kolonistensiedlung und Wirtschaftsgeographie, in Ergänzungsheft nr. 233 zu „Petermanns Mitteilungen“, Gotha: Julius Perthes.

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Tableau 3. Population totale et réfugiés en Thrace au recensement de 1928

Population totale Réfugiés Réfugiés en % de la population totale

Thrace 303 171 107 607 35,49 % Dont nés en Thrace 190 682

Nome de l’Évros 122 730 47 829 38,97 %

Éparchie d’Alexandroúpolis 25 632 16 365 63,8 %

Dème (commune) 14 019 8 262 58,9 % Alexandroúpolis

Éparchie de Didymoticho 37 718 9 208 24,4 %

Dème de Didymoticho 8 690 1 893 21,7 %

Éparchie d’Orestiada 34 277 14 188 41,39 %

Éparchie de Samothrace 3 866 192 4,9 %

Éparchie de Soufli 21 237 7 876 37 %

Dème de Soufli 7 744 792 10,2 %

Nome du Rhodope 180 441 59 778 33,12 %

Éparchie de Komotiní 69 697 20 707 29,71 %

Dème de Komotiní 31 551 10 745 34 %

Éparchie de Xanthi 89 266 33 388 37,4 %

Dème de Xanthi 35 912 14 867 41,39 %

Éparchie de Sapès 21 478 5 683 26,45 %

Source : ΓΣΥΕ. Γενική Στατιστική Υπηρεσία της Ελλάδος. (1933). Στατιστικά αποτελέσματα της απογραφής του πληθυσμού της Ελλάδος της 15‑16 Μαΐου 1928. Ι. Πραγματικός και νόμιμος πληθυσμός πρόσφυγες [Résultats statistiques du recensement de la population de Grèce, les 15‑16 mai 1928, I. Population réelle et légale réfugiés], Αθήναι: Εθνικό Τυποφγραφείο.

La coexistence entre « échangés » et « non échangeables »

36 Parmi les principes énoncés par Treloar figurait également le souci de ne pas mécontenter si possible les populations musulmanes présentes et non échangeables. Or cela était particulièrement difficile à réaliser.

37 À côté des aides internationales, l’État grec tente de prendre sa part en ayant recours aux réquisitions sur place qui évitent de longs transports de ressources qui manquent d’ailleurs tout autant dans le reste du pays. Il a donc recours à la « solidarité nationale » sous la forme de réquisitions de vivres, d’animaux, de bâtiments, de terres… Depuis 1920, l’armée grecque y avait déjà eu recours, logeant chez les Grecs, réquisitionnant les écoles, les quelques charrettes disponibles et une part des récoltes. Les nouvelles réquisitions de 1922‑1923 frappent donc des paysans qui estiment avoir déjà beaucoup donné : de plus, elles frappent des paysans musulmans, étant donné la composition de

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la population, le fait que les musulmans sont en très large majorité agriculteurs et que les Grecs, fraîchement rentrés à la fin de 1920 n’ont pas grand‑chose à offrir. Or, le recours à la « solidarité nationale » dans le cas des musulmans n’est qu’une contrainte, puisqu’ils ne ressentent aucune parenté avec l’État grec dont ils ne souhaitent pas la présence.

Les réquisitions

38 Ils vont donc se plaindre auprès des envoyés de la SDN de traitement discriminatoire. Dès 1923, la Turquie intervient en leur nom auprès de la SDN : il y a atteinte au droit de propriété et injustice dans la répartition des réfugiés qui seraient placés de préférence dans des villages musulmans. En juin 1924, la Commission mixte gréco‑turque chargée de surveiller et de contrôler les échanges de populations effectue une première enquête ; un mois plus tard, en juillet, trois sous‑commissions visitent 34 villages répartis dans toute la région : l’ensemble représente 1 557 foyers musulmans, 1 968 familles de réfugiés logés, auxquelles il faut ajouter 410 familles installées sous des tentes proches des villages. En décembre de la même année, Grecs et Turcs remettent chacun un mémoire sur le sort difficile des minorités, minorité turque de Thrace, et minorité grecque de Constantinople. La Turquie ne laisse pas la Commission effectuer une enquête auprès des Grecs de Constantinople, mais, en 1925 deux « neutres », M. Ekstrand et le général Manrique de Lara, accompagnés d’un Grec et d’un Turc, se rendent en Thrace : ils visitent 26 villages, reçoivent les délégués de 6 autres et 600 pétitions23. Une nouvelle et dernière enquête aura lieu en novembre 1928 et rendra son rapport, peu après, le 17 décembre 1928.

39 Les résultats de ces enquêtes diffèrent selon le secteur géographique visité, mais, dans l’ensemble, donnent plutôt raison aux plaintes turques. Les Grecs eux‑mêmes reconnaissent le fait en disant que les musulmans sont « victimes de raisons géographiques24 ». Ce même rapport explique plus largement le phénomène : On a pu remarquer que les villages turcs ont été choisis de préférence pour l’installation des réfugiés grecs. Pour des raisons d’ordre historique, la population musulmane occupe effectivement les régions privilégiées au point de vue de la fertilité, du climat, des voies de communication, etc. La population indigène est confinée dans des régions montagneuses et à rendement très limité, suffisant à peine à nourrir leurs habitants d’origine. Il était tout naturel dans ces conditions que le service installât en grand nombre des réfugiés dans les plaines susceptibles de suffire aux besoins des nouveaux aussi bien que des anciens habitants du pays. En ce qui concerne plus spécialement les logements, ceux appartenant à des Grecs avaient été pour la plupart brûlés par les Bulgares durant leur occupation. Ceux qui restaient ont été réquisitionnés à leur tour pour servir de logement aux officiers de l’armée hellénique.

40 Le rapport final établi par les agents de la SDN permet de se faire une idée de ces réquisitions, il conclut qu’il était difficile de faire autrement (84 % des terres appartenaient à des musulmans en 1920) et se réjouit de voir les chiffres diminuer d’année en année, néanmoins rien n’est encore terminé en 1928.

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Tableau 4. Importance des réquisitions immobilières d’après les documents de la SDN

Mosquées, écoles Pièces rurales Étables, greniers Pièces en ville

1923 127 8 243 667 5 590

1925 42 3 043 667 2 859

1926 12 1 217 667 420

Mai 1928 7 227 69 320

Source : SDN, 41/43 297/40 816, Rapport du 28 mai 1928.

La cohabitation

41 Les réquisitions, on le voit, peuvent porter sur une étable, un grenier, une « pièce », c’est‑à‑dire qu’elles conduisent souvent des réfugiés et des musulmans turcophones à cohabiter à l’intérieur de la même cour ou de la même maison. Cette cohabitation est particulièrement mal ressentie par les musulmans, même s’il n’y a plus de nouveaux cas après l’été 1923.

42 Là aussi les chiffres des enquêteurs de la SDN donnent une idée de l’importance du phénomène. Le tableau ci‑dessous est élaboré à partir des résultats de 7 commissions d’enquête qui se sont réparti le travail par secteurs géographiques et ont visité, au total, 34 villages ; d’après les noms indiqués, il s’agit de villages de plaine, assez faciles d’accès, donc davantage concernés par le phénomène. Les chiffres indiquent le nombre de maisons musulmanes concernées, 1 557, et celui des familles de réfugiés installées chez des musulmans ; les chiffres suivis de * sont des familles installées sous des tentes à l’intérieur du village (dans les cours souvent), soit au total 2 398 familles.

Tableau 5. La cohabitation au village

Par section 5 vill. 7 vill. 6 vill. 4 vill. 5 vill. 4 vill. 3 vill. Total

Ouest Xanthi

Maisons musulmanes 20 20 37 40 60 177

Familles réfugiées 20 25 50 65 16 176

Sud-Est Xanthi

Maisons musulmanes 60 55 35 40 65 45 30 330

Familles réfugiées 80 40 60 25 70 50 15 340

Sud-Ouest Xanthi

Maisons musulmanes 42 25 25 25 25 30 272

Familles réfugiées 300* 15 45 13 45 40 158+300*

Nord-Ouest Dedeag.

Maisons musulmanes 60 30 28 75 193

Familles réfugiées 42+20* 14 23 72 151+20*

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Nord Dedeagatch

Maisons musulmanes 30 70 100 53 308

Familles réfugiées 91 85+90* 123 110 409+90*

Sud Soufli

Maisons musulmanes 87 40 18 23 168

Familles réfugiées 16 130 209 110 465+90*

Ouest et Est Dedeag.

Maisons musulmanes 15 35 59 109

Familles réfugiées 35 14 150 199

Source : SDN, R. 1696, 41/42 797/40 816.

43 Même si rares sont les affrontements physiques (9 plaintes en un an), les Grecs, rapportent certains, mettent un malin plaisir à élever des porcs dans la cour de la demeure musulmane, les femmes ne peuvent plus se dévoiler chez elles de peur de croiser des hommes étrangers25 et des injures sont échangées. Tous les rapports insistent sur la cohabitation difficile.

44 Schazman écrit le 13 novembre 1924 : La pire chose est cette tension résultant de la cohabitation forcée et sous un même toit de ces deux éléments qui sont comme l’huile et le feu. Habitudes, mœurs, religion, tout diffère chez ces races d’une origine si différente ; aussi une situation qualifiée de « supportable », il y a quelques mois, peut aujourd’hui, par sa durée même, être devenue « difficile »26.

45 Un nouveau rapport de l’année suivante reprend : La cohabitation forcée avec les réfugiés, c’est‑à‑dire l’obligation de partager leurs demeures avec les Grecs venus de Turquie consista une mesure d’autant plus pénible pour les musulmans que leurs coutumes ancestrales et leurs convictions religieuses rendaient difficilement supportable la vie en commun avec un élément différent. On ne saurait imaginer que la mentalité d’une population aussi attachée à ses anciens usages et à la pratique de sa religion… ne se ressente nécessairement des mesures précitées27.

46 Le même rapport conclut : La presque totalité des représentants de la minorité turque avec lesquels les rapporteurs ont été en contacts pendant leur voyage a manifesté catégoriquement le désir de quitter la Thrace occidentale… Les rapporteurs ont cru devoir mentionner ces considérations d’ordre psychologique, en dehors des facteurs d’ordre économique qui sont la conséquence des mesures gouvernementales, car il leur a paru qu’elles tiennent une place importante dans l’ensemble des éléments qui permettent d’expliquer la mentalité qui règne actuellement au sein de la minorité28.

47 Ce désir, ajoute‑t‑il, est général, dès que les réfugiés sont implantés à demeure dans un village musulman, il termine donc : En résumé : l’absorption des réfugiés grecs par la population turque de Thrace occidentale ne paraît pas devoir s’effectuer sans causer du tort à cette dernière. Le facteur moral, lui aussi, n’est pas à dédaigner… Pour que la situation pût être taxée de « bonne », il faudrait qu’aucun Turc non échangeable ne se trouve

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dans l’alternative de vouloir émigrer, sa patrie n’étant pas à même de lui assurer une existence de son point de vue satisfaisante.

48 Tous conseillent d’éviter l’implantation d’un village grec au sein d’un village turc ou entre deux villages musulmans très proches. Et pourtant ils constatent que dans certains cas des constructions pour réfugiés s’élèvent dans les cours mêmes des maisons turques, transformant le provisoire en définitif. Holstad, dans la dernière enquête de 1928, remarque que la cohabitation est « presque terminée », ce qui signifie que dans certains elle dure encore depuis six ans ! On comprend aisément les heurts et les rancœurs auxquels, avec la durée, elle peut donner lieu.

Les indemnisations

49 Les réfugiés n’ont pas besoin que de logements : on réquisitionne des vivres, du bétail et des terres ; les agriculteurs musulmans, une fois de plus, vont porter le poids des réquisitions : selon les rapports, ce sont en 1924 encore 50 % des terres, du bétail, des hangars qui sont réquisitionnés. Progressivement, les terres sont rendues, mais, dans certains cas, cela semble impossible, aussi, en 1925, décide‑t‑on qu’en « cas de nécessité » les terres seront rachetées et donc perdues définitivement par leurs propriétaires, ce qui est toujours un grave traumatisme pour un paysan ; les Turcs estiment bien évidemment qu’on a abusé des « cas de nécessité » ! Les réquisitions ont été faites pour les besoins de l’armée sans considérer les besoins du propriétaire et l’extrême impossibilité où il était de nourrir son troupeau et de cultiver sa terre… autant que je sache, les autorités civiles ou militaires n’avaient pas d’autre solution. Mais je désire attirer l’attention sur les conséquences inévitables à moins que l’État ne vienne en aide aux propriétaires de troupeaux jusqu’à ce que le pâturage soit possible29.

50 Ce n’est qu’en 1927 que le gouvernement grec fournit une liste des biens qu’il veut acheter, alors que l’évacuation des biens réquisitionnés n’est pas terminée. Une commission est alors créée pour estimer la valeur des biens concernés, nouvelle source de rancœurs : 2 000 cas ont été jugés en 1928 et sont ajoutés aux listes dressées en vue des accords financiers d’Ankara sur le problème des biens laissés par les échangés, qui seront signés en 1930. Le gouvernement grec avait également décidé de verser des indemnités pour les biens ou les récoltes, animaux, charrettes et objets agricoles réquisitionnés et pour les journées de travail imposées ; encore fallait‑il avoir obtenu, au moment des réquisitions, un bon, un certificat attestant du fait, ce qui ne fut pas toujours le cas, vu les conditions d’urgence des premières années et vu l’ignorance de la langue grecque par les musulmans concernés. Là aussi les indemnités, pas encore versées en 1928, restent un sujet de plaintes, l’impression pour les musulmans restés en Thrace d’avoir été volés au profit des réfugiés grecs.

51 Il faut ajouter à ce volet financier des rapports, la question de la réforme agraire et de l’expropriation des grands domaines, les tchifliks. La première réforme agraire, en 1911, est suivie, en raison du contexte historique, de plusieurs autres lois et décrets, en 1914, 1917, 1919, 1920, 1922, 1923, 1924, 1925 et 1926 ; finalement en Thrace, la « grande propriété » commence à dix hectares. Seront donc expropriées et indemnisées par l’État, les propriétés qui dépassent dix hectares, certaines allant jusqu’à plusieurs milliers d’hectares. Mais ces terres… appartiennent toutes à des propriétaires musulmans, un litige supplémentaire à ajouter au contentieux et à l’impression de persécution, même si les commissions d’estimation de la valeur des biens adoptent un

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tarif moyen supérieur à la moyenne grecque, car les terres sont jugées de meilleure qualité et, en partie, pour ne pas exacerber la rancœur des musulmans. L’État a ainsi récupéré 226 000 hectares en 1930, dont la moitié était des terres en friche venues des tchifliks mal exploités ou des terres appartenant aux communes (ou aux communautés, selon les musulmans qui, dans ce cas, jugent illégale leur saisie par les Grecs30).

52 Ces questions financières, indemnités pour les réquisitions, rachat des tchifliks, se sont posées dans toute la Grèce ; dans tout le pays, les estimations tardives et contestées, le paiement en bons du Trésor à intérêt qui perdent toute valeur en raison de l’inflation ont été source de mécontentement, mais la question est aggravée en Thrace du fait que les personnes lésées appartiennent quasiment toutes à la minorité musulmane. Que les enquêteurs vigilants de la SDN affirment qu’il n’y avait guère d’autre solution ne change rien au ressenti des populations.

Conclusion

53 L’établissement des réfugiés en Thrace, effectué dans des conditions difficiles et humainement spécifiques il y a presque cent ans, a marqué l’ensemble des populations de la région. Les descendants de cette crise fondatrice n’ont pas oublié : les villages ou lotissements à dominante pontique, bulgare ou thrace orientale en ont conservé le souvenir, les villages turcs auxquels on a adjoint un quartier chrétien distinct, restent des villages « mixtes » divisés par une route, des écoles, des clubs, des coopératives différentes ; la répartition des populations musulmanes d’aujourd’hui présente les mêmes traits qu’en 1928, très faible présence dans la vallée de l’Évros où beaucoup de réfugiés ont été installés, mais forte majorité, 66,4 % et 60 % de la population, dans les régions rurales de Xanthi et Komotiní où la montagne reste totalement habitée par des musulmans. Les 102 621 musulmans décomptés en 1928, soit un tiers de la population totale, représentent aujourd’hui à peu près le même pourcentage.

54 Enfin, « l’intégration » des réfugiés aux populations locales, même chrétiennes et hellénophones, ne se fit que lentement. L’aide qu’ils reçoivent n’est pas toujours bien acceptée par les « autochtones », eux aussi dans le besoin : Dans la presse quotidienne à Komotiní en 1928, il a été écrit que les réfugiés devraient porter des bracelets jaunes, de sorte qu’ils soient reconnaissables et qu’on puisse les éviter. Les indigènes refusent de se marier avec des femmes réfugiées qu’ils trouvent frivoles et instables31.

BIBLIOGRAPHIE

Ce texte a utilisé principalement les données des archives suivantes :

SHD/DAT (Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre) à Paris :

Papiers de la Thrace interalliée, carton 4 N. 129.

Attachés militaires à Constantinople, cartons 7 N 3210/4, 7 N 3211/1, 7 N 3213/3, 7 N 3214/2,3.

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Archives de la SDN à Genève :

Commission mixte pour l’échange des populations grecques et turques, section 41 : minorités, cartons R. 1696, R. 1697, R. 1671/19 720.

Fonds des archives Nansen, cartons C. 1128, C. 1129, R. 1762.

Office autonome pour l’établissement des réfugiés grecs, papiers de C. Eddy, C. 129.

SDN C. 774, 1924, Minorités de race turque en Thrace occidentale, rapports disponibles (43 pages) sur http://biblio-archive.unog.ch/Dateien/CouncilDocs/ C-774-1924-I_BI.pdf (consulté le 10 juillet 2016).

Recensements grecs :

ΓΣΥΕ. Γενική Στατιστική Υπηρεσία της Ελλάδος. Απογραφή προσφύγων ενεργηθείσα κατ΄Απρίλιον 1923: Αριθμός προσφύγων κυρωθείς δια του από 18 Οκτωβρίου 1923 βασιλικού διατάγματος [Recensement des réfugiés effectué en avril 1923 : nombre des réfugiés ratifié par le décret royal du 18 octobre 1923], Αθήναι: Εθνικό Τυπογραφείο.

ΓΣΥΕ. Γενική Στατιστική Υπηρεσία της Ελλάδος. (1931). Στατιστική επετηρίς της Ελλάδος. 1930 [Annuaire statistique de Grèce, 1930], Αθήναι: Εθνικό Τυπογραφείο.

ΓΣΥΕ. Γενική Στατιστική Υπηρεσία της Ελλάδος. (1933). Στατιστικά αποτελέσματα της απογραφής του πληθυσμού της Ελλάδος της 15-16 Μαΐου 1928. Ι. Πραγματικός και νόμιμος πληθυσμός πρόσφυγες [Résultats statistiques du recensement de la population de Grèce, les 15‑16 mai 1928, I. Population réelle et légale‑réfugiés], Αθήναι: Εθνικό Τυπογραφείο.

ΓΣΥΕ. Γενική Στατιστική Υπηρεσία της Ελλάδος. (1935). Στατιστικά αποτελέσματα της απογραφής του πληθυσμού της Ελλάδος της 15 16 Μαΐου 1928. ΙV. Τόπος γεννήσεως – Θρησκεία και Γλώσσα Υπηκοότης [Résultats statistiques du recensement de la population de Grèce les 15‑16 mai 1928, IV. Lieu de naissance – Religion et Langue‑Nationalité], Αθήναι: Εθνικό Τυπογραφείο.

Et quelques ouvrages fort connus :

ANDREADÈS André, 1928, les effets économiques et sociaux de la guerre en Grèce, Paris : PUF ; New Haven : Yale University Press, coll. « Publications de la dotation Carnegie pour la Paix internationale ».

BUJAC Émile, 1919, « Occupation de la Thrace occidentale », Études franco‑grecques, no 8.

DALÈGRE Joëlle, 1997, la Thrace grecque : populations et territoire, Paris : L’Harmattan (version abrégée de la thèse soutenue en 1995 à l’université de Paris X‑Nanterre).

DRIAULT Édouard et LHÉRITIER Michel, 1926, Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jours, tome 5, Paris : PUF.

HEMINGWAY Ernest, 1970, En ligne, choix d’articles et de dépêches de quarante années, Paris : Gallimard.

LADAS Stephen Pericles, 1932, The Exchange of Minorities: Bulgaria, Greece and Turkey, New York: Macmillan.

NEDELTCHEV Christo, 1943, le problème de la Thrace occidentale, Paris : Jouve.

PENTZOPOULOS Dimitris, 1962, The Balkan Exchange of Minorities and its Impact upon Greece, Paris : Mouton et Cie.

SCHULTZE Joachim Heinrich, 1935, „Die neugrieschische Kolonisation Westthrakiens“, Geographischer Anzeiger, nr. 36, pp. 172‑178 et pp. 198‑207.

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SCHULTZE Joachim Heinrich, 1937, Neugriechenland, Eine Landeskunde Ostmakedoniens und Westthrakiens mit besonderer Berücksichtigung der Geomorphologie, Kolonistensiedlung und Wirtschaftsgeographie, in Ergänzungsheft nr. 233 zu „Petermanns Mitteilungen“, Gotha: Julius Perthes.

TOYNBEE Arnold, 1970 [1922], The Western Question in Greece and Turkey, New York: Howard Fertig.

NOTES

1. La Gazette de Lausanne, citée dans Christo NEDELTCHEV, 1943, le problème de la Thrace occidentale, Paris : Jouve, p. 32. 2. J’indique l’origine des chiffres puisqu’on connaît la tendance à la victimisation des uns et des autres. 3. Louis FRANCHET D’ESPEREY, le 22 octobre 1919 dans SHD/DAT (Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre), 7. N. 2828. 4. Arnold TOYNBEE, 1970 [1922], The Western Question in Greece and Turkey, New York: Howard Fertig, p. 139. 5. Les fleuves, les villes et les villages portent aujourd’hui un nom grec, turc ou bulgare selon l’État auquel ils ont été incorporés. Entre 1912 et 1928, les documents des voyageurs et les rapports de la SDN utilisent le nom turc, sauf pour Constantinople et Andrinople, le nom actuel est ici indiqué à côté. Constantinople ne devient officiellement Istanbul qu’en 1930. 6. SHD/DAT et AIU (Alliance Israélite Universelle), Lettres des instituteurs juifs de Didymoticho, II.2.28, 9 novembre 1913, 3 mars et 3 avril 1914, 26 octobre 1914. 7. Émile BUJAC, 1919, « Occupation de la Thrace occidentale », Études franco‑grecques, no 8, p. 82. 8. « Troc gigantesque » se trouve dans André ANDREADÈS, 1928, les effets économiques et sociaux de la guerre en Grèce, Paris : PUF ; New Haven : Yale University Press, coll. « Publications de la dotation Carnegie pour la Paix internationale », p. 134 ; la « régularisation ethnique » se trouve dans Édouard DRIAULT et Michel LHÉRITIER, 1926, Histoire diplomatique de la Grèce de 1821 à nos jours, tome 5, Paris : PUF, p. 177. Ils citent Venizélos le 24 janvier 1915. 9. SHD/DAT, 7. N. 3220, 15 juillet 1925, Observations à la suite des opérations de tracé de la zone démilitarisée dans le secteur de la Maritsa, p. 6 et 7. 10. Ne pas oublier que l’accord d’émigration obligatoire des « populations grecques et turques » définit les deux identités par la religion ; sont « Grecs » les orthodoxes et « Turcs » les musulmans, sans considération de langue ou d’un autre facteur. 11. Ernest HEMINGWAY, 1970, En ligne, choix d’articles et de dépêches de quarante années, Paris : Gallimard, p. 76‑77. 12. Ibid., p. 81. 13. Australien, engagé volontaire en 1914 dans l’armée britannique, il a combattu dans la Somme et à Ypres ; en 1919, il rejoint la mission britannique auprès des armées blanches en Russie, sert quelque temps dans l’armée russe de Wrangel et, après la défaite, s’occupe d’un camp de réfugiés russes sur la mer de Marmara. Il est nommé en

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1922 représentant du Haut-Commissariat aux Réfugiés de la SDN pour la Grèce du Nord et jusqu’en 1926, s’occupera de l’installation en Thrace de plus de 107 000 réfugiés. 14. SDN, Fonds Nansen, C. 1128, doc. 4, le 12 avril 1923. 15. SDN, Fonds Nansen, C. 1128, dossier 8, le 29 octobre 1922. 16. SDN, Fonds Nansen, C. 1128, doc. 4, le 12 avril 1923. 17. SDN, Fonds Nansen, C. 1128, dossier 4, 22 avril 1923. 18. 20 % des employés des services nationaux de « colonisation » travaillent en Thrace. 19. SDN, Fonds Nansen, C. 1128, Colonel Treloar and Kaufmann, Gumuldjina Office, doc. 10, le 18 janvier 1923. 20. SDN, C. 1128, dossier 4. 21. Statistiques fournies par la Commission d’établissement des réfugiés au 31 juillet 1929 et publiées dans le recensement général. 22. Joachim Heinrich SCHULTZE, 1935, „Die neugrieschische Kolonisation Westthrakiens“, Geographischer Anzeiger, nr. 36, pp. 172‑178 et pp. 198‑207. 23. SDN, R. 1696, 41/40 816, Mémoire grec à propos de la Thrace le 5 décembre 1924, Mémoire turc de décembre 1924, même dossier, document 40901 ; Mémoire grec du 5 mars 1925 dans R. 1696, 41/42 797 et Mémoire turc du 6 mars 1925 R. 1696, 41/42 772. Rapport final du 29 novembre 1925, R. 1796, 41/43 297. 24. SDN, R. 1696, 41/4297, Mémoire grec du 5 mars 1925. 25. SDN, R. 1696, 41/44 247/40 902. 26. SDN, C. 774, 1924, Minorités de race turque en Thrace occidentale, rapports disponibles (43 pages) sur http://biblio-archive.unog.ch/Dateien/CouncilDocs/ C-774-1924-I_BI.pdf (consulté le 10 juillet 2016). 27. SDN, R. 1696, 41/44 247/40 816. 28. SDN, R. 1697, 41/43 297/40 816, Schazman, 28 mai 1925. 29. SDN, Fonds Nansen, C. 1128, doc. 10, Treloar, le 18 janvier 1923. 30. Stephen Pericles LADAS, 1932, The Exchange of Minorities: Bulgaria, Greece and Turkey, New York: Macmillan, p. 495 et 650. 31. Dimitris PENTZOPOULOS, 1962, The Balkan Exchange of Minorities and its Impact upon Greece, Paris : Mouton et Cie, p. 211.

RÉSUMÉS

Cet article veut rappeler qu’accueillir des réfugiés n’est pas une première dans l’histoire de l’État grec en se focalisant sur le cas de la Thrace occidentale entre 1922 et 1928. Qu’a‑t‑il de particulier ? Comment s’est effectué l’accueil d’urgence dans des conditions particulièrement difficiles ? Comment s’est effectuée la cohabitation humainement difficile entre des orthodoxes chassés de Turquie, parce que Grecs, et des musulmans turcophones (en majorité) autorisés à

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rester en Thrace ? La date de 1928 a été choisie parce qu’elle marque la fin de l’intervention de la SDN en Thrace.

This paper aims to remind that emergency refugees’ reception is not a first experience in the Greek State history by focusing on the case of Western Thrace between 1922 and 1928. What did it special? How was the reception in very difficult conditions? How was done the human cohabitation between Orthodox population drawn out of Turkey as Greeks, and Turkish speaking (in major part) Muslims allowed to stay in Thrace? 1928 has been chosen as final limit because it’s the end of the Society of Nations’ intervention in Thrace.

Αυτό το άρθρο θέλει να υπενθυμίσει ότι η σημερινή υποδοχή μετανάστων/προσφύγων δεν είναι η πρώτη στην ιστορία της Ελλάδας επιλεντρώνοντας το ενδιαφέρον στη περίπτωση της Δυτικής Θράκης από το 1922 ως το 1928. Τι έχει την έκανε ιδιαίτερη; Πως έγινε η υποδοχή στις τότε πολύ δύσκολες συνθήκες; Πως έγινε η ανθρωπινή συγκατάθεση ανάμεσα σε Ορθόδοξους οι οποίοι διώχτηκαν από την Τουρκία σαν Έλληνες και Τουρκόφωνοι [οι περισσότεροι] μουσουλμάνοι οι οποίοι είχαν την άδεια να μείνουν; Το 1928 είναι το τελευταίο έτος της επέμβασης της ΚτΕ στη Θράκη.

INDEX

Mots-clés : Réfugiés, Réfugiés, cohabitation entre réfugiés et locaux, cohabitation entre réfugiés et locaux motsclestr Mülteciler, Batı Trakya, İki savaş arası dönem, Tarih motsclesel Πρόσφυγες, Συγκατοίκηση μεταξύ προσφύγων και ντόπιων, Δυτική Θράκη, Μεσοπόλεμος, Ιστορία motsclesmk Бегалци, Западна Тракија, Период между двете световни войни, Историја Keywords : Refugees, cohabitation between refugees and local, Western Thrace, Interwar period, History Thèmes : Histoire Index géographique : Grèce, Thrace occidentale Index chronologique : entre-deux-guerres (1918-1939)

AUTEUR

JOËLLE DALÈGRE CREE/Inalco/USPC

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« Peuples des Balkans, fédérez‑vous ! » : projets pour une résolution pacifique de la question d’Orient au tournant du XXe siècle ‘People of Balkans Federate Yourselves!’ Projects for a Peaceful Settlement of the Eastern Question at the Turning of the 20th Century ‘Λαοί των Βαλκανίων ενωθείτε σε ομοσπονδία!’ σχέδια για ειρηνική διευθέτηση του Ανατολικού Ζητήματος στις αρχές του 20ου αιώνα

Nicolas Pitsos

1 Comment quelqu’un peut-il avoir eu l’idée de venir à Paris prêcher la paix universelle, au moment où l’on ne parlait que de la guerre des Balkans et de la course aux armements en Europe ? Mystère ! Toujours est-il que, le soir du 21 février 1913, un homme âgé à la barbe neigeuse s’est adressé, s’exprimant en persan, à un public réuni dans la salle de l’Union Chrétienne des Jeunes Gens, rue Trévise. Invité par l’Alliance spiritualiste, cet orateur n’était autre qu’Abdoul Baha Abbas, fils du fondateur et chef de la religion bahaïste1. Le sermon qu’il prononça, préconisait l’alliance des peuples et l’union de tous les êtres humains. Il fut écouté religieusement, et nul applaudissement n’interrompit sa voix. Aussi bien, Abdoul Baha Abbas prêchait‑il devant un public acquis à ses idées. « Nous devons avouer », souligne l’annonce du Journal, « dans l’intérêt de la vérité, que celui‑ci n’était pas très nombreux2 ».

2 Malgré l’affluence restreinte à cette réunion, la résolution pacifique de la guerre qui s’était déclenchée en automne 19123, menaçant la paix européenne et dévastant la péninsule des Balkans, rencontrait un écho plus largement favorable au sein de la société française de l’époque. Ces réactions contrastaient avec la conception fataliste à l’égard de l’état de la paix dans les Balkans. La majorité des Français contemporains de

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ce conflit étaient par ailleurs familiarisés avec l’idée d’une inflammabilité inhérente à cette région, comme l’exprime de manière éloquente Guy de Cassagnac dans son journal l’Autorité : Les Balkans sont en feu ! (…) si l’on interrogeait un simple citoyen sur cette grave question et si on lui demandait : Que pensez‑vous des Balkans ? À coup sûr, il répondrait : ce doit être une matière des plus inflammables (…) Peut‑être est‑ce une marque de briquets nouveaux ? On prétend que ces Balkans s’allument si facilement4 !

3 L’objectif de cet article est de nuancer cet aphorisme omniprésent tout au long du XIXe siècle dans la presse ou la correspondance diplomatique, mais aussi par la suite dans une certaine tradition historiographique5. Il s’agit, d’un côté, de revisiter cette représentation dominante des Balkans et des Balkaniques comme fatalement belliqueux et voués inéluctablement à des passions chauvines, en présentant un tableau panoramique et synthétique d’une approche pacifiste des relations interbalkaniques au tournant du XXe siècle. D’un autre côté, il convient de repérer les acteurs et les projets liés à un règlement pacifique des conflits et des différends liés à la question d’Orient dans sa dimension balkanique à la veille et pendant la Grande Guerre. Consultant les actes des congrès pour la paix dans le cadre desquels la situation et l’avenir des Balkans ont été débattus, les mémoires des protagonistes d’une politique alternative dans les Balkans, et les manifestes publiés dans la presse, il s’agit de reconstituer le paysage des initiatives entreprises en vue d’une solution pacifique des enjeux de la question d’Orient.

La question d’Orient dans sa dimension balkanique

4 La, ou plus précisément, les questions d’Orient6 renvoient à une série de confrontations diplomatiques ou militaires pour l’hégémonie politique, économique ou culturelle, dans des régions désignées sous le terme générique d’« Orientales » par des experts scientifiques ou politiques des grandes puissances européennes. Dans sa dimension ottomane, la question d’Orient est synonyme d’antagonismes, se manifestant à trois échelles et opposant trois catégories d’acteurs : en premier lieu, les grandes puissances européennes à l’Empire ottoman7 ; ensuite, les États issus de l’Empire ottoman entre eux8 ou contre l’Empire ottoman9 ou les grandes puissances10 ; enfin, des communautés linguistiques et confessionnelles à l’intérieur de l’Empire ottoman ou au sein des États héritiers de cet empire. L’objectif de ces antagonismes fut toujours la suprématie politique, économique et culturelle sur les territoires gouvernés par les sultans jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, notamment au Caucase, au Moyen‑Orient, en Méditerranée et dans les Balkans11. C’est d’ailleurs dans cette péninsule, invention géopolitique des savants et érudits allemands et français du XIXe siècle12, que cette séquence des relations internationales voit le jour avant de monopoliser pendant longtemps l’intérêt diplomatique, à tel point que la question d’Orient se réduit parfois à son seul aspect balkanique.

5 Depuis la conquête de l’Afrique du Nord jusqu’au partage du Moyen‑Orient et de la Méditerranée orientale en sphères d’influence après la Grande Guerre, des projets expansionnistes alternent avec des mouvements nationalistes préparés et organisés par des élites socioculturelles à l’intérieur de l’Empire ottoman et soutenus ou orchestrés par des puissances européennes à l’extérieur de celui‑ci.

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6 Dans un empire où le sujet‑individu était conçu en termes d’appartenance confessionnelle et où la vie sociale était organisée et structurée autour de la notion de millet, c’est‑à‑dire la délégation de pouvoirs de la part de l’autorité centrale aux représentants des différentes communautés religieuses officiellement reconnues par les sultans, l’avènement de la notion de Nation allait à la fois constituer un dilemme et être à l’origine de divers mouvements insurrectionnels aboutissant à la création d’États‑nations13. La mythologie nationale de chaque construction étatique14 s’édifia autour du triptyque continuité historique de la Nation, antériorité de sa présence sur les territoires revendiqués et supériorité culturelle face à ses concurrents. Parallèlement, des campagnes de propagande adressées à l’extérieur ont essayé de convaincre du bien‑fondé de ces arguments et projets irrédentistes, tandis que des campagnes d’intimidation à l’intérieur des territoires convoités, ont visé à convaincre les populations locales de leur appartenance à tel ou tel autre État‑nation, à coup de politiques d’assimilation forcée, de discrimination ou d’expulsions.

7 Entre la fin du XIXe siècle et celle de la Grande Guerre, la question d’Orient dans sa dimension balkanique, est déclinée en plusieurs composantes et se déclenche à plusieurs reprises : question crétoise, question macédonienne donnant lieu à une révolte en 1903 et à deux guerres en 1912 et en 1913, annexion de la Bosnie‑Herzégovine par l’Empire austro‑hongrois en 1908, question albanaise, opérations militaires sur le front de l’Orient.

8 À côté d’une approche nationaliste‑expansionniste‑militariste de ces situations conflictuelles, il y a eu aussi des voix qui se sont prononcées pour leur règlement pacifiste. Ces engagements se sont surtout manifestés et ont acquis tout leur sens dans le cadre des tensions diplomatiques et des confrontations militaires des années juste avant et pendant la Grande Guerre.

Les pacifistes‑fédéralistes des Balkans contre les guerres balkaniques

9 Dans cette perspective, ce sont surtout les socialistes dans les Balkans et dans le reste du continent européen qui se sont opposés au déclenchement de la Première Guerre balkanique. Cette guerre fut déclarée par les quatre royaumes balkaniques (bulgare, grec, monténégrin et serbe) contre l’Empire ottoman, avec comme prétexte le manque de réformes dans les possessions européennes de l’Empire. Bien qu'elle ait été présentée par les belligérants agresseurs comme une guerre de délivrance de populations chrétiennes opprimées, les socialistes l'ont soupçonnée de servir les projets expansionnistes des quatre royaumes balkaniques. Ainsi, en Roumanie, dès septembre 1912, des manifestations importantes avaient eu lieu contre la guerre. À la Skouptchina (скупштина), l’assemblée serbe, les deux députés socialistes Dragiša Lapčević et Kaslerović, seuls contre tous, ont protesté énergiquement contre la rhétorique et les arguments de la guerre15. De son côté, Yanko Sakazov, s’exprima à la Sobranié (събрание), le parlement bulgare, en faveur de la paix16. Seule exception notable à cette condamnation commune de la guerre au sein de la IIe Internationale, les formations socialistes en Grèce, où on n’a enregistré que des oppositions sporadiques et isolées à l’instar de celle de Constantinos Zachos. Cet avocat de profession, accusé par le gouvernement grec d’avoir mené une campagne contre la guerre, fut menacé d’exécution. Sa participation à l’organisation du mouvement ouvrier de sa ville natale

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de Volos en Thessalie, ainsi que ses engagements en faveur de la libre pensée, ont amené les journalistes de la Bataille syndicaliste, tribune de la CGT, à le surnommer le « Ferrer17 grec » et voir en lui une cible privilégiée, véritable bouc émissaire du capitalisme‑militarisme‑cléricalisme grec18.

10 Dans leur manifeste à la veille de la Première Guerre balkanique, ses camarades de l’Empire ottoman et des Balkans dénoncent les mobiles chauvinistes de la guerre et invitent les masses ouvrières et paysannes ainsi que toutes les démocraties sincères à se joindre à eux, mettant en avant la conception socialiste de la solidarité internationale et s’opposant à la politique des violences sanglantes. Par ailleurs, le manifeste insiste sur le fait que les prolétaires des Balkans n’ont rien à gagner à une aventure guerrière, car vaincus et vainqueurs verront s’élever plus forts et plus arrogants encore, sur des monceaux de cadavres et de ruines, « le militarisme, la bureaucratie, la réaction politique et la spéculation financière avec leur cortège habituel de lourds impôts et de renchérissement de la vie, d’exploitation et de misère profonde19 ». De surcroît, les socialistes avertissent leurs concitoyens que la guerre risque d’avoir des conséquences géopolitiques redoutables pour les pays balkaniques à cause de l’intervention des grandes puissances européennes, soit en tant qu’arbitres de partages territoriaux, soit en tant que sauveurs des pays balkaniques vaincus, ce qui accentuerait davantage leur statut de dépendance vis‑à‑vis de leurs protecteurs intéressés.

11 En novembre 1912, le congrès socialiste convoqué à Bâle, dans un contexte de tensions croissantes et des complications issues de la guerre balkanique20, demande aux socialistes de continuer leur action contre la guerre et pour la paix par tous les moyens appropriés. Quelques mois plus tard, à la veille de la Deuxième Guerre balkanique en juillet 1913, les socialistes, en Roumanie, en Serbie21 ou en Bulgarie22, se mobilisent de nouveau contre la reprise des hostilités qui opposent, cette fois‑ci, la Bulgarie à ses ex‑alliés au sujet du partage des territoires conquis sur l’Empire ottoman.

Les pacifistes‑fédéralistes des Balkans contre la Grande Guerre

12 Lorsqu’éclata la Première Guerre mondiale, les partis socialistes des Balkans se sont divisés en deux camps opposés, à l’instar de ce qui s’est passé à l’échelle de la social‑démocratie européenne : d’une part, les socialistes « patriotes » rangés au côté des gouvernements prêts à s’impliquer dans le conflit, d’autre part, les socialistes pacifistes défendant la neutralité de leurs pays et condamnant la guerre23.

13 Dans ce grand marché d’opportunismes diplomatiques, ce grand partage du monde en sphères d’influence que fut la Grande Guerre, les gouvernements des pays balkaniques ont pris parti pour la Triple Entente ou la Triple Alliance, ont marchandé leur entrée en guerre ou leur neutralité, à l’aune de ce qu’ils considéraient comme étant la position la plus avantageuse pour la promotion de leurs « Grandes Idées », autrement dit de leurs revendications territoriales dans le cadre de la question d’Orient. Face à un tel contexte géopolitique et idéologique, Christian Rakovski24, figure de proue du socialisme balkanique, convoque une conférence des partis socialistes des Balkans à Bucarest, en juillet 1915. Les partis serbe, roumain, ainsi que la Federacion de Salonique25 et les « socialistes de gauche26 » bulgares envoyèrent des délégués. En revanche, les « socialistes de droite », de Bulgarie et les socialistes regroupés autour de

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Platon Drakoulis27 en Grèce, n’y étaient pas représentés. En ce qui concerne plus particulièrement cette fraction des socialistes grecs, elle soutint l’intervention de la Grèce aux côtés des alliés franco‑britanniques, afin de réaliser l’objectif d’expansion territoriale incarnée par la Grande Idée28. En revanche, les conférenciers réunis dans la capitale roumaine adoptèrent un manifeste contre la guerre demandant la cessation immédiate des combats, et se rallièrent à Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et aux socialistes des pays belligérants, restés fidèles aux principes de l’Internationale. Christian Rakovski participa d’ailleurs à la réunion pacifiste de Zimmerwald en septembre 1915.

14 En effet, une des questions essentielles qui divisa le mouvement socialiste au déclenchement de la Première Guerre mondiale fut la distinction entre guerres offensives condamnables, détestables, et guerres défensives, considérées comme justes et légitimes29. La pertinence d’une telle distinction était déjà jugée incertaine et insatisfaisante par des théoriciens socialistes ayant commenté les guerres balkaniques de 1912‑1913. À ce propos, Francis Delaisi fit remarquer que les gouvernements balkaniques avaient essayé de se présenter en état de légitime défense alors même qu’ils avaient déclaré la guerre en justifiant leur initiative par l’absence de réformes dans l’Empire ottoman et en soutenant que s’ils avaient attaqué, c’était pour mieux se défendre30.

15 Ceux qui n’ont pas suivi les dirigeants balkaniques dans leurs acrobaties syllogistiques et qui ont préféré opter et œuvrer pour une résolution pacifique de cette question ont mis en avant plusieurs idées et projets. Parmi ceux‑ci figurent en premier lieu le recours à la juridiction de la Cour de La Haye31, instituée en 1899, pour un arbitrage pacifique des différends, principe défendu par Émile Arnaud, président de la Ligue internationale de la paix et de la liberté, Lucien le Foyer32, Francis de Pressensé33, et qui fut rappelé au Congrès universel de la paix à Budapest en 189634. L’internationalisation des villes situées au carrefour de convoitises et de revendications conflictuelles, ou encore la décentralisation de l’Empire ottoman soutenue par la fraction plus « libérale » des Jeunes‑Turcs ont été deux propositions supplémentaires et complémentaires à celle de l’arbitrage. D’autre part, un des principes fondamentaux fréquemment évoqués par les défenseurs de la paix au sein de leurs congrès, à Rouen en 190335, après la répression sanglante de la révolte d’Ilinden en Macédoine ottomane36, ou à Stockholm en 1910 à l’occasion de la question crétoise, était le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

16 Mais, comment appliquer en pratique cette prérogative théorique dans des régions où comme c’était le cas dans les possessions balkaniques de l’Empire ottoman, notamment en Macédoine37, des populations d’ambitions divergentes cohabitaient, tout en envisageant leur futur de manière diverse et variée, depuis une volonté d’autonomie‑indépendance, jusqu’aux desseins d’associer leur destin à celui des pays voisins, en passant par des partisans d’un maintien du statu quo ? Dans une telle configuration sociogéographique « où les éléments sont excessivement mêlés, où les frontières ethnographiques n’existent même pas, le principe des nationalités ne sert qu’à masquer une politique de conquête territoriale38 », affirmait Christian Rakovski.

