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UNIVERSITÉ DE LYON

Institut d'Etudes Politiques de Lyon

LA MOBILISATION D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE POPULAIRE COMME VECTEUR D’ENGAGEMENT POLITIQUE ET SOCIAL : LE RAP FRANÇAIS « TRIBUNICIEN » CONTEMPORAIN

MESTRE Antonin

Affaires Publiques – Enjeux de la globalisation

Cultures populaires, éthique et politique

2016 – 2017

Sous la direction de Philippe Corcuff

Composition du jury Philippe Corcuff, Maître de conférences - IEP de Lyon Thibault Jeandemange, Doctorant - Université Lumière Lyon 2

(1er septembre 2017)

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Déclaration anti-plagiat

1. Je déclare que ce travail ne peut être suspecté de plagiat. Il constitue l’aboutissement d’un travail personnel.

2. A ce titre, les citations sont identifiables (utilisation des guillemets lorsque la pensée d’un auteur autre que moi est reprise de manière littérale).

3. L’ensemble des sources (écrits, images) qui ont alimenté ma réflexion sont clairement référencées selon les règles bibliographiques préconisées.

NOM : Mestre PRENOM : Antonin

DATE : 24/08/2017

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LA MOBILISATION D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE POPULAIRE COMME VECTEUR D’ENGAGEMENT POLITIQUE ET SOCIAL : LE RAP FRANÇAIS « TRIBUNICIEN » CONTEMPORAIN

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Introduction

Dis-leur que c'est l'heure dis-leur que l'missile rentre dans la machine Ma rage sa maison mère dis-leur qu'ils ne pourront pas fliquer mon anarchie Dis-leur que j'suis trop à cran pour me formater tu captes Que j'suis pas une rappeuse mais une contestataire qui fait du rap

Keny Arkana, « Le missile suit sa lancée », Entre ciment et belle étoile, Because music, 2006

A travers son deuxième album Entre ciment et belle étoile, la rappeuse marseillaise Keny Arkana semble assumer et revendiquer un positionnement extrêmement engagé à travers la conception qu’elle a de sa propre pratique du rap. La phrase, le vers, ou plutôt la « phase » pour reprendre le terme d’Anthony Pecqueux, qui sert d’intitulé à cette introduction justifie idéalement la démarche entreprise dans ce mémoire. La rappeuse choisit explicitement de privilégier, non pas son statut d'artiste, mais bien son positionnement politique contestataire vis-à-vis de l'organisation établie de la société. Il est donc question ici d’affirmer clairement la mobilisation d'une pratique artistique afin de la constituer en tribune d'un engagement politique. Cette réflexion est par ailleurs largement représentative de l’ensemble de l’œuvre de Keny Arkana et laisse par ailleurs poindre un autre enjeu de ce mémoire : parvenir à illustrer que cet engagement par l’art passe par la mobilisation des procédés stylistiques communs au genre rap, procédés dont beaucoup d’études sociologiques et d’essais tentent de dresser les contours. En effet, l’interpellation « Dis- leur… » est caractéristique d’un aspect emblématique de la pratique du rap, aspect qu’Anthony Pecqueux conceptualise dans ses travaux comme éléments d’une « institution phatique ». Ainsi l’interpellation des auditeurs de rap par l’artiste et la distinction entre le Nous (ici représenté par l’injonction du rappeur à ces auditeurs « Dis ») et le Eux (« leur ») participent-elles des « jeux de langages » du rap selon la dialectique de Ludwig Wittgenstein, sur laquelle nous allons être amenés à revenir. Il s’agit donc d’expliciter la manière dont certains rappeurs engagés mettent en scène des jeux de langage spécifiques afin de les inclure dans leur démarche « d’art pour l’engagement », par opposition à l’idéal-type de « l’art pour l’art ». Ce mémoire n’a donc pas prétention à définir le genre rap dans sa globalité. Il ne s’agit pas d’extraire ce qui serait « l’essence » du genre rap, ou de couronner un rap fidèle à l’esprit originel. Il ne s’agit pas non plus de considérer que tout texte rappé est porteur d’un engagement, d’un message ou d’une teneur politique. Dès les années 1940, le mot « rap » est employé pour qualifier une « pratique d’interprétation ni parlée, ni chantée, mais proférée en harmonie avec une rythmique » (Hammou, 2014, p.9). Si elle ne constitue pas alors une pratique artistique structurée, la définition qu’elle fait émerger du « rap » est très proche de son sens contemporain. D’un point de vue strictement étymologique, le terme « rap » aurait des origines plurielles. Il viendrait de l’anglais « to rap » signifiant à la fois l’action de frapper, en référence à la manière rythmée et saccadée par laquelle les rappeurs déclament leurs textes, mais aussi bavarder ou « jacter ». D’autres analyses, moins sollicitées, préfèrent y voir la contraction de rapide ou de repartee, ou encore l’initial de rhythm and poetry ou de rhythm and protest. Ce qui deviendra un genre musical à part entière est d’abord un mode technique d’expression artistique qui s’inclue dans le mouvement plus large de la culture 4 hip-hop. Il se développe particulièrement dans les années 1970 à New-York. Depuis ses débuts, le rap est pratiqué par les Masters of Ceremony, ou MCs, afin d’animer les soirées et concerts organisés par les Disc Jockeys1, ou DJs, férus de sound systems jamaïcains2 et de musique Funk. Ces représentations sauvages du couple artistique MC-DJ, d’abord organisées dans les rues du Bronx New-Yorkais, portent la dénomination de Blocks parties. Le rap est également influencé par l’ensemble de la « musique noire américaine » la Soul, le Reggae ou encore le Jazz (Lapassade, Rousselot, 1998). Ce phénomène est donc, dans un premier temps, éminemment musical et relève d’une démarche divertissante, ou dite d’entertainement, à l’image de groupes comme Fatback Band, Joe Bataan et The Sugarhill Gang. A cette démarche s’ajoute bien vite une pratique bien plus politisée et bien souvent polémique comme l’ont illustré les groupes Public Enemy ou Grandmaster Flash. Cette pratique plus politique et sociale n’est d’ailleurs pas une exception du genre, puisque le groupe Last Poets avait déjà abordé ces questions dans les années 1960. Leur approche s’inclue plus globalement dans le vaste mouvement du Protest song3, courant chansonnier transversal à de nombreuses pratiques artistiques. Le rap ne saurait donc être résumé à une essence politique, c’est avant tout une pratique sociale, artistique et culturelle. Si les DJs représentaient à l’origine les artistes légitimes et dominants par rapport aux MCs, ces derniers s’imposent progressivement en tant qu’auteur-interprètes et finissent par devenir l’élément artistique prédominant du genre rap. Ce n’est pas pour autant que la pratique du Deejaying se retrouve au second plan de la culture hip-hop, puisque se structure parallèlement le champ de la musique électronique dont les DJs sont les acteurs principaux. Karim Hammou, sociologue chargé de recherche au CNRS et chercheur associé au Centre Norbert Élias, a beaucoup écrit sur la constitution du rap en genre musical légitime. Il décrit précisément l’arrivée du genre rap en , son évolution irrégulière et incertaine, sa reconnaissance progressive et différenciée en tant que genre artistique à part entière, puis sa pérennisation. Il montre qu'il est d'abord perçu en tant qu'innovation artistique et stylistique pratiquée par des chanteurs de variété cherchant à faire évoluer leur répertoire, notamment sous l’impulsion des maisons de disque dont l’objectif est de profiter de la vague Funk / hip-hop de la fin des années 1970. En effet la « culture hip-hop » germe d'abord dans les ghettos noirs américains des années 1970, le Bronx en tête. Elle se caractérise alors par quatre pratiques majeures que sont l'emceeing, autrement dit le rap, le deejaying, le breaking, ou dance hip hop, et le graf. D’autres disciplines existent également, tel que le human beatboxing. Ainsi, dans les années 1980, le rap n'est considéré que comme une composante parmi d'autres de la « culture hip-hop » et non comme un genre à part entière. Les artistes de variété, comme Annie Cordy dans son morceau « Et je smurf »4, reprennent simplement certaines innovation stylistiques, principalement en ce qui concerne le phrasé saccadé, plus proféré que chanté. Les boites de nuit et les radios indépendantes permettent toutefois la maturation autonome du genre rap, processus au cours duquel les amateurs jouent un grand rôle et dont certains acteurs émergent alors aux yeux des médias. Karim Hammou donne l’exemple de Daniel Bigeault, un français passionné de musique hip-hop qui, à la fin des années 1970, se rend tous les six mois à Boston uniquement dans le but d’acheter les derniers disques. En 1984, celui qui se fait désormais appeler Dee Nasty sort Paname City Rappin’,

1 Littéralement des « passeurs de disques », les DJs sont devenus des créateurs à part entière recourant à des manipulations de disques vinyles 2 Les sound systems jamaïcains désignent littéralement les discomobiles qui véhiculaient la musique à travers l’île au moyen d’un énorme appareillage sonore. Le terme désigne par extension les fêtes musicales qu’ils généraient. 3 Type de chansons dont la caractéristique principale est de porter une critique politique claire et directe, le protest song ne se cantonne pas à un genre musicale spécifique. 4 Annie Cordy, « Et je smurf », face B du 45-tours Choubidou, CBS Records, 1984 5 le premier disque de hip-hop réalisé en France. Il est considéré comme le pionnier du mouvement hip-hop en France. Anthony Pecqueux donne quant à lui une piste de perspective historique plus stato- centrée permettant de penser le développement du rap français dans la continuité de certaines pratiques chansonnières française. Ainsi la forme des « lettres au président », initiée par Boris Vian et poursuivie par les générations suivantes de la chanson française, est largement utilisée par des auteurs de rap français. Pareillement, une certaine esthétique du rap, basée sur le recours aux « ellipses syllabiques », s’inscrirait inconsciemment dans la droite tradition des « musiques populaires », dites « musiques réalistes », de l’entre-deux siècle. Ces dernières se caractérisent par une mobilisation du « mode articulatoire commun », que certains auteurs de variété française reprennent ensuite à leur tour, à l’image de Renaud. Enfin, les références des rappeurs au champ de la chanson française sont multiples et confirment l’importance que la variété française a eu dans le développement du genre rap en France. On ne saurait donc limiter son inspiration au seul rap américain. Ce genre rap peut finalement se définir objectivement et a minima par « des paroles harmonieuses sur un rythme associé à un lien intentionnel – si ténue et indirect soit-il – aux formes musicales popularisées à partir du début des années 1980 par les industries musicales américaines sous le nom de Rap. » (Hammou, 2014, p.10). La manière dont un rappeur pose sa voix sur l’accompagnement musical est appelée flow, cette notion ne se résume pas au seul débit auquel l’interprète déclame ses paroles, elle englobe également la tonalité de la voix, la maîtrise de son souffle et constitue plus généralement la signature stylistique orale du rappeur. L’instrumentation se caractérise quant-à-elle par un beat, c’est-à-dire la répétition d’un son frappé, et des samples c’est-à-dire des échantillons sonores et musicaux extraits d’enregistrement que les DJs modifient et réorganisent afin de produire une nouvelle composition.

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De la nécessité d’introduire de la nuance et de la distinction dans les différentes pratiques du rap

Numéro 3, y'a pas qu'la lutte sociale dans l’Rap Même Renaud embrasse les flics quand le peuple embrasse leurs matraques

Médine, « Global », Prose Elite, Din Records, 2017

Si le séminaire « Cultures populaires, éthique et politique » a immédiatement retenue mon attention, c’était avec l’idée précise de travailler sur le genre du rap, plus particulièrement sur sa dimension politique. Je me suis depuis un certain temps ouvert culturellement au rap, principalement aux textes engagés, porteurs d’un message et dans une démarche éminemment politique. Certains auteurs m’ont profondément marqué et ont participé de manière considérable à la maturation de ma réflexion politique. Aussi m’a-t-il semblé intéressant d’interroger de manière académique la dimension politique d’un certain courant du rap français. J’ai conscience que mon attirance pour ce sujet d’étude peut paraitre de prime abord en contradiction avec la posture du chercheur en sciences sociales, relatif au principe de « neutralité axiologique »5. Cependant, l’intérêt de longue date que je porte à cet objet d’étude peut être perçu comme un atout puisque cela suppose une connaissance antérieure et ainsi approfondie des artistes et de leurs œuvres. De plus, en travaillant sur un panel réduit et homogêne d’artistes et d’œuvres, il est logiquement plus aisé de saisir les nuances et les caractéristiques communes afin de faire émerger une définition cohérente d’une pratique particulière au sein du genre rap. Cet aspect ne constituera un avantage que dans la mesure où l’étude résiste à la « tentation populiste » que décrit Anthony Pecqueux, tentation qui mêle analyse savante et apologie passionnée. D’autre part, cette étude tente d’instaurer une distance critique avec son sujet de recherche, de systématiquement justifier ses raisonnements et, surtout, de ne pas émettre de jugement de valeur sur les différentes pratiques du rap. Si ce sujet se focalise sur un courant très particulier qu’il cherche à définir de manière cohérente, il n’est pas pour autant question de considérer qu’il représente le rap français dans sa quintessence. A titre strictement personnel, la posture du chercheur en sciences sociales définie par Max Weber m’a même poussé à réviser mes certitudes et mes goûts d’amateur, m’ouvrant plus largement et différemment à des pratiques moins politisées du genre rap. Ce que nous allons définir comme le courant du « rap tribunicien » ne constitue qu’une des pratiques du rap français, pratiques qu’il s’agit de définir dans le cadre des sciences sociales afin de rendre possible des études plus précises et spécifiques sur des franges d’un genre de plus en plus diversifié. Comme le souligne Médine dans la phase qui introduit ce paragraphe, le rap n’est pas nécessairement cantonné aux problématiques sociales et politiques, même si ces deux questions sont récurrentes. A cet effet, une différenciation des différents courants du rap français pourrait être envisageable selon une considération rigoureuse à la fois de la démarche des auteurs, mais aussi de sa concrétisation dans l’œuvre. La grande majorité des études portant sur le rap français considère en effet ce dernier comme un objet social global, dont il serait pertinent de tirer des analyses d’ordre

5 Weber, Max. Le savant et le politique. Presses Électroniques de France, 2013. 7 général. Certaines de ces études le font d’ailleurs avec énormément de pertinence, études sur lesquelles nous ne manquerons pas de nous appuyer afin de décrire « les jeux de langages » transcendantaux des courants du rap français. D’autres en revanche tendent à essentialiser le genre rap à une dimension politique et/ou sociale plus ou moins consciente qui ne saurait ainsi être caractérisée de manière homogène par ce seul critère. Il semble nécessaire d’incorporer de la précision et de la nuance dans l’étude des cultures populaires et du rap en particulier. Compte tenu de ces considérations, ma position sur le sujet a, elle aussi, évolué. Au commencement de mes recherches sur la dimension politique du rap, il m’apparaissait pertinent de m’appuyer sur des études déjà réalisées afin de définir un champ de recherche restreint et abordable dans un format de recherche relativement court. Mon approche d’origine était finalement assez classique en ce qui concerne le rap et les cultures ordinaires et populaires, puisque je pensais traiter de manière transversale la question politique au sein du rap français. Or cette approche a rapidement parut inappropriée et imprécise du fait de la diversité des « courants » de pratiques artistiques au sein du rap français. Pour citer Karim Hammou : « Les travaux en sciences sociales analysant de manière frontale ou latérale le rap en France pèchent souvent par une insuffisante prise en compte de l’instabilité et de la complexité de ce que le mot rap désigne » (Hammou, 2014, P.7). Comment décemment envisager de comparer des auteurs dont les démarches n’ont parfois de commun que le support artistique? Un rappeur dont le but assumé est celui de la réussite matérielle et commerciale comme n’est pas comparable, par exemple, à la démarche introspective et existentielle de Scylla, pas plus que celle-ci n’est comparable à l’esthétique poétique de Lucio Bukowski. Chacun des artistes cités fonde sa pratique artistique sur une pratique et sur une éthique spécifique qui conditionnent grandement son œuvre en elle-même. Ce travail ne prétend donc pas considérer le rap dans sa globalité et encore moins extraire une substance qui serait intrinsèque à l’ensemble du genre. Il tente tout au plus d’esquisser une approche appartenant au champ de la sociologie politique de l’engagement, approche qui se veut différente, plus spécifique et au sein de laquelle la démarche de l’auteur serait l’angle privilégié. Il s’agit de comprendre le rap comme un fait social, caractérisé par une expression culturelle et artistique, qui est au moins autant déterminé par les acteurs que déterminant pour eux. Certes des « jeux de langage » communs au genre rap existent puisque Ludwig Wittgenstein considère que « parler un langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie » (Wittgenstein, 2004). Une pratique artistique et culturelle, à l’image de celle du rap, développe donc un « langage commun » relatif à l’ensemble du genre, langage qui ne doit pas être compris comme un ensemble de règles indispensables, ou d’un ensemble de critères, dont l’accomplissement déterminerait la « forme de vie » en question. C’est bien l’usage de cette langue qui détermine son sens et non l’inverse, même si l’existence de jeux de langage communs suppose logiquement des spécificités auxquelles correspondent plus ou moins les dits usages de la langue. Les « jeux de langages » propres au rap peuvent ainsi être mobilisés de manière variable selon les auteurs, suivant la démarche qu’ils poursuivent. Par ailleurs, ces jeux de langage, s’ils définissent une pratique, voire un genre artistique et culturel, ne permettent pas pour autant de considérer de manière homogène la variété des démarches relatives au rap. Dans cette optique, parler de rap paraît finalement beaucoup moins pertinent que de parler des raps, puisque chaque auteur donne à son œuvre une dimension très particulière. Il convient bien sûr d’admettre que certains auteurs partagent une pratique analogue et une même vision du rap, d’où la pertinence d’une certaine typologie du genre rap et des divers courants qui le composent. En conséquence, une considération plus précise et plus spécifique du rap français par courant s’est bien vite imposée d’elle-même. Cette typologie devrait être basée tant sur la démarche des auteurs que sur la concrétisation de cette démarche dans leurs textes et leurs œuvres. Le mémoire que je souhaite développer ici

8 porte justement sur une frange très particulière du genre rap. Cette frange ne conçoit sa pratique artistique non comme une fin en soi, mais comme un moyen en vue d'influencer la vie politique de la cité, et ce majoritairement par le biais des citoyens. Ce courant du rap sera représenté dans cette étude par un panel de trois auteurs qui ont été choisi pour plusieurs raisons et suivant une méthodologie me permettant de clairement délimiter mon objet d’étude. Dans un premier temps, l’intérêt que j’éprouve pour ces auteurs a certes joué. Il était clair à mes yeux qu’une étude portant sur l’engagement politique des auteurs de rap français contemporain se devait de les prendre en considération, mais ils ne sont pas les seuls artistes auxquels je m’intéressais et je pensais former à l’origine un panel plus large. Aussi, on ne saurait résumer la sélection de ce panel à ce seul critère « affectif », bien que ma connaissance préalable des œuvres de ces auteurs se soit avérée particulièrement utile. Par ailleurs, dans un souci d’honnêteté intellectuelle, j’ai procédé à une écoute minutieuse de rappeurs pour lesquels je n’avais jusqu’alors, à titre personnel, pas un grand intérêt. J’ai été amené à réviser les prénotions que j’avais sur le genre rap afin de mettre à distance mes goûts personnels, au point que cette attitude de recherche a influencé ma pratique et mes goûts d’amateur de rap. Après avoir écouté un vaste éventail d'artistes et d’œuvres appartenant au genre du rap français contemporain en vue d'établir un panel d'artistes à étudier, trois auteurs-interprètes se sont révélés incontournables. En effet, parmi les rappeurs français en activité et bénéficiant d'une certaine notoriété, ces artistes font preuve de la plus grande conscience politique tant au niveau de leur démarche artistique que de leur œuvre. Certes, d’autres auteurs présentaient des démarches intéressantes, précises, conscientes et influençant profondément leur production artistique, mais ils ne présentaient pas les mêmes caractéristiques. Il convient désormais de les définir et de justifier en décrivant et délimitant le courant du rap qui constituera, au travers notre panel, notre objet d’étude.

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Un besoin de définition clair et rigoureux de l’objet étudié : le rap tribunicien français contemporain

En attendant j'me dois d'être droit, d'être digne car Encore dans ma ville certains appellent leur fils "Médine" En hommage à cet artiste politique qui Trouvait qu'le rap avait quelque chose de rom[e]antique

Médine, « Biopic », Protest Song, Din Records / Because music, 2013

Si la dimension politique rap n’est a priori pas évidente pour l’ensemble du phénomène artistique et culturel, il est d’autant plus clair qu’elle n’est pas généralisable et diffère radicalement suivant les auteurs. Le premier enjeu de ce mémoire porte donc sur la désignation d’un certain courant du rap français dont la pratique est marquée par un engagement social et artistique caractéristique. La typologie médiatique communément admise et reprise par nombre d’articles, académiques ou spécialisés, recourt à l’appelation de « rap conscient ». Il paraît toutefois compliqué de fonder une typologie sur une notion aussi complexe et métaphysique que la conscience. De quoi ce rap aurait-il donc conscience ? En quoi mériterait-il d’avantage le qualificatif « conscient » que d’autres types de rap ? Ces derniers seraient–ils alors considérés comme moins conscients, voire inconscients ? Sans doute la dimension « consciente » de la démarche et de l’œuvre de certains artistes n’est-elle pas inexistante. Il faudrait ainsi entendre la conscience en tant que « conscience réfléchie » telle que définie par le Centre Nationale de Ressources Textuelles et Lexicales : « Connaissance claire indirecte, accompagnée d'effort, la conscience [effectue] un retour réflexif sur elle-même pour analyser et caractériser avec exactitude le fait conscient ou l'objet de la conscience ». Certains auteurs développent en effet dans leur œuvre une dimension métaphysique, philosophique et existentielle qui semble pouvoir correspondre à cette définition, à l’image de Scylla, Furax, l’Hexaler ou Arm. Mais ce n'est pas ce courant du rap qui nous intéresse ici, car il ne correspond pas à une démarche politique à proprement parler. Le qualificatif « conscient » ne parait donc pas approprié pour désigner le champ d’étude privilégié par ce projet de mémoire. La notion de « rap engagé » semble également trop floue dans la mesure ou toute œuvre soutient une certaine vision du monde, de la société ou de l’homme qui constitue un engagement en elle-même. L’engagement n’est d’ailleurs pas nécessairement focalisé sur la dimension politique, bien qu’il ne puisse jamais en rester tout- à-fait au dehors. Bien que le concept d’engagement soit intimement lié à la pratique artistique sur laquelle se fonde notre recherche, l’archétype du « rap engagé » semble incapable de cerner rigoureusement l’objet d’étude. Le terme de « rap militant » a parfois été utilisé. Celui-ci possède ses vertus, puisqu’il réunit les critères d’engagement, de préoccupation politique et de défense de valeurs communes grâce à un ensemble de pratiques, critères qui paraissent correspondre aux caractéristiques du courant du rap français nous concernant. Il a cependant une lacune majeure, puisqu’il suppose une institution au sein de laquelle militer6. Or, si le concept d’institution désigne grossièrement une organisation, pérenne dans le temps, permettant l’action et l’interaction de différentes entités sociales autour de certaines

6 Fillieule Olivier, Pudal Bernard, « 8. Sociologie du militantisme. Problématisations et déplacement des méthodes d'enquête », dans Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines 10 valeurs et de certaines règles communes, les auteurs-interprètes sur lesquels se concentrent nos réflexions interagissent entre eux sans toutefois partager un espace concret et commun d’institutionnalisation, comme un label, une maison de disque ou une association. Ils ne pratiquent même pas leur art dans la même ville, complexifiant la possibilité d’évolution au sein de structures communes. Certes Anthony Pecqueux conçoit le rap en lui-même comme une « institution phatique », cependant les qualités qu’il lui prête cherchent à englober la totalité du genre et sont, de fait, trop générales pour délimiter notre champ d’étude. En d’autres termes, ce qu’il décrit comme une institution relève d’avantage de la symbolique du caractère oral du rap et ne saurait donc cerner notre domaine d’étude. Enfin, le militantisme envisage effectivement un combat politique mais celui-ci est supposé engagé dans le sens de l’institution, or le postulat de ce mémoire considère que les rappeurs ne se mobilisent pas pour défendre d’hypothétiques valeurs inhérentes à la pratique artistique du rap, mais qu’à l’inverse ils mobilisent le rap pour défendre leurs valeurs et engagements politiques. C’est pourquoi parler de militantisme et d’institution peut être intéressant mais reste limité dans notre situation. Par ailleurs, l’idéal-type de « l’art pour l’engagement » ne permet pas de valider la terminologie de « rap militant », puisque dans cette conception le rap ne serait pas la fin du militantisme mais son moyen. L’expression de militantisme par le rap serait dès lors plus appropriée, mais ne correspond toujours pas à notre objet d’étude. Le qualificatif de « rap politique » est, lui aussi, vague et peut se confondre avec l’idée d’un rap politisé ou partisan, qui légitimerait le système politique institutionnalisé et pourrait même y être intégré. Sans doute certains artistes aimeraient-ils pouvoir peser plus lourdement dans le débat institutionnel et officiel, mais ce n’est actuellement pas le cas. Le « paradigme relativiste » post 1968, que décrit Daniel Vander Gucht dans son ouvrage L’expérience politique de l’art et qui caractérise selon lui la société contemporaine, peut-être d’ailleurs être résumé à la formule « Tout est politique ». La dénomination de « rap politique » apparait donc trop nébuleuse pour fixer avec précision le courant du rap qui nous intéresse dans cette recherche. Devant l’absence de définition pertinente et académique, il semble nécessaire de définir les « propriétés communes » qui permettent de justifier un « air de famille » spécifique (Wittgenstein, 2004), afin de donner une description rigoureuse et conceptualisée de l’objet d’étude. Il s’agit donc d’un courant artistique qui mobilise le genre rap et ses jeux de langage afin de porter un discours politique perçu comme inaudible dans les formes institutionnalisées et traditionnelles d’expression politique. En d’autres termes, la pratique culturelle et artistique du rap semble y être comprise et appropriée comme un moyen de défendre activement des idées jugées marginalisées ou déformées au sein du débat politique républicain. S’il est évident que tous les morceaux de ce courant du rap ne sont pas intégralement et exclusivement portés sur des considérations sociales et politiques, le caractère revendiqué, travaillé et récurent de ce trait permet néanmoins de le généraliser. Cela ne signifie pas pour autant que ce courant du rap détient le monopole des références à ces questionnements politiques. Mais il cherche sciemment à porter les critiques et les attentes d’une population qui se sent mise à l’écart du système politique institutionnalisé. Il ne s’agit pas pour les rappeurs et rappeuses concerné(e)s de se voir pour autant attribuer une étiquette sociale avec laquelle ils devraient composer. Il ne s’agit pas non plus de s’enfermer dans une représentation caricaturale d’une population ou de certaines idées. Cette frange du rap se réfère à des principes afin de faire passer un message qui n’est pas seulement critique et contestataire, mais revêt une dimension constructive et positive. Il mobilise une partie du phénomène artistique et social du rap afin d’exprimer des points de vues, de mobiliser des références, de construire une vision de la société française et de passer un message engagé à ses composantes. Aussi le qualificatif de « rap contestataire » parait réducteur.

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La notion de « rap tribunicien », ou de « démarche artistique tribunicienne » semble plus précise, plus adéquate et plus représentative de ce phénomène d’appropriation d’un certain genre artistique afin de soutenir un discours politique. Ce qualificatif fait référence aux tribuns qui, sous la Rome antique, ont représenté la plèbe et défendus les droits des plébéiens face à l’omnipotence politique des patriciens. L’histoire de l’institution tribunicienne est complexe, dans la mesure où celle-ci est soumise au rapport de force évolutif entre les patriciens d’un côté et la plèbe romaine de l’autre. Les périodes de plus grandes reconnaissances sont ainsi généralement marquées par des périodes d’ingérence plus marquées de la part des patriciens sur le tribunat. Ses statuts, son rôle et ses moyens d’action sont donc extrêmement changeant au cours de la longue période de la république romaine. La phase qui nous intéresse plus spécifiquement correspond à l'apparition des tribuns de la plèbe en tant que représentant d'une force sociale mue par une volonté de réformes politiques, c'est-à-dire à la première sécession de la plèbe en -495 et -494. Les documents témoignant des événements de cette période sont rares et l’historiographie construite par Tite-Live est influencée par sa lecture des faits historiques ultérieurs. Cette lutte s'est finalement traduite par l'apparition de la magistrature tribunicienne en -493, dont le rôle consistait à porter le message d’une partie des citoyens qui se sentaient exclus du système politique institutionnalisé: les plébéiens. Ces plébéiens étaient certes des citoyens romains théoriquement libres, mais ils étaient pour la plupart exclus de la vie politique romaine et de ses institutions, que dirigeait alors l'oligarchie patricienne. Gardons-nous toutefois de concevoir une opposition binaire entre les deux ordres, puisqu’il existait une certaine élite plébéienne à même d’impacter la politique romaine, principalement du fait de son poids économique. Il reste par ailleurs à ajouter à cette inégalité civile de fait une situation d’endettement économique, liée au contrat du Nexum7, qui faisait des patriciens les créditeurs d’une partie conséquente de cette élite plébéienne. Ce terme « d’élite plébéienne » peut aujourd’hui faire tiquer, puisque le terme « plèbe » est connoté péjorativement. Il qualifie pourtant à l’origine des citoyens romains libres, non inféodés à une gentes8 patricienne, disposant de droits limités et caractérisés par une certaine hétérogénéité sociale et économique. Michel Humbert préfère plutôt désigner la plèbe en tant que « masse des citoyens qui, à partir de -494, a choisi de se placer sous l’autorité des tribuns et de partager leur lutte révolutionnaire. ». Pour ce professeur émérite de droit, le phénomène de première sécession de la plèbe revêt un aspect fondamentalement politique et révolutionnaire qu’incarnent les tribuns en tant que représentant de la plèbe9. Ceux-ci n’ont pas impulsé ce mouvement populaire, mais ont su en prendre la tête et, s’ils ne disposent pas de reconnaissance légale avant –449, ils existent malgré tout à travers le soutien de leurs partisans. Ils sont donc acceptés et institués avant cette date. Leurs prérogatives de fait constituent en réalité un contre-pouvoir puisqu’il s’agissait de recourir avant tout au jus intercessionis, c’est-à-dire au pouvoir de véto à l’encontre de l’action légale d’un magistrat sur la plèbe ou un de ses membres. Leur légitimité est éminemment symbolique et religieuse et repose sur les lex sacrata proclamées entre -494 et -492 par la plèbe. Si le rap nous semble avoir quelque chose de la Rome antique, ou plus précisément de tribunicien, c’est en relation avec la démarche de certains rappeurs contemporains. Ce parallèle s’appuie sur ce que Karim Hammou désigne comme «mandat de responsabilité minoritaire », concept caractéristique de la perception que la société française a du rap français post 1990. Les acteurs médiatiques des années 1990-1991 ont en

7 Garantie contraignante entre un débiteur et son créditeur, consistant, pour le premier, à assurer le remboursement du prêt du premier en gageant sa propre liberté au profit du second. 8 Les gentes constituent des groupes familiaux élargi qui, dans le système social romain, constituent des clans politiques déterminant la politique de la cité. 9In Le tribunat de la plèbe et le tribunal du peuple : remarques sur l'histoire de la provocatio ad populum, 1988 12 effet « assigné » le rap français à répondre des rixes entre « bandes », des émeutes urbaines et des débordements autour des manifestations lycéennes qui touchaient alors la périphérie parisienne. Beaucoup de praticiens du rap venaient certes du même environnement géographique et social que celui où ses heurts avaient lieu, à savoir la banlieue. Or plus qu’un espace concret, la banlieue représente davantage, dès les années 1970, un espace imaginaire incarnant les peurs sociales que décrie Karim Hammou en reprenant les travaux d’Annie Fourcaut : les peurs d’une classe d’âge, d’une classe sociale et d’une classe de « race », ou autrement dit, de la jeunesse, des populations défavorisées et des immigrés non-blancs. Le rap, en tant que pratique culturelle et artistique complexe, a donc assez rapidement été essentialisée comme une pratique minoritaire représentant les jeunes issus des minorités ethniques, sociales et économiques marginalisées. Le propos du chercheur est bien d’expliquer comment s’est construite l’idée persistante et inexacte affirmant que l’ensemble du rap français serait la conséquence, le symptôme, voire la cause des problèmes sociaux et politiques relatifs aux banlieues. En conséquence, les rappeurs ont été sollicités au nom des banlieues et, surtout, pour répondre des banlieues, générant une situation d’incompréhension réciproque, source de tensions. Le sociologue précise toutefois que certains des rappeurs ont pu se réapproprier ce mandat, non simplement selon la logique de « renversement du stigmate », mais bien de manière consciente et complexe, afin notamment de pouvoir imposer une définition négociée du rap français. Il s’agit ainsi de ne pas tomber dans les facilités du « mandat de responsabilité minoritaire », avec laquelle beaucoup d’études sociologiques ont tendance à flirter. Notre propos n’est précisément pas de limiter la diversité des pratiques du rap à ce « mandat », mais bien de montrer qu’il existe un courant s’appropriant et dépassant ce préjugé dans une démarche de représentation minoritaire et d’interpellation du reste de la société. Partant de cette analyse, ce mémoire tente de montrer que certains auteurs ont largement accepté cette dimension de représentation mandataire des groupes minoritaires dans l'espace public et de défenseur des causes négligées au sein du système politique. Loin de se cantonner à la simple tâche de porte-parole de la minorité sociale négligée et médiatiquement essentialisée des banlieues, ces artistes cumulent et élargissent leurs « mandats de représentation minoritaire » en les basant sur des critères moraux et éminemment politiques, capables de transcender les étiquettes sociales, économiques et ethniques. Il s’agirait donc d’une réappropriation intentionnelle et d’un dépassement volontaire, non seulement d’une étiquette apposée sur l’ensemble du rap, mais également d’un contexte de réelles tensions politiques et sociales qui impactent les banlieues. Toutes proportions gardées, le parallèle parait dès lors envisageable avec le rôle des tribuns de la plèbe, pendant la première sécession de la plèbe, tandis qu’ils se font vecteurs des critiques et des revendications d’une population politiquement marginalisée. Certes ceux-ci n’ont a priori pas été incités à représenter la plèbe, mais ils s’en sont sentis le devoir puisque, comme le rappelle Michel Humbert, « la plèbe, en -494, ne s’est pas constituée en faction d’opposition pour assurer à ses chefs le gouvernement de la cité » mais plutôt dans le but de « satisfaire des revendications catégorielles » (Humbert, 1988, p.431-503). De plus, ces derniers sont progressivement devenus une institution mandataire élue par les comices tributes, bénéficiant ainsi d’une légitimité populaire démocratique. Si les rappeurs et rappeuses sur lesquels je souhaite travailler ne sont ni institutionnalisés, ni élus, ils sont d'une certaine manière plébiscités sur les réseaux sociaux, sur les plateformes de téléchargement et de visionnage, dans les magasins de disques et les salles de concert. Ils bénéficient donc d’une certaine légitimité populaire, permettant de filer encore un peu plus la métaphore mandataire et tribunicienne. Le caractère non-institutionnel, contestataire et revendicatif de leur démarche artistique correspond également, à un certain degré, au rôle premier des tribuns, que Michel Humbert crédite d’un « potentiel révolutionnaire ». Cela est particulièrement vrai au moment justement de la première sécession de la plèbe, avant que

13 ceux-ci ne soient reconnus comme des magistrats légaux et officiels. En outre l’attribut majeur, pour ne pas dire le don, qui est prêté aux rappeurs comme aux tribuns est celui de l'éloquence. Il s'agit d'une capacité hors-du-commun de s'adresser à une foule et de la transcender. Le pouvoir des tribuns étaient d'abord essentiellement symbolique plutôt qu'institutionnel et l'oralité y contribuait énormément. Or les travaux d’Anthony Pecqueux portant sur la « voix du rap » et sur l’importance de la dimension orale de cette pratique artistique dans le rapport qu’elle crée entre l’auteur-interprète et les auditeurs tendent à confirmer cette symbolique commune. Enfin, on appelle tribun celui qui se fait le défenseur actif et vibrant d’une idée. Cela concorde avec la démarche d’un artiste qui mobiliserait sa pratique du rap afin d’en faire une tribune pour ses engagements politiques. Pour ces raisons et en l’absence de qualificatif préexistant approprié, il semble cohérent de qualifier le champ d’étude considéré dans ce mémoire relativement à l’expression « rap à la démarche tribunicienne », ou plus simplement « rap tribunicien ». Il s’agit néanmoins de garder une distance par rapport à cette catégorisation de « rap tribunicien » ou de « rappeur-tribun », car ces termes visent à comprendre le sens global que certains rappeurs donnent à leur pratique artistique, cela ne signifie pas pour autant que tous les morceaux qui composent l’œuvre de l’auteur présentent chacun des caractéristiques du « rap tribunicien ». En cela et au sens strict, le « rap tribunicien » est une sorte d’idéal-type définissant l’archétype de l’engagement social et politique à travers le rap. Comme tout idéal-type, il ne constitue pas le reflet parfait de la réalité, mais davantage un outil nécessaire à la compréhension de cette réalité. Le juriste George Lavau avait d’ailleurs déjà repris à son compte l’adjectif « tribunitien » afin de développer le concept politique de « fonction tribunitienne ». Son objectif était de caractériser sociologiquement l’impact du Parti Communiste Français sur la vie politique institutionnelle des années 1950 et 1960 (Lavau, 1981). Il décrit une « institution tribunicienne » limitée à un pouvoir négatif, puisque non habilitée à voter la loi et seulement autorisée à bloquer les textes de droit en cas d’effet négatif pour la plèbe. Le qualificatif de « fonction tribunitienne » est dans ce cas assez péjoratif à l’égard du PCF, puisqu’il lui attribue un rôle assez passif de frein et de blocage vis-à-vis des évolutions sociales et sociétales françaises. Pour lui, « le PCF est capable de s’opposer à tout ce qui dérange son « modèle » [qui] fonctionne beaucoup moins pour le plein succès des luttes que pour le parti » (Lavau, 1981, p.331) En revanche, apposée à un mouvement artistique, social et culturel comme ici une frange spécifique du rap français, cette expression de fonction tribunicienne a le mérite de qualifier une démarche d’engagement politique artistiquement fondée mais politiquement non-institutionnalisée. Certes la portée effective de cette démarche est peut-être limitée, toujours est-il que l’intention demeure proche des origines de l’institution tribunicienne. Il s’agit de bien garder à l’esprit que ces rappeurs n’ont pas prétention à remplacer le système politique en place par une nouvelle organisation sociale dont il serait la pièce maîtresse. Comme l’écrit Daniel Vander Gucht10, « L’art suggère tandis que la politique tranche » (Vander Gucht, 2014, p86). Pour cette raison, il est plus adéquat de parler de « démarche tribunicienne » que de rap tribunicien, même si nous nous permettrons de recourir à ces deux termes afin de ne pas risquer de compliqué inutilement notre exposé. Dans la même optique le terme de « rappeurs-tribuns » sera parfois utilisé, conformément à l’analogie qui a été dressé dans les pages précédentes. En définitive, on entend par « rap tribunicien » un rap qui mobilise les jeux de langage relatifs au phénomène culturel et artistique qu’est le rap dans une démarche totale et consciente visant à critiquer les lacunes du système politique et de la société contemporaine. Cette frange du rap est également porteuse d’une vision différente de la société basée sur

10 Docteur en sociologie, chef de travaux à l’Université Libre de Bruxelles où il dirige le Groupe de recherche en sociologie de l’art et de la culture et la Revue de l’Institut de sociologie 14 une « mélancolie classique », c’est-à-dire sur une éthique où la critique et la lutte viennent nourrir la possibilité d’un ailleurs politique meilleur (Bensaïd, 1997). Dans cette approche, la démarche, c'est-à-dire le sens que donne l'artiste à son œuvre, est éminemment politique dans la mesure où elle aboutit à une critique de l’organisation de la société française contemporaine. Cette critique est ainsi détaillée et développée dans l’ensemble de l’œuvre des rappeurs-tribuns, sans pour autant se cantonner à une dimension contestataire et polémique puisque ces artistes proposent une exploration intellectuelle d’un meilleur système. Le souci de représentativité des groupes jugés politiquement sous-représentés semble lui aussi au cœur de la démarche artistique tribunicienne, autant qu’une volonté andragogique non seulement d’apprentissage, mais également de transmission du savoir au public. La démarche tribunicienne apparaîtrait également comme une démarche éminemment critique du système politique établie et de certains aspects de la société. Cette critique permettrait notamment d’aborder des pistes de solution, d’appuyer et de justifier la pertinence même de la démarche tribunicienne. En l’absence de typologie valable des différents courants du rap français, il apparaissait nécessaire de préciser notre objet d’étude. Au-delà de cette considération purement technique et pratique, l’un des enjeux de la spécification de ce courant vise à montrer qu’il peut sembler approprié de fonder la caractérisation d’un genre artistique à partir de la démarche de l’artiste et de la concrétisation de cette démarche dans l’œuvre. Pour en finir avec les enjeux de la désignation de ce courant du rap, si celle-ci s’avère pertinente au terme de ce mémoire, alors elle pourrait constituer l’ébauche d’un idéal-type de « l’art pour l’engagement ». L’appellation ne semble cependant pertinente que dans le cadre du rap, et éventuellement des musiques populaires, puisque les critères de représentations sociales et politiques ainsi que l’oralité en sont des caractéristiques spécifiques. Après avoir définis les caractéristiques de notre objet d’étude et avoir fait émerger une catégorie adéquate, il semble désormais approprié de justifier une délimitation temporelle de la période contemporaine étudiée.

Moi j'ai le mal du siècle Depuis qu'à Manhattan les tours jumelles ne décorent plus le ciel

Médine, « Arabospiritual », Arabian Panther, Din Records, 2005

La période qu’étudie ce mémoire est foncièrement marquée par les évènements postérieurs et consécutifs aux attentats de New York. Le 11 septembre 2001 représente en effet un évènement décisif, un tournant qui a amené les sociétés occidentales, dont la société française, à se penser différemment au sein du phénomène de mondialisation. Les attentats du World Trade Center et ses répercussions géopolitiques internationales ont durablement modifié le discours et la pensée politique contemporaine. Les questions, souvent considérées comme entremêlées, du terrorisme, de la sécurité, de l’immigration et de l’Islam modifient le « mandat de responsabilité minoritaire » dont les « rappeurs tribuns » se constituent les ambassadeurs. Aux peurs sociales fondées sur des différences de génération, de classe sociale et « d’ethnie » se superpose désormais une inquiétude religieuse, souvent évoquée en termes de « différences culturelles ». Les récents attentats qui frappent la France métropolitaine depuis mars 2012 tendent d’ailleurs à accentuer cette essentialisation religieuse des banlieues, lesquelles ne sont plus perçues que par le prisme sécuritaire. Indépendamment des attaques terroristes à caractère islamiste, le développement des peurs

15 sociales et particulièrement à propos de l’Islam est aussi à mettre en relation avec des éléments de politique intérieure, éléments que la psychose générée par les attentats d’Al- Qaïda conditionne nettement. L’accession du Front national de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002, alors que celui-ci défend une rhétorique particulièrement agressive à l’encontre du métissage culturel (et religieux) ainsi que de l’intégration, témoigne en partie d’une intensification des peurs liées à ces enjeux à l’échelle française. La plainte que dépose en 2003 le ministère de l’intérieure au sujet des paroles du titre « La France » du groupe finit d’entériner dans l’imaginaire collectif et sociétal le lien entre banlieue, rap, insécurité, intégrisme musulman et terrorisme. Karim Hammou parle d’ailleurs d’un « renouveau de l’assignation des rappeurs au minoritaire », le minoritaire revêtant ici les habits de l’islamisme et des ethnicités « non-blanches » (Hammou, 2014, p. 257). Il est vrai qu’une certaine pratique dans le rap français, que l’on pourrait qualifier de contestataire, entretient une relation conflictuelle de longue date avec les institutions républicaines. Le procès de NTM en 1996 témoigne ainsi de la tension entre forces de l’ordre et les deux rappeurs de Seine Saint Denis, mais la résonnance politique de cette affaire reste modeste. En 2002, « l’affaire La Rumeur » prend cette fois une proportion nouvelle avec l’accusation de diffamation concernant Hamé, l’un des membres du groupe, pour un pamphlet qu’il a rédigé à l’occasion de l’entre-deux tour de l’élection présidentielle. Il est finalement innocenté au terme de quatre procès. Mais c’est bien « l’affaire Sniper » qui illustre au mieux la cristallisation des nouvelles peurs sociales dont la banlieue, en tant que lieu imaginaire, est le sujet principal. Cet évènement constituent pour les députés l’occasion de débattre à propos du rap français lors de séances publiques parlementaires et Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, se fait le « champion » de la « croisade morale » contre les rappeurs (Hammou, 2014, p.254). Assimilant la pratique du rap au « racisme anti-blanc » et à l’antisémitisme, la plainte reprenant ces dernières accusations ne voit pourtant jamais le jour, les textes en question étant exempts de ces considérations ethniques et religieuses. Les accusations politiques de « racisme anti-blanc » qui prolifèrent pendant « l’affaire Sniper » tendent même plutôt à « racialiser » la perception du rap et de ses textes pour citer Karim Hammou. Cela n’empêche pas les représentants de la majorité parlementaire de poursuivre la stigmatisation du genre, qu’ils affirment proche de l’intégrisme musulman et du terrorisme. Cette affaire politico-juridique marque un tournant en ce qui concerne la représentation du rap dans la société française, les élus n’hésitant plus par la suite à désigner les rappeurs comme responsables des tensions sociales et plus particulièrement des émeutes de 2005, toujours envisagées selon le prisme religieux et ethnique mais aucunement sous l’angle politique. Cette situation, paradoxale compte tenu de la popularité du genre rap en France, s’apparente pour Karim Hammou à « une production institutionnelle de l’illégitimité du genre […] non seulement culturelle, mais aussi politique. » (Hammou, 2014, p. 258). Il semble donc cohérent de considérer le rap français tribunicien contemporain à dater de 2001 et en tenant compte du contexte politique français expressément hostile à l’ensemble du genre rap, auquel les institutions refusent une quelconque légitimité politique.

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Je suis un MC ma tâche est accomplie lorsque le peuple me dit "merci" N'est pas MC qui veut mon R.A.P. a quelques préceptes Respecte ces quelques règles si tu veux en être

Kery James, « Dernier MC », Dernier MC, Universal Music, 2013

Une fois notre objet d’étude définie et borné dans le temps, il est désormais nécessaire de présenter le panel des trois rappeurs-tribuns sur lesquels ce mémoire interrogera la démarche et la production artistique. En ce qui concerne le champ du rap tribunicien contemporain précédemment définie, Médine Zaouiche dit Médine, Keny Arkana, qui tient à rester discrète en ce qui concerne son identité civile, et Alix Mathurin dit paraissent être les acteurs incontournables. Leur légitimité repose en effet sur plusieurs aspects. D’abord, Médine et Keny Arkana ont respectivement sorti leur premier album en 2004 et en 2005, dans le contexte tendu post-attentats que nous avons décrit, le premier album de Medine s’intitule d’ailleurs 11 septembre, récit du 11ème jour. Kery James a quant à lui certes débuté sa carrière solo en 2001 après avoir acquis une notoriété solide au sein des collectifs Ideal J et Mafia K’1 Fry, mais il réagit au contexte d’extrême tension qui suit les attentats du World Trade Center par un album, sorti en 2002, intitulé Savoir et vivre ensemble, à travers lequel il développe sa conception d’un islam tolérant et pacifique. Ils témoignent donc tous trois non seulement du phénomène de recomposition du « mandat de représentation minoritaire » sécuritaire et religieux propre à ce début de XXIème siècle, mais aussi de leur volonté de ne pas subir ce mandat. Dès leurs premiers albums, ces auteurs font preuve d’une volonté de réappropriation et de dépassement du « mandat » auquel leur pratique artistique et leur milieu social sont assimilées. Ensuite, les thématiques politiques et liées à l’actualité sont particulièrement récurrentes au sein de leurs œuvres respectives. Les rappeurs-tribuns étudiés n’hésitent pas à décrire leur démarche artistique en tant que moyen particulier de leurs engagements citoyens qui, d’ailleurs, s’expriment dans le cadre d’autres activités sociales associatives, militantes, pédagogiques voire médiatiques. Kery James a ainsi créé en 2008 l’association Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir (A.C.E.S.). visant à apporter une bourse d’étude aux bacheliers dans le besoin afin que ceux-ci aient l’opportunité de poursuivre leurs études. Keny Arkana participe activement au collectif « La rage du peuple » au sein du quartier de Noailles à , la ville de cœur de l’artiste. Ce collectif s’implique largement vis-à-vis des luttes sociales et politiques, tant locales que nationales. Son orientation s’inscrit dans la continuité des forums sociaux mondiaux. Si Médine n’a pas une fonction centrale au sein d’une association spécifique, il multiplie les interventions dans les lycées, les conférences dans les établissements du supérieur et les implications dans divers évènements associatifs. Ces rappeurs ne cantonnent pas, par ailleurs, leur engagement artistique à leur seule pratique du rap, bien que celle-ci soit naturellement prééminente. Kery James a ainsi écrit A vif, une pièce de théâtre dont le thème de fond rejoint la préoccupation principale de son œuvre dans le domaine du rap: les problèmes des banlieues et leurs origines. Keny Arkana a, quant à elle, produit deux documentaires : Un autre monde est possible et Marseille capitale de la rupture, le premier portant une critique du mode de société ultra-capitaliste et consumériste contemporain et prônant une considération spirituelle accrue du rapport de l’humain à la Terre ; le second dénonçant le phénomène de gentrification et de ségrégation socio-spatial au sein des quartiers populaires de Marseille, alors reconnue capitale européenne de la culture. Enfin, Médine a eu l’occasion de s’entretenir à plusieurs reprises avec le géopolitologue directeur de l’IRIS Pascal Boniface,

17 l’un de leurs entretiens a été retranscrit sous forme d’ouvrage et présente un dialogue intéressant entre deux intellectuels engagés. Ces trois auteurs-interprètes sont également respectés au sein de leur art et peuvent être considérés comme des « têtes d’affiche », voire des leaders, au sein de leur label, de leur ville et de leurs crew11. Au-delà des critères, relatifs au courant tribunicien, qu’ils remplissent, ces auteurs sont également évoqués par les médias spécialisés et par leurs pairs comme des représentants du « rap conscient », « des artistes engagés », des « militants » pour qui la musique est un « vecteur d’engagement ».12 Médine a notamment été interviewé à deux reprises par l’un des principaux magazines d’information américain, le Time, signe d’une reconnaissance qui dépasse le champ du rap. Ses morceaux sont régulièrement commentés dans les médias du fait de leur apparence provocatrice à laquelle l’auteur est très attach Son slogan « I’m muslim, don’t panik » est même devenu en 2012 un véritable slogan politique, brandit par certains élèves de Sciences Po lors de la venue de Marine Le pen. Kery James, quant à lui, a souvent fait partie du jury du concours Eloquentia, en raison de sa qualité de rappeur. Ses singles, annonçant la sortie d’un nouvel album, font régulièrement partie des vidéos les plus visionnés sur YouTube France au moment de leur mise en ligne13. Kery James est incontestablement le rappeur le plus connu de notre panel, comme en témoigne ses trois disques d’or et ses deux disques de platine14, ce qui peut notamment s’expliquer par la longévité assez exceptionnelle de sa carrière15. Un certain nombre de ses titres, depuis son activité au sein du collectif Idéal J, sont considérés comme des « classiques » du rap français, en témoigne les références faites par ses pairs. Un des rappeurs les plus sollicités du moment, dit Fianso, lui rend régulièrement hommage. Pour sa part, Keny Arkana a participé en 2007 au Prix Constantin, un prix créé en 2002 en réaction aux , visant à récompenser les artistes indépendamment de leur vente de disque et/ou de leur exposition médiatique. Elle y a fait une prestation remarquée au cours de laquelle elle a interprétée « Karcher », un titre très critique à l’égard de l’UMP et de Nicolas Sarkozy, alors récemment élu président de la république. La mise en scène donne notamment à voir un homme affublé d’un masque représentant l’ancien président, ligoté et aspergé d’eau. Exception faite de cet évènement, elle fuit toute exposition médiatique, refusant d’être« récupérée par le système ». Aux yeux de nombre de rappeurs et d’observateurs, elle incarne l’archétype de l’artiste engagée, insoumise, rebelle et intègre. Ces artistes disposent donc d’une légitimité symbolique et d’un succès d’estime suffisamment conséquents pour justifier leur prise en compte dans ce panel réduit. Dans une approche plus quantitativiste, leur notoriété semble cohérente avec la démarche tribunicienne. Le nombre d’abonnements souscrits auprès de leurs chaines

11 Aussi substitué à posse, crew est un terme anglais signifiant « bande » ou « équipage ». Il est utilisé dans le champ du hip-hop et du rap, au sein duquel il fait référence au cercle des proches et des amis de l’artiste. 12 Booska-p.com, « Keny Arkana vue par Médine, Soprano, , , Sofiane… », vidéo ajoutée par Guizz le 06 juin 2017 13 Toutes les informations et les chiffres données concernant le visionnage des vidéos YouTube ont été extraites grâce à l’outil d’analyse en ligne wiztracker, outil permettant de recenser la popularité virtuelle des chaines YouTube des rappeurs, le nombre de visionnage dont ceux-ci bénéficient suivant les périodes et suivant les clips vidéos. Etant donné l’importance croissante de cette plateforme de visionnage, elle semble constituer une base donnée sûre pour ce qui est de la notoriété effective d’un artiste. 14 Les disques d’or et de platine font partie des certifications décernées par le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP) et l’Union des producteurs phonographiques français indépendants (UPFI) aux artistes musicaux dont les ventes de disques dépassent certains seuils symboliques. Compte tenu de la régression du marché du disque au profit du téléchargement, ces seuils sont régulièrement revus à la baisse. Ils constituent toutefois pour les artistes des récompenses symboliques et convoités témoignant de la reconnaissance de leur travail par le grand public. 15 Kery James fonde le groupe Ideal Junior en 1990 alors qu’il a 13 ans. L’année suivante, il participe à l’album d’une des grandes figures du rap français, MC Solaar. 18

YouTube est compris, en Aout 2017, entre 170 000 et 320 000 abonnements. Médine totalise 50 millions de vues, contre près d’une centaine de million pour Keny Arkana et plus de 115 millions pour Kery James. Ils sont donc nettement moins exposés que les rappeurs plus médiatisés et connus, la chaine YouTube de Booba approchant par exemple les deux millions d’abonnés. Leur évolution en marge des grands circuits de distribution de l’industrie musicale, notamment des radios, et leur attachement à leurs labels indépendants peuvent expliquer une partie de cet écart conséquent de notoriété artistique. Au-delà de l’aspect purement quantitatif relatif au visionnage en ligne ou aux ventes d’albums, la crédibilité artistique de ces auteurs résident également dans la longévité de leurs carrières de rappeur, s’étalant sur plus de 15 ans et témoignant d’une continuité qui ne saurait être assimilé à un effet de mode. Ils ne sont donc pas marginaux pour autant et disposent d’une réelle reconnaissance artistique et d’une certaine popularité qu’il n’est pas ridicule de rattacher à l’idée de plébiscite. Le sens le plus contemporain de ce terme laisse suggérer « Opinion de fait, clairement et nettement formulée par une grande proportion d'individus d'un groupe donné (adhérents, lecteurs, consommateurs), marquant leur adhésion à quelqu'un, leur préférence pour quelqu'un ou pour quelque chose ». Il serait donc largement hyperbolique d'utiliser ce sens de l’idée de plébiscite dans le cas qui nous intéresse ici. En revanche, son sens historique et premier renvoi à la « décision prise par la plèbe réunie en comices sur une question proposée par un tribun »16. Certes, il demeure indispensable de conserver une nuance importante dans l’utilisation du champ lexical tribunicien appliqué au rap, dans la mesure où les tribuns antiques avaient un impact politique direct et reconnu de fait dans le système politique romain. Il n’en demeure pas moins que ces rappeurs disposent d’un soutien suffisamment conséquent pour qu’ils soient des artistes reconnus au sein de leur domaine. Or la démarche tribunicienne suppose un engagement politique, il n’est donc pas inopportun de considérer l’écoute de leurs raps dans une démarche de soutien, d’approbation ou d’opposition qui se rapproche du concept ancien de plébiscite. Cependant, ce dernier enjeu relève davantage des questions relatives à la réception de l’œuvre plutôt qu’à la démarche des artistes, elle ne concerne donc pas directement ce mémoire. Une étude ciblée sur le public de ces rappeurs-tribuns mériterait d’être effectuée et comparée aux études plus globales traitant de la réception et de la politisation des auditeurs du genre rap afin de déterminer si des différences notables sont observables entre les auditeurs de rap français et les auditeurs de rap tribunicien.

