FORÊT ET COMMUNICATION Groupe d’Histoire des Forêts Françaises Le présent ouvrage est le fruit du programme de recherche, initié en 2009 par le Groupe d’Histoire des forêts françaises et l’Université catholique de Louvain (UCL) : Textes réunis et présentés par « Arbre, forêt et bois, politiques et communications XVIe-XXIe siècles ». Sous la direction Charles DEREIX, Christine FARCY d’Andrée CORVOL-DESSERT (CNRS, ENS Ulm Paris, ) et de Christine FARCY (Université Catholique de Louvain, Belgique), le programme d’étude a fédéré des et François LORMANT chercheurs français et belges issus de dif érents horizons disciplinaires : Histoire, Économie, Sociologie, Ethnologie, (Bio-)géographie, Droit, Sciences politiques et Sciences de la Communication. Ce programme est parti du constat qu’au cours de l’histoire, les représentations sociales de l’arbre et de la forêt ont été forgées par l’utilisation de leur image à des f ns diverses, religieuses, politiques voire commerciales. Aujourd’hui, arbres et forêts bénéf cient d’une image globalement positive. Cette image peut cependant FORÊT s’avérer Le présent très éloignée ouvrage de est la le situation fruit du économiqueprogramme de et recherche, sociale vécue initié en par 2009 les acteurspar le directementGroupe d’Histoire concernés des parforêts le devenirfrançaises des et espaces l’Université forestiers catholique que sont de lesLouvain propriétaires, (UCL) : les« Arbre,gestionnaires forêt et etbois, autres politiques partenaires et communications de la f lière-bois. XVIe- XXIeParfois siècle considérés ». Sous la comme direction les détenteursd’Andrée CORVOL symboliques-DESSERT d’un (CNRS, bien ENS qui Ulm appartiendrait Paris, France) à ettous, de Christineles propriétaires FARCY (Université forestiers voientCatholique leur légitimitéde Louvain, s’éroder. Belgique), Ils le observent programme avec d’étude crainte a fédéré le fossé des sechercheurs creuser françaisentre le ET COMMUNICATION publicet belges et eux. issus Ils deconstatent différents que horizons leurs actesdisciplinaires de renouvellement : Histoire, Économie, et d’exploitation Sociologie, de leurEthnologie, forêt font (Bio de-)géographie, plus en plus Droit, souvent Sciences l’objet politiques de contestations. et Sciences de la Communication. HÉRITAGES, REPRÉSENTATIONS ET DÉFIS L’objectif Ce programme du programme est parti était du doncconstat de qu’au comprendre cours de la genèsel’histoire, de les ces représentations contradictions etsociales paradoxes de l’arbre et ensuite et de de la proposerforêt ont lesété lignes forgées de par force l’utilisation d’une communication de leur image à forestière des fins FORÊT ET COMMUNICATION nouvelle,diverses, susceptiblereligieuses, depolitiques contribuer voire à une commerciales meilleure compréhension. Aujourd’hui, entrearbres les et forestiers forêts etbénéficient le public, voired’une àimage une réconciliation globalement positive autour. d’enjeuxCette image de sociétépeut cependant partagés. s’avérer très éloignée de la situation économique et sociale vécue par les acteurs directement concernés par le devenir des espaces forestiers que sont les propriétaires, les gestionnaires et autres partenaires de la filière-bois. Parfois considérés comme les détenteurs symboliques d'un bien qui appartiendrait à tous, les propriétaires forestiers voient leur légitimité s’éroder. Ils observent avec crainte le fossé se creuser entre le public et eux. Ils constatent que leurs actes de renouvellement et d'exploitation de leur forêt font de plus en plus souvent l'objet de contestations. FARCY L’objectif du programme était donc de comprendre la genèse de ces contradictions et paradoxes et ensuite de proposer les lignes de force d’une communication forestière Lenouvelle, Groupe susceptible d’Histoire de des contribuer Forêts Françaisesà une meilleure est compréhensionune association entre interdisciplinaire les forestiers et de scientifile public, ques voire qui àanalysent une réconciliation le patrimoine autour sylvicole d’enjeux et de communiquent société partagés au. public le résultat de leurs travaux. et François LORMANT Textes réunis et présentés par Charles DEREIX, Christine Charles DEREIX,

Photographie de couverture : Fotolia. ISBN xxx xxx xxx xxxx Prix : 32,50 € ISBN : 978-2-343-09043-6 32,50 €

Sub tegmine fagi Walloniae 1… Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée

Luc COURTOIS2

Le géographe vous le dira : l’arbre est partout ! Dans les rues de Paris comme dans le parc de Versailles, dans la plantation de bonzaïs de votre étagère, comme dans la haie vive de mon jardin. En ce sens, l’arbre est aussi omniprésent dans la bande dessinée, sans qu’il soit réellement possible d’en dresser une nomenclature pertinente en termes de représentation. La forêt, c’est autre chose. Un ensemble forestier n’est pas l’autre : le relief, l’hydrographie, les essences, l’habitat, etc., contribuent sans conteste à singulariser les espaces et à nous en donner des représentations caractéristiques, que la bande dessinée peut mobiliser : c’est cette connivence spontanée entre lecteur et dessinateur qui fait que nous reconnaissons au premier coup d’œil la forêt amazonienne de Palombie chez Franquin3 ou les paysages campagnards du Brabant wallon chez Hergé4. Et

1 Réminiscences sylvestres de latiniste, quand la forêt rime avec la « dolce vita » de la propagande impériale : Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi siluestrem tenui Musam meditaris auena ; nos patriae finis et dulcia linquimus arua (VIRGILE, Bucolique I,1) : « Tytire, tandis que toi, allongé dans l'ombre d'un grand hêtre, tu répètes un air champêtre sur tes légers pipeaux, nous, nous abandonnons le pays de nos pères et ses douces campagnes »… 2 Professeur d’Histoire, Faculté de philosophie, arts et lettres, Institut d'analyse du changement dans l'histoire et les sociétés contemporaines (IACCHOS), Université catholique de Louvain, Belgique. 3 Il s’agit évidemment de la forêt amazonienne. Voir, par exemple A. FRANQUIN, Le Nid des marsupilamis (Spirou et Fantasio, t. 12), , 1960, passim. Pour suivre la production « de Töpffer à nos jours », il existe un répertoire bisannuel des albums publiés en langue française, véritable « bible » du bédéphile : M. BÉRA, M. DENNI et P. MELLOT, Trésors de la bande dessinée. BDM. Catalogue encyclopédique et Argus. 2015-2016, 20e éd., Paris, 2014. On s’y référera pour l’identification de tous les albums cités ici. 4 Voir ici D. MARICQ, Hergé côté jardin. Un dessinateur à la campagne, s. l. [Bruxelles], s. d. [2011], consacré au Brabant wallon inspirateur d’Hergé. Ainsi, par exemple, l’auteur cite, p. 152-153, la première vignette de paysage dans Tintin et les Picaros (Les aventures de Tintin, t. 23), Casterman, 1975, qui effectivement, pour qui connaît les lieux situés à moins de dix kilomètres de Louvain-la-Neuve, présente une vue du village de Céroux au sortir du hameau de Ferrière, où Hergé habitait… 133 Luc COURTOIS ici, le choix de tel ou tel massif arboré n’est jamais anodin ! C’est donc aux figurations – réelles et imaginaires, nous allons le voir – de LA forêt wallonne que cet article est consacré5. La forêt, d’accord, mais pourquoi la forêt wallonne ? Simplement parce que le hasard des sollicitations de recherche nous a amenés à nous intéresser aux ancrages régionaux (paysager, notamment) de la bande dessinée francophone belge dès les années 19906, et parce qu’il faut une grande familiarité avec les paysages réels d’une région pour en repérer les transpositions iconographiques : si nous reconnaissons au premier coup d’œil le paysage des Hautes Fagnes chez Comès, nous sommes beaucoup moins assurés quand il s’agit de terroirs français, par exemple, moins familiers ! D’autant que les paysages sont aussi « mentaux » et que leur traitement diffère sensiblement chez le géographe ou chez le dessinateur de bande dessinée. Si tous deux ramènent la richesse de ce que l’œil perçoit aux deux dimensions d’une carte ou d’une vignette, les règles de la réduction ne coïncident pas forcément : d’un côté les principes rigoureux d’une représentation « objective », de l’autre les préoccupations narratives ou sémiologiques qui peuvent amener l’artiste à « suggérer » un référent par un détail « codé » connu de ses lecteurs. Comme nous, les créateurs de bandes dessinées traversent la vie avec les souliers de leur enfance : sans qu’ils s’en aperçoivent, se constituent dans leur esprit (et le nôtre), par superposition de strates affectives sédimentaires, tantôt réelles (les vacances en Ardenne), tantôt imaginaires (les frissons du Petit Poucet égaré dans sa noire futaie), des « images mentales » qui conditionnent en retour notre regard. Au-delà de ce qui est perçu, c’est donc toute la densité imaginaire d’un paysage « reconstitué » que le dessinateur exprime. Il ne faut donc pas chercher nécessairement dans le traitement des paysages un réalisme géographique auquel aucun auteur ne prétend. Mais, à travers le foisonnement d’images produites cependant, que de références, manifestes ou implicites, massives ou subreptices, à l’espace wallon et, en l’occurrence, à ses forêts !

5 Sur l’histoire de la bande dessinée franco-belge, voir les « classiques » : Introduction à la bande dessinée belge (Catalogue de l’exposition organisée à la Bibliothèque royale Albert Ier, t. 30), sous la dir. de K. BAAN, Bruxelles, 1968 ; C. MOLITERNI, Histoire de la bande dessinée d'expression française, Ivry, 1972 ; D. LAET et Y. VARENDE, Au-delà du septième art. Histoire de la bande dessinée belge (Textes et documents. Chroniques belges, t. CCCXXII), Bruxelles, 1979 ; H. FILIPPINI, J. GLÉNAT, T. MARTENS, et N. SADOUL, Histoire de la bande dessinée en France et en Belgique des origines à nos jours, nouv. éd., Grenoble, 1984. 6 L'imaginaire wallon dans la bande dessinée (Publications de la Fondation wallonne P.- M. et J.-F. Humblet. Série Études et documents, t. 1), Études réunies et éditées par L. COUTOIS, Louvain-la-Neuve, 1991.

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Ill. 1. La bataille de la forêt de Teutberg : « Quintili Vare, legiones redde ! »7. J. MARTIN, Les Légions perdues (Les Aventures d'Alix, t. VI), © Casterman, 1965, p. 42, vignette 5. Avec l'aimable autorisation des auteurs et des Éditions Casterman.

En fait, sur le plan des représentations, les références sylvestres de notre corpus peuvent, in abstracto, s’ordonner dans un espace structuré par trois axes, géographique, historique et symbolique8. L’axe géographique, tout d’abord, nous permet d’identifier les espaces forestiers actuels, grâce à leurs caractéristiques topographiques ou hydrographiques, à la typologie et à la morphologie de leur habitat, etc. À de rares exceptions près, cependant, que nous nous contenterons ici d’illustrer par l’un ou l’autre exemple parlant, c’est la grande forêt d’Ardenne et ses abords immédiats (Famenne et Condroz, au Nord ; Gaume au Sud) qui domine ici. Si cet espace se dit à travers ses caractéristiques paysagères, il est également identifié par ce que l’on pourrait appeler des marqueurs « touristiques », qui correspondent aux représentations collectives

7 C’est dans la Forêt de Teutberg ou Teutoburgerwald (Germanie) qu’eut lieu en l’an 9 de notre ère le massacre de trois légions romaines (les XVII, XVIII et XIXe, jamais reconstituées par la suite, et qui comptaient environs 20 000 hommes avec les troupes auxiliaires). Derrière cet événement se cache la forêt primaire, à peu près vierge de tout aménagement humain et en cela, opposée à la « civilisation ». C’est par excellence l’image de la forêt dangereuse et impénétrable aux armées, véritable glacis militaire en quelque sorte. Ici, on peut voir les légions en retraite au soir de la première journée de bataille, elles réussissent encore à établir un camp retranché, mais pour la dernière fois… Au témoignage de Suétone, cet épisode tragique de l’histoire de Rome aurait fait dire à Auguste : « Quintili Vare, legiones redde ! », ‘Varus, rends-moi mes légions !’ (Suétone, Vita divi Augusti, 23). 8 Voir ici C. CHRISTIANS, Bande dessinée et géographie, dans Du régional à l’universel. L'imaginaire wallon dans la bande dessinée (Publications de la Fondation wallonne Pierre-Marie et Jean-François Humblet. Série Études et documents, t. 4), sous la dir. de J. PIROTTE, assisté de L. COURTOIS et A. PIROTTE, avec le concours de J. L. TILLEUIL, Louvain-la-Neuve, 1999, p. 17-24. Voir également L. COURTOIS, L’espace wallon : réalités et perceptions à travers la bande dessinée wallonne, dans Wallonie et Québec. Dynamiques des espaces francophones (Collection géographie historique), sous la dir. de B. CAULIER et L. COURTOIS, Québec, 2006, p. 77-110.