17 À ce propos, le Congrès universel de la paix, tenu à La Haye en automne 191339, déplora que le traité de Bucarest mettant fin aux guerres balkaniques n’ait pas demandé directement aux populations concernées par le tracé des nouvelles frontières leur avis sur les décisions de partage prises par les plénipotentiaires des pays belligérants.

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Les projets de fédéralisation dans les Balkans au XIXe siècle

18 Afin de dépasser cette aporie et de délier l’imbroglio du principe des nationalités, plusieurs voix se sont prononcées, tout au long du XIXe siècle, en faveur de l’organisation d’une fédération démocratique des peuples balkaniques, sur le modèle des fédérations suisse ou américaine. À leurs yeux, cette démarche représentait la seule recette pour une résolution pacifique de la question d’Orient, le seul moyen de faire coexister des communautés rivales sur le plan politique, et concurrentes sur le plan économique. Elle évolua par la suite dans le sillage et au contact de projets saint‑simoniens, proudhoniens, de construction des États‑Unis d’Europe ou de libéralisation des marchés. Charles Gobat ou Henri la Fontaine40 résument bien ce parcours, eux qui rêvent en pleine guerre balkanique de faire de l’Orient européen une fédération de peuples libres voués à l’industrie et au commerce, internationalisant la ville d’Istanbul, transformée ainsi en carrefour où viendraient fraterniser les hommes de toutes origines après la construction des voies ferrées financée par la collaboration de capitaux de toutes provenances. Cependant, cette idée avait déjà une longue histoire, remontant au moins à la fin du XVIIIe siècle et aux premières ébauches d’une évolution fédéraliste de l’Empire ottoman (voir tableau ci‑dessous). Rhigas Velestinlis41 (ou Féraios), né dans la ville ottomane de Velestino en Thessalie (Grèce de nos jours), fut un des premiers théoriciens d’une telle orientation et organisation politique de la péninsule balkanique. Son engagement en faveur de la fédéralisation et de la démocratisation de l’Empire ottoman a été relayé et repris par plusieurs générations de penseurs et d’acteurs politiques dans les Balkans, ou originaires de cette région. Des projets hésitant entre fédération et confédération, centre danubien ou macédonien, régime démocratique ou monarchique, se sont succédé tout au long du XIXe siècle. Leur définition juridique, leur délimitation géographique et leur organisation politique dépendaient à la fois des filiations de leurs inspirateurs à telle ou telle autre communauté linguistique et confessionnelle, groupe socioéconomique et famille idéologique, mais aussi des conjonctures géopolitiques de leur époque. Ce fut ainsi que, dans le sillage des mouvements révolutionnaires du Printemps des peuples de 1848, ou à la suite des échos des mouvements pour l’unification italienne et allemande, une société secrète, la Fédération démocratique orientale, fut fondée à Belgrade en 1865. Le journal grécophone, Iris, publié à Bucarest depuis 1867, tribune de cette société secrète, résume ses objectifs en soulignant que les pays issus de l’Empire ottoman, faibles et affaiblis, ont besoin de s’unir, afin de faire face aux convoitises des grandes puissances européennes extérieures aux Balkans, désireuses d’y étendre leur influence pour y promouvoir leurs propres intérêts42. La fondation de la Ligue internationale de la paix et de la liberté à Genève en 1867, avec comme but suprême la création des États‑Unis d’Europe, contribua elle aussi au renforcement de ce courant fédéraliste. En 1869, lors du congrès de la Ligue tenu à Lausanne, un comité spécial consacré à l’étude de la question d’Orient conclut que celle‑ci ne saurait être résolue que sur la base de principes démocratiques et fédéralistes, présupposant l’autonomie et/ou l’indépendance préalable des différents peuples des Balkans. Entre 1860 et 1870, une série de projets allant dans ce sens a été élaborée et énoncée, à l’instar de la proposition de Vasa Pelagić prônant la création d’une Fédération balkano‑carpate, allant des

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montagnes des Carpates à la mer Égée, et de la mer Adriatique la mer Noire43. Après les conflits des années 1876‑1878 qui ont fortement agité les Balkans ottomans, une nouvelle société, la Confédération orientale44 fut fondée en 1884 à Athènes. Son programme affirmait que la véritable liberté des peuples des Balkans résidait dans leur alliance fraternelle, car liés ainsi, ils obtiendraient une puissance susceptible de garantir leur indépendance politique face à des manipulations extérieures. Après la guerre serbo‑bulgare de 1885, l’intensification des luttes pour la délimitation de sphères d’influence en Macédoine ottomane, et face à un rapprochement diplomatique gréco‑serbe, cette société rejoignit les préoccupations de l’Alliance des peuples des Balkans, constituée à Belgrade en 189045.

Tableau 1 : Généalogie de projets en vue de l’organisation d’une Fédération balkanique, fin XVIIIe – fin XIXe siècle

Période Protagonistes Institutions

Fin Rhigas Féraios (théoricien d’une Fédération XVIIIe siècle balkanique, sujet ottoman du Rûm millet)

1850‑1870 Hristo Botev, Liouben Karavelov, Vasil Levski (théoriciens socialistes de l’Empire ottoman, défenseurs de la cause nationale bulgare)

Panagiotis Panas (socialiste grec)

Vasa Pelagić (théoricien d’une Fédération balkano‑carpate)

Svetozar Marcovic (socialiste serbe)

1865 Fondation à Belgrade de la société secrète Fédération démocratique orientale

1869 Ligue pour la Paix et la Liberté (le principe d’une résolution fédérale de la question d’Orient est adopté à son congrès à Lausanne)

1884 Création à Athènes de la Confédération orientale

1885 Dmitar Blagoev (socialiste bulgare)

1890 Création à Belgrade de l’Alliance des peuples des Balkans

1894 Paul (ou Panayotis*) Argyriadès (avocat Création à Paris de la Ligue de la socialiste français) Confédération balkanique

* Dans l’Almanach de la Question sociale, en 1894, Argyriadès est cité avec le prénom Panayotis. Voir l’Almanach de la Question sociale, 1894, p. 200.

19 Entre les premières visions fédéralistes du siècle des Lumières et celles précédant la Grande Guerre, l’année 1894 représente une étape importante. Dans un contexte

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d’exacerbation des conflits liés à la question macédonienne, où les nationalismes des pays balkaniques voisins de l’Empire ottoman qui convoitaient la Macédoine ottomane s'opposaient à une gestion autoritaire de cette région par le régime d’Abdülhamid II, Paul Argyriadès46, avocat à la cour d’appel de Paris et directeur de la revue la Question sociale, crée la Ligue de la Confédération balkanique. L’article 2 de ses statuts stipule que le but de la Ligue est de poursuivre la réalisation d’une Confédération de tous les peuples de l’Europe orientale et de l’Asie Mineure47. Lors de la conférence fondatrice de cette association, Sebastião de Magalhães Lima, le socialiste portugais, affirme que : C’est dans la fédération que réside le vrai fondement de la paix. Peuples fédérés équivaut à des peuples solidaires. Dans les sociétés modernes, il y a deux sortes de guerres : la guerre de l’homme contre l’homme, due à l’exploitation capitaliste, et la guerre des peuples contre les peuples, due à la fureur militariste. Pour supprimer la guerre de l’homme contre l’homme il faut solidariser les travailleurs ; pour supprimer la guerre des peuples contre les peuples, il faut solidariser les nations. C’est pourquoi j’ai toujours réclamé dans mon pays la fédération ibérique. La fédération, c’est la République perfectionnée, élargie, étendue. Être républicain et socialiste et n’être pas fédéraliste, c’est une contradiction, une absurdité (…)48.

20 Cette initiative reçoit un écho favorable au Congrès universel de la paix tenu à Anvers en 1894, mais elle reste lettre morte, au moins jusqu’à l’avènement de la révolution des Jeunes‑Turcs en juillet 1908. À cette occasion, Christian Rakovski revient sur l’idée d’une fédéralisation des Balkans et s’interroge sur la place de la Turquie ottomane dans un tel projet. Dans son essai intitulé Vers l’Entente balkanique !, il commente le fait qu’à « l’époque où en Turquie régnait l’absolutisme hamidien, elle aurait été forcément exclue d’une telle constellation politique. (…) aujourd’hui encore, pour que la Turquie soit tout à fait au niveau de son grand rôle, la révision s’impose dans un sens largement démocratique de la Constitution de 187649 ». Le processus de démocratisation de la société ottomane annoncé dans les discours des Jeunes‑Turcs au moment de la révolution de juillet 1908, saluée et accueillie, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des Balkans, comme signe annonciateur d’un règlement pacifiste de la question d’Orient est toutefois progressivement abandonné.

21 Cependant, les socialistes des Balkans réunis à Belgrade en janvier 1910 essayent de donner un nouvel élan au projet fédéraliste et au processus de démocratisation, en déclarant que le groupement des forces économiques en un tout, l’abolition des frontières artificiellement créées, l’établissement d’une pleine réciprocité et la défense contre les dangers communs : (…) ne peut se faire ni par la politique militariste des monarchies et des régimes bourgeois réactionnaires qui sème la haine et anéantit la puissance économique et politique des peuples ; ni par l’appel aux États capitalistes européens les classes possédantes et gouvernantes, soit monarchiques, soit républicaines, ne pouvant renoncer à leur politique conquérante. Comme représentant politique de la classe ouvrière qui ne partage pas l’antagonisme national des classes dominantes, la Social‑démocratie a une mission supérieure ; elle est le facteur lu plus conscient de la solidarité des peuples du Sud‑Est européen (…) elle se dresse tout d’abord contre l’impérialisme de l’Autriche et le tsarisme russe50.

22 Pour propager ces idées et gagner les populations à cette cause, Rakovski parcourt en 1911 les Balkans. Ses discours sont salués par des ovations, comme à Salonique, où il parla devant quelque 8 000 personnes51. Dans cette ville ottomane, l’idée d’une République fédérale était déjà cultivée et développée par Abraham Benaroya52 et ses camarades représentants de la Federacion, association ouvrière créée au lendemain de l’euphorie de la révolution de juillet 1908 qui constitue une des premières

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manifestations de la pensée socialiste au sein de l’Empire ottoman. Le nom choisi par la Federacion de Salonique renvoyait à la fois à sa conception organisationnelle qu’à sa vision pour une transformation et une évolution de l’Empire ottoman vers une République fédérale53. Ainsi, Saül Nahum, délégué de la Federacion de Salonique à Paris, déclare‑t‑il, à la veille de la Première Guerre balkanique, que si les socialistes arrivent à se faire entendre54, la question d’Orient peut entrer dans une nouvelle phase. De leur côté, le député socialiste bulgare Sakazov, ou son camarade serbe, Lapčević, opposent à l’alliance militaire entre les royaumes balkaniques, l’idéal d’une confédération55, censée unir tous les peuples des Balkans pour une œuvre de paix, de liberté et de progrès56.

23 Cette position, reprise dans le manifeste commun des partis socialistes des Balkans et de l’Empire ottoman, fut également soutenue par Gaston Moch, fondateur de l’Institut international de la paix à Monaco, dans un article qu’il publie dans la revue États‑Unis d’Europe, organe de la Ligue internationale de la paix et de la liberté ; il y déclare que la Confédération balkanique doit enfin voir le jour et, qu'à côté d’elle, l’Union européenne doit naître en même temps. Quelques mois plus tard, le Parti social‑démocrate bulgare publie un manifeste qui s’oppose à la reprise des hostilités, déclare que le salut des peuples balkaniques est dans une République fédérale et démasque les mobiles nationalistes qui avaient régi l’action des gouvernements balkaniques lors de la déclaration de la guerre. Le manifeste conclut en constatant que : parmi les territoires occupés par la Bulgarie, il y en a où la nationalité bulgare n’existe pas, ou presque pas, la Serbie et la Grèce en ont également occupé d’autres où il n’y a pas de Serbes et de Grecs, ou bien où ils ne sont que des minorités insignifiantes (...). Le progrès social, la liberté, l’indépendance et l’unification nationale ne peuvent être réalisés que par la fédération des peuples balkaniques. (...) La social‑démocratie bulgare demande la cessation immédiate de la guerre, la conclusion d’une union douanière, l’institution d’un Parlement commun pour tous les pays balkaniques, une politique financière unique et la pleine liberté pour toutes les nationalités unies dans la confédération balkanique57.

24 Ce souhait et projet pour un règlement fédéraliste de la question d’Orient se concrétise davantage avec la création, en pleine guerre mondiale en 1915, d’une fédération des partis sociaux‑démocrates balkaniques58. Son objectif était de lutter pour une République fédérale des Balkans sur la base d’un régime démocratique. À ce propos, Christian Rakovski considéra les travailleurs des pays balkaniques comme le moteur et l’acteur principal d’une telle construction, en affirmant que « le prolétariat des pays balkaniques est appelé à travers sa lutte, à imposer sur la bourgeoisie, la réalisation de la Fédération balkanique59 ». Au lendemain de la Grande Guerre, Aristoteles D. Sideris, commentant la proposition du Parti socialiste serbe au sujet de la question macédonienne, affirme qu’un nouveau partage de la Macédoine entre les États balkaniques et l’« interbalkanisation » de Salonique ne ferait qu’attiser de nouveau la concurrence entre les différents pays de la région. Au contraire, selon le député socialiste grec, la seule méthode de règlement radical de la question balkanique « se trouve dans une Fédération démocratique des États balkaniques60 ».

Tableau 2 : Protagonistes d’initiatives pour la mise en place d’une Fédération balkanique entre les conflits de 1912‑1913 et la Grande Guerre

Noms Éléments biographiques Organisation

Benaroya Abraham Vidin (Empire ottoman) 1887 – Jaffa Fédération socialiste ouvrière de (Israël) 1979 Salonique

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Giannios Nikos Andros (Grèce) 1885 – Athènes Centre social‑démocrate d’Istanbul, (Grèce) 1958 Centre socialiste d’Athènes

Kirkov Georgi Pleven (Empire ottoman) 1867 – Sofia Parti socialiste bulgare (Bulgarie) 1919

Lapčević Dragiša Užice (Serbie) 1867 – Požega (Serbie) Parti socialiste serbe 1939

Rakovski Christian Gradets (Empire ottoman) 1873 – Parti social‑démocrate roumain Oryol (URSS) 1941

Sakazov Yanko Shumen (Empire ottoman) 1860 – Parti socialiste bulgare Sofia (Bulgarie) 1941

Tuković Dimitrija (Serbie) 1881 – (Serbie) 1914 Parti socialiste serbe

Vlahov Dimitar Kilkis (Empire ottoman) 1878 – Fédération socialiste ouvrière de Belgrade (Yougoslavie) 1953 Salonique

Conclusion

25 Ainsi au début du XXe siècle, à côté d’une perception nationaliste, expansionniste et belliciste des règlements des différends liés à la question d’Orient, des solutions pacifistes se sont également profilées. Énoncées et élaborées par une série d’acteurs individuels et institutionnels, elles se sont surtout cristallisées autour des projets d’inspiration fédéraliste. Cette idée, puisant dans l’héritage des mouvements fédéralistes et pacifistes du XIXe siècle, est largement soutenue par les partis socialistes aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des Balkans. Elle se développa, par ailleurs, parallèlement à l’idée d’une construction fédérale à l’échelle européenne. Cependant, malgré une première adhésion de principe à ce modèle politique, les représentants socialistes sont divisés entre une fédéralisation visant à subordonner les revendications liées aux questions nationales aux prérogatives de la question sociale, et une fédéralisation au service de desseins nationaux. Ces divergences dans la définition et la perception réémergent dans le cadre de l’agitation que traverse la IIe Internationale lors du déclenchement de la Grande Guerre. Néanmoins, l’idée d’une Fédération inclusive, comme moyen de dépasser les intérêts conflictuels des différents États dans les Balkans, au profit d’une action et évolution politique commune, persiste dans ce contexte de polarisation et elle est défendue par des personnalités socialistes restant fidèles à ses principes supranationaux et supra‑communautaires. Malgré les revers subis sur les champs de bataille du front d’Orient, elle poursuivit son chemin bien après le premier conflit mondial, pendant l’entre‑deux‑guerres61, ainsi que dans le contexte idéologiquement polarisé de la guerre froide.

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NOTES

1. Le bahaïsme est une religion monothéiste prônant l’unité spirituelle de l’humanité. Elle a été fondée dans le Moyen‑Orient ottoman, au milieu du XIXe siècle, par le Persan Mīrzā Ḥusayn-ʿAlī Nūrī, surnommé Bahāʾ‑Allāh (en arabe « Gloire ou splendeur de Dieu »). Son fils et successeur, Abbas effendi ou Abd‑al‑Baha, s’attelle à promouvoir la foi baha’ie en dehors des territoires de l’Empire ottoman et, à ce titre, il séjourne à plusieurs reprises en France, en Angleterre et aux États‑Unis, entre 1911 et 1912. Sur la vie de ce pacifiste‑humaniste, voir Solange LEMAITRE, 1952, Une grande figure de l’unité : Abdul Baha, Paris : Adrien‑Maisonneuve. 2. « Le Persan pacifiste », le Journal, 22 février 1913. 3. En octobre 1912, une coalition de quatre États balkaniques (Bulgarie, Grèce, Monténégro, Serbie), proclama la guerre à l’Empire ottoman, avec comme objectif la

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conquête de ses territoires européens. Sur ce conflit, voir Catherine HOREL (dir.), 2014, les guerres balkaniques (1912‑1913) : conflits, enjeux, mémoires, Bruxelles : Peter Lang, et Jean‑Paul BLED et Jean‑Pierre DESCHODT, 2014, les guerres balkaniques 1912‑1913, Paris : Presses de l’université Paris‑Sorbonne. 4. Guy de CASSAGNAC, « De l’inflammabilité des Balkans », l’Autorité, 13 octobre 1912. 5. Cette représentation des Balkans comme un espace particulièrement voué à la violence a été étudiée et commentée dans plusieurs ouvrages. Maria Todorova affirme que de même que l’Orient, les Balkans servirent de dépositoire de représentations négatives, dépréciatives, contre lesquelles une certaine image auto‑laudatrice de l’Europe occidentale a été construite. Voir Maria TODOROVA, 1997, Imagining the Balkans, New York: Oxford University Press, p. 188. Voir aussi John R. LAMPE, 2006, Balkans into Southeastern Europe: A Century of War and Transition, New York: Palgrave Macmillan. 6. Ce terme issu du jargon diplomatique aurait été employé pour la première fois d’après l’Encyclopédie britannique, au moment du congrès de Vérone (1822), dans le cadre de la révolte déclenchée dans la partie méridionale de la Grèce de nos jours contre l’autorité du sultan et sur arrière‑plan de menace d’une nouvelle guerre russo‑ottomane se profilant à l’horizon. Pourtant, ce n’est qu’à l’occasion de la crise de 1839‑1840, opposant le khédive d’Égypte Mehmet Ali au sultan Mahmud II et à travers eux, la France et la Grande‑Bretagne, que l’usage de ce terme a été consacré dans le vocabulaire des relations internationales. Pour une histoire événementielle retraçant les étapes successives de cette question, dans leur dimension militaire et diplomatique, voir Alexander Lyon MACFIE, 1996, The Eastern Question, 1774‑1923, London: Longman et Ernest WEIBEL, 2002, Histoire et géopolitique des Balkans de 1800 à nos jours, Paris : Ellipses. 7. À l’instar de la guerre russo‑ottomane de 1877‑1878. 8. Ce fut le cas de la guerre serbo‑bulgare en 1885. 9. On pourrait citer l’exemple de la Première Guerre balkanique ou encore la guerre gréco‑ottomane de 1897. 10. La guerre douanière, dite « guerre des cochons », opposant la Serbie et l’Autriche‑Hongrie entre 1906 et 1911 fait partie de cette catégorie. 11. Pour une déclinaison de ces différentes expressions spatiales de la question d’Orient, voir Stéphane YERASIMOS, 1993, Questions d’Orient : frontières et minorités, des Balkans au Caucase, Paris : La Découverte. 12. Le terme de péninsule balkanique (Balkanhalbinsel) revient à un géographe prussien, Johann August Zeune, qui l’utilisa pour la première fois en 1808 pour désigner un espace aux contours géographiques relativement flous, bordé à l’est par la mer Égée, à l’ouest par la mer Ionienne et Adriatique, et délimité au sud par le Péloponnèse et l’île de Crète et au nord par le Danube et les Carpates. Cet espace avait connu auparavant plusieurs appellations. Parmi celles‑ci, on retrouve les termes de péninsule d’Haemus, de péninsule thraco‑hellénique ou illyrienne utilisés par le géographe français Élisée Reclus, ou encore l’appellation de Turquie d’Europe. Pour une généalogie de différents noms employés pour désigner cet espace au XIXe siècle, voir Michel SIVIGNON, 2009, les Balkans : une géopolitique de la violence, Paris : Belin et Maria TODOROVA, 1997, op. cit., pp. 21‑37. 13. Pour une histoire de la construction des États‑nations dans les Balkans du XIXe siècle, voir Barbara JELAVICH, Charles JELAVICH and Peter SUGAR, 1977, The

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establishment of the Balkan National States, 1804‑1920, Seattle‑London: University of Washington Press. Mark Mazower affirme que les dirigeants de ces nouvelles entités étatiques devaient créer des « nations » à partir de sociétés paysannes imprégnées d’une Weltanschung ottomane marquée par une définition pré‑nationale de l’identité individuelle ou collective. Voir Mark MAZOWER, 2002, The Balkans: A Short History, New York: Modern Library, p. 90. Voir aussi Kemal KARPAT, 1973, An Inquiry into the Social Foundations of Nationalism in the Ottoman State: From Social Estates to Classes, from Millets to Nations, Princeton: Princeton University, et Fikret ADANIR and Suraiya FAROQHI, 2002, The Ottomans and the Balkans, A Discussion of Historiography, Leiden: Brill. 14. Selon Anne‑Marie Thiesse, les instigateurs et initiateurs de chaque mouvement national essayent de construire une identité nationale en mettant en place une check‑list identitaire, dont les éléments fondamentaux sont : une lecture rétrospective du passé de l’espace occupé par l’État‑nation illustrant sa continuité historique, des ancêtres fondateurs, des héros incarnant les valeurs nationales, une langue, des monuments culturels et historiques, des lieux de mémoire, un paysage typique, un folklore vestimentaire, gastronomique, un animal emblématique. Voir Anne‑Marie THIESSE, 2001, la création des identités nationales : Europe XVIIIe‑XXe siècle, Paris : Seuil, p. 14. 15. Voir Bulletin périodique du Bureau Socialiste International (BSI), 1912, no 9, p. 25‑27. 16. Voir Bulletin du BSI, no 9, 2e supplément, p. 7‑11. 17. Référence à l’exécution, en 1909 à Barcelone, du libre‑penseur et pédagogue libertaire espagnol, Francisco Ferrer, suite à son accusation par le clergé catholique d’avoir été un des instigateurs du mouvement de protestation contre l’implication militaire de l’Espagne au Maroc. 18. « Une affaire Ferrer en Grèce », la Bataille syndicaliste, 3 décembre 1912. 19. « Le manifeste des Socialistes de Turquie et des Balkans contre la guerre », l’Humanité, 14 octobre 1912. Pour une présentation panoramique des initiatives développées par les socialistes des Balkans en vue d’un règlement pacifique de la crise, voir Jivka DAMIANOVA, 1989, « La Fédération contre l’alliance militaire : les socialistes balkaniques et les guerres balkaniques 1912-1913 », le Mouvement Social, no 147, p. 69‑85. 20. Surtout à cause du différend austro‑serbe, à savoir l’accès ou pas de la Serbie à la mer Adriatique. 21. Voir Bulletin du BSI, 1913, no 11, p. 71. 22. Ibid., p. 69‑71. 23. Ceux‑ci, fidèles à la doctrine internationaliste et percevant la nature du conflit déclenché en août 1914, comme le résultat de concurrences opposant les grandes puissances européennes de l’époque pour l’hégémonie politique, économique, culturelle avec en vue une nouvelle répartition de sphères d’influence, s’attelèrent à arrêter l’engrenage militariste et chauviniste. Rassemblés à Zimmerwald en septembre 1915, ils renouvelèrent leur rendez‑vous l’année suivante, du 24 au 30 avril, à Kienthal. 24. Sur Christian Rakovski, voir Francis CONTE, 1973, Christian Rakovski (1873‑1941) : essai de biographie politique, thèse de doctorat, Université Bordeaux III. 25. La Fédération socialiste ouvrière de Salonique, Federacion socialista laboradera en judéo‑espagnol, a été fondée en 1909, au lendemain de la révolution des Jeunes‑Turcs.

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Dirigée par le Juif sépharade, Abraham Benaroya, son organisation a été calquée sur le modèle fédératif du Parti social‑démocrate de l’Empire austro‑hongrois. Son but était de réunir les travailleurs de la ville de Salonique au sein d’un mouvement unitaire, au- delà de leurs appartenances et pratiques confessionnelles et linguistiques distinctes. Sur cette association socialiste à Salonique, voir Paul DUMONT, 1975, « Une organisation socialiste ottomane : la Fédération ouvrière de Salonique (1908‑1912) », Études balkaniques, no 11, p. 76‑88, Antonis LIAKOS, 1985, Η Σοσιαλιστική Εργατική Ομοσπονδία Θεσσαλονίκης (Φεντερασιόν) και η Σοσιαλιστική Νεολαία [La Fédération socialiste ouvrière de Salonique et la Jeunesse socialiste], Θεσσαλονίκη: Π αρατηρητής, et Centre d’Études Marxistes, 1989, Η σοσιαλιστική οργάνωση Φεντερασιόν Θεσσαλονίκης, 1909‑1918 [L’organisation socialiste Federacion de Salonique, 1909‑1918], Αθήνα: Σύγχρονη Εποχή. 26. Il s’agit d’une des deux fractions de la social‑démocratie en Bulgarie, représentant la tendance révolutionnaire et surnommée les « étroits » ou tesnyaki, l’autre étant les « larges » ou chiroki, dirigée par Yanko Sakazov. La rupture du mouvement socialiste bulgare eut lieu en 1903, parallèlement au schisme de la social‑démocratie russe. 27. Né à Ithaque en 1858, il fut un des pionniers du mouvement socialiste en Grèce. Son socialisme était influencé à la fois par les idées de la Société fabienne en Grande‑Bretagne et les principes d’un humanisme chrétien. 28. Le clivage au sein du mouvement socialiste en Grèce, reflète la division de l’opinion publique en Grèce pendant la Grande Guerre. Il oppose violemment en effet les neutralistes regroupés autour du roi Constantin aux partisans d'une intervention aux côtés de la Triple Entente, réunis autour du Premier ministre Elefthérios Venizélos. Il s’agissait de deux approches‑perceptions concurrentes de la politique extérieure grecque, concernant surtout l’impact de sa décision d’entrer ou ne pas entrer en guerre et de quel côté, sur le destin de ses revendications territoriales dans les Balkans et en Anatolie. Sur les positions des socialistes grecs pendant la Grande Guerre, voir Abraham BENAROYA, 1986 [1931], Η πρώτη σταδιοδρομία του ελληνικού προλεταριάτου [Les premiers pas du prolétariat grec], Αθήνα: Κομούνα, p. 89‑91. Voir aussi George B. LEON, 1976, The Greek Socialist Movement and the First World War: The Road to Unity, Boulder (Colorado): East European Quarterly; New York: Columbia University Press. 29. Cette distinction entre guerre défensive et guerre offensive était déjà introduite par Jean Jaurès dans son ouvrage sur la nouvelle armée publié en 1910. 30. Francis DELAISI, « Qui est l’agresseur ? », la Bataille syndicaliste, 18 octobre 1912. 31. Sévérine, « Malfaiteurs publics », Gil Blas, 20 octobre 1912. 32. Député du Parti radical. 33. Pacifiste, partisan des États‑Unis d’Europe, de la séparation entre l’Église et l’État, proche de Jean Jaurès, il dirige la rubrique des relations internationales dans l’Humanité. Voir Rémi FABRE, 2004, Francis de Pressensé et la défense des droits de l’homme : un intellectuel au combat, Rennes : Presses universitaires de Rennes. 34. Lors de ce congrès, il a été décidé que les hommes d’État, les publicistes et les chefs de partis seront invités à s’unir pour rechercher et trouver un moyen de résoudre la question d’Orient à l’amiable par un arbitrage. Voir Albert GOBAT, 1912, Résolutions textuelles des Congrès universels de la paix, Berne : Büchler & Co., p. 134. 35. Ibid., p. 141.

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36. Révolte organisée par l’ORIM (Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne) en juillet 1903. 37. À la fin du XIXe siècle, les vilayets de Monastir/Bitola et de Salonique, recouvrant la partie majeure de la Macédoine ottomane, deviennent le théâtre d’affrontements tantôt symboliques, à travers les batailles cartographiques, statistiques, historiographiques, tantôt militaires. Les gouvernements bulgare, grec, serbe et roumain essayent d’une part de convaincre, à travers leurs propagandes scolaires et religieuses, les sujets chrétiens de ces vilayets de leur appartenance aux États voisins de l’Empire ottoman. D’autre part, par l’intermédiaire de leurs propagandes diplomatiques, ils s’attellent à convaincre les opinions publiques et les autorités étatiques des grandes puissances européennes extérieures, du bien-fondé de leurs revendications, en se servant dans leurs campagnes de persuasion, de l’appui de personnalités politiques, scientifiques ou artistiques, favorables à leurs causes respectives. Enfin, sur le terrain de l’action militaire, des andartès, des comitadjis, membres de comités nationalistes grec, bulgare ou serbe, s’entretuent et terrorisent les populations locales, tout en s’affrontant en même temps aux bachibouzouks et aux soldats réguliers ottomans agissant pour le maintien ou le rétablissement de l’ordre public. 38. Voir Charles DUMAS, 1915, les socialistes et la guerre (discussions entre socialistes français et socialistes roumains), Bucureşti: Cercul de Editură Socialistă, p. 33‑34. Rakovski partage l’analyse de Rosa Luxemburg qui affirmait, dans une série d’articles publiée en 1908 sous le titre « Question nationale et autonomie », que soutenir le droit de séparation de chaque nation, n’étant d’ailleurs jamais un tout homogène et uniforme, signifie en réalité soutenir le nationalisme bourgeois. Sur cette question de la position de différents courants marxistes devant la question nationale, voir Georges HAUPT, Michaël LOWY et Claudie WEILL, 1997 [1974], les marxistes et la question nationale, 1848‑1914, Paris : L’Harmattan, p. 376. 39. Voir Actes du Congrès universel de la paix, La Haye, 1913, p. 130. 40. Charles GOBAT et Henri LA FONTAINE, « Le Bureau International de la Paix et la guerre des Balkans », la Démocratie, 13 novembre 1912. 41. Sur le projet fédéraliste de Rhigas Velestinlis, voir Yannis KORDATOS, 1974 [1945], Ρήγας Φεραίος καιη Βαλκανική Ομοσπονδία [Rhigas Féraios et la Fédération balkanique], Αθήνα: Επικαιρότητα. 42. Voir Michalis PAPAIOANNOU, 1995, Η Παρισινή Κομμούνα και η Ελλάδα [La Commune de Paris et la Grèce], Αθήνα: Σύχρονη Εποχή, p. 86. Sur les projets fédéralistes dans les Balkans de cette période, voir aussi Constantin IVANTCHEFF, 1930, l’idée des États‑Unis d’Europe et les projets d’une Confédération balkanique, Paris : J. Gamber, et Kruno MENEGHELLO‑DINCIC, 1958, « Les premiers fédéralistes bulgares : Georgui S. Rakovski », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 57, p. 295‑313. 43. Voir Dimitrije DJORDJEVIC, 1970, “Projects for the Federation of South‑East Europe in the 1860s and 1870s”, Balcanica, no 1, pp. 119‑145. 44. Voir Varban TODOROV, 1984, “The Society ‘Oriental Confederation’ and its activities during the 80ties and 90ties of the 19th century”, Balkan Studies, no 25, pp. 529‑537. URL : https://ojs.lib.uom.gr/index.php/BalkanStudies/article/view/5130 (consulté le 18 avril 2016). Voir aussi Loukianos HASSIOTIS, 2001, Η ανατολική ομοσπονδία: Δύο

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ελληνικές φεντεραλιστικές κινήσεις του 19 ου αιώνα [La Fédération orientale : deux mouvements fédéralistes grecs du XIXe siècle], Θεσσαλονίκη: Βάνιας.

45. Voir Dimitrije DJORDJEVIC, 1963, « La Société “L’Alliance des peuples des Balkans” en Serbie en 1890‑1891 : contribution à l’histoire des alliances balkaniques », Balkan Studies, no 4, pp. 138‑154. URL : https://ojs.lib.uom.gr/index.php/BalkanStudies/article/view/156 (consulté le 18 avril 2016). 46. Né en 1849, à Kastoria, en Macédoine ottomane, il réside en Grèce et en Roumanie, avant de poursuivre des études en droit, à Paris. Naturalisé Français en 1880, il pratique son métier d’avocat tout en s’adonnant en même temps à la défense et la promotion d’idées et de causes socialistes. Sur ses activités politiques en France, voir Loukianos HASSIOTIS, «Ενας Ελληνας εμιγκρές στην πατρίδα των επαναστάσεων: H δράση του Παύλου Αργυριάδη στο Παρίσι, 1871‑1900» [Un émigré grec au pays des révolutions : l’action de Paul Argyriadès à Paris, 1871‑1900], dans l’ouvrage collectif à la mémoire d’Elli SKOPETEA, Η δύση της ανατολής και η ανατολή της δύσης, 18ος‑20ος αιώνας, Μνήμη Ελλης Σκοπετέα [L’occident de l’orient et l’orient de l’occident, XVIIIe‑XXe siècles], Θεσσαλονίκη: University Studio Press, 2005, p. 57‑69. Pour un aperçu des idées d’Argyriadès sur la question d’Orient, voir Théodoros BÉNAKIS, 1999, «Ο Παύλος Αργυριάδης και το Ανατολικό ζήτημα» [Paul Argyriadès et la question d’Orient], Τετράδια, no 43. 47. L’article 3 de ses statuts dessine les contours géographiques de cette Confédération et la répartition territoriale de ses unités constitutives : 1) la Grèce avec l’île de Candie ; 2) la Serbie avec la Bosnie‑Herzégovine ; 3) la Bulgarie ; 4) la Roumanie ; 5) le Monténégro ; 6) la Macédoine et l’Albanie qui formeraient un État libre et fédératif ; 7) la Thrace avec Constantinople comme ville libre et siège des délégués des États Confédérés ; 8) l’Arménie et l’Asie‑Mineure avec les îles de son littoral. 48. « Le Fédéralisme et la question d’Orient », Revue socialiste, août 1895, p. 2. 49. Voir Christian RAKOVSKI, Vers l’Entente balkanique !, in Revue de la paix, décembre 1908.

50. Al. LAMBREFF, « La Première conférence socialiste des Balkans », le Socialisme, no 116, 26 février 1910, p. 39‑43. 51. Voir Francis CONTE, 1973, Christian Rakovski (1873‑1941) : essai de biographie politique, op. cit., p. 97. 52. Né dans une famille juive sépharade des Balkans ottomans, il est un des protagonistes de la création de la Fédération socialiste ouvrière, en judéo‑espagnol Federacion, le parti socialiste le plus important de l’Empire ottoman. De 1910 à 1911, il dirige le journal socialiste Solidaridad Obradera. Partisan de la neutralité de la Grèce pendant la Grande Guerre, il devient un des cofondateurs du Parti socialiste du travail de Grèce, ancêtre du Parti communiste grec. 53. Le principe de la création d’une Fédération républicaine dans les Balkans était aussi adopté par l’Organisation socialiste d’Athènes fondée par Nikos Giannios. Voir Panayotis NOUTSOS, 1995, Η σοσιαλιστική σκέψη στην Ελλάδα [La pensée socialiste en Grèce], vol. II, 1907‑1925, Αθήνα: Γνώση, p. 92. 54. « La crise turque : l’attitude des socialistes », l’Humanité, 31 août 1912. 55. Au lendemain de la Deuxième Guerre balkanique, O. St. Obreykoff rappelle, dans sa thèse, les caractéristiques distinguant une confédération d’une fédération. Concernant

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la confédération, il s’agit d’une association d’États dont chacun, tout en conservant sa propre souveraineté, consent volontairement par traité à certaines restrictions de sa vie extérieure au profit de l’organisation centrale de la confédération. L’État fédéral est au contraire un État constitué par quelques États qui ont mis au préalable, en commun, toute leur souveraineté externe et la plus grande partie de leur souveraineté interne. Selon l’auteur de cette thèse en droit, même si l’État fédéral est une forme beaucoup plus puissante d’union, la confédération apparaît comme la forme d’union la plus convenable dans le contexte balkanique de l’époque, en raison de la question des dynasties en chacun des États. Voir O. St. OBREYKOFF, Essai sur la crise balkanique, thèse, Université de Montpellier, 1914. 56. Jean JAURÈS, « Pour la paix », l’Humanité, 8 octobre 1912. 57. « Un manifeste du Parti social‑démocrate bulgare à la classe ouvrière », l’Humanité, 2 juin 1913. 58. Voir Pierre BROUE, 1996, Rakovsky ou la révolution dans tous les pays, Paris : Fayard, p. 110. Sur cette conférence balkanique, voir aussi Nia PERIVOLAROPOULOU, « La fédération balkanique comme solution des problèmes nationaux : le projet social‑démocrate (1909-1915) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 1994, no 35, p. 29‑35. 59. „Proleteriul din ţarile balcanice e chemat să impuie prin lupta sa, burgheziei înfăptuirea Federaţiunei Balcanice”, paroles prononcées par Christian Rakovski, lors d’une conférence tenue au siège du Parti social‑démocrate roumain à Bucarest, le soir du 25 avril 1915. Voir Christian RAKOVSKI, 1977, Scrieri social‑politice 1900‑1916, Bucureşti: Editura politică, p. 257. 60. Voir Aristοteles D. SIDERIS, Albert COURIEL et Panagios DIMITRATOS, 1918, la question d’Orient vue par les socialistes grecs : mémoires soumis par les socialistes grecs à la conférence socialiste interalliée de Londres, Paris‑Nancy : Berger‑Levrault, p. 4. 61. Pendant l’entre‑deux‑guerres, deux projets de fédération se dessinent dans les Balkans. Le premier, porté par des personnalités politiques participant aux gouvernements officiels, telles qu’ en Grèce, donne lieu à quatre rencontres réunissant les représentants des différents pays, entre 1930 et 1933. Le deuxième projet est quant à lui structuré autour de la IIIe Internationale communiste et il est soutenu par l’Union soviétique.

RÉSUMÉS

Tout au long du XIXe siècle, à côté d’une vision nationaliste, militariste et expansionniste de la résolution des différends intercommunautaires et/ou interétatiques dans les Balkans, des solutions pacifiques de ces tensions se sont également profilées. Énoncées et élaborées par une série d’acteurs individuels et institutionnels, elles se sont en grande partie structurées autour d’un projet de fédéralisation de l’espace balkanique. L’idée de la création d’une République fédérale dans la péninsule des Balkans, remontant à la fin du XVIIIe siècle, réapparut à plusieurs reprises tout au long des crises qui jalonnèrent la question d’Orient, jusqu’à la tentative de la

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création d’une confédération balkanique par le socialiste Paul Argyriadès et d’autres fédéralistes/ pacifistes européens à la fin du XIXe siècle. À la veille des conflits de 1912‑1913 qui secouèrent les possessions ottomanes en Europe ou face aux menaces bellicistes à la suite du déclenchement de la Grande Guerre, de nouvelles initiatives pour la mise en place d’une fédération balkanique ont été entreprises par des partis/associations socialistes de la région, sous l’impulsion de personnalités telles qu’Abraham Benaroya, Dragiša Lapčević, Christian Rakovski et Yanko Sakazov.

Throughout the 19th century, pacifist solutions to the disputes between communities or States in the Balkans, had been coined along with nationalist, militarist and expansionist answers. Formulated and elaborated by a series of individual and institutional actors, these solutions were mainly built upon a federalisation project for the Balkan space. The idea for the creation of a Federal Republic, goes back to the end of the 18th century and it reappeared at various times, during the crisis that punctuated the Eastern question, till the attempt for the constitution of a Balkan confederation by French socialist Paul Argyriadis, as well as other European federalists/ pacifists at the end of the 19th century. At the eve of the 1912‑1913 conflicts which caused an upheaval to the European ottoman possessions, or in front of the bellicist threats as a result of the outbreak of the Great War, new initiatives aiming at the organisation of a Balkan federation, had been undertaken by socialist parties or movements in the region; they were led by personalities such as Abraham Benaroya, Dragiša Lapčević, Christian Rakovski and Yanko Sakazov.

Καθόλη τη διάρκεια του 19ου αιώνα, δίπλα στις εθνικιστικές, μιλιταριστικές, επεκτατικές θεωρήσεις για την επίλυση των διακοινοτικών ή διακρατικών εντάσεων, αναδείχθηκαν επίσης και πιο ειρηνικές προσεγγίσεις αυτών των φαινομένων. Αυτές οι εναλλακτικές προσεγγίσεις που αρθρώθηκαν και επεξεργάστηκαν από πλήθος ατομικών ή συλλογικών φορέων, δομήθηκαν κυρίως γύρω απο ένα σχέδιο ομοσπονδιοποίησης του βαλκανικού χώρου. Η ιδέα για τη δημιουργία μιας ομόσπονδης δημοκρατίας, ανάγεται στο τέλος του 18ου αιώνα και επανεμφανίζεται σε ποικίλα χρονικά διαστήματα στη συνέχεια, ακολουθώντας τις κρίσεις που καθορίζουν την εκτύλιξη του Ανατολικού ζητήματος, μέχρι την απόπειρα δημιουργίας μιας βαλκανικής συνομοσπονδίας από τον Παύλο Αργυριάδη και άλλους Ομοσπονδιστές/ Ειρηνιστές στα τέλη του 19ου αιώνα. Στις παραμονές των συγκρούσεων του 1912‑1913 που συντάραξαν τις ευρωπαïκές κτήσεις της Οθωμανικής αυτοκρατορίας, ή απέναντι στις νέες πολεμοχαρείς απειλές ύστερα από την έναρξη του Πρώτου Παγκόσμιου, καινούργιες πρωτοβουλίες ξεδιπλώνονται προς την κατεύθυνση μιας βαλκανικής ομοσπονδίας, από σοσιαλιστικά κόμματα και κινήματα της περιοχής, υπό την καθοδήγηση προσωπικοτήτων όπως ο Αβραάμ Μπεναρόγια, ο Ντραγκούτιν Λαπτσεβιτς, ο Κρίστιαν Ρακόφσκι και ο Γιάνκο Σακάζοφ.

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INDEX

Index géographique : Balkans Keywords : Balkan Federation, , Federacion (Salonica), Eastern question, WWI, , Political history, Ideas history motsclestr Balkan federasyonu, Sosyalizm, Selanik Federasyonu, Doğu soru, Birinci Dünya Savaşı, Balkan savaşları, Siyasi tarih, Fikir tarih, Balkanlar, Yirminci yüzyıl motsclesel Βαλκανική Ομοσπονδία, σοσιαλισμός, Φεντερασιόν, Ανατολικό Ζήτημα, Πρώτος Παγκόσμιος πόλεμος, Βαλκανικοί πόλεμοι, Πολιτική ιστορία, Ιστορία των ιδέων motsclesmk Балканска федерација, Социјализам, Федерација на Солун, Источното прашање, Првата светска војна, Балканските војни, Политичка историја, Историјата на идеите, Балканот, Дваесеттиот век Thèmes : Histoire politique, Histoire des idées Mots-clés : fédération balkanique, fédération balkanique, socialisme, socialisme, federacion (Salonique), federacion (Salonique), question d’Orient, question d’Orient, Bahaïsme, Benaroya Abraham (1887-1979), Lapčević Dragiša (1867-1939), Rakovski Christian (1873-1941), Sakazov Yanko (1860-1941), Zachos Constantinos (?-1966), Féraios (ou Velestinlis) Rhigas (1757-1798) Index chronologique : guerre mondiale (1914-1918), guerres balkaniques (1912-1913)

AUTEUR

NICOLAS PITSOS CREE/Inalco/USPC

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La « crise grecque » dans l’Ultime Humiliation de Rhéa Galanaki The “Greek Crisis” in the Novel The Ultimate Humiliation by Rhea Galanaki Η «ελληνική κρίση» στο μυθιστόρημα Η Άκρα Ταπείνωση της Ρέας Γαλανάκη

Loïc Marcou

« La crise économique qui frappe la Grèce d’aujourd’hui ressemble à l’hydre de Lerne, ce monstre de la mythologie dont chaque tête coupée était aussitôt remplacée par une nouvelle. L’un des travaux d’Hercule consistait à tuer l’hydre de Lerne. La mise à mort de ce monstre à plusieurs têtes s’avère aussi être un exploit aujourd’hui, sauf qu’il ne peut être accompli que par un Hercule de la politique, si tant est que ce dernier puisse venir à bout du monstre. En outre, cet exploit ne peut être effectué que par le sacrifice forcé de la Grèce (le terme de « massacre » siérait peut‑être mieux), notamment par l’immolation des citoyens les plus vulnérables ou les plus honnêtes. La crise a totalement détruit certaines personnes ; elle en a considérablement atteint d’autres ; elle a un peu frappé d’autres personnes ; quant à certaines gens, elle les a très peu touchées, ou alors, pas du tout. Rien, pas même une crise d’une telle ampleur, ne peut rendre les citoyens égaux compte tenu de la souffrance qu’ils subissent. »

Rhéa GALANAKI, 2015, “The Reality of Today in Today’s Historical Novel”, in Natasha LEMOS and Eleni YANNAKAKIS (ed.), Critical Times, Critical

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Thoughts, Contemporary Greek Writers Discuss Facts and Fiction, Newcastle‑upon‑Tyne: Cambridge Scholars Publishing, p. 94 [nous traduisons].

