Revue historique des armées

260 | 2010 France-Pologne

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rha/6799 ISBN : 978-2-8218-0532-3 ISSN : 1965-0779

Éditeur Service historique de la Défense

Édition imprimée Date de publication : 15 septembre 2010 ISSN : 0035-3299

Référence électronique Revue historique des armées, 260 | 2010, « France-Pologne » [En ligne], mis en ligne le 16 septembre 2010, consulté le 09 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/rha/6799

Ce document a été généré automatiquement le 9 mars 2020.

© Revue historique des armées 1

SOMMAIRE

Dossier

Éditorial Frédéric Guelton et Andrzej Nieuwazny

La Pologne vue de France : un aperçu historiographique Frédéric Dessberg

Une tragédie en deux actes : la carrière manquée de Maximilien Wiklińsky Izabella Zatorska

Patriotes ou mercenaires ? Les légions polonaises au service de la France (1797-1807) Andrzej Nieuwazny

Louis Faury (1874-1947) : entre gloire et oubli Lech Maliszewski

Józef Beck : espion allemand ? Histoire d’une rumeur Mariusz Wolos

Comment exister au centre de l’Europe ? Les relations stratégiques franco-polonaises entre 1918 et 1939 Isabelle Davion

Variations

Rome et le recrutement de mercenaires Joëlle Napoli

1815 : réalité financière de la reconstruction de l’armée Pascal Cyr

Le plan des opérations de la campagne d’Italie de 1859 La contribution réelle de Jomini Ami-Jacques Rapin

Document

De la Champagne à la Volhynie : l’insigne du 43e régiment polonais d’infanterie Andrzej Nieuwazny

Revue historique des armées, 260 | 2010 2

Les fonds du Service historique de la Défense

Les archives des prisons militaires (XIXe-XXe siècle) Emmanuel Pénicaut

Présentation

Le statut des anciens combattants et des victimes de répressions en Pologne Jan Stanisław Ciechanowski

Lectures

Sébastien Albertelli, Les services secrets du général de Gaulle. Le BCRA (1940-1944) Perrin, 2009, 600 pages Dominique Guillemin

Frank Attar, Dictionnaire des relations internationales de 1945 à nos jours Seuil, 2009, 1084 pages Alain Marzona

Dominique de La Motte, De l’autre côté de l’eau. Indochine 1950-1952 Tallandier, coll. « Archives contemporaines », 2009, 168 pages Ivan Cadeau

Jean Delmas, La Seconde Guerre mondiale déroulement et enjeux Hachette, coll. « Toutes les clés », 2008, 317 pages Jean-François Dominé

Guillaume Devin (dir.), Faire la paix. La part des institutions internationales Presses de Sciences Po, 2009, 271 pages Anne-Aurore Inquimbert

Mechtild Gilzmer, Mémoires de pierre. Les monuments commémoratifs en France après 1944 Autrement, coll. « Mémoires », traduit de l’allemand par Odile Demange, 2009, 270 pages Jean-François Dominé

Sébastien Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en France Fayard, 2009, 700 pages Thomas Vaisset

Frédéric Le Moal, La Serbie, du martyre à la victoire (1914-1918) 14-18 éditions, 2008, 253 pages Martin Motte

Pierre Milza, L’année terrible. La Commune, mars-juin 1871 Perrin, 2009, 514 pages Olivier Berger

Rémi Monaque, Suffren. Un destin inachevé Tallandier, 2009, 494 pages Antoine Boulant

Revue historique des armées, 260 | 2010 3

Frédéric Naulet, Wagram (5 et 6 juillet 1809). Le canon tonne sur les bords du Danube Économica, 2009, 381 pages Luc Binet

Jean-Pierre Richardot, 100 000 morts oubliés : les 47 jours et 47 nuits de la bataille de France, 10 mai-25 juin 1940 Le Cherche-midi, coll. « Documents », 2009, 472 pages Nicolas Texier

Jacques Piatigorsky, Jacques Sapir (dir.), Le Grand Jeu. XIXe siècle, les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale Autrement, coll. « Mémoire/Histoire », 2009, 252 pages Anne-Aurore Inquimbert

Wolfram Wette, Les crimes de la Wehrmacht Perrin, 2009, 385 pages Bernard Mouraz

Revue historique des armées, 260 | 2010 4

Dossier

Revue historique des armées, 260 | 2010 5

Éditorial

Frédéric Guelton et Andrzej Nieuwazny

1 L’étude des relations – ici essentiellement militaires – qu’entretinrent au fil des siècles Français et Polonais demeure, aujourd’hui encore, et pour de nombreuses raisons, paradoxale et passionnante à la fois.

2 La première de ces raisons, celle qui emporte tout, est d’ordre psychologique. Frédéric Dessberg en fait la clé de voûte de son article consacré à l’historiographie de la Pologne vue de France, lorsqu’il écrit que « cette histoire (…) ne peut être seulement une histoire politique et doit intégrer au moins une dimension culturelle ». La juste appréciation de cette dimension « culturelle » ou « psychologique » représente un véritable défi tant il est vraique, de l’élection d’Henri, duc d’Anjou, au trône de Pologne en 1573 à la déclaration du président Jacques Chirac évoquant en 2003, ces nations, dont la Pologne, qui « avaient perdu une bonne occasion de se taire », les relations franco-polonaises sont marquées du sceau de l’émotion exceptionnelle, voire de la passion. 3 Citons quelques exemples. En 1796, des prisonniers de guerre polonais menés par le général Dabrowski rejoignent les armées du Directoire au nom de la liberté des peuples. Ils servent la cause de la liberté jusqu’à ce que, en 1802, Bonaparte les envoie à Saint- Domingue pour y réprimer la révolte provoquée par le rétablissement de l’esclavage. Un peu plus d’un demi-siècle plus tard, Napoléon III, toujours au nom de la liberté, est prêt à entrer en guerre contre la Russie lors de la répression sanglante de l’insurrection polonaise de janvier 1863. Londres l’en dissuade. La France, diplomatiquement isolée, accueille sur son sol plusieurs milliers de réfugiés polonais auxquels, seule en Europe, elle accorde quelques subsides. C’est le temps du développement de l’École polonaise des Batignolles, crééeà Paris en 1843. Puis vient le temps du rapprochement français avec la Russie autocratique. Il durera jusqu’à la Révolution bolchevique. La question polonaise n’a plus voix au chapitre. Ses défenseurs sont censurés. C’est pourtant au cours de cette période de silence que Maria Sklodowska-Curie reçoit à deux reprises le prix Nobel et devient la première femme professeur à la Sorbonne. Après février 1917, la Pologne occupe à nouveau le devant de la scène politique et militaire française. Mais une nouvelle fois l’émotion l’emporte sur la raison et les deux partenaires jouent en conscience un jeu de dupe qui les amènent, pour la première, à la victoire contre l’Allemagne et, pour la seconde, à la renaissance politique. Mais à quel prix. Pendant

Revue historique des armées, 260 | 2010 6

l’entre-deux-guerres, la convention militaire de 1921 occupe une place centrale dans les relations entre les deux armées. C’est le retour de l’alliance de revers qui devient également barrière. Signée après un tour de passe-passe complice entre Piłsudski et Millerand et contre la volonté de Foch, elle augure mal de l’avenir. Et pourtant, c’est grâce à elle qu’un inconnu, le capitaine Bertrand obtient l’autorisation de livrer en 1932au bureau du chiffre polonais les secrets de la machine Enigma achetés à prix d’or par le SR français au traître allemand Hans Thilo Schmidt. Et c’est encore grâce à elle que, sept années plus tard, les Français reçoivent une copie exacte d’Enigma construite par les Polonais. 4 Vient ensuite le drame de septembre 1939, représentatif, à lui seul des petits arrangements et des grandes mesquineries qui l’ont précédé. Après avoir reculé à Munich, la France fait semblant d’avancer en entrant en guerre sans oser la faire. Tous les arguments sont bons pour expliquer que l’armée française ne pouvait pas intervenir davantage qu’elle ne l’avait fait en Sarre. Pourtant Gamelin avait tort. Le manque de courage n’est jamais bonne politique. Il est battu un an plus tard. Et avec lui les quelque 80 000 soldats du général Sikorski qui continuaient à croire en la France… 5 Contrairement à ce qui est généralement présenté dans un éditorial, aucun des thèmes évoqués ci-dessus n’apparaît dans les articles qui composent le dossier France-Pologne. C’est à dessein. Ils montrent seulement les nombreux sujets qui restent à approfondir dans les relations militaires entre les deux pays, sans négliger bien évidemment dans la période suivante le combat commun des Polonais et des Français libres depuis Londres, la résistance polonaise en France pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis la période de tension qui naît ensuite et dure presque aussi longtemps que la guerre froide. Période exceptionnelle car seule période de l’histoire au cours de laquelle les deux nations ne sont pas dans le même camp. Vient enfin le temps présent, celui de la normalisation et de la reconstruction européenne, c’est-à-dire pour les Français et les Polonais le retour d’une « amitié séculaire » jamais exempte de tension car, en dépit de tout, profondément vraie.

Revue historique des armées, 260 | 2010 7

La Pologne vue de France : un aperçu historiographique

Frédéric Dessberg

1 Les commémorations du massacre de Katyn, endeuillées par la mort tragique d’une centaine de Polonais, dont le couple présidentiel, ont rappelé au public le lot des souffrances endurées par la Pologne dans l’histoire. Le 1er septembre 2009, la commémoration du 70e anniversaire de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie rappelait le pénible souvenir de l’asservissement de cette nation alliée et amie, mais aussi de l’embrasement du monde dans la guerre. Ajoutons également que la querelle historico-littéraire française au sujet du roman de Yannick Haenel, Jan Karski, a permis d’attirer l’attention du public sur l’action que le célèbre résistant polonais avait menée afin d’ouvrir les yeux du monde sur l’extermination des Juifs d’Europe. Il n’est pas difficile de constater que la plus grande partie des ouvrages français sur la Pologne porte justement sur la période de la Deuxième Guerre mondiale. La recherche française récente a cependant permis d’approfondir nos connaissances sur l’histoire de la Pologne depuis le XVIe siècle. On se bornera ici à indiquer la bibliographie française, à l’exception de quelques articles scientifiques, afin d’orienter le lecteur vers une documentation facilement accessible.

Définition d’un cadre pour l’historiographie française contemporaine

2 Il convient tout d’abord d’établir un cadre chronologique à notre recension. Il serait tentant, comme c’est l’usage pour l’histoire des anciens pays communistes et en particulier pour la Russie, de considérer comme « récents » les ouvrages parus depuis 1989. Cette date correspond en effet à l’indépendance politique de la Pologne et à la fin de la domination du Parti ouvrier unifié polonais (POUP). Mais cette logique, si elle peut convenir à l’historiographie polonaise, trouve difficilement sa justification pour l’historiographie française. Le renouveau politique survenu en Pologne dans les années 1980, accompagné en France par un mouvement de sympathie et d’intérêt pour

Revue historique des armées, 260 | 2010 8

l’opposition que menait le syndicat Solidarité (Solidarnosc), paraît un meilleur point de départ pour cette étude.

3 Il faut ajouter que, comme nous aurons l’occasion de le voir souvent, l’historiographie française est redevable des travaux d’historiens polonais francophones travaillant en France ou en Pologne. La coopération entre les historiens des deux pays a été, en effet, un moteur de la recherche qui a connu une accélération logique depuis la chute du rideau de fer. Une autre étape propice aux rencontres scientifiques a été l’adhésion de la Pologne, parmi dix nouveaux États, à l’Union européenne. Peut-on pour autant en conclure que le volume d’ouvrages historiques consacrés à la Pologne a significativement augmenté ou que l’historiographie française a connu un tournant marquant à cette époque ? Le nombre et les thèmes de ces ouvrages ne permettent pas de répondre catégoriquement par l’affirmative, même si la recherche universitaire semble s’être affinée. Certes, l’Europe centrale et, par voie de conséquence, la Pologne, est une aire de recherche trop négligée en France. Il faut cependant souligner l’existence de centres de recherche menant une activité éditoriale : l’Institut d’études slaves, le Centre d’études slaves, le Centre d’étude de l’Europe médiane de l’INALCO 1. Ces institutions sont des lieux de coopération entre chercheurs français et étrangers, une coopération indispensable qui permet à l’historiographie française de s’étoffer, de prendre en compte les avancées de l’historiographie polonaise ainsi que les débats qui en émergent. De plus, comme nous aurons l’occasion de le constater, l’apport des historiens polonais francophones enrichit considérablement la recherche française. 4 Pour rendre compte de l’historiographie française de la Pologne, le cadre chronologique choisi ici concerne les périodes moderne et contemporaine. Il s’étend de l’époque de la République des Deux Nations et de l’élection d’Henri de Valois au trône de Pologne, en 1573, jusqu’à la victoire de Solidarnosc aux élections de 1989 et l’avènement de la « Troisième République » polonaise. Il faut reconnaître d’emblée que les périodes précédentes pourtant fondatrices de la Pologne, celle des Piast, jusqu’à la fin du XIVe siècle et celle des Jagellon, pour les deux siècles qui suivent, sont pratiquement absentes de l’historiographie française récente, en dehors des synthèses qui apparaissent dans les histoires générales de la Pologne.

La Pologne et l’Europe centrale

5 L’histoire de laPologne apparaît tout d’abord en tant qu’élément de celle de l’Europe centrale, appelée encore Europe médiane. La notion polonaise récente d’Europe du Centre-Est est également utilisée. Elle apparaît notamment dans l’intitulé (Histoire de l’Europe du Centre-Est) d’un ouvrage collectif de référence, paru en 2004 2. Cette somme de connaissances historiques est également un inventaire des champs de la recherche actuels portant sur cette aire géographique. Elle est due à des historiens français et polonais ou encore américains d’origine polonaise. Si elle ne couvre pas tous les domaines de manière exhaustive, elle met en valeur la question des nationalités sur toutes les périodes historiques, laissant au lecteur une vision rétrospective sur l’identité des États de cette partie de l’Europe. L’histoire nous montre que nous sommes dans l’« Europe des Diètes » décrite il y a une quinzaine d’années par Jean Bérenger et Daniel Tollet : celle de l’empire des Habsbourg du XVIIe siècle mais à laquelle la Pologne, sous une forme différente, peut également s’identifier. Il s’agit là d’une particularité dont la compréhension est indispensable pour saisir non seulement les

Revue historique des armées, 260 | 2010 9

difficultés de la Pologne jusqu’aux partages de la fin du XVIIIe siècle, mais également celles de la période contemporaine. En effet, cet héritage se ressent dans les difficultés politiques que connaissent les États successeurs des Empire centraux, érigés en États- nations à la fin de la Première Guerre mondiale.

6 La place de la Pologne au sein de l’Europe centrale, mais aussi la place de l’Europe centrale elle-même sur le continent ont fait l’objet de commentaires et d’interrogations tout au long du XXe siècle, dans des circonstances qui ont évolué à grands pas. Si bien que l’Europe centrale qu’évoquait Milan Kundera il y a 25 ans, « située géographiquement au Centre, culturellement à l’Ouest et politiquement à l’Est » 3 n’a plus cours aujourd’hui. La chute du système communiste a validé l’idée d’un « retour » de la Pologne en Europe. De nombreuses rencontres scientifiques ont eu pour objet l’étude de ce phénomène. Le très riche colloque organisé par Gérard Beauprêtre en septembre 1990, et qui rassemblait à Varsovie une quarantaine de contributeurs, était consacré à l’identification historique et culturelle de l’Europe centrale et, plus particulièrement, de la Pologne, à la représentation qu’elle se faisait d’elle-même et à la perception que pouvait en avoir le reste de l’Europe. 7 Les relations de la Pologne avec l’Europe occidentale représentent un champ d’étude à part entière. Des colloques, organisés l’année de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne, se sont attachés à en dresser le bilan en saisissant l’évolution des différentes Pologne sur des siècles 4. La publication des actes rend compte de l’avancée de la recherche dans cette histoire de la place qu’a prise et qu’a su conserver la Pologne dans sa relation à l’Ouest. On s’aperçoit également que la Pologne, depuis le XVIIe siècle, est une composante mais en même temps le signe de la faillite d’un « système européen » issu des Congrès qui ont suivi les conflits les plus dévastateurs (guerre de Trente Ans, guerres napoléoniennes, Première Guerre mondiale). Les partages de la Pologne de la fin du XVIIIe siècle marquaient l’échec de l’ordre instauré lors des traités de Westphalie, le Congrès de Vienne niait son existence, la Paix de Versailles semait les germes de sa disparition en 1939, avant que la conférence de Potsdam n’en stabilise les frontières, mais dans le cadre de la division de l’Europe 5. La « question polonaise » reflète donc la mauvaise conscience européenne.

Histoires de Pologne

8 On peut ressentir une impression de frustration après la lecture d’une histoire générale de la Pologne (ou de celle de tout autre pays), car il s’agit le plus souvent d’une histoire concise et essentiellement politique. Ajoutons, au désavantage de la bibliographie française, que les ouvrages les plus connus intitulés Histoire de la Pologne sont souvent des traductions d’auteurs britanniques (l’ouvrage de Norman Davies, traduit en 1984, reste une référence) ou polonais (Michal Tymowski, en 2003) 6. Parmi les publications françaises, on trouve deux ouvrages de Daniel Beauvois, dans lesquels l’auteur s’efforce de dépasser la dimension politique de l’histoire polonaise pour aborder également les aspects sociaux et culturels. L’ouvrage récent publié sous la direction de Daniel Bafoil situe, quant à lui, la Pologne d’aujourd’hui dans son environnement européen et mondial.

