DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

Henry MÉCHOULAN Centre national de la recherche scientifique

DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

RÉSUMÉ

Le présent article a pour objet de mettre en lumière la judéité de nombreux person- nages juifs de Balzac dans La comédie humaine. Cet auteur a le mérite d’être le pre- mier romancier à faire cohabiter des juifs et des chrétiens dans un même monde. Nous n’avons pas fait le recensement exhaustif de tous les juifs de la Comédie hu- maine, mais nous avons comparé et analysé les conduites des «grands» juifs et jui- ves pratiquant le même métier que leurs homologues chrétiens. Cette méthode nous a permis de répondre à la question que Balzac lui même nous invite à nous poser lorsqu’il constate que «Les juifs en Allemagne, en France, sont des gens comme vous et moi; leur religion, leurs mœurs sont tellement fondues dans le mouvement social auquel ils s’agrègent que tout ce qui fait le juif a disparu, sauf son habileté commerciale, son avidité…». Or, la soif de l’or est universelle dans la société fran- çaise de l’époque, et Balzac lui-même n’y échappe pas. La cupidité ne permettant pas de cerner la judéité d’un personnage, nous nous sommes demandé comment la débusquer et nous avons montré qu’elle apparaissait dans une complexité psycholo- gique unique des personnages juifs. Grâce à cette méthode comparative, nous avons montré que le chrétien est un homme entièrement ce qu’il est, alors que le juif est toujours un homme déchiré, et, partant, plus humain.

SUMMARY

This papers intends to shed light on the “jewishness” of many Jewish characters in Balzac’s Human Comedy. This author can be credited with being the first novel- ist to make Jews and Christians live together in the same world. We did not make the inventory of all Jewish characters in the Human Comedy. Rather, we compared and analyzed the behaviours of the “great” Jews and Jewesses practicing the same trades as their Christian counterparts. This method allowed us to answer a question Balzac asked us to consider when he noticed that “in Germany and in France, Jewish people are just like you and me; their religion, their standards of behaviour are so melt into the social movement to which they aggregate, that everything that makes a Jew being a Jew has vanished, except his commercial skill, his avidity…”. Yet, the greed for gold was universal in the French society of the time, and Balzac himself was not an exception to the rule. As cupidity does not allow to define the “jewishness” of a character, we wondered how to point it out, and we showed that it appeared through a unique psychological complexity of

Revue des Études juives, 164 (3-4), juillet-décembre 2005, pp. 489-538 490 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC the Jewish characters. Thanks to this comparative method, we showed that a Chris- tian is a man as a whole, while a Jew is always a man who is torn and, thus, more human.

Lorsqu’il écrit: «Les juifs en Allemagne, en France, sont des gens comme vous et moi; leur religion, leurs mœurs sont tellement fondues dans le mouvement social auquel ils s’agrègent que tout ce qui fait le juif a dis- paru, sauf son habileté commerciale, son avidité; mais cette avidité met des gants jaunes, son habileté se francise…»1, Balzac nous invite à examiner la judéité de ses personnages «juifs» et à jeter un regard sur la société fran- çaise où ils apparaissent pour la première fois en nombre et à des titres di- vers dans le monde de la fiction2. Éviter ce préambule priverait le lecteur de l’unique instrument de comparaison grâce auquel on peut caractériser la ju- déité des juifs, tant il est vrai que les acteurs juifs ne pratiquent pas leur re- ligion. En effet, le juif n’est repérable par aucun signe sociologique ou cul- turel, et encore moins religieux. Les nourritures des grands avares — Magus, , Halpherson — ou des gourmands comme Nucingen, sont soit frugales, soit riches, mais nullement cachères. Pas la moindre allusion à l’existence d’un lieu de culte, à l’observance de la loi, voire à la coutume religieuse. Une exception: Balzac tente une seule fois, et malencontreuse- ment, de faire croire à son lecteur qu’il connaît la loi biblique et que Magus la transgresserait en achetant un hôtel particulier: «Si le vieux juif s’était décidé, contre les lois israélites, à devenir propriétaire, croyez qu’il en eut bien ses raisons»3. De plus, les juifs dans La comédie humaine n’appartien- nent à aucune communauté et ne se fréquentent pas même entre eux. La diabolique Histoire des XIII n’a pas son pendant juif, ce qui réfute toute organisation subversive de la société chrétienne et ceci, contrairement à l’affirmation si souvent exprimée par les auteurs chrétiens, à preuve Cha- teaubriand4. Ce n’est donc pas la connaissance qu’avait Balzac des juifs dans Walter Scott, ni les stéréotypes antijuifs — toujours référés à la cupi-

1. Lettres sur Kiev, in Œuvres diverses, journal Le Voleur, 1847, p. 520-521. 2. Il n’est pas dans notre propos de répertorier tous les personnages «juifs» de La comé- die humaine, mais d’analyser la judéité des plus grands personnages présents dans l’œuvre. On en a repéré treize, dont une dizaine traverse à plusieurs reprises La comédie humaine. 3. Le Cousin Pons, t. VII, p. 594. D’où Balzac tient-il cette affirmation parfaitement gra- tuite et fausse? Rien dans la loi juive n’interdit à un fils d’Israël d’acheter un immeuble. Bal- zac a peut-être entendu parler de la terre d’Israël où effectivement un juif ne peut posséder une parcelle comme propriétaire mais seulement comme usufruitier, puisque cette terre ap- partient exclusivement à Dieu. — Toutes les citations de La comédie humaine sont tirées de H. Balzac, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade (12 volumes), Paris 1976-1996. 4. Chateaubriand est l’héritier de l’antijudaïsme catholique traditionnel. Dans ses Mémoi- res d’outre-tombe, une des manifestations du ressentiment de Chateaubriand contre Napoléon DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 491 dité, à la soif de l’or — qui nous aideront à cerner la judéité dans La comé- die humaine. L’ouvrage remarquable de Marthe Spitzer5, ou encore celui de Ketty Kupfer6 sont attentifs à constituer des répertoires, à brosser des descriptions physiques et vestimentaires, et parfois, à analyser avec finesse des person- nages. Toutefois, ces entreprises ne nous permettent jamais de découvrir ce qui fait d’un héros un juif, lorsqu’on le compare à son homologue chrétien7. Notre discrimination se veut tout autre, car les juifs de La comédie hu- maine échappent à toute désignation univoque. Ayons présent à l’esprit le mot de Bachelard — «le simple est toujours le simplifié» — et nous com- prendrons pourquoi les héros juifs sont riches de contradictions et très souvent imprévisibles. La scène balzacienne est un monde fermé sur lui-même dans lequel les juifs existent à travers les multiples représenta- tions en miroir données par l’ensemble des acteurs de ce monde, y compris, bien entendu, par son créateur qui, lui-même, n’est pas un personnage sim- ple. Nous avons conscience que chaque citation ne peut être tenue pour un jugement de Balzac, mais reste que nous avons pris le parti de passer outre cette difficulté en nous attachant à l’aspect physique — dont on connaît l’importance chez le romancier — et à la profession, quel que soit le narra- teur, pour superposer les images des personnages, et analyser ce qui dé- passe du décalque ainsi réalisé. Cette approche sera le nerf de notre recher- che. En effet, la soif du gain, la cupidité, la spéculation, l’affairisme sont devenus universels, catholiques. Par quels traits Bakzac distingue-t-il les juifs, en fait-il des êtres différents alors qu’il n’a plus à sa disposition la comparaison facile au bénéfice du chrétien à l’aide de trois références sécu- laires infamantes et récurrentes: l’aspect physique repoussant, l’or et l’usure? Balzac se soucie fort peu de la transmission légale et religieuse du ju- daïsme. Il lui suffit d’un père, d’un grand-père, d’un oncle, d’une mère juifs, pour que son personnage s’ancre dans la judéité. Les mariages mixtes n’effraient pas non plus Balzac, car l’appartenance à la race juive est déter- minante comme s’il s’agissait d’un gène dominant. Comme l’affirme Mar- the Spitzer «les juifs, bannis depuis des siècles de leur patrie, peuvent être est fondée sur la constitution du Grand Sanhédrin: «De conséquence en conséquence, elle a fait tomber les finances du monde aux échoppes des juifs et produit par là dans l’économie sociale une fatale subversion» (Paris, Garnier, 1947, p. 143-144). 5. Les Juifs de Balzac, Budapest, 1939. 6. Les Juifs de Balzac, Paris, 2001. 7. Il nous faut répondre à cette question puisque Ketty Kupfer se demande ce qui déter- mine ou fait la judéité des personnages juifs dans La comédie humaine, mais ne répond pas, selon nous, à sa propre interrogation, voir p. 96. 492 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC cités en exemple convaincant pour appuyer cette théorie… Non seulement les juifs convertis mais tous ceux qui avaient un aïeul juif sont considérés comme juifs… Le baron de Nucingen, Raoul, Nathan, Fritz Brunner, Adrien Genestas, tous catholiques mais issus de mariages mixtes, où le père ou bien la mère étaient juifs, sont traités par Balzac en juifs, de même qu’Esther van Gobseck convertie au catholicisme»8. Si Balzac avait lu Huarte de San Juan9, il aurait appris que la manne in- gérée dans le désert pendant quarante ans par les Hébreux avait développé en eux une intelligence supérieure à la moyenne des hommes, et il aurait été confirmé dans la théorie qu’il développe dans la Fille d’Ève: «Il n’y a que des races venues des déserts qui possèdent dans l’œil le pouvoir de fascina- tion. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l’infini qu’ils ont contemplé… Après dix-huit cents ans de bannissement, l’Orient brillait dans les yeux et la figure juive d’Esther»10. Conservation du patrimoine génétique et culturel à travers les temps. Seul ce que l’on pourrait appeler un «racisme» permettrait de compren- dre pourquoi les juifs de Balzac ne le sont pas, tout en le demeurant. Lors- qu’un personnage est qualifié de juif, il faut donc saisir une double conno- tation d’inégale importance: la référence faite à la traditionnelle cupidité est inadéquate, on le sait, pour l’identification, pas plus que la simplicité de l’explication mécanique faite des préjugés ambiants. En effet, en matière de «race», Balzac a beau mettre sur le même pied les juifs, les Normands, les Auvergnats ou les Turcs, le juif se distingue toujours et n’est pas vraiment semblable au Turc ou au Normand. Et pourtant qu’est-ce qui les désigne? Rien ou presque rien de façon apparente. Certes pas l’accent ou le patois, et encore moins, en dépit de ce qu’on pourrait croire, l’apparence physique. En matière de laideur, de saleté, de cupidité, le chrétien n’a rien à envier au juif. À preuve, Halpherson a le type juif, mais Gobseck, à bien le contem- pler, est un mixte de Fouché et de Talleyrand comme le remarque justement Marthe Spitzer. Et à cela il faut ajouter que, sur la fin de la vie de l’usurier, Balzac compare son visage à celui de Voltaire, irréprochable, avouons-le, en matière d’aryanité. Rien n’empêche un chrétien, dans La comédie hu- maine, d’afficher les signes ordinaires qui désignent les juifs: l’Auvergnat Remonencq concentre dans ses yeux «la ruse narquoise des juifs»11. En ce qui concerne la physionomie, les traits de Fraisier sont-ils plus beaux, plus harmonieux, plus attirants que ceux de Magus? Voici le portrait de celui-là:

8. Op. cit., p. 20. 9. Examen de Ingenios para las sciencias (Valence, 1580), Anvers, 1603, p. 257. 10. Une Fille d’Ève, in op. cit., t. V, p. 268-269. 11. Le Cousin Pons, in op. cit., t. VII, p. 576. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 493

«Monsieur Fraisier, petit homme sec et maladif, à la figure rouge dont les bourgeons annonçaient un sang très vicié, mais qui d’ailleurs se grattait in- cessamment le bras droit, et dont la perruque mise fort en arrière laissait voir un crâne couleur de brique et d’une expression sinistre…»12. Et voici le portrait du second: c’est un petit vieillard «à la tête chauve, le visage creux et dardant ses poils blancs, le menton menaçant et pointu, la bouche démeublée, l’oeil brillant comme celui de ses chiens, les mains osseuses et décharnées, le nez en obélisque…»13. Bref, «les traits» ne sont importants que s’ils reflètent les penchants de l’âme. Balzac a bien appris les leçons de Lavater et de Gall, à preuve la description de l’ignoble Rigou dont la phy- sionomie renseigne d’emblée sur le personnage de «loup-cervier des cam- pagnes». Notons au passage que l’expression n’est pas réservée exclusive- ment à Nucingen. Une réflexion liminaire sur la soif d’enrichissement dans la société fran- çaise de la première partie du XIXe siècle nous paraît être un préalable né- cessaire à notre recherche. De plus, l’homme Balzac appartient à cette so- ciété et constitue un parfait exemple de l’affairisme ambiant et de la soif de l’or.

«Mon Dieu, de l’or à tout prix»14

Les juifs, après la Révolution, commencent à s’installer ouvertement dans la société française en s’y mêlant de toutes sortes de façons. Parmi les plus célèbres, citons les Rothschild, Meyerbeer, Émile Pereire, Michel Lévy, Rachel, Léon Gozlan et Henri Heine dont Balzac était l’ami. Tous sont des connaissances ou des relations de Balzac, et ceci est fondamen- tal dans sa vision du juif, entièrement renouvelée lorsqu’on la compare à celle qui traîne dans la littérature antérieure. Pourtant, dans La comédie humaine, une lecture superficielle pourrait faire croire que l’auteur retient seulement, pour connoter les juifs, la manipulation de l’argent. La titanes- que entreprise du romancier limite, il faut le dire, la société qu’il dépeint. Il la circonscrit le plus souvent à une classe de petits et grands bourgeois cupides qu’il tente, sans véritable succès, d’opposer à une noblesse qui se voudrait plus dédaigneuse des révérences à Mammon. Peu de choses, dans l’œuvre de Balzac, sur les enfants qui travaillent dès huit ans à par- tir de 1840 — date à laquelle le législateur interdit à la toute petite enfance

12. Ibid., p. 635. 13. Ibid., p. 598. 14. Lucien de Rubempré dans Les , in op. cit., t. V, p. 287. 494 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC de s’épuiser. Peu de choses sur les désespérés et les milliers de laissés pour compte de la Révolution et de l’Empire. Pourtant, il reconnaît que le com- merce de Lyon est un «commerce sans âme» et que l’on ne fabrique pas une aune de soie sans être sûr de son paiement. Il sait que la misère est arri- vée «à ce point que les canuts ont arboré le drapeau “du pain ou la mort”»15. Mais les prolétaires ne l’occupent pas beaucoup16. En ce qui con- cerne notre propos, rien sur le pauvre colporteur, le minable ferrailleur, le vieux rabbin, l’humble juif qu’on retrouvera plus tard dans l’œuvre d’Erckman-Chatrian, toutes figures qui ont une place dans la nouvelle so- ciété française. Le juif balzacien est riche, tout comme la juive d’ailleurs, et leurs existences comme leur description, pourtant si différemment dépein- tes, le sont toujours sur fond d’argent. La soif du gain, l’avidité, la cupidité des juifs est un vieux cliché chrétien que Balzac ne repousse pas. Mais l’originalité de ses personnages juifs consiste très précisément en ce qu’il ne les laisse pas exclusivement enfermés dans l’argent. Le pourrait-il seule- ment? La société française ne respire que l’argent et n’aspire qu’à l’argent. Ses plus ferventes oraisons, secrètes ou publiques, sont aurifiques. Crevel vou- lant acheter les faveurs de l’innocente Adeline, lui fait ainsi la leçon: «Vous vous abusez, cher ange, si vous croyez que c’est le roi Louis-Phi- lippe qui règne, et il ne s’abuse pas là-dessus. Il sait comme nous tous qu’au-dessus de la Charte, il y a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle, la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous»17. D’où pour nous la nécessité de rappeler avant toute recherche, toute analyse, l’importance de l’argent en France dans la première partie du XIXe siècle et l’éclat aveuglant qu’il produit chez Balzac. Catholique et monarchiste, mais pourtant profondément conscient de la connivence sociale du catholicisme avec l’argent, le romancier brosse les étapes de la décadence morale et politique dont ce même argent est respon- sable afin que sa course personnelle et celle de ses contemporains s’inscri- vent dans un mouvement historique enraciné dans la judéité. En effet, la première station serait naturellement le Sinaï, car «du temps de Moïse, on agiotait dans le désert». Nous sommes revenus aux temps bibliques. Les juifs sont «des catéchumènes du veau d’or» et Gobheim est un écu de cent sous fait homme18. Dans La Cousine Bette, Balzac nous rappelle «l’instinct

15. La Maison Nucingen, in op. cit., t. VI, p. 375. 16. La Fille aux yeux d’or, in op. cit., t. V, p. 1041 et suiv. 17. La Cousine Bette, in op. cit., t. VII, p. 325. 18. Modeste Mignon, in op. cit., t. I, p. 497. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 495 des premiers Hébreux pour l’or et les bijoux, pour le veau d’or»19. La so- ciété française de ce début de siècle manifeste donc une régression: «il faut, quand on habite Paris, être acculé aux pieds des additions, rendre hommage aux chiffres et baiser la patte fourchue du veau d’or»20. L’idolâ- trie des juifs serait-elle devenue catholique, puisque l’abbé Herrera — ex bagnard, certes — instruisant Lucien de Rubempré, s’écrie «Votre société n’adore plus le vrai Dieu mais le veau d’or. Telle est la religion de votre Charte»21? «Dieu des juifs, tu l’emportes a dit le grand Racine. Enfin l’éternelle allégorie du veau d’or. Nous sommes revenus aux temps bibli- ques»22. Malheureusement, ici le poncif est inopérant. L’épisode biblique que rappelle le romancier — et qu’il semble ne pas vouloir comprendre — relate que les juifs se dépouillent de leur or, de leurs bijoux dans une imbé- cile oblation destinée à la construction d’une statue. Leur conduite ne res- semble en rien à l’ultime tentation crochue du père Grandet. Voilà qui augure mal de la fresque historique relatant la longue dégénérescence des hommes par l’avènement de la puissance de l’argent juif. L’arrivée du Christ est une étape importante dans la vision sociologique de l’auteur de La comédie humaine. Elle est à l’origine des nobles condui- tes des preux chevaliers qui ne connaissent que la croix, la foi et l’amour. Stendhal note bien que le Moyen Âge, en France comme partout, fut perçu comme l’âge de l’héroïsme23 où l’économie est réduite, mais où l’usure l’emporte, activité détestable et fangeuse dans les mains des seuls juifs qui s’y complaisent. Et Walter Scott est là pour imposer l’image du crucifix au service de la vertu, toujours ornée par la beauté de merveilleux chevaliers. Chez Balzac, Nephtaly, le juif dans Clotilde de Lusignan24, est tout au long de ce récit beau, désintéressé, courageux. Pourtant, il suscite comme juif une répulsion que seule la beauté oblitérera: «Il est trop beau pour être un criminel, [dit Clotilde]. La jeune fille émue au dernier point s’endormit… Au moment où le sommeil s’emparait de ses sens, elle voyait encore l’ovale délicat, la blancheur et la beauté des traits de cette figure juive»25. Mais