Introduction

1 Depuis 2008, la Grèce est confrontée à l’une des plus graves crises de son histoire. Cette faillite, qui s’explique par un faisceau de facteurs conjoncturels1 et surtout structurels2, a freiné l’activité économique du pays ; elle a appauvri la grande masse des citoyens3, surtout la classe moyenne, au point de multiplier le nombre de mendiants et de sans‑abri ; elle a provoqué un des plus grands mouvements d’émigration depuis la fin de la guerre civile et favorisé une fuite des cerveaux souvent présentée comme une saignée dans les forces vives de la nation grecque4. Toujours attentive aux évolutions sociohistoriques du pays, la littérature néo‑hellénique se fait l’écho de ces mutations : aujourd’hui, la « crise grecque » alimente une production littéraire intéressante quoiqu’inégale. Parmi les récits fictionnels et/ou documentaires5 centrés sur cette faillite financière qui est avant tout un désastre social et humanitaire6, il convient de distinguer les textes relevant de la littérature commerciale et ceux de plus grande facture qui méritent l’attention. Dans ces récits écrits par des auteurs tels que Christos Chryssopoulos7, Christos Ikonomou8, Yannis Makridakis9, Alexis Pansélinos10 ou encore Vassilis Alexakis11, la « crise grecque » ne tient pas lieu de couleur locale : elle est au cœur de la poétique de l’écrivain. Il en va ainsi du dernier roman de Rhéa Galanaki, l’Ultime Humiliation [Η Άκρα Ταπείνωση], paru en 2015 aux éditions Kastaniotis12, dont le titre renvoie non seulement à la faillite actuelle, que les Grecs vivent comme une humiliation ultime, mais aussi au motif récurrent dans l’iconographie byzantine du « Christ de pitié13 ». Après s’être intéressée, dans Crémations de Judas, Cendres d’Œdipe (2009), à la résurgence de l’antisémitisme dans la Crète rurale moderne14, Rhéa Galanaki aborde dans son dernier ouvrage une autre facette de la société grecque contemporaine : la crise, terrible, qui mine le pays et plus particulièrement sa capitale, Athènes. Dans cet article, nous nous intéresserons au regard que la romancière porte sur la « crise grecque ». L’auteur se contente‑t‑elle de décrire les conséquences sociopolitiques de la faillite hellénique ou, à la manière de Pétros Markaris dans sa « trilogie de la crise15 », pointe‑t‑elle du doigt les responsables du désastre (grands financiers étrangers, fraudeurs du fisc, membres de la génération de l’École polytechnique) ? En d’autres termes, le roman de Rhéa Galanaki est‑il marqué par une dimension idéologique et par un certain militantisme ? Et si oui, quel(s) « message(s) » délivre‑t‑il ? À partir d’un texte représentatif des lettres grecques modernes – un roman polyphonique et polyscopique recourant souvent à la technique du monologue intérieur16 –, nous nous intéresserons aux usages sociaux de la littérature néo‑hellénique à l’heure où la société grecque semble plus que jamais au bord de l’implosion.

La place de l’Ultime Humiliation dans l’œuvre de Rhéa Galanaki

2 Avant de nous intéresser à la vision de Rhéa Galanaki sur la « crise grecque », il convient de présenter sa production littéraire. Malgré la publication en français de la

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Vie d’Ismaïl Férik Pacha il y a plus de vingt ans 17, l’œuvre de cet écrivain est en effet largement méconnue en France.

3 Née en 1947 à Héraklion, en Crète, Rhéa Galanaki est entrée en littérature à la fin des années 1970, après avoir fait ses études à l’université d’Athènes pendant la dictature des colonels (1967‑1974) et avoir participé, comme nombre de jeunes gens de sa génération, à l’insurrection de l’École polytechnique (14‑17 novembre 1973), qui allait précipiter la chute de la junte (juillet 1974). Ayant envisagé un temps de se lancer dans une carrière de poétesse, comme en témoignent la publication de ses premières œuvres, les recueils Et pourtant pleine de joie (1975), les Minéraux (1979), le Cake (1980) et Où vit le loup ? (1982), elle s’est très vite tournée vers la prose : la nouvelle, tout d’abord – Récits concentriques (1986) –, puis le roman – la Vie d’Ismaïl Férik Pacha18 (1989). Après ce texte qui allait lui apporter la consécration dans son pays, Rhéa Galanaki devait publier six autres romans : Je signerai Louis19 (1993), Hélène ou personne20 (1998), le Siècle des Labyrinthes21 (2002), Des eaux profondes et muettes22 (2006), Crémations de Judas, Cendres d’Œdipe23 (2009) et l’Ultime Humiliation (2015). Mais son œuvre prolifique allait aussi s’enrichir d’autres textes appartenant à des genres divers : un second recueil de nouvelles24, une collection de poèmes25 récapitulant l’ensemble de son œuvre poétique (2008), deux essais littéraires26 et enfin plusieurs participations à des ouvrages collectifs, tel que celui27 sur l’artiste Jean Altamura, l’un des peintres grecs les plus importants du XIXe siècle28. Ajoutons que Rhéa Galanaki a été, avec l’écrivain et traducteur Pétros Markaris, la coscénariste de l’Autre Mer (2012), le dernier film, inachevé, du maître du « nouveau cinéma grec », Théo Angélopoulos. Elle rend hommage au cinéaste dans la deuxième partie de l’Ultime Humiliation en décrivant la descente d’une de ses héroïnes dans un cinéma incendié du centre d’Athènes29.

4 De manière générale, on peut dire que si les romans de Rhéa Galanaki sont portés par une prose poétique flamboyante ponctuée de superbes envolées lyriques, l’Histoire de la Grèce moderne y est toujours au rendez‑vous30. Oscillant entre le roman historique et la biographie romancée, les textes romanesques de la femme de lettres grecque sondent en effet la destinée, sinon de grands hommes, du moins de personnalités emblématiques de son pays31. Il en va ainsi dans la Vie d’Ismaïl Férik Pacha, où elle évoque le drame d’un personnage historique32 écartelé entre deux appartenances et deux allégeances, celle qu’il doit à sa terre natale, la Crète chrétienne à laquelle il est arraché par des janissaires durant son enfance, et celle qu’il ressent envers son pays d’adoption, l’Égypte ottomane et musulmane dont il devient le ministre de la Guerre. Contraint de changer d’identité et de religion à l’âge tendre, le héros de Galanaki revient des années plus tard dans sa Crète natale pour réprimer une insurrection financée par son propre frère33 ; il se retrouve ainsi confronté aux fantômes de son passé avant d’être assassiné34. L’enquête sur la destinée de figures représentatives de l’histoire de la Grèce moderne se poursuit dans Je signerai Louis. Dans son deuxième roman, Galanaki s’intéresse à l’homme politique et écrivain Andréas Rigopoulos35, qui prit le pseudonyme de Louis dans sa correspondance avec Edgar Quinet36 et qui s’en servit peut‑être dans sa relation épistolaire avec une égérie plus ou moins fantasmatique prénommée Louise37. La trilogie historique informelle de Galanaki se clôt dans Hélène ou personne, roman dans lequel l’écrivain retrace la vie de la première femme peintre de la Grèce moderne, Éléni Boukoura, qui se travestit en homme quand elle se rendit à Naples pour y étudier la peinture. Après avoir été répudiée par son époux, le peintre et révolutionnaire garibaldien Francesco Saverio Altamura38 dont elle eut trois enfants,

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Éléni Boukoura revint à Athènes, où elle donna des cours de peinture pour subsister. Ébranlée par la mort de sa fille, Sophie, puis de son fils, Jean, elle se retira à Spetses, son île natale, où elle mourut dans un quasi‑anonymat en mars 1900. Dans son roman, Rhéa Galanaki retrace fidèlement l’existence de la première femme peintre de Grèce, tout en associant, comme dans ses précédents récits, Histoire et Fiction. L’investigation menée par l’auteur sur l’histoire de son pays se poursuit dans ses dernières œuvres fictionnelles. Si certains récits, comme le Siècle des labyrinthes, dont l’action se déroule en Crète de 1878 à 1978, constituent de grandes fresques de la Grèce moderne, d’autres s’intéressent à un événement unique ayant défrayé la chronique. Il en va ainsi de l’enlèvement, en 1950, de la jeune Crétoise Tassoula Pétrakogeorgi par son amant Costas Kéfaloyannis, qui constitue l’intrigue du roman Des eaux profondes et silencieuses. Dans ce texte sous‑titré « chronique romanesque », l’écrivain revient sur le rapt le plus célèbre de Crète, qui faillit déclencher une guerre ouverte entre deux grandes familles et les deux principaux partis politiques de l’île de Candie à la fin de la guerre civile.

5 De manière générale, il convient de noter que toute l’œuvre de Rhéa Galanaki tourne autour de l’histoire de la Grèce moderne, dont la romancière utilise des événements‑charnières ou des figures emblématiques (le plus souvent des personnalités tourmentées, en proie à un âpre conflit intérieur) afin d’alimenter une fiction de haute tenue littéraire39. Qu’ils se nomment Emmanouïl Kampanis Papadakis (Ismaïl Férik Pacha), Andréas Rigopoulos ou Éléni Boukoura‑Altamura, ces personnages référentiels permettent à l’écrivain de développer ses thématiques de prédilection : la quête identitaire et la nostalgie, ce mal du pays et désir du retour (nostos40) qui étaient déjà le propre d’Ulysse dans l’Odyssée41. De la Vie d’Ismaïl Férik Pacha, son premier récit fictionnel, à l’Ultime Humiliation, son dernier roman, ces deux thématiques récurrentes innervent l’ensemble de la production romanesque de Rhéa Galanaki.

L’argument du roman : une odyssée dans une ville en crise

6 Dans l’Ultime Humiliation, Rhéa Galanaki s’éloigne a priori de la tentation du roman historique pour se concentrer sur l’actualité brûlante de son pays, une Grèce n’ayant pas encore connu l’accès au pouvoir du parti (janvier‑septembre 2015), le référendum sur le projet d’accord des créanciers internationaux (5 juillet 2015) ou le drame des migrants (2015‑2016). Mais c’est une Grèce frappée de plein fouet par la crise économique, financière, sociale, et même humanitaire42 qui s’est abattue sur elle depuis l’instauration des politiques d’austérité imposées par la « Troïka ». L’action du roman débute le dimanche 12 février 2012. Deux vieilles dames, abîmées par la vie et un peu loufoques, prénommées Théonymphe et Thérèse, vivent recluses dans un appartement‑foyer situé dans un quartier défavorisé d’Athènes et sont prises en charge par une assistante sociale dévouée (Danaé), accompagnée de sa fillette (Sonia), une femme à tout faire d’origine crétoise (Catherine), une femme de ménage venue d’Égypte (Yasmine) et son jeune fils (Ismaël), ainsi que par un médecin autoritaire faisant figure de Dieu le père (le patriarche). Lasses de la morosité d’un présent qui déchante, Théonymphe et Thérèse prennent une grande décision : elles vont participer à la manifestation qui doit avoir lieu sur la place Syntagma, en plein centre d’Athènes, pour protester contre la fermeture des foyers sociaux du pays. Après avoir changé d’identité (Théonymphe se fait appeler Nymphe en référence aux divinités des ondes et

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forêts dans la mythologie grecque et Thérèse, qui prétend maîtriser la mantique, prend le prénom de Tirésia par allusion au devin Tirésias), les deux vieilles femmes ne tardent pas à découvrir une ville à feu et à sang. Tous les monuments de la place Syntagma sont vandalisés ; les magasins du centre sont pillés ; deux cinémas emblématiques du patrimoine architectural de la cité sont incendiés ; quant aux groupuscules anarchistes auxquels appartient le fils de Nymphe (Oreste), ils se heurtent aux forces policières soutenues par les néonazis de l’Aube dorée qu’a rejoints le fils de Catherine (Takis). Médusées par cette flambée de violence inouïe, les deux dames ne parviennent pas à retrouver leur foyer. Commence alors pour elles une odyssée dans une ville en crise. Au terme de leur errance au gré de laquelle elles tomberont de Charybde en Scylla (elles seront astreintes à la mendicité par un sans‑abri malhonnête, le « dénommé Thanassis », puis réduites à l’état de sans domicile fixe avant d’être prises en charge par un mendiant honnête prénommé symboliquement Périclès), les deux héroïnes de Rhéa Galanaki finiront par retrouver leurs proches et couleront des jours heureux.

L’Ultime Humiliation : retour sur les années 2012‑2013

7 Rhéa Galanaki n’a pas choisi par hasard de situer le début de son roman le 12 février 2012. De la même manière, c’est à dessein qu’elle prolonge l’action sur une durée d’un an environ, de février 2012 au début 2013. Ces deux années marquent en effet un tournant dans la crise qui frappe la Grèce depuis 2008.

8 Comme le lecteur francophone n’est peut‑être pas au fait des événements qui ont jalonné la « crise grecque », il convient de procéder à quelques rappels d’usage.

9 Malgré l’adoption d’un accord passé par le Premier ministre grec Andréas Papandréou avec l’UE et le FMI le 2 mai 2010 (premier mémorandum), la situation du pays ne s’améliore pas. Les mesures d’austérité imposées depuis l’étranger déclenchent des émeutes urbaines dans la capitale (incendie criminel d’une succursale de la banque chypriote Marfin le 5 mai 201043) et dans les grandes villes du pays. Après l’Espagne, la Grèce voit à son tour naître le mouvement des « Indignés » (25 mai 2011). Ce mouvement prend de l’ampleur à l’approche de l’été 2011 avant de s’essouffler à l’automne de la même année. Entre annonces de référendum et menaces de sortie de la zone euro, voire de l’Union européenne (« Grexit »), la paix sociale semble s’installer un temps. Pourtant, la proposition du gouvernement transitoire de Lucas Papadémos d’accepter un second mémorandum avec les bailleurs de fonds étrangers (déblocage d’une tranche d’aide de 130 milliards d’euros contre l’adoption d’un nouveau train de mesures d’austérité) déclenche l’ire des citoyens grecs qui, après quarante‑huit heures de grève générale, sortent dans les rues le dimanche 12 février 2012 pour la manifestation la plus importante des dernières années44. À Athènes, le défilé tourne à l’affrontement entre cellules anarchistes et groupes de casseurs, d’un côté, et forces de police antiémeutes plus ou moins soutenues par des irréductibles de l’Aube dorée45, de l’autre. Vivement opposées au nouveau mémorandum, les forces d’extrême gauche s’affrontent aux forces d’extrême droite et toutes deux saccagent la ville : tous les monuments de marbre de la place Syntagma sont vandalisés ; les cinémas Attikon et Apollon46 sont incendiés ; la place Koraï est ravagée : un cinéma, un magasin de la chaîne Starbucks ainsi qu’une succursale d’Eurobank sont en flammes. On ne dénombre pas de victimes, mais les dégâts matériels sont immenses. Malgré la pression de la foule, le parlement grec ratifie le deuxième mémorandum47. En mai et juin 2012, la crise

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politique aboutit à la tenue d’élections législatives qui entraînent l’arrivée au parlement grec de 18 députés de l’Aube dorée48. L’entrée fracassante d’un parti ouvertement néonazi à l’Assemblée nationale d’un pays considéré comme le berceau de la démocratie européenne provoque un véritable séisme : la Grèce est stigmatisée par la communauté internationale, qui s’inquiète des conséquences de la faillite hellénique.

10 Le roman de Rhéa Galanaki passe à la loupe les événements‑charnières des années 2012‑2013 et propose une radiographie de la « crise grecque » sans pour autant être un roman réaliste stricto sensu49. Si la femme de lettres cherche à extirper les racines du mal en désignant les responsables des malheurs du pays, elle s’attache surtout à souligner les conséquences d’une faillite qui est avant tout, selon elle, un désastre social et une crise identitaire. Ce faisant, elle interroge le sens de l’Histoire pour poser la question du destin de la Grèce.

Quels sont les responsables de la « crise grecque » ?

11 Dans l’Ultime Humiliation, Rhéa Galanaki n’hésite pas, tout d’abord, à montrer du doigt les responsables de la faillite hellénique. D’après elle, ces derniers sont notamment les dirigeants européens qui utilisent la Grèce comme un laboratoire leur permettant de mettre en œuvre leurs politiques d’austérité, quel qu’en soit le coût social et humain. À cet égard, la métaphore récurrente des « trois vampires […] toujours en quête de sang frais, celui des plus faibles ou des plus innocents50 » ou celle des « trois apprentis sorciers […] qui reconnaissaient avec beaucoup d’arrogance avoir commis des erreurs au cours de leurs expériences sur les hommes51 » est particulièrement explicite. La femme de lettres désigne par ce biais la « Troïka », autrement dit le collège des experts européens et internationaux (Commission, BCE, FMI) chargés d’évaluer l’état des finances publiques helléniques dans le cadre de l’accord de refinancement négocié avec la Grèce en mai 2010 (premier mémorandum). Dans son roman, l’auteur ne cesse de multiplier les attaques contre les experts de la « Troïka », qu’elle compare souvent à des apprentis sorciers ou des magiciens malfaisants. C’est ce que montre notamment l’extrait suivant : Mais maintenant, tu découvrais sur la partie basse de la place que ces trois magiciens, qui étaient incontestablement malfaisants, reconnaissaient avec force arrogance avoir commis des erreurs lors de leurs expériences sur les hommes, mais qu’ils s’en moquaient éperdument et qu’il n’était pas question qu’ils paient eux‑mêmes l’ardoise52.

12 Malgré tout, Rhéa Galanaki n’élude pas la responsabilité des Grecs, tant s’en faut. Dès les premières pages de son livre, elle multiplie les attaques contre l’État hellénique, qu’elle accuse d’incurie. Surtout, elle s’en prend au système politique de son pays, qu’elle stigmatise pour sa corruption et son clientélisme. Rappelons que, dans l’Ultime Humiliation, l’ex‑mari de Nymphe est présenté comme un politicien véreux trempant dans divers trafics (notamment avec son camarade de jeunesse, le « patriarche ») et comme un arriviste dont le maintien au pouvoir est dû aux seules relations complaisantes qu’il entretient avec ses électeurs. Comme « le patriarche », cet homme politique n’a pas de nom patronymique. Cela montre que l’auteur vise l’ensemble de la classe politique grecque, et non tel personnage public en particulier.

13 Mais Rhéa Galanaki ne s’efforce pas seulement de pointer les causes les plus immédiates de la « crise grecque ». En romancière attentive aux soubresauts de l’histoire de son

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pays, elle remonte plus en amont dans le temps et montre que la faillite actuelle s’enracine dans les rendez‑vous manqués de la Grèce avec la démocratie : printemps perdu de l’ouverture démocratique53 (années 1960), séquelles de la dictature des colonels (années 1970), espoirs déçus de la génération de l’École polytechnique suite aux scandales politico‑financiers ayant jeté l’opprobre sur la gauche grecque, surtout le Pasok54 (années 1980‑2000). Si, comme Pétros Markaris, elle est assez critique à l’égard de la génération de l’École polytechnique, Rhéa Galanaki refuse de lui imputer l’entière responsabilité de la faillite hellénique. C’est ce qu’elle semble dire en se retranchant derrière la persona de l’anarchiste Oreste : Une fois, il s’était même pris le bec avec ses plus proches camarades qui croyaient de plus en plus aveuglément que la génération de l’École polytechnique était la seule responsable de la crise, de la sale situation dans laquelle la Grèce se trouvait, bref de tout. Cette théorie était vite devenue à la mode, même chez ses compagnons introvertis. C’était une mode qui avait toujours existé pour tout expliquer, mais c’était une mode un peu facile et surtout scabreuse. Il leur avait rétorqué que nombre de facteurs étaient responsables de la situation actuelle, de même qu’à l’inverse, nombre de facteurs n’étaient en aucun cas responsables de la ruine du pays due à la crise. Les combinaisons et les équilibres : voilà ce qui importait. On pouvait établir des analogies, mais pas d’équivalence entre les deux époques55.

14 Si l’on comprend bien le « message » de l’auteur dans l’Ultime Humiliation, la Grèce traverserait donc une des plus graves crises de son histoire, non parce que la génération de l’École polytechnique l’aurait ruinée, mais parce qu’un véritable état de droit démocratique n’y serait toujours pas implanté. Plus que les torts réels ou supposés des créanciers étrangers ou de la gauche grecque, la responsabilité de la faillite hellénique incomberait donc, selon Rhéa Galanaki, aux élites politico‑administratives grecques, tous bords confondus, qu’elle accuse d’avoir mal géré le pays et, au lieu de le réformer, de l’avoir conduit dans une impasse en renforçant ses défauts structurels.

Portrait d’une ville et d’un pays en crise

15 Si l’auteur vilipende les responsables de la faillite hellénique, elle s’évertue surtout à montrer les conséquences sociales de la crise. En mettant en scène deux personnages de vieilles femmes réduites à vivre dans la rue après avoir perdu leur chemin en rentrant d’une manifestation, Rhéa Galanaki aborde tout d’abord le phénomène des « nouveaux sans‑abri », qui est l’une des principales résultantes de la « crise grecque ».

16 Dans un article consacré à la réalité de la Grèce dans le roman historique contemporain56, la femme de lettres présente ce que les sociologues grecs définissent comme les « nouveaux sans‑abri » (néoastéyi) : des citoyens issus des classes moyennes, bardés de diplômes et qui avaient un niveau de vie plutôt confortable avant la crise. Après 2008, ces honnêtes gens ont perdu leur emploi et se sont retrouvés dans l’impossibilité de rembourser leurs crédits et leurs impôts, désormais à un niveau prohibitif. Pour ne pas être confrontés au regard méprisant ou compatissant de leurs anciens collègues et de leurs proches, ces citoyens appauvris ont quitté leur ville natale ou leur quartier athénien pour vivre à la rue, dans une artère anonyme de la capitale.

17 Dans l’Ultime Humiliation, un de ces nouveaux sans‑abri est incarné par un personnage au comportement trouble, « le dénommé Thanassis », que les héroïnes rencontrent au

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cours de leur pérégrination. Voici la manière dont « le dénommé Thanassis » se présente aux deux vieilles femmes contraintes de vivre, comme lui, à la rue : Aujourd’hui, rien qu’à Athènes, nous sommes plusieurs milliers de sans‑abri (c’est ce que disent ceux qui ne cessent de nous compter. […]). Et si nous sommes innombrables, c’est parce que nous vivons dispersés aux quatre coins de la ville et que nous formons une société entière qui vit comme un embryon difforme dans le ventre d’une Athènes encore une fois en cloque. Nous nous montrons, mais nous sommes invisibles. […] Notez aussi, mesdames, qu’à cause de cette crise, nos rangs ont considérablement grossi ces deux dernières années et que nous, les déshérités, nous nous sommes multipliés. Nous que la ruine économique du pays a contraints de vivre dans la rue, voilà qu’on nous a appelé les « nouveaux sans‑abri » : quelle belle formule pour parler du meurtre de notre vie d’avant ! C’est un assassinat d’un nouveau type : l’auteur du forfait n’a aucun compte à rendre à la justice ; il vit le plus tranquillement du monde sans courir le risque d’être mis derrière les barreaux. Moi aussi, je suis un « nouveau sans‑abri » : autrefois, j’avais une existence, une formation, du travail et une famille57.

18 Dans son roman, Rhéa Galanaki ne s’intéresse pas seulement au phénomène des « nouveaux sans‑abri » ; elle passe en revue tous les aspects sociaux de la « crise grecque » : la forte paupérisation de la classe moyenne, qui supporte l’essentiel de la charge de la dette hellénique (anciennes enseignantes de lettres et d’arts plastiques, Nymphe et Thérèse sont réduites à vivre dans un foyer du centre d’Athènes, leur retraite ayant été amputée de plus de la moitié par le gouvernement) ; le chômage des jeunes (Takis, le fils de la femme à tout faire, est l’un des premiers à être licenciés à cause de la crise et se retrouve contraint de vivre d’expédients avant de rejoindre les rangs de l’Aube dorée) ; l’expatriation d’une partie significative des citoyens grecs (Tirésia envisage un temps de partir vivre en Égypte avec Yasmine, Mustapha et le petit Ismaël, avant de se raviser à la fin du roman) ; la hausse inquiétante du nombre de suicides provoqués par la crise ; la montée préoccupante de toutes les formes de rejet de l’étranger, le xénos (Yasmine, la femme de ménage égyptienne de Nymphe et Tirésia, est expulsée de son campement par des néonazis, dont Takis fait partie, avant de trouver refuge dans l’appartement‑foyer des deux héroïnes). Dans le livre, il est clair qu’Athènes fonctionne comme une métaphore de la Grèce tout entière et que l’auteur brosse non seulement le portrait d’une ville, mais surtout d’un pays ravagé par une crise profonde.

19 Ainsi, le roman de Rhéa Galanaki évoque la scission de la société grecque en deux camps : entre nantis et démunis ; entre citoyens corrompus et honnêtes gens ; entre forces européanistes et ethnocentristes58 ; entre groupes d’extrême gauche et d’extrême droite. Très perceptible dans l’affrontement symbolique entre l’anarchiste Oreste et le néonazi Takis (deuxième partie, chapitre 16), cette fracture de la société hellénique est d’une exceptionnelle gravité au point de mettre en danger l’identité même de la Grèce. Aussi la crise décrite par la romancière est‑elle surtout une crise identitaire, et pas seulement une crise politique ou sociale.

Une crise identitaire : qu’est‑ce que la Grèce, et où va‑t‑elle ?

20 Dans l’Ultime Humiliation, comme dans les trois premiers romans de Rhéa Galanaki, la thématique de la quête identitaire est, on l’a vu, omniprésente au point de constituer un leitmotiv. Cette identité problématique, c’est celle des deux héroïnes à la raison

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vacillante, qui changent de prénoms de baptême pour s’inventer un nouvel avenir dans une vie privée et une actualité bien tristes. C’est aussi celle de deux personnages de la mythologie grecque que l’auteur convoque et qu’elle présente étonnamment comme des êtres féminisés. Sur ce point, si la transformation du devin Tirésias en femme est référencée dans les Métamorphoses d’Ovide, on peut dire que celle d’Europe en Minotaure féminin, telle qu’elle apparaît dans le chapitre 18 de la deuxième partie du livre, est une pure invention. Mais c’est surtout celle d’un pays écartelé entre des aspirations contradictoires (notamment entre une tradition xénophile et une poussée xénophobe, comme le montre le sort réservé dans le roman à l’immigrée Yasmine) et en ballottage permanent entre la vie et la mort. Une ambivalence qu’illustre le motif religieux éponyme, très répandu dans l’iconographie byzantine, de « l’ultime humiliation59 ». Il est clair que, par ce motif iconographique auquel elle renvoie de manière éminemment symbolique, l’auteur évoque l’incertitude de la situation de son pays, entre sa mort politico‑économique et une possible survie dans des conditions qu’elle ne précise pas. Entre « la Grèce se meurt comme un pays » (Dimitris Dimitriadis) et « la Grèce ne meurt jamais » (Nanos Valaoritis), Rhéa Galanaki refuse de trancher : à la fin du récit, le lecteur ne sait pas si son pays va passer symboliquement de vie à trépas, même si la dernière phrase du livre – « Mais tu n’avais pas d’autre antidote à la peur que l’amour60 » – suggère que les valeurs constituant le fondement de l’identité grecque – notamment l’hospitalité – vont perdurer, envers et contre tout.

21 Pour évoquer la crise culturelle qui menace l’identité de la Grèce, la femme de lettres ne se contente pas de renvoyer à l’orthodoxie ; elle multiplie les références à la culture grecque antique. Ainsi, l’auteur fait de la place Syntagma, point de départ et d’arrivée de toutes les manifestations contre l’austérité à Athènes, une scène de théâtre à ciel ouvert dans laquelle la foule des manifestants se transforme en chœur tragique conduit par un nouveau coryphée. Sur ce point, l’extrait suivant est particulièrement significatif : Il ne semblait pas y avoir de cas isolés ou de rôles à part dans cette tragédie moderne : c’était, au sens propre, l’âme d’une ville qui expirait devant elles. Seul le chœur de cette tragédie contemporaine conservait quelques éléments de son origine antique. En effet, les deux femmes ne cessaient d’entendre le coryphée – un homme qui marchait en tête – hurler dans un mégaphone certaines formules écrites sur les banderoles et le chœur actuel les répéter ensuite en adoptant une voix rythmée et une démarche cadencée. Le chœur, c’était cette foule nombreuse et innombrable ; c’étaient ces groupes constitués de centaines d’hommes et de femmes avançant de manière cérémonielle sur la scène formée par les avenues pour protester contre les maux qui les frappaient61.

22 La femme de lettres multiplie d’autre part les clins d’œil à l’Odyssée, dont son texte constitue à l’évidence un palimpseste. L’incapacité de Nymphe et Tirésia à rentrer chez elles ne rappelle‑t‑elle pas la difficulté d’Ulysse à retourner dans sa lointaine Ithaque ? La nostalgie qui les taraude ne renvoie‑t‑elle pas à celle du fils de Laërte ? Mais Rhéa Galanaki exploite surtout le motif récurrent du nostos pour montrer qu’Athènes ressemble à une « cité à la dérive » et que son pays est semblable à un bateau ivre, avec un capitaine à la barre, mais sans véritable cap. À cet égard, la métaphore du vaisseau62, utilisée par l’auteur pour décrire le parlement hellénique (deuxième partie, chapitre 3), est assez explicite. Ballottée sur une mer démontée, celle de la crise, la Grèce va‑t‑elle retrouver sa route et s’ancrer dans un port d’attache ? Sur ce point, l’extrait suivant

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incite au pessimisme même si, comme on l’a vu, la fin du roman prête plutôt à l’optimisme : Tel un vaisseau à la dérive, mais maîtrisant sa course, le palais parlementaire devait être complètement illuminé, et son fanal devait symboliser l’angoisse d’un capitaine qui sait que son navire est en danger au moment précis où est prise une décision qui peut sauver le pays, selon les uns, ou le faire couler, selon les autres. Tu l’observais, ce navire : il tenait bon sur une mer démontée, cerné d’immenses vagues de colère – le courroux de tous les citoyens sans exception –, si tu comprenais bien les propos des manifestants autour de toi. Il tenait bon, mais, quelle que fût désormais la décision du capitaine, il risquait fort de ne pas tenir le cap. Partout, donc, on voyait déferler des vagues de colère et de mépris dans la foule des manifestants qui pensaient qu’aucune fin ne justifie jamais tous les moyens63.

Conclusion

23 Si, dans l’Ultime Humiliation, Rhéa Galanaki aborde tous les aspects sociaux de la « crise grecque », il serait réducteur de n’y voir qu’un texte de circonstance. Très attentive à l’évolution de son pays, la femme de lettres s’empare d’un moment important dans l’histoire récente de la Grèce (les années 2012‑2013) pour écrire un roman‑témoignage marqué, comme l’ensemble de son œuvre, par deux leitmotive : la quête identitaire et le caractère douloureux du nostos. L’auteur entremêle ces deux thématiques pour mener une réflexion sur le destin de son pays. Celui-ci saura‑t‑il retrouver un cap et se réapproprier les valeurs fondatrices de son identité ? L’auteur refuse de répondre de manière catégorique à cette question. À tout le moins suggère‑t‑elle que la « crise grecque » peut faire naître des formes de solidarité inattendues : à la fin du roman, le néonazi Takis est renié par sa mère, Catherine, qui rentre dans sa Crète natale ; l’anarchiste Oreste renonce à son militantisme dogmatique pour couler des jours heureux avec sa fiancée, Danaé ; quant à Nymphe et Tirésia, elles renouent avec la tradition xénophile du pays pour accueillir la famille de l’immigrée Yasmine. Gageons que l’Histoire confirmera les analyses romanesques de Rhéa Galanaki et que les conséquences les plus néfastes de la « crise grecque » (poussée xénophobe, risque d’éclatement du paysage politique entre forces d’extrême gauche et d’extrême droite, désastre humanitaire) ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir…

BIBLIOGRAPHIE

Sources primaires

GALANAKI Rhéa, 2015, Η Άκρα Ταπείνωση, Αθήνα: Καστανιώτης.

GALANAKI Rhéa, 2016, l’Ultime Humiliation, trad. fr. Loïc Marcou, Paris : Galaade.

Sources secondaires

Sur l’œuvre de Rhéa Galanaki :

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BEATON Roderick, 2004, “The margins of Minoa”, The Times Literary Supplement, July 9 2004, pp. 811‑813.

BEATON Roderick, 2015, « Η μεταμοντέρνα εκδοχή της εθνικής ιστορίας στα μυθιστορήματα της Ρέας Γαλανάκη » [La version postmoderne de l’histoire nationale dans les romans de Rhéa Galanaki], in Η ιδέα του έθνους στην ελληνική λογοτεχνία. Από το Βυζάντιο στη σύγχρονη Ελλάδα [Le concept de nation dans la littérature hellénique, de Byzance à la Grèce moderne], Ηράκλειο: Πανεπιστημιακές εκδόσεις Κρήτης, p. 465‑480.

CHRISTODOULIDOU Louisa, 2005, «Ιστορία και Νόστος στο Ο βίος του Ισμαήλ Φερίκ πασά της Ρέας Γαλανάκη» [Histoire et nostos dans la Vie d’Ismaïl Férik Pacha de Rhéa Galanaki], in Παιδαγωγικά Ρεύματα στο Αιγαίο, t. 1, p. 62‑73.

CHRISTODOULIDOU Louisa, 2009, «Ρέα Γαλανάκη. Το βάρος του διπλού εγώ. Ο βίος του Ισμαήλ Φερίκ πασά» [Rhéa Galanaki. Le poids du double moi. La Vie d’Ismaïl Férik Pacha], Κ, no 18, p. 138‑154.

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DALÈGRE Joëlle (dir.), 2013, Regards sur la « crise » grecque, Paris : L’Harmattan.

DELORME Olivier, 2013, « De la crise économique aux crises humanitaire et politique », in la Grèce et les Balkans : du Ve siècle à nos jours, tome III, Paris : Gallimard, coll. « Folio histoire », p. 2095‑2110.

GALBRAITH James K., 2016, Crise grecque, tragédie européenne, trad. de l’anglais (États‑Unis) par Johann‑Frédérik Hel Guedj, Paris : Le Seuil, coll. « Documents ».

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NOTES

1. Comme tous les autres pays européens, la Grèce a été frappée par la récession économique mondiale due à la crise bancaire et financière de l’automne 2008 (crise des subprimes). 2. Parmi les facteurs structurels de la « crise grecque », citons, outre l’ampleur de la dette publique, la difficulté de l’État grec à prélever l’impôt, son budget militaire surdimensionné, sa dépendance aux fonds structurels européens, sa corruption, le caractère clientéliste du système politique et l’importance de l’économie souterraine. 3. Selon Eurostat, plus de 23,1 % de la population grecque vivait en 2011 en deçà du seuil de pauvreté. Ce taux est le plus élevé de l’Union européenne. Sur ce point, voir entre autres : « La pauvreté en Europe », Observatoire des inégalités, mis en ligne le 16 mai 2014. URL : http://www.inegalites.fr/spip.php?article388 (consulté le 10 juin 2015) ; « Grèce : ce que révèle le refus de Bruxelles de traiter l’urgence humanitaire », La Tribune, mis en ligne le 18 mars 2015. URL : http://www.latribune.fr/ economie/union-europeenne/grece-ce-que-revele-le-refus-de-bruxelles-de-traiter-l- urgence-humanitaire-461789.html (consulté le 10 juin 2015). 4. Depuis 2008, plus de 200 000 Grecs auraient émigré selon les experts pour échapper à la crise (salaires médiocres, mauvaises conditions de travail, chômage, etc.). Cette fuite de la population active est aussi une fuite des cerveaux. Selon une récente étude de l’université de Thessalonique, plus de 120 000 Grecs hautement qualifiés ont quitté le pays depuis 2010. Sur ce point, voir notamment : « Expatriation : les Grecs choisissent l’exil », Le Monde, mis en ligne le 2 juin 2014. URL : http://www.lemonde.fr/emploi/ article/2014/06/02/expatriation-les-grecs-choisissent-l-exil_4430463_1698637.html (consulté le 20 mai 2015). 5. Nous entendons par là des textes qui n’appartiennent pas à la littérature fictionnelle (romans, nouvelles) mais qui se présentent comme des témoignages de première main sur la « crise grecque ». 6. Depuis le courant de l’année 2015, le gouvernement hellénique insiste auprès de la Commission européenne pour que la « crise grecque » soit reconnue comme une crise humanitaire. Pour faire face à l’urgence humanitaire, le ministère du travail, de la sécurité sociale et de la solidarité citoyenne de la République hellénique a mis en œuvre un plan d’action. Sur ce point, voir le site https://www.anthropocrisis.gr/ anthropocrisis/Pages/Info2.aspx (consulté le 10 novembre 2015). 7. Parmi les textes de Christos Chryssopoulos (1968‑) centrés sur la « crise grecque », citons, en 2012 : Φακός στο στόμα. Ένα χρονικό για την Αθήνα [Une lampe entre les dents. Chronique athénienne], Αθήνα: Πόλις (Arles : Actes Sud, 2013 pour la traduction française), livre pour lequel Chryssopoulos a reçu le prix de l’Académie d’Athènes (2008) et le prix Balkanika (2015). Dans ce récit documentaire qui exploite aussi le matériau photographique, l’écrivain met en scène un narrateur‑déambulateur qui rencontre des personnages représentatifs de la vie athénienne actuelle : sans‑abri, chiffonniers, toxicomanes, familles vivant à la rue dans des voitures, etc. Dans son dernier ouvrage paru en français en 2016, sous le titre Athènes disjonction (Paris : éd. Signes et Balises), Christos Chryssopoulos raconte par le biais de la photographie, un peu à la manière de l’écrivain allemand Winfried Georg Sebald, la réalité de la « crise grecque » dans l’Athènes d’aujourd’hui.

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8. Christos Ikonomou (1970‑) aborde les conséquences sociales de la « crise grecque » dans son recueil de nouvelles paru en 2010 : Κάτι θα γίνει, θα δεις [Ça va aller, tu vas voir], Αθήνα: Πόλις. Engluées dans un pessimisme viscéral, les nouvelles d’Ikonomou relatent des « vies minuscules », un peu à la manière de l’écrivain français Pierre Michon. Sur ce recueil de nouvelles, voir entre autres : « La Grèce marquée au fer de la misère », L’Humanité, mis en ligne le 30 juin 2016. URL : http://www.humanite.fr/ la-grece-marquee-au-fer-de-la-misere-610840 (consulté le 20 janvier 2017). 9. Né en 1971 sur l’île de Chios, Yannis Makridakis est un militant altermondialiste dont la réputation dépasse les frontières de la Grèce. Il est aussi l’auteur d’une œuvre littéraire importante qui commence à être connue à l’étranger. Ainsi, un de ses romans, Η Άλωση της Κωσταντίας [La Chute de Constantia], a récemment été traduit en français (Paris : Sabine Wespieser éditeur, 2015). Dans ses dernières nouvelles Λαγού μαλλί (2010), Το ζουμί του πετεινού (2012) et Αντί στεφάνου (2015), qui constituent une sorte de trilogie informelle, Makridakis aborde les conséquences de la « crise grecque » tout en prônant la nécessité d’un retour à la nature et à la vie agricole. 10. Dans son dernier roman publié en 2016, Η κρυφή πόρτα [La Porte dérobée], Αθήνα: Μεταίχμιο, Alexis Pansélinos (1943‑) met en scène un traducteur entre deux âges nommé Eugène qui, après son divorce, est contraint de retourner vivre chez sa mère en raison de la crise qui frappe son pays. À la mort de sa maman, il hérite de son double appartement et, pour subvenir à ses besoins, décide d’en louer une partie à une jeune fille nommée Maria dont il ne tarde pas à tomber amoureux… avant de connaître une cruelle désillusion. Dans ce roman du désenchantement, la trajectoire descendante du protagoniste semble être en harmonie avec la déchéance de son propre pays. 11. Si la « crise grecque » ne constitue pas, loin s’en faut, l’épicentre de l’œuvre de Vassilis Alexakis (1943‑), l’écrivain s’y réfère dans ses deux derniers romans : l’Enfant grec, Paris : Stock, 2012 [Ο μικρός Έλληνας, Αθήνα: Εξαντάς, 2013] et la Clarinette, Paris : Seuil, 2015. Dans ce dernier récit, l’auteur raconte comment le racisme se répand à Athènes, ville naguère accueillante et hospitalière. 12. L’Ultime Humiliation est disponible en français depuis le 1 er septembre 2016 aux éditions Galaade (Paris). La traduction est effectuée par l’auteur de cet article. 13. Répandu dans l’iconographie byzantine depuis le XIIe siècle, ce motif connu en Occident sous le nom de « Christ de pitié » est dénommé en orthodoxie « l’ultime humiliation » [«η άκρα ταπείνωση»]. Dans les notes de son roman, Rhéa Galanaki renvoie à un tableau d’un peintre de l’école vénéto‑crétoise, Nikolaos Tzafouris (ou Zafouris), actif entre 1487 et 1501. Intitulé l’ultime humiliation du Christ (ou l’ultime humiliation), ce tableau est aujourd’hui exposé au Musée byzantin et chrétien d’Athènes. 14. L’avant‑dernier roman de Rhéa Galanaki met en scène une jeune Juive grecque, nommée institutrice dans un village montagneux de la Crète contemporaine, et confrontée à la résurgence de l’antisémitisme dans une île où la tradition chrétienne veut que l’on brûle encore une effigie de Judas lors de la fête de Pâques. Dans ce roman, l’écrivain réactive aussi une légende crétoise du XVe siècle associant les figures de Judas Iscariote et d’Œdipe, l’homme aux pieds bots. 15. Pétros Markaris, «Η Τριλογία της κρίσεως»: Ληξιπρόθεσμα δάνεια [Liquidations à la grecque], Αθήνα: Γαβριηλίδης, 2010 ; Περαίωση [Le Justicier d’Athènes], Αθήνα: Γαβριηλίδης, 2011 ; Ψωμί, Παιδεία, Ελευθερία [Pain, Éducation, Liberté], Αθήνα: Γαβριηλίδης, 2013.