9 Ces ouvrages situent la création de la Pologne au Xe siècle, plus précisément à l’an 966, date à laquelle le prince Mieszko accepta le christianisme latin. Ils permettent de comprendre le fonctionnement de la Pologne des Piast et des Jagellon, ce qui est utile

Revue historique des armées, 260 | 2010 10

car les ouvrages en français manquent sur ces périodes. La bibliographie française laisse en effet la part du lion à la période contemporaine 7. La construction de ces ouvrages également favorise les périodes les plus récentes. Le Moyen Âge est considéré comme une période fondatrice de la Pologne, laquelle est ensuite devenue une puissance multiethnique et multireligieuse. C’est la démarche adoptée dans le récent ouvrage d’Alexandra Viatteau, Pologne entre l’Est et l’Ouest (2009). L’auteur s’attache à cerner ce qui constitue l’identité de la Pologne, à savoir d’abord le catholicisme, et à expliquer comment le royaume catholique a fait de sa religion une marque d’opposition à ceux de ses voisins (Prusse et Russie) qui voulaient le faire disparaître. Elle insiste aussi en particulier sur le rôle de Jean-Paul II dans la chute du communisme. L’essentiel de l’ouvrage porte sur la période 1918-1945, au cours de laquelle l’Allemagne et l’Union soviétique s’attachent à exercer leur influence sur la Pologne. Il s’agit ici d’une histoire passionnée dans laquelle l’historiographie française est accusée de sous-évaluer l’expérience polonaise et où l’Union européenne est soupçonnée de négliger une menace russe toujours présente. 10 L’approche locale ou régionale, l’histoire de communautés, de nationalités qui ont fait partie de la Pologne ou encore celle des Polonais installés à l’étranger apportent des lumières supplémentaires et beaucoup plus précises, en particulier pour des périodes que les ouvrages généraux traitent en surface. Par exemple, les ouvrages de Daniel Beauvois sur les régions de confins polonais (Lituanie, Ukraine, Biélorussie) représentent une somme de connaissances inestimable sur la présence de la noblesse polonaise et sa relation avec la population, notamment ukrainienne. La spécialisation scientifique de l’historien a rendu possible cette production. En revanche, sur cette question, l’historiographie polonaise de la période plus contemporaine, notamment celle de la Deuxième Guerre mondiale, n’a pas encore eu d’écho significatif en France. Sujet de controverse en Pologne, la question des difficiles, et souvent dramatiques, relations entre Polonais et Ukrainiens au cours du XXe siècle reste largement ignorée du public français. 11 Ce qui concerne la population allemande a davantage fait l’objet de recherches. Pour l’étude des minorités allemandes dans la première moitié du XXe siècle, elles soulignent le problème de l’irrédentisme et de la fragilité de l’existence de la Pologne. Elles posent aussi le problème des frontières et des « identités frontalières » des populations. L’histoire des Juifs de Pologne a été largement étudiée par Daniel Tollet pour la période moderne. Nous lui devons des monographies spécialisées pour l’époque des XVIe et XVIIe siècles, mais également d’une histoire générale des Juifs en Pologne qui constitue une synthèse très complète 8. Un autre aspect est celui des Polonais installés à l’étranger. La longue tradition d’émigration polonaise en France a fait l’objet d’études. En particulier, Janine Ponty s’est spécialisée dans l’histoire des Polonais installés dans le Nord de la France.

Les relations franco-polonaises

12 Les tendances de l’historiographie récente des relations franco-polonaises sont marquées par un mouvement double, celui de la célébration d’une indéfectible amitié entre les deux nations et celui de la mise en exergue des malentendus entre les deux pays. Il s’agit principalement d’histoire contemporaine et même d’histoire de l’entre- deux-guerres. Cette histoire des relations bilatérales est difficile à établir dans la

Revue historique des armées, 260 | 2010 11

mesure où l’existence politique de la Pologne n’a pas été continue. Aussi ne peut-elle être seulement une histoire politique et doit intégrer au moins une dimension culturelle. Les relations privilégiées entre la France et la Pologne remontent à l’époque où le futur Henri III est placé, même pour peu de temps, sur le trône polonais. Dans ce bel exemple de coopération scientifique franco-polonais qu’est De tout temps amis, Andrzej Nieuwazny et Christophe Laforest ont saisi l’occasion de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne pour publier une série de textes français et polonais qui retracent la relation privilégiée entre les deux nations, depuis le moment de mai 1573 où Henri, duc d’Anjou, est élu roi de Pologne. Les auteurs insistent sur le caractère passionnel de ces relations, ce qui conduit immanquablement, les intérêts des gouvernements prévalant, à des désaccords, des malentendus et des incompréhensions.

13 Il faut convenir du fait que les ambiguïtés de cette relation retiennent davantage l’attention de la recherche française récente. Le phénomène peut-être le plus fréquemment abordé est celui de l’impuissance française à défendre les intérêts de la Pologne et ses siens propres dans la politique d’alliance de revers qu’elle entend mener, selon les époques, contre l’empire Habsbourg ou l’Allemagne 9. Pour illustrer cette impuissance, la célèbre formule « Mourir pour Dantzig » vient à l’esprit. Elle s’applique d’abord au sacrifice plein de panache mais bien inutile, du comte de Plélo, en 1734, pendant la guerre de Succession de Pologne, avant d’être reprise en 1939 par Marcel Déat dans un article de l’Œuvre, quelques mois avant l’invasion allemande de la Pologne, le 1er septembre 1939, pour s’opposer à une intervention militaire. 14 L’incapacité politique et militaire de la France, particulièrement flagrante au moment des partages de la Pologne (1772, 1793, 1795) et des insurrections polonaises du XIXe siècle (1830, 1863) n’empêche pas les contacts et les influences intellectuelles réciproques. C’est ce que montrent les Considérations sur le gouvernement de la Pologne de Rousseau et Du Gouvernement et des Loix de la Pologne,ce dernier texte ayant été publié par Marc Bélissa. Ces auteurs défendaient une conception républicaine tendant à une démocratie permise par l’extension à la population des droits politiques de la noblesse. Ces contacts sont également montrés à travers les observations de voyageurs français en Pologne au XVIIIe siècle, dont Michel Marty a étudié les récits. 15 La Pologne au XIXe siècle occupe une place plus discrète dans l’historiographie française, en dehors de travaux d’étudiants par définition souvent non publiés. La « question polonaise » est instrumentalisée par les grandes puissances et ni Napoléon Ier, ni Napoléon III ne veulent ou ne peuvent vraiment confirmer par des actes leurs paroles en faveur de la reconstruction de la Pologne. La question de la création du duché de Varsovie, en 1807, est généralement traitée sous l’angle de la politique napoléonienne. Dans ce cadre, l’historiographie récente montre qu’il y a loin entre la réalité et l’image que l’on s’est fait, concernant Napoléon, d’un ami de la cause polonaise. On peut considérer que dans la période napoléonienne, le duché de Varsovie sert surtout le rayonnement et les intérêts stratégiques de l’Empire 10. Du fait de la disparition de l’État polonais et de l’apparition d’une nation sans État, de ce qu’on pourrait appeler la « Pologne d’Alfred Jarry », dans la dernière partie du siècle 11, du fait également de la répression des insurrections polonaises au cours du siècle et de l’émigration qui s’en suit, les liens entre Français et Polonais se développent. L’historiographie française sur ce sujet est toutefois assez ancienne. Il s’agit ici d’un exemple d’histoire culturelle appelée à se développer.

Revue historique des armées, 260 | 2010 12

16 Pendant la Première Guerre mondiale, la question polonaise est recouverte par l’alliance franco-russe. On pourrait penser que la France de la Troisième République mène dans cette période une politique des nationalités audacieuses. Ce n’est pas le cas avant 1917. Les relations politiques et militaires entre les Français et les Polonais dans la dernière partie du premier conflit mondial et dans les années qui ont suivi la création de la Deuxième République polonaise ont fait l’objet de nombreuses recherches, notamment appuyées sur les archives militaires de Vincennes 12. En 1918, Paris est décidé à favoriser une Grande Pologne telle que la conçoit le Comité national polonais mais la Pologne place à sa tête Jozef Pilsudski, partisan d’une structure fédérative incluant la Lituanie et l’Ukraine. La guerre polono-bolchevique de 1919-1920 conduit à un tracé des frontières orientales de la Pologne à 150 km à l’est de la ligne Curzon. Une fois encore, la « question polonaise » entre dans le cadre de la reconstruction du système européen. La question est donc vue à partir d’une histoire plus générale, sans toujours approfondir le thème de la position de Paris au moment de la renaissance de l’État polonais 13. 17 Les relations franco-polonaises entre les deux guerres mondiales ont fait l’objet de recherches nouvelles qui soulignent toutes les ambiguïtés entre les deux alliés. Depuis la fin des années 1980, des colloques faisant état des résultats les plus récents de la recherche universitaire française et étrangère ont fait l’objet de publications. Le plus ancien, en 1984, qui traitait des « Conséquences des traités de paix en Europe centrale et sud-orientale » a permis de réunir des historiens à une époque où, en particulier pour les Polonais, la liberté d’expression était encore limitée. En même temps que le colloque « Bâtir une nouvelle sécurité » déjà cité, se tenait également à Vincennes celui intitulé « 1918-1925. Comment faire la paix ? », dans lequel la place des États successeurs des Empires centraux dans l’ordre européen issu des armistices de 1918 a été largement évoquée. En 2004, enfin, le colloque « Illusions de puissance, puissance de l’illusion » rassemblait une partie des recherches les plus récentes pour la période de l’entre-deux-guerres 14. 18 Après la parution, en 1981, de l’article de Georges-Henri Soutou « L’alliance polonaise (1925-1933) ou comment s’en débarrasser ? » (une source d’inspiration pour ses étudiants et une référence toujours citée par les chercheurs polonais), la recherche a analysé les relations politico-militaires entre la France et ses alliés de l’Est dans le cadre de la politique d’alliance de revers et dans celui de la sécurité collective. Il apparaît de ces recherches qu’il n’existe pas de « système de sécurité » français à l’Est, Paris ayant surtout besoin d’un bloc homogène d’alliances dissuasives contre l’Allemagne mais ses partenaires ont d’autres préoccupations de sécurité et restent occupés par de graves différends frontaliers 15. Dans le cadre de sa thèse sur la politique de sécurité française à l’Est entre les deux guerres mondiales, publiée l’année dernière sous le titre Mon voisin, cet ennemi, Isabelle Davion analyse l’échec du système de sécurité français à travers les relations polono-tchécoslovaques. Elle montre bien que les efforts français répétés mais toujours vains pour pousser la Pologne et la Tchécoslovaquie à s’entendre sont le symptôme d’une incompréhension profonde entre ces trois nations. Entre Prague et Varsovie, les divisions sont trop profondes à propos du territoire de Teschen, de la Petite Entente, de la sécurité collective ou encore de l’Union soviétique. Dans Le triangle impossible, je me suis efforcé, pour ma part, de montrer la difficulté de la position polonaise en Europe à partir des accords de Locarno, ainsi que la divergence d’intérêts stratégiques entre Paris, Moscou et Varsovie qui empêche la réalisation de

Revue historique des armées, 260 | 2010 13

toute entente dissuasive contre l’Allemagne. La question des intérêts nationaux, souvent divergents, révèle les arrière-pensées et les rancœurs de chacun des partenaires, y compris des alliés que sont alors la France et la Pologne. Ces thèses universitaires, par définition documentées de manière approfondie, poussent leurs auteurs à comprendre la position de chacun des partenaires tout en conservant une approche critique. Comment les responsabilités du désastre de 1939-1940 pourraient- elles être rejetées sur un seul des acteurs 16 ? 19 Les malentendus, les incompréhensions, la méfiance mutuelle sont au cœur de l’étude d’Yves Beauvois sur les relations franco-polonaises pendant la Drôle de guerre, paru en 1989. L’auteur s’attache à détruire le mythe de l’« alliance indéfectible » entre la France et la Pologne et à mettre en avant l’ambiguïté de leurs relations dans cette période particulièrement dramatique de leur histoire. Il insiste en particulier sur le cynisme du gouvernement français et sur la relation de faible au fort que subit le gouvernement polonais en exil 17. Contrairement à la période précédente, l’historiographie de cette période est peu nombreuse, et ce manque n’a pas encore été comblé 18. 20 Dans un contexte totalement différent, celui de l’après-guerre et des années de la guerre froide (1945-1954), les historiens polonais Dariusz Jarosz et Maria Pasztor évoquent eux aussi, en s’appuyant sur les archives principalement françaises et polonaises, le caractère tendu des relations franco-polonaises. Ils évoquent les principaux incidents entre les deux anciens alliés séparés par le rideau de fer, à une époque où la France et la Pologne appartiennent à deux mondes différents. Toutefois, en dépit des oppositions politiques qui créent de sérieux différents entre les deux gouvernements, les relations culturelles parviennent à subsister.

La Deuxième Guerre mondiale et la Shoah

21 Plus que pour les autres périodes de l’histoire de laPologne, l’histoire est liée ostensiblement à la mémoire et s’écrit au gré des commémorations. Cela vaut pour les événements du second conflit mondial (Katyn, les insurrections de Varsovie, les camps d’extermination) qui ont fait de laPologne un symbole des victimes de la guerre et des totalitarismes, mais aussi celui de la résistance héroïque et désespérée. Toutefois, l’historiographie française est quantitativement négligeable en comparaison de la production historique anglo-saxonne. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne la résistance polonaise, le rôle du gouvernement polonais en exil (à Angers avant de partir pour Londres) et de l’Arma Krajowa, les succès abondamment décrits du décryptage d’Enigma, ces thèmes étant développés dans des ouvrages en polonais et en anglais mais très peu en français. Autre point marquant, l’invasion allemande de1939, objet d’étude en Pologne, est souvent étudié en France dans le cadre de l’étude de la stratégie allemande et de la doctrine de laBlitzkrieg. L’armée allemande a subi de lourdes pertes dans cette campagne mais le grand public français peut difficilement se débarrasser du mythe, répandu à l’époque par la propagande allemande, des lanciers polonais chargeant à cheval contre les blindés de la Wehrmacht 19.

22 L’ouvrage de Tadeusz Wyrwa, La résistance polonaise et la politique en Europe, qui remonte déjà à 1984, posait le problème de la question polonaise dans le conflit, de l’« abandon » par les alliés et de la lutte de l’État clandestin. Il faut donc se reporter à des travaux

Revue historique des armées, 260 | 2010 14

plus confidentiels, à des articles scientifiques ou à des mémoires universitaires qui requièrent la connaissance de la documentation polonaise 20. 23 Une question plus fréquemment évoquée dans la bibliographie française de ces 25 dernières années est celle de l’insurrection de Varsovie en 1944. Il s’agit souvent de témoignages mais également de recherches scientifiques. L’ouvrage dirigé par Alexandra Viatteau, L’insurrection de Varsovie, paru en 2003, a l’avantage de mêler les études, les témoignages d’acteurs, dont certains sont devenus historiens et les commentaires sur cet événement héroïque qui est présenté non seulement comme une insurrection mais comme une bataille renvoyant aux combats nationaux de l’histoire polonaise (insurrection de 1863, guerre de 1920, invasion de 1939) 21. Les origines, les objectifs et le déroulement de l’insurrection présentés dans l’ouvrage montrent bien qu’il s’agissait d’une décision politique mûrie par le gouvernement polonais en exil à Londres et dont l’accomplissement devait rendre à une Pologne légitimée par son combat contre l’Allemagne un rang parmi les alliés. 24 Le massacre de près de 25 000 officiers polonais à Katyn fait l’objet de publications de plus en plus nombreuses depuis le début des années 2000. La dimension criminelle de l’acte, perpétré sur l’ordre de Staline, qui a privé la nation polonaise d’une partie de ses cadres, le mensonge d’État, levé seulement au début des années 1990 par le pouvoir russe et que la Pologne communiste a dû endosser, sont les points qui ressortent des études publiées. Un terme apparaît sous la plume d’Alexandra Viatteau à propos de Katyn et des déportations de Polonais, celui de « génocide » 22. L’emploi du terme est très discutable et l’auteur consacre la conclusion du livre à en justifier l’emploi. Son intention apparaît, telle qu’elle est expliquée en quatrième de couverture : l’ouvrage permet « d’établir l’histoire de cette persécution afin d’honorer la mémoire des victimes innocentes ». La complicité germano-soviétique y est établie contre une Pologne victime des totalitarismes et en particulier du communisme. 25 La Pologne étant la terre de la Shoah, on peut se demander si l’on n’assiste pas ici à une concurrence des mémoires. Dans ce champ de recherche également, l’historiographie s’appuie largement sur des témoignages assez nombreux en ce qui concerne les ghettos et, en particulier, l’insurrection du ghetto de Varsovie. La résistance juive et les liens entre Juifs et Polonais sont aussi un objet d’étude. Ainsi, la commission « Zegota » d’aide aux Juifs a fait l’objet de publications. La Shoah est un sujet d’interrogation dans le sens où elle provoque un vide dans une partie de la culture polonaise. Il est utile de se référer, sur cette question, aux études générales sur l’histoire des Juifs en Pologne que nous devons à Daniel Tollet (1992) et Henri Minczeles (2006). 26 Les échos de la recherche polonaise sont parvenus en France par le biais d’articles portant sur la mémoire du génocide juif dans les ouvrages historiques et les manuels scolaires ainsi que sur l’analyse du comportement des populations 23. Sur ce dernier point, un débat historiographique a eu lieu en Pologne, à la suite de la découverte du massacre de Jedwabne, village polonais où, en juillet 1941, la population juive a été massacrée par la population polonaise. Ce débat a eu des répercussions en France, à la suite de la publication de l’ouvrage de Jan T. Gross 24, professeur américain d’origine polonaise et d’un colloque sur « Les Juifs et la Pologne » qui s’est tenu à Paris en 2005. Deux ouvrages récents, l’un dû à Jean-Yves Potel, l’autre à Annette Wieviorka et Jean- Charles Szurek, s’interrogent sur le travail de mémoire et sur la place du « témoin polonais » dans la réflexion sur l’extermination des Juifs.

Revue historique des armées, 260 | 2010 15

27 Au regard, de la production sur la Pologne avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale, l’étude de la Pologne communiste semble faire l’objet de parent pauvre dans l’historiographie française. Cette histoire s’appuie également sur des témoignages et concerne notamment le combat du syndicat Solidarité contre le régime. Sur ce sujet, peut-être encore davantage que sur ceux précédemment évoqués, les études françaises reposent sur l’évolution à venir de l’historiographie polonaise. Nous avons connu en France les réflexions menées par Krzysztof Pomian sur le totalitarisme mais cette étude est destinée à être poursuivie.

Conclusion

28 Moins prolifique que la production historiographique britannique ou américaine, la recherche française est sur la voie d’un élargissement des champs de recherche à des problématiques qui intègrent non seulement la dimension politique de l’histoire, mais également l’économie, la culture, l’histoire des mentalités. Elle s’appuie en grande partie sur l’historiographie polonaise dont les débats rejaillissent jusqu’en France et sur un travail en relation avec les chercheurs polonais que rendent possible les rencontres scientifiques et les échanges universitaires de plus en plus nombreux. C’est à ces conditions que les historiens français pourront faire de la Pologne un objet d’étude sans a priori et seront mieux à même de comprendre la complexité de l’histoire de ce partenaire européen.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages généraux :

- ALEKSIUN (N.), BEAUVOIS (D.), DUCREUX (M.-E.), KŁOCZOWSKI (J.), SAMSONOWICZ (H.), WANDYCZ (P.), Histoire de l’Europe du Centre-Est, Paris, PUF, coll. « Nouvelle Clio », 2004.

- BOGDAN (Henri), Histoire des pays de l’Est, Paris, Perrin, 1991.

- BÉRENGER (Jean), TOLLET (Daniel), L’Europe des Diètes au XVIIe siècle, Paris, Sedes, 1996.

- BÉRENGER (Jean), TOLLET (Daniel), Guerre et paix en Europe centrale et orientale aux époques moderne et contemporaine, Paris, A. Colin, 2003.

- CASTELLAN (Georges), Histoire des peuples d’Europe centrale, Paris, Fayard, 1994.

- DELAPIERRIÈRE (M.), LORY (B.), MARÈS (A.) (dir.), Europe médiane, aux sources des identités nationales, Paris, IES, 2005.

- DUCREUX (Marie-Élisabeth), MARÈS (Antoine) (dir.), Enjeux de l’histoire en Europe centrale, Paris, L’Harmattan, 2002.

- BEAUPRÊTRE (Gérard) (éd.), L’Europe centrale. Réalité, mythe, enjeu, XVIIIe-XXe siècles, Éditions de l’université de Varsovie, 1991.