19. La Cousine Bette, in op. cit., t. VII, p. 65. 20. Les Employés, in op. cit., t. V, p. 902. 21. Les Illusions perdues, in op. cit., t. V, p. 701. 22. Ibid. 23. Paris-Londres. Chroniques, Paris, 1997, p. 112. 24. Balzac débutant s’intéressait déjà au destin des juifs, puisque ce roman de jeunesse n’appartient pas à la Comédie humaine. 25. Clotilde de Lusignan ou le beau juif, Laffont, Paris, 1999, p. 558-559. Pourtant, quelques pages auparavant, la beauté du jeune juif n’ayant pas encore opéré, Balzac écrit: «C’est un juif… répliqua Clotilde; et le préjugé agissant dans toute sa force, alors qu’elle ne voyait plus la figure suave de l’israélite, elle eut un léger frisson en songeant qu’elle venait d’approcher de trois pas un être aussi immonde» (p. 550). 496 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC tout est bien qui finit bien. Nephtaly est fort et séduisant grâce à l’artifice du romancier qui en fait évidemment un faux juif pour les besoins du récit. Reste que notre auteur présente, si ce n’est un plaidoyer, tout au moins une tentative d’explication destinée à éclairer l’exécration vouée aux juifs. Ainsi, dès son premier roman, Balzac refuse la simplicité26, mais son héros ne peut appartenir au monde de ces parias qui ignorent le courage et revien- nent, bannis sous le siècle précédent, pour «pressurer les grands obérés par la guerre». Et ces grands, ces nobles, ces descendants des croisés, sont ceux-là même qui ne cesseront de fasciner le roturier arriviste Honoré de Balzac. Toujours dans l’historique des étapes, le romancier affirme que, jusqu’à Louis XIV, la noblesse a mis son épée au service du royaume. Les particu- les, les fastes et les fêtes brillent au soleil de la monarchie catholique. Les nobles sont dignes de l’être. L’argent, s’il servait, ne servait qu’à la vertu et c’est vertueusement qu’il s’obtenait. Il suffit de comparer la fortune ignoblement accumulée par Nucingen, fils d’un juif alsacien converti par ambition, à celle des Fugger — les célèbres banquiers allemands de Charles Quint — qui conquirent «loyalement leur fortune dans l’ignorance qu’on était des denrées précieuses»27. Décidément l’ombre de la croix aveugle bien notre romancier-historien imprudent, si souvent enclin à un didactisme pédagogique pesant dans ses plus mauvaises pages. Il ignore quelques faits, il méconnaît, avec une navrante naïveté que ne recouvre pas entièrement la mauvaise foi, la conquête des Amériques, c’est-à-dire l’effroyable ethno- cide de plusieurs millions d’Indiens que la bure des dominicains convertis- seurs n’a pu cacher à l’Europe depuis le XVIe siècle. Mais Balzac sait tout cela et nous fait croire qu’il l’ignore comme il veut ignorer que ces nobles, qui ne cessent de hanter son rêve de particule, ont vécu jusqu’à Louis XIV de chantage et de trahison, toujours jugulés à prix d’or par des prélats qui se nommaient Richelieu et Mazarin, eux-mêmes très sensibles à la manne qu’ils distribuaient. Le Roi-Soleil règne grâce à la ruine qu’il impose à sa noblesse pour l’obliger à paraître dorée à Versailles, une noblesse courbée,

26. «Les restes infortunés de cette nation éternelle, que l’on croyait alors écrasée sous le poids de la colère céleste, étaient repoussés par toutes les justices et toutes les religions. La pitié ne les regarda jamais, ils furent les parias de l’Europe… eurent le monde pour patrie, le déshonneur pour cachet, l’injure et les avanies pour nourriture, la lèpre et l’indignation géné- rale pour compagne, les supplices pour consolation; ils eurent le courage de s’envelopper froidement dans leur infortune et de tenir à la vie, par cela même qu’à chaque instant, le der- nier des vilains pouvait la leur ôter sans rien craindre. Courbés sous le faix de l’exécration publique, les restes de leur vertu succombant à ce poids, force leur était de se rendre nécessai- res à leurs tyrans par des richesses acquises dans une usure si âpre, qu’elle justifiait en quel- que sorte la haine de la terre». Ibid., p. 548. 27. Splendeurs et misères des courtisanes, in op. cit., t. VI, p. 591. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 497 avide de faveurs gagnées par la servilité. De l’or, toujours de l’or. La cupi- dité belliqueuse des grands devient quête vénale des faveurs obtenues par l’adulation ou par le prêt de l’épouse ou de la fille au monarque. Le maque- reau a manqué à bien des blasons. Quels temps glorieux à rappeler! Balzac croit donc à des moments moraux historiques. À preuve le constat dressé sur la décadence de l’aristocratie depuis le Roi-Soleil: «Comment la race des forts et des vaillants, de ces fiers d’Hérouville qui donnèrent le fameux maréchal à la royauté, des cardinaux à l’Église, des capitaines aux Valois, des preux à Louis XIV, aboutissait-elle a un être frêle… Les dissipations du règne de Louis XV, les orgies de ce temps égoïste et funeste ont produit des générations étiolées chez lesquelles les manières seules survivent aux gran- des qualités évanouies. Les formes, voilà le seul héritage que conservent les nobles»28, mais ces formes obsèdent l’auteur et nombre de ses héros. Balzac refuse décidément de méditer sur la cupidité universelle et intem- porelle, et tient la politique libérale de son époque comme source de tous les maux, sans prendre en compte, bien entendu, ses aspects positifs, car toute mobilité sociale lui fait horreur. Les langes souvent fangeux des gran- des fortunes et des grands noms à particules, bien cachés à l’abri des dentel- les et des surplis, ne le gênent donc pas puisqu’il ne veut pas les voir pour mieux accabler sa société, qui n’est pourtant pas plus immorale que les pré- cédentes. «Pour lui l’argent est, depuis 1789, l’âme de la société française et 1830 en a consacré le triomphe. Balzac a tout l’air d’oublier que, dans ses satires, Boileau disait la même chose de son siècle et qu’en le disant il imitait Horace, lequel avait imité Lucilius, lequel se souvenait d’Aristo- phane. Il croit ou feint de croire que l’avènement de Ploutos ne date que de 1830»29. Certes, concédons au romancier, avec André Bellessort, que l’ar- gent n’élevait pas toujours au-dessus de sa classe, qu’il ne vous portait pas presque infailliblement aux honneurs et au pouvoir, qu’il ne créait pas une opinion publique, qu’il était impuissant à faire et à défaire les lois, et, ajou- tons même, les rois30. En fait, ce que Balzac dénonce en nostalgique utopi- que de la monarchie louis-quatorzienne, c’est la transparence, voire l’insup- portable clarté chassant la grande hypocrisie de cette cour qui pouvait s’écrier: «Cachez cet or que je ne saurais voir!». «Les balances ont changé», lit-on dans le Médecin de campagne: nous sommes chiffrés d’après ce que nous pesons. Sans doute, Harpagon n’aurait jamais pu dé- guster le privilège de voir son roi manger, déféquer, se lever et se coucher. L’avare gardait l’argent et le monarque le prélevait sous la forme des plus

28. Modeste Mignon, cité par Pierre BARBÉRIS, le Monde de Balzac, Paris, 1973, p. 216. 29. M. Le Breton cité par André BELLESSORT, Balzac, Paris, 1913, p. 197. 30. André BELLESSORT, Balzac et son œuvre, Paris, 1936, p. 197. 498 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC iniques impositions qui n’écrasaient que le peuple. Mais la particule fait tout, et surtout met à l’abri de la ponction royale. Cela aussi Balzac le sa- vait. En fait, l’argent joue toujours le même rôle, mais les acteurs changent et surtout se multiplient. Dans cette dispersion sociale procurée par l’argent, l’image du juif est, dans La comédie humaine, particulièrement complexe à cerner, et l’on peut se demander comment en distinguer encore les contours d’autant que Gigonnet et Mitral, deux usuriers dénués de toute ascendance hébraïque, ont des conduites qui nous compliquent les chemins de la cupidité lors- qu’on cherche à stigmatiser les juifs qui les empruntent: «Ils placent des écus à 100% par semaine. Ils prêtent sur gages, ils vendent des habits, des galons, des fromages, des femmes et des enfants. Ils sont: arabes-juifs- gênois-grecs-genevois-lombards et parisiens, nourris par une louve et en- fantés par une Turque»31. En dépit de ces «nationalités» qui ne veulent si- gnaler rien d’autre que la cupidité, Georg Lukács a parfaitement raison d’écrire: «Balzac souligne constamment… que la religion, le catholicisme, est la seule base idéologique pour le salut de la société. Mais en même temps le romancier reconnaît que la seule base sur laquelle il peut s’ap- puyer est le capitalisme avec toutes ses conséquences»32. Balzac a lui- même souligné la parfaite cohabitation entre l’argent et la dévotion lors- qu’il décrit la cellule familiale des Baudoyer dans Les Employés. Cette famille très catholique «se maintenait par la force des liens religieux, par la rigueur de ses mœurs, par une pensée unique, celle de l’avarice qui devient alors comme une boussole»33. Même constat pour la famille de Lanty, dans Sarrasine, qui vit de l’or gagné par un vieux castrat, ci-devant giton d’un cardinal romain. La fin de cette nouvelle est exemplaire: «Paris… est une terre bien hospitalière; il accueille tout, et les fortunes honteuses, et les for- tunes ensanglantées. Le crime et l’infamie y ont droit d’asile, y rencontrent des sympathies; la vertu seule y est sans autel»34. À l’oraison jaculatoire de Lucien de Rubempré: «Mon Dieu, de l’or à tout prix», répond l’injonction de Guizot: «Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne!». La Révolution française, ayant considérablement élargi le cercle de la cupidité, a fait s’écrouler toutes les barrières. Désormais ceux qui peuvent assouvir leur soif d’or auront en proportion de leur habileté, de leur ruse, l’argent qu’ils convoitent35. C’est la société qui est tout entière 31. Les Employés, in op. cit., t. VII, p. 1094-1095. 32. Georg LUKACS, Balzac et le réalisme français, Paris, 1999, p. 23. 33. Les Employés, in op. cit., t. VII, p. 941. 34. Sarrasine, in op. cit., t. VI, p. 1075-1076. 35. L’exemple de Fouché est parfaitement emblématique. Avec son associé Hingerlot, après la chute de Robespierre, il découvre, comme l’écrit si justement Stefan Zweig, que l’ar- DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 499 traversée par le désir de posséder et de jouir. Au sommet de cette pyramide dorée que tous veulent escalader, le futur roi des Français, qui n’est encore que le duc d’Orléans. Revenu au Palais-Royal, il s’entoure des meil- leurs hommes d’affaires qui rassemblent les morceaux de son immense for- tune. Rappelons pour mémoire avec Stendhal que, dans les années 1820 à Paris, les grands hommes d’argent ont à leur tête Messieurs Laffitte, Deles- sert et Casimir Périer. C’est Laffitte — et non Rothschild — qui contribue largement à l’installation sur le trône du duc d’Orléans par le biais du jour- nal républicain Le National qu’il finance avec Talleyrand. Et Balzac recon- naît lui-même que c’est chez Laffitte que se brassa la Révolution de 1830. Si le monarque se soucie tant de l’argent pour lui et ses enfants, si, selon Stendhal, il boursicote avec des ministres sûrs qui font aussi leurs orges grâce aux nouvelles que leur apporte le télégraphe36, le roi a aussi des be- soins de numéraire indispensables pour acheter les députés et payer les troupes destinées à réprimer les émeutes des pauvres: «Le roi n’aime que l’argent. Il a besoin de beaucoup de soldats pour contenir les ouvriers et les républicains. Le gouvernement a le plus grand intérêt à ménager . Un ministre ne peut pas défaire la Bourse et la Bourse peut défaire un mi- nistre»37. La noblesse légitimiste, hautaine et confite dans son dédain du monarque piriforme, n’en est pas moins sensible au luxe que procure l’argent et se vautre élégamment dans d’onéreuses blandices. Pour habiter le boulevard Saint-Germain on n’en est pas moins homme, et les fêtes éclatantes, les bals et les soupers, les voitures et les chevaux ont aussi un prix. Lucien Char- don, fils d’un potard de province, ne le sait que trop, lui qui veut appartenir à ce grand monde en épousant mademoiselle de Grandlieu, un des plus beaux noms de France. Mais pour convoler en noces justes au regard de ce monde, il lui faut récupérer la particule de sa mère. L’opération est coû- teuse. Qu’à cela ne tienne, l’éblouissante Esther qui l’idolâtre lui gagnera son titre, réinjectera ainsi de l’argent sans odeur dans un milieu qui la con- sidère comme une putain. La fille de Madame de Grandlieu avoue que si le jeune Ernest de Restaud était riche, toutes les vierges à marier du faubourg gent a bien meilleure odeur que le sang et, «grâce d’une part à ses relations récentes avec la nouvelle haute finance et d’autre part avec le gouvernement corrompu, il fonde une société pour approvisionner l’armée Scherrer. Les soldats du général auront de mauvaises bottes et gèleront dans leurs minces manteaux… mais l’important est que la société Fouché-Hingerlot et probablement aussi Barras lui-même en retirent de gras profits. Disparue l’horreur du métal méprisable et pernicieux que l’ultra-jacobin et super-communiste Fouché proclamait il y a trois ans à peine…», Fouché, Paris, s.d., p. 76. 36. Voir la deuxième partie de Lucien Leuven. 37. STENDHAL, Lucien Leuven, Paris, 1950, p. 573. 500 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

Saint-Germain le recevraient volontiers, ce même faubourg qui a accueilli la fille du . Décidément, Stendhal a raison lorsqu’il écrit: «Dans la déroute de la dignité de la noblesse, et de la noblesse d’origine, l’argent est resté la seule belle chose, et l’argent sans inquiétude est la belle chose des belles choses». La femme, et surtout celle de trente ans qui est le fonds originel de la gloire de Balzac, reste encore une marchandise négociable au meilleur tarif, à l’achat comme à la vente. Les familles nobles veulent bien vendre leurs laiderons mais ne les bradent pas. Dans , Philippe Bridau doit compter, selon Marsay, dix millions pour la plus laide des filles de Grandlieu, et deux cent mille livres pour une Mademoiselle de Langeais, disgraciée, sans dot et atteignant la trentaine. Et le baron Hulot connaît les prix de tous ces produits, depuis la gamine encore intacte dont les parents veillent sur la virginité jusqu’à la grande artiste ès luxures, infiniment plus coûteuse. Il ignore, et ce n’est pas le cas de Rigou dans Les Paysans, que l’on peut obtenir à la campagne de la chair fraîche gratuitement et facile- ment renouvelable. Il aurait pu, comme l’usurier rural, installé dans quelque petit manoir, spéculer sur la santé défaillante de son épouse et promettre le mariage à ses jeunes servantes renvoyées après avoir servi. L’espérance est gratuite. En revanche, dans la capitale, les choses sont différentes. Le rat d’Opéra a sa cote à Paris: «le rat à treize ans c’est un rat déjà vieux. Dans deux ans d’ici, cette créature vaudra soixante mille francs sur la place. Elle sera rien ou tout, une grande danseuse ou une marcheuse… elle travaille depuis huit ans. Il n’y a que la plus profonde misère qui puisse conseiller à un enfant de huit ans de livrer ses pieds et ses articulations aux plus durs supplices, de rester sage jusqu’à seize ou dix-huit ans uniquement par spé- culation»38. Mais à la vente correspond l’achat, et le commerce ne s’appuie que sur ces deux pôles. Les riches filles de vermicelliers ou de négociants sont des femmes-tirelires à qui on donne un nom contre une dot. Petit bourgeois ou marquis comme d’Ajuda Pinto, ils font tous le même métier qui s’apparente étrangement, sur un autre plan, au chiffonnier qui fouille parmi tant d’ob- jets celui qui lui procurera le meilleur bénéfice. Le séduisant Canalis, qui lorgne la fortune de Modeste Mignon, professe hautement qu’à Paris per- sonne n’est assez riche pour faire un mariage d’amour. La pauvre Madame Hulot doit, elle aussi, marier sa fille, c’est-à-dire la vendre. Tout comme la cousine du malheureux Pons, elle tente de constituer la meilleure dot. Ma- dame Camusot de Marville, faute de disposer de cent mille francs, ne peut