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16. Depuis la Vie d’Ismaïl Férik Pacha, son premier roman, Rhéa Galanaki recourt souvent à cette technique narrative qui lui permet de multiplier les points de vue sur le même événement. Ce qui intéresse la romancière, c’est moins l’Histoire en elle‑même que la manière dont elle est vécue par des personnages en proie à des vertiges ou des crises identitaires. 17. Rhéa GALANAKI, 1992, la Vie d’Ismaïl Férik Pacha [Ο βίος του Ισμαήλ Φερίκ Πασά], traduction de Lucile Arnoux‑Farnoux, Arles : Actes Sud. 18. Ο βίος του Ισμαήλ Φερίκ Πασά. Spina nel cuore, Αθήνα: Άγρα, 1989 (Αθήνα: Καστανιώτης, 2007). 19. Θα υπογράφω Λουί, Αθήνα: Άγρα, 1993 (Αθήνα: Καστανιώτης, 2005). 20. Ελένη ή ο Κανένας, Αθήνα: Άγρα, 1998 (Αθήνα: Καστανιώτης, 2004). 21. Ο αιώνας των λαβυρίνθων, Αθήνα: Καστανιώτης, 2002. 22. Αμίλητα, βαθιά νερά, Αθήνα: Καστανιώτης, 2006. 23. Φωτιές του Ιούδα, στάχτες του Οιδίποδα, Αθήνα: Καστανιώτης, 2009. 24. Ένα σχεδόν γαλάζιο χέρι [Une main presque bleue], Αθήνα: Καστανιώτης, 2004. 25. Ποιήματα. Οι τρυφερές. Πλην εύχαρις. Τα ορυκτά [Poèmes. Les Tendres. Mais pleine de grâce. Les Minéraux], Αθήνα: Καστανιώτης, 2008. 26. Βασιλεύς ή στρατιώτης; [Roi ou soldat ?], Αθήνα: Άγρα, 1997. Από τη ζωή στη λογοτεχνία [De la vie à la littérature], Αθήνα: Καστανιώτης, 2011. 27. Ιωάννης Αλταμούρας. Η ζωή και το έργο του [Jean Altamura. Sa vie, son œuvre], Αθήνα: εκδόσεις Μουσείου Μπενάκη, 2011. 28. Jean Altamura (1852‑1878) : fils de la première femme peintre de la Grèce moderne, l’Arvanite (Grecque albanophone) Éléni Boukoura et du peintre italien Francesco Saverio Altamura, il est l’élève du peintre national Nicéphore Lytras à l’École des Beaux‑Arts d’Athènes (1871‑1872). Après un voyage d’études à Copenhague (1873‑1876), il se spécialise dans les marines avant de mourir de la tuberculose à Spetses, l’île natale de sa mère. Marqués à la fin de sa vie par un refus de l’académisme et par une certaine forme d’impressionnisme, ses tableaux sont aujourd’hui exposés à la Pinacothèque nationale d’Athènes. 29. L’Ultime Humiliation, deuxième partie, chapitre 18. 30. Comme le remarque Henri Tonnet, ce qui importe le plus, notamment dans les deux premiers romans de Rhéa Galanaki, « n’est pas le déploiement “horizontal” des événements historiques, mais la descente verticale dans la profondeur de l’âme des héros‑personnages historiques, par le biais d’un langage imprégné de poésie, à la fois musical et dramatique ». Voir Henri TONNET et Constantin BOBAS, 1997, Écritures grecques [Ελληνικές γραφές] : guide de la littérature néo‑hellénique. I. Poètes et romanciers, Paris : éditions Desmos, p. 177. 31. Rhéa Galanaki s’est expliquée à maintes reprises sur la relation entre Histoire et Littérature dans sa production romanesque. Voir notamment l’article «Λογοτεχνία και ιστορία» [Littérature et Histoire], in Βασιλεύς ή στρατιώτης [Roi ou soldat ?], Αθήνα: Άγρα, 1997, non paginé. 32. Ce personnage référentiel n’est autre qu’Emmanouïl Kampanis Papadakis (1809‑1867). Fils d’un pope crétois, il est enlevé par des janissaires pendant son enfance et conduit à Istanbul, ou selon certaines sources à Alexandrie, à la cour de

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Méhémet Ali Pacha, vice‑roi d’Égypte. Après avoir embrassé l’Islam et changé de patronyme (il est désormais connu sous l’identité d’Ismaïl Selim Pacha), il s’élève rapidement dans la carrière militaire jusqu’à devenir « Férik » (vice‑général) puis ministre égyptien de la Guerre. En 1866, il est dépêché en Crète par le Sultan pour réprimer la révolte qui fait rage et à laquelle son propre frère, Antonios, resté chrétien, participe du côté grec. Il meurt lors de la bataille du Lassithi en juin 1867. Les sources divergent sur sa mort : certaines mentionnent qu’il décède lors du combat ; d’autres, qu’il est assassiné après avoir ordonné la retraite de l’armée égyptienne. Rhéa Galanaki se sert de cette figure historique pour aborder ses deux thématiques de prédilection : la quête identitaire et le nostos, ce mal du pays qui anime la plupart de ses héros. 33. Il s’agit de la révolte crétoise de 1866‑1869, financée en partie par l’évergète grec Antonios Papadakis (1810‑1878), le frère d’Emmanouïl Papadakis/Ismaïl Férik Pacha. Contrairement à son frère Emmanouïl/Ismaïl et à son autre frère, Andréas, Antonios Papadakis parvint à échapper aux Ottomans et à retourner en Grèce en 1848 après avoir un temps vécu à Odessa. Il consacra la fin de son existence à effectuer des actions de bienfaisance (évergétisme) et à servir la cause de son pays contre l’Empire ottoman, notamment lors de la révolte crétoise de 1866‑1869. 34. Dans son roman, Rhéa Galanaki s’appuie sur la tradition orale crétoise qui veut qu’Ismaïl Férik Pacha aurait été assassiné en ordonnant la retraite des forces égyptiennes pendant la bataille de Lassithi (juin 1867). En réalité, cette thèse n’est qu’une hypothèse parmi d’autres sur la mort du général égyptien d’origine crétoise. 35. Petit‑fils et fils de membres de l’Hétairie des Amis, Andréas Rigopoulos (1821‑1889) était un homme politique antiroyaliste connu pour ses diatribes enflammées contre le roi Othon Ier de Grèce. Élu député en 1865, 1881 et 1885, il était un fervent partisan de la « Grande Idée ». Lors de ses voyages en Europe, il cultiva des amitiés avec des hommes célèbres, dont Victor Hugo et Edgar Quinet. Il fut aussi l’auteur d’une œuvre littéraire intéressante constituée de poèmes et de drames historiques. Souffrant de dépression, il se suicida en pleine mer en 1889, alors qu’il se rendait en séjour dans l’île de Syros. 36. Comme elle le rappelle dans les notes de son livre, Rhéa Galanaki a trouvé le titre de son deuxième roman dans la première lettre adressée par Andréas Rigopoulos à Edgar Quinet (, 6‑18 août 1856) et notamment dans la phrase : « Au lieu de mon nom, je signerai Louis ». Voir Θα υπογράφω Λουί [Je signerai Louis], Αθήνα: Καστανιώτης, 2005 [1993], p. 235. 37. Dans les notes de son roman, l’auteur signale en effet que le personnage de Louise est une pure invention dans Je signerai Louis. Il n’en demeure pas moins qu’Andréas Rigopoulos a peut‑être correspondu, durant sa vie, avec une égérie plus ou moins fantasmatique. 38. Francesco Saverio Altamura (1822‑1896) : peintre italien d’origine grecque (sa mère, Sophia Perifano, était originaire de Corfou). Après avoir répudié sa première femme, Éléni Boukoura, il se mit en ménage avec une autre peintre : l’Anglaise Jane Benham Hay, avec laquelle il eut deux fils, Jean et Alexandre. Les deux premiers fils qu’il eut avec Éléni Boukoura, suivirent ses traces et devinrent eux aussi des peintres en vue. 39. Dans l’œuvre de Rhéa Galanaki, l’Histoire est toujours au service d’une entreprise littéraire. Si elle recourt à des documents d’archives sur les figures emblématiques qu’elle convoque dans sa production fictionnelle, la romancière ne se contente pas de les utiliser tels quels et ne prétend en aucun cas à une vérité historique immuable. Au

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contraire, elle subsume le matériau historique pour produire une œuvre marquée par deux leitmotive : la quête identitaire et la nostalgie. 40. Sur le thème du nostos dans l’œuvre de Rhéa Galanaki, on se reportera à l’article de Louisa CHRISTODOULIDOU, 2005, «Ιστορία και Νόστος στο Ο βίος του Ισμαήλ Φερίκ πασά της Ρέας Γαλανάκη» [Histoire et nostos dans la Vie d’Ismaïl Férik Pacha de Rhéa Galanaki], in Παιδαγωγικά Ρεύματα στο Αιγαίο, t. 1, p. 62‑73. 41. L’œuvre de Rhéa Galanaki est marquée par de multiples allusions à l’Odyssée, qui constitue une sorte d’« hyper hypotexte », pour reprendre la terminologie de Gérard Genette. Ainsi, le Crétois Emmanouïl Papadakis devenu l’Égyptien Ismaïl Férik Pacha est en proie à ce mal du retour (nostos) qui mine le fils de Laërte. De la même façon, dans son deuxième roman, la peintre Éléni Boukoura se fait appeler Personne, comme Ulysse face à Polyphème, lorsqu’elle se vêt en homme dans l’atelier de peinture napolitain où elle rencontre son futur mari. Comme nous le verrons dans notre article, l’errance urbaine de Nymphe et Tirésia s’apparente aussi à une « odyssée » dans l’Ultime Humiliation. Notons enfin que, dans son dernier roman, Rhéa Galanaki réactive le motif de la catabase, la descente du héros épique aux Enfers, assorti à celui de la Nekuia, l’invocation aux morts, comme dans le chant XI de l’Odyssée.

42. Sur le volet humanitaire de la « crise grecque », voir Olivier DELORME, 2013, « De la crise économique aux crises humanitaire et politique », in la Grèce et les Balkans : du Ve siècle à nos jours, tome III, Paris : Gallimard, coll. « Folio histoire », p. 2095‑2110. 43. Le 5 mai 2010, l’incendie criminel d’une succursale de la banque chypriote Marfin, rue du Stade, à Athènes, fait trois morts, dont une femme enceinte. Ces décès suscitent une vague d’indignation dans tout le pays. Carolos Papoulias, président de la République hellénique, estime alors que le pays est au bord de l’abîme. En juillet 2013, trois responsables de la banque Marfin sont condamnés à des peines d’emprisonnement avec sursis pour négligence et homicide involontaire. 44. Le 12 février 2012, la police hellénique recense 80 000 manifestants à Athènes et 20 000 à Thessalonique alors que des manifestations ont aussi lieu dans d’autres villes. Sur ce point, voir entre autres : « Athènes embrasée par le nouveau plan de rigueur », Le Monde, mis en ligne le 13 février 2012. URL : http://www.lemonde.fr/europe/article/ 2012/02/13/athenes-embrasee-par-le-nouveau-plan-de-rigueur_1642528_3214.html (consulté le 20 janvier 2016). 45. Parti d’extrême droite fondé par Nikolaos Michaloliakos en 1992 et réactivé en 2007. Ce parti xénophobe et néonazi a mis la société grecque en émoi en commanditant le meurtre du rappeur grec Paul Fyssas (18 septembre 2013). À la suite de ce crime, Nikolaos Michaloliakos a été placé en détention préventive dans l’attente de son procès. 46. Situés rue du Stade, les cinémas Attikon et Apollon sont représentatifs du néo‑classicisme athénien. La salle de spectacles Attikon a été créée au cours des années 1914‑1920 sur des plans de l’architecte Alexandre Nikoloudis (1874‑1944). C’est la première salle de cinéma grecque à jouer des films parlants. La salle de cinéma Apollon a été construite dans les années 1930 dans les sous‑sols du même bâtiment. Après avoir été incendiées le 12 février 2012, ces deux salles de cinéma sont aujourd’hui en cours de réhabilitation. 47. Le deuxième mémorandum est adopté par le parlement grec à 199 voix sur un total de 300. Le Premier ministre grec obtient le soutien des deux grands partis politiques de Grèce : le Pasok (socialiste) et la Nouvelle Démocratie (droite libérale). Mais plus de

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40 députés refusent d’obéir à la consigne de vote et sont exclus de leur groupe. Avec 21 députés exclus, la Nouvelle Démocratie perd un quart de ses effectifs parlementaires. Cette crise aboutit à la tenue de nouvelles élections législatives en mai et en juin. Rappelons qu’un troisième mémorandum a été adopté par le gouvernement le 13 juillet 2015 malgré le « non » massif au référendum du 5 juillet de la même année. 48. En mai 2012, l’Aube dorée obtient 21 sièges mais en conserve 18 lors des élections de juin. 49. Tout en étant de gauche (elle a milité pour la chute de la junte dans sa jeunesse), Rhéa Galanaki est l’auteur d’une œuvre qui ne saurait être qualifiée de réaliste. Sa production romanesque diffère en effet sensiblement de celle d’un Frangias, par exemple, car elle n’ambitionne pas de décrire les conditions de vie de la classe ouvrière grecque. De manière générale, le recours à une prose poétique très musicale éloigne le roman de Rhéa Galanaki de tout réalisme. 50. «[…] Οι τρεις βρυκόλακες, που έρχονταν και ξανάρχονταν ζητώντας νέο αίμα. Φυσικά των πιο αδύναμων, των πιο αθώων το αίμα […]» (Η Άκρα Ταπείνωση, p. 56). 51. «[…] Αυτοί οι τρεις μάγοι, που […] παραδέχονταν με περισσή αλαζονεία κάποια λάθη στα πειράματά τους επί των ανθρώπων» (Η Άκρα Ταπείνωση, p. 100). 52. «Μάθαινες τώρα, στο κάτω μέρος της πλατείας που στεκόσουν, ότι αυτοί οι τρεις μάγοι, που αναντίρρητα ήταν κακοί, παραδέχονταν με περισσή αλαζονεία κάποια λάθη στα πειράματά τους επί των ανθρώπων, αλλά σιγά μην ίδρωνε το αφτί τους, σιγά μην πλήρωναν αυτοί οι ίδιοι για τα λάθη στους λογαριασμούς τους» (loc. cit.). 53. Dans la deuxième partie de son roman, Rhéa Galanaki fait à plusieurs reprises mention du meurtre de l’étudiant Sotiris Pétroulas par la police hellénique le 21 juillet 1965, lors d’une manifestation à Athènes pendant les « Iouliana » (démission du Premier ministre Georges Papandréou en juillet 1965 et début de la crise politique conduisant à l’arrivée au pouvoir des colonels en avril 1967). 54. Rappelons que le Parti socialiste grec (Pasok) prend le pouvoir en 1981 et gouverne la Grèce pendant près de trente années ininterrompues jusqu’en 2011. 55. «Μια φορά μάλιστα καβγάδισε με τους πιο κοντινούς συντρόφους του, που πίστευαν όλο και πιο τυφλά ότι «για την κρίση, για την κατάντια, για όλα φταίει η γενιά του Πολυτεχνείου». Αυτή η άποψη είχε γίνει μόδα εύκολη ακόμη και για τους εσωστρεφείς συντρόφους του, μόδα πάντως καιρού και για τους πάντες, μόδα πάντως φτηνιάρικη, αλλά κυρίως επικίνδυνη. Φταίνε πολλά μαζί, όπως αντίστοιχα πολλά μαζί είναι κι εκείνα που δεν έφταιξαν καθόλου για την καταστροφή της χώρας απ’ αυτή την κρίση, τους είχε αντιτείνει· οι συνδυασμοί και οι ισορροπίες είναι το κρίσιμο σημείο. Αναλογίες μπορεί να είχαν οι δυο εποχές, αλλά δεν ταυτίζονταν.» (Η Άκρα Ταπείνωση, p. 65). 56. Voir Rhéa GALANAKI, 2015, “The Reality of Today in Today’s Historical Novel”, in Natasha LEMOS and Eleni YANNAKAKIS (ed.), Critical Times, Critical Thoughts, Contemporary Greek Writers Discuss Facts and Fiction, op. cit., pp. 95‑96. 57. «[…] Σήμερα μόνο στην Αθήνα είμαστε κάτι χιλιάδες άστεγοι, έτσι μας λένε όσοι μας μετράνε κάθε τόσο […] Εμείς είμαστε αμέτρητοι ακριβώς επειδή είμαστε σκόρπιοι, είμαστε μια πολιτεία ολόκληρη, που ζει σαν έμβρυο εφιαλτικό μέσα στην κοιλιά μιας γκαστρωμένης πάλι Αθήνας. Φαινόμαστε, αλλά και δεν φαινόμαστε. […] Σημειώστε, κυρίες μου, και ότι, εξαιτίας της κρίσης, αβγατίσαμε πολύ τα δυο τελευταία χρόνια. Πολλαπλασιαστήκαμε, οι απόκληροι. Νεοάστεγοι ονομαστήκαμε όσοι βγήκαμε στον δρόμο

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εξαιτίας της οικονομικής καταστροφής, αυτής της κομψοτάτης έκφρασης προκειμένου να μιλήσουμε για την δολοφονία της προηγούμενης ζωής μας, όπου ο δολοφόνος ούτε δικάζεται ούτε μπαίνει φυλακή, αντίθετα καλοπερνά, κι ας έχει εγκληματήσει. Νεοάστεγος είμαι κι εγώ, είχα ζωή, είχα πτυχίο και δουλειά, είχα οικογένεια.» (Η Άκρα Ταπείνωση, p. 210‑211). 58. Sur ce point, on se reportera à l’ouvrage de Maria COUROUCLI, 2013, l’Européanisme mis en question. Récits ethno‑orientalistes de la crise grecque, Nanterre : Société d’ethnologie. 59. Dans le motif iconographique de « l’ultime humiliation », notamment dans l’icône homonyme de Nikolas Tzafouris (ou Zafouris) à laquelle l’auteur fait référence à la fin de son livre, le Christ se tient debout dans son cercueil, la tête basse et les yeux clos. Ses mains sont jointes en croix et portent les stigmates des clous qui les ont transpercées. Derrière le Christ sont représentés les instruments de la Passion, notamment la croix sur laquelle il a été crucifié. Le fils de Dieu peut être seul ou tenu dans ses bras par la Vierge Marie ; à sa gauche, on voit parfois Jean l’Évangéliste. De manière générale, le motif iconographique de « l’ultime humiliation » constitue une image de dévotion destinée à la méditation sur la mort et la résurrection du Christ. Sur ce point, on lira l’article fondateur de Hans Belting : “An Image and its Function in the Liturgy: The Man of Sorrows in Byzantium”, Dumbarton Oaks Papers, vol. 34/35, 1980‑1981, pp. 1‑16. 60. «Δεν είχες, όμως, άλλο αντίδοτο στον φόβο από την αγάπη» (Η Άκρα Ταπείνωση, p. 321). 61. «Έμοιαζε σαν να μην υπήρχανε σ’ αυτή την καινούργια τραγωδία μεμονωμένες περιπτώσεις, διαχωρισμένοι ρόλοι. Καθεαυτή η ψυχή της πόλης ήταν που ψυχορραγούσε μπρος στα μάτια τους. Μονάχα ο χορός αυτής της καινούργιας τραγωδίας κρατούσε μερικά στοιχεία από την αρχαία διδασκαλία, καθώς οι δυο γυναίκες έβλεπαν κάθε τόσο τον κορυφαίο του χορού, έναν άντρα που προπορευόταν, να φωνάζει δυνατά μέσα από μια ντουντούκα κάποιαν από τις γραμμένες φράσεις πάνω στα πανό, κι αμέσως μετά να επαναλαμβάνει με ρυθμική φωνή, με βήμα ρυθμικό, ο πολυπληθής σημερινός χορός: Οι εκατοντάδες άντρες και γυναίκες καθεμιάς ομάδας, που προχωρούσαν τελετουργικά επάνω στη σκηνή των λεωφόρων με σκοπό να διαμαρτυρηθούν για τα δεινά τους. (Η Άκρα Ταπείνωση, p. 87). 62. La métaphore du vaisseau sans gouvernail pour évoquer une cité en proie à des troubles est un lieu commun dans la littérature antique. On la retrouve notamment dans le César de Plutarque : «[…] ἐν ἀναρχίᾳ τὴν πόλιν ὥσπερ <ναῦν> ἀκυβέρνητον ὑποφερομένην ἀπολιπόντες» [« […] la ville restait en proie à l’anarchie, semblable à un vaisseau sans gouvernail, emporté à la dérive. »] (Plutarque, Vie des hommes illustres, César, XXVIII, trad. d’Alexis Pierron, Paris : Charpentier, 1853). Il n’est pas impossible que Rhéa Galanaki ait eu cette référence en tête en écrivant ces lignes. 63. «Το κοινοβουλευτικό ανάκτορο θα ήταν ολόφωτο, ένα κυβερνημένο και ταυτόχρονα ένα ακυβέρνητο καράβι, εκπέμποντας την αγωνία ενός πλοίου που κινδυνεύει ακριβώς την ώρα που, νομοθετώντας, διακινδύνευε κατ’ άλλους τη σωτηρία, κατ’ άλλους την καταστροφή της χώρας.» (Η Άκρα Ταπείνωση, p. 99).

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RÉSUMÉS

Depuis 2008, la Grèce est confrontée à l’une des plus graves crises de son histoire. Cette faillite financière, qui est aussi un désastre social, et même humanitaire, alimente une production littéraire intéressante quoiqu’inégale. Dans son dernier ouvrage, l’Ultime Humiliation (éd. Kastaniotis, 2015 ; éd. Galaade, 2016 pour la traduction française), Rhéa Galanaki (1947‑), l’une des plus grandes romancières contemporaines, propose une radiographie de la « crise grecque » dans un roman polyphonique mettant en scène des personnages représentatifs de la société hellénique actuelle ; ce sont deux retraitées abîmées par la vie et transformées en mendiantes, un homme politique véreux, un anarchiste en lutte contre l’ordre établi, un néonazi prêt à en découdre avec les étrangers, une femme de ménage immigrée, une assistante sociale dévouée, une femme à tout faire originaire de Crète. Quel regard Rhéa Galanaki, toujours très attentive aux soubresauts de la société de son pays, propose‑t‑elle sur la « crise grecque » ? Partant, quels sont les usages sociaux de la littérature néo‑hellénique contemporaine ?

Since 2008, Greece is facing one of the most serious crises in its history. This financial bankruptcy, which is also a social and humanitarian disaster, is fueling an interesting albeit uneven literary production. In The Ultimate Humiliation, her last book, Rhea Galanaki (1947‑), one of the greatest contemporary novelists, offers a radiograph of the "Greek crisis" in a polyphonic novel featuring characters representative of the current Greek society: two retired ladies damaged by life and turned into beggars, a crooked politician, an anarchist fighting against the political establishment, a neo‑Nazi prompt to fight against strangers and migrants, an immigrant housekeeper, a devoted female social worker. What interpretation Rhea Galanaki, always very attentive to the upheavals of the Greek society, proposes on the so‑called "Greek crisis"? More generally, what are the social uses of contemporary ?

Από το 2008 η Ελλάδα βρίσκεται αντιμέτωπη με μία από τις πιο σοβαρές κρίσεις στην ιστορία της. Η οικονομική χρεωκοπία, η οποία είναι συνάμα καταστροφή κοινωνική, ακόμη και ανθρωπιστική, τροφοδοτεί μια ενδιαφέρουσα, αν και άνιση, λογοτεχνική παραγωγή. Στο τελευταίο της βιβλίο, Η Άκρα Ταπείνωση (εκδ. Καστανιώτη, 2015), η Ρέα Γαλανάκη, μία από τις μεγαλύτερες σύγχρονες Ελληνίδες μυθιστοριογράφους, πραγματοποιεί μια ακτινογραφία της «ελληνικής κρίσης» μέσα σε ένα έργο πολυφωνικό με χαρακτήρες αντιπροσωπευτικούς της σημερινής ελληνικής κοινωνίας (δύο τσακισμένες από τη ζωή γυναίκες στη σύνταξη που οδηγούνται στην επαιτεία, ένας διεφθαρμένος πολιτικός, ένας αναρχικός κόντρα στο κατεστημένο, ένας νεοναζί έτοιμος να πιαστεί στα χέρια με τους ξένους, μία καθαρίστρια μετανάστις, μία αφοσιωμένη κοινωνική βοηθός). Ποια είναι η ματιά της «ελληνικής κρίσης» της Ρέας Γαλανάκη, που πάντα με ευαισθησία αφουγκράζεται τα σκαμπανεβάσματα της κοινωνίας της χώρας της; Kαι ως εκ τούτου, ποιες οι κοινωνικές προεκτάσεις της σύγχρονης νεοελληνικής λογοτεχνίας;

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INDEX

Index géographique : Grèce motsclesel Χρυσή Αυγή, ελληνική κρίση, Πολυτεχνείο (γενιά του), Γαλανάκη Ρέα (1947‑), Ελλάδα χώρα μετανάστευσης, ιστορία της σύγχρονης Ελλάδας, νεοελληνική λογοτεχνία, εικονογραφικό μοτίβο της «Άκρας Ταπείνωσης», νόστος, οδύσσεια, Ελλάδα, Σύγχρονη εποχή, Λογοτεχνία motsclestr Altın şafak, Yunan krizi, Atina nesil Politeknik, Galanaki Rea (1947‑), Yunanistan göç alan bir kara, Modern Yunanistan Tarihi, Yunan edebiyatı, Son aşağılama ikonografik motifi, Odysseia, Yunanistan, Çağdaş dönem, Literatür motsclesmk Златна зора, Грчката криза, Генерација Политехничкиот, Галанаки Реа (1947‑), Грција земја на имиграција, Историја на модерна Грција, Грчката литература Современ, Иконографски мотив на понижување Крајната, Одисеја, Современ период, литература Keywords : , Greek crisis, Polytechnic University generation, Galanaki Rhea (1947‑), Greece land of immigration, history of modern Greece, modern Greek literature, iconographic motif of the Man of Sorrows, nostos, odyssey, Greece, Contemporary period, Literature Mots-clés : Aube dorée, crise grecque, crise grecque, génération de l’École polytechnique, Galanaki Rhéa (1947-), Galanaki Rhéa (1947-), Grèce terre d'immigration, Grèce terre d'immigration, histoire de la Grèce moderne, histoire de la Grèce moderne, littérature néo- hellénique, littérature néo-hellénique, motif iconographique de « l’ultime humiliation », motif iconographique de « l’ultime humiliation », génération de l’École polytechnique, odyssée, odyssée Thèmes : Littérature Index chronologique : vingt-et-unième siècle

AUTEUR

LOÏC MARCOU

Chercheur post‑doctorant, CREE/Inalco/USPC

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Les écrivains et artistes français du XIXe siècle et la Grèce French Writers and Artists of the 19th Century and Greece Οι Γάλλοι συγγραφείς και καλλιτέχνες του 19ου αιώνα και η Ελλάδα

Zinovia Verghis

1 L’« hellénisme » désigne ici, dans le contexte du romantisme, l’admiration totale et l’imitation des œuvres laissées par l’Antiquité grecque. Au milieu du XIXe siècle, cette imitation se rencontre dans quelques tragédies pseudo‑classiques, dans quelques courts poèmes à la manière d’Anacréon, mais il s’agit, le plus souvent, de reprendre des thèmes et des sujets de l’Antiquité. Ainsi, la légende de Sappho, la mort de Socrate sont des sujets connus ; les mythes grecs comme celui de Pâris et d’Hélène, la naissance de Vénus, les Centaures, Prométhée, sont des sources d’inspiration pour les poètes, les peintres et les sculpteurs. La Grèce antique représente, pour eux, un âge d’or dans l’histoire de l’Occident. Pendant l’époque romantique, plusieurs écrivains ont puisé dans l’Antiquité la liberté, la jeunesse, l’imagination, des éléments du romantisme ; cet amour de l’Antiquité les a souvent conduits à soutenir la lutte des Grecs pour leur indépendance, au nom de la civilisation, de la liberté ou du christianisme, selon leurs choix personnels. Dans cet élan, certains ont entrepris le voyage de la Grèce, et en sont revenus enthousiastes, d’autres furent déçus car la réalité ne ressemblait pas à leurs rêves d’Antiquité.

La Grèce des poètes et des écrivains romantiques

2 Le romantisme se tourne vers l’hellénisme pour l’imiter ; tous ses écrivains ont, d’une façon ou d’une autre, porté leurs regards vers la Grèce. Ils cherchent un asile dans la sérénité des ruines, ces ruines mortes de marbre et de pierre qui inspirent à François‑René de Chateaubriand une admiration pour la première civilisation humaine.

3 Le mouvement romantique se rattache à l’Hellade en inscrivant sur ses symboles les mots de « nature » et de « vérité ». Les Grecs seraient « la nature », et la France serait

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l’héritière légitime et privilégiée de la Grèce de l’Antiquité, prétendent les poètes. Ainsi, Alfred de Vigny écrit dans « Héléna » (1822) : Ô Grèce ! Je t’aimais comme on aime sa mère !

4 Héléna chante la gloire éternelle de ce pays : Regardez, c’est la Grèce ; ô regardez ! c’est elle ! Salut, reine des Arts ! salut, Grèce immortelle ! Le monde est amoureux de ta pourpre en lambeaux, Et l’or des nations s’arrache tes tombeaux1.

5 La Bacchante de « la Dryade » est un beau thème pour un bas-relief : Lascive, elle dormait sur le thyrse brisé ; Une molle sueur, sur son front épuisé, Brillait comme la perle en gouttes transparentes, Et ses mains, autour d’elle, et sous le lin errantes, Touchant la coupe vide et son sein tour à tour, Redemandaient encore et Bacchus et l’Amour2.

6 La Grèce de l’ « Héléna » de Vigny remporte un grand succès, et, comme les Aventures de Télémaque de François de Fénelon, elle a été rééditée ; tous connaissent ce pays à travers Anacharsis3 qui est l’un des « best‑sellers » de la fin du XVIIIe siècle. Par le vocabulaire et la syntaxe, Vigny a essayé de nous présenter la beauté des œuvres grecques. Il a traduit Homère, mais c’était pour comparer sa traduction à celle de l’Iliade d'Alexander Pope. Dans ses œuvres en prose, c’est‑à‑dire dans Daphné, dans Stello et dans la Flûte, nous découvrons qu’il avait lu Platon.

7 D’autres écrivains romantiques ont également fait allusion à la Grèce.

8 Alfred de Musset écrit dans « la Nuit de Mai » (1835) : Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux4.

9 Dans « les Vœux stériles », il exprime sa nostalgie de l’hellénisme : Grèce, ô mère des arts, terre d’idolâtrie, De mes vœux insensés, éternelle patrie, J’étais né pour ces temps, où les fleurs de ton front Couronnaient dans les mers, l’azur de l’Hellespont. Je suis un citoyen de tes siècles antiques ; Mon âme avec l’abeille erre sous tes portiques5.

10 Musset avait étudié le grec ancien, c’est‑à‑dire qu’il connaissait les poètes tragiques, surtout Sophocle, et c’est sous cet aspect qu’il a beaucoup chanté la Grèce pour son climat et son architecture où la splendeur des marbres antiques rayonne de vie. Dans « la Nuit de Mai », la Grèce est un pays de lumière physique et spirituelle avec des visages aux lignes harmonieuses et aux noms chantants. Dans « À la Mi‑Carême », le poète a chanté le climat et la vie grecque avec la beauté des fêtes.

11 Gérard de Nerval, lui aussi admirateur de l’hellénisme – et qui fit le voyage en Grèce – affirme dans « Myrtho » (1854)6 que la Muse a fait de lui l’un des fils de ce pays. Les images de la Grèce en Occident reflètent les diverses visions de l’histoire, qui permettent de saisir, d’une façon ou d’une autre, son passage vers les temps modernes. Nerval met en valeur la mythologie pélagique avec les dactyles, les corybantes et les Cabires. Il est là en avance sur son temps ; pour que l’Occident accepte les civilisations préhelléniques, il faudra encore attendre les découvertes de Sir Arthur Evans qui en proposent une diffusion esthétique7.

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12 Victor Hugo, l’un de ceux qui ont le plus souvent invoqué ou voulu aider la Grèce tout au long du siècle, reprend le thème du maître des brûlots dans les Chants du crépuscule (1835) pour faire ses adieux aux héros grecs dont les combats viennent de se terminer : Adieu les héros grecs ! leurs lauriers sont fanés8.

13 Et il inverse ainsi l’adieu de l’« Enthousiasme » qui poussait à s’engager à leurs côtés : En Grèce ! en Grèce ! adieu, vous tous ! il faut partir9.

14 Devant l’« Arc de triomphe », Hugo fait appel à l’architecture hellénique, à sa beauté que les hommes ont mutilée : Athènes est triste, et cache au front du Parthénon Les traces de l’Anglais et celles du canon, Et, pleurant ses tours mutilées, Rêve à l’artiste grec qui versa de sa main Quelque chose de beau comme un sourire humain Sur le profil des propylées10 !

15 Hugo a salué le « rajeunissement » d’Homère par la critique et l’enseignement. De plus, il a évoqué la Grèce d’autrefois à travers celle de son temps en parlant d’une nature inchangée malgré les ravages des hommes. Ainsi le poète pensait‑il à l’architecture grecque, à sa beauté que les hommes ont dégradée dans « la Voix intérieure ». Il a fait allusion à l’art d’Égine dans le même poème et dans les Contemplations. Mais c’est sans doute le thème de la révolte qui a inspiré le plus souvent sa poésie, lui qu’enthousiasmait la lutte pour la liberté, comme dans les Orientales, celle de « Canaris », ou de « l’Enfant » grec aux yeux bleus. Ses interventions à la Chambre des députés, trente ans plus tard, en faveur des insurgés crétois vont dans le même sens que cet engagement poétique. Certes, Hugo n’a pas vu la Grèce, et il a peint une Grèce de fantaisie. Sous sa plume, la Grèce de Navarin, la Grèce de Byron et d’Homère est une des données primordiales de la culture : Toi, notre sœur, toi notre mère11.

16 La Grèce inspire en 1823 avec ses dieux, ses paysages comme dans la Mort de Socrate ou le Dernier Chant du Pèlerinage d’Harold. Il recourt lui aussi à la mythologie, même si ses dieux portent souvent des noms latins : non pas Aphrodite, Poséidon, Arès, mais Vénus, Neptune et Mars. Souvent, Lamartine mêlait l’Antiquité aux mots contemporains. Il n’a pas évité le parallèle entre Rome et la Grèce.

17 La mythologie est évoquée dans une strophe des Harmonies : La Grèce adore les beaux songes Par son doux génie inventé ; Et ses mystérieux mensonges, Ombres pleines de vérités ! Il naît sous sa féconde haleine Autant de dieux que l’âme humaine A de terreurs et de désirs ; Son génie amoureux d’idoles Donne l’être à tous les symboles, Crée un dieu pour tous les soupirs12 !

18 Dans la Mort de Socrate, il peint les teintes et la lumière en marquant l’écoulement du temps. Dans le Dernier Chant du Pèlerinage d’Harold, il décrit le « Sunium » : Harold, qui voit blanchir l’éternelle colonne, Reconnaît Sunium... Sunium ! [...]13.

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19 Lamartine est aussi inspiré par le combat des Grecs qui, à l’époque, émeut l’ensemble des romantiques européens : LIBERTÉ ! dont la Grèce a salué l’aurore14.

20 Il est attiré par la Grèce et ses luttes, il compare ses combattants à ceux des premiers temps chrétiens. La Grèce est pour lui le symbole du christianisme libéral avec les héros Botsaris et Canaris, son combat lui apparaît comme une lutte entre la Civilisation et la Barbarie.

21 La Note sur la Grèce de Chateaubriand présente la Grèce telle que des Barbares l’ont faite. L’auteur signale dans l’« Avertissement » que « ce n’est point un livre, pas même une brochure qu’on publie, c’est (…) une forme [littéraire] particulière, le prospectus d’une souscription15 ». Notons que Chateaubriand, appartenant au gouvernement de Villèle (de 1821 à juin 1824), ne s’était jamais prononcé publiquement jusqu’alors en faveur de l’insurrection grecque ; ce n’est qu’après son renvoi du ministère des Affaires étrangères, en juin 1824, qu’il deviendra un ardent défenseur de la cause grecque. Il signe alors sa Note comme « membre de la Société en faveur des Grecs », société dans laquelle il prend une part active pour la réussite de ses buts philhellènes et humanitaires. Sa notoriété, tant comme homme politique que comme écrivain, contribua dès lors d’une manière décisive au renforcement du sentiment philhellène. La Note rééditée plusieurs fois, augmentée, revue et corrigée, devint l’une des brochures les plus avidement lues dans toute l’Europe. De multiples traductions en parurent. Les Grecs s’empressèrent aussi de la traduire en leur langue dès 1825 afin de stimuler le moral des combattants. Mentionnons aussi les brochures dues aux collaborateurs de la Revue encyclopédique (Jean‑Baptiste Say, Jean‑Charles Léonard Sismondi, Marc‑Antoine Jullien) ou celle de Charles Lacretelle qui exposent les considérations de leurs auteurs sur les affaires grecques.

22 Le philhellénisme traduit une sympathie particulière envers le peuple grec qui s’insurge pour accéder à la liberté politique, sympathie qui se fonde sur le fonds culturel du passé glorieux de la Grèce dont l’Europe se réclame, en particulier la France, privée d’une partie des acquis de la Révolution depuis la Restauration, et privée de la gloire militaire depuis la défaite finale de Napoléon Ier. Dans l’Itinéraire, Chateaubriand expose sa vision de la liberté politique de la Grèce, lui qui est inspiré par des sentiments philhellènes : Je me figurais qu’on m’avait donné l’Attique en souveraineté. Je faisais publier dans toute l’Europe que quiconque était fatigué des révolutions et désirait trouver la paix vînt se consoler sur les ruines d’Athènes, où je promettais repos et sûreté ; j’ouvrais des chemins, je bâtissais des auberges, je préparais toutes sortes de commodités pour les voyageurs ; j’achetais un port sur le golfe de Lépante, afin de rendre la traversée d’Otrante à Athènes plus courte et plus facile. On sent bien que je ne négligeais pas les monuments : les chefs-d’œuvre de la citadelle étaient relevés sur leurs plans et d’après leurs ruines ; la ville, entourée de bons murs, était à l’abri du pillage des Turcs. Je fondais une université, où les enfants de toute l’Europe venaient apprendre le grec littéral et le grec vulgaire. J’invitais les Hydriottes à s’établir au Pyrée, et j’avais une marine. Les montagnes nues se couvraient de pins pour redonner des eaux à mes fleuves ; j’encourageais l’agriculture ; une foule de Suisses et d’Allemands se mêlaient à mes Albanais ; chaque jour on faisait de nouvelles découvertes, et Athènes sortait du tombeau16.

23 La Grèce a ainsi été pour un certain nombre de raisons un objet littéraire important dans l’Europe romantique. Sa place varie selon les circonstances historiques, les buts et les tendances politiques de chaque voyageur. En France, ce sont les cercles

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universitaires, plus libéraux pour certains et tous nourris de Grèce antique, qui ont d’abord été émus par la lutte des Grecs. Dans son Discours, Jean Geoffroy Schweighäuser, professeur de littérature grecque à Strasbourg17, se plaint, après avoir exposé les services que les Grecs avaient, depuis des siècles, rendus à la civilisation, des destructions faites par les Turcs sur cette terre classique. En revanche, le marquis de Salaberry soutient que l’insurrection d’Alexandre Ypsilantis était dirigée contre l’autorité légitime de la Porte ottomane. Dominique de Pradt, un ancien archevêque de Malines qui a traité des problèmes internationaux dans plusieurs ouvrages, dédie aussi une grande partie de sa production à la Grèce. Il a tenté d’examiner la nature véritable de la révolution grecque et de tracer la position de la Grèce par rapport à l’Europe et à la situation politique internationale de son temps.

24 La longue liste des écrivains français liés à la Grèce se poursuit. Admirateur d’André Chénier, et considérant que depuis l’Antiquité, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain, Charles‑Marie Leconte de Lisle a gardé une puissante nostalgie de la beauté grecque, d’une harmonie spirituelle dans les poèmes antiques. Les premiers poèmes publiés dans la Phalange (1845‑1847) retracent les mythes grecs de l’époque héroïque. Ainsi, « Hélène », qui symbolisait d’abord la fatalité de l’amour, devient l’histoire dramatique et lyrique de la guerre de Troie, « Chiron » est un long poème narratif où l’histoire et le mythe jouent un rôle important. Dans « Niobé », c’est l’idée de la beauté qui revient. Dans « Vénus de Milo », la déesse est appelée « Aphrodite », « Cythérée », « Astarté ». Après 1848, Leconte de Lisle présente la Grèce de ses rêves, terre d’harmonie où la vie est douce et riante, dans une nature verdoyante et amie de l’homme (« Cybèle », « Pan », « Clytie », « les Bucoliastes », « Thestylis », « Kléarista »). Pour lui, l’Hellade est par excellence le pays de la beauté. Il chante la perfection des chefs‑d’œuvre de la plastique grecque, la statue de Niobé ou la Vénus de Milo. Le paganisme antique satisfait, plus que tout autre culte, son aspiration à la beauté.

25 Théodore de Banville, son contemporain, a enfermé dans des alexandrins ciselés et des rimes étincelantes le doux rêve de la Grèce et le rêve immortel de la beauté. Comme Théophile Gautier, il a, dans le poème intitulé « la Source », repris le thème de Sappho dans une transposition poétique qui adopte le lexique et la phraséologie de Gautier18.

26 Nous avons fait ici un bref rappel des écrivains romantiques français et de leur admiration pour la Grèce (antique) ; il s’agit d’une attitude purement intellectuelle puisque très peu parmi eux ont effectivement vu les rivages grecs et que leurs connaissances de la Grèce contemporaine sont très faibles. C’est une Grèce rêvée qui a inspiré également de nombreux peintres et sculpteurs.

La Grèce des peintres et des sculpteurs

27 Avec l’histoire ancienne, les mythes érotiques de l’Antiquité ont offert aux artistes néo‑classiques, puis romantiques, des thèmes parfaitement exploitables que Jacques‑Louis David, le maître, et ses contemporains traitèrent avec succès.

28 Dans la Mort de Socrate, David combine le souci archéologique avec l’art et la technique de Nicolas Poussin. La composition en frise, l’harmonie des couleurs et l’agencement des figures qui s’équilibrent, caractérisent cette œuvre. Dans Léonidas aux Thermopyles,

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le peintre compose une scène semblable à la décoration d’un vase grec. David revient aux sujets antiques dans Sappho, Phaon et l’Amour.

29 En 1804, Pierre‑Narcisse Guérin revient lui aussi aux sujets antiques en s’inspirant de pièces de Jean Racine et traitant de Andromaque et Pyrrhus, Phèdre et Hippolyte19.

30 Jean‑Auguste‑Dominique Ingres s’inspira, lui aussi, des sources antiques. Dans l’Apothéose d’Homère et Antiochos et Stratonice, il propose une vision personnelle de ce goût de l’Antiquité. Pour peindre un sujet antique, il remonte aux sources, à Eschyle, Euripide et Sophocle, au lieu d’imiter Racine. Dans l’Apothéose d’Homère, Ingres représente le poète sur un trône, devant un temple ionien, sur le point d’être couronné par la Renommée. À ses pieds se trouvent les personnifications de l’Iliade et de l’Odyssée entourées de peintres, poètes et musiciens de l’époque ancienne et moderne. La composition est influencée par la fresque de Raphaël, l’École d’Athènes20.

31 Les peintres romantiques s’intéressent aux sujets antiques, à l’histoire classique et à la mythologie. Eugène Delacroix nous donne une Médée, un Persée et Andromède, un Démosthène au bord de la mer, un Apollon vainqueur du serpent Python. Évidemment, bien intégrés dans la culture de leur époque, les artistes romantiques sont attirés par la Révolution grecque21. Ils représentent plus souvent les défaites des Grecs, qui provoquent l’émotion, ainsi les Massacres de Scio (Delacroix, 1824), la Grèce sur les ruines de Missolonghi (Delacroix, 1926), les Femmes souliotes (Ary Scheffer, 1827), l’embarquement des Parganiotes (Alphonse Apollodore Callet, 1827), les réfugiés de Parga (Francesco Hayez, 183122) – que leurs victoires.

32 Le vif intérêt de Delacroix pour la guerre d’Indépendance des Grecs contre les Turcs a marqué son œuvre, elle a eu un grand retentissement en Europe et lui inspira une œuvre très personnelle : la Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826) qui représente la Grèce, sous les traits d’une jeune femme, très pâle, en costume national. Delacroix, au lieu d’idéaliser la Grèce sous la forme d’une divinité antique, lui a donné une séduction humaine, accentuée par son expression de souffrance. Les Massacres de Scio est dans le même esprit une scène de souffrance sans héroïsme, sans gloire nationale.