Revue historique des armées, 260 | 2010 16

- Nations, cultures et sociétés d’Europe centrale aux XIXe et XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006.

- Sources de l’histoire de la Pologne et des Polonais dans les archives françaises, Paris, Archives de France, 2003.

La Pologne et l’Europe :

- DAVION (Isabelle), KŁOCZOWSKI (Jerzy), SOUTOU (Georges-Henri) (dir.), La Pologne et l’Europe, du partage à l’élargissement (XVIIIe-XXIe siècles), Paris, PUPS, 2007.

- DWEMICKI (Christophe), Géopolitique de la Pologne, Complexe, 2000.

- PELUS-KAPLAN (M.-L.), TOLLET (D.) (dir.), La Pologne et l’Europe occidentale du Moyen Âge à nos jours, Paris-Poznan, 2004.

- SERWANSKI (Michel), « La place de la Pologne en Europe sur l’échiquier français au XVIIe siècle », XVIIe siècle, 1996, no 190, p. 115-130.

Histoire de la Pologne et des Polonais :

- BAFOIL (François) (dir.), La Pologne, Paris, Fayard, 2007.

- BARBIER (Bernard), ROSCISZEWSKI (Marcin), La Pologne, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1998.

- BEAUVOIS (Daniel), La bataille de terre en Ukraine, les Polonais et les conflits socio-ethniques, 1863-1914, Lille, PUL, 1993.

- BEAUVOIS (Daniel), Les confins de l’ancienne Pologne. Ukraine, Lituanie, Biélorussie, Vileneuve d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1988.

- BEAUVOIS (Daniel), Histoire de la Pologne, Paris, Hatier, 1996.

- BEAUVOIS (Daniel), La Pologne : histoire, société, culture, Paris, La Martinière, 2005.

- BEAUVOIS (Daniel), Le noble, le serf et le révizor, la noblesse polonaise entre le tsarisme et les masses ukrainiennes, 1831-1863, Paris, Archives contemporaines, 1985.

- BEAUVOIS (Daniel) (dir.), Pologne. L’insurrection de 1830-1831. Sa réception en Europe, Université Lille III, 1982.

- BEAUVOIS (Daniel), Pouvoir russe et noblesse polonaise, 1793-1830, Paris, CNRS-éditions, 2003.

- BRZOSKA (André), « L’histoire polonaise entre nationalisme et communisme », Relations internationales, automne 1991, no 67, p. 231-247.

- BÜHLER (Pierre), Histoire de la Pologne communiste. Autopsie d’une imposture, Paris, Karthala, 1997.

- DRWESKI (Bruno), Le Petit parlement biélorussien. Les Biélorusses au Parlement polonais entre 1922 et 1930, Paris, L’Harmattan, 2002.

- GREILING (Christian), La minorité allemande de Haute-Silésie, 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 2003.

- KLOCZOWSKI (Jerzy) (dir.), Histoire religieuse de la Pologne, Paris, Le Centurion, 1987.

- NOËL (Léon), Polonia Restituta. La Pologne entre deux mondes, Paris, 1984.

- PONTY (Janine), Polonais méconnus. Histoire des travailleurs immigrés en France dans l’entre-deux- guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, [1988] 2005.

- PONTY (Janine), Les Polonais du Nord ou la mémoire des corons, Paris, Autrement, 1995.

- POTEL (Jean-Yves), Scènes de grève en Pologne, Paris, Noir sur blanc, [1981] 2006.

Revue historique des armées, 260 | 2010 17

- ROLLET (Henri), La Pologne au XXe siècle, Paris, Pédone, 1985.

- SERRIER (Thomas), Entre Allemagne et Pologne. Nations et identités frontalières, 1848-1914, Paris, Belin, 2002.

- VIATTEAU (Alexandra), Pologne entre l’Est et l’Ouest, Hora Decima, 2009.

- WYSOKINSKA (Teresa), VAN CRUGTEN (Alain) (dir.), La Pologne au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 2001.

Juifs de Pologne :

- BLATMAN (Daniel), Notre liberté et la vôtre. Le mouvement ouvrier juif Bund en Pologne, 1939-1949, Paris, Cerf, 2002.

- MINCZELES (Henri), Une histoire des Juifs de Pologne, Paris, La Découverte, 2006.

- TOLLET (Daniel), Une histoire des Juifs en Pologne du XVIe siècle à nos jours, Paris, PUF, 1992.

- TOLLET (Daniel), Accuser pour convertir. Du bon usage de l’accusation de crime rituel dans la Pologne catholique, Paris, PUF, 2000.

- TOLLET (Daniel), Marchands et hommes d'affaires juifs dans la Pologne des Wasa (1588-1668), Paris, 2001, Honoré Champion.

- POTEL (Jean-Yves), La fin de l’innocence : la Pologne face à son passé juif, Paris, Autrement, 2009.

- WIEVIORKA (Annette), SZUREK (Jean-Charles), Juifs et Polonais, Paris, Albin Michel, 2009.

Relations franco-polonaises :

Bâtir une nouvelle sécurité. La coopération militaire entre la France et les États d’Europe centrale et orientale de 1919 à 1929, Vincennes, CEHD-SHAT, 2001.

- BELISSA (Marc), Édition, introduction et notes de G. B. de Mably, Du Gouvernement et des Loix de la Pologne, suivi de De la situation politique de la Pologne en1776 et Le Banquet des politiques, Paris, Kimé, 2008.

- BEAUVOIS (Yves), Les relations franco-polonaises pendant la « Drôle de guerre », Paris, L’harmattan, 1989.

- DAVION (Isabelle), Mon voisin, cet ennemi. La politique de sécurité française face aux relations polono- tchécoslovaques entre 1919 et 1939, Bruxelles, PIE Peter Lang, 2009.

- DESSBERG (Frédéric), Le triangle impossible. Les relations franco-soviétiques et le facteur polonais dans les questions de sécurité en Europe (1924-1935), Bruxelles, PIE Peter Lang, 2009.

- DZIERGWA (Roman dir.), La France et la Pologne au-delà des stéréotypes, Paris, Institut d’études slaves, 2004.

- JAROSZ (Dariusz), PASZTOR (Maria), Conflits brûlants de la Guerre froide. Les relations franco-polonaises de 1945 à 1954, Panazol, Lavauzelle, 2005.

- GEREMEK (Bronislaw), FRYBES (Marcin) (dir.), Kaléidoscope franco-polonais. Textes courts, Paris, Noir sur blanc, 2000.

- LE GOYET (Pierre), France-Pologne, 1919-1939. De l’amitié romantique à la méfiance réciproque, Paris, Editions France-Empire, 1991.

- MARTY (Michel), Voyageurs français en Pologne durant la seconde moitié du XVIIe siècle. Ecriture, Lumières et altérité, Paris, Honoré Champion, 2004.

Revue historique des armées, 260 | 2010 18

- MICHEL (B.), ŁAPTOS (J.), Les relations entre la France et la Pologne, Cracovie, Eventus, 2002.

- NIEUWAŻNY (Andrzej), LAFOREST (Christophe), De tout temps amis. Cinq siècles de relations franco- polonaises, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2004.

- ROLLET (Henry), « Deux mythes des relations franco-polonaises entre les deux guerres », Revue d’histoire diplomatique, juillet-décembre 1982, p. 217-236.

- SCHRAMM (Tomasz), BUŁHAK (Henryk), « La France et la Pologne, 1920-1922. Relations bilatérales ou partie d’un système européen de sécurité ? », Guerres mondiales et conflits contemporains, 1999, no 193, p. 39-52.

- SCHREIBER (Thomas), Les actions de la France à l’Est ou Les absences de Marianne, Paris, L’Harmattan, 2000.

- SOUTOU (Georges-Henri), « L’alliance franco-polonaise (1925-1933) ou comment s’en débarrasser ? », Revue d’histoire diplomatique, no 2-3-4, 1981, p. 295-348.

- SOUTOU (Georges.-Henri) (dir.), Recherches sur la France et le problème des nationalités pendant la Première Guerre mondiale (Pologne-Lituanie-Ukraine), Paris, Presses universitaires de Paris- Sorbonne, 1995.

Deuxième Guerre mondiale :

- GERVAIS-FRANCELLE (Céline) (éd.), La Pologne dans la Deuxième Guerre mondiale : archives, témoignages, oublis, Paris, Revue d’études slaves, 2004.

- GOGOLEWSKI (Edmond), La Pologne et les Polonais dans la tourmente de la Deuxième Guerre mondiale, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1996.

- HILLEL (Marc), Le massacre des survivants en Pologne, 1945-1947, Paris, Plon, 1985.

- MICHEL (Henri), Et Varsovie fut détruite, Paris, Albin Michel, 1984.

- SLEDZIEWSKI (Elisabeth G.), Varsovie 44, récit d’insurrection, Paris, Autrement, 2004.

- VIATTEAU (Alexandra), Varsovie insurgée, Complexe, 1984.

- VIATTEAU (Alexandra), L’insurrection de Varsovie, Paris, PUPS, 2003.

- VIATTEAU (Alexandra), Staline assassine la Pologne, 1939-1947, Paris, Seuil, 1999.

- WYRWA (Tadeusz), La résistance polonaise et la politique en Europe, Paris, France-Empire, 1983.

Shoah, Ghetto de Varsovie :

- BARTOSZEWSKI (W.), Zegota : Juifs et Polonais dans la Résistance (1939-1944), Critérion, 1992.

- BLATMAN (Daniel), En direct du ghetto. La presse clandestine juive dans le ghetto de Varsovie, Paris, Cerf, 2005.

- CAIN (Larissa), Ghettos en révolte : Pologne, 1943, Paris, Autrement, 2003.

- KOTEK (Joël) (dir.), L’insurrection du ghetto de Varsovie, Bruxelles, Complexe, 1995.

- LANZMANN (Claude), Shoah, Gallimard Folio, 1997.

- PREKEROWA (Teresa), Zegota. Commission d’aide aux Juifs, Éditions du Rocher, 1999.

- RINGELBLUM (Emmanuel), Chronique du ghetto de Varsovie, Paris, Payot, 1995.

- SEIDMAN (M.), Du fond de l’abîme. Journal du Ghetto de Varsovie, Paris, Presse-Pocket, 2002.

Revue historique des armées, 260 | 2010 19

- SIERAKOWIAK (D.), Journal du ghetto de Lodz, 1939-1943, Monaco, Le Rocher, 1997.

- SZPIELMAN (W.), Le pianiste, l’extraordinaire destin d’un musicien juif dans le ghetto de Varsovie (1939-1945), Paris, Robert Laffont, 2001.

- WEINSTOCK (N.), Chroniques du désastre. Témoignages sur la Shoah dans les ghettos polonais, Genève, Métropolis, 1999.

- WIEVIORKA (Annette), Auschwitz, 60 ans après, Paris, Robert Laffont.

NOTES

1. Pour les ouvrages à caractère historique publiés par ces institutions, se référer à la bibliographie à la fin de l’article. Il en sera de même pour les références des ouvrages évoqués dans le texte. 2. Pour les ouvrages évoqués, se référer à la bibliographie indiquée à la fin de l’article. 3. M ILAN (Kundera), « Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale », Le Débat, novembre 1983, cité dans l’avant-propos de G. Beauprêtre, L’Europe centrale. Réalité, mythe, enjeu, XVIIIe-XXe siècles, Éditions de l’université de Varsovie, 1991, p.8. 4. En particulier, pour la publication des actes de ces colloques : PELUS-KAPLAN (M.-L.), TOLLET (D.) (dir.), La Pologne et l’Europe occidentale du Moyen Âge à nos jours, Paris-Poznan, 2004 ; D AVION (I.), K ŁOCZOWSKI (J.), SOUTOU (G.-H.), La Pologne et l’Europe du partage à l’élargissement (XVIII e-XXIe siècles), Paris, PUPS, 2007. 5. Voir l’avant-propos de Georges-Henri Soutou dans : DAVION (I.), KŁOCZOWSKI (J.), SOUTOU (G.-H.), La Pologne et l’Europe du partage à l’élargissement (XVIIIe-XXIe siècles), op.cit. 6. L’ouvrage le plus récent, Jerzy Lukowski, Hubert Zawadzki, Histoire de la Pologne, Paris, Perrin, 2010, est également une traduction de l’anglais. 7. Voir : ROLLET (Henri), La Pologne au XX e siècle, Paris, Pédone, 1985, qui reste une référence très utile. 8. Daniel Tollet dirige par ailleurs la collection « Bibliothèque d’étude de l’Europe centrale » aux éditions Honoré Champion. 9. Pour la période moderne, on peut s’appuyer par exemple sur les articles de Michel Serwanski, « La place de la Pologne en Europe sur l’échiquier français au XVIIe siècle », XVIIe siècle, 1996, no 190, p. 115-130 ou « La Pologne dans la rivalité entre la Maison d’Autriche et la France », dans Pelus-Kaplan et Tollet, La Pologne et l’Europe occidentale du Moyen Âge à nos jours, op.cit., p. 47. 10. Sur cette question, il faut se reporter aux articles d’un autre historien polonais parfaitement francophone, Andrzej Nieuwazny, déjà cité. Voir également : LENTZ (Thierry dir.), Napoléon et l’Europe, Paris, Fayard, 2005. 11. J’emprunte cette formule à Jerzy Borejsza, « De Vienne à Versailles, la France et l’Europe face aux questions polonaises », dans Davion, Kłoczowski, Soutou, La Pologne et l’Europe…, op.cit., p. 57-89. 12. Voir notamment, Bâtir une nouvelle sécurité. La coopération militaire entre la France et les États d’Europe centrale et orientale de 1919 à 1929, Vincennes, CEHD-SHAT, 2001. 13. Pour la position française durant la Grande Guerre, voir le mémoire de maîtrise publié de Ghislain de Castelbajac, « La France et la question polonaise, 1914-1918 », dans Georges Soutou, Recherches sur la France et le problème des nationalités pendant la Première Guerre mondiale, Paris, PUPS, 1995. 14. Ces trois colloques et publications sont évoqués dans Élisabeth Du Réau, L’ordre mondial, de Versailles à San Francisco, juin 1919-juin 1945, Paris, PUF, coll. « Thémis histoire », 2007. Se reporter à la bibliographie figurant à la fin de l’article.

Revue historique des armées, 260 | 2010 20

15. Je fais en particulier référence à la thèse de François Grumel-Jacquignon sur les relations franco-yougoslaves, à celle de Traian Sandu sur les relations franco-roumaines, à celle d’Isabelle Davion (France-Pologne-Tchécoslovaquie) et à la mienne (France-URSS-Pologne). 16. À cet égard, le thème de la « guerre préventive » que le maréchal aurait « proposé » à la France en 1933 et qui aurait sauvé l’Europe de la menace hitlérienne, revient comme un leitmotiv afin de dédouaner la politique polonaise de la période 1934-1939. Henry Rollet a pourtant réglé cette question depuis longtemps dans son article « Deux mythes des relations franco-polonaises entre les deux guerres », Revue d’histoire diplomatique, juillet-décembre 1982, p. 217-236. 17. Lire également l’article de Tomasz Schramm, « La transition du pouvoir en Pologne, septembre 1939 », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, no 8, automne 1999. 18. Les problématiques sont par ailleurs trop souvent axées sur des préoccupations essentiellement françaises, à l’exemple de France-Pologne, 1919-1939 de P. Le Goyet. 19. NIEUWAZNY (Andrzej), « Lanciers contre Panzers ? À voir… », Revue historique des armées, n° 249, 4/2007, p. 89-92. 20. Parmi les travaux sur ce sujet, je me contente de rappeler un article sur la résistance polonaise en France : DRWESKI (Bruno), « La POWN, un mouvement de résistance polonais en France », Revue des Études slaves, 1988, p. 741-752. 21. VIATTEAU (Alexandra) (dir.), L’insurrection de Varsovie, Paris, PUPS, 2003. 22. V IATTEAU (Alexandra), Staline assassine la Pologne, Paris, Seuil, 1999. Ce terme apparaît également chez Victor Zaslavsky, Le massacre de Katyn. Crime et mensonge, Paris, Perrin, [2003] 2007. Dans ce livre, l’auteur s’attache à décrypter la falsification soviétique du massacre. Suivant les traces d’Ernst Nolte, il décrit l’élimination des élites polonaises comme un « génocide de classe ». 23. S ZUREK (Jean-Charles), « Le génocide juif en Pologne : aperçu de quelques problèmes historiographiques », Cahiers internationaux de sociologie, 1994, vol. 94, p. 165-175 ; T OMASZEWSKI (Jerzy), « L’historiographie polonaise sur la Shoah », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2001, vol. 61, p. 53-61. 24. GROSS JAN (T.), Les voisins, Paris, Fayard, 2002.

RÉSUMÉS

L’historiographie française de la Pologne connaît un certain développement depuis le début des années 1980, en privilégiant l’étude du XXe siècle, en particulier les périodes de l’entre-deux- guerres et surtout de la Deuxième Guerre mondiale. La recherche récente a cependant permis d’approfondir nos connaissances sur l’histoire de la Pologne depuis le XVIe siècle. Moins prolifique que la production bibliographique britannique ou américaine, la recherche française est sur la voie d’un élargissement des champs de recherche à des problématiques qui intègrent non seulement la dimension politique de l’histoire, mais également l’économie, la culture, l’histoire des mentalités. Elle s’appuie en grande partie sur l’historiographie polonaise dont les débats rejaillissent jusqu’en France et sur un travail en relation avec les chercheurs polonais que rendent possible les rencontres scientifiques et les échanges universitaires de plus en plus nombreux.

Revue historique des armées, 260 | 2010 21

Poland viewed from France: an historiographic perspective. French historiography of has seen some development since the early 1980s, focusing on the study of the twentieth century, particularly the periods between the two world wars and above all the Second World War. Recent research, however, has deepened our knowledge of the history of Poland since the sixteenth century. Less prolific than British or American bibliographic work, French research is on a path of broadening the field of research with issues that include not only the political dimension of history, but also economic, cultural, history of attitudes. It relies heavily on Polish historiography, the debates of which spill over to France, and on related work with Polish researchers that makes possible increasingly numerous scientific meetings and academic exchanges.

INDEX

Mots-clés : historiographie, Pologne, relations internationales

AUTEUR

FRÉDÉRIC DESSBERG

Agrégé d’histoire et maître de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, il est détaché aux écoles de Saint-Cyr Coëtquidan. Directeur du laboratoire « sciences humaines » du CREC Saint-Cyr, il a soutenu sa thèse de doctorat en 2005 sur Les relations franco-soviétiques et le facteur polonais dans les questions de sécurité en Europe (1924-1935), publiée sous le titre Le triangle impossible, PIE-Peter Lang, 2009.

Revue historique des armées, 260 | 2010 22

Une tragédie en deux actes : la carrière manquée de Maximilien Wiklińsky

Izabella Zatorska

1 Selon Lydia Scher-Zatorska, 134 jeunes Polonais ont intégré l’École des cadets de Lunéville, fondée en 1737 par Stanislas Leszczynski. Parmi eux, seuls 31 ont été au service du roi de France 1. Cependant cette liste est incomplète, car il faut y ajouter au moins un nom : celui de Maximilien Wiklińsky. Officier et aventurier, il fut l’un des rares Polonais à servir la France au XVIIIe siècle.