38. Les Comédiens sans le savoir, in op. cit., t. VII, p. 1158. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 501 marier sa fille. Il faut débarrasser les parents d’une fille non mariée après vingt ans, qui devient un encombrant invendu. Mais ce déménagement a son prix. Le système fonctionne, et l’œuvre de Balzac est le fidèle reflet de cette réalité sociale. En effet, après avoir épousé des femmes «comme il faut», les acheteurs marris doivent trouver des femmes «comme il en faut», abandonnant leurs devoir conjugaux pour toucher les dividendes né- cessaires à leur plaisir inassouvi par des épouses «prises au couvent et satu- rées de dévotion», qui deviennent comme Madame du Tillet, Madame Grandet ou Madame Rigou, des «ilotes» destinées au mieux à assurer la descendance. Les malheureuses abandonnées doivent alors trouver des compensations que les maternités ne comblent pas toujours. Celles-là sont onéreuses: Madame de Restaud fait des billets et ruine sa famille pour en- tretenir un gigolo cynique qui vit de ses charmes. L’argent pue l’alcôve et l’alcôve ne s’ouvre qu’à l’argent. Elle s’est fermée aux glorieux caracoleurs d’Empire. Désormais, il faut payer. Le douteux banquier munitionnaire que fut Ouvrard en sait quelque chose puisqu’il offrit à sa fille un des plus beaux noms de France39. Affaires et vie politique sont consubstantiellement imbriquées. Déjà. Toujours. Et le règne de Louis-Philippe, que Balzac fus- tige, n’est pas plus vénal qu’un autre. Il ne l’est que différemment. C’est le temps de la grande explosion technique et économique moderne. Les guer- res d’Empire achevées, l’argent rencontre la machine à vapeur. Les che- mins de fer, la grande industrie, les grands travaux se développent, et la France entre en mutation sociale sous l’œil bienveillant de son roi. Redi- sons-le, ce n’est pas Rothschild qui l’a aidé à monter sur le trône. La Révo- lution de 1830, que l’on pourrait nommer l’irrésistible ascension de la spé- culation, est le règne de la politique à la fois bourgeoise, mercantile et bigote. Balzac se garde bien d’inclure la noblesse qui n’est nullement inat- tentive au mouvement de l’argent dont elle vit sans avoir l’air d’y toucher. Le faubourg Saint-Germain n’a rien à envier à la noblesse de province, qui n’est pas exclusivement sensible à l’odeur de l’encens des églises et de la légitimité: «Les nobles de ce pays-ci crèvent de peur quand le courrier de Paris retarde de quatre heures; alors, ils viennent me vendre d’avance leur récolte de blé; ils sont à mes genoux pour avoir de l’or; et, le lendemain,

39. Il est intéressant de lire à ce propos ce que Stendhal rapporte de ce personnage exempt de toute judéité en fournissant quelques lignes des Mémoires d’Ouvrard: «J’ai pillé; je suis munitionnaire et le pillage fait partie de mon métier; mais tous les grands person- nages dans l’entourage du Dauphin se sont montrés aussi fripons que moi et les ministres français ont volé 47 millions au trésor en continuant à verser en France la solde de 100 000 hommes de troupe qui étaient entretenus en Espagne» (STENDHAL, Paris-Londres, op. cit., p. 718). 502 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC rassurés par le courrier qui, enfin, est arrivé, ils ne me rendent qu’à peine mon salut dans la rue»40. L’armée n’échappe pas à l’appât du gain. La grande muette n’a-t-elle pas pour modèle l’illustre maréchal d’Empire et pilier du régime de Louis-Phi- lippe, Jean de Dieu Soult, duc de Dalmatie, expert en fidélités et reniements successifs, maître spoliateur dans le domaine pictural espagnol? Sa campa- gne en Ibérie lui a permis, entre autres bénéfices, de se constituer un vérita- ble musée dont on a fait un catalogue spécial. Stendhal, toujours lui, n’a pas voulu oublier l’illustre soldat dans la deuxième partie de Lucien Leuwen, qui est sans doute une des meilleures illustrations de la crapuleuse collusion entre le pouvoir et l’argent. De l’argent, il en faut toujours, pour acheter, pour vendre, pour corrompre. Dans Les Comédiens sans le savoir, Balzac s’amuse à nous faire découvrir sa puissance dans tous les rouages de la so- ciété grâce à une fresque pétulante qui jette une ombre bien sinistre sur «les lumières et l’indépendance du Conseil d’État»41. Une bande de joyeux compères parisiens fait gagner un mauvais procès à un provincial venu dans la capitale pour défendre ses affaires. Les protagonistes de la nouvelle l’achèvent en ces termes. S’adressant au provincial l’un d’eux dit: «Recon- naissez la majesté de la capitale et du capital… Nous vous avons instruit, régalé et amusé». Plus tard, Flaubert dit de Dambreuse, le banquier de L’Éducation sentimentale, qu’il aurait payé pour se vendre, ce que certes Nucingen n’aurait jamais fait. Vers le bas de la pyramide, la bourgeoisie, les yeux fixés sur la rente, à l’espère de la spéculation juteuse. La vie de César Birotteau est l’itinéraire d’un homme de rien que la Révolution française a quelque peu enrichi et qui voit, selon le mot de Barbéris, «la transformation entre la France bouti- quière et la France capitaliste». César, argenteux et accagnardé, ne veut plus travailler; il veut se pousser dans la haute société en spéculant, c’est-à- dire «en se croisant les bras». Nucingen et Birotteau sont inséparables, car la Révolution française aux nobles idéaux a permis au parfumeur de décou- vrir les fragrances de l’argent: il a acheté des rentes en 1793. Sans doute, le premier est infiniment plus redoutable et il y a différence de nature entre les deux hommes, mais l’honnêteté du second est tout à fait contestable: outre son habileté à convertir ses assignats en or, sa fortune est fondée sur l’es- croquerie, car Birotteau est parfaitement conscient que son huile qui assure aux chauves la chevelure d’Absalon est aussi inoffensive qu’inopérante42.

40. Lucien Leuwen, p. 130. 41. Les Comédiens sans le savoir, in op. cit., t. VII, p. 1201. 42. César Birotteau, Flammarion, Paris, 1995, introduction de Gérard Gengembre, p. 15- 16. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 503

Désormais, tout s’achète en plein jour. Les Lumières n’ont pas été un vain mot. Hommes, femmes, vierges, terrains, honneurs, actions et argent, tout est marchandise «et ce que représente l’argent devient également mar- chandise»43. L’unique amour d’Eugénie Grandet, son cousin Charles, s’adonne, entre autres, à la traite des nègres: «L’habitude de frauder les droits de douane le rendit moins scrupuleux sur les droits de l’homme»44. Mais il y a peut-être plus grave: les idées elles-mêmes sont à vendre, et le journalisme est un marché de choix. Lucien de Rubempré ne doit-il pas déprécier contre espèces sonnantes le livre de Nathan qu’il admire? Et dans ce tourbillon de l’argent, pourquoi ne pas vendre son âme pour faire bonne mesure? Sans originalité, Balzac nous livre une nouvelle où Satan, le sé- ducteur, achète l’âme d’un caissier de la banque Nucingen. Rien de bien nouveau dans ce marché méphistophélique si ce n’est ce constat sur la Bourse: «Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’on sou- pèse les peuples, où l’on juge les systèmes, où les gouvernements sont rap- portés à la mesure de l’écu de cent sous, où les idées, les croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieu même emprunte et donne en garantie ses revenus d’âmes, car le pape y a un compte courant»45. Balzac sait donc, plus que tout autre, que l’argent est comme une énergie créatrice, vitale, et en même temps poison létal. En ce qui le concerne, il a été touché par les deux effets. Il n’a pas su trouver l’antidote. C’est pour- quoi très tôt il demande à sa sœur, puis à sa fidèle conseillère Zulma Carraud, de lui débusquer une femme qui apaise ses sens et apure ses det- tes46. En cela, il se comporte comme l’horrible Fraisier qui veut acheter une fille laide mais riche. Balzac est un homme d’argent né dans un milieu de profit qui ne cesse de traquer l’argent47. Le plus grand romancier de son temps consacre une partie non négligeable de sa vie à tenter maladroite- ment de ressembler à ses personnages les plus habiles. Balzac veut sa mine d’argent et rêve d’un Potosi en Sardaigne, où il se rend d’ailleurs. Il spécule sur les chemins de fer et sur les terrains qui traversent sa propriété, chine dans Paris pour trouver des pièces rares à revendre avec grand bénéfice et n’hésite pas, éternel impécunieux et toujours dispendieux, à frapper à la porte du baron James de Rothschild pour demander des services et des tuyaux afin d’effectuer de bons placements. Mais hélas, Balzac ne sait pas

43. Eugénie Grandet, in op. cit., t. III, p. 1114 44. Ibid., p. 1181. 45. Melmoth réconcilié, in op. cit., t. X, p. 382. 46. Stéphane ZWEIG, Balzac, Paris, 1950, p. 220. 47. Anne-Marie Meininger, dans sa remarquable introduction à La Maison Nucingen, nous révèle le rôle trouble d’un certain Sallambier — le grand-père de Balzac — qu’elle op- pose à Marx Cerfberr, Paris, 1989, p. 41. 504 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC gagner d’argent, il n’est pas juif: «J’ai vu Rothschild! Je suis compris pour quelques actions au pair dans le chemin de fer du Nord. Madame James est accouchée d’un gros garçon dont la façon ne me paraît pas avoir coûté grand-chose à James; il faut toujours que ces juifs gagnent à tout ce qu’ils font, et même à ce qu’ils ne font pas»48. Alors, pourquoi les fréquenter? Pour l’argent qu’ils peuvent rapporter, pour ce même argent qui, sale dans leurs mains, se purifie dans celles des autres. Si seulement Madame Hanska, dont on attend la mort du mari de- puis si longtemps, vendait le bois de ses forêts pour faire des traverses des- tinées aux chemins de fer français! Nul mieux que Balzac ne sait pétrir amour et argent dans une correspondance tendre destinée à la femme de sa vie, la femme-tirelire. Être Balzac ne lui suffit pas, il faut paraître Monsieur de Balzac et tenter d’effacer une roture qui lui colle à la peau comme la tu- nique de Nessus. Et paraître, c’est faire ostentation d’un «luxe de cocotte». Mais rien n’y fait. Crevel, hélas! ressemble trop à Balzac: «Le tailleur n’a pas de boutons en or, pas de jabot en dentelle qui puisse faire paraître dis- tingué ce gros plébéien aux joues rouges, taillé à la serpe et qui parle fort… À quoi sert le lorgnon si les ongles des doigts qui le tiennent sont sales»49. Paraître toujours. Ce petit-fils de paysans veut rouler dans un carrosse paré d’un blason auquel il n’a pas droit. Comme Stendhal, Balzac reconnaît, aux signes que procure l’argent, son infaillibilité pour attirer l’attention d’un monde où l’on veut pénétrer comme par effraction. Seul l’argent peut ab- soudre le délit, un délit qu’excuse presque une loi naturelle puisque chaque sphère «jette ainsi son frai dans la sphère supérieure… dans un pays sans mœurs, sans croyance, sans aucun sentiment; mais d’où partent et où abou- tissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs. L’or et le plaisir»50. Et dans ce Paris dont Balzac connaît si bien le grouillement infect des passions, pas de visages: tous avancent masqués, «masques de faiblesse, masques de force, masques de misère, masques de joie, masques d’hypocrisie; tous exténués, tous empreints des signes ineffaçables d’une haletante avidité. Que veulent-ils? De l’or ou du plaisir?»51. Rares sont les grands héros balzaciens qui refusent de se soumettre à cette loi. Ils existent pourtant: des vierges pures attendent de beaux jeunes gens — Ursule Mirouet, Eugénie Grandet, la vertueuse Pauline de Villenoix, d’Arthez, le juge Popinot, Michel Chrétien, le docteur Benassis, le marquis d’Espard… —

48. Lettre à Madame Hanska du mardi, 2 septembre 1845 in Lettres à Madame Hanska, Robert Laffont, Paris, 1990, t. II, p. 54. 49. ZWEIG, Balzac, op. cit., p. 154. 50. La Fille aux yeux d’or, in op. cit., t. V, p. 1040. 51. Ibid., p. 1039. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 505 mais ils sont là comme des exceptions qui servent aussi de paravent à la description insupportable d’une réalité sordide, et nous ne pensons pas, avec Lukács, que le romancier croie en la possibilité «d’une évolution plus poussée de l’humanité, et cela en dépit du pessimisme inspiré par le monde représenté»52. Il écrit: «Tout en admirant la classe pauvre et souffrante dans la voie laborieuse où elle chemine, je la déclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires me semblent les mineurs d’une nation, et doivent toujours rester en tutelle»53. Seul le génie de Balzac pouvait faire le réquisitoire de son temps, mais il n’était pas Zola. Balzac ne s’est pas con- tenté de jouir de son génie, il lui a fallu, comme à ses contemporains, l’or et le plaisir. On ne s’étonnera donc pas de voir que Balzac est un des meilleurs spé- cialistes des acrobaties financières destinées à se procurer cet or. À cet égard, La comédie humaine est un véritable manuel à l’usage des liquida- teurs, investisseurs, héritiers, captateurs d’héritage, banqueroutiers, agio- teurs, et surtout des emprunteurs. Balzac connaît toutes les ficelles et toutes les failles du code. Obsédé par l’argent, traqué par ses créanciers, peu gêné de vivre de l’argent des femmes séduites, Balzac meurt seul dans un palais édifié à crédit, avant le grand moment de l’ostentation mondaine, le rêve de sa vie qu’il n’a pu accomplir qu’à travers la fiction. Si les traits physiques ne sont pas opératoires et déterminants pour la re- connaissance du juif, s’il est presque toujours connoté par l’argent, et si — comme nous l’avons montré — la traque de l’or est l’obsession de toute la société française, comment débusquer la judéité?

L’or et les juifs Nucingen

Avec Nucingen, baron et pair de France, nous rencontrons le premier juif visible de toutes parts dans la société française. Mais il faut préciser de fa- çon liminaire que ce juif, dont le ridicule accent vient tantôt de Pologne et tantôt d’Allemagne — Balzac n’est pas vraiment fixé sur ses origines — est «fils de quelques juifs convertis»54. Reste qu’il demeure juif, car on sait qu’aux yeux d’un bon catholique, la lustration baptismale est presque tou- jours insuffisante. Nucingen est donc «le juif» riche, l’homme le plus riche de France, et c’est ainsi qu’il doit le demeurer pour le lecteur. Est-il,

52. LUKACS, op. cit., p. 67. 53. Extrait de Alphonse PAGES, Balzac moraliste, Paris, 1866, p. 292. 54. La Maison Nucingen, in op. cit., t. VI, p. 338. 506 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC comme beaucoup de critiques le pensent, la caricature de James de Roth- schild? Une très intéressante étude d’Anne-Marie Meininger met fin à cette hypothèse: à l’aide d’une solide argumentation, elle prouve que Nucingen serait plutôt le financier Fould, un concurrent de Rothschild55. Le génie de Balzac a sans doute pétri les deux hommes pour donner vie à un person- nage original de fiction qui permet cependant de faire incessamment penser à Rothschild. De plus, ne l’oublions pas, Balzac est un grand obligé du ba- ron James et va même lui dédier une nouvelle56, ce qui n’exorcise pas une rancœur méprisante à l’égard du banquier qui s’étale dans sa correspon- dance avec Madame Hanska. D’autres éminents balzaciens avancent le nom d’Ouvrard57. Mais peu importe, c’est de Nucingen qu’il s’agit. Cet être gro- tesque, «carré de base comme de hauteur», chez qui la quête de l’or ab- sorbe l’exceptionnelle intelligence — Balzac n’hésite pas à le sacrer «Na- poléon de la finance» — devient, comme le note justement Barbéris, à la fois un mythe et un personnage. Nucingen ne possède aucune finesse: «Le rayonnement du soleil impé- rial ne doit pas faire tort à l’homme privé. L’empereur avait du charme, il était instruit et spirituel. Monsieur de Nucingen, purement banquier, sans aucune invention en dehors de ses calculs, comme la plupart des banquiers, ne croyait qu’aux valeurs certaines»58. Il est gras, pataud, et Balzac ne cesse de nous redire que le calcul oblitère complètement toute autre pensée qu’aurifère. Il est bien juif à tous égards, quoiqu’il mette en pratique la très catholique injonction de Guizot. Madame du Tillet, l’ilote par excellence, révélant les activités de Nucingen, nous parle d’assassinat: «Hé! bien; les assassinats sur la grande route me semblent des actes de charité comparés à certaines combinaisons financières. Nucingen et lui [son mari] se soucient de ruiner les gens comme je me soucie de leur profusion. Souvent, je reçois de pauvres dupes de qui j’ai entendu faire le compte la veille et qui se lan- cent dans des affaires où ils doivent laisser leur fortune…»59. La fille du

55. Introduction à la Maison Nucingen, op. cit. 56. Un Homme d’affaires, in op. cit., t. VII, p. 777. 57. Arlette et Roger Pierrot proposent un modèle de Nucingen qui ne serait autre que le financier véreux Ouvrard: «Les contemporains et des générations de balzaciens ont voulu voir en James de Rothschild son modèle, mais il semble bien que Balzac, qui a nié cette inter- prétation, ait pensé aussi à Ouvrard dont on lit le nom effacé sur un manuscrit, et à d’autres contemporains tel Girardin. En tout cas les Rothschild n’ont jamais eu recours au douteux procédé des faillites qui sont à la source de la réussite financière et sociale de Nucingen. (Ces auteurs citent, pour appuyer cette dernière affirmation, Jean-Hervé DONNARD, «Qui est Nucingen?», L’Année balzacienne 1960, p. 135-148). Voir «Notes sur Balzac et les juifs», Revue des Études juives 146 (1-2), 1987, p. 85-99. 58. Splendeurs et misères des courtisanes, in op. cit., t. VI, p. 605-606. 59. Une vie d’Ève, in op. cit., t. II, p. 287. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 507 vermicellier, devenue Delphine de Nucingen, nous apprend elle aussi les pires horreurs concernant son mari: se confiant à son père, cette fille «exemplaire» déclare «Il m’achète ma conscience et la paye en me laissant être à mon aise la femme d’Eugène [de Rastignac]: “Je te permets de com- mettre des fautes, laisse-moi faire des crimes en ruinant de pauvres gens”»60. Balzac, dans La Maison Nucingen, nous démonte les mécanismes qui sont à l’origine de la colossale fortune du banquier. Ses liquidations magis- tralement orchestrées ont, entre autres effets, non seulement celui d’enrichir Nucingen mais de lui assurer un crédit de confiance offert par ses propres victimes. Face à ces faillites malhonnêtes, faillites de juif, on oppose classi- quement la faillite du probe chrétien César Birotteau qui, ruiné, va payer toutes ses dettes en se rédimant par le travail, chiffre de son remords et de son repentir. Belle image pieuse qui montre toute la différence entre le juif et le chrétien. En fait Balzac donne de Nucingen deux lectures. La première écrite en capitales — c’est le moins qu’il puisse faire — et la seconde en minuscules. Reprenant la lecture dans ce caractère, et commençant à filer la comparaison avec Napoléon, il affirme que celui-ci «tuait les hommes comme des mouches»61. Au soir des victoires, l’empereur ne tenait pas compte des morts, enfants de la conscription arrachés à leurs foyers. Nucingen, le Napoléon de la finance, s’inquiète aussi peu de ses victimes; mais une différence majeure s’impose: les siennes sont consentantes et aveuglées par l’appât du gain: «L’avidité de l’Actionnaire qui croit à un gain est égale à celle du Fondateur qui le lui propose»62. Est-ce Nucingen qui est à condamner ou la cupidité des naïfs chrétiens qui est à l’origine de sa malfaisance? Éternel problème de la poule et de l’œuf. Comme nous l’avons dit, si César Birotteau s’était contenté de son travail de parfumeur, qui lui procurait une honnête aisance, il n’aurait jamais connu la faillite; mais Roguin, notaire véreux, lui propose «une spéculation» qui enthou- siasme le parfumeur. Birotteau est le type même de l’homme tranquille — dont les petites affaires ne sont pas, nous le savons, d’une honnêteté irré- prochable — saisi par la fièvre de l’or. À son épouse inquiète, il répond: «Les terrains payés, nous n’aurons plus qu’à nous croiser les bras et dans trois ans d’ici nous serons riches d’un million. Césarine aura vingt ans, no- tre fonds sera vendu, nous irons alors à la grâce de Dieu modestement vers les grandeurs»63.