135 Luc COURTOIS contemporaines de certains hauts lieux liés précisément à la forêt. L’axe du temps, ensuite, qui nous conduit de l’Antiquité, où la forêt, primaire et sauvage, est encore partout, à la forêt d’aujourd’hui, entretenue et domestiquée, et que nos contemporains perçoivent spontanément comme « naturelle ». Du massacre des légions de Varus aux confins de la Germanie en l’an 9, à la Bataille des Ardennes de l’hiver 1944-1945, en passant par l’aventure de la sidérurgie proto-industrielle au charbon de bois, la forêt sert de cadre à d’innombrables sagas historiques. L’axe de l’imaginaire, enfin, qui nous fait évoluer de l’observation quasi photographique des paysages à leur sublimation onirique. Si les décors boisés que parcourt « La Tchalette » sont bien gaumais (de Lorraine belge)9, les êtres qui les peuplent et leurs maléfices ne sont que pures fictions dérivées du vieux légendaire ardennais.

Ill. 2. La Tchalette, sorcière de Mogimont (Semois) : loup blanc contre loups noirs10. J.-C. SERVAIS, La Tchalette et autres contes de magie et de sorcellerie (Histoires et Légendes), Éditions Le Lombard, 1982, p. 1 de couverture. Servais © LE LOMBARD (Dargaud – Lombard S.A.), 2016.

9 J.-C. SERVAIS, La Tchalette et autres contes de magie et de sorcellerie (Histoires et Légendes), Bruxelles, Éditions du Lombard, 1982, 76 p. (2e éd., Éditions du Lombard, 1994 ; 3e éd., Dupuis, 1994). 10 Dans La Tchalette, Servais s’est inspiré d’histoires « réelles » consignées par le docteur Th. Delogne. Né à Oizy (Bièvre), il avait été longtemps médecin de campagne à Alle-sur-Semois et, très bon ethnologue, il avait entrepris de recueillir les récits villageois, très éclairants sur les mœurs et croyances de nos aïeux (L'Ardenne méridionale belge. Une page de son histoire et son folklore, suivis du Procès des sorcières de Sugny en 1697, Bruxelles, H. Lamertin, 1914, 273 p., ici p. 149-155, le chapitre La « Tchalette » de Mogimont et ses maléfices). Lorsque les loups noirs reviennent au village et y sèment la désolation, c’est un mystérieux loup blanc invincible qui sauve la communauté. Étrange : quand la Tchalette réapparaît, elle porte la même blessure au visage que le loup blanc salvateur. Le loup et la forêt profonde : un stéréotype de la grande forêt mystérieuse et fantastique et, de là, souvent associée à des créatures lycanthropes effrayantes.

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Il faudrait en rigueur, pour explorer systématiquement ce foisonnement d’images, l’analyser en trois parcours distincts, mais qui se croiseraient et se recroiseraient inéluctablement : les représentations typées des paysages forestiers contemporains sont souvent hérités d’une longue histoire et renvoient nécessairement, comme nous l’avons dit, à des connotations symboliques bien connues des lecteurs ; les mises en images d’événements du passé liés à la forêt sont plus ou moins romancées et caricaturées en fonction d’a priori spatiaux et des traditions et légendes locales ; et la figuration d’une iconographie imaginaire dérivée de constructions ethnologiques séculaires s’appuie sur un substrat géographique solide ! Ce triple parcours n’étant pas praticable ici pour des raisons évidentes de place impartie à cette contribution, nous nous contenterons – sauf exceptions particulièrement éclairantes – d’une simple approche spatiale, suffisamment diversifiée d’ailleurs pour ouvrir aux dimensions historiques et fantastiques que nous suggérerons brièvement. Le lecteur nous pardonnera donc le côté parfois quelque peu impressionniste de notre petit tour des bois wallons en 80 cases…

I. Petite géographie des terroirs wallons

Le paysage wallon n’est pas quelconque. Si l’on interroge la géographie humaine, les régions agro-géographiques de Wallonie se succèdent du Nord au Sud en cinq bandes relativement homogènes, même si elles offrent quelques variantes sous-régionales. Il y a d’abord la zone limoneuse, plaine fertile au relief légèrement vallonné, couverte de champs à perte de vue, qui s’étire d’Est en Ouest, du Hainaut occidental à la Hesbaye liégeoise, en passant par les vallées verdoyantes des « Ardennes brabançonnes ». Puis, les bas plateaux limoneux passés, au-delà du sillon industriel et urbain Haine-Sambre-Meuse, vient le Condroz, alternant les « tiges » (crêtes) boisées et les « chavées » (dépressions) cultivées, flanqué de ses abords : l’Ardenne condrusienne, au Nord, et la dépression humide de Fagne-Famenne, au Sud, creusée au pied du massif ardennais, avec une bande calcaire de transition, la Calestienne, connue pour ses « pelouses calcicoles ». Vient alors l’Ardenne, hauts plateaux au relief âpre et entaillé, aux sols pauvres et perturbés, dont la couverture boisée ou les herbages soulignent la médiocrité, et qui s’élèvent jusqu’aux Hautes Fagnes culminant à près de 700 mètres. Enfin, plus au Sud encore, la Lorraine belge, petite Provence des bords de Semois, au climat doux et que se partagent la Gaume, de langue romane, et le Pays d’Arlon (Arelerland), de langue germanique. Sans oublier, au Nord-Est, une exception notable : le Pays de Herve, authentique

137 Luc COURTOIS bocage, seul terroir wallon à être passé dès le XVIe siècle à l’individualisme agraire et où d’anciens villages alternent dès lors avec de grosses fermes isolées au milieu de prairies plantées de fruitiers haute-tige11.

Ill. 3. Le pays de Herve : un authentique bocage12. F. WALTHERY et R. CAUVIN, Li vî bleû (Lès plus clapantès fåves dèl gazète Spirou), Traduction et adaptation en wallon liégeois de J. HOUBART-HOUGE, Dupuis, 1980, p. 38, vignette 5, © Noir Dessin-F. Walthéry.

Dans l’ensemble – mais il y a des exceptions – les cultures riches dominent dans les zones fertiles, les herbages s’imposent sur les terres trop pentues ou humides pour supporter la charrue, de même que sur les sols moyens, tandis que la forêt couvre irrémédiablement tout le reste. Si la

11 Sur les différents types de paysages wallons, voir : C. CHRISTIANS et L. DAELS, Belgium : A Geographical Introduction to its Regional Diversity And its Human Richness (Société géographique de Liège. Bulletin, t. 24), Liège, 1988 ; C. CHRISTIANS, Les paysages de la Belgique wallonne, dans Les paysages ruraux, multiples richesses, multiples approches (Société géographique de Liège. Notes de recherches, t. 7), 1987, p. 15-27 ; Voir également : Géographie de la Belgique, sous la dir. de J. DENIS, Bruxelles, 1992 (dont C. CHRISTIANS, Les campagnes, p. 483-536). 12 Un certain nombre d’auteurs, qui sont originaires du Pays de Herve (Mittéï, François Walthéry, Georges Van Linthout et son frère Stibane), se sont souvent inspirés des décors du bocage hervien dans leurs albums. Un de leurs récits le plus connu, Le Vieux Bleu de Walthéry, nous donne ainsi à voir des paysages caractéristiques de prairies peuplées de vaches Holstein et plantées de fruitiers magnifiquement en fleurs au printemps. À leur vue, un habitant de la Cité ardente (liégeois) rêvera immédiatement au célèbre fromage de Herve et au non moins connu sirop de Liège, authentiques produits du terroir et qui ont donné naissance à une gastronomie locale réputée !

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Wallonie abrite 80% de la forêt belge (± 30% du territoire national), cette dernière y est très diversement répartie. Rare dans la zone limoneuse, elle s’y limite à quelques réserves de chasse et de bois de construction, ou identifie les terres résolument stériles. Plus abondante sur les plateaux condrusiens, elle s’impose majoritairement en Ardenne et en Lorraine13. Au sein de notre corpus – et ce n’est pas un hasard –, l'Ardenne (et ses abords) est précisément la région qui inspire les représentations les plus typées présentes dans la bande dessinée wallonne : « C'est que, comme le souligne Charles Christians, le décor ardennais, la forêt, les loups, le gibier, la neige, l'habitat ancestral, laissent la place autant au réalisme qu'à l'imaginaire, autant au présent qu'au passé proche ou lointain »14.

II. Typologie des « Belles images » de la forêt dans la BD wallonne

Avant de nous focaliser sur les arbres de ces grands paysages wallons, disons quelques mots du traitement des espaces forestiers en général dans la bande dessinée francophone belge. Les créateurs peuvent schématiquement se répartir en trois groupes, selon la nature et l’intensité des liens qu’ils ont tissés avec nos frondaisons régionales15. Il est des auteurs qui y situent le temps d’une aventure, ou intégralement, l’action de leur récit, mais en des contrées exotiques ou étrangères. On peut citer ici, à titre d’exemple, la série Les Schtroumpfs, de Peyo, qui évolue dans une forêt « imaginaire »16, ou la

13 Sur la forêt wallonne, voir : F. GOBLET D’ALVIELLA, Histoire des bois et forêts de Belgique. Des origines à la fin du régime autrichien, t. 1, Bruxelles-Paris, 1927 ; O. TULIPPE, L’homme et la forêt tempérée en Belgique, dans Bulletin de la Société royale belge de géographie, t. 66, 1942 ; E. CLICHEROUX, « L’évolution de la forêt en Belgique », dans Bulletin de l’Institut de recherches économiques et sociales, t. 22, 1956 ; Le grand livre de la forêt wallonne, Liège, 1985 ; F. DEVILLEZ et C. DELHAISE, « Histoire de la forêt wallonne face à l’agriculture des origines à nos jours, dans Forêt Wallonne », t. 13, Automne, 1991, p. 2-12 ; P.-A. TALLIER, « Entre déboisements, boisements et reboisements, deux siècles d’histoire des forêts belges », ibid., t. 68, janvier-février 2004, p. 8-19. 14 C. CHRISTIANS, Bande dessinée et géographie…, op. cit., p. 17. 15 Sur les auteurs cités ici, nous renvoyons de manière générale à L. COURTOIS et A. PIROTTE, « Auteurs de bande dessinée de Wallonie et de Bruxelles », dans Du régional à l'universel…, op. cit., p. 203-258. 16 Les petits lutins bleus ont fait leur apparition dans un épisode de Johan et Pirlouit, La flûte à six trous, prépublié dans Spirou en 1958 et sorti en album en 1960 sous le titre La Flûte à six schtroumpfs (PEYO, [Johan et Pirlouit, t. 16], Dupuis, 1960). 16 volumes avaient paru au décès de Peyo, avant que son fils, Thierry Culliford, ne reprenne une série dont le succès ne s’est jamais démenti.

139 Luc COURTOIS série Thorgal, de Grzegorz Rosinski et Jean Van Hamme, dont toute l’action se déploie dans la grande forêt nordique sur fond de mythologies scandinaves17.

Ill. 4. La forêt de Soignes : exemple caractéristique d’une hêtraie-cathédrale18. SÉRAPHINE et TH. BARBONI, Rose d’Élisabethville (Aire Libre), Dupuis, 2010, p. 57, vignette 6. Séraphine, Barboni © DUPUIS, 2016.

Il en est d’autres, à l’opposé, qui réalisent, le temps d’une case ou d’un album, une escapade dans l’un ou l’autre bois bien connu des lecteurs wallons. On peut citer ici, à titre purement exemplatif, l’album Rose d’Élisabethville, dont les aventures bruxelloises sur fond de décolonisation du Congo belge dans les années 1960 nous emmène, rien qu’une planche,

17 La série a été lancée en 1977 dans Tintin et le premier volume est paru en 1980 : ROSINSKI et VAN HAMME, La magicienne trahie (Thorgal, t. 1), Éditions du Lombard, 1980. Le dernier volume, le tome 34, est paru en 2013, avec Yves Sente au scénario. 18 Rose d’Élisabethville raconte les aventures croisées de deux couples belge et congolais dans le Bruxelles des années 1960 sur fond de décolonisation : voyage authentique à travers l’imaginaire colonial, Bruxelles et sa grande banlieue. Du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervueren (p. 12-17 et 28-29) au canal Bruxelles-Charleroi (p. 60- 64), en passant par la campagne du Brabant wallon (p. 37-38), on découvre une superbe mise en images d’une hêtraie-cathédrale caractéristique de la Forêt de Soignes (p. 57). Il s’agit d’un reliquat de la Forêt charbonnière, à cheval sur les trois régions du pays (même si la plus grande partie appartient à la région de Bruxelles-Capitale), tout comme le Bois de Halle et la Forêt de Meerdael (Leuven). Sa physionomie actuelle remonte au Régime autrichien (1714-1895) et aux aménagements du jeune architecte-paysagiste viennois Joachim Zinner.

140 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée dans la forêt de Soignes19, ou l’album du héros Broussaille (ça ne s’invente pas…), quittant lui aussi la capitale pour quelques jours de vacances dans un village, wallon sans conteste, Dampreval, qu’il n’est pas difficile de localiser avec précision20. Même si – petit clin d’œil d’initié ? – l’oncle René, qui semble avoir pris ici les traits du dessinateur René Hausman21, orienterait l’enquête plutôt vers l’Ardenne verviétoise22…

Ill. 5. Les vacances ardennaises de Broussaille : « un ticket pour le paradis de l’enfance ! »23. BOM et FRANK, Les sculpteurs de lumières (Broussaille, t. II), Dupuis (Repérages), 1987, p. 13, vignette 1, © Michel de Bom et Frank Pé.