2 En 1737, Hyacinthe Wiklińsky rejoint la Lorraine aux côtés du roi Stanislas, qu’il aurait accompagné à Königsberg, après une fuite dramatique de la ville de Dantzig assiégée par les Russes. Devenu lorrain d’adoption, par ses deux femmes mortes successivement, il a cependant maintenu des relations avec la Pologne, où il serait même retourné, à la demande de la princesse Barbara , vers 1754-1755 2. Aide-major lors de la création de la « Compagnie des Cadets Gentilshommes du roi de Pologne » en 1737, capitaine- lieutenant à l’École des cadets de Lunéville le 2 janvier 1741, nommé le 1er janvier 1746 lieutenant-colonel d’infanterie au service de la France, le père de Maximilien Wiklinski termine sa carrière avec le grade de colonel et de chevalier de la croix de Saint-Louis 3. Sa carrière de précepteur se poursuit après sa retraite de manière inégale auprès du jeune prince Janusz Sanguszko, futur gouverneur de Metz entre 1766 et 1768, mais il est évincé par un certain abbé Gautier, engagé par la princesse Barbara Sanguszko comme précepteur en chef de son fils 4. Ainsi, durant les deux dernières années de sa vie, Hyacinthe Wiklińsky, qui meurt le 16 juin 1771 à Lunéville, a subsisté grâce à une pension de 1 000 livres françaises assurée « sur le Trésor royal », pour ses services passés. Il dut même pourvoir aux frais de ses deux enfants, Joseph-Maximilien-Cajetan et Catherine- Victoire, nés respectivement en 1750 et en 1751 de sa seconde femme, Béatrix-Clémentine Montaut, fille de Claude Montaut, chirurgien du roi Stanislas. Hyacinthe l’avait épousé en 1749, six ans et demi après la mort de sa première femme, Marie-Thérèse Compagnot, morte probablement des suites de ses couches 5 ; tout comme la seconde, morte en 1757, laissant une deuxième fille qui ne devait pas survivre à la mère.

Revue historique des armées, 260 | 2010 23

Un généreux volontaire

3 À l’époque où Barbara Sanguszko limogea Hyacinthe Wiklińsky, à la fin de l’année 1768, celui-ci n’avait plus à entretenir son fils. En 1766, Maximilien a quitté l’École de Lunéville 6 et s’engage dans les volontaires du régiment de Rohan-Chabot. En 1768, il part aux Indes avec l’armée coloniale ; fait qu’il signale dans ses lettres comme dans ses mémoires de voyages. En tout cas, seule la fille reste à la charge du père Wiklińsky. Après sa mort, elle est pensionnaire chez les bénédictines de Saint-Nicolas [du-Port ?] près de Nancy. Puis, elle est recueillie comme demoiselle d’honneur, par la Palatine de Podlachie Anna née et épouse Ossolińska, parente des parrains des jeunes Wiklińsky, de passage en Lorraine vers 1775-1776 et dont l’époux de l’époque, Jozef Salezy, avait été de 1759 à 1762 élève aux cadets. Par la suite, la jeune fille gagne la cour de la princesse Barbara Sanguszko, l’ancienne protectrice de son père. Elle s’estime assez bien établie pour venir en aide à son frère, de plus en plus déçu par l’échec de ses projets de carrière aux colonies, en Inde notamment 7.

4 De ce premier séjour de Maximilien Wiklińsky dans l’océan Indien date un échange qui pourrait nous éclairer sur le mérite attribué alors, dans le milieu des anciens élèves ou commandants des cadets gentilshommes du roi de Pologne, à la « générosité ». Cette qualité de noblesse, dont maints écrivains moralistes, à l’instar de Marivaux, déploraient l’extinction dès le début du XVIIIe siècle. Il s’agit d’une correspondance échangée au cours du printemps et de l’été 1776 au sujet d’une demande – vraiment étonnante ? – au nom de Maximilien, à l’époque lieutenant des chasseurs à l’île de France (île Maurice) : « 26 Mai 1776, Isle de France. Le S. Wisklinsky Lieutenant de Chasseurs/ à l’Isle de france supplie, Monseigneur,/ de permettre qu’il fasse toucher à Mad.elle sa Sœur pensionnaire aux Dames – / Benedictines de St. Nicolas en Lorraine, une/ somme de 300#. à retenir sur ses appointem.ts à compter du 1er Janvier de cette année. Cette facilité a été accordée à plusieurs femmes d’officiers qui sont à Paris, et ne/ paroit pas souffrir de difficultés, en prenant/ la precaution d’informer, M. Maillart de/ cette retenuë. En Consequence, Monseigneur est supplié/ d’approuver la demande du S. Wisklinsky [!]. » 8 5 Pour faire valoir cette demande, Wiklińsky a mobilisé un ami de son père : le baron de Baye. L’action de Wiklińsky est racontée au comte de Custine, qui quelques années auparavant avait déjà soutenu (avec madame de Ferrière) sa demande d’avancement9.

Amis fidèles ou exemple du clientélisme ambiant ?

6 Si la déclaration de Maximilien, dans une requête adressée au ministre le 4 octobre 1775, confirme les lettres dramatiques de Catherine-Victoire de l’été 1772, elle rectifie aussi la justification par trop romanesque de l’engagement pris par Wiklińsky au service des colonies, qui figure au début des Voyages, récits de ses deux séjours sous les tropiques (1768-1778 et 1779-1782), « (...) j’entrai Volontaire dans le Regiment de Rohan Chabots Dragon, mon pere mouru il me laissa sans fortune, sans le sou,/ [verso] et ses pensions éteintes je passai à Pondichery Monsieur Law me fit recevoir Officier, Monsieur de Boynes m’y confirma d’une Lieutenance en second/ de Grenadier aux Isles de France Regiment de l’Isle de Bourbon je n’ai à me plaindre/ nullement de mon sort, puisque vos bontés Monseigneur vient [!] m’honnorer/ d’une Lieutenance de Chasseur au Regiment de l’Isle de

Revue historique des armées, 260 | 2010 24

France, mes/ appointemens sont tout mon patrimoine une pension tel qu’il vous plaira/ de la fixer (...) » 10

7 Or, dans les premières pages de ses Voyages, Maximilien prétendait avoir trouvé dans les mémoires de Bussy, le héros de l’Inde française, l’inspiration à son départ « sous ces heureux climats », histoire d’y chercher fortune, tout d’abord 11. D’après la lettre de De Custine, conservée dans le dossier Wiklińsky à Aix-en-Provence12, ayant étudié à l’ École de Lunéville « avec la permission du Roi Stanislas », le noble lotharingien a pu « connaître beaucoup » Wiklińsky père. « Homme d’une probité respectable, [il] s’étoit marié en france/ et a laissé en mourrant des enfans, dans la plus grande misère (...). » 13 À cette lettre, écrite à Colmar le 12 mai 1776, le ministre de Sartine, son destinataire, a répondu de Versailles le 25 mai, donc dès qu’il l’a reçue (la même date atteste sa réception). Le soutien de De Custine visait un avancement, car le ministre s’y réfère à une autre recommandation reçue à cette époque en faveur du volontaire de Lorraine, celle du baron de Baye. Ancien commandant des cadets gentilshommes, vieux et malade, mais fidèle au souvenir de Hyacinthe Wiklińsky, il prend lui aussi le parti du jeune lieutenant. Sa requête est communiquée à de Custine. Le ministre est visiblement lui-même touché par le « trait de générosité » de Maximilien. Le vieux baron parle, lui, du « bon cœur de ce jeune officier » 14. 8 Dans le même temps, Catherine-Victoire trouve dans Anna Ossolińska, comme plus tard dans Barbara Sanguszko, une bienfaitrice. Aussi, le roi n’intervient pas en faveur de Maximilien et c’est encore le baron de Baye qui s’empresse d’avertir le ministre : « Monsieur, J’avais eû l’honneur de vous prier de faire retenir 300.# sur/ les appointemens de Monsieur Wiklensky pour en gratifier Melle sa soeur, suivant son intention, Mais depuis/ Madame La Palatine de Podlasky 15 à pris sa soeur-/ pour Demoiselle de Compagnie et c’est chargée de son etablissement ainsi elle n’a plus besoin de secours de/ Mr. son frere, elle lui à encore une autre obligation on/ avait ménagé 100. Louis de sa succession de M.r son Pere, son frere les lui à laissés en entier, Ces sacrifices/ prouvent combien il est digne de Votre protection, et le/ rendre [!] encore plus interessant, il l’est aussi, Monsieur,/ par son Zele et par son application, et puisqu’on/ [verso] nous en a rendû des témoignages avantageux, J’espere/ que vous voudrés bien l’avancer quant l’occasion s’en/ présentera, Je suis avec respect. Monsieur Votre tres humble et tres obeissant Serviteur. Le Baron De Baye. [ajouté tout en bas :] Je suis si malade, Monsieur, Et j’ay les deux mains si - hypotecquées qu’il m’est impossible de signer mon nom. » 16Arrivée le 4 août 1776, cette lettre reçue une réponse rapide. Un brouillon se trouve aux archives d’Aix-en- Provence : « A M. le B.on de Baye L.t G.al des armées du Roy au chateau de Baye par Montmiret[?] en Brie a V.lles le 4 aoust 1776. J’avois deja donné des ordres M/ pour assurer a Melle. de Wiklensky/ le secours annuel de 300. que M. son/ frere avait co Lt. de Chasseurs a l’isle de fce/ avoit consenty de luy abandonner sur ses/ appointemens: je suis char bien aise/ d’apprendre par Chon la lettre que/ vous m’avez fait lhonneur de mecrire/ que la situation de cette demoiselle soit/ changée a son avantage, et qu’elle est que ce secours lui devienne inutile; je regr je me souviendray avec plaisir/ du sacrifice que volontaire auquel/ le Sr. de Wisklensky s’etoit genereusement/ soumis, et quoy qu’une circonstance heureuse/ luy rende la jouissance entiere de ses appoint.s/[verso] et luy tiendray compte dans l’occasion de/ la bonne volonté qu’il avoit temoignée// L’état facheux ou j’apprends que votre/ santé est réduite, me touche infinimentetet/je seroisje desire bien sincerement qu’elle se retablisse.bien flatté de savoir que vous/ eprouviez quelque soulagement. J’ay l’honneur d’etre avec (...). » 17 9 À ce premier acte, qui n’est qu’un échange de bons procédés entre frère et sœur, sollicitant de l’aide auprès des anciens amis de leur père et des hautes autorités qui les

Revue historique des armées, 260 | 2010 25

supportent et les soutiennent, succède un second acte dont la tonalité, plus sombre, débouche sur un silence brusque et complet.

Revers de fortune

10 La carrière de Wiklińsky va connaître un intermède fâcheux dès l’année suivante. Sa demande de congé de 18 mois, pour cause de décès de son père, essuie un triple refus. Ulcéré, voyant d’autres obtenir leur congé plus vite, il quitte la France et se dirige vers la Pologne où, comme il l’assurait dans une de ses demandes, sa sœur pourrait lui procurer un emploi grâce aux appuis des Sanguszko, sans doute : « [Wiklińsky au ministre de Sartine, île de Bourbon, le 12 juillet 1777]. (...) Les motifs qui m’engage [!] a demander un congé sont que/ je n’ai connu aucun Parens que j’ai en Polongne [!], étant/ née Lunéville en l’aureinne, que ma soeur qui est depuis/ deux ans demi, a Varsovie chez la Princesse de Sangousko,/ en qualité de Dame d’honneur, m’écrit Lettre sur Lettre pour/ venir la joindre et me fait par des dispositions favorables/ ou l’on est en Polongne à mon Egard Pour mi Employée/ Mais, Monseigneur, mon intention n’est point de quitter le/ service de France, je ne veux profiter que de la Protection/ de Ces Seigneurs, afin de mériter vos Bontées et travailler a/ ma fortune, je n’ai que mes appointements depuis que/ je sers, je dois environ mil Ecus, étant impossible qu’un officier puisse vivre dans ces Colonies sans secours de familles,/ Comme Personne ne ma pas encore assisté il est tout/ naturelle que je Profitte de l’occasion qui s’offre en Pologne./ Pour m’avoir Votre Protection, Monseigneur, et vous suplier/ de m’envoyer un congé de dix huit mois, ou d’en donner l’ordre, à Monsieur le Gouverneur Gal Je vous dévérai [!]/ ma fortune, et mon avancement. Je suis avec un tres Profond Respect Monseigneur. » 18 11 Le congé lui est refusé sous prétexte qu’il n’a pas encore effectué les dix ans de service requis 19. Wiklińsky le confirme dans la demande citée ci-dessus : « Un an après mon arrivée aux Colonies je reçu la nouvelle/ de la mort de Pere 20, je demanderai un congé a Mr./ le Chr. de Ternay [gouverneur et commandant militaire de la colonie] et il me le refusa. Dans le temps que vous avez Monseigneur envoyé la/ réformation des trois regiments, pressé par plusieurs lettres/ de ma famille j’ai demandé de nouveau un congé,/ Mr. le Ch.er de Ternay me dit, que votre intention Monseigneur/ étoit que tout officier dont les affaires les appelerois [!] en/ France ne serais pas compris dans la nouvelle formation./ Comme je désirai un congé de dix huit mois, et non une réforme je me rendis avec respect à Votre Ordre ; Monseigneur/ Mais au bout de huit mois Monsieur le Cher. de Ternay en accorda quatre a M.rs Camfort, Lantal, Alaric et Jobart/ a peine arrivé [!] dans la Colonie Je représentai à M.r le Ch er. de Ternay que mes résons [!] vallois bien celle de Ces Messieurs, mais il fut irrévocable dans son refus. [2e recto] Monseigneur je viens de réiterrée ma demande auprès de/ Mr. le Cher. de la Brilliance, J’uë [!] pour toute réponse, une/ Lettre, dont j’ai l’honneur de vous envoyé Copie (...). » 12 Un duplicata du chevalier Guiran de La Brillane, successeur de Ternay à la gouvernance des Îles depuis 1778, gouverneur de l’île de Bourbon depuis 1776, justifie en partie la réticence de ses supérieurs : « Repond à la lettre du 29 janvier 1778, No 116, envoit la demission du Sr. Wilkensky[!] Lieutent. Monseigneur. J’ay reçu la lettre que vous m’avez au Regt. de l’Isle de Fr. fait l’honneur/ de mécrire le 25 janvier 1778, par laquelle vous me deffendés de donner aucun congé aux officiers/ jusques à nouvel ordre; ce qui sera executé. J’avois/ eu l’honneur de vous demander celuy de M. Le/ Baron de Wisclinsky Lieutenant au régiment de/ l’isle de France (…) attendu que la tête de cet/ officier me paroissoit mal organisée, et par le Fitz James 21 que,/ desirant d’aller en france, je saisissais cette occasion/ de le satisfaire, esperant qu’apres

Revue historique des armées, 260 | 2010 26

avoir quitté les/ chaleurs de ce pays, et repassé la ligne, il pourroit/ se remettre. Il avoit avant cette epoque fait un/ acte de demence, s’étant tiré un coup de pistolet,/ qui ne luy avoit pas fait une blessure mortelle,/ pour une femme qu’il connoissoit à peine, et que/ peut etre il n’avoit jamais vue. depuis lors il/ [verso] s’est trouvé commandant la compagnie, dont il/ est lieutenant à Saint Paul, pour la maladie de/ M. De Buttler qui en est le capitaine, il a fait/ toutes sortes de sottises, il s’ennivroit tous les/ jours avec les soldats de son detachement, jouoit/ à la Boule avec eux, et mangea le prêt. M. Le/ Vicomte de Souillac le renvoya icy, ou je l’ay/ tenu aux arrets dans une chambre du quartier. Il a fait plusieurs extravagances, s’ennyvrant/ tres souvent, quoiqu’on le veillat avec soin. Il/ m’a donné sa demission, que j’ay l’honneur de/ vous adresser, et il a fini par des scènes si fortes,/ que M. De Cossigny a été obligé de mettre une/ sentinelle à sa porte, ce que j’ay tres fort approuvé./ Je le fais passer sur le navire l’Iris. »

Le héros dégradé

13 L’image d’un brave et généreux soldat, juste et fidèle, se décompose pour ne plus jamais se reconstituer. Serait-ce la faute de la mystérieuse demoiselle de Saint-Paul de l’île de Bourbon ? Maximilien a beau rédiger les 180 pages de ses mémoires de voyages, à son retour définitif en France – définitif pour nous, qui ne savons rien sur sa vie depuis mars 1783. Cette fois-ci, ni le soutien de madame Adélaïde, ni ses propres protestations succédant aux excuses n’y suffisent. La réponse du ministre à sa demande de service, en date du 16février1783, témoigne de ce double échec. Elle est adressée à de Poumier le 23 (ou 27 ?) février 1783 à Versailles : « Colonies A Versailles le 23 fevrier 1783 [ajouté par une autre main] [23 corrigé pour 27] on ne peut procurer de l’emploi au S. de Wiklensky. J’ai reçû, M, avec la lettre que vous/ m’avez fait l’honneur de m’ecrire, le mémoire/ par lequel le S. de Wiklińsky demande du service dans les colonies et son passage./ La Protection dont Madame Adélaïde/ honore cet officier m’auroit fait désirer qu’il eut été possible de remplir ses vues;/ mais il n’y a aucune place vacante et/ l’ordre graduel des avances ne laisse/ à ma disposition que des places de/ cadets gentilshommes. D’un autre côté/ l’intention du Roi est qu’il ne soit/ accordé aucun brevet à la suite des troupes/ ni des places dans les colonies même/ sans appointement. Je vous prie/ de présenter à Madame Adélaïde/ [verso] tous les regrets que j’ai de ne pouvoir pas déferer [illisible] à sa recommandation. J’ai l’honneur (…). » 22 14 La demande elle-même ? Le contraste entre la gloire passée, amplifiée, et la détresse présente, fait basculer l’ancien héros dans le grotesque : « A Mesdames de France. Je prie Monsieur de Castries de rendre/ à ce malheureux gentilhomme qui est/ dans la plus affreuse misere tous les/ services qui dependront de lui en/ consideration de ceux du B.on De Wiklińsky/ son pere aupres du feu Roy de Pologne/ a Versailles. ce 16 fer 1783 Marie Adelaïde. » « Mesdames. Maximilien de Wiklinskÿ, fils du Baron de Wiklinskÿ colonel au service de france, chevalier de St. Louis, premier capitaine commandant des cadets gentilshommes du feu roy de Pologne Stanislas, prend la liberté d’implorer la protection de mesdames auprès de Monsieur le M.is De Castries afin qu’il puisse avoir du service soit aux états unies soit en amérique [Pense-t-il au Canada ?] ; et les sécours nécessaire pour un si long voyage, promettant d’y tenir une conduite qui puisse me conserver toute ma vie la grande protection de leurs altesses royales. Je suis avec un profond réspect. Mesdames de leurs altesses royales le [etc.] De Wiklinskÿ à l’infirmerie royal de Versaille le 9 janvier 1783. » 23 15 Wiklińsky père est devenu baron, pour mieux justifier la signature de son fils, comme on peut déjà le constater dans la demande de congé du 12 juillet 1777. La réponse,