16 Définition issue du Centre national des Ressources lexicales et textuelles 19

Limites et apports des analyses englobants le rap français : du risque d’essentialisation à la mise en évidence de jeux de langage de ce genre musical

Un break beat un sample un mc, j'suis Hip Hop malgré moi Un B-Boy sans le baggy Tu comprends rien à mon rap t'es sourd t'es comme Nagui Faire des tubes sans contenu j'peux pas j’laisse ça à Shaggy

Kery James, Le retour du rap français, Réel, Up music, 2009

Le mouvement culturel « Hip-Hop », rap compris, a été très rapidement sujet à de nombreuses études et analyses de la part des sciences humaines et sociales. Les premières d’entre elles prennent place à la fin des années 1980, même si l’analyse du phénomène en France prend son essor à la suite de l’exposition médiatique du début des années 1990, période à laquelle culture Hip-Hop, malaise sociale et violences urbaines sont présentées comme les trois manifestations d’un même phénomène. Pour Anthony Pecqueux, s’inspirant des travaux de Jean-Claude Passeron, la grande majorité de ces études sont caractérisées par une « oscillation populo-misérabiliste » (Pecqueux, 2007, p.30) tendant soit vers l’apologie du rap, soit vers son rejet. Ces approches sont marquées par un jugement de valeur affirmé et parfois revendiquées, elles entrent ainsi en contradiction frontale avec la posture de neutralité axiologique. Cette dernière est censée déterminer le travail du chercheur en sciences sociales, sans quoi l’argumentation rationnelle dérive vers le plaidoyer passionné. Louis-Jean Calvet17, par exemple, considère le rap comme une « culture interstitielle », symptôme d’une quête identitaire dont la source serait le déclassement social. Il ne s’agit pour lui de rien de plus que la copie d’un phénomène relatif aux ghettos américains. Son analyse du rap est teintée de jugement de valeur, le décrivant comme « le degré zéro de la mélodie », il développe « le rap, du point de vue musical, est assez limité […] il n’y a pas là de quoi bouleverser de la musique ». Il poursuit « les bravos un peu démagogiques d’une partie de la classe politique et des intellectuels devant ces productions approximatives font penser à l’émoi des grands-parents devant le dernier-né de leurs petits-enfants » car « le rap n’est pas de la grande musique ». Et de conclure « l’urgence n’est pas de décorer les rappeurs […] mais de se pencher sur les problèmes dont ils sont l’expression. » (J.-L. Calvet, 1994, P.289-290). Au-delà de la condescendance à peine dissimulée dont fait preuve ce chercheur vis-à-vis d’une pratique culturelle et artistique, il procède à une substantialisation des pratiques relatives au rap, alors que celles-ci étaient déjà diverses. Il enferme ce qui est en train de se constituer en un genre musical à part entière dans la définition d’une culture de défaut, symptomatique d’un malaise social qu’il s’agirait de solutionner. Paradoxalement, il cite abondamment M.C. Solaar pour appuyer ses arguments, avant de finalement préciser dans la conclusion que cet auteur ne constitue à ses yeux qu’une « exception notable »

17 Louis-Jean Calvet est un linguiste reconnu et professeur de sociolinguistique à la sorbonne. Le langage constitue pour lui un fait intrinsèquement social, d’où une préoccupation très sociale qui caractérise ses recherches. Il considère ainsi le rap comme l’expression symptomatique d’une parole urbaine illustrant le manque d’intégration sociale d’une population issue de l’immigration. 20 confirmant la règle de la médiocrité généralisée du rap français. A l’inverse de cette compréhension misérabiliste18 de la pratique du rap et de ses praticiens, Georges Lapassade et Philippe Rousselot19 en offrent une lecture beaucoup plus élogieuse. Leur travail participe d’une démarche clairement assumée de prouver la qualité artistique et textuelle du genre Rap (1998). Leur étude ne manque pas d’intérêt, notamment pour ce qui est de l’origine du rap américain, des inspirations et des références que celui-ci mobilise et qui sont encore largement présentes dans la pratique contemporaine du rap. Une analogie est toutefois filée tout au long de l’ouvrage avec la poésie afin de créditer le rap du patrimoine symbolique que possède le genre poétique. Ce procédé tend à refuser l’autonomie du genre rap pour ce qu’il est, puisqu’il leur semble nécessaire de le légitimer à travers la référence à la poésie et qu’ils vont jusqu’à conseiller au rap français de s’inspirer d’une certaine tradition poétique française, dont le cynisme et la dimension protestataire correspondrait selon eux à l’idée qu’ils se font du rap. Leur goût pour les courants et les styles dominants lors de l’essor du rap les poussent à ne concevoir la pratique du rap qu’au prisme d’une essence originaire relative à la douleur sociale des ghettos américains. Philippe Rousselot déplore ainsi dans la postface de son ouvrage de 1990, rédigée six ans plus tard, que le rap français ait perdu l’âme du rap américain sans arriver pour autant à lui en insuffler un propre à lui-même. Il est vrai que cet ouvrage n’est pas une étude sociologique mais un essai, laissant ainsi une certaine liberté aux auteurs pour affirmer leur opinion. Cependant, poésie et rap sont deux pratiques artistiques différentes ne mobilisant pas les mêmes jeux de langage. Si elles semblent présenter des similitudes dans la mesure où les deux revêtent une double dimension écrite et orale, le genre poétique parait accorder une plus grand importance à sa dimension écrite alors que beaucoup d’artistes de rap axent leur pratique dans le sens de la performance vocale. Que seraient les textes de Scylla sans la voix et le timbre si particuliers du rappeur ? Prenons garde de ne pas non plus essentialiser la poésie, dont les multiples pratiques ne sauraient être résumées aux œuvres de Charles Baudelaire ou de Victor Hugo, de Pierre de Ronsard ou de Joachim Du Belley. Prêter au genre rap une « démarche poétique » reste ainsi assez vague, du fait de la grande variété des courants poétiques. Il s’agirait pour notre étude de se prévenir de l’écueil populiste en adoptant une approche rigoureuse et nuancée du courant tribunicien du rap français La plupart des études portant sur l’analyse textuelle des œuvres du rap français visent à défendre la légitimité artistique du rap et tendent, elles aussi, à ne percevoir le rap qu’au prisme de la grammaire poétique. Ainsi, pour Julien Barret, le genre rap dépoussièrerait et renouvellerait une poésie en perte de vitesse en le mettant au goût du jour. Cette perception de l’œuvre du rap s’effectue par une analyse strictement musicale et formelle. Des œuvres de rap très diverses et hétérogènes sont mobilisées afin de prouver la diversité créatrice qui caractérise le genre rap, mais cette démarche manque d’ambition et n’apporte pas beaucoup à la lecture du phénomène culturel et artistique du rap français, si ce n’est en témoignant d’une hétérogénéité qu’efface l’approche généralisante choisie par les auteurs. Les observations thématiques sur les textes de rap s’incrémentent sans amener autre chose que l’assurance d’une diversité thématique au sein de ce genre, à l’image de l’ouvrage de Mathias Vicherat Pour une analyse textuelle du rap français. La seule analyse des textes bruts tend à se limiter à une succession de citations abordant vaguement le même sujet. Puisque la connaissance d’un artiste est indispensable à la compréhension de son œuvre car la

18 Notion développée par Jean-Claude Passeron décrivant une attitude qui consiste à rabaisser une pratique culturelle ou artistique à une pratique inférieure aux cultures dominantes en raison de sa dimension populaire. 19 Georges Lapassade est docteur ès lettres et professeur émérite à l’université Paris VIII ; Philippe Rousselot est docteur ès sciences humaines et spécialiste de la culture noire américaine et a mené des recherches sur les fondements sociolinguistiques du rap américain. Ils sont tous deux considérés comme les pionniers de la recherche sur le rap français. 21 biographie d’un auteur permet de comprendre les références auxquelles procèdent l’auteur, le sens précis qu’il leur donne et de saisir ainsi les nuances spécifiques à ce rappeur, ainsi que ses évolutions. Une telle analyse a ses vertus, mais elle reste vouée à expliquer la forme de l’œuvre sans pouvoir, ou vouloir, comprendre le fond de la pratique artistique. Il est certes possible d’apprécier et de considérer l’œuvre indépendamment de cette donnée, mais il parait difficilement envisageable de l’analyser. Certains rappeurs peuvent développer un style de rap très contestataire et politique tout en refusant toutefois de concevoir le rap autrement que suivant la logique de « l’art pour l’art ». C’est pourquoi, si ce mémoire entend effectivement utiliser les textes de rap comme témoins crédibles et pertinents d’une mobilisation du rap afin de soutenir un message politiquement engagé, il prétend également comprendre ces textes au travers des témoignages de l’artiste, relativement à la démarche que celui-ci adopte. Parmi les travaux sur lesquels cette étude s’appuie abondamment, Karim Hammou constitue une des meilleures références, en plus d’être la plus récente. Il a beaucoup travaillé sur l’implantation du genre rap en France selon la thèse de Howard Becker, qui analyse le phénomène de production artistique comme résultat des interactions de multiples acteurs appartenant à « un monde de l’art » particulier (Becker, 1988). Ainsi Karim Hammou considère-t-il le rap dans sa globalité, en tant que mouvement artistique et culturel en constante évolution, principalement parce qu’acteurs économiques et passionnés interviennent historiquement dans le processus de diffusion puis de production des œuvres de rap. Son ouvrage constitue probablement la meilleure étude portant sur une approche historique et évolutive du rap français. Il apporte un éclairage neuf et documenté permettant de cerner avec justesse le phénomène artistique et culturelle du rap français, bâtissant des repères socio-historiques solides sur lesquels le présent travail s’appuie largement. L’angle quantitatif et la caractérisation globale du genre rap que défend l’auteur tendent néanmoins à négliger la démarche que les auteurs développent et les objectifs qu’ils poursuivent à travers leurs pratiques du genre rap. Cette limite est d’ailleurs admise par Karim Hammou, qui reconnait travailler sur « l’espace social » dans lequel les rappeurs déploient leurs carrières, espace social et économique déterminant et historiquement variable selon la thèse de Howard Becker. Le sociologue de l’école de Chicago définit en effet le concept de « monde de l’art », lequel suppose que l’œuvre d’art est avant tout le fruit d’une collaboration au sein d’une collectivité donnée plutôt que le produit du seul artiste. Ces collectivités sont alors analysées dans un temps large, et leurs évolutions permettent d’expliquer une partie des tendances au sein d’un art donné. Une étude ciblée sur une période définie pourrait en revanche plus aisément se focaliser sur les auteurs et la forme qu’ils cherchent à donner à leur pratique artistique. Elle permettrait donc d’expliciter l’intention de certains acteurs et la concrétisation artistique de leurs intentions, sans prétendre pour autant donner une vision globale du phénomène social et artistique du rap dans son ensemble. L’analyse du rap faite par les sciences sociales a par ailleurs souvent réduit le genre rap à une simple illustration, un simple symptôme, d’un malaise politique. Comme le précise Karim Hammou, « un défaut de nombre d’enquêtes sociologiques consacrées au rap consiste ainsi à uniformiser, réifier et décontextualiser le rap » (Hammou, 2014, p.7). D’une part le sociologue met en garde au sujet du risque de surinterprétation de certains textes, due à l’extrapolation vis-à-vis du sens originel que leur donnent leurs auteurs. En effet, bien des auteurs ne considèrent pas que leurs textes puissent constituer l’expression directe de leur pensée, il s’agit pour eux simplement d’une œuvre qui se distingue de leur opinion personnelle, bien qu’elle y soit inextricablement liée. Le rappeur Lino est par exemple réputé sur la scène rap pour l’importance qu’il accorde à la qualité de ses textes. Il y est souvent

22 décrit comme « le meilleur lyriciste20 du rap français »21, tant par les médias spécialisés que par ses pairs, au point même d’être invité dans le cadre d’un séminaire au sein de l’ENS de la rue d’Ulm. Il a pourtant donné une interview en décembre 2014 au site spécialisé « Booska-P »22 dans laquelle il récuse la démarche de son interviewer qui tente d’expliciter sa pensée par ses textes. L’œuvre textuelle n’est pas ici le moyen d’expression des opinions et des combats de l’auteur, mais la fin recherchée. La démarche artistique de Lino semble donc, de prime abord, davantage tournée vers l’idéal de « l’art pour l’art ». Il ne s’agit donc pas seulement de comprendre le phénomène social qu’est le rap par l’œuvre uniquement, mais aussi par la démarche que les auteurs essayent ou non de mettre en place à travers leur pratique du rap. D’autre part, Karim Hammou, considère que l’analyse du rap français par les sciences sociales est limitée par un « mandat de responsabilité minoritaire » dont les grandes caractéristiques ont déjà été évoquées (Hammou, 2014, p. 90). Pour le sociologue, cela a contribué à ne percevoir le rap qu’au prisme d’un hypothétique besoin d’expression pseudo-politique, voire en tant que « cri de rage et de désespoir ». La pratique artistique du rap se voit alors refuser une dimension artistique ou culturelle à part entière et est réduite à « une pratique minoritaire » au sens d’inférieure (p. 88). Les rappeurs sont, par conséquent, essentialisés et perçus comme porte-paroles désignés d’office des banlieues. Or, selon le chercheur au CNRS, on ne saurait résumer le rap à cette seule dimension que les artistes vont toutefois s’approprier par la suite. Cette appropriation se différencierait d’ailleurs de la logique de « renversement du stigmate » que subissent les individus stigmatisé (Goffman, 1975), elle relèverait davantage d’une démarche consciente de réappropriation de ce mandat de responsabilité minoritaire par certains rappeurs. Ce mémoire entend poursuivre le sillon tracé afin d’expliciter une certaine forme de réappropriation tribunicienne de ce mandat de responsabilité minoritaire. Anthony Pecqueux appartient lui aussi aux chercheurs français dont les travaux ont permis de cerner plus précisément les caractéristiques sociales de la pratique artistique du rap français tout en dépassant les idées reçues. En tant que sociologue et membre associé au Centre Norbert Elias, il insiste sur la grande diversité de pratiques qui coexistent au sein du genre rap, comme au sein de n’importe quel art ou de n’importe quelle culture. Il invite notamment son lecteur à « aller à la rencontre de ces pratiques multiples qui ne sont pas immédiatement disponibles », démarche que cet étude tente d’approfondir en détaillant une certaine pratique tribunicienne du genre rap (Pecqueux, 2009, p. 118). Sa thèse de doctorat visait justement à dégager la portée morale et politique du rap français. Il refuse lui aussi de tomber dans une essentialisation du rap français comme expression du « malaise des banlieues ». Il montre d’ailleurs que le rap français tend à critiquer le monde politique et à chercher à s’en démarquer. « Il n'est toujours pas question d'être porte-parole ; simplement, les rappeurs prennent leur droit de prendre position, de se définir, de juste parler » (Pecqueux, 2007, p.216). Dans son essai de sociologie de l’action musicale, il pense le concept « d’institution phatique » qui se caractérise non seulement par l'énonciation des paroles rappées en direction des auditeurs, mais aussi par le redoublement de cette énonciation, c’est- à-dire de procéder à une mise en abîme dans laquelle l’auteur fait explicitement mention de l’auditeur et de lui-même et qui explique la relation qui les lie l’un à l’autre. Les expressions et propos phatiques confirment et appuient la relation d’énonciation entre le rappeur et ses

20 Signifiant littéralement « parolier », le terme lyriciste est un anglicisme désignant les auteurs des textes de chansons. Le terme est particulièrement utilisé dans le champ du rap et revêt une connotation méliorative. 21 Arnaud Lapointe, « Pourquoi Lino demeure le meilleur lyriciste du rap français ? », Booska-P, le 09 Décembre 2014, article en ligne, consulté le 10 Juillet 2017, https://www.booska-p.com/new-pourquoi-lino- demeure-le-meilleur-lyriciste-du-rap-francais-n39313.html ; 22 Booska-P est l’un des sites les plus consultés portant sur l’actualité du rap. Si ses articles relèvent davantage de la promotion que de l’analyse critique, les interviews qu’il publie ont le mérite de laisser les rappeurs s’exprimer à propos de leur pratique du rap et de la conception qu’ils s’en font. 23 auditeurs, créant ainsi les conditions d’un liant social relevant du vivre ensemble. « L’institution phatique du langage porte plus spécifiquement que la seule institution du langage la part politique du rap, principalement en raison du fait que l’action vocale qui la réalise est nécessairement adressé à l’auditeur » (Pecqueux, 2007, p. 226). Cette dimension institutionnelle du rap correspond à la « pratique politique incarnée du rap », qui repose notamment sur la voix que le sociologue décrit comme ne relevant ni tout à fait de la pure émanation sonore, ni de la pure activité sociale. Cette « voix du rap » n’a pas de finalité politique a proprement parlé, elle est fondamentalement politique en instituant une relation « intime et nonchalante ». Elle repose par ailleurs sur une éthique que l’auteur désigne par le terme de prosopopée, ici pris au sens de « prise en charge vocale d’une suite de mots […] telle qu’elle impose à l’auditeur la présence d’une personne humaine, dans ce qu’elle implique comme responsabilité minimale» (Pecqueux, 2007, p.151), c’est-à-dire que la voix du rap est habitée et sincère dans son rapport avec l’auditeur. Cette institution contient également une modalité réactive face à une situation d’oubli due à la perte du pouvoir d’autodéfinition, à la fois pour les rappeurs mais aussi pour les classes sociales dites « dominées » pour lesquelles le rap constitue un des rares moyens accessibles de parler et de se faire entendre. Le rap permet alors la « Katharsis », indépendamment du sens commun psychanalytique désignant l’évacuation des passions par l’art et, en l’occurrence, les textes, mais bien en remplaçant la violence pratiquée par l’institution phatique. Selon les propres écrits de l’auteur : « [Il] ne cherche pas à savoir si les pratiques incarnées sont des choses « consciemment » vécues et transmises par les rappeurs, l’enquête en intentionnalité quant aux pratiques des acteurs n’est pas [son] objet ». La dimension politique du genre rap n’est ici pas perçue à travers la démarche des artistes, mais au contraire considérée comme une donnée inhérente à la pratique de ce genre chansonnier. Elle ne relèverait ni de la perspective textuelle de l’œuvre, ni de la démarche consciente de l’auteur interprète. C’est précisément cet angle encore inexploré que ce mémoire entend aborder, notamment en interrogeant la mobilisation spécifique et éventuellement consciente que les rappeurs-tribuns font de l’institution phatique dans le cadre de leur démarche. Les recherches que j’envisage sont donc centrées sur quelques rappeurs français contemporains qui, par leur démarche et leur pratique du rap, semblent chercher à s’approprier et à complexifier le « mandat de responsabilité minoritaire » afin d’utiliser un genre musical et artistique comme moyen de participation et d’influence sur la vie publique de leur société. Le rap est alors pour ces auteurs, et pour ces auteurs seulement, le moyen non-institutionnel le plus efficace de contribuer à la vie politique de la cité. Les rappeurs- tribuns reprennent pour cela les codes et la grammaire propres au rap français, par exemple la dimension phatique qui caractérise l’ensemble du genre, et les mobilisent afin d’en faire le vecteur de leurs engagements et de leurs luttes. Rejoignant les dernières études précédemment citées, mon projet de mémoire ne prétend pas essentialiser le genre rap à un phénomène d’expression politique issue de la banlieue. En revanche, à la différence de ces mêmes études, les recherches envisagées dans le cadre de ce projet de mémoire permettraient d’enquêter sur un panel réduit d’acteurs de cette scène artistique, acteurs dont la pratique du rap semble revêtir une réelle ambition politique, que l’on qualifie de tribunicienne. Cet angle de réflexion perd la possibilité de généraliser les réflexions à l’ensemble du rap, mais il permet de se focaliser sur certains auteurs et de relativiser la distinction systématique et académique que les études précédentes ont fait émerger entre pratique du rap et expression politique. Cette approche pourrait même être théoriquement envisagée dans le cadre d’études portant d’autres pratiques artistiques que le rap.

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Une pratique artistique comme support et vecteur d’un engagement citoyen J'introduis l'art mineur sur l'marché de l'art Quand le peu-ra fait le bruit d'une machine à dollars

Médine, « Prose élite », Prose élite, Din records, 2017

La question de la définition de l’art constitue une interrogation philosophique épineuse à laquelle ce mémoire n’a pas la prétention de répondre, même si la considération de base de ce mémoire vis-à-vis du genre rap se situe toutefois loin des considérations d’Eric Zemmour et d’Alain Finkielkraut sur le rap, ces derniers ayant respectivement qualifié ce genre musical de « sous-culture d’analphabète » et « d’une espèce de dégeulis verbal d’une violence extrême ». Au regard d’analyses savantes et argumentées issues de chercheurs et d’intellectuels, il est toutefois possible de situer rapidement le genre rap par rapport au champ plus large et complexe de l’art. Richard Shusterman23 par exemple propose une conception de l’esthétique de l’art ancrée dans la vie quotidienne, loin de l’esthétique transcendantale kantienne. Il définit ainsi une approche socio-philosophique de l’art qui a le mérite de dépasser le problème que pose la considération d’un art « méta-social » tel qu’entériné par la distinction des anciens entre poièsis et praxis. Dans un article publié en 2003 dans la revue Mouvements, Richard Shusterman affirme que « l’art est désiré et désirable parce qu’il améliore la vie, parce qu’il lui donne plus de sens, parce qu’il la rend plus agréable et plus digne d’être vécue » (2003, p. 116). A ce titre l’ancrage social du rap participerait intrinsèquement de sa dimension artistique, les auteurs adoptant une démarche tribunicienne en tête. Daniel Vander Gucht rappelle quant à lui les critères abstraits de définition de l’art classique : « De manière idéal-typique, l’art classique axé sur les topoï de la représentation, de la mimesis et de l’idea, véhicule un message philosophique, moral, politique, social à travers une vision du monde exprimée en termes plastiques, musicaux ou littéraires. » (Vander Gucht, 2016, p. 91). Nul besoin dès lors de dépasser la définition de l’art classique, le rap tribunicien conditionnant sa pratique artistique afin d’en faire le support de messages politiques et sociaux rentre parfaitement dans cette désignation. Plus globalement, le genre rap et sa dimension phatique décrite par Anthony Pecqueux y trouve tout entier sa place. La terminologie de « pratique artistique et culturelle » a le mérite de ne pas trancher sur le statut substantiel de l’auteur et de son œuvre, tout en situant l’individu comme acteur central de la réalisation artistique. Pour des raisons de fluidité et de clarté et compte tenu de la crédibilité théorique du genre rap en tant qu’art, on appellera le praticien de ces activités sociales et culturelles « artiste ». Il s’agit de comprendre une pratique artistique comme une activité humaine centrée sur une esthétique propre, relative à des jeux de langage particuliers et portant une représentation intrinsèque de la « réalité », bien que plus ou moins explicite dans l’œuvre. La « réalité » est ici à comprendre au sens de Luc Boltanski, c’est-à-dire en tant que construction sociale sans toutefois que cette «réalité sociale » ne corresponde à celle des formats dominants et institués. Il s’agit ici du monde tel que perçu par l’artiste, à travers le prisme de sa sociabilisation, de sa sensibilité et de sa démarche. Notons par ailleurs que de nombreuses études sociologiques contemporaines sur la production artistique tendent à s’appuyer sur les travaux de Howard Becker à propos des « mondes de l’art », au sein desquelles l’artiste est un élément certes capital mais aucunement

23 Philosophe américain dont les travaux portent majoritairement sur l’esthétique, Richard Shusterman s’inspire de la pensée de John Dewey. Ses écrits traitent largement de la légitimité artistique des cultures populaires et de leurs esthétiques propres, le rap constitue un de ses sujets de prédilection. 25 unique. Quantités d’autres acteurs interviennent en effet dans le processus de création à l’image d’acteurs des mondes économique, culturelle, politique ou encore institutionnels et juridiques. Les études portant sur le rap ne font pas exception et ont le mérite d’apporter une vision globale et historique des évolutions qui ont jalonnés la courte histoire de ce genre musical. Sans pour autant négliger ces données, pour l’essentiel tourné vers une approche très économico-centrée, le travail qui nous intéresse ici tend à s’intéresser aux acteurs principaux que sont les artistes ainsi qu’à leur travail. Selon cet angle d’analyse envisagé, les textes des rappeurs sont considérés comme représentatifs de la démarche des artistes, bien qu’on ne saurait limiter un art avant tout marqué par l’oralité à la dimension graphique de son œuvre.

Eh Rap réveilles-toi reviens avec nous T'y es pas un mouton à la base mais un résistant qui représentait La souffrance des incompris le mal de ce monde Les erreurs d'un système pourri oh oui ton rôle était noble La voix du peuple la rage des minorités Mais aujourd'hui seul le style la gloire et l'argent sont tes priorités

Keny Arkana, « Le rap a perdu ses esprits », L’esquisse, Because Music, 2005

En sollicitant le concept de « jeux de langage » définit par Ludwig Wittgenstein, ce mémoire espère pouvoir mettre en exergue la mobilisation d’une activité artistique et culturelle, dont les praticiens partagent une grammaire commune, dans le sens d’une démarche explicitement et politiquement engagée. Les œuvres et les démarches des artistes présentant des « propriétés communes » en ce sens sont ainsi caractérisées par un même « air de famille » qui permet de les considérer ensemble sans pour autant en négliger les divergences : la « famille », ou plutôt le courant du genre rap, dont il est ici question est celle du « rap tribunicien ». La démarche centrale de cette étude vise par conséquent à comprendre la démarche et l’œuvre des artistes de notre panel et de les comparer aux jeux de langage globaux du rap français et éventuellement américain, qui semblent récurrent dans la pratique générale du rap et que certains ouvrages académiques ont parfois pu faire émerger. Du fait de l’importance que le genre rap tend à donner à sa dimension parolière et textuelle, les thèmes communs et emblématiques qui y sont fréquemment mobilisés peuvent être considérés comme des jeux de langage à part entière. La dimension politique de leur engagement est attestée par la critique du système et de l’organisation politique, par l’exploration d’un ailleurs politique constructif et positif ainsi que par l’injonction lancée en direction des auditeurs et des membres de la société à se changer eux-mêmes pour permettre à la société d’évoluer vers un meilleur monde possible. Cette démarche politique contient une perspective éminemment éthique que l’on rapprochera des travaux de Daniel Bensaïd24 sur la mélancolie radicale et de ceux de Ralph

24 Maître de conférences de philosophie à l’université de Paris VIII, Daniel Bensaïd est également reconnu comme l’un des théoriciens les plus réputés du trotskisme contemporain. 26

Waldo Emmerson25 portant sur le perfectionnisme. L’éthique au sens large est entendue par Wittgenstein comme «l’investigation de ce qui compte réellement ou l’investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d’être vécue, ou de la façon correcte de vivre » (Wittgenstein, 2004). L’application de l’éthique au champ du rap tribunicien permettra ainsi de faire émerger dans la démarche et l’œuvre des rappeurs-tribuns la recherche de « ce qui rend le rap digne d’être rappé », recherche permettant de définir « la façon correcte de rapper » propre à ce courant du rap. Cette dimension éthique du rap tribunicien est bidimensionnelle, dans la mesure où non seulement l’éthique conditionne la pratique tribunicienne, mais parce qu’elle constitue aussi un des enjeux majeurs de son message. . En conséquence, la question de recherche qui sera traitée dans ce mémoire se formule en ces termes :

Dans quelles mesures le rap français tribunicien contemporain mobilise-t-il les jeux de langages relatifs au genre du rap afin de porter un message éthique et politique, mais aussi un message d’éthique et de politique, aspirant à participer de manière non- institutionnelle à la vie de la cité ?

L’approche centrale de cette étude vise à comparer la démarche des artistes ainsi que les œuvres de notre panel aux jeux de langage globaux du rap français que certains ouvrages académiques ont pu faire émerger. Cet angle de recherche revêt une dimension relativiste dans la mesure où une hypothèse est faite, à savoir qu’une frange spécifique du rap français contemporain conçoit sa pratique artistique comme le meilleur moyen à sa disposition pour porter et défendre un discours politique jugé minoritaire et sous représenté. L’enjeu majeur qu’induit cette approche consiste à démontrer qu’il existe des rappeurs-tribuns dont la pratique artistique semble principalement dédiée, non seulement à l’expression d’un discours politique contestataire, mais aussi à la volonté de participer plus largement à une amélioration de la société et de la vie de la cité. Dans la continuité de l’enjeu précédent, le deuxième objectifs de ce développement vise à légitimer non seulement le type tribunicien comme qualificatif convenable pour caractériser un des courants du genre rap, mais aussi plus généralement la pertinence d’une typologie des courants artistiques suivant la considération de la démarche et de l’œuvre des artistes. Il ne s’agit absolument pas d’enfermer les artistes du panel dans des cases qui détermineraient la totalité de leurs morceaux mais bien d’apporter un début d’outil théorique afin de faciliter l’appréhension générale de leur démarche. Par ailleurs, les dernières études abouties portant sur le genre rap avaient notamment pour objectif de désencastrer le rap du champ politique, or notre modeste travail tente de relativiser cette séparation mais en considérant cette fois, non la perception médiatique et sociétale du genre, mais la démarche de certains praticiens. Dès lors, le cloisonnement des arts par rapport à leur forme (peinte, sculptée, écrite, chantée,…) pourrait être nuancé par la possibilité d’une classification, souple et non dogmatique, selon ces critères. Par extension, en reconnaissant la pratique du rap comme une pratique artistique légitime, il s’agit également d’esquisser l’ébauche d’un idéal-type de « l’engagement par l’art », à même de compléter l’idéal-type de l’artiste engagé et de relativiser l’idéal-type de « l’art pour l’art ».

25 Essayiste, poète et philosophe américain, Emerson est considéré comme le chef de file du mouvement transcendantaliste américain, courant de pensée postulant une nature humaine intrinsèquement bonne que les institutions tendent à corrompre. 27

Le recours à la « méthode comparative continue en analyse qualitative » afin d’exploiter le matériel composé des sources primaires et du corpus discographique

Un rappeur qui meurt : une biblio' qui brûle J'suis membre d'un gang et d'un club de lecture Peu taciturne est la langue du bitume Les tatouages à l'encre on raconte le vécu

Médine, « Prose élite », Prose élite, Din Records, 2017

Ce mémoire entend proposer une étude du courant tribunicien du rap français à travers un panel de trois auteurs représentatifs. Le postulat méthodologique à partir duquel notre travail de recherche s’effectue considère que la compréhension d’une pratique artistique doit considérer parallèlement la démarche par laquelle l’auteur entreprend sa production artistique autant que l’œuvre en elle-même. Dans son ouvrage portant sur la relation phatique instituée entre rappeurs et auditeurs, Anthony Pecqueux souligne plusieurs enjeux relatifs à cette approche. Tout d’abord, il tient à « prendre au sérieux le disque », approche que nous partageons pour des raisons toutefois différentes. Le disque constitue pour le sociologue l’objet rendant possible l’institution phatique de la relation artiste – public dans le rap, tandis que notre étude postule que le disque incarne l’œuvre aboutie du rappeur en tant qu’artiste. Dans la situation de la démarche tribunicienne, l’album représente la tribune physique par laquelle le rappeur fait entendre ses revendications critiques et constructives. A l’approche descriptive, pertinente et salvatrice dans le cadre d’une étude considérant le rap de manière homogène, nous préférons l’approche en intentionnalité, particulièrement éclairante lorsqu’il s’agit d’expliciter une certaine démarche d’engagement dans le cadre d’un objet d’étude précis. En d’autres termes, la position d’Anthony Pecqueux ne s’intéresse pas aux spécificités liées aux projets des auteurs à travers leurs œuvres tandis que c’est précisément sur cet aspect particulier que se focalise notre réflexion. Il refuse ainsi de considérer le rap comme un discours construit et argumenté qui revêt également un intérêt rhétorique et textuel. S’il est vrai que ces derniers critères ne peuvent pas s’appliquer à l’ensemble des pratiques artistiques relevant des jeux de langage, on ne peut néanmoins pas nier une réelle portée « littéraire » à certains courants du rap. Lucio Bukowski et Kery James, pour ne citer qu’eux, ont même publié certains de leurs textes, le premier sous forme de recueil, le second afin de compléter un album à forte dimension autobiographique. Kery James rappe d’ailleurs dans un morceau en featuring avec Medine :

Je ne conçois pas la forme sans le fond qu'est-ce que j'fais Je mène une révolution sur le son sans le sang 26

Et Médine, seul cette fois, de compléter dans une phase emblématique de sa démarche :

Besoin de mettre la forme au service du fond 27

26 Kery James, « Le prix de la vérité », Réel, Because Music, 2009 27 Médine, « Besoin de résolution », Djihad, le plus grand des combats est contre soi-même, Din Records, 2005 28

Aussi, nous supposerons dans ce travail que les textes des « rappeurs-tribuns » méritent d’être analysés en tant que contenu artistique tangible, défendant une certaine argumentation et mobilisant des outils rhétoriques. Cela se fera en gardant à l’esprit que l’oralité est essentielle dans le rap et qu’on ne saurait le limiter à la graphie de ses textes. Les fautes grammaticales ainsi que les marques d’oralitées seront cependant conservées puisqu’elles ont sciemment été enregistrées ainsi et font donc partie intégrante du contenue artistique. L’artiste sera lui aussi considéré comme une source légitime permettant de comprendre et d’expliciter son œuvre. Ce n’est donc pas seulement le disque, mais aussi le rappeur et ses paroles que nous prendrons au sérieux. Par conséquent, le matériel sur lequel se base ce mémoire est non seulement constitué d’un corpus discographique englobant la totalité des albums « solo » de Médine, Keny Arkana et Kery James, mais aussi des biographies, des interviews, des entretiens, des témoignages de ces auteurs ou à propos de ces auteurs. Les différentes productions artistiques, intellectuelles et culturelles des auteurs qui n’appartiennent pas au champ du rap font également partie du matériel étudié dans la mesure où elles apportent un éclairage sur l’auteur, ses engagements et sa conception du rap. La biographie d’un rappeur permet de comprendre la place que prend sa pratique artistique dans sa vie et particulièrement de pointer d’autres formes d’engagements permettant de la contextualiser sociologiquement. Elle permet aussi de comprendre les nuances en ce qui concerne la démarche tribunicienne, tant sur la manière de rapper qu’en ce qui concerne les thématiques privilégiées. Les interviews apportent quant à elles une source directe permettant d’entendre, ou bien de lire, les rappeurs s’exprimer explicitement sur leur démarche et les enjeux de cette démarche. Les témoignages peuvent être de deux natures : ils peuvent soit être issus des auteurs directement, soit d’observateurs critiques du genre produisant ce que Mathias Vicherat appelle « l’exégèse » du rap (Vicherat, 2001). Ils permettent encore une fois d’ajouter de la densité, de la profondeur et de la mise en perspective à l’analyse de la démarche de l’auteur. Pour en revenir à l’étude des disques et des morceaux qui les composent, le corpus qu’interrogera ce mémoire concerne 25 disques, certains présentant des spécificités qu’il s’agit de mettre en évidences, soit près de 335 morceaux dont certains semblent avoir plus d’importance que d’autres aux yeux des rappeurs. En effet, certains titres peuvent être régulièrement cités ou pris en référence par l’auteur lui-même dans d’autres morceaux et certains de ces mêmes titres font l’objet d’un vidéoclip, signe de la volonté de lui apporter une plus grande exposition aux yeux et aux oreilles des auditeurs. L’observation attentive de ces albums vise à faire ressortir des caractéristiques communes à notre panel dans leurs utilisations des jeux de langage du genre rap. Les textes constitueront les matériaux analytiques les plus tangibles, aussi cette étude leur fera la part belle. Le travail d’Anthony Pecqueux tient à mettre en exergue les marques d’oralité, c’est pourquoi il procède à une retranscription systématique des passages qu’il cite en les faisant figurer dans son étude. Remarquons d’ailleurs qu’il n’a bien souvent pas le choix : en effet, beaucoup de rappeurs ne font pas figurer leurs textes écrits dans les pochettes de leurs disques et,d'autre part, il était difficile de trouver des référencements précis des paroles des rappeurs sur internet au moment où le chercheur réalise son étude. Dans le cas de cette étude, cette démarche de retranscription systématique serait d'une part trop fastidieuse pour un mémoire comme le nôtre, et d'autre part elle ne serait pas nécessairement utile car certains sites présentent des retranscriptions fidèles des œuvres de rap, faisant même apparaitre les marques d’oralité comme les fautes de français propres au langage parlé, les interjections ou même les gimmicks. Si toutefois une différence notable apparait entre l’écoute du morceau et sa retranscription sur le site, l’écoute sera privilégiée. Reprenant les critiques du chercheur au CNRS à l’encontre de la graphie d’une pratique artistique qui se caractérise avant tout par son oralité, aucune ponctuation ne sera par ailleurs intégrée aux paroles de rap citées, puisque

29 la manière dont l’interprète gère son souffle la rend caduque. Le site de référence mondial incontesté pour la retranscription des paroles de rap et de leurs explications est le site RapGenius récemment rebaptisé Genius. Il fonctionne comme une plateforme participative et communautaire dont les membres peuvent commenter, expliquer et corriger les retranscriptions des textes de rap. Les auteurs peuvent même bénéficier d’un compte certifié grâce auquel ils peuvent expliciter le sens qu’ils cherchaient à donner à leurs paroles. Parmi notre panel, Médine est de loin l’artiste ayant le plus souvent recours à ce compte certifié. Mais il ne s’agit pas pour autant de négliger les dimensions liées au caractère oral du rap dont font partie le flow, l’accompagnement instrumental, les featurings28, ou encore les samples. La totalité des morceaux et des disques de rap qui sont considérés dans cette étude ont d’ailleurs été d’abord écoutés avant d’être lus. Ce « travail d’écoute » pour reprendre les termes d’Anthony Pecqueux a été facilité par ma connaissance antérieure d’un nombre conséquent de morceaux de ces auteurs, il n’y a donc pas eu de temps d’adaptation à ce niveau-là. Le processus d’écoute des morceaux de rap s’est largement inspiré de ce qu’Anselm Strauss appelle une « méthode comparative continue en analyse qualitative »29, qui peut grossièrement se résumer à un affinage du postulat initial au cours de la recherche en fonction des nouvelles catégories que fait émerger l’étude des données, leurs comparaisons et leurs occurrences. Cette approche a le mérite de faire interagir le concept à partir duquel se situe la réflexion avec le terrain qu’il qualifie, limitant ainsi le risque d’intégration forcée des données dans les cadres définis par le concept. Elle se rapproche de « l’induction analytique », dans la mesure où elle vise à générer et à prouver une théorie rendant compte d’un comportement spécifique, ici la mobilisation de la pratique artistique du rap comme tribune d’un engagement citoyen. Toutefois elle s’en différencie en ne requérant pas une considération exhaustive des données, mais leur « saturation » analytique. Ces données peuvent être assez hétérogènes, des interviews au corpus discographique. Cette méthode inductive de traitement théorique des données brutes que sont les sources primaires et discographiques devrait permettre de dessiner les contours d’une théorie locale décrivant une certaine pratique du rap ainsi que ceux d’une théorie « propositionnelle » concernant la mobilisation d’une pratique artistique donnée dans une démarche politique consciente. En d’autres termes, les différentes réappropriations des jeux de langage du rap dans le but de supporter un message politiquement et éthiquement engagé ont été constituées au fur et à mesure des lectures et des écoutes, autant en ce qui concerne les interviews et les témoignages que pour les disques du corpus. Cela nous a amené à revoir et à préciser certaines caractéristiques du courant tribunicien du rap afin d’aboutir à la définition la plus fidèle possible. La démarche et le contenu des textes sont ainsi mobilisés en parallèle afin de noter les points communs, les nuances, les limites, les contrastes entre les auteurs et la démarche tribunicienne telle qu’elle a été définie. Si les albums des rappeurs de notre panel présentent des différences, celles-ci peuvent parfois s’inscrire dans une évolution logique et rationalisable, l’auteur en étant parfaitement conscient et cherchant à faire muer son œuvre. Par exemple, l’album de Keny Arkana Entre ciment et belle étoile s’inclue dans la continuité de son album précédent, puisqu’ en plus de l’aspect très revendicatif des textes et de la détermination rageuse qui caractérisent le style de la rappeuse, certains morceaux font échos à ceux de l’album précédent. Ainsi, au titre « le missile est lancé » succède « le missile suit sa lancée », signe d’une continuité artistique choisie et revendiquée. De plus, au-delà de la dimension évolutive de l’œuvre d’un artiste, il est envisageable d’y déceler une cohérence globale et une complémentarité assumées entre elles. La diversité de l’expression artistique se conçoit dès lors par rapport à la démarche consciente de l’artiste. La rappeuse-tribun de

28 Terme anglais très utilisé dans le champ de la musique rap qualifiant l’intervention d’un artiste tiers dans un album qui n’est pas le sien. 29 Strauss, Anselm, et al. « La trame de la négociation. » Sociologie qualitative et interactionnisme, 1992 30 notre panel enregistre ainsi un album qu’elle appelle « esquisse » avant chacun de ces albums issus d’un projet de long terme. Médine alterne entre des albums à la rhétorique et au flow plus ou moins agressifs, ou plus ou moins apaisés et conciliant parce que, rappe-t-il :

Entre le hardcore et le conscient j'ai fait le choix de ne jamais choisir Mon meilleur album c'est celui qui n'est pas encore sorti 30

Il parait donc dangereux de séparer démarche et œuvre, notre développement cherchera par conséquent à systématiquement faire interagir ces deux dimensions propres à la compréhension du courant tribunicien.

Dans un premier temps, notre développement interrogera la dimension éthique du rap tribunicien au prisme du perfectionnisme émersonien et de la mélancolie radicale de Daniel Bensaïd. La définition de l’éthique tribunicienne que nous dégagerons dans la première partie s’appuiera d’abord sur ce que nous définirons comme l’éthique classique du rap, laquelle reprend les critères d’authenticité et de sincérité qui constituent un véritable jeu de langage moral du genre rap. Il apparaitra ensuite qu’a cette perspective éthique classique, le courant tribunicien ajoute une dimension perfectionniste au sens émersonien du terme, laquelle permet la réalisation de la self-reliance réflexive et la construction d’un message anticonformiste critique. Cette dimension critique est nourrie par une perception profondément pessimiste du monde qui confine à la mélancolie. Cet aspect mélancolique n’est certes pas relatif qu’au seul courant tribunicien, certains observateurs considérant même que le genre rap représente « une des formes contemporaines d’expression du désespoir » (Pecqueux, 2009, p. 69). Pourtant, nous verrons que la réponse engagée et combative qu’y apporte le rap tribunicien tend à rapprocher la pratique tribunicienne d’une éthique radicale, c’est-à-dire à la réponse politique active décrite par Daniel Bensaïd qu’apportent les révolutionnaires face à la mélancolie classique. Il s’agira de montrer que, pour pertinente qu’elle soit dans la compréhension du courant tribunicien, l’éthique radicale doit toutefois être nuancée, car le dévouement total qui caractérise l’engagement du révolutionnaire dans la cause qui lui parait juste est fondée sur la sobre certitude que son combat, bien que voué à l’échec, est le bon. Or il y a dans la démarche artistique tribunicienne un doute persistant quant aux engagements des rappeurs-tribuns qui ne leur permet pas de mettre en œuvre une éthique aussi radicale que ne peut l’être celle des révolutionnaires. Nous verrons donc que cette nuance tribunicienne vis-à-vis de l’éthique révolutionnaire peut s’apparenter aux réserves d’une certaine frange de l’anarchie libertaire incarnée par Emma Goldman, pour laquelle un idéal, si grandiose soit-il, ne justifie pas nécessairement tous les sacrifices. Malgré ses repères éthiques, le rappeur-tribun nous apparaitra alors quelque peu désemparé, à l’image du « phénomène d’impuissance » qui caractérise le sentiment des trois chanteurs francophones, sympathisants de l’anarchisme : Brassens, Brel et Ferré. Il s’agira de comprendre cette incertitude dans la logique du perfectionnisme d’Emerson, pour lequel l’individu doit atteindre un certain degré de confiance en lui afin de rendre possible une réflexion autonome. Mais cette autonomie ne signifie pas pour autant que le sujet est convaincu et a atteint un stade indépassable dans sa réflexion, le doute n’est pas vaincu. En ce sens, le perfectionnisme se présentera à nos yeux comme un processus de questionnement perpétuel. C’est cette éthique de l’engagement et de la remise en question continue que nous retrouverons très perceptiblement dans la pratique tribunicienne du rap. Notre réflexion aboutira finalement à observer que, loin de simplement régir la manière dont les rappeurs-tribuns exercent leur art et s’engagent, cette

30 Médine, « Global », Prose élite, Din Records, 2017 31

éthique tribunicienne constitue également un message complexe et bardé d’incertitudes que les rappeurs-tribuns aspirent à partager avec leur auditoire. Dans un second temps, notre développement abordera la traditionnelle question de la place du politique dans le genre rap. Il s’agira de constater que le rappeur-tribun, sans refuser la dimension potentiellement politique de son art, ne correspond cependant pas à l’archétype du rappeur comme haut-parleur des banlieues et des minorités sociales. Si la pratique tribunicienne semble en effet s’approprier ce mandat de représentation minoritaire, elle le dépasse et le transcende largement. Il s’agira de justifier précisément comment le dépassement du mandat de représentation minoritaire se traduit notamment par un élargissement mandataire du minoritaire au plébéien et par l’approfondissement des prérogatives qu’induit ce mandat fictif. Ainsi, en ce qui concerne sa dimension critique, nous constaterons que la pratique tribunicienne complexifie et nuance ses accusations, les portant autant contre un système clairement défini que contre une plèbe parfois jugée passive et attentiste. Nous retrouverons alors l’influence de l’éthique perfectionniste, laquelle permet de défendre un discours critique sur la place publique sans pour autant la dispenser de toute remise en question. L’influence perfectionniste se retrouvera également dans la dimension andragogique de la pratique tribunicienne, laquelle illustre un dépassement total de l’assignation des rappeurs à la seule fonction critique supposée de leur art. L’andragogie dans le rap tribunicien aspire en effet à instruire les individus afin d’en faire de meilleurs citoyens, à même de comprendre le monde, de le contester et de le repenser. Nous constaterons donc que l’andragogie du rap tribunicien consiste autant dans l’enrichissement des connaissances des rappeurs-tribuns que de leur auditoire plébéien. Notre cheminement nous conduira finalement à constater que la pratique tribunicienne se caractérise par la perspective positive que contient son message politique, perspective positive à la fois utopique et hétérotopique. La dimension utopique de l’engagement artistique des rappeurs- tribuns trouve son origine dans la critique de la société établie et dans le constat mélancolique d’un vécu insatisfaisant. La mélancolie radicale de Daniel Bensaïd, mise en perspective avec la pensée de Claudio Magris, permet de concevoir un désespoir propice à susciter l’utopie. Les rappeurs-tribuns seraient ainsi porteurs d’une positivité politique. Au-delà de son importance utopique, la potentialité politique à l’œuvre dans le rap tribunicien est également hétérotopique, au sens foucaldien du terme. Ce concept nous poussera à concevoir que le message politique du rappeur-tribun est également un message incarné, au même titre que son message éthique. La fonction politique non-institutionnelle de représentation et d’expression publique que revêt la pratique tribunicienne du rap nous amènera à penser que leur rappeur matérialise l’évolution sociétale et politique qu’il semble appeler de ses vœux. Ce message se dirige en direction d’une démocratie locale, directe et participative dans laquelle la société civile joue le rôle principal.

32

I- La place de l’éthique dans la pratique tribunicienne du rap : de la condition sine qua non d’expression du rappeur-tribun à la vocation du message politique

Il s’agit d’interroger la place de l’éthique dans la pratique artistique du rap caractérisée par la démarche tribunicienne. Ce rap tribunicien semble non seulement se conformer à une certaine éthique relativement classique dans le genre rap, mais il fonde également sa spécificité artistique sur une éthique proche du perfectionnisme d’Emerson ainsi que sur la mélancolie radicale de Bensaïd. Cette éthique complexe et caractéristique du courant tribunicien permet notamment l’interaction sociale phatique indispensable tout en représentant un de ses enjeux majeurs.

A) La démarche artistique tribunicienne : une expression artistique socialement ancrée reposant sur une certaine éthique perfectionniste

Les rappeurs-tribuns s’approprient l’éthique traditionnelle du genre rap, focalisée sur les valeurs parfois paradoxales d’authenticité et de sincérité. Le recours à une démarche s’inscrivant dans le perfectionnement d’Emerson permet de dépasser cette contradiction potentielle, donnant une dimension évolutive à l’authenticité dont le critère de sincérité permet justement de rendre compte artistiquement.

1- La pratique du rap, une interaction sociale fondée sur un contrat implicite d’authenticité et de sincérité : l’éthique « classique » du rap

Les critères moraux d’authenticité et de sincérité: un jeu de langage artistique prééminent dans « l’éthique traditionnelle » du rap

Anthony Pecqueux développe l’aspect interactionnel du rap en reprenant la définition de l’interpellation par Louis Althusser, lequel insiste sur l’importance du pronom comme moyen de faire de l’individu interpellé un sujet à part entière de la situation d’énonciation. Or le système déictique mobilisé dans le genre rap est particulièrement marqué par le recours aux pronoms personnels. Au-delà de la question pronominale, la bi-dimensionnalité du flow, en tant que « style de la voix rappée » et que « style du rappeur », lui confère une portée à la fois analogique et digitale, permettant de solliciter autant l’entente passive par l’oreille subsidiaire que l’écoute active par l’oreille focale. Ce flow constitue « la voix du rap », qui repose sur une éthique que l’auteur désigne par le terme de prosopopée, ici pris au sens de « prise en charge vocale d’une suite de mots […] telle qu’elle impose à l’auditeur la présence d’une personne humaine, dans ce qu’elle implique comme responsabilité minimale», c’est- à-dire que la voix du rap est habitée et sincère dans son rapport avec l’auditeur (Pecqueux, 2007, p.151). Ce phénomène interactionniste d’interpellation constitue un jeu de langage commun à la pratique du rap que le chercheur qualifie « d’institution phatique » et induit un certain contrat de sincérité inhérent à la relation générée par l’expression du rappeur en direction des auditeurs. Le sociologue parle d’ailleurs de « valeur de vérité fondamentale dans le cas du rap » (Pecqueux, 2007, p119). Dans le cas du courant tribunicien du rap, les conditions d’authenticité et de sincérité semblent largement sollicitées par les artistes, se conformant au jeu de langage du genre :

33

Que d' jusqu'à Garges les Gonesses Dans ces revendications tous les gens s'y reconnaissent Demandes-leur Kery James ils connaissent Rappeur authentique véridique et honnête31

La main sur l'cœur je jure de dire que la vérité Même si elle parait folle je jure qu'elle seule guidera Mes mots et mes buts je jure de ne jamais oublier Ce qui m'a poussé à rapper à écrire et à causer au peuple32

Destins morflés Y'a des dégâts internes mais restore, fait Snobe la tchatche avec Morphée Sors ma vérité des notes écorchées33

Le rapport à l’authenticité parait, à bien des égards, être lui aussi essentiel dans le genre rap, au sein duquel il représente une véritable image de marque indispensable dans le cadre des rapports socioprofessionnels, pour reprendre l’angle choisie par Morgan Jouvenet (Jouvenet, 2006). Les fautes grammaticales, syntaxiques et de prononciation qui jalonnent régulièrement les paroles du rap participent de cette authenticité, renforçant l’aspect spontané de l’œuvre en recourant au « mode articulatoire commun » (Pecqueux, 2007, p.63). En l’occurrence cette dimension n’est pas exclusive au rap, puisque les arts populaires oraux et chansonniers dans leur ensemble la partagent, comme la chanson française dite « réaliste » du tournant du siècle ou encore les chanteurs de la seconde partie du XXème siècle Renaud ou Balavoine. Les travaux de Morgan Jouvenet tendent néanmoins à pointer l’importance que prend le critère d’authenticité dans le cadre du genre rap. Ce dernier en parle comme d’un « leitmotiv professionnel », qui reposerait sur le rappel du milieu social dans lequel ce genre serait ancré et qui serait lié à la valeur de sincérité (Jouvenet, 2006, p. 265). Pour le chercheur, ces éléments se retrouvent dans les liens régissant le champ du rap, relevant davantage de choix rationnels effectués dans un milieu socioprofessionnel déterminé et déterminant, une sorte d’habitus propre au champ professionnel du rap. Au-delà d’une forme d’adaptation du « travailleur » rappeur à son milieu professionnel, à ses codes et à ses exigences, l’authenticité peut également prendre place dans une démarche artistique consciente et réfléchie, notamment dans le cadre du contrat tacite de vérité sur lequel se fonde l’interaction entre l’artiste et l’auditeur, notamment via ses disques. Dans cette même logique, cette authenticité paraît particulièrement centrée sur l’affirmation d’un engagement principalement politique et social dans le cas du rap contemporain, la revendication de l’authenticité sociale permettant de légitimer l’engagement du rappeur. Pour reprendre les propos de Daniel Vander Gucht à propos de Walter Benjamin : « Benjamin insiste sur la nécessité pour l’artiste engagé de fonder sa solidarité avec la classe opprimée, non sur base d’une sympathie idéologique, aussi sincère soit-elle, mais sur une solidarité de condition » (Vander Gucht, 2014, p.17). Dès lors, il est indispensable pour un artiste engagé de mobiliser le critère d’authenticité dans le cadre de son engagement. Si les critères de vérité et d’authenticité sont particulièrement perceptibles dans le rap, c’est aussi et surtout par le besoin de démontrer ces qualités de manière explicite dans l’œuvre, puisque auteur, interprète et protagoniste sont souvent considérés comme la même personne. Dès lors, ces valeurs constituent donc les deux piliers sur lesquels paraît s’appuyer

31 Kery James, « Je revendique », Ma vérité, Up Music, 2005 32 Keny Arkana, « La main sur le cœur », Esquisse 1, Because Music, 2005 33 Médine, « Qui veut la paix », Jihad, le plus grand des combats est contre soi-même, Din Records, 2005 34 une large pratique du rap, aussi ne paraît-il pas inadéquat de les considérer comme composants centraux d’une éthique « traditionnelle » ou « classique » du rap, dont la mobilisation ferait partie intégrante des jeux de langage du genre. La représentation symbolique honorifique et mythifiée de « la Rue » incarnerait cette recherche de crédibilité artistique et sociale à travers le respect de l’éthique classique du rap. Si « la Banlieue » constitue un lieu fantasmé incarnant et cristallisant des peurs liées à divers altérités sociales, « la rue » constitue l’exact inverse, c’est-à-dire la réappropriation symbolique d’un lieu imaginaire, gage d’authenticité et de légitimité pour les rappeurs. Cette légitimité serait autant sociale qu’artistique, puisque la place que le genre rap fait à la question de l’authenticité rend inévitable l’assomption de sa condition sociale, quelle qu’elle soit. Ce dernier point est effectivement important, puisqu’il est courant de ne concevoir le rap que comme un art de minorités sociales, ethniques, culturelles et économiques. Or certains artistes importants et reconnus sont d’une origine sociale toute autre, à laquelle ils ne manquent d’ailleurs pas de faire abondamment références. On peut citer comme exemple les versaillais du Klub des loosers, le caennais, fils de principal de collège, ou encore les jeunes toulousains de la classe moyenne Bigflo et Oli. Ainsi à la référence à « la Rue », si elle n’est donc pas systématique dans la pratique du rap, reste néanmoins importante à mobiliser, le courant tribunicien ne faisant pas exception. Ce lieu mythifié varie d’ailleurs dans sa symbolique suivant les auteurs qui l’invoquent, mais il représente néanmoins un archétype abstrait d’une banlieue « dure », « réelle », comprise comme une « métaphore territorialisant des peurs sociales ». Ce fantasme est finalement approprié par certains praticiens du rap qui s’identifient à l’assignation identitaire de « banlieusard » plutôt qu’à un lieu au sens géographique du terme (Hammou, 2014, p.272). L’évocation qu’en font les rappeurs-tribuns est en ce point complexe, témoignant d’une pratique artistique reprenant largement les codes traditionnels et communs du genre rap tout en les mobilisant dans une optique d’engagement et de message explicite. Keny Arkana assume et revendique un ancrage populaire et local, en l’occurrence relatif aux quartiers populaires de Marseille. Elle insiste donc sur son appartenance géographique à la « Banlieue ». Pour autant, si elle en reconnait sa dimension dure et violente, elle la rejette en bloc et cherche à mettre en garde à son sujet. Le morceau « La mère des enfants perdus » en est sans doute la meilleure illustration, la rappeuse filant l’allégorie de la rue comme mère indigne et infanticide corrompant ceux qui ont le malheur de croire en elle:

Tes parents vont me maudire Alors sans une excuse Pour moi tu vas les faire souffrir Je serais la cause de vos disputes Moi qui t’accueille à bras ouverts si tu prends la porte Viens j’t’offrirais de l’argent à te faire et pleins de potes Qui seront tes compagnons, tes frères Car mes fils aveuglés c’est à cœur joie Que vous sombrerez dans mes vices Refrain Je suis la rue La mère des enfants perdus Qui se chamaillent entre mes vices et mes vertus Je suis la rue Celle qui t’enseigne la ruse

35

Viens te perdre dans mon chahut34

Médine a lui aussi grandi et commencé à rapper dans des quartiers dits « sensibles », en l’occurrence au quartier du Montgaillard au Havre auquel il fait régulièrement référence. Le morceau « La Tess » témoigne plutôt d’une assomption de la « Banlieue » en tant que lieu des minorités, conformément aux fantasmes qu’elle incarne. Néanmoins, le rapport de Médine avec « la Rue » se veut distant, secondaire. S’il insiste sur son identité havraise, il préfère en revanche aborder la banlieue par son angle social et politique plutôt que des rester dans les clous des fantasmes sur la « Banlieue ». S’il se réfère parfois aux peurs, notamment religieuses, qu’elle incarne, c’est avant tout dans une forme ironique assez évidente :

La tempête provient de l'Islam et des banlieues Des marginaux installés sur la terre du milieu Cachés sous leurs voiles sur les lignes de transport Leurs barbes sont trop longues interdites d'aéroport C'est légitime si l'on cède à la psychose Un immigré trop studieux ça couvre quelque chose Dans leurs trousses couteaux, cutters et canifs Des manuels de pilotage dans un cartable explosif Des lobotomes de la télévision Les médias sont les juges des procès d'intention Fournisseurs d'intox au kilogramme De l'amalgame terrorisme et Islam Dans mon ghetto on a peur de l'avion Et les femmes impressionnent beaucoup plus que Cendrillon Et c'est juste par manque de culture Qu'Oussama Ben Laden est écrit sur les murs35

A propos de Kery James, le rapport qu’il entretien à la « Rue » et à la « Banlieue » est essentiel dans son œuvre, puisqu’il a grandi à Orly, dans un milieu extrêmement populaire. Vis-à-vis de la « Banlieue », la démarche de Kery James vise à la redéfinir de manière plus positive et de la sortir du carcan des peurs collectives auquel elle est assignée. Dans l’extrait de « Ghetto super classe » qui suis, le terme de Ghetto peut apparaitre comme péjoratif, mais il renvoi en l’occurrence a un morceau précédent de Kery James : « Le Ghetto français »

Avoir la Ghetto super classe c'est Partir du bas Sans ôter le pantalon ni les bas Parvenir au but Mais rester droit Sans être injuste Tout en défendant ses droits Jusqu'à accéder à la ghetto super ascension Une fois au sommet : Ghetto super attention Car la ghetto super classe implique De faire profiter les siens ainsi que

34 Keny Arkana, « La mère des enfants perdus », Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 35 Médine, « Ni violeur, ni terroriste », 11 septembre, récit du 11ème jour, Din records, 2004 36

De ne pas renier d'où tu viens36

Cette relation entre le rappeur et la « Rue » est toutefois paradoxale : à la fois source de légitimité et d’inspiration, mais aussi de violence et de peines. A ce sujet, Kery James déclare d’ailleurs : « Quand j’ai choisi de prendre mes distances d’avec la rue, j’ai eu besoin, pour me reconstruire, de quitter ce truc. Je ne pouvais donc pas rester Mafia K’1 Fry, puisque les gens avec qui je trainais, c’était la rue. » (in Blondeau, Hanak, 2008, p.96) Ses morceaux mettant en garde contre la violence de la vie dans la « Rue » illustre du recul que prend le rappeur vis-à-vis de la vie dans la « Rue » de « La Rue ça fait mal » ou « Le Ghetto Français », dans lequel il décrit cette fois un quotidien de misère dur et violent :

Viens Viens vivre au milieu d'une cité Seulement es-tu prêt à donner ta vie et ton sang Sans hésiter pour être respecté Car ici on ne te fout jamais la paix Si tu ne prouves pas que t'es là Et qu'il est dangereux de te tester Ne jamais lâcher l'affaire lorsqu'on insulte ta mère Toujours essayer d'aller plus loin que ton adversaire Telle est leur loi tant pis pour toi Si tu n'es pas entouré Maintenant c'est famille contre famille Et cité contre cité L'esprit loyal du un contre un a depuis longtemps disparu Seuls les plus vicieux s'imposent aujourd'hui dans la rue37

Par ailleurs, dans sa mobilisation par la démarche tribunicienne, cette éthique classique parait pouvoir se comprendre au prisme du concept assez large de parrêsia tel que défini par Michel Foucault38, c’est-à-dire comme incarnation du parler vraie dans le champ politique et de ses conséquences. Le philosophe définit précisément cette dimension éminemment politique de prise de parole dans l’espace public :

Il y a parrêsia lorsqu’il y a liberté dans l’énonciation de la vérité, liberté de l’acte par lequel le sujet dit la vérité, et liberté aussi de pacte par lequel le sujet qui parle se lie à l’énoncé et à l’énonciation de la vérité. Et dans cette mesure-là, au cœur de la parrêsia, on ne trouve pas le statut institutionnel du sujet, on y trouve son courage. (Foucault, 2008, in Hastings, 2009).

L’institution phatique, reposant sur un contrat de vérité et d’authenticité, paraît ainsi revêtir un aspect parrêsiastique assez évident. En effet, « l’énonciation de la vérité » n’est pas contrainte dans le cadre du rap, c’est une pratique artistique choisie dont un des jeux de langage a certes trait à l’authenticité sans que cela n’empêche certains auteurs de s’en émanciper en développant des raps fictionnels et parodiques. Le critère éthique central de l’authenticité dans le rap lui confère donc une dimension parrêsiastique inhérente à la parole de vérité proférée dans l’espace public. Si sa caractérisation du parler-vrai semble s’appliquer à la globalité de l’expression artistique du rap, le concept foucaldien de parrêsia

36 Kery James, « Ghetto super classe », Ma vérité, Up Music, 2005 37 Kery James, « Ghetto français, reprise acoustique », 92-2012, Believe Recordings, 2012 38 Michel HASTINGS, « De la vitupération. Le pamphlet et les régimes du « dire vrai » en politique », Mots. Les langages du politique 37 qualifie à l’origine la prise de parole d’un citoyen à la tribune face à une assemblée, incarnation institutionnelle du corps politique de la société. Or les rappeurs-tribuns paraissent se saisir au mieux de cette théorie, puisque leur pratique artistique vise à porter un message politique et critique sur la place publique. Par ailleurs, une des particularités du genre rap consiste en la superposition fréquente des rôles d’auteur, d’interprète et de protagoniste dans les paroles des morceaux de rap. L’artiste et le citoyen sont ainsi beaucoup plus explicitement liés dans ce genre artistique, expliquant en partie les nombreux débats au sujet de certaines chansons jugées violentes et immorales39. Ce lien n’est pas systématique, mais reste largement assumé dans le champ du rap tribunicien, où l’art constitue un tremplin public pour l’expression du citoyen, justifiant d’autant plus l’application du concept foucaldien de parrêsia. Médine n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que « pour [lui], artiste est synonyme d’engagé. Dès que tu as un auditoire, tu as une responsabilité, tu es tenu de te positionner, te documenter, avoir un avis » (in Hanak, Blondeau, 2008, p. 195). A propos d’une question qui lui est posée sur un éventuel avenir en politique, à l’occasion d’une rencontre avec des entrepreneurs pour, Kery James n’hésite pas lui non plus à donner une signification politique à son engagement artistique: « J'ai déjà l'impression [de] faire [de la politique]. Sauf que ce n'est pas de la politique politicienne. J'ai le sentiment d'avoir de l'influence sur le débat public, que ma parole compte » (in Eco, février 2017)40. La revendication d’une pratique du rap « hardcore », généralement censée faire écho à la crudité des paroles, peut ainsi prendre elle aussi un sens plus politique dans cette logique parrêsiastique : elle symbolise la violence que peut générer la vérité qui blesse, celle que le rappeur-tribun cherche à exprimer. Le « hardcore » est ainsi le gage de la sincérité totale du rappeur, l’expression de son refus catégorique des concessions et de la censure :

Tout devient infernal À l'heure où il pleut les pires folies Une pensée à Gaza Kaboul Bagdad Damas et Tripoli Tout devient infernal À l'heure où il pleut les pires folies La vérité fait mal Aux menteurs et aux hypocrites41

« Hardcore » est également le titre d’un des morceaux phares de l’ancien groupe de Kery James Ideal J, or ce dernier ne manque pas de s’y référer à maintes reprise au cours de sa carrière solo. Ainsi « Hardcore 2005 » (l’album Ma vérité sortie en 2005), a recours à une anaphore du terme « hardcore » tout au long du morceau, pendant lequel Kery James égratigne la société :

Hardcore et critique est la situation dans le monde

39 L’affaire Sniper a déjà été abordée, elle a été causée par un morceau intitulé « La France » dans lequel le protagoniste du texte évoque notamment la « mission d’exterminer les ministres et les fachos ». Les rappeurs ont répondu à l’accusation d’incitation à la violence par une lettre ouverte dans laquelle ils font un parallèle avec le procès de Baudelaire. Le poète avait été condamné pour immoralité en 1857 avant que la cour de cassation n’annule cette condamnation en 1949, invoquant la dimension symbolique de l’œuvre de Baudelaire. Les plaintes déposées à l’encontre du rappeur Orelsan pour incitation à la violence envers les femmes sont également emblématiques du lien qui est systématiquement fait entre auteur-interprète et protagoniste des chansons. Ce dernier a justement plaidé que les paroles incriminées ne représentaient pas son opinion personnelle, mais étaient celle d’un personnage fictif, cynique et amer qu’il incarne au fil de certaines de ses chansons. 40Le Parisien Eco, « Kery James: "J'ai l'impression de faire de la politique" », publié le 27 février 2017 41 Keny Arkana, « La vérité fait mal », L’esquisse 3, Because Music, 2017 38

Hardcore l'attentat historique du 11 septembre Hardcore Le Pen qualifié au deuxième tour Hardcore la mort de Biggy Small et 2Pac Shakur Hardcore après le Dass voilà le Srass La légionellose la vache folle et j'en passe

La démarche « hardcore » et rebelle de Médine est emblématique, puisque la provocation auquel il a parfois recours vise à susciter une réaction de la part de la société, réaction qui lui permet de débattre, de rencontrer des interlocuteurs, de faire valoir ses points de vue et de relativiser ses opinions. « Il faut savoir que la provocation n’est qu’une méthode, une stratégie qui utilise des codes et des signaux subversifs afin d’amener au message principal. » (Médine, Boniface, 2012, p. 16). Cette démarche se retrouve notamment dans cette phase issue du morceau « Global » de Médine : « Entre l'hardcore et le conscient j'ai fait le choix de ne jamais choisir ». La revendication de la crudité des paroles s’inclue également dans le jeu de langage de la sincérité : parler crument, c’est parler sincèrement. De plus, la manifestation de la sincérité et de l’authenticité dans l’art passe plus généralement par une catharsis, c’est-à-dire par un processus d’extériorisation des névroses de l’artiste, de ses déboires et de ses problèmes par l’art. La compréhension cathartique de l’art constitue une approche psychologisante qu’on ne saurait limiter à la seule question de la violence dans le cadre du rap : cette catharsis revêt également une dimension personnelle et sociale, comme dans la plupart des pratiques artistiques.

Chaque lettre est trempée dans un souvenir sanglant Mec je pleure des larmes de sang Ma musique pleure des larmes de son Tragique car elle chante ce que les armes font Les Hommes font d'elles ce que les armes sont Et si mes rimes sont belles c'est que mon âme fond42

Mon encre... A l'encre de Médine...Écoute mon histoire... C'est la bavure de mon encre mon anxiété Mes peines ma rage, ma façon de m'exprimer Mon défouloir mon exutoire mon métier Mon message plus clair pour plus de piété43

Eh connard c'est à toi que j'parle dis-moi tu t'reconnais ? Directeur de centre et d'maison d'enfant et laisse-moi rigoler M'sieur qui sait tout et c'est surtout pour détruire les gamins Ou l'espoir des parents connard personne ne peut prétendre demain Eh connard c'est à toi que j'parle et j'ai pas oublié t'inquiète ni tes coups d'putes Ni tes belles paroles qui finalement rackettent le peu d'espoir qu'il reste quand toi tu dis qu'y en a plus Moi j'm'en fous j't'ai jamais écoutée mais ma mère elle t'a cru44

Cette sincérité cathartique affirmée et artistique atteste que l’artiste ne ment pas, qu’il ne cache rien à son public. Par exemple, la forme de ces morceaux cathartiques est

42 Kery James, « Laisse-nous croire », A l’ombre du Showbusiness, Up Music, 2008 43 Médine, « A l’encre de Médine », 11 septembre, récit du 11ème jour, Din records, 2004 44 Keny Arkana, « Eh connard », Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 39 généralement marquée par un flow plus plaintif, le ton semble peiné et les sujets évoqués touchent de près à l’histoire du rappeur. La typologie du célèbre linguiste russe Roman Ossipovitch Jakobson, précisée dans un article intitulé "Linguistique et poétique" publié en 1960, est éclairante à ce sujet. Selon sa théorie, chaque message serait composé de six fonctions, dont certaines sont prééminentes par rapport aux autres. La dimension cathartique de l’art et du rap pourrait correspondre à la « fonction expressive » du langage, artistique en l’occurrence, qui « vise à une expression directe de l'attitude du sujet à l'égard de ce dont il parle ». Dès lors, le rappeur ne semble pas disposer du monopole de la sincérité et de la catharsis dans l’art. De fait, il convient d'apprécier et de nuancer la mesure dans laquelle les caractéristiques constituent l'éthique classique du rap. L’authenticité constitue plus largement une valeur artistique importante depuis le romantisme comme le précise Pierre- Michel Menger à l’occasion de la préface qu’il rédige à l’ouvrage de Morgan Jouvenet (2006, p. XVII). Il en va de même pour la valeur de sincérité et de vérité puisque toute activité socialement inscrite fait l’objet d’un contrat implicite de sincérité et d’honnêteté, du champ de la politique à celui du journalisme, en passant par le champ du travail ou celui de la relation vendeur-client. Les mondes de l’art sont particulièrement sensibles à cet aspect, du fait de la grande sensibilité que l’on prête aux artistes et qui induit une forme de dévoilement totale de soi. La valeur de vérité n’a ainsi rien d’original en soi dans le cadre d’une expression artistique, elle est même considérée comme une de ses conditions. Elle est néanmoins particulièrement sollicitée dans le cadre de l’éthique classique du rap, notamment du fait de la superposition courante des statuts d’auteur, d’interprète et de protagoniste des chansons. Le rappeur-tribun semble donc largement partager ces valeurs d’authenticité et de sincérité, mobilisant de fait le jeu de langage éthique du genre rap. Il est ainsi en mesure d’exposer ses engagements sur la place publique dans le sens foucaldien de la parrêsia.

Indépendance, authenticité et sincérité : simple argument du marketing de la marge au sein de l’industrie culturelle ou gage de liberté d’expression artistique

Cette affirmation de l’éthique dans la pratique artistique et professionnelle du rap est sujette à de nombreux débats et contentieux au cœur même de la discipline, principalement sur la possibilité de rester fidèle aux critères de sincérité et d’authenticité dans le cadre de l’industrie du disque. Certains auteurs considèrent ainsi le fait de signer un contrat avec une grande société de production comme une forme de parjure et, a contrario, l’appartenance à un label indépendant comme un gage de véridicité. L’enjeu de l’indépendance artistique par rapport au système de production et de diffusion de masse des biens culturels peut, à première vue, se rattacher au concept d’industrie culturelle tel que développé par les philosophes de l’école de Francfort Théodore Adorno et Max Horkheimer dans La dialectique de la Raison. Selon cette thèse, le monde capitaliste propage une « culture de masse », selon le même mode de la propagande politique qu’ont connue les dictatures totalitaires, afin de conditionner les individus à évoluer dans une société capitaliste. Même le champ de l’art, pourtant supposé être une source de réflexion plutôt que de formatage, serait désormais un bien culturel conditionné par un système de production uniformisant. Ce système insidieux, conceptualisé par la notion d’industrie culturelle, serait dominé par une élite économique capitaliste afin d’exploiter la culture pour conditionner les masses. Par rapport au rap français, les « majors », c’est-à-dire les principales maisons de disques, pourraient être assimilées à un système de production et de diffusion provocant une standardisation et une homogénéisation des biens culturels et artistiques.

40

Les travaux de Karim Hammou témoignent justement du développement de la relation entre rap et industrie culturelle, en expliquant la manière dont les majors ont investi dans le rap français au début des années 1990, dès lors que celui-ci semblait trouver un public large susceptible de rentabiliser cet investissement : il parle du « temps du pari ». Cette évolution entraine une standardisation des chansons de rap pour la production et la commercialisation de masse afin de permettre des économies d’échelle. Une part conséquente du rap français tend à faire la part belle aux refrains (90% des morceaux selon Hammou) et s'applique à respecter les critères formels de commercialisation. Cette tendance s’accentue encore un peu plus avec l’accès du rap aux radios, facilité par la loi Carignon en 199445, dont le vote met fin aux réticences de certains directeurs de programmes vis-à-vis du rap. Cela entraîne le formatage de la durée des morceaux, désormais pensée par rapport aux standards de diffusions en radio. La radio Skyrock obtient rapidement un quasi- monopole en ce qui concerne la radiodiffusion des musiques raps, lesquelles sont toutefois concurrencées par de nouveaux genres musicaux comme le R’N’B. L’accès aux ondes se restreint donc pour les rappeurs les moins connus, ou dont le genre ne correspond pas aux courants stylistiques dominants du moment et tend à générer des tensions entre les artistes pouvant accéder aux radios, généralement produits en majors, et ceux produits en label indépendant. Or la critique de l’industrie musicale est omniprésente parmi les œuvres des rappeurs-tribuns, lesquels ne manquent pas de régulièrement critiquer le rap diffusé en radio. Ils lui reprochent notamment de travestir l’éthique classique du rap au profit d’une réussite mercantiliste dans le show-business. Ces allégations sont mises au premier plan dans la pratique tribunicienne du rap et peuvent donc à première vue être perçues comme une manière de légitimer leur pratique artistique marginale, symbole de sincérité et d’authenticité.

Si t'entends pas ça à la radio gros C'est que c'est du vrai peura gros son de rageux C'est du son avec une histoire A chaque note c'est ma banlieue qui crie "victoire " Y'a rien de commercial ici Si tu cherches du falsh c'est pas ici Ici c'est le son d'origine Gros missile Sud homicide46

Et si j’écrivais mieux que Lionel Florence Issu de la 2ème France j’attends encore ma 1ère chance Pardonne mon arrogance mais ils condamnent mon art en silence Pendant que je pleure mes potes ont terminé leur dernière danse Alors oui je suis poète dans le cercle des disparus A l'ombre du Show-Business mon art vient de la rue47

Pour les rappeurs-tribuns, il s’agit de ne pas entrer dans le « rap game », expression popularisée par les rappeurs américains Nas et Jay-Z renvoyant à l’idée d’une compétition entre différents joueurs et suggérant l’existence de règles relativement établies. Ces règles renvoient aux yeux des artistes de notre panel à des contraintes industrielles et mercantiles, impactant la forme et le fond des œuvres qu’elles permettent de produire.

45 La loi Toubon stipule que 40% des radiodiffusions musicales doivent concerner des interprètes français, or le rap représente alors un champ en pleine croissance qu’on ne peut ignorer. 46 Kery James, « Vraie Peura », A l’ombre du showbusiness, Up Music, 2008 47 Kery James, « A l’ombre du showbusiness », A l’ombre du showbusiness, Up Music, 2008 41

Hostile Game over dans ton rap game...Médine Pas made in Taiwan made in arabian power D.I.N Records label Energizer Proof Sals'a déclenche les hostilités Le rap c'est sérieux stoppez vos festivités48

Rien à foutre de vos règles De votre titre de votre jeu de votre game Pas de groupies juste des sœurs et des frères Être en vie c'est vouloir briser ses chaînes Qu'elles soient en or ou en fer49

Malgré ce refus de rentrer dans le « rap game », certains titres jouent toutefois le jeu de la rivalité compétitive entre rappeurs. Cette affirmation des rappeurs-tribuns par rapport aux autres praticiens du genre sera plus amplement abordée dans un deuxième temps.

Face à l'industrie j'préfère décéder que céder J'suis signer en major mais j'ai l'mort comme en indé Yeah j'suis en mode guerrier J'veux ma place j'suis pas là pour négocier J't'ai loué l'trône négro paye le loyer Il m'reste encore des balles dans le barillet50

Pour en revenir à Adorno, une reprise littérale de ses thèses amènerait probablement à concevoir le rap comme un produit stéréotypé et aliénant issu des industries musicales, étant donné la lecture extrêmement critique que faisait le philosophe allemand du phénomène musical du Jazz. En tant que philosophe spécialiste des questions relatives à l’esthétisme, Christian Béthune a d’ailleurs écrit un ouvrage sur cette question51, fait d’autant plus intéressant que cet universitaire est également l’un des meilleurs analystes de l’esthétique du rap. Le postulat déterministe des penseurs de Francfort n’est pas celui choisi par ce mémoire, puisqu’une diversité assez complexe de pratiques du rap coexistent, certaines cherchant à se distinguer et à critiquer des logiques de production industrielle classique tandis que d’autres y prennent part de manière parfaitement assumée. Par ailleurs, les critiques générales exprimées à l’encontre de la théorie de l’industrie culturelle peuvent être reprises, cette dernière concevant la société selon une approche holiste dans laquelle une puissance sociale minoritaire mais dominante serait susceptible de dicter sa vision du monde au reste de la société. Premièrement, cette vision nie totalement une dimension critique aux récepteurs de ces biens culturels, les essentialisant en individus passifs face à l’information qu’ils reçoivent. Ensuite, une analyse en terme de champs autonomes, relative à la dialectique bourdieusienne portant sur le champ journalistique et télévisuel, nous propose de comprendre les choses différemment, les acteurs d’un champ donné cherchant moins à imposer une vision à la société qu’à dominer leur espace social concurrentiel52. Enfin, l’étude pionnière réalisée par Lapassade et Rousselot (1998) n’hésite pas à affirmer que la constitution du rap américain en genre artistique autonome est majoritairement due à leur

48 Médine, « Game Over », Dont’t Panik Tape, Din records, 2008 49 Keny Arkana, «Hors-game», L’esquisse 2, Because Music, 2011 50 Kery James, « Yeah », Réel, Up Music, 2009 51 Behune Christian. Adorno et le jazz. Analyse d’un déni esthétique, Paris, Klinsieck, 2003. 52 Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Liber-Raisons d'agir, Paris, 1996 42 intégration dans les processus capitalistes de production et de diffusion des biens culturels, prenant le contre-pied de la pensée d’Adorno. Il apparaît d’ailleurs que des rappeurs aux styles très différents signent en major, à l’image de Lionel D et du groupe sulfureux NTM, ce qui laisse supposer que la capacité de standardisation des majors n’est pas totale. En définitive et contrairement à la théorie de l’industrie culturelle, les majors chercheraient donc moins à définir le genre rap qu’elles ne chercheraient en réalité à suivre les tendances impulsées par les auditeurs. Ainsi, malgré un règne indéniable des majors dans le monde du rap, ces dernières ne sont pas pour autant omnipotentes pour décider de la pratique artistique du rap, même à l’échelle industrielle. De plus, ces pratiques diversifiées peuvent cohabiter au sein d’un même label, à l’image de Booba ou de Keny Arkana dont les démarches respectives sont aux antipodes l’une de l’autre et qui sont pourtant impliqués dans la même structure. Ainsi l’appartenance à un réseau de production et de distribution donné ne peut pas être considérée comme un facteur littéralement déterminant pour la production artistique du rap. Il existe en revanche des nuances quant à l’intégration des artistes dans l’industrie culturelle, certains bénéficiant d’une diffusion en radio extrêmement bénéfique pour gagner en popularité, tandis que d’autres en sont tenus à l’écart. Cela s’explique par le formatage thématique et pratique auquel procèdent les principales radios diffuseuses de rap, Skyrock en tête, qui a pour effet soit d’impacter directement la pratique artistique des rappeurs et leurs œuvres, soit d’éloigner des ondes les artistes refusant de se plier à ses critères. L’originalité artistique recherchée dans l’industrie culturelle est donc assez relative, car elle se doit d’être commercialement rentable (Jouvenet, 2006). Cela semble être le cas des rappeurs-tribuns dont la diffusion en radio est largement anecdotique comparativement à leur reconnaissance strictement artistique. Dans les faits, ces derniers ne bénéficient que d’un accès ponctuel et clairsemé aux ondes de Skyrock, à l’occasion d’émissions spécialisées comme « Planète rap », mais ils n’ont pas accès à la « boucle » de diffusion. Il semble donc qu’il existe malgré tout une forme de standardisation du genre rap, due à la fois aux critères de commercialisation privilégiées par les majors et aux critères de diffusion en radio, et dont les rappeurs-tribuns pâtissent eux-aussi. L’engagement tribunicien qui caractérise leur pratique artistique est en effet considéré comme inadapté à la diffusion en radio car pas assez joyeux et positif. Kery James témoigne en ce sens dans une interview vidéo accordée au site raprnb.com :

Mes rapports avec Skyrock ont toujours été des rapports très tendus… Je me rappelle par exemple… Quand je fais écouter l’album A l’ombre du Showbusiness à Laurent Bouneau, le programmateur de Skyrock […] Je luis fais écouter « Vraie peu-ra », c’était déjà au début une attaque contre Skyrock, où je leur reprochais [..] de faire que le rap soit toujours dans le même format, et avec des chansons de trois minutes trente […] Et on fait toute l’écoute de l’album, et il nous fait plein de critiques des morceaux de l’album, et on lui a joué le titre (« Vrai peu-ra ») en dernier et il se trouve que tout ce qu’on disait dans le titre, c’est ce qu’il nous avait dit en écoutant l’album. 53

Médine est tient également des paroles assez dures à l’encontre la radio Skyrock à l’occasion d’une interview réalisée par le site spécialisé Rapelite.com en 2009 et diffusée sur YouTube en septembre 2012 dans laquelle le rappeur havrais clame son refus de « baisser [son] froc » pour être diffusé en radio. A ses yeux, « c’est la radio qui doit s’adapter [aux morceaux des rappeurs] » et non l’inverse. Et de conclure « c’est le média qui est au service

53 raprnb.com « Kery James “Mes rapports avec Skyrock ont toujours été très tendus” », publié par Socrate, le 15 juillet 2016 43 de l’artiste et pas l’artiste qui est au service du média ». Il revient cependant sur ses propos à l’occasion d’une nouvelle interview mise en ligne en juillet 2013 auprès du même site et dans laquelle il déclare « J’ai arrêté de croire que Skyrock faisait et le beau temps dans le rap français » 54. Il poursuit « ce n’est pas Skyrock qui décide du genre de rap que l’on va écouter cet été dans la voiture » même s’il considère que son discours est mis à l’écart de la radio car, dit-il, « je ne suis dans aucune case », d’où la réticence à le diffuser. L’intégration variable des artistes aux réseaux de diffusions est donc largement perceptible en ce qui concerne la radio Skyrock, et cette tendance se vérifie aussi en ce qui concerne les réseaux de production des biens culturels du rap. L’éthique classique du genre tend à se rapprocher de l’idéal de la production indépendante et authentique grâce aux labels, lesquels sont perçus comme la seule entité économique à même d’assurer le respect de l’intégrité morale du rappeur. Cet éloge de l’indépendance comme garant de la vérité artistique est également développée par les rappeurs-tribuns. On retrouve ce louange de l’indépendance généralement mis en contraste avec l’industrie du disque, comme c’est notamment le cas du morceau « Candidat libre » de Médine. Dans ce titre, Médine se rend à une audition qu’organise un gros producteur de musique de rap et leur montre ses talents de MC. Le jury lui rétorque que son style n’est pas vraiment recherché et que son nom sonne trop communautaire. Médine perd alors ses nerfs et se lance dans une diatribe à l’encontre de l’industrie du disque :

Le rap est notre, il appartient aux Hommes pas aux nobles Il n'est pas neutre et fait partie des meubles Et ce n'est surement pas une brochette de singes Qui m'apprendra le son le cul assis, dans du mobilier Louis XV Appelle la Sécu avant que je ne bondisse de ma place Que tu reçois ma patate de la middle class Mon middle kick dans ta tronche de cake Espèce de daubeur de clip d'empocheur de chèques Tu veux du main Stream des tubes de l'été Moi le seul tube qui te fera danser aura le canon scié

Et le rappeur havrais de conclure :

Alors conseil à moi-même et aux futurs équipes Refusons la main tendue et agissons comme le chien qui trop longtemps battu grogne, même si la caresse est amicale Organisons nous, en groupe, en collectif, en association, peu importe, du moment que ça vienne de nous-mêmes, du moment que l'initiative vienne de nous-mêmes Et ne laissons pas les clés du rap à des mégalos dégénérés, qui font de nos carrières des sujets de conversation Parole d'Arabian Panther!55

Pourtant non seulement ce recours aux labels indépendants ne constitue pas un phénomène exceptionnel dans le rap, mais la relation qu’entretiennent les labels avec les majors n’est pas nécessairement concurrentielle. Morgan Jouvenet décrit en effet l’industrie musicale du rap comme un « oligopole à frange », les majors incarnant les centres et les labels les franges innovantes, lesquels collaborent entre eux par le biais des contrats de

54 Rapelite.com, « Médine – En critiquant Skyrock j’ai fait une erreur, je me suis trompé d’ennemi », publié par T.K le 18 juillet 2013 55 Médine, « Candidat libre », On peut tuer un révolutionnaire mais pas la Révolution, Din Record, 2009 44 licences (Jouvenet, 2006). Il semble donc probant de concevoir que l’appartenance à un label fait partie des jeux de langage, en l’occurrence d’ordre socio-économique, commun à l’ensemble des pratiques professionnelles du rap. Par ailleurs, au-delà de l’opposition binaire entre majors et labels, il existe des nuances par rapport au substantif même de « label », puisqu’il peut évoquer tantôt une marque commerciale issue d’une grande maison de disques et visant à cibler un produit spécifique, tantôt une marque commerciale appartenant cette fois à un producteur indépendant en accord avec une grande maison de disques, ou encore une maison de disques autonome appartenant à un éditeur indépendant. Ainsi, l’opposition n’est pas aussi simpliste entre une production artistique libre et « pure » au sein des labels indépendants et une production aliénée et mercantiliste dans le cadre des majors. Au vue de l’importance qu’accordent les rappeurs-tribuns à la critique de l’industrie culturelle et à l’éloge de l’indépendance, il semble intéressant d’observer si les rappeurs-tribuns semblent privilégier un positionnement spécifique dans cet « oligopole à frange ».

Ainsi, la totalité des albums de Keny Arkana a été produite sous le label indépendant Because music, qui fonctionne selon un schéma basé sur les contrats de licence, relativement classique en ce qui concerne les chaînes de coopération commerciale du monde du rap. En effet ce label, l'un des dominant en France, était lié jusqu'en 2007 par des accords de distribution avec le label indépendant avant de se lier avec , une des trois majors. La rappeuse n’évoque que très rarement la question de la production et de la diffusion, elle considère que cela ne relève pas de son rôle d’artiste. Son positionnement à ce sujet est néanmoins clairement énoncé dans l’extrait qui suit, puisqu’elle y précise explicitement que le formatage d’une œuvre est avant tout le fait de l’artiste plutôt que celui de l’industrie culturelle :

Authentique parmi les arnaques N'accuse pas ta maison de disques A part toi personne n'a le pouvoir de formater ton art man Fuck les mythos et leur mensonges qui beuglent Tu sais que les vrais reconnaissent les vrais donc les vrais reconnaissent les traîtres56

Médine quant à lui fait partie du label Din Records, un label indépendant “familial” créée par des rappeurs de la scène havraise, dont deux membres emblématiques ont choisi de se tourner vers les champs socio-économique et administratif afin de permettre à la nouvelle génération havraise de bénéficier d’une réelle structure susceptible de les promouvoir indépendamment des grands réseaux de distribution. Le rappeur appartient donc à une structure particulière, qui n’est pas simplement un moyen de production et diffusion mais une vraie institution locale issue d’un réseau associatif et relationnel tissé de longue date fondé sur l’idéal de « se gouverner soi-même »57. Les acteurs de ce label ont même créé une structure, Satellite Distribution, afin de permettre une distribution indépendante des « majors ». Le label bénéficie de 15 ans d’ancienneté, un âge conséquent pour un label indépendant, qui en fait l’une des références françaises en la matière. Les références de Médine à son label sont extrêmement récurrentes, que ce soit en nommant ses créateurs Alassane Konaté et Proof ou bien en citant explicitement la structure. A l’inverse de Keny Arkana, il ne s’agit pas à ses yeux d’une simple structure de distribution, c’est avant tout un réseau social jouant un rôle fondamental dans son œuvre. Il se dit notamment le « vassal »

56 Keny Arkana, «Hors-game», L’esquisse 2, Because Music, 2011 57 Informations notamment extraites du site du label Din Records qui, comparativement aux autres labels cités, développe particulièrement l’histoire du label, de ses créateurs et de ses principaux acteurs, non seulement les artistes mais aussi les membres de l’équipe administrative. 45 des deux fondateurs du mouvement, sans lesquels rien n’aurait été possible et définit Din Records comme sa « paroisse » (Boniface, Médine, 2008).

Contrairement aux deux artistes précédents, Kery James a connu un nombre conséquent de labels différents au cours de sa carrière. Il a d’abord fait partie du label commercial de Warner Wea Music, puis s’est tourné vers le label indépendant Naïve Records afin de produire un album « concept » assez atypique : Savoir et vivre ensemble. Il rentre ensuite dans le label Up Music, appartenant au groupe Warner, avec lequel il collabore pour 4 albums jusqu’à la fermeture du label, officiellement en raison de la baisse des ventes due à la concurrence déloyal du piratage. Une association de plusieurs labels appartenant à Universal Music, une des majors, produit son avant-dernier album, avant qu’il ne rejoigne le label indépendant Musicast, lequel a été racheté en 2015 par Believe, une maison de disque française montante qui cherche à concurrencer les majors sur le marché français. Malgré sa réputation qui le précédait, Kery James a rencontré des difficultés à trouver des partenaires commerciaux pour produire et diffuser ses disques.

Rappelle-toi qu'en 2006 plus personne ne voulait me si-signer Que disait-on dans les maisons de disque "Kery James c'est-c'est terminé" Eux se sont faits-faits virer quant à moi j'ai pas fini Et si le public me suit 2013 j'srai à Bercy58

Il en conserve une rancune tenace contre les grands circuits de distributions de l’industrie du disque qui, si elles n’ont pas attendue son dernier album pour s’exprimer, y sont particulièrement évoquées :

Je ne serai pas vaincu par l’industrie du disque J’ai survécu aux banlieues à risques […] Même pas pour un disque d’or Je ne changerai pas de bord Le show-business ne peut me corrompre Il n’y a que la mort qui pourra m’interrompre59

Vous vous êtes servi de moi J’me suis servi de vous Pour que mon message passe au plus grand nombre Maintenant j'peux le faire sans vous J'ai un public qui me soutient J'ai fait des choses Le peuple s'en souvient La rue vous vomit J’le rends public Rien n'a changé depuis Lettre à la République60

Au regard de la situation des artistes de notre panel, les références textuelles au domaine de la production indépendante semble donc être abondamment sollicitée par les rappeurs-tribuns, leurs positionnements au sein de cet « oligopole à branche » n’en

58 Kery James, « Dernier Mc », Dernier MC, Universal Music, 2013 59 Kery James, « D’où je viens », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 60 Kery James, « Racailles », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 46 demeurent pas moins très hétérogènes. L’engagement caractéristique des rappeurs-tribuns ne paraît donc pas particulièrement déterminé par les rapports plus ou moins proches qu’entretiennent leurs structures de production avec les majors. Alors qu’elle tend à faire partie des jeux de langage socio-économiques relatifs à l’activité artistique du rap français et bien qu’elle ne soit pas indispensable à une expression artistique libre, l’indépendance reste néanmoins un critère symbolique significatif aux yeux des rappeurs-tribuns. Pour les artistes du courant tribunicien, l’indépendance semble donc représenter non seulement le meilleur moyen d’être libre dans leur processus de création, mais aussi d’incarner l’éthique classique du rap par la manière même dont ils s’intègrent au monde socio-professionnel du rap. L’enjeu éthique de l’authenticité dans le rap revêt donc la double dimension de jeux de langage non seulement artistique mais aussi socio-économique.

En définitive, la question de l’authenticité dans l’art et le rap reste entière et ne saurait être résumée à la situation de l’artiste au sein de l’industrie culturelle. Comment, pour un artiste, atteindre son identité profonde à partir de laquelle construire son authenticité ? Une réponse définitive ne semble pas être la voie choisie par les auteurs tribuniciens, ces derniers choisissant de faire de la recherche de leur authenticité la base même de leur singularité.

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2- La démarche artistique tribunicienne : un exemple du perfectionnisme éthique et de la « self-reliance » de Ralph Waldo Emerson

Le perfectionnisme de Ralph Waldo Emerson, ou l’anticonformisme comme meilleure manière de vivre (et de rapper)

La conformité des rappeurs à une éthique de vérité qui serait statique et relative aux critères moraux de sincérité et d’authenticité présentent des tensions évidentes. Karim Hammou remarque à ce niveau-là une problématique paradoxale dans cette double préoccupation éthique des rappeurs. L’authenticité suppose de rester fidèle à une identité et à une pratique artistique originelle et pure, tandis que la seconde exige d’adapter sa pratique afin qu’elle corresponde au mieux aux sentiments et aux réflexions de l’auteur, que l’on suppose changeants. Comment rester fidèle à un soi-même authentique, si ce moi évolue justement ? Cette antithèse éthique est également notée à un niveau différent par Morgan Jouvenet qui constate que le monde socio-professionnel du rap attend du rappeur non seulement une originalité singulière mais également une certaine prévisibilité, afin de les associer au cadre socio-professionnel déjà implantés par les standards artistiques en place (Jouvenet, 2006, p. 180). Cet enjeu contradictoire paraît néanmoins dépassé dans le cadre du rap tribunicien puisque les rappeurs-tribuns cherchent surtout à affirmer leur authenticité à travers leur démarche de sincérité et d’engagement et non par rapport à une ontologie pure et originelle. L’exigence de vérité aboutirait alors à la formulation d’une éthique spécifique, capable de rendre compte des évolutions du moi. L’affirmation de l’authenticité du rappeur- tribun passerait ainsi davantage par la conception d’une pratique engagée du rap, c’est-à-dire par la revendication d’une démarche plus que d’une essence. Ce refus de rester figé dans une authenticité fantasmée permet, par conséquent, une évolution sur le message artistique en lui-même en fonction des cheminements que suit la pensée du rappeur. Ces évolutions peuvent ainsi être assumées et revendiquées par l’auteur-interprète sans qu’il ne semble parjurer ses valeurs pour autant. De fait, les œuvres du courant tribunicien présentent une certaine progression entre les différents albums, comme en témoignent notamment les morceaux qui se suivent ou se répondent d’un disque à l’autre. La trilogie « Besoin de révolution », « Besoin de résolution », « Besoin d’évolution (relovution) » de Médine est assez emblématique de cette dimension graduelle de la démarche tribunicienne, la raison venant dans un premier temps nuancé la révolution en résolution, puis l’amour dépassant définitivement l’aspect clivant du message original pour aller vers l’altérité. Or ces trois titres sont inclus dans trois albums différents, près de huit ans séparant la parution du premier et du dernier. Dès lors il semble que continuité et progression constituent deux aspects centraux dans la démarche de l’auteur- interprète. Il en va de même pour Keny Arkana et ses morceaux « Le missile est lancé » et « le missile suit sa lancée ». Sans être parfaitement linéaire, ces illustrations artistiques tendent à montrer que les auteurs assument une cohérence et une forme de gradation réflexive à travers leurs œuvres. Kery James explique par exemple que ses albums se succèdent et se complètent, compensant le manque ou l’excès de subversion du précédent. Si l’album Réel affiche une esthétique et une manière « hardcore » d’aborder des questions parfois sensibles, cela s’explique par la volonté de l’auteur de réaffirmer la crudité de son expression artistique, de renouer avec une certaine authenticité, que les albums précédents n’avaient pas forcément assez mis en lumière à ses yeux. Il explique d’ailleurs que « ce ne sont pas vraiment des contradictions, mais plutôt des changements de position et d’opinion, liées au fait de grandir, de changer. Quelques années plus tard [après Ideal J] j’écris « je ne

48 crois plus en l’illicite », des morceaux plus conscients ». (in Blondeau, Hanak, 2008, p. 98). La pratique artistique globale tient ainsi compte des œuvres précédentes afin de poursuivre voire de compléter ce qui a déjà été fait. Ainsi l’œuvre des artistes peut et doit être considérée dans un même regard. Les références explicites à l’assomption de la dimension évolutive et progressive de leur œuvre est assez courante, tant au sein de cette même œuvre qu’au travers des divers interviews et témoignages à ce sujet. La rappeuse Keny Arkana revendique le fait de passer du temps à voyager afin de progresser sur elle-même, de découvrir et relativiser pour mieux s’affirmer. Elle a même produit un documentaire sous forme d’un « carnet de route » qui a inspiré et accompagné l’écriture de son album Entre ciment et belle étoile. Cette propension au voyage afin de poursuivre une quête de de soi n’est pas propre au rappeur-tribun, bien entendu, mais celui-ci ne s’en prive pas pour autant, à l’image de Kery James qui procède régulièrement à des coupures avec le monde du rap afin de pouvoir effectuer un retour sur lui-même. Les auteurs paraissent donc réellement assumer une démarche de perfectionnement de soi et de revendication vis-à-vis de leurs évolutions. Ce perfectionnement de soi est non seulement perceptible dans la démarche des rappeurs-tribuns, mais aussi dans le message qu’ils passent à leurs auditeurs, à l’image de Médine paraphrasant le boxeur Muhammad Ali :

On gâchera trente ans de nos vies Si on voit le monde à cinquante ans comme on le voyait à vingt61

Ou de Kery James revenant sur sa carrière :

Idéal J c'était moi Si c'était à refaire c'était moi Savoir et vivre ensemble c'était moi Ma vérité c'était moi Et À l'ombre du show business c'était encore moi Chacun de mes albums est une part de moi-même Reflète ce que je suis au moment où je l'écris J'évolue donc ma musique ne peut pas rester la même Alors qu'elle est censée être fidèle à moi-même Alors oui je me suis contredit Oui j'ai changé d'avis Eh ben oui j'ai grandi62

De la part du rappeur, cette poursuite d’une quête perfectionniste afin d’être le meilleur individu et rappeur possible n’est pas sans rappeler la pensée perfectionniste de Ralph Waldo Emerson. Le philosophe américain envisageait le perfectionnisme, non comme la recherche de la perfection ultime, mais plutôt comme un processus visant à perfectionner l’éthique individuelle et collective, plus précisément en améliorant l’éthique de la collectivité par le travail éthique de chacun sur soi-même. Les travaux de Sandra Laugier63 abordent ces questions avec précisions et décrivent le changement majeur qu’opère la réflexion du transcendantaliste américain, en concevant que « le perfectionnisme peut et

61 Médine, Besoin d’Evolution (Relovution), Protest song, Din records, 2013 62 Kery James, « Lettre à mon public », Réel, Up music, 2009 63 Sandra Laugier dirige le centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne. Elle a introduit la pensée d’Emerson dans le champ de la recherche académique française. Elle est notamment spécialiste des travaux de Stanley Cavell. 49 doit s’accomplir dans la vie quotidienne, par la compréhension de ce qu’est le quotidien »64 (Laugier, 2002). Il s’agit donc d’une éthique du quotidien ancrée dans le réel, fondamentalement dynamique et inspirante, qui ne considère le présent et l’actuel que comme point de départ sans cesse renouvelé de la quête d’une situation préférable. Reprenant les avertissements de Stanley Cavell65, la philosophe met toutefois en garde contre un « perfectionnisme moralisateur et dégradé » beaucoup plus simpliste qui, loin de pousser l’individu à effectuer un travail critique sur lui-même, l’invite plutôt à suivre le mouvement sans réelles réflexions. L’interprétation de Sandra Laugier de la pensée d’Emerson témoigne ainsi de la préoccupation propre à la philosophie perfectionniste de quête d’une individualité forte, qui reste néanmoins en lien étroit et direct avec l’idée de bien commun. En effet, l’éthique perfectionniste admet une portée intrinsèquement critique qui nourrit et motive la recherche d’une amélioration non seulement personnelle et réflexive mais également collective et politique. On retrouve cette dimension critique dans la démarche plus ou moins « hardcore » et provocante des rappeurs-tribuns, lesquels ne manquent pas de fustiger ce qu’ils considèrent être les errements de notre société contemporaine et de son organisation politique. Médine s’en prend ainsi dans « Don’t Laïk » à ce qu’il appelle l’instrumentalisation « laicarde » et islamophobe du concept de tolérance religieuse que représente, à l’origine, la loi de 1905. Comme à son habitude, il caricature et provoque :

Nous sommes épouvantail de la République Les élites sont les prosélytes des propagandistes ultra laïcs Je me suffis d'Allah pas besoin qu'on me laïcise Ma pièce de bœuf Halal je la mange sans l'étourdir À la journée de la femme j'porte un Burkini Islamo-racaille c'est l'appel du muezzin

Avant de finalement conclure dans une envolée lyrique religieuse et purgatrice :

Que le mal qui habite le corps de Dame Laïcité prononce son nom Je vous le demande en tant qu'homme de foi Quelle entité a élu domicile dans cette enfant vieille de 110 ans Pour la dernière fois ô démons annoncez-vous ou disparaissez de notre chère valeur Nadine Morano Jean-François Copé Pierre Cassen et tous les autres je vous chasse de ce corps et vous condamne à l'exil pour l'éternité Vade retro satana66

Kery James, quant à lui, a fait de certains de ses morceaux de véritables réquisitoires à l’encontre de la classe politique française, à l’image du titre « Racailles » :

Racailles On devrait vous nettoyer au Kärcher Le jour où le peuple se réveille vous allez prendre cher Racailles On a le sentiment qu'aller voter C'est choisir par lequel d'entre vous on veut se faire entuber

64 Laugier Sandra, « Emerson : penser l'ordinaire », Revue française d’études américaines 65 Stanley Cavell est un philosophe américain, professeur émérite d'esthétique et de théorie générale de la valeur à l'université de Harvard. Il est également un des meilleurs spécialiste du perfectionnisme d’Emerson. 66 Médine, « Don’t Laïk », Démineur, Din records, 2015 50

Racailles Républicains ou PS Rangez vos promesses dans vos sacs Hermès Racailles Vous n'avez jamais connu la précarité Vous vivez à l'écart de nos réalités Racailles La rue le pense j'le mets en musique Et pour ceux qui l’ignorent encore j'le rends public Je n'soutiens aucun parti j'marche plus dans vos combines Vos programmes électoraux ne sont que des comptines67

Enfin Keny Arkana reproche à l’Homme moderne d’avoir perdu le goût de l’espérance et de perdre son humanité. Cette critique sociétale est omniprésente dans nombre de ces morceaux, comme « Gens pressés » ou encore « Cynisme vous a tué » :

Cynisme a envahi les foules même chez les fils des plus modestes L’innocence fait bien rire la culpabilité de l’homme moderne Pensée hautaine c’est plus facile d’ironiser vos guerres Que d’assumer les drames et les supplices sortis tout droit de vos têtes Le petit écran et ses images ça parait loin même pas réel Même pas choqué habitué aux explosions hollywoodiennes Humanité six pieds sous terre porte vos tyrans dans son cœur Occident arrête de penser si ça ne te rend pas meilleur68

Or le perfectionnisme consiste également à questionner les préjugés et les stéréotypes de la société, à refuser le « conformisme » de la norme en vigueur. L’éthique perfectionniste refuse ainsi de se plier à l’idée que la présence d’un individu dans une organisation sociale donnée suppose que celui-ci consent aux idéologies dominantes au sein de cette organisation (Laugier, 2002). De par sa démarche, le courant tribunicien vise justement à briser le carcan de représentation exclusivement « minoritaire » dans lequel on le place, sans prétendre pour autant renier la réalité de cette dimension minoritaire. Ce point particulier serait d’ailleurs abondamment développé dans notre second chapitre. Il témoigne ainsi d’une démarche nuancée qui se situe précisément aux antipodes du stéréotype. Il s’agit pour les rappeurs- tribuns de briser les préjugés sociétaux et communautaires, ethniques, religieux, économiques pesant sur les arabes, les musulmans, les « banlieusards », refusant le discours sécuritaire majoritaire institutionnalisé. Cela participe de la dimension intrinsèquement politique de l’institution phatique décrit par Anthony Pecqueux selon laquelle l’expression des rappeurs sur la place publique, principalement par le biais des disques, est un moyen pour eux de se définir en tant que rappeur mais aussi en tant que membre d’un groupe social marginalisé. Il ne s’agit donc pas de substantialiser les praticiens du rap à de jeunes « banlieusards », bien que cela corresponde en l’occurrence à notre panel. Par ailleurs, la revendication d’une certaine marginalité sociale est chose courante dans le genre rap, notoirement à travers la revendication d’une appartenance à une catégorie sociale péjorativement connotée. Celle-ci peut renvoyer à une jeunesse désœuvrée, à une religion minoritaire, à une couleur de peau, etc… Dans le cas du rap tribunicien, la mobilisation d’une identité minoritaire peut en l’occurrence permettre de légitimer une redéfinition de ce statut minoritaire dans un sens politique. Kery James assume son statut de « banlieusard » pour

67Kery James, « Racailles », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 68 Keny Arkana, « Cynisme vous a tué », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 51 mieux pouvoir le redéfinir et clamer « on n’est pas condamné à l’échec ». Médine pour sa part revendique la part musulmane de son identité pour tenter de désamorcer la recrudescence de l’islamophobie consécutive aux attentats du World Trade Center, notamment dans les morceaux « Code barbe » ou « Ni violeur, ni terroriste » mais aussi et surtout dans son album Don’t Panik Tape. Selon ses mots, son slogan « I’m Muslim don’t Panik » constitue « la pierre angulaire de tout [son] engagement. […] J’y vois une possibilité de fédérer les jeunes à travers une cause : la lutte contre les préjugés, contre les a priori, contre les infondés, qui créent des murs entre les personnes » (Boniface, Médine, 2008, p. 24-25). En ce qui concerne Keny Arkana, elle assume une certaine marginalité identitaire caractérisée par le rejet des normes et de la hiérarchie, elle renvoi notamment à son enfance ô combien agitée, partagée entre foyer, maison d’accueil, fugue et camisole chimique. Ce qui représente aux yeux de la société tous les stigmates de « l’inadaptation sociale » est ainsi utilisé dans son art comme une source de légitimité afin de remettre en question un système carnassier, injuste et impérialiste :

J'oublie pas qu'ils m'ont tout pris Qu'à quatorze ans pour des fugues j'ai vu ma mort derrière les murs de l'oubli Cellule blindée délabrée si tu résistes t'as une piqûre dans l'baba Là où les promenades n'existent pas Voudraient me voir caner plus jamais on pourra m'calmer Rescapée de l'incendie avec cette salle envie de tout cramer Car ils ont fait de ma vie des cendres Marquée à tout jamais ma rage ne pourra jamais redescendre 69

Quand est ce qu'on casse le schéma Celui qui nous dirige la loi du plus fort Exige qu'on piétine le faible Quand est ce qu'on casse le schéma 70

Ce refus du conformisme n’est pas seulement le rejet des définitions de la minorité par la majorité sociale, c’est également la volonté de ne pas tomber dans la binarité du rapport entre banlieue et société, sur laquelle nous reviendrons dans un second temps. Ce rejet du conformisme illustre un rejet global de la simplicité explicative, elle se traduit par une subversion réflexive assumée, notamment au niveau de la démarche qui apparait bien souvent comme polémique par rapport aux codes en vigueur dans la société. L’exemple du rapport de Médine à la provocation en est une illustration probante. Cet anticonformisme se traduit également par le refus de ne s’adresser qu’à l’auditeur-type fantasmé du rap, c’est-à-dire au « jeune homme non-blanc en situation de précarité économique et sociale ». Le rap tribunicien s’adresse en effet directement et explicitement à une pluralité d’auditeurs, qu’il s’agisse de la « Jeunesse de l’occident » pour Keny Arkana ou bien d’une « Lettre à [son] public » pour Kery James.

La « Selfreliance » : entre affirmation du rappeur-tribun contre le conformisme et processus pour « trouver sa voix »

Le perfectionnisme d’Emerson repose sur une pensée fondamentale : la recherche continue de la perfection de soi ne mène pas à un idéal qui doit être atteint et commun, mais

69 Keny Arkana, « J’viens d’l’incendie », Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 70 Keny Arkana, « Casse le schéma », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 52 qui doit être recherché et personnelle, basée sur l’idée de libre-arbitre. Ce perfectionnisme repose sur le postulat que le procès éthique perfectionniste doit se faire en restant fidèle à soi-même. « Pour lui, le génie est universellement partagé : il s’agit simplement de le reconnaître, de le suivre en nous […] En revendiquant l’ordinaire, c’est donc à une révolution qu’appelle Emerson, à la construction du nouvel homme ordinaire. » (Laugier, 2002). C’est pourquoi le perfectionnisme d’Emerson ne peut pleinement se comprendre qu’au prisme du concept « Selfreliance », au sens d’affirmation de son identité propre afin d’atteindre l’autosuffisance réflexive. C’est en effet à la seule condition d’une identité sûre d’elle que l’individu peut construire sa propre réflexion et rejeter le conformisme. Ainsi, l’éthique perfectionniste d’Emerson permet de concilier la quête continue d’excellence de soi que poursuit le rappeur tribun avec le critère d’authenticité propre à l’éthique classique du rap, puisque ce perfectionnement de soi passe par la recherche et le développement de son identité profonde. Bref, changer afin de se perfectionner, c’est avant tout pour le rappeur- tribun un moyen de se rapprocher de son authenticité.

Laisse-moi briser la glace j'me bats face à un miroir Je cherche l'ennemi en face mais j'suis le seul que j'peux y voir Comment vivre en paix en guerre avec mes contradictions Comment m'émanciper frère prisonnier d'mes addictions Tant que James est vivant c'est de lui que vient le danger Et chaque jour suivant Alix se promet de changer Mais la nuit chasse le jour et le jour la nuit Je suis toujours ce que je crains toujours ce que j'écris Toujours ce que je fuis toujours ce que je suis71

Au sujet de la distanciation que la Selfreliance permet de prendre par rapport au conformisme, les écrits de Sandra Laugier sont éclairants :

La Selfreliance est à même d’ébranler aussi bien le libéralisme moderne (à la Rawls, fondé sur un accord préalable) que le communautarisme (fondé sur l’adhésion inévitable à une tradition), décelant à l’avance leur fondement commun : l’idée que si je suis là, je suis forcément d’accord (avec ma société ou une tradition, qui ainsi peuvent parler pour moi), j’ai donné mon consentement. Ce fondement commun, Emerson lui a déjà donné un nom : le conformisme, et c’est ce que la confiance en soi doit secouer, ce que le savant ou l’intellectuel américain (à venir) doit renverser. (Laugier, 2006)72

Ainsi, une éthique perfectionniste permet de conforter sa confiance en soi, outil indispensable pour questionner la société et son fonctionnement. Dans le cas du rap tribunicien, cette Selfreliance semble prendre une forme particulièrement explicite et évidente à travers la pratique de l’égotrip. Cette pratique caractéristique du genre rap en constitue un des jeux de langage les plus connus et les plus commentés, elle consiste en un exercice de style par lequel le rappeur affirme son identité et sa supériorité par rapport aux autres rappeurs. Certains textes des rappeurs de notre panel revêtent clairement une dimension d’égotrip qui semble leur permettre d’affirmer leur identité dans l’optique de la Selfreliance émersonienne. Cette affirmation de soi induit deux enjeux principaux: non seulement affirmer la confiance du rappeur-tribun en lui-même afin de lui permettre une distanciation critique par rapport au conformisme de la société, mais aussi d’affirmer plus

71 Kery James, « Paradoxal », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 72 Laugier Sandra, « Emerson, père fondateur refoulé ? », Raisons politiques 53 généralement la démarche tribunicienne comme pratique autonome et critique du conformisme du genre rap. Concernant l’assertion du rap tribunicien par rapport à ce qui est décrit comme la norme en place dans la pratique contemporaine du rap, elle passe régulièrement par une référence à un esprit originel du rap. Le courant tribunicien, en plaçant sa pratique artistique sous l’égide symbolique d’une essence supposée du rap, confère à sa démarche une légitimité inattaquable. L’authenticité n’est plus seulement celle du rappeur en tant qu’individu socialement inscrit, elle réside dans la pratique fondamentale de la démarche tribunicienne. Médine ne manque d’ailleurs pas d’écorcher le rappeur sur cette dimension artistique, affirmant apprécier l’homme mais regrettant un manque d’engagement dans ses textes. (Boniface, Médine, 2008, p.51). Cette affirmation de la démarche engagée du rap tribunicien comme pratique « pure » se ressent largement au travers des œuvres de notre panel.

On s'en fout de tes conditions On n'a pas les mêmes ambitions Nous on fait du vrai peura Tu veux du rap sans opinion sans prise d'opposition (Noooon) Nous on fait du vrai peura Voilà le son de la Révolution Conscient Violent Mais puissant Du vrai peura Fais pas le gangster il suffit pas d'être vulgaire, frère Pour faire du vrai peura !73

Mais on ne tire pas au gomme-cogne sur le dernier MC vivant Pop-pop c'est le retour du rap français Qui fait bouger les cœurs et les têtes avant les fessiers Un pour l'éducation car sans elle pas d'élévation encore moins de révolution Qui prétend faire du rap sans prendre position ?74

Keny Arkana se veut plus nostalgique d’un rap contestataire qui, désormais, aurait « perdu ses esprits » :

A l'époque le rap nous parlait représentait les gens d'en bas C'était du "Fuck Jay-Z" en boucle comme dirait le Rat Ça fait 10 piges que le rap part en vrille nous parle que de son nombril Chante les louanges de l'ennemi 666 en glorifiant son vice75

L'rap a perdu ses esprits, impossible à raisonner Un peu comme hypnotisé À croire qu'les jolies paillettes l'ont impressionné Récupéré dans leur camp pour mieux l'emprisonner Eh l'rap tes soldats s'entretuent n'oublie pas ta mission eh yo !76

73 Kery James, « Vraie Peura », A l’ombre du showbusiness, Up Music, 2008 74 Kery James, « Dernier MC », Dernier MC, Universal Music, 2013 75 Keny Arkana, « Une décennie d’un siècle », L’esquisse 2, Because Music, 2011 76 Keny Arkana, « Le rap a perdu ses esprits », L’esquisse, Because Music, 2005 54

L’affirmation de l’originalité du rap tribunicien se veut également particulièrement perceptible à travers l’envolée lyrique par laquelle Médine se fait l’inquisiteur du rap de « cancres » dans le morceau « Trash talking » :

Comment séparer le bon grain de l'ivraie Dans une époque où la non-qualité est désormais subventionnée ? J'annonce l'expiation de leur misérabilisme Par le feu purificateur qui émane de ma bouche Nous sommes la parole dure Les douaniers de la poésie Garant de la noble écriture Venu sonner la fin de la récréation Que les cancres retournent à leurs pupitres et leurs livres Qu'ils méditent leurs pêchés et demandent pardon Pour une décennie de mièvreries J'en fais le serment : Leur sang sèchera plus vite que mon encre77

Nuançons toutefois ce tableau par deux remarques. D’abord, il n’est pas rare que les rappeurs que nous définissons comme appartenant au rap tribunicien fassent des featurings avec des artistes ne partageant pas la même démarche, comme c’est d’ailleurs le cas pour Médine et La Fouine. Ensuite, ils peuvent reconnaitre que des artistes appartenant à une « paroisse » artistique différente sont eux aussi légitimes, bien que pratiquant un rap différent. C’est notamment le cas de Médine qui, dans l’émission Clique de Mouloud Achour, déclare considérer PNL comme un groupe de rap pratiquant son art d’une manière différente, non inférieure, ni supérieure. En ce qui concerne l’affirmation plus spécifique du rappeur tribun en tant qu’individu autonome face à la société, il semble intéressant de se pencher sur le processus de construction du « sujet » que décrit Francis Métivier et au prisme duquel il lit l’exercice de style de « l’égotrip ». Ce philosophe, adepte de la « pop philosophie »78, décrit d’abord un « rap égotrip » dont la réflexion philosophique est centrée sur le « Moi » et particulièrement sur son affirmation par l’éloge du « Moi artistique ». L’affirmation cartésienne du Moi en tant que sujet pensant et rappant est ici une condition sine qua non à la critique de la société et du monde : le « je » affirme son existence, donc le « je » est en mesure de penser. On rejoint ici l’idée hégélienne de l’art comme manifestation de la conscience de soi, manifestation qui prend une forme aussi explicite dans le rap du fait notamment du cumul des rôles d’auteur, d’interprète et de protagoniste. L’égo évolue dans une logique de confrontation avec son environnement qu’il cherche à dominer, essentiellement dans son milieu propre qui est celui du rap. Cela relève de la « volonté de puissance » issue de la révolution morale Nietzschéenne. Il s’agit de s’imposer face à l’altérité, ici synonyme d’adversité. L’égo refuse la conscience du « réel » comme produit de la société, il ne cherche qu’à dominer la réalité brute du « monde », pour reprendre la terminologie de Luc Boltanski mobilisée par Philippe Corcuff dans son analyse du roman noir américain (Boltanski in Corcuff, 2013). Cet égotrip du rappeur-tribun est déjà perceptible à travers la revendication d’une pratique du rap originelle, mais elle est parfois encore plus évidente et égocentrée. Chez Keny Arkana, l’égotrip prend la forme d’une authenticité affichée et originelle sur laquelle la rappeuse fait reposer sa légitimé et sa confiance en elle.

77 Médine, « Trash talking », Made-in, Din record, 2012 78La notion de « Pop Philosophie » a été créée par Gilles Deleuze dans les années 1970, elle envisage des connexions possibles entre le champ de la philosophie et celui de la « pop culture » 55

Rien à carrer de la vie d'artiste Petite n'a pas changé de bord J'suis celle que l'on prenait de haut Le nez toujours fourré dehors Je me moque de l'ordre pourtant captive comme toi gosse de Babylone Mais pas dans vos cases qui nous cassent laissez-moi penser je n'ai pas besoin de pilote79

J'ai osé regarder mes torts (J'ai regardé mes torts) Oui j'ai traversé des déserts (Et j'ai suivi l'étoile) J'ai osé défier l'époque (J'ai défié l'époque) Et j'ai osé croire en mes rêves (Sinon qui le fera pour moi) Quand tous veulent te faire rentrer dans les normes (On ne rentre pas dans les normes) Parce qu'ils ont inventé les règles (Et prôné l'insoumission) J'ai osé refuser les ordres (J'ai refusé les ordres) Oui j'ai osé croire en moi-même (Chacun sa route et sa mission)80 [Les parenthèses correspondent ici à la voix de la rappeuse qui est samplé et dont les échantillons sont superposés afin de donner l’impression d’un chœur qui répond à la phase principale de la rappeuse]

En ce qui concerne Médine, l’égotrip confine à l’affirmation du rappeur-tribun en leader politique qui correspond à la conception que l’artiste se fait de son art : « je ne peux pas concevoir qu’on fasse du rap pour faire du rap. C’est la théorie de l’art pour l’art. Le rap ne peut prendre son sens que lorsqu’il en a un » (Boniface, Médine, 2008, p. 51). Le morceau « Grand Médine » dans sa totalité est une manière pour le rappeur de revendiquer un statut de rappeur engagé par son art, cet extrait en est représentatif:

Mes 10 ans de combat valent mieux que leurs 20 ans de carrière J'm'étais dit que le rap n'accoucherait pas de chanteur de variét' Main qui donne est main qui dirige coupe la de toutes les manières Médine veut qu'on l'enterre à grand Médine au cœur de DKR Y'a plus personne qui s'cultive on cultive que nos personnes Y'a plus de rappeurs utiles comme J. Cole dans les rues de Ferguson81

Quant à Kery James, il semble dépasser la simple revendication de leader politique dans le rap français ou de pratique artistique la plus originelle. Dans ses égotrips, Kery James n’a pas besoin de justifier la qualité de sa pratique du rap, il l’a dicte. Dans « Le retour du rap français », le rappeur d’Orly définit le rap, faisant mention du terme « rap » près de 60 fois dans toute la chanson. Il ne cherche pas à s’affirmer dans le rap français, il veut montrer qu’il EST le rap français :

Qu'ils posent le micro leurs rap ne sait que frimer De l'ego-trip c'est tout ce que leur rap peut exprimer C'est le bal masqué pourquoi leur rap est costumé Moi je fais du rap français et c'est le rap des opprimés

79 Keny Arkana, « La vie d’artiste », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 80 Keny Arkana, « J’ai osé », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 81 Médine, « Grand Médine », Démineur, Din records, 2015 56

Leur rap a la grosse tête tourne autour de lui-même Pendant ce temps j’écris des textes qui sortent mes frères du système Mon rap a une conscience une chance et du bon sens C'est pourquoi il a tendance à ne jamais suivre la tendance Ne me cherche pas dans le troupeau Mon rap est un leader sans scroll ni vocoder avec pudeur et profondeur82

La conclusion du morceau « Dernier MC » est elle aussi représentative du statut non seulement de leader, mais littéralement de maître incontesté dont Kery James se revendique lors de ses égotrips, définissant même un « code du MC »pour l’occasion auquel les rappeurs doivent se conformer pour mériter la reconnaissance :

Je suis un MC ma tâche est accomplie lorsque le peuple me dit "merci" N'est pas MC qui veut, mon R.A.P. a quelques préceptes Respecte ces quelques règles si tu veux en être Elles sont au nombre de sept : 1 - Tu ne dois dire que la vérité 2 - Fais primer la qualité sur la quantité 3 - Fais ton choix entre le respect et le succès 4 - Applique la première, t'auras pas besoin d'être vulgaire 5 - Ne suis jamais la mode 6 - Allie le fond et la forme en respectant tes propres codes 7 - Ne baisse jamais ton froc même si Ça les choque et que tu dois être le dernier MC 83

A la différence du parti pris par Julien Barret en ce qui concerne une considération binaire du genre rap, il ne s’agit pas de distinguer dans notre étude «un rap d’égotrip » d’un « rap conscient », mais bien de considérer que ces deux dimensions ne s’excluent pas nécessairement l’une et l’autre. L’affirmation de l’égo relative à l’égotrip est en effet présente dans un nombre considérable de pratiques du rap et semble ainsi en constituer un jeu de langage à part entière. Or, concernant la pratique tribunicienne sur laquelle nous nous focalisons, cette dimension d’égotrip semble parfaitement s’inclure dans le concept de la Selfreliance d’Emerson comme le présente Sandra Laugier :

« Ici, encore une fois, la pensée héritée de l’Europe est reprise et transformée : il ne suffit pas de dire ou de penser « je pense, je suis », il faut le revendiquer. Ce qui fait de la Selfreliance une position politique et morale, bien au-delà d’une affirmation du sujet transcendantal : l’autonomie du sujet ne vaut que si elle est une voix. » (Laugier, 2002).

La pratique de l’égotrip dans le rap en fait une démarche profondément politique, puisque l’individu autonome exprime publiquement ses différences vis-à-vis de la société. La voix semble dès lors jouer un rôle capital dans le processus de perfectionnisme émersonnien, puisque non content de s’affirmer, il est également indispensable pour l’individu d’exprimer son autonomie sur la place publique. « L’homme domestique est celui qui arrivera à accorder son intérieur et son extérieur, sa voix publique et sa voix privée. », c’est-à-dire que l’individu autonome doit parvenir à exprimer ce qui est sa pensée et sa conviction (Laugier, 2002). La voix se base sur l’affirmation de l’individu pour formuler un

82 Kery James, « Le retour du rap français », Réel, Up Music, 2009 83 Kery James, « Dernier MC », Dernier MC, Universal Music, 2013 57 message universel, cette voix est centrale dans la pensée d’Emerson et elle est explicitée par le concept de « claim » de Stanley Cavell. Le claim peut se définir comme la capacité dont dispose la voix pour parler au nom des autres, pour les représenter dans le débat public, elle a donc une place fondamentale dans les systèmes démocratiques et revêt une certaine arrogance de fait. Cet aspect représentatif du claim induit également que les autres puissent parler en votre nom, dans une logique de réciprocité. Le claim suppose également une prétention à la rationalité, c’est-à-dire à pouvoir exprimer intelligiblement sa compréhension du monde (Cavell in Domenach, 1998)84. Ce claim est, pour Cavell, constitutif de la posture du philosophe, dans la mesure où celui-ci part de ses réflexions pour généraliser puis exprimer une pensée rationnelle. Ce concept de Cavell permet de comprendre comment l’expression artistique du rap peut être mobilisée afin d’être constituée en tribune pour exprimer des revendications d’ordre politique. Cette importance de la notion de claim dans le perfectionnisme d’Emerson fait écho à la dimension cathartique présente dans le genre du rap. Rejetant la portée psychanalytique classique du terme « catharcis », Anthony Pecqueux développe l’idée de Katharsis comme processus continu de traitement des « passions intraitable » (Revault d’Allonnes in Pecqueux, 2007, p. 175). Il reprend les travaux de Myriam Revault d’Allonnes afin d’insister sur la katharsis comme travail perpétuel qui, dans le rap, ne réside non pas dans le langage mais bien dans la prise de parole publique dans le cadre de ce qu’il appelle institution phatique. Il parait tout aussi pertinent de voir dans ce processus cathartique une dimension d’auto-perfectionnement perpétuel qui pousse les rappeur-tribuns à réitérer les mêmes critiques et les mêmes constats, dans le but d’améliorer leur démarche et son expression. Des travaux plus récents d’Anthony Pecqueux, dans lesquels il s’appuie justement sur le philosophe américain Stanley Cavell, vont d’ailleurs en ce sens. Il s’agit pour les rappeurs de « trouver leurs voix » (Pecqueux, 2009). Si les sujets de prédilection des rappeurs paraissent parfois répétitifs et redondants, cela s’explique à ses yeux par une quête perfectionniste, « comme s’ils reformulaient inlassablement la même chose en d’infimes variations pour trouver l’expression juste » (Pecqueux, 2009, p.62). Les morceaux exprimant une continuité et une certaine homogénéité thématique, voire une redondance assumée, paraissent illustrer ces propos. On peut notamment à nouveau citer les « Missiles » de Keny Arkana ou la trilogie « Révolution – résolution – évolution » de Médine, mais aussi la thématique récurrente dans ses albums des « Enfants du destin », ou encore le morceau Racaille de Kery James renvoyant à sa « lettre à la république » tout comme « Dernier MC » rappel explicitement « Le retour du rap français ». Cette recherche de la voix idéale via le processus de Katharsis, permettant au rappeur-tribun d’assumer une fonction de représentation induite par la logique de claim, semble parfaitement s’inclure dans la logique du perfectionnisme d’Emerson. Ainsi, l’éthique perfectionniste de la Selfreliance permet aux artistes de notre panel de s’affirmer de manière à ce qu’ils puissent accéder à la confiance en soi que nécessite le fait de se distinguer du conformisme de mise dans toute société. Cette sortie du conformisme sociétal est emblématique du courant tribunicien et lui permet de porter son message politique critique au nom des autres, notamment au nom de la plèbe, définie en tant que somme des individus partageant les critiques et les revendications politiques des rappeurs- tribuns. Ainsi cette pensée anticonformiste est-elle parfaitement exprimer à travers le morceau « j’me barre » de Keny Arkana. Cette chanson oppose la spontanéité et l’intuition juvénile de la rappeuse à ce qu’elle présente comme « le monde des adultes », qui correspond en réalité la société et ses codes institués auxquels elle refuse d’adhérer.

84 Domenach Elise. « Stanley Cavell: Les chemins de la reconnaissance ». Revue philosophique de Louvain 58

Loin du monde des adultes illogiques et rigides Fugitive de leurs enclos narguant flics et vigiles C'est peut-être con mais c'est ainsi J'insiste vos lois sont immorales, ma délinquance a des principes Alors laissez-moi en paix vous pouvez toujours attendre Si vous voulez me voir ramper plutôt une balle dans la tempe Enivrée là où mon cœur me porte j'm'en irai Moi j'suis faite pour vivre entre les mailles de vos filets85

Cette assimilation de l’ordre établie et de la pensée conformiste avec un « comportement adulte » ne correspond pas seulement à d’anciens textes dont la rappeuse s’inspirerait, c’est également une métaphore filée dans plusieurs morceaux, dont « Sans terre d’asile », et qui vise à critiquer le conformisme de l’establishment :

Ce qu'ils appellent être " adulte " c'est commettre l'adultère Tromper l'enfant qui est en toi pour devenir ce qu'on t'a dit d'être86

L’égotrip permet donc au rappeur-tribun de s’affirmer en tant que leader autonome d’un rap « conscient et hardcore » engagé. Ce jeu de langage esthétique et technique, ou plutôt ce « je » de langage, est mobilisé dans le sens de la Selfreliance perfectionniste : mon rap est le meilleur et « moi » je suis le meilleur dans le rap, mais moi et mon rap nous nous devons d’être meilleurs.

85 Keny Arkana, « J’me barre », Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 86 Keny Arkana, « Sans terre d’asile », Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 59

B) La pratique tribunicienne comme vecteur artistique d’une éthique multiple, entre perfectionnisme et radicalisme

L’éthique tribunicienne s’appuie donc sur l’éthique classique du rap autant qu’elle présente des analogies avec l’éthique perfectionniste d’Emerson. Toutefois, cela ne semble pas être ses seules caractéristiques, puisse que la dimension fortement mélancolique que la pratique tribunicienne revêt et la réponse active qu’elle fait à cette mélancolie rappelle grandement le concept de « mélancolie classique » de Daniel Bensaïd.

1- La « mélancolie classique » de Daniel Bensaïd comme moteur d’une éthique radicale et révolutionnaire

La démarche tribunicienne : du constat pessimiste de la « mélancolie romantique » à l’activisme résolue de « l’éthique radicale »

Si la dimension perfectionniste de l’œuvre tribunicienne paraît assez évidente, la caractérisation éthique de la démarche engagée des rappeurs-tribuns ne saurait être résumée à la pratique de l’égotrip comme moyen d’accéder à la Selfreliance et à la possibilité d’affirmer publiquement ses revendications. La portée critique de l’œuvre de certains rappeurs, notamment de ceux de notre panel, s’appuie sur un constat social et sociétal assez pessimiste. Cette récurrence critique peut constituer un véritable jeu de langage d’origine socio-historique, c’est-à-dire que le terreau social particulier dans lequel les raps américains et français se sont développés a relativement conditionné la pratique générale du rap. L’apparition du rap dans les ghettos américains a rapidement permis le lien entre rap et contestation, ce que les émeutes urbaines de Los Angeles en 1992 ont encore un peu plus accentué. La question de la précarité sociale est en effet récurrente dans le rap, au-delà même de sa dimension critique et politique, il s’agit d’un thème qui transcende la grande majorité des courants que l’on pourrait décrire au sein du genre. Le « Gangsta rap » tend ainsi à décrire l’illégalisme et le banditisme comme une réponse légitime à cette précarité, en tous cas comme une alternative envisageable, à l’image d’un rappeur comme . Les rappeur-tribuns ne manquent d’ailleurs pas de porter une critique sur cette légitimation de la délinquance. Une pratique du rap plus apologétique de la réussite sociale et matérielle, dont Booba est un représentant emblématique, tend à légitimer sa quête de succès économique et commercial par rapport à sa connaissance de la misère. Ce constat pessimiste ne s’applique pas qu’à la « Banlieue » et s’étend à la société dans son ensemble. Dans « Game over », Médine décrit la perte des vraies valeurs et le fétichisme de la monnaie qu’il voit dans notre époque :

Lorsque la dernière rime aura été prononcée Lorsque la fin du monde aura été annoncée Lorsque les rivières seront toutes épuisées Que la dernière goutte de pétrole aura été puisée Lorsque les portes du pardon seront closes Lorsque Dieu sera dollars, que le Prophète sera Windows Lorsque les frères auront des oursins dans les poches Lorsque le peuple d'Adam mangera la pomme de Macintosh Lorsqu'on abattra le dernier de nos arbres Lorsqu'on déchargera la dernière cartouche de nos armes

60

Alors et seulement alors on se souviendra on se souviendra que L'argent ne se mange pas87

Le MC le plus connu du groupe 1995, , insiste quant à lui sur la déliquescence des liens sociaux :

Et, dans nos cœurs, on est à l'ère de L'Age de Glace Aymé C'est plus qu'un personnage de H88

Lucio Bukowski, membre du collectif lyonnais l’animalerie, disserte sur l’ère du temps, inquiet du sens de notre société au point d’hésiter faire des enfants :

C'est pas qu'j'aime pas les gosses mais je flippe l'ami Que ma fille veuille devenir chanteuse de R'n'B Et que mon fils me d'mande un iPhone à cinq ans En me traitant de sale réac' avec un air cinglant Me jetteront à l'hospice quand je me ferais d'ssus J'veux juste attendre un peu juste pour être sûr89

Et de poursuivre Mon époque célèbre le culte de la beauté C'est à dire que mon époque ne sait pas regarder Elle porte trop de maquillage et cet air attardé Grime et déprimée, une bière à fort degré90

Puis de conclure Mon époque est une ratée c'est juste une constatation91

J'préfère être réac' depuis qu'ils disent être le futur92

Ce constat pessimiste revêt une dimension extrêmement mélancolique, que renforce encore l’importance symbolique qu’endossent les références du rap contemporain à la fin de « l’âge d’or », période fantasmée renvoyant aux premiers temps du rap français (fin des années 1980, début des années 1990). Cette évocation renvoie à une sorte de décadence dans la pratique du rap, une perte du talent et des valeurs. Cette mélancolie est omniprésente dans les extraits qui viennent d’être cités, du fait de la référence systématique à une période antérieure qui est évoquée comme meilleure que celle vécue. Dans son ouvrage Le pari mélancolique, Daniel Bensaïd propose une définition complexe et double de ce concept. Ce qu’il définit comme la « mélancolie romantique » qualifie plus précisément une mélancolie propre aux artistes, comme Baudelaire. Celle-ci est issue d’un constat froid sur la situation de la société contemporaine, elle procède en « refusant le présent au nom d’un passé perdu, en même temps [qu’elle développe] une critique résolument moderne de la modernité » (Bensaïd, 1997, p. 248). Les individus partageant ce ressentie sont caractérisés par un sentiment commun d’un désastre contemporain constant et récurrent. Si le philosophe

87 Médine, « Game Over », Dont’t Panik Tape, Din records, 2008 88 Nekfeu, « Nique les clones, partie II », Feu, En’Zoo ,2015 89 Lucio Bukowski, « Chaque dimanche », L’art raffiné de l’ecchymose, Nestor Kea, 2014 90 Lucio Bukowski, « Mon époque », Chansons Posthumes et autres titres égarés, Sound of Odessa, 2007 91 Lucio Bukowski, « Mon époque », Chansons Posthumes et autres titres égarés, Sound of Odessa, 2007 92 Lucio Bukowski, « L’homme vivant », L’homme vivant, Nestor Kea, 2014 61 trotskyste renvoie à la période romantique pour qualifier cette mélancolie, il le justifie par la généralisation du spleen, typique de cette période de grands bouleversements politiques et sociaux, qui entrainera d’ailleurs le développement des sciences sociales, la sociologie en tête, afin de comprendre et d’expliquer les raisons de ce malaise sociétal généralisé. Cette mélancolie romantique semble illustrer une tendance assez prééminente dans beaucoup de pratiques du rap, puisque ce genre « constitue une des formes d’expression contemporaine du désespoir » (Pecqueux, 2009, p.69). Elle peut correspondre en partie au courant tribunicien du rap, lequel renvoie régulièrement le rap contemporain à une pratique originelle du rap qui serait désormais révolue. Le morceau « le rap a perdu ses esprits » de Keny Arkana en est assez représentatif mais, plus généralement, les références à « l’extinction » du rappeur engagé illustrent assez fidèlement cette tendance.

La réflexion des rappeurs, a la taille d'un cachet C'est l'extinction de l'espace menacée93

Tu peux assassiner l'homme, mes écrits te survivront Mais on ne tire pas au gomme-cogne sur le dernier MC vivant94

Eh l'rap haut-parleur de ceux qui n'représentent rien aux yeux Du monde indomptable mais ta fougue s'est sauvée dans les cieux Amadoué changeant radicalement d'discours Rappeur capitaliste focalisant sur ses ventes de disques Où sont passées tes valeurs car ta parole une flèche Mais ta cible devenue invisible ça tire dans tous les sens eh merde95

Pourtant, la mélancolie romantique ne semble pas épuiser les enjeux de la démarche tribunicienne, cette dernière ne se limitant pas à une vision critique et passéiste de l’idéal mais invitant au contraire à une certaine forme de combat symbolique. Le recours régulier au champ lexical du combat en fait notamment une démonstration assez perceptible, qui suppose que la mélancolie précédemment décrite ne correspond pas au courant tribunicien. La mélancolie qu’il développe invite au contraire à se battre pour la possibilité d’un ailleurs meilleur, comme le laisse pense cette réflexion de Kery James sur son art : « Mon premier texte, c’était « halte au racisme ». Le rap m’a mis tout de suite dans un combat. » (in Blondeau, Hanak, 2008, p. 103).

Y'a de l'espoir dans ma poésie Tu crois que c'est du rap de faible ? T'es crazy96

Mon rap un guerrier avec une larme Mon rap un pacifiste avec une arme97

Si j'rugis comme un lion c'est qu'j'compte pas m'laisser faire J'suis pas un mendiant j'suis venu prendre c'qu'ils m'ont promis hier Même s'il me faut deux fois plus de courage deux fois plus de rage Car y'a deux fois plus d'obstacles et deux fois moins d'avantages

93 Médine, « Game Over », Dont’t Panik Tape, Din records, 2008 94 Kery James, « Dernier MC », Dernier MC, Universal Musi, 2013 95 Keny Arkana, « Le rap a perdu ses esprits », L’esquisse, Because Music, 2005 96 Kery James, « Laisse-nous croire », À l’ombre du showbusiness, Up Music, 2008 97 Kery James, « Le retour du rap français », Réel, Up Music, 2009 62

Et alors Ma victoire aura deux fois plus de goût Avant d'pouvoir la savourer j'prendrai deux fois plus de coups Les pièges sont nombreux il faut qu'j'sois deux fois plus attentif Deux fois plus qualifié et deux fois plus motivé Si t'aimes pleurer sur ton sort t'es qu'un lâche lève-toi et marche Banlieusard et fier de l'être On n'est pas condamné à l'échec98

Cette démarche de lutte nourrie par la mélancolie n’est donc pas seulement un constat froid et pessimiste sur la situation présente, mais revêt une dimension contestataire particulièrement centrale chez les rappeurs-tribuns qui prétendent mettre la société face à ses contradictions. Cela semble renvoyer à la « mélancolie classique » que Daniel Bensaïd distingue de la première et que le sociologue Philippe Corcuff qualifie de « mélancolie radicale » (Corcuff, 2013, p. 15). Celle-ci correspond, par exemple, à la vision du révolutionnaire Louis-Antoine de Saint-Just, ou à celle du communard Auguste Blanqui. Si le constat pessimiste d’un présent désastreux est également fondamental dans cette mélancolie classique, elle ne se traduit pas par un passéisme résolu. Au contraire, cette mélancolie est source d’activisme politique et de lutte afin de sortir de la situation actuelle, perçue comme inacceptable. Si elle se tourne vers le passé, ce n’est que pour y puiser l’inspiration nécessaire à la construction d’un futur souhaitable. Cette mélancolie classique ne peut jamais être comblée et satisfaite, dans la mesure où un « sentiment d’une incurable imperfection » domine (Bensaïd, Ibidem, p.249). Loin de permettre un sentiment de certitude face à la victoire des idées pour lesquelles s’engage le révolutionnaire, la mélancolie classique ne laisse que l’impression d’avoir tenté de faire ce qu’il fallait. On retrouve ce dévouement mélancolique dans certains passages de textes du rap tribunicien, comme cette remarque de Kery James sur le conflit israélo-palestinien :

L’Histoire témoignera que je me suis levé comme j'ai pu Pendant que les grandes puissances les regardent crever Tous parlent de droits de l'homme mais n’empêchent pas le massacre Les sanctions de l'ONU ne sont applicables qu'à l'Irak99

Cette mélancolie a conscience que ce qu’elle fait n’est probablement pas suffisant, mais elle le fait quand même, parce qu’elle a le sentiment qu’il faut essayer de changer le présent dans un sens positif et incarner une alternative. Cette réponse active bien que désabusée que défend le mélancolique classique constitue une éthique à part entière, une « éthique radicale » qui ne prétend pas être la panacée aux problèmes contemporains, mais qui résiste et se bat malgré tout, par principe. La démarche tribunicienne, comme l’illustre la citation précédente, mobilise cette éthique pessimiste et résolue dans le cadre de sa pratique artistique. Cette dimension pessimiste et mélancolique, jusque dans la conscience de la vanité du combat artistique que le rappeur-tribun mène, se traduit par un exercice de style que l’on pourrait appeler « Ego bad trip »100. Cette figure consiste en l’exact opposé de l’égotrip, le rappeur-tribun, conscient des limites de son engagement, de son combat et de son activisme, effectue son autocritique. Médine reconnait ainsi que, malgré tout l’engagement et les convictions qu’il met dans son rap, rien n’a changé. Dans cette chanson, il incarne son propre contradicteur et s’adresse des reproches à lui-même :

98 Kery James, « Banlieusards », A l’ombre du Show Business, Up Music, 2008 99 Kery James, « Avec le cœur et la raison », Réel, Up Music, 2009 100 Le terme est ici emprunté au rappeur Brav’, membre du label Din Records et ami de Médine, qui l’utilise dans le morceau « Delirium tremens », de l’album Error 404, sortie en 2016. 63

On ne change pas le monde avec un morceau de rap De toute façon c'est haram, tu ferais mieux de rejoindre Fabe […] T'as rien d'un leader, un minable pour mineurs Incapable de faire des tubes, que des morceaux d'une demi-heure On peut tromper une fois mille personnes mais pas mille fois la même Il faut l'admettre tes mixtapes n'ont pas mis le feu à la plèbe101

Il affiche également cette lucidité mélancolique lorsqu’il évoque l’objectif idéal de sa démarche et la réalité du monde qu’il perçoit.

Refaire le monde avec un disque de rap En racontant le monde et ses habitants qui dérapent J'ai sur deux albums prolongé ma résonnance Mais mon XXIème siècle a l'odeur de l'essence Anéanti à 23 années en guerre C'est trop tôt pour le bilan mais qui sait si j'dois partir Tirer ma révérence ou bien marquer ma différence De toute manière j'écris mes morceaux comme ceux d'la dernière chance102

Comme ceux qu'ont trop de vérité au bout de leurs lèvres Je sais que seul mon décès me rendra célèbre Je suis un poète noir l'adversité c'est ma sève J'espère vous dire "au revoir" avec la main sur le glaive La main sur le glaive j'suis resté au front Je n'ai pas vendu ma révolution au plus offrant103

L’œuvre de Keny Arkana présente elle aussi beaucoup des caractéristiques de la mélancolie radicale, comme en témoigne d’ailleurs un article de Philippe Corcuff qui la présente en exemple de la « gauche radicalement mélancolique ». En effet, les combats de la rappeuse en ce qui concerne les questions relatives à l’écologie, aux inégalités sociales ou encore aux restrictions des libertés dans nos démocraties occidentales s’incluent dans un combat politique historiquement abordé par la gauche. Par ailleurs ces combats, qu’elle mène pourtant avec rage, sont également envisagés avec un certain pessimisme qui, là encore, rejoint la mélancolie radicale énoncée par Daniel Bensaïd. Ce dernière aspect se retrouve notamment dans un des morceaux populaires de la rappeuse intitulé « Gens pressés », qui allie l’interpellation des consciences et un certain défaitisme quant à la possibilité de cet éveil :

Hello hello gens pressés délaissés de l'histoire Qui s'interdit de croire en sa propre victoire Tête baissée pour ne plus voir l'futur Pour ne plus voir l'usure dans son propre miroir Dérisoire rêve de vitrine Victime tuerais pour la gloire Attiré par c'qui brille

101 Médine in , « Les 16 vérités », La plume et le poignard, Sixonine Productions, 2012 102 Médine, « Anéanti », l’Album blanc, 2006 103 Kery James, « J’suis pas un héros », Mouhammad Alix, 2016 64

Pensant qu'à avoir prétendant tout savoir Désabusé à force de croire tout ce qu'ils disent Sur l'banc des accusés : insoumission Qu'on veut morte ou derrière des barreaux de prison Digne héritière étriquée aux éclats d'vérités Mutilées par bien trop d’oppression Arbitraire horizon chacun ses schémas son vécu ses raisons Inertie totale infectée les plaies le sont Sclérosés par des milliers de questions Et les angoisses qu'elles t'amènent Vas-y sauve toi de toi même 104

Le rap tribunicien, par sa dimension non seulement critique mais également grâce à sa démarche engagée, active et politique, se réapproprie donc la mélancolie radicale des révolutionnaires, dans le cadre d’une éthique artistique radicale. Pour Morgan Jouvenet, le rap dans sa globalité constitue un art critique spécifique (Jouvenet, 2006), pourquoi la mélancolie radicale serait alors exclusive au courant tribunicien ? Dans la mesure où l’art représente une certaine vision de la société, tout art est plus ou moins critique, le rap ne rendant la critique que plus explicite et plus sociale de par l’histoire de son développement. Toutefois, si on fait plus directement référence à une démarche profondément critique, la pratique contemporaine du rap ne revêt pas systématique cette dimension protestataire, et surtout pas au même degré ni en y mettant la même implication. Les travaux de Manuel Boucher, qui partaient justement de ce postulat d’un art intrinsèquement engagé, se concluent finalement sur le constat que « Le rap enrichit, dynamise, conflictualise la complexité du monde mais ne façonnent pas, pour autant, un espace de lutte cohérent » (Boucher, 1998, in Pecqueux, 2007, p. 32). On ne saurait donc substantialiser le rap à une démarche critique. Morgan Jouvenet précise toutefois sa réflexion, le rap et les musiques électroniques représentant à ses yeux un vecteur critique par sa forme plutôt que par son fond. Cela renvoie notamment à l’institution phatique de Pecqueux et à « l’esthétique postmoderne » que Richard Shusterman prête aux musiques hip-hop. En postulant la réappropriation de cette forme critique par les rappeurs-tribuns, le rap tribunicien serait un « vecteur critique » de critique et de revendications politiques. Ces revendications politiques semblent constituer un élément particulièrement central dans le courant tribunicien et se basent donc sur une pensée proche de la « mélancolie radicale ». Cette mélancolie radicale se traduit, dans la démarche tribunicienne, par une certaine « éthique radicale », engagée mais lucide sur ses limites.

Une éthique tribunicienne ostensiblement engagée cherchant à dépasser l’idéal de « l’art pour l’art » : de l’éthique radicale à la morale anarchiste ?

L’éthique radicale, extraite à partir du concept de mélancolie classique de Daniel Bensaïd, est d’abord celle des révolutionnaires. Or la question se pose de la possibilité d’application d’une éthique politique pour ce qui est d’une pratique artistique. Pour ce faire, il semble indispensable de sortir de la logique idéal-typique de « l’art pour l’art ». En effet, la démarche tribunicienne consiste en une mobilisation du genre rap dans une optique engagée, afin de porter des revendications et des critiques politiques et sociales. Cette

104 Keny Arkana, « Gens pressés », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 65 démarche est explicitée par les auteurs, dans leurs textes ou dans leurs interviews. Nous avons déjà pu noter à quel point la démarche Médine pouvait s’inclure dans une logique d’engagement par l’art, celle-ci semble être sensiblement la même pour les deux autres artistes de notre panel notamment du fait des analogies que leur œuvre présente avec celle du rappeur havrais. Le pseudo de la rappeuse marseillaise éclaire également le sens que celle- ci donne à sa pratique artistique, Arkana renvoyant à un personnage du dessin-animé « Les mondes engloutis » décrit comme une sorcière bienveillante bien que candide et capable de projeter des illusions. Or son rôle est d’abord d’aider un peuple souterrain imaginaire, les Arkadiens, à sauver le Shagma, un soleil artificiel et indispensable à la vie, puis de se faire la messagère de ces mêmes Arkadiens auprès du « monde du dessus ». Sur le plan métaphorique, on saisit bien la mission que se donne Keny Arkana via son rap : apporter de l’espoir à une population affligé et se faire le tribun des classes populaires. En ce qui concerne Kery James, il affirme sa démarche dans le morceau « Post-Scriptum », morceau qui a d’ailleurs la particularité d’être le seul que le rappeur n’est jamais rappé sans qu’il ne soit de lui. C’est en effet Brav’ qui l’a écrit, mais Kery James s’y est reconnu et lui a demandé de lui laisser le rapper :

Changer les choses c'était le but C'est c'que j'ai cru Je suis venu j'ai vu j'ai fait ce que j'ai pu Je te le jure105

Dès lors, l’application d’un concept politique à des artistes ne semble pas incohérente, à condition toutefois que l’on prenne la précaution de pondérer cette transcription conceptuelle. Au-delà du débat sur le sens de l’art, le recours aux concepts de mélancolie classique et d’éthique radicale à propos de la démarche tribunicienne doit être nuancé. Cette démarche artistique présente, à bien des égards, des analogies avec ces notions, mais leur combat n’est naturellement pas tout à fait celui d’un révolutionnaire comme Saint- Just ou Trotski, tous deux tombés pour leurs idées, mais dont la mélancolie n’est pas exactement celle d’un Benjamin Franklin ou d’un Kurt Tucholsky, que le désespoir a conduit au suicide. Il s’agit donc de conserver une nuance dans l’appropriation de ces notions. Ainsi, si le rappeur-tribun peut être considéré comme un « penseur d’acte » dans la terminologie de Daniel Bensaïd, reprenant ici les termes de Saint-Just, c’est seulement en considérant que l’acte politique du rappeur-tribun réside dans sa prise de parole publique. Cette relativisation faite, l’éthique radicale révolutionnaire, mobilisée dans le cadre du rap tribunicien afin de porter un message engagé, semble présenter certaines analogies avec la démarche tribunicienne. Afin de poursuivre ce rapprochement des rappeurs-tribuns avec la pensée politique militante, une mise en perspective avec une certaine philosophie anarchiste est envisageable. En tant qu’idéologie antiautoritaire et libertaire, l’anarchisme pointe les défaillances de l’Etat et des institutions classiques exerçant historiquement le pouvoir sur la société à laquelle ils appartiennent. Les œuvres du rap tribunicien sont aussi largement marquées par une critique des institutions politiques jugées corrompus et inefficaces, et plus généralement par un rejet de toute forme d’autorité. La démarche même du rap tribunicien consiste à contourner les lieux institutionnels du pouvoir politique, lesquels sont perçus comme corrompus et parfaitement inatteignables par les artistes, en l’occurrence issus d’un milieu populaire. Ce sentiment d’inaccessibilité et de rejet de la pratique institutionnelle de la politique peut notamment renvoyer au concept de « cens caché » que les travaux de Daniel Gaxie ont fait émerger et qui attestent des limites d’un système politique démocratique dans

105 Kery James, « Post-Scriptum », Dernier MC, Because Music, 2013 66 lequel les individus ne sont pas tous égaux face à l’épreuve de l’élection (Gaxie, 1975). En d’autres termes, face à des institutions pourtant théoriquement démocratiques et égalitaires, l’égalité n’est pas effective entre les citoyens du fait des différences de patrimoines culturels. Certains groupes sociaux ne disposent pas d’un capital culturel suffisant pour faire valoir la totalité de leurs droits de citoyens, aboutissant au même résultat sélectif que le cens en vigueur au XIXème siècle. On peut également évoquer Les Héritiers de Bourdieu et Passeron (1964), attestant d’une inégalité dans la répartition du capital culturel des étudiants, que le principe de méritocratie met pourtant en concurrence. La conclusion de cette étude suppose que les élèves disposant d’une culture d’élite sont largement favorisés par rapport aux élèves issus de milieux populaires, lesquels doivent passer par une véritable acculturation afin d’acquérir les codes nécessaires à un bon parcours scolaire et universitaire. Dès lors, on peut supposer que la pratique d’un art populaire peut constituer une alternative envisageable au parcours de légitimation social méritocratique. Autrement dit, le fait d’utiliser une pratique artistique pour défendre un message politique revient à prouver que les institutions en place ne sont pas indispensables à la pratique de la chose politique. La critique de l’état et de ses institutions est en outre assez perceptible dans l’œuvre même des rappeurs-tribuns : Kery James remet ainsi en question la légitimité de l’Etat français dans les banlieues :

Depuis mes premiers textes je me suis opposé à l'Etat Entre le système et moi ça a toujours été la Vendetta Insubordonné j'ai toujours été dans le combat Avant de faire du rap j'faisais du ragga rappelle toi Je ne veux pas aller au service militaire Pour eux je ne veux pas faire la guerre, pour un morceau de terre Non mais si je ne veux pas aller au service militaire Là-bas y a rien à faire et dans mon quartier c'est déjà la guerre106

Pour Keny Arkana, ce n’est pas seulement l’Etat français qui est en cause, mais l’organisation du monde selon le modèle capitaliste. Elle exprime d’ailleurs l’idée d’une organisation sciemment pensée par une oligarchie internationale pour dominer le monde, ce qui tend à se rapproche d’une certaine forme de complotisme.

Je suis l'ordre mondial L'ordre créé par les puissants Confréries chefs de multinationale Politiques économiques je suis la conjoncture Imposée à la planète j'ai instauré ma dictature107

Les références aux luttes révolutionnaires et aux mouvements contestataires parsèment elles aussi le répertoire tribunicien, signe que celles-ci constituent une source d’inspiration non-négligeable pour les rappeurs-tribuns : On peut notamment citer Médine et son très explicite « Besoin de révolution » :

Besoin de révolte de réveil communautaire Besoin de paix alors j'ai besoin d'un revolver De dénoncer leur climat ultra sécuritaire De me torcher l'arrière avec leur presse populaire

106 Kery James, « Le retour du rap français », Réel, Up Music, 2009 107 Keny Arkana, « Ordre mondial », Désobéissance civile, Because Music 2008 67

Besoin d'un pouvoir d'achat de P.D.G Besoin de sortir de sous le seuil de pauvreté Besoin que l'Or Noir repasse sous les 100 dollars Que les ghettos repassent sous la barre des 100 taulards108

Ou encore le solennel « Pantherlude «Ils peuvent » », dans lequel on relève notamment

Ils peuvent tuer le révolutionnaire Mais pas la révolution […] Ils peuvent tuer le résistant Mais pas la résistance […] Ils peuvent asservir nos proches Mais pas nos idéaux […] Ils peuvent assassiner le rebelle Mais pas la rébellion109

Outre la dimension contestataire et critique des rappeurs-tribuns à l’encontre des structures de pouvoir, le courant tribunicien partage un ensemble de valeurs avec la nébuleuse idéologique de l’anarchisme. On peut notamment évoquer la volonté de libre pensée, l’idée d’émancipation par la réflexion et l’éducation, perçue comme un moyen de se prémunir de l’endoctrinement. Cette éducation n’est pas seulement de l’Etat, mais surtout celle que l’individu doit poursuivre lui-même afin de s’émanciper. Ces valeurs correspondent à la démarche de Selfreliance d’Emerson dont nous avons déjà montré qu’elle présentait de réelles similitudes avec l’éthique tribunicienne. De plus, la pensée anarchiste a historiquement pu se concrétiser pendant la guerre d’Espagne, pendant laquelle elle a mis en place de véritables microsociétés anarchistes et a ainsi proposer un contre-modèle fonctionnel110 . L’anarchie n’est pas qu’une pensée, elle constitue un projet politique alternatif à part entière. En ce sens, la démarche tribunicienne présente également une relative analogie avec cette logique de contre-modèle innovant, en proposant une pratique artistique comme moyen non-institutionnel de porter des revendications politiques. Surtout, la dimension éthique anarchiste telle que définie par Emma Goldman semble partager un certain nombre de similitudes avec la démarche tribunicienne, notamment en refusant la maxime affirmant que la fin justifie les moyens. Cette anarchiste russe a été une grande théoricienne de la pensée anarchiste, doublée d’une activiste politique de renom, à ses yeux : « Il ne sera jamais assez souligné que la révolution est vaine si elle n’est pas inspirée par son idéal final. » (Goldman in Leroy, 2014). Elle critique notamment par cette phrase la révolution bolchévique et l’état autoritaire que celle-ci a institué au nom de l’idéal communiste. Or cette approche de la lutte politique contestataire, qui se fait conformément à une certaine déontologie révolutionnaire, peut permettre de nuancer le radicalisme de l’éthique révolutionnaire tel que la mélancolie classique de Daniel Bensaïd laisse augurer. Les révolutionnaires animés par la « mélancolie » classique sont en effet mus par l’intime conviction que leur combat doit être mené par tous les moyens possibles. Ils ne cessent de douter de la possibilité de réussite de leur lutte, mais ils restent convaincus que celle-ci doit

108 Médine, « Besoin de révolution », Arabian Panther, Din records, 2008 109 Médine, « « Pantherlude «Ils peuvent » », Arabian Panther, Din records, 2008 110 Tancrede Romanet, « Une histoire de l’anarchisme », 2016 68

être menée à tout prix, parce qu’à leurs yeux, ce qu’ils font doit nécessairement être fait. Par exemple Saint-Just, que l’on appelait d’ailleurs « l’archange de la Terreur », est connu pour son intransigeance idéologique et politique qu’illustre notamment cette phrase prononcée alors qu’il est rapporteur au nom du Comité de Salut Public, le 26 février 1974 : « Ceux qui font des révolutions à moitié n'ont fait que se creuser un tombeau. ». Or les rappeurs-tribuns ne souhaitent pas prendre les armes pour porter au pouvoir les idéaux et les valeurs qu’ils défendent, ils préfèrent s’emparer d’un vecteur artistique populaire et familier pour porter un message politique. Comme le dit Kery James à l’occasion d’un entretien publié dans Le Parisien : « En tant qu'artiste, j'ai une responsabilité. […]. Si [l’artiste] arrive à ne pas nuire, c'est déjà bien. »111 (De Kerautem, Peter, 2017). Leur démarche artistique engagée peut-être mis en relation avec l’éthique anarchiste de Goldman, qui affirme que mener une lutte politique doit se faire selon les principes moraux qui motivent le combat révolutionnaire. La fin ne justifie les moyens qu’à la condition que ces moyens partagent l’éthique et les valeurs que porte cette fin. Cela n’est pas sans rappeler le sens que les rappeurs-tribuns donnent à leur engagement artistique, puisque Médine déclare dans Libération « Je suis encore de ceux qui pensent qu'on peut changer le monde avec un disque de rap » (Ahamada, 2013). Il s’agit d’espérer et d’agir en direction d’un changement politique majeur, mais sans pour autant tomber dans la violence débridée :

Une poignée de jeunes de quartier plutôt que les balles Placèrent les mots dans un barillet112

Le rap tribunicien multiplie par ailleurs les références à Georges Brassens, à Léo Ferré ou encore Jacques Brel des auteurs-compositeurs francophones se revendiquant ouvertement anarchistes, montrant par-là que cette philosophie politique a profondément marqué leur pratique poétique et chansonnière. Dans un entretien commun donné le 6 janvier 1969 sur RTL, les trois artistes sont amenés à s’exprimer sur leur rapport à l’anarchie113. Il ressort de cette interview que l’anarchie est à leurs yeux plutôt « une morale du refus », pour reprendre les termes de Léo Ferré, qu’une idéologie politique précisément définie. Leur engagement dans cette morale politique est avant tout artistique, elle put être militante a un moment de leur existence, mais Brassens et Ferré reconnaissent ne pas croire à une « solution collective » claire qui mériterait un engagement révolutionnaire radical, au sens esquissé par Daniel Bensaïd. A l’éthique radicale révolutionnaire auxquels ils ne croient plus, ces artistes anarchistes préfèrent une morale individuelle du refus, qui se traduit par l’enjeu de leur pratique artistique. En reviendrait-on alors à la mélancolie romantique ? Vraisemblablement pas, les auteurs ne regrettant pas tant un passé perdu qu’un futur impossible. La morale individuelle et engagée des artistes vient compenser le désespoir, « le phénomène d’impuissance […] absolument affreux » auquel renvoie Brel, qui ne laisse même pas aux mélancoliques le sentiment radical et révolutionnaire que quelque chose pourrait être fait pour y remédier. La référence à ces artistes est prégnante dans les chansons du rap tribunicien, mais la plus marquante est sans doute celle faite par Médine dans son dernier album : « Brassens Brel et Ferré c’est l’album de la Ligue ». Dans cette phase, « l’album de la Ligue » évoque le projet d’un album engagé et commun entre Médine, Kery James et . Ce dernier, bien que ne semblant pas dédier sa pratique artistique à l’engagement comme peuvent le faire les artistes de notre panel, est reconnu pour être un

111Le Parisien Eco « Kery James : " "En tant qu'artiste, j'ai une responsabilité, les entrepreneurs aussi en ont une"», entretien coordonné par Virginie de Kerautem et Cyril Peter, publié en ligne le 27 février 2017, 112 Médine, « Arabospiritual », Arabian Panther, Din records, 2008 113 Interview menée par François-René Cristiani, disponible en ligne sur .com : https://www.youtube.com/watch?v=pAwVoGL6rbk 69 rappeur dont les textes sont particulièrement travaillés. L’artiste ne manque effectivement pas de références politiques, comme l’illustre son dernier album NGRTD faisant explicitement référence au concept de négritude d’Aimé Césaire. Le fait de remplacer le nom des trois rappeurs par ceux des trois grands interprètes aux tendances anarchistes atteste de l’admiration et de l’influence que ceux-ci peuvent avoir sur les rappeurs-tribuns. A ce titre, la dimension mélancolique du rap que nous avons décrite précédemment peut faire écho à celui des trois grands auteurs de la chanson francophone. Des renvois à Renaud sont même fréquents dans les raps de Médine, ce dernier évoquant ses jeunes années où la dénonciation de l’ordre établie et des forces de l’ordre faisaient encore partie de ses sujets de prédilection :

Si j’étais une musique je serai le rap Sur la scène musicale y'a pas plus honorable, non Qu’un artiste qui manie le stylo Mais si j’étais rappeur mon frère je serai Renaud114

Y'a eu Renaud avant moi, y'a eu Dylan avant lui Après moi qui viendra ? Après moi c'n'est pas fini Enfin j'espère car vu le QI d'fruits d'mer de ces pseudo-leaders J'ai des envies de Columbine toutes les demi-heures115

Cette réflexion sur les analogies entre une certaine idée de l’anarchie et notre objet d’étude ne signifie pas pour autant que le rappeur tribun est un militant anarchiste, pas plus que Ferré, Brassens ou Brel ne se considéraient d’ailleurs comme des militants. La simple remarque qui est faite ici concerne l’éthique des rappeurs-tribuns dans leur démarche artistique qui présente des similitudes avec la morale anarchiste qui a été évoquée. Cette morale nuance l’éthique révolutionnaire, laquelle suppose une forme de certitude quant à la marche à suivre afin de faire valoir son projet politique, une éthique « irréductible au bord du désespoir, qui ne désarme pas » (Bensaïd, 1997, p. 252). La démarche tribunicienne est ainsi non seulement marquée par une forme de mélancolie classique à laquelle elle répond par l’activisme artistique, mais aussi par « un phénomène d’impuissance […] absolument affreux » qui ne leur permet pas d’afficher la même certitude que le révolutionnaire face à son engagement politique.

114 Médine, « Portrait chinois », Arabian Panther, Din records, 2008 115 Kery James, « Post-Scriptum », Dernier MC, Because Music, 2013 70

2- L’éthique complexe et plurielle de la démarche tribunicienne : moyen et finalité de l’expression artistique

Une « éthique tribunicienne » commune : entre incarnation nuancée du rappeur-tribun et volonté d’inspiration

Les caractéristiques éthiques propres à la démarche des rappeurs-tribuns constituent une éthique complexe qui reprend les codes d’une éthique « classique du rap » tout en la complexifiant selon une dimension perfectionniste et radicale incarnant une « morale du refus ». Loin de ne concerner que la forme même de l’expression artistique, cette éthique fait également partie du message politique porté par le rap tribunicien : la dimension politique de ce courant du rap passe notamment par la transmission d’une éthique auprès des auditeurs et, par métonymie, de la société. Cette démarche peut se comprendre par rapport à une « approche atomiste » de la politique : il s’agit de changer la société par sa plus petite composante, à savoir les citoyens-auditeurs. L’idée est de changer le système par l’individu, elle est précisée par Daniel Vander Gucht dans sa description de l’art engagé :

Changer le monde par l’art suggère plus modestement de susciter des prises de conscience et de proposer des utopies à vivre, c’est-à-dire à expérimenter, de réapprendre à douter, à assumer l’incertitude, le caractère indéterminé de l’existence, bref à nous réapproprier nos vies et à nous inventer un destin de vivre ensemble (Vander Gucht, 2014, p.87).

Cette démarche artistique engagée semble largement correspondre au message éthique de perfectionnement de chacun auquel invitent les rappeurs tribuns. Le sociologue précise que cette conception atomiste de l’engagement artistique fait écho à la fin du paradigme politique holiste, au tournant des années 1970, à un moment où les grandes idéologies politiques du XXème siècle et leurs avant-gardes artistiques semblent avoir échoué à transformer l’homme par la société. La conception politique passe ainsi du paradigme holiste dans lequel tout est politique, au paradigme atomiste qui veut que la politique soit le résultat du tout. Si nous avons déjà évoqué la fonction expressive du langage artistique du rap, cette dimension artistique de transmission éthique partage des similarités avec une autre des six fonctions du langage décrites par Jakobson. Il s’agit en l’occurrence de la « fonction conative » du langage, centrée sur le destinataire et pouvant revêtir une certaine performativité. Le but d’une expression conative est précisément de faire en sorte que le récepteur du message s’influence lui-même. La publicité est un exemple courant d’expression conative, mais sans doute l’art constitue-t-il le message conatif par excellence, puisqu’il est censé provoquer une réaction chez le public, réaction à même de susciter la réflexion et le questionnement. La conation à l’œuvre dans le rap tribunicien vise à créer une sorte de prise de conscience éthique, véhiculant ainsi une sorte d’injonction perfectionniste. Celle-ci passe notamment par la responsabilisation de l’auditeur, lequel est mis face à la réalité du Monde tel que perçu par le rappeur :

Ne vois-tu pas que le monde est notre reflet Paradis des miroirs les murs se resserrent Tous une goutte de plus bas toi pour de vrai

71

L'âme collective est-elle dans les flammes de l'enfer ?116

Si tu veux changer le monde change le mec dans ta glace Change le reflet que tu croises chaque matin À l'école de la vie pas à celle de Jacques Martin117

C'est le monde qui déconne, la moral qui décote La haine qu'on décore j'accuse personne Tout noir ou tout blanc savoir où et quand Tout s'achète tout se vend personne n'est innocent Les gens qui déconnent comment va le globe C'est la merde point com j'accuse personne Tout noir ou tout blanc tout savoir où et quand Tout s'achète tout se vend personne n'est innocent118

En parallèle de la responsabilisation de l’individu, l’interpellation des auditeurs par les rappeurs tribuniciens permet également d’encourager les changements personnels, de pousser les destinataires du message éthique à évoluer, conformément à la pensée perfectionniste. Ainsi, il ne s’agit pas de se limiter à une forme de culpabilisation, mais plutôt d’inciter les individus à adopter une vision performative d’eux-mêmes :

Cherche en toi Au fond de l'âme humaine La force et la lumière Peu importe l'endroit Cherche en toi Ta véritable amulette Loin de la connerie du maître Tout est entre tes doigts119

Cette perspective de remise en question éthique que les rappeurs-tribuns transmettent fait partie de la démarche tribunicienne en elle-même. Le morceau autobiographique « Biopic » de Médine l’illustre par exemple :

Mes mots sont p't-êt' à l'origine d'un dernier spliff ou d'une dernière bière J'ai p't-êt' changé des vies, fait se rencontrer des cœurs Suscité des vocations de journaliste-reporter120

On assiste donc à une mobilisation de l’institution phatique et des valeurs éthiques classiques dans le champ du rap afin de créer un lien et de passer un message très proche de la Selfreliance d’Emerson. Cette institution phatique permettrait de développer « une politique de l’intimité basée sur le langage, […] une politique pour changer le proche, au sens de l’ordinaire et du quotidien » (Pecqueux, 2007, p.226-236). Il s’agit d’une mobilisation du claim de Cavell afin de transmettre l’éthique et de changer les mentalités individuelles afin d’impacter l’organisation politique.

116 Keny Arkana, « Le monde est notre reflet », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 117 Médine ft RDA « Torture Morale » 118 Médine, « Personne n’est innocent », Don’t Panik Tape, Din records, 2008 119 Keny Arkana, « Cherche en toi », Tout tourne au soleil, Because Music, 2012 120 Médine, « Biopic », Protest song, din Records, 2013 72

Cette injonction perfectionniste ne passe pas seulement par un message adressé aux auditeurs et à la société, il se transmet au travers de l’artiste même, via le vecteur d’exemplarité et le leadership moral et symbolique que celui-ci lui confère. Cette logique est rendu possible par l’affirmation perfectionniste de soi selon la logique de Selfreliance et peut trivialement se résumer par la formule suivante: faite ce que je dis, faites ce que je fais, ou en l’occurrence essayez d’être ce que vous pouvez être comme j’essaye d’être ce que je peux être. L’affirmation du rappeur en tant que sujet pensant, notamment au travers de l’égotrip, lui donne la confiance en lui nécessaire pour porter des revendications au nom des autres mais aussi en direction des autres. Puisque dans l’optique de claim de Cavell, la voix de celui qui s’exprime dans l’espace public représente également la voix des autres, l’éthique que le rappeur-tribun revendique et s’impose à lui-même et à sa démarche est également celle qu’il attend de ses auditeurs. C’est idée d’exemplarité qu’induit la logique de représentativité propre à la Selfreliance et à la voix publique qu’elle confère est clairement énoncée par Sandra Laugier, à propos de la responsabilité d’exemplarité propre au philosophe :

L’exemplarité philosophique est la première question de la confiance en soi, et c’est une question naturellement morale : être un exemple, c’est bien donner une règle à suivre, à soi et aux autres. Mais ce n’est pas une règle au sens d’une maxime ou d’une norme, qui nous dirait comment faire : car le seul exemple, c’est moi, et chaque vie est exemplaire de toutes. (Laugier, 2006, p.13)

La référence à l’exemplarité morale dans le rap tribunicien se fait notamment par la référence aux grands leaders politiques que les rappeurs-tribuns admirent. Malcolm X est ainsi une figure récurrente chez les rappeurs-tribuns. Le morceau « Ali X »121 de Médine rend ainsi honneur à Kery James en le comparant notamment au controversé leader noir américain, l’identité civile de Kery James étant Alix Maturin. Il le rapproche également de Martin Luther King et de Mouhammad Ali, deux personnalités reconnues non seulement pour leurs engagements en faveur du mouvement des droits civils, mais aussi réputés fidèles à leurs convictions. Mouhammad Ali a ainsi été interdit de boxer pour avoir refusé de se rendre au Vietnam car, a-t-il déclaré : « aucun vietnamien ne [l]’avait traité de nègre ». Quant au célèbre pasteur noir américain, sa fin tragique représente le symbole du dévouement d’un individu envers un une cause. Le commandant Massoud est lui-aussi régulièrement cité en termes élogieux par Médine, qui le cite dans une dizaine de ses morceaux en tant qu’exemple de courage et de principe. On peut citer par exemple « Du Panshir à Harlem » qui met en résonance la vie du militaire Afghan avec celle de Malcolm X, ou encore le morceau « Portrait chinois » dans lequel le rappeur havrais fait référence à la date de l’assassinat de Massoud, le 9 septembre 2001:

Si j’étais un jour je serai le neuvième de septembre Pour me souvenir d’une légende Et que le monde ne porta pas que des bourreaux Même si avec des si on ne scie pas de barreaux122

Médine est même allé jusqu’à appeler son propre fils Massoud en son honneur. Leur pratique du rap qu’ils décrivent comme sincère et authentique est également décrite comme un gage de légitimité, donc d’exemplarité. Il semble bien y avoir un phénomène d’appropriation spécifique de l’éthique traditionnelle du rap par les rappeurs-tribuns afin

121 Médine, « AliX », Démineur, Din records, 2015 122 Médine, « Portait chinois » Arabian Panther, Din records, 2008 73 d’incarner et de véhiculer un message résolument éthique. Nombreuses sont les phases et les références qui semblent effectivement axer leurs propos sur l’exemplarité du rappeur-tribun. Médine par exemple, se présente comme un leader et aime à s’appeler « l’arabian panther », en référence au mouvement politique révolutionnaire afro-américain des Blacks Panthers, et assume une certaine droiture dans son engagement :

Si je pars à l’abattoir j’irais comme un lion En rugissant pas en bêlant comme un mouton Je suis pas le sauveur du monde Rien qu’un démineur qu’on a pris pour un poseur de bombes […] Ici c’est Médine Records : Pour trouver ma voie j’ai pas eu besoin de vocoder 123

Cette dernière phase est extrêmement intéressante dans notre étude, car elle illustre effectivement le parallèle entre le fait, pour un rappeur, de trouver et d’assumer sa voix en tant qu’artiste, mais aussi son chemin, c’est-à-dire le sens de sa démarche. On retrouve d’ailleurs que trouver sa voie passe par trouver sa voix pour un rappeur, faisant directement écho au concept de claim de Cavell. En effet, « vocoder » est un terme qui renvoi à un système électronique de traitement du signal sonore, notamment la voix des chanteurs et rappeurs, or ce dispositif est sollicité dans le rap contemporain. Ainsi, le rappeur-tribun montre qu’il a su s’engager par son, ce qui semble inévitable à ses yeux, voire inhérent à la pratique même du rap. Par ailleurs, il revendique son exemplarité dans le morceau « Grand Médine »

T’as pas de grands frères de grands hommes auxquels t’identifier T’as pas de grandes guerres de grandes causes auxquelles te sacrifier Pas de gangsters de grands guns pour s’authentifier Sous nos grands airs de grandes gueules on vient pour s’unifier Rappe comme grand Médine Parle comme grand Médine Frappe comme grand Médine Marche comme grand Médine Rappe comme grand Médine124

Dans son morceau « J’aurais pu dire », Kery James répète qu’il aurait justement pu dire qu’il était le meilleur, qu’il aurait pu rapper plus violement :

J'aurais pu dire... M-C j'veux t'faire taire t'es où? T'es tellement p'tit que ton style touche terre où qu'tu sois Lève la tête regarde le mien plane dans les airs J'aurais pu dire j'fracasse dans l'rap j'explose j'veux d'la place Un fossé m'sépare de mes concurrents J'électrocute quoi ? T'es pas au courant? J'aurais pu dire dé-dégage, faut qu'on rapatrie ton rap en bouée d'sauvetage Mon rap est flot il flotte qle tien s'noye, il a l'gout d'chiottes tandis qu'le mien s'boit Tu vois j'aurais pu être vulgaire t'insulter jusqu'à t'provoquer un ulcère Si j'garde la classe le contenu, le vocabulaire125

123 Médine, « Trône », Made in, Din records, 2012 124 Médine, « Grand Médine », Démineur, Din Record, 2015 125 Kery James, « J’aurais pu dire », Ma vérité, Up Music, 2005 74

Mais le rappeur doit faire quelque chose de plus important à ses yeux : avertir de la situation déplorable des banlieues.

J'aurais pu dire toutes ces conneries Mais dans nos rues y a trop d'pleures et y a trop d'cris Trop d'larmes trop d'drames trop d'meurtres trop d'injustice dans l'monde C'est pourquoi j'utilise mon micro comme un sabre Au service de la justice au service de la vérité J'veux mourir avec la certitude d'avoir été utile au gens et pour ça J'peux pas toujours leur dire c'qu'ils veulent entendre126

A travers son recours à l’anaphore et à la prétérition, il s’affirme par l’égotrip tout en se plaçant au-dessus des codes classiques du rap. En l’occurrence, cette affirmation du sujet permet de servir l’incarnation de l’éthique. Le fait d’incarner le message que l’on porte rappelle le concept foucaldien de parrêsia et le critère de sincérité qu’il induit. Le « parler-vrai » constitue la concrétisation ultime de l’engagement de soi sur l’espace public. Il s’agit même du courage de s’affirmer soi-même dans l’espace politique qu’est la cité, dans une idée finalement pas si éloignée de la Selfreliance. La parrêsia, comme le perfectionnisme émersonien, constitue une éthique du faire et du dire et même, dans le cas du rap tribunicien, du faire par le dire, puisque le dire est le faire du rappeur. Dans cette lecture d’un rap tribunicien qui se fait vecteur d’un message éthique, les travaux d’Anthony Pecqueux s’avèrent une nouvelle fois éclairants, en décrivant une éthique de la voix qu’il appelle « prosopopée ». Cette éthique correspond à son analyse du rap en tant qu’institution phatique puisqu’à ses yeux, non content de pratiquer un art musical, le rappeur crée une interaction sociale particulière avec son auditeur, induisant une sorte de responsabilité pour ce dernier (Pecqueux, 2007, p.151). Cette prosopopée propre au genre rap parait être mobilisée dans le cadre de la démarche tribunicienne afin de placer l’auditeur face à ses actions et à ses responsabilités, l’enjoignant à une éthique perfectionniste de Selfreliance. Le rappeur-tribun essaye de faire prendre conscience à son public qu’il représente une partie de la solution et que « Le changement viendra d’en bas », comme le scande Keny Arkana :

Ce qu'il faut c'est réinventer son outil Faire autre chose On doit comprendre que pour se défendre, il faut se rassembler Mais pour se rassembler il faut avoir confiance en soi il faut croire en soi Surtout, ne jamais penser qu'on est isolés parce qu'on est connectés on est des millions Construire quelque chose par le bas 127

Toutefois, l’exemplarité que suppose l’application d’une éthique perfectionniste ne signifie pas pour autant la déification de soi-même. En cela la Selfreliance renvoie, dans sa quête perpétuelle de perfection, au « sentiment d’une incurable imperfection » (Bensaïd, 1997, p.249). Pour Emerson en effet, la Selfreliance n’est pas une constitution subjectivante, mais la constitution d’un soi fragile et pour ainsi dire traversé par l’extériorité. » (Laugier, 2006, p.53). Ainsi l’exemplarité du rappeur-tribun est toute relative : il s’agit

126 Kery James, « J’aurais pu dire », Ma vérité, Up Music, 2005 127 Keny Arkana, « Le changement viendra d’en bas », Désobéissance civile, Because Music, 2008 75 moins pour lui de s’affirmer en tant qu’individu supérieur, mais plutôt comme un homme qui cherche à s’améliorer et qui invite son auditoire à le faire.

A ceux qui m'aiment voient en moi un espoir Même les yeux fermés les âmes sensibles peuvent voir Je suis aussi sage que fou Aussi fort que faible j'suis aussi humain que vous Que de débats sur les forums En vérité je ne suis qu'un homme128

Il n'y a pas qu'en détestant les autres qu'on se construit Dans ton miroir tu vois parfois ton pire ennemi Je ne serai jamais votre leader Je n'en ai ni la vertu ni la valeur ni la rigueur Si j'ai un mérite c'est celui d'avoir essayé Et si j'ai une prétention que ce soit celle de vous aimer129

Cette relativisation de l’ego du rappeur-tribun qui, bien qu’engagé et confiant, reste faillible et imparfait, passe notoirement par les raps d’Ego Bad trip. Ainsi les artistes compensent l’idéalisation auquel mène parfois l’égotrip en rappelant leurs imperfections et leurs faiblesses qu’ils leurs restent à surmonter pour assumer leur rôle de tribun:

Je n'ai pas le choix comme dit Béné je porte une jeunesse sur mon dos Que quelqu'un prenne ma place parce que lourd est le fardeau Courtes sont les euphories mais constante sont les épreuves Ceux qui ne font rien ont raison j'ai tord parce que moi j'œuvre130

Dans son morceau « Global », Medine « joue au jeu des 7 erreurs » entre le rappeur qu’il voulait être lorsqu’il a commencé le rap, et celui qu’il est finalement devenu. Il y nuance explicitement son égo trip « Grand Médine » :

Y'a pas de Grand Médine Sans le petit peuple J'serai toujours un p'tit avec des sapes trop grandes Même si j'me bodybuild

Mais ce constat mélancolique amène, au sein du même morceau, à un retour de l’éthique perfectionniste et de la dynamique de renouvellement et de dépassement de soi qu’elle génère :

Mon meilleur album c'est celui qui n'est pas encore sorti Et big up à mon brother Wilfried qui m'a soufflé le titre "Prose Elite"131

En définitive, c’est peut-être Keny Arkana qui, dans son morceau « Elément terre », résume au mieux l’idée du rappeur-tribun comme vecteur d’un message éthique qu’il incarne

128 Kery James, « Lettre à mon public », Réel, Up Music, 2009 129 Kery James, « Constat amer », Dernier MC, Universal Music, 2013 130 Kery James, « Le retour du rap français », Réel, Up Music, 2009 131 Médine, « Global », Prose Elite, Din records, 2017 76 lui-même. En effet, elle refuse le titre d’exemple ou de guide, mais se pense davantage comme la source d’un changement de mentalité :

J'ai le cœur qui voit large comme le courage et l'cœur de chaque mère Enfant des étoiles face aux soldats d'Babel Le jour où notre esprit vaincra ce n'sera pas grâce à la guerre Bâtisseuse d'idées nouvelles Propageuse de graines Humblement j’œuvre dans l'ombre et dans l'inconscient collectif J'suis ni un exemple ni une guide Mais une humaine qui vibre Lorsque tous nos cœurs s'illuminent132

Au-delà de l’omniprésence de cette éthique perfectionniste dans l’œuvre des artistes, c’est aussi dans leur existence même que la poursuite de la Selfreliance paraît s’exprimer pleinement. A ce sujet, l’histoire de Kery James est éloquente. Après une enfance difficile à Orly, une banlieue particulièrement marquée par le chômage et la précarité sociale, il a la chance de percer très tôt dans le rap. Toutefois cela ne l’empêche pas de tomber en parallèle dans la délinquance et le trafic de drogue. Il est alors l’un des rappeurs les plus connus du collectif Mafia k’1 Fry au sein duquel il pratique un rap marqué par l’imaginaire de « la rue », la violence et l’évocation de ses activités déviantes. Sa pratique est assez proche de celle du gangsta rap américain, à ceci près qu’elle épouse le langage et les codes sociaux en vigueur « dans le quartier ». « Ambitions frustrées, rapports de forces et quête de l’estime de soi deviennent des motifs centraux dans les chansons du collectif » (Hammou, 2014, p.141). Cette pratique d’un rap « dur » connait un coup d’arrêt suite au décès de plusieurs proches de Kery James. Il effectue un travail de remise en question, sort du rap et se tourne vers la religion afin de se donner une base morale nécessaire à un nouveau départ. Sans pour autant renier son expérience de rappeur, il en dénonce certains aspects et entame une démarche que l’on pourrait qualifier de tribunicienne. Son message est présenté comme d’autant plus crédible et légitime du fait de son vécu : il sait ce qu’est le rap « hardcore » et, sans l’abandonner totalement, il décide de le mettre au service d’un message politique fort. Ainsi, après avoir décrit et parfois vanté la rue et sa violence, il prend ses distances et prévient ses auditeurs des conséquences de la délinquance : « la mort ou la prison ». Ce rapport ambigu à la rue et à la banlieue, entre source revendiquée de légitimité et sujet des critiques et des revendications, constitue le cœur de la démarche de Kery James. Or celle-ci se concrétise suite à un processus de perfectionnement de soi causé par le vécu. Les expériences tragiques auxquelles le rappeur a été confronté l’ont amené à repenser son identité, à entreprendre une démarche de remise en question et de changement fondamental qui semble en lien avec la Selfreliance d’Emerson. La démarche tribunicienne de Kery James s’est de fait précisée au cours du temps, elle est elle-même le résultat de l’éthique qu’elle vise à transmettre. Ce mécanisme de poursuite constante d’un progrès de soi s’applique donc à son œuvre comme à sa vie.

Des spécificités éthiques individuelles qui persistent néanmoins à la généralisation d’une éthique tribunicienne

132 Keny Arkana, « Elément terre », L’esquisse 3, Because music, 2017 77

Comme l’illustre la trajectoire de Kery James, l’histoire personnelle et le vécu impacte profondément la démarche perfectionniste telle qu’énoncée par Emerson. En effet, le philosophe reconnaît volontiers que l’expérience est en mesure de relativiser des choses qui pourtant semblaient aller de soi. Dans cette même logique, le cas que nous venons d’aborder atteste que l’expérience vécue, en l’occurrence celle de « la Rue » amène le rappeur a profondément remettre en question la vie qu’il mène. Cela fait une nouvelle fois écho à la réflexion du philosophe transcendantaliste pour qui faire confiance à son expérience vécue permet justement de fonder la confiance en soi. Ainsi, la quête de soi est d’abord la quête de sa propre expérience, puisque celle-ci permet de questionner et de remettre en question « ce que je considérais comme allant de soi » et au contraire de comprendre « ce qui a un moment donné ne saurait aller de soi pour moi ».Le fait de nourrir la quête de soi par sa propre expérience constitue donc une démarche empirique par excellence, Stanley Cavell qualifie cette capacité critique de « contrôle de l’expérience ». Ce terme de « contrôle » est particulièrement intéressant, puisqu’il suppose que le fait de vivre une expérience n’est pas suffisant. En effet, ce qui fonde la démarche perfectionniste, c’est davantage la mobilisation du vécu par la pensée afin de nourrir la réflexion. Il s’agit littéralement de dépasser la réflexion théorique par le vécu empirique, bien que cela ne soit toutefois possible qu’à la condition que l’on « éduque » son expérience pour qu’elle devienne digne de confiance (Cavell in Laugier, 2006, p. 26-27). Cette analyse critique de l’expérience vécue afin d’en tirer les ressources nécessaires pour poursuivre la quête de Selfreliance, d’autonomie et de confiance en soi, paraît là encore assez représentative du courant tribunicien. Keny Arkana, par exemple, a eu une enfance particulièrement dure qu’elle évoque souvent dans son œuvre :

J'viens de l'incendie donc excuse la tête brûlée Rimes vagabondes en guise de calmant ou de remède, en clair, du vrai Du poison dans la tête une enfance dans l'errance Libre dans la marge trop sauvage pour rentrer dans les rangs Fugues incessantes foyers et centres de merde Familles d'accueil HP mon stylo en tremble de nerfs L'enfant part en guerre la même que les parents craignent Qu'on considère comme une merde lorsqu'on la place en quarantaine133

Son vécu pourrait être qualifié de déviant et marginal par rapport à l’ensemble de la société puisqu’elle a connu la camisole chimique, les fugues, les placements en famille d’accueil, etc… Loin de s’apitoyer sur ce vécu, la rappeuse semble au contraire s’en nourrir et de baser son engagement artistique sur ces fondations, elle poursuit d’ailleurs dans le même morceau:

Rebondir, après les coups du sort est devenu machinal La voie des hors-la-loi pour une gosse qu'on a rendu marginale Jeune dévoyée placée de foyer en foyer Leur putain de machine veut me broyer mais vas-y lâche-moi j'ai mal J'rentre pas dans ton moule, mon besoin de liberté est trop grand "Dresser ses sauvages" ah bon ? Alors j'emmerde ton slogan Retiens bien tes ordres et ton système je m'en tape Esquiver tes lois est devenu un vulgaire jeu mental

133 Keny Arkana, « J’viens de l’incendie”, Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 78

Ainsi elle accepte son vécu et en extrait un rejet de tout forme de pouvoir coercitif et de la hiérarchie ; sa rage n’est plus seulement d’une enfant dévoyée mais celle d’un individu qui tire de sa propre expérience une méfiance radicale vis-à-vis des institutions de pouvoir. Sa conception n’est d’ailleurs pas si éloignée de la pensée de Michel Foucault, que l’on retrouve notamment dans son ouvrage surveiller et punir, dans lequel le philosophe écrit en substance que la prison est dangereuse, quand elle n’est pas inutile. La méfiance profonde de Keny Arkana à l’encontre de l’autorité de l’Etat contemporain fait également écho à une conception du pouvoir modern en tant qui « biopouvoir » (Foucault, 1976), capable de s’exercer sur la vie de la population mais aussi sur les corps, ce qui semble caractériser le recours à la camisole chimique. L’expérience empirique de la rappeuse l’a donc amené à un constat proche, bien que logiquement moins conceptualisé, de celui de Foucault. Elle adopte donc une forme de « morale du refus », pour reprendre les termes de Léo Ferré, qui constitue une forme de « gond » morale par rapport à laquelle la démarche perfectionniste de remise en question permanente peut se développer. C’est ce concept de « gond » moral que nous allons éclaircir maintenant. L’expérience des rappeurs-tribuns a donc une place fondamentale dans leurs pratiques respectives du rap tribunicien. La singularité des vécus empiriques propres aux trois rappeurs-tribuns de notre panel amène d’ailleurs à une distanciation dans la manière de réaliser la Selfreliance. Malgré une dimension perfectionniste commune, les rappeurs tribuniciens conservent des « gonds » éthique, en d’autres termes des repères permettant de faciliter la compréhension du monde qu’ont les individus. Ce concept a été particulièrement développé par Ludwig Wittgenstein et permet de qualifier les pensées fondatrices à partir desquelles un individu permet de développer sa capacité à questionner le monde et à douter. En effet, loin d’entraver le doute, les « gonds » le rendent au contraire possible car sans eux, l’esprit serait en proie au doute absolu du scepticisme et ne saurait que douter de tout, y compris de ses doutes eux-mêmes. Aucunes réflexions ne seraient alors possibles et envisageables. Ces « gonds » peuvent à la fois être partagés et, dans le même temps, relatifs à chaque individu, générant ainsi des subtilités de doutes et de réflexions qui s’avèrent salvatrices quant aux conditions du débat démocratique. Le philosophe évoque ce concept de « gond » en ces termes : « Les questions que nous posons et nos doutes reposent sur le fait que certaines propositions sont soustraites au doute – sont pour ainsi dire comme des gonds (Angeln) sur lesquels tournent ces questions et ces doutes. » (Wittgenstein 2006, p.98). La pratique des rappeurs-tribuniciens est certes fondée sur une démarche commune dont nous avons tenté de dresser les contours, mais il subsiste naturellement des « gonds » moraux particulier, chacun des auteurs ayant ses spécificités, ses convictions et son vécu, conditionnant sa pratique du rap et l’éthique qui la régit. Plus que des différences éthiques, les artistes de notre panel semblent plutôt présenter des spécificités. Ainsi, l’éthique perfectionniste de Médine repose fortement sur des « gonds » moraux issus de sa religion, l’Islam. Cette importance que revêt à ses yeux la croyance religieuse dans son engagement tribunicien est notamment perceptible à travers la justification qu’il donne de l’une de ses citations les plus commentés : « Je ne suis pas intégré, je suis intégriste ».

A partir du moment où ce qu’on entend par intégration est en réalité de l’assimilation, alors la véritable intégration et devenue de l’intégrisme, le sens glisse. Lorsque tu veux que j’abandonne mon appartenance religieuse ethnique, alors tu me dis intégriste. Aussi, appelle-moi donc intégriste parce que ça revient à la vraie intégration. C’est un jeu sur des termes. (in Blondeau, Hanak, 2008, p. 200)

Il n’est donc pas question pour lui de renoncer à sa foi, elle fait partie intégrante de son identité autant que de sa manière de penser. Le « gond » moral religieux lui permet de

79 concilier la pensée perfectionnisme d’amélioration continu de soi dans une logique d’altruisme et de bien commun. Ces piliers sur lesquels repose l’éthique tribunicienne de chacun des artistes de notre panel constituent des « gonds » moraux permettant d’orienter la pratique tribunicienne dans un sens altruiste et politique. Une des phases récurrentes dans le répertoire de Médine est d’ailleurs tirée du Coran : « le meilleur des hommes, c’est le plus utile aux autres », on perçoit ici de quelle manière le gond moral religieux permet de fonder une éthique perfectionniste dans le sens de l’intérêt collectif. Cela se perçoit également dans le titre même du deuxième album de Médine Jihad le plus grand des combats est contre soi-même. En effet, le rappeur-tribun sort du conformisme médiatique concernant le sens du terme Jihad dont la traduction littérale est en réalité « effort » plutôt que « guerre sainte ». En s’appuyant sur ses connaissances religieuses et sa foi, il exprime et claim sa définition du Jihad sur la place publique. Enfin, la conception qu’il donne du Jihad s’avère en accord total avec le processus perfectionniste de quête de soi : « Jihad vient du mot « effort » et renvoie à une quête personnelle, une lutte que chaque homme vit. L’effort n’est pas uniquement réservé à la décapitation des impies… » (in Blondeau, Hank, 2008, p. 193). L’Islam constitue donc pour Médine un pilier supportant son éthique perfectionniste plutôt qu’un obstacle :

Indépendante est la manière l'islam est la bannière Beaucoup disait qu'on s'ajoutait des barrières Mais bien plus fort que la consanguinité L'islam est venu cimenter jusqu'à la plus petite cavité Appelle ça comme tu veux pour le plaisir Tantôt l'opium du peuple tantôt de l'hérésie Dans les récits prophétiques j'ai trouvé mon équilibre De quoi enchaîner mes démons avec les chapitres d'un Livre Elle est mon garde-fou celle qui garde au garde à vous Mon garde boue quotidien si la Dounia est une autoroute D'un héritage paternel au nourrisson J'obtiens des gants de boxe et les trésors d'un prénom Médine J'habite à 5000 km de cette ville Mais l'écho de son histoire résonne en moi comme un missile Comme une bénédiction une sorte d'armure invisible Qui m'a préservé du crime134

En ce qui concerne Kery James, le gond moral que va constituer la religion qui également lui permet également de remettre en question son mode de vie, son rapport à « la rue » et va le pousser à modifier sa pratique du rap. L’album Savoir et vivre-ensemble illustre la place que prend désormais la religion dans la pensée du rappeur, puisque l’album entier est empreint de moral religieuse, d’amour, de paix et de tolérance. Comme l’auteur- interprète le précise d’ailleurs dans l’introduction de ce disque :

Ayant été profondément touché par cette vague de violence aveugle qui a et continue de frapper l'humanité dans sa chair et parce que les auteurs de ces actes les ont injustement attribués à l'Islam, j'ai entrepris de réaliser un disque dans lequel je voudrais mettre en lumière ce que l'Islam confie comme enseignement de paix, de fraternité, de modestie, de patience face aux injustices, de générosité et autres qualités

134 Médine, « Arabospiritual », Arabian panther, Din Records, 2008 80

humaines. Les artistes, d'origines et de confessions diverses, conscients des nobles objectifs de ce disque se sont mobilisés bénévolement.

Ce rapport avec l’entrée dans le monde du rap, il s’agit ici d’un retour en l’occurrence, et la conversion religieuse est même parfois évoquée comme sous la forme d’une analogie. En d’autres termes, certains ouvrages ont déjà pu comparer la pratique du rap avec une conversion religieuse, dans la mesure où celle-ci inculque des principes et change littéralement la vie du praticien (Lapassade, Rousselot, 1996). Morgan Jouvenet parle d’ailleurs de « choc biographique » à propos de la « conversion » au rap. Ainsi il apparait que ce qui fait la spécificité du « gond » moral pour les rappeurs –tribuns, c’est avant tout la manière dont il permet de nourrir et de s’articuler avec la quête perfectionniste de soi. Ces « gonds » ne doivent pas être perçus comme des dogmes indépassables, mais comme un ensemble de préceptes moraux permettant d’atteindre une certaine confiance en soi et de baser les fondements moraux nécessaires à l’entreprise d’une éthique perfectionniste.

Au terme de notre réflexion sur la place de l’éthique dans le rap tribunicien contemporain, il apparaît que les rappeurs-tribuns se saisissent de l’éthique classique du rap afin de développer un message éthique bien spécifique. Cette réappropriation des jeux de langage de sincérité et d’authenticité prééminents dans le genre rap se fait dans le cadre d’une recherche éthique dynamique caractérisée par le perfectionnisme émersonien. Dans son sillon, le jeu de langage de l’égotrip permet au rappeur-tribun d’accéder à la Selfreliance nécessaire à la relativisation du conformisme en vigueur dans la société. Non content d’être en partie conditionnée par cette éthique perfectionniste, la démarche du rappeur-tribun est également motivée par un constat profondément mélancolique vis-à-vis de notre société contemporaine et des moyens dont il dispose pour participer à son évolution. Cette mélancolie se rapproche de la mélancolie classique définie par Daniel Bensaïd, dans la mesure où les artistes y apportent une solution active à travers leur engagement artistique, que l’on peut dès lors considérer comme en accord avec une certaine éthique radicale. Ce qui fonde en effet l’éthique radicale, c’est la réponse active, quoi que désenchantée, qu’apporte l’individu à la mélancolie profonde qui l’habite vis-à-vis de son époque et de sa société. Contrairement aux révolutionnaires, l’engagement artistique tribunicien n’a toutefois aucune certitude quant au bien-fondé de sa lutte. Elle lui apparaît certes comme le meilleur moyen à sa disposition afin de défendre ses idées, mais le doute persiste et l’empêche de trop radicaliser sa lutte. Son éthique « radicale-modérée » peut donc se comprendre par rapport à « la morale du refus » de Ferré qui permet de palier le « sentiment d’impuissance » décrit par Brel par un principe intangible de refus systématique de l’ordre en place. De plus, cette distanciation vis-à-vis du radicalisme révolutionnaire total semble due aux mêmes principes que l’éthique anarchiste pensée par Goldman, laquelle refuse de considérer des moyens dont l’utilisation est contraire aux valeurs qui motivent la lutte. L’éthique tribunicienne constitue donc une éthique complexe, emprunte des valeurs classiques du rap, de perfectionnisme, de mélancolie radicale et rappelant même une certaine idée de l’anarchie. Mais la dimension éthique de cette pratique ne s’arrête pas au seul travail que les auteurs réalisent dans le cadre de leur rap, elle constitue un des aspects fondamentaux du message que véhicule le courant tribunicien et dont les rappeurs-tribuniciens se font les ambassadeurs exemplaires.

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II- La fonction politique de la pratique artistique tribunicienne : de la réappropriation du « mandat de responsabilité minoritaire » à l’exploitation d’une tribune politique critique et positive

Après avoir esquissé les principaux traits de l’éthique qui semble régir la démarche tribunicienne, il s’agit désormais d’expliciter la dimension politique de ce rap tribunicien. Cette véritable fonction politique que les rappeurs-tribuns choisissent d’assumer à travers leur pratique artistique relève de ce que Karim Hammou appelle le « mandat de représentation minoritaire ». Or ce mandat a été assigné à l’ensemble du genre rap par les médias au cours des années 1990, faisant de fait du rappeur un représentant des banlieues. Si cela relevait d’une substantialisation de la pratique du rap et de ses praticiens, cette attribution n’en a pas moins profondément marqué la pratique du genre rap. Cela amène notamment à une recrudescence des revendications d’appartenance sociale et géographique dans le rap français, voire à la mobilisation artistique de références à la délinquance, dont le courant du « gangsta rap » est emblématique. Il semble que cette assignation médiatique soit par ailleurs entrée en interaction avec « l’expérience sociale d’une frange de la jeunesse » effectivement touché par la recrudescence de la paupérisation des quartiers populaires, par l’accentuation de la ségrégation socio-spatiale et d’un tournant répressif dans la réponse qu’y apporte l’état. (Hammou, 2014, chap. 3 et 4) Dans le cas du courant tribunicien, cette assomption du mandat de représentation minoritaire prend une dimension politique particulièrement complexe et assumée que nous allons développer.

A) De l’assomption active de l’assignation à représenter les minorités à l’élargissement des prérogatives mandataire du rappeur-tribun

Dans un premier temps, il convient de montrer que le rap tribunicien, loin de rejeter les enjeux et la dimension « mandataire » de leur pratique artistique, semble a contrario assumer ce mandat. S’il n’est jamais directement question de ce concept de mandat, que les travaux de Karim Hammou n’ont fait émerger que très récemment, la démarche et l’œuvre des rappeurs-tribuns paraissent néanmoins corroborer cette notion. L’assomption de ce mandat ne relève par ailleurs pas d’un retournement du stigmate goffmanien que les rappeurs auraient fini par assimiler et revendiquer, mais davantage d’une reprise en main et d’une redéfinition de ce mandat.

1- Le rap tribunicien comme moyen privilégié d’une lutte minoritaire critique, pluridimensionnelle et multiforme : l’assomption du mandat minoritaire

Le rappeur-tribun comme artiste ancré dans son milieu social et politique : un « haut- parleur » des minorités marginalisées ?

Tout d’abord, il convient de revenir brièvement sur le « mandat de représentativité minoritaire ». Ce mandat est avant tout une substantialisation par laquelle la société, à travers les médias, perçoit et comprend le phénomène artistique et culturel du rap. Ce processus d’essentialisation résume finalement le rap à une forme de marginalité exprimant son rejet

82 de la société, proche du modèle de « l’outsider » tel que décrit par Howard Becker. Or ce phénomène est en réalité varié et divers comme en témoignent les travaux de Karim Hammou, il est donc incohérent de résumer le rap au seul espace réel et imaginaire des banlieues puisqu’il existe une multitude de pratiques extérieures à la banlieue. Dans cette logique, il est tout aussi infondé de résumer la pratique du rap à un engagement politique, qui est loin de caractériser la pratique artistique de tous les rappeurs comme il peut le faire dans le cas tribunicien. Enfin, non content de limiter le rap à un phénomène d’expression politique des banlieues, ce mandat de représentation tend à comprendre sa portée politique selon un triptyque analytique prédéfini. En d’autres termes, les rappeurs tendent à être perçus dans la société au prisme de trois rôles sociaux et politiques:

 Le rappeur serait le responsable à l’origine des problèmes des banlieues en incitant les jeunes à la délinquance et à la haine de l’autre. Cette perception est notamment à l’œuvre dans les péripéties de l’affaire Sniper.  Le rappeur serait le symptôme d’un malaise social qu’il s’agit de traiter. Cette conception du rap correspond à celle décrite par Louis-Jean Calvet dans Les voix de la ville (1994), que nous avons déjà évoquée  Le rappeur serait un « banlieusard » qui cherche à s’exprimer, puisqu’il rappe. Il serait à ce titre et de fait un porte-parole, non seulement sommé de répondre au nom des banlieues mais aussi de répondre des banlieues et de leurs situations.

Tous les enjeux soulevés par ces trois points ne sont cependant pas absurdes, car « si la thèse du lien entre rap et banlieue n’est pas satisfaisante, sa réfutation pure et simple ne l’est pas non plus » (Hammou, 2014, p. 273). Dans le cas du rap tribunicien qui nous intéresse ici, la fonction de représentant semble ainsi largement assumée. Il s’agit donc de comprendre jusqu’à quel point la démarche tribunicienne du rap peut se comprendre comme une assomption du « mandat de représentation minoritaire ». Au statut de « porte-parole », qui suppose une démarche artistique dans un sens politique, Olivier Cachin135 préfère le terme de « haut-parleur » des « banlieues ». Comme Lapassade et Rousselot, il évoque l’environnement social déplorable des ghettos américains dans lesquels le genre rap se développe. Il insiste également sur le poids des politiques nationales sur les évolutions successives du rap américain, comme par exemple la réduction des budgets sociaux par Ronald Reagan au cours de la décennie 1970, qui entérine à ses yeux l’abandon des ghettos par les pouvoirs publics. Ce choix politique entraîne alors une pratique du rap beaucoup plus axée sur la dénonciation de la situation sociale. Homicides, deal de crack et chômage sont en effet le lot commun des ghettos américains, impactant immanquablement les artistes en lien direct avec cet environnement et favorisant la radicalisation d’un certain rap en direction de l’activisme pro-noir. Dans la même logique, un certain nombre de rappeurs se font les « haut-parleurs » des revendications et des protestations des émeutiers de Los Angeles en 1992, après que le meurtre de Rodney King par une patrouille de police a déclenché des émeutes urbaines. Ils relaient le slogan des émeutiers : « no justice, no peace ». Et le journaliste de conclure : « l’aggravation des conditions de survie dans les ghettos urbains semble être le garant d’une pérennité de ce moyen d’expression » (Cachin, 1996 ; Lapassade, Rousselot, 1998). Les rappeurs sont donc

135 Journaliste spécialisé dans l’analyse et la compréhension du phénomène rap, Olivier Cachin est un acteur central du développement du genre rap en France grâce à son émission rapologique raplines. Il plaide pour la considération du rap en tant que pratique artistique autonome et indépendante, au-delà de ses dimensions politique et sociales, même s’il reconnaît volontiers le rôle que ces facteurs ont pu jouer, et jouent encore, pour le genre. 83 bien perçus ici comme de potentiels « haut-parleurs » des banlieues, comme une sorte de relais entre une classe sociale marginalisée et déviante et le reste de la société. Il s’agit toutefois de conserver de la nuance dans les proportions entre la situation des ghettos américains et des banlieues françaises, le degré d’abandon social étant bien plus fort outre-Atlantique que dans le cas français. Pourtant la dimension sociale reste prééminente dans certaines pratiques du rap comme c’est notamment le cas pour le rap tribunicien. L’analogie entre banlieue et « ghetto » est d’ailleurs récurrente dans l’œuvre de Kery James, à travers le morceau de la Mafia k’1 Fry « Le ghetto français » qu’il reprend dans un de ses albums solos, ou encore dans le morceau « Lettre à la République » dans lequel il parle d‘Orly comme d’une « favelas ». Le contexte social et politique dans lequel émerge et se développe le rap américain puis français marque donc profondément la pratique de nombre d’artistes, comme il impacte aussi profondément la lisibilité médiatique et analytique de ce phénomène artistique et culturel. Dans le cas du rap tribunicien, cette assomption du mandat de représentation minoritaire semble en effet caractériser notablement la démarche artistique. Avant toute chose, le rappeur-tribun est un individu socialement déterminé, avec une identité sociale propre et définie qui ne manque pas de transparaitre au travers de sa pratique artistique. Cette dimension conditionne particulièrement la forme stylistique de son rap, sa manière de rapper spécifique. Le concept de « flow » permet d’expliciter ce point précis, puisqu’il qualifie véritablement l’identité vocale et artistique d’un rappeur donné. Il englobe de multiples modalités vocales, comme l’accent, la vitesse d’élocution, la gestion du souffle, l’articulation, etc… Il constitue donc l’incarnation artistique de ce que sont les rappeurs, en tant qu’individus indépendants mais socialement marqués. Tout artiste engagé qu’ils soient, les rappeurs-tribuns restent des citoyens socialement, géographiquement et culturellement situés. Lors d’une conférence portant sur le rapport entre musique et politique organisée par Thibault Jeandemange en avril 2017 au sein de l’IEP de Lyon, l’importance de l’identité sociale du musicien par rapport à son œuvre a justement été largement débattue. Il en est ressorti que cette identité ne transparaissait pas seulement au travers des paroles, mais aussi au niveau de la musique instrumentale, de la façon de jouer d’un musicien ou, en l’occurrence, de la manière de rapper pour un rappeur. L’exemple de la musique du groupe Black Sabbath a notamment été évoqué, cette dernière étant caractérisée par des sons de guitare électrique particulièrement aigus. Or cela s’expliquait principalement par le fait que les membres du groupe avaient grandi dans les quartiers populaires de la très industrielle ville de Birmingham. Ils reproduisaient donc dans leur pratique artistique les sons aigus qui sortaient des usines qu’ils avaient côtoyées durant leur enfance. Cette lecture sociale d’une pratique musicale paraît vraisemblable dans le cas d’un rappeur comme Médine. La boxe a bercé son enfance et fait partie de son identité sociale, comme en témoigne l’interview qu’il a donné à Booska-P en février 2017 et dans laquelle il déclare « Chez moi la boxe c'est une histoire de famille, mon père a été professionnel dans sa jeunesse »136. Les références multiples qu’il peut y faire dans ses raps confirment l’influence que ce sport a pu avoir sur lui. Mais au-delà des seules références explicites que l’auteur-interprète peut faire à la boxe, sa manière de rapper elle-même semble marquée par l’influence de ce sport. Son flow est réputé pour être ciselé et pour appuyer certains mots clefs afin de les mettre en évidence, il appuie de façon particulièrement prononcée les consonnes et assène les phases comme un boxeur assènerait ses coups. Pour avoir un point de comparaison, un rappeur comme Kery James ne manque pas non plus de faire des références à la boxe, il a ainsi intitulé son dernier album Mouhammad Alix en référence au fameux boxeur américain, et le clip qui illustre la

136 booska-p.com, « Médine, rencontre avec l’homme [portrait] », Posté le 23 Février 2017, par Thomas Renard 84 musique éponyme le montre à l’œuvre sur un ring, filant la métaphore entre la pratique du rap et le sport de combat. Toutefois, son flow en lui-même évoque moins la pratique boxe que ne le fait celui de Médine, ce qui permet de comprendre cette différence au prisme de la socialisation. Notons par ailleurs que le rapport du rap à la boxe semblait déjà évident pour Rousselot et Lapassade, lesquels donnent pour exemple le jargon du rap : le rythme est en effet appelé Beat, terme également utilisé dans le vocable de la boxe et signifiant frapper, cut est un terme de deejaying mais signifie aussi « faire saigner » et une phase percutante est appelé punchline et fait clairement écho au punch du boxeur. Des références parolières explicites en direction de la boxe sont également courantes dans le rap, Kery James et Médine ne faisant pas exception, références faites notamment à Mohammad Ali. Cela s’explique historiquement par la dimension extrêmement populaire des amateurs et des praticiens de ce sport. La boxe est donc appréciée dans les ghettos et représente un des rares domaines sportifs de l’Amérique ségrégationniste dans lequel les athlètes noirs étaient considérés, non sans préjugés racistes toutefois137 . Les renvois multiples du rap au champ de la boxe appartiennent donc aux jeux de langage du genre, même si les rappeurs tribuniciens semblent tisser le lien plus densément. Cette précision faite sur la récurrence de l’évocation de la boxe dans le rap, il n’en demeure pas moins que le flow de Médine semble particulièrement marqué par ce sport qui a grandement marqué son identité sociale. Il illustre donc que les rappeurs-tribuns, comme tous les artistes, sont profondément marqués par leur identité sociale. L’artiste n’est pas le citoyen, mais il est l’un des masques du citoyen comme le concept de « prosopopée » d’Anthony Pecqueux le laisse suggérer, à ce titre son identité sociale transparaît au travers de sa pratique artistique, les deux sont distinctes mais demeurent néanmoins liées. Ainsi, l’importance de l’identité sociale du rappeur-tribun transparaît également à travers sa recherche d’inspiration, puisqu’il ne s’agit pas d’une expression artistique utopique dont l’inspiration serait détachée de la condition sociale et humaine de l’artiste. En ce sens, le courant tribunicien ne semble pas revendiquer une inspiration qui relèverait de la « fureur poétique », c’est-à-dire d’un transport quasi-divin de l’esprit, comme peuvent a contrario le prétendre des poètes comme Pierre de Ronsard ou Alfred de Musset, dans « La Nuit de Mai ». L’origine de la pratique tribunicienne du rap n’est pas due à une transcendance mystique, mais davantage à un choix que conditionne grandement l’expérience sociale des rappeurs-tribuns, comme l’illustrent des morceaux y faisant directement écho, notamment les morceaux autobiographiques. Cette inspiration du quotidien et de la vie vécue est intelligible dans « Réel » de Kery James :

Devoir de sincérité J’fais gaffe à c’que j’fais du don dont j’ai hérité Depuis que j’ai commencé j’rappe réel J’prétend représenter ceux dont les rêves n’ont plus d’ailes Sincèrement, j’ai mis mon rap à votre service Vous êtes des stars moi j’suis qu’un artiste J’pratique un art triste tristement réel La vie c’n’est pas le rap game, les enjeux sont réels (réel)138

L’exemple des événements tragiques qui ont d’ailleurs amené le rappeur à se tourner vers une pratique plus moraliste et tribunicienne du rap est également emblématique de l’inspiration très concrète et « réelle » des rappeurs-tribuns, mais ce n’est pas le seul. Ainsi sur le site communautaire « rapologique » RapGenius, Médine commente en vidéo certains

137 Trémoulinas, Alexis. « Sport et relations raciales. Le cas des sports américains », Revue française de sociologie, 2008 138 Kery James, « Réel », Réel, Up Music, 2009 85 passages de son titre « Besoin d’Evolution, (Relovution) ». Il y précise avoir à un moment voulu arrêter le rap pour la religion jusqu’à ce qu’une chance d’en faire son métier se présente : « le rap est venu toquer à ma porte en me disant, … Voilà, c’est peut-être… C’est peut-être une opportunité qu’il ne faut pas que tu loupes… Teste un album et vois ce que ça peut donner.». Sa pratique artistique s’est donc jouée à une conjoncture chanceuse, sans laquelle rien ne se serait passé. Nous sommes loin de l’idéal de la muse venant intimer au poète l’ordre d’écrire le Beau : le rappeur-tribun n’est pas un artiste détaché de son milieu, c’est un individu profondément marqué par sa sociabilisation et par ses expériences vécues. Ce critère de marquage social est inhérent à la notion de mandat de responsabilité minoritaire telle que Karim Hammou l’a définie. La pratique du rap tribunicien est profondément ancrée dans un contexte social de banlieue dans lequelle il ne manque pas de puiser son inspiration. A ce titre son identité sociale, largement sollicitée dans la pratique du rap, est marquée par la banlieue, entendue comme incarnation fantasmée des peurs de classe, de génération, de culture, de religion et d’ethnie. Chacun des artistes de notre panel a en effet grandi dans des quartiers populaires socialement stigmatisés: Médine au Havre, Kery James à Orly, Keny Arkana dans les quartiers de Marseille. L’expérience sociale et personnelle joue donc un grand rôle dans la pratique des rappeurs tribuniciens, en en faisant non pas des artistes parlant de la banlieue, mais des « banlieusards » qui font de l’art. A ce titre, les rappeurs incarnent les minorités des banlieues, fait qui peut être mis en perspective avec l’institution phatique pensée par Anthony Pecqueux, plus spécifiquement avec le concept de « pratique politique incarnée » (Pecqueux, 2007, p. 226-236). Cette notion signifie que la relation particulière entre le rappeur et ses auditeurs est intrinsèquement politique puisque le rappeur revendique et s’adresse à ses auditeurs, liant de fait ces derniers à lui, générant une institution phatique. Dans ce modèle, la portée politique du rap n’est pas tant ce que le rappeur profère mais plutôt ce que le rappeur incarne, à savoir la volonté d’un dialogue et d’une expression tenant compte de sa réception. Dans le même esprit, l’incarnation minoritaire caractérisant les rappeurs-tribuns est peut-être moins voulue qu’implicite, c’est-à-dire que le simple fait de s’exprimer contribue à incarner la minorité. Comme le dit Médine dans « Speaker corner » : « Ce que je suis parle tellement fort qu’on en oubliera ce que je dis ». Outre ce que sont les rappeurs-tribuns, il s’agit également de s’interroger sur ce qu’ils disent, or ils ne manquent pas de revendiquer une identité subversive et minoritaire « banlieusarde » qui correspond à l’archétype de « l’artiste de banlieue ». Dans ce cas-là, Ils ne se présentent non comme des porte-paroles, mais comme des individus socialement marqués et appartenant à la banlieue, qui le revendiquent et qui parlent comme parlerait n’importe quel individu pareillement socialisé. Dans cette optique les rappeurs tribuns ne représentent pas les banlieues, ils n’en sont pas nécessairement les portes paroles, mais ils incarnent l’individu socialisé vivant dans les banlieues et qui n’a que trop peu souvent l’occasion de s’exprimer. Comme l’écrit d’ailleurs Morgan Jouvenet « Pour une grande part, c’est l’ancrage social qui fait le rappeur, et sa critique est explicitement située. Le rap se présente ainsi clairement comme l’émanation d’une jeunesse […] plutôt masculine, urbaine, cosmopolite… et d’origine modeste » (Jouvenet, 2006, p.104). Au risque d’essentialiser la pratique du rap à une pratique minoritaire, il exprime néanmoins une tendance assez claire. Cet ancrage social du rap tribunicien explique notamment la rage qui peut être exprimée par les rappeurs-tribuniciens, autant que le recours non systématique mais récurrent à l’argot ou encore les fautes de français, qui dépassent parfois le cadre des simples fautes d’oralités. Ces différents critères sont par exemple regroupés dans « La Rage » de Keny Arkana, morceau dans lequel la rappeuse veut témoigner de la fureur populaire à l’encontre du système politique et de l’organisation inégalitaire de la société :

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OK on a la rage mais c'est pas celle qui fait baver Demande à Fabe la vie claque comme nos semelles sur les pavés La rage de voir nos buts entravés de vivre en travers La rage gravée depuis bien loin en arrière La rage d'avoir grandi trop vite quand des adultes volent ton enfance Brah ! Imagine un mur et un bolide La rage car impossible est cette paix tant voulue La rage de voir autant de CRS armés dans nos rues La rage de voir ce putain de monde s'autodétruire Et que ce soit toujours des innocents au centre des tirs La rage car c'est l'homme qui a créé chaque mur S'est barricadé de béton aurait-il peur de la nature ? La rage car il a oublié qu'il en faisait partie Disharmonie profonde mais dans quel monde la colombe est partie ? La rage d'être autant balafré par les putains de normes Et puis la rage ouais la rage d'avoir la rage depuis qu'on est môme139

Et de conclure son morceau par cet outro :

Anticapitalistes altermondialistes ou toi qui cherche la vérité sur ce monde, la résistance de demain (Inch'Allah) à la veille d'une révolution. Mondiale et spirituelle la rage du peuple la rabia del pueblo parce qu'on a la rage celle qui fera trembler tes normes la rage a pris la populace et la rage est énorme

La rappeuse entend ainsi incarner la rage populaire, de s’en faire le relais, le portevoix plutôt que la porte-parole. Son flow est rageur et se voit appuyé pas des injures, illustrant la spontanéité du propos. On retrouve d’ailleurs beaucoup de renvois à son histoire personnelle et à ses références propres, comme en témoigne la phase « La rage d'avoir grandi trop vite quand des adultes volent ton enfance ». Kery James quant à lui dédie son rap « Les miens » à ceux auxquels il se sent appartenir et dont il n’est qu’un membre parmi les autres :

Et tous les gens des cités lèvent leurs mains Et tous les enfants d'immigrés lèvent leurs mains Et tous les gens des quartiers chauds lèvent leurs mains Et tous les gens des ghettos lèvent leurs mains […] J'viens de la banlieue, une France à part Et y'a pas que la distance qui nous sépare La cité a ses codes, son langage, son silence, ses modes Ses méthodes et sa lecture de monde140

Enfin Médine, lui aussi, s’assume en tant que membre de la cité, de la « tess » pour reprendre le jargon argotique :

Parce que nous sommes de la tess, la tess La tess, la tess, la tess, la tess, la tess, la tess

139 Keny Arkana, « La rage », Désobéissance civile, Because Music, 2008 140 Kery James, « Les miens », Ma vérité, Up Music, 2005 87

Pourquoi la tess ? Parce que la tess Tess, la tess, tess, tess, tess, tess141

Cette incarnation de la banlieue passe également par l’affirmation d’une identité déviante, d’une image d’Epinal identitaire permettant d’incarner pleinement la figure archétypique du banlieusard et d’être interpellé en tant que tel. L’identité sociale « marginale » de banlieusard n’est donc pas seulement un marqueur social s’imposant au rappeur-tribun, mais il peut aussi prendre la forme d’une expression sciemment tournée vers l’énonciation d’une identité minoritaire voire déviante. Cela peut participer de la consolidation de la crédibilité nécessaire pour assumer un rôle de « haut-parleur ». Keny Arkana insiste ainsi sur son insoumission, sur son enfance difficile et sur sa situation de marginalité sociale, qui témoigne d’une vie de lutte et de rejet du « système ». Médine pour sa part revendique fréquemment son caractère de « Boulehya », de musulman pratiquant et fier de l’être, conformément à son appétence pour la provocation. Il assume pleinement appartenir à la minorité religieuse stigmatisée suite aux attentats du 11 septembre :

Appelez-moi le Boulehya Appelez-moi le Boulehya Appelez-moi le Boulehya […] Ma barbe de Chaman, barbe de Chaman, barbe de Chaman Vous passe le salaam, passe le salaam, passe le salaam J'suis pas rasta-man, pas rasta-man, pas rasta-man Et j'danse comme Saddam, danse comme Saddam, danse comme Saddam C'est la panthère, Ara-Arabian Panthère (x4)142

Kery James, outre sa référence récurrente à l’identité « banlieusarde » et au « ghetto français » renvoie parfois à sa couleur de peau :

Et plus j'observe l'histoire beh moins j'me sens redevable Je sais c'que c'est d'être Noir depuis l'époque du cartable Bien que je n'sois pas ingrat j'n'ai pas envie de vous dire merci Parce qu'au fond c'que j'ai ici je l'ai conquis […] Mon respect s'fait violer au pays dit des Droits de l'Homme Difficile de se sentir Français sans le syndrome de Stockholm Parce que moi je suis Noir musulman banlieusard et fier de l'être Quand tu m'vois tu mets un visage sur c'que l'autre France déteste143

Étranger quoi que je fasse je n'serai jamais à ma place Noire est ma couleur et pas qu'en surface Je soigne une douleur une autre la remplace Je manque d'air j'manque d'espace144

141 Médine, « La Tess », 11 Septembre, Récit du 11ème Jour, Din records, 2004 142 Médine, « Boulehya », Démineur, Din records, 2015 143 Kery James, « Lettre à la République », 92.2012, Sirènes, 2012 144 Kery James, « Douleur Ebène », Mouhammad Alix, Musicast, 2017 88

L’œuvre des rappeurs renvoient également à des lieux dont l’évocation renvoie à l’idée de minorités ethniques, culturelles ou religieuse. Le morceau « Grand Médine » renvoie ainsi non pas à la ville sainte de l’Islam, mais à un quartier de Dakar nommé ainsi. Le recours à ce lieu est clairement connoté religieusement. Keny Arkana renvoie énormément aux quartiers populaires de Marseille dont l’évocation renvoie aux peurs sociales relatives à la « Banlieue » comme espace imaginaire. Il en va de même pour Kery James et le « ghetto ». L’affirmation de ces identités déviantes peut notamment se comprendre au prisme de l’éthique d’Emerson, elle constitue alors la prise de parole, consécutive à l’autonomie de la réflexion et permettant de se distinguer du conformisme. Cette incarnation des minorités peut également se faire à travers des références à des personnages emblématiques des causes minoritaires : Mohammed Ali en fait partie, mais aussi Malcolm X ou encore Martin Luther King. En définitive, sans pouvoir parler d’un message identitaire au sens polémique du terme, les rappeurs-tribuns assument toutefois une identité sociale et artistique « banlieusarde » marginale. Le genre rap a très tôt été perçu et adopté comme un moyen d’assomption identitaire. Le premier militantisme qui prend forme dans le rap est d’abord un activisme noir, du fait de la situation extrêmement complexe des afro-américains dans l’Amérique ségréguée des années 1970-80 et particulièrement dans les ghettos dans lesquels se développe le rap. Une dimension religieuse est également présente dans cet activisme identitaire par le rap et repose alors sur des leaders politiques emblématiques à l’image d’un Martin Luther King ou d’un Malcolm X. Si, pour Olivier Cachin, la pratique du rap en France n’est pas aussi ethnicisée autour de l’identité noir qu’aux Etats-Unis, cette dimension n’est pas exempte des termes du mandat de responsabilité minoritaire tel que décrit par Karim Hammou. La dimension identitaire ici évoquée renvoi à la place du rap parmi la « culture noire » qu’évoquent Rousselot et Lapassade. Cette récurrence de la défense d’une identité minoritaire dans le rap semble donc pouvoir être qualifiée de jeu de langage. Cela participe d’une certaine manière à l’assomption du mandat de représentation minoritaire par les rappeurs tribuniciens, qui ne manquent pas de largement le mobiliser dans leur pratique du rap. Les rappeurs-tribuns sont donc marqués par leurs expériences personnelles, elles- mêmes socialement conditionnées. Cette authenticité sociale leur confère une certaine forme de légitimité à faire entendre leurs voix, non pas au nom des autres comme dans la logique du claim de Cavell, mais à la place de ceux qui n’ont pas l’opportunité de le faire. Dans la pratique tribunicienne du rap, cela se traduit par l’assomption de la marginalité et la minorité qui caractérisent les banlieues dans l’imaginaire collectif des banlieues, en développant une identité artistique « déviante », à la fois dans son fond et dans sa forme. Cette identité n’est pas forcément différente de l’identité personnelle des rappeurs, mais ses caractéristiques déviantes, ou ses « stigmates » pour reprendre la dialectique d’Ervin Goffman, sont mis en avant. Cela semble relever d’une sorte de devoir de témoigner de la situation des banlieues, le devoir, en tant que banlieusard bénéficiant d’une certaine réception dans la société, de faire le liant entre cette société et leur banlieue. En d’autres termes, les rappeurs-tribuns assument quelque part ce rôle de « haut-parleur » des banlieues, ils revendiquent à leurs places.

La démarche tribunicienne : le moyen d’assumer la fonction critique et identitaire de porte- parole des minorités issues des banlieues

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La démarche tribunicienne serait-elle donc limitée au simple rôle d’incarnation de la minorité des banlieues, une sorte de témoin passif et stéréotypé exprimant ses ressentis parce qu’il en a l’opportunité? L’appropriation du mandat de représentation minoritaire semble en réalité être un phénomène actif dans le rap tribunicien. Plutôt qu’à un rôle de « haut- parleur », c’est vraisemblablement à un statut de représentant que paraissent aspirer les rappeurs-tribuns. Médine, par exemple, dit clairement entreprendre une démarche quasi- journalistique à travers son rap, celle-ci se caractérise par un travail d’investigation et de réflexivité que ne se saurait résumer le rôle de « haut-parleur ». Ce dernier a le mérite de ne pas prêter une intentionnalité aux rappeurs, laquelle constituerait une substantialisation du genre artistique à un hypothétique engagement politique. Cela explique notamment pourquoi Olivier Cachin recourt à ce terme puisqu’il cherche à dresser les contours du vaste phénomène artistique et culturel qu’est le rap, il tient à rester évasif afin de ne pas réduire le rap à une essence. Cette généralité, si elle ne manque pas d’intérêt, semble néanmoins inadéquate pour comprendre la pratique artistique du rap tribunicien. Il y a chez les rappeurs- tribuns une volonté de profiter du rayonnement et de l’exposition culturelle d’une pratique artistique afin d’exprimer le malaise relatif aux banlieues et de s’en faire les représentants Il s’agit de la mobilisation d’un médium langagier dans le but de véhiculer un message de la banlieue à la société, il constitue alors un « moyen de communication » pour reprendre les termes de Médine que nous avons déjà cité. Kery James précise que, à ses débuts, ses chansons engagées sont arrivées naturellement sans qu’il n’ait entrepris de réelles démarches. Après sa mise en retrait de la Mafia k’1 Fry néanmoins, le rap devient pour lui un moyen pour décrire la « Rue » tel qu’elle est : « En face, on a des gens qui parlent de la rue, mais qui en parlent en la glorifiant. Moi ? Il faut juste que je montre son vrai visage. » déclare-t-il dans une interview de David Carré et Mékolo Biligui parue dans le IHH Magazine de février 2017. Dans un morceau intitulé « Le missile suit sa lancée » que nous avons déjà abordé en introduction, la rappeuse Keny Arkana décrit même son rap comme « un appel à résister » :

Dis-leur que mon rap est un appel à résister Dis-leur que j'appartiens qu’à mes idées145

Cette démarche tribunicienne ne se limite donc pas à rôle de haut-parleur et passe par le développement d’un discours artistique reprenant la logique du claim de Cavell, c’est-à- dire d’une parole qui, du fait même du rôle qu’elle se donne dans le débat public, prétend parler au nom des autres. Sans nécessairement avoir la prétention intentionnelle de parler pour les banlieues, les rappeurs-tribuns considèrent comme fondamentales de contribuer, par leur pratique artistique, à porter les revendications, les frustrations, la « rage » des minorités auxquelles le rap a été médiatiquement assigné et dont ils se conçoivent les porte-paroles :

La vérité c'est que j'suis décidé Et que je suis prêt à tout perdre en me battant pour mes idées Dans ce monde où l'ignorance nous a accoutumée au mensonge Je peux plus m'étonner que dire la vérité les dérange J'écris à vif eux me lyncheront de sang-froid Pour avoir osé prendre la parole au nom des sans-voix146

Neuf'Quatre Mafia K'1 Fry, (J'représente) Demi-Lune Zoo Orly, (J'représente)

145 Keny Arkana, « Le missile suit sa lancée », Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 146 Kery James, « J’suis pas un héros », Mouhammad Alix, 2016 90

Pour tous les frères en zonpri (J'représente) Pour ceux issus d'la zermi (J'représente) C'est toujours 1 pour le progrès (J'représente) Jamais jamais sans le respect (J'représente) Neuf'Quatre Mafia K'1 Fry (J'représente) Mon nom est Kery James j'me présente147

La pratique du rap tribunicien apparaît donc comme un moyen de prendre la parole, de s’exprimer et de faire entendre sa voix dans l’espace public. Elle s’inclut ainsi dans la logique du claim de Cavell, le rappeur-tribun se faisant le vecteur d’une expression publique et politique au nom des autres. Le rap tribunicien constitue donc une des possibilités non- institutionnelles à disposition du citoyen « minoritaire » de banlieue pour faire valoir ses droits, ses critiques et ses revendications. Le rappeur-tribun est donc responsable de cette expression et de ses enjeux, et se doit à ce titre de remplir sa fonction avec éthique. Cette dimension politique représentative n’est pas sans rappeler le concept de la parrêsia foucaldienne comme responsabilité de la vérité en politique. En d’autres termes, par son expression publique et politique au nom des autres, le rappeur a le devoir risqué de la véridicité : il doit dire vrai et en assumer les conséquences. L’énonciateur public de cette vérité, en l’occurrence le rappeur-tribun, sait qu’il vat choquer, il connaît les conséquences de sa prise de parole et les assume. Cela contribue à faire de l’expression parrêsiastique l’acte de courage politique citoyen par excellence :

Grand tribun de la tribu urbaine Orateur à la tribune du Game148

Ce critère de responsabilité du rappeur-tribun vis-à-vis du « parler-vrai » peut se retrouver chez Médine et sa démarche de provocation qu’il décrit lui-même comme « Hardcore et conscient[e] ». La réflexivité induite par l’adjectif conscient ne vaut rien à ses yeux sans la dimension « hardcore », qui signifie dans cette situation « sans concessions » ou « sans censure » et qui renvoie à une pratique supposément authentique du rap. Cette démarche peut être appliquée à un degré différent aux deux autres rappeurs-tribuns qui revendique fréquemment l’usage d’un parler vrai. Un morceau de Kery James, comprenant un featuring de Médine, précise d’ailleurs dans son refrain scandé par les deux rappeurs :

Nos vérités dérangent on s'en fout Propager le mensonge t'es fou ce sera sans nous On a les mots pour les irriter même le visage ensanglanté On accepte le prix de la vérité149

Cette dimension parrêsiastique constitue une réappropriation tribunicienne du jeu de langage éthique du rap consistant à revendiquer son authenticité et sa sincérité, en l’appliquant ici à des engagements sociaux, politiques et artistiques. Le rappeur-tribun incarne donc « le courage d’un dire-vrai s’exerçant depuis l’exposition publique d’une tribune politique. », tribune en l’occurrence artistique (de Monvallier, 2009). La question n’est pas ici de savoir s’il y a, au sein du courant tribunicien, une conscience de ce mandat en tant que tel, mais bien de montrer que leur démarche et leurs œuvres tendent à en reprendre les codes et à se les approprier d’une manière particulière. La portée parrêsiastique

147 Kery James, « J’représente », Réel, Up Music, 2009 148 Médine « Trash-talking”, Made In, Din records, 2012 149 Kery James, « Le prix de la vérité », Réel, Up Music, 2009 91 de la démarche tribunicienne se traduit notamment par le développement d'un message critique minoritaire à l’encontre du système politique, économique et social majoritaire institutionnalisé. Keny Arkana, par exemple, est particulièrement réputée pour tenir un discours internationaliste à vocation universaliste et humaniste, mais elle ne manque pas de sa faire régulièrement la représentante de la classe populaire marseillaise à l’encontre du pouvoir politique municipale et étatique. Elle dénonce ainsi le phénomène de ségrégation spatiale en œuvre à Marseille à travers la production d’un documentaire intitulé Marseille capital de la rupture, en référence au fait que Marseille ait été désignée « capitale européenne de la culture » en 2013. Cette situation est profondément hypocrite est paradoxale aux yeux de la rappeuse puisque, parallèlement, la municipalité marseillaise mène une politique de réaménagement urbain visant à remplacer les habitations actuelles occupées par des classes populaires issues de l’immigration par des appartements de haut standing. Ces populations minoritaires doivent donc être relogées dans des zones éloignées du centre-ville, tandis que les nouveaux logements ne deviennent financièrement accessibles qu’à une classe très aisée. Or, pour Keny Arkana, la richesse culturelle de Marseille réside précisément dans ces classes populaires et métissées. L’attribution du titre de capital de culture lui parait donc parfaitement ironique, d’où son engagement non seulement documentaire mais également par le rap, puisqu’elle a notamment écrit « Capitale de la rupture » :

Un genre d'Apartheid se dessine La zone c'était pas que l'ivresse La camaraderie la vraie, la joie Y'avait pas d'carabines Kalash XS ici la jeunesse est en péril Rien n'est fait pour elle et ça c'est vrai depuis des piges Entassés dans des blocs la seule issue c'est dans le shit Plus d'place dans les réseaux donc ça tire dans le vif Refont nos quartiers et nous virent Pendant que la misère s’accroît Tranquille se pavanent les touristes Pendant que mes frères sont au placard Partout les caméras nous fixent Pour mieux aseptiser chaque place et l'identité de la ville Marseille150

Médine se présente davantage comme le porte-parole des musulmans de France vis- à-vis d’un climat sécuritaire et islamophobe grandissant à ses yeux. Il critique notamment une instrumentalisation idéologique de la laïcité de la part de certains politiques contre la communauté musulmane.

Ta barbe rebeu dans ce pays c'est Don't Laïk Ton voile ma sœur dans ce pays c'est Don't Laïk Ta foi nigga dans ce pays c'est Don't Laïk Madame monsieur votre couple est Don't Laïk On ira tous au paradis, tous au paradis on ira On ira tous au paradis, tous au paradis incha'Allah On ira tous au paradis, tous au paradis on ira On ira tous au paradis, enfin seulement ceux qui y croient151

150 Keny Arkana, « Marseille capitale de la rupture », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2013 151 Médine, « Don’t Laîk », Démineur, Din records, 2015 92

Il développe également cette représentation minoritaire à travers un message qu’il adresse à la société de la part des musulmans, mais aussi de toutes les minorités « banlieusardes » stigmatisées, et qui vise à casser les préjugés de la société :

Boul'éhia de ta barbe dis-leur Don't Panik Musulmane de ton voile dis-leur Don't Panik Banlieusard de ta ville dis-leur Don't Panik Mon slogan, ma devise c'est le Don't Panik Prolétaire de ta classe dis-leur Don't Panik Africain de ta peau dis-leur Don't Panik Musulman de ta foi dis-leur Don't Panik Mon slogan, ma devise c'est le Don't Panik 152

Kery James se fait le porte-parole des fils d’immigrés, des « banlieusards émancipés » face à la société majoritaire. Il dénonce l’accueil qui a été fait des populations issues de l’immigration ainsi que le rejet dont ils ont été victime :

Je crois que la France n'a jamais fait la charité Les immigrés c'n'est que la main d'oeuvre bon marché Gardez pour vous votre illusion républicaine De la douce France bafouée par l'immigration africaine Demandez aux tirailleurs sénégalais et aux harkis Qui a profité d'qui La République n'est innocente que dans vos songes Et vous n'avez les mains blanches que de vos mensonges Nous les Arabes et les Noirs On est pas là par hasard Toute arrivée à son départ Mais pensez-vous qu'avec le temps Les Négros muteraient, finiraient par devenir Blancs Mais la nature humaine a balayé vos projets On ne s'intègre pas dans le rejet On ne s'intègre pas dans les ghettos français, parqués Entre immigrés faut être censés Comment pointer du doigt le repli communautaire Que vous avez initié depuis les bidonvilles de Nanterre153

La critique est par ailleurs souvent plus approfondie, plus détaillée, plus fouillée et prend une place essentielle dans les œuvres des auteurs. La critique n’est pas seulement métonymique à travers le rejet des forces de l’ordre ou de la classe politique, elle est argumentée et développée. Enfin cette critique est couplée à une forme d’idéalisation, de projet politique alternatif qui serait susceptible de dépasser et palier les problèmes inhérents au système politique décrit. Ces questions-là seront néanmoins traitées plus en aval de notre développement. Cependant, en assumant de fait un statut informel de représentant des minorités « banlieusardes », les rappeurs-tribuns ne se cantonnent pas à un rôle de relais critique entre les accusations de la banlieue et la société majoritaire, ils s’assument également en tant que

152 Médine, « Don’t Panik », Don’t Panik Tape, Din record, 2008 153 Kery James, « Lettre à la République », 92.2012, Sirènes, 2012 93 leader de la minorité qu’ils représentent. En effets, les trois auteurs-interprètes de notre panel ne manquent pas d’user de leur statut de personnalité reconnue, ainsi que du critère d’exemplarité que nous avons évoqué à propos de la transmission du message éthique, afin d’enjoindre les minorités qu’ils représentent à penser et à agir. Cela n’a pas trait qu’au seul message éthique, mais revêt également une forte dimension politique. Les praticiens du rap tribunicien endossent de fait le costume de leader politique des minorités à travers les préceptes moraux et politiques qu’ils véhiculent via leur pratique artistique. Le morceau « Je revendique » de Kery James porte certes ses revendications sur la place publique au nom des minorités « banlieusardes » à propos des problèmes qui gangrènent les quartiers populaires, mais il s’adresse aussi à ces minorités et leur reproche leur comportement, les invitant à changer.

J'revendique et j'dis qu'il y a trop de mômes Qui insultent la police pour que dalle S'comportent dans la rue en vandale Donc t'étonnes pas que Le Pen souhaiterait Qu'on les remballe J'revendique et j'indique que certains jeunes Contribuent à la montée du racisme dans nos rues Vu qu'ils alimentent la peur chez les français Entre les deux France creusent le fossé154

Médine se sert lui aussi de sa légitimité de leader et de représentant de la communauté musulmane afin de faire passer un message, principalement auprès des jeunes. La musique au titre univoque « #Faisgafatwa » l’illustre par exemple :

J'crois que tu t'es pris les deux Nike Air dans le tapis d'prière Viens pas recruter dans mon quartier c'est pas ta pépinière T'as jamais mis le pied dans une classe et tu veux suivre les quatre écoles À travers ma voix tu retrouveras la foi comme Cat Stevens [Pont 1] Heureusement qu'j'ai connu la foi avant d'connaître les pratiquants Heureusement qu'j'ai connu l'Islam avant d'connaître les musulmans Heureusement qu't'as trouvé la voie avant d'connaître le Vatican Heureusement qu'on a lu l'Coran avant d'connaître ces charlatans [Refrain] Fais gaffe à toi, fais gaffe à toi Fais gaffe à toi, fais gaffe à toi Regarde fais gaffe à toi, fais gaffe à toi Fais gaffe à toi, fais gaffe à toi155

Les rappeurs-tribuns incarnent ce rôle de leader, notamment par la place prépondérante qu’ils occupent chacun au sein de l’espace géographique et artistique dans lequel ils créent. Ils peuvent en effet être considérés comme les leaders de leur label et/ou de leur crew, défini comme un groupe social composé des proches de l’artiste, dans lequel les individus partageant un ensemble de valeurs et un système de représentation communs créent une situation d'appartenance et de solidarité. Le crew est aussi appelé posse et

154 Kery James, « Je revendique », Ma vérité, Up Music, 2005 155 Médine, « Faisgafatwa », Démineur, Din records, 2015 94 constitue notamment un espace de collaboration artistique assez important dans le processus de création. Ainsi Médine ne manque jamais d’affirmer que les membres de son label sont aussi les membres de sa famille (« de sa mif’ ») et qu’ils jouent un rôle déterminant pendant la production de ses albums. Alassane Konaté, le directeur du label, et Proof, l’architecte et beatmaker du label, sont ainsi régulièrement mentionnés dans ses interviews et dans ses musiques :

Aussi vrai qu'j'suis ton vassal Alassane Proof T'es le master de mon groove Depuis toujours mon double Tu m'sers des loop de ouf à la louche156

L’exemple de Brav’, ami d’enfance de Médine et rappeur qui l’a très longtemps accompagné dans sa création artistique est également emblématique. Il lui dédie d’ailleurs une phase dans son dernier album, dont Brav’ a d’ailleurs soufflé le nom « Et big up à mon brother Wilfried qui m'a soufflé le titre "Prose Elite" », Wilfried étant le nom civil de Brav’. Ce dernier s’est désormais lancer en solo, au sein du label Din records. La phase « Ma paroisse c’est Din records » illustre notamment à quel point le label de Médine compte dans sa pratique artistique, au point qu’il en fasse un lieu quasi-religieux. Or, au sein de ce label, Médine est présenté comme le chef de file, la tête d’affiche, le modèle à suivre. Il a d’ailleurs occupé le poste de chargé de relation avec la presse, signe de l’importance qu’il a eu très tôt au sein de cette structure. Il est même considéré comme le rappeur havrais le plus connu, il revendique d’ailleurs le fait de représenter le Havre sur la scène française. L’exemple de Kery James est encore plus représentatif du rôle de leader qu’il a endossé au fil de sa carrière artistique. Il a d’abord été au centre de la création du groupe de hip-hop Ideal Junior en 1990, rebaptisé Ideal J en 1996, avant d’être un des membres les plus connus et les plus charismatiques du collectif Mafia K’1 Fry. Comme on a déjà pu le voir, il n’a pas de label persistant et essentiel à sa production artistique, contrairement à Médine. Toutefois, sa carrière témoigne de son rôle de leader, rôle qu’il continue à assumer dans sa carrière solo. Keny Arkana quant à elle n’évoque jamais les questions des labels et des maisons de disques que pour rappeler que le contenu artistique est d’abord du à l’artiste qui fait le disque et non aux majors qui le produisent. Le leadership artistique qu’elle semble exercer sur la scène rap marseillaise est malgré tout perceptible à travers ses chansons comprenant des featurings, comme « Marseille » ou plus particulièrement la série des « Opéras à la Plaine » qui est composée de trois morceaux répartis sur trois albums différents et qui renvoie explicitement aux quartiers populaires de Marseille. Or ces titres réunissent des rappeurs de ces quartiers qui viennent « répondre à l’appel » de Keny Arkana et poser leur rap avec elle. Cela montre l’importance de Keny Arkana sur la scène rap marseillaise pour deux raisons. D’abord, elle apparait comme suffisamment populaire et légitime pour parvenir à réunir près d’une quinzaine d’artistes différents sur chaque titre. Ensuite elle montre que la rappeuse tient à réunir les quartiers populaires de Marseille à travers les rappeurs locaux qu’elles considèrent comme représentants de ces quartiers, comme l’illustrent non seulement la démarche et l’esprit du titre, mais aussi le refrain qu’elle chante elle-même :

Second volet voici l'quartiers tous répondent à l’appel Panier Opéra Noailles Cours Julien La Plaine

156 Médine, « Biopic », Made In, Din records, 2012 95

Armé de mics secteur centre-ville Écoute la zone te parler écoutes les ruelles de ma ville Second volet Marseille les frères répondent à l’appel Panier Opéra Noailles Cours Julien La Plaine Secteur d’en ville loin de votre rap mondain Les nouveaux les anciens écoute les MC's de mon coin157

Les rappeurs sont les porte-paroles des « quartiers » et des minorités des banlieues, ils les représentent et l’assument. L’assomption du leadership du rappeur-tribun dans son rôle d’artiste et de représentant peut également passer par le recours aux samples et aux citations faisant références aux grands hommes politiques et aux grands leaders reconnus. Les cas des renvois multiples à Mouhammad Ali ou à Malcolm X ont déjà été évoqués et illustrent notamment cette tendance à recourir à l’image d’un leader pour renforcer la position du rappeur-tribun. Cela ne signifie pas pour autant que ces derniers règnent en maître despotique sur la scène rap dans laquelle ils pratiquent la plupart du temps, mais ils en sont une figure prépondérante et centrale. Afin de mieux saisir le rôle que jouent les trois auteurs de notre panel dans leur assomption du mandat, le concept de minorité active de Serge Moscovici, l’un des fondateurs de la psychologie sociale européenne, est édifiant. L’intellectuel cherche à décrire par quels biais une minorité peut, ou non, amener la société à évoluer en son sens. Selon lui, une minorité active peut aller à l’encontre des préceptes établis dans la société lorsqu’elle peut s’appuyer une « innovation » lui permettant de créer ou de modifier des comportements sociaux donnés. Ces minorités ne peuvent avoir d’impact sur la société qu’à la condition qu’elles soient opposées à une majorité qui réagit à son activisme (Orfali, 2015)158. Cette définition est particulièrement intéressante lorsqu’on essaye de la comparer à la pratique artistique des rappeurs-tribuns, puisque ceux-ci endossent un rôle de minorité active à deux égards. En effet, l’assomption du mandat de représentation minoritaire fait des rappeurs à la démarche tribunicienne la minorité active des banlieues face au reste de la société. En ce sens, leur pratique du rap peut être comprise comme une « innovation » permettant, via le vecteur artistique populaire, de confronter leurs positions et leurs revendications au reste de la société. Les réactions multiples de cette société laissent augurer que l’activisme minoritaire dont font preuve les auteurs-interprètes provoque effectivement des réactions de la part de la majorité, à l’image des déclarations de l’académicien Alain Finkielkraut à l’encontre de Médine. Ce dernier dépeint le rappeur comme un terroriste à l’occasion d’une émission de radio diffusée le 4 janvier 2015 sur la Radio Communautaire Juive. Le rap tribunicien représenterait alors une innovation permettant aux minorités de faire preuve d’activisme et de passer un message politique au reste de la société.

« C'est le rap de l'engagement la fierté des banlieues Et en fait c'est le seul rap qu'ils craignent sûrement en haut lieu »159

Les rappeurs-tribuns peuvent en cela être considérés comme une minorité aspirant à être politiquement active, parmi la minorité sociale qu’ils assument représenter de fait. Car il serait illusoire de considérer « la minorité des banlieues » comme un groupe social homogène qui présenterait un message unanime. Force est de constater que les minorités des banlieues représentent une diversité très hétérogène et qu’il n’existe pas de force politique globale représentant officiellement les vastes et complexes revendications des banlieues. En

157 Keny Arkana, « De l’Opéra à la Plaine 2», L’esquisse 2, Because Music, 2011 158 Orfali Birgitta, « Serge Moscovici (1925-2014). Un psychologue social visionnaire », Hermès, La Revue 159 Kery James, « Le retour du rap français », Réel, Up Music, 2009 96 cela, les rappeurs-tribuns peuvent être envisagés comme une minorité active parmi la majorité minoritaire inactive politiquement. Le fait qu’ils cherchent non seulement à représenter les banlieues mais aussi à assumer un rôle de leader symbolique leur permettant de passer un message à cette minorité « banlieusarde » diverse tend à attester cette idée. La pratique tribunicienne représenterait alors une innovation par laquelle la minorité active des rappeurs tribuns s’adresse à la fois à la majorité sociale en tant que minorité active des banlieues, mais aussi à la majorité politiquement inactive des banlieues en tant que leader actif. Les rappeurs- tribuns incitent les minorités qu’ils représentent et vis-à-vis desquelles ils apparaissent comme légitimes afin que ceux-ci s’organisent et prennent leurs responsabilités politiques et sociales: Kery James enjoint ainsi les banlieusards à ne pas s’apitoyer sur leur sort, mais à se battre pour leur réussite :

Chaque fils d'immigré est en mission Chaque fils de pauvre doit avoir de l'ambition Tu peux pas laisser s'évaporer tes rêves en fumée Dans un hall enfumé À fumer des substances qui brisent ta volonté Anesthésient tes désir et noient tes capacités On vaut mieux que ça Rien n'arrête pas un banlieusard qui se bat On est jeunes, forts et nos sœurs sont belles Immense est le talent qu'elles portent en elles Vois-tu des faibles ici Je ne vois que des hommes qui portent le glaive ici Banlieusards et fiers de l'être On n’est pas condamnés à l'échec Ce texte je vous le devais Même si je l'écris le cœur serré Et si tu pleures pleure des larmes de détermination Car ceci n'est pas une plainte c'est une révolution 160

Keny Arkana appelle à une prise de conscience généralisée et enjoint tous ses auditeurs à prendre conscience du rôle politique que ceux-ci peuvent jouer :

Réveillez-vous ils nous ont déclaré la guerre Réveillez-vous peuple du monde et enfant de la terre Réveillez-vous avant de non-retour On aura besoin de tout le monde tout le monde tout le monde Réveillez-vous car demain sera pire encore Réveillez-vous avant qu’ils nous mettent des puces dans l’corps Réveillez-vous c’est toutes nos vies qui sont en jeu Réveillez-vous RE-VEIL-LEZ VOUS161

Médine préfère prévenir des dangers du communautarisme religieux et ethnique, il tient à ce que ses auditeurs ne confondent pas affirmation d’eux-mêmes et rejet de l’autre, dans une optique somme toute assez émersonienne :

160 Kery James, « Banlieusards », A l’ombre du Showbusiness, Up Music, 2008 161 Keny Arkana, « Réveillez-vous », Désobéissance civile, Because Music, 2008 97

On n'a plus les yeux en face des trous Comme sous une cagoule du Ku Klux Klan qui masque le jour Qui écrit block avec trois "K" Qui écrit tess' avec deux "S" Doit prendre garde Rien ne sert de jouer au Beur ou au Blackos fier D'être plus identitaire que sur la blogosphère On revendique être gosse d'Afrique Mais qu'être ethnocentrique c'est être égocentrique Quand les vieilles victimes deviennent de jeunes auteurs Porteurs du gène d'Hitler sans être leur géniteur Quand le poison s'invite dans une blague lambda La mixité ressemble au mariage de Black Mamba Des traditions aussi snobinardes Que celles des apéros sauvages saucisson-pinard Faussement droit-de-l'hommistes et républicains Éradiquons le radical qui sommeille en chacun Et l'amour des siens c'est pas la haine des autres162

Mais loin de se cantonner à une simple reprise d’un mandat de représentation politique des minorités « banlieusardes », les rappeurs tribuniciens semblent vouloir porter la contestation et les revendications d’une plèbe bien plus vaste et complexe que ce que l’essentialisation médiatique et sociétale de ce genre musical ne suppose. Le message politique et éthique que porte le rap tribunicien dépasse de loin le cadre du mandat de représentation minoritaire. Le rappeur-tribun s’adresse à la société, certes en tant que membre des banlieues socialement marginalisés et politiquement négligés, mais aussi et surtout en tant que citoyen, indépendamment de la logique de représentation minoritaire « banlieusarde » assignée. Le minoritaire, si l’on garde ce terme, doit alors être compris comme minoritaire par rapport au système politique institutionnalisé et pratiqué. Les dimensions ethniques, religieuses, sociales et géographiques auxquelles on cantonne l’assignation classique aux minoritaires cherchent à être dépassées.

162 Médine ft. Youssoupha, « BloKKK », Protest song, Din records, 2012 98

2- Le dépassement artistique et conscient du « mandat de représentation minoritaire » par les rappeurs-tribuns

Elargissement de la portée mandataire du rappeur-tribun : du mandat minoritaire au mandat plébéien

Substantialiser la démarche tribunicienne du rap aux minorités des banlieues reviendrait en effet à refuser d’analyser une partie considérable des œuvres et des témoignages de ses praticiens. Plutôt que de limiter le mandat des rappeurs-tribuns aux seuls minorités des banlieues, il parait plus éclairant de considérer leur engagement artistiques au prisme de la notion antique de plèbe. Les Tribuns de la Rome antique représentaient en effet une population qui n’avait pas les droits politiques auxquels elle aspirait. Cette population était tenue à l’écart du système politique de la république romaine et de ses institutions. Une analyse simplificatrice du genre tribunicien pourrait effectuer la superposition entre l’entité sociale de la plèbe et l’espace « minoritaire de la banlieue, du fait notamment du combat des rappeurs-tribuns afin de faire entendre des revendications relatives à cet espace à la fois réel et social, mais aussi essentialisé et fantasmé. Pourtant, ne serait-ce pas limiter le rap tribunicien au mandat de représentation minoritaire et ainsi tomber dans les mêmes travers que les médias français des années 1990 ? Certes, ce mémoire fait le postulat d’une prise de conscience par les rappeurs-tribuns de leur statut de citoyen issue des minorités politiques, les décrivant comme des acteurs actifs et engagés dans ce mandat artistique et informelle de représentation. Mais se borner à considérer que les rappeurs-tribuns se réapproprient ce statut de représentant minoritaire reviendrait à limiter leur démarche à une assimilation du stigmate et à sa revendication. Il s’agirait d’un processus de retournement du stigmate comme l’a décrit le sociologue Ervin Goffman et qui consiste, pour un groupe social stigmatisé, à structurer son identité sociale autour de ce stigmate. Certes Kery James revendique une identité de « banlieusard », Médine de musulman et Keny Arkana de « jeune effrontée ». Mais le but de cette revendication identitaire s’avère être, au bout du compte, de démonter les clichés qui sont apposés à ces identités « minoritaires » plutôt que de s’y enfermer. Les rappeurs-tribuns ont choisi d’assumer leur identité afin de la redéfinir car, comme le rappe Médine : « Ce que je suis parle tellement fort, qu’on en oubliera ce que je dis ». Malgré son identité sociale de banlieusarde rebelle, Keny Arkana sert un engagement bien vaste et complexe, très idéologique libertaire, humaniste, altermondialiste, écologique bien qu’elle refuse ces étiquettes politiques. Si elle assume son identité minoritaire, elle prêche pourtant un message critique qui dépasse la « Banlieue ». Médine, lui, assume et revendique sa religion comme source de réflexion et de valeurs morales, cherche à dépasser les « islamalgames» 163. Il cherche sciemment à provoquer, sachant qu’un rappeur musulman à la pilosité fournie et s’appelant Médine ne manquerait pas de se faire remarquer en intitulant ces premiers albums 11 septembre récit du 11ème jour et Djihad, le plus grand des combats est contre soi-même. Pourtant nulle apologie de l’extrémisme ou du communautarisme dans ses textes : il confie lui-même vouloir provoquer le débat et avoir parfaitement conscience des risques de catégorisation qu’il encourt, assumant ainsi un « parler-vrai » qui ne dément le rapprochement initié auparavant entre démarche tribunicienne et la parrêsia (Médine, Boniface, 2008). Il assume la part minoritaire « banlieusarde » de son identité, mais revendique également sa part française que l’on pourrait qualifier « d’identité majoritaire »:

163 Le néologisme transparent « islamalgame » aurait été créé par Daniel Mermet dans le cadre de son travail à France Inter, d’après Soad Matar et Andrée Chauvin-Vileno dans « Islamalgame, discours représenté et responsabilité énonciative », Semen, 2006 99

J’ai l’sang mêlé : un peu colon un peu colonisé Un peu colombe sombre ou corbeau décolorisé Médine est métissé Algérien-Français Double identité je suis un schizophrène de l’humanité Deux vieux ennemis cohabitent dans mon code génétique À moi seul j’incarne une histoire sans générique Malheureusement les douleurs sont rétroactives Lorsque ma part française s’exprime dans le micro d’la vie164

L’un des objectifs de Kery James est de donner ses lettres de noblesse à la banlieue. Très loin de l’idée de s’enfermer dans un stéréotype, il fait apparaitre dans le titre « Banlieusard » des personnalités du monde du sport, du divertissement, de l’art, des médias et de l’économie qui sont issus des banlieues afin de soutenir le mot d’ordre de son œuvre : « Banlieusard et fier de l’être, on est pas condamné à l’échec ». Son autobiographie à paraitre s’intitule d’ailleurs : Banlieusard et fier de lettres. Kery James revendique aussi une appartenance plus nationalo-centrée qui le rapproche d’une éventuelle « société majoritaire ». Ainsi, son morceau « Le retour du rap français » insiste continuellement sur l’identité française du rappeur orlysien. Il s’ouvre d’ailleurs par les phases suivantes :

Pose le micro mon rap vient de mes entrailles Mon rap porte une balafre mon rap vient de mes entailles Mon rap a une stature une carrure un charisme Une voix une pensée il est Français pas cain-ri165

Il apparait donc que l’identité artistique des rappeurs-tribuniciens est en réalité plus complexe que ce que l’approche minoritaire abordée dans la première partie le laissait suggérer. Certes ils interpellent aussi la société en tant que représentants d’une minorité qui n’a pas les moyens de s’exprimer par d’autres biais. Mais ils ne veulent pas pour autant être essentialisé à cette identité marginale et minoritaire. Médine fait par exemple régulièrement référence dans ses interviews à la question d’un de ses professeurs lorsqu’il était encore élève. Celle-ci lui aurait demandé s’il se sentait plus français ou musulman. Il explique en substance qu’il n’avait alors pas su quoi répondre, mais que cette question lui apparait aujourd’hui particulièrement absurde. A ses yeux, il est nécessaire de ne pas enfermer un individu dans une identité substantialisée quelle qu’elle soit, mais d’appréhender la question identitaire dans toute sa complexité et ses subtilités (Boniface, Médine, p.69). Les auteurs-interprètes sur lesquels nous nous concentrons demandent la reconnaissance d’une identité complexe. Sans parler explicitement d’aucun des trois auteurs de notre panel, Karim Hammou précise justement dans son ouvrage que la réappropriation que certains rappeurs du mandat de représentation minoritaire dépassent de loin la logique de « retournement du stigmate », puisque les acteurs ne se contentent pas de se réapproprier le stigmate, ils « interagissent avec les définitions d’eux-mêmes qui leur sont imposés, mais y investissent aussi des intérêts qui n’étaient pas prescrits par avance dans l’étiquette à laquelle on les rapporte » (Hammou, 2014, p.138). Dans le cas du courant tribunicien, cet investissement prend notamment la forme d’une affirmation identitaire beaucoup plus complexe que ce que qui est socialement attribué aux minorités des banlieues. La modification du mandat par les rappeurs-tribuns prend également l’aspect d’un engagement politique bien plus abouti que celui qui était médiatiquement supposé au rap français à travers la logique de mandat. Nous avons d’abord

164 Médine, « Alger pleure », Made in, Din records, 2012 165 Kery James, « Le retour du rap français », Réel, Up Music, 2009 100 montré que, plus qu’un haut-parleur, le rap tribunicien se constitue en véritable représentant des populations marginalisées des banlieues, bâtissant pour ce faire une véritable tribune artistique et politique afin de faire entendre la voix des minorités qu’ils cherchent à représenter. Mais le mandat dont se saisissent les acteurs du rap tribunicien dépasse aussi largement le cadre de cette banlieue minoritaire. Les rappeurs-tribuns sont loin de se considérer comme représentant des seules populations minoritaires banlieusardes extérieures à la « majorité française ». Cela soulève d’ailleurs un point important, car nous avons déjà évoqué l’idée que si le mandat minoritaire assigné au rap français tendait non seulement à essentialiser la pratique du rap, il substantialisait aussi la banlieue à un lieu imaginaire et minoritaire. Cette dimension mandataire tend toutefois à également essentialiser la majorité sociale à un bloc politique homogène, groupé et solidaire vis-à-vis des institutions politiques en place et des représentants politiques en place. Or il est bien évident que cela ne correspond pas à la réalité sociale et politique complexe de la France, dont la dynamique ne saurait être résumée à l’opposition binaire entre la majorité sociale et les minorités des banlieues. S’il était nécessaire de donner un exemple tangible, on pourrait citer l’ouvrage du géographe Christophe Guilly La France périphérique, lequel préfère diviser la « majorité sociale » dont nous parlons en deux entités distinctes : la France rurale profonde et la France métropolitaine dynamique. Les rappeurs-tribuns introduisent justement une plus grande complexité quant à la « plèbe » française contemporaine qu’ils représentent à travers leur démarche et leur pratique artistique. Ainsi, si l’on reprend la conception politique et révolutionnaire de la première sécession de la plèbe et que l’on rejoint la conception de la plèbe non pas ethnicisée mais comme choix d’engagement politique, le parallèle est crédible avec la plèbe que Michel Humbert préfère plutôt décrire en tant que « masse des citoyens qui, à partir de -494, a choisi de se placer sous l’autorité des tribuns et de partager leur lutte révolutionnaire. ». Le tribun, loin de se cantonner à une représentation minoritaire, comme on l’a d’ailleurs longtemps supposé en ce qui concerne la plèbe de la Rome Antique, incarnerait en réalité une volonté de changement politique bien plus large et inclusive que marginale. Or cela semble également être le sens que les auteurs de notre panel veulent donner à leur pratique artistique à travers ce que nous avons choisi de nommer la démarche tribunicienne. La plèbe n’est pas seulement cantonnée à un espace local, elle présente des caractéristiques plus inclusives. Les rappeurs-tribuns dépassent donc les cadres classiques du mandat de représentation minoritaire en s’adressant à un auditoire bien plus large que les « banlieusards » et les minorités. On peut notamment trouver chez les artistes de notre panel une volonté d’aller cibler explicitement des identités qui sortent du cadre minoritaire :

Alors à ceux qui crient mes refrains Comme des triomphes romains T'es de ma mif' que tu sois de la street de la hype d'une cambrousse ou de province166

Moi je veux réconcilier les gens pas comme Soral mais Desmond Tutu 2017 ce sera la guerre, pour les khel les crouilles et les gwer J'irai aux urnes en militaire quand t'y iras en dansant le twerk167

Dans le dernier exemple, « Les khel » désigne les personnes noires, « Les crouilles » désigne les maghrébins tandis que « Les gwers » (du mot gwouri) désigne les français et les personnes blanches. Dans une explication de texte qu’il fait sur le site RapGenius, Médine

166 Médine, « Global », Prose Elite, Din records, 2017 167 Médine, « Grand Médine », Démineur, Din Records, 2015 101 précise que ces rimes font références à la montée du racisme alors que se profile les élections présidentielles. Il dit refuser la montée du communautarisme, notamment incarnée par Marine Le Pen, et veut se battre pour conserver une entente entre les différentes communautés. Keny Arkana, conformément à ses engagements altermondialistes, dit s’adresser à tous ceux qui veulent changer les choses et changer le « système ». Un de ces slogans refuse d’ailleurs catégoriquement l’idée que son combat serait minoritaire puisque, dit-elle, « Ils ont le chiffre on a le nombre ». Elle adresse certaines de ses musiques à la jeunesse, mais non seulement celle des banlieues :

Parce qu'ils nous la mettent et ça qu'on l'admette ou non Parce qu'on veut pas d'maîtres qui génèrent que misères et tourments Parce que le 3/4 des peuples n'attendent que le grand tournant Jeunesse de l'Occident à nous de contrer les gouvernements Parce qu'ils nous la mettent et ça qu'on l'admette ou non Parce qu'on veut pas d'maîtres qui génèrent que misères et tourments Parce que le 3/4 des peuples n'attendent que le grand tournant Jeunesse de l'Occident à nous de contrer les gouvernements168

Ca avancera alors fais passer le mot Babylone veut notre peau, et nous C'est tout le monde donc tout le monde debout C'est tout le monde debout C'est tout le monde debout Le poing en l'air c'est tout le monde debout169

Comme nous avons pu le constater, l’œuvre de Kery James est largement focalisée sur la banlieue. Pourtant, il ne semble pas avoir cantonné sa démarche tribunicienne à une représentation minoritaire. D’abord, son engagement personnel de faire évoluer les banlieues, mais aussi l’image que la société a de la « Banlieue » car les deux s’autoalimentent dans une sorte de prophétie auto-réalisatrice. De plus, un morceau comme « Vivre ou mourir ensemble », écrit à la suite des attentats du 13 novembre 2016, diffuse un message qui prétend sortir du cadre minoritaire pour toucher la population dans sa globalité :

On n'a plus l'choix et il me semble On doit vivre ou mourir ensemble170

Des variations sont certes perceptibles en fonction des morceaux, mais cette caractérisation diverse de l’auditoire tend à tisser une identité de la plèbe complexe, évolutive et inclusive :

Sensibles et sincères mes écrits sont universels Quant à leur humanisme il est seulement circonstanciel Des blancs m'ont défendu quand certains noirs m'ont sali Des noirs m'ont soutenu quand certains blancs m'ont trahi Mes filles sont métisses car y'a pas de couleur pour aimer

168 Keny Arkana, « Jeunesse de l’Occident », L’esquisse, Because Music, 2005 169 Keny Arkana, « Tout le monde debout », L’esquisse, Because Music, 2005 170 Kery James, « Vivre ou mourir ensemble », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 102

J'ai trouvé cet air triste au jardin des cœurs abîmés171

Le dépassement du mandat minoritaire passe également par la mobilisation de références très inclusives capable de réunir des groupes sociaux hétérogènes. Ainsi les renvois au « peuple » chez Keny Arkana ou chez Kery James font échos à cette volonté de rassembler, indépendamment des critères identitaires sélectifs. La manière de qualifier la plèbe est également révélatrice de la « démarche tribunicienne », les termes relevant plus souvent du vocable politique que de celui de la musique. Médine par exemple ne « rappe pas pour les siens », il «prêche ses convaincus »172. En plus d’être un jeu de mots à vocation d’égotrip, son album «Prose élite » évoque de manière hyperbolique la volonté du rappeur de séduire de nouveaux auditeurs et de sortir des cadres minoritaires. En 2008, il affirmait déjà : « Mon propos est de parler de l’homme qui agit sur l’homme, et non pas du musulmans qui est victime de l’occident ». Le rappeur-tribun cherche donc à faire sortir son rap de la catégorie musique minoritaire des banlieues Le mandat du rap, à l’origine pensé comme minoritaire, est donc élargi. Le critère déterminant et sélectif dans la représentation des auteurs est avant tout politique, à l’image de « Indignados » de Keny Arkana évoquant le mouvement transnational des indignés:

La rue s'est soulevée à en faire trembler la machine Indignados vamos C'est l'humain qui s'est levé, mondialement et sans parti Indignados vamos Indigné lève-toi, anonyme, dans vos villes Sous vos fenêtres on est des milliers Tienes algo a la calle es la rabia (Il y a quelque chose dans la rue c'est la rage) Vamos Esperanza del mañana (Allons-y Espoir de demain) 173

Par conséquent, la parole des rappeurs n’est pas seulement celle de la minorité face à la majorité, mais de la plèbe par rapport au système politique en place. Ainsi les références politiques « minoritaires » que l’on a évoquées précédemment sont également mises en perspective avec des personnages dont le combat est reconnu selon un idéal universel et humaniste qui dépasse de loin le cadre minoritaire. Le morceau portrait chinois de Médine lui permet ainsi d’évoquer un certain nombre de figure emblématique faisant l’unanimité, de Nelson Mandela à Ernesto Che Guevara, d’Aimé Césaire à Patrice Lumumba. Martin Luther King est lui aussi régulièrement cité et son évocation fait partie des jeux de langage du rap. Or, bien que sa figure soit emblématique du combat des afro- américains pour l’obtention des droits civiques, il représente aussi et surtout une figure d’un engagement universaliste et humaniste pour l’égalité entre les hommes :

Si j’étais un King j’aurais lutté comme Martin Avec un peu moins d’esprit Coubertin 174

Les références à Stéphane Hessel et à son combat politique humaniste sont-elles aussi récurrentes, particulièrement en ce qui concerne l’œuvre de Keny Arkana. Si le morceau « Indignados » que nous avons déjà évoqué est une référence directe au mouvement des indignés initié par Stéphane Hessel, une maxime récurrente chez la rappeuse marseillaise

171 Kery James, « J’suis pas un héros », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 172 Médine, « Prose Elite », Prose Elite, Din records, 2017 173 Keny Arkana, « Indignados », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 174 Médine, « Portrait Chinois », Arabian Panther, Din records, 2008 103 témoigne plus amplement encore des similitudes entre l’engagement de Hessel et le sien. Ainsi, une des maximes à laquelle tenait l’ancien résistante était « Créer c’est résister. Résister, c’est créer. ». Or on retrouve exactement la même logique dans nombre de titres de la rappeuse révolutionnaire, notamment dans le morceau « Réveillez-vous » :

On nique pas le système en voulant le détruire On nique le système en construisant sans lui175

Enfin, il n’est pas exceptionnel de trouver des références à la chanson française dans le rap en général, et particulièrement dans le rap tribunicien. Or celles-ci peuvent représenter un engagement politique, et subversif, mais non minoritaire au sens où ce terme est utilisé pour qualifier les populations banlieusardes et le genre rap. En outre des références déjà avancées dans le chapitre précédent à propos de Brassens, Brel, Ferré ou encore Renaud, Daniel Balavoine est lui aussi largement sollicité : le dernier morceau du dernier album de Kery James s’intitule « Jsuis pas un héros », la référence à la célèbre chanson de Balavoine « Je ne suis pas un Héros » est évidente. Certes il existe peu de reprises directes de textes de la chanson française dans le rap français, mais certains jeux de langage passent toutefois de l’un à l’autre, à l’image des « lettre au président » initiées par Boris Vian, reprises par des artistes comme Renaud et Michel Sardou, puis passées dans le rap par Lionel D, Fabe ou encore Salif (Pecqueux, 2007, p. 46-53). Dans le cas du rap tribunicien, ce jeu de langage de la musique populaire française est notamment mobilisé de manière spécifique par Kery James dans son morceau « Lettre à la République » dans lequel il ne vise pas le président en tant que personne, ou même en tant que métonymie du système politique, mais il vise directement l’institution républicaine à laquelle il reproche non seulement l’impérialisme colonial mais aussi et surtout la gestion de la question migratoire postcoloniale.

La critique et la représentation du rap tribunicien : une conception globalement complexe aux antipodes des raccourcis manichéens suggéré par le mandat minoritaire

Cette pluralisation et cet élargissement du mandat de représentation minoritaire ne constitue pas les seuls facteurs de réappropriation de cette assignation médiatique par les rappeurs-tribuns. Ces derniers font en effet preuve d’une complexification des enjeux politiques liés à ce mandat de représentation, en s’appropriant par les interviewer du site Booska-P modifiant des jeux de langages spécifiques. A une question qui lui est justement posée par des journalistes sur la manière complexe dont il aborde les sujets qu’il traite, Médine répond « c’est de cela que le rap français manque, c’est de nuance… »176. Cette revendication d’une complexité de pensée qui se veut distincte de la pratique générale du rap français est en l’occurrence illustrée par la mobilisation particulière d’un jeu de langage central dans le genre rap qu’Anthony Pecqueux désigne par le qualificatif de système « déictique » (Pecqueux, 2007, chap. 5). Dans le cadre de son concept d’institution phatique, le sociologue perçoit en effet la prise de parole que constitue le rap comme un moyen dont les rappeurs se saisissent pour ne pas rester passifs face à la définition que la société donne, non seulement de leurs quartiers, mais aussi d’eux en tant que rappeurs. Cela constitue à ses yeux « une réaction défensive » qui permet aux rappeurs de ne pas subir la vision que la société a d’eux et des banlieues. Cela constitue alors une réelle « politique du proche » (Pecqueux, 2009, p. 107). Cette lutte

175 Keny Arkana, « Réveillez-vous », Désobéissance civile, Because Music, 2008 176 Rapelite.com, « En critiquant Skyrock j’ai fait une erreur, je me suis trompé d’ennemi », publié le 18 juillet 2013, extrait situé à 2 :30 min dans la vidéo, https://www.youtube.com/watch?v=wTDa32XbyrE 104 pour la définition du « Nous » passerait principalement par l’instauration d’un rapport Amour/Haine entre le Nous que représente le rappeur dans sa situation de porte-parole et le « Eux » du « système » et de la société majoritaire. Le rap serait donc globalement caractérisé par un double régime énonciatif avec « d’un côté une attaque haineuse, pour le moins d’une violence inouïe [et] de l’autre côté une preuve énonciative d’amour, pour le moins de solidarité affective non conditionnée » (Pecqueux, 2007, p.190). Le régime énonciatif de Haine du genre rap serait caractérisé par des « saillies immorales » dont l’objectif serait le fait même de provoquer Eux, généralement au travers d’un terme vague et essentialisant. A contrario, le régime énonciatif d’Amour cherche à rassembler tous ceux qui s’opposent au Nous et est rendu possible par une logique de co-énonciation, c’est-à-dire dans le fait que le rappeur fasse explicitement mention de l’auditeur de son message. Le rappeur parvient donc à créer la communauté du Nous en regroupant Je et Tu par l’interpellation phatique. Le chercheur au CNRS précise que la question n’est pas de savoir si le rappeur est conscient du rôle de représentant et de porte-parole que joue le rappeur en incarnant la communauté du Nous face au système, assimilé à Eux. En ce sens, il se démarque de l’assignation médiatique et sociologique des années 1990 qui concevait le genre rap dans son entièreté comme le porte-parole des banlieues. Pour lui, ce n’est pas la démarche ou les textes des rappeurs qui sont politiques et engagés, c’est leur pratique politique intrinsèque. Dans le cadre du rap tribunicien néanmoins, l’engagement des artistes est explicite et conscient, au point d’apparaître comme constitutif de la pratique des auteurs-interprètes de notre panel. Cela se traduit principalement par une réappropriation et par une complexification du jeu de langage déictique qui vient d’être décrit. Le rapport binaire du Nous face au Eux est ainsi largement nuancé, autant que le double régime d’Amour/Haine sort de son cadre binaire et manichéen. Anthony Pecqueux reconnaît néanmoins que le Nous peut être mobilisé de manière impersonnelle, Nous deviendrait alors On, c’est-à-dire une communauté avant tout politique et sociale plus qu’identitaire et restrictive. Ce passage du On au Nous serait dès lors profondément démocratique, du fait de son caractère inclusif. En ce qui concerne les rappeurs du courant tribunicien, la définition du Nous semble en effet se rapprocher du On. Cette dimension inclusive de la représentativité à laquelle paraissent aspirer les rappeurs- tribuns a déjà été largement abordée dans le point précédent. Le « Nous communautaire et minoritaire» qui a été abordé dans la première partie de ce chapitre est effectivement largement dépassé en direction du « On plébéien », pluriethnique, multi-sociale et reposant sur le partage de valeurs et de revendications politiques communes. Cependant, la définition dialectique et manichéenne que décrivent les travaux du sociologue à propos d’un régime énonciatif adressé au Nous et exclusivement caractérisé par l’Amour paraît inexacte à propos de la pratique tribunicienne du rap. Les rappeurs- tribuns se montrent également critique vis-à-vis de Nous, conformément non au rôle de haut- parleur mais bien à celui de représentant critique et de leader. Ainsi le Nous décrit par le courant tribunicien n’est pas seulement positif et n’est pas évoqué qu’en termes élogieux : il n’échappe pas à la critique. Il est nécessaire de sortir du manichéisme dans l’analyse du système déictique, tout du moins dans le cas du rap tribunicien contemporain. Cette critique du Nous, ce développement d’un message critique et incitatif participe de la transmission de l’éthique perfectionniste émersonienne du rappeur-tribun à ses auditeurs. Ces derniers sont mis face au défaut du Nous, à ses limites, non pour les humilier mais pour les pousser à s’améliorer. Cette dimension éthique est ainsi profondément liée à l’engagement politique des rappeurs, comme peuvent l’illustrer les exemples qui suivent : Dans « Contre nous », Kery James, Youssoupha et Médine se mettent en scène dans une situation de Clash, c’est-à-dire une situation de rivalité qui se traduit par des piques

105 verbales et des provocations. Le morceau est divisé en trois parties : d’abord Kery James assène ses critiques à Youssoupha, lequel lui répond, après quoi Médine intervient et reproche aux deux rappeurs de se tromper d’ennemi. Le refrain que rappe Kery James illustre cette autocritique du Nous :

Y'a des rumeurs entre nous y'a des rancœurs entre nous Des engraineurs des pompeurs des rappeurs entre nous Y'a les majors entre nous, le Top-IFOP entre vous Les internautes la radio, la parano entre nous Eh, et je pourrais te tuer dans cette épreuve Pour le fric pour les clics pour le buzz Y'a Médine entre nous y'a ce titre entre nous C'était eux contre nous maintenant c'est nous contre nous177

Le Nous que cette chanson présente en train de perdre son temps en rivalité futile plutôt que de « se liguer » représente d’abord les rappeurs. Dans un contexte de clash entre rappeurs, comme entre Booba et Lafouine, les trois rappeurs proposent un morceau dénonçant à contre-courant et proposant de former une « ligue ». Mais, conformément aux travaux d’Anthony Pecqueux, ce Nous incarne également la communauté que le rappeur- tribun veut représenter et inspirer. Les trois rappeurs veulent montrer la voie(x) à suivre à leurs auditeurs plébéiens : « Face au gling gling du bling bling on vient se liguer ». La critique la plus évidente du Nous en tant que communauté politique reste néanmoins celle développée dans « Constat amer » de Kery James. Le rappeur véhicule un message explicitement destiné aux banlieues et aux minorités, il correspond donc aux critères du mandat minoritaire. Cependant ce morceau ne rentre pas dans le rapport binaire amour/haine, il porte au contraire de violents reproches à l’encontre des « banlieusards » :

Je suis crevé j'en ai marre de combattre les miens Je ne serais pas étonné qu'ils me tuent de leurs propres mains Nous je veux y croire Mais j'ai bien peur que ce "nous" ne soit qu'illusoire Tous adeptes du chacun pour soi Personne ne nous respecte et je crois savoir pourquoi On est avares et divisés On se fait avoir on ne forme même pas une communauté178

Dans ces deux exemples emblématiques du rap tribunicien, Nous est représenté comme le plus grand ennemi du Nous, passant même devant Eux à l’occasion du morceau « Contre Nous ». Le rappeur-tribun prend alors ses responsabilités et place le Nous face à ses faiblesses, sans craindre de perdre son estime car, comme dit Kery James, «Je ne suis pas là pour leur dire ce qu’ils veulent entendre »179.Or la thèse de Pecqueux affirme que « la haine ne vise pas certains d’entre Nous, comme le voudrait l’attitude de critique social, mais Eux. Du coup, la haine envers Eux fait courir le risque de sortir hors l’éthique, et hors la politique » (2007, p.189). Ces exemples de raps tribuniciens illustrent donc clairement cette sortie du rapport manichéen qu’aurait le rap vis-à-vis de la communauté du Nous au nom de laquelle il entend rapper.

177 Kery James, « Contre nous », Dernier MC, Universal Music, 2013 178 Kery James, « Constat Amer », Dernier MC, Universal Music, 2013 179 Kery James, « Parce que », Si c’était à refaire, Wea Music, 2001 106

Par-delà la critique du Nous, les limites d’une rivalité binaire et frontale entre Nous et Eux est également exprimée explicitement dans les textes tribuniciens, ce peut-être par Keny Arkana refusant de trouver un individu moins coupable qu’un autre de l’état actuel du monde:

Une quête de vérité et une revanche qui ne coule pas J'ai voulu comprendre Babylone, comme pour savoir qui est le coupable Et j'ai compris qu'ici personne n'est innocent L'indifférence a les mains imbibées de sang180

Ou bien que ce peut-être Médine exprimant son refus du rapport amour/haine au terme du morceau « Blokkk », durant lequel lui et Youssoupha se sont violemment adressés des insultes racistes. Les deux artistes finissent toutefois par finir en scandant en chœur à huit reprises : « Et l'amour des siens, c'est pas la haine des autres ». Par ailleurs, pour Anthony Pecqueux, « ni Eux ni Nous n’ont été formulés suffisamment précisément pour exprimer autre chose que la lutte des grands contre les petites, ceux d’en haut, ceux d’en haut contre ceux d’en bas » (2007, p. 175). Nous avons déjà mis en évidence que si la conception du Nous par les rappeurs-tribuns était inclusive et critique, elle n’en était pas moins largement et clairement définie. Il en va de même pour la perception dont semble témoigner la pratique tribunicienne du rap à l’égard du Nous. Certes, la logique de critique à l’égard du « système en place » reste la même que celle avancée par le sociologue : la critique globalisante et « populiste181 » n’est jamais loin dans les textes des rappeurs-tribuns non plus. Dans « Vent d’Etat » par exemple, Kery James conçoit les médias selon le prisme du complotisme, c’est-à-dire qu’à ses yeux, les journalistes domineraient et contrôleraient le monde et l’opinion publique :

J'accuse les médias d'être au service du pouvoir De propager l'ignorance et de maquiller le savoir Pour ne pas l'voir il faut être stupide ou alors il faut l'vouloir J'refuse de croire à un agent cupide chargé d'travestir l'histoire Vent d'État les médias véhiculent des mensonges d'État Contrôle (ou pétrole) pouvoir coup d'État vent d'état Propagande manipulation désinformation vent d'état182

Ce discours est également présent dans « V pour Vérité » de Keny Arkana. Remarquons d’ailleurs que les deux titres des morceaux que nous venons d’évoquer renvoient au film de James McTeigue V pour Vendetta, lui-même tiré du comic éponyme d'Alan Moore et David Lloyd. Or le scénario évoque une société dystopique dans laquelle les médias constituent un organe de propagande pour le pouvoir en place. On retrouve chez les deux rappeurs la conviction que l’ensemble du champ médiatique travaillerait avec les puissants de ce monde pour asservir et dominer les peuples. En effet, les rappeurs- tribuniciens restent des individus socialement ancrés, ils ne sont pas des êtres politiques omniscients, ni des professeurs de sciences politiques décriant de manière exhaustive une situation politique donnée. Ils sont avant tout des citoyens issus de quartiers populaires cherchant à apporter leur pierre à l’édifice du débat public, quitte à ce que, pour être

180 Keny Arkana, « Odyssée d’une incomprise », L’esquisse 2, Because Music, 2012 181 Le terme populiste n’est pas à comprendre ici dans le sens de l’intentionnalité, dans la mesure où les rappeurs ne cherchent pas forcément à avoir un discours démagogique. Il s’agit plutôt en l’occurrence de caractériser des critiques du politique courantes et finalement peu argumentées que les rappeurs reprennent parfois. 182 Kery James, « Vent d’Etat », Dernier MC, Universal Music, 2013 107 entendue, ils doivent parfois jeter la pierre avant de la poser. Cette dimension populiste peut donc être comprise dans un sens hardcore et parrhêsiastique du rap tribunicien, elle pourrait être en l’occurrence accentuée et presque caricaturée afin d’assumer une fonction provocante et être entendue. C’est notamment le cas pour Keny Arkana lorsqu’elle mentionne dans son morceau « Une décennie d’un Siècle » le « nazisme israélien ». En effet, il va de soi que les deux termes sont antagonistes, mais la rappeuse cherche à dénoncer par la provocation la dimension impérialiste et autoritaire du régime de Netanyahou, notamment dans sa politique de colonisation à l’encontre du territoire palestinien. Le rap tribunicien assume ici une dimension extrêmement critique qui n’est pas seulement limitée au « système ». Or cette critique de l’organisation de la polis constitue une pratique politique essentielle à la vie de la cité et à son organisation politique De plus, la conception que donnent les rappeurs-tribuns du système politique semblent plus travaillée, ciblant des valeurs, des pratiques et plus généralement l’organisation de la société en place. A propos de la dénonciation du système dans le rap, Julien Barret considère que: « s’il est question d’un refus du système politique ou libéral comme semblent le suggérer certains idéalistes, la tendance est extrêmement minoritaire dans le rap français » (Barret, 2008, p.24). Cela semble pourtant correspondre à la pratique tribunicienne du rap qui, si elle ne se résume pas à ces seules dimensions, semblent néanmoins les partager. La pratique rappée de Keny Arkana est d’ailleurs caractérisée par le refus du système libéral, omniprésent dans l’ensemble de son œuvre :

On a institutionnalisé la détresse hiérarchisé le racisme La ville fabrique la misère les larmes ne sèchent plus elles moisissent Les médias mentent on le sait tous et on fait style Et l'monde regarde les grandes puissances tester ses nouveaux missiles sur des civils L'industrie l'armement se portent bien prospère est son plan Elle a porté un d'ses fils jusqu'au trône de la Maison Blanche Réalité ensanglantée d'puis l'temps qu'la raison flanche Le virtuel ou l'enfer vois-tu le nouvel ordre est en marche Prison dorée pas d'fenêtres que des écrans high-tech Si l'temps c'est d'l'argent normal que les gens aient l'QI d'un parc-mètre Les enfants qui s'vendent sur Facebook, 30.000$ par tête Des mères comme Kardashian des gosses qui s'cultivent sur le Dark Net C'est l'brouhaha dans chaque tête des crises de nerfs sous chaque toit Regarde l'humain l'monde, et souris à la terre pour la dernière fois Des satellites des ondes nocives partout, des sales antennes Des guerres ethniques des enfants soldats ça fait rire les diamantaires183

La critique qu’exprime le courant tribunicien suit donc la logique à l’œuvre dans la définition du Nous. Les rappeurs-tribuns refusent le manichéisme et la simplicité et proposent une critique qui sort elle-aussi des cadres du simple mandat minoritaire. Dans l’exemple qui précède, Keny Arkana ne se limite pas à mettre dos à dos « Banlieue » et société majoritaire, elle porte une critique de ce qu’elle considère être un système qui s’est « bâti sur les plus faibles »184. Non seulement ils apportent une critique plus complexe que ce qui est à l’origine supposé, à l’image des exemples précédemment cités, mais les critiques qu’ils font dépassent de loin le champ de ce mandat par les thématiques même qu’elles abordent. Les rappeurs-tribuns se font donc les défenseurs de causes dont les enjeux politiques contemporains ne relèvent pas des prérogatives qui sont supposées par le mandat assigné par les médias au rap dans les années 1990.

183 Keny Arkana, « Couleur molotov », L’esquisse 3, Because Music, 2017 184 Keny Arkana, « Esprits libres », Tout tourne autour du soleil, 2012 108

Ainsi, la dénonciation du système dans le cadre du rap tribunicien est loin d’être aussi simpliste que ce que sous-entend le sociologue du CNRS. Non seulement plus complexe, la pratique tribunicienne est aussi plus vaste et plus large que le mandat de représentation minoritaire d’origine. En cela, les rappeurs-tribuns multiplient les mandats de représentation. Leurs messages artistiques ne sont pas symptomatiques des problèmes des banlieues, mais font preuve d’une réflexion citoyenne plus générale. Cela correspond précisément à la pratique tribunicienne en tant réappropriation de la portée politique du rap : le rappeur n’est pas témoin ou porte-voix, mais acteur par l’art. Au-delà de la critique tribunicienne du système, Eux peut très bien être situé parmi « ceux d’en bas » et qualifier des individus qui faisaient partie a priori du mandat de représentation minoritaire. La dichotomie supposée entre le Nous d’en bas et le Eux d’en haut est loin d’être aussi évidente. Non seulement le fait d’appartenir à la communauté du Nous n’exempte pas l’auditeur de la critique, mais être issue d’un milieu populaire et banlieusard ne suffit pas pour faire partie de cette communauté de co-énonciation du Nous : Dans « Grand Médine », le rappeur-tribun dénonce les individus issus de l’immigration qui préfèrent se complaire dans le statut ambigu d’expatrié plutôt que de lutter pour être reconnu en tant que français :

AH que la vérité éclate Ils préfèrent le statut d'expat' que de combattre ceux qui nous exploitent185

Dans une démarche similaire, Kery James refuse de considérer que les jeunes qui alimentent les clichés sur les « banlieusards » puisse faire partie du Nous, lui qui pourtant s’adresse si souvent à la jeunesse des banlieues :

J'revendique et j'dis qu'il y a trop de mômes Qui insultent la police pour que dalle S'comportent dans la rue en vandale Donc t'étonnes pas que Le Pen souhaiterait Qu'on les remballe J'revendique et j'indique que certains jeunes Contribuent à la montée du racisme dans nos rues Vu qu'ils alimentent la peur chez les français Entre les deux France creusent le fossé186

Là encore, le rap tribunicien complexifie son rôle de représentant et, au passage, le jeu de langage déictique binaire décrit par Anthony Pecqueux. L’opposition entre Nous et Eux, bien que toujours présente n’est toutefois plus binaire et dépasse de loin le manichéisme du rapport de double énonciation Amour/Haine. Le Nous peut être l’ennemi du Nous, comme la définition d’Eux peut s’avérer plus complexe et plus subtile qu’une opposition brute à un système pris comme une métonymie de l’altérité. Cette complexité qu’introduit l’analyse de la pratique tribunicienne dans le système déictique générale décrit par Anthony Pecqueux est encore plus perceptible dans la récurrence d’un Vous au sein des raps tribuniciens. Il ne s’agit plus seulement ici de décrire les nuances fondamentales que le courant tribunicien apporte dans les définitions et le rapport du Nous et du Eux, il s’agit d’introduire un nouveau pronom dans ce système. La référence au Vous signifie que le rappeur-tribun ne s’adresse pas seulement à la communauté du Nous, si large soit-elle, mais aspire à se faire entendre de ceux qui sont sceptiques vis-à-

185 Médine, « Grand Médine », Démineur, Din records, 2015 186 Kery James, « J’revendique », Ma vérité, Up Music, 2005 109 vis de son art, de sa pratique, de son message. Elle atteste que les artistes du courant tribunicien ne se font pas seulement les critiques réfléchis d’un système politique qu’ils réprouvent et condamnent définitivement, mais qu’ils essaient de faire en sorte que leur art pousse un peu plus ce système dans un sens qui leur semble préférable. L’existence d’un Vous rompt totalement et définitivement avec la confrontation manichéenne du Nous au Eux, faisant du rappeur un tribun. Keny Arkana s’adresse ainsi à la société moderne, envers laquelle elle est pourtant habituellement si dure, par l’allégorie d’une marquise renvoyant à l’imaginaire de la société corrompue de l’ancien régime. La référence à la marquise fait également penser à la chanson populaire « Tout va très bien madame la marquise » qu’elle reprend en l’occurrence ironiquement. La rappeuse change son flow, qui se fait plus doux bien que pressant pour l’occasion, afin d’interpeller directement la société établie et de lui enjoindre de changer :

Madame la Marquise Le château brûle je sais c'est fou Pour une fois j'vous en prie, réveillez-vous Les flammes ont déjà attaqué les foules Regardez autour Madame la Marquse Le château brûle l'air est rempli de souffre Reste-t-il encore des issues de secours Réagissez avant que tout s'écroule Le temps est compté Madame la Marquise Réagissez le château brûle, Madame la Marquise Réagissez le château brûle187

Médine s’adresse lui à la société française au travers de l’allégorie historique de la révolutionnaire Marianne, et lui implore de bien vouloir l’écouter, le comprendre et le reconnaitre comme un des enfants de la patrie :

Marianne j’irais mourir au front pour toi Marianne si tu es prête à mourir pour moi Marianne nous vivons sous le même toi Marianne je viens de la rue alors écoute moi188

Cette volonté de complexification et de nuance à l’œuvre dans la réappropriation tribunicienne du mandat de représentation minoritaire passe donc par un élargissement des mandats ainsi que par un enrichissement de ses prérogatives mandataires, passant du statut de porte-parole passif à celui de représentant actif. Ce phénomène de complexification est également largement perceptible dans la dimension éthique de la pratique artistique tribunicienne dans le premier chapitre Au-delà de cette fonction contestataire et de « porte-parole » d’une population critique du système politique actuel que le rap tribunicien entend remplir, au-delà de sa volonté de représenter « la banlieue » mais également une plèbe qu’elle caractérise selon des critères avant tout politiques, la démarche tribunicienne semble revêtir une dimension politique intrinsèquement positive trop souvent négligée et qu’il s’agit de développer.

187 Keny Arkana, « Madame la marquise », L’esquisse 3, Because Music, 2017 188 Médine, « Marianne », Don’t Panik Tape, Din record, 2008 110

B) Une pratique artistique porteuse d’une potentialité politique positive et constructive : entre andragogie et humanisme

Dans le cadre de son concept d’institution phatique, Anthony Pecqueux s’interroge malgré tout sur la dimension heuristique du rap, laquelle dépasserait la seule dimension critique et contestataire supposée. Certes la conception strictement dichotomique d’Anthony Pecqeux à propos du jeu de langage déictique du genre rap est quelque peu contredite dans le cas spécifique et particulier du rap tribunicien. Néanmoins, le sociologue reconnait que la situation de co-énonciation structurant le Nous revêt une dimension positive et constructive assez concrète : « le rap […] nie ceux qu’il haït mais en même temps construit quelque chose avec ceux qu’il aime» (Pecqueux, 2007, p. 194). Ainsi « il se passe quelque chose de plus que ce que la notion de chanson de contestation décrit » (p.195). Or ce constat fait précisément partie des raisons théoriques qui nous ont poussés à isoler le courant tribunicien du reste du rap français et de la typologie médiatiquement admise. Ce mémoire postule toutefois que cette dimension politique constructive ne se limite pas à la seule portée politique phatique et inconsciente que le sociologue prête au genre du rap, mais prend en l’occurrence la forme d’une pratique tribunicienne revêtant une portée politique positive dont nous allons tenter d’esquisser les principaux traits. La portée politique du rap tribunicien se traduit par la fonction référentielle, ou dénotative, du langage que prend une part non négligeable de ses œuvres. En d’autres termes, le message artistique que nous allons aborder vaut principalement pour le sujet qu’il aborde, c’est-à-dire pour son fond. Il informe et explique un sujet au récepteur, en l’occurrence les auditeurs, auquel il s’adresse.

1- Une démarche andragogique bidimensionnelle humaniste et démocratique: entre apprentissage et éducation

Selon Daniel Vander Gucht, le travail artistique d’éveil des consciences qui caractérise le paradigme politique contemporain correspond à un travail pédagogique, au sens maïeutique du terme, c’est-à-dire en tant que processus réflexif et interrogatif sur le monde (Vander Gucht, 2014). Sans pour autant renier cette conception de l’art comme vecteur de questionnement existentiel et d’éveil des consciences, la dimension pédagogique du rap tribunicien semble revêtir une dimension profondément didactique, plus ancrée dans le réel et le concret. Cet aspect didactique est caractérisé par deux dynamiques : une démarche d’apprentissage qui n’est pas sans rappeler l’éthique perfectionniste d’Emerson et une entreprise d’enseignement vis-à-vis des auditeurs « plébéiens ». Cette démarche pédagogique revêt une perspective culturelle et politique, le savoir en général étant perçu par les artistes de notre panel comme un moyen de lutte politique. Ainsi, le terme de pédagogie peut sembler quelque peu contestable, dans la mesure où celui-ci qualifie avant tout la science d’éduquer les enfants. Les rappeurs-tribuns ne manquent certes pas de s’adresser également à leurs cadets, le morceau « L’impasse » de Kery James dans lequel le jeune rappeur Béné lui donne la réplique en incarnant justement cette jeunesse en est un exemple:

[Béné] C'est maintenant qui m'faut des tunes (des tunes...) Dis moi à ça sert à quoi d'faire des études ? [Kery James] Ça sert à éviter la bicrave la violence la prison Contempler autre chose que des tours comme horizon, Béné [Béné]

111

C'est maintenant qui m'faut des tunes (des tunes...) Dis moi à ça sert à quoi d'faire des études ? [Kery James] Ça sert à construire un avenir Nourrir l'espoir qu'on peut peut-être obtenir Ce que nos parents n'ont pu avoir, Béné L'impasse... On n'en sort pas, vu que nos petits frères nous remplacent Dans l'impasse... Il neige même sur nos collèges Nos choristes font pas de solfège Thug Life L'histoire se répète et tu crois être le plus vicieux L'impasse189

Néanmoins le message complexe et engagé, « conscient et hardcore » des rappeurs- tribuns ne sauraient se limiter à une réception uniquement juvénile. La complexité de la pratique tribunicienne du rap, son soucis de ne pas concevoir la forme sans le fond, laisse supposer que les rappeurs-tribuns ne s’adressent pas seulement aux « jeunes », tordant ainsi le cou à une autre idée-reçue sur le rap. Médine dit ainsi s’adresser à tous ceux qui veulent bien ne pas s’arrêter aux apparences, à la pochette de son album ou au port de sa barbe. Il conçoit sa musique comme « un outil de communication, un moyen d’information », qu’il mobilise afin, dit-il, de « chercher à être le plus compréhensible parce que je m’adresse aux gens, je veux être entendue, écouté, compris » (Boniface, Médine, 2008, p. 200). Ainsi le terme « andragogie » paraît plus adéquat, puisqu’il renvoie à la science de l’éducation des adultes, laquelle est notamment caractérisée par le fait d’expliquer la nécessité et l’intérêt de l’apprentissage andragogique afin de motiver la compréhension des individus. Or le fait de lier la possibilité d’un changement politique avec la nécessité d’un travail éthique envers soi-même passant notamment par l’apprentissage de nouvelles connaissances semble s’inscrire dans cette logique. C’est pourquoi nous parlerons plutôt de la démarche andragogique tribunicienne. Dans une analyse globale du genre rap, Morgan Jouvenet donne à la plupart des rappeurs un rôle quasi-intrinsèque : faire prendre conscience aux auditeurs de la réalité sociale et dispenser des conseils aux « jeunes » pour tenter de provoquer chez eux « une prise de conscience », car « l’écriture rap a en effet été souvent édifiante, la forme de certains textes les rapprochant de fables dont on peut tirer une morale » (Jouvenet, 2006, p. 100). L’axiome « moral » du gangsta rap peut par exemple être résumé par la maxime « la fin justifie les moyens », défendant une éthique de la réussite sociale et matérielle plutôt qu’une morale à proprement parler. Francis Métivier ne manque d’ailleurs pas de comparer cette soif de réussite sociale et cette volonté de dominer le « Rap Game » à la véritable révolution morale de la « volonté de puissance » nietzschéenne. Si on peut effectivement considérer cette soif de réussite comme une morale à part entière, force est de constater qu’elle n’a pas grand-chose de commun avec le « gond » moral sur lequel repose l’éthique tribunicienne de Médine qu’illustre la formule coranique : « Le meilleur des hommes est le plus utile aux autres ». De plus, nombreux sont les auteurs-interprètes qui affirment que leurs titres sont à prendre « à un degré cinq », pour citer Booba (in Pecqueux, 2007, p.80), ou encore qu’ils ne se prétendent pas professeur donc ne donnent pas de leçon, pour paraphraser la (ibidem). La démarche andragogique n’est donc absolument pas reconnue par la totalité des

189 Kery James, « L’impasse », A l’ombre du swhobusiness, Up Music, 2006 112 rappeurs, nos écoutes des divers artistes contemporains attestent d’ailleurs que cette démarche reste plutôt minoritaire. Ainsi, dire que tous les rappeurs véhiculent un message moral est un truisme, car chaque individu fait reposer son existence sur des gonds moraux plus ou moins conscients et plus ou moins personnels, et dire que tous les rappeurs aspirent à véhiculer un message moral est une inexactitude. Il s’agit toutefois de reconnaitre qu’il existe une tradition de transmission morale et andragogique initiée par un certain rap « conscient » américain dont KRS-One est un des instigateurs. Ce dernier revendique une démarche d’eductainment dans sa pratique du rap, comme dépassement de la démarche d’entertainment qui n’a pour seule ambition que le divertissement. L’importance de la notion de knowledge est central dans l’œuvre de ce rappeur du Bronx, lequel est notamment réputé pour avoir passé une partie conséquente de son adolescence à écumer les bibliothèques municipales afin d’assouvir sa soif de connaissance (Cachin, 1996, p. 45). Or, le rap tribunicien semble reprendre à son compte cette dimension pédagogique et andragogique spécifique d’une certaine pratique artistique rappée.

Un travail andragogique du rappeur-tribun d’abord tourné vers l’apprentissage

Ce mémoire a choisi d’adapter les concepts historiques issus des tribuns de la plèbe afin de proposer une lecture de la démarche de certains rappeurs. Pourtant, une des caractéristiques que l’on prête généralement aux tribuns de la plèbe, la démagogie, n’a pas été considérée comme pertinente pour comprendre le travail des rappeurs-tribuns. Cette éviction se justifie par deux donnés : l’éducation aristotélicienne qui fait la différence entre démagogie et démocratie et la démarche andragogique à laquelle se prête les rappeurs de notre panel, à différents degrés. En effet, d’après Aristote et Platon, la démocratie est dangereuse si tant est que des démagogues parviennent à s’attirer les bonnes grâces du peuple et à le manipuler. Si tel est le cas, ces derniers sont en mesure de donner l’illusion d’une souveraineté politique populaire alors que ce sont eux qui la détiennent dans la pratique, faisant de la démocratie théorique une tyrannie de fait. Pour Platon justement, le peuple est incompétent à détenir cette souveraineté politique du fait de son manque d’éducation : lui confier le pouvoir reviendrait à donner le pouvoir aux démagogues et aux sophistes capables de le duper. Aristote est en revanche moins radical sur ce sujet-là, il pense en effet que la démocratie peut être une forme viable de gouvernement, à condition toutefois que les citoyens soient suffisamment éduqués pour prendre les bonnes décisions et se garder de croire les démagogues. La démarche andragogique constitue donc une démarche politique démocratique par excellence. Or cette démarche semble constituer une part importante de la pratique artistique des rappeurs appartenant au courant tribunicien, non seulement dans la volonté d’eductainment dont ils semblent faire preuve à l’égard de ses auditeurs, mais aussi et d’abord vis-à-vis des exigences qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Cette première démarche d’apprentissage que le rappeur-tribun entreprend est centrale dans son approche andragogique, puisqu’elle lui permet de transmettre ensuite ses connaissances avec une certaine légitimité. Cette démarche d’apprentissage est perpétuelle et ne semble vraiment pas pouvoir connaître d’aboutissement, elle est donc intimement liée avec l’éthique tribunicienne et sa dimension perfectionniste. La Selfreliance politique ne peut en effet passer que par un processus continu d’accumulation du savoir et des connaissances. Cet aspect est perceptible dans les phases de Médine, lesquelles témoignent de la volonté du rappeur-tribun d’accroitre sans cesse son savoir mais aussi, en l’occurrence, de l’importance que joue le « gond » moral religieux dans ce processus perfectionniste:

113

Une éponge à la place de la mémoire Moi j'ai le cerveau perméable à toute forme de savoir Ne souris pas j'ai des sourates sous les soupapes Et j'aspire à devenir un Livre Saint sur patte190

Outre l’accumulation quantitative du savoir, le processus perfectionniste d’apprentissage tend à remettre en question les connaissances que le rappeur-tribun possède déjà, à l’image de Médine paraphrasant Mohammed Ali:

On gâchera trente ans de nos vies Si on voit le monde à cinquante ans comme on le voyait à vingt

Comme le déclare Médine aux journalistes d’Ouest-France: « Le but, c’est de comprendre que le discours des gens évolue. Je revendique le droit à la contradiction. » (Perisse, 2017) 191. Le jeu de langage du rap consistant à effectuer une mise en abîme évoquant le processus de réalisation artistique permettant de mettre en évidence cette dimension centrale de l’apprentissage :

Un crayon une feuille blanche et un bon dictionnaire Pour combler les lacunes élémentaires Moi je m'en veux d'avoir séché des cours D'avoir choisi la sortie plus que la roue de secours On s'refait pas mais on se rappelle de nos erreurs Il faut que je m'améliore avant que vienne mon heure192

L’école est ici considérée comme un des principaux moyens à disposition des citoyens pour nourrir le processus perfectionniste de réflexion, cette idée est fréquemment mentionnée dans les textes de rap tribunicien :

Même si je suis pas encore dans le rap qui rapporte Tant pis tant que j'suis encore dans le rap qui apporte Je suis encore pour l'éducation, l'élévation par l'instruction Je suis encore sur une mission193

Médine quant à lui, a vu son titre « 17 Octobre» repris dans les manuels scolaires d’histoire-géographie aux éditions Nathan afin d’illustrer la guerre d’Algérie. Il aime d’ailleurs à dire que cela constitue un honneur et une récompense qui dépasse de loin la satisfaction que pourrait lui procurer un disque d’or. Il aspire même « à faire du rap une passerelle vers les grandes écoles »194. Mais l’école n’est pas non plus conçue comme la panacée à tous les maux sociaux contemporains, les rappeurs-tribuns en reconnaissent la nécessité tout en insistant sur le besoin de compléter l’apprentissage scolaire mais une approche empirique et vécue :

190 Médine, « Arabospiritual », Arabian Panther, Din records, 2008 191 ouest-france.fr , Le Havre. « Le rap, c’est aussi du bruit qui pense », publié le 10 février 2017, par Jessica Perisse 192 Médine, « Médine », Jihad, le plus grand combat est contre soi-même, Din records, 2005 193 Kery James, « Encore », A l'ombre du Show business, Up Music, 2008 194 Médine, « Biopic », Made In, Din Record, 2012 114

Et p'tit dans ce monde l'école c'est important mais ne fermes pas ton esprit pour autant Garde ton esprit critique analyse et vois les choses par toi-même ne tombe pas dans leur piège Réfléchi et garde en tête que leur enseignement est formaté donc que tout n'est pas dit Te laisse pas te modeler comprends par toi-même enrichi toi et réfléchi toujours par toi-même195

Il est dès lors difficile de ne pas voir une réminiscence de l’éthique perfectionniste d’Emerson dans cette conception d’un savoir théorique institutionnalisé qui doit être complété et questionné par l’expérience vécue. Aux yeux des rappeurs-tribuns, l’institution scolaire ne représente pas une source exhaustive de savoir, mais elle n’en demeure pas moins un préalable nécessaire à la réflexion critique. Par ailleurs, au-delà de son expression dans les textes eux-mêmes, la démarche d’apprentissage des rappeurs est assumée par les auteurs dans leurs témoignages et leurs interviews. Médine commente ainsi sur RapGenius son titre « Besoin d’Evolution, (Relovution) » par le biais de petites vidéos commentant ses propres paroles et dans lesquelles il évoque notamment le travail de documentation auquel il se prête pendant le processus de création artistique. Il précise même bénéficier du travail de deux documentalistes : « J’ai discuté avec deux personnes très importantes, Mamar Henni- Mansour et Samy Ekbaaroun, les documentalistes avec qui je travaille et les éminences grises de Din Records » (in abcdrduson, Raphël et David, 2013). De plus, dans une intervention vidéo commentant « Besoin d’évolution (relovution) », Médine cite la phrase suivante : « les choses que l’on possèdent finissent par nous posséder » en la qualifiant de « phrase de Youssoupha ». Or cette phrase est celle du personnage Tyler Durden du film Fight Club réalisé par David Fincher que le rappeur et ami de Médine Youssoupha ne fait que citer. Mais ce détail incarne précisément cette dimension double de la démarche andragogique que peuvent adopter les rappeurs-tribuns et dont le rappeur-tribun n’aurait donc pas le monopole, à moins de considérer Youssoupha comme membre du courant tribunicien, ce que nos recherches ne permettent pas d’étayer. Ainsi Médine apprend de certains rappeurs et essaye lui aussi de véhiculer de la culture par sa propre pratique du rap. Le rap est pris, en ce cas, comme une source de connaissance, de savoir et de réflexion. La logique andragogique du rap-tribunicien est donc ambivalente : elle accumule et questionne le savoir par l’apprentissage et le transmet aux auditeurs. Cette double dimension andragogique se retrouve au travers de ces phases de Kery James:

J'ai encore beaucoup de choses à apprendre je suis qu'un étudiant Mais comme y a beaucoup d'ignorant, je suis un enseignant 196

Le savoir auquel le rappeur-tribun accorde une si grande importance dans sa pratique et dans sa démarche artistique apparait comme un enjeu plus fondamental que la seule construction d’une culture solide. Ce savoir constitue en effet aux yeux des rappeurs- tribuniciens un moyen de mener une lutte politique pour une société meilleure. La démarche d’apprentissage permet ainsi de véhiculer non plus seulement un message contestataire et critique, mais bien un message politique et éthique constructif et démocratique. Cela s’illustre à travers la métaphore guerrière récurrente « le savoir est une arme », véritable jeu de langage du rap « conscient ».

195 Keny Arkana, « L’usine à adulte », L’esquisse, Because music, 2005 196 Kery James, « Le retour du rap français », Réel, Up Music, 2009 115

Keny Arkana Alors comprend dans quel monde nous vivons Le savoir est une arme à l’heure où ils brevettent le vivant197

Kery James

Si le savoir est une arme, soyons armés, car sans lui nous sommes désarmés198

Médine

Hé, fallait savoir que le savoir est une arme Et que le cerveau de l'homme réfléchis comme une arme199

Toutefois, le savoir ne peut jouer ce rôle de moteur pour une évolution politique qu’à la condition qu’il soit transmis aux auditeurs et à la plèbe. Cette transmission passe notamment par la communication de l’éthique perfectionniste telle qu’elle a été abordée à la fin de notre premier chapitre, mais elle consiste également en un transfert plus direct des connaissances et des réflexions auquel le processus d’apprentissage du rappeur-tribun abouti.

Un travail andragogique d’enseignement humaniste propre à la démarche tribunicienne

Le rappeur-tribun tend à profiter de son statut de personnalité publique afin de se faire le vecteur des connaissances qu’il accumule en direction de ses auditeurs. On retrouve ici encore l’approche émersonienne de la Selfreliance, qui ne vaut que pourvu qu’elle soit exprimée sur la scène publique, conformément à la logique de claim. Cette ambivalence andragogique d’apprentissage et de transmission à l’œuvre dans le rap tribunicien incarne un certain humanisme, puisqu’elle suppose une conception d’un humain perfectible par la culture et la réflexion. Les rappeurs-tribuns assument largement cette démarche, à l’image de Médine : « J’exhorte mes auditeurs à se tourner davantage vers la connaissance de leur histoire familiale et ethnique. Non pas dans le but de développer des sentiments nationalistes ou communautaires, mais pour aborder leur identité actuelle sereinement. ». (Boniface, Médine, 2008, p. 141). En ce qui concerne la forme de ce processus de transmission des connaissances, il ressort de nos écoutes que les morceaux du rap tribunicien se voulant plus didactiques adoptent généralement un flow moins agressif, plus professoral et explicatif, même si parfois la volonté d’interpeller domine la volonté d’exposer. Dans « Le retour à la terre » Keny Arkana évoque, dans un morceau composé d’un seul couplet, la nécessité d’un retour aux valeurs essentielles pour l’humanité. « Constat Amer » de Kery James, morceau critique exprimant son avis aux banlieusards. Il affirme que c’est également leur faute s’ils sont dans une situation sociale et économique compliquée, et il le fait sur ton calme bien que peiné. La démarche andragogique des auteurs peut également être perceptible au travers des samples utilisés par les rappeurs, non seulement en ce qui concerne des extraits de film, dont Morgan Jouvenet montre qu’ils constituent des références courantes dans le rap, mais aussi et surtout des extraits de discours politiques ou d’interviews. Cela témoigne d’une volonté de faire partager des références, de faire connaitre des auteurs et des penseurs par la pratique

197 Keny Arkana, « Réveillez-vous », Désobéissance civile, Because Music, 2008 198 Kery James, « Banlieusards », A l’ombre du Show Business, Up Music, 2008 199 Médine, « Corde au cou », Don’t Panik Tape, Din records, 2008 116 artistique tribunicienne. Médine commence ainsi son album Arabian Panther par un extrait de discours de Malcolm X : « Vous savez que certains nous accusent de prêcher la haine. Je ne prêche pas la haine, je prêche l’amour. Je ne vous parlerais pas si je ne vous aimais pas, je ne prendrais pas de risques pour vous si je ne vous aimais pas. »200. Nous pouvons également évoquer Keny Arkana et l’extrait d’interview de Stéphane Hessel qu’elle utilise en introduction de « Indignados » : « Lorsqu’on s'aperçoit que la politique qui est menée par tel ou tel État, notamment par le nôtre propre, ne va pas vers la justice, vers la juste distribution des richesses alors la colère vient »201. Il existe également le cas des morceaux comme « Etat d’urgence » de Keny Arkana qui sont intégralement constitués de samples. Dans le cas de citre, ses samples sont extraits de journaux télévisés et évoquent la situation de l’Etat d’urgence en France et ses excès (interpellation, analyses). Le fait d’avoir recours à ces échantillons sonores permet de passer son message en l’appuyant d’avis de tiers- personnes, induisant que celui-ci est largement partagé. Toujours en ce qui concerne la forme du message andragogique, le recours à la méthode de communication du Storytelling est assez courante dans le cas du rap tribunicien. Il s’agit d’un procédé rhétorique utilisé en communication politique et dont la mobilisation par les rappeurs-tribuns contredit un des postulats d’Anthony Pecqueux, lequel refuse l’analyse du rap au prisme des outils rhétoriques. Le sociologue en vient par ailleurs à définir « une règle propre au rap de l’identité entre auteur/interprète/protagoniste des paroles » selon laquelle le rappeur ne parlerait qu’en son nom propre, étant lui-même le protagoniste de ses paroles (Pecqueux, 2009, p.60). Une partie conséquente des storytellings nuance cette thèse, puisque le « je » ne concerne pas le rappeur, mais renvoie à un protagoniste tiers, fictif ou non. Avec le morceau « 17 octobre »202, Médine relate la répression policière du 17 octobre 1961 à l’occasion d’une manifestation pacifique des algériens de France à Paris. Il raconte les faits à la première personne, incarnant un jeune algérien venu en France en espérant pouvoir vivre mieux qu’en Algérie. Il s’agit en l’occurrence d’un dépassement du jeu de langage du rap par les rappeurs-tribuns, qui brouille ici le rapport classique que tend à effectuer le genre rap entre artiste et protagoniste des textes. Ces storytellings peuvent certes revêtir une dimension autobiographique, mais d’autres sont plus métaphoriques et fictives, voire incarnent la biographie d’un personnage historique. La série des « Enfants du Destin » de Médine en est sans doute l’exemple le plus emblématique. A son sujet, Médine revendique une double utilité :

Premièrement, il s’agit d’évoquer de façon ludique certaines parties douloureuses de l’histoire du monde à travers le parcours d’enfants toujours embarqués dans un conflit malgré eux, le but étant de lutter contre l’ignorance et spécifiquement au sein des quartiers populaires. Le second objectif de cette série consiste à lutter contre les injustices et à inscrire celles-ci dans un combat commun qui doit être mené par tous et non pas seulement par le peuple qui les subit. (Boniface, Médine, 2008, p. 155- 156)

Ainsi Médine fait-il, par exemple, le récit historique de la guerre du Vietnam avec Sou Han, une petite vietnamienne dont le père se fait tuer par les GI et qui se venge en se faisant exploser dans un bar que fréquentent les soldats américains203. Mais ce procédé rhétorique peut aussi évoquer des conflits géopolitiques contemporains afin de sensibiliser les auditeurs à leurs causes. Le dernier morceau de la série « Enfant du destin » de Médine

200 Médine, « Selfdefense », Arabian Panther, Din Records, 2008 201 Keny Arkana, « Indignados », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 202 Médine, « 17 octobre », Table d’écoute, Din Records 203 Médine, « Sou Han », 11 septembre, récit du 11ème jour, Din Records, 2004 117 porte sur la persécution du peuple Rohingya en Birmanie.204 Keny Arkana mobilise elle aussi ce procédé, autant rhétorique que stylistique, pour incarner Victoria, une petite argentine témoignant de la corruption du régime et de la domination des grandes firmes de l’agroalimentaire sur le pays205. Médine a également recours au storytelling afin de faire la biographie à la première personne d’un personnage historique qu’il admire et qu’il veut faire connaitre. « Du Panshir à Harlem » fait le récit des destins croisés de deux personnages chers au rappeur havrais : le commandant afghan Ahmed Chah Massoud et le prêcheur Malcolm X.206 Le storytelling dans le rap tribunicien est au message politique ce que la fable est au message moral : une manière de faciliter sa compréhension en jouant notamment sur la dimension affective et non plus seulement rationnelle. Cela permet d’enseigner un fait et de faciliter l’identification en faisant vivre le problème évoqué, le récit à la première personne jouant ici un grand rôle. Le storytelling peut ainsi permettre de former une parabole fictionnelle pour évoquer un fait politique, géopolitique ou social en mobilisant les facteurs psychologiques et émotionnels. Lorsqu’il rappe, Médine considère qu’il est : « En concert dans les amphis, en conférence dans le hood », ce chiasme montre que le rappeur cherche à faire le pont entre le milieu universitaire et celui de la banlieue via un vecteur artistique. La dimension andragogique du message référentiel que véhicule le rappeur-tribun passe également par la transmission d’une conception nuancée et non-manichéenne des choses que nous avons déjà mentionnée lors de notre partie précédente. Le cas du traitement du conflit israélo palestinien dans le rap tribunicien témoigne de cette volonté des rappeurs-tribuns de transmettre un message non seulement engagé mais également nuancé. Les auteurs ne manquent ainsi pas de prendre clairement position :

La Palestine n'était pas une terre sans peuple Destinée à accueillir un peuple sans terre Il y a bien un occupant et un occupé Il y a bien un oppresseur et un opprimé Le renier c'est tenter d'effacer l'Histoire Et effacer l'Histoire c'est refuser qu'on la répare Il y a bien un agresseur et une victime Un colonisateur et un résistant palestinien207

Les rappeurs-tribuns se gardent cependant une nouvelle fois de tomber dans le rapport manichéen du Mal contre le Bien, ils tentent d’introduire de la nuance dans leur évocation du conflit israélo-palestinien. A travers deux morceaux différents, Médine décrit l’histoire de deux personnages fictifs : David et Daoud. Le premier est un jeune israélien refusant la colonisation et prenant la décision d’aller raisonner ses parents, des colons. Il meurt avant même d’avoir pu les voir car le bus qu’il prend est la cible d’un attentat208. Le morceau « Enfant du destin : Daoud » nous fait le récit d’un jeune palestinien qui cherche à se venger de la mort de son frère, tuer à l’occasion d’un checkpoint de Tsahal. On comprend à la fin de la chanson que c’est lui qui perpétue l’attentat qui tue David, participant ainsi à un cercle vicieux de haine.

204 Médine, « Nour », Prose Elite, Din Records, 2017 205 Keny Arkana, « Victoria », Entre ciment et belle étoile, Because Music, 2006 206 Médine, « Du Panshir à Harlem », Djihad, le plus grand des combats est contre soi-même, Din Records, 2005 207 Kery James, « Avec le cœur et la raison », Réel, Up Music, 2009 208 Médine, 3Enfants du destin : David », 11 septembre récit du 11ème jour, Din Records, 2004 118

Cette approche quasi-professorale et nuancée dans l’expression des enjeux d’un thème donné se retranscrit également dans la manière complexe dont les artistes tribuniciens abordent des enjeux de société. La mémoire de la guerre d’Algérie est ainsi abordée selon « la part française » et selon « la part algérienne » de son identité, les deux se répondant et se nuançant l’une et l’autre. Il se décrit ainsi comme « un schizophrène de l’humanité »209. L’exemple du tryptique « Angle d’attaque », « Angle de tir » et « Angle mort » de l’album Table d’écoute 2 éclaire lui aussi la volonté de nuance des rappeurs-tribuns dans leur démarche andragogique. Dans ces morceaux, la communauté noire et la communauté s’accusent chacune violement du meurtre d’un des leurs avant de finalement comprendre qu’elles parlent en réalité du meurtre de la même personne. La haine aveugle de l’autre et l’extrémisme sont ainsi tournés en dérision et, au terme de la troisième chanson.la question reste finalement entière :

Un père noir Une mère blanche Ok sa peau son histoire ses problèmes étaient métissés Maintenant qu’on sait qui c’est Maintenant qu’on sait c'qu'y faisait Maintenant qu’on l’pleure merde mais qui a pu le buter210

Médine rejette ici les raccourcis simplistes rejetant la faute sur l’autre sans pour autant apporter une réponse définitive concernant le responsable du meurtre. Il s’agit simplement pour lui de désarmer les passions afin de permettre de poser la question sereinement. Il se définit d’ailleurs comme « Un démineur qu’on a pris pour un poseur de bombe »211. Il fait sienne la célèbre maxime de Spinoza appelant à penser rationnellement plutôt que de se laisser gouverner par ses passion :

Mon nouveau slogan Celui qui dit ni rire ni pleurer mais comprendre212

L’approche complexe et andragogique du genre tribunicien est caractérisée par la confrontation des différents points de vue, de manière à en pointer les limites réciproques et d’ainsi envisager de réfléchir autrement. Or les rappeurs-tribuns ne prétendent pas apporter une solution simpliste ou démagogique aux problèmes qu’ils exposent : ils en constatent la complexité et repose la question posément.

Au-delà de la fonction culturelle et factuelle, quasi-scolaire bien qu’engagée, la démarche andragogique du rap tribunicien n’est pas dépourvue d’une portée morale visant à dénoncer les problèmes auxquels ils ont l’occasion d’être confronté ou d’assister. Cette dimension morale s’appuie sur une sorte de pouvoir symbolique qu’ils auraient sur leurs cadets en tant qu’aînés et que leaders. L’expérience de ces rappeurs qui est filée au long des divers égos trip permet de légitimer les conseils qu’ils prodiguent au cours de leurs interprétations. C’est particulièrement vrai pour ce qui est de Kery James à propos de la vie dans les banlieues défavorisées au sein desquelles les activités illégales constituent une véritable « carrière déviante» comme le définit Howard Becker. Celle-ci représente une

209 Médine, Alger pleure, Made in, Din Records, 2012 210 Médine, « Angle mort », Table d’écoute 2, Din Records, 2011 211 Médine, « Trône », Arabian Panther, Din Records, 2008 212 Médine, « Rappeur 2 force », Prose Elite, Din Records, 2017 119 alternative crédible de réussite sociale à la méritocratie républicaine. Après avoir participé à ces activités délinquantes et après les avoir évoquées au début de sa carrière au sein des collectifs Mafia K’1 Kry et Ideal J, Kery James a effectué un tournant que l’on pourrait qualifier de « moral », se lançant dans une carrière en solitaire qui se caractérise par une démarche de témoignage et de prévention à l’encontre de la « Thug life213 ». Or le passé de Kery James auquel il fait souvent référence, et particulièrement le meurtre de deux de ses amis proches, donne une résonnance particulière à ses morceaux et à ses « leçons ». Cela tend à attester la dimension didactique du courant tribunicien du fait de l’expérience vécue qui est présentée comme un facteur de légitimité et d’authenticité. Cette dénonciation profondément andragogique des maux de la société illustre la transcendance du mandat de représentation minoritaire par les rappeurs-tribuns. En effet, des problématiques globalement sociétales sont pointées du doigt et dénoncées. Les fantasmes que la société projette sur la « banlieue » ainsi que les problèmes réels relatifs à cette « Banlieue » sont eux aussi mis en évidence. La démarche andragogique tribunicienne de transmission du savoir revêt donc la fonction de relais entre les connaissances politiques, sociales, culturelles et la plèbe. Les artistes engagés transmettent et partagent des connaissances que tous les auditeurs n’ont pas nécessairement le temps ni le goût, ni même les codes sociaux pour aller les chercher eux- mêmes. Le parallèle est une nouvelle fois envisageable avec le sens caché de Daniel Gaxie. Les rappeurs-tribuns font donc office d’intercesseur entre les connaissances et la plèbe, une analogie avec la fonction sacerdotale des tribus semble alors envisageable. Le sacerdoce représente la fonction de ceux qui ont le privilège du sacré ou de certains rapports publics avec la divinité, soit pour offrir les sacrifices et prier au nom du peuple, soit pour transmettre au peuple certains enseignements et bénédictions de Dieu. La dimension religieuse pourrait dans un premier temps paraître particulièrement s’appliquer pour Médine et Kery James qui ont un temps écrit des textes explicitement religieux. La compilation Si c’était à refaire initiée par Kery James a pour principale ambition de présenter l’Islam sous un jour positif après les attentats de Manhattan. Médine renvoie régulièrement à sa religion dans ses textes :

Sans vouloir romancer mon parcours officiel J'ai déposé ma plume au profit d'un retour spirituel Individuel retraite au sein des mosquées de quartier Aucune scène aucun concert viendra me perturber Un aller simple pour le voyage intérieur Afin de réparer les cœurs que la vie matérielle détériore214

Lapassade et Rousselot affirment à ce sujet que « la stature du rappeur repose sur sa capacité d’être un guide, un pasteur » (Lapassade et Rousselot, 1998, p.81). Certaines distances ont toutefois été prises par ces auteurs vis-à-vis d’un éventuel prosélytisme religieux. Dans le morceau « Contre Nous » de Kery James par exemple, Youssoupha le clash pour les besoin du scénario en lui disant « A un moment y faut choisir, soit t’es rappeur soit t’es imam ». Médine effectue lui-même cette autocritique concernant l’insistance avec laquelle il parle de religion à travers son rap :

Erreur 6 avec tes frères joue pas les exorcistes

213 Le mot anglais « thug » désigne depuis le XIXe siècle un bandit ou un gangster réputé pour sa violence, par référence à une secte alors active en Inde et réputée pour ses assassinats. « Thug life » signifie donc la vie de voyou, au sens de vie violente et brutale. 214 Médine, « Arabospiritual », Arabian Panther, Din record, 2008 120

Chacun son itinéraire dans le din chacun sa "to-do list" Et même si tu penses que la culture c'est l'avenir de nos mômes Le fait pas au point de transformer la mosquée en fanzone215

Faire du rappeur-tribun une sorte de prophète ou de guide spirituel serait largement inadéquat. Outre le refus des rappeurs de revêtir l’habit messianique, illustré par les figures de style de « l’ego bad trip » et de l’autodépréciation, cet aspect religieux apparaît comme secondaire et relevant plutôt du champ des « gonds » moraux sur lesquels repose l’éthique tribunicienne, comme nous avons déjà pu l’évoquer. En réalité, le parallèle qui semble plus probant à dresser avec la fonction sacerdotale est exclusivement celle d’un rôle d’intercesseur entre la plèbe et un domaine dont elle est exclue de fait, sur lequel elle n’a pas d’emprise, qui lui est étranger. Cette perception de la fonction transcendantale du rap tribunicien paraît correspondre à la vision plus classique de l’artiste comme médiateur, non seulement entre son œuvre et le public, mais aussi entre sa perception du monde et celle de ses contemporains (Vander Gucht, 2014). Dans le cas des arts populaires en générale, cette perception est bien souvent ancrée dans le monde social vécu, ce qui est particulièrement vrai dans le cas du rap du fait de l’éthique « classique », basée sur l’authenticité et la sincérité. Christian Béthune préfère ainsi parler d’un « effet de prêche qui permet d’impliquer directement l’auditeur dans la trame du discours et de le rendre partie prenante de ce qui s’énonce. » (in Vicherat 2001, p.76). Cette description n’est d’ailleurs pas sans rappeler le concept d’institution phatique qui a déjà été largement évoqué. Pour ce qui est du rap tribunicien, cette fonction symbolique de médiateur, couplée à la dimension phatique du genre rap et ancrée dans le réel du genre rap permet de développer un rôle de pédagogue. Au rôle d’intermédiaire religieux dans la religion antique, on substituerait désormais le rôle d’intercesseur contemporain entre le champ de la connaissance politique, sociale et culturelle et la plèbe. En effet, les taux d’abstention atteignent des records, particulièrement dans les banlieues auxquelles on assigne traditionnellement les rappeurs216. La fonction d’intercesseur du rappeur-tribun peut alors se traduire, de manière très pratique, par une incitation à aller voter, Kery James a notamment soutenu Ségolène Royal au second de la présidentielle de 2007 afin de faire barrage à Nicolas Sarkozy. Médine quant à lui évoque le vote comme un devoir martial dans « Grand Médine » :

2017 ce sera la guerre pour les khel les crouilles et les gwer J'irai aux urnes en militaire quand t'y iras en dansant le twerk217

Mais ce désaveu de la politique n’est pas relatif qu’aux banlieues puisque les taux d’abstention dépassent les 25% des inscrits au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et les 57% pour le second tour des élections législatives de la même année. Ainsi l’ensemble du territoire français semble touché par ce phénomène, malgré naturellement des tendances variables selon les considérations économiques, sociales ou géographiques. Cette tendance générale témoigne d’une pratique politique institutionnalisée qui ne serait pas comprise par les citoyens, ou tout simplement rejetée par eux. En tant qu’incarnation de la contestation artistique, les rappeurs-tribuns partagent largement ce désaveu des « politiciens » et du « système ». La politique institutionnalisée est donc largement prise pour cible dans leurs textes. Pourtant leur démarche contient une forte dimension politique,

215 Médine, « Global », Prose Elite, Din records, 2017 216 Le Monde, « L'abstention en banlieue, plus grave que les émeutes ? », par Luc Bronner, publié en ligne le 25 mars 2010 217 Médine, « Grand Médine », Démineur, Din records, 2015 121 notamment aux sens utopique et hétérotopique du terme sur lesquels nous reviendront dans la seconde partie. Dès lors, la dimension sacerdotale du rap tribunicien consiste à transmettre à ses auditeurs l’intérêt pour la politique en tant que projet potentiel de renouveau dans l’organisation de la vie de la cité. La fonction politiquement sacerdotale reviendrait donc à traduire, dans des œuvres de rap, des messages profondément et éminemment politiques, indépendamment de la pratique politicienne de la politique. Cette démarche tribunicienne est notamment évoquée lors d’une interview accordée par Kery James à l’hebdomaire Les Inrockuptibles dans laquelle il aborde la dimension politique du morceau phare de son dernier album « Racailles » :

On pourrait penser que ça participerait à la dépolitisation des jeunes quartiers populaires où l’abstention est importante mais je pense au contraire que ça participe à une prise de conscience. Je ne dis pas : “ils sont pourris”, et je me croise les bras. Mon discours est de dire : “Ils sont presque tous pourris” mais à côté de ça, je crée l’association A.C.E.S afin d’inciter les jeunes à poursuivre leurs études en leur octroyant des bourses. J’ai toujours poussé à l’action civique. Je ne compte pas le nombre de gens qui me disent que c’est en écoutant “Banlieusards” qu’ils ont poursuivi des études ou monté leur société. (Doucet, 2017)218

Médine reprend l’idée de la fonction sacerdotale dans son rap intitulé « Oracle », dans lequel il veut donner à son œuvre une fonction non seulement artistique, mais presque surhumaine voire divine, influençant et commandant aux esprits des auditeurs plébéiens :

T'es dans mon album depuis dix minutes Correction j'suis dans ton cerveau depuis dix minutes Tu crois avoir entendu deux titres Correction tu vis ton premier cours de télépathie T'a cru acheter mon disque comme un tube de dentifrice Correction c'est mon disque qui t'identifie T'as cru être un auditeur "comme d'hab" Correction t'es qu'un cobaye du programme "Oracle"219

La pratique tribunicienne est donc vraisemblablement andragogique puisqu’elle transmet un message référentiel, non seulement politique, culturel, social et moral, mais qu’elle remplit le rôle d’intercesseur politique afin de redonner aux citoyens plébéiens le gout de l’engagement politique.

218Les Inrockuptibles, « Kery James : “Ma musique s’est toujours construite dans l’adversité” », publié le 15 juillet 2017 par David Doucet 219 Médine, « Oracle », Protest Song, Din Records, 2013 122

2- Des œuvres développant un message utopique mais aussi largement hétérotopique, à même de proposer une vision positive d’un ailleurs politique

La fonction référentielle et constructive du message véhiculé par les rappeurs-tribuns ne se cantonne néanmoins pas à cette seule perspective andragogique bidimensionnelle. Les rappeurs du courant tribunicien puisent en effet dans la portée critique de leur pratique artistique afin de porter un message utopique permettant de réintroduire de l’idéal dans la rationalisation contemporaine du politique. Ce message peut même être considéré comme hétérotopique à bien des égards puisqu’ils ne fait pas qu’évoquer la possibilité du changement : il essaye de l’incarner.

Une critique du « système » à même de nourrir la quête de l’utopie politique

Le genre rap tend à être réduit à sa seule dimension critique et contestataire. Or des personnalités du monde du hip-hop se sont très tôt mobilisées pour conférer une dimension utopique au mouvement. Le DJ Afrika Bambaataa, « grand maître » autoproclamé de la Zulu Nation correspond à l’incarnation de l’utopie artistique et moraliste telle qu’elle a pu prendre forme dans les premiers temps du mouvement hip-hop et de la culture rap. Il fonde en 1975 la « zulu nation » qui aura d’ailleurs une certaine résonnance en France lorsque le rap s’implantera. Après une vie marquée par la délinquance des gangs, il connait un drame personnel à la suite duquel il commence à prêcher un message de paix, d’entente pluri-ethnique, d’unité universelle. Il est le premier à aspirer et à penser une réelle universalité du rap, autour d’un message utopique commun. Il cherchait à dépasser l’activisme politique du hip-hop et du rap qui restait alors limité à l’activisme noir (Lapassade Rousselot, 1998). Ainsi certains artistes ne peuvent définitivement pas être réduit à une simple et unique fonction critique, et ce depuis les premiers temps du rap. Outre le fait que cette dimension protestataire n’est pas évidente chez tous les rappeurs, les rappeurs- tribuns ne semblent pas pouvoir être considérés selon cette seule perspective. La portée andragogique qui vient d’être abordée tend à effectivement développer un message politique positif et moral. Ce message politique présente même des propriétés communes avec le champ de l’utopie politique, c’est-à-dire d’un ailleurs fictif parfait vers lequel l’organisation de la cité devrait tendre. Selon cet angle d’analyse, le rap tribunicien porterait alors un ensemble de valeurs et d’idéaux politiques qui seraient à même d’inspirer le politique. A ce sujet, Daniel Vander Gucht décrit une utopie philosophique et artistique qui a longtemps nourri le politique en lui proposant un ailleurs meilleur et potentiel vers lequel tendre. Cette dimension utopique de l’art est intrinsèquement liée à la pensée humaniste qui voit dans l’Homme et son organisation sociale un objet perfectible. Le sociologue affirme que les utopies ont progressivement mué en idéologie suite à la concrétisation de l’utopie démocratique de la souveraineté populaire, consécutivement à la révolution française. Cet évènement politique européen majeur représenterait une véritable révolution paradigmatique entrainant une nouvelle perception de la chose politique. Pour autant, l’utopie que véhicule l’utopie messianique et révolutionnaire de l’art ne serait pas relative à la défense d’une idéologie. Elle relèverait davantage de la pratique de l’art en elle-même, c’est-à-dire de l’aspect expérimental qui fait la dimension utopique de l’art. La dimension intrinsèquement utopique de l’art résiderait dans la capacité de l’artiste à innover par la créativité, brisant les codes préexistants et invitant son public à penser différemment. (Vander Gucht, 2014). Certes tout un pan de la philosophie de l’art, dont Richard Shusterman constitue l’un des principaux porte-drapeaux, conçoit effectivement le rap selon cet angle, le considérant

123 comme l’un des arts les plus emblématiques du paradigme postmoderne par sa forme même. En scandant les paroles plutôt qu’en les chantant et en réutilisant des musiques déjà existantes par le sampling, l’emceeing et le djeeing, une nouvelle expérience de la pratique artistique serait incarnée, désormais en prise direct avec le monde social et avec le quotidien. Si cette analyse est extrêmement intéressante, proposant notamment une compréhension purement artistique et générale du genre rap, elle tend à négliger la place de l’artiste en tant qu’individu conscient à même de définir un sens spécifique à sa pratique artistique. Les rappeurs-tribuns paraissent en effet ne pas se limiter à la dimension intrinsèquement utopique de leur art, mais bien de mobiliser le support artistique du rap comme vecteur d’une utopie plus conceptuelle et idéologique qu’expérimentale. Le terme « idéologique » ne se comprend pas ici au sens doctrinaire et dogmatique mais dans son sens littéral, c’est-à-dire comme un système de pensées abstraites fondées sur certaines valeurs. Cette utopie que porterait le message des rappeurs-tribuns contemporains s’appuierait notamment sur la critique particulièrement complexe qu’ils font de la société et de son organisation politique. Thomas More, philosophe humaniste ayant inventé le terme d’utopie au début du XVIème siècle, se concevait d’ailleurs plutôt comme un « réaliste intransigeant ». Dès lors, la source même de cette intransigeance à l’origine de l’utopie réside justement dans la critique des défauts de la réalité vécue. Pour Claudio Magris, il est même nécessaire que désenchantement et utopie se complètent, le premier permettant au second de ne pas tomber dans le « pathos prophétique » (in Corcuff, 2013). Selon cet universitaire italien engagé, la société connaît une forme nouvelle de totalitarisme adossé cette fois à « idéologies molles, promues par le pouvoir des moyens de communication. ». En opposition, il s’agit de refuser le « faux réalisme », cynique, qui considère « comme des utopistes naïfs ceux qui estiment possible de changer le monde » (Magris, in Fabre, 2003)220. Ce discours critique vis-à-vis du système a déjà été largement évoqué dans le rap tribunicien, mais il est clair que certaines phases des rappeurs tribuniciens renvoient très distinctement à cette idée de système totalitaire « mou » :

Sans foi ni loi ils nous taxerons de "communautaires" Car j'ai pointé du doigt leur démocratie totalitaire221

Mesdames et messieurs ne les écoutez pas Pas de débats face aux dégâts Le mensonge sort de la bouche des médias Ils veulent nous bâillonner aux tortionnaires distribuent des médailles Le pilier le plus fonctionnel du terrorisme d'État222

Ca expulse des familles des vieux des enfants Entre cars de CRS et caméra de surveillance Quelques années ont suffi pour aseptiser nos ruelles Apartheid social et culturel Aujourd'hui les fachos s'affirment, aiment nous humilier La ville n'est plus au peuple mais aux marchands d'immobilier Fonds spéculatifs les appétits deviennent tarés Depuis que la guerre aux pauvres est déclarée223

220 Thierry Fabre, « Editorial. L'impuissance culturelle », La pensée de midi 221 Kery James, « J’suis pas un héros », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 222 Keny Arkana, « V pour Vérités », L’esquisse 2, Because Music, 2011 223 Keny Arkana, « La rue nous appartient », Désobéissance civile, Because Music , 2008 124

Ainsi dans le rap tribunicien, les artistes ne manquent pas de critiquer le système conformément à la mélancolie radicale de Daniel Bensaïd. Ils partent du désenchantement du système actuel qu’ils formulent sous forme de critiques pour finalement proposer des pistes d’espérance politique en stipulant quelles questions devraient être traitées. Cette critique permet de nourrir l’espérance de meilleurs lendemains, auxquels le rappeur-tribun appelle à croire. Le morceau de Keny Arkana « Une décennie d’un siècle » est emblématique de cette démarche, puisque celui-ci est composé de deux parties. Dans la première, le flow est assez typique de la rappeuse : il est dense et dur, le beat est marqué par des basses particulièrement appuyées et la voix est assez agressive. La rappeuse y décrit la décennie consécutive au 11 septembre 2001 comme aussi éprouvante et tragique que peut l’être un siècle entier, elle y critique la situation économique inégalitaire, les stigmatisations religieuses, la destruction du lien social etc…

Dans la rue partout la même haine la même peur La même peine ça fait presque 10 piges le World Trade Center La même division depuis oui le climat a changé Comme si une guerre avait été déclarée à toute l'humanité Ça fait 10 piges que tout se désagrège que s'accélère le manège Comme si la répression avait la grâce d'apaiser le malaise Ça fait 10 piges que l'Euro nous nique que les portables nous parasitent Des ondes qui nous grillent le cerveau bien plus qu'une tonne de cannabis Ça fait 10 piges le fichage la surveillance Les lois anti-terroristes qui permettent d'enfermer n'importe qui et tout le monde224

Pourtant, dans la seconde partie, le flow et l’accompagnement instrumental deviennent plus légers, presque enjoués. L’artiste ne dénonce plus, elle incite à espérer, à rêver et à se battre pour cette utopie d’un monde meilleur :

Tant qu'on est vivant on essaiera Que connais tu de l'honneur des scélérats Rebelles d'une dynamique d'une folie générale Insoumis à ta règle voici les mêmes qu'elle écrase On repousse les barrières même assiégés par leurs rires exécrables [ …] [Refrain] Faut déjà croire en soi même pour pouvoir changer la donne Qu'on soit forts dans nos têtes pour affronter les mensonges de ceux qui nous condamnent à tort Si on s'échappe par la fenêtre, c'est qu'ils ont fermés la porte On suffoque on manque d'air on veut sortir de l'enclos On suffoque on manque d'air on veut sortir de l'enclos

Ce même processus artistique de critique comme base du message utopique est également caractéristique du triptyque de Médine « Besoin de Révolution » puis « Besoin de Résolution » et enfin « Besoin d’Evolution (Relovution) ». Le rappeur-tribun s’impose d’abord des règles à suivre, des résolutions afin d’être un homme meilleur et de pouvoir porter la critique :

224 Keny Arkana, « Une décennie d’un siècle », L’esquisse 2, Because Music, 2011 125

J'ai besoin de comprendre leur système On a besoin des quotas et de refixer les barèmes Besoin d'affirmer mon islam comportement Besoin d'un esprit critique et d'un meilleur tempérament J'ai bien besoin d'analyser l'information Besoin de vérifier la source du journaliste en formation Besoin de confirmer ma position Et plus que jamais besoin de quotidienne remise en question225

La critique politique se développe ensuite, elle est profondément révolutionnaire et caractérisé par un flow rageur et un beat impactant :

Dans « Résolution », besoin de remplacer le « S » par le « V » Tu t'es pas relevé qu'on a le bras levé J'ai besoin de changer les choses, la main sur le glaive Et les deux poings dans une paire de Gloves […] Besoin de révolte, de réveil communautaire Besoin de paix alors j'ai besoin d'un revolver De dénoncer leur climat ultra sécuritaire De me torcher l'arrière avec leur presse populaire226

Finalement, Médine appelle à dépasser le stade de la simple opposition contestataire pour se donner les moyens d’aller vers un monde meilleur et de ne pas simplement s’opposer à un système établi :

Besoin de changer les belles paroles en de belles actions Besoin de tourner les paraboles de nos cœurs vers la réflexion Besoin de changer l'état du peuple et l'État de sa condition Besoin de faire construire des écoles pour mieux démolir des prisons […] Il y a le mot "Rêve" dans "Révolution" Au revolver à son j'viens faire la rélovution 227

Il s’agit moins de montrer une sorte de « maturité » croissante dans les textes de Médine que de constater une forme de complémentarité dans son œuvre. Il ne se parjure pas en prônant la « Relovution », mot valise créé à partir de révolution et de love, plutôt que la Révolution. Il transmet une même volonté de changement politique qui ne se cantonne pas à la simple contestation. Des morceaux enregistrés a posteriori de « besoin de Relovution » ne se départissent d’ailleurs pas de leur dimension révolutionnaire comme « Alger Roi » où il rappe : «Les révolutionnaires ont Alger ». Au-delà de son origine mélancolique, le message utopique se manifeste aussi très concrètement dans les œuvres du rap tribunicien aux travers des divers thèmes évoqués et qui sont abordés de manière positive, incarnant de véritables portes de sortie éthique face au désespoir généré par la mélancolie radicale. Ces portes de sortie éthique et utopique résident dans de multiples thèmes dont les enjeux sont éminemment politiques :

225 Médine, « Besoin de Résolution », Jihad le plus grand des combats est contre soi-même, Din Records, 2005 226 Médine, « Besoin de Révolution », Arabian Panther, Din Records, 2008 227 Médine, « Besoin d’Evolution (Relovution) », Protest song, Din records, 201 126

Keny Arkana développe un idéal complexe auquel elle se réfère fréquemment reposant notamment sur l’utopie d’un homme fondamentalement bon que le système de la société contemporaine aurait corrompu. Elle se rapproche ainsi de l’idéal rousseauiste de l’état nature dans lequel « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Son utopie est celle d’un « retour à la Terre », d’une spiritualité et d’une morale renouvelée afin de permettre à l’homme de recouvrer la paix intérieure et mondiale.

J'clame un retour à la Terre Enfant du siècle La vie est une métamorphose J'clame un retour à nous-mêmes Pour se reconnaître dans l'autre On est les mêmes J'clame un retour à la Terre Enfant du siècle J'clame un retour à nous-mêmes Un retour à l'essentiel228

Médine et Kery James fondent leur utopie sur un idéal commun, celui une société égalitaire et du vivre-ensemble dans laquelle les individus s’écoutent et débattent sans se rejeter par rapport à leurs différences. Un des albums de Kery James s’intitule d’ailleurs Savoir et vivre ensemble. Kery James développe plus personnellement un l’idéal de réussite banlieusard dans une logique que l’on pourrait qualifier d’hyper-méritocratique. A ses yeux, l’égalité des chances n’est certes pas encore respectée, mais en se donnant les moyens de ses ambitions, n’importe quel banlieusard peut grimper l’échelle sociale. Cela n’est question pour lui que de volonté et de mérite. Dans le morceau « Ailleurs », Kery James renvoie d’ailleurs explicitement au concept d’utopie, comme ailleurs meilleur vers lequel tendre et se diriger:

Ici même l'air te manque, t'aperçois pas les étoiles Mais pourquoi jeter l'ancre où tes espoirs ont mis les voiles On court dans tous les sens mais tout nous semble figé On attend que les choses changent comme s'il suffisait de l'exiger Tout ce qu'ici ils te refusent Ailleurs te le promet Ici on te juge on t'accuse Ailleurs personne ne te connaît Personne ne te regarde Tu pourras être toi-même Prends un nouveau départ Viens je t'emmène ailleurs229

D’autres approches moins politiques sont également présentées par les rappeurs tribuns et constituent des utopies plus personnelles et moins sociétales, à l’image de l’utopie amoureuse que décrit Kery James :

Tu sais moi je t'aime à en mourir Encore plus fort je t'aime à en survivre

228 Keny Arkana, « Retour à la Terre », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 229 Kery James, « Ailleurs », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 127

[…] [Refrain] Love Music J'n'ai plus envie de cacher l'amour qui m'habite Je t'ai dans le sang je t'aime en hémorragie Il est grand temps que j'écrive aux femmes de ma vie Love Music Contre vents et marées, mon amour t'abrite Je t'ai dans le sang je t'aime en hémorragie Il est temps que j'rende hommage aux femmes de ma vie230

Plutôt que de faire reposer leur pensée utopique sur un désespoir, les rappeurs-tribuns dépassent la mélancolie radicale de Daniel Bensaïd ainsi que la morale paralysante et incertaine de l’anarchisme des trois auteurs-interprètes français. Au-delà d’une maïeutique de l’utopie par le désespoir, il y a au sein du courant tribunicien français une volonté affichée de penser un ailleurs politique positif et de transmettre cet espoir politique au travers d’une éthique incitative et volontariste. Cette démarche motivante n’est pas aussi résolu à propos de l’échec possible de son initiative que ne le sont les révolutionnaires minés par la mélancolie radicale. Cela s’exprime dans les textes des rappeurs-tribuns, lesquelles témoignent d’un espoir réel de changement :

Je viens du monde de demain Des trucs venus lever les foules car le monde est fou Un cri d'espoir qui vient de loin Traversant les flammes, traversant la foudre Issue d'une jeunesse qui en a plus rien à foutre231

Car rien ne changera si on compte sur les pessimistes cousin 232

Pour paraphraser Anthony Pecqueux reprenant les thèses de Richard Shusterman, le rap serait une forme contemporaine d’expression artistique du désespoir. (Pecqueux, 2009). Dans le cas tribunicien, cette dimension fondamentalement pessimiste et critique à l’encontre du système politique permet donc de nourrir une alternative éthique et atomiste. A la corruption de l’establishment politique et médiatique qu’ils décrivent, les rappeurs proposent aux citoyens-plébéiens un travail sur eux-mêmes afin de « changer les choses à leur échelle ». Du désespoir politique jaillit l’utopie éthique. Il s’agit même pour les rappeurs tribuns de sortir de ce désespoir mélancolique en interpellant le citoyen plébéien à travers une démarche clairement tournée vers la possibilité d’un ailleurs politique meilleur. Il s’agit également d’interpeller le politique et les institutions, au travers du « Vous » déictique, afin d’apporter sa pierre d’artiste à un éventuel changement politique. La dimension parrhêsiastique du rap tribunicien a déjà été évoquée, mais elle parait également parfaitement s’inclure dans cette double dimension critique et constructive.

Dépasser l’utopie, la démarche tribunicienne comme vecteur d’hétérotopie politique

230 Kery James, « Love Music », Dernier MC, Up Music, 2012 231 Keny Arkana, « J’arrive du monde de demain », L’esquisse 2, Because Music, 2011 232 Keny Arkana, « Esprits libres », Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012 128

Daniel Vander Gucht revient dans un second temps sur l’utopie concrète et expérimentale de l’art, qu’il qualifie « d’utopie-à-vivre » et qui lui paraît finalement antinomique, car le principe de l’utopie est d’être pensée comme un idéal atteignable vers lequel tendre et non d’être vécue. Face à la dimension expérimentale concrète de l’art, Vander Gucht préfère le concept foucaldien « d’hétérotopie », entendue comme « un lieu radicalement autre mais pourtant réel, inscrit dans l’espace social […] un « ailleurs » incarné, « sorte d’utopie effectivement réalisé » (Vander Gucht, 2014, p.125). L’hétérotopie, à la différence de l’utopie, ne propose pas de repenser la société selon un non-lieu fictif et imaginaire mais décrit un lieu réel et ancrée dans le monde social, bien que littéralement « autre » et différent de l’organisation générale de l’espace social. A l’occasion d’une conférence donnée en 1967 et intitulée « des espaces autres », le philosophe Michel Foucault a effectivement conceptualisé l’utopie afin de comprendre les lieux institutionnalisés dont le fonctionnement social est formellement différent de celui de la vie du reste de la polis. Ces lieux représenteraient dès lors une « utopie effectivement réalisée », à l’image des asiles ou des maisons de retraites. (Foucauld in Vander Gucht, 2014, p. 125). Cette proposition concrète de reconsidération de nos conceptions du monde et de la société permet donc d’influencer le champ politique en lui ouvrant de nouvelles perspectives. Un des exemples les plus emblématiques de l’impact de l’hétérotopie artistique sur la pensée politique est incarné par Karl Marx. La pensée éminemment politique de ce dernier était intimement liée à une conception anthropologique optimiste : l’homme est, à ses yeux, un être réflexif, conscient de soi, qui poursuit des buts conscients. Sa conscience lui permet de se détacher de sa subjectivité et de tendre vers l’universel, c’est un être générique capable de s’approcher de sa nature profonde via le travail créatif. La pensée marxienne accorde donc une importance fondamentale à la réflexivité politique, d’autant plus que Marx lui- même cultivait une pratique artistique poétique. L’hétérotopie propre à la pratique artistique serait donc, pour Daniel Vander Gucht, une incarnation concrète d’un projet politique différent. Le rap, décrit en tant que pratique artistique ancrée dans le quotidien, semble précisément à même de dépasser le cadre de l’utopie pour incarner par sa démarche et sa pratique une potentialité politique différente de celle dominant dans l’organisation générale de la cité. Il s’agit donc de comprendre le rap tribunicien comme un vecteur d’hétérotopie, c’est-à-dire comme l’incarnation concrète de l’utopie non seulement sur le plan expérimental comme le suggère Vander Gucht, mais également dans la démarche d’engagement des auteurs qui conditionne le fond même de leur œuvre. La portée hétérotopique de la pratique tribunicienne est particulièrement appréciable dans le message politique incitatif qu’elle exprime vis-à-vis de ses auditeurs plébéiens. Au long de notre développement, il est en effet apparu que les rappeurs-tribuns dédiaient une partie considérable de leur œuvre à exprimer une éthique complexe et exigeante, enjoignant les auditeurs à effectuer un travail sur eux-mêmes afin d’incarner le changement auquel ils aspirent car « Le monde est notre reflet ». En tant que représentant actif et en tant que leader le rappeur tribun entend passer son message, par le biais de son art, non seulement aux minorités des banlieues qu’il assume et revendique représenter, mais plus généralement à un auditoire plébéien large et complexe. Ce message éthique, comme le message politique, est à l’origine fondé sur un constat pessimiste, celui des limites et des défauts propres à l’homme, à ses actions et à l’organisation politique qu’il crée et dans laquelle il évolue. Ce constat mélancolique entraîne chez les auteurs une réponse radicale : la constitution d’une éthique perfectionniste tournée vers un engagement politique à la fois critique et constructif, constructif parce que critique.

129

Cette éthique perfectionniste est philosophiquement liée au principe de se gouverner soi-même, l’autosuffisance à laquelle renvoie la quête de la Selfreliance comprenant un enjeu politique clairement assumé par Emerson. A ce titre, ce dernier écrit dans son journal « L'homme contient en soi-même tout ce qui lui est nécessaire pour se gouverner. ». Or c’est bien d’une injonction à se gouverner soi-même qu’il s’agit lorsque le rappeur-tribun, se faisant à cette occasion représentant des classes populaires marginalisées des banlieues, appelle à l’organisation des banlieusards en lobbies structurés. Médine se sert ainsi de l’outro de son morceau « Candidat libre » pour passer son message politique concret :

Alors conseil à moi-même et aux futurs équipes Refusons la main tendue et agissons comme le chien qui trop longtemps battu grogne, même si la caresse est amicale Organisons nousen group, en collectif, en association, peu importe, du moment que ça vienne de nous-mêmes, du moment que l'initiative vienne de nous-mêmes233

Mes 10 ans de combat valent mieux que leurs 20 ans de carrière J'm'étais dit que le rap n'accoucherait pas de chanteur de variét' Main qui donne est main qui dirige coupe la de toutes les manières Médine veut qu'on l'enterre à grand Médine au cœur de DKR234

Ce message s’adresse en l’occurrence au monde du rap, le rappeur le développe néanmoins également dans une dimension politique plus globale s’adressant aux citoyens, les appelant à ne rien attendre de la politique et à s’organiser eux-mêmes.

La société n'a plus de raison, fais-toi une raison sociale J'veux pas rentrer à l’Élysée j'veux refaire l’Élysée Montmartre […] Ils ont des troubles de l'élection Embrasser les idées d'leurs partis, bah voyons T'es né dans une urne tu finiras dans l'urne Derrière tes double-vitrages T'entends plus la ue-r qui hurle J'ai la migraine l'État a plâtré mon bras Aucune écharpe ne les sauvera quand la guillotine tombera Avale un cacheton pour le malaise des banlieues La société n'a plus de raison Fais-toi une raison mon vieux235

Il appelle même au « djihad social », c’est-à-dire à l’effort, à la lutte sociale afin de se substituer au politique inefficace :

J'appelle au Jihad social pour contrecarrer l'illettrisme C'est les politiques qui nous emboîtent le pas nous on agit que par mimétisme236

Pour sa part, Keny Arkana se réfère directement au concept de « désobéissance civile » théorisé par Henry David Thoreau dans son essai La Désobéissance civile, publié

233 Médine, « Candidat Libre », On peut tuer un révolutionnaire mais pas la révolution, Din Records, 2009 234 Médine, « Grand Médine », Démineur, Din Records, 2015 235 Médine, « Raison Sociale », Prose Elite, Din Records 2017 236 Médine, « Speaker Corner », Démineur, Din Records, 2015 130 en 1849. La rappeuse marseillaise donne même le nom de ce concept à son troisième album. La désobéissance civile peur se comprendre comme la concrétisation politique de la démarche d’autonomisation d’Emerson. Lorsque l’individu autonome est en désaccord avec la politique de son Etat, il doit le manifester sur l’espace public. Or en cas de désaccord profond, la désobéissance civile apparait comme une arme à disposition du citoyen pour refuser une loi dont il nie la légitimité. Dans le morceau « Désobéissance civile », Keny Arkana évoque tous les faits de société qu’elle refuse en tant que citoyenne avant de finalement appeler à ce qu’elle considère être une résistance citoyenne en scandant le mot d’ordre « désobéissance civile ». Le morceau se finit par des samples divers définissant l’idée de cette désobéissance civile :

" C'est une résistance , contre un système, qui crée le terreau favorable A la haine de l'autre Au racisme et au mépris "

" Le refus de coopérer avec l'autorité... "

" Et même si on marche séparément, on doit frapper ensemble..."

" Y'a quelque chose, une injustice quelque part : On descend tous Y'a un problème quelque-part ; On descend Tous "

" C'est de la désobéissance civile, c'est pas de la violence,.."

" Une place énorme, une responsabilité énorme, dans ce qui s'est joué, et ce qui se joue et va se jouer dans l'avenir"237

Le rap tribunicien se fait donc le chantre de la société civile face au système politique qu’ils considèrent corrompu et inutile. Mais cet engagement tribunicien ne se limite pas seulement au discours et au message que tiennent les rappeurs-tribuns, il est également relatif à ce qu’ils incarnent : des individus issues des classes populaires et minoritaires des banlieues qui sont parvenus à se faire un nom dans le monde du rap et qui mobilisent une partie considérable de leur pratique artistique afin de porter leur revendication et leur espoir d’un projet politique différent. Le rappeur-tribun incarne concrètement d’une certaine manière l’alternative politique au système corrompu et sans valeurs qu’il dénonce. D’abord, sa pratique artistique tribunicienne est largement caractérisée par une portée politique, c’est- à-dire que la caractéristique majeure du rap tribunicien réside précisément dans le fait d’incarner une manière non-institutionnelle de défendre des opinions politiques, en l’occurrence par le vecteur d’un art populaire. Le rappeur-tribun constitue une hétérotopie en soi, dans la mesure où il incarne un représentant politique extérieur au monde politique institutionnalisé.

T’as pas de grands frères de grands hommes auxquels t’identifier T’as pas de grandes guerres de grandes causes auxquelles te sacrifier Pas de gangsters de grands guns pour s’authentifier Sous nos grands airs de grandes gueules on vient pour s’unifier Rappe comme grand Médine Parle comme grand Médine

237 Keny Arkana, « Désobéissance civile », Désobéissance civile, Because Music, 2008 131

Frappe comme grand Médine238

Ainsi les rappeurs-tribuns tendent à incarner une alternative politique spontanée et civile, c’est-à-dire indépendante des grandes structures politiques partisanes et institutionnalisées que sont les partis politiques et les syndicats. Par ailleurs, face au manque d’éthique de la pratique politique professionnelle, très loin de l’idéal weberien, la pratique phatique du rappeur viserait à la « remoralisation et repolitisation de la vie quotidienne » (Pecqueux, 2009, p.109). En effet, dans Le savant et le politique, Max Weber décrit deux dimension éthiques indispensables à « la vocation de politique » : il s’agit de l’éthique de conviction, relative au respect des valeurs et des principes prônés par le politique, et l’éthique de responsabilité, censée faire prendre conscience au politique des conséquences de ses actes. L’éthique complexe que les rappeurs-tribuns s’imposent à eux-mêmes et tentent de développer à travers leur œuvre correspond précisément aux manquements qu’ils dénoncent dans la pratique professionnelle du politique. En appliquant et en incarnant cette dialectique morale via l’éthique tribunicienne que nous avons définie dans le premier chapitre, le rappeur-tribun chercherait même à « repolitiser » la vie de la cité par sa démarche et son éthique. Keny Arkana, fidèle à son crédo, s’attaque au « système » dans sa globalité :

L'inquisiteur a toujours brûlé ce qui lui semblait hérétique La même boucle se répète chaque fois plus globale Ne cherchez pas de prétextes notre système n'a aucune morale Basé sur le profit et la dette et une domination totale239

Kery James accuse les écarts et les malversations réalisés par certains hommes politiques dont il dénonce le manque de droiture morale :

Ma haine du système est toujours intacte Lequel d'entre eux peut jeter la pierre à Cahuzac Racailles Claude Guéant Racailles Balkany Racailles Jean-François Copé Racailles Philippe Bernard, Racailles Harlem Désir Racailles Alain Juppé Racailles Tous ceux que j'ai cité ont été condamnés Ce sont les mecs de cités qu'ils traitent comme des damnés Racailles 240

Que font mes frères si c'n'est des sous comme dans Clear... stream Qui peut leur faire la leçon Vous Abuseurs de biens sociaux, détourneurs de fond De vrais voyous en costard, bande d'hypocrites Est-ce que les Français ont les dirigeants qu'ils méritent 241

La légitimité de la classe politique en place à gouverner est donc frontalement remise en question. Enfin, l’incarnation hétérotopique caractéristique des rappeurs-tribuns dépassent le seul champ du rap. Loin de se cantonner au seul domaine du rap, le rappeur- tribun semble appuyer son engagement politique au travers d’autres vecteurs artistiques et

238 Médine, « Grand Médine », Démineur, Din Records, 2015 239 Keny Arkana, « Effort de Paix », Etat d’urgence, 2016 240 Kery James, « Racailles », Mouhammad Alix, Musicast, 2016 241 Kery James, « Lettre à la République », 92.2012, Sirènes, 2012 132 sociaux. En ce qui concerne les autres pratiques artistiques que mobilisent les rappeurs- tribuns, le cas du dramaturge Kery James est emblématique. Ce dernier a en effet écrit une pièce intitulée A vif dans laquelle il se met en scène aux côtés de Yannick Landrein et dans laquelle il aborde la question de la situation actuelle des banlieues françaises. Les manquements de l’Etat français y sont autant dénoncés que le manque d’initiative et de volonté des « banlieusards ». L’engagement emblématique du rappeur Kery James se retrouve ainsi dans la pratique artistique du dramaturge et de l’acteur, preuve que l’art est bien considéré comme un vecteur d’engagement politique pour cet artiste complet. Pour lui, cette pièce doit être « une pièce importante, sociale, nécessairement politique mais pas politicienne. En d’autres termes une pièce qui participe à la vie de la cité. »242. Les deux documentaires que Keny Arkana a produit, intitulés Un autre monde est possible et Marseille capitale de la rupture ont été réalisés en parallèle de ses projets artistiques rappés, et elle entend les compléter par un support plus susceptible de développer et d’approfondir les problématiques qu’aborde l’auteur. Il s’agit de la possibilité d’un altermondialisme à une échelle plus humaine et de la critique de la ségrégation socio-spatiale à l’œuvre dans le centre-ville marseillais. Là encore, la démarche de la rappeuse-tribun n’est jamais bien loin. Ce n’est donc pas seulement le rappeur-tribun qui incarne une alternative « apoliticienne » à l’engagement politique, c’est l’artiste-tribun en général. Cette incarnation politique issue de la société civile réside non seulement dans la démarche artistique des auteurs mais aussi plus généralement dans leur implication citoyenne extra-artistique, laquelle illustre encore une fois la volonté des artistes-tribuns de lier leurs convictions citoyennes à leur démarche artistique, puisque qu’ils incarnent tous trois cette autosuffisance politique à laquelle ils enjoignent la plèbe. Face à un système politique désavoué, les rappeurs-tribuns incarnent également une solution citoyenne plébéienne afin de construire une pratique politique « apoliticienne ». Chacun des artistes de notre panel est en effet impliqué dans un rôle associatif qui illustre le caractère hétérotopique et concret du message qu’il véhicule : les rappeurs-tribuns ne se bornent pas à décrire cette ailleurs politique éventuel mais cherche à le réaliser dans leur quotidien citoyen. Les associations auxquelles participent les rappeurs-tribuns cherchent à compenser les lacunes qu’ils décrivent en ce qui concerne l’organisation politique contemporaine Au-delà des conférences qu’il réalise dans divers établissements scolaires et universitaire comme à l’ENS en 2017 et à Sciences Po Lyon en 2015, Médine a créé une académie de boxe au Havre. Ce qu’il a appelé la « Dont Panik Team » qui vise à inculquer des valeurs de respects et de maitrise de soi aux enfants et adolescents par la boxe, et tente de palier les problèmes d’éducation dans les quartiers populaires. Kery James est lui aussi impliqué dans divers engagements sociaux, à l’image de sa participation au jury du concours Eloquentia Saint-Denis. Le projet auquel il dédie le plus clair de son temps est sans doute son association ACES (Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir), qui est une association compensant les inégalités méritocratiques dans les banlieues en permettant à des élèves défavorisés mais motivés à poursuivre leurs études. Il réalise des tournées dans le cadre de son association afin de pouvoir la financer. Kery James cherche ainsi à compenser ce qu’il perçoit comme un abandon des banlieues. Keny Arkana et son collectif la Rage du peuple vise à lutter contre les mesures perçues comme symptomatiques d’une dégradation sociale comme le CPE et cherche à proposer une réflexion altermondialiste sur l’organisation de la société. Ce collectif a même mis en place des assemblées populaires de quartiers, s’incluant de ce fait dans les débats politiques contemporains sur le besoin d’une démocratie plus participative, à l’échelle citoyenne.

242 Propos extrait du tracte de présentation de la pièce et de l’auteur, distribué à l’occasion de la représentation du 4 février 2017 au Radiant Bellevue de Caluire. 133

L’implication citoyenne et associative des rappeurs-tribuns fait écho à leur engagement artistique, dans lequel ils multiplient d’ailleurs les références à leurs égards. Les deux engagements, citoyens et artistiques, effectuent des renvois l’un à l’autre et font l’objet d’une démarche commune de la part des artistes-tribuns. Finalement, en incarnant l’hétérotopie politique positive qu’ils appellent de leurs vœux, la pratique artistique tribunicienne se confirme en tant que moyen d’engagement pour un citoyen. A ce titre, il semble nécessaire de dire que les rappeurs-tribuns ne sont pas seulement des artistes, ni mêmes des « contestataires qui font du rap » mais bien des citoyens engagés qui font de l’art.

134

Conclusion

Au terme de notre étude, il apparaît que les dimensions éthique et politique sont prépondérantes dans le rap tribunicien contemporain, tant au niveau de la forme de la pratique artistique de notre panel qu’en ce qui concerne le fond de leur message. Le rappeur-tribunicien semble en effet diffuser un message politique critique à l’encontre du système politique contemporain et de ses lacunes. Cette critique complexe est nuancée, tout comme la « communauté plébéienne » du « Nous » que les rappeurs-tribuns aspirent à représenter, et transcende ainsi le mandat de représentation minoritaire qui a été assigné à l’ensemble du genre rap. Les rappeurs-tribuns élargissent non seulement leur mandat de représentation fictif du minoritaire au plébéien, mais ils développent et approfondissent également les prérogatives mandataires supposées du genre rap, c’est-à-dire que leur critique est loin d’être aussi manichéenne que le laissent supposer les études sociologiques globales sur le rap et que leur message politique ne se borne pas à ce seul aspect contestataire mais développe en réalité une positivité politique constructive. Cette positivité repose notamment sur une certaine andragogie politique et culturelle que les auteurs-interprètes mettent en place au fil de leur œuvre. La dimension politique du message artistique qui transparait dans l’étude de la pratique tribunicienne est également largement liée à sa portée éthique. Le paradigme politique atomiste dans lequel notre société contemporaine évolue depuis les années 1970 permet de comprendre cette interdépendance de l’éthique et du politique puisque, désormais, on ne considère plus que le politique conditionne l’individu, mais davantage que les individus conditionnent le politique. Ainsi le message politique tribunicien aspirant et appelant au changement politique véhicule également une perspective éthique : « Si tu veux changer le monde change le mec dans ta glace ». L’éthique que véhiculent les rappeurs-tribuns s’avère d’ailleurs présenter certaines similitudes avec leur message politique, notamment en ce qui concerne sa complexité. L’éthique tribunicienne qui paraît pouvoir être extraite de notre panel présente ainsi un fondement commun avec l’éthique perfectionniste d’Emerson comme moyen de réalisation de la Selfreliance, à même de servir le débat démocratique si celle-ci est exprimée publiquement selon la notion de claim de Cavell. Au-delà de sa dimension perfectionniste, l’éthique tribunicienne présente des analogies évidentes avec la mélancolie radicale de Daniel Bensaïd. Pourtant leur pratique artistique est plus nuancée que ce que suppose l’éthique radicale révolutionnaire, sûre de la justesse de son combat autant que de son échec inévitable. Cette volonté de nuance éthique vis-à-vis de la mélancolie radicale n’est pas sans rappeler la morale anarchiste d’Emma Goldman, nuancée bien que révolutionnaire. Par ailleurs, la pratique tribunicienne n’est pas seulement caractérisée pas le message qu’elle véhicule mais aussi par celui qu’elle incarne. Le fond et la forme sont définitivement liés dans cette pratique tribunicienne qui témoigne d’un engagement non seulement artistique mais aussi citoyen dans la vie de la cité. L’exemplarité affichée, bien que nuancée, des rappeurs-tribuns vis-à-vis d’une éthique perfectionniste à même de soutenir un changement politique est assez emblématique de l’incarnation éthique des artistes, lesquels semblent essayer mettre en pratique ce qu’ils recommandent. Ce constat s’impose encore plus évidemment peut-être en ce qui concerne l’appel des rappeurs-tribuniciens à un changement politique majeur dans notre société. En mobilisant une pratique artistique afin de passer un message dont les vocations éthique et politique sont évidentes, ils représentent la possibilité d’un engagement citoyen « apoliticien » dans la vie de la cité. Cette incarnation d’une alternative civile à la vie de la société constitue une hétérotopie à part entière, d’autant plus que les rappeurs-tribuns sont également impliqués dans des associations cherchant justement à compenser et à pallier les manquements du politique qu’ils dénoncent dans leurs

135 textes. Les rappeurs-tribuns incarnent et représentent ainsi littéralement une forme d’hétérotopie non seulement artistique mais également citoyenne. Cet engagement, qui transparaît dans la démarche tribunicienne, reprend logiquement beaucoup des jeux de langage du rap. Ceux-ci sont relatifs à l’organisation socio-économique dans laquelle s’inclue le rappeur, à l’éthique de vérité explicite et caractéristique dans le genre, à des références politiques ou culturelles récurrentes ou encore à des figures de styles typiques du rap. Le rappeur-tribun n’est pas un « méta-rappeur » ou « hyper-rappeur » qui révolutionnerait la pratique du genre en en transcendant les codes et la grammaire, c’est un artiste rappeur dont la pratique engagée s’insère dans les jeux de langage du genre. En tant qu’artiste, il s’approprie ces codes afin de donner naissance à une œuvre originale qui, dans le cas du courant tribunicien, est marquée par un message politique et engagée. En conséquence, si la pratique artistique du rap n’est pas synonyme d’engagement politique, il semble qu’il existe malgré tout un courant de ce genre que caractérise cet engagement. L’un des objectifs de ce mémoire était précisément d’insister sur la crédibilité des formes non-institutionnelles d’engagement politique, compris ici au sens de revendication autour de certaines valeurs et de certains principes conçus comme fondamentaux dans la vie de la cité. Ces principes ne sont pas seulement défendus par les artistes à travers leurs œuvres, ils sont aussi vécus et incarnés par eux au sein même de leur pratique artistique. Ainsi Anthony Pecqueux insiste-t-il sur la fonction phatique du rap comme « politique incarné », au sens où le processus de prise de parole dans l’espace public, engageant locuteur et auditeurs, fait écho aux principes républicains du dialogue démocratique. La définition de l’art engagé par Daniel Vander Gucht, à travers notamment le concept foucaldien d’hétérotopie montre également de quelle manière l’aspiration de l’artiste à un ailleurs meilleur et potentiel ne se limite pas au seul contenu artistique, mais englobe l’artiste en lui-même comme « lieu autre » du politique, loin des institutions de pouvoir. Le rap, et avec lui les cultures populaires, paraît donc pouvoir constituer des formes légitimes d’engagement et de lutte politique. Ainsi, si l’essentialisation du genre rap en tant que cause, symptôme ou expression d’une situation politique, économique et sociale défavorable doit désormais être dépassée, il n’en demeure pas moins que le rap, au même titre que n’importe quelle pratique artistique, ne doit pas être uniquement considéré comme un simple moyen de divertissement mais bien comme un support potentiel d’engagement politique. Dans le cas du panel de rappeurs-tribuns tel que considéré dans cet exposé, cet engagement peut même dépasser la seule perspective culturelle, qui ne constitue alors qu’un aspect d’un engagement pluridimensionnel ne se cantonnant pas au seul versant artistique. Si le rap tribunicien a été défini pour et par ce mémoire, cela s’explique notamment par le manque de termes précis, clairs et définis à même de cerner notre objet d’étude. L’appellation de « rap conscient » en elle-même ne semble toutefois pas inappropriée pourvu qu’on éclaire cette notion si vague et complexe de conscience. Le rap tribunicien est alors une pratique artistique et populaire consciente que son art constitue une tribune politique potentielle, soutenant autant l’engagement citoyen de l’artiste qu’elle s’y appuie. Cette tribune est d’autant plus explicite dans le cas du rap en raison de la portée politique intrinsèque qui lui est prêtée, parfois de manière essentialisante à propos le mandat de représentation minoritaire, parfois de manière plus pertinente pour ce qui est de l’institution phatique d’Anthony Pecqueux. L’appellation tribunicienne semble néanmoins plus représentative pour qualifier ce courant spécifique du rap dont la pratique artistique accorde une place prépondérante à ces préoccupations politiques, ne les portant ainsi pas implicitement mais cherchant à les défendre « avec [leur] cœur et [leur] raison »243 d’artiste et de rappeur. Certes les auteurs

243 Kery James, « Avec le cœur et la raison », Réel, Up Music, 2009 136 peuvent rejeter l’étiquette politique que suppose la lecture que nous venons d’avoir de leur pratique par rapport à une démarche tribunicienne. Toutefois, comme le précise Daniel Vander Gucht en s’inspirant la pensée de Jacques Rancière : « toute proposition artistique engagée qui entend s’ancrer dans l’espace public […] doit accepter d’être jaugée à l’aune de la portée politique de son action » (Vander Gucht, 2014, p.128). En revendiquant et en assumant l’engagement comme élément centrale de leur pratique du rap, ces artistes se font ainsi les vecteurs d’un message artistique dont la dimension politique est difficilement réfutable. Par ailleurs, le but de ce travail de caractérisation n’était pas de décrire précisément un ensemble de critères gravés dans l’airain définissant le courant tribunicien, mais plutôt de présenter les grands traits caractérisant la pratique et la démarche des rappeurs-tribuns au travers de leurs œuvres. Ainsi, il n’est pas paradoxal que la mélancolie radicale de Daniel Bensaïd puisse cohabiter, au sein de cette démarche, avec une dimension plus utopique et presque naïve. Ces deux dimensions se nuancent et se complètent afin de porter un message artistique complexe non seulement critique mais également politique. La définition d’un courant artistique à travers une démarche globale et commune suppose une approche assez nuancée, à même de ne pas substantialiser l’artiste, en l’occurrence dans la fonction de représentant qu’on lui prête puisque, comme le rappel justement Keny Arkana :

Dis leur que je me fous de leurs tubes et que je veux du durable Que leur biz me gonfle comme les pseudos intellectuels du rap Pleins d'analyses et de critères à la con Et dis leur qu'il n'y a pas de règles dans l'art Alors qu'ils gardent pour eux leurs jugements à la con244

Enfin, la notion de pratique ou de démarche tribunicienne, malgré sa conception du rap comme tribune éthique et politique, ne présuppose aucunement que la dimension artistique et/ou esthétique en pâtisse. Malgré toute notre application, l’approche que nous avons eue de notre travail souffre de certaines limites qu’il s’agit d’évoquer. En ce qui concerne les limites pratiques, le format de ce mémoire et le temps qu’il nous était possible d’y dédier ne permettent pas de pouvoir développer de manière sinon exhaustive au moins très approfondie la totalité des points de notre développement. La dimension parrhêsiasitique du rap par exemple paraît constituer ainsi un enjeu passionnant qui mériterait qu’une étude lui soit dédiée. Sur un plan purement méthodologique, le postulat initial d’une pratique et d’une démarche tribunitienne tournée vers l’engagement politique mérite un matériel plus empirique afin de confirmer ce que nous avons énoncé. Des entretiens semi-directifs avec les artistes permettraient de préciser non plus seulement leur pratique artistique mais également le sens personnel qu’ils lui donnent et la relation qu’entretient leur pratique artistique vis-à-vis de leur implication citoyenne. Des observations d’ordre plus ethnographique pourraient également permettre d’étudier les rapprochements et les différences éventuelles entre un concert de rap tribunicien et un meeting politique. Il serait également intéressant de comparer les concerts de rap du courant tribunicien au prisme de représentations d’autres courants du rap, afin de constater, ou non, des différences notables, tant au niveau des artistes eux-mêmes que de leur public. Médine par exemple a effectué une tournée à travers la France au moyen d’un camion dans lequel il organisait des concerts réduits, on peut supposer que l’atmosphère y était différente et que ce type de représentation est plus propice à l’échange, pourquoi pas politique. En ce sens, une étude davantage portée sur la réception du rap tribunicien pourrait également apporter

244 Keny Arkana, « Le missile est lancé », L’esquisse, Because Music, 2005 137 des informations passionnantes, afin de jauger la portée effective de la pratique tribunicienne sur le public plébéien. J’espère avoir l’opportunité d’approfondir certaines de ces pistes de réflexions lors de mes prochaines années d’étude. Le concept de démarche tribunicienne mérite d’être étayé et qualifie l’engagement politique au prisme duquel certains rappeurs envisagent et conditionnent leur pratique artistique. Toutefois, ces rappeurs-tribuns n’ont pas l’exclusivité de l’engagement politique par l’art comme l’illustrent les pratiques artistiques de Keny Arkana et de Kery James en dehors de leur domaine de prédilection. Keny Arkana semble d’ailleurs s’impliquer dans la production de documentaires afin de préciser et d’approfondir sa pratique artistique tribunicienne, détaillant dans Un autre monde est possible l’hétérotopie d’une organisation sociétale libertaire et solidaire qui parviendrait à s’organiser sans avoir à s’appuyer sur des institutions de pouvoir coercitives. Or l’universitaire Dominique Baqué, face au constat de la fin de la portée politique de l’art, considère justement le documentaire comme « une autre modalité de la représentation […] une des alternatives possible à l’échec de l’art politique » (Baqué, 2004, p. 197-198). Dans l’optique de préciser le lien entre engagement et pratique artistique, en l’occurrence pratique de représentation, l’étude du film documentaire paraît donc constituer un objet d’étude particulièrement passionnant.

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Discographie Médine

 1 Septembre, récit du 11e jour, Din Records, 2004

1. Ground Zero 4:28 2. À l'encre de Médine 4:36 3. L'école de la vie 3:59 4. Enfant du destin (Sou Han) 3:15 5. Guantanamo 3:44 6. Ni violeurs ni terroristes feat Aboubakr 3:37 7. La tess 2:43 8. Enfant du destin (David) 3:32 9. Ligne 11 feat La Boussole 5:30 10. Salaam feat Ibrah (Brav) 4:06 11. 1 Minute de … 3:03 12. 11 septembre 9:17

 Jihad, le plus grand combat est contre soi-même, Din Records, 2005

1. Premier sang 2. Médine 3. Écoutes 4. Enfant du destin (Petit Cheval) 5. Ennemi d'État feat. Bakar 6. Besoin de résolution 7. Combat de femme 8. Qui veut la paix 9. Du Panjshir à Harlem 10. Victory 11. Poussière de guerre feat. Lino 12. Entre loups 13. Jihad

 Table d’écoute, Din Records, 2006

Intro 3:10 1. Table d'écoute 2. Soul Rebel feat Tiers Monde 3. Lecture aléatoire 4. Machine a écrire feat Aboubakr

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5. 17 octobre 6. Hotmail 7. Reconstitution 8. Arabian Panther 9. Jeune Vétéran

 Don’t Panik tape, Din Records, 2008

CD1 1. Interpol 2. Don’t panik 3. Interrogatoire 4. Indepedenza + Comportement violent 5. Un seul 6. Entre les lignes + Ma part de Jihad 7. Al Jazeerap (feat. Aboubak'r) 8. Corde au coup (feat. Tiers Monde) 9. L’arme pour changer + Marianne à tout prix 10. Musique archéologique 11. Interjection 12. Sans artifice + Les gens comme eux (remix) + Asile politique + Torture morale 13. Game over 14. La récolte + Fils de colonisé + Internationale 15. Tête froide 16. Le mal qu’on fait + Syndrome de Stockholm + La rue en direct 17. Rappeur de force 18. Interlocuteur 19. La colombe + Ils disent + Personne n’est innocent 20. Les contraires 21. Joe le Taxi 22. Interminable

CD2 1. Live Double discours 2. Live Hotmail 3. Bonus Track Lecture Aléatoire 4. Documentaire Don’t panik

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 Arabian Panther, Din Record, 2008

1. Self défense 2 Peplum 3. Portrait chinois 4. RER D 5. Don't Panik 6. A l'ombre du mâle (feat Nneka) 7. Pantherlude "ils peuvent" 8. Enfant du destin (Kounta Kinte) 9. Panther Blues (feat. Tiers Monde) 10. Code barbe 11. Camp Delta 12. Besoin de révolution 13. Arabospiritual

 On peut tuer un révolutionnaire mais pas la révolution, 2009

1. candidat libre 2. sister act 3. libre arbitre

 Table d’écoute 2, Din Records, 2011

1. Médine - Sourcing 2. Médine - Téléphone arabe (feat. Salif, , Mac Tyer, Ol Kainry, La Fouine, Rim'K & Keny Arkana) 3. Tiers Monde - L.D.A. (Langage des armes) 4. Brav - Bravitude 5. Koto - Victoire perdue 6. Tiers Monde - Angle d'attaque (Acte 1) 7. Médine - LH 8. Tiers Monde - Minorité visible 9. Brav - Angle de tir (Acte 2) 10. Tiers Monde - Combat de l'être (feat. R.E.D.K.) 11. Koto - Interférences 12. Tiers Monde - À bout de souffre (feat. Brav) 13. Médine - Trône 14. Tiers Monde - Angle mort (Acte 3) (feat. Brav) 15. Médine - Jusqu'ici tout va bien (feat. Tiers Monde & Brav)

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 Made In, Din Records, 2012

1. Biopic (feat. ) 2. Made In 3. Alger pleure 4. Trash Talking 5. Du bruit qui pense

 Protest song, Din Records, 2013

1. Protest Song 2. Oracle 3. Double audition (ft Brav) 4. Blokkk identitaire (ft Youssoupha) 5. Enfant du destin (Daoud) 6. Courage fuyons (ft Orelsan) 7. Le bruit qui pense 8. Cadavre exquis (ft Alivor & Tiers Monde) 9. D’arobase à zéro 10. Home (ft Nassi) 11. Iceberg 12. Besoin d’évolution (Révolution) 13. Biopic (ft Kayna Samet)

 Démineur, 2015

1. Reboot 2. Grand Médine 3. Don’t laïk 4. Speaker Corner 5. Ali X 6. #faisgafatwa 7. MC Soraal 8. Boulehya

 Prose élite, Din Records, 2017

1. Le Khan 2. Urbain 1er

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3. Grand Paris (ft , Lino, Sofiane, Alivor, , & Youssoupha) 4. Raison sociale 5. Allumettes 6. Enfant du destin (Nour) 7. Prose élite 8. Alger Roi 9. L’homme qui prépare les femmes (ft Noraa, Soprano, Youssoupha) 10. Papamobile 11. Rappeur 2 force 12. Porteur saint 13. Global

Keny Arkana

 L’esquisse, Because music, 2005

1. Le missile est lancé 2. Venez voir 3. Le temps passe et s’écoule 4. Ca nous correspond pas 5. Le rap a perdu ses esprits 6. Faut qu’on s’en sorte 7. Style libre 8. J’ai besoin d’air 9. Tout le monde debout 10. Jeunesse de l’Occident 11. La main sur le coeur 12. Dur d’être optimiste 13. J’lève ma rime 14. De l’opéra à la plaine 15. Outro 16. Medley

 Entre ciment et belle étoile, Becaue music, 2006

1. Entre les mots : enfants de la terre 2. Le missile suit sa lancée 3. J’viens de l’incendie 4.. J’me barre 5. La mère des enfants perdus

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6. Entre les lignes : clouée au sol 7. Eh connard 8. La rage 9. Le fardeau 10. Cueille ta vie 11. Nettoyage au Kärcher 12. Victoria (ft Claudio Ernesto Gonzalez 13. Entre les mots du local au global 14. Jeunesse du monde 15. Ils ont peur de la liberté 16. Je suis la solitaire 17. Sans terre d’asile 18. Entre les lignes : une goutte de plus 19. Prière

 Désobéissance, Because Music, 2008

1. Désobéissance civile 2. Réveillez-vous 3. Ordre mondial 4. La rue nous appartient 5. alterlude : le changement viendra d'en bas 6. Les chemins du retour 7. Terre mère n’est pas à vendre 8. Alterlude : pachamama 9. Cinquième soleil

 L’esquisse 2, Because Music, 2011

1. Buenos Dias 2. J’arrive du monde de demain 3. Marseille 4. V pour vérités 5. Je passe le salut 6. Hors game 7. Enlève-toi 8. Au milieu du chaos 9. Freestyle du marquis 10. A la vibe & Mektoub 11. Nature sauvage 12. Petit soldat 13. Planquez-vous

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14. Les murs de ma ville 15. Simple constat 16. Une décennie d’un siècle 17. Old school dédicace 18. De l’opéra à la plaine 2 19. A l’ombre des jugements 20. Odyssée d’une incomprise

 Tout tourne autour du soleil, Because Music, 2012

1. Intro : tout tourne autour du soleil 2. Esprits libres 3. Le syndrome de l’exclu (ft RPZ) 4. Capitale de la rupture 5. Entre les lignes #1 : car nous sommes le monde 6. vie d’artiste 7. gens pressés 8. Cynisme vous a tué ? 9. Indignados 10. Casse le schéma 11. J’ai osé 12. Entre les lignes #2 : 20.12 13. Y a urgence ! 14. le monde est notre reflet 15. Cherche en toi 16. Fille du vent 17. Tout tourne autour du soleil 18. Retour à la Terre / Le retour de l’enfant prodigue

 État d’urgence, 2016

1. état d’urgence 2. Ne me le fais pas 3. On ne vit qu’une fois 4. Dis-moi 5. ça veut dire 6. Je ne fais que passer 7. Politique

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 L’esquisse 3, Because Music, 2017

1. élément feu 2. Abracadabra 3. Couleur molotov 4. Lejos 5. élément Terre 6. Fourmilière 7. tout est faux 8. Tu m’as trahie 9. Laissez-moi 10. élément eau 11. La route sera longue 12. Freestyle beatbox 13. De l’opéra à la plaine 14. Madame la marquise 15. la vérité fait mal 16. élément air

Kery James

 Si c’était à refaire, Wea Music, 2001

1. Si c’était à refaire 2. Parce que (ft Roldan) 3. Ce A d’avilissant 4. Des terres d’Afrique (ft Kader Riwan) 5. La honte (ft Salif Keita) 6. Deux issues 7. Cessez le feu 8. Y’a pas d’couleur (ft Kader Riwan) 9. Soledad (ft Davy Sicard) 10. Déséquilibre (ft les Nubians) 11. C’qui nous perd (ft la famille africaine) 12. 18 décembre 1977

 Savoir et vivre ensemble, 2004

CD 1 1. Intro 2. L'amour véritable Feat Disiz & Diam's

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3. Ya Chadhli 4 .L'enfant Feat 5. Moins de 20 ans Feat James Izmad & Geckel 6. Soultanou L’awliya 7. Ensemble Feat Boss One & Namor 8. Elle 9. Ya Allah 10. À toutes les mères 11. Maryam 12. Tala a L-badrou

CD2 1. La Force Feat Rohff & Soprano 2. Chapitre 3. Al-Bourdah 4. Malgré les épreuves Feat OGB 5. A nos pères et à nos mères (Rim-K, Menzo & Kader Riwan) 6. Al-Jilani 7. La science une lumière 8. Taha Ya Sakin Galbi 9. Relève la tête Feat Big Brother Hakim, Lino, A.P., Kamnouze, Blacko, Disiz, Manu Key, Passi, Habiba, Eloquence, Pit Baccardi, Jerry Da Funk Killa, Jacky, Busta Flex, Le Rat Luciano, Teddy Corona, Jango Jack, Diam's, Leeroy, Ol'Kainry, Matt Houston &

 Ma vérité, UP Music, 2005

1. J’aurais pu dire 2. Les miens 3. En feu de détresse 4. Ghetto super classe 5. Jusqu’à quand et jusqu’où 6. C’est votre choix 7. Jusqu’au bout 8. Je revendique 9. Universel 10. Sincérité 11. Hardcore 2005 12. La vie c’est 13. Nos rêves 14. Combien ?

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 A l’ombre du show business, Up Music, 2008

1. Le combat continue Part 3 2. En sang ble 3. L’Impasse (avec Béné (Fils de Demon One)) 4. Ghetto (avec Jmi Sissoko) 5. Pleure en Silence 6. Foolek (avec Black V.Ner) 7. Banlieusards 8. Encore (Chauncey Black) 9. Laisse-Nous Croire (avec Kayna Samet) 10. Intro Egotripes (avec (Mafia K'1 Fry)) 11. Egotripes (avec Dry (Mafia K'1 Fry)) 12. Je m'écris (avec et ) 13. Vrai Peura 14. Après La Pluie (Zap Mama) 15. X & Y 16. Thug Love (avec ) 17. À l'ombre du show business (avec la participation de Charles Aznavour)

 Réel, Up Music, 2009

1. Le retour du rap français 2. Réel 3. Je représente 4. Yeah 5. La poudre aux yeux 6. Le prix de la vérité (avec Médine) 7. Au pays des droits de l'Homme ? 8. Le respect du silence (avec Le Rat Luciano) 9. Paro 10. En manque de.. (avec Mr Toma) 11. Avec le cœur & la raison 12. Promis à la victoire (avec )

 92-2012, Sirène, 2012

1. Intro : la vie est brutale 2. 28 décembre 1977 3. Le ghetto français 4. Pleure en silence

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5. En feu de détresse 6. Avec le cœur et la raison 7. Laisse nous croire ft Kayna Samet 8. Un nuage de fumée 9. J'ai mal au cœur 10. L'impasse ft Béné 11. Soledad ft Davy Sicard 12. Banlieusards 13. Lettre à la république 14. La honte ft Davy Sicard

 Dernier MC, Universal Music, 2013

1. Dernier MC 2. Vent d'État 3. À l'horizon (feat. Corneille) 4. Y'a rien (feat. ) 5. Quatre Saisons 6. Love Music 7. 94 C’est le Barça 8. La vie en rêve (feat. Zaho) 9. Jamais sans mon poto 10. Le mystère féminin (feat. ) 11. La mort qui va avec... 12. Des mots (feat. LFDV) 13. Contre nous (feat. La Ligue: Médine et Youssoupha) 14. Constat Amer 15. Post Scriptum (écrit par Brav)

Édition Deluxe

16. Parti de loin (feat. Kenyon Dixon) 17. 9Trap Music 18. Soldier (feat. Capleton) 19. Dernier MC Remix pt. 1 (feat. Lino, Tunisiano, REDK, Médine, 2e France, Scylla, Ladea, , Orelsan)

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 Mouhammad Alix, Musicast, 2016

1. Mouhammad Alix 2. Douleur ébène 3. Pense à moi (featuring Madame Monsieur) 4. Jamais (featuring Nov) 5. La rue ça fait mal 6. Des morceaux de nous (featuring Cléo) 7. D’où j’viens 8. Prends le temps (featuring Faada Freddy) 9. Paradoxal (featuring Cléo) 10. Rue de la peine (featuring Toma) 11. Vivre ou mourir ensemble 12. Musique nègre (featuring Lino & Youssoupha) 13. Ailleurs (featuring Toma) 14. N’importe quoi 15. Racailles 16. J’suis pas un héros

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Table des matières

Introduction ...... 4

De la nécessité d’introduire de la nuance et de la distinction dans les différentes pratiques du rap ...... 7

Un besoin de définition clair et rigoureux de l’objet étudié : le rap tribunicien français contemporain ...... 10

Limites et apports des analyses englobants le rap français : du risque d’essentialisation à la mise en évidence de jeux de langages de ce genre musical 20

Une pratique artistique comme support et vecteur d’un engagement citoyen ...... 25

Le recours à la « méthode comparative continue en analyse qualitative » afin d’exploiter le matériel composé des sources primaires et du corpus discographique ...... 28

I- La place de l’éthique dans la pratique tribunicienne du rap : de la condition sine qua non d’expression du rappeur-tribun à la vocation du message politique ...... 33

A) La démarche artistique tribunicienne : une expression artistique socialement ancrée reposant sur une certaine éthique perfectionniste ...... 33

1- La pratique du rap, une interaction sociale fondée sur un contrat implicite d’authenticité et de sincérité : l’éthique « classique » du rap ...... 33

2- La démarche artistique tribunicienne : un exemple du perfectionnisme éthique et de la « self-reliance » de Ralph Waldo Emerson ...... 48

B) La pratique tribunicienne comme vecteur artistique d’une éthique multiple, entre perfectionnisme et radicalisme ...... 60

1- La « mélancolie classique » de Daniel Bensaïd comme moteur d’une éthique radicale et révolutionnaire ...... 60

2- L’éthique complexe et plurielle de la démarche tribunicienne : moyen et finalité de l’expression artistique ...... 71

II- La fonction politique de la pratique artistique tribunicienne : de la réappropriation du « mandat de responsabilité minoritaire » à l’exploitation d’une tribune politique critique et positive ...... 82

A) De l’assomption active de l’assignation à représenter les minorités à l’élargissement des prérogatives mandataire du rappeur-tribun ...... 82

1- Le rap tribunicien comme moyen privilégié d’une lutte minoritaire critique, pluridimensionnelle et multiforme : l’assomption du mandat minoritaire ...... 82

2- Le dépassement artistique et conscient du « mandat de représentation minoritaire » par les rappeurs-tribuns ...... 99

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B) Une pratique artistique porteuse d’une potentialité politique positive et constructive : entre andragogie et humanisme ...... 111

1- Une démarche andragogique bidimensionnelle humaniste et démocratique: entre apprentissage et éducation ...... 111

2- Des œuvres développant un message utopique mais aussi largement hétérotopique, à même de proposer une vision positive d’un ailleurs politique 123

Conclusion ...... 135

Bibliographie et Filmographie ...... 139

Discographie ...... 141

Table des matières ...... Erreur ! Signet non défini.

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L’objectif de ce mémoire est d’analyser la mobilisation d’une pratique artistique populaire comme vecteur d’un engagement politique. L’un des parti-pris de ce travail consiste à refuser de considérer le genre rap comme un objet d’étude homogène qui pourrait être analysé précisément de manière globale. Le choix a donc été fait de définir un panel de trois rappeurs contemporains dont la pratique artistique semble intrinsèquement liée à une forme d’engagement politique non-institutionnel. Ce mémoire entend ainsi montrer comment se manifeste l’engagement politique et artistique de Keny Arkana, Médine et Kery James au prisme de leurs œuvres. La dimension non seulement politique mais également éthique du message que ces rappeurs diffusent guidera notre développement. Nous verrons que notre panel se caractérise par une pratique engagée analogue que nous définirons comme « pratique tribunicienne du rap ». Des spécificités subsistent néanmoins, aussi il ne s’agit pas de nier à ces auteurs-interprètes le caractère original de leur pratique artistique.

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