19 SÉRAPHINE et Th. BARBONI, Rose d’Élisabethville (Aire Libre), Dupuis, 2010, p. 57, vignette 6. Voir ici É. BEETZ, « Joachim Zinner (1742-1814) : biographie d'un jardinier mal connu », dans R. MORTIER et H. HASQUIN (dir.), Parcs, jardins et forêts au XVIIIe siècle (Études sur le XVIIIe siècle, t. 25), Bruxelles, 1997, p. 9-28. 20 BOM et FRANK, Les sculpteurs de lumières (Broussaille, t. 2), Dupuis (Repérages), 1987, © Michel de Bom et Frank Pé. 21 Cf. infra. 22 Voir notamment la page 13, qui présente un sous-bois ardennais et des prairies à la « manière Hausman », en véritables tableaux botaniques fourmillant de petits détails discrets illustrant la flore et la faune coutumières de la haute Belgique. 23 Les vacances du jeune bruxellois Broussaille se déroulent à Dampreval, un village imaginaire, mais qui s’inspire en fait de Chardeneux, dans l’entité de Somme-Leuze, non loin de Durbuy. Il s’agit d’une zone de transition aux confins du Condroz, de la Famenne et de l’Ardenne, qui présente certes un habitat de type condrusien, mais la grande forêt d’Ardenne n’est pas loin. Les pérégrinations du jeune citadin font découvrir au lecteur les richesses paysagères que traverse le train aboutissant à une petite gare rurale typique, et à un village groupé aux maisons de calcaire bleuté et aux toits d’ardoises. Et la balade en forêt avec l’oncle René, magique, évoque les bois du pays de la Famenne, peuplés de feuillus plantés sur la Calestienne et entrecoupés de pelouses calcaires somptueuses (p. 13).

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Il est enfin de véritables auteurs « régionalistes », dont les récits autant que les décors sont profondément imprégnés de la « Mémoire des arbres », pour reprendre le titre d’une série bien connue. Citons d’abord l’auteur de cette dernière, précisément, Jean-Claude Servais, chantre de la Gaume, qui y met en scène des histoires faisant, à chaque aventure, évoluer des héros spécifiques dans des lieux et des temps différents, mais dans un cadre commun, la forêt, profonde et mystérieuse, avec ses campagnes et ses villages typiques nimbés de mystères24. À côté des notables et des villageois ordinaires, s’y croise tout un petit peuple de laissés-pour-compte qui vit comme il peut et qu’affectionne particulièrement Servais25. Citons René Hausman, ensuite, qui a longtemps été (de 1959 à 1973), le dessinateur « nature » attitré du journal Spirou26. Même si on lui doit deux séries BD réussies27, c’est surtout comme compteur et illustrateur hors pair qu’il s’est fait connaître : on pense au Grand fabulaire du Petit Peuple, une véritable anthologie des contes de lutins et autres farfadets d’ rivalisant ici avec les « nutons » ardennais, ou au Grand bestiaire, dont la faune sauvage et les oiseaux d'Europe et d'Amérique du Nord côtoient les hôtes plus modestes de nos bois28. Citons Didier Comès, enfin, qui, très vite, à partir du chef- d’œuvre qui l’a révélé au grand public, Silence29, déploiera son univers fantastique dans les décors de la Haute-Ardenne des cantons de l’Est qui l’ont vu naître : paysages austères de près enneigés aux crêtes bleutées des épicéas, plateaux de landes désolées et venteuses dont on devine les

24 Sous le titre générique La mémoire des arbres ont paru, dans la collection « Repérages » des éditions Dupuis, sept récits indépendants : cinq nouvelles aventures (La hache et le fusil [2 vol., 1994] ; Les seins de café [2 vol., 1995-1996] ; La belle coquetière [2 vol., 1997] ; La lettre froissée [2 vol., 1999-2000] ; Le tempérament de Marilou [2 vol., 2003-2004]) et deux reprises (La Tchalette [réédition, 2003 ; 1ère éd. aux Éditions du Lombard en 1984], et Isabelle [réédition, 2003 ; 1ère éd. aux Éditions du Lombard en 1984]. 25 Sur les sources de Jean-Claude Servais, voir : P. SERVAIS, La BD en Wallonie : analyse des sources utilisées par Jean-Claude Servais dans la série La mémoire des arbres, Mémoire de licence inédit en histoire, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 1999, et surtout D. BILLION, La Gaume de Servais, Longlier, 2011. 26 Sur Hausman, voir également N. TROQUETTE, René Hausman, mémoires d'un pinceau (Monographie), Éditions du Lombard, 2012. 27 Saki (puis Saki et Zunie, et plus tard Zunie), qui paraît dans Spirou de 1958 à 1969, en 1977 et 1998, et Laïyna (dessins, couleurs), avec Pierre Dubois (scénario), dont deux volumes, La forteresse de pierre et Le crépuscule des elfes, paraîtront en 1985 et 1988 dans la collection « Aire Libre » chez Dupuis. 28 Sur ces histoires publiées avec Pierre Dubois dans les années 1980 dans Spirou, voir : R. HAUSMANN et P. DUBOIS, Le Grand fabulaire du Petit Peuple (Porfolio), Luzabelle, 2013 et R. HAUSMANN, Le Grand bestiaire (Patrimoine), Dupuis, 2014. 29 COMÈS, Silence (Les romans [À Suivre]), Casterman, 1980.

142 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée sifflements lugubres, maisons de pierres massives hébergeant des hommes rudes que côtoient sorcières et sortilèges, etc.30.

Ill. 6. Scène d’Ardenne : le débardage vu par Hausman31. R. HAUSMAN, Le Camp-volant (Aire libre), Dupuis, 2007, p. 38, vignette 1. Hausman © DUPUIS, 2016.

Au-delà de la diversité des styles, la proximité de ces trois auteurs est frappante, comme l’a noté avec justesse le critique Francis Matthys à propos de Servais : « Si le dessin de Servais relève du réalisme, son imagination le porte parfois vers le Fantastique, à l'instar d'un Hausman ou d'un Comès.

30 Sur Comès, voir : J.-M. ROSIER, Didier Comès. Silence (Un livre, une œuvre), Bruxelles, 1987, et J. VANCOPPENOLLE, Comès. L'autre côté du miroir (Tracés), Paris, 1994. 31 Dans Le camp-volant, nom donné en Ardenne et en Lorraine à un vagabond qui se déplace au gré de ses quêtes saisonnières, René Hausman narre de courts récits racontés jadis par sa grand-mère à la « vesprée » (veillée). Le décor est posé dès la première scène. Le camp-volant qui s’est arrêté à l’estaminet du village, « Aux débardeurs », commence à raconter ses contes du temps jadis devant les vieux villageois ébahis : « C’était il y a bien quarante ans… ». Les scènes rustiques de la rude Ardenne d’autrefois s’y succèdent dans le voisinage d’une forêt omniprésente. Ce qui nous vaut, à coté de grands bols de nature « hausmaniens » et quelques allusions aux antiques droits d’usage des communs habitants (pâturage des chèvres dans les sous-bois [p. 26, vignettes 2-3], chasse aux alouettes [p. 29] ou au petit gibier [p. 34], droit « d’ardoir », c’est-à-dire de se chauffer [p. 36], etc.), de très belles scènes de débardage…

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Comme eux, en tant qu'artiste, Jean-Claude Servais se montre fasciné par la nature – la forêt, les animaux – autant que par la femme »32. Laissons ici de côté « La » femme, qui les fait incontestablement rêver tous les trois, et retenons que leurs œuvres ont en commun de mettre en cases la grande forêt d’Ardenne, image par excellence, comme nous l’avons dit, de LA forêt wallonne. Chacun d’eux mériterait dès lors sans doute une exégèse approfondie susceptible de déboucher sur un véritable petit traité d’ethnographie du vieux massif forestier, mais un volume n’y suffirait pas. Contentons-nous ici de conclure : à l’exemple de ces trois auteurs, quand il s’agit de forêt, c’est aussi l’Ardenne que la plupart des auteurs francophones belges représentent et cela justifie amplement que l’on s’y attache principalement ici.

III. La forêt d’Ardenne, de la géographie humaine au tourisme nature

Souvent signifiée par ses épicéas – un stéréotype récent – et les « rondes bosses » de ses plateaux, l'Ardenne se dit aussi par la morphologie de ses petits villages en pierre groupés au cœur d’une couronne d’herbages ceinturés de crêtes boisées, le paysage typique des Fagnes, les grottes et les vallées profondes, toutes données paysagères « objectives » qui l’identifient sans ambiguïté, mais qui débouchent aussi, on va le voir, sur une vision plus « touristique » de la forêt. En termes de paysages, celui qui synthétise sans doute le mieux la « vision classique » de l’Ardenne est Didier Comès, dont le dessin en noir et blanc donne aux reliefs ardennais des allures expressionnistes qui en accentuent leur dimension austère et rude33 : rondeurs des plateaux raclés par le vent, sommets résineux et herbages villageois, masures massives de grès ou de schiste dont l’épaisseur protège des rigueurs de l’hiver… Cette physionomie de l’habitat, omniprésente chez les auteurs régionalistes, apparaît aussi çà et là dans une série de récits, parfois avec un réel souci du détail. Ainsi, on peut citer Cadot et Bom34, qui, sur fond de geste d’un cheval Bayard errant dans la grande forêt d’Ardenne depuis les

32 Voir Francis MATTHYS, Les belles sorcières de Servais. Mis en ligne le 27/02/2003 sur http://www.lalibre.be/culture/livres/les-belles-sorcieres-de-servais- 51b87cf2e4b0de6db9a85410, consulté le 5 novembre 2013. 33 COMÈS, op. cit. 34 CADOT et BOM, Le cheval des étoiles (Yvain et Yvon, t. 3), Éditions du Lombard, 1988.

144 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée colères de Charlemagne35, nous font découvrir les beautés du domaine de chasse préféré de l’empereur à travers les pérégrinations des deux héros – Yvain et Yvon – et de leur fidèle compagnon – Ysengrin, un loup aux yeux rouges venu d’ailleurs36.

Ill. 7. La morphologie de l’Ardenne toute en « rondes bosses »37. COMÈS, Silence (Les romans [À Suivre]), © Casterman, 1983, p. 92, vignette 8. Avec l'aimable autorisation des auteurs et des Éditions Casterman.

Terre autrefois des Celtes et des Gaulois, de ceux qui avant eux ont construit les mégalithes de Wéris38, et des seigneurs féodaux dont les châteaux sont depuis longtemps en ruines (Bouillon, Herbeumont, Laroche- en-Ardenne, Logne, etc.), cette terre attire aujourd’hui les touristes signifiés ici par un camping39. On y retrouve la même structure d’habitat que chez Comès, la précision réaliste en plus40. Mêmes courbures à l’horizon, mêmes bâtisses ici groupées autour de l’église, mêmes cercles concentriques de prairies et de bois. Mais davantage de feuillus – dont des chênes manifestement – ce qui rend justice à la vérité géographique (à peu près moitié-moitié, aujourd’hui, pour les deux essences). Et une plus juste

35 Voir notamment J.-P. LAMBOT, L'Ardenne, Liège, 1987. 36 Voir par exemple CADOT et BOM, op. cit., p. 8, vignette 7. 37 Vieux massif montagneux, l’Ardenne offre des paysages fortement érodés et tout en rondes bosses sur les plateaux. Le village, installé en contrebas des coteaux venteux est entouré de prairies reconnaissables aux poteaux de barbelés montant la garde sous la neige. Tandis que les sapins signalent les crêtes, quelques feuillus décharnés – sans doute des essences utiles (tilleuls, châtaigniers, fruitiers, etc.) parsèment les abords du bâti, qui présente d’ailleurs des traits vernaculaires typiques. 38 C. FRÉBUTTE, M. TOUSSAINT et F. HUBERT, « Essai d'analyse des menhirs du champ mégalithique de Wéris (Durbuy) », dans Huitième Journée d'archéologie luxembourgeoise, 25 et 26 Février 2000, Rochefort, Centre culturel des Roches, Namur, 2000, p. 14-26. 39 Ibid., p. 4 : petit présentation de la forêt d’Ardenne en une page ! 40 Voir ici ibid., p. 19, vignette 1.

145 Luc COURTOIS restitution du bâti : à côté des petites fermes présentant un volume tricellulaire en façade (habitat, étable, grange), comme en Lorraine, on y découvre la grosse ferme monobloc caractéristique de l’Ardenne centrale : large maison trapue à base carrée présentant trois ou quatre pièces en pignon et une couverture de schiste à pente douce. Dans le même registre toujours, on peut citer Le bois des païens41, qui s’inspire en réalité du village de Carlsbourg : outre la disposition habituelle des maisons de ces villages ardennais authentiques, on y découvre la tanière d’un « vieux solitaire », avec ses jambons fumés qui pendent au plafond, sa stûve à bois (cuisinière), son ramon de brindilles (balai) et une foule de menus objets dignes d’un musée ethnographique.

Ill. 8. Une image typique : la grosse ferme monobloc ardennaise42. CADOT et BOM, Le cheval des étoiles (Yvain et Yvon, t. III), Éditions Le Lombard, 1988, p. 19, vignette 1, © Michel de Bom et Frank Pé.