Revue historique des armées, 260 | 2010 27

compatissante, révèle l’ancien réseau de soutien réactivé en faveur de Maximilien, pour la dernière fois, peut-être : « J’ai l’honneur de vous envoyer de la part de Madame/ Adelaïde, un Mémoire qui intéresse un malheureux/ Gentilhomme, dont le pere étoit Premier Capitaine/ des Cadets Gentilshommes de feu Roy de/ Pologne, qui est dans la plus affreuse misere. Il/ a eu la fureur des voyages qui l’ont réduit dans/ l’Etat où il est. Il desire de passer dans nos/ Colonies dans l’esperance d’y faire quelque chose./ C’est son passage gratuit avec une recommandation de/ Vous, Monsieur, quil reclame pour pouvoir être/ attaché à la suite de quelqu’un des Corps qui/ resteront dans nos Colonies, où[?!] à la suite des/ [verso] troupes de la Marine. Mesdames l’ont fait habillé/ et ont pourvu à sa subsistance, jusqu’à ce que vous/ ayaez bien voulu, Monsieur le faire passer dans nos/ Colonies ou dans l’Inde. Il a été recommandé à/ Mesdames par tout ce qu’il y a de plus grand dans les anciens officiers du feu Roy Stanislas. (...) [signé] De Poumier [?] Paris le 17 fevrier 1783. » 24 16 La recommandation n’a guère ébranlé de Castries au vu de sa réponse. En désespoir de cause, pour sa (autant que je sache) pénultième demande, envoyée au ministère le 18 juillet 1782, Maximilien, alors résidant à l’Hôtel-Dieu de Châlons-sur-Saône, fait valoir entre autres la copie de la lettre de De Sartines au baron de Baye dont le brouillon est cité ci-dessus ; il justifie ainsi sa démarche : « Monseigneur de Sartine/ a été très content de moy, j’ay l’honneur d’envoyer/ à votre excellence la copie d’une lettre qui en atteste/ la vérité. » 25 La référence au soldat modèle d’antan vient en contrepoint tragi- comique aux confidences qui ouvrent cette requête : « (...) si j’ay subsister pendant/ la route [de Marseille à Châlons], cela n’a été qu’à une providence/ extraordinaire, et à mon habit de turc qui à/ interessé tout le monde, car je n’ai pas le moyen/ d’en avoir un autre, et c’est avec cet habit orientale,/ que j’ose supplier votre excellence de me permettre/ de me jetter à ses pieds, et d’y rendre compte de ma conduitte/ je ne suis pas si coupable, Monseigneur, que votre excellence le croye, dépuis trois ans il y a plus de folie dans mon esprit que de raison, mais j’attends tout de la bonté de votre âme généreuse. » 26

17 Décidément, l’insistance de Wiklińsky met un terme à la générosité du destinataire. La suite des explications ne peut que confirmer le ministre dans son opinion défavorable à Maximilien : « Monseigneur, c’est l’amour seul qui m’a fait perdre l’esprit/ mr. maillar, cy dévant intend t des isles à tout vûs il peût/ en rendre compte à votre excellence, il vous dira aussy/ monseigneur, que le port et la ville de S t paul étoit/ en règle, et j’en suis sorti sans plainte des habitans/ contre mes Soldats. et j’ay rengagé plus de la/ moitié de la compagnie, c’est un fait véritable/ et je pourois ajoutée que mes Soldats ont pleurée/ à mon départ, c’est l’exacte vérité.// »

Maximilien Wiklińsky, une énigme moderne ?

18 Certes, Wiklińsky a commis plusieurs erreurs : déterminé à quitter le service aux colonies françaises à son gré, il est parti, un an après, de Varsovie avec des lettres de recommandation de Stanislas Auguste, roi de Pologne, au baron de Platenberg, le gouverneur du cap de Bonne Espérance, colonie hollandaise. Il a donc cherché – sans succès – du service chez une puissance rivale de la France. Fut-il un aventurier parmi d’autres ? Seules ses mémoires de voyages semblent en avoir profité. Ses lettres, excessives, n’ont dû que confirmer les autorités qu’il ne méritait guère leur confiance.

19 Qu’est-il devenu après avoir quitté l’infirmerie royale de Versailles, le 3 mars 1783 ? A- t-il trouvé un refuge en Pologne, puisque deux des trois manuscrits connus de ses

Revue historique des armées, 260 | 2010 28

Voyages ont été trouvés dans des collections polonaises ? D’abord, chez les Czartoryski, à Paris, puis à Cracovie 27 et à Kornik, près de Poznan, à la bibliothèque des Dzialynski 28. Le troisième est conservé à la bibliothèque municipale de Curepipe sur l’île Maurice, ancienne île de France. Mais le parcours de ces manuscrits est encore une autre histoire.

NOTES

1. S CHER-ZEMBITSKA (Lydia), L’Aigle et le Phénix. Un siècle de relations franco- polonaises 1732-1832, CNRS, 2001, p. 58-60. 2. Archives de Wawel à Cracovie : fonds Sanguszko, carton 300, liasse 5, n o22. L’objectif de ce voyage n’est pas connu. 3. SHD/DAT, 1 Ye dossier Wiklińsky. Le relevé ajouté à la feuille 4 : minute rédigée sur une demande de madame Adélaïde en faveur des deux enfants Wiklińsky. Le grade de colonel est attesté à la date du 3 décembre 1751 : dans une lettre du 10 juin 1749, dont la feuille 2 reproduit la minute, H. Wiklińsky se plaignait de ce qu’on lui avait fait espérer depuis deux ans la croix de Saint-Louis. Faut-il s’y fier ? La même minute atteste qu’il avait obtenu son brevet de lieutenant- colonel en 1741, et non en 1746. 4. Fonds Sanguszko, carton 413. 5. Quinze jours auparavant elle avait mis au monde François-Maximilien-Marie (mort le 4 juin 1754), tous enterrés, comme la seconde épouse Wiklińsky et Hyacinthe lui-même, dans l’église des Carmes de Lunéville qui jouxte l’École des cadets. 6. Il s’en prévaut, mais dans les registres reproduits par P. Boyé, je n’ai vu aucune trace de son inscription. Aurait-il fréquenté les cours en auditeur libre, grâce à la position de son père ? 7. Se reporter à la correspondance réunie aux Centre des archives d’outre-mer à Aix-en- Provence (CAOM) : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 6à11. 8. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 8. J’ai opté pour l’orthographe originale, dans toutes les citations de la correspondance. 9. Ibid., l e registre du « Régiment de l’Isle de Bourbon, 1772-1785 » au n o 384 cite cette recommandation en faveur d’une lieutenance, soutenue par « M. de Custine et Mad. de Ferriere ». 10. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 3. 11. « J’étois volontaire dans Rohan Chabot dragon, quand la divine providence fit tomber entre mes mains les mémoires de Monsieur de Bussy. Je trouvai cette histoire si belle, que je résolus d’abandonner l’Europe et d’aller chercher la fortune dans ces heureux climats (...) », Maksymilian Wikliński, Voyages/Podróże, Leksem, 2008, p. 34. 12. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 4 et 5. 13. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 4. 14. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 6 et 7. 15. Il s’agit apparemment d’Anna Ossolińska (1759-1843), première épouse du Palatin de Podlachie nommé en 1774. Fille d’Aleksander Ossoliński, que son oncle François-Maximilien avait fait venir à l’École des cadets de Lunéville, elle fut aussi, par son mariage avec Józef Salezy Ossoliński, tante de Jean Potocki. Voir PSB (La Biographie polonaise), t.24, p.412-414.

Revue historique des armées, 260 | 2010 29

16. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc.9. Un extrait des actes ministériels confirme que la décision fut enregistrée le 17juin1776, tandis que la lettre du baron, qui l’a rendue « nulle », date de juillet 1776 (ibid., doc. 10). 17. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 11. 18. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 14, f. 2r°. 19. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 15. 20. En 1771, le 16 juin, Jacek Wiklińsky meurt à Lunéville à l’âge de 68 ans. 21. « Pièce jointe à la pdte ». Visiblement les Anglais l’ont interceptée ayant fouillé les poches des passagers retenus par les corsaires. 22. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 23. 23. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 24. 24. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 22. 25. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, doc. 29, f. 1v°. 26. CAOM : FMCol. E 392, dossier Wiklińsky, f. 1r°. 27. Transféré avant la guerre à la bibliothèque Krasiński à Varsovie, il a brûlé en 1944. Nous le connaissons d’après une copie faite en 1942 par B. Olszewicz. 28. C’est bien ce manuscrit, peut-être autographe, qui nous a servi de base pour l’édition des Voyages chez Oficyna Wydawnicza Leksem en 2008.

RÉSUMÉS

Selon Lydia Scher-Zatorska, 134 jeunes Polonais ont intégré l’École des cadets de Lunéville, fondée en 1737 par Stanislas Leszczynski. Parmi eux, seuls 31 ont été au service du roi de France Cependant cette liste est incomplète, car il faut y ajouter au moins un nom : celui de Maximilien Wiklińsky. Officier et aventurier, il fut l’un des rares Polonais à servir la France au XVIIIe siècle.

A tragedy in two acts: the over-looked career of Maximilian Wiklinsky. According to Lydia Scher- Zatorski, 134 young Poles joined the Cadet School of Lunéville, founded in 1737 by Stanislaw Leszczynski. Of these, only 31 served the King of France. However, this list is incomplete, since at least one name must be added: that of Maximilian Wiklińsky. Officer and adventurer, he was one of the few Poles to serve France in the eighteenth century.

INDEX

Mots-clés : Ancien Régime, officier, Pologne

AUTEUR

IZABELLA ZATORSKA

Est membre de l’Institut d’études romanes de l’université de Varsovie.

Revue historique des armées, 260 | 2010 30

Patriotes ou mercenaires ? Les légions polonaises au service de la France (1797-1807)

Andrzej Nieuwazny

1 L’échec de l’insurrection de Kosciuszko (1794) et le troisième partage de la Pologne, effectué une année plus tard par la Russie, l’Autriche et la Prusse, provoquèrent l’émigration des dirigeants de l’insurrection et de militaires polonais. Paris devint alors le centre d’attraction d’une grande majorité de ces émigrés qui, divisés en factions, se disputèrent les faveurs du Directoire. La majorité rêvait d’une force militaire capable de recommencer la lutte pour l’indépendance. Les légions polonaises au service de la France (1797-1807) marquèrent le commencement du phénomène de service massif des soldats polonais sous les drapeaux étrangers.

« L’espoir nous rallie »

2 La « Députation polonaise », radicale et républicaine, croyait au mouvement indépendantiste national et, suivant l’exemple français, prônait l’égalité ainsi que la liberté des paysans. Le soutien français lui semblait important mais non primordial. Les modérés, exclus de cette « Députation », s’assemblèrent en une « Agence » puis dans une organisation désignée sous le nom de : « Émigrés polonais ». Ces partisans de la Constitution du 3 mai 1791, concentrés autour de l’ancien envoyé polonais auprès de la République française, Franciszek Barss, de Jozef Wybicki et du général Jozef Wielhorski, voyaient la future Pologne comme une monarchie constitutionnelle introduisant progressivement des changements sociaux. Mais ils considéraient que des préparatifs pour une insurrection dans leur pays, occupé, étaient prématurés 1.

3 Les deux factions s’opposaient farouchement, cependant elles s’accordaient sur la nécessité de créer une force militaire polonaise en exil. Les tentatives des radicaux pour organiser les unités polonaises à la frontière de l’Autriche, de la Turquie et à Venise ayant échoué, les démarches similaires des « Émigrés polonais » auprès du Directoire connurent le même résultat, car non seulement le gouvernement français craignait d’inciter les Russes à la guerre contre la France mais, aussi, car l’entrée d’étrangers dans l’armée républicaine était interdite par la Constitution de 1795.

Revue historique des armées, 260 | 2010 31

4 Avec l’arrivée à Paris (fin septembre 1796), sur la demande de Wybicki, de Jan Henryk Dabrowski, ancien officier de la garde saxonne et général polonais, qui s’était couvert de gloire contre les Prussiens, « l’espoir changea de camp, le combat changea d’âme ». Dans l’espoir d’une alliance antirusse entre la Prusse et la France, Dabrowski avait mené des pourparlers à Berlin sondant la possibilité de créer des troupes polonaises. Finalement, ce projet ne fût finalisé qu’en France. Car si le gouvernement craignait des complications diplomatiques, il voyait l’utilité que pouvaient apporter les Polonais pour lutter contre l’Autriche en Italie. Dabrowski fut donc envoyé au glorieux commandant de l’armée d’Italie, le général Bonaparte, qui connaissait déjà un peu les affaires polonaises grâce à son aide de camp Jozef Sulkowski, par ailleurs opposé à l’idée des légions 2. 5 Dabrowski proposa d’organiser ces unités avec des officiers de l’armée polonaise, licenciés après 1795, des immigrés des terres polonaises et de combler les rangs avec des milliers de recrues de Galicie au service de l’Autriche en Italie et faites prisonnières par les Français. Le général comptait sur la création de ces formations pour inciter les Polonais restés sous les drapeaux autrichiens à déserter. Convaincu par ses arguments, Bonaparte donna son accord et le 9 janvier 1797, le général polonais signait une convention avec le gouvernement lombard en vertu de laquelle étaient créées les légions polonaises auxiliaires auprès de la République de Lombardie, alliée de la France. Le 20 janvier, leur chef invitait ses compatriotes à le rejoindre dans un appel rédigé à Milan en quatre langues :« Polonais ! L’espoir nous rallie ! La France triomphe, elle combat pour la cause des nations ; tâchons d’affaiblir ses ennemis ; elle nous accorde un asile, attendons de meilleures destinées pour notre pays. Rangeons-nous sous ses drapeaux, ils sont ceux de l’honneur et de la victoire ! Des légions polonaises se forment en Italie, sur cette terre jadis le sanctuaire de la liberté ; déjà, des officiers et des soldats, compagnons de nos travaux et de votre courage, sont avec moi ; des bataillons s’organisent ! Venez, compagnons, jetez les armes qu’on vous a forcé de porter ! Combattons pour la cause commune des nations, pour la liberté, sous le vaillant général Bonaparte, vainqueur d’Italie ! Les trophées de la République française sont notre unique espérance ; c’est par elle, c’est par ses alliés que nous reverrons peut-être avec joie ces foyers chéris que nous avons abandonnés avec des larmes ! » 6 La création des légions apparaissait utile à tous les partis : Bonaparte gagnait quelques milliers de soldats pour combattre les Autrichiens et les partisans italiens ; la République lombarde gagnait, quant à elle, des défenseurs sans prendre le risque d’armer son propre peuple et les émigrés polonais, l’espoir d’un avenir meilleur 3.

Gloire et déclin

7 Les luttes des factions au sein de l’émigration n’épargnaient point le créateur des légions souvent calomnié auprès du Directoire par ses rivaux politiques et militaires. Outre des allusions à son passé (irrégularités financières, servilité à l’égard des Russes pendant la réduction de l’armée en 1792) et à son esprit prétendument « germanique », après 21 années passées au service de la Saxe, l’opposition critiquait le fait de faire mourir inutilement des compatriotes pour le service d’un pays étranger. « À l’époque et aux temps des trahisons où nous vivons il se peut qu’un homme le plus vertueux mais inconscient prenne également Dabrowski pour traître »– par ces mots Wybicki consolait son ami dans une lettre de 1799 4. Malgré ses désillusions, Dabrowski restait fidèle à sa

Revue historique des armées, 260 | 2010 32

devise, formulée à l’époque du déclin des légions : « Persévérer ! Les événements peuvent produire un changement favorable ! »

8 Le général organisa d’abord ses premiers 6 000 hommes en six bataillons d’infanterie homogènes (avec trois compagnies d’artillerie) divisés en deux légions. Selon Jan Pachonski, après la réorganisation effectuée en mai 1797 par Bonaparte, « la légion polonaise dans son ensemble, se distinguait du modèle des demi-brigades françaises par un état- major élargi, par l’augmentation de l’effectif dans les compagnies de grenadiers, de 83 à 123 soldats, par l’adjonction d’une compagnie supplémentaire de tirailleurs qui n’existait pas dans les formations françaises. En raison du manque constant d’officiers [la plus grande vague de candidats n’arriva en Italie qu’en été], des compagnies doubles étaient formées avec un seul corps d’officiers pour les deux compagnies »5. 9 Les premières, et rares, opérations des Polonais, en mars-avril 1797, consistaient principalement à soutenir les républicains sur le territoire de Vénétie ; la 2e légion, quant à elle, fut incorporée à la garnison de Mantoue qui préparait une attaque sur le territoire autrichien. L’armistice de Leoben et la paix signée à Campoformio (17-18 octobre 1797) scellèrent tout espoir d’offensive victorieuse vers la Galicie occupée par l’Autriche. Se posait alors pour la première fois la question du devenir des formations polonaises. 10 La création de la République cisalpine à la place de la République lombarde compliqua les projets de Dabrowski, qui sauva tout de même la situation en signant une nouvelle convention, le 17 novembre 1797, avec les seules autorités françaises. Ces dernières maintenèrent donc un corps polonais auxiliaire. Craignant l’attitude des Polonais en cas de conflit avec la France et préférant les incorporer directement à son armée, le corps législatif cisalpin n’approuva pas, quant à lui, cette convention. Au début de l’année 1799, l’effectif du corps polonais auxiliaire monta à plus de 8 200 soldats, grâce à l’adjonction d’une cavalerie (un régiment de lanciers fut créé), à l’augmentation de l’artillerie ainsi qu’à la formation d’une quatrième compagnie dans chaque bataillon. 11 La 1re légion du général Kniaziewicz participa à la libération de Latium. Le 3 mai 1798, elle entra à et combattit les ennemis de la République romaine (surtout les partisans paysans) et l’invasion napolitaine (entre autres dans les batailles de Magliano, Otricoli, Civitacastellana, Calvi, Ferentino, Frosinone et Terracina). Le fait d’armes le plus célèbre restait la prise de la forteresse maritime de Gaëta. Le commandant en chef, le général Championnet, rendit honneur aux soldats de Kniaziewicz en chargeant celui- ci de remettre le 8 mars 1799 au Directoire les 33 drapeaux pris à l’ennemi. 12 L’année 1799 se révéla désastreuse pour les Polonais. Dans les batailles de Magnano et de Legnano, la 2e légion perdit son chef, le général Rymkiewicz et 1 750 hommes. Les 1 500 rescapés (dont 300 artilleurs) furent envoyés à Mantoue, considérée comme une forteresse déjà perdue. Au moment de la capitulation, le général Foissac-Latour signa « l’article additionnel concernant les déserteurs » en livrant ainsi ses subordonnés polonais (à l’exception des officiers) aux Autrichiens. Cet acte déloyal choqua profondément le corps polonais, déjà persuadé d’être la « chaire à canon » négligée par les Français. À l’instar du colonel Kosinski (fait prisonnier à Mantoue), les légionnaires condamnaient cet « article inconnu au conseil de guerre extraordinaire, indigne de la grandeur de la nation française, honteux pour toute la garnison, contraire à sa réputation et à ses lumières, si pénible et douloureux pour tous les Polonais qui en sont les victimes... article dont les Autrichiens n’ont pas manqué d’abuser en arrachant les armes des soldats polonais au titre de déserteurs,

