De L'or Et Des Juifs Dans L'œuvre De Balzac
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DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC Henry MÉCHOULAN Centre national de la recherche scientifique DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC RÉSUMÉ Le présent article a pour objet de mettre en lumière la judéité de nombreux person- nages juifs de Balzac dans La comédie humaine. Cet auteur a le mérite d’être le pre- mier romancier à faire cohabiter des juifs et des chrétiens dans un même monde. Nous n’avons pas fait le recensement exhaustif de tous les juifs de la Comédie hu- maine, mais nous avons comparé et analysé les conduites des «grands» juifs et jui- ves pratiquant le même métier que leurs homologues chrétiens. Cette méthode nous a permis de répondre à la question que Balzac lui même nous invite à nous poser lorsqu’il constate que «Les juifs en Allemagne, en France, sont des gens comme vous et moi; leur religion, leurs mœurs sont tellement fondues dans le mouvement social auquel ils s’agrègent que tout ce qui fait le juif a disparu, sauf son habileté commerciale, son avidité…». Or, la soif de l’or est universelle dans la société fran- çaise de l’époque, et Balzac lui-même n’y échappe pas. La cupidité ne permettant pas de cerner la judéité d’un personnage, nous nous sommes demandé comment la débusquer et nous avons montré qu’elle apparaissait dans une complexité psycholo- gique unique des personnages juifs. Grâce à cette méthode comparative, nous avons montré que le chrétien est un homme entièrement ce qu’il est, alors que le juif est toujours un homme déchiré, et, partant, plus humain. SUMMARY This papers intends to shed light on the “jewishness” of many Jewish characters in Balzac’s Human Comedy. This author can be credited with being the first novel- ist to make Jews and Christians live together in the same world. We did not make the inventory of all Jewish characters in the Human Comedy. Rather, we compared and analyzed the behaviours of the “great” Jews and Jewesses practicing the same trades as their Christian counterparts. This method allowed us to answer a question Balzac asked us to consider when he noticed that “in Germany and in France, Jewish people are just like you and me; their religion, their standards of behaviour are so melt into the social movement to which they aggregate, that everything that makes a Jew being a Jew has vanished, except his commercial skill, his avidity…”. Yet, the greed for gold was universal in the French society of the time, and Balzac himself was not an exception to the rule. As cupidity does not allow to define the “jewishness” of a character, we wondered how to point it out, and we showed that it appeared through a unique psychological complexity of Revue des Études juives, 164 (3-4), juillet-décembre 2005, pp. 489-538 490 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC the Jewish characters. Thanks to this comparative method, we showed that a Chris- tian is a man as a whole, while a Jew is always a man who is torn and, thus, more human. Lorsqu’il écrit: «Les juifs en Allemagne, en France, sont des gens comme vous et moi; leur religion, leurs mœurs sont tellement fondues dans le mouvement social auquel ils s’agrègent que tout ce qui fait le juif a dis- paru, sauf son habileté commerciale, son avidité; mais cette avidité met des gants jaunes, son habileté se francise…»1, Balzac nous invite à examiner la judéité de ses personnages «juifs» et à jeter un regard sur la société fran- çaise où ils apparaissent pour la première fois en nombre et à des titres di- vers dans le monde de la fiction2. Éviter ce préambule priverait le lecteur de l’unique instrument de comparaison grâce auquel on peut caractériser la ju- déité des juifs, tant il est vrai que les acteurs juifs ne pratiquent pas leur re- ligion. En effet, le juif n’est repérable par aucun signe sociologique ou cul- turel, et encore moins religieux. Les nourritures des grands avares — Magus, Gobseck, Halpherson — ou des gourmands comme Nucingen, sont soit frugales, soit riches, mais nullement cachères. Pas la moindre allusion à l’existence d’un lieu de culte, à l’observance de la loi, voire à la coutume religieuse. Une exception: Balzac tente une seule fois, et malencontreuse- ment, de faire croire à son lecteur qu’il connaît la loi biblique et que Magus la transgresserait en achetant un hôtel particulier: «Si le vieux juif s’était décidé, contre les lois israélites, à devenir propriétaire, croyez qu’il en eut bien ses raisons»3. De plus, les juifs dans La comédie humaine n’appartien- nent à aucune communauté et ne se fréquentent pas même entre eux. La diabolique Histoire des XIII n’a pas son pendant juif, ce qui réfute toute organisation subversive de la société chrétienne et ceci, contrairement à l’affirmation si souvent exprimée par les auteurs chrétiens, à preuve Cha- teaubriand4. Ce n’est donc pas la connaissance qu’avait Balzac des juifs dans Walter Scott, ni les stéréotypes antijuifs — toujours référés à la cupi- 1. Lettres sur Kiev, in Œuvres diverses, journal Le Voleur, 1847, p. 520-521. 