33 D’autres artistes moins célèbres travaillent dans la même veine. Lodovico Lipparini peint la Mort de Marco Botzaris (1841), puis en 1850 le Serment de Byron sur la tombe de Marco Botzaris où il représente le geste héroïque du poète dans la trame du quotidien. Dans le cas du Jeune Grec défendant son père blessé d’Ary Scheffer (1827), le moment héroïque rencontre le drame personnel : il exprime le courage d’un adolescent qui, malgré sa jeunesse, combat pour son père et pour la liberté. La Mère grecque de Cesare Dell’Acqua (1860) est dramatique. Un autre thème, celui du Combat du Giaour et du Pacha (Delacroix, 1835) qui montre l’antagonisme Grec/Turc, représente aussi bien la lutte des Chrétiens contre les Infidèles, celle de la Civilisation contre la Barbarie, celle de la Liberté contre l’Oppression.

34 Les artistes voyageurs des années 1830‑1850 peignent les ruines du paysage grec sous un soleil écrasant où les formes finissent par s’estomper et se confondre avec la lumière. Ils présentent ainsi les costumes, les détails de la vie quotidienne, les objets populaires, les trésors des églises. Les habitants du « pays des Ruines » ne sont que des silhouettes. Sur les toiles figurent aussi les mariages, les enterrements, les rites, la vie quotidienne.

35 D’autres peintres moins connus aujourd’hui ont aussi travaillé dans le sens de notre recherche comme Théodore Caruelle d’Aligny (1798‑1871) qui a représenté des sites

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ainsi que des vestiges archéologiques, cadre naturel des grands sujets de peinture d’histoire que sont Marathon, Salamine, le mont Parnasse ou les Thermopyles. Inspirés par Édouard Bertin, ses paysages s’inscrivent dans la tradition néo‑classique. Les vues des sites les plus célèbres de la Grèce antique, en particulier, les vues de l’Acropole d’Athènes, sont les sujets les plus connus. Entre 1855 et 1891, Alfred de Curzon (1820‑1895) présente sa série des Acropoles. Le paysage historique cède la place à la description réaliste. La lumière est crue, les arbres et figures absents. Citons également Dominique Papety (1815‑1849), un peintre attiré par les fresques byzantines et l’art de Manuel Pansélinos. Il a visité le Mont Athos et, au Salon de 1847, il a exposé ses impressions dans une œuvre originale à laquelle Théophile Gautier a consacré une critique23.

36 Mais, dès 1858, les néo‑grecs, les Picou (Henri‑Pierre Picou, 1824‑1895) et les Hamon (Jean‑Louis Hamon, 1821‑1874) ont cessé de toucher le public. D’autres peintres les ont remplacés, comme Alexandre Cabanel (1823‑1889) et William Bouguereau (1825‑1905) qui multiplient les Bacchantes et les Andromède. Jean‑Léon Gérôme (1824‑1904) se fait malmener par la critique en 1861 pour deux tableaux à sujet antique qui profanent la Grèce : Socrate venant chercher Alcibiade chez Aspasie et Phryné devant l’Aréopage. Gustave Moreau (1826‑1898) aime les mythes grecs et y cherche des symboles : Œdipe et le Sphinx, Prométhée, l’enlèvement d’Europe.

37 La sculpture de l’époque romantique présente elle aussi des admirateurs de la Grèce : Pierre‑Jean David d’Angers (1788‑1856) avec la grâce et la souplesse de la Jeune Grecque au tombeau de Botsaris (1827) ; James Pradier (1790‑1852) donne des nus proches de l’antique comme Nyssia (1848) et Pierre‑Charles Simart (1806‑1857) avec l’Oreste réfugié à l’autel de Pallas (1857) est un « adorateur de Phidias ». Une œuvre comme Thésée et le Minotaure (1843) d’Antoine‑Louis Barye (1795‑1875) dont le sujet est antique par sa composition, avec les diagonales et les orthogonales, est proche des métopes grecques classiques24.

38 Allant plus loin dans ce culte de la Grèce, certains de ces écrivains ou artistes ont effectué « le voyage en Grèce », rapportant des récits ou des impressions d’une réalité parfois vue à travers le prisme de leurs convictions et préjugés.

Le voyage en Grèce

39 Le voyage en Grèce, pays où l’homme occidental cherche ses origines, attire tout particulièrement les élites européennes du XIXe siècle, mais les voyageurs, vu les difficultés matérielles, ne sont pas nombreux ; ils ne visitent que quelques rares lieux du pays, l’Acropole surtout, et, obsédés par l’Antiquité, ils sont frappés par le contraste entre les images de la Grèce antique et les tristes vérités du présent. De surcroît, les fouilles archéologiques et les travaux de restauration sont encore quasi inexistants hors d’Athènes, donc les voyageurs ne voient guère de ruines spectaculaires en elles‑mêmes. Ces voyageurs éprouvent parfois un malaise, parfois un rejet, quand ils voient la différence entre leur rêve, la Grèce antique – Grèce indépendante qui, retrouvant son héritage antique à l’origine de la culture occidentale, deviendrait « occidentale » –, et la réalité sous leurs yeux.

40 Lamartine a visité la Grèce en véritable ami de ce pays. Il a regardé la terre et il a vu les hommes, les a décrits, tels qu’ils étaient, et il a parlé d’eux sans crainte. Pendant son

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voyage, il est resté un visiteur philhellène dont les sentiments étaient sincères, réels, laissant de côté les exagérations romantiques de son temps. Au cours de son voyage, il s’est davantage intéressé aux hommes qu’aux monuments.

41 Dans son Itinéraire, Chateaubriand décrit avec exactitude les sites archéologiques, les monuments et le paysage grec dans son ensemble. Il est fasciné par l’Acropole, par sa beauté, son harmonie, sa simplicité et sa grandeur. Il dépeint les paysages avec leurs charmes, la nature avec ses couleurs, il chante les couchers de soleil avec une vision romantique. La description des paysages est nuancée par une mélancolie nostalgique du passé. Cette manière de percevoir le paysage renvoie à une tendance romantique. Admiratif à la vue des monuments, et se référant à Pausanias, il est frappé par le contraste que lui offre l’Athènes moderne comparé à la misère de ses habitants. En revanche, les Grecs modernes suscitent chez lui une pitié mêlée de mépris. Il a une vision mishellène25 de la Grèce moderne dans la mesure où il est très critique. Chateaubriand défend la Grèce dans sa lutte contre l’Empire ottoman, et accuse parallèlement la France d’indifférence à l’égard du massacre de ses frères chrétiens. Les ruines mortes de pierre ou de marbre lui inspirent de l’admiration pour la première civilisation humaine. Il présente le comportement inhumain des Turcs envers les Grecs. Les Turcs sont, pour lui, non seulement les maîtres, mais les pires des maîtres.

42 Le Voyage en Orient a perfectionné le tourisme littéraire comme l’a écrit René Canat 26. Chateaubriand a essayé de tisser les liens entre l’exotisme et l’Antiquité. Ce n’est donc pas une référence géographique, mais un appel à l’imaginaire, c’est un éclat des couleurs, des parfums et des sons qui se mêlent à l’infini, et c’est l’idée qu’on se fait de l’étrange, du dangereux. Voyage en Grèce part de l’écriture des monuments, des ruines et des sites, c’est‑à‑dire des connaissances dues aux livres plutôt qu’à la réalité qu’il a sous les yeux. C’est une archéologie précise et idéalisée à la fois, où mythe et réalité se superposent ; en effet, il commence à décrire, à situer dans l’espace topographique, puis renvoie à une dimension historique ou mythologique. Son voyage ne donne pas seulement des informations, mais il se réfère à la méditation, à la contemplation.

43 Chateaubriand est un archéologue du livre, plus que des monuments. Les sites, les monuments ont une valeur parce qu’ils renvoient à des événements du passé27. Les Grecs « modernes », s’ils ne ressemblent pas à leurs ancêtres tels qu’on les rêve, ou à des Européens contemporains, ne l’intéressent pas.

44 Dans Voyage à Cythère de Nerval (1853), on assiste à une véritable fusion de l’espace vu réellement avec l’espace rêvé, celui du tableau homonyme d’Antoine Watteau. Gustave Flaubert dans Voyage en Orient (1849‑1851) s’intéresse aux coutumes, aux mœurs, à la religion et au commerce de cette contrée, mais la Grèce n’est qu’une escale sur le trajet de retour depuis l’Égypte, le point suprême de son récit. Flaubert décrit tout, n’oubliant de noter ni les villes, ni les fleurs, ni les montagnes, ni tous les sites archéologiques qu’il rencontrera sur son chemin. Mais, lui aussi critique les mœurs, les vêtements, les comportements et les caractères orientaux des Grecs modernes. Il cherche à travers les temples des dieux et les statues grecques, l’esprit immortel de cette beauté qu’il a soigneusement étudiée. Il présente une Antiquité grecque qu’il ne connaît pas encore.

45 Théophile Gautier est, avec Lamartine, le plus sensible aux phénomènes variés du soleil dans l’espace de l’Orient. Il est en effet habité par la nostalgie des civilisations plus solaires que les cultures modernes. Selon lui, les cultures de l’Antiquité étaient animées par l’imagination, la hardiesse des conceptions et la grandeur des inventions28. Si l’on

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compare les voyages en Orient de Gautier29 avec ceux de ses prédécesseurs, Chateaubriand, Lamartine, Nerval et Flaubert, nous pouvons dire que les références au soleil et à la lumière sont plus fréquentes chez lui. Gautier est doué d’une sensibilité solaire, plus rigoureuse que les voyageurs romantiques précédents.

46 Nous avons donc montré comment la Grèce a inspiré la création culturelle, picturale, littéraire de la France du XIXe siècle. Toutefois, à la fin de ce siècle, le climat est différent. Un autre philhellénisme apparaît, intellectuel, érudit, aussi artificiel que le philhellénisme de la période romantique, mais plus spontané. L’image de la Grèce à la fin du XIXe siècle ne néglige plus son passé : chaque auteur, artiste ou voyageur essaye de concilier le passé avec le présent, même s’il porte en lui ses préoccupations30.

47 Les grands motifs, les images de la Grèce évoluent dans le miroir des voyageurs comme une rencontre de l’antique et du moderne, de l’Orient et de l’Occident.

Conclusion

48 Nous avons évoqué les œuvres des écrivains et des artistes du XIXe siècle qui ont été inspirés par la Grèce ou qui ont défendu la cause des Grecs. La Grèce fut donc un point de départ de la création culturelle, picturale et littéraire du XIXe siècle français. Les voyages en Grèce des érudits, des artistes, des architectes et des écrivains se sont multipliés. Chateaubriand, Musset, Hugo, Vigny, Nerval, Flaubert… tous ont emprunté aux mythes grecs de l’époque héroïque, ont évoqué la Grèce avec magnificence et imagination, présentant souvent une Grèce rêvée comme une terre d’harmonie où la vie est riante et douce, dans une nature verdoyante et amie de l’homme.

BIBLIOGRAPHIE

A. – Bibliographie primaire

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VIGNY Alfred de, 1822, « Héléna », in Poèmes, Paris : Pélicier.

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B – Bibliographie secondaire

Ouvrages

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EIGELDINGER Marc, 1991, le Soleil de la poésie : Gautier, Baudelaire, Rimbaud, Neuchâtel : La Baconnière.

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GAUTIER Théophile, 2013 [1877], l’Orient, éd. Sophie Basch, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique ».

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Articles de périodiques, colloques et congrès

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GUYARD Marius‑François, 1992, « Le rêve grec », in D’un romantisme l’autre, Paris : Presses de l’Université Paris‑Sorbonne.

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URBANI Brigitte, 2002, « “I profughi di Parga” : fortune poétique et iconographique d’un thème patriotique », Italies, no 6, p. 543‑565, mis en ligne le 5 septembre 2009. URL : http:// italies.revues.org/2012 (consulté le 13 juillet 2016).

NOTES

1. Alfred de VIGNY, 1822, « Héléna », in Poèmes, Paris : Pélicier, p. 36 et 41. « Héléna » est un long poème de 942 vers, sans doute écrit dans le second semestre de 1821, après l’annonce en France des débuts de l’insurrection grecque.

2. Alfred de VIGNY, 1928 [1815], « la Dryade », Poèmes antiques et modernes, in Poésies complètes, Paris : Payot, p. 2, vers 94, 97‑99 ; Henri PEYRE, 1932, Bibliographie critique de l’hellénisme en France de 1834 à 1870, New Haven: Yale University Press, pp. 19‑21 ; René CANAT, 1951, l’Hellénisme des romantiques. 1. La Grèce retrouvée, Paris : Marcel Didier, p. 277‑291. 3. Dans Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, l’abbé Barthélémy raconte le voyage en Grèce entre 363 et 336 avant J.‑C. d’un descendant supposé du philosophe scythe Anacharsis. C’est une description très fouillée et parfois rêvée de la Grèce du IVe siècle avant J.‑C. Publié en 1788, le livre fut un grand succès plusieurs fois réédité. 4. Alfred de MUSSET, 1905 [1835], « la Nuit de Mai », in Poésies nouvelles (1835‑1837), Paris : Louis Connard, p. 10, vers 66. 5. Alfred de MUSSET, 1957 [1831], « les Vœux stériles », Premières Poésies (1829‑1835), in Poésies complètes, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 114‑115, vers 60‑65. 6. Gérard de NERVAL, 2005 [1854], « Myrtho », les Chimères, in les Filles du Feu suivi de les Chimères, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », p. 304, vers 8. 7. René CANAT, 1953, l’Hellénisme des romantiques. 2. Le romantisme des Grecs, 1826‑1840, Paris : Marcel Didier, p. 243‑253 ; Fernand DESONAY, 1974 [1928], le rêve hellénique chez les poètes parnassiens, Genève : Slatkine, p. 11, 21, 25, 26, 28, 40, 42 ; Maria TSOUTSOURA, 2006, Jeux de reflets. La réception des voyageurs romantiques français en Grèce et la réponse de la littérature néo‑hellénique, Habilitation à diriger des recherches, Université Paris IV‑Sorbonne, Institut néo‑hellénique, p. 15, 84‑86. 8. Victor HUGO, 1964 [1835], les Chants du crépuscule, in Choix de poèmes, Manchester: Manchester University Press, p. 86, vers 26. 9. Victor HUGO, 1834 [1829], « Enthousiasme », les Orientales, in Œuvres complètes, tome II, Paris : Eugène Renduel, p. 439, vers 1. Le « canon » est celui du Vénitien Morosini qui en 1687, dans le cadre d’une guerre vénéto‑turque, tira sur le Parthénon transformé en réserve de poudre par les Ottomans ; tout un côté a été éventré et le toit est tombé ; « L’Anglais » est bien sûr Lord Elgin, l’ambassadeur britannique auprès de la Porte qui obtint en 1801 un firman lui permettant d’entrer dans la citadelle de l’Acropole, de dessiner, mouler, creuser et même emporter toute sculpture ou inscription ; il enleva 15 métopes du Parthénon et 56 dalles de la frise, entraînant des dégâts irréparables. 10. Victor HUGO, 1964 [1837], « À l’Arc de triomphe », les Voix intérieures, in Œuvres poétiques, tome I, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 847, vers 55‑68, strophe 5.

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11. Victor HUGO, 1834 [1829], « Navarin », les Orientales, in Œuvres complètes, tome II, Paris : Eugène Renduel, p. 84, vers 9‑11. 12. Alphonse de LAMARTINE, 1963 [1830], « Jéhova, ou l’idée de Dieu », Harmonies poétiques et religieuses, in Œuvres poétiques complètes, Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 5, vers 90‑99. 13. Alphonse de LAMARTINE, 1963 [1825], le Dernier Chant du Pèlerinage d’Harold, in Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 218‑219, vers 519, 520. 14. Alphonse de LAMARTINE, 1963 [1825], Chant du Sacre ou La Veille des armes, in Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 270, vers 42 ; Marius‑François GUYARD, 1992, « Le rêve grec », in D’un romantisme l’autre, Paris : Presses de l’Université Paris‑Sorbonne, p. 41, 42, 44, 51 ; Georges FRÉRIS, 1990‑1991, « Impact de la Grèce sur l’œuvre de Lamartine », in Bicentenaire de la naissance de Lamartine, Actes du colloque, Mâcon 11‑13 octobre 1990, Mâcon : Académie de Mâcon et Association Lamartine, p. 262, 263, 267. 15. François‑René de CHATEAUBRIAND, 1867 [1811], Note sur la Grèce, in Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, Paris : Bernardin‑Béchet, p. 4. 16. François‑René de CHATEAUBRIAND, 1867 [1811], Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, op. cit., p. 161‑162. 17. Jean Geoffroy Schweighäuser (1776‑1844), fils d’un helléniste professeur à l’université de Strasbourg, reprit son poste en 1810. Il a collectionné avec son père des manuscrits grecs, a été longtemps en contact avec Adamantios Koraïs. 18. Madeleine AMBRIÈRE, 1990, Précis de littérature française du XIXe siècle, Paris : PUF, p. 496, 499. 19. Lorenz EITNER, 1993, la peinture en Europe au XIXe siècle, Paris : Hazan, p. 227‑233.

20. Patrick VIOLETTE, 1995, « Le XVIIIe siècle », in Alain MÉROT (dir.), Histoire de l’art 1000‑2000, Paris : Hazan, p. 341‑342. 21. Fani‑Maria TSIGAKOU, 1984, la Grèce retrouvée : artistes et voyageurs des années romantiques, Paris : Seghers, p. 137, 210. 22. Brigitte URBANI, 2002, « “I profughi di Parga” : fortune poétique et iconographique d’un thème patriotique », Italies, no 6, p. 543‑565, mis en ligne le 5 septembre 2009. URL : http://italies.revues.org/2012 (consulté le 13 juillet 2016). 23. Christine PELTRE, 1997, Retour en Arcadie : le voyage des artistes français en Grèce au XIXe siècle, Paris : Klincksieck, p. 150‑154, 170‑174, 236.

24. René CANAT, 1953, l’Hellénisme des romantiques. 2. Le romantisme des Grecs, 1826‑1840, Paris : Marcel Didier, p. 209‑214 ; Luc BENOIST, 1994, la sculpture romantique, Paris : Gallimard, p. 19, 24, 44 ; Henri PEYRE, Bibliographie critique de l’hellénisme en France de 1834 à 1870, op. cit., p. 64. 25. Terme souvent utilisé en France depuis le livre de Sophie BASCH, 1995, le mirage grec. La Grèce moderne devant l’opinion française depuis la création de l’École d’Athènes jusqu’à la guerre civile grecque (1846‑1946), Paris : Hatier ; au XIXe siècle, cette attitude est initiée par la Grèce contemporaine d’Edmond About (1854) qui critique largement la Grèce de son temps, indigne de ses ancêtres et des espoirs qu’on avait mis en elle. 26. René CANAT, 1951, l’Hellénisme des romantiques. 1. La Grèce retrouvée, op. cit., p. 229‑230.

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27. Jean‑Claude BERCHET, 2006, le Voyage en Orient de Chateaubriand, Houilles : Manucius, p. 32, 33, 148, 149. 28. Marc EIGELDINGER, 1991, le Soleil de la poésie : Gautier, Baudelaire, Rimbaud, Neuchâtel : La Baconnière, p. 56‑57. 29. Voir Théophile GAUTIER, 2013 [1877], l’Orient , éd. Sophie Basch, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique ». 30. Olga POLYCHRONOPOULOU, 1999, Archéologues sur les pas d’Homère : la naissance de la protohistoire égéenne, Paris : Noêsis, p. 189, 193 ; Maria TSOUTSOURA, Jeux de reflets. La réception des voyageurs romantiques français en Grèce et la réponse de la littérature néo‑hellénique, op. cit., p. 84‑86 ; René CANAT, 1951, l’Hellénisme des romantiques. 1. La Grèce retrouvée, op. cit., p. 229‑230.

RÉSUMÉS

Nous présentons ici l’intérêt prononcé de la France pour la Grèce au XIXe siècle, en nous fondant non seulement sur les peintres, mais aussi sur les écrivains français philhellènes de ce siècle, en particulier les romantiques. Nous envisageons cette situation dans son contexte en examinant l’environnement historique, culturel et social, et en analysant méthodiquement et parallèlement des éléments qui ont contribué à l’intérêt que l’on porta alors à la Grèce. Le mouvement philhellène s’est développé en effet progressivement au XIXe siècle dans une réalité économique et sociale précise. Nous avons justifié le choix de ce sujet, en lien avec son époque, en voulant répondre aux questions sur le pourquoi et le comment de ce mouvement ?

We present here the strongly marked interest of France in Greece in the 19th century. We have drawn attention not only to painters, but also to 19th‑century French writers who were philhellenes, specially the Romantics. We present this situation in its historical background by examining the historical, cultural, and social environment in which will be made a methodical and parallel analysis of the elements that have contributed to the interest shown in Greece. The philhellene movement developed progressively in the 19th century in a specific economical and social reality. We justify the selection of that subject with respect to the era and to turn round to the whys and wherefores?

Παρουσιάσαμε το ενδιαφέρον της Γαλλίας για την Ελλάδα το 190 αιώνα. Όχι μόνο τους ζωγράφους, αλλά επίσης τους συγγραφείς γάλλους του 19ου αιώνα, που ήταν φιλέλληνες. Παρουσιάσαμε την κατάσταση της εποχής εξετάζοντας το περιβάλλον το ιστορικό, πολιτιστικό και κοινωνικό μέσα από μια ανάλυση μεθοδική και παράλληλη των στοιχείων που συνέβαλαν στο ενδιαφέρον για την Ελλάδα. Το φιλελληνικό κίνημα αναπτύχθηκε σταδιακά στο 19ο αιώνα μέσα σε μια πραγματικότητα οικονομική και κοινωνική ακριβώς. Δικαιολογήσαμε την επιλογή αυτού του θέματος σε σχέση με την εποχή και κατευθυνθήκαμε στο γιατί και στο πως;

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INDEX

Index géographique : France Mots-clés : philhellénisme, philhellénisme Keywords : Philhellenism, France, Nineteenth century, Literature motsclesmk Филелинизъм, Франција, Деветнаесеттиот век, Литература motsclestr Yunanistan'ın bağımsızlığı taraftarlığı, Fransa, On dokuzuncu yüzyıl, Edebiyatı motsclesel Φιλελληνισμός, Γαλλία, Δεκατός ενατός αιώνας, Λογοτεχνία, Ζωγραφική Thèmes : Littérature, Peinture Index chronologique : dix-neuvième siècle

AUTEUR

ZINOVIA VERGHIS

Docteur en littérature comparée, Université Paris‑Sorbonne

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Féminisme d’État, législation et mouvements sociaux en Turquie et en Grèce State Feminism, Legislation and Social Movements in Turkey and Greece Κρατικός φεμινισμός, νομοθεσία και κοινωνικά κινήματα στη Τουρκία και στην Ελλάδα

Katerina Seraïdari

1 Le féminisme d’État est défini ici comme l’action de l’État en faveur des femmes. Il est envisagé comme un vecteur de revendications formulées par des féministes et d’autres mouvements contestataires, préexistants ou parallèles ; autrement dit, il résulte des interactions entre les sphères du pouvoir et une base dont l’idéologie et l’origine sociale diffèrent selon les périodes. Par exemple, pour la Turquie, elle était constituée d’une élite bourgeoise à l’époque des réformes kémalistes, tandis qu’elle était plutôt liée aux mouvements de gauche dans les années 19801. Par conséquent, le schéma esquissé en rapport avec le féminisme d’État n’est pas forcément vertical (du haut vers le bas), dans la mesure où il reflète également les négociations et les rapports de pouvoir (horizontaux) entre différents acteurs. Toutefois, par ses initiatives, le pouvoir central finit par pousser les mouvements de femmes vers la dé‑radicalisation et la bureaucratisation. Ainsi, les associations féministes, auxquelles des subventions sont octroyées, deviennent, dans une large mesure, dépendantes de l’État2.

2 Une définition interactive du féminisme d’État présuppose l’émancipation active des femmes, qui ne sont pas de sujets passifs auxquels des droits sont octroyés par un leader charismatique dont l’action fait avancer la société tout entière. Elle va donc à l’encontre d’une notion de leadership qui infantilise les membres d’une société. En effet, le féminisme d’État ne se développe pas sur une tabula rasa, mais constitue la suite d’une histoire entamée par des acteurs initialement sans accès au pouvoir : avant de devenir une affaire d’État, le féminisme connaît une phase pré‑étatique.

3 Même si c’est le degré de mobilisation qui fait la différence entre les « droits acquis » et les « droits octroyés », aucune réforme ne peut être réalisée, y compris dans un régime

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autoritaire comme celui que Mustafa Kemal a instauré en Turquie, sans avoir des appuis parmi certaines couches de la population et sans des interactions permanentes entre le pouvoir central et cette base. C’est parce qu’une partie considérable de la bourgeoisie turque était déjà occidentalisée que le projet modernisateur de Kemal a pu voir le jour. Cependant, cette modernité avait surtout imprégné le mode de vie urbain, et seuls 20 % de la population vivaient à l’époque en ville.

4 Les réformes de Mustafa Kemal Atatürk ne doivent pas non plus occulter le rôle qu’un mouvement féministe préexistant avait joué. Dans les dernières décennies de l’Empire ottoman et pendant la première période du régime kémaliste, des féministes turques étaient actives, tant au niveau national qu’international ; certaines assistaient régulièrement à des congrès internationaux entre 1910 et 19303. En avril 1935, l’Union des femmes turques a même organisé et hébergé le douzième Congrès suffragiste international de l’Association internationale pour le suffrage des femmes à Istanbul.

5 Même si Atatürk est présenté comme « le sauveur » et le « libérateur » des femmes turques4, il serait inexact de parler d’un « féminisme d’homme » puisque l’organisation et l’action des féministes turques avaient précédé les réformes étatiques entreprises par le régime kémaliste5. Il est pourtant indéniable que le féminisme d’État en Turquie a fonctionné comme un outil de contrôle social. L’Union des femmes turques a été dissoute en 1935, juste après le Congrès suffragiste international, parce que, selon l’annonce officielle, le régime ayant aboli les différences de sexe et de classes, ce type de mobilisation s’avérait dorénavant inutile.

6 Dans le cas de la Turquie, le féminisme d’État a également été le résultat de conditions socio‑économiques favorables : d’un côté, la Première Guerre mondiale et la Guerre de libération (contre l’armée grecque) ont donné un nouveau statut aux femmes qui ont remplacé, aux différents postes de travail, les hommes qui partaient se battre ; de l’autre côté, les femmes ont pu occuper des places qui leur étaient jadis inaccessibles, parce que le départ des élites chrétiennes a laissé un grand vide qu’il fallait rapidement combler. Dans ce cadre, l’amélioration de la condition féminine et l’accès à l’éducation et au monde du travail sont liés à un projet basé sur l’idée de libération nationale, ainsi qu’au passage d’un Empire multiculturel à l’État‑nation.

7 Le but de cet article est d’analyser les variations du fonctionnement du féminisme d’État et son rapport avec le droit qui constitue, comme nous le verrons, une construction sociale et politique malléable. Dans un premier temps, je présenterai les réformes entreprises en Turquie kémaliste. Puis, j’examinerai comment le pouvoir central dans deux pays voisins et « frères ennemis », la Turquie et la Grèce, a utilisé le féminisme comme outil de modernisation dans les années 1920‑1930. Dans un deuxième temps, j’analyserai l’impact de la « seconde vague » du féminisme6 dans ces deux pays depuis les années 1980 et ses rapports avec l’État et sa politique. Enfin, je présenterai l’ONG Winpeace, qui rassemble depuis 1996 des féministes grecques et turques et dont l’action révèle comment les mouvements sociaux et le féminisme d’État interagissent actuellement.

Les réformes en Turquie

8 Votée le 3 mars 1924, la loi d’unification de l’enseignement figure parmi celles qui marquent « le passage d’un mode de vie “homosocial” à un mode de vie “hétérosocial” » et le passage de la ségrégation des sexes à la mixité7. Cette loi

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reconnaît le droit à l’enseignement pour les deux sexes et conduit à la création des écoles mixtes ; les écoles religieuses et l’enseignement religieux sont alors supprimés. En 1926, la loi islamique est abolie et remplacée par un code civil calqué sur le Code civil suisse. Ce corpus législatif joint donc les traditions culturelles de deux pays géographiquement et culturellement lointains.

9 Comment expliquer le fait que le pouvoir kémaliste ait opté pour le Code suisse ? Jacques Lafon considère que le code suisse était simple et moderne à la fois, contrairement au code français (jugé désuet) et au code allemand (perçu comme trop compliqué)8. Lafon évoque la présence déterminante des « Lausannois », des intellectuels turcs francophones qui avaient fait des études de droit en Suisse : parmi eux figurait Mahmut Esat qui est devenu ministre de la Justice9. Mais Lafon montre également que si le code français n’est pas choisi, c’est parce que, « [m]algré sa francophilie, Atatürk se devait de marquer une certaine réserve à l’égard d’une puissance d’occupation10 ». Sirin Tekeli avance une hypothèse similaire qui révèle à quel point le féminisme d’État est lié à des enjeux politiques qui dépassent la sphère nationale et qui nous font entrer dans la sphère des relations internationales. Selon elle, ce choix semble avoir été motivé par le fait que la Suisse, pays neutre et ami, se trouvait dans une position politique plus acceptable que les autres pays occidentaux qui avaient été les ennemis de la Turquie pendant la Première Guerre mondiale et la Guerre d’Indépendance11.

10 Birol Baskan lie le nouveau code au traité de Lausanne (1923) qui définit les frontières du nouvel État turc et qui fixe le statut juridique d’environ 2 millions de personnes, dont la grande majorité participe à l’échange de populations entre la Grèce et la Turquie12. Selon Baskan, étant obligé d’adopter un système de lois occidentales pour ses minorités non échangées, le régime kémaliste a préféré instaurer un système légal unifié à l’intérieur de son territoire. Mais, au moment où l’article 10 de la Constitution turque établit l’égalité légale entre les deux sexes, les populations turques non échangées en Thrace (Grèce) restent soumises à la loi religieuse, selon les conditions posées par le traité de Lausanne, et ce jusqu’à aujourd’hui.

11 Le nouveau Code civil instaure la monogamie et interdit la polygamie13. Il établit des droits égaux entre femme et homme face au divorce, ainsi que le partage de l’autorité parentale, l’égalité dans l’héritage et la succession, l’égalité du statut de témoin en justice et l’obligation de célébrer le mariage en présence de la mariée. Il fixe l’âge légal du mariage à 15 ans pour la femme et à 17 ans pour l’homme. Sur ce dernier point, le Code civil turc se différencie du Code civil suisse et diminue la limite d’âge requis pour le mariage14 : cela constitue un exemple de l’adaptation d’un code importé à la réalité sociale turque.

12 Cependant, le nouveau Code civil promulgue une égalité des sexes limitée : la femme n’est pas considérée comme une partenaire égale de l’homme et la question de sa domination ne se pose même pas. L’homme reste le chef de famille (article 152) et la femme, sa subordonnée : c’est l’homme qui doit subvenir aux besoins de la famille, tandis que la femme est responsable des activités ménagères (article 153). La femme doit habiter au domicile choisi par l’époux d’après l’article 21 (ce qui constitue une limitation de sa liberté de mouvement). Elle ne peut pas non plus garder son nom de jeune fille (ce qui correspond à une perte d’identité). Le 21 juin 1931 est promulguée la Loi sur les noms de famille qui oblige tous les citoyens turcs à choisir dans un délai

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déterminé un nom de famille, institution qui n’existait pas juridiquement en Turquie et qui finira par transformer Mustafa Kemal en Mustafa Kemal Atatürk. Ce qui signifie qu’avant que tous les Turcs aient un nom de famille enregistré par les services de l’État, le Code civil (du fait de son origine suisse) posait déjà la question du nom de jeune fille : cela révèle le décalage que peut créer la « transplantation juridique » d’un code civil étranger.

13 Le 3 avril 1930, les femmes turques obtiennent le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales. Sirin Tekeli associe de nouveau à la politique extérieure l’élargissement au niveau national des droits électoraux des femmes en 1934 : Le fait que la République était un régime à parti unique et de nature autoritaire lui attirait des critiques, de l’intérieur comme de l’extérieur. […] C’est en grande partie pour désamorcer ces critiques, notamment celles qui venaient de l’extérieur, pour montrer au monde que le régime turc était différent du fascisme, alors croissant, qu’Atatürk a saisi l’occasion d’accorder aux femmes la citoyenneté en 1934, soit un an après l’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne15.

14 Dans ce cas, le féminisme d’État permet au pouvoir central de se doter d’une image positive au niveau international, d’autant plus que le fascisme (dont le régime kémaliste semble vouloir se différencier) a prôné le retour de la femme au foyer. Il faut aussi rappeler que les femmes turques n’ont accédé au suffrage et à l’éligibilité que quelques années après les hommes16. Une fois donné le droit de vote aux femmes, l’âge légal des électeurs a augmenté : de 18 ans (comme cela avait été fixé en 1923) à 22 ans pour les élections « mixtes » de 193517. L’entrée des femmes dans la sphère politique a donc fait reculer la limite de l’âge requis comme signe de maturité du citoyen‑électeur.

15 Ces réformes ont significativement changé la vie des populations urbaines et de la bourgeoisie turque ; en revanche, les populations rurales ont été très peu touchées. Même si le mariage civil devient obligatoire et le mariage religieux facultatif, le mariage uniquement religieux reste très populaire dans les campagnes, et seule la bénédiction de l’officier du culte musulman est recherchée. Des campagnes administratives en 1933, en 1945 et en 1950 auront pour but d’officialiser le statut de ces couples religieusement mariés, mais non inscrits sur les registres de l’état‑civil et de leurs enfants qui n’étaient jusque‑là pas reconnus comme légitimes par la République18.

16 Dans plusieurs cas cependant, les droits constitutionnels n’ont jamais été respectés. Ainsi, un grand nombre de femmes turques n’ont jamais été scolarisées, ce qui va à l’encontre du droit constitutionnel à l’éducation19. Peut‑on parler dès lors d’un échec des stratégies juridiques ? Ce bilan mitigé nous pousse surtout à distinguer les lois de leur application20 : les femmes n’ont pas souvent recours aux possibilités que leur offre le cadre légal pour se défendre, car elles ignorent tout simplement l’existence des lois en leur faveur. Ainsi, concernant l’héritage, au lieu d’avoir des droits égaux comme le Code civil l’exige, les femmes turques continuaient de recevoir une petite partie de l’héritage familial ou en étaient exclues, les familles voulant éviter l’éparpillement de la propriété foncière21. De ce point de vue, la réforme juridique n’est qu’une première étape, puisque ce qui compte est l’application et la connaissance du cadre légal et des droits que celui‑ci donne, ce qui renvoie à la distinction entre égalité formelle et substantielle.

17 Une des modifications apportées au Code civil suisse concernait le régime matrimonial. Si dans le code suisse le régime ordinaire est la communauté de biens, dans le Code civil

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turc, cette place est donnée au régime de propriété séparée des époux : « C’est une survivance de l’ancienne loi religieuse qui reconnaissait le droit de la femme à posséder ses propres biens22. » Pour certaines féministes turques comme Sirin Tekeli, cela n’est pas problématique : une loi islamique ne doit pas être rejetée « si elle comporte des éléments qu’on peut utiliser à l’avantage des femmes23 ». Jenny White va encore plus loin quand elle soutient que certains articles du nouveau Code civil n’étaient pas aussi favorables pour la femme que la loi religieuse : alors que la loi islamique prévoyait une somme d’argent qui serait donnée à la femme lors du mariage et du divorce, le Code civil ne lui donnait pas de telles garanties24. Selon la loi islamique, cette somme appartenait à la femme, et pas à son mari ni à ses parents, et elle était donc considérée comme une forme de richesse féminine qui l’assurait en cas de veuvage, abandon ou divorce.

18 Le Code civil turc, qui s’est construit à partir du Code civil suisse (dont proviennent 65 % des textes), constitue en fait un mélange de traditions, où l’on retrouve même des échos de la loi religieuse, 35 % des textes étant adaptés des coutumes et des traditions locales. D’ailleurs, un des avantages du Code suisse, qui a joué en faveur de ce choix, a été la grande place qu’il laisse aux juges, appelés à adapter cette matrice législative à la réalité sociale locale. Produit composite du féminisme d’État, ce code civil reflète l’esprit transitoire d’une époque : c’est précisément au moment où le multiculturalisme de l’Empire disparaît et où les chrétiens quittent ces terres, que la laïcité est proclamée, et que la restriction du mariage aux membres d’une même religion est interdite.

Le féminisme, un outil de modernisation de l’État

19 Plusieurs chercheurs insistent sur le fait que la femme turque a accédé à la citoyenneté grâce aux initiatives politiques de la classe dominante qui défendait un projet de modernisation précis. Dans ce cadre, Mustafa Kemal Atatürk aurait utilisé la qualité de citoyen offerte aux femmes turques dès 1934 comme une stratégie pour faire progresser l’occidentalisation du pays, transformant ainsi la femme turque en instrument de modernisation. Cependant, en définissant le féminisme d’État comme un statu quo socioculturel à l’intérieur duquel un État fort et centralisé met en place un projet de modernisation, Dicle Kogacioglu nous incite à voir, derrière les ruptures, les continuités qui persistent25. Selon elle, le féminisme d’État en Turquie a finalement soutenu un statu quo patriarcal, puisque, même après l’introduction des nouvelles lois, la famille reste plus importante que l’émancipation féminine : avant tout, les femmes restent pour la loi turque des épouses et des mères.

20 Comme nous l’avons vu, le leadership d’Atatürk et la création d’un « État père » ne doivent pas occulter l’importance des efforts accomplis par des générations de femmes turques, même si la période de leur action correspond à un « féminisme patriotique ». Mais cette continuité, qui définit le caractère interactif du féminisme d’État, ne doit pas non plus masquer le maintien des structures patriarcales, même quand une politique en faveur des femmes est menée. Ainsi, Deniz Kandiyoti, qui considère qu’Atatürk a émancipé les femmes turques sans les libérer, pose la question de savoir si son projet n’avait pas pour but de créer un État patriarcal moderne26. Toutefois, dans ce contexte transitoire, même la notion de modernité semble problématique (car liée aux puissances étrangères qui ont causé la chute de l’Empire). L’idéologue turquiste Ziya Gökalp et la Société turque d’histoire, à partir du début des années 1930, ont

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soutenu que la société préislamique turque était égalitaire, et les Turcs anciens, démocrates et féministes. Selon cette rhétorique qui fait du passé un réservoir de valeurs où il faut puiser pour construire le futur, il ne fallait pas regarder vers l’Occident, mais vers son propre passé pour réformer la société.

21 Malgré ce type d’argumentation, le projet modernisateur d’Atatürk a souvent été assimilé à une forme de « colonialisme interne » permettant à une élite dirigeante de définir sa mission comme civilisatrice face à « des forces traditionnelles, des forces d’anti‑progrès, donc anhistoriques, et vouées à la disparition27 ». Le féminisme d’État s’inscrit ainsi dans un projet de civilisation qui vise à créer « l’homme nouveau », même si « “l’homme nouveau” du réformisme kémaliste sera plutôt une femme28 ».

22 Jenny White nous rappelle que « le bras bureaucratique et civilisateur de la République était trop faible pour accéder aux coins reculés de la Turquie », même si le gouvernement y a envoyé des maîtresses d’école et des professeures, souvent des jeunes femmes d’origine rurale, qui devaient représenter et modeler les normes culturelles du nouvel État29. Même la rhétorique kémaliste qui exalte le passé des anciens Turcs (qui auraient été des féministes et des démocrates avant l’heure) n’a pu résoudre cette contradiction interne à tout projet de modernisation qui marque le passage d’un mode de vie traditionnel et rural à une culture urbaine et porteuse des valeurs progressistes. En essayant de diminuer le fossé entre la ville et la campagne, ces initiatives ont nécessairement été marquées par une tension entre modernité et tradition30. Comme le constate Bruno Latour : Lorsque les mots « moderne », « modernisation », « modernité » apparaissent, nous définissons par contraste un passé archaïque et stable. […] « Moderne » est donc asymétrique par deux fois : il désigne une brisure dans le passage régulier du temps ; il désigne un combat dans lequel il y a des vainqueurs et des vaincus31.

23 Si la Guerre de libération a donné la victoire aux Turcs, les Grecs, qui s’étaient investis de la mission de porter les lumières de la civilisation en Orient après la création de l’État grec en 1830, ont eu du mal à accepter la modernité des réformes kémalistes. Dans un discours prononcé en 1923, une féministe grecque, Athina Gaïtanou‑Gianniou analyse ainsi les rapports entre la femme et la politique : La préparation de la femme pour la vie politique ne se fera pas d’en haut, avec l’accord des hommes qui trouveront cinq‑six femmes capables d’exercer de hautes responsabilités qu’ils exhiberont à d’autres pays avec un snobisme national – comme Kemal l’a fait avec sa fameuse « hanim » ministre (perifimi hanoumissa ypourgina) –, mais elle se fera d’en bas32.

24 Si les féministes grecques regardent avec suspicion l’émancipation des leurs homologues turques, dès qu’elles obtiennent le droit de vote aux élections municipales en 1930 (sous condition de savoir lire et écrire et d’avoir plus de 30 ans33), elles sont confrontées à une série de problèmes qui dépassent la sphère du féminisme stricto sensu et qui les font entrer dans celle de la modernisation de l’État grec. Étant donné que les femmes grecques qui remplissent les critères doivent s’inscrire sur les listes électorales, les associations féministes se mobilisent pour leur expliquer comment faire, car : • pour prouver leur identité, elles doivent présenter la carte d’électeur de leur père ou de leur mari ; • puisque jusqu’en 1910 les registres de naissance sont mal tenus en Grèce, pour prouver leur âge, il faut le témoignage du prêtre de leur paroisse ou de deux témoins, ou l’acte de baptême ; en l’absence de ces documents, « l’appréciation de l’âge » qu’effectuera l’employé de la mairie qui est chargé de leur dossier suffira ;

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• pour prouver leur scolarisation, il faut le bulletin de l’école ou un document certifié par le directeur de l’école34.

25 En effet, le droit de vote aux élections municipales fait entrer, pour la première fois, les femmes grecques dans les registres de l’État : Faites le nécessaire pour obtenir le plus rapidement votre carte d’électeur […] pour améliorer vos conditions de vie, la santé de vos enfants, le confort de votre foyer, mais aussi parce que le fait d’avoir un certificat fiable et sous la main de votre identité vous sera utile dans de nombreuses occasions : vous n’aurez plus besoin de chercher des témoins ou de faire des dépenses inutiles35.

26 Les papiers d’identité sont considérés, dans ce cadre, comme un progrès destiné à faciliter la vie des citoyennes‑électrices qui étaient impliquées jusque‑là dans les modes d’identification traditionnels et relationnels que sont le témoignage, l’attestation et la connaissance interpersonnelle. Le passage de la preuve testimoniale (qui implique le besoin de recourir à des témoins pour prouver son identité) à la preuve écrite produite par les services de l’État s’avérera non seulement irréversible, mais aussi à l’origine des « sociétés de surveillance » du XXIe siècle. Comme le dit Gérard Noiriel, « le nouveau système d’identification à distance doit impérativement s’assurer que l’identité réelle des personnes correspond bien à leur identité légale36 ». Dans les années 1930, c’est la satisfaction d’une revendication féministe centrale qui accéléra l’établissement des modèles d’identification bureaucratiques et la création du premier état civil « mixte » (γενικό μητρώο αμφοτέρων των φύλων) dans l’espace public grec.

Les années 1980, la « seconde vague » du mouvement féministe grec et turc

27 Si dans les années 1920‑1930, le féminisme en Grèce et en Turquie était lié à la modernisation de l’État, deux nouveaux paramètres le caractérisent dans les années 1980. D’une part, nous avons l’influence de la seconde vague du féminisme des années 1960‑1970 qui, avec sa fameuse devise « le privé est politique », a politisé des questions qui apparaissaient jusqu’alors comme relevant de la sphère privée (violence familiale, contraception, avortement), tout en considérant dans le même temps les normes juridiques comme des piliers des institutions patriarcales à combattre. D’autre part, il faut souligner l’effort fait par ces pays pour se conformer aux directives de la Communauté européenne – afin de faire avancer le processus d’entrée pour la Turquie, et comme conséquence de son intégration en 1981 pour la Grèce. Cela pose la question, encore une fois, des relations internationales et de leur impact sur le féminisme d’État37.