Revue historique des armées, 260 | 2010 33

indistinctement tels ou non, en déchirant un de leurs drapeaux et en comblant tous les officiers d’injures et d’insultes les plus ignominieuses »6. 13 La 1re légion, désormais sous les ordres de Dabrowski, fut presque anéantie par les Russes entre les 17 et 19 juin à la bataille de Trebbia. Il fallut toute la détermination du général pour épargner les restes de ses troupes qui participèrent encore à la défense de la République ligurienne. Après les batailles de Novi et de Bosco, les survivants (975 sur 1 800) prirent part à la défense de Gênes. Les défaites militaires de la France et la vaillance des troupes polonaises changèrent l’attitude du Directoire à l’égard de ces légions. Avec le soutien de Kosciuszko, le 8 septembre 1799, une « légion du Danube » fut créée et placée sous le commandement du général Kniaziewicz 7. Il n’était plus question de convention mais les 6 000 légionnaires portant les uniformes polonais devaient avoir une discipline, des promotions et une solde égales à celles des Français 8. 14 La prise de pouvoir de Bonaparte semblait assurer le futur des formations polonaises. Ainsi, la France décida de prendre en charge la légion de Dabrowski qui fut réorganisée près de Marseille. La légion de Kniaziewicz, dont le siège fut successivement Phalsbourg, Metz, Strasbourg et Ulm, et qui comptait en 1800 plus de 5 000 fantassins et 950 cavaliers, prit part à la campagne de Francfort (été 1800) et se distingua à Hohenlinden (3 décembre) en prenant 3 500 prisonniers. Le général Decaen, qui passa dans les rangs polonais au matin de la bataille se souvenait « de l’ardeur que manifestaient les officiers et les soldats. Ne parlant pas leur langue, je leur exprimais par mes regards que je comptais sur leur valeur, et que bientôt ils allaient avoir l’occasion d’en donner les preuves » 9. 15 L’espoir de voir le sort polonais tranché par la France victorieuse fut déçu par la paix de Lunéville (9 février 1801), où la France et l’Autriche s’engagèrent mutuellement à ne pas soutenir « les ennemis intérieurs ». Cela sonna le glas des légions (15 200 hommes dont 12 000 sous les armes) et de nombreux officiers polonais, y compris Kniaziewicz, donnèrent leur démission de façon éclatante. Les soldats, surtout ceux de la légion du Danube, désertaient massivement. Au cours de l’année 1801, le nombre de légionnaires, tous concentrés en Italie, n’était plus que de 10 700. Le Premier consul décida d’en faire trois demi-brigades, placées au service de la France mais à la solde de la République cisalpine (Italienne) et du Royaume d’Étrurie. Le 21 janvier 1802, l’inspectorat général polonais avec Dabrowski à sa tête, chargé des questions administratives et de l’instruction, ainsi que la 1re et la 2e demi-brigades (formées à partir de la légion d’Italie) et le régiment de lanciers passèrent à la solde de l’Italie. La totalité de ces forces dont l’uniforme et le commandement devaient être polonais était de 8 366 hommes et de 1 000 chevaux.

Soldats et officiers

16 Jusqu’en 1807, le nombre de soldats (à 65 % des paysans) atteignit, selon Jan Pachonski, 33 000 dont 18 000 périrent ou restèrent à l’étranger. Il faut ajouter 3 000 déserteurs, 2 000 émigrés, et 1 000 hommes partis de la Pologne occupée aux 27 000 prisonniers de guerre de l’armée autrichienne (1797-1800), russe (1799) ou prussienne (1806).

17 Depuis deux siècles la légende nationale idéalisait les légionnaires, présentés comme des volontaires patriotes provenant de toutes les couches de la société. Dariusz Nawrot remarque que les mémoires des anciens légionnaires « répètent les informations sur l’arrivée de nombreux volontaires venant du pays ce qui légitimait la vision des Légions comme une force nationale. Nous n’y trouvons nullement des lamentations sur le petit afflux de

Revue historique des armées, 260 | 2010 34

volontaires mais leur nombre non plus. La mise en valeur du rôle des volontaires dans la création des Légions servait aux auteurs des mémoires à justifier le motif idéologique de leur propre service et à souligner le dévouement des légionnaires. Et pourtant ils se contredisent en évoquant l’enrôlement massif des prisonniers de guerre autrichiens d’origine polonaise » 10. 18 Les témoignages soulignant l’enthousiasme des Polonais pour leur service en uniforme national ne décrivent qu’une partie de la réalité. Non seulement la conscience nationale des paysans de Galicie n’était pas assez développée pour les pousser à s’engager dans les légions (et que dire des Ruthènes enrôlés avec des Polonais ?) mais plus d’un Tchèque, Hongrois, Croate ou Allemand profita du recrutement pour échapper à la misère des camps de prisonniers. Waclaw Tokarz rappelait qu’après l’enrôlement les soldats polonais « se considéraient encore longtemps comme des "hommes de l’empereur d’Autriche" et regardaient avec méfiance leurs nouveaux officiers qu’ils traitaient "d’étrangers de Varsovie" ; ils menaçaient même de reprendre leur ancien service qui à cette époque avait déjà assez bien assimilé nos paysans ». Parmi les nouveaux légionnaires, il y avait bien sûr des aventuriers qui « voulaient changer de vie et cherchaient parfois une possibilité de déserter sur la route menant au dépôt ». Par ailleurs, la discipline dans les légions restait peu stricte même après l’introduction des articles militaires français en 1798. Dans la première période, Dabrowski, qui tenait à augmenter le nombre de légionnaires pour renforcer sa position, craignait qu’une discipline trop sévère ne rebutât les nouvelles recrues 11. 19 Les officiers supérieurs de l’ancienne armée polonaise – à cause de leur âge, leurs familles, leurs biens ou leur hostilité à la révolution – ne vinrent pas en Italie. Selon Jaroslaw Czubaty, 13 des 63 généraux qui avaient servi Kosciuszko quittèrent le pays mais seuls Kniaziewicz, Niemojewski, Wielhorski et Wojczynski suivirent Dabrowski, ce qui ne constitue que 8,2 % du groupe. Parmi ces cinq « anciens », seul Dabrowski allait rester au service jusqu’à la dissolution des légions. Jozef Zajaczek fit une belle carrière « française » et devint général de division (1802) 12. Le manque de généraux fut partiellement compensé par le concours des officiers de talent pour qui le service en exil allait devenir un tremplin. Amilkar Kosinski, Michal Sokolnicki et Jean Henri Wollodkowicz reçurent leurs épaulettes de général avant 1804. Wollod servit même dans l’armée française. 20 Les officiers (environ 1 200 dans les formations d’Italie et la légion du Danube) étaient tous volontaires et Polonais, à l’exception de 70 étrangers dont 49 Français 13. Dabrowski misait sur leur esprit national, car il ne pouvait pas leur garantir de carrière. Dans les années 1797-1798, l’état des formations polonaises prévoyait au maximum 311 officiers dont 65 hors cadre 14. En janvier 1797, leur chef espérait « que le patriotisme de nos officiers les fera venir ici non pour obtenir des promotions mais pour leur perfectionnement, pour qu’ils puissent, plût à Dieu, servir ensuite profitablement leur Patrie ». Homme lucide, il ajoutait : « Il serait préférable de voir arriver surtout ceux qui n’ont pas grand chose à perdre chez eux. » 21 Les officiers formaient un groupe prêt au sacrifice (environ 900 périrent), mais souvent divisé par des luttes pour les promotions et les commandements. Cela ne pouvait être autrement puisque, surtout après la crise de 1799, les officiers « étaient de caractère très varié : parfois d’une grande, remarquable valeur militaire et morale, parfois aventuriers, intrigants et rebelles, hommes majoritairement positifs et faciles à conduire pendant la bataille mais à surveiller de près et nécessitant une instruction pendant le service et les déplacements » 15.

Revue historique des armées, 260 | 2010 35

22 Contrairement à l’armée de Pologne-Lituanie mais conformément à l’esprit révolutionnaire et à celui de l’insurrection de 1794, les grades d’officier étaient accessibles aux roturiers. Dans un premier temps, les légions recrutaient des officiers parmi les militaires émigrés présents en France ou en Italie du Nord en attendant l’arrivée des volontaires du pays. Dans ces deux groupes dominaient les anciens officiers de carrière, souvent promus aux grades supérieurs pendant l’insurrection de Kosciuszko. La stabilisation progressive des effectifs puis, la guerre, permirent de vérifer la qualité de ces officiers. Dabrowski et Kniaziewicz essayèrent de promouvoir les plus aptes aux différents échelons hiérarchiques et de se séparer des officiers trop faibles ou sans autorité. Il est vrai que la commission établie par Dabrowski pour examiner les futurs officiers se heurta à l’arbitraire du chef des légions, méfiant à l’égard des promotions datant de 1794 et peu enthousiaste pour promouvoir les sous- officiers « issus du rang ». Après la réorganisation de 1801, il leurs préférait les jeunes venants du pays et instruits pendant quelque temps comme sous-officiers. La synergie entre tous ces courants produisit un corps d’officiers composé à 83 % de nobles (80 % issus de la moyenne et petite noblesse), à 14 % de bourgeois chrétiens (venant surtout de Varsovie) à 1 % de bourgeois juifs. 1,5 % des officiers était d’origine paysanne. Plus d’un tiers (34 %) avaient moins de 25 ans et seuls 8 % en avaient plus de 40 16.

Une armée d’un nouveau type ?

23 Dabrowski, inquiet de conserver son autonomie, basa la formation et l’entraînement du soldat sur le règlement polonais adapté par le général Wielhorski. Le règlement français de 1791 ne fut introduit qu’en 1802 et uniquement dans l’infanterie. En revanche, le service se faisait dès 1797 selon les règles françaises adaptées pour les légions polonaises ; une commission spéciale fut chargée des adaptations. Les punitions corporelles utilisées dans l’ancienne armée polonaise avaient été supprimées et la peine de mort n’était appliquée que pour les crimes les plus graves. Pour Dabrowski, la devise « tous les hommes libres sont frères », inscrite en italien sur les épaulettes des légionnaires devait symboliser le changement d’attitude des officiers à l’égard des soldats, non plus paysans corvéables en uniforme, indifférents à la cause nationale mais compagnons d’armes et futurs citoyens de leur patrie. L’éducation (patriotique et pratique y compris l’alphabétisation) des troupiers et des futurs sous-officiers, pendant les longues périodes d’inaction, aida à former un esprit de corps particulier. Jusqu’en 1802, le nombre de désertions restait relativement faible.

24 Les tentatives pour mettre sur pied une école régulière d’officiers ayant échoué, les chefs des légions organisaient des cours de perfectionnement et encourageaient l’auto- instruction. Dabrowski, lui même propriétaire d’une collection de cartes et d’une bibliothèque importante, favorisait le travail intellectuel de ses meilleurs officiers. La bonne préparation théorique combinée avec des expériences de guerre variées (ennemis russes, autrichiens, napolitains et partisans) produisit un type d’officier valeureux et doté d’un esprit d’initiative. Le caractère limité des opérations confiées aux troupes polonaises ne permit pas pourtant de mieux préparer les officiers d’état- major 17.

Revue historique des armées, 260 | 2010 36

Le drame de Saint-Domingue

25 Concentrés en Italie et frustrés, les Polonais commencèrent à poser des problèmes et leurs contacts avec l’opposition antifrançaise italienne ne purent qu’accélérer la décision du Premier consul. Après son refus de servir sous les ordres du roi d’Étrurie, la 3e demi-brigade polonaise (ancienne « Danube ») fut « en récompense de sa vaillance » transformée en 113e demi-brigade française et envoyée à Saint-Domingue (mai 1802) pour mater l’insurrection des esclaves noirs. En février 1803, elle fut rejointe par la 2e (114e) demi-brigade, également passée à la solde de la France. Sur les 6 000 légionnaires débarqués à Saint-Domingue, 4 000 périrent au combat ou de maladie ; la moitié des 1 000 prisonniers de guerre polonais fut incorporée de force au 63e régiment étranger de l’armée anglaise, et le reste alla végéter sur les pontons, parfois jusqu’en 1815. Dans la partie espagnole de l’île, les derniers Polonais luttèrent jusqu’en 1809. Plus de 450 anciens légionnaires s’établirent à Saint-Domingue, à Cuba ou aux États-Unis. Seuls 340 Polonais revinrent en Europe 18.

Dernières formations

26 En 1803, les rescapés de l’épopée légionnaire : la 115e demi-brigade du général Grabinski et le régiment de lanciers de Rozniecki firent partie du corps d’occupation en Apulie. Deux ans plus tard, après la création du royaume d’Italie environ 4 700 Polonais passèrent automatiquement à son service, et participèrent à l’opération contre le corps du prince de Rohan (Castel Franco, le 24 novembre) et à la prise de Naples et de Caserte (février 1806). Au cours des combats en Calabre (Campo Tenesco, le 9 mars), les fantassins polonais protégeaient le littoral contre les tentatives de débarquement de l’armée anglo-sicilienne ; les lanciers de Rozniecki assuraient la liaison avec Rome et surveillaient la côte entre Terracine et Ostia. Le nouveau roi de Naples, Joseph Bonaparte qui, entre autres tâches confia aux Polonais l’instruction de sa jeune armée les reprit à son service en juillet 1806. Entre-temps Grabinski perdit 350 hommes à la malheureuse bataille de Maida (4 juillet) livrée contre le débarquement anglais ; la révolte en Calabre coûta la vie aux 650 Polonais.

27 Les survivants avec Grabinski à leur tête, devaient constituer les cadres de la légion polono-italienne, créée par le décret de Napoléon le 5 avril 1807. Ces 9 200 hommes répartis en six bataillons d’infanterie et un régiment de lanciers, organisés en Silésie, devaient être envoyés en Espagne sous le nom de « légion de la Vistule » (1808) 19. Dabrowski, séparé de ses soldats dès 1803 et dessaisi du commandement, fut néanmoins nommé inspecteur général de la cavalerie italienne. Décoré de la croix de commandeur de la Légion d’honneur, il fit partie de la délégation italienne au sacre de Napoléon. Pendant la guerre contre les Bourbons (1806), il commanda une division de dragons et termina sa carrière en Italie comme gouverneur de la province de Trois Abruzzes. 28 Malgré toutes ces déceptions, la majorité des anciens légionnaires ne cessait de voir en la France le seul allié naturel dont les conflits avec l’Autriche, la Prusse et la Russie permettaient d’espérer un changement radical dans le rapport de forces en Europe. Le concours de ces vétérans devait s’avérer indispensable à l’issue de la campagne de Prusse qui, fin 1806, conduisit la Grande Armée sur le sol de l’ancienne Pologne. Ainsi, Napoléon se décida à utiliser la carte polonaise qui lui tombait sous la main ce qu’il n’aurait certainement fait si la Prusse avait demandé la paix au lendemain d’Iéna.

Revue historique des armées, 260 | 2010 37

Endossant le costume du vertueux protecteur de la cause polonaise, Napoléon convoqua on octobre 1806, à Berlin, Dabrowski et Wybicki. Il en résulta leur proclamation du 3 novembre qui annonçait l’entrée en Pologne de « Napoléon le Grand, l’invincible ».

Le bilan

29 Le bilan politique des légions est morose, sans oublier que les Polonais ne pouvaient que subir les événements. Dans le domaine militaire, l’aspect quantitatif (30 000 soldats en 10 ans) n’est pas forcément déterminant, mais il en va tout autrement de l’aspect qualitatif. La préparation d’un groupe considérable à la guerre moderne devait s’avérer très importante. Comme écrit Pachonski « profitant de l’expérience des années1792-1794, les Légions purent fondre l’héritage polonais avec les acquis de la Révolution française ».

30 Selon Czubaty, plus de la moitié des 51généraux polonais nommés entre1797 et1814 (dont 48après1806) avaient connu les légions ; 15restèrent au service jusqu’à leur dissolution20. « Pour la plupart, ils étaient jeunes et leur attachement à la cause des Légions résultait de leur patriotisme. Très souvent, ils n’avaient aucune raison pour retourner au pays occupé n’y ayant ni de terres ni de perspective d’une carrière militaire. Contrairement aux généraux nommés par Stanislas Auguste Poniatowski, ils ne percevaient pas forcement le service dans les Légions comme une "dégradation" volontaire dans la hiérarchie militaire. » 31 Dans l’armée du duché de Varsovie (1807-1814), les vétérans des campagnes d’Italie constituaient un groupe influent et aguerri dans les intrigues. Leur expérience les mettant en bonne position certaines carrières furent rapides : parmi 24 anciens légionnaires nommés généraux avant la chute de l’Empire seuls 6 avaient été colonels en 1807 21. Deux (Dabrowski et Zajaczek) sur trois divisionnaires du 5e corps de la Grande Armée, créé à la veille de la campagne de Russie, avaient servi la France avant 1806 ainsi que le général Paszkowski, qui remplaça Zajaczek blessé. Le chef de l’état-major, le général de division Fiszer (tué à Vinkovo), avait été colonel dans la légion du Danube. 32 Au total, l’armée du duché et les formations polonaises prises à sa solde par Napoléon comptaient neuf généraux de division « légionnaires » ainsi que 23 brigadiers, 41 colonels, 51 lieutenant-colonels, 26 chefs de bataillon (escadron), 22 officiers supérieurs dans l’administration de la Guerre ou de la Santé et 164 officiers de ligne subalternes 22. Minoritaires parmi les officiers du duché mais bien placés et assez solidaires, ils prirent une part décisive dans l’instruction (Fiszer étant inspecteur- général de l’infanterie et Rozniecki de la cavalerie) et dans la démocratisation de la jeune armée. En 1807, Dabrowski menaça de démissionner pour combattre la réintroduction de l’ancien code de discipline militaire polonais permettant des punitions corporelles. 33 Pendant deux siècles, le souvenir des légions encouragea les patriotes qui – au risque de mériter l’appellation de mercenaires – mettaient sur pied les unités nationales au service étranger (Portugal en 1828-1834, Hongrie et Rome en 1848, Turquie en 1855, Autriche et Russie en 1914). Pour eux, les paroles de la Mazurka de Dabrowski (1797) : « La Pologne n’est pas morte, puisque nous vivons. Ce que nous a pris la force étrangère, nous le reprendrons par le glaive » ne perdaient pas leur sens.

Revue historique des armées, 260 | 2010 38

34 En même temps, l’affaire de Saint-Domingue laissa un sentiment d’amertume dans la mémoire collective polonaise qui accusait (à tort) Napoléon d’envoyer ses frères d’armes fidèles à une mort certaine. Elle servait d’exemple pour tous ceux (y compris les communistes après Yalta) qui s’opposaient à l’idée de former des troupes polonaises auprès des puissances étrangères nécessairement cyniques. Le premier fut Kosciuszko qui, déjà, après Lunéville, renonça à toute coopération avec Bonaparte. 35 Après 1918, la Pologne indépendante incorpora les légions à son panthéon et, en 1927, adopta leur chant comme hymne national, le seul au monde à nommer Bonaparte23.