La Gaume n’est pas en reste. Chez Servais, les villages-rues lorrains sont souvent présentés avec une précision quasi photographique, qui fait d’ailleurs la joie des spécialistes : « Permettez au géographe que je suis de

41 B. GOOSSE, Le bois des païens, Éditions Bédéscope, 1985, p. 25. 42 Ici, même présentation de l’Ardenne que chez Comès, mais avec davantage de précisions. Si l’épicéa se dresse sur la ligne bleue de l’horizon, la présence des feuillus, dont le chêne, est plus conforme à la réalité de la sylviculture actuelle, qui tend à privilégier la diversité. Par ailleurs, à côté des fermes modestes tricellulaires (habitat, étable, grange) groupées près de l’église, on reconnaît, à l’avant-plan, la grosse ferme monobloc ardennaise aux dimensions impressionnantes et à la silhouette trapue. Comme semble le suggérer les lignes parallèles de certains toits, l’ardoise semble ici – ce qui est, hélas, souvent le cas – avoir été remplacée par de la tôle ondulée, version profil « américain » (aux cannelures rectangulaires).

146 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée retrouver le réalisme gaumais de Servais. Il domine, avec une immense maîtrise, la recherche du détail exact des maisons jointives qui se serrent le long des rues – le long des villages-rues –, les croupettes des toits d’ardoises, les larges usoirs en face des maisons où s’accumulaient le fumier, le bois, les outils, la géométrie des encadrements de pierre ou de briques enserrant portes et fenêtres, les clochers effilés se partageant le ciel avec les renflements bulbeux des moins audacieux, les trois cellules des fermes – habitation, étable, grange –, les ruines d’Orval43, le village de Chassepierre44... On y retrouve l’épaisseur des générations passées qui ont construit ces paysages villageois »45.

Ill. 9. Toute la précision de Servais pour restituer fidèlement le village-rue gaumais46. J.-C. SERVAIS, Tendre Violette, © Casterman, 1982, p. 46, vignette 2. Avec l'aimable autorisation des auteurs et des Éditions Casterman.

43 Qui apparaît discrètement une première fois dans J.-C. SERVAIS et G. DEWAMME, Tendre Violette. Malmaison (Les Romans [À Suivre]), Casterman, 1984, avant de faire l’objet d’un double volume : J.-C. SERVAIS, Orval, 2 vol., Dupuis, 2009-2010, passim. 44 Ibid., p. 58, vignette 1. 45 C. CHRISTIANS, Bande dessinée et géographie…, op. cit., p. 21. 46 On reconnaît bien ici la physionomie caractéristique de la Lorraine, avec ses vallonnements moyens, ouverts malgré les couvertures boisées qui barrent l’horizon ; avec ses villages-rues aux fermes jointives alternant grange, étable et corps de logis, aux encadrement (ocres) de pierre de Lorraine qui tranchent sur des murs bien crépis et colorés et aux toits à « croupettes » rappelant les anciennes maisons de terre ; avec ses « usoirs » aussi, qui séparaient l’habitat des rues par un large espace recueillant le fumier de l’étable ou le bois de chauffage et les modestes engins agricoles.

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L’attention de Servais pour l’habitat traditionnel d’Ardenne et de Lorraine est du reste omniprésente. Dans la Belle coquetière, par exemple, qui s’inspire librement des malversations des Lamarmite, une famille de coquetiers d’Érezée qui écuma les campagnes avoisinantes au XVIIIe siècle en détroussant allégrement ses fournisseurs47, notre dessinateur a emprunté une partie de ses décors au Musée de la vie rurale en Wallonie (Saint- Hubert). Ce musée en plein air, situé tout près du « Fourneau Saint-Michel » (haut fourneau en pierre, témoin de la sidérurgie proto-industrielle du XVIIIe siècle), présente, à côté d’un espace muséal dédié au travail en forêt, à l’élevage du cheval de trait ardennais et au sciage-séchage du bois, des constructions qui appartiennent au patrimoine bâti traditionnel de Wallonie, reconstituées sur place par sous-régions48. Cela nous vaut quelques « belles images » d’architecture rurale traditionnelle49 : celle d’une ferme modeste caractéristique de la Famenne (plan tricellulaire conventionnel, murs en colombage et torchis et couverture de chaume) originaire de Malvoisin, près de Gedinne (Ardenne namuroise)50 ; celle du four à pain communal de Froidfontaine (Beauraing), caractéristique, par son volume, ses murs en pans de bois, etc., d’une zone de transition entre la Famenne et l’Ardenne51 ; ou celle encore de l’Auberge du Prévôt, une ferme à colombages imposante du village de Journal (Tenneville), typique de l’Ardenne centrale52. On notera çà et là des paysages de landes finement reconstitués par Servais dans leur aspect du XVIIIe siècle, notamment à proximité de la petite ville de Durbuy, cœur d’un bassin de sidérurgie rurale fonctionnant au charbon de bois qui fut à l’origine de défrichements intensifs53. En fait, il faudrait ici évoquer longuement cette industrie d’autrefois, absolument indissociable de la forêt d’Ardennes, et qui a fait la prospérité du Luxembourg d’Ancien Régime. Mais cela relève en principe d’une exploration de l’axe historique, que nous avons choisi d’écarter faute de

47 J.-C. SERVAIS, La belle coquetière…, op. cit. Les « coquetiers » étaient autrefois des marchands ambulants récoltant les produits frais dans les fermes pour les revendre ensuite au marché. Pour le scénario, Servais s’est ici inspiré de deux récits de Marcellin LAGARDE (Le val de l'Amblève : histoires et scènes ardennaises, Liège, Poncelet, 1897, partiellement repris chez Labor en 1992) et de René HÉNOUMONT (L’Ardenne aux loups, Bruxelles, 1995). 48 En outre, le Musée présente trois écosystèmes forestiers : une zone de forêt mixte feuillus-épineux, une zone de prairies mésophiles et humides et une zone présentant les biotopes d’eaux stagnantes et courantes. 49 Voir ici P. SERVAIS, op. cit., p. 100-124 et 154-164. 50 J.-C. SERVAIS, La belle coquetière…, op. cit., t. 1, p. 33, vignette 1. 51 Ibid., t. 1, p. 42, vignette 1. 52 Ibid., t. 2, p. 35-42. 53 Par exemple Ibid., t. I, p. 38, vignette 1.

148 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée place. Sauf que, si dans la série Chevalier Ardent de Craenhals, on est bien dans le passé médiéval comme tel54, chez Jean-Claude Servais et Étienne Schréder, c’est au travers du patrimoine industriel actuel que cette antique industrie est évoquée.

Ill. 11. Un patrimoine de la Basse Semois en péril : le séchoirà tabac55. J.-C. SERVAIS, Les seins de café. Édition intégrale, Dupuis, 2008, p. 23, vignette 1. Servais © DUPUIS, 2016.

Chez Servais, on trouve ainsi dans La hache et le fusil la reproduction fidèle d’une maison de maître de forges située à Mautauban (rue de Buzenol,

54 Dans L'ogre de Worm, on découvre un site sidérurgique « reconstitué » avec une certaine précision : haut fourneau, forge d’affinage, retenue d’eau alimentant une roue à aubes actionnant les soufflets et le martinet, etc. (CRAENHALS, L'ogre de Worm [Chevalier Ardent, t. 9], Casterman, 1977, p. 5, vignette 1). Il manque à cette présentation du processus ancien de fabrication du fer la production du charbon de bois : on la trouve dans un autre album, Le passage, où Craenhals nous fait découvrir les gens de métiers de l'Ardenne d'autrefois, parmi lesquels les « fauldeux », spécialisés dans le « dressage de meules » (cf. Le passage [Chevalier Ardent, t. 13], Casterman, 1981, p. 4- 9). 55 C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que la Semois namuroise s’est spécialisée dans la culture du tabac, après les expériences concluantes menées en 1855 par Joseph Pierret, instituteur à Alle. Installée dans la plaine alluviale, la culture de l’arbre à Nicot a fourni de nouveaux débouchés à une région traditionnellement vouée à la sylviculture et au pâturage : tandis que les séchoirs en bois ajourés envahissaient les fonds de vallée, des ateliers voués au conditionnement de l’herbe précieuse s’installaient dans de petites fermes villageoises reconverties en manufactures. Si la production du tabac subsiste dans la Semois (ici, Servais nous présente le produit d’un des derniers planteurs-fabricants de Bohan, Joseph Martin), il s’agit d’une activité en déclin, même si l’on vient de loin pour acquérir ce produit très apprécié des connaisseurs. Beaucoup de séchoirs sont aujourd’hui à l’abandon ou reconvertis en annexes agricoles fermées, tandis que les campings ont colonisé la vallée…

149 Luc COURTOIS

82)56. L’exploitation, qui comportait fourneau, forge, platinerie, halle à charbon de bois, bureau et maison du régisseur, était située non loin du promontoire gallo-romain de Buzenol, où l’on a découvert la fameuse « moissonneuse des Trévires ». L’ampleur et la qualité du bâti, dont les ancres datent de la construction au XVIIe siècle, illustrent bien le statut social du maître de forges, dont la vie est plus proche du modèle aristocratique que du standard paysan. Chez Étienne Schréder, c’est le site exceptionnel des forges de Mellier-Haut (L’église, province de Luxembourg), l’un des très rares ensembles complets de forges du XVIIe siècle (vers 1620), qui sert de décor à un épisode du récit57. La fascination du lieu a dû jouer, car le dessinateur s’est arrangé pour illustrer toutes les richesses du site, avec son pont barrage, sa halle à charbon de bois, et un four à chaux qui, en 1856, a remplacé l’antique haut fourneau.

Ill. 10. Un site exceptionnel : le complexe de forge de Mellier-Haut58. É. SCHRÉDER, Loups, Arboris, 1995, p. 30, vignette 4.

56 J.-C. SERVAIS, La hache et le fusil (La mémoire des arbres), t. 1, Dupuis, 1994, p. 11, vignette 2. 57 É. SCHRÉDER, Loups, Arboris, 1995, p. 25-32. 58 Parfois, c’est grâce à l’archéologie industrielle que le passé proto-industriel wallon ressuscite dans la bande dessinée. On y découvre ici le site exceptionnel de Mellier-Haut, un des très rares ensembles complets de forges, conservé dans son état de la fin du XVIIIe siècle, avec à l’arrière-plan, sa halle à charbon de bois, à gauche, l’atelier, et à droite,… un four à chaux, qui, lors de la construction de la ligne de chemin de fer Bruxelles-Arlon au siècle passé, a remplacé l’antique haut fourneau.

150 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée

Autre donnée paysagère de l’Ardenne sylvestre bien illustrée, à côté des grottes creusées depuis des millénaires par la percolation des eaux dans les zones calcaires (Han, Rochefort, Hoton, etc.)59, ce sont les vallées qui entaillent profondément le plateau, à l’image des célèbres Fonds de Quareux de l'Ardenne liégeoise60. Mais si de nombreux auteurs en présentent des images convaincantes, signalons néanmoins Servais – encore lui ! – qui dans Les seins de café – un récit qui relève de l’axe historique, mais que nous évoquons tout de même en raison de ses qualités graphiques et géographiques – a situé toute l’aventure dans la basse Semois dans cette partie pittoresque du cours d’eau qui fournit des points de vue panoramiques d’une beauté extraordinaire, là où les rochers se battent avec les arbres dans leur course vers le ciel61. Il est difficile de préciser la localisation de chaque vue, mais on pense à des sites comme le Rocher du Hat, dans le bois éponyme, qui fut sans doute la réserve de chasse des comtes du lieu (à Chiny, en Gaume encore…), le défilé de la Roche du Chat, qui offre une vue dégagée sur la Semois et la forêt d'Herbeumont, le point de vue du Rocher du Pendu, à Corbion, etc. On y découvre au passage la culture traditionnelle du tabac, avec ses séchoirs en bois ajourés62, une petite scierie63 aux allures de ferme ardennaise de la même époque64 et les « baraques », petits magasins frontaliers qui

59 Voir : MITTÉÏ et M. VASSEUR, La grotte aux esprits (Les 3A, t. 7), Éditions Dargaud et Le Lombard, 1977, p.3 sv. ; W. VANDERSTEEN, Le château de cristal (Bob et Bobette, t. 134), Éditions Standaard, 1992, passim ; etc. Les grottes illustrent également l’axe de l’imaginaire, peuplées qu’elles sont de petits êtres fantastiques vivant dans les galeries naturelles du massif ardennais et appelés ici « nutons » (en Ardenne centrale) ou « sotê » (dans la région liégeoise, proche de l’Ardenne). Voir, par exemple : GOS, La Saga de Thorgull (Le Scrameustache, t. 12), Dupuis, 1983 ; J.-C. SERVAIS, Iriacynthe, Bédéscope, 1982 et Id., Niké, dans La Tchalette… ; MITTÉÏ, avec la coll. de J. WARNIER, Zanzan sabots-d’ôr å payis dès sotês, Dessain, 1988, p. 43, vignette 4 ; etc. 60 Et ici aussi, la légende raconte que les grandes pierres de quartzites qui y sont allongées dans le lit de l’Amblève sont le fruit d’un pacte passé entre Hubert Chefneux, meunier du lieu, et le diable en personne ! Voir la BD de G. COUNHAYE, Gorr, le loup et autres récits fantastiques, d'après Le val de l'Amblève de M. LAGARDE, Édition H. Dessain, 1986, passim. 61 Voir, par exemple, J.-C. SERVAIS, Les seins de café. Édition intégrale, Dupuis, 2008 : p. 1, vignette 1 ; p. 6, vignette 6 ; p. 12, vignette 1 ; p. 14, vignette 1 ; p. 36, vignette 4 ; p. 44, vignette 1 ; p. 45, vignette 3 ; p. 46, vignette 4 ; p. 56, vignette 56 ; p. 68, vignette 1 ; etc. 62 Ibid., p. 23, vignettes 1-2. 63 Ibid., p. 63, vignette 3. 64 Voir le bel exemple de ferme monobloc ardennaise, ibid., vignette 2.

151 Luc COURTOIS alimentaient la contrebande entre Bouillon et Sedan, florissante en ce début du XXe siècle du récit65.

Ill. 12. Une industrie traditionnelle forestière : la scierie66. J.-C. SERVAIS, Les seins de café. Édition intégrale, Dupuis, 2008, p. 63, vignette 3. Servais © DUPUIS, 2016.

Toute l’aventure se situe à la frontière franco-belge, dans le « glacis » forestier qui sépare les deux villes et qui illustre bien la fonction militaire que pouvaient remplir de grands espaces arborés. C’est également,

65 Ibid., p. 23, vignette 5. 66 Le développement extraordinaire des matériaux synthétiques (plastiques, résines, etc.) nous a fait oublier la place qu’a tenue le bois autrefois, autant dans la vie quotidienne (maisons et meubles, bien sûr, mais aussi sabots, balais, etc.), que dans les activités « industrielles » : outils agricoles, voitures, roues, métiers à tisser, etc.), …Cela supposait toute une filière du bois, de l’abattage aux produits finis, en passant par le débardage, le flottage, le sciage, etc. Dans ce dernier domaine, les scieurs de long d’autrefois ont progressivement été remplacés par des scieries, dont les premières ont été en réalité des « moulins à bois ». Il n’était pas rare qu’un moulin à aubes produisant de l’énergie hydraulique change ainsi régulièrement de destination en fonction du marché. On pense ici au moulin Naisse à Virton, qui a peut-être inspiré Servais, et dont l’origine remonte au XVIe siècle : après diverses affectations, il a retrouvé le sciage des grumes en 1928… C’est aujourd’hui une des dernières scieries hydrauliques encore en fonction dans la région.

152 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée d’ailleurs, cette atmosphère de « no man’s land frontalier », d’entre-deux désert, de limes de troncs, que l’on retrouve dans Le tempérament de Marilou67, dont l’aventure se situe aux environs de la dernière guerre et qui s’inspire d’ailleurs d’un roman frontalier, L'auberge de Malintention, écrit en 194368.

Certains récits n’hésitent pas à s’emparer de lieux profondément évocateurs de la forêt ancestrale, celle qui fut également dès le XVIIIe siècle à l’origine du tourisme, aristocratique d’abord, de plus en plus démocratique ensuite, à partir du XXe siècle. Si ces lieux – dont la forêt est une donnée constitutive essentielle – ont eu l’honneur de servir de décor à nos héros de papier, c’est que leur « étrangeté » pour l’homme moderne fascine depuis longtemps : des hordes de marcheurs y ont trouvé, depuis plusieurs siècles, un contact renouvelé avec la « nature », ainsi que le calme des grands espaces qui apaisent l’âme et dont la flore et la faune sauvages émerveillent sans cesse. C’est cette familiarité, partagée de l’expérience « touristique » entre les créateurs et leurs lecteurs, qui expliquent précisément la puissance évocatrice de ces lieux, comme l’illustre la figuration du paysage typique des Fagnes. Dans une de ses aventures ardennaises, Craenhals en fait le décor du château de L’Ogre de Worm, l’encombrant voisin médiéval de « Chevalier Ardent »69 : le caractère sauvage du plateau contribue ici à la vérité du récit, qui nous vaut par ailleurs un beau « photoreportage » sur l’extraction de la tourbe, utilisé à l’époque comme combustible. Dans Le Loup des Ardennes, les créateurs de la série Victor Sackville feront enquêter leur héros éponyme, un espion de Georges V au temps de la Grande Guerre, dans la région de Spa70. Venu enquêter sur la loyauté d’un agent de l’Intelligence Service en poste au Grand quartier général allemand, M. Lagerlöf alias l’agent Sackville découvrira que la belle miss Jane Topham avait été repérée par le contre-espionnage allemand, lequel falsifiait ses précieux messages expédiés à Londres. Tous deux compromis et poursuivis par le colonel Wolfrath, le couple parvient à s’échapper grâce à un aristocrate local, grand chasseur à ses heures, et qui connaît parfaitement les Fagnes toutes proches. Tandis que

67 J.-C. SERVAIS, Le tempérament de Marilou (La mémoire des arbres), coll. « Repérages », 2 vol., Dupuis, 2003-2004. 68 VAN MISTER [Raymond VAN DER VOORDE], L'auberge de Malintention, Bruxelles, 1943. 69 CRAENHALS, L'ogre de Worm (Chevalier Ardent, t. 9), Casterman, 1977, p. 8, vignette 1. 70 RIVIÈRE, CARIN et BORILE, Le loup des Ardennes (Victor Sackville, l’espion de Georges V, t. 4), Éditions Le Lombard, 1989.

153 Luc COURTOIS le couple fugitif emprunte un chemin sûr, l’officier allemand, attaqué de surcroît par des loups, disparaît bientôt dans une tourbière camouflée par la neige… Pour ce qui est de la guerre 1914-1918, mise ici en images, on notera que les bandes dessinées – mais qui relèvent ici de l’axe historique – ne manquent pas, qui illustrent la valeur défensive supposée du massif ardennais, à la fois montagneux et boisé71. On peut quand même citer : Comès, avec L’ombre du corbeau, qui situe cependant les événements de son récit sur la Meuse française72 ; Servais, avec L’Alsacien, qui parvient à nous faire revivre intensément la Bataille des frontières d’août 1914, entre Lorraine et Ardenne, aussi appelée par les Alliés à l’époque « Bataille des Ardennes »73 ; Servais encore, dans le second épisode des Seins de café, qui nous offre également de très beaux instantanés du passage des troupes allemandes dans le département des Ardennes et de jolis clichés des villages frontaliers français, guère différents de ceux de Belgique74 ; Jamar, avec Les Grandprez75, qui narre l’invasion et l’occupation de Stavelot, un des lieux de passage de l’armée du Reich entre la Prusse rhénane et la Belgique, via Malmedy, avec quelques coups de projecteur sur les Fagnes toutes proches, les fermes herbagères du cru, les sombres « sapinières d’épicéas », la ligne de chemin de fer de l’Amblève, etc.76, et aussi quelques beaux exemples de bâtiments à pans de bois, typiques de la Haute-Ardenne77… En fait, cette mise en scène des Fagnes récupère ici toute la charge de mystère et de

71 Voir ici, même si cela concerne essentiellement la France : B. DENÉCHÈRE et L. RÉVILLON, 14-18 dans la bande dessinée. Images de la Grande Guerre de Forton à Tardi (La bulle au carré), Turquant, Éditions Cheminements, 2008 ; et La grande Guerre dans la bande dessinée. De 1914 à aujourd’hui, sous la direction de V. MARIE (Catalogue des expositions de l’Historial de Péronne), Milan, 2009. 72 COMÈS, L’ombre du corbeau (Histoires et légendes), Éditions du Lombard, 1981. Il en est de même d’autres récits, comme : P. GLOGOWSKI, Le Cahier (Ypres, 1916- 1918), Éditions Vanther, 2000, qui se déroulent sur le front de l’Yser, G. VAN LINTHOUT et P. BRAU, Comme en 1914, Liège, Des ronds dans l’O, [2014], qui se déroule dans la région de Liège ; etc. 73 Avant que cette désignation ne s’efface au profit de celle de la Seconde Guerre, tandis que les Allemands parlent, eux, des Batailles de Longwy et de Neufchâteau. J. - C. SERVAIS, Tendre Violette. L’Alsacien (Les Romans [À Suivre]), Casterman, 1986 (version colorisée chez Casterman en 2002, citée ici : Id., L’Alsacien [Tendre Violette, t. 4]). 74 J.-C. SERVAIS, Les seins de café…, p. 58-60 ; p. 53, vignette 1-3 ; etc. 75 M. JAMAR, Les Grandprez, dans [Collectif], Il était une fois 1914, Stavelot, 2013, p. 10-15. 76 Ibid., p. 11, vignette 6 ; p. 12, vignette 10 ; p. 13, vignette 9 ; p. 15, vignette 4 ; etc. 77 Par exemple p. 12, vignette 8 ; p. 13, vignette 1

154 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée crainte qui émanait autrefois de ces paysages enneigés ou brumeux, quand les tourbières autant que les tempêtes de neige ou les loups engloutissaient les imprudents égarés. Mais si la Croix Piqueray, par exemple, ou la Croix des Fiancés, gardent effectivement la mémoire de ce berger retrouvé noyé à Solwaster en 1882, ou de François Reiff et Marie Solheid, deux fiancés surpris près de la Baraque Michel par la tempête de neige du 22 janvier 187178, le loup n’était plus de la partie en 1918. Il n’y a plus de Canis lupus dans les landes fagnardes depuis 1871, lorsque le dernier spécimen connu fut abattu par un aubergiste de Bevercé79 ! Ce petit anachronisme cependant, contribue ici à la « vérité » de l’histoire.

Ill. 13. Détail signifiant de l’Ardenne : les Hautes-Fagnes80. RIVIÈRE, CARIN et BORILE, Le loup des Ardennes (Victor Sackville, l’espion de Georges V, t. 4), Éditions Le Lombard, 1989, p. 45, v. 1. Rivière, Carin, Borile © LE LOMBARD (Dargaud – Lombard S.A.), 2016.

78 R. COLLARD et V. BRONOWSKI, Guide du Plateau des Hautes-Fagnes, Louvain- la-Neuve, 2007. 79 Voir M.-H. DELGUSTE-VAN DER KAA, Histoire des loups dans les deux Luxembourg, Rossignol, 2003. 80 Passés les plateaux limoneux, au-delà du sillon industriel et urbain Haine-Sambre- Meuse, des plateaux condrusiens et de la dépression de la Famenne, vient l’Ardenne, hauts plateaux coupés de vallées qui s’élèvent jusqu’aux Hautes Fagnes culminant à près de 700 mètres. L’avant-pays fagnard est couvert d'une forêt continue, l’Hertogenwald, qui s'échelonne de 300 mètres près d'Eupen jusqu’à 500 mètres aux abords du plateau. La forêt s’ouvre alors sur un vaste paysage dégagé couvert de tourbières remontant à la dernière glaciation (7 500 ans) et de landes à molinies, où surgissent comme des fantômes des buissons isolés et des sapins clairsemés. Le Signal de Botrange, point culminant de la Belgique, s’y dresse à 694 mètres. On notera toutefois que le paysage actuel a été largement façonné par l’homme : jusqu’au Moyen Âge, les Fagnes étaient encore essentiellement couvertes de feuillus que le pâturage, l’essartage, la récolte du foin et l’exploitation de la tourbe ont progressivement transformées en landes ouvertes.

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C’est d’ailleurs l’atmosphère mystérieuse de ces landes – dont le biotope exceptionnel renforce encore la dimension « exotique » –, qui a inspiré le récit fantastique de Jean-Louis Humblet, Le rôdeur de l'au-delà, qui se déroule entièrement aux abords d’une tourbière fagnarde désaffectée plantée d’une croix d’occis81. Quant au Silence de Comès, on ne s’étonne pas que les errances de son esprit l’aient rendu familier de la solitude venteuse des hauts plateaux82.

Ill. 14. Silence au pays de Comès : une vue de la Fagne de Sourbrodt ? 83 COMÈS, Silence (Romans [À Suivre]), © Casterman, 1983, p. 19, vignette 1. Avec l'aimable autorisation des auteurs et des Éditions Casterman.

On notera d’ailleurs ici que, si Comès privilégie souvent les épicéas dans sa représentation de l’Ardenne, cela correspond assez bien à la réalité des paysages de son enfance. En région wallonne, l’épicéa a été introduit massivement vers 1840 pour compenser rapidement la déforestation du

81 J.-L. HUMBLET, Le rôdeur de l'au-delà, dans Les tourbières de la peur (Histoires et Légendes, t. 3), Éditions du Lombard, 1991, p. 20-28. Signalons aussi que dans F. CRAENHALS, Le microfilm (Intégrale des aventures de Pom et Teddy, t. 2/10), BD Must, 2012 [1ère éd., 1975], p. 53-61), toute la fin de l’aventure se déroule également autour d’une « potale » perdue dans un paysage de landes désolées et venteuses, mais sans que l’on sache la situer… 82 Voir par exemple COMÈS, Silence…, p. 19, vignette 1. 83 Dans ses errances d’autiste, le pauvre Silence apprécie particulièrement la solitude venteuse des Fagnes et ses habitants sauvages, qu’il semble d’ailleurs préférer aux humains. Peut-être que son créateur, Didier Comès, né Dietrich en 1942 lorsque la « Fagne wallonne » – ça ne s’invente pas – était redevenue germanique, s’est ici inspiré de sa campagne natale ? C’est en tout cas une des plus prestigieuses, à la fois par sa beauté sauvage et sa biodiversité. Entre 1815 (Traité de Vienne) et 1919 (Traité de Versailles), elle – et les « cantons de l’Est » – ont fait partie de la Prusse rhénane, ce dont s’est souvenu le IIIe Reich en les ré-annexant en 1940 : l’histoire d’une « petite Alsace » des bords de Fagnes, en quelque sorte, pour le dire à la façon de Michelet…

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Régime hollandais (1815-1830) et pour fournir en abondance le bois de mine nécessaire à l’industrie houillère du sillon industriel wallon. Avant que l’on utilise les arceaux métalliques pour le soutènement des galeries, en effet, les mineurs privilégiaient cette essence dont le bois « chante » avant de rompre, ce qui était un signal infaillible de glissement de terrain. Dans les Hautes- Fagnes de Comès, la plantation intensive de sapin date de l’époque prussienne (1815-1919) et participe d’une politique de valorisation des incultes. Du point de vue environnemental, cette politique fut une catastrophe, car destructrice de la Fagne et de son écosystème : sur 15 000 ha de landes fin XVIIIe siècle, il en subsiste à peine 5 000 ha, que l’on s’efforce aujourd’hui de réhabiliter.

IV. La forêt d’Ardenne : de « Barry Lindon » à « La Patrouille des Castors »

Avec la figuration des Hautes-Fagnes, c’est manifestement l’Ardenne de la « villégiature », une réalité ancienne comme on va le voir avec Spa, la « Perle des Ardennes », qui s’insinue dans nos cases ardennaises. Déjà, dans la figuration synthétique de l’Ardenne en une page présentée dans les aventures d'Yvain et Yvon84, on en devine sa présence moderne à la vue d’un camping de fond de vallée. Mais la réalité est plus ancienne : dès la seconde moitié du XIXe siècle, le chemin de fer, qui suit généralement les cours d’eau, permet à la bourgeoisie de fréquenter les hôtels pittoresques qui s’y installent, comme dans la vallée de l’Aisne par exemple. C’est particulièrement vrai lorsque la rivière est dominée par un château féodal, comme à Bouillon, dont les ruines font rêver aux exploits guerriers des temps jadis. Et c’est sans doute à nouveau cette dimension romantique, à la fois mystérieuse et fantastique, émanant des « vieilles pierres », qui explique le succès iconographique de certains sites comme les ruines d’Orval qui, depuis la restauration de l’abbaye dans les années 1920, drainent un grand nombre de curieux d’un jour. Qui ne connaît « Spa », sise au pied des Fagnes, sinon comme nom de lieu, du moins comme substantif, usité d’abord en anglais pour désigner diverses pratiques dérivées du thermalisme, et ensuite aujourd’hui de façon universelle, pour nommer le bain tourbillon (ou « jacuzzi ») ? Connue dès le XVIe siècle grâce à l’ouvrage célèbre de Gilbert Fuchs, alias Lymborh, médecin du prince-évêque de Liège, Des fontaines acides de la foreft d’Ardenne et principalement de celles qui se trouvent à Spa (Anvers, 1559),

84 Cfr supra. Pour rappel, voir CADOT et BOM, op. cit., p. 4.

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Spa est devenue synonyme de thermalisme. C’est donc bien en lien avec la grande forêt que Spa a commencé à attirer les « bobelins » de tout le continent, surtout au XVIIIe siècle85 : on y voit notamment le Tsar de Russie, l'empereur Joseph II d'Autriche, etc., ce dernier qualifiant d’ailleurs la ville de « café de l’Europe ». On y vient pour profiter de ses eaux thermales situées en plein cœur d’un massif forestier où, au XVIIe siècle déjà, des promenades sont aménagées pour joindre le bourg et les sources dispersées en ville et dans les bois environnants : une vingtaine, dont le Pouhon Pierre- le-Grand, intramuros, la source de la Frayneuse (aujourd’hui du Tonnelet), mentionnée dès 1559, etc.

Ill. 15. Spa : une vue-cliché de la ville « historique » actuelle86. TITO et RIVIÈRE, CARIN et BORILE, Le loup des Ardennes (Victor Sackville, l’espion de Georges V, t. 4), Éditions Le Lombard, 1989, p. 3, vignette 1. Rivière, Carin, Borile © LE LOMBARD (Dargaud – Lombard S.A.), 2016.

85 Nom donné par les Spadois aux curistes depuis des temps immémoriaux… 86 Dans ce tableau d’une précision photographique, le dessinateur nous dresse en une case un portrait de la ville, certes réducteur, mais combien évocateur de ce qui a fait son histoire : l’eau, les jeux et les bains. À gauche, au bout de la rue, on reconnaît la physionomie du Pouhon Pierre-le-grand, monument construit en 1880 et où jaillit la « Fontaine aux dauphins », la plus abondante et la plus célèbre de la ville. Au centre, on découvre le Casino, situé à l’endroit de la Redoute, première « maison d’assemblée » destinée aux jeux (1769), avec les clochers de l’église Notre-Dame et Saint-Remacle (1885), de style roman-rhénan, en arrière-fond. Aujourd’hui, ce que l’on appelle le « Casino de Spa » abrite à la fois le Théâtre de Spa et le « Casino » au sens propre, qui durent être reconstruits tous deux en 1929 et 1910, suite à des incendies. À droite enfin, on aperçoit une partie des bâtiments des Bains de Spa, monument remarquable du centre-ville, qui datent de 1863.

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À partir du XVIIe siècle, la capitale du thermalisme aménage des parcs pour l’agrément des curistes : le jardin couvert du Couvent des capucins, le Parc des Sept heures (1756), la Promenade des Quatre heures, etc. Il suffit de lire les anciens guides touristiques pour se rendre compte combien les motivations n’ont guère changé87 : outre le fait de prendre les eaux, le désir de dépaysement à travers des paysages pittoresques (dont les Hautes-Fagnes, toutes proches), la beauté de la nature, des grands animaux sauvages aux innombrables oiseaux, les sites et les maisons remarquables, la gastronomie forestière, etc. Il n’est donc pas étonnant que les « Délices » de Spa, comme l’on disait autrefois, aient inspiré un certain nombre de récits. C’est sans doute grâce au scénariste Bucquoy, d’origine flamande mais qui aime à promener ses personnages en Wallonie, que l’on doit les pérégrinations spadoises de Jaunes, son inspecteur de police de l’étrange, le temps de cinq aventures éponymes de fiction politique. Cela nous vaut de très belles cartes postales des hauts lieux de la cité thermale : le Casino, premier établissement du genre au monde (1769), la maison de cure des Heures Claires, le Pouhon Pierre-le-Grand, le Parc des Sept Heures, etc.88. L’analyse est plus subtile dans la série Victor Sackville, l’espion de Georges V, déjà citée89. Tout l’épisode se déroule dans la ville d’eau lorsque s’y établit, en mars 1918, le Grand Quartier Général allemand. Très bien documentés, les auteurs, sans que cela ne gêne en rien un scénario policier palpitant, nous en font découvrir tous les secrets : visite de la ville bien sûr (du vieil hôtel des Bains, du Parc des Sept Heures, du Pouhon Pierre-le- Grand, du Grand Hôtel britannique, etc.90), mais aussi de ses environs arborés : la villa Neubois, dans la forêt de Nivezé, demeure historique à l’origine propriété des Peltzer, une riche famille d’industriels lainiers verviétois, et qui accueillera le Keiser91 ; une belle ferme ardennaise typique92 et le plateau des Hautes-Fagnes, déjà évoqué93.

87 P.-L. de SAUMERY, Les délices du Païs de Liège ou description géographique, topographique et chorographiques des monuments sacrés et profanes de cet évêché- principauté et de ses limites, Liège, 1743 ; J.-P. de LIMBOURG, Nouveaux amusements des eaux de Spa, Paris, 1763 ; T. FOURMOIS, Les délices de Spa et de ses environs, Bruxelles, 1839 ; etc. 88 TITO et BUCQUOY, Hôtel des Thermes (Jaunes, t. 4), Glénat, 1988, passim. 89 Pour rappel : RIVIÈRE, CARIN et BORILE, Le loup des Ardennes (Victor Sackville, l’espion de Georges V, t. 4), Éditions Le Lombard, 1989. 90 Ibid., p. 1 de couverture ; p. 4 de couverture ; p. 4, vignette 1 ; p. 5, vignette 3 ; etc. 91 Ibid., p. 5, vignettes 2-4, p. 6, vignette 8, etc. 92 Ibid., p. 23, vignette 6. 93 Ibid., p. 43-47.

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On notera que le développement de la vie mondaine à Spa, telle que Stanley Kubrick l’a dépeinte dans Barry Lyndon pour le XVIIIe siècle, n’a été possible, paradoxalement, que parce que Spa fut dès le XIVe siècle un important centre de sidérurgie proto-industrielle (hauts fourneaux, « moulins à fer », etc.), dont le développement avait tôt imposé l’existence d’un réseau de communication performant. Bel exemple précoce de reconversion industrielle… Par ailleurs, on notera également que la vocation touristique de Spa s’est poursuivie aux XIXe et XXe siècles avec des développements « mondains » qui finiront par se démocratiser : les sports, avec les diverses activités hippiques, la chasse, le tir aux pigeons, le tennis, puis les sports aériens (Spa-Malchamps). Parmi ces activités sportives, il nous faut mentionner ici l’automobile, avec le célèbre circuit de Spa-Francorchamps94, maintes fois mis à l’honneur par Jean Graton, dans sa série Michel Vaillant95 et cela, dès son premier album, Le Grand Défi, prépublié en 1958 dans le journal Tintin96. Si le circuit eut son origine lointaine dans la première compétition automobile organisée à Spa en 1896 et se trouva lié aux goûts du public aristocratique de la ville d’eau pour ce sport dispendieux, autant qu’au dépaysement qu’offrait cette magnifique partie de la forêt ardennaise, le public populaire s’était lui tourné, pour les mêmes raisons, le coût en moins, vers le vélo dès 1892, avec la célèbre Liège-Bastogne-Liège, la plus ancienne course cycliste encore disputée de nos jours, ce qui lui a valu le surnom envié de « Doyenne ».

94 R. BOVY, T. GALLE et H. MAUDOUX, Spa-Francorchamps. Histoire d'un circuit de 1896 à nos jours (Les beaux livres du patrimoine), Bruxelles, 2005. 95 Voir A. VAN DEN ABEELE et J. GRATON, Dossier Michel Vaillant. Spa-Francorchamps, Graton Éditeur-Dupuis, 2012. 96 Le circuit est mis en scène dans : J. GRATON, Le Grand Défi (Michel Vaillant, t. 1), Éditions du Lombard, 1959. Voir également Id., Le Pilote sans visage (Michel Vaillant, t. 2), Éditions du Lombard, 1960 ; Id., L’honneur du Samouraï (Michel Vaillant, t. 10), Éditions du Lombard, 1966 ; Id., Steve Warson contre Michel Vaillant (Michel Vaillant, t. 38), Novedi, 1981 ; Id., Rififi en F1 (Michel Vaillant, t. 40), Novedi, 1982 ; Id., Le caïd de Francorchamps (Michel Vaillant, t. 51), Graton Éditeur, 1982.

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Ill. 16. Le circuit de Spa-Francorchamps ou le « Toboggan des Ardennes »97. J. GRATON, Rififi en F1 (Michel Vaillant, t. XL). Éditions Le Lombard, 1982, p. 39, vignette 2. © Jean Graton / Graton Editeur / Dupuis, 2016.

Il s’agissait donc d’emblée d’une véritable course ardennaise, dont l’essentiel du parcours sillonnait le massif forestier profondément entaillé par les vallées de l’Ourthe et de l’Amblève pour monter sur Bastogne à 509 mètres par Aywaille, Manhay, La Roche-en-Ardenne et Bertogne, et pour redescendre sur Liège à 74 mètres par Foy, Vielsalm, La Gleize (Spa) et Sprimont, soit une quinzaine de cols et des paysages d’une beauté sauvage sur tout le parcours. Si cette course n’a pas encore été mise en images, c’est le cas, par contre, de la « Flèche wallonne », partie de Tournai lors de sa

97 Si la première course hippique de Spa eut lieu en 1773, c’est en 1896 que s’y déroula la première course automobile, en présence du prince Albert, futur Albert Ier, de la reine Marie-Henriette, sa tante, et de la fille de cette dernière, la princesse Clémentine. À partir de cette date, les manifestations automobiles vont se multiplier pour aboutir, en 1921, à la création d’un circuit conçu pour les courses de vitesse, où seront organisées les premières 24 heures de Spa en 1924 et le premier Grand prix de Belgique en 1925. Parfois surnommé le « Toboggan des Ardennes » (ce qui évoque bien sa fonction ludique), il doit sa localisation, certes au caractère mondain du public qui fréquentait la ville d’eau au début d’un sport très coûteux, mais aussi, indirectement, au relief et à l’environnement que la forêt pouvaient offrir à ce public en quête de dépaysement.

161 Luc COURTOIS première édition en 1936, pour arriver à Liège en passant d’ailleurs par Spa98.

Ill. 17. La Flèche wallonne en 1977 : tempête de neige sur les hauts plateaux99. F. REMY et C. GILSOUL, 1936-1996. La Flèche wallonne. 60 ans d’exploits, Édition Ville de Huy, 1996, p. 31, vignette 1.

Cela nous vaut quelques vues bien typées des reliefs ardennais couverts d’épicéas, d’herbages, mais aussi de feuillus, et traversés de chemins en lacets bordés çà-et-là de traditionnelles maisons de pierre100. Et quelques vues bien caractéristiques des petites villes appréciées des randonneurs et des touristes d’un jour : outre Spa encore101, on découvre Remouschamps, sur l’Amblève102, Esneux, sur l’Ourthe103, le Sart-Tilmant vers l’Ardenne condrusienne104, etc.

98 F. REMY et C. GILSOUL, 1936-1996. La flèche wallonne. 60 ans d’exploits, Édition Ville de Huy, 1996. 99 Créée en 1936, la Flèche wallonne s’est très souvent courue entre Charleroi et Liège, mais dans les années 1970, elle a eu un faible pour l’est de la Belgique, avant de privilégier Huy, avec une course en boucle autour de la ville mosane : Verviers- Marcinelle (1972-1973), Verviers-Verviers (1974-1978), Esneux-Marcinelle (1979), Mons-Spa (1980). En 1977, la boucle Verviers-Verviers, ville située entre le Pays de Herve et les Hautes-Fagnes, s’est déroulée sous une tempête de neige, mémorable pour le milieu cycliste, mais qui n’étonnait pas les gens du pays, familiers de la rudesse du climat. Si l’image qui en est donnée ici, manque un peu de précision, l’impression de Fagnes venteuses et clairsemées sur fond d’épicéa est néanmoins bien restituée. 100 Ibid., p. 5, vignette 2 ; p. 9, vignette 3 ; p. 11, vignette 3 ; p. 13, vignette 4 ; p. 15, vignette 3 ; p. 19, vignette 5 ; etc. 101 Ibid., p. 14, vignette 1. 102 Ibid., p. 17, vignette 3. 103 Ibid., p. 31, vignettes 4-5. 104 Ibid., p. 23, vignette 1.

162 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée

À côté du tourisme des « élites », l’Ardenne a donc également attiré ensuite un public plus modeste, bourgeois d’abord, mais de plus en plus populaire, notamment à partir des congés payés qui s’imposent dans les années 1930. Dans Les temps nouveaux, Éric Warnauts et Guy Raives se sont attachés à une évocation de l’histoire de Belgique de l’entre-deux- guerres à la Libération, où se mêlent histoire politique (rexisme, collaboration, résistance, etc.), histoire coloniale et analyse psychosociologique tout en nuances des protagonistes du drame105. Si ce récit mérite d’être mentionné (même s’il se situe dans les années 1930- 1940), c’est qu’il se déroule aux alentours d’un village fictif (La Goffe), qui n’est autre que Fanzel (commune d’Érezée), dans la vallée de l’Aisne, autour de l’Hôtel des Roches, un de ces hôtels, précisément, qui s’est développé aux XIXe et XXe siècles grâce au chemin de fer (ici, la ligne de l’Ourthe, qui s’arrête à Barvaux106) et dont on perçoit bien l’atmosphère « touristique ». Cela nous donne d’innombrables vues de villages caractéristiques de cette zone – dont Roche-à-Fresne, et ses célèbres rochers107 – et surtout de ses forêts environnantes à travers les saisons qui les transfigurent régulièrement. Au-delà du classicisme de la représentation, on relèvera néanmoins quelques vues plus précises sur les trésors de nos bois : les papillons de nuit, « Philudoria potatoria », surnommé la Buveuse, commun dans les prairies et bois humides de toute l’Europe, et qui font ici la joie d’un curé entomologiste108 ; les prairies humides des fonds de vallée109, certes, mais dont la flore et la faune représentées demanderaient des analyses complémentaires110 ; ou encore quelques vues des plaisirs sylvestres anciens : le braconnage du lapin de garenne, coutumier des prés autant que des forêts111 ; la pêche dans les sous-bois112, etc.

105 WARNAUTS-RAIVES, Les temps nouveaux, 2 vol., Éditions Le Lombard, 2011-2012. 106 Ibid, t. 2, p. 6. 107 Ibid, t. 1, p. 59-60. 108 Ibid, t. 1, p. 7, vignette 7. Voir aussi un grand paon de nuit, t. 2, vignettes 1-6. 109 Ibid, t. 1, p. 10-11. 110 Voir : A. PHILIPPE, S. ROUXHET, J. LAMBERT et P. LUXEN, Prairies traditionnelles d'Ardenne (Agrinature, t. 2), Namur, 2008, p. 74-85. 111 WARNAUTS-RAIVES, Les temps nouveaux, op. cit., t. I, p. 35 112 Ibid, t. 2, p. 57.

163 Luc COURTOIS

Ill. 18. Coup d’œil sur une prairie humide de fond de vallée ?113 WARNAUTS-RAIVES, Les temps nouveaux (Signé Warnauts-Raives), t. I, Éditions Le Lombard, 2011, p. 10, vignettes 1-2. Warnauts, Raives © LE LOMBARD (Dargaud – Lombard S.A.), 2016.

Ce récit est aussi l’occasion d’une évocation saisissante de l’offensive von Rundstedt de l’hiver 1944-1945, que la bande dessinée associe de manière forte à la forêt d’Ardenne114 et qui est souvent évoquée en arrière- fond mémoriel de récits actuels. Ainsi, dans Le calvaire du mort pendu, un des derniers albums de La Patrouille des Castors, Mitacq s’est plu à revisiter

113 La basse vallée de l’Aisne, dans la région de Fanzel, conserve des sites d’une grande qualité biologique, d’ailleurs bien connus des naturalistes. Mais si les deux images reproduites ici correspondent normalement, d’après l’environnement immédiat, à une prairie humide de fond de vallée, une exégèse « critique » est difficile pour un néophyte. La libellule et le papillon figurés ici sont-ils des spécimens régionaux ? Il faudrait consulter un entomologiste, mais ce qui nous paraît sûr, c’est que le coquelicot, qui ne pousse que sur des sols dégagés de façon à pouvoir être ensemencés directement (ce qui en fait une fleur de bords de champs ou de routes régulièrement labourés ou fauchés), ne peut pas être considéré à première vue comme une espèce locale. Il semble plutôt que notre dessinateur nous suggère la réalité d’une prairie « naturelle » grâce à des « fleurs sauvages » immédiatement identifiables : coquelicots, marguerites, etc. Des bleuets pourraient également faire l’affaire ! 114 R. BAUMANN, Remember ! La bande dessinée belge francophone et la guerre de 1940-1945, dans Textyles. Revue des Lettres belges de langue française, n° 36-37, 2010, p. 170-185.

164 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée une région qui lui était chère. Si l’aventure se déroule dans une Ardenne contemporaine très « moderne », à la fois sylvicole et touristique, la magie du flashback lui permet néanmoins une plongée saisissante dans l’enfer des combats de 1940-1944115. De même, dans Jenny, une petite fille aveugle d’un home liégeois d’aujourd’hui retrouve la vue grâce à quatre « papys » américains qui avaient atterri en catastrophe à proximité 50 ans auparavant : un beau conte de Noël moderne, en souvenir de celui de 1944116 ! Même s’ils relèvent de l’axe historique évoqué plus haut, citons également : Nuts ! Bastogne, la bataille des Ardennes, qui raconte avec minutie et précision the Battle of the Bulge, la Bataille du Saillant, comme disent les Américains117 ; Dix de der, l’ultime album de Comès, qui reviendra en 2006 sur cette bataille qui est au cœur de sa propre histoire, lui qui est né allemand dans le Sourbrodt annexé par le Reich en 1942118 ; et Airborne 44, qui se situe un peu plus à l’Est de la vallée de l’Aisne évoquée dans Les temps nouveaux, aux environs de Bullange, c’est-à-dire sur une même ligne de front située juste au sud des Hautes-Fagnes119. En lien avec la Seconde Guerre et la valeur de « refuge » de la forêt d’Ardenne, signalons également, La lettre froissée de Servais120, où ce dernier évoque l’histoire bien connue des enfants juifs cachés par les époux Frankart au château de Faing à Jamoigne121 et l’action des « maquisards » locaux122.

115 MITACQ et WASTERLAIN, Le calvaire du mort pendu (La patrouille des castors, t. 28), Dupuis, 1989, p. 19-23. 116 G. VAN LINTHOUT, DIDGÉ et STIBANE, Jenny, G+ Éditions, 1995. 117 P. LEPAGE et W. VASSAUX, Nuts ! Bastogne, la bataille des Ardennes, (Histoires de l’histoire), Bruxelles, Éditions du Lombard, 1984. Ce récit a connu une réédition : P. LEPAGE et W. VASSAUX, La bataille des Ardennes, 2 vol., Hélyode, 1991 (t. 1, L’offensive, t. 2, La riposte). Voir aussi W. VASSAUX, La bataille des Ardennes. 20 ans en 1945 à Bastogne, Loup, 2004. 118 COMÈS, Dix de der, Casterman, 2006. Voir aussi la réédition : Id., Dix de der, Paris, Magnard-Casterman, 2009, qu’accompagnent Présentation, notes, questions et après- texte avec Philippe Tomblaine. 119 JARBINET, Airborne 44, Cycle 1, 2 vol., Casterman, 2014 (t. 1, Là où tombent les hommes, et t. 2, Demain sera sans nous). Voir t. 1, p. 32, vignette 2 : un panneau de direction indiquant « Büllingen 4 Km ». 120 J.-C. SERVAIS, La lettre froissée (La mémoire des arbres), 2 vol., Dupuis, 1999- 2000 (Repérages). 121 D. ZACHARY, La Patrouille des enfants juifs. Jamoigne 1943-1945, préface de L. MALLE, 1994. 122 Peut-être le maquis franco-belge du « Banel », entre Florenville et Carignan, premier maquis ardennais fondé en mai 1942 par le Belge Adelin Husson ?

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Ill. 19. COMÈS : Noël 1944 ou la Bataille des Ardennes en une case123 COMÈS, Dix de der, Casterman, 2006, p. 48, vignette 4.

Comme on l’a dit, il n’y a pas que dans les fonds de vallée que le tourisme s’est développé en Ardenne avec la multiplication des campings illustrée par les aventures d’Yvain et Yvon124 : depuis longtemps, les petits bourgs de vallée, avec les châteaux féodaux en ruine, leurs vieilles maisons de pierre et… leurs hôtels125, ont été le rendez-vous des chasseurs et autres amateurs de nature venus de la « civilisation », tous également friands de gastronomie locale (gibiers, pâtés, fumaisons, etc.). Dans le genre, on peut signaler la ville de Bouillon, à laquelle la geste de Godefroid, parti conquérir Jérusalem en 1096, donne une aura particulière dans la bande dessinée. On peut aussi citer la version de Sirius, en 1950, mais qui est précisément davantage préoccupée de notre grande « gloire nationale belge » que de la forêt d’Ardenne ; celle du français Yves Chaland, en 1981, mieux documentée sur la cité du duc et ses délices contemporaines126 ; celle de Claude Rappe et Thierry Cayman, en 1995, qui ont consacré une série à notre héros médiéval, dont on peut voir le château – où il n’a d’ailleurs

123 Toute la puissance d’évocation graphique de Comès pour résumer en une case l’atmosphère de ces journées tragiques : décidés à résister, les Américains furent contraints de se battre sur les crêtes et dans les forêts. Comès a représentés ses GI’s, sans équipement d’hiver, enterrés dans des trous d’obus au milieu des troncs mutilés d’arbres volatilisés par un précédent bombardement. À l’horizon, les épicéas se détachent vaguement sur fond de brouillard et de neige, tandis qu’un calvaire veille sur le champ de bataille comme une grande croix dans un cimetière… 124 CADOT et BOM, op. cit., p. 4, vignette 4. 125 Voir par exemple GOS, L'héritier de l'Inca (Le Scrameustache, t. 1), Dupuis, 1973, p. 3, vignette 1. 126 Y. CHALAND, Le testament de Godefroid de Bouillon (Une aventure de Freddy Lombard, t. 3), Magic Strip, 1981, p. 4-7.

166 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée jamais mis les pieds… – sous la neige127 ; celle de Benoît Roels, en 2001, dont l’héroïne anglaise en vient à enquêter dans la région de Bouillon, sur la piste de Verlaine, qui s’était réfugié en 1885 à la Ferme des couleuvres de Corbion128 ; et celle de Jean-Claude Servais, enfin, Godefroid de Bouillon où, par la magie du scénario, le lecteur voyage dans l’espace et dans le temps revisité du héros des croisades de notre enfance129. On peut d’ailleurs se demander ici dans quelle mesure la nostalgie d’un Moyen Âge de papier mâché ne participe pas, parallèlement à l’attrait pour la « nature sauvage » qu’incarne la forêt, de l’engouement touristique pour les sites médiévaux comme Bouillon. Dans La Griffe du diable, Hulet nous donne à voir une « BD réalité », où des contemporains en mal de sensations fortes organisent des combats médiévaux plus vrais que modèle, du côté de Bogny-sur-Meuse (France)130. Ce qui se traduit dans l’esprit mercantile du siècle par l’idée d’un parc d’aventures, « Arduïna, l’Ardenne mystérieuse », où les touristes pourraient revivre quelques mésaventures d’un autre âge : une maison hantée foraine, grandeur nature, en quelque sorte… En toute hypothèse, une image de la forêt « profonde », qui croise de façon inextricable nature, mystère, nostalgie chevaleresque et fantastique : un classique, pourrait-on dire, que l’on retrouve chez bien d’autres auteurs131.

127 C. RAPPE et T. CAYMAN, Le 7e éclair (Godefroy de Bouillon, t. 1), Hélyode, 1995, p. 18. Les 2 aventures suivantes, Le sang des justes et Le drakkar noir, qui se déroulent bien loin de nos contrées, ont paru chez Claude Lefrancq Éditeur (CLE) en 2002 (Bruxelles). 128 B. ROELS, Le sourire du loup (Bleu Lézard, t. 4), Glénat, 2001, passim. En fait, Paul Verlaine, qui est né à Metz en 1844, était un familier de l’Ardenne belge, où il séjourna à de multiples reprises durant sa jeunesse. En 1885, à Corbion, il vit alors avec une femme et ses enfants, non loin de l’abbé Dewez (un ami d’enfance de Paliseul et, pour l’heure, curé de Corbion), qui l’entretient, et à dix mètres du ruisseau de la Goffe, qui fait la frontière entre la Belgique et la France : indésirable en Belgique depuis son coup de feu contre Rimbaud en 1873, il peut ainsi rapidement se mettre à l’abri en France en cas de problème… 129 J-C. SERVAIS, Godefroid de Bouillon (Grand Public), 2 vol., Dupuis, 2012-2013. 130 HULET, La griffe du diable (Extra muros, t. 1), Casterman, 2003 (Ligne rouge). 131 Voir aussi, par exemple, T. CAYMAN et M. BOM, Les oubliés (Sylvain de Rochefort, t. 2), Éditions Le Lombard, 1991, p. 12, vignette 1, un remake, à la fois de la légende de Godefroid de Bouillon et de celle de Robin des bois en sa forêt de Sherwood, version revisitée : nous n’avons pas affaire ici à de pauvres bougres opprimés qui rançonnent les riches par souci de justice, mais à de jeunes enfants errants qui, eux aussi, vivent de leurs petites rapines. Dans les deux cas, la forêt est un refuge et un abri sûr pour les uns…, un dangereux obstacle à traverser pour les autres.

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Ill. 20. Bouillon : entre gloire nationale et halte gastronomique132 Y. CHALAND, Le testament de Godefroid de Bouillon (Une aventure de Freddy Lombard, t. III), Magic Strip, 1981, p. 5, vignette 1.

Restons dans les ruines et terminons cette partie avec l’évocation d’un site enchanteur : les ruines de l’abbaye d’Orval, dans la forêt de Florenville, aux confins de l’Ardenne et de la Gaume, qui nous semble devenue une véritable icône de la « grande forêt ».

132 Dans la première aventure de Freddy Lombard, le français Yves Chaland, adepte de la ligne claire et des auteurs belges de l’« âge d’or », fait voyager son héros dans les Ardennes belges (expression française) en direction de Sedan. Le héros et ses deux complices, Sweep et Dina, toujours désargentés, tombent en panne de voiture à 5 kilomètres de Bouillon, qu’ils rejoignent à pied. Même sans le sou, ils ne résistent pas à la tentation d’un bon repas, en l’occurrence du civet de marcassin, servi par un bon Ardennais, méfiant et grippe-sou : ils sont sauvés de l’addition par un habitué du coin, Georges Bouillon, descendant du duc, qui les entraîne alors dans une chasse au trésor de l’aïeul qui sommeille dans les caves du château. Brève plongée dans la légende, mais qui nous vaut quelques belles prises de vue locales.

168 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée

Ill. 21. Les ruines d’Orval : une icône de l’abbaye et de la grande forêt wallonne133. GEORGES V. et Y. LECLERCQ, Clara (Falkemberg, t. I), Éditions Le Lombard, 1997, p. 15, vignette 1, Georges V. Leclercq, © LE LOMBARD (Dargaud – Lombard S.A.), 2016.

133 Les premiers moines cisterciens venus de l'abbaye de Trois-Fontaines en Champagne arrivèrent à Orval en 1132. À la tête d’un vaste domaine agricole et forestier, ils s’illustrèrent notamment dans la production de fer, grâce au bois, au minerai et à la force hydraulique, présents sur place. Détruite et pillée par les troupes révolutionnaires en juin 1793, l'abbaye fut rachetée, non pour ses ruines, mais pour ses forges, précisément, situées à l’entrée du site : remises en état, elles retrouvèrent bientôt leur production d’antan. Ces ruines, perdues dans la forêt sauvage, ont fait rêver (les « souterrains » – les caves en fait – ne cachaient-ils pas le « trésor des moines » ?). Symbole d’Orval, elles attirent de nombreux pèlerins d’un jour, qui apprécient certes le calme et la sérénité monastiques des lieux, mais sans doute aussi les délices de l’auberge « L’ange gardien » : l’Orval, une savoureuse bière trappiste, et l’Orval, un succulent fromage fabriqué selon une vieille recette de l’abbaye de Port-du-Salut. Dans l’imaginaire collectif wallon, comme en témoigne la bande dessinée, ces ruines, figurées par la rosace du transept nord, résument à elles seules la « grande forêt » d’Ardenne et tout ce que l’on y rattache : la nature, les loups, etc., mais aussi les traditions, religieuses aussi bien que profanes.

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Récemment, Jean-Claude Servais a lui consacré deux récits historiques complets, qui permettent de revisiter toute l’histoire des lieux134. Au-delà de ce qu’une lecture attentive peut en tirer sur l’univers forestier et dont la nature est reproduite avec suffisamment de précision pour y reconnaître certains éléments caractéristiques de la flore et de la faune135, on notera surtout ici l’évocation de la sidérurgie au charbon de bois, dont Orval était un des leaders européens sous l’Ancien Régime avec, outre les forges d’Orval136 devant l’abbaye, les sites de Buré d'Orval et du Dorlon, à Allondrelle137, non loin de Longuyon (Meurthe-et-Moselle)138. Pour une abbaye cistercienne, le lien est évident, au Moyen Âge, entre communauté monastique et forêt. Cette dernière est par excellence un lieu de solitude, coupé du monde, indispensable à la contemplation139. Depuis sa restauration commencée en 1926 (l’abbaye avait été détruite en 1793), Orval est devenu un haut lieu du tourisme populaire : sans doute que la vie austère des moines (non moins que leur bière et leur fromage…) y est pour quelque chose, mais il paraît clair que les ruines perdues au milieu des bois, transfigurées par les images troubles du sac révolutionnaire, le bruits des brigands embusqués sur la route de Florenville, le cris des loups, etc., ne sont pas étrangères à la fascination du site. Cette fascination, en toute hypothèse, explique la fréquence d’une figuration graphique typée de l’abbaye dans la bande dessinée, assez universellement identifiée par la rosace du transept

134 J.-C. SERVAIS, Orval…, passim ; voir aussi Id. et O. DEWAMME, La malmaison (Tendre Violette, t. 3), Casterman, 1984, p. 26. 135 À signaler, la même présentation codée d’une prairie naturelle que chez WARNAUT- RAIVES, op. cit., t. 1, p. 28, vignettes 3-5 : herbes, coquelicots et marguerites ! 136 Voir M. BOURGUIGNON, Les forges d’Orval, dans Le Pays gaumais, 1971-1972, p. 74-87. 137 Voir L. MICHAUX, À l’orée de la révolution industrielle en Lorraine au XIXe siècle : la métallurgie du Dorlon et de Buré-la-Forge près de Longuyon, dans Les Cahiers Lorrains, t. 2, 1998, p. 185-204. 138 Signalons quand même, outre l’omniprésence du loup, une belle page sur l’élevage des abeilles : J.-C. SERVAIS, Orval…, t. 2, p. 13. 139 Outre Orval, évoqué ici, on peut citer, dans le même registre, la légende de saint Hubert, mise en images par Philippe Glogowski (P. GLOGOWSKI, Le grand cerf blanc [La légende de saint Hubert], Éditions Van Ther, 1998). Issu de la haute noblesse mérovingienne, le saint homme fut d’abord un chasseur impénitent de la forêt ardennaise, jusqu’à ce qu’un grand cerf blanc crucifère, précisément, en fasse un disciple de Saint Lambert, évêque de Liège, à qui il succèdera d’ailleurs. D’abord enterré à Liège, ses reliques seront ultérieurement transférées à l’abbaye d’Andage, construite sur les terres de ses chasses favorites et de sa conversion, et qui s’appellent aujourd’hui Saint-Hubert…

170 Quelques « Belles images » de la forêt wallonne dans la bande dessinée nord, située au-dessus de trois fenêtres en plein cintre et de la porte des morts, qui conduisait jadis au cimetière140.

Conclusion

Si les images données de la forêt d’aujourd’hui sont identifiables à l’Ardenne, comme nous venons de le voir, c’est grâce à certains traits du paysage, comme le type de relief, la couverture du sol, la morphologie des villages et de l’habitat, etc. Force est de constater que la bande dessinée recourt également souvent à des « codes » extrinsèques pour la signifier, codes immédiatement identifiables par les lecteurs. Au-delà des significations immédiatement associées à la forêt (non seulement la nature, les animaux sauvages, la balade, le calme, le camping, les sports, la chasse, la pêche, etc., mais aussi les industries du bois, la gastronomie indigène aux saveurs sylvestres, etc.), il s’agit presque toujours de représentations qui rappellent ses hauts lieux touristiques, bien connus de tous. Mais, ces représentations « dérivées » de l’Ardenne ne sont-elles pas devenues avec le temps inséparables de la forêt ? Lorsque l’on évoque ces hauts lieux, en toute hypothèse, les arbres font spontanément partie de l’image que nous nous en faisons. Et inversement, pour le Wallon que nous sommes, la forêt, c’est un peu toujours l’Ardenne et ces lieux… En ce sens, la vision donnée par Mitacq de l’Ardenne actuelle dans Le calvaire du mort pendu semble plus équilibrée que beaucoup d’approches évoquées et qui se focalisent davantage sur certains aspects liés à leur récit141. La forêt moderne productrice de bois y côtoie la nature, l’eau, les grottes, autant que les activités rurales traditionnelles et les dépaysements du citadin, sans oublier la longue durée des lieux : celle d’une abbaye en ruine de l’époque mérovingienne, qui évoque la « grande solitude » recherchée par les moines de toujours, et celle de la bataille des Ardennes, qui reste partout présente. Sans oublier non plus une image ancestrale, celle de la forêt « piège», de la forêt « refuge », puisque toute l’aventure tourne autour de

140 Voir : J.-C. SERVAIS, Orval…, passim, dont la p. 1 de couverture du t. 2 ; MITACQ, Le mystère Grosbois…, p. 35, vignette 6 ; WALLI et BOM, Le testament d'anthracite (Chlorophylle, t. 13), Dupuis, 1988 ; Georges V. et Y. LECLERCQ, Clara (Falkemberg, t. 1), Éditions Le Lombard, 1997, p. 15, vignette 1 [cf. ci-dessus] et p. 21, vignettes 8-9. J. DUFAUX et V. NICAISE, Sang-de-Lune, Glénat, 1992, p. 17, vignette 4, figurent également des ruines cisterciennes, mais rien n’indique qu’il s’agit d’Orval. 141 MITACQ et WASTERLAIN, Le calvaire du mort pendu (La patrouille des castors, t. 28), Dupuis, 1989, passim.

171 Luc COURTOIS dangereux « fugitifs » qui y trouvent – du moins l’espèrent-ils – protection. Cela nous renvoie alors à nouveau aux deux autres dimensions irréductibles de la forêt, celle d’une « mémoire des bois » et celle d’un « imaginaire forestier ».

Ill. 22. « La patrouille des castors » : une vision équilibrée de la forêt142. MITACQ et WASTERLAIN, Le calvaire du mort pendu (La patrouille des castors, t. 28), Dupuis, 1989, p. 3, vignette 1. Mitacq, Wasterlain © DUPUIS, 2016.

142 On connaît l’attachement de Mitacq pour la forêt ardennaise : son premier récit Le mystère de Grobois – traduire : « de la grande forêt » – se déroule entièrement dans les bois de l’abbaye d’Orval, dont il est le premier, en 1955, à présenter les ruines symbolisées par la rosace du transept nord. Dans Le calvaire du mort pendu (1989), il y présente certes l’image « traditionnelle» de l’Ardenne : un paysage vallonné et boisé, l’eau, les rochers et les grottes ; la randonnée, le camping, la nage en rivière ; la vie monastique d’autrefois, la bataille des Ardennes, les caches secrètes. Mais aussi celle de la forêt moderne et productive de l'Ardenne d’aujourd’hui, avec ses épicéas et débardeurs aux engins mécaniques performants ; celles des ingénieurs des Eaux et forêts, qui pourvoient à son entretien et surveillent notamment les conséquences des pluies acides ; etc.

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