28 Le mouvement des féministes turques émerge de nouveau dans les années 1980. La première manifestation, qui mobilise environ 3 000 femmes, est organisée par le mouvement féministe à Istanbul en mai 1987 contre les violences domestiques. En 1990, à Istanbul et, en 1991, à Ankara, sont fondés des centres d’accueil et d’aide aux femmes victimes de violences38. En 1998, la Loi sur la protection de la famille est votée, sous la pression du mouvement féministe39.

29 Si les féministes grecques et turques restent à distance dans les années 1920‑1930 (années marquées par la confrontation armée entre les deux pays), les contacts se développent dans les années 1980, et ce malgré les événements dramatiques de Chypre en 1974. La presse féministe grecque publie souvent des textes concernant le

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mouvement féministe en Turquie. Ainsi, une revue qui est publiée à Thessalonique, Katina, mentionne les manifestations des femmes turques à Istanbul contre la violence domestique et critique la nomination de Semra Özal (la femme du Premier ministre) en tant que « Mère de l’année 198740 ». Une autre revue féministe, Dini, publie un article assez élaboré, où il est aussi question de la politique de Turgut Özal et de son effort de garder sous contrôle le mouvement féministe : selon les féministes turques interviewées, son intérêt pour la santé des femmes et la contraception ne constitue qu’une tentative de consolider l’institution de la famille que le féminisme menacerait41.

30 Cette période a aussi été marquée en Turquie par un « nettoyage législatif ». Ainsi, l’article 159 du Code civil, qui exigeait l’accord du mari pour que l’épouse puisse travailler en dehors de la maison, est supprimé, la Cour constitutionnelle le jugeant en contradiction avec l’article 10 de la Constitution qui prévoit l’égalité des sexes devant la loi42. L’article 153 concernant le maintien du nom de jeune fille est révisé en mai 1997 ; cependant, même après cette révision, les femmes turques ne peuvent garder leur nom de jeune fille que si elles utilisent simultanément le nom de leur mari43. Des révisions sont aussi apportées au Code pénal qui définissait jusque‑là des peines différentes selon le statut de la femme : mariée ou célibataire, vierge ou pas44. Les articles 440 et 441 concernant l’adultère (qui était plus facile à prouver contre la femme) sont supprimés.

31 Les années 1980 ont été également décisives pour les Grecques. Avec l’élection d’Andréas Papandréou en 1981, le terme « féminisme d’État » est introduit dans la réalité sociale et politique grecque pour la première fois. Son épouse, Margarita Papandréou, une féministe américaine de la seconde vague, devient la présidente de l’Union des Femmes de Grèce (EGE). Créée en 1976, cette organisation est affiliée au parti socialiste (PASOK) qu’Andréas Papandréou avait fondé le 3 septembre 1974.

32 Adoptée après la chute de la dictature des colonels (1967‑1974), la Constitution de 1975 reconnaît pour la première fois l’égalité des droits et des obligations entre femmes et hommes, ainsi que l’attribution d’un salaire égal à travail égal. Après l’entrée de la Grèce dans la Communauté européenne en 1981, une série de mesures est prise pour améliorer la législation et supprimer les discriminations dont les femmes souffraient. Le Code civil est réformé en 1983 : entre autres, l’homme n’est plus le chef de famille (suppression de l’article 1387) et la décision de son épouse de travailler ne dépend plus de son accord ; de même, la femme peut garder son nom de jeune fille (suppression de l’article 1388). En mai 1986, l’avortement est légalisé (loi 1609)45.

33 En 1985, le poste de « Secrétariat général pour l’égalité des sexes » est créé ; Hrysanthi Laïou‑Antoniou, une membre de l’EGE, est la première à l’occuper. Celle‑ci est souvent qualifiée par les féministes radicales grecques de « technocrate » qui présente toutes les mesures prises en faveur des femmes comme l’œuvre de l’EGE et du parti socialiste au pouvoir, en effaçant les années de lutte des différentes mouvances féministes grecques. C’est dans ce contexte que le terme « féminisme d’État » devient de plus en plus récurrent : il est utilisé par les féministes radicales grecques pour dénoncer la volonté du Parti socialiste de garder sous son contrôle le mouvement féministe46.

34 En règle générale, le féminisme d’État récupère les campagnes et les idées lancées par des militantes, et tend à se les accaparer. En outre, il peut susciter un espoir illusoire de résolution de tous les problèmes des femmes, quelle que soit leur nature, grâce à l’intervention de l’État. Il pose également la question de l’obéissance et de la conformité

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aux lois, contrairement aux dynamiques du mouvement social et de la société civile qui présupposent l’adhésion et la participation active. Mais, dans certains, cas, comme nous le verrons maintenant, le féminisme d’État et le mouvement social ne sont pas des réalités distinctes, mais les pôles d’un continuum.

Mouvement social et féminisme d’État

35 Winpeace (Women’s Initiative for Peace) a été créé par Margarita Papandréou et Zeynep Oral, en 1996, après un incident militaire entre Grecs et Turcs concernant le statut de leurs frontières dans la mer Égée. Cette ONG, qui œuvre pour la paix et la collaboration entre la Grèce, la Turquie et Chypre, se présente comme une tentative pour, d’une part, introduire une « approche féminine » dans les relations internationales, et, d’autre part, mobiliser les femmes « dans des activités de la “politique d’en bas” ». Winpeace bénéficiait en 2007 de financements de l’État (qui sont devenus difficiles à obtenir pour le côté grec avec l’arrivée de la droite au pouvoir en 2004), de l’Union européenne et d’institutions privées47.

36 En 2007, la présidente, du côté grec, était Fotini Sianou, la première femme à avoir assumé des responsabilités de haut niveau dans les instances syndicalistes grecques. La plupart des membres grecs de Winpeace étaient affiliés au Parti socialiste (PASOK). Margarita Papandréou, l’une des fondatrices du mouvement, est liée à une importante famille politique grecque, comme nous l’avons vu : ex‑femme d’Andréas Papandréou, elle est aussi la mère de Giorgos Papandréou, qui était président du PASOK au moment de mes enquêtes. Certaines des militantes grecques de Winpeace ont occupé des postes à haute responsabilité, comme Hrysanthi Laïou‑Antoniou, Première secrétaire pour l’égalité des sexes en Grèce, et une autre informatrice qui a longtemps travaillé pour les Nations Unies dans des programmes de développement pour les pays du Tiers Monde. Du côté turc, plusieurs militantes de Winpeace participent à l’association KADER qui a été créée en 1997 dans le but de promouvoir une représentation paritaire des femmes turques dans la vie politique. Certaines, comme Sirin Tekeli, ont été persécutées par le régime militaire de 1980 pour leur appartenance à des mouvements de gauche et leur activisme féministe.

37 Les militantes grecques se rappellent avec nostalgie la période où l’Union des femmes de Grèce (EGE) avait des milliers d’adhérentes dans tout le pays. Lors de cet « âge d’or », 150 centres d’agrotourisme ont été créés, grâce au soutien de la Secrétaire générale pour l’égalité des sexes et les financements de l’Union européenne. Selon Eleni Papagaroufali et Eugenia Georges : Pratiquement toutes les villageoises, quel que soit leur âge, ont été membres de ces coopératives, et ont développé un style de vie plus ou moins orienté vers l’égalité avec les hommes et l’émancipation, à travers, par exemple, la participation à des séminaires, des voyages en ville et même à l’étranger pour les affaires des coopératives48.

38 Winpeace a mis en place un projet de ce type, pour la première fois en Turquie, dans trois villages de la péninsule de Karaburun à partir de 2002. Ayant joué un rôle important dans le développement de l’agrotourisme en Grèce, Hrysanthi Laïou‑Antoniou a amorcé ce programme de Winpeace afin de faciliter sa transplantation en Turquie. Dans ce cas, nous avons le transfert d’un répertoire d’action du cadre étatique au champ militant et, simultanément, d’un pays à un autre :

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développée dans le cadre du féminisme d’État grec, cette initiative devient par la suite l’action phare d’une ONG qui essaie d’appliquer la même idée dans un pays voisin.

39 Winpeace est impliquée dans une « politique d’expertise » qui transforme ces militantes en nouvelles « spécialistes », dont le positionnement par rapport à l’État varie selon les circonstances : quand le parti politique au pouvoir soutient les idées promulguées par Winpeace, des alliances se mettent en place, des financements sont accordés et ses membres accèdent à des postes importants49. Depuis la guerre en Irak, Winpeace étend son action vers le monde arabe. Pour ne donner qu’un seul exemple, Fotini Sianou a animé en 2007 un atelier de Conflict Resolution à Istanbul, dans le cadre d’un programme des Nations Unies (United Nations Population Fund, UNFPA), auquel participaient des femmes de différentes tribus iraquiennes. En effet, ces femmes sont devenues des « experts » qui exportent leur savoir‑faire et sont sollicitées comme médiatrices dans d’autres conflits. Ces « spécialistes » issues de la société civile introduisent de nouvelles catégorisations dans la division du travail et brouillent les frontières entre l’expertise, le militantisme et sa bureaucratisation. Grâce à leur multipositionnalité, elles contribuent également à féminiser la vie publique, alternant une rhétorique d’égalité et une rhétorique de spécificité féminine.

40 Le cas de Winpeace fait apparaître les canaux de communication qui lient, à l’intérieur d’un continuum, le féminisme d’État et certaines mouvances féministes. Il montre aussi que le féminisme d’État d’Atatürk dans les années 1920 ne doit pas se mettre sur le même plan que le féminisme d’État de Papandréou dans les années 1980 : le premier a conduit à l’effondrement de l’activité protestataire féminine pendant, au moins, quatre décennies ; le second, en revanche, a dû, tout au long, prendre en compte et dialoguer avec des militantes grecques de différentes mouvances. C’est peut‑être pour cette raison qu’une féministe comme Sirin Tekeli, qui a forgé le terme « féminisme d’État » sur un ton critique à l’égard des réformes kémalistes, participe à un mouvement comme Winpeace et collabore avec les représentantes grecques du féminisme d’État des années 1980.

41 Tant en Grèce qu’en Turquie, les valeurs communautaires et nationales étaient encore dominantes dans les années 1920, alors que les deux pays restaient majoritairement agricoles. Définie par une urbanisation grandissante, la décennie de 1980 marque un tournant vers un individualisme plus prononcé. Dans ce contexte, ce sont des cas particuliers qui mobilisent et qui, une fois devenus emblématiques, rendent les discriminations envers les femmes encore plus visibles50. Enfin, c’est parce que le féminisme d’État est moins paternaliste dans les deux pays depuis les années 1990 que des groupes « pragmatiques » comme Winpeace, qui ne considèrent pas leur implication dans les rouages administratifs comme un compromis ou comme une perte d’autonomie, peuvent fonctionner comme des ponts entre la sphère étatique, la sphère partisane et les mouvements des femmes.

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NOTES

1. Très diverses, les mouvances féministes turques sont actuellement liées au socialisme, à l’islamisme, au kémalisme, à la gauche radicale et à des causes politiques comme l’autonomie kurde.

2. Sandrine DAUPHIN, 2006, « L’élaboration des politiques d’égalité ou les incertitudes du féminisme d’État : une comparaison France/Canada », Cahiers du Genre, no 3, p. 110‑112. URL : http://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2006-3-page-95.htm (consulté le 3 mars 2016). 3. Kathryn LIBAL, 2008, “Staging Turkish Women’s Emancipation: Istanbul, 1935”, Journal of Middle East Women’s Studies, vol. 4, no. 1, p. 36. 4. Ibid., p. 38.

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5. Aysegül BASBUGU‑YARAMAN, 1996, « La femme turque dans son parcours émancipatoire (de l’empire ottoman à la république) », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco‑Iranien, no 21, § 72, mis en ligne le 4 mai 2006. URL : http:// cemoti.revues.org/556 (consulté le 3 mars 2016). 6. Concernant l’évolution du féminisme en Turquie, Bilge Firat distingue quatre périodes : a) le « féminisme patriotique », selon le terme de Deniz Kandiyoti, qui s’étend de 1908 à la décennie de 1920 ; b) le « féminisme d’État », selon la définition de Sirin Tekeli, qui se prolonge jusque dans les années 1970 ; c) le « féminisme socialiste » des années 1970 ; et d) le « féminisme réel » à partir des années 1980. Voir Bilge FIRAT, 2006, Dissident, but hegemonic: a critical review of feminist studies on gendered nationalism in Turkey, Thesis, State University of New York, p. 94. 7. Nilüfer GÖLE, 1994, « La revendication démocratique de l’islam », in Stéphane YERASIMOS (dir.), les Turcs. Orient et Occident, islam et laïcité, Paris : Autrement, p. 130. 8. Jacques LAFON, 2001, Itinéraires. De l’histoire du droit à la diplomatie culturelle et à l’histoire coloniale, Paris : Publications de la Sorbonne. 9. Ibid., p. 103. 10. Ibid., p. 103, note 1. 11. Sirin TEKELI, 1996, « Les femmes républicaines et la place de la femme turque dans la société d’aujourd’hui : statut juridique et politique », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le Monde Turco‑Iranien, no 21, § 6, mis en ligne le 4 mai 2016. URL : http:// cemoti.revues.org/557 (consulté le 29 février 2016). 12. Birol BASKAN, 2014, From Religious Empires to Secular States: State Secularization in Turkey, Iran, and Russia, London‑New York: Routledge, p. 69. 13. Voir Nükhet SIRMAN, 2007, “Constituting the Modern Family as the Social in the Transition from Empire to Nation‑State”, in Caglar KEYDER and Anna FAGOUKADI, Ways to Modernity in Greece and Turkey. Encounters with Europe, 1850‑1950, London‑New York: I.B. Tauris, p. 281. Sirman, qui soutient que les réformes kémalistes en faveur des femmes sont liées non seulement à la transition de l’Empire à l’État‑nation, mais aussi au passage de la famille étendue à la famille nucléaire, cite une figure majeure du mouvement féministe, Nezihe Muhittin, qui déclarait en 1924 que les enfants élevés dans le cadre de la polygamie ne sont pas patriotes. 14. Halid Kemal ELBIR, 1956, « La réforme d’un code civil adopté de l’étranger », Revue internationale de droit comparé, vol. 8, no 1, p. 58. URL : www.persee.fr/doc/ ridc_0035-3337_1956_num_8_1_9659 (consulté le 3 mars 2016). 15. Sirin TEKELI, 1996, « Les femmes républicaines et la place de la femme turque dans la société d’aujourd’hui : statut juridique et politique », op. cit., § 13. 16. Kathryn LIBAL, 2008, “Staging Turkish Women’s Emancipation: Istanbul, 1935”, op. cit., p. 44. 17. Cemil KOÇAK, 2005, “Parliament Membership during the Single‑Party System in Turkey (1925‑1945)”, European Journal of Turkish Studies, no. 3, § 4 et § 6, mis en ligne le 4 mars 2015. URL : https://ejts.revues.org/497 (consulté le 3 mars 2016).

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18. Halid Kemal ELBIR, 1956, « La réforme d’un code civil adopté de l’étranger », op. cit., p. 58‑59. URL : www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1956_num_8_1_9659 (consulté le 3 mars 2016). 19. Dicle KOGACIOGLU, 2006, “Citizenship in context: Rethinking women’s relationships to the law in Turkey”, in Thalia DRAGONAS and Faruk BIRTEK (eds.), Citizenship and the Nation‑State in Greece and Turkey, London: Routledge, p. 285. 20. Voir Sirin TEKELI, 1994, « Les femmes, vecteur de la modernisation », in Stéphane YERASIMOS (dir.), les Turcs. Orient et Occident, islam et laïcité, Paris : Autrement, p. 138‑152. L’auteur (p. 143) présente une enquête récente menée à Istanbul parmi des femmes, dont les résultats montrent comment certaines pratiques, valeurs et idées promulguées par les réformes kémalistes n’ont pas été intériorisées par l’ensemble de la population féminine. 21. Voir Dicle KOGACIOGLU, 2006, “Citizenship in context: Rethinking women’s relationships to the law in Turkey”, op. cit., p. 284 ; Voir aussi Sirin TEKELI, 1996, « Les femmes républicaines et la place de la femme turque dans la société d’aujourd’hui : statut juridique et politique », op. cit., § 9. 22. Ibid., § 9. 23. Sirin TEKELI, 1996, in « Table ronde I et II », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco‑Iranien, no 21, § 19, mis en ligne le 4 mai 2006. URL : http:// cemoti.revues.org/559 (consulté le 23 mars 2016). 24. Jenny B. WHITE, 2003, “State Feminism, Modernization, and the Turkish Republican Woman”, NWSA Journal, vol. 15, no. 3, p. 151. 25. Dicle KOGACIOGLU, 2006, “Citizenship in context: Rethinking women’s relationships to the law in Turkey”, op. cit., pp. 281‑283. 26. Deniz A. KANDIYOTI, 1987, “Emancipated but Unliberated? Reflections on the Turkish Case”, Feminist Studies, vol. 13, no. 2, pp. 317‑338. 27. Nilüfer GÖLE, 1994, « La revendication démocratique de l’islam », op. cit., p. 127‑128. 28. Ibid., p. 129. 29. Jenny B. WHITE, 2003, “State Feminism, Modernization, and the Turkish Republican Woman”, op. cit., p. 147. 30. Hati Çirpan représente également cette tendance : cette villageoise non seulement s’est distinguée par son action pendant la Guerre de libération, mais elle a aussi été élue chef de son village (muhtar) avant de devenir l’une des 18 femmes députées élues au Parlement turc en 1935 Voir Jenny B. WHITE, 2003, “State Feminism, Modernization, and the Turkish Republican Woman”, op. cit., p. 151. 31. Bruno LATOUR, 1991, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris : La Découverte, p. 20. 32. («Η προπαρασκευή όμως αυτή της Γυναίκας για την πολιτική ζωή δεν θα γίνει εκ των άνω, με την συγκατάθεση των αντρών, που θα βρουν πέντε-έξι ικανές γυναίκες για ανώτερα αξιώματα και τις οποίες θα επιδεικνύουν στις άλλες χώρες από εθνικό σνομπισμό – όπως έκαμε κι ο Κεμάλ με την περίφημη χανούμισσα υπουργίνα του –, αλλά θα γίνει εκ των κάτω […]. »). Citée par Efi AVDELA et Aggelika PSARRA, 1985, Ο φεμινισμός στην Ελλάδα του Μεσοπολέμου. Μία ανθολογία [Le féminisme dans la Grèce de l’entre‑deux‑guerres. Une anthologie], Αθήνα: Γνώση, p. 401.

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33. 240 femmes de Thessalonique ont été les premières femmes à voter en Grèce, lors des élections du 14 décembre 1930. À la fin de l’année 1931, seules 656 femmes ont été inscrites sur la liste électorale de Thessalonique. Il est considéré que seule 10 % de la population féminine grecque remplissait à l’époque les critères requis, tandis que des Grecs hommes, illettrés, votaient sans problème à l’époque. Le droit au vote et à l’éligibilité au niveau national a été accordé aux Grecques en 1952. 34. Efi AVDELA et Aggelika PSARRA, 1985, Ο φεμινισμός στην Ελλάδα του Μεσοπολέμου. Μίαανθολογία [Le féminisme dans la Grèce de l’entre‑deux‑guerres. Une anthologie], op. cit., p. 373, 507‑508, 511‑512. 35. Ibid., p. 509. 36. Gérard NOIRIEL, 2007, « Introduction », in Gérard NOIRIEL (dir.), l’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris : Belin, p. 18. 37. Les conventions internationales entrent aussi dans cette catégorie, dans la mesure où elles constituent des engagements pour les États signataires. Ainsi, la Grèce a signé la Convention des Nations Unies pour l’élimination des discriminations à l’encontre des femmes (CEDAW) en 1982 et la Turquie en 1985. Comme le constate Laure Bereni, « l’ONU et la Communauté européenne sont des sites de production de nouveaux outils juridiques et de nouvelles rhétoriques en faveur de la cause des femmes en politique dès la décennie 1980 ». Voir Laure BERENI, « Du MLF au Mouvement pour la parité. La genèse d’une nouvelle cause dans l’espace de la cause des femmes », Politix, no 78‑2, p. 125. URL : http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=POX_078_0107 (consulté le 3 mars 2016). 38. Voir Berna EKAL, 2011, “Women’s Shelters and Municipalities in Turkey: Between Solidarity and Benevolence”, EchoGéo, no 16, mis en ligne le 4 juillet 2011. URL : http:// echogeo.revues.org/12509 (consulté le 3 mars 2016). Ekal analyse ces centres d’accueil comme des institutions bureaucratiques qui révèlent les tensions existantes entre le pouvoir central et le pouvoir local, mais aussi comme des lieux liés à la question patriarcale de l’honneur.

39. Yeşim ARAT, 2006, “Women’s challenge to citizenship in Turkey”, in Thalia DRAGONAS and Faruk BIRTEK (eds.), Citizenship and the Nation‑State in Greece and Turkey, London: Routledge, p. 212. 40. Katina, no 2, décembre 1987, p. 50. 41. Dini, revue féministe, no 4, juin 1989, p. 85‑90. 42. Sirin TEKELI, 1994, « Les femmes, vecteur de la modernisation », op. cit., p. 149.

43. Dicle KOGACIOGLU, 2006, “Citizenship in context: Rethinking women’s relationships to the law in Turkey”, op. cit., p. 297, note 12. 44. Ibid., p. 278. 45. À titre de comparaison, le droit à l’avortement a été légalisé en Turquie en 1983, sous condition de l’accord des deux conjoints pour les femmes mariées. En Grèce, la législation de l’époque ne distinguait pas les femmes selon leur statut marital, mais selon leur âge (adultes ou mineures) – ce qui a constitué un nouvel horizon de lutte pour les féministes, étant donné que les mineures devaient avoir l’accord de leurs parents pour avorter. 46. Voir, par exemple, Mariana KONDYLI et Aggelika PSARRA, 1989, « Politique, genre, politique des femmes », Dini, revue féministe, no 4, p. 13‑18. L’article met en parallèle la

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démission de Margarita Papandréou de la présidence de l’EGE et son divorce d’avec Andréas Papandréou ; Hrysanthi Laïou‑Antoniou a aussi démissionné de son poste au même moment. La revue Katina (no 4, mars 1989, p. 7) critique également le « féminisme de gouvernement » [κυβερνητικός φεμινισμός] de Margarita Papandréou. 47. Ce terrain ethnographique a été effectué en novembre 2007. Pour une analyse des idées et des actions de cette ONG, voir Katerina SERAÏDARI, 2008, « Du mouvement féministe au mouvement pacifiste. Winpeace, une organisation de militantes grecques, chypriotes et turques », Nouvelles Questions Féministes, no 27‑3, p. 57‑71. URL : https:// www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2008-3-page-57.htm (consulté le 3 mars 2016). 48. Eleni PAPAGAROUFALI et Eugenia GEORGES, 1993, “Greek Women in the Europe of 1992: Brokers of European Cargoes and the Logic of the West”, in George E. MARCUS (dir.), Perilous States. Conversations on Culture, Politics, and Nation, Chicago‑London: University of Chicago Press, p. 252, note 16. 49. Comme cela s’est passé en Grèce avec certains membres de Winpeace, après le retour du Parti socialiste (PASOK) au pouvoir en automne 2009. Fotini Sianou a été nommée en janvier 2010 représentante de la Grèce aux Nations Unies pour les affaires concernant l’égalité des sexes. De même, Theodora Kokla a été nommée, en décembre 2009, Secrétaire générale de la préfecture de la Macédoine orientale et de Thrace (région qui abrite une population turque importante, exemptée de l’échange des populations selon le traité de Lausanne et toujours soumise à la loi religieuse) : elle est ainsi devenue la première femme à occuper ce poste. 50. Par exemple, l’article 438 du Code pénal turc stipulant que si la victime d’un violeur est une prostituée la peine est réduite de deux tiers, a été supprimé après une campagne très active des féministes qui se sont mobilisées à la suite du jugement d’un cas de viol commis à Antalya. Voir Sirin TEKELI, 1994, « Les femmes, vecteur de la modernisation », op. cit., p. 149.

RÉSUMÉS

Cet article examine les variations du fonctionnement du féminisme d’État dans deux pays « frères‑ennemis », la Turquie et la Grèce, pendant deux périodes charnières : les années 1920‑1930, marquées par les réformes législatives kémalistes et la modernisation de l’État dans ces deux pays, et les années 1980 qui apportent des révisions au Code civil sous la pression du mouvement féministe. Ces juxtapositions montrent non seulement comment le droit constitue une construction sociale et politique malléable, mais aussi les rapports entre le féminisme d’État et le mouvement des femmes. Enfin, Winpeace, une ONG créée en 1996, qui rassemble des militantes grecques, turques et chypriotes, permet d’étendre cette analyse jusqu’aux années 2000 – décennie définie par l’émergence d’un militantisme féministe pragmatique et bureaucratisé.

This article examines the variations of function of state feminism in two enemy brothers, Turkey and Greece, during two pivotal periods: the 1920’‑1930’, which were marked by the Kemalist

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legislative reforms and the state modernization in the two countries, and the 1980’, which brought reforms to the civil code under the pressure of the feminist movement. These juxtapositions show not only how law constitutes a malleable social and political construction, but also the relations between state feminism and women’s movement. Winpeace, a NGO created in 1996, which gathers Greek, Turkish and Cypriot activists, allows extending the analysis to 2000’ – a decade defined by the emergence of a pragmatic and bureaucratized feminist activism.

Το άρθρο αυτό εξετάζει τους τρόπους λειτουργίας του κρατικού φεμινισμού στην Ελλάδα και την Τουρκία κατά την διάρκεια δύο κρίσιμων περιόδων: την δεκαετία 1920‑1930 που σφραγίστηκε από τις νομοθετικές μεταρρυθμίσεις του Κεμάλ Ατατούρκ αλλά και τον εκμοντερνισμό του κρατικού μηχανισμού στις δύο χώρες, και την δεκαετία του 1980 που επέφερε σημαντικές αναθεωρήσεις στον αστικό κώδικά τους υπό την επίρρεια του φεμινιστικού κινήματος. Αυτές οι αντιπαραθέσεις, από την μια, δείχνουν πως ο νόμος αποτελεί μια κοινωνική και πολιτικά εύπλαστη κατασκευή, και από την άλλη διαφωτίζουν τις σχέσεις μεταξύ κρατικού φεμινισμού και γυναικείου κινήματος. Τέλος, μια ΜΚΟ, η Winpeace, η οποία ιδρύθηκε το 1996 και στελεχώθηκε από ακτιβίστριες από την Ελλάδα, την Τουρκία και την Κύπρο, επιτρέπει να επεκταθεί η ανάλυση μέχρι την δεκαετία του 2000, δεκαετία που καθορίστηκε από την ανάδυση ενός φεμινιστικού κινήματος πιο γραφειοκρατικού και “ρεαλιστικού”.

INDEX motsclestr Devlet Feminizm, Toplumsal hareket, Mevzuat, Türkiye, Yunanistan, Yirminci yüzyıl, Sosyal tarih motsclesmk Државниот Феминизмот, Социјално движење, Законодавство, Турција, Грција, Дваесеттиот век, Социјалната историја motsclesel Κρατικός φεμινισμός, κοινωνικό κίνημα, νομοθεσία, Τουρκία, Ελλάδα, Εικοστός αιώνας, Κοινωνική ιστορία Thèmes : Histoire sociale Mots-clés : féminisme d’État, féminisme d’État, mouvement social, mouvement social, législation, législation, Union des femmes de Grèce Keywords : State feminism, social movement, legislation, Turkey, Greece, Twentieth century, Social history Index géographique : Turquie, Grèce Index chronologique : vingtième siècle

AUTEUR

KATERINA SERAÏDARI

Membre associée du LISST, Université Toulouse II‑Le Mirail

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Témoignages écrits à propos des populations grecques d’Asie Mineure et de Constantinople : une lecture double Written Testimonies about Greek Population of Minor Asia and Constantinople: A Double Way of Reading Γραπτές μαρτυρίες για τους ελληνικούς πληθυσμούς της Μικράς Ασίας και της Κωνσταντινούπολης: Μια διπλή ανάγνωση

Maria Thanopoulou

Je voudrais exprimer ici mes remerciements à Maria Giannisopoulou, enseignante à l’université de Crète, pour la discussion créatrice que j’ai eue avec elle, et qui a contribué de façon significative à la formation finale des idées de ce texte.

1 Quatre-vingt‑quatorze ans après la Catastrophe d’Asie Mineure en 1922, cinquante‑deux ans après les expulsions collectives des Grecs d’Istanbul en 1964, l’intérêt de la société grecque pour l’histoire sociale et culturelle de ces populations helléniques reste vivant. De cet intérêt témoignent des éditions‑souvenirs, des émissions et des publications dans les médias de masse, des commémorations qui constituent des formes de survie et d’alimentation de la mémoire collective et scellent des représentations dominantes pour leur histoire sociale et culturelle1. Le monde de l’édition en particulier – disposant d’une grande richesse de textes qui se rapportent à l’histoire récente du pays – joue un rôle important dans le sauvetage, l’entretien et la fixation de la mémoire collective2. Les textes publiés, qui touchent au passé de ces populations, font montre d’une grande diversité quant à leur forme : essais, romans, textes autobiographiques, témoignages écrits3, collections de photographies, études historiques et anthropologiques4. En majeure partie, ils portent sur la Catastrophe d’Asie Mineure, les persécutions des Grecs d’Istanbul et l’installation des réfugiés en Grèce5. Toutes ces formes de survie et de maintien de la mémoire collective montrent

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que le passé de ces populations helléniques perdure dans le présent de la société grecque contemporaine.

2 En déplaçant l’épicentre de notre intérêt de la collecte de témoignages oraux pendant la durée des recherches de terrain à la valorisation de sources déjà existantes, nous avons choisi de nous focaliser sur une petite partie de la riche production imprimée : les témoignages écrits6. Nous avons choisi plus particulièrement les témoignages écrits intégrés dans des séries spécifiques des maisons d’édition dites, selon l’éditeur, « Témoignages », et également les récits à la première personne qui ne font partie d’aucune série, mais que les auteurs définissent comme issus d’un témoin direct. Notre but est de montrer ici l’importance qu’ont ces textes pour le travail du chercheur, puisqu’ils peuvent constituer de nouvelles sources complémentaires pour l’étude de l’histoire des populations grecques d’Asie Mineure et d’Istanbul7. Par ailleurs, notre but est de souligner que ces témoignages écrits sont également les formes d’une mémoire collective qui a été façonnée, reproduite et promue à travers des processus sociaux complexes, sur une durée de quatre-vingt-quatorze ans depuis la Catastrophe d’Asie Mineure et de cinquante‑deux ans depuis l’expulsion des Grecs d’Istanbul8.

3 Ainsi, notre lecture des témoignages écrits adopte deux angles de vue. D’abord, elle les considère comme une forme de mémoire collective et se focalise sur trois questions : la relation mémoire individuelle‑mémoire collective, la relation mémoire écrite‑mémoire orale et les fonctions sociales que remplissent leur écriture et leur publication. Ensuite, notre lecture considère ces témoignages comme une source potentielle de renseignements sur ces populations grecques et elle tente de dégager le contenu thématique de cette mémoire. Elle se termine par des questions qui concernent la future mise en valeur des témoignages par les chercheurs.

4 Pour notre lecture, à titre d’exemples uniquement et sans envisager aucune généralisation, nous utilisons sept témoignages, cinq récits de vie écrits à la première personne, le sixième étant le produit d’une transmission de souvenirs. Ils se rapportent à l’hellénisme d’Asie Mineure, sauf un qui concerne l’hellénisme d’Istanbul. Ils font partie, dans les maisons d’édition, de séries spécifiques : cinq ont été publiés dans des séries intitulées « Témoignages », un dans une série « Biographie » et le dernier, en dehors de toute série. Ils ont tous été édités après 1998, sauf un, édité en 1980, et ont été écrits par trois hommes et trois femmes9.

Les témoignages écrits comme mémoire collective : première lecture

5 La mémoire personnelle de chaque écrivain est composée des souvenirs des groupes collectifs auxquels il a participé ou participe aujourd’hui. Sa mémoire personnelle est donc, selon Maurice Halbwachs, un carrefour où se rencontrent les différentes mémoires qu’il porte en lui10. Ainsi quand il écrit, même à la première personne, il ne parle jamais d’un lui‑même coupé des groupes sociaux dont il est membre, des groupes comme la famille, les personnes de son âge, son groupe professionnel, les habitants de la même ville, du même groupe ethnique qui ont des relations avec d’autres groupes ethniques (p. ex. : Turcs, Arméniens, Juifs, etc.).

6 La plupart des témoignages écrits que nous avons examinés comprennent des mémoires de tels groupes sociaux, comme les récits de Giorgios Katramopoulos et de

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Filio Chaïdéménou11. Même dans le cas où le témoignage écrit est clairement orienté sur la vie d’un groupe précis, comme le journal du soldat Dimitris Kephalogiannis, là encore, son journal de marche est lié au souvenir des villes qu’il a traversées et de leurs habitants12. Ainsi, les témoignages écrits ressemblent à des mosaïques composées de tessères venant en partie de mémoires collectives qui se fixent grâce à la mémoire personnelle de l’écrivain13.

7 Parallèlement, la mémoire individuelle de chaque écrivain se construit sur la base des cadres sociaux de la mémoire14, de l’espace et du moment15. L’écrivain, pour se souvenir, a recours à des lieux familiers qu’il utilise comme décor. Ce sont des lieux publics ou privés dans lesquels se déroule l’action. Dans le récit de Stavros Mavrommatis, Une promenade au marché couvert historique de Constantinople, domine le souvenir fondé sur une topographie détaillée des magasins, rue par rue16. Pour se souvenir, l’écrivain opère un parcours mental du temps présent (n’importe quel temps qui constitue le point de départ de la mémoire) vers le temps passé (le temps auquel se rapporte le souvenir)17. Ce parcours est différent dans le journal du soldat Kephalogiannis qui écrit entre 1920 et 1921, et meurt en 192218, et dans les témoignages de Katramopoulos (Smyrne des Smyrniotes) et de Chaïdéménou (Trois siècles, une vie), qui, âgées déjà, « au couchant de leur vie, décident de témoigner au début du XXIe siècle, presque un siècle plus tard19 ».

8 À ce point de notre réflexion intervient également la caractéristique de base du processus du souvenir, qui est le processus de reconstruction du passé sur la base de données empruntées au présent qui viennent changer l’image du passé20. La riche participation de Chaïdéménou à 11 associations de réfugiés, comme on le découvre dans sa biographie21, s’accompagne sûrement de nombreuses reconstructions intermédiaires du passé qu’elle décrit dans son témoignage écrit. Il en va de même pour les cahiers d’Angèle Kurtian (Mémoires de l’Asie Mineure, 1915‑1924), que Kurtian commença à écrire en 1948 et qu’elle termina trente ans plus tard, en 197822.

9 La mémoire personnelle de l’écrivain, dont une partie est inscrite dans son témoignage écrit, est donc le produit de processus longs et complexes qui influencent sa forme et son contenu. La première génération de réfugiés – les survivants de la Catastrophe d’Asie Mineure –, écrit « au couchant de sa vie », à l’incitation de ses amis, « pour que les jeunes lisent et apprennent » (témoignage de Chaïdéménou23), ou elle écrit « pour retrouver les beautés et les joies de sa patrie chérie, Smyrne » (témoignage de Katramopoulos24). Mais en réalité, cette première génération n’écrit pas, elle parle dans un magnétophone : « … Assis face au magnétophone et fermant les yeux, je fais une promenade avec vous25 », dit Katramopoulos. « J’ai passé seule des heures et des jours sans fin et je parlais, je parlais et l’appareil à cassettes écrivait26 », rapporte Chaïdéménou. Puis, suit un long processus de décryptage du magnétophone, de traitement littéraire, de « soin particulier » du texte, avec des interventions qui transforment le langage oral en langage écrit. La deuxième génération – les enfants des réfugiés – écrit le vécu de la première génération sous une forme littéraire, pour honorer ses parents, réaliser un vœu, une promesse de ne pas oublier. Dans le témoignage Fille de la biche, Catherina‑Rita Valvi écrit des souvenirs sur la population grecque d’Asie Mineure qui lui ont été transmis oralement27 par sa mère 28. Ils témoignent d’une vie bien antérieure à sa naissance, qu’elle n’a pas connue elle‑même. La deuxième génération – les enfants, neveux et nièces des soldats tombés en Asie Mineure – publie également des journaux rédigés par la génération précédente.

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Elle le fait pour « remplir un devoir moral en rendant honneur à l’homme qui de ses souvenirs tragiques a rempli mon enfance » comme l’écrit le neveu du soldat Kephalogiannis29.

10 Les processus sociaux complexes, qui interviennent depuis la naissance de la mémoire jusqu’à sa mise en forme dans le texte d’un témoignage écrit publié, figurent rarement dans les prologues des livres. Nous soutenons que le chercheur qui voudrait élargir ses sources avec les témoignages écrits sur les populations grecques d’Asie Mineure et d’Istanbul doit connaître et comprendre ces processus. Autrement dit, il est nécessaire qu’il recherche la biographie de l’écrivain, y replace le témoignage écrit, et, parallèlement, qu’il enquête sur le processus d’écriture, d’édition et de publication du témoignage lui‑même. Ainsi, bien armé méthodologiquement, le chercheur sera dans une meilleure position pour estimer la signification des renseignements inscrits dans chaque témoignage écrit.

Les témoignages écrits comme source potentielle : une deuxième lecture

11 La richesse des renseignements compris dans les témoignages écrits sur les populations grecques d’Asie Mineure et d’Istanbul est impressionnante. En dépassant l’histoire officielle et en déplaçant l’alimentation de la mémoire collective en direction des grands événements – la Catastrophe de 1922 et la persécution de 1964 –, les témoignages écrits donnent une vue non officielle de l’histoire, la vision des témoins invisibles et silencieux des grands événements. Le témoignage d’Angèle Kurtian « repose sur les souvenirs douloureux et les récits de sa mère sur l’itinéraire vers la mort du peuple arménien, sur l’expédition grecque en Asie Mineure, la persécution des Grecs et la catastrophe de Smyrne30 ». Parallèlement, certains de ces témoignages écrits déplacent le regard du chercheur du souvenir de la crise et de la dislocation des communautés grecques d’Asie Mineure et d’Istanbul, vers le souvenir de la vie quotidienne31. Ainsi, le témoignage de Mavrommatis, Une promenade au marché couvert historique de Constantinople, s’attache à la mémoire de la paix et à la mémoire de l’activité professionnelle et commerciale de la Ville où pullulaient les collaborations et les échanges avec des Turcs, des Arméniens et des Juifs. Les témoins très âgés de la première génération consacrent également une grande partie de leurs récits à la vie des populations grecques avant la Catastrophe de 1922 ; ils rapportent les aspects variés de la vie des différentes couches sociales citadines de Smyrne, comme les métiers, l’habitat, les mœurs, les distractions (témoignage de Katramopoulos32) et aussi de la vie dans les faubourgs, du cycle des saisons, des mariages (témoignage de Chaïdéménou33).

12 Au‑delà de leur richesse en renseignements, ces témoignages écrits ouvrent de nouvelles voies aux recherche d’archives et de terrain, principalement quand sont nommés des personnages considérés comme importants pour l’action décrite, comme c’est le cas dans le récit de Mavrommatis sur le marché et les commerçants de la Ville. Dans ce cas, les témoignages écrits peuvent constituer des sources indirectes utiles à la recherche de nouvelles sources, écrites ou orales34.

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Questionnements

13 Pour l’essentiel, la double lecture des témoignages écrits que nous avons entreprise, pousse le regard du chercheur à pénétrer au‑delà des lignes du texte. Elle nécessite, pour le chercheur, de garder à l’esprit le processus social de la naissance, de l’enregistrement et de la publication de cette mémoire, afin de découvrir les conditions sociales qui accompagnent le texte final et éclairent les limites de sa crédibilité35. Elle demande au chercheur de faire un parcours parallèle en arrière, un retour au passé de l’auteur, de l’écriture et de l’édition du témoignage écrit. C’est un travail passionnant qui a trait aux conditions sociales de l’établissement et de la fixation de la mémoire collective au sein des populations grecques d’Asie Mineure et d’Istanbul ; ce travail suppose que le chercheur réexamine ses idées, qu’il « se déracine » lui‑même, qu’il renverse ses stéréotypes et ses préjugés quant à la méthode de recherche, qu’il abandonne la sécurité de son bureau pour l’incertaine recherche de terrain et qu’il affronte face à face les « déracinés » et leur douleur36. Par la recherche de terrain, le chercheur est invité – avant de fixer sa propre parole et d’écrire son propre témoignage sur les populations grecques d’Asie Mineure et d’Istanbul – à chercher ceux qui sont les porteurs aujourd'hui de la gestion et de la formation de la mémoire collective à ce sujet37. Peut‑être reconnaîtra‑t‑il ainsi les diverses strates qui coexistent dans cette mémoire collective. Peut‑être comprendra‑t‑il de quelles manières chaque présent – chaque conjoncture sociale, politique et culturelle de n’importe quelle époque – laisse ses traces dans le passé des Grecs d’Istanbul et d’Asie Mineure et dans les formes de mémoire collective par lesquelles ce passé est sauvé aujourd’hui.

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NOTES

1. Par exemple, Constantin PHOTIADIS, 1995, «Μικρασιατικός Ελληνισμός και Ελλάδα» [L’hellénisme micrasiate et la Grèce], Η Καθημερινή, Επτά Ημέρες, 18 juin 1995, p. 18‑20 et Spyros TZOKAS, 2003, «Μια κιβωτός για τους πρόσφυγες» [Une arche pour les réfugiés], Η Καθημερινή, Επτά ημέρες, 11 mai 2003, p. 6‑9. 2. Principalement dans la décennie 1940, Nikos KOULOURIS, 2000, Ελληνική βιβλιογραφία του Εμφυλίου πολέμου (1945‑1949) [Bibliographie grecque de la guerre civile (1945-1949)], Αθήνα: Φιλίστορ, p. 33‑34 et 65‑77. Les intérêts des chercheurs en histoire orale se tournent aussi vers cette décennie : voir Aleka BOUTZOUVI et Maria THANOPOULOU, 2002, «Η προφορική ιστορία στην Ελλάδα. Οι εμπειρίες μιας δύσκολης πορείας» [L’histoire orale en Grèce. Les expériences d’une marche difficile], in Maria THANOPOULOU et Aleka BOUTZOUVI (dir.), «Όψεις της Προφορικής ιστορίας στην Ελλάδα» [Aperçus de l’histoire orale en Grèce], Επιθεώρηση Κοινωνικών Ερευνών, 107 Α΄ , p. 13 et 19. URL : https://ejournals.epublishing.ekt.gr/index.php/ekke/article/view/8870 (consulté le 5 mai 2016). 3. L’apport des publications du Centre d’Études micrasiates est important.

4. Voir Alki KYRIAKIDOU‑NESTOROS, 1993, «Τρεις γενιές προσφύγων της Μ. Ασίας. Η σημασία της προφορικής τους μαρτυρίας» [Trois générations de réfugiés d’Asie Mineure.

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L’importance de leur témoignage oral], in Λαογραφικά μελετήματα ΙΙ, Αθήνα: Πορεία, p. 233‑257 ; Renée HIRSCHON‑PHILIPPAKI, 1993, «Μνήμη καιιστορία. ταυτότητα. Οι μικρασιάτες πρόσφυγες της Κοκκινιάς» [Mémoire et identité. Les réfugiés micrasiates de Kokkinia], in Efthymios PAPATAXIARCHIS et Theodoros PARADELLIS (éd.), Ανθρωπολογιά και παρελθόν. Συμβολές στην κοινωνική ιστορία της νεότερης Ελλάδας [Anthropologie et Passé. Contributions à l’histoire sociale de la Grèce moderne], Αθήνα : Αλεξάνδρεια, p. 327‑356 ; Giorgos TSIMOURIS, 1999, «Τραγούδια μνήμης, διαμαρτυρίας και κοινωνικής ταυτότητας. Η περίπτωση των Ρεϊσντεριανών Μικρασιατών προσφύγων» [Chants de mémoire, de protestation et d’identité sociale. Le cas des réfugiés micrasiates de Reistern], in Rika BENVENISTE et Theodoros PARADELLIS, Διαδρομές και τόποι της μνήμης. Ιστορικές και ανθρωπολογικές προσεγγίσεις [Itinéraires et lieux de mémoire. Approches historiques et anthropologiques], Αθήνα: Αλεξάνδρεια, p. 211‑238 ; Michel BRUNEAU et Kyriakos PAPOULIDIS, 2003, « La mémoire des “patries inoubliables”. La construction de monuments par les réfugiés d’Asie Mineure en Grèce », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 78, p. 35‑57. URL : http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d- histoire-2003-2-page-35.htm (consulté le 5 mai 2016).

5. Constantin SVOLOPOULOS, 2005, «Εισαγωγή» [Introduction], in Dimitri KEPHALOGIANNIS, Οδοιπορικό. Σμύρνη, Ιούνιος 1920 – Νικομήδεια, Ιανουάριος 1921 [Journal de route. Smyrne, juin 1920 – Nicomédie, janvier 1921], Αθήνα: Εστία, p. 21‑22. 6. Maria THANOPOULOU, 2000, Η προφορική μνήμη του Πολέμου. Διερεύνηση της συλλογικής μνήμης του Β΄ παγκόσμιου πολέμου στους επιζώντες ενός χωριού της Λευκάδας [La mémoire orale de la Guerre. Élargissement de la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale chez les survivants d’un village de Leucade], Αθήνα: ΕΚΚΕ. 7. Daniel BERTAUX, 1981, Biography and Society. The Life History Approach in the Social Sciences, London: Sage Publications, pp. 9‑10. 8. Paul CONNERTON, 1989, How Societies Remember, Cambridge: Cambridge University Press. 9. Il s’agit des témoignages suivants : Angèle KURTIAN, 1980, Τα τετράδια της Αντζέλ Κουρτιάν. Μνήμες από τη Μικρασία, 1915‑1924 [Les cahiers d’Angèle Kurtian. Mémoires de l’Asie Mineure, 1915‑1924], Αθήνα: Πλέθρον ; Catherina‑Rita VALVI, 1998, Της ελαφίνας κόρη [Fille de la biche], Αθήνα: Εστία ; Giorgos KATRAMOPOULOS, 2002, Σμύρνη των Σμυρνιών [Smyrne des Smyrniotes], Αθήνα: Ωκεανίδα ; Stavros MAVROMMATIS, 2004, Ένας περίπατος στην ιστορική κλειστή αγορά της Κων/πόλης [Une promenade au marché couvert historique de Constantinople], Αθήνα: Τσουκάτου ; Filio CHAÏDÉMENOU, 2000, Τρεις αιώνες, μια ζωή. Γιαγιά Φιλιώ η Μικρασιάτισσα [Trois siècles, une vie. Mémé Filio, la Micrasiate], Αθήνα: Λιβάνης ; Dimitris KEPHALOGIANNIS, 2005, Οδοιπορικό. Σμύρνη, Ιούνιος 1920 – Νικομήδεια, Ιανουάριος 1921 [Journal de route, Smyrne, juin 1920 – Nicomédie, janvier 1921], op. cit. 10. Maurice HALBWACHS, 1967 [1950], la Mémoire collective, Paris : PUF, p. 28‑34. 11. Sur la vie des grands bourgeois grecs de Smyrne avant la Catastrophe, voir Giorgos KATRAMOPOULOS, 2002, op. cit., p. 97, et sur la vie des Grecs à Vourla, près de Smyrne, voir Filio CHAÏDÉMÉNOU, 2000, op. cit., p. 65‑89.

12. Par exemple, la ville de Nicomédie. Voir Dimitris KEPHALOGIANNIS, 2005, op. cit., p. 83‑85 et p. 115‑119.

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13. Luisa PASSERINI, 1998, Σπαράγματα του 20ού αιώνα. Η ιστορία ως βιωμένη εμπειρία [Les déchirements du XXe siècle. L’Histoire comme expérience vécue], Αθήνα: Νεφέλη, p. 257‑270. 14. Maurice HALBWACHS, 1976 [1925], les Cadres sociaux de la mémoire, Paris : Mouton, p. 146‑272. 15. Marie JAISSON, 1999, « Temps et espace chez Maurice Halbwachs (1925‑1945) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, no 1, p. 163‑178. URL : http://www.cairn.info/revue- histoire-des-sciences-humaines-1999-1-page-163.htm (consulté le 5 mai 2016). 16. La mémoire de l’écrivain rappelle la vie commerciale de la Ville avec pour base une carte mentale du marché, par grandes et petites rues, et un à un les magasins et les personnes. Voir Stavros MAVROMMATIS, 2004, op. cit.

17. Maurice ΗALBWACHS, 1967 [1950], la Mémoire collective, op. cit., p. 57‑58. 18. Dimitris KEPHALOGIANNIS, 2005, op. cit., p. 23‑28. 19. Giorgos KATRAMAPOULOS, 2002, op. cit., p. 9‑10 ; Filio CHAÏDÉMÉNOU, 2000, op. cit., p. 11‑12. 20. Maurice HALBWACHS, 1967 [1950], op. cit., p. 57‑58. 21. Filio CHAÏDÉMÉNOU, 2000, op. cit., p. 7‑10.

22. Voir Angèle KURTIAN, 1980, Τα τετράδια της Αντζέλ Κουρτιάν. Μνήμες από τη Μικρασία, 1915‑1924 [Les cahiers d’Angèle Kurtian. Mémoires de l’Asie Mineure, 1915‑1924], op. cit., p. 7‑11. 23. Filio CHAÏDÉMÉNOU, 2000, op. cit., p. 11.

24. Giorgos KATRAMOPOULOS, 2002, op. cit., p. 11. 25. Ibid. 26. Filio CHAÏDÉMÉNOU, 2000, op. cit., p. 11. 27. Sur la question de la transmission orale de la mémoire, voir par exemple Natasha BURCHARDT, 1993, “Transgenerational Transmission in the Families of Holocaust Survivors in England”, in Daniel BERTAUX and Paul THOMPSON (eds.), Between Generations. Family Models, Myths and Memories, Oxford: Oxford University Press, pp. 121‑137, et Lena INOWLOCKI, 1993, “Grandmothers, Mothers and Daughters: Intergenerational Transmission in Displaced Families in Three Jewish Communities”, in Daniel BERTAUX and Paul THOMPSON (eds.), op. cit., pp. 139‑153. 28. Catherina‑Rita VALVI, 1998, op. cit., p. 11‑12. 29. Dimitris KEPHALOGIANNIS, 2005, op. cit., p. 11‑12.

30. Angèle KURTIAN, 1980, op. cit., p. 13.

31. Voir les témoignages de Stavros MAVROMMATIS, 2004, et Filio CHAÏDÉMÉNOU, 2000, op. cit. 32. Giorgos KATRAMOPOULOS, 2002, op. cit.

33. Filio CHAÏDÉMÉNOU, 2000, op. cit. 34. Jean‑Pierre Rioux, 1983, « L’historien et les récits de vie », Revue des Sciences Humaines, no 191, p. 30‑32. 35. Pierre BOURDIEU, 2005, Για την επιστήμη και τις κοινωνικές χρήσεις της [De la science et ses utilisations sociales], Αθήνα: ΕΚΚΕ‑Πολύτροπον, p. 22‑35.

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36. Pierre BOURDIEU, 1993, la Misère du monde, Paris : Seuil, p. 903‑925.

37. Barry SCHWARTZ and Howard SCHUMAN, 2005, “History, Commemoration and Belief: Abraham Lincoln in American Memory, 1945‑2001”, American Sociological Review, vol. 70, p. 185, et Stephan FEUCHTWANG, 2000, “Reinscriptions: Commemoration, Restoration and the Interpersonal Transmission of Histories and Memories under Modern States in Asia and Europe”, in Susannah RADSTONE (ed.), Memory and Methodology, Oxford: Berg, p. 75.

RÉSUMÉS

Au début du XXIe siècle, la société grecque montre de l’intérêt pour les populations grecques qui vivaient en Asie Mineure jusqu’en 1922 et à Istanbul jusqu’en 1964. De cet intérêt témoignent des éditions‑souvenirs, des émissions et des publications dans les médias de masse, des commémorations comme des études historiques. Elles constituent des formes de survie et d’alimentation de la mémoire collective et scellent des représentations dominantes pour leur histoire sociale et culturelle. Le monde de l’imprimé, en particulier, dispose d’une large variété de textes – essais, romans, textes autobiographiques, témoignages –, qui touchent à l’histoire de ces populations et se rapportent principalement à la Catastrophe d’Asie Mineure, aux persécutions des Grecs d’Istanbul et à l’installation des réfugiés en Grèce. En utilisant, à titre d’exemples, des témoignages précis, ce texte cherche à montrer leur signification à plusieurs niveaux. Outre le fait qu’ils se situent aux frontières entre la littérature et l’histoire, ces témoignages se trouvent souvent aux limites entre l’histoire officielle et non officielle, entre l’histoire des grands événements et celle de la vie quotidienne. Ils ont pour base le vécu, qu’il soit personnel ou transmis à l’écrivain par les récits d’autres personnes. Aussi s’offrent‑ils comme des sources qui peuvent montrer différents aspects de la coexistence des populations grecques avec d’autres groupes humains. Néanmoins, les témoignages écrits constituent des formes de mémoire collective et comprennent tous les processus sociaux complexes qui ont contribué à la formation, la reproduction et la mise en avant de cette mémoire. C’est pourquoi leur emploi comme sources ne peut être séparé de la compréhension de ces processus. Notre lecture personnelle tentera d’approcher ces témoignages selon deux points de vue. D’abord, en les considérant comme une forme de mémoire collective, on s’efforcera de se concentrer sur trois questions : la relation entre mémoire personnelle et collective, la relation entre mémoire écrite et orale, les fonctions sociales que remplissent leur écriture et publication. Ensuite, en les considérant comme une source possible de renseignements sur ces populations, on montrera le contenu thématique de cette mémoire, en mettant l’accent sur la coexistence avec les autres groupes. Cette double lecture conduira à se poser des questions sur la mise en valeur future de ces témoignages par les chercheurs.

On the beginning of the 21st century, Greek society continues to show high interest about Greek populations installed in Minor Asia until 1922 and in Constantinople until 1964. Testimonies of this interest are commemorative editions, TV programs, and articles in the mass media, commemorative feasts, as well as scientific studies. These are forms of collective memory’s survival and alimentation, which reflect dominant representations about social and cultural history of these populations.

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Using as an example some recently published written testimonies, this text aims at showing their multiple significance. Testimonies lay not only on the borders between literature and history, but also between official and unofficial history, between history of big events and history of daily life. Moreover, they are founded on experience, personal or transmitted to the author through narrations of other persons. Thus, they are suitable to be used as helpful sources concerning various aspects of these Greek populations’ life. At the same time, as forms of collective memory, they include all the complex social processes having influenced this memory’s formulation, reproduction, and projection. This is the reason why their use as sources cannot be disconnected from the comprehension of those processes. Our way of reading them attempts to approach these testimonies from two points of view. On the beginning we are reading them as a form of collective memory and focusing on some matters, like the relation between individual and collective memory the relationship between written and oral memory and the social functions accomplished by their writing and their publication. Then we are reading them as potential sources of information concerning those Greek populations and focusing, indicatively, on some themes of this memory. This double way of reading leads to the formulation of questions concerning the future use of these testimonies by researchers.

Στις αρχές του εικοστού πρώτου αιώνα η ελληνική κοινωνία εξακολουθεί να δείχνει ενδιαφέρον για τους ελληνικούς πληθυσμούς που ήταν εγκατεστημένοι στην Μικρά Ασία μέχρι το 1922 και στην Κωνσταντινούπολη μέχρι το 1964. Το ενδιαφέρον αυτό μαρτυρούν αναμνηστικές εκδόσεις, εκπομπές και δημοσιεύματα στα μέσα μαζικής ενημέρωσης, επετειακές εκδηλώσεις, αλλά και ιστορικές μελέτες. Αποτελούν μορφές επιβίωσης και τροφοδότησης της συλλογικής μνήμης και αποτυπώνουν κυρίαρχες αναπαραστάσεις για την κοινωνική και πολιτισμική ιστορία τους. Ειδικότερα ο εκδοτικός χώρος έχει να επιδείξει ποικιλία κειμένων που άπτονται της ιστορίας αυτών των πληθυσμών και αναφέρονται κυρίως στην Μικρασιατική καταστροφή, τους διωγμούς των Ελλήνων της Πόλης και την εγκατάσταση των προσφύγων στην Ελλάδα. Πρόκειται για δοκίμια, μυθιστορήματα, αυτοβιογραφικά κείμενα, μαρτυρίες, κ.λπ. Χρησιμοποιώντας ενδεικτικά συγκεκριμένες μαρτυρίες, το κείμενο επιδιώκει να αναδείξει την σημασία των μαρτυριών σε πολλαπλά επίπεδα. Εκτός του ότι βρίσκονται στα όρια μεταξύ λογοτεχνίας και ιστορίας, οι μαρτυρίες κινούνται συχνά στα όρια μεταξύ επίσημης και ανεπίσημης ιστορίας, μεταξύ ιστορίας των μεγάλων γεγονότων και ιστορίας της καθημερινής ζωής. Έχουν ως βάση το βίωμα, προσωπικό ή μεταβιβασμένο στο συγγραφέα μέσω αφηγήσεων άλλων προσώπων. Γι αυτό προσφέρονται ως πηγές που μπορούν να αναδείξουν ποικίλες όψεις της συμβίωσης των ελληνικών αυτών πληθυσμών με άλλες ανθρώπινες ομάδες. Όμως οι γραπτές μαρτυρίες αποτελούν μορφές συλλογικής μνήμης και ως τέτοιες εμπεριέχουν όλες τις πολύπλοκες κοινωνικές διαδικασίες που έχουν συντελέσει στη διαμόρφωση, αναπαραγωγή και προβολή αυτής της μνήμης. Για το λόγο αυτό η χρήση τους ως πηγών δεν μπορεί να αποκοπεί από την κατανόηση αυτών των διαδικασιών. Η δική μας ανάγνωση θα επιχειρήσει να προσεγγίσει αυτές τις μαρτυρίες από δύο οπτικές γωνίες. Καταρχήν, αντιμετωπίζοντας τες ως μορφή συλλογικής μνήμης, θα προσπαθήσει να επικεντρωθεί σε τρία ζητήματα: την σχέση ατομικής και συλλογικής μνήμης, την σχέση γραπτής και προφορικής μνήμης, καθώς και τις κοινωνικές λειτουργίες που επιτελούν η συγγραφή και η δημοσίευσή τους. Στη συνέχεια, αντιμετωπίζοντάς τες ως δυνητική πηγή πληροφοριών για τους ελληνικούς αυτούς πληθυσμούς θα επιχειρήσει να αναδείξει το θεματικό περιεχόμενο αυτής της μνήμης, με έμφαση στην συμβίωσή τους με άλλες ομάδες. Η διπλή αυτή ανάγνωση θα καταλήξει στην διατύπωση ερωτημάτων που σχετίζονται με την μελλοντική αξιοποίηση των μαρτυριών αυτών από ερευνητές.

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INDEX motsclestr Tanıt, Bellek, Metodoloji motsclesmk Сведок, Меморија, Методологија Mots-clés : témoignages, témoignages, mémoire, mémoire, méthodologie, méthodologie motsclesel Μαρτυρίες, Μνήμη, Μεθοδολογία Keywords : Testimonies, Memory, methodology

AUTEUR

MARIA THANOPOULOU Directrice de recherche, Centre national de recherches sociales (EKKE), Athènes

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L’enjeu de l’intégration de l’Albanie à l’Union européenne et la reconstruction de l’identité nationale albanaise postcommuniste The Issues of Albania Integration in the European Union and the Reconstruction of Post‑Communist Albanian National Identity Çështja e integrimit të Shqipërisë në Bashkimin Evropian dhe rindërtimi i identitetit kombëtare shqiptare post‑komuniste

Jasha Menzel

1 L’Union européenne a traversé ces dernières années l’une des crises économiques et sociales les plus graves depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les États membres sont rongés par d’inquiétants taux de chômage. En mars 2016, les statistiques indiquaient 21,4 millions de personnes sans emploi avec un taux de chômage de 8,8 %1. En Espagne et en Grèce, les taux étaient supérieurs à 20 %2. Les sociétés des États membres sont victimes de la montée des extrêmes, encouragée par la crise des migrants et l’amalgame qui est fait avec l’infiltration et l’épanouissement de l’islamisme radical. Aux élections européennes, l’extrême droite a fait une percée généralisée : le UK Independence Party (UKIP) au Royaume‑Uni a remporté une victoire de 26,77 %, suivi par le Parti populaire danois qui a progressé de 26,6 %3. En France, le parti de Marine Le Pen a obtenu 23 sièges dans l’hémicycle européen sous l’étiquette des non‑inscrits4. En Autriche, l’extrême droite a progressé de 19,7 %5. Le refus de l’immigration, le souverainisme et l’euroscepticisme sont des traits de caractère communs à un nombre conséquent de partis européens qui ont le vent en poupe6.

2 Pourtant, les pays des Balkans qui n’ont pas encore intégré l’Union européenne sont toujours aussi déterminés à obtenir un jour leurs sièges au sein du Conseil des ministres de l’UE. Ces dernières années pourtant, les enquêtes avaient démontré que l’euroscepticisme dans les Balkans allait aussi croissant. En 2003, lorsque la Croatie a négocié son adhésion, 85 % des sondés y étaient favorables7. En 2012, lors du

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référendum d’adhésion, 66,2 % ont dit « oui », mais seuls 43,5 % d’entre eux se sont présentés aux urnes8. Lors des élections au Parlement européen, seuls 20,84 % des Croates ont voté. En mars 2016, le taux de chômage en Croatie était de 14,9 %9.

3 Mais si l’euroscepticisme se fait sentir à travers les pays de la région, l’Albanie a toujours fait preuve d’un « euro‑enthousiasme » sans faille. En 2014, on observait 90 % d’euro‑enthousiastes10. Elle est le seul pays à ne pas avoir connu de guerre sur son territoire lors de la décennie 1990. Les prémices de la relation passionnelle entre l’Albanie et l’Union européenne sont apparues dès 1991 lors de l’établissement des relations diplomatiques avec la Communauté économique européenne11. En 2006, l’Accord de stabilisation et d’association (ASA) est signé et entre en vigueur en 200912. En juin 2014, l’Albanie obtient enfin le statut de « candidat » à l’adhésion13.

4 À première vue, la relation entre l’Albanie et l’Union européenne semble être celle d’un pays comme tant d’autres dans la région, celle d’un pays qui espère que l’adhésion lui profitera et lui assurera un avenir plus sûr. Mais l’amour de l’UE en Albanie est tel, qu’il symbolise bien plus qu’une simple volonté d’intégration à une puissante, bien qu’affaiblie, organisation régionale. En effet, il relève du passionnel, d’un amour enflammé, et ce, malgré la crise économique qui a frappé l’UE ces dernières années. La nécessité d’intégration ne semble pas seulement reposer sur un motif pragmatiste, elle semble également relever d'un motif psychologique. Dans le discours politique, tout se passe comme si l’Albanie se devait impérativement d’intégrer l’Europe, car il ne peut en aller autrement, comme s’il s’agissait de l’accomplissement d’une mission prophétique.

Le communisme d’Enver Hoxha : Légitimer le régime par l’affirmation de l’identité nationale albanaise

5 Le thème de la nation était un thème récurrent pendant le régime d’Enver Hoxha qui dura de 1945 à 1985. Dans leur ouvrage Passions albanaises : De Berisha au Kosovo, deux archéologues français qui ont vécu pendant longtemps en Albanie, Pierre et Bruno Cabanes, nous racontent à quel point l’éloge des grands épisodes de l’histoire albanaise, les descriptions anthropologiques favorables à la population albanaise ou encore l’utilisation de la géographie pour démontrer l’unité du pays étaient frappants. La télévision albanaise était un outil précieux pour ces mises en avant : une seule chaîne de télévision diffusait quotidiennement des images de récolte de coton, de moissons, de travaux dans les usines de textiles ou encore dans les centrales hydroélectriques14.

6 À partir des années 1970, continuent les auteurs, le régime a mis en avant les différentes causes nationalistes. Petit à petit, sous la culture du dogme marxiste, le sentiment d’appartenance de la population est développé comme celui d’une communauté extraordinaire et indispensable à l’accomplissement du communisme et de la « prophétie » marxiste15. Hoxha affirmait que la grandeur albanaise venait du fait qu’elle avait pu se libérer par ses propres forces des occupations successives, fasciste et nazie, sur son territoire durant la Seconde Guerre mondiale. À la suite des ruptures successives des relations, d’abord avec la Russie, puis avec la Chine, la lutte autonome du peuple albanais occupera une place primordiale dans le discours hoxhiste16. Des slogans tels que « Faisons des efforts par nous‑mêmes » ou encore « l’Albanie selon ses propres moyens » feront leur apparition17. Pierre et Bruno Cabanes se rappellent que les slogans tels que « Luttons contre les influences étrangères au socialisme » se

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transformeront progressivement en « Luttons contre les influences étrangères » tout simplement18. Ainsi, Enver Hoxha souhaitait dessiner un « modèle albanais » du communisme, selon lequel la nation albanaise illustrait le marxisme, en associant identité albanaise et marxisme.

7 Mais l’archéologie était également utilisée à des fins politiques par le régime pour renforcer le sentiment nationaliste. Le régime avait fait de la quête des origines des Albanais l’une de ses priorités. Il souhaitait démontrer l’antiquité du peuple albanais en soutenant la thèse d’une filiation continue entre Illyriens, peuple antique, et albanais19.

La chute du communisme et l’effritement de l’identité nationale albanaise

8 La chute du régime entraîna l’invasion des ambassades occidentales par les Albanais et des vagues d’émigration vers l’Italie et la Grèce proches. Sous le régime communiste d’Hoxha, le culte nationaliste était d’une telle ampleur que l’effondrement du régime s’est accompagné de l’effondrement et du rejet du sentiment national, témoignent Pierre et Bruno Cabanes, avec beaucoup d’émigrants préférant devenir Italiens ou Grecs20. Le régime a donné au communisme un rôle de mécanisme identitaire et la chute du régime a entraîné la chute de tout repère en ce domaine.

L’intégration européenne, nouvel objectif d’accomplissement politique

9 Dès la chute du régime, la volonté d’intégration européenne des Albanais ne tarda pas à s’afficher. Les jours qui suivirent sa chute virent l’apparition de slogans explicites tels que « L’Europe ! L’Europe !21 » ou encore « Nous aimons l’Albanie comme l’Europe22 ».

10 L’intégration européenne est alors devenue le nouvel objectif politique de l’Albanie. S’ensuivit pour l'État un long processus de rapprochement jusqu’à l’obtention du statut de « candidat » à l’adhésion européenne en 2014.

11 Bien des années plus tard, après l’effondrement du régime et l’introduction du multipartisme, les Albanais restent le peuple de la région qui montre le plus d'enthousiasme pour l’intégration européenne.

12 L’Albanie n’a en effet jamais cessé de témoigner un amour enflammé pour la Communauté économique européenne, devenue par la suite Union européenne. Dans le discours politique, la classe dirigeante n’a pas seulement formulé l’objectif d’intégration comme une nécessité politique en vue d'un avenir politique et social meilleur pour le pays et toute la région, elle l'a aussi vu comme une « évidence23 ». Dans le discours politique albanais, les fonctionnaires de Bruxelles ont parfois même été qualifiés « d’amis séculaires24 » de l’Albanie. Les politiciens s’accusent mutuellement de ne pas « aimer suffisamment fort l’Europe25 ».

13 À plusieurs reprises en Albanie, l’Union européenne a dû intervenir pour mettre un terme à de nombreuses querelles politiques. En 2009 déjà, pendant plus de sept mois, le résultat des élections législatives avait plongé le pays dans une situation de blocage politique. En 2011, l’Albanie a plongé de nouveau dans une grave crise politique : le 21 janvier, des heurts ont eu lieu, provoquant le décès de quatre manifestants. L’Union

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européenne s’est alors vue dans l’obligation d’agir par l’envoi de Miroslav Lajčák, afin de tenter une médiation entre le Parti démocrate de Sali Berisha, alors au pouvoir, et l’opposition socialiste menée par Edi Rama26. Plus récemment, durant le mois de juillet 2016, la difficile réforme de la justice, critère incontournable pour l’adhésion à l’UE, a été adoptée27. Cependant, il avait fallu ici à l’Union européenne aller jusqu’à menacer de retirer le statut de « candidat » à l’adhésion à l’Albanie pour voir finalement la réforme adoptée28.

L’intégration européenne, nouveau mécanisme identitaire des Albanais : légitimation du processus d’intégration par l’affirmation de l’identité nationale

14 Si la chute du régime a entraîné la chute du dogme marxiste établi par Enver Hoxha, il semble que s’y soit substitué le nouveau dogme pro‑européen de la classe dirigeante actuelle.

15 L’écrivain albanais Ismail Kadaré, dans son essai l’identité européenne des Albanais, dresse un portrait élogieux de l’Europe. Il rappelle que, lors de la crise de 1997, c’est l’Europe qui vint en Albanie afin de réconcilier les Albanais entre eux. Selon lui, les Albanais, ne présentant aucune résistance face à l’intervention de l’Europe et de l’OTAN, avaient réalisé un « acte monumental : les retrouvailles de l’Europe perdue », donnant l’impression que ce moment n’était autre qu’une rectification de ce qui devait être depuis longtemps, le rassemblement entre ce peuple et son Europe d’appartenance, injustement séparés depuis près d’un demi-siècle par un régime communiste. Mais Kadaré présente également l’Europe atlantiste comme un sauveur, lors de l’intervention de 1999 au Kosovo pour mettre un terme au massacre à l’égard des Albanais, en déclarant que « c’était comme si le continent mère, se repentant de son oubli, se rappelait finalement du peuple abandonné29 ». Tout au long de son essai, il rappelle que l’identité des Albanais n’est autre qu’européenne. Pour ce faire, Ismail Kadaré remet lui aussi en avant le thème de la géographie, en soulignant le fait que l’Albanie est un pays limitrophe de la Macédoine, la Grèce ou encore de la Bulgarie. Il se sert de la thèse de l’antiquité du peuple albanais pour démontrer son ancrage profond à l’Europe, en rappelant que la population albanaise descend des Illyriens. Kadaré continue plus loin d’un ton plus nationaliste, en ajoutant que « la mission des Albanais sur cette planète est la défense des intérêts de leur pays appelé Albanie et de son peuple appelé Albanais », que « le programme de chaque peuple civilisé n’est autre que celui‑ci », que « les amitiés, les alliances stratégiques ont un lien avec lui et seulement lui ». Il rassure, en rajoutant que ce n’est pas là faire preuve « d’ethnoégoïsme » et que « lorsqu’un peuple d’une manière naturelle, humaine et démocratique mène cette mission pour soi‑même, alors il la mène pour toute l’humanité ». Or ce n’est que là « l’essence de l’idée européenne, le fondement sur lequel s’élève l’Union européenne, appelée autrement Europe des nations » faisant concorder nationalisme albanais et intégration européenne.

16 Concernant l’affiliation des Albanais au très antique peuple illyrien, nous avons précédemment évoqué le fait que le régime communiste d’Enver Hoxha avait fait de la découverte des origines des Albanais l’une de ses priorités en démontrant la filiation continue entre Albanais et Illyriens. Si la propagande véhiculée par le régime

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communiste fait aujourd’hui l’objet d’un rejet unanime, son affirmation selon laquelle les Albanais descendent des Illyriens continue, elle, d’être l’objet d’une approbation unanime. Les différentes pièces de monnaie albanaises, par exemple, illustrent les portraits de « Teuta, la reine illyrienne », « Gent, le roi illyrien » ou encore des casques illyriens représentant « l’antiquité albanaise ». La conviction que les Albanais sont bel et bien les descendants directs d’un des tout premiers peuples européens ne fait que renforcer leur sentiment d’appartenance au continent européen et peut finalement représenter un élément mobilisateur pour légitimer le processus d’intégration à l’Europe. C’est bien cela que fait Ismail Kadaré dans le cadre de l’essai évoqué ci‑dessus.

17 Le régime communiste a considérablement marqué la psychologie et la mémoire collective albanaises. Mais il a également influencé la culture, en l’éloignant des apparences occidentales voulues par l’Albanie de l’après‑communisme. Encore une fois, Kadaré, dans son essai, déclare que le communisme a laissé derrière lui un « souffle contre-européen ». Depuis la chute du régime, un personnage controversé de l’histoire albanaise semble progressivement réhabilité dans une historiographie nationale dont la lecture reste encore bien trop idéologisée par différents courants, ce qui nuit à une interprétation objective des faits. Il s’agit d’Ahmet Bey Zogolli (1895‑1961), aussi appelé Zog. Il fut le fils d’un chef de tribu musulmane de la région de Mati dans le nord de l’Albanie30. Il avait étudié au lycée, puis à l’école militaire d’Istanbul, avant de lutter durant les guerres balkaniques contre les Serbes et les Monténégrins. Après les premières élections de 1921, le premier gouvernement fut mené par Zog. Une révolte armée au printemps 1924, menée par Fan Noli, autre personnage emblématique, le chassa d’Albanie. Mais pas plus de six mois après, Zog, avec le soutien de l’armée yougoslave et des vétérans de l’armée russe de Wrangel, renversa le gouvernement de Noli. Accaparant la totalité du pouvoir, Zog met en place un parlement qui le proclame « Président de la République » en 1925, avant de se faire proclamer « Zog Ier », roi des Albanais par une assemblée constituante le 1er septembre 1928. Toute la polémique qui demeure à son sujet porte sur la relation qu’il a entretenue avec l’Italie mussolinienne. En effet, les relations entre l’Albanie de Zog et l’Italie donnèrent une influence considérable à l’Italie dans le pays, passant d’une influence économique à une influence politique. Pendant son règne, Zog, qui souhaitait moderniser le pays et manquait de ressources financières, se tourna vers Mussolini, car l’Italie avait été l’un des premiers États à reconnaître la République d’Albanie. C’est ainsi qu’en septembre 1925, une Banque Nationale fut créée avec des capitaux italiens qui en faisaient une sorte d’annexe de la banque d’Italie. L’Albanie se dota d’une monnaie nationale, le « lekë ». Mais progressivement, Mussolini demanda à Zog de lui attribuer des assurances concernant les questions de Défense. C’est ainsi qu’en novembre 1926, un traité « d’amitié et de sécurité » est signé, déclenchant des tensions avec la Yougoslavie. À plusieurs reprises, Zog se tourna vers l’Italie afin d’obtenir des aides. Mais le 25 mars 1939, l’Italie lança un ultimatum à Tirana exigeant l’occupation de zones stratégiques par l’armée italienne, l’établissement de colonies et une union douanière. Le 7 avril de cette même année vit l’arrivée en Albanie de quelque 30 000 soldats italiens précédés de bombardements. Le lendemain, les troupes de Mussolini envahissaient Tirana, d’où Zog s’était enfui avec sa femme et son fils, en emportant avec lui une partie du trésor de l’État.

18 À la suite de l’arrivée des communistes au pouvoir et de l’établissement du régime, Zog fut présenté comme un traître ayant lâchement abandonné son peuple et un collaborateur du régime fasciste. Pourtant, dans l’Albanie postcommuniste, on assiste à

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une acceptation de Zog dans l’historiographie albanaise, pour ne pas dire une relégitimation de sa figure. Aujourd’hui, des rues de la capitale albanaise portent les noms de Zog, des bustes à son effigie sont apparus à différents endroits du pays. Alors que, pendant quarante‑sept ans, Zog fut pointé du doigt et condamné par le régime pour sa lâcheté, des historiens semblent remettre en cause sa culpabilité. L’historien albanais Luan Malltezi rappelle que l’Albanie laissée par Zog en 1939 n’était plus économiquement et socialement celle qu’il avait trouvée à son arrivée en 1924, et qu’il ne faut pas oublier que son cabinet avait en son sein des pionniers de la Renaissance nationale albanaise31. Il ajoute qu’avant l’arrivée de Zog, l’Albanie était confrontée à un problème de structuration de son État et que ce problème n’existait plus à son départ, que son partenariat avec les Yougoslaves s’expliquait par la lutte commune contre l’occupant turc dans les Balkans, et que c’était dans l’intérêt national de l’Albanie32. Par ailleurs d’après lui, Enver Hoxha était arrivé au pouvoir en Albanie avec un programme préparé par les Serbes. Concernant le retour de Zog au pouvoir en 1924, et le départ de ses ennemis politiques à l’étranger pour se protéger des persécutions, l’historien rappelle que Zog demanda à tous ses ennemis à revenir en Albanie pour éviter qu’ils ne soient utilisés par les services secrets étrangers afin de déstabiliser son gouvernement, et qu’alors, une grande partie répondit positivement à son appel en revenant au pays33. Il rappelle également la volonté de Zog de mener une réforme agraire, afin d’éliminer le système féodal dont il était lui‑même originaire et qui était favorable à ses intérêts personnels34 ; il souhaitait que les terres ne soient plus détenues par une minorité de familles. En 2012, le Premier ministre Sali Berisha a fait rapatrier les restes de Zog en Albanie avec les honneurs de l’État au nouveau mausolée royal de Tirana. Mme Atifete Jahjaga, alors présidente du Kosovo et invitée, avait déclaré que Zog avait été une personne qui s’était engagée à faire de l’Albanie « un État européen35 ». Ismail Kadaré, lui aussi, dresse un portrait beaucoup plus élogieux de Zog dans son essai sur l’identité des Albanais36. Il le décrit comme une figure historique qui agit pour l’européanisation de l’Albanie. En effet, Zog, selon lui, était un homme d’État conscient du danger de répétition de « l’haxhiqamilisme », un courant oriental souhaitant l’union de l’Albanie et de la Turquie, et condamne Enver Hoxha, qu’il accuse d’avoir glorifié ce courant en 1947 dans un essai dont il était l’auteur.

19 Notons que l’essai d’Ismail Kadaré s’inscrit dans le cadre d’un débat avec Rexhep Qosja ayant fait long feu du fait qu’il aborda un aspect sensible : l’identité musulmane des Albanais et la place de l’Islam dans l’identité nationale albanaise. L’Albanie, constitutionnellement laïque, fait partie en effet des trois États européens constitués majoritairement de musulmans avec la Bosnie‑Herzégovine et le jeune État du Kosovo. Après avoir critiqué l’adhésion de l’Albanie à la Ligue islamique réalisée par les démocrates après l’effondrement du régime, Kadaré tente de prouver que, bien que les Albanais soient majoritairement musulmans, ils n’en sont pas moins des Européens occidentaux. Il rappelle que le héros national Gjergj Kastriot Skënderbeu dans sa lutte contre les Ottomans devint aussi un héros pour toute l’Europe chrétienne avec plus de 1 000 œuvres et écrits à son sujet et à son effigie. Il rappelle que les militants et les grands acteurs d’un alphabet albanais et latin tels que Pjetër Budi, Frang Bardhi et Pjetër Bogdani publiaient leurs œuvres dans les grandes villes européennes pour les envoyer en Albanie, où l’écriture albanaise était interdite par les Ottomans. En 1908, lors de l’interdiction de l’écriture albanaise, une commission se réunit autour de Gjergj Fishta et Mithat Frashëri, et proclama l’alphabet latin témoignant de l’identité européenne des Albanais. Il n’omet également pas de rappeler que le drapeau albanais,

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levé lors de la proclamation d’indépendance le 28 novembre 1912, symbolise un aigle à deux têtes et rappelle l’époque romano‑byzantine. Il présente les Ottomans en Albanie comme des envahisseurs cruels qui massacrèrent des Albanais chrétiens, fermèrent des écoles et interdirent l’écriture albanaise ; ils prirent conscience que, si l’identité chrétienne était divisée en deux (catholiques et orthodoxes), la langue, elle, était la même et que c’était là une manière de désintégrer l’identité albanaise. Mais si les Turcs purent convertir les Albanais à l’Islam, ils ne purent mettre fin à la pratique et l’écriture de la langue, et ce, bien qu’ils aient réprimé élèves et enseignants, « massacrés, lorsqu’ils étaient surpris en train d’apprendre écriture et chants dans les greniers cachés ». Alors que, dans les autres pays de la région, la religion chrétienne était une aide à la séparation et à la démarcation identitaire de la tradition ottomane, en Albanie, l’influence ottomane pouvait continuer à s’étendre justement du fait de l’héritage de l’Islam. Pour Kadaré, Konica comprit que la question musulmane était importante à traiter pour l’existence de l’Albanie. La question était la suivante : lors de l’indépendance, quelle position prendraient les musulmans ? L’Albanie ne pouvait se constituer seulement par par des chrétiens, car cela reviendrait à marginaliser ainsi une majorité de musulmans dans le processus de construction étatique. Il fallait donc créer et encourager non plus un Islam turc, mais un Islam albanais et européanisé. Kadaré revient sur le personnage de Zog en rappelant qu’il mit en place des décrets, tels que, par exemple, l’interdiction du port du turban turc pour les hommes ou du voile pour les femmes. L’un de ses décrets les plus étonnants, nous dit Kadaré, fut celui de la modification de la manière de prier. Zog ordonna en effet aux Albanais de ne plus prier à genoux, car il s’agissait là de rabaisser la dignité albanaise, mais debout. Pour Kadaré, Zog ne tentait ni plus ni moins de constituer un « musulman européen ». Or, il ne s’agissait là que d’une politique semblable à celle de la Turquie en cette époque. Ainsi, cela confirmait l’idée des acteurs de la Renaissance albanaise selon laquelle l’islam albanais ne serait en aucun cas une muraille empêchant le retour vers l’Europe. Selon lui, l’Europe n’a d’ailleurs jamais en rien rejeté l’Albanie du fait de son identité nationale. L’Albanie a toujours été admirée et enviée par bien d’autres pays pour son climat social où règne la tolérance religieuse entre les différentes communautés. L’Europe n’a jamais remis en cause la laïcité albanaise. Le thème de la laïcité jusqu’à présent n’a par ailleurs jamais véritablement été traité en Albanie par la classe politique. Mais dans un contexte mondial où le terrorisme menace aux portes de l’Europe, les politiciens albanais ont, ces dernières années, multiplié les déclarations rappelant la tolérance religieuse albanaise et ont remis en avant le thème de la religion et de la laïcité. Le pays a assisté à un surprenant phénomène d’Albanais s’engageant pour le djihad en Syrie et en Irak et le gouvernement a aussitôt pris des mesures de prévention avec par exemple l’ouverture d’un centre d’excellence de l’OTAN en Albanie37. Le débat sur l’éducation religieuse dans les écoles est réapparu dans le but de préserver la tradition de cohabitation et tolérance religieuses. Nous pouvons interpréter cela comme un souci de prévention à l’égard du processus d’intégration. Un peu comme si les Albanais, cultivant inconsciemment un complexe intérieur, devaient automatiquement rassurer l’Europe occidentale alors que l’Europe elle, bien au contraire, promeut et valorise le multiculturalisme.

20 L’identité nationale albanaise et le nombre d’Albanais dépassent les frontières de l’Albanie politique. Les Albanais ont vécu et continuent de vivre morcelés entre le Kosovo, le sud de la Serbie, le Monténégro ainsi que la Macédoine. Les Albanais ont toujours cultivé un très fort sentiment d’appartenance à une même nation et c’est

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toujours bel et bien le même drapeau qui est brandi à l’occasion des fêtes, des manifestations de rue, ou encore dans les enceintes sportives, que ce soit à Tirana en Albanie, ou à Tetovo en Macédoine. Après l’indépendance du Kosovo obtenue le 17 février 2008, beaucoup d’analystes s’inquiétaient du réveil du nationalisme albanais et du désir d’union entre l’Albanie et le Kosovo, en pointant du doigt la création d’une « Grande Albanie », qui désigne la réunion de tous les Albanais dans un seul et même État. En 2010, des sondages indiquaient que tous les Albanais étaient favorables à cette union des Albanais dans un seul et même État. Le rapport de « Gallup » et de l’« European Fund for the Balkans » indiquait que 68 % des Albanais d’Albanie étaient favorables à une union nationale contre 86 % pour ceux du Kosovo38. Pour pallier cette question, les dirigeants politiques n’ont de cesse de répéter que cette unification nationale se fera par le biais de l’intégration européenne. De telles affirmations suscitent un espoir considérable chez les Albanais. L’analyste albanais Fatos Lubonja désigne cela comme un « national‑européisme » cherchant à affirmer que le rêve d’unification sera réalisé à travers l’intégration européenne. On répondrait ainsi à la question nationale albanaise demeurée irrésolue par l’intégration européenne. Selon lui, il s’agirait pour les politiciens de déclarer que « nous les Albanais, nous serons unifiés sous le ciel européen, les frontières ne compteront plus, on pourra oublier la Serbie, la Macédoine et la Grèce !39 »

21 La spécificité du régime d’Enver Hoxha a reposé sur un mariage de l’idéologie marxiste avec l’identité nationale albanaise. Après la rupture progressive des relations bilatérales avec la Russie et la Chine, le régime remet en avant le thème de la nation et mène une propagande qui désigne le peuple albanais comme le digne représentant du marxisme dans sa plus grande pureté. À l’écroulement du régime, ce n’est pas seulement le communisme qui s’est effondré, mais aussi l’identité nationale albanaise. Le communisme entraîna dans sa chute l’identité albanaise. Le nouvel objectif d’accomplissement politique de l’Albanie postcommuniste est l’intégration à l’Union européenne. Dès l’effondrement du communisme, tous les anciens pays des Balkans occidentaux ont souhaité intégrer l’Union, dont certains sont maintenant devenus des États membres. Candidate à l’accession depuis 2014, l’Albanie a dû reconstruire son identité morcelée par le communisme. Alors que le régime prétendait qu’être Albanais, c’était être communiste, aujourd’hui il s’agit de déclarer : « nous sommes Albanais, donc nous devons être membre de l’Union européenne ». Au même titre que le régime communiste fut légitimé par l’affirmation de l’identité nationale, la nécessité d’intégrer l’UE est légitimée par l’affirmation de l’identité nationale. Mais l’Albanie semble souffrir d’un mal‑être, éprouvant ce besoin obsessionnel d’avoir constamment à prouver qu’elle est bien européenne.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. « Le taux de chômage en Europe », Toute l’Europe, mis en ligne le 26 juillet 2016. URL : http://www.touteleurope.eu/actualite/le-taux-de-chomage-en-europe.html (consulté le 10 septembre 2016). 2. Ibid. 3. « L’extrême‑droite au Parlement européen », Toute l’Europe, mis en ligne le 30 juin 2015. URL : http://www.touteleurope.eu/actualite/l-extreme-droite-au- parlement-europeen.html (consulté le 10 septembre 2016). 4. Ibid. 5. Ibid. 6. « L’Union européenne face à la montée de l’extrême droite », RFI, mis en ligne le 20 juin 2015. URL : http://www.rfi.fr/europe/20150620-europe-extreme-droite-front-national-ukip- aube-doree-fidesz-ligue-nord-vrais-finlandais (consulté le 10 septembre 2016). 7. Roberto BELLONI, 2014, « L’euroscepticisme croissant des Balkans occidentaux », Revue nouvelle, 20 mai 2014. 8. Ibid. 9. « Le taux de chômage en Europe », Toute l’Europe, op. cit. 10. Roberto BELLONI, 2014, « L’euroscepticisme croissant des Balkans occidentaux », op. cit. 11. « Historique des relations UE‑Albanie », Ministère de l’Intégration européenne albanais. 12. Ibid. 13. Ibid. 14. Bruno CABANES et Pierre CABANES, 1999, Passions albanaises : de Berisha au Kosovo, Paris : Odile Jacob. 15. Ibid. 16. Ibid. 17. Ibid. 18. Ibid. 19. Ibid.