NOTES

1. Sur les débuts de cette émigration voir : Z AJEWSKI (Wladyslaw), Jozef Wybicki en France après l’insurrection de 1794, „Acta Poloniae Historica”, no 39 (1979), p. 197-213. 2. R EINHARD (Marcel), Avec Bonaparte en Italie. D’après les lettres Inditex de son aide de camp Joseph Sulkowski, Hachette, 1946, 315 pages. 3. Jan Pachonski a consacré toute sa vie à l’étude des légions. Il en résulta son oeuvre capitale : Legiony Polskie. Prawda i Legenda 1794-1807 [Légions polonaises. La vérité et la légende 1794-1807], tomes 1-4, Varsovie, 1969-1979 et la grande biographie General Jan Henryk Dabrowski 1755-1818, parue à Varsovie en 1981. Un dictionnaire biographique des officiers (Slownik biograficzny oficerow Legionow Polskich 1796-1807) est paru après sa mort, en 2003. Dans sa thèse de doctorat, publiée sous le titre L’aigle et le phénix. Un siècle de relations franco-polonaises 1732-1832 (CNRS éditions, 2001), Lydia Scher Zembitska évoque de nombreuses sources françaises concernant les légions. 4. Wybicki à Dabrowski, Genève le 30 fructidor an VII (16 septembre 1799), Archiwum Wybickiego [Archives de Wybicki], éd. Adam Skalkowski, tome 1 (1768-1801), Gdańsk, 1948, p. 430. 5. PACHONSKI (Jan), « Les formations militaires polonaises de 1794 à 1807 (organisation-effectifs- faits d’armes) », Revue internationale d’histoire militaire, no 28, 1969, p. 470. 6. Amilcar Kosinski en Italie 1795-1803. Matériaux pour servir à l’histoire des Légions polonaises en Italie tirés des papiers de feu le général de division Amilcar Kosinski, Posen, 1877, p. 120. 7. Cette dénomination symbolisait la voie la plus courte vers la Pologne du Rhin par le Danube. 8. Sur l’attitude de l’ancien chef de l’insurrection de 1794 voir l’article de W. M. Kozlowski, « Kosciuszko et les Légions polonaises en France (1798-1801) », Revue historique, tome CXIX (1915), p. 86-115 et CXX (1915), p. 56-85. 9. Mémoires et journaux du général Decaen, Paris, Plon, 1911, tome 2, p. 143. 10. NAWROT (Dariusz), Kondotierzy – patrioci ? Historyczne i historyczno-literackie studium „Pamietnika wojskowego” Jana Henryka Dabrowskiego [Analyse historique et historico-littéraire des „Mémoires militaires” de Jan Henryk Dabrowski], „Acta Universitatis Wratislaviensis, no 2966, Wroclaw, 2006, p. 556. 11. T OKARZ (Waclaw), Dabrowski jako organizator [Dabrowski comme organisateur], Warszawa, 1919, p. 7-8. 12. S IX (Georges), Dictionnaire biographique des généraux et amiraux français de la Révolution et de l’Empire (1792-1814), Paris, 1934, tome 2, p. 577-578 ; C ZUBATY (Jaroslaw), Wodzowie i politycy. Generalicja polska lat 1806-1815 [Chefs de guerre et politiciens. Les généraux polonais, 1806-1815], Warszawa, 1993, p. 30-31.

Revue historique des armées, 260 | 2010 39

13. Il faut y rajouter 43 médécins militaires d’origine italienne, française ou allemande. 14. En 1799, pendant la campagne sanglante contre les Russes, il y avait 355 états, en 1800 – après la création de la légion du Danube – 319 en Italie et 178 en Allemagne. 15. TOKARZ, Dabrowski jako…, p. 9. 16. PACHONSKI (Jan), Slownik biograficzny oficerów Legionów Polskich 1796-1807, Krakow,1998-2003. 17. PACHONSKI (Jan), Les Légions polonaises porteuses des idées et des expériences de la Révolution, dans: L’armée aux époques des grandes transformations sociales, Varsovie, 1980, p. 11-35. 18. La synthèse la plus détaillée : PACHONSKI (Jan), WILSON (Reuel K.), Poland's Caribbean Tragedy : A Study of Polish Legions in the Haitian War of Independence 1802-1803, East European Monographs, New York, 1986. 19. P ACHONSKI (Jan), Jozef Grabinski, general polski, francuski i wloski, naczelny wodz powstania bolońskiego 1831 roku [Joseph Grabinski, général, français et italien, commandant en chef de l’insurrection de Bologne de1831], Krakow [s.d.], p.149-227. 20. Restèrent au service: Sokolnicki, Rozniecki, Hauke, Chlopicki, Aksamitowski, J. M. Dabrowski, Estko, Grabinski, Klicki, Konopka, Casimir Malachowski, Paszkowski, Sierawski, Dembowski, Zoltowski. Six futurs généraux se décidèrent à rentrer en Pologne. Les décisions de Stanislas Fiszer, Kosinski et Ksawery Kossecki furent motivés politiquement (la déception de Lunéville ou de Saint-Domingue) ; pour Benedikt Laczynski, Karol Pakosz et Joseph Wasilewski il faut y ajouter des motifs économiques. Czubaty, Wodzowie i politycy, p. 31-32. 21. En 1807, deux futurs généraux du duché étaient majors, 7 chefs de bataillon (escadron) et 4 capitaines. 22. P ACHONSKI (Jan), Korpus oficerski Legionów Polskich 1796-1807 [Corps d’officiers des Légions polonaises], Krakow, 1999, p. 291-292. 23. Le texte de la Mazurka fut publié pour la première fois par Leonard Chodzko dans : Histoire des Légions en Italie sous le commandement du général Dombrowski, Paris, 1829, tome 1, p. 400-401.

RÉSUMÉS

L’échec de l’insurrection de Kosciuszko (1794) et le troisième partage de la Pologne, effectué une année plus tard par la Russie, l’Autriche et la Prusse, provoquèrent l’émigration des dirigeants de l’insurrection et de militaires polonais. Paris devint alors le centre d’attraction d’une grande majorité de ces émigrés qui, divisés en factions, se disputèrent les faveurs du Directoire. La majorité rêvait d’une force militaire capable de recommencer la lutte pour l’indépendance. Les légions polonaises au service de la France (1797-1807) marquèrent le commencement du phénomène de service massif des soldats polonais sous les drapeaux étrangers.

Patriots or mercenaries? The Polish legions in the service of France (1797-1807). The failure of the Kosciuszko uprising (1794) and the third partition of Poland, conducted one year later by Russia, Prussia and Austria, caused the emigration of the uprising’s leaders and the Polish military. Paris became the center of attraction of a large majority of these emigrants who, divided into factions, fought over the favors of the Directory. Most dreamed of a military force capable of resuming the struggle for independence. The Polish legions in the service of France (1797-1807) marked the beginning of the phenomenon of massive service of Polish soldiers under foreign flags.

Revue historique des armées, 260 | 2010 40

INDEX

Mots-clés : Grande Armée, mercenaires, Pologne

AUTEUR

ANDRZEJ NIEUWAZNY

Maître de conférences à l’université Nicolas-Copernic de Torun (Pologne) et à l’académie des sciences humaines de Pultusk, il est notamment co-auteur de l’ouvrage, De tout temps amis. Cinq siècles de relations franco-polonaises, Paris, Nouveau monde éditions, 2004.

Revue historique des armées, 260 | 2010 41

Louis Faury (1874-1947) : entre gloire et oubli

Lech Maliszewski

NOTE DE L'AUTEUR

Je tiens à remercier le Centre d’études d’histoire de la Défense sans lequel je n’aurais pu rédiger ma thèse sur le général Faury.

1 Officier général français, Louis Joseph Augustin Faury (1874-1947) est un personnage au parcours intéressant négligé par l’histoire, malgré sa participation à plusieurs événements militaires et politiques marquants de l’histoire franco-polonaise.

2 Né le 21 juillet 1874 à Fruges (Pas-de-Calais), il est le fils aîné de Jean Louis, officier d’administration principal, gestionnaire de l’hôpital militaire de Marseille, et d’Adèle née Demont 1. Après son entrée à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr le 26 octobre 1893, il intègre les chasseurs à pied le 1er octobre 1895. Admis par la suite à l’École supérieure de guerre (ESG), breveté d’état-major à sa sortie, il n’est promu capitaine qu’en 1908. Détaché au Service historique de l’état-major de l’armée, il débute la Première Guerre mondiale à la chancellerie du Grand Quartier général. Puis, suite à une demande d’affectation au front, il devient le 6 décembre 1914 commandant du 10e bataillon de chasseurs à pied. En 1914-1915, lors des combats cruels de Notre-Dame-de- Lorette (Artois), Faury, officier d’état-major, se montre particulièrement brillant, se révélant ainsi être un excellent commandant d’unité. D’après la citation du 21 juillet 1915 lui conférant la croix de chevalier de la Légion d’honneur, il a conduit « avec sa bravoure habituelle, son esprit de sûreté et de méthode, les difficiles opérations du 15 au 20 juin 1915 ». En janvier 1916, détaché à l’état-major de la 4e armée (général Gouraud), il commande avec succès les centres d’instruction et prend part, en outre, à l’organisation des liaisons durant les combats de Moronvilliers en juin 1917. À l’automne suivant, le lieutenant-colonel Faury est envoyé en mission en l’Italie où, là aussi, il dirige parfaitement l’organisation des centres d’instruction de l’armée

Revue historique des armées, 260 | 2010 42

italienne. Revenu en France, il termine la guerre comme chef de l’état-major de la 12e division. 3 Faury est ensuite choisi pour être affecté en avril 1919 à la mission militaire française en Pologne, pays supposé être un excellent « allié de revers » mais qui ne sera qu’un « allié de remplacement ». Sur place, à Varsovie, Faury met toute son énergie dans la création de l’École d’état-major général (rebaptisée un peu plus tard « École supérieure de guerre »). Il y donne même un cours de tactique générale, cours fondamental dans chaque établissement de formation supérieure militaire. Malgré les obstacles politiques français initiaux, le lieutenant-colonel Faury participe, avec l’armée polonaise, à la dernière phase de la guerre polono-soviétique en 1919-1920. En 1920, lors de la bataille de Varsovie, il est officier de liaison détaché à la 4e armée polonaise du général Skierski. Il contribue alors à la réalisation et est probablement même à l’origine de l’idée d’une manœuvre de dégagement de la 4e armée (aux alentours de Dęblin). Cette manœuvre permet aux Polonais, sous le commandement de Joseph Piłsudski, de remporter la bataille de Varsovie, en attaquant avec succès le flanc des armées soviétiques. Louis Faury se fait donc apprécier par Piłsudski, ex-chef et héros du mouvement clandestin indépendantiste, finalement commandant en chef de l’armée polonaise et chef d’État. L’officier français prend également part à la bataille du fleuve Niémen qui s’achève par une grande victoire polonaise et décide du sort de la frontière orientale de la Pologne. 4 Peu après, Louis Faury réussit à accéder au poste de directeur des sciences 2 de l’ESG de Varsovie (1921-1928), établissement le plus important de l’entre-deux-guerres. Il devient alors l’un des principaux acteurs du processus de formation des officiers d’état- major (brevetés, « oficerowie dyplomowani » en polonais) et d’instruction spécialisée des officiers du haut commandement. Bien qu’officiellement subordonné au commandant polonais, il dirige en fait tout le fonctionnement de l’école, élaborant la conception de l’enseignement, gérant l’organisation, coordonnant le déroulement des études, établissant les objectifs de l’enseignement et les programmes. Il supervise en totalité le personnel français et en partie le personnel polonais en ce qui concerne les méthodes didactiques et scientifiques. Il est, de plus, responsable de l’évaluation des élèves, formulant lui-même une opinion personnelle sur chacun d’entre eux, surveillant aussi tous les examens de fin d’année scolaire. En 1921, Faury publie, avec ses Zasady taktyki ogólnej. Wykłady na kursie inf. dla wyższych dowódców (Principes de tactique générale. Cours informatifs destinés aux officiers du haut commandement), le premier manuel de tactique générale polonais depuis le rétablissement de l’État. Par ailleurs, à chaque fin d’année scolaire, il organise des exercices pratiques de reconnaissance de terrain. C’est lui qui prône à l’école l’idée française qu’un officier d’état-major doit savoir être un conseiller du commandant en chef, en opposition à la conception officielle polonaise qui limite le rôle de l’officier d’état-major à celui de simple exécutant des ordres, voire de figurant. 5 Ce qui est tout à fait exceptionnel et très intéressant, c’est que Faury, à lui seul, parvient à élaborer toute une doctrine militaire, malgré la méfiance, à cette époque, du haut commandement polonais à l’égard des doctrines. Dans cette doctrine, l’officier français insiste surtout sur le rôle prépondérant du commandant en chef des forces militaires. En fait, le colonel Faury a constaté l’impossibilité d’adopter en Pologne les méthodes françaises de défense, qui consistent alors en des tirs massifs d’artillerie derrière des fortifications, il s’est aussi rendu compte de la grande faiblesse technique et matérielle de l’armée polonaise, qui doit défendre un vaste territoire, et a compris sur les champs de bataille de Varsovie et du fleuve Niémen que la doctrine militaire

Revue historique des armées, 260 | 2010 43

française était inappropriée à la réalité polonaise, où la guerre de manœuvre restait la plus adaptée. Il avait, en outre, pu remarquer de visu l’importance de l’offensive au sein de l’armée polonaise, de la mobilité, de la rapidité et de l’effet de surprise utilisés en 1920 contre les Soviétiques. En conséquence, Faury va créer et faire appliquer une doctrine militaire originale insistant sur le mouvement et les manœuvres en opération, et simultanément sur le feu et l’organisation de celui-ci dans la tactique. Il s’efforce donc d’adapter les deux expériences, française et polonaise, en les confrontant aux réalités polonaises. 6 Par ailleurs, afin de veiller à la « polonisation » de l’enseignement à l’ESG, il contribue aussi à la formation de plusieurs officiers amenés à remplir les plus hautes fonctions militaires ou étatiques. Ainsi grâce à l’officier français, une simple école d’instruction est devenue un établissement de formation supérieure militaire. Dès lors, les historiens polonais ont qualifié les débuts du fonctionnement de l’ESG varsovienne de « période française » 3 ou de « période de Louis Faury » 4. En 1926, après le coup d’État de Piłsudski, le colonel Faury contribue à la réconciliation des officiers polonais qui se sont affrontés. Certains militaires et historiens ont affirmé que le gouvernement polonais – ou plutôt un groupe d’officiers supérieurs liés à l’ESG, à l’état-major et au maréchal Piłsudski – aurait proposé au colonel Faury de rester définitivement en Pologne, avec le rang de général et le titre de chef d’état-major de l’armée polonaise ; mais celui-ci aurait décliné l’offre « par scrupule », selon les termes du général Ruby, son ami 5. Cependant, cette proposition semble peu vraisemblable, car il n’existait alors ni un tel besoin ni la volonté de le faire. 7 Colonel depuis le 25 décembre 1922, Louis Faury rentre en France à l’automne 1928 avec le rang de général de brigade (le 3 octobre 1928). Il est alors contraint de rejoindre l’état-major de l’armée, avant d’être muté à Amiens à l’automne 1929 et d’être promu général de division (11 mars 1934). Il obtient le commandement de la 3e division qui, selon les termes du général Weygand était « l’une des plus belles divisions françaises ». Le général Faury commande cette division jusqu’à sa retraite en 1936. Il se consacre dès lors à l’histoire militaire ainsi qu’à l’amélioration des relations franco-polonaises, qui sont à ce moment-là paralysées par une méfiance réciproque ; il a, le 1er mars 1937 l’honneur d’inaugurer les travaux du Centre d’études polonaises auprès de la bibliothèque polonaise à Paris, en faisant une conférence sur Joseph Piłsudski (éditée en 1937 sous le titre Maréchal Piłsudski). Cette conférence, au caractère informatif, didactique et propagandiste, témoigne de la fascination de Faury pour Piłsudski et de l’amitié sincère du général français pour la Pologne. 8 En août 1939, à l’age de 65 ans, désireux de sauver la Pologne en grand danger, il demande à reprendre du service et à devenir chef de la nouvelle mission militaire française en Pologne. Le général Maurice Gamelin, signataire des accords militaires polono-français en vigueur dès le 3 septembre 1939 et qui avait aussi contribué à la mise en place de la stratégie franco-britannique en avril-mai 1939, ordonne au général Faury de donner la directive suivante aux Polonais : « Il faut que la Pologne dure. » Selon la stratégie franco-britannique, la Pologne, sans le savoir, devait se battre toute seule contre l’Allemagne avec le gros de ses forces dans la première phase du conflit. Le général Gamelin espérait ainsi affaiblir l’Allemagne, ne serait-ce qu’un peu, et gagner du temps pour vaincre finalement avec l’alliance des grandes puissances. D’une manière générale, jusqu’à aujourd’hui, cette attitude a été considérée à l’Ouest comme une nécessité stratégique. En septembre 1939, le général Faury est donc utilisé par ses

Revue historique des armées, 260 | 2010 44

supérieurs pour veiller à la participation massive et durable des Polonais à la lutte contre les Allemands. 9 Après avoir analysé la situation, globalement très grave, le maréchal Rydz-Śmigly, commandant en chef de l’armée polonaise, décide de donner le 26 août 1939 l’ordre de mobilisation générale. Connaissant les projets polonais, les ambassadeurs britannique et français, Kennard et Noël, puis à nouveau Noël, accompagné cette fois du général Faury, pressent Rydz-Śmigły de ne pas utiliser officiellement le terme de « mobilisation générale ». Ils craignent que ce terme ne serve de prétexte à l’Allemagne pour attaquer la Pologne (à l’instar dela mobilisation russe en 1914). Leur intention n’est pas d’arrêter la mobilisation générale en Pologne, mais simplement d’éviter l’emploi de ce terme. Cependant, en application des méthodes prévues par la loi polonaise, le maréchal Rydz- Śmigly ne peut faire autrement que de révoquer l’ordre de mobilisation générale. Ainsi, Noël et Faury ont malheureusement contribué au retard de cette mobilisation en 1939, ce que les militaires polonais leur reprocheront. 10 Dans le cadre de ses fonctions en Pologne, le général Faury transmet au maréchal Rydz- Śmigły les dépêches dans lesquelles, en septembre 1939, le général Gamelin assure hypocritement au commandant en chef de l’armée polonaise le soutien promis, ainsi que la prétendue réussite française à retenir à l’Ouest les deux tiers de toutes les forces aériennes allemandes au moment de l’invasion nazie de la Pologne. L’attitude pro- polonaise du général Faury apparaît alors nettement à ce moment à travers, entre autres, l’aide qu’il apporte à la préparation de la retraite et à la création d’une « zone refuge » près de la frontière polono-roumaine, « la tête de pont roumaine ». En effet, le 3 septembre, le général Sosnowski et, le 4 septembre, le général Faury, insistent séparément auprès du haut commandement polonais pour qu’il ordonne la retraite en direction du sud-est, vers la Roumanie. Pour autant, Louis Faury croit toujours en la directive « il faut que la Pologne dure », et au soutien qui leur a été promis malgré un certain retard. 11 Le 17 septembre 1939, le jour même de l’attaque soviétique, le général Faury suit le gouvernement polonais qui se replie en Roumanie. Se sentant soutenu par la France et plusieurs Polonais tout en profitant de l’action des Roumains qui incarcèrent les plus importants personnages de l’ancien régime, Sikorski, personnage le plus éminent de l’opposition politique polonaise, commence à organiser le nouveau centre politique polonais d’abord en Roumanie puis en France. En appliquant les décisions politiques prises par ce dernier et Noël, Faury coordonne alors en Roumanie l’organisation du passage clandestin en France de 20 000 officiers, sous-officiers et spécialistes militaires polonais utiles à Sikorski et au nouveau gouvernement polonais en exil en France. En outre, il s’engage à évincer en toute légalité certaines grandes figures de l’ancien régime (avant tout Rydz-Śmigly). C’est aussi lui qui établit unrapport sur l’utilisation stratégique des chars par les Allemands. En accord avec les idées du colonel Tony Albord 6, il y souligne que le succès des Allemands provient de l’application d’une nouvelle stratégie de guerre qui consiste en la stricte coordination des chars et de l’aviation. 12 De retour en France, le général Louis Faury devient chef de l’instruction de la mission franco-polonaise commandée par le général Denain. À Coëtquidan, le plus grand centre de formation des forces polonaises en France, il organise l’instruction. Durant l’attaque allemande en mai-juin 1940, la situation générale des troupes françaises et des forces alliées se détériore. Les Allemands sont vainqueurs en Hollande et en Belgique,

Revue historique des armées, 260 | 2010 45

poussent les Britanniques vers la mer et passent la Seine. Le général Weygand, le nouveau commandant en chef des forces françaises, perd tout espoir de gagner en métropole. Le général Sikorski, commandant en chef des forces polonaises et simultanément chef du gouvernement polonais en exil, ministre de la Guerre ainsi que de la Justice, ne peut accepter la défaite. Pendant une semaine, vivant dans l’illusion d’une contre-offensive, il se consacre au commandement opérationnel de ses deux divisions et s’efforce de convaincre Weygand de la nécessité d’une contre-attaque franco-polonaise. Malheureusement, les commandants polonais qui se trouvent à proximité des Allemands ne reçoivent aucune instructions des politiques sur l’attitude à adopter. Tandis qu’un groupe de Français (dont Charles de Gaulle, René Altmayer, Robert Altmayer) essaient à tout prix d’organiser une zone refuge en Bretagne en utilisant les troupes polonaises, la plupart des Français ne veulent plus lutter. Selon les accords polono-français, les troupes polonaises sont tenues d’entrer au combat aux côtés des troupes françaises à la demande du haut commandement français. La brigade de Narvik et les quelques bataillons formés ad hoc à Coëtquidan en sont l’exemple. Les ordres sont cependant chaotiques et contradictoires. 13 De Bretagne, le 14 juin 1940, le général Faury prend, de sa propre initiative, le commandement des troupes polonaises de la seconde ligne pour les déplacer le 18 juin vers la Loire et les ports atlantiques. Ainsi, il contribue à sauver presque tous ces soldats polonais. Pourtant, le sort des militaires polonais combattant en première ligne est malheureux (notamment le sort de la brigade de Narvik). Faury ne peut éviter d’être considéré comme bouc émissaire, certains officiers incompétents le tenant pour responsable de la désastreuse évacuation polonaise. Après l’armistice, il s’engage, en France, dans l’aide aux officiers et soldats polonais qui n’ont pas été évacués en Grande- Bretagne en juin 1940. Le colonel Jaklicz, organisateur du réseau de passage clandestin, en témoigne. Sous couvert de tournées de conférences propagandistes en zone libre, le général Faury apporte régulièrement son aide aux filières d’évasion polonaises depuis la France, en préparant les papiers nécessaires à la fuite des Polonais en Grande- Bretagne. C’est pour cette raison qu’il a entretenu des relations avec les organismes du régime de Vichy (le secours national notamment). Pourtant, au mois d’octobre 1941, durant une conférence organisée par la Légion française, il présente les gaullistes comme des « dissidents » et non pas comme des « traîtres », ce qui choque plusieurs militaires français antigaullistes ainsi que des fonctionnaires du régime de Vichy. De ce fait, il est surveillé et menacé. À cette époque aussi, son fils Yves rejoint les Forces françaises libres à Londres. 14 D’après la biographie d’Yvonne Haguenauer, la maison d’enfants de Sèvres, où ont été cachés des enfants juifs durant l’Occupation, « ne fut pas exempte de visites problématiques qui mettaient chaque fois en danger la sécurité des enfants et du personnel proscrit par le régime » de Vichy 7. Parmi ces visiteurs figure Louis Faury. Cependant, il n’y aura aucune dénonciation suite à l’une de ses visites. Après la Libération, le général Faury rédige un livre sur la participation française à la victoire alliée. La publication de La France et son Empire dans la guerre, dédiée au général Charles de Gaulle, est cependant une mauvaise initiative. Le général Louis Faury meurt à Paris le 14 janvier 1947. C’est sur des épaules polonaises qu’il franchit pour la dernière fois le porche de l’église paroissiale Saint- Léon à Paris. Son tombeau se trouve à Besançon. 15 La vie de Louis Faury se situe au carrefour des époques, des nations, des doctrines militaires, des consciences historiques, des opinions politiques. Il a vécu au cœur

Revue historique des armées, 260 | 2010 46

d’éléments contradictoires, hostiles et souvent pénibles, entre deux guerres mondiales, au cœur d’une lutte contre deux totalitarismes (soviétique et nazi), au cœur des relations entre la France et la Pologne, au cœur de plusieurs disciplines (l’histoire de la guerre, la science de la guerre, la didactique), et, qui plus est, il a évolué dans plusieurs domaines tels que la politique, la psychologie, la sociologie, l’histoire de la diplomatie, la tactique et la stratégie. Les lacunes de la recherche historique sur le général Faury tiennent à la difficulté d’éclaircir certaines questions franco-polonaises parfois obscures, à la mort et à la dispersion des anciens collègues de Faury, ou encore à la période communiste en Pologne, où l’intérêt pour le « valet impérialiste (français) du régime fasciste (des Piłsudskistes) » était synonyme de mort ou de persécution. 16 La vie et la carrière du général Louis Faury sont strictement liées à la Pologne. Dans l’historiographie polonaise, plusieurs témoignages parlent de la personnalité tout à fait exceptionnelle de Louis Faury et de sa forte contribution à l’enseignement militaire supérieur polonais de l’entre-deux-guerres. Parmi ces publications, il faut citer avant tout le livre commémoratif de l’ESG varsoviennne édité à Londres : W 50-lecie powstania Wyższej Szkoły Wojennej w Warszawie (Cinquantenaire de l’ESG à Varsovie) sous la direction deWacław Chocianowicz (y compris les articles biographiques „Generał L. Faury” de Wacław Onacewicz et „Wspomnienie. Pamięci płka Szt. Gen. Franc. L. Faury poświęcam ”de Józef Musielewicz), ainsi que l’article biographique „Generał Faury na tle kampanii wrześniowe” écrit par Kazimierz Glabisz (Bellona, Londres, 1956, 4) et, certains textes de M. Kukiel, S. Lityński, G. Łowczowski, T. Schramm, P. Stawecki, T.Wyrwa, etc. 8. 17 En guise de conclusion, il convient de citer une opinion sur le général Louis Faury formulée par le général Weygand : « Le général Faury fut une des rares personnalités qui font exception à cette règle (…) et qui eut en Pologne le talent de durer. Son tact, sa connaissance de l’âme polonaise venant étayer sa valeur militaire incontestée imposaient son enseignement à un auditoire d’officiers. Il est regrettable que cet enseignement n’ait pas dépassé le cadre de l’école de guerre, où la haute stratégie n’a pas sa place. J’ai suivi l’œuvre du général Faury en Pologne. Après son retour en France, il a commandé l’une de nos plus belles divisions. Le chef et l’instructeur, ces deux aspects de celui qui exerce un commandement, s’unissaient si intimement qu’ils lui conféraient une personnalité propre et très attachante. C’est en effet un enseignement profondément et sans cesse médité qu’il portait à ses officiers, en des leçons et des manœuvres où chacun s’inclinait devant une maîtrise faite d’expérience – nul ne possédait à un plus haut degré celle du feu – et d’imagination raisonnée dans l’emploi des matériels nouveaux. » 9 18 Louis Faury, officier honnête, compétent et dévoué, excellent instructeur et organisateur, écrivain, historien militaire, grand ami de la Pologne (qu’il considérait comme sa seconde patrie) a donc joué un rôle important dans les relations franco- polonaises, même si celles-ci ont parfois été difficiles. L’évolution de l’attitude française allant de la fascination à la tromperie et, parallèlement, l’évolution de l’attitude polonaise allant du grand espoir au grand soupçon n’ont guère facilité les choses. Pour résumer les deux cas : une évolution de l’attente à la déception. En un sens, le drame personnel de Faury incarne l’état des relations entre les deux pays. L’officier, qui s’est sacrifié sans limite pour la France et la Pologne, a été utilisé comme instrument de la politique du moment et a été soupçonné des deux côtés. Il n’a pu faire une grande carrière ni en Pologne ni en France et sa vie reste aujourd’hui encore mal comprise.

Revue historique des armées, 260 | 2010 47

NOTES

1. Toutes les informations personnelles sont issues du dossier du général Faury conservé aux archives du Service historique de la Défense (département de l’armée de Terre) à Vincennes. SHD/DAT, 13 Yd 622. 2. Le poste le plus important dans le cadre de l’ESG de Varsovie est celui de directeur de l’enseignement et de la recherche. 3. Par exemple : WYSZCZELSKI (L.), Wyższa Szkoła Wojenna w okresie międzywojennym, [in:] Akademia Obrony Narodowej. Tradycje i współczesność. Materiały z konferencji naukowej z 15 grudnia 2000 r., red. T. Panecki, Warszawa, 2001. 4. WYSZCZELSKI (L.), „Wyższa Szkoła Wojenna w II RP”, Biuletyn Akademii Obrony Narodowej, 2004 ; STAWECKI (P.), Oficerowie dyplomowani wojska Drugiej Rzeczypospolitej, Wrocław, 1997; B UGAJSKI (J.), „Wyższa Szkoła Wojenna (1919-1939) – placówka dydaktyczna i ośrodek myśli wojskowo- teoretycznej”, Wojskowa Akademia Polityczna, Wydział Historyczny, 1962, [la thèse : « L’ESG à Varsovie (1919-1939) en tant qu’établissement d’enseignement et centre de la théorie militaire », Académie des Sciences politiques militaire, 1962], Archiwum Biblioteki Głównej AON. 5. RUBY (col.), « La Pologne terrassée», Revue historique de l’armée, 4/1952. 6. A LBORD (T.), « Attaché militaire à Prague et à Budapest (1939-1940) », Revue historique des armées, 4/1985. 7. H UBSCHMANN (L.), « Ne les oublions pas Yvonne et Roger Haguenauer » , http:// www.memoresist.org/fiches/resist.php?id_res=307, [2007-04-01]. 8. K UKIEL (M.), Mózg armii”. Uwagi i przyczynki do księgi 50-lecia Wyższej SzkołyWojennej, “Wiadomości”, Londres, 1970, 1, 12-13 ; 2, 15, 12 avril 1970 ; LITYŃSKI S., Udział Wyższej Szkoły Wojennej przed r. 1939 w kształtowaniu polskiej doktryny wojennej, "Bellona", Londres, 1955, 1 ; Ł OWCZOWSKI (G.), Polska doktryna wojenna 1919-1939 (artykuł dyskusyjny), "Bellona", Londres, 1960,1 ; SCHRAMM (T.), Francuskie misje wojskowe w państwach Europy Środkowej 1919-1938, Poznań, 1987; STAWECKI (P.), Oficerowie dyplomowani wojska Drugiej Rzeczypospolitej, Wrocław-Warszawa-Kraków, 1997 ; WYRWA (T.), Krytyczne eseje z historii Polski XX wieku, Wyd. Naukowe PAN, Warszawa- Kraków, 2000. 9. Avant-propos à la présentation des mémoires de guerre du général Faury, « La Pologne terrassée», Revue historique de l’armée, 1/1953, p. 131-132.

RÉSUMÉS

La vie et la carrière du général français Louis Faury sont strictement liées à la Pologne. Dans l’historiographie polonaise, plusieurs témoignages parlent de la personnalité tout à fait exceptionnelle de Louis Faury et de sa forte contribution à l’enseignement militaire supérieur polonais de l’Entre-deux-guerres. Cependant, l’officier, qui s’est sacrifié sans limite pour la France et la Pologne, a été utilisé comme instrument de la politique du moment et a été soupçonné des deux côtés. Il n’a pu faire de grande carrière ni en Pologne ni en France et sa vie reste aujourd’hui encore mal comprise.

Revue historique des armées, 260 | 2010 48

Louis Faury (1874-1947 ): between fame and oblivion. The life and career of the French General Louis Faury are strictly linked to Poland. In Polish historiography, several testimonials speak of the quite exceptional personality of Louis Faury and his strong contribution to higher military education in Poland in the inter-war period. However, the officer, who sacrificed himself completely for France and Poland, was used at the time as a instrument of politics and was under suspicion by both sides. He could make a great career neither in Poland nor in France and his life remains poorly understood.

INDEX

Mots-clés : attaché militaire, Pologne, relations internationales

AUTEUR

LECH MALISZEWSKI

Docteur en histoire de l’université Marie-Curie de domo Skłodowska de (Pologne), il est l’auteur de plusieurs publications concernant l’indépendance de la Pologne et est aussi rédacteur pour les éditions scientifiques de l’université Marie-Curie de domo Skłodowska.

Revue historique des armées, 260 | 2010 49

Józef Beck : espion allemand ? Histoire d’une rumeur

Mariusz Wolos

1 Fin août 2009, à la veille du 70e anniversaire du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, les journalistes polonais accrédités à Moscou nous apprennent que le site Internet officiel du Service des renseignements étrangers de la Fédération de Russie (SVR – Sluzba Vnechnoi Razvedki Rossijskoï Federacii) affirme que le colonel Józef Beck, ancien ministre des Affaires étrangères polonais (1932-1939), était un agent secret allemand. Cette information très laconique a probablement été publiée bien avant cette date. Mais à la demande des journalistes polonais, russes et anglais 1, cette révélation douteuse a été plusieurs fois démentie par les historiens polonais (y compris par l’auteur de ce texte). En effet, aucun document ne peut confirmer cette affirmation, déjà apparue plusieurs fois depuis les années 1920. Les Russes disposant d’un grand nombre de documents des services secrets allemands, transférés à Moscou après 1945, certains espéraient y trouver des preuves de l’espionnage de Beck. Cependant, cela n’a pas eu lieu.

2 Après quelques jours de tapage médiatique, l’information désignant Beck comme un agent allemand a disparu du site du SVR. Pourtant, la question concernant l’origine de cette rumeur reste entière. Les historiens s’occupent rarement de rumeurs non étayées par des faits. En revanche, il est intéressant de chercher l’intérêt que peut présenter la circulation d’un tel bruit. Un historien sera également curieux de ses effets, qui ont souvent « la peau dure ». En analysant l’histoire de « Beck, espion allemand » nous devons revenir à l’époque des faits qui lui sont reprochés, et cela nous dirige immanquablement vers la France.

Premières accusations

3 Novembre 1949 : Jerzy Putrament, ambassadeur de la République populaire de Pologne en France, adresse à Stanisław Gajewski, son supérieur au ministère des Affaires étrangères à Varsovie, un rapport dans lequel il relate son entretien avec Léon Noël, ambassadeur de France à Varsovie dans les années 1935-1939. Ce dernier était connu

Revue historique des armées, 260 | 2010 50

pour son hostilité à l’égard de Beck 2. En parlant de son séjour en Pologne, le diplomate français se vante d’avoir vu, avant la guerre, le dossier de Beck élaboré probablement par le SR (Service de renseignements) français. Selon ce dossier, la France avait initialement refusé au jeune Beck, en 1921, l’agrément nécessaire à la prise de fonction d’attaché militaire. Ce n’est qu’après une intervention personnelle du maréchal Piłsudski que Paris donna son accord, mais non sans réserve. Selon Noël, Barthou (ministre de la Guerre à l’époque) aurait prôné la méfiance à l’égard de Beck : « Je recommande de ne laisser à sa portée aucun papier dans les bureaux où il pénétrerait. » Et si Beck a finalement reçu son agrément, son départ de Paris s’est fait dans un climat de suspicion. Interrogé par Putrament sur les raisons de la révocation de l’attaché militaire polonais « dans les 48 heures » (sic), Noёl prétendit ignorer ces détails mais prononça une phrase significative : « Les Français ont tendu "un piège" à Beck. » 3 Faut-il donc comprendre que le 2e bureau français « piégea » Beck, trop naïf, en flagrant délit, de copies de documents secrets laissés volontairement à sa portée ? Une interrogation se fait jour à la lecture du rapport de Putrament : pour qui et dans quel but aurait agi Beck ? Ce manque de précision laisse la part belle aux suppositions, spéculations et rumeurs de toute sorte 4.

4 Il faut se demander pourquoi en 1949, soit plus de 5 ans après le décès de Beck et presque 10 ans après la fin de sa propre mission en Pologne, Noël remit cette affaire au goût du jour auprès d’un ambassadeur communiste. Diplomate expérimenté, ancien chef de mission à Prague et à Varsovie, il savait bien que Putrament relaterait à ses supérieurs varsoviens cet entretien et ces informations sur Beck. Était-il motivé uniquement par son hostilité profonde à l’égard de l’ancien ministre polonais ou plutôt par la volonté de ranimer les doutes sur le prétendu espionnage mené contre la France ? La malveillance de Noël à l’égard de Beck est évidente, il connaissait parfaitement la portée de ses accusations, même s’il est difficile de croire qu’il ignorait le manque de preuves contre Beck dans cette affaire précise. Il est vrai qu’un article parut le 31 janvier 1922 dans L’Ère Nouvelle, journal parisien, accusait Beck d’être allé à Vienne avec pour mission d’acheter un code secret français. En l’absence de preuves, quelques jours plus tard, l’auteur de cet article calomnieux devait revenir sur ses affirmations 5.

Les sources

5 Penchons-nous sur les sources pour voir de plus près les circonstances dans lesquelles Beck a quitté son poste d’attaché militaire et naval à Paris et à Bruxelles (la Belgique relevant aussi de ses compétences). Rappelons, tout d’abord, qu’il fut le premier attaché militaire de Pologne à Paris depuis janvier 1922 (jusqu’à fin octobre 1923) 6. Il obtint même la Légion d’honneur pour féliciter son apport dans le rapprochement franco- polonais.

6 Le 19 septembre 1923, le général Stanislaw Szeptycki, ministre des Affaires militaires, et adversaire politique de Piłsudski, adresse à Marian Seyda, ministre des Affaