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CONTI l'ennemi de LOUIS XIV DU MÊME AUTEUR

CHEZ PLON Carnet de Route (1916). La Vie et les Opinions d'Anatole France (1925). Ce bon Monsieur Danton (1929).

CHEZ PAYOT Un Homme si riche (1919).

CHEZ BERNARD GRASSET Louvois et son Maître (1933). La Fille du Régent (1935). JACQUES ROUJON

CONTI l'ennemi de LOUIS XIV

PARIS LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18-20, RUE PU SAINT-GOTHARD, 18-20 Il a été tiré de cet ouvrage :

VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, NUMÉROTÉS DE 1 A 25.

Copyright by F. Brouty, J. Fayard et C 1941. Tous droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous pays, y compris la Russie. CONTI, L'ENNEMI DE LOUIS XIV

1 LES ASCENDANTS Le XVII siècle abonde en personnages éton- nants parmi lesquels occupe une place hors ligne François-Louis de Bourbon, prince de La Roche-sur-Yon puis de Conti, né en 1664 et mort en 1709. Il a été comparé à Jules César autant pour ses vices que pour ses dons. C'est plutôt l'Alcibiade du siècle de Louis XIV, avec les grâces, les faiblesses, les outrances qui ont illus- tré le neveu de Périclès. Tout charmait en ce Conti, même l'irrégularité de ses traits, ses maladresses et ses distractions. « Sa figure, écrit Saint-Simon, avait été char- mante. Jusqu'aux défauts de son corps et de son esprit avaient des grâces infinies; des épau- les trop hautes, la tête un peu penchée de côté, un rire qui eût tenu du braire dans un autre, enfin une distraction étrange. Galant avec toutes les femmes, amoureux de plusieurs, bien traité de beaucoup, il était encore coquet avec tous les hommes : il prenait à tâche de plaire au cordon- nier, au laquais, au porteur de chaise comme au ministre d'Etat, au grand , au général d'armée, et si naturellement que le succès était certain. Il fut aussi les constants délices du monde, de la Cour, des armées, la divinité du peuple, l'idole des soldats, le héros des officiers, l'espérance de ce qu'il y avait de plus distingué, l'amour du parlement, l'ami avec discernement des savants, et souvent l'admiration de la Sor- bonne, des jurisconsultes, des astronomes et des mathématiciens les plus profonds. C'était un très bel esprit, lumineux, juste, exact, vaste, étendu, d'une lecture infinie, qui n'oubliait rien, qui pos- sédait les histoires générales et particulières, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, qui savait où il avait appris chaque chose et chaque fait, qui en discernait les sour- ces, et qui retenait et jugeait de même tout ce que la conversation lui avait appris, sans confu- sion, sans mélange, sans méprise, avec une sin- gulière netteté. » Et ces dons rayonnants resteront inemployés parce que ce prince se posera en ennemi de Louis XIV. On verra Conti, vers sa vingtième année, quitter la France avec son frère aîné et, sans l'aveu du roi, courir en Hongrie pour ba- tailler contre les Turcs. A l'apogée de la splen- deur française, quand Louis-le-Grand fait la loi à l' et s'installe à Versailles, ces deux jeunes princes du sang ne songent qu'à fuir les joies de la Cour le plus loin possible. Et quand on intercepte la correspondance qu'ils échan- gent avec leurs amis, on trouve des jugements féroces sur la personne et la politique de Louis XIV. Le roi est piqué au vif, non seulement par les lettres elles-mêmes et les noirceurs qu'elles con- tiennent, mais parce qu'elles émanent de gens « dont les pères étaient comblés de ses grâces et de sa faveur ». Le côté sentimental de l'affaire ne retient pas longtemps Louis XIV, cuirassé contre les désil- lusions et l'ingratitude. Ce qui le frappe, c'est l'état d'esprit que ces lettres révèlent chez des jeunes gens qui n'ont jamais eu qu'à se louer de lui. Il découvre dans son entourage immédiat une cellule révolutionnaire en pleine activité, La Fronde, la Fronde éternelle ! Louis XIV la re- connaît du premier coup d'œil et il frappe les coupables sans sévérité excessive — loin de là — mais avec une précision scientifique. Peu de souverains ont été plus adulés et vé- nérés que Louis XIV; mais peu aussi plus ca- lomniés et incompris. Dans sa Cour, dans sa famille, dans son ménage, se tenaient les propos les plus dénigrants — et les plus injustes — sur ses façons de vivre et de régner. Les hôtes de Versailles, de Marly, de Fontainebleau, invités et spectateurs, critiquaient en Louis XIV à la fois le maître de maison, d'une maison immense, et le grand acteur jouant sur la plus vaste scène de l'univers. A distance, on ne voit autour du Roi-Soleil que des échines souples et des fronts baissés; on n'entend pas les mauvais propos qui n'ont jamais cessé de bruire tout le long du règne, aux heures des victoires et de la prospé- rité comme à celles des revers et des crises, en temps de guerre, en temps de paix. Le délicieux Conti, l'ennemi du roi, tient en virtuose sa partie dans cette opposition perlée. Avant sa vingtième année il est de toutes les intrigues et de toutes les débauches. Dans le courant de sa vie il animera plusieurs complots. La santé de Louis XIV apparaît très chance- lante pendant près de dix ans; on escompte sa mort et l'accession au trône d'un prince malléa- ble. Conti est très avant dans les bonnes grâces du dauphin auprès duquel il a été élevé. Que d'espoirs permis, si Louis XIV meurt ! François-Louis de Bourbon prince de Conti était richement et diversement doué du côté de ses ancêtres : prince du sang de France par son père Armand de Bourbon-Condé et petit neveu de Mazarin par sa mère Anne-Marie Martinozzi.

Voici quelle est, du côté paternel, l'ascendance du prince François-Louis qui héritera, comme il sied, les vices et les vertus de ses aïeux. Les Condé, race féroce et brillante, sont guer- riers dans l'âme et passionnés de lettres, d'arts et de sciences. Leurs appétits, leurs réactions, leurs rugissements ressemblent à ceux des fau- ves : toujours prêts à bondir, à mordre, puis à s'aplatir sous le fouet du dompteur, à se traîner sur le ventre, la tête basse, la langue pendante. Le premier prince de Condé, Louis 1 de Bourbon (1530-1569) cinquième fils de Charles de Bourbon et oncle paternel d'Henri IV, s'était jeté dans le calvinisme et la guerre civile avec passion. Son fils, Henri 1 de Bourbon, prince de Condé (1552-1588) fut le compagnon d'Henri IV et faillit périr à la Saint-Barthélemy. Il prit part aux guerres religieuses et mourut à 36 ans, peut-être empoisonné par sa femme. Henri II de Bourbon, troisième prince de Condé (1588- 1646) naquit posthume. Henri IV, son parrain, l'avait fait élever dans la religion catholique; il lui donna pour épouse à vingt ans l'adorable et à peine éclose Charlotte de Montmorency qui, d'un seul regard, venait de capturer le cœur et d'enflammer les sens du Vert Galant. Celui-ci ne songeait à rien de moins qu'à faire sa maî- tresse de la jeune femme. Ce ne fut pas du goût de Henri de Condé qui s'enfuit avec sa princesse jusqu'à Bruxelles. L'assassinat du roi par Ra- vaillac délivra le prince d'un cruel souci et lui permit de revenir en France. Il s'y comporta tout ilde déclaraitsuite en volontiersgrand féodal qu'il insatiable.ne restait plusDès 1616qu'à ôter le petit Louis XIII du trône et à se mettre à sa place. Il le disait même si haut que Marie de Médicis et le maréchal d'Ancre le firent arrê- ter et enfermer à la Bastille, puis à Vincennes. Il y resta trois ans. Sa ravissante femme, qui ne l'aimait pas et qu'il malmenait, voulut néan- moins s'enfermer avec lui et c'est au château de Vincennes que, le 28 août 1619, elle mit au monde une fille Anne-Geneviève, qui devait être la duchesse de Longueville. M. le Prince (c'est ainsi qu'on appelle le prince de Condé) sortit de prison peu après et reprit à la Cour son rang de premier prince du sang. Il eut encore deux enfants : Louis, né le 2 sep- tembre 1621, qui sera le Grand Condé; et en 1629, Armand, nommé prince de Conti, qui sera le père de François-Louis de Bourbon. L'hôtel de Condé, situé à peu près où se trouve aujourd'hui l'Odéon, est un grand centre mon- dain, artistique, littéraire. Mme la Princesse re- çoit avec une politesse exquise et forme sa fille Mlle de Bourbon et son fils ainé le duc d'Enghien aux belles manières. Le jeune prince et sa sœur, dans la demeure familiale et à l'hôtel de Ram- bouillet grandissent au milieu des personnes les plus distinguées de leur temps : elle, douce, ten- dre et blonde, avec des traits fins et réguliers; lui, le regard brûlant, les dents en avant, le nez en bec d'émouchet, les cheveux mal peignés, un peu effrayant même au repos, bien proportionné, mal tenu, princier toujours, courtois, spirituel. Quand il s'anime, sa gaîté prend des allures un peu libres. Ce cadre d'élégance et de littérature est trop étroit pour lui. Mais il se plaît avec Voi- ture et Corneille. On le marie, presque de force, à Mlle de Brézé, nièce du cardinal de Richelieu. Il tombe malade de chagrin mais quitte son lit pour cou- rir à l'armée de Flandre. En 1642, il suit Riche- lieu au siège de Perpignan et reçoit sa première blessure. En 1643, à vingt-deux ans, il commande l'armée française et bat les Espagnols à Rocroi. Ruisselant de gloire à l'âge des premières amours, toutes les ambitions lui sont permises. Il aura celle d'être roi. Pour se diriger dans les détours de cette na- ture excessive et généreuse que son neveu Fran- çois-Louis prendra pour modèle, il ne faut pas perdre de vue que le Grand Condé a été élevé au milieu des précieuses et des beaux esprits. La mode est d'alambiquer. Voici comment Voi- ture écrit au vainqueur de Rocroi : « Si vous saviez de quelle sorte tout le monde est déchaîné dans Paris à discourir de vous, je suis assuré que vous en auriez honte, et que vous seriez étonné de voir avec combien peu de regret et peu de crainte de vous déplaire, tout le monde s'entre- tient de ce que vous avez fait. » Ce mélange de subtilité et d'ironie est à la mode et plaît au jeune héros. Condé, ce n'est pas seulement le Cid, ou Cinna, ou Pompée, c'est aussi un personnage des pre- mières comédies cornéliennes, La Galerie du Pa- lais et La Place Royale : Dorimant, Lysandre, Alidor, Cléandre, Doraste, martyrs de l'amour, héros de l'amitié, s'enfermant à plaisir dans des dilemmes cruels, toujours à deux doigts du dé- sespoir et du crime et pour finir débordants de santé et de bonne humeur. Chapelain, l'auteur de la Pucelle est un fami- lier de la maison et l'abbé Godeau qui sera évê- que et précepteur des jeunes princes de Conti; et Mme de Sablé, et Mlle de Scudéry l'auteur du Grand Cyrus où les grands sentiments à la mode s'étalent abondamment. Tout ce monde évolue entre l'hôtel Condé, l'hôtel de Rambouillet, la place Royale, le Lou- vre et le Palais Cardinal. L'été, la Cour se trans- porte à Fontainebleau; les Condé ont le domaine de Chantilly qui leur vient des Montmorency par Mme la Princesse. On y danse, on y chante, on y récite des vers, on s'y promène dans le parc, au bord des étangs. Sous les grands arbres, au- tour du château , c'est la vie inimi- table. La piété la plus sincère et la plus exacte joue un grand rôle dans la vie de ces et Mme la Princesse fait avec sa fille de longues retraites chez les Carmélites de la rue Saint-Jacques ; mais le jeune duc d'Enghien, en compagnie de la belle Anne de Gonzague et de l'abbé Bourdelot, essaye de brûler un morceau de la vraie croix ! Il est curieux de sacrilège comme du reste, agissant en héros de roman dans le ton de l'époque, tou- jours prêt à tirer l'épée, à sauter sur un cheval pour franchir ventre à terre les plus longues éta- pes, toujours amoureux aussi et jusqu'à la fré- nésie quand la gloire lui laisse des loisirs. Rien chez lui n'est modéré et il poussera au paroxysme la hauteur, la bassesse, la rebellion et l'obéissance.

Le 2 juin 1642, la belle princesse de Bourbon- Condé, qui a vingt-trois ans, épouse le duc de Longueville qui en a quarante-sept. Il descendait du comte de Dunois, le compagnon de Jeanne d'Arc. Veuf de Louise de Bourbon, fille du comte de Soissons, il avait une fille de dix-sept ans qui sera la duchesse de Nemours et qu'on verra jouer un rôle important dans la suite de cette histoire. Mariage très moderne : le duc de Longueville reste épris de sa maîtresse la belle duchesse de Montbazon; la nouvelle duchesse de Longueville conserve autour d'elle sa cour de jeunes adora- teurs et continue à briller à l'hôtel de Condé et à l'hôtel de Rambouillet. En 1646, le prince Henri de Condé meurt en bon chrétien, laissant un million de revenu, avec la charge de Grand Maître de la Maison du Roi et ses gouvernements. Personne ne l'aimait et il n'était guère aimable, sale et vilain, les yeux rouges, les cheveux gras, la barbe négligée, avare et toujours férocement jaloux de sa toujours belle épouse qui attirait les hommages des plus beaux hommes de son temps comme une héroïne de l'Astrée. C'est alors que Louis II de Bourbon, le vain- queur de Rocroi, abandonne son titre de duc d'Enghien pour devenir prince de Condé et être appelé à son tour M. le Prince en sa qualité de premier prince du sang. Son jeune frère Armand de Bourbon-Condé, prince de Conti, vient de sortir du collège et fait son entrée dans le monde. Beau de visage, un peu bossu, il s'attache passionnément à sa sœur, car Mme de Longueville est revenue de Munster où son mari représentait la France et où elle a brillé d'un éclat incomparable. « M. le Prince de Conti, — conte Daniel de Cosnac, témoin oculaire, — avait pour tout ce que désirait sa sœur une si grande déférence qu'il suivait tous ses sentiments, ne vivait et ne respirait que pour elle. Elle me chargea d'une lettre pour M. le prince de Conti. Je ne sais pas ce qu'elle contenait; mais dès que le prince se vit seul, il me fit des caresses extraordinaires. Jamais faible amant ne fut plus soumis à une impérieuse maîtresse que le fut ce frère à sa sœur. » Armand de Conti se montre fort jaloux de son frère aîné qui lui aussi entoure la duchesse de Longueville de soins trop tendres et empressés pour paraître purement fraternels. C'est alors que la Fronde éclate. A la guerre étrangère s'ajoute la guerre civile. Les plus beaux yeux du monde, ceux de Mme la Princesse, ceux de sa fille, ceux des plus grandes dames de France versent des larmes brûlantes. Les fils, les frères, les amants se battent un peu partout, pour le roi, contre le roi, pour leurs belles, pour rien, pour le plaisir. Le royaume est à feu et à sang et le vent qui, à Chantilly, fait saluer les grands arbres du parc et de la forêt, apporte des odeurs d'émeute, voire de révolution.

Armand de Conti commence par se déclarer serviteur de la reine, « prêt à mourir dans ses intérêts et ceux de M. le Cardinal ». Puis Mme de Longueville fait de son frère cadet, le chef des rebelles. « On peut dire, note Mme de Motteville, qu'il vivait plus par elle que par lui. » Généralissime « de la Fronde », il espère cueil- lir des lauriers qui feront oublier ceux de Rocroi et de Lens, car ses entreprises les plus perverses conservent toujours un caractère enfantin. Quoi qu'il en soit, il manœuvre pour séparer la reine et Gaston d'Orléans à qui il fait en vain offrir la régence. Il va bien plus loin dans la voie de la trahison : c'est lui qui présente au Parlement de Paris un courrier espagnol, envoyé par l'Ar- chiduc pour encourager les Parisiens à continuer la guerre civile. Bientôt l'archiduc lui-même en- tre en France avec une armée. Quand des négo- ciations s'engagent à Saint-Germain entre la reine et les frondeurs, voici à quelles conditions le frère du Grand Condé accepte, en ce qui le concerne, de mettre fin aux dissensions qui dé- chirent le royaume et ébranlent le trône : « M. le Prince de Conti demande pour lui place dans le Conseil d'en-haut, et une place forte dans son gouvernement de . Plus, demande mondit sieur le Prince, pour M. le Prince de Marsillac, que l'on donne le tabou- ret à sa femme; qu'on lui paye tous les appoin- tements du gouvernement de Poitou, qui consis- tent en quatre-cent-mille-cinq cents livres, et qu'on lui conserve l'augmentation de dix-huit- mille livres levées pour les Fuseliers, dont le payement lui sera continué, soit qu'ils subsistent ou non. Plus demande pour M. de Saint-Ibal, qu'on lui paye les arrérages de sa pension de cinq mille livres et qu'à l'avenir elle lui soit assi- gnée sur une abbaye ou sur un fonds assuré... » Le duc d'Elbeuf, M. de Beaufort, le maréchal de Turenne, M. de Bouillon, le maréchal de la Mothe, le duc de Retz, M. de Luynes et tous les autres formulent des exigences du même ordre. Telle est cette Fronde des princes qui parler au nom du bien public et n'a d'autre objectif que le pillage du trésor royal. La belle duchesse de Longueville et son frère Conti mènent la danse sans penser à mal. N'aimant pas les plai- innocents et ne sachant comment bercer leur ennui ils jouent à mettre le feu au royaume. C'est précisément ce que Louis XIV, propriétaire dudit royaume, ne leur pardonnera jamais et il reportera ses préventions sur leurs enfants. Condé, d'abord indigné contre la rébellion des robins, des bourgeois et des manants, avait mis son épée au service de la Cour. Mais il suppor- tait assez impatiemment l'autorité de Mazarin. Son goût du paradoxal et de l'inattendu lui fai- sait accepter en riant la liaison quasi officielle du Cardinal et d'Anne d'Autriche; il se refusait toutefois, à prendre Mazarin au sérieux; lui, pre- mier prince du sang, vainqueur de Rocroi et de Lens, soutien du trône, ne traitera pas d'égal à égal avec ce ruffian, avec ce coucou. Et comme le Cardinal, sous des dehors patelins, fait sentir qu'au bout du compte il est le maître, Condé se fâche, parle au premier ministre comme à un laquais, l'humilie, le raille, le brave tout le long d'un dîner et le quitte sur un « Adieu Mars » assez insolent pour Vénus reine-mère. Et voici M. le Prince rejoignant dans le camp des rebelles son frère Conti et sa sœur de Longueville. Arrêtés en 1650 puis relâchés quelques mois après leur arrestation, Condé et Conti s'engagent encore plus avant dans la guerre civile. Retiré à Bordeaux le prince de Conti ne tarde pas à se brouiller avec Mme de Longueville. « Pour l'aimer trop, explique Mme de Motteville, il la haïssait quelquefois; car voulant qu'elle le pré- férât à tout le monde, il avait de la peine à voir qu'il n'avait pas assez de part dans ses secrets. »

Voyons maintenant l'ascendance maternelle du prince François-Louis qui sera très italien et très souple, et en qui revivront les grâces de sa mère, nièce de Mazarin et sainte janséniste. Mazarin a su tirer parti d'une jalousie à la fois fraternelle, amoureuse et politique, pour ra- mener dans ses intérêts Armand de Conti. Celui- ci va passer au parti du cardinal et de la reine avec autant de fougue qu'il en avait mis à se jeter dans la Fronde. Exilé, privé de ses béné- fices, aigri, malade, il s'estimera heureux de de- venir non seulement l'ami mais le neveu du mi- nistre qu'il avait si bien haï et combattu. Il n'é- prouve aucune gêne à exécuter cette volte-face, tout étant permis aux personnes de son rang. Les mémoires de Daniel de Cosnac font con- naître ce qu'était la petite cour d'Armand de Conti avant son mariage et sa conversion. L'abbé Cosnac, Gascon né vers 1630, entre, en 1651, par l'entremise du duc de Bouillon, au service du prince de Conti qui pense alors à être d'église et cardinal. Le favori de l'heure est Sarazin, in- tendant, poète et bel esprit, un peu voleur. Cos- nac s'introduit adroitement dans la faveur du maître entièrement soumis à Mme de Longue- ville. Victor Cousin, à qui la belle duchesse a tourné la tête deux cents ans après sa mort, veut abso- lument qu'elle ait été un ange. Elle en avait sans doute l'apparence, mais les mémoires de Cosnac éclairent d'une façon inquiétante les rapports de la princesse avec ses frères. Si ces rapports ne sont pas exactement incestueux ils n'ont en tout cas rien d'angélique. La redoutable enchante- resse fascine Condé et Conti, les enchaîne à son char et à celui du prince de Marsillac dont elle est amoureuse. Au milieu de ces terribles intrigues de famille et d'Etat, Cosnac évolue avec souplesse et pru- dence ; il discerne très vite que le dernier mot restera au Cardinal; pendant le siège de Bor- deaux, il donne des conseils de prudence à Ar- mand de Conti, l'empêche notamment de livrer la ville à Cromwell. Bientôt d'ailleurs le prince renonce à ses ambitions ecclésiastiques pour ne rêver que guerre et commandement d'armée. Retiré à La Grange, près de Pézenas, avec sa maîtresse Mme de Calvimont, il pensionne la troupe de Molière rencontrée par hasard. Bien- tôt, il congédie Mme de Calvimont et prend une nouvelle maîtresse à Montpellier. C'est dans cette ville qu'il contracte la fâcheuse maladie qui em- poisonnera le reste de ses jours. « Un jour, écrit Cosnac, après être sorti de table, M. d'Aubijoux, échauffé par les fumées du vin, envoya quérir une de ces femmes dont les caresses sont vénales. C'est là que M. le prince de Conti prit cet horrible mal qui, pour avoir été trop guéri, ne le fut point du tout. De là vient que ne se défiant point d'être malade, il commu- niqua sans le savoir à Mme la princesse de Conti cette même maladie, dont les médecins ignorè- rent si longtemps la nature et le nom, et dont l'un et l'autre ne se retirèrent que par les re- mèdes qu'ils firent à Saint-Maur, en 1661. » Sarazin et Cosnac avaient réussi à convaincre Armand de Conti que rien ne valait mieux au monde que d'avoir pour femme une nièce du Cardinal. Le prince a aussitôt flambé pour cette idée et n'a eu de repos qu'après l'avoir réalisée. La pénitence était douce car Anne-Marie Marti- nozzi était mieux que charmante : spirituelle, raisonnable, pieuse et belle. Sa mère, la com- tesse Martinozzi, née Laure-Marguerite Mazarini, était la sœur ainée du Cardinal; elle avait épou- sé Jérôme, comte de Martinozzi, gentilhomme romain, plus ou moins authentique. Le mariage d'Anne-Marie Martinozzi et d'Ar- mand de Bourbon-Condé, prince de Conti, fut célébré le 22 février 1654. Le prince avait reçu, en récompense de sa soumission, la charge de grand maître de la maison du Roi et le com- mandement de l'armée de Catalogne. Il espérait bien davantage : la connétablie, mais il ne veut pas la payer trop cher, et il s'inquiète des assi- duités de Louis XIV auprès de sa femme. La jeune princesse n'est d'ailleurs pas capa- ble d'oublier ses devoirs. Douce et modeste, elle a parfois des manières rudes qui déconcertaient les gens : ainsi elle accueille avec si peu de poli- tesse les galanteries de Louis XIV que Mazarin s'en offusque et la force à faire des excuses au jeune roi. Un autre jour elle s'est montrée peu polie avec Mme de La Meilleraye, et Mme de Lon- gueville écrit : « Je suis honteuse de ce que vous me mandez de la princesse de Conti vers Mme de La Meilleraye. Elle ne fait pas cela dans le dessein de manquer aux gens, mais il est vrai qu'elle ne sait pas comment il faut procéder avec le monde... » Anne-Marie Martinozzi reste un peu sauvageonne et insuffisamment pliée aux savants détours de la politesse française. Ses deux premières grossesses sont malheureu- ses : elle accouche en 1655 et 1656 d'enfants morts, ce qui n'a rien de surprenant étant donné la maladie que son mari lui a transmise. On s'en inquiète dans la famille royale : « Mme la princesse de Conti, écrit le 29 juillet 1656 Colbert à Mazarin, s'est trouvée beaucoup plus mal avant-hier. Pour sauver cette princesse, il faut que votre Eminence trouve moyen de la séparer de M. le prince (de Conti), autrement il est impossible qu'elle puisse échapper de la maladie dont elle est attaquée. » Et Mazarin de répondre à son intendant : « Il faut faire en sorte que les médecins disent libre- ment à M. le prince de Conti que s'il ne se sépare de sa femme, il la fera absolument mourir. Vous pourrez lui dire de ma part que le plus grand mal que Mme la princesse ait, c'est l'amour que lui a pour elle. » Armand de Conti, comme son frère le héros, était tout en contrastes et en abîmes, n'obéissant qu'à ses caprices, à ses fantaisies, au favori et à la favorite du jour, puis à sa dévotion et à ses confesseurs. Il va passer, presque sans transition, de la débauche la plus appuyée, de tous les dé- bordements de l'ambition, de l'avarice et de l'or- gueil, à la pratique constante des vertus chré- tiennes. On n'est pas pour les demi-mesures dans la famille. Il a rencontré Nicolas Pavillon, évêque d'Alet, en 1655, aux Etats du Languedoc qui se tiennent à Pézenas. Dès la première conversation avec le prélat, il est séduit, promet de réformer ses mœurs, de jeûner, de multiplier les aumônes. Il porte un cilice, se donne la discipline. M. de Ci- ron, chancelier de l'Université de Toulouse, est désigné par l'évêque d'Alet comme directeur spi- rituel du prince de Conti. Ce saint prêtre en rece- vant cette mission se prosterne contre terre et verse une grande abondance de larmes. En 1657, le prince prend le commandement de l'armée d'Italie et passant à Toulouse, va, sur l'ordre de son confesseur, se jeter aux pieds de M. de Calvimont, conseiller au Parlement, dont il a quelques années plus tôt séduit la femme. Si M. de Calvimont ne connaissait pas encore l'étendue de son infortune conjugale, il dut être péniblement surpris. Mais M. de Ciron ne se pla- çait pas sur le plan mondain. Il exigea aussi du prince qu'il renonçât à quarante mille écus de pension sur les biens ecclésiastiques. Mazarin n'aima pas beaucoup chez un de ses neveux un tel détachement des biens de ce monde. Il pensa sérieusement à embastiller le confesseur jansé- niste. La princesse de Conti avait assisté d'abord assez froidement à la conversion de son mari. Sans doute pensait-elle que c'était feu de paille, fantaisie d'un homme sans cesse en quête de sen- sations nouvelles. Elle songea même à se faire « esprit fort ». On a vu que le jeune roi l'avait un instant courtisée. De Vardes, l'homme à la mode, la trouva lui aussi à son goût, ce qui irrita fort le prince de Conti. La Cour était brillante. La jeune femme allait- elle se laisser séduire comme tant d'autres ? Non, car en 1657 — elle a dix-neuf ans — la grâce la touche. « Je crois, dit-elle à son mari, que Dieu m'a changée. Je vous prie de m'envoyer M. l'abbé de Ciron. » Elle aimait le prince de Conti avec ardeur. « Mon cher mari, lui écrit-elle de Metz, le 5 septembre 1657, l'impatience que j'ai de vous voir croît à tout moment; les jours me durent des années en attendant ce bonheur. Je crois que je mourrai de joie quand je reverrai mon cher enfant, mon tout. Nous serons bien aises quand nous serons ensemble. Je ne te veux plus quitter. Je veux toujours être auprès de mon cher mari pour avoir soin de lui, pour le diver- tir. Je suis bien assurée que tant qu'il aura sa chère femme auprès de lui, rien ne le pourra chagriner. Je suis bien en peine de votre santé. Conserve-la, mon cher enfant, pour l'amour de moi... Il ne faut plus songer dès que nous serons ensemble qu'à nous donner bien à Dieu. Priez- le bien pour moi, je vous en supplie. Bonsoir, mon tout ; aimez-moi bien, et soyez assuré que l'amour et la tendresse que j'ai pour vous sur- passent toutes choses. Qu'il me tarde que je ne te voie ! J'en meurs d'envie; je vous embrasse mille fois, mon tout, mon cher mari, tout ce que j'ai de cher au monde. » De Metz encore, la même année : ...« Il ne faut plus nous quitter mon cher; nous ne saurions plus vivre l'un sans l'autre; vous êtes toute ma joie et tout ce que j'aime au monde. Tout le reste n'est rien. Enfin, mon en- fant, après six mois de chagrin et d'une absence insupportable, nous aurons la joie de nous re- voir. Je verserai mon cœur dans le vôtre. Je dirai à mon cher mari, tout ce qu'il m'a fait souffrir; combien il est cruel d'être séparé de ce qu'on aime avec une tendresse aussi grande que celle que j'ai pour lui. Quand je songe que je vous verrai, je suis toute hors de moi de joie. Mon cher, il ne faut plus nous quitter. Quand je vous verrai, je vous dirai mille choses qui me chagrinent et qui me donnent un tel dégoût pour le monde qu'il me devient insupportable. Quand j'aurai mon cher mari pour décharger mon cœur, rien ne me fera plus de peine. Nous nous consolerons aisément de tous les malheurs qui pourront nous arriver. Ce sera assez de nous voir pour dissiper nos plus grands chagrins quand nous en aurons. Il faudra les souffrir pour l'amour de Dieu... Revenez donc bientôt, mon cher amour et je veux mourir de joie entre vos bras. Adieu mon tout, aimez bien votre chère enfant qui meurt d'amour pour son cher mari. » L'envers de cette jeune sainte est tissé de tendresse humaine. Anne-Marie Martinozzi aime très naturellement, de tout son cœur et de toute choisi.sa chair, l'époux que son oncle et Dieu lui ont

Cependant, en 1660, la paix est signée avec l'Espagne. Louis XIV épouse Marie-Thérèse, et le prince de Condé, grand rebelle pardonné, revient J à la Cour. Il a failli détrôner le roi et livrer la France aux envahisseurs. Il n'a pas plus de remords ou de pudeur que ne pourrait en avoir un tigre ou un lion. Il agit par brusques détentes plus musculaires qu'intellectuelles, ne voyant que la proie immédiate, puis changeant de piste ou fuyant droit devant lui. Les contrastes, les ruptures d'équilibre, les hauts et les bas de sa destinée prodigieuse le distraient de ses mélancolies olympiennes. Il ne croit à rien, parce qu'il s'empare des idées, les tourne, les vide de leur substance, comme à la guerre il occupe une position, brûle un village, bouscule une troupe. La monarchie, la patrie, l'honneur, autant de contingences devant son orgueil. Anne d'Autriche, Mazarin, Louis XIV, vagues humanités dont il s'amuse et se sert, dont les faiblesses matérielles et morales le délectent. A quarante ans, vaincu par ceux qu'il a mécon- nus, il renonce à ses rêves d'usurpateur, à ses fureurs de rebelle, retourne sa veste, fait peau neuve, s'aplatit devant le cardinal, la reine-mère, le jeune roi. Sujet respectueux, courtisan exact, il sert Louis XIV avec autant de naturel qu'il l'a trahi. Il ne fera plus la guerre qu'aux ennemis de la France, macérera dans la gloire et la richesse, courtois, ironique malpropre, fastueux, plus étonnant que jamais, effrayant par son calme comme il l'avait été par ses outrances. Le rayonnement d'un pareil homme est incal- culable. Il a insufflé beaucoup de son redoutable génie aux deux personnages qu'il paraît avoir préférés, en qui il se sentait revivre : son cousin et complice, François de Montmorency-Boute- ville, qu'on verra bientôt maréchal de Luxem- bourg, et François-Louis de Conti, son neveu pré- féré.

Les premières années de mariage d'Armand de Conti et d'Anne-Marie Martinozzi, avaient été, comme on l'a vu, empoisonnées par le triste état de santé du prince. Les deux époux, après avoir physiquement et moralement beaucoup souffert, « se mettent dans les remèdes > et guérissent tant bien que mal, plutôt mal que bien. Le 4 avril 1661, quelques semaines après la mort de son oncle, le cardinal de Mazarin, la princesse de Conti donne le jour à un premier fils, Louis-Armand. Le prince et la princesse de Conti consacrent les dernières années de leur courte vie à la plus stricte piété et aux bonnes œuvres. Le prince songe même à abandonner ses biens et ses char- ges, et à vivre comme un particulier avec dix mille livres de rentes. Mais le saint évêque d'Alet, Nicolas Pavillon, tempère ce zèle excessif, ordonne seulement « la restitution des dommages causés dans les guerres civiles aux pauvres du Berry et de quelques autres provinces », fait réparer des églises, établir des écoles et des confréries de charité. Ensuite, Armand de Conti veut faire avec sa femme, vœu de continence parfaite. Il est repris par ses idées de retraite et de pénitence. Nicolas Pavillon l'en détourne : « Un prince n'est pas à lui-même ; il est redevable au public de son cré- dit, de son temps, de ses occupations... Il doit aimer, il est vrai, la prière et la retraite ; mais il doit en sortir dès que le bien public demande sa vigilance et son effort. » L'évêque tiendra ce même langage au prince, jusqu'à la mort de celui-ci : « Vous devez être le père des peuples que vous gouvernez, lui écrit- il en 1665, et vous exposer aux événements les plus fâcheux pour les défendre de l'oppression injuste dont ils sont menacés... » L'austère janséniste Pavillon est et restera toute sa vie un opposant. Sans le vouloir absolu- ment, il entretient chez le prince de Conti l'es- prit de fronde en même temps que les plus belles vertus chrétiennes. En 1662, la princesse de Conti envoie d'Alet à Paris ses pierreries pour les vendre et distribuer aux pauvres les soixante mille écus qu'elles pro- duiront. Parmi ces joyaux, figure un collier de perles célèbre à la Cour, et dont la princesse ne se défait qu'en soupirant. Le sacrifice n'en est que plus beau. Elle ne se détache pas sans effort des biens de ce monde. Son mari, d'autre part, conserve dans l'exercice de la dévotion la férocité naturelle des Condé. Racine, qui avait vingt-trois ans alors, apporte à ce sujet un vivant témoignage : « M. le prince de Conti, écrit-il d'Uzès, est à trois lieues de cette ville, et se fait furieusement craindre dans la province. Il fait rechercher les vieux crimes qui sont en fort grand nombre. Il a fait emprisonner bon nombre de gentilhommes, et en a écarté beaucoup d'autres. Une troupe de comédiens s'étaient venus établir dans une petite ville pro- che d'ici ; il les a chassés, et ils ont passé le Rhône pour se retirer en . On dit qu'il n'y a que des missionnaires et des archers à sa queue. Les gens de Languedoc ne sont pas accou- tumés à telle réforme, mais il faut pourtant plier. » Le prince de Conti est animé contre les comé- diens, qu'il a tant aimés, d'une sainte fureur. Jadis, il protégeait Molière, son ancien condisci- ple du collège de Clermont. Aujourd'hui, il ful- mine contre la comédie, dans un écrit bourré de citations des pères de l'Eglise. Il incarne les uns après les autres tous les héros de Corneille : n'ayant pu être le Cid, il a joué les Cinna ; le voici Polyeucte, brûlant de l'ardeur des néophytes et pressé de renverser les idoles. Ses directeurs s'emploient sans cesse à le retenir, à lui rappeler qu'il est prince du sang, qu'il a des devoirs politiques, des charges de famille, et que la charité n'est pas un carnage. Tandis qu'il se ruine en aumônes, son frère enrichit sa famille : le 11 décembre 1663, le grand Condé marie son fils, M. le Duc, à Anne, fille d'Edouard de Bavière, comte palatin du Rhin, et d'Anne de Gonzague de Clèves, prin- cesse palatine et illustre frondeuse. Anne de Bavière était une des plus riches héritières de l'Europe, laide, vertueuse, sotte, un peu bossue. Elle sera réduite, par son mari, dans le plus étroit esclavage. « Sa douceur, sa soumission, affirme Saint-Simon, ne la purent garantir ni des injures fréquentes, ni des coups de pied et de poing, qui n'étaient pas rares. » On la verra souffrir tout le long de sa vie, animal domestique au milieu des fauves. Les femmes, pour être heureuses, chez les Condé, devaient avoir bec et ongles.

La santé d'Armand de Conti devient de plus en plus mauvaise. Né malingre, à moitié bossu, sa nervosité maladive augmentait avec les années. Il souffrait le martyre de ses ulcères. Les méde- cins le soignaient comme s'il avait eu la pierre. « Il se fit sonder, écrit Nicolas Pavillon. La sonde avait fait des excoriations pour donner passage à la matière de pus de plusieurs ulcères qui s'étaient formés en dedans. » C'est à cette époque, le 30 avril 1664, que naît son second fils François-Louis, dont ce livre va conter l'histoire, qui est appelé prince de la Roche-sur-Yon, titre qu'il conservera jusqu'à la mort de son frère aîné, en 1685, pour devenir à son tour prince de Conti. Armand de Conti, tout détaché qu'il se croit des biens de ce monde, se désespère de n'avoir pas brillé à la tête des armées, et aspire conti- nuellement à la gloire qui le fuit. Il oscille entre la révolte et l'obéissance. Sa femme, de son côté, est pleine de contradictions : elle aurait eu quel- ques tendances à l'avarice, en quoi elle se mon- trait bien la nièce de son oncle ; mais elle se dépouille véritablement pour les pauvres. Le 9 janvier 1665, elle mande à son directeur, l'abbé de la Vergne : « Je ne vous ai pas écrit jusqu'à présent le détail des aumônes que j'ai faites parce que je ne croyais pas que vous le souhai- tiez. J'ai tâché seulement d'en faire selon vos vues... J'ai donné presque tout le revenu de cette année ; il reste peu de choses, c'est-à-dire environ dix mille livres, et je crois en avoir donné six cent mille... » Et en décembre de la même année : « Nous avons appris qu'il y a dix-sept mille pauvres en Berry qui meurent de faim et on a trouvé trente morts, et l'on croit, par ce que l'on a appris, qu'ils sont morts de faim. Il faut, pour les empê- cher de mourir, à ne leur donner que deux liards par jour, près de quatre mille livres toutes les semaines. On n'a nul fond, il faut donc trouver des moyens pour les secourir. Pour cela, il faut voir du monde, il faut trouver des expédients ; ceux que j'ai trouvés jusqu'ici ont réussi fort bien ; je m'occupe donc de cela. Mais au lieu de ne le faire qu'en vue de Dieu, j'en parle, je suis bien aise d'en être estimée, je me dissipe ; enfin, je ne fais rien qui vaille... Il faut que je sois souvent au Louvre, et je crains que ce com- merce avec le monde, quoi qu'avec de bonnes intentions, me fasse perdre cette précieuse fami- liarité que notre Seigneur m'a donnée avec lui... Mme de Longueville est allée passer l'hiver à Méru. Nous sommes fort bien ensemble et bien mieux que vous ne nous avez vues. » Les deux belles-sœurs s'étaient un peu heur- tées d'abord, à cause de leurs natures et de leurs origines si différentes, mais la piété les avait rap- prochées. Ce sont deux saintes femmes à présent et Mme de Sévigné les appelle « les mères de l'Eglise ». Armand de Conti termine ses jours, la plume à la main, en rédigeant de pieux écrits. Dans son traité des Devoirs des Grands, publié un an après sa mort, on lit notamment : « La gran- deur n'est point donnée pour la personne qui en est revêtue, mais elle est toute pour les autres ; ce n'est qu'un moyen dont Dieu se sert pour attirer les peuples dans le respect néces- saire, afin que les grands exécutent avec plus de facilité et d'autorité les fonctions de leur ministère qui est de gouverner ceux qui leur sont soumis avec piété et justice ; et Dieu leur demandera un compte sévère de l'usage qu'ils en auront fait... Si la grandeur n'était pas toute pour le prochain, et que celui qui la possède pût la garder comme une chose qui lui appartient, elle serait le plus grand de tous les maux puisqu'elle n'aurait plus d'autre usage ou d'autre emploi que d'être la pâture de l'orgueil et de l'amour- propre. » Usé par la souffrance, Armand de Conti meurt à Pézenas le 21 février 1666. Condé, qui ne voyait plus son frère que de loin en loin et sans cordia- lité, est néanmoins très affligé par sa mort. « Mon frère avait de l'esprit et du cœur, écrit-il à la reine de Pologne ; sa mort m'est un coup très sensible. Il avait un des plus beaux gouverne- ments de France (le Languedoc) ; je l'ai demandé au roi pour son fils, mais Monsieur l'avait demandé pour lui-même. » Monsieur, frère de Louis XIV, ne l'eut pas non plus et les fils d'Ar- mand de Conti durent se contenter d'une pension de soixante mille livres. Louis XIV n'avait jamais pardonné à son cou- sin Conti d'avoir été généralissime de la Fronde ; il reporte instinctivement un peu de sa méfiance sur les deux enfants dont l'aîné a cinq ans et le cadet deux à peine. D'autre part, sans éprouver d'antipathie à l'égard de la princesse de Conti, le roi se sent éloigné d'elle par tant de jansé- nisme en action. Louis XIV a vingt-huit ans alors ; il adore Mlle de La Vallière, vit dans l'enivrement des fêtes et la préparation de glo- rieux desseins. L'austérité, le détachement des biens de ce monde l'ennuient et l'inquiètent, sur- tout chez des personnes de sa famille. Il n'a pas oublié non plus les méchants tours que lui a joués sa cousine, Mme de Longueville, dont la conver- sion ne le rassure qu'à demi. Encore une jansé- niste, celle-là, et de taille. Le prince de Conti, en mourant, avait recom- mandé à sa femme de « restituer » ses biens aux pauvres. On faisait remarquer à la veuve que les fameuses restitutions recommandées par son mari ruineraient ses enfants. On l'engageait à limiter le sacrifice à sept cent mille livres. Elle tint bon, sur les conseils de l'évêque d'Alet, « restitua » en aumônes les douze cent mille francs que son mari et elle avaient reçues par testament de Mazarin. Ses fils, et surtout Fran- çois-Louis, souffriront toute leur vie de l'espèce de Ellepauvreté vit maintenant à laquelle commeelle les une a réduits.chrétienne des premiers âges et dans sa correspondance avec M. de Ciron, son directeur, prend le nom de Fabiola, en souvenir d'une veuve romaine d'illus- tre naissance, pénitente de saint Jérôme. Elle ne songe plus qu'à avancer dans la voie des austé- rités et des mortifications . « Fabiola, écrit- elle à M. de Ciron, se porte présentement tout à fait bien. Elle vous prie de lui permettre de se servir de la ceinture (le cilice) que vous avez donnée à Paulin (c'est son mari) comme aussi de ce remède si utile contre le chagrin (la disci- pline). » Elle aspire, comme sainte Thaïs, à se confiner dans un trou pour le reste de ses jours et Guy Patin la compare à sainte Catherine de Sienne. Elle vit le plus qu'elle peut dans sa terre du Bouchet, près de Corbeil, fort attentive à l'édu- cation de ses deux fils. Lancelot est leur précep- teur et M. de la Péjan leur gouverneur. Claude Lancelot, né à Paris entre 1612 et 1615, avait été élevé au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet, où il fut tonsuré. Il avait pensé d'abord entrer chez les jésuites ; mais ayant connu M. de Saint-Cyran, il devint l'hôte de Port- Royal en 1638, à côté de MM. Singlin, Le Maître et Séricourt, les premiers solitaires. M. de Saint-Cyran chargea bientôt Lancelot d'enseigner le grec et les mathématiques aux enfants des Petites Ecoles de Port-Royal, établies à partir de 1646, dans le cul-de-sac de la rue Saint-Dominiqre-d'Enfer, puis aux Granges, où il eut, en 1655, Racine pour élève. Cela dura qua- torze ans jusqu'à la dispersion de ces écoles en 1661. Lancelot fut alors chargé de l'éducation du duc de Chevreuse puis, de 1669 à 1672, de celle des princes de Conti. Ce saint humaniste, auteur des racines grec- ques et d'une grammaire générale, avait une déli- cieuse fraîcheur d'âme ; s'il ne la communiqua pas aux deux Conti, au moins leur donna-t-il toutes les grâces de sa science et les finesses de son esprit.

Le 3 février 1672, Mme la princesse de Conti tombe en apoplexie. Elle mourut le 4 dans la nuit, à trente-cinq ans et fut inhumée à Saint-André- des-Arcs. Le roi s'écria qu'elle était plus considé- rable par sa vertu que par la grandeur de sa for- tune. Elle laissait par testament l'éducation de ses fils à sa belle-sœur. Mme de Longueville s'était inquiétée, dès 1669, de ce que deviendraient ses deux neveux à la mort de leur mère. Elle les voyait avec épou- vante mis entre les mains des jésuites. Le roi, en effet, ne voulut pas qu'une princesse en odeur de jansénisme (et surtout de Fronde) eût la tutelle des deux jeunes princes du sang. Il invita donc le grand Condé à s'en charger, ce que fit celui-ci sans hésiter, non seulement par déférence à l'égard de Sa Majesté, mais par affection pour ses deux neveux dont le second surtout charmait déjà son esprit et son cœur. M. le Prince donna à Louis-Armand et à Fran- çois-Louis, pour gouverneur, un parent des Cha- bot et des Condé, Alexandre de Piedefer, marquis de Saint-Marc. Les jésuites du Cerceau et de la Tour furent chargés de l'instruction religieuse. Ainsi, les jeunes princes furent soustraits au jansénisme, mais ils en avaient reçu l'empreinte et la conserveront toute leur vie.

Lancelot, qui refusait avec horreur de mener ses élèves à la comédie, fut remplacé, l'année même de la mort de la princesse, par l'abbé Claude Fleury, alors âgé de trente ans, le modèle des précepteurs officiels, élève des jésuites et ancien avocat. Il aura aussi pour disciple le comte de Vermandois, fils du roi et de Mme de La Vallière ; plus tard, il deviendra sous-gouver- neur du duc de Bourgogne et de son frère le futur roi d'Espagne ; il sera membre de l'Acadé- mie française en 1706 et confesseur du petit roi Louis XV, de 1716 à 1722. L'abbé Fleury a écrit sur le prince François-Louis une notice pleine de détails précieux. Pendant huit ans, cet excellent précepteur a les deux frères sous sa coupe, le cadet surtout donnant les signes de la plus vive intelligence. A douze ans, François-Louis écrit de bons thè- mes, lit Horace et Cicéron, les Pères de l'Eglise et Froissart, parle l'italien couramment, com- prend l'allemand et l'espagnol. « Messeigneurs les princes de Conti, âgés de dix à douze ans, lit-on dans un récit du temps, vinrent à l'étude de (le dauphin), qui expliqua en et en français la chute de David avec Betsabée, la mort d'Uri, comme Absa- lon tua son frère et la raison du viol de sa sœur Thamar, la révolte d'Absalon, sa mort... L'étude finie, ils entendirent la messe et dînèrent avec Monseigneur. L'après-dîner, ils furent longtemps sur la terrasse. » Le fils de Louis XIV et les Conti sont élevés LIBRAIRIE ARTHÈME FAYARD 18-20, Rue du Saint-Gothard, PARIS (XIV

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