2. Il n’est pas dans notre propos de répertorier tous les personnages «juifs» de La comé- die humaine, mais d’analyser la judéité des plus grands personnages présents dans l’œuvre. On en a repéré treize, dont une dizaine traverse à plusieurs reprises La comédie humaine. 3. Le Cousin Pons, t. VII, p. 594. D’où Balzac tient-il cette affirmation parfaitement gra- tuite et fausse? Rien dans la loi juive n’interdit à un fils d’Israël d’acheter un immeuble. Bal- zac a peut-être entendu parler de la terre d’Israël où effectivement un juif ne peut posséder une parcelle comme propriétaire mais seulement comme usufruitier, puisque cette terre ap- partient exclusivement à Dieu. — Toutes les citations de La comédie humaine sont tirées de H. Balzac, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade (12 volumes), Paris 1976-1996. 4. Chateaubriand est l’héritier de l’antijudaïsme catholique traditionnel. Dans ses Mémoi- res d’outre-tombe, une des manifestations du ressentiment de Chateaubriand contre Napoléon DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 491 dité, à la soif de l’or — qui nous aideront à cerner la judéité dans La comé- die humaine. L’ouvrage remarquable de Marthe Spitzer5, ou encore celui de Ketty Kupfer6 sont attentifs à constituer des répertoires, à brosser des descriptions physiques et vestimentaires, et parfois, à analyser avec finesse des person- nages. Toutefois, ces entreprises ne nous permettent jamais de découvrir ce qui fait d’un héros un juif, lorsqu’on le compare à son homologue chrétien7. Notre discrimination se veut tout autre, car les juifs de La comédie hu- maine échappent à toute désignation univoque. Ayons présent à l’esprit le mot de Bachelard — «le simple est toujours le simplifié» — et nous com- prendrons pourquoi les héros juifs sont riches de contradictions et très souvent imprévisibles. La scène balzacienne est un monde fermé sur lui-même dans lequel les juifs existent à travers les multiples représenta- tions en miroir données par l’ensemble des acteurs de ce monde, y compris, bien entendu, par son créateur qui, lui-même, n’est pas un personnage sim- ple. Nous avons conscience que chaque citation ne peut être tenue pour un jugement de Balzac, mais reste que nous avons pris le parti de passer outre cette difficulté en nous attachant à l’aspect physique — dont on connaît l’importance chez le romancier — et à la profession, quel que soit le narra- teur, pour superposer les images des personnages, et analyser ce qui dé- passe du décalque ainsi réalisé. Cette approche sera le nerf de notre recher- che. En effet, la soif du gain, la cupidité, la spéculation, l’affairisme sont devenus universels, catholiques. Par quels traits Bakzac distingue-t-il les juifs, en fait-il des êtres différents alors qu’il n’a plus à sa disposition la comparaison facile au bénéfice du chrétien à l’aide de trois références sécu- laires infamantes et récurrentes: l’aspect physique repoussant, l’or et l’usure? Balzac se soucie fort peu de la transmission légale et religieuse du ju- daïsme. Il lui suffit d’un père, d’un grand-père, d’un oncle, d’une mère juifs, pour que son personnage s’ancre dans la judéité. Les mariages mixtes n’effraient pas non plus Balzac, car l’appartenance à la race juive est déter- minante comme s’il s’agissait d’un gène dominant. Comme l’affirme Mar- the Spitzer «les juifs, bannis depuis des siècles de leur patrie, peuvent être est fondée sur la constitution du Grand Sanhédrin: «De conséquence en conséquence, elle a fait tomber les finances du monde aux échoppes des juifs et produit par là dans l’économie sociale une fatale subversion» (Paris, Garnier, 1947, p. 143-144). 5. Les Juifs de Balzac, Budapest, 1939. 6. Les Juifs de Balzac, Paris, 2001. 7. Il nous faut répondre à cette question puisque Ketty Kupfer se demande ce qui déter- mine ou fait la judéité des personnages juifs dans La comédie humaine, mais ne répond pas, selon nous, à sa propre interrogation, voir p. 96. 492 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC cités en exemple convaincant pour appuyer cette théorie… Non seulement les juifs convertis mais tous ceux qui avaient un aïeul juif sont considérés comme juifs… Le baron de Nucingen, Raoul, Nathan, Fritz Brunner, Adrien Genestas, tous catholiques mais issus de mariages mixtes, où le père ou bien la mère étaient juifs, sont traités par Balzac en juifs, de même qu’Esther van Gobseck convertie au catholicisme»8.