60. Le Père Goriot, in op. cit., t. III, p. 243. 61. Splendeurs et misères des courtisanes, in op. cit., t. VI, p. 686. 62. La Maison Nucingen, in op. cit., t. VI, p. 374. 63. César Birotteau, ibid., p. 45-46. 508 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

Nucingen a appris le métier chez Aldrigger, autre banquier juif qui se ruine pour avoir cru au soleil d’Austerlitz. Nucingen, qui n’est pas un phi- lanthrope, va pourtant assurer à son ancien patron une vie honorable et dé- cente64 et s’intéresser au sort des deux filles d’Aldrigger65. Est-il besoin de comparer cette conduite à celle de du Tillet qui non seulement veut séduire les femmes de la maison Birotteau, vole le parfumeur et, enfin devenu ri- che, se délecte de la ruine de César, l’invite chez lui pour étaler sa richesse, s’amuser de sa détresse? Il l’abuse, bref jouit avec une volupté sadique des malheurs du failli. Du Tillet, lui aussi, est un des hommes les plus riches de France, lui aussi est un banquier constamment en affaires avec Nucingen, et pourtant le mal absolu — à savoir la jouissance du malheur d’autrui — n’est pas le fait de Nucingen. Qui est donc ce juif, ce génie des affaires, ce grand référendaire des loups-cerviers qui dominent la place de Paris66? Avec la ruine d’Aldrigger, nous découvrons que Nucingen possède sinon un cœur, du moins un espace affectif qui fissure «cette caisse doublée de fer»67, espace que l’on cherche- rait inutilement chez les Rigou, les Grandet, et a fortiori chez du Tillet. La sensibilité de Nucingen, Balzac nous la signale en filigrane, comme meur- trie malgré tout par l’attitude de sa femme Delphine. C’est par la bouche de cette créature frivole et égoïste, qui laisse mourir son père sans le moindre scrupule, que le romancier prononce le réquisitoire le plus violent destiné à condamner l’homme Nucingen. Delphine a bien voulu l’épouser, devenir baronne et femme d’un pair de France décoré de la grand-croix de la Lé- gion d’Honneur, mais refuse de remplir ses devoirs conjugaux68. Elle pré- fère se vendre à Marsay qui dut la payer moins cher que Coralie, âgée de treize ans, dont le prix était fixé à 60 000 francs69. Que de morale chez Madame de Nucingen qui continue ses confidences en ces termes: «Si quelques femmes se vendent à leurs maris pour les gouverner, moi au moins je suis libre… Ah! Ce soir Monsieur de Marsay n’aura pas le droit de me regarder comme une femme qu’il a payée»70. Comme on le voit, l’accusatrice de Nucingen place sa dignité dans le fait qu’elle préfère se

64. «Le baron de Nucingen avait une vive affection pour la famille d’Aldrigger; il s’était arrangé en cas de malheur pour couvrir les comptes de la baronne par ses meilleures va- leurs», La Maison Nucingen, ibid., p. 387. 65. Ibid., p. 391. 66. Ibid. p. 385. 67. Splendeurs et misères des courtisanes, ibid., p. 494. 68. Parlant à son amant, elle lui confie: «Qu’il vous suffise de savoir que je me jetterais par la fenêtre s’il me fallait vivre avec Nucingen autrement qu’en ayant chacun notre apparte- ment séparé», Le Père Goriot, in op. cit., t. III, p. 172. 69. Les Illusions perdues, in op. cit., t. V, p. 388. 70. Le Père Goriot, in op. cit., t. III, p. 173. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 509 vendre à des amants que connaître un mari qui l’aurait dépouillée de sa dot. À l’en croire, Nucingen l’a volée, ce qui n’est pas le cas. Sans cesse endet- tée, proie d’une vie aussi vaine que somptuaire, Delphine s’est vu octroyer une pension qui ne satisfait pas ses appétits frivoles. Certes, Nucingen a toutes les maîtresses qu’il désire, mais il ne possède pas sa femme. Ce mo- dèle de vertu l’accuse, le noircit, pour mieux justifier son inconduite aux yeux de son futur amant Rastignac. Ô combien les coucheries payées par Marsay sont plus nobles! Certes, le dandy est bien plus séduisant que Nucingen, mais il n’en reste pas moins vrai que le juif est trompé et qu’il a peut-être aimé la jeune Delphine qui n’était pas tenue de l’épouser. Marthe Spitzer écrit que Nucingen est contraint par sa femme à lui faire des infidélités71. Cette affirmation est confirmée par sa déclaration d’amour à Esther: «Je vous aime à la fois comme j’aime ma fille Augusta, qui est mon unique enfant, et comme j’aimerais ma femme si ma femme avait pu m’aimer»72. Alors, ce richissime cocu laisse Delphine libre de s’engager dans une liaison qui, tous comptes faits, va l’arranger. Nucingen préfère que sa femme couche avec Rastignac, un arriviste non exempt de cœur et dont il fait la fortune. Delphine est amoureuse, Rastignac fidèle et intelli- gent, bref, il a toutes les qualités pour faire un excellent gendre, ce qu’il deviendra en épousant la fille de Nucingen. Cette complaisance, que la mo- rale réprouve, ne peut hélas servir à qualifier l’immoralité du juif car Bal- zac s’était bien évidemment amusé à brocarder Adolphe Thiers installé con- fortablement dans la triangularité d’une vie familiale toute semblable à celle de Rastignac. Par petites touches, dans cette deuxième lecture en mi- nuscules, Balzac nous fait découvrir que la psychologie du banquier est moins univoque que celle qui est donnée dans la lecture en majuscules, à preuve l’aide aux Aldrigger ou son humiliation de mari repoussé. Mais ce ne sont là encore que de petits traits. C’est la rencontre de deux êtres — Nucingen et Esther — est-ce un ha- sard, ils sont juifs convertis tous les deux? — qui va donner toute la mesure de la complexité de Nucingen. Esther — surnommée la Torpille — est une bête de plaisir, et Nucingen un loup-cervier, deux animaux qui vont dévoi- ler leur humanité dans des parcours parallèles. Balzac nous fait découvrir un Nucingen pitoyable à son plus haut degré dans Splendeurs et misères des courtisanes. Lui qui a pu acheter toutes les amours, éprouve un sentiment si violent qu’il annule tous les autres. Épuisé, lacéré, détruit par la dévoration de l’amour aux obsédantes promesses jamais tenues, Nucingen aime. À soixante-six ans, dans son patois de juif polonais, que Balzac se plaît à re-

71. SPITZER, op. cit., p. 75. 72. Splendeurs et misères des courtisanes, in op. cit., t. VI, p. 601. 510 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC transcrire sans interruption73, Nucingen nous fait assister à sa découverte de l’amour, qui est également découverte de sa finitude. Pour la première fois, le banquier va se rendre compte des limites de l’argent, et cette prise de conscience est infiniment naïve et pathétique, car il n’est nullement préparé au choc, d’où sa fragilité et la dimension tragique d’un désir, d’une passion vite transformée en amour pour Esther. Balzac fait complaisamment assis- ter le lecteur à la pitoyable toilette du roquentin, à la teinture de ses che- veux, à l’usage du faux toupet, à l’absorption des pilules aphrodisiaques dont les effets peuvent faire sourire et qui témoignent pourtant des ravages du temps, un temps que seul l’amour lui fait connaître. Nucingen dépérit, perd l’appétit, inquiète ses amis et découvre la vie par le biais de la douleur, une vie qu’il croyait résumée au seul calcul. Nucingen est méconnaissable au moment où il se révèle à lui-même. Esther diagnostique fort bien cette naissance des sentiments qui, disons-le en passant, n’apparaît chez aucun autre financier: «Mon bichon d’éléphant. Tu es devenu candide comme un enfant… Parbleu, gros scélérat, tu n’as jamais eu d’innocence, il fallait bien que ce que tu en as reçu en venant au monde reparût à la surface; mais elle était enfoncée si avant qu’elle n’est revenue qu’à soixante-six ans passés… et amenée par le croc de l’amour»74. Nucingen, le bourreau des faillis, de- vient la victime de l’amour. Au jour faillissant de sa vie, le coup de foudre du vieux baron se transforme en un lancinant désir d’être aimé par cette su- blime figure de la «Pible» qu’est Esther. Le drame va donc se nouer entre deux juifs qui ne le sont plus mais le demeurent pourtant sans cesse sous la plume du romancier. Avec Esther, Nucingen «se sent jeune» parce qu’il se sait vieux, et pour ce sentiment, «il eût donné la clef de la caisse». Avec Esther, la vie comprimée dans des opérations financières jaillit de façon tor- rentueuse, balayant tout. Nucingen abdique toute puissance dans une su- perbe lettre qui ne viendra jamais sous la plume d’aucun homme d’argent dans La comédie humaine: «Si mon amour est sans bornes, ma fortune est limitée et je n’y tiens que pour vous. Eh! bien! Si en vous donnant tout ce que possède je pouvais, pauvre, obtenir votre affection, j’aimerais mieux être pauvre et aimé de vous que riche et dédaigné. Vous m’avez si fort changé, ma chère Esther, que personne ne me reconnaît plus… Votre es- clave, Frédéric de Nucingen»75. Mais Esther, la resplendissante «juive» dont nous parlerons plus loin, manipulée par Jacques Collin alias l’abbé Herrera, victime de son impossible amour pour son giton, Lucien Chardon

73. Comme si le lecteur n’avait pas compris, Balzac rappelle par deux fois, à une centaine de pages d’intervalle, qu’il s’agit bien d’un «patois de juif polonais». 74. Splendeurs et misères des courtisanes, in op. cit., t. VI, p. 686. 75. Ibid., p. 602. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 511 de Rubempré, va se transformer, elle si douce, en tourmenteur, faisant payer au banquier sa jeune vie flétrie par les débauches rémunérées. Elle joue de toutes les notes de son ancienne profession et ne ménage pas le sa- disme: «Soyez jeune, soyez beau comme Lucien»76. C’est avec horreur qu’Esther doit retourner à ses anciennes pratiques pour celui qu’elle a sacré son roi, Lucien77, et redevenir pour son maquereau de Chardon «une ma- chine à plaisir»78. Elle torture Nucingen, lui fait espérer ses faveurs, le dé- sespère, croyant ainsi incarner la déesse vengeance79 qui lui permet de faire durer le douloureux supplice du vieillard. Bourreau, certes, Esther est aussi une victime. Elle est incapable de vivre la souillure de son ancien passé de prostituée. La Torpille et Esther ne peuvent plus coexister, et elle se suici- dera par amour pour Lucien. Le baron, moqué par sa femme, escroqué par l’Amour, est bouleversé par la mort de celle qui lui a révélé un autre être en lui-même. Il revendique la fin tragique d’Esther avec une culpabilité qui ne lui est pas coutumière et qu’il résume dans une admirable formule: «Elle est morte de moi». Pensons un instant à un autre baron: Hulot. Dans sa vieillesse libidi- neuse, il ruine sa famille, et conduit à la mort sa sainte épouse lorsqu’elle l’entend projeter son décès — comme l’abject Rigou — alors qu’il est vau- tré avec une maritorne dans d’indignes amours ancillaires: «Ma femme n’a pas longtemps à vivre et si tu veux, tu pourras être baronne»80. La compa- raison entre les amours du grand administrateur de l’empereur et du Napo- léon de la finance est insoutenable. Celles de Nucingen constituent une vé- ritable tragédie qui se joue entre deux «juifs», les transcende et les éclaire d’une lumière glorieuse. Esther offre sa vie à celui qu’elle aime, et Nucingen offre ce qui fait sa vie à celle qu’il adore. Balzac rejoue Racine. La découverte de l’amour chez Nucingen relègue très loin tous les riches vicieux de La comédie humaine dans des conduites qui ne sont que des comportements. La judéité de ces deux êtres d’argent se dévoile par l’existence d’une âme que leurs métiers respectifs et leurs vies avaient oc- cultée.

76. Ibid., p. 646. 77. Ibid., p. 613. 78. Ibid., p. 615. 79. «… les lumières acquises par Esther sur les moyens secrètement honteux auxquels le baron devait sa fortune colossale lui ôtèrent tout scrupule, elle se plut à jouer le rôle de la déesse Até, Vengeance, selon le mot de Carlos. Aussi se faisait-elle tour à tour charmante et détestable pour ce millionnaire qui ne vivait que par elle. Quand le baron en arrivait à un de- gré de souffrance auquel il désirait quitter Esther, elle le ramenait à elle par une scène de ten- dresse», ibid., p. 644. 80. La Cousine Bette, in op. cit., t. VII, p. 451. 512 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

Gobseck

Après la banque, l’usure. Cette profession est accolée au juif comme une malédiction qui le con- fine dans un métier théoriquement interdit aux chrétiens. Pourtant, l’exer- cice de ce métier est, dans La comédie humaine, largement partagé par des personnages mineurs, tant juifs que chrétiens. Gigonnet, Rigou, Mitral, Palma, Claparon, Werbrust, Girard se connaissent et se retrouvent le plus souvent au café Thémis. Rien ne les distingue. Ils partagent une même nourriture, et ces «têtes métalliques» ont leur «ventre plein des lettres de change de Maxime de Trailles», l’un des êtres les plus infâmes de La comé- die humaine. La judéité de Werbrust n’est signalée que par cette formule: «c’est un ancien juif d’Alsace». Leur activité professionnelle les définit tous uniformément et les dépersonnalise même. Ce sont de petits usuriers juifs qui se mêlent à de petits usuriers chrétiens et constituent les rouages d’une grande machine: la frénésie mercantile que l’usure contribue à faire fonctionner avec une impitoyable régularité. Tous ces hommes ourdissent des complots, des chausse-trappes, mais dans le cercle restreint du billet à ordre, de la traite, du commandement, du protêt, chrétiens ou juifs n’ont aucune consistance humaine, et c’est volontairement que Balzac les laisse s’agiter sans tenter de pénétrer une psychologie réduite à l’exercice de leur seule profession. Ils appartiennent à un genre neutre et on peut dire des juifs qui constituent ce cercle qu’ils sont semblables aux Turcs ou aux Auver- gnats. Gobseck qualifie, non sans humour, ces «têtes métalliques» de membres du Saint-Office81. Juifs et chrétiens, en fait, sont des manipulateurs qui jouissent sûrement du pouvoir et de l’argent mais d’un pouvoir réduit à la taille de leur existence dont l’épaisseur est bien mince. Qu’est-ce que le pouvoir d’un Gigonet qui s’exerce à faire trembler Madame Madou, mar- chande de fruits secs82? Claparon n’est que le minable exécuteur des basses œuvres de du Tillet. En revanche, avec Gobseck, nous sommes en présence d’un personnage hors du commun83. Un usurier, certes, mais aussi un homme presque tout- puissant qui sculpte sa vie en fonction d’un métier qu’il transcende. Son portrait occupe presque tout le petit roman qui porte son nom et Balzac le

81. Gobseck, in op. cit., t. II, p. 977. 82. César Birotteau, in op. cit., t. VI, p. 264. 83. «Il était né vers 1740 dans les faubourgs d’Anvers d’une juive et d’un Hollandais et se nommait Jean Esther van Gobseck», Gobseck, in op. cit., t. II, p. 966. Gobseck, né de mère juive, est donc authentiquement juif selon la loi juive. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 513 dessine selon sa manière habituelle, description physique, vêtements, lieu d’habitation, débit du discours, mais d’emblée, il est soustrait à ses compa- gnons du café Thémis, ces petits hommes nanisés par sa présence même. Ce personnage extraordinaire possède plusieurs existences. En effet, l’usu- rier, cet «homme-billet, vers le soir se changeait en homme ordinaire et ses métaux se métamorphosaient en cœur humain»84. Une telle transformation ne peut être comprise que par la multiplicité de fabuleuses vies passées, to- talement étrangères à tout homme d’argent. À l’âge de dix ans il avait été mousse sur un navire hollandais, où il avait roulé pendant vingt années. Aussi les rides de son front jaunâtre gardaient-el- les les secrets d’événements horribles, de terreurs soudaines, de traverses ro- manesques, de joies infinies: la faim supportée, l’amour foulé aux pieds, la fortune compromise, perdue, retrouvée, la vie maintes fois en danger et sauvée peut-être par ces déterminations dont la rapide urgence excuse la cruauté… Il avait eu des relations avec plusieurs corsaires… il avait tenté pour faire for- tune de découvrir l’or de cette tribu de sauvages si célèbre aux environs de Buenos Aires. Enfin, il n’était étranger à aucun des événements de la guerre de l’indépendance américaine… Etait-il resté fidèle à la religion de sa mère [juive] et regardait-il les chrétiens comme sa proie? S’était-il fait catholique, mahométan, brahme ou luthérien… il me paraissait être plus indifférent qu’in- crédule85. La relation de ces événements, tous marqués du chiffre de la force, de la violence, émancipe le juif Gobseck dès les premières pages du roman de l’image traditionnelle du juif. Et d’abord, le sens de l’honneur: on ne manque pas à Gobseck. Traité par le gigolo Maxime de Trailles de «vieux coquin», papa Gobseck ne sourcille pas, tire d’un carton sa paire de pistolets et dit froidement: «En ma qualité d’insulté je tirerai le premier». Et devant Maxime de Trailles balbutiant de craintives excuses, Gobseck lui jette: «pour jouer son sang, il faut en avoir mon petit, et tu n’as que de la boue dans les veines»86. Ici l’honneur, sentiment que la littérature française antérieure à Balzac n’a ja- mais concédé au juif, n’est pas du côté de la particule. Mais l’homme d’ac- tion se double aussi d’un penseur et d’un moraliste atypique. On pourrait mettre en parallèle la profession de foi faite à Derville, le bon avoué qui nous décrit le personnage de Gobseck, avec celle de dans Le Père Goriot à l’usage de Rastignac. Mais là encore, l’ajustement des deux leçons ne s’opère pas. Elles peuvent seulement se comparer. Toutes deux sont froi- des, cyniques et tiennent qu’il n’y a pas «de principes sinon des circonstan-

84. Ibid., p. 965. 85. Ibid., p. 967. 86. Ibid., p. 991. 514 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC ces». Là pourtant s’arrêtent analyses et avertissements. Si «l’or contient tout en germe et contient tout en réalité», s’il est toute-puissance chez Vautrin comme chez Gobseck, ce dernier l’utilise d’une façon originale que ne pourrait comprendre l’ancien forçat. Gobseck se sert de l’or contre une société qui adore le Veau d’or et dont les hommes sont les esclaves de l’idole que Gobseck n’a pas façonnée. Balzac est ici très clair. La société française n’est pas celle de Gobseck. Cet étrange usurier est d’abord un voyeur jouissant du spectacle de la faiblesse et de la corruption des hom- mes. Il peut tout acheter, et en particulier les consciences qui font mouvoir les ministres87. La puissance du corrupteur, Gobseck ne cesse de le souli- gner, tient à l’existence des corrompus qui appartiennent, redisons-le, à un monde qui n’est pas le sien. Ainsi, s’adressant à Derville, il lui dit: «Le pouvoir, le plaisir ne résument-ils pas votre ordre social?»88. Mais le spec- tacle ne suffit pas à ce voyeur vite blasé. Il sonde les reins et les cœurs et se veut justicier, voire bourreau. Malheur à ceux qui ajoutent la terre à la terre, dit le prophète juif89, malheur à celui qui emprunte pour satisfaire ses vices, dit Gobseck. La dimension morale de cet homme est fascinante. Il ne con- naît nulle pitié; la justice, rien que la justice: la justice des comptes, la jus- tice des règlements, mais aussi la justice rétablissant l’injustice sociale pour ceux qui la méritent. Cet usurier prête à cinquante pour cent lorsqu’il s’agit d’un prêt à risque. Toutefois le probe et sage Derville célèbre la rigoureuse honnêteté de Gobseck qui se sent comme investi d’une étrange mission éthique: il veut incarner la vengeance et le remords. L’usurier avide n’éprouve nulle satisfaction à la manipulation physique de l’or, comme c’est le cas chez Grandet, mais le recherche pour en faire connaître le véri- table prix chez celui qui en mésuse: «J’aime à crotter les tapis de l’homme riche, non par petitesse, mais pour leur [sic] faire sentir la griffe de la né- cessité»90. Accumulateur d’or, Gobseck est donc bien le bourreau des fidè- les de Mammon. Il décide en toute liberté qui il va châtier, exécuter, et qui il peut aider. Gobseck, contrairement à un du Tillet, à un Rigou «dont les oreilles larges et hautes, sans ourlet, révèlent la cruauté dans l’ordre mo- ral»91, n’est pas méchant. Nulle action abjecte n’est à mettre à son crédit. On ne peut en dire autant de ses confrères chrétiens. Gobseck sait distin- guer l’homme de bien du débauché; bref, non seulement son regard «est comme celui de Dieu»92, mais ses actions s’apparentent à une providence 87. «…depuis leurs garçons de bureau jusqu’à leurs maîtresses», ibid., p. 976. 88. Ibid., Souligné par nous. 89. Isaïe 5, 8. 90. Gobseck, in op. cit., t. II, p. 971. 91. Les Paysans, in op. cit., t. IX, p. 243. 92. Gobsek, in op. cit., t. II, p. 976. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 515 pétrie de nécessité. Gobseck est à l’évidence une sorte de surhomme que l’humanité rattrape sans cesse, et en cela encore il est exceptionnel. Il a beau se targuer de «vivre dans le calme», son petit corps est taraudé par le désir, la volupté de la chair, et la torture de son impuissance. Relisons la description sublimement érotique du lit d’Anastasie de Restaud, femme dé- bauchée, pour comprendre le revif et la tourmente des sens de Gobseck. Il n’a pas honte d’avouer son brutal embrasement que suscitent les formes aperçues de la fille du vermicellier: «Sous les draperies voluptueusement attachées, un oreiller enfoncé sur un édredon de soie bleue et dont les garni- tures en dentelle se détachaient vivement sur ce fond d’azur, offrait l’em- preinte de formes indécises qui réveillaient l’imagination». Puis vient la description de la chambre: souliers, bas, jarretières, «tout était luxe et dé- sordre, beauté sans harmonie»93. Puis le personnage: «Ses yeux étince- laient, semblables à une de ces hérodiades dues au pinceau de Léonard de Vinci (j’ai brocanté les tableaux), elle était magnifique de vie et de force; rien de mesquin dans ses contours et dans ses traits; elle inspirait l’amour, et me semblait devoir être plus forte que l’amour. Elle me plut. Il y avait longtemps que mon cœur n’avait battu»94. Et ici, le désir l’emporte sur l’or pour une fois inopérant: «Je donnerais mille francs d’une sensation qui me ferait souvenir de ma jeunesse»95. Mais on n’achète pas le temps, et Balzac n’a pas envie de donner dans le travers méphistophélique. Gobseck abat le glaive de la justice sur Anastasie de Restaud avec d’autant plus de jouis- sance qu’il ne peut la posséder ni retrouver la puissance de sa virilité per- due. La toute-puissance de Gobseck, comme celle de Nucingen, achoppe devant le temps. Il refuse des caresses séniles qu’il pourrait s’offrir; les re- mords d’Anastasie payeront le prix des regrets du vieil homme qui reste maître de lui-même. Et c’est chez une autre femme qu’il retrouve la paix en un lieu où «ses poumons se rafraîchissent», ce qui implique que Gobseck connaît aussi la valeur de l’air pur. Pour Fanny96, comme pour Derville, l’usurier-justicier impitoyable se montre généreux et délicat. Le prêt qu’il consent au futur avoué est relativement élevé, mais il a pour but de l’instal- ler dans la vie sans en faire un obligé, car Gobseck sait aussi que la recon- naissance hypothèque l’amitié qu’il désire si profondément. Pour Derville, Gobseck relâche sa défiance universelle car il a besoin de quelques rares hommes de bien qui peuvent sans arrière-pensée croire en lui. À Derville qui l’interroge — «Expliquez-moi donc pourquoi nous sommes, le comte et

93. Ibid., p. 972. 94. Ibid., p. 973. 95. Ibid. 96. Il s’agit de Fanny Malvaut qui épousera l’avoué Derville. 516 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC moi, les seuls auxquels vous vous soyez intéressé?» — Gobseck répond: «Parce que vous êtes les seuls qui vous soyez fiés à moi sans finasserie»97. Et Derville, pour conclure la complexité du personnage, lui délivre le plus beau brevet de moralité qu’un chrétien puisse décerner à un juif: «À part ses principes financiers et ses observations philosophiques sur la nature hu- maine qui lui permettent de se conduire en apparence comme un usurier, je suis intimement persuadé que, sorti de ses affaires, il est l’homme le plus délicat et le plus probe qu’il y ait à Paris. Il existe deux hommes en lui, il est avare et philosophe, petit et grand. Si je mourais en laissant des enfants, il serait leur tuteur»98. À la fin de son existence, Gobseck se choisit une nouvelle vie, tout à fait différente de celle qu’on peut attendre chez un usurier juif, ce qui ajoute à la complexité du personnage. Gobseck «a loué l’hôtel du comte, il va pas- ser les étés dans les terres, fait le seigneur, construit des fermes, répare les moulins, les chemins et plante des arbres»99. Avant de mourir, Gobseck sombre dans une folie de l’accaparement que Balzac signale comme patho- logique, folie éclairée pourtant par une lucidité fugace, manifestée par le désir de donner, d’offrir et de mettre en ordre ses affaires. Gobseck meurt, luttant énergiquement contre toute faiblesse, et quitte ce monde avec une grandeur totalement absente au chevet de Grandet. Il est tout à la fois force surhumaine et faiblesse bien humaine. Le calme de sa vie n’est qu’apparent, à preuve son besoin pathétique d’amour, d’amitié, de sensations passionnelles, sa volonté d’aider ceux qui le méritent. La vie de Gobseck nous apprend que l’on peut tout sur les hommes sans âme, et lui qui détient tout l’or du monde ne possède pas ce qu’il désire le plus: la vie exempte de vices et de fourberies. Le temps a raison de l’or et pour l’homme, le temps est compté. Telle est la véritable leçon de Gobseck qui n’a rien à voir avec celle proférée à l’usage de ceux qui ne veulent pas en- tendre et dont la surdité est le châtiment. Tout se heurte et se contredit pres- que chez cet homme d’apparence monolithique. Balzac aurait-il choisi un juif pour instruire le procès de l’argent, pour mieux souligner la turpitude incarnée par un Maxime de Trailles, gigolo, «infâme cancer qui gruge la belle Hollandaise», maître chanteur, et par Anastasie de Restaud, adultère, ruinant sa famille, et capable de fouiller les papiers de son mari qui se meurt? Gobseck traverse leur vie comme la justice qui passe. Certes, il aime l’argent, il en vit, mais pour la puissance qu’il procure. Gobseck se veut

97. Ibid., p. 997. 98. Ibid., p. 995. 99. Ibid., p. 1008. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 517 l’instrument d’une justice dont l’argent n’est que le glaive. Le juif Gobseck serait-il alors la mauvaise conscience du chrétien qui n’a pu écouter la dou- ble leçon des prophètes et des Évangiles? À quel usurier de La comédie humaine peut-on le comparer? L’homothé- tie est impossible tant Gobseck est au-delà de toute comparaison.

Lucien et Nathan

Demeurons fidèle à notre méthode en examinant deux jeunes gens dont le physique va parler pour eux, un physique dont l’importance psychologi- que n’est plus à redire. Lucien de Rubempré est beau. Sa description, dans Les Illusions perdues, ne peut que susciter l’admiration et la passion des femmes… et de certains hommes. Tout est harmonie chez ce Chardon, fils d’un pharmacien de province: front et nez grecs, distinction, allure… et les yeux, des yeux «pleins d’amour» surmontés de sourcils «tracés par un pin- ceau chinois». De tout ce jeune homme émane quelque chose de pur, d’en- fantin, de suave, de noble. Mais l’auteur de La comédie humaine, au cœur même de la description de la beauté chez Lucien, inscrit l’ambiguïté néces- saire au trouble de ses futures relations avec Vautrin. Le charme qui émane de Lucien, si élégant, si racé, est féminin: il appartient «à ces natures à demi féminines»100. Balzac ne nous le suggère pas, il l’écrit: «Lucien était mince, de taille moyenne. À voir ses pieds101, un homme aurait été d’autant plus tenté de le prendre pour une jeune fille déguisée… il avait les hanches conformées comme celles d’une femme…»102. Lucien, jeune poète provincial, impécunieux et ambitieux, confiant dans le mérite et dans la reconnaissance du talent, arrive à Paris où très vite le monde du journalisme auquel il va participer le déniaisera. Il va sans grand conflit apprendre le jeu du reniement, du mensonge et de la calomnie rému- nérée, et va découvrir aussi combien il est plaisant de vivre avec une très belle jeune actrice, même si les bénéfices de son talent sont substantielle- ment augmentés par les prodigalités de Camusot, un commerçant, son vieux protecteur. Lucien goûte sans scrupules les délices d’un ménage à trois, puisque Coralie se prostitue à Camusot, et, grâce à cette prostitution, le jeune homme se fait entretenir comme un proxénète par sa gagneuse. Elle l’habille, veille à son élégance, à son confort, à ses plaisirs. Coralie est bonne, Coralie est belle, belle comme une juive: «Elle offrait le type su- 100. Les Illusions perdues, in op. cit., t. V, p. 511. 101. On sait l’élément érotique que constitue le pied au XIXe siècle, et tout particulière- ment chez Balzac. 102. Les Illusions perdues, in op. cit., t. V, p. 145. 518 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC blime de la figure juive, ce long visage ovale d’un ton d’ivoire blond, à bouche rouge comme une grenade, à menton fin comme le bord d’une coupe… Ses épaules dorées, avec la gorge chantée par le Cantique des can- tiques, avec un col mobile et recourbé [manifestaient] les beautés d’une poésie vraiment orientale»103. Et cette description n’est pas innocente si l’on songe que la prochaine victime du séduisant maquereau sera Esther. Lucien se laisse aimer et aime sans doute. L’immoralité n’est pas incompa- tible avec la sincérité. Lucien, poète incompris et pisse-copie laborieux, tra- vaille, et Coralie travaille pour Lucien. Mais les dépenses du couple excè- dent les rentrées. Camusot a beau être amoureux, il est vieux et de moins en moins ragoûtant au fur et à mesure que l’amour de Coralie pour Lucien augmente. Il faut de l’argent. Alors le proxénète se fait escroc, imite la si- gnature de son beau-frère, le volant ainsi104. Lucien assiste en pleurant à la mort de Coralie, qui s’est tuée au labeur pour lui, une mort bien édifiante puisqu’elle demande un prêtre pour mourir en chrétienne. Lucien, le jeune maquereau sincère et sans scrupules, partage son chagrin avec Camusot, le vieux micheton. Lucien regrette cette vie et se repent, mais il a su faire du repentir à répé- tition une itérative absolution. Il a perdu toutes ses illusions, ses ressources et ses plaisirs. Il n’a plus aucun soutien, c’est pourquoi Balzac va lui offrir un mentor d’exception: Vautrin, alias Jacques Collin, alias Carlos Herrera. Cet ancien forçat, déguisé en abbé, le confirmera dans ce qu’il faisait d’ins- tinct: suivre la voie du proxénétisme sous la houlette d’un souteneur très avisé. Les leçons seront d’autant plus faciles à assimiler qu’elles sont dis- pensées par un «homme d’Église» capable de commettre et d’absoudre le crime en même temps. Tout se met en place. L’ex-bagnard veut la fortune pour son mignon en faisant travailler les femmes qu’il méprise. Lucien, qui n’a pas la moindre once d’honneur, devient alors l’élève fidèle et doué. N’ayant plus à sa disposition les caresses de Coralie, il découvre celles d’Esther, une superbe juive, pensionnaire de bordel, qui ne tarde pas à tom- ber follement amoureuse. Herrera a compris tout le parti qu’il peut tirer de la violence d’une passion de prostituée, conjuguée à la mollesse d’un Lu- cien si féminin, si veule. En devenant l’objet de la passion de l’abbé, Lu- cien devient également son instrument. L’ex-bagnard, sodomite et miso- gyne, va pouvoir donner ample carrière à ses ambitions: enrichir Lucien, l’installer dans le monde afin de mieux le posséder. Dans un premier temps, Herrera fait reproche à Lucien d’aimer Esther — la Torpille — qui semble être un obstacle à l’ascension de son protégé, mais très vite il comprend 103. Ibid., p. 387. 104. Ibid., p. 545. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 519 l’investissement qu’elle représente: de l’argent pour permettre à Lucien Chardon de Rubempré de se débarrasser du Chardon et de faire un riche mariage avec une fille du faubourg Saint-Germain: «Mon enfant, je t’avais permis de prendre une maîtresse, mais une femme de la cour… Je t’avais choisi Madame d’Espard afin d’en faire sans scrupule un instrument de for- tune»105. Mais Lucien aime Esther et ose l’avouer. Alors, le génie d’Her- rera s’emploie à contourner l’obstacle que constitue la Torpille pour percer le coffre-fort de la fortune. Immonde parce que juive, Esther va être lustrée dans un couvent où l’on va la convertir. Fille de joie, mais surtout fille au grand cœur, Esther trouve la paix dans le couvent où Herrera l’a cloîtrée. Lavée de sa judéité et de ses souillures d’autrefois, nantie d’une personna- lité nouvelle, Esther, devenue pieuse, est maintenant un produit parfaite- ment présentable sur le marché du vice. Deux chrétiens s’entendent donc pour livrer à la débauche l’amour et la pureté de l’ancienne juive. Combien pour la nouvelle Marie-Madeleine? Telle est la question. Il s’agit, estime Herrera, de «dégraisser Nucingen d’un million»106. Devant le chiffre, pas la moindre trace de protestation horrifiée de la part de Lucien qui doute seule- ment du consentement d’Esther et craint qu’elle ne meure à la tâche comme Coralie. Collin-Herrera le rassure: «On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n’avait pas sa pareille, Esther ne s’en est pas moins rencontrée»107. Les maquignons sont d’accord, le client est trouvé. Il con- vient maintenant de soigner, de préparer la marchandise pour en obtenir le plus haut prix. Et c’est dans la préparation de la livraison que Lucien va donner toute la mesure de son abjection. Pour une meilleure approche du client — on l’a dit, il s’agit de Nucingen — Herrera prive Esther des cares- ses de Lucien. Mais celle-ci se languit sans l’amour de celui qu’elle a «sa- cré son roi»108. Alors le monarque-maquereau, sur le conseil de son maître, va aller rafraîchir la viande pour lui garder l’éclat d’un teint indispensable à la transaction: «Lucien, conduit par son conseiller, visita cinq ou six fois la recluse à Saint-Germain. Le féroce conducteur de ces machinations avait jugé ces entrevues nécessaires pour empêcher Esther de dépérir, car sa beauté passait à l’état de capital»109. La vie parisienne de Lucien inquiète sa famille provinciale. Par la bou- che d’un ami, Balzac rassure en ces termes la sœur de Lucien Chardon, as-

105. Splendeurs et misères des courtisanes, in op. cit., t. VI, p. 477. Signalons que lors- que les choses tourneront mal pour le couple, Vautrin emprisonné fera passer une note à sa complice Asie où l’on peut lire: «Faire travailler les deux femmes à Lucien…», ibid., p. 732. Il s’agit de la duchesse de Maufrigneuse et de Madame de Serisy. 106. Ibid. 107. Ibid. 108. Ibid., p. 613. 109. Ibid., p. 569. 520 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC pirant de Rubempré, par un jugement sans appel: «Lucien n’ira jamais jus- qu’au crime, il n’en aurait pas la force; mais il accepterait un crime tout fait, il en partagerait les profits sans en avoir partagé les dangers: ce qui semble horrible à tout le monde, même aux scélérats»110. Raoul Nathan, son homologue juif, ne jouit pas, et de loin, des mêmes perfections physiques, mais c’est une différence de nature qui sépare les deux journalistes. Confrontons ces deux hommes jeunes, pratiquant le même métier, concurrents et camarades, vivant des mêmes espérances, tou- chés par les mêmes déceptions puisque ce que Balzac dit de Nathan s’appli- que parfaitement à Lucien: «C’est bien l’enfant de ce siècle, dévoré de ja- lousie, où mille rivalités à couvert sous des systèmes nourrissent à leur profit l’hydre de l’anarchie de tous leurs mécomptes qui veut la fortune sans le travail, la gloire sans le talent et le succès sans peine»111. Lucien Chardon de Rubempré et Raoul Nathan, le catholique provincial et le juif — en fait son brocanteur de père était israélite tandis que sa mère chrétienne l’élève dans la foi catholique112 — veulent effacer deux origines honteuses. Le premier, sa roture, le deuxième, son «judaïsme». Ces origi- nes sont vécues non seulement comme déshonorantes mais surtout comme des obstacles à l’ascension sociale. Tandis que la vie de Lucien est dépen- dante de la mort de Chardon pour que naisse Rubempré. Raoul Nathan, moins obsédé, cherche seulement à cacher son ascendance. Fréquentant le même type de femmes («comme il en faut»), ils sont tous deux attirés — pour des raisons différentes — par des femmes «comme il faut». Mais là s’arrête la comparaison des héros. Rien n’est plus opposable que le physi- que de Lucien à celui de Nathan. Le premier est, comme on l’a vu, une per- fection quasi féminine, toute en finesse et en élégance; en revanche celui du second a «je ne sais quoi de grand, de fantasque, d’extraordinaire»113. La consécution de ces deux derniers adjectifs n’est pas neutre. Nathan est, dans La comédie humaine, un personnage hors du commun. Son visage est ravagé par la lutte intérieure entre la faiblesse humaine et «les puissances d’en haut». Nathan ne peut passer inaperçu: «Rides creusées dans ses joues… redans d’un crâne tortueux, salières marquant les yeux et les tem- pes» tout cela indique la force de la constitution, opposée à la gracile com- plexion de Lucien. Ne paraphrasons pas car le portrait veut qu’on le con- temple directement:

110. Les Illusions perdues, in op. cit., t. VI, p. 579. 111. Une Fille d’Ève, in op. cit., t. II, p 305. 112. Ibid., p. 332. Balzac fait dire à Lady Dudley que «la mère de Nathan en a malheu- reusement fait un chrétien». 113. Ibid., p. 300. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 521

Ses membranes dures, ses os apparents, ont une solidité remarquable; et quoi- que sa peau, tannée par des excès, s’y colle comme si des feux intérieurs l’avaient desséchée, elle n’en couvre pas moins une formidable charpente. Il est maigre et grand. Sa chevelure longue et toujours en désordre vise à l’effet. Ce Byron mal peigné, mal construit, a des jambes de héron, des genoux engor- gés, une cambrure exagérée, des mains cordées de muscles, fermes comme les pattes d’un crabe, à doigts maigres et nerveux. Raoul a des yeux napoléoniens, des yeux bleus dont le regard traverse l’âme; un nez tourmenté plein de fi- nesse; une charmante bouche embellie par les dents les plus blanches que puisse souhaiter une femme. Il y a du mouvement et du feu dans cette tête et du génie sur ce front114. Mais Raoul est négligé, ses vêtements sont chiffonnés, sa barbe n’est pas soignée, ses mains sont sales et ignorent la brosse à ongles. Contrairement à Lucien, dont l’objectif indispensable pour pénétrer le faubourg Saint-Ger- main est l’argent, Nathan recherche surtout la reconnaissance politique de l’homme de lettres et du journaliste qui désire inscrire son nom sur le regis- tre de l’Histoire. Mais il n’est pas très bien fixé sur la page. Naturellement, celle de gauche, l’opposition, l’attire; mais ses convictions ne sont pas for- cément compatibles avec son ambition. Reste que Balzac lui accorde une bonne foi naturelle: c’est un comédien se prenant au jeu de ses croyances passagères. Nathan n’a que les défauts — sur le plan politique — de la so- ciété à laquelle il appartient: «La banalité de son cœur, l’impudeur de sa poignée de mains qui serre tous les vices, tous les malheurs, toutes les trahi- sons, toutes les opinions, l’ont rendu inviolable comme un roi constitution- nel… Il a tant d’amis qu’il souhaite des ennemis… Cette camaraderie… corrode les plus belles âmes, elle rouille leur fierté, tue le principe des gran- des œuvres et consacre la lâcheté de l’esprit…»115. Pourtant, Nathan n’est pas facile à étiqueter. Il pourrait être un grand homme de lettres, un grand journaliste, un grand homme enfin, si ce n’était une paresse que Balzac exè- cre et condamne sans cesse chez lui. Au plan sentimental, Nathan vit avec Florine, une actrice de renom, dans le cadre d’une fidélité souple. Florine doit tout à Nathan qui l’a lancée, la protège et l’aime d’un amour habitué. Nous sommes en présence d’un couple original, libre et fidèle à la fois116, un couple dans lequel Nathan se comporte bien et n’a rien du proxénète mondain si merveilleusement incarné par Lucien. Balzac fait dire par la bouche d’un des amis de Lucien: «Nathan est emporté par la logique des

114. Ibid., p. 300-301. 115. Ibid., p. 304. 116. Florine tenait Raoul «comme un appui, elle en avait soin comme un père, elle le trompait comme un mari; mais elle lui aurait tout sacrifié», ibid., p. 321. 522 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC passions; tandis que le grand homme de province [Lucien] cède à des cal- culs»117. Lorsque Nathan rencontre Marie de Vandenesse, dont la fraîcheur de cœur lui est vantée par la marquise d’Espard, entremetteuse pour l’occa- sion118, celle-là est une épouse classique, soumise «cuite à point pour le mariage»119. Nathan songe à la conquérir par vanité, mais très vite se prend au jeu et en devient passionnément amoureux. Il décide de créer son propre journal pour être digne du véritable amour qu’il découvre et qui le ravage. Et dans cette entreprise, Nathan ne veut pas accepter un sou de sa maî- tresse; parlant de l’appartement de Florine, Raoul s’écrie «j’aimerais mieux être toute ma vie marchand de chaînes de sûreté sur le boulevard et vivre de pommes de terre frites que vendre une patère de cet appartement»120. Pour- tant, Nathan acceptera avec humiliation l’argent de Florine à titre de prêt. Lucien, «rafraîchissant» Esther avant de la livrer, ne connaissait pas ce type de scrupule. L’amour a transformé Nathan, car, «rassasié de jouissan- ces, il tend vers un monde idéal». Marie de Vandenesse trouve en lui un homme différent, attirant, et l’aime elle aussi passionnément comme une femme mariée qui se découvre une femme tout court, tandis que Nathan apprend à brider sa sensualité par une chasteté respectueuse. Ce paresseux va travailler avec rage, et son travail est soumis au bon plaisir de Marie qui n’imagine pas l’effort et la peine de son amant: «Il suffisait que Madame de Vandenesse fît une petite moue quand il voulait se dispenser d’être à un bal, à un concert, à une promenade, pour qu’il sacrifiât ses intérêts à son plaisir. En quittant le monde entre une et deux heures du matin, il revenait travailler jusqu’à huit ou neuf heures, il dormait à peine…». Mais la créa- tion de ce journal porte en elle le germe de son échec. Le juif Nathan, que Balzac ne peut s’empêcher de présenter comme homme de cœur, est la vic- time de l’ignoble du Tillet. Celui-ci «n’usait du journal que dans ses inté- rêts d’agiotage auxquels Raoul n’entendait rien…». Voilà qui est nouveau pour un juif! Nathan, qui a engagé des fonds dans la création de ce journal, est ruiné. Il va devenir la proie de l’usurier Gigonet, manipulé par le beau- frère de Marie. L’époux de Marie saura ramener sa femme dans le chemin de la vertu qu’elle n’a quitté que moralement. Écrasé de chagrin, Nathan tente de se suicider et lègue un testament plein de noblesse à Marie: «Je te

117. Les Illusions perdues, in op. cit., t. V, p. 518. 118. «Mais votre comtesse, je l’adore, vous en serez content, elle est charmante. Vous allez être le premier dont le nom sera gravé dans son cœur…», Une Fille d’Ève, in op. cit., t. II, p. 331. 119. Ibid., p. 308. 120. Ibid., p. 323. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 523 laisse pure et sans remords… cependant une seule pensée m’importune… tu me mépriseras… oui, tu ne croiras jamais avoir été saintement aimée…»121. Sauvé de la mort, désargenté, il reste fidèle par la pensée à celle dont il veut faire sa Béatrix122. Celle-ci, déniaisée par l’échec de son grand homme, ne l’aime plus et éprouve un sentiment de honte en songeant qu’elle s’est inté- ressée à Raoul qui avait vu juste. C’est Blondet, un «camarade», qui avec son cynisme habituel tente de ramener Nathan à la réalité123. Plus tard, ce- lui-ci épousera Florine et verra sa veste ornée par le ruban de la Légion d’Honneur. Nathan, journaliste, c’est-à-dire homme de toutes les opinions selon Balzac, «allait du saint-simonisme au républicanisme, pour revenir peut-être au ministérialisme». Ayant enfin choisi, il écrit désormais l’his- toire sur la page de droite. Nathan est un grand homme manqué, un opportuniste sans doute, mais sa conduite, au fond si banale à cette époque, en fait-elle un juif? Certes pas, comparé à Lucien, car Nathan connaît la valeur de l’amour, du désintéres- sement et, à bien des égards, il est un modèle de vertu mis en regard avec Marsay, Rastignac, Trailles, du Tillet, et a fortiori Rubempré. Le juif Na- than est sans doute le seul jeune homme de La comédie humaine qui a fait de l’argent et de la réussite des moyens pour satisfaire sincèrement un amour idéal. Faute de pouvoir le réaliser, il épousera de façon fort bour- geoise sa compagne des bons et des mauvais jours.

Magus

Dans l’admirable hymne à la médiocrité et à la stupidité bourgeoises que constitue la nouvelle intitulée Pierre Grassou, Balzac nous met en présence d’un juif dont l’ascendance n’est pas mâtinée de sang chrétien. Élie Magus est marchand de tableaux, «usurier des toiles», et principalement dans le texte qui nous occupe, marchand de «vrais-faux» tableaux. Ici, point de portrait précis — Balzac gardera le burin pour le Cousin Pons124. Sachons qu’il a «l’air diabolique», que sa moustache est ironique et que «le mouve- ment de ses épaules annonce le contentement du juif de Walter Scott fourbant un chrétien»125.

121. Ibid., p. 354-355. 122. Ibid., p. 382. 123. «Mon cher, Béatrix était une petite fille de douze ans que Dante n’a pas revue; sans cela, aurait-elle été Béatrix?», ibid. 124. Signalons que Magus est évoqué comme marchand de tableaux dans La Ra- bouilleuse (voir t. IV, p. 349). 125. Pierre Grassou, in op. cit., t. VI, p. 1098. 524 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

La première et très brève apparition de Magus se situe dans la nouvelle . C’est toujours ce marchand de tableaux qui achète à la mal- heureuse Madame Porta des copies, puisque cette femme n’excelle que dans ce genre. Magus non seulement ne l’encourage pas à persévérer, et de ce fait se refuse à l’exploiter, mais il lui procure gracieusement une recom- mandation pour une entreprise de coloriage126. Est-ce le talent limité de Madame Porta qui a donné à Élias Magus l’idée de vieillir les chefs- d’œuvre recopiés? On ne peut répondre, mais ce dont on est sûr, c’est que dans Pierre Grassou il est demandeur de copies. Les origines de Magus sont embues. «Vieux bois d’Allemagne… espèce de hollando-belgo-flamand», il vient de Bordeaux. Serait-ce un Sépha- rade127, le premier? En tous les cas, plus d’accent à la Nucingen. Notre marchand possède une petite boutique où il écoule les copies d’œuvres de grands maîtres que lui procure Pierre Grassou, peintre au talent modeste, qui accouche de toiles servilement imitées: des paysages hollandais, des intérieurs de Metzys, des œuvres de Rembrandt et de Gérard Dou. Belle aubaine pour Balzac d’étaler son savoir pictural. Achetées à vil prix à Grassou, ces toiles, savamment patinées, sont revendues par Magus comme authentiques. Le juif exploite le chrétien et tout est dans l’ordre. Mais nous savons que rien n’est simple dès lors qu’il s’agit d’un juif chez Balzac. En effet, plusieurs éléments vont compliquer la situation. Pierre Grassou est redevable à Magus car c’est à la copie toujours exigée par le marchand juif qu’il doit son «inspiration» et qu’il se fait connaître comme peintre talen- tueux grâce à une œuvre de Gérard Dou qu’il reproduit en changeant em- placements et personnages pour faire œuvre originale128. L’impécunieux rapin voit très vite briller la Légion d’Honneur au bout de son pinceau et l’or dans l’étude de son notaire. Madame, sœur du roi, achète son fameux tableau et le couple Grassou-Magus s’entend à merveille, le premier étant le meilleur élève du second. Et comme si le flou artistique ne devait pas s’épuiser dans la reproduction des toiles, Magus explore encore plus pro- fondément d’autres sources de profit. Le juif présente à Grassou un couple de bourgeois plus ridicules que ceux de Daumier. Ils possèdent une fille, grande asperge roussâtre, dont la dot occulte aux yeux de l’artiste la disgrâce physique. À peine ces bour- geois présentés à Grassou, celui-ci lorgne le diamant de mille écus qui

126. La Vendetta, in op. cit., t. I, p. 1095. 127. Les Sépharades sont des juifs originaires d’Espagne qui, exilés en 1492, sont, pour la plupart, partis en Orient. Au début du XVIIe siècle, il y a eu une importante immigration cryptojuive vers la province de Holllande. 128. Pierre Grassou, in op. cit., t. VI, p. 1100. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 525 brille sur la chemise de Vervelle, le marchand de bouteilles, et en un instant il perçoit les profits à venir: l’Institut, la rosette à sa boutonnière — «quel rêve. Il n’y a que les gens médiocres qui pensent à tout»129 — et cela gicle dans l’appréciation lapidaire de l’artiste chrétien: «il y a gras»130. D’ailleurs le romancier n’est pas tendre lorsqu’il fait assister à la toilette du rapin destinée à impressionner les bourgeois. Dans cette scène, Balzac le qualifie même de scélérat131. Cent mille francs de dot et une commission pour l’intermédiaire Magus. Affaire conclue. À l’évidence, Virginie Ver- velle ne possède pas la beauté d’Esther, mais quand il s’agit de dot, Grassou n’est pas regardant: l’or est le plus beau des métaux, la couleur jaune représente l’or, «les Romains aimaient les femmes rousses, et il de- vint Romain. Après deux ans de mariage, quel homme s’occupe de la cou- leur de sa femme? La beauté passe… mais la laideur reste! L’argent est la moitié du bonheur. Le soir, en se couchant, le peintre trouvait déjà Virginie charmante»132. En matière de calcul, la distinction entre juif et chrétien s’émousse sérieusement. Enfin, Balzac nous amuse en faisant visiter à Grassou la galerie de son futur beau-père. Bouffi de vanité, il lui présente cent cinquante tableaux de grands maîtres dus au pinceau du rapin et retouchés par Magus. Tout finit comme un conte de fées, car le peintre, marié à Mademoiselle Vervelle, remplace petit à petit ses toiles par celles de vrais maîtres. Sans doute le juif a-t-il perverti le chrétien mourant de faim et de froid dans sa mansarde. Mais la vertu de celui-ci était très mal accrochée à la cimaise de l’honneur qui, en s’écroulant fait le bonheur de tous. Le juif est donc l’instrument d’une félicité générale: peintre, beaux-parents, épouse. Ce qui n’empêche pas Balzac de se laisser aller à lâcher un stéréotype anti-juif banal dans où, là encore, Magus joue un rôle positif en aidant un chrétien à ne se faire point aveugler par le brillement des diamants consti- tuant la dot et que sa future belle-mère agite. En effet, Madame Evan- gelista, qui veut marier sa fille, fait valoir l’importance de ses diamants. L’argent est au cœur de l’amour entre chrétiens dans la lutte épique de deux notaires. Et c’est Magus qui conclut en offrant une leçon d’économie do- mestique: «Madame, plus les diamants sont beaux, plus longtemps nous les gardons. La rareté des occasions de placement est en raison de la haute va- leur des pierres. Comme le marchand ne doit pas perdre les intérêts de son argent, les intérêts à recouvrer, joints aux chances de la baisse et de la

129. Ibid., p. 1103. 130. Ibid. 131. Ibid., p. 1105. 132. Ibid. 526 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC hausse auxquelles sont exposées ces marchandises, expliquent la différence entre le prix d’achat et le prix de vente. Vous avez perdu depuis vingt ans les intérêts de 300 000 francs. Si vous portiez dix fois par an vos diamants, ils vous coûtaient chaque soirée mille écus. Combien de belles toilettes n’a- t-on pas pour mille écus! Ceux qui conservent des diamants sont donc des fous»133. Mais tandis que Pierre Grassou excelle maintenant dans la ressemblance chèrement rémunérée par des bourgeois enrichis et vaniteux, Magus lui, est tout entier livré à sa quête de chefs-d’œuvre authentiques. C’est dans la re- cherche obsessionnelle de la perfection picturale, dans la fruition perma- nente du beau que nous allons le retrouver dans Le Cousin Pons. Il semble que l’auteur de La comédie humaine majore quelque peu la notoriété qu’il a accordée au personnage dans son œuvre lorsque, dans ce dernier roman, il écrit que le nom de Magus «est trop connu pour qu’il soit nécessaire de parler de lui»134. Le marchand de tableaux, pour lequel Balzac invente le terme de «tableaumane», n’est ni Nucingen, ni Rastignac. Personnage de petite nouvelle, il ne prend toute sa dimension que dans Le Cousin Pons. Là, Balzac l’oppose dans un double combat à Pons, lui-même grand collec- tionneur averti, mais doux et naïf, et à Remonencq, un auvergnat brutal, cupide et sans culture. Signalons que, dans ce roman, Balzac est très sou- vent méprisant à l’égard du juif. En effet, Magus tente d’accaparer la col- lection de Pons agonisant, sans le moindre scrupule. Mais il y a une diffé- rence de nature entre l’avidité du ferrailleur Remonencq et celle de Magus. Au physique, Magus est aussi peu ragoûtant que son concurrent, et mène une même vie avaricieuse et ascétique. Mais si «Remonencq et sa sœur se nourrissaient de pain, de harengs, d’épluchures, de restes de légumes ra- massés dans les tas d’ordures que les restaurateurs laissaient au coin de leurs bornes»135, on imagine mal Magus, qui mange un peu de pain frotté d’ail, alimentant ainsi sa superbe Noémi de fille dans l’hôtel particulier qu’il habite. Là, il va dans la chambre de son enfant «se griser du bonheur des pères»136, un bonheur que Remonencq ignore absolument. Celui-ci, dit Balzac, pourrait être un juif sans «l’apparente humilité du profond mépris qu’ils ont pour les chrétiens»137. Nous l’avons vu, Balzac veut à la fois aplatir la cupidité, la répartir entre quatre types d’hommes, mais son récit va résister à cet arasement: «Les juifs, les Normands, les Auvergnats et les Savoyards, ces quatre races d’hommes ont les mêmes instincts, ils font for-

133. Le Contrat de mariage, in op. cit., t. III, p. 589. 134. Le Cousin Pons, in op. cit., t. VII, p. 593. 135. Ibid., p. 575. 136. Ibid., p. 597. 137. Ibid., p. 576. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 527 tune par les mêmes moyens»138. Balzac oublie que les moyens utilisés par les deux concurrents ne relèvent pas d’une même juridiction: à Magus, la correctionnelle pour vol et escroquerie, à Remonencq, les assises pour as- sassinat. Le mépris serait-il le seul signe de la judéité? Non, là encore, nous ne débusquons pas l’authenticité de la judéité dans La comédie humaine. En effet, si les moyens utilisés par les quatre types cités sont les mêmes — et ce n’est pas toujours le cas, à preuve Nathan — la finalité est radicalement différente, car elle n’est pas univoque, c’est-à-dire tournée vers l’or. Nous l’avons vu dans Gobseck et nous le voyons encore dans Le Cousin Pons. Magus possède une splendide collection de tableaux qui est toute sa vie. Il l’a constituée patiemment mais sûrement. Les chefs-d’œuvre sont accumu- lés dans un logis modeste. Celui-ci est surveillé par une ignoble concierge ourdissant la spoliation du malheureux Pons pour partager le profit des ta- bleaux volés avec son futur amant, l’assassin Remonencq, dont le rêve uni- que est l’argent. Ce n’est pas celui de Magus, l’autre grand «tableaumane». Sa passion fanatique de l’art pictural est si puissante que le romancier la décrit dans des pages sublimes, oubliant peut-être le portrait qu’il a brossé: «Petit vieillard vêtu d’une méchante redingote, d’un gilet de soie décennal, d’un pantalon crasseux, la tête chauve, le visage creux, la barbe frétillante et dardant ses poils blancs, le menton menaçant et pointu, la bouche démeu- blée, l’œil brillant comme celui de ses chiens, les mains osseuses et déchar- nées, le nez en obélisque, la peau rugueuse et froide…»139. Tandis que Pons est modeste, Magus est riche, mais si la même quête les unit, cette passion se transforme chez Magus en dévotion, et c’est cette dévotion qui trans- cende le personnage. Magus, grand-prêtre de son musée, Magus usurier, Magus escroc, mais Magus le plus grand collectionneur et, comme si cela ne suffisait pas, le plus puissant, et surtout le plus savant. La même passion unissant un juif et un chrétien dans l’amour de l’art pur, non ostentatoire, voilà qui n’est pas sans intérêt. Mais là s’arrête la comparaison entre les deux hommes, car Magus possède — grâce à sa ri- chesse, sans doute mal acquise — un réseau de correspondants dans toute l’Europe. Il met, au service de sa passion, le renseignement et la stratégie, tout comme un général. Il possédait une carte d’Europe et quand une toile se présentait «dans les conditions où il le voulait, la vie de cet homme s’animait; il avait un coup à monter, une affaire à mener, une bataille de Marengo à gagner»140. Magus, Napoléon de l’art? Notre «tableaumane» a

138. Ibid., p. 575. 139. Ibid., p. 598. 140. Ibid., p. 597. 528 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC un serviteur juif polonais, le mystérieux Abramko, cerbère dressé à la garde du patrimoine sacré, et un écrin pour ses toiles: un hôtel particulier ruiné, rénové par ses soins avec splendeur. Notons que l’accumulation des chefs- d’œuvre ne se situe pas dans le local ignoble d’un usurier, mais dans un palais. «Ce Don Juan des toiles, cet admirateur de l’idéal» qui trouvait «dans cette admiration des jouissances supérieures à celles que donne à l’avare la contemplation de l’or. [Il] vivait dans un sérail de beaux ta- bleaux»141. Balzac file toujours la comparaison amoureuse: «Pouvoir exa- miner la collection du pauvre musicien [Pons], c’était, pour Élie Magus, le même bonheur que celui d’un amateur de femmes parvenant à se glisser dans le boudoir d’une belle maîtresse que lui cache un ami»142. Pour cet amant, rien n’est trop beau: brocards d’or de Venise, tapis de la Savonne- rie, cadres redorés admirablement. Entre autres chefs-d’œuvre, le juif pos- sède même — et est-ce un hasard sous la plume de Balzac? — le chef- d’œuvre du Titien, «le Christ mis au tombeau»143. On ne trouve guère cette violence amoureuse chez Pons, le doux Pons, victime de sa famille, de ses concierges et de l’Auvergnat Remonencq. Pas- sion, mais nous avons dit aussi dévotion chez Magus, «tout entier à sa proie attaché»: «Entre son lever et l’heure de midi, le maniaque usait le temps à se promener dans l’appartement où brillaient les chefs-d’œuvre. Il épousse- tait tout, meubles et tableaux, il admirait sans lassitude…». Ces deux senti- ments ne sont encore rien aux yeux de Balzac, jaloux du savoir de son hé- ros: «Ah! le vieux tableaumane connaissait bien les lois de la peinture! Selon lui, les chefs-d’œuvre avaient une vie qui leur était propre, ils étaient journaliers, leur beauté dépendait de la lumière qui venait les colorer…»144. Magus sait, il détient une véritable science d’expert, possède le regard du savant, maîtrise la muséographie. D’un coup d’œil, il reconnaît le grand chef-d’œuvre décadré sous une couche de crasse et sait utiliser les meilleurs restaurateurs: «Les célèbres appréciateurs… les experts du musée, étaient tous des enfants comparés à Élie Magus»145. Et Balzac de lancer une pique prémonitoire au concepteur de notre Grande Bibliothèque: «Aussi, Magus se rit-il de notre musée, ravagé par le soleil qui ronge ses plus belles toiles en passant par des vitres dont l’action équivaut à celles des lentilles»146. Escroc, passionné, dévot, redisons-le, mais surtout savant, Magus fait écla- ter une fois de plus la simplicité du personnage juif pour qui l’or est un 141. Ibid., p. 594. 142. Ibid., p. 600. 143. Ibid., p. 597. 144. Ibid. 145. Ibid., p. 593. 146. Ibid., p. 597. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 529 moyen au service de la passion esthétique et de l’amour paternel, et non une fin comme chez Rigou ou Grandet. Et comment ne pas envier Magus lorsqu’on sait que Balzac se ruine en objets d’art qu’il achète sans le discernement de son héros: «En 1843, il avait déniché, entre autres folies, un bahut ayant appartenu à Catherine de Médicis… il avait fureté, marchandé, acheté… Sa volonté de puissance et son amour trouvent à se matérialiser dans ces nouveaux signes tangibles: un service de Chine, un lustre provenant de l’empereur d’Allemagne, un portrait attribué à Holbein… Ivresse, thésaurisation illusoire… Hélas, tout, ou presque, est faux. Il a même déniché un portrait de Madame Greuze — ce n’est pas elle — peint par Greuze — ce n’est pas lui»147. Certes, Élie Magus veut s’approprier à vil prix la collection de Pons et il réagit en cela comme tout chineur talentueux souvent dénué de scrupule, comme tout amateur passionné. Magus n’est pas Vervelle, ce qui n’excuse pas le «tableaumane», mais Balzac dont on connaît le rapport à l’argent, découvrant un Rembrandt non identifié, l’aurait-il payé son juste prix? Il est trop facile d’opposer Pons, le naïf, le pur, le chrétien, à Magus, le juif retors, rusé, malhonnête. L’opposition ne prendrait tout son sens que si Pons était la seule victime de Magus. Or, la lie de l’humanité — la Cibot, Remonencq, Fraisier, tous personnages qui ont atteint le dernier période de l’abjection — s’acharne également contre lui. Face à ces sinistres échan- tillons de la méchanceté et du crime, Balzac fait bénéficier Magus de cir- constances atténuantes: il n’assassine personne et aime la beauté comme on aime éperdument une belle femme, à en mourir.

Halpherson

Il existe aussi un médecin dans la galerie des grands juifs de la Comédie humaine. Nous le rencontrons dans la personne de l’étrange Halpherson qui nous renvoie tout naturellement vers le bon docteur Bianchon dont la pré- sence traverse presque toute l’œuvre du romancier, tandis que le juif ne se trouve décrit et analysé que dans la deuxième partie du roman intitulé L’En- vers de l’histoire contemporaine. Si l’on met sommairement en regard Bianchon et Halpherson, on peut conclure à une opposition radicale entre la généreuse chaleur du carabin, qui devient un docteur des riches, mais aussi un médecin des pauvres, et fait une éblouissante carrière académique, et «l’empirique»148 réfugié polonais et homéopathe obscur. Chez Halpherson,

147. Gérard GENGEMBRE, Balzac, Napoléon des lettres, Gallimard, Paris, 1992, p. 92. 148. Ce terme désigne les médecins qui traitent les malades sur les seules données de l’expérience. Halpherson, juif polonais, n’a pas le cursus universitaire de Bianchon. S’il n’a pas de maître, il n’a pas d’élève bien que correspondant avec des célébrités médicales. 530 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC la discussion des honoraires est propédeutique à tous ses traitements. Ceux de la faculté ont été vainement essayés pour sauver la pauvre Vanda atteinte d’une grave maladie psychosomatique. Alors, il faut recourir au médecin juif «si célèbre tant par ses talents que par son avarice». Ses qualités intel- lectuelles et cette cupidité soulignée imposent un portrait physique explica- tif dont Balzac ne se dispense évidemment pas. Selon une expression cu- rieuse, les yeux du juif polonais semblent avoir des oreilles. C’est un «homme de cinquante-six ans, à petites jambes turques dont le buste est large et puissant. Il y avait en cet homme quelque chose d’oriental car sa figure avait dû, dans la jeunesse, être fort belle; il en restait un nez hébraï- que long et recourbé comme un sabre de Damas. Le front, vraiment polo- nais, large et noble, mais ridé comme un papier froissé… [Sa] face pâle et maigre surmontée de cheveux gris mal peignés avait pour ornement une longue barbe très fournie, noire, mélangée de blanc, qui cachait la moitié du visage, en sorte que l’on ne voyait que le front, les yeux, le nez, les pom- mettes et la bouche»149. Une conversation entre le client désargenté — Godefroid — et Hal- pherson, qui exige des honoraires anticipés150 tant il est sûr de son traite- ment, révèle la complexité du personnage. Balzac n’a pas voulu en faire un simple savant exploitant son savoir et la misère des chrétiens, ce qui pour- rait être dans l’ordre des choses, tant il est vrai que le premier contact entre Godefroid et Halpherson se solde par la réflexion du premier: «Si le baron de Nucingen vous faisait dire qu’il souffre et veut vous visi- ter, répondriez-vous: qu’il vienne! – J’irai, répliqua froidement le juif en lançant un jet de salive… – Vous iriez, reprit doucement Godefroid parce que le baron de Nu- cingen a deux millions de rente… – Le reste ne fait rien à l’affaire, j’irais»151. Et Halpherson, piqué se découvre: «Chacun fait le bien à sa manière, et croyez que l’avidité que l’on me prête a sa raison; elle est simple». Quelle est-elle? C’est la Cause, la cause sociale, le communisme pour lequel Hal- pherson se donne tout entier152. Halpherson est le premier personnage juif de l’époque qui se signale par une dimension politiquement subversive, di-

149. L’Envers de l’histoire contemporaine, in op. cit., t. VIII, p. 375. 150. Balzac insiste sur ce fait. Voir, par exemple, p. 389. 151. Ibid., p. 377. 152. Ibid., p. 375. Balzac fait d’Halpherson un ami du révolutionnaire Joachim Lelewel. Ce Polonais, homme politique et historien (Varsovie 1786-Paris 1861), fut l’un des chefs les plus actifs de la révolution de 1830 dans son pays. Faut-il rappeler l’importance politique, à l’époque, des doctrines de Fourrier et surtout de Saint-Simon dont on peut résumer la pensée par la célèbre formule: à chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres? DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 531 mension qui sera plus tard dans nombre d’œuvres romanesques le chiffre du juif. Halpherson appartient donc à la catégorie des hommes qui souffrent de l’inégalité sociale et militent en faveur d’une société juste. Certes, ce ne sont pas là les opinions politiques de Balzac qui, redisons-le, ne méconnaît pas la misère — sa description de la rue du Fouarre dans L’Interdiction est éloquente — mais il ne s’implique pas dans un combat pour y mettre fin, et surtout récuse de toutes ses forces les moyens souhaités par Halpherson. Il ne faut pas oublier que son collègue Bianchon, si sympathique, tout en fré- quentant la bonne société des riches, tout en étant à la fois l’ami de Rastignac qui cherche, avant son mariage avec la fille de Nucingen, à trou- ver une femme pour éponger ses dettes, est aussi l’ami de d’Arthez, un des personnages les plus purs et les plus moraux de La comédie humaine. Bianchon juge son temps, le réprouve souvent, stigmatise un monde faux, mais ne se dévoue pas à sa transformation comme Halpherson, à preuve le dialogue entre Rastignac, l’amant cynique de Delphine de Nucingen, et Bianchon, qualifié de «Robespierre à lancette»: «Vieux boniface! fais comme ton ami Desplein: sois baron, sois chevalier de l’ordre de Saint-Mi- chel, deviens pair de France et marie tes filles à des ducs». Bianchon récuse cette perspective: «Je hais ces sortes de gens, je souhaite une révolution qui nous en délivre à jamais»153. Bianchon souhaite, mais jouit du monde qu’il déteste, tandis qu’Halpherson se donne tout entier pour le faire disparaître. Comme on le voit, Balzac, très habilement, sépare d’abord et rapproche ensuite sur le plan des idées ces deux médecins si opposés en tous points par ailleurs. Ainsi donc, et une fois de plus, ce n’est pas la cupidité d’Halpherson qui en fait un juif. Mais il y a mieux. Halpherson va se dévoi- ler comme un homme désintéressé capable de grandeur d’âme. La situation difficile des parents de sa patiente, Vanda, l’a touché. Cet homme qui, selon Balzac, est incapable de respect ou d’admiration, va manifester à l’égard de ces gens dans le malheur une bienveillance qui va se transformer en généro- sité. En effet, pour sauver son grand-père qu’il adore, Auguste de Mergi vole plusieurs billets de banque sur la cheminée d’Halpherson qui a deviné «comme tous les grands observateurs» ce qui a poussé le jeune homme au grand cœur. Alors, le médecin juif devient «le bon docteur», retire sa plainte, demande grâce pour le voleur154 et offre une leçon de pardon au père intraitable. Halpherson, savant, cupide ou désintéressé selon les cir- constances, puis généreux, est soustrait ainsi par Balzac à l’animadversion automatique des catholiques bien-pensants de la nouvelle, qui nourrissent parfois les clichés anti-juifs de l’auteur. 153. L’Interdiction, in op. cit., t. III, p. 426. 154. L’Envers de l’histoire contemporaine, in op. cit., t. VIII, p. 399 et suiv. 532 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

Brunner

Nous avons choisi d’achever ces considérations sur les grands personna- ges juifs de Balzac par une dérogation: Fritz Brunner, le seul juif qui n’a pas son homologue chrétien parfait. Il tient peu de place dans La comédie humaine. Nous sommes ici — une fois n’est pas coutume — en présence d’un vrai juif selon la loi hébraïque, puisque le géniteur de Fritz est un aubergiste calviniste allemand qui plume ses chalands. Pour s’enrichir da- vantage, il épouse une juive richement dotée qui a le bon goût de décéder rapidement. Fritz, «ce jeune produit du calvinisme et du mosaïsme», est li- vré à une marâtre allemande qui le pousse au vice et à la débauche. Tout en faisant de son mari l’homme le plus malheureux qui soit, la belle madame Brunner lui refusait aussi les joies de la maternité, car elle était stérile. Alors, «mue par une pensée diabolique», cette criminelle Allemande lança le jeune Fritz à l’âge de vingt et un ans dans des dissipations antigermani- ques. Elle espéra que «le cheval anglais, le vinaigre du Rhin, et les margue- rites de Goethe dévoreraient l’enfant de la juive et sa fortune»155. Il semble que la malignité de la marâtre n’ait pas entamé le bon naturel de Fritz car, après quelques fredaines, il retrouve «la capacité financière d’un enfant issu des Virlaz, sa famille juive», devient un riche banquier, «futur rival des Nucingen et des du Tillet». Le personnage de Brunner, que l’on trouve dans Le Cousin Pons, est intéressant en ce qu’il est une victime juive d’une chrétienne odieuse.