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20. Ibid. 21. Kolë GJELOSHAJ, 2003, « L’Albanie et l’Europe », Confluences Méditerranée, no 46, p. 119. URL : http://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2003-3-page-119.htm (consulté le 10 septembre 2016). 22. Ismail KADARÉ, 2013, la discorde. L’Albanie face à elle‑même, Paris : Fayard. Voir également Gilles de RAPPER, 2011, « Ismail Kadaré et l’ethnologie albanaise de la seconde moitié du XXe siècle », in Ariane EISSEN et Véronique GÉLY, Lectures d’Ismail Kadaré, Nanterre : Presses universitaires de Paris Ouest, p. 43‑70. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00400386 (consulté le 10 septembre 2016). 23. Kolë GJELOSHAJ, 2003, « L’Albanie et l’Europe », op. cit. 24. « Albanie : pourquoi cet amour inconditionnel de l’Union européenne et de l’Occident ? », Le Courrier des Balkans, 21 avril 2010. 25. Ibid. 26. Gazeta SHQIPTARE, 2010, « Crise politique en Albanie : l’Union européenne tente une médiation », Le Courrier des Balkans, 27 avril 2010. 27. « UE : l’Albanie adopte une réforme de sa justice », Le Figaro, mis en ligne le 22 juillet 2016. URL : http://www.lefigaro.fr/flash-actu/ 2016/07/22/97001-20160722FILWWW00116-l8217albanie-adopte-une-reforme-pour-se- rapprocher-de-l-ue.php (consulté le 10 septembre 2016). 28. Ibid. 29. Toutes les citations de ce paragraphe sont extraites de Ismail KADARÉ, 2006, Identiteti evropian i shqiptarëve [L’identité européenne des Albanais], Tirana : s. é. URL : https:// topkadare.com/2015/05/18/identiteti-evropian-i-shqiptareve/ (consulté le 10 septembre 2016) [nous traduisons]. 30. Concernant les faits décrits ci‑dessous, voir Georges CASTELLAN, 1999, Histoire des Balkans : XIVe‑XXe siècle, Paris : Fayard. 31. « La figure d’Ahmed Zog, problématique chez les historiens », Shqiptaria, 3 août 2012. 32. Ibid. 33. Ibid. 34. Ibid. 35. Ibid. 36. Voir Ismail KADARÉ, 2006, Identiteti evropian i shqiptarëve [L’identité européenne des Albanais], op. cit. 37. Drita MUSAI, 2016, « Kodheli‑Carpenter : renforcement de la coopération entre l’Albanie et les États‑Unis dans les domaines de la sécurité et de la défense », Agence Télégraphique albanaise, mis en ligne le 16 mai 2016. URL : https://www.ata.gov.al/fr/ kodheli-carpenter-renforcement-de-la-cooperation-entre-lalbanie-et-les-etats-unis- dans-les-domaines-de-la-securite-et-de-la-defense/ (consulté le 10 septembre 2016). 38. « Albanie : “L’Unification nationale” peut‑elle conduire à une nouvelle guerre dans les Balkans ? », Le Courrier des Balkans, 14 mai 2013.

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39. Serge MÉTAIS, 2006, Histoire des Albanais, des Illyriens à l’indépendance du Kosovo, Paris : Fayard.

RÉSUMÉS

La flamme de l’euro‑enthousiasme d’autrefois est en train de s’éteindre à travers tous les pays membres de l’UE. Pourtant, les pays des Balkans occidentaux sont toujours aussi déterminés à intégrer l’Union. Parmi eux, l’Albanie comptait en 2014 près de 90 % de la population favorable à son intégration à l’Europe. Bien entendu, comme dans le reste des Balkans, cette fascination repose sur le fait que les valeurs et les droits véhiculés par l’Union sont tous ceux dont les Albanais ont été privés. L’intégration à l’Union européenne est considérée comme un véritable eldorado. En Albanie, l’intégration est légitimée par l’identification nationale de l’Albanie à l’Union européenne. Comme si, finalement, son intégration allait de soi et était tôt ou tard inévitable. Le communisme d’Enver Hoxha a reposé sur la fusion entre l’idéologie marxiste et l’identification nationale, ainsi un Albanais ne pouvait être que communiste. La chute du régime a en conséquence entraîné l’écroulement de l’identité nationale albanaise, qui se reconstruit depuis autour du processus d’intégration européenne.

The flame of the old Euro‑enthusiasm is turning off in all the members States of the EU. Yet, the Western Balkans countries are still as determined to join the Union. Among them, in Albania, 90 % of the population were in favour of an . Of course, as everywhere, this fascination is based on the fact that the values and rights advocated by the Union are those whose it has been deprived of. The integration in the European Union was seen as a true Eldorado. In Albania, integration is legitimated by the national identification to Europe. As, in the end, the integration was natural and, sooner or later, unavoidable. Enver Hosha’s communism was based on the fusion between the Marxist ideology and the national identification, according to which being Albanian is to communist. The fall of the regime has consequently led to the fall of the Albanian national identity that is being rebuilt since then, on the European integration process.

Flaka e euro‑entuziasmit të dikurshëm është duke u shuar në të gjithë shtetet anëtarë të BE‑së. Gjithsesi, vendet e Ballkanit Perëndimor janë ende të vendosur drejtë anëtarësimit në Bashkimin Europian. Midis tyre, Shqipëria e cila llogariste në vitin 2014, pothuajse 90 % të popullsisë së saj në favor të integrimit në Europë. Natyrisht, kjo magjepsje qëndron në faktin se vlerat dhe të drejtat e promovuara nga Bashkimi janë gjithë ato të cilat Shqipëtarëve u ishin mohuar. Integrimi në Bashkimin Europian konsiderohet si një « eldorado » i vërtetë. Në Shqipëri, integrimi është legjitimuar nga identifikimi kombëtar i Shqipërisë në Bashkimin Europian. Ngjanë sikur përfundimisht, anëtarësimi i saj është evident, i cili herët a vonë, do të jetë i pashmangshëm. Komunizmi i Enver Hoxhës u bazua mbi një shkrirje midis ideologjisë marksiste dhe identitetit kombëtar sipas të cilit, të jesh shqiptar, ishte të jesh komunist. Si pasoje, rrëzimi i regjimit shkaktoi shkatërrimin e identitetit kombëtar, i cili po rindërtohet që atëhere mbi procesin e anëtarësimit në BE.

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INDEX

Mots-clés : identité nationale, identité nationale, intégration européenne, intégration européenne, Hoxha Enver (1908-1985), Berisha Sali (1944-), Lajčák Miroslav (1963-), Rama Edi (1964-), Zog Ier/Zogolli Ahmet Bey (1895-1961), Kadaré Ismail (1936-), Skënderbeu Kastriot Gjergj/Skanderberg Castriote Georges (1405-1468) motsclesmk националниот идентитет, европската интеграција, Албанија, Балканот, Современата ера, Политичката историја, Посткомунизмот motsclesel Εθνική ταυτότητα, ευρωπαϊκή ενσωμάτωση, Αλβανία, Βαλκάνια, Σύγχρονη εποχή, Πολιτική ιστορία, Μετακομμουνισμός Thèmes : histoire politique, postcommunisme Keywords : National identity, European integration, Albania, Balkans, Contemporary period, Political history, Post‑communism motsclestr Ulusal kimlik, Avrupa bütünleşmesi, Arnavutluk, Balkanlar, Çağdaş dönemi, Siyasi tarihi, Post‑komünizm Index géographique : Albanie, Balkans Index chronologique : vingt-et-unième siècle

AUTEUR

JASHA MENZEL Spécialiste des projets de l’Union européenne et des donateurs étrangers au sein du Ministère albanais du Bien‑Être social et de la Jeunesse

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Quelle politique étrangère américaine dans les Balkans occidentaux sous le mandat de Donald Trump ? What American Foreign Policy in the Western Balkans under Donald Trump Presidency? Cila politikë të jashtme amerikane në Ballkanin Perëndimor nën mandatin e Donald Trumpin ?

Jasha Menzel

Introduction : les déclarations de Donald Trump

1 Officiellement au pouvoir depuis le 20 janvier 2017, Donald Trump a promis durant sa campagne électorale une diplomatie qui soit en franche rupture avec la politique étrangère américaine traditionnelle.

2 Ce dernier prône en effet une présence américaine beaucoup plus réservée sur la scène internationale. En décembre 2015, il condamnait publiquement les interventions militaires de ses prédécesseurs en Irak en 2003, et en Libye, en 20111, considérant que la région serait plus stable si Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi étaient encore en place, et que ces guerres avaient été inutiles et coûteuses. Mais son isolationnisme se combine avec un aventurisme militaire en matière de lutte contre le terrorisme qu’il considère comme une priorité2.

3 Concernant ses relations avec la Russie, Donald Trump n’a pas caché la sympathie qu’il vouait à Vladimir Poutine. Il propose une coopération avec la Russie contre les djihadistes ainsi qu’un allègement des sanctions à son égard. Cela semble être à l’avantage de la Russie, puisqu’un éventuel retrait des États‑Unis lui offrirait une plus grande marge de manœuvre sur certains dossiers internationaux importants.

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4 En avril 2016, Donald Trump qualifiait l’OTAN d’obsolète du fait de son obsession dans la défense contre la Russie, et pas assez contre le terrorisme3. Il déclare par ailleurs que les États‑Unis ne retirent pas assez de bénéfices de leurs alliances et que les États membres ne payent pas suffisamment pour leur protection4. Il pointe du doigt en premier lieu les pays d’Europe, qui doivent se prendre en main, dit‑il5. En mars 2017, moins de 24 heures après sa rencontre avec Angela Merkel, le nouveau président déclarait sur les réseaux sociaux que l’Allemagne devait d’importantes sommes d’argent à l’OTAN du fait de ses dépenses militaires insuffisantes6.

5 Les questions européennes ne devraient pas faire partie de ses priorités. Durant sa campagne, il a critiqué à de nombreuses reprises l’Union européenne et l’ultralibéralisme. Il donne par ailleurs raison au choix du Royaume‑Uni de quitter l’Union européenne. Selon lui, c’est la crise des réfugiés qui est à l’origine de cette sortie de l’UE7.

6 Donald Trump n’a fait aucune mention de la région des Balkans occidentaux durant sa campagne. Pourtant, les États‑Unis sont présents dans la région depuis les bombardements de l’OTAN de 1995 en Bosnie‑Herzégovine, et de 1999 au Kosovo. Ils ont joué un rôle important dans les accords de Dayton. Les négociations se sont déroulées sur la base aérienne de Wright‑Patterson dans la petite ville de Dayton, dans l’Ohio, sous la présidence du diplomate américain Richard Holbrooke. Les États‑Unis sont également l’un des premiers États à avoir reconnu la souveraineté du Kosovo où ils ont une base militaire. Portant le nom de « Bondsteel », elle est située près d’Uroševac, dans le secteur Est du Kosovo, près de la frontière macédonienne. Elle couvre 750 hectares et peut abriter jusqu’à 7 000 soldats8.

7 Les peuples de la région ont accordé une grande attention aux élections présidentielles américaines et à l’élection de Donald Trump. Les Serbes espèrent un retrait des États‑Unis de la région et un rapprochement avec la Russie. En août 2016, alors que le vice‑président démocrate, Joe Biden, était en visite officielle en Serbie, Vojislav Seselj, leader d’un parti ultranationaliste serbe, demanda aux Serbes des États‑Unis de voter pour Donald Trump9. Lors de la victoire de Trump, il chanta une chanson composée par la communauté serbe du Milwaukee en plein Parlement. Marko Djuric, autre politicien serbe, pourtant impliqué dans les négociations avec le Kosovo, a déclaré sans retenue qu’il ouvrirait une bouteille de champagne pour fêter la victoire de Trump10. Les responsables politiques kosovars s’inquiètent, quant à eux, d’un abandon possible du soutien américain. Le président du Kosovo, Hashim Thaçi, s’est rendu à Washington pour y effectuer sa propre campagne de lobbying en faveur du Kosovo. Il y a rencontré Bob Dole, républicain soutenant l’indépendance du Kosovo et proche de la diaspora albano‑kosovare aux États‑Unis11.

8 Parallèlement à la campagne, la région a connu un regain de tensions. Le 14 janvier 2017, un train en partance de Serbie devait rejoindre l’enclave de Kosovska Mitrovica, au nord du Kosovo. À son arrivée à la frontière, les autorités kosovares constatèrent que les parois étaient recouvertes du message « Le Kosovo est la Serbie12 ». La tension était telle que le président serbe déclara qu’il serait prêt à partir en guerre avec ses fils pour le Kosovo13. Le président kosovar, Hashim Thaçi, accusa alors la Serbie de vouloir annexer le nord du Kosovo, comme l’avait fait la Russie avec la Crimée14. Le Kosovo ne dispose toujours pas d’armée et sa sécurité est assurée par la force de l’OTAN KFOR. Elle compte 4 200 soldats, dont 650 de nationalité américaine15.

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9 En Bosnie‑Herzégovine, Milorad Dodik, président de la Republika Srpska, menace de faire sécession par l’organisation d’un référendum. En janvier 2017, quelques semaines avant l’entrée au pouvoir de Donald Trump, Washington émit des sanctions à l’égard de Milorad Dodik. Ce dernier riposta aussitôt en qualifiant l’ambassadeur américain à Sarajevo « d’ennemi prouvé16 ».

10 En Serbie, Moscou a fait don à Belgrade d’armes modernes. Elles incluent 60 véhicules blindés (dont la moitié sont des tanks de modèle T‑72), mais aussi des avions de chasse de modèle MiG‑2917. La livraison est prévue pour ce printemps. Elle fera de la Serbie le seul État de l’ex‑Yougoslavie à posséder des avions de chasse modernes18.

11 Le Monténégro cherche à accéder à l’OTAN. Mais en novembre 2016, 20 Serbes du Monténégro ont tenté de kidnapper et d’assassiner le Premier ministre monténégrin Milo Dukanovic19.

12 La Macédoine se remet d’une grave crise politique. L’État est rongé par les tensions intercommunautaires entre Macédoniens et Albanais. Le pays n’a toujours pas de gouvernement, car le président refuse de mandater les sociaux‑démocrates par peur d’une coalition avec les partis albanais qui viennent de signer une plateforme commune dans laquelle ils demandent une meilleure participation au pouvoir20. L’une de ces revendications n’est autre que la reconnaissance de la langue albanaise comme seconde langue officielle de la Macédoine sur tout le territoire21.

13 À partir du 11 septembre 2001, les États‑Unis se sont concentrés sur d’autres régions du monde et la lutte contre le terrorisme. Les questions relevant des Balkans occidentaux ont été progressivement déléguées à l’Union européenne. La politique américaine consistait alors à assister et soutenir l’UE et les pays candidats au processus d’intégration européenne.

14 Bien entendu, il est encore trop tôt pour juger de la politique étrangère de Donald Trump. Il n’est entré en fonction que le 20 janvier 2017. Mais ce que promet Donald Trump, ce n’est ni plus ni moins qu’une rupture avec près de soixante‑dix ans de diplomatie américaine22. Dès le début de son mandat, il n’a par exemple pas hésité à décréter la construction d’un mur avec le Mexique afin de lutter contre les flux migratoires illégaux qu’il a pointés du doigt durant sa campagne23.

15 Nous nous proposons donc ici de répondre à la question suivante : quelle pourrait être la politique américaine dans la région sous le mandat de Donald Trump ? Nous ne nous livrerons certainement pas à un article prévisionnel sur sa politique dans la région, mais plutôt à une hypothétique politique américaine selon ce que prône le nouveau président, c’est‑à‑dire une politique dont les décisions seraient conditionnées par l’intérêt des Américains et des États‑Unis. Pour ce faire, nous traiterons dans un premier temps des acteurs présents dans la région. La région est en effet au centre d’une lutte de puissance entre l’UE et la Russie (I). Ensuite, nous évoquerons le fait qu’un total retrait des États‑Unis de la région peut ouvrir la porte à d’autres acteurs montants de la scène internationale (II). Enfin, dans une dernière partie, nous tenterons de déterminer quel pourrait être l’intérêt des États‑Unis à rester présents dans la région (III).

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Les Balkans, au centre d’une lutte de puissance entre l’UE et la Russie

16 L’Union européenne tente de maintenir la stabilité régionale, mais aussi d’y réduire l’influence russe. En effet, les Balkans occidentaux sont une route de transit pour le gaz russe. Par ailleurs, la Russie se rapproche de ces États en exerçant son influence culturelle sur les territoires slaves et orthodoxes des Balkans occidentaux.

17 Le principal partenaire de la Russie dans la région est incontestablement la Serbie, y compris pour la question du Kosovo. La Russie en effet ne reconnait pas son indépendance et dispose du droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU. Sur le plan économique, depuis 2008, la Russie détient 51 % des parts de la compagnie pétrolière nationale serbe NIS ainsi que la raffinerie de Pancevo24. Le gaz russe couvre aujourd’hui 75 % des besoins de la Serbie. En 2013, les deux États ont signé un partenariat stratégique incluant la coopération militaire et celle des services de renseignement. La même année, la Serbie devient observatrice de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par la Russie25.

18 La Russie exerce également une influence considérable en République serbe de Bosnie (Republika Srpska). Les deux seules raffineries de pétrole que possède la République appartiennent à la Russie26, et elles approvisionnent la Fédération de Bosnie‑Herzégovine tout entière27.

19 Depuis 2015, au Monténégro, un bon tiers des entreprises sont russes. Un quart des touristes viennent de Russie et 7 000 ressortissants russes sont enregistrés comme résidents permanents28. Depuis 2005, le combinat d’aluminium de Podgorica est détenu par M. Oleg Deripaska, proche de Vladimir Poutine29.

20 Face à la Russie, l’Union européenne tente tant bien que mal d’encourager ces pays à intégrer l’UE.

21 Le Kosovo n’est toujours pas reconnu par tous les États membres de l’Union européenne. À partir de 2013, le plus jeune État d’Europe s’est engagé dans un processus de normalisation des relations avec la Serbie formalisé par deux accords30. En octobre 2015, le Kosovo a signé un accord de stabilisation et d’association avec l’Union européenne31 entré en vigueur en 201632. Cependant, il reste encore beaucoup à faire. Par ailleurs, cette année, un nouveau tribunal va voir le jour à La Haye. Il aura pour objet de juger les crimes de guerre commis par l’Armée de libération du Kosovo33. Cela devrait fragiliser les relations entre le Kosovo et ses alliés occidentaux, dont l’Union européenne.

22 La Serbie est candidate officielle depuis 201234, mais ce n’est qu’à partir de 2014 que les négociations ont débuté35. Elle mène une politique de grand écart entre son alliance avec la Russie et son processus d’intégration à l’Union européenne. Bien que candidate à l’Union européenne, elle a refusé d’appliquer les sanctions contre la Russie36 ; pourtant, si elle souhaite rejoindre l’UE, il lui faudra tôt ou tard choisir entre l’UE et la Russie.

23 La Bosnie‑Herzégovine est particulièrement en retard dans son processus d’intégration. Elle est minée par la corruption et les tensions intercommunautaires, ce qui rend la Fédération ingouvernable. L’accord de stabilisation et d’association avec l’UE est signé dès 2008. Pourtant, il faut attendre juin 2015 pour qu’il entre enfin en vigueur37.

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24 Le Monténégro détient le statut de candidat depuis décembre 2010. Les négociations sont en cours depuis 2012, mais elles avancent au ralenti, car aucun élargissement ne devrait avoir lieu jusqu’en 2020 selon le président de la Commission européenne Jean‑Claude Juncker38.

25 En Macédoine, le pays détient le statut de candidat depuis 2005. Mais les négociations n’ont toujours pas commencé. La crise politique actuelle ne devrait pas améliorer la situation, le pays se retrouvant sans gouvernement.

26 Paradoxalement, la Russie ne contredit pas le processus d’intégration européenne des pays des Balkans occidentaux et l’encourage. Elle exerce son influence dans la région par la conquête du marché énergétique et la saisie d’opportunités commerciales. Finalement, l’intégration de la région à l’UE lui permettrait d’accéder au marché européen.

27 Un éventuel retrait des États‑Unis de la région offre donc une plus grande marge de manœuvre à la Russie, face à une Union européenne en crise avec la montée des extrêmes droites défavorables à l’élargissement. La mise en place d’une diplomatie efficace a toujours fait défaut à l’Union européenne. Sur de nombreux dossiers, elle ne parvient toujours pas à se prononcer d’une seule voix. Ainsi, la reconnaissance du Kosovo ne fait toujours pas l’unanimité de tous les États membres, alors que le Kosovo souhaiterait intégrer l’Union.

28 Président des États‑Unis de 2009 à 2017 et prédécesseur démocrate de Donald Trump, Barack Obama cherchait à seconder l’UE, encourageant le processus d’intégration euro‑atlantique des États de la région afin de les protéger de la Russie. Une telle stratégie s’apparente à celle de l’endiguement durant la guerre froide. Elle consistait à stopper l’extension des Soviétiques par des soutiens financiers ou encore l’adhésion à l’OTAN.

29 La volonté affichée de Donald Trump de se rapprocher de la Russie et ses critiques à l’encontre de l’OTAN pourrait donc offrir un couloir à Vladimir Poutine dans la région des Balkans occidentaux.

30 Cependant, d’autres acteurs que la Russie cherchent également à investir la région.

Un retrait des États‑Unis dans la région laisse entrevoir l’entrée de la Russie et d’autres acteurs

31 Un éventuel retrait des États‑Unis de la région offrirait donc encore plus de capacités d’action à la Russie. Mais la Russie n’est pas le seul acteur intéressé par la région.

32 La Chine a investi 2,5 millions d’euros dans la ligne ferroviaire Belgrade‑Budapest39. Mais Pékin finance aussi des centrales et des routes en Serbie, en Bosnie et au Monténégro40. En novembre 2015, à l’occasion de la visite à Pékin du Premier ministre serbe, Aleksandar Vucic, le Premier ministre chinois Li Keqiang a encouragé les deux parties à promouvoir la construction de parcs industriels le long du Danube et à étudier des coopérations potentielles dans les domaines des technologies agricoles, des petites et moyennes entreprises, de la culture, de l’éducation et du tourisme41. L’Europe centrale et orientale est une zone géographique qui attire la Chine du fait qu’elle est une voie d’accès vers le reste du continent européen (à partir du port du Pirée

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notamment où elle ne cesse d’agrandir ses installations dont le trafic augmente rapidement)42.

33 L’Azerbaïdjan, la Turquie et les États arabes s’engagent aussi par de gros investissements dans les régions musulmanes des Balkans occidentaux43. L’engagement turc est plus culturel et focalisé sur l’héritage ottoman. La Turquie exerce un soft power considérable par le biais des séries télévisées turques qui ont un franc succès dans la région44. En 2015, la Turquie est devenue l’un des cinq premiers investisseurs au Kosovo45. Le Koweït est l’auteur d’un prêt de 25 millions d’euros à la Serbie pour la construction d’une gare moderne à Belgrade46. Un fonds économique du Koweït a été mis en place et il est disposé à financer d’autres projets.

Les intérêts qu’auraient les États‑Unis à rester présents dans la région

34 Si Donald Trump a l’intention de suivre une diplomatie américaine conditionnée avant tout par l’intérêt des États‑Unis et du peuple américain, quels peuvent être ces intérêts américains dans la région ?

35 À la tête de la diplomatie américaine, incarnée par le poste de secrétaire d’État, Donald Trump a nommé un autre homme d’affaires en la personne de Rex Tillerson. Le nouveau secrétaire d’État est un patron du géant pétrolier ExxonMobil. Il ne s’agit, ni plus ni moins, du plus grand groupe pétrolier au monde47.

36 Dans le secteur énergétique, les États‑Unis sont impliqués dans le projet d’oléoduc AMBO (Albanian, Macedonian and Bulgarian Oil Corporation ) qui implique également l’Albanie, la Macédoine et la Bulgarie, dont les Premiers ministres ont signé un protocole d’entente pour le tracé et les travaux le 28 décembre 2004. Son siège social est situé à Pound Ridge, dans l’État de New York48. Cet oléoduc devrait acheminer le pétrole des gisements de Kasaghan, au nord de la Mer Caspienne (Fédération de Russie)49. Les réserves de Kasaghan surpasseraient les réserves de pétrole de la mer du Nord50. Ce projet est également l’œuvre de la Trade and Development Agency, agence fédérale pour le commerce et le développement, créée en 198151. Or, le Kosovo se trouve sur le tracé de l’oléoduc, passant par le couloir VIII.

37 De plus, c’est une des régions les plus riches en minerais d’Europe, la Bosnie‑Herzégovine en est également détentrice52. Ces richesses énergétiques devraient attirer l’attention de l’administration Trump. D’autant plus que le nouveau président américain se pose en défenseur de la libre concurrence entre les sources d’énergie, ainsi que des intérêts des industries pétrolière et gazière53. Il l’a illustré en relançant les projets d’oléoducs Keystone XL et Dakota Access dont la construction avait été bloquée par l’administration Obama, notamment au nom de la lutte contre le changement climatique54. L’oléoduc Keystone XL, long de 1900 kilomètres dont 1400 km aux États‑Unis, estimé à 8 milliards de dollars, vise à transporter le pétrole des sables bitumineux albertains jusqu’au Nebraska, où il devrait rejoindre, ensuite, d’autres oléoducs alimentant des raffineries dans le golfe du Mexique et en Illinois55. L’oléoduc Dakota Access, estimé à 3,8 milliards de dollars doit, quant à lui, relier la formation géographique de Bakken dans le Dakota du Nord à l’Illinois sur une distance de 1885 kilomètres56. Tout cela est d’autant plus aisé que la question du climat ne fait pas

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partie de ses priorités : en 2015, il avait appelé à l’annulation de la participation des États‑Unis à l’accord de Paris57.

38 Enfin, un autre point important concerne la lutte contre le terrorisme dans la région où l’État islamique recrute. Bien que le phénomène reste minoritaire, la pauvreté pousse la jeunesse à s’engager dans ses rangs. La majorité de ces jeunes proviennent du Sandjak de Novi Pazar, de Bosnie‑Herzégovine, mais aussi d’Albanie, du Kosovo et de Macédoine58. Ce phénomène s’explique par des facteurs historiques. La guerre en Bosnie a importé des combattants en provenance d’Afghanistan, du Maghreb et du Golfe59. Certains d’entre eux sont restés dans la région et ont obtenu des passeports60. Les investissements du Golfe contribuent à la construction de mosquées prêchant le salafisme ; des universités, des écoles ou encore des ONG humanitaires contribuent également à répandre ce phénomène61. Ainsi, l’Arabie Saoudite, la Syrie ou encore l’Égypte financent les études en théologie, et ces jeunes reviennent au pays diffuser un Islam radical62. La diaspora joue aussi un rôle. La plupart des Bosniaques partant en Syrie sont issus de la ville de Vienne qui est connue comme étant la capitale du djihad en Europe63. L’utilisation d’internet par les populations locales contribue à propager le mouvement. Pour lutter contre ce phénomène, l’OTAN veut mettre en place un « Centre d’Excellence » à Tirana, en Albanie. Celui‑ci aura un rôle d’étude et de prévention autour de la question des combattants étrangers64.

Conclusion

39 La politique prônée par Donald Trump fait l’effet d’un choc aux États‑Unis. Néanmoins, toutes les mesures qu’il souhaite prendre ne seront pas faciles ni à faire voter par le Congrès ni à appliquer. Dès son entrée en fonctions, Donald Trump a signé un décret sur l’immigration, dans lequel les ressortissants de certains pays musulmans étaient interdits d’entrée sur le territoire américain. Ce décret a été aussitôt suspendu par la justice américaine qui le considérait comme contraire à la Constitution américaine, du fait qu’elle ciblait uniquement des ressortissants de pays musulmans65. Un rapprochement avec la Russie devrait être difficile à réaliser. Cette dernière est, et a toujours été considérée comme un État voyou auprès de l’opinion publique américaine. Il lui faudra jouer avec les institutions étatiques américaines telles que le Sénat ou encore le Congrès. L’évolution de l’opinion publique jouera elle aussi un rôle très important dans l’évolution de la diplomatie américaine sous son mandat. Il lui faudra donc prendre en compte toute la complexité du système international et accepter l’interdépendance des acteurs de ce système dont les États‑Unis sont pourtant l’un des principaux fondateurs.

40 La stabilité régionale des Balkans occidentaux dépend toujours des jeux des puissances. Les élections américaines ont été particulièrement suivies dans la région. Par ailleurs, cette région fait l’objet d’une lutte entre la Russie et l’Union européenne. Les Balkans occidentaux sont en effet une précieuse route de transit pour le gaz et le pétrole russe. Qui plus est, les États de langue slave et orthodoxes sont particulièrement réceptifs à l’influence culturelle de la Russie. Les problèmes internes à l’Union, mais aussi aux États candidats, retardent le processus d’intégration européenne. En outre, les États‑Unis, qui ont toujours été un partenaire de l’UE, semblent se désolidariser de celle‑ci quant à l’intégration aux structures euro‑atlantiques des États. Mais au même titre que la Russie, d’autres puissances montantes, telles que la Chine, les pays du Golfe

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et la Turquie, souhaitent investir la région. Elles utilisent, elles aussi, leur soft power pour exercer une influence sur les États.

41 Cependant, les intérêts américains peuvent être beaucoup plus importants qu’il n’y paraît, ils ne sont pas seulement géoéconomiques mais aussi sécuritaires. Les Balkans occidentaux constituent donc une région encore particulièrement sensible à la présence des grands acteurs internationaux.

NOTES

1. Laurence NARDON, 2016, « La politique étrangère de Trump : une démarche jacksonienne », in Thomas GOMART (dir.), le monde selon Trump. Anticiper la nouvelle politique étrangère américaine, Études de l’Ifri, Paris : Ifri, p. 12. URL : https://www.ifri.org/ fr/publications/etudes-de-lifri/monde-selon-trump-anticiper-nouvelle-politique- etrangere-americaine#sthash.YK2KAL55.dpbs (consulté le 3 décembre 2016). 2. Ibid. 3. Vivien PERTUISOT, 2016, « La relation transatlantique : rien de mieux, rien de vraiment pire », in Thomas GOMART (dir.), le monde selon Trump. Anticiper la nouvelle politique étrangère américaine, op. cit., p. 55. 4. Ibid. 5. Laurence NARDON, 2016, « La politique étrangère de Trump : une démarche jacksonienne », op. cit., p. 12. 6. « Berlin rejette les accusations de Donald Trump sur l’OTAN », RFI, mis en ligne le 19 mars 2017. URL : http://www.rfi.fr/europe/20170319-berlin-rejette-accusations- donald-trump-otan (consulté le 19 mars 2017). 7. Julien LICOURT, 2017, « Les provocations de Donald Trump agacent les Européens », Le Figaro, mis en ligne le 28 janvier 2017. URL : http://www.lefigaro.fr/international/ 2017/01/16/01003-20170116ARTFIG00079-donald-trump-tire-a-boulets-rouges-sur-l- union-europeenne.php (consulté le 28 janvier 2017). 8. Gilles TROUDE, 2016, « Le Kosovo et les couloirs européens », Académie de Géopolitique de Paris, mis en ligne le 29 mars 2016. URL : http:// www.academiedegeopolitiquedeparis.com/le-kosovo-et-les-couloirs-europeens/ (consulté le 29 mars 2016). 9. Valerie HOPKINS, 2017, “Donald Trump’s Big League Balkans Problem”, Foreign Policy, mis en ligne le 31 janvier 2017. URL : http://foreignpolicy.com/2017/01/31/donald- trumps-big-league-balkans-problem-kosovo-serbia/ (consulté le 31 janvier 2017). 10. Ibid. 11. Denis MACSHANE, 2017, “How Donald Trump could end up accidentally reigniting conflict in the Balkans”, Independent, mis en ligne le 23 janvier 2017. URL : http:// www.independent.co.uk/voices/donald-trump-president-balkans-frederica-mogherini- serbia-kosovo-a7541191.html (consulté le 23 janvier 2017).

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12. Stéphan ALTASSERRE, 2017, « Regain de tensions dans les relations serbo-kosovares », Regard sur l’Est, mis en ligne le 18 janvier 2017. URL : http://www.regard-est.com/home/breves.php?idp=1881 (consulté le 18 janvier 2017). 13. Valerie HOPKINS, 2017, “Donald Trump’s Big League Balkans Problem”, op. cit. 14. Ibid. 15. Ibid. 16. John R. SCHINDLER, 2017, “President Trump’s First Foreign Policy Crisis: Balkan War Drums Beat Again”, Observer , mis en ligne le 25 janvier 2017. URL : http:// observer.com/2017/01/nato-deploying-troops-poland-baltics-vladimir-putin/ (consulté le 25 janvier 2017). 17. Ibid. 18. Ibid. 19. Ibid. 20. « Macédoine. La crise politique se prolonge », Courrier international, mis en ligne le 2 mars 2017. URL : http://www.courrierinternational.com/article/macedoine-la-crise- politique-se-prolonge (consulté le 2 mars 2017). 21. Andrés ALLEMAND, 2017, « La Macédoine se déchire sur la langue albanaise », Tribune de Genève, mis en ligne le 1er mars 2017. URL : http://www.tdg.ch/monde/La- Macedoine-se-dechire-sur-la-langue-albanaise/story/27445319 (consulté le 1er mars 2017). 22. Jérémie LAMOTHE, 2017, « Donald Trump est en train de mettre en place une diplomatie de la défiance », entretien avec Marie‑Cécile Naves, Le Monde, mis en ligne le 27 janvier 2017. URL : http://www.lemonde.fr/donald-trump/article/2017/01/27/donald-trump-est- en-train-de-mettre-en-place-une-diplomatie-de-la-defiance_5070388_4853715.html (consulté le 27 janvier 2017). 23. « Donald Trump décrète la construction d’un mur entre les États‑Unis et le Mexique », Radio Canada, mis en ligne le 25 janvier 2017. URL : http://ici.radio- canada.ca/nouvelle/1012862/donald-trump-immigration-construction-mur-refugie (consulté le 25 janvier 2017) . 24. Georges‑Marie CHENU, 2012, « Balkans occidentaux : espace géopolitique convoité », Diploweb, mis en ligne le 9 décembre 2012. URL : https://www.diploweb.com/Balkans-occidentaux-espace.html (consulté le 3 décembre 2016). 25. Matthias BIERI, 2015, « Les Balkans occidentaux entre Europe et Russie », Center for Security Studies, Analyses du CSS, no 170, mis en ligne en mars 2015. URL : http:// www.css.ethz.ch/content/dam/ethz/special-interest/gess/cis/center-for-securities- studies/pdfs/CSSAnalyse170-FR.pdf (consulté le 3 décembre 2016). 26. Georges‑Marie CHENU, 2012, « Balkans occidentaux : espace géopolitique convoité », op. cit. 27. Ibid.

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28. Russia in the Balkans, Conference report, London School of Economics, 13 mars 2015. URL : http://www.lse.ac.uk/europeanInstitute/research/LSEE/Events/2014-2015/ Russia-in-the-Balkans/merged-document.pdf (consulté le 3 décembre 2016). 29. Alexis TROUDE, 2016, « Les ressources énergétiques des Balkans occidentaux : un enjeu eurasiatique », Diploweb, mis en ligne le 9 avril 2016. URL : https:// www.diploweb.com/Les-ressources-energetiques-des.html (consulté le 3 décembre 2016). 30. « Kosovo‑Serbie : un “accord historique” mais contesté », Le Monde, mis en ligne le 19 avril 2013. URL : http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/04/19/kosovo-serbie- un-accord-historique-mais-conteste_3163255_3214.html (consulté le 3 décembre 2016). 31. « Signature de l’accord de stabilisation et d’association (ASA) entre l’Union européenne et le Kosovo », Communiqué de presse, Conseil européen, 27 octobre 2015. URL : http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2015/10/27-kosovo- eu-stabilisation-association-agreement/ (consulté le 3 décembre 2016). 32. « Entrée en vigueur de l’accord de stabilisation et d’association (ASA) entre l’Union européenne et le Kosovo », Communiqué de presse, Commission européenne 1er avril 2016. URL : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-1184_fr.htm (consulté le 3 décembre 2016). 33. Loïc TRÉGOURÈS, 2017, « Pourquoi les Balkans comptent (partie 1) », IRIS, mis en ligne le 23 janvier 2017. URL : http://www.iris-france.org/87736-pourquoi-les-balkans- comptent/ (consulté le 23 janvier 2017). 34. « État des lieux des négociations d’adhésion à l’Union européenne », Toute l’Europe, mis en ligne le 25 juillet 2016. URL : http://www.touteleurope.eu/les-politiques- europeennes/elargissement/synthese/etat-des-lieux-des-negociations-d-adhesion-a-l- union-europeenne.html (consulté le 23 janvier 2017). 35. Ibid. 36. Jean‑Arnault DÉRENS et Laurent GESLIN, 2015, « Les Balkans : nouvelle ligne de front entre la Russie et l’Occident », Le Monde diplomatique, p. 10‑11, mis en ligne en juillet 2015. URL : https://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/DERENS/53190 (consulté le 3 décembre 2016). 37. Ibid. 38. Matthias BIERI, 2015, « Les Balkans occidentaux entre Europe et Russie », op. cit. 39. Ibid. 40. Ibid. 41. Barthélémy COURMONT, 2016, « Quand la Chine marque sa présence en Serbie », IRIS, mis en ligne le 11 janvier 2016. URL : http://www.iris-france.org/69299-quand-la- chine-marque-sa-presence-en-serbie/ (consulté le 3 décembre 2016). 42. Ibid. 43. Georges‑Marie CHENU, 2012, « Balkans occidentaux : espace géopolitique convoité », op. cit. 44. Alexandre LÉVY, 2013, « Les séries télévisées turques déferlent sur les Balkans », Le Figaro, mis en ligne le 4 avril 2013. URL : http://www.lefigaro.fr/international/ 2013/01/04/01003-20130104ARTFIG00529-les-series-televisees-turques-deferlent-sur- les-balkans.php (consulté le 3 décembre 2016).

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45. “The Problems Foreign Powers Find in the Balkans”, Stratfor, mis en ligne le 19 mai 2015. URL : https://worldview.stratfor.com/analysis/problems-foreign-powers- find-balkans (consulté le 3 décembre 2016). 46. Ibid. 47. Clément DANIEZ, 2016, « Donald Trump confie sa diplomatie au pétrolier Rex Tillerson », L’Express, mis en ligne le 16 décembre 2016. URL : http:// www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/donald-trump-confie-sa- diplomatie-au-petrolier-rex-tillerson_1859797.html (consulté le 23 janvier 2017). 48. Frédéric LASSERRE (dir.), 2005, Transferts massifs d’eau : outils de développement ou instruments de pouvoir ?, Québec : Presses de l’Université du Québec, p. 314. 49. Gilles TROUDE, 2016, « Le Kosovo et les couloirs européens », op. cit. 50. Ibid. 51. Ibid. 52. Georges‑Marie CHENU, 2012, « Balkans occidentaux : espace géopolitique convoité », op. cit. 53. Marie‑Claire AOUN et Carole MATHIEU, 2016, « Climato‑scepticisme et défense des énergies fossiles : l’héritage d’Obama en péril ? », in Thomas GOMART (dir.), le monde selon Trump. Anticiper la nouvelle politique étrangère américaine, op. cit., p. 28. 54. « Trump relance les projets d’oléoducs Keystone XL et Dakota Access », Radio Canada, mis en ligne le 25 janvier 2017. URL : http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/ 1012690/trump-decrets-presidentiels-oleoducs-pipeline-keystone-xl-transcanada- dakota-access (consulté le 25 janvier 2017). 55. Ibid. 56. Ibid. 57. Marie‑Claire AOUN et Carole MATHIEU, 2016, « Climato‑scepticisme et défense des énergies fossiles : l’héritage d’Obama en péril ? », in Thomas GOMART (dir.), le monde selon Trump. Anticiper la nouvelle politique étrangère américaine, op. cit., p. 27. 58. Laurent GESLIN, 2015, « La jeunesse des Balkans de plus en plus tentée par le djihad », Le Temps, mis en ligne le 15 mars 2015. URL : https://www.letemps.ch/monde/ 2015/03/15/jeunesse-balkans-plus-plus-tentee-djihad (consulté le 3 décembre 2016). 59. Loïc TRÉGOURÈS, 2016, « Développement de l’Islam radical dans les Balkans : quelle réalité ? », IRIS, mis en ligne le 20 janvier 2016. URL : http://www.iris-france.org/69948- developpement-de-lislam-radical-dans-les-balkans-quelle-realite/ (consulté le 3 décembre 2016). 60. Ibid. 61. Ibid. 62. Ibid. 63. Ibid. 64. “Samiti i Aleancës – Së shpejti në Shqipëri qendra e NATO‑s për studimin e terrorizmit”, Ora News, mis en ligne le 21 juin 2016. URL : http://www.oranews.tv/ vendi/se-shpejti-ne-shqiperi-qendra-e-nato-s-per-studimin-e-terrorizmit/ (consulté le 3 décembre 2016, lien devenu inaccessible aujourd'hui).

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65. Gilles PARIS, 2017, « La justice américaine bloque le décret anti‑immigration de Donald Trump », Le Monde, mis en ligne le 4 février 2017. URL : http://www.lemonde.fr/ ameriques/article/2017/02/04/la-justice-americaine-bloque-le-decret-anti- immigration-de-donald-trump_5074495_3222.html (consulté le 4 février 2017).

RÉSUMÉS

Au début de l’année 2017, Donald Trump est devenu le 45e président des États‑Unis. Durant sa campagne électorale, le républicain a promis de rompre avec la politique étrangère américaine traditionnelle. Il condamne les interventions militaires en Irak et en Libye, et promet une politique étrangère plus réservée et uniquement conditionnée par la primauté absolue des intérêts américains. Il souhaite un rapprochement avec la Russie, critique l’OTAN et l’Union européenne. Les États‑Unis ont été particulièrement présents dans les Balkans occidentaux depuis les interventions militaires de l’OTAN en Bosnie‑Herzégovine et au Kosovo. Nous nous proposons donc ici de déterminer quelle pourrait être la politique étrangère américaine dans cette partie des Balkans sous la présidence de Donald Trump. La région est en réalité au centre d’une lutte de puissance entre la Russie, l’Union européenne mais aussi d’autres États émergents.

Since the beginning of 2017, Donald Trump has become the 45th president of the United States. During his campaign, the Republican has promised to break up with the traditional American foreign policy. He condemns the military interventions in Irak and Libya, and promises a more reserved foreign policy and only conditioned by the absolute primacy of American interests. He wants a rapprochement with Russia, criticises the NATO and the European Union. The United States have been particularly present in the region of Western Balkans since the NATO interventions in Bosnia‑Herzegovina and in Kosovo. Through this article, we propose to determine what could be the American foreign policy in the Western Balkans under the presidency of Donald Trump. Actually, the region is currently caught by a battle of power between Russia, the European Union, but also other states.

Që në fillim të vitit 2017, Donald Trump u zgjodhë presidenti i 45‑të të Shteteve të Bashkuara të Amerikës. Gjatë fushatës së tij, kandidati republikan premtoi se do të ndaheshe nga politika e jashtme tradicionale amerikane. Ai dënon ndërhyrjet ushtarake në Irak dhe në Libi dhe premton një politike e jashtme më të rezervuar, dhe e kushtëzuar mbi të gjitha nga parësia absolute e interesave amerikane. Ai dëshiron një ngrohje të marrëdhënieve me Rusinë, kritikon NATO‑në, si Bashkimin Europian. Shtetet e Bashkuara kanë qën veçanërisht prezent në rajonin e Ballkanit Perëndimor që kur ndërhyi në Bosnje dhe Hercegovinë dhe në Kosovë. Po propozojmë nëpërmjet këtij artikullit, të përcaktojmë cila do të ishte politika e jashtme amerikane në Ballkanin Perëndimor nën mandatit e Donald Trumpit. Rajoni është aktualisht mes një luftë për pushtet midis Rusisë, Bahskimit Europian por edhe shtete të tjerë.

Cahiers balkaniques, 44 | 2016 285

INDEX

Index géographique : Serbie, Kosovo, Monténégro, Bosnie‑Herzégovine motsclesmk Западен Балкан, надворешната политика на САД, меѓународни односи, Геополитика, Дваесет и првиот век, Србија, Црна Гора, Босна и Херцеговина Keywords : Western Balkans, American foreign policy, international relations, Geopolitics, Twenty-first century, Serbia, Montenegro, Bosnia and Herzegovina Mots-clés : Balkans occidentaux, Balkans occidentaux, politique étrangère américaine, politique étrangère américaine, relations internationales, relations internationales motsclestr Batı Balkanlar, ABD dış politikası, меѓународни односи, jeopolitik, Yirmi birinci yüzyıl, Sırbistan, Karadağ, Bosna‑Hersek motsclesel Δυτικά Βαλκάνια, Αμερικάνικη εξωτερική πολιτική, Διεθνείς σχέσεις, γεωπολιτική, Εικοστός Πρώτος αιώνας, Σερβία, Μαυροβούνιο, Βοσνία και Ερζεγοβίνη Thèmes : géopolitique Index chronologique : vingt-et-unième siècle

AUTEUR

JASHA MENZEL Spécialiste des projets de l’Union européenne et des donateurs étrangers au sein du Ministère albanais du Bien‑Être social et de la Jeunesse

Cahiers balkaniques, 44 | 2016