Les femmes

Et maintenant les femmes. D’abord, elles sont toutes belles, même lorsqu’elles sont enchâssées dans la sanie d’une famille où les juifs pullulent comme des rats156. Dans ce mi- lieu sordide, la beauté de Judith jaillit au point de séduire un officier d’Em- pire qui l’épousera. Aucune des juives de La comédie humaine n’échappe à cette admiration de Balzac, à preuve Coralie, qui n’est pas une fille d’Israël, est aussi belle qu’une juive, c’est-à-dire qu’elle est belle absolument. 155. Le Cousin Pons, in op. cit., t. VII, p. 537. 156. «Les hommes et les femmes semblent venir de deux mondes étrangers. Balzac, fas- ciné toute sa vie par un rêve “oriental”, l’a incarné dans ses héroïnes juives tandis qu’il ac- corde à leurs compagnons les mêmes traits physiques qu’aux habitants d’Europe centrale et qu’il les charge moralement de toutes les calomnies de l’antisémitisme. Les unes sont belles, les autres épais et lourds… et la plupart du temps laids. Balzac semble s’effacer derrière ses personnages et n’assume que rarement la responsabilité de qualificatifs péjoratifs». Voir PIERROT, art. cit., p. 92. Voir aussi KUPFER, op. cit., p. 198. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 533

Tout chez la juive incite aux rêves exotiques, asiatiques, orientaux, tous mystérieux et riches de sensualité; Balzac n’échappe pas à la mode roman- tique des «Orientales». La description d’Esther — la Torpille, la fille de Sara van Gobseck, la Belle Hollandaise, prostituée qui a ruiné Roguin et nourri Maxime de Trailles — est si fascinante qu’il faut laisser la plume à Balzac tout en lui reconnaissant le mérite de l’éternelle ambiguïté en ma- tière de judaïsme. Elle «venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté: sa mère était juive. Ses mains d’une incomparable noblesse étaient molles, transparentes et blanches… Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berry… Sa peau fine comme du papier de Chine et d’une chaude couleur d’ambre nuancé par des veines rouges était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur… Esther attirait soudain l’attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de Raphaël a le plus artistement coupés (sic), car Raphaël est le pein- tre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive… L’origine d’Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques et dont la couleur était un gris d’ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau»157. Cette perfection physique ne pouvait que confirmer le cœur généreux158. Rares sont les femmes qui peuvent aimer comme Esther, car elle renonce pour celui qu’elle a sacré son roi, Lucien de Rubempré, hélas encore Char- don! à l’honneur qu’elle croyait avoir reconquis, à la catharsis du baptême qui, selon elle, l’avait purifiée: «Lucien enfin était aimé absolument, et comme il est extrêmement rare que les femmes aiment un homme»159. Pour lui, nous le savons, elle accepte de se replonger dans la fange par amour, un amour qu’elle ne renie pas, même après avoir compris, au seuil du suicide, le rôle abject qu’on lui a fait jouer après une merveilleuse régénération par le remords d’une vie passée et l’amour d’une existence présente. Sa lettre d’ à Lucien, avant son suicide, est éloquente: «Une pauvre fille est dans la boue, comme j’y étais avant mon entrée au couvent; les hommes la trouvent belle; ils la font servir à leurs plaisirs en se dispensant d’égards, ils la renvoient à pied après être allés la chercher en voiture… Oui, j’aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité… Adieu mon nini, adieu… je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe, je serai ton Esther»160. La courtisane «juive» jette une mort de sainte à la face du couple qui l’as- sassine.

157. Splendeurs et misères des courtisanes, in op. cit., t. VI, p. 464-465. 158. Ibid., p. 442. 159. Ibid., p. 597. 160. Ibid., p. 761 et 762. 534 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC

Belle et sublime, mais dans un tout autre monde, Pauline de Villenoix est reléguée, en raison de ses origines, par les bien-pensants dans un cercle as- sez fermé constitué de personnages professant des opinions dites «libérales, patriotes ou constitutionnelles». Héritière d’un juif nommé Salomon, or- pheline, Pauline de Villenoix a vingt ans lorsqu’on la rencontre dans . «Ses traits offraient dans sa plus grande pureté le caractère de la beauté juive: ses lignes ovales, si larges et si virginales qui ont je ne sais quoi d’idéal, et respirent les délices de l’Orient, l’azur inaltérable de son ciel, les splendeurs de sa terre et les fabuleuses richesses de sa vie. Elle avait de beaux yeux voilés par de longues paupières frangées de cils épais et recourbés. Une innocence biblique éclatait sur son front. Son teint avait la blancheur mate des robes du lévite»161. Cette admirable jeune fille séduit Louis Lambert dont on connaît l’état de santé mentale. Lorsque celui-ci perdra la raison, Pauline, abandonnera tout pour soigner l’homme de son cœur162. «Cette femme, cet ange restait toujours là, assise devant un métier à tapisserie, et à chaque fois qu’elle tirait son aiguille, elle regardait Lam- bert en exprimant un sentiment triste et doux»163. Dans un tout autre regis- tre, la sublime Pauline atteint la sainteté d’Esther. Il est étrange que bien peu de chrétiennes soutiennent la comparaison avec ces héroïnes. Les figu- res d’une Ursule Mirouet ou d’une Eugénie Grandet sont bien émouvantes dans leurs amours pathétiques, muettes et sacrifiées, mais n’ont rien de la grandeur de ces deux juives. Dans Le Cousin Pons, la très belle Noémi Magus est adorée et servie dans le palais paternel, sévèrement gardée comme un joyau. Si Magus est possessif à l’extrême, il a ses raisons. Il n’ignore pas que, dans le monde chrétien, la beauté jeune et parfaite est la proie des séducteurs qui n’hésitent pas à la vendre. Le confinement de la jeune fille a donc des raisons esthéti- ques — la jeune fille est considérée comme une œuvre d’art — et de pru- dence paternelle. Ce confinement n’a rien à voir avec celui d’Eugénie Grandet. Il existe pourtant une exception fort intéressante avec Josepha Mirah, autre type de juive. C’est une femme de décision, une courtisane sans re- mords, belle bien évidemment, fille naturelle d’un riche banquier juif164.

161. Louis Lambert, in op. cit., t. XI, p. 658-659. 162. Ibid., p. 679. 163. Ibid., p. 683. 164. La Cousine Bette, in op. cit., t. VII, p. 65: «Josepha, madame, est juive, elle se nomme Mirah (c’est l’anagramme de Hiram), un chiffre israélite pour pouvoir la reconnaître, car c’est une enfant abandonnnée en Allemagne…». Comme le soulignent pertinemment Arlette et Roger Pierrot dans leur «Note sur Balzac et les juifs» (art. cit., p. 88), selon la loi juive, Josepha n’est pas juive puisque seule compte la transmission maternelle. Néanmoins elle se proclame juive avec fierté. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 535

Elle assume ouvertement une judéité qu’aucune eau baptismale n’a effacée. Crevel la découvre, l’installe dans ses meubles, développe ses talents artis- tiques et tout spécialement ses dons musicaux. Hulot la chipe à Crevel, la lance aux Italiens. Elle devient une prima donna à l’Opéra et se fait fastueu- sement entretenir par un duc fin de race. À la beauté et au talent se greffent ici des traits de caractère tout à fait originaux. Intelligente, cynique mais aussi reconnaissante et généreuse, elle est une exception dans La Cousine Bette, le seul personnage, suivant le mot de Pierre Barbéris, qui se soustrait à la bestialité, la corruption générale pour aider avec cœur l’innocente et pure Adeline. Celle-ci trompée, humiliée par son époux Hulot, vieillard à la sexualité sénile et persévérante, tente d’arracher son mari au vice. Celui qui fut un grand serviteur de Napoléon se complaît, à un âge avancé, dans une débau- che fangeuse qui le ruine ainsi que sa famille. Des bals de la cour impériale à la chambre de Valérie Marneffe, il finit son existence, après avoir marty- risé tous ceux qui l’aiment, dans la chambre d’une souillon qui lui compte ses faveurs ancillaires. En quête d’argent pour satisfaire sa libido chroni- que, il s’adresse à Josepha qui, après avoir constaté sa dégradation physique avec pitié, lui manifeste une compassion cinglante et émouvante: «Tu es un homme à passions, on te ferait vendre ta patrie! Aussi, vois-tu, je suis prête à tout faire pour toi! Tu es mon père, tu m’as lancée, c’est sacré. Que te faut-il? Veux-tu cent mille francs? On s’exterminera le tempérament pour te les gagner. Quant à te donner la pâtée et la niche, ce n’est rien. Tu auras ton couvert mis ici tous les jours; tu peux prendre une belle chambre au second et tu auras cent écus par mois pour ta poche»165. Mais il faut à Hulot des femmes de plus en plus jeunes; Josepha le sait et elle lui indique un petit sujet à protéger. La gamine a seize ans, Hulot en a soixante-douze mais qu’importe! Josepha financera les distractions. Et lorsqu’Adeline viendra lui rendre visite, la juive, avec déférence, donnera une extraordi- naire leçon d’amour à la pauvre baronne en lui apprenant qu’une épouse, si elle veut garder son mari, doit être une femme comme il le faut, mais sur- tout une femme «comme il en faut» et Josepha d’en appeler aux pouvoirs publics: «Eh! bien, si vous aviez eu, voyez-vous, un peu de notre chic, vous l’auriez empêché de courailler; car vous auriez été ce que nous savons être: toutes les femmes pour un homme. Le gouvernement devrait créer une école de gymnastique pour les honnêtes femmes!»166. C’est encore Josepha qui promet d’aider Adeline à retrouver le vieux marcheur en chasse. Et ici, chose très rare dans La comédie humaine, nous 165. Ibid., p. 359. 166. Ibid., p. 385. 536 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC voyons un personnage revendiquer sa judéité avec orgueil. Dans un mot adressé à la baronne Hulot lui confirmant qu’elle tente tout son possible pour retrouver le baron, Josepha termine ainsi: «La pauvre juive tiendra la promesse faite à la chrétienne»167. Aucune des juives de Balzac, avant de mourir, n’aurait proféré le blasphème de Valérie Marneffe qui fait de son Créateur un miché: «Oui, il faut que je fasse le bon Dieu»168. Décidément toutes les juives de Balzac sont des femmes admirables, belles, généreuses voire sublimes.

Conclusion

Tout au long de cette recherche de la judéité dans La comédie humaine, nous avons vu qu’elle échappait, de façon paradoxale, au juif traditionnelle- ment décrit et décrié. Les préjugés dont l’auteur ne peut se déprendre auraient pu le condamner au stéréotype, pourtant il s’en soustrait tout en vilipendant immédiatement et mécaniquement le juif, puis en s’ingéniant médiatement à en compliquer le caractère. Gaubertin, Grandet, Nucingen, loup-cervier urbain qui a son homologue animal dans la ruralité en la per- sonne de Rigou, partagent la même passion sensuelle pour le métal jaune. La saleté, le pullulement attesteraient-ils de la présence juive? Seraient- ils le propre du juif? Les senteurs méphitiques émanent également de la rue du Fouarre où un système capitaliste impitoyable relègue un sous-proléta- riat misérable. Alors la bassesse? Le bagnard Collin nous affirme qu’elle est juive: «Dans le commerce du monde, soyez âpre comme le juif et bas comme lui»169. Le juif est bas, peut-être, mais les hommes qui l’entourent sont abyssaux. Cerizet est un «homme ignoble», compagnon d’usure de Clapa- ron, autre belle figure de La comédie humaine, et que dire de Gigonnet, ins- trument de du Tillet? Plus de la moitié des personnages de La comédie hu- maine incarnent l’abjection. Or nous savons que sur les deux mille quatre cent soixante-douze personnages de l’œuvre, trente seulement sont perçus comme juifs et que, parmi eux, une demi-douzaine sont des personnages d’importance. Nous n’ignorons pas qui sont Mitral, Barbet, usuriers de quartier qui vivent de la misère humaine. Tous sont présentés comme de nouveaux Shylocks, ce qui nous amène à conclure que Shylock n’est pas juif puisqu’il incarne un type d’homme qui appartient à toutes les religions. Palma, Werbrust, juifs, communient dans la même catholicité avec leurs

167. Ibid., p. 425. 168. Ibid., p. 433. 169. Les Illusions perdues, in op. cit., t. V, p. 696. DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC 537 confrères chrétiens dont le plus abject est l’ignoble Samenon qui ajoute à l’usure la pornographie. Mais négligeons cette menuaille interconfession- nelle. Nous savons aussi que Balzac cède trop souvent à la tentation de la con- fusion: les juifs sont assimilés aux Normands, aux Auvergnats, aux Arabes et aux Lombards. Mais là encore le dénigrement populaire achoppe parce qu’il est insuffisant, et le juif résiste donc à tout modèle réducteur. C’est un des traits du génie de Balzac que d’avoir perçu le juif — qui émerge à peine de façon vraiment visible dans la société française — comme un être que l’on ne peut enfermer dans aucune catégorie et qui échappe dangereuse- ment à la définition si stupidement et si habituellement fournie par les pré- décesseurs de notre auteur, héritiers des clichés du moyen âge et de la haine entretenue par l’Église. Les personnages juifs ont des traits communs non réductibles à une idée nationale. En effet, si l’on tient compte de l’importance qu’accorde Balzac à la société, «l’homme prend toujours quelque chose du milieu où il vit… La Nature Sociale arme les Espèces des qualités nécessaires aux services qu’elle en attend! La société, c’est une autre nature»170. On pourrait dire alors que la société française telle que nous l’avons décrite, toute vouée à l’or, a fait ses juifs. Amisso joco. Les juifs de La comédie humaine manifes- tent d’abord une ouverture à la générosité, à l’amour pur, qui ne sont pas incompatibles avec l’activité intéressée, voire cupide, des personnages juifs. En revanche, leurs homologues chrétiens écoutent fort peu les batte- ments de leur cœur. De plus, on trouve chez les juifs de Balzac, en matière d’amour, une sincérité pathétique qui exclut toute perversité dans leurs rap- ports sexuels. Cette perversité on la découvre dans le couple Vautrin-Lu- cien avec une coloration sodomitique, sans parler de La Fille aux yeux d’or où règne Lesbos, tandis qu’un castrat travesti est le héros de Sarrazine. Gobseck, Nucingen, Magus, Halpherson sont à leur façon des hommes puissants, dévorés par des passions amoureuses qui n’ont rien à voir avec l’or. Ces passions leur sont bénéfiques, car non investies absolument par le capitalisme ambiant, elles expriment une contradiction flagrante de la na- ture humaine poussée à l’extrême degré. Chacun, selon son ingenium, ma- nifeste un recul face au monde, une ironie corrosive, un désabusement par- fois tragique, une tristesse infinie, une prise de conscience que l’homme n’est qu’un être voué à la mort, qui se pétrit avec leur âpre volonté de réus- site ou de transformation de la société. Tout cela est quelque peu mysté- rieux, en tous les cas nouveau, et s’il faut tenter de débusquer la judéité,

170. Splendeurs et misères des courtisanes in op. cit., t. V, p. 561, et PIERROT, art. cit., p. 87. 538 DE L'OR ET DES JUIFS DANS L'ŒUVRE DE BALZAC c’est dans ce lieu étrange où se croisent et se rencontrent la ratio — le cal- cul — et la passion. Enfin, il ne peut échapper à personne qu’il existe une projection certaine de l’homme Balzac dans ses personnages juifs dont il envie la force et l’in- telligence. Nous savons que Balzac se voulait le Napoléon des lettres et il se trouve que les grands juifs de La comédie humaine sont souvent des Na- poléons dans l’exercice de leur profession. Balzac aurait voulu être aussi ri- che que Nucingen, aussi puissant que Gobseck, aussi savant que Magus. Peut-être aurait-il voulu aimer comme Nathan mais, contrairement au jour- naliste, le romancier n’a jamais su séparer l’amour de la finance. Albert Béguin a bien perçu ce trouble attrait de Balzac pour certains de ses person- nages juifs. Analysant Gobseck, il écrit: «Le juif c’est, provisoirement au moins, une image en laquelle se reconnaît Balzac lui-même»171. Reste que Balzac a restitué au juif son humanité en lui reconnaissant, comme chiffre de sa judéité, une complexité ignorée jusqu’alors par ses prédécesseurs. S’il n’existe pas de grands juifs absolument méchants, en revanche, pour ce qui est des juives, elles sont toutes, à des degrés divers, des femmes incarnant la beauté, bonnes et généreuses. Grâce à l’homothétie, nous avons pu cerner la spécificité du juif dans l’œuvre de Balzac et rendre ainsi justice à son génie. Comparé à son homo- logue juif, le chrétien est un homme entièrement ce qu’il est alors que le juif est toujours un homme déchiré et en porte à faux avec une société qu’il maîtrise parfois mais qui le méprise toujours.

171. Balzac lu et relu, Paris, s. d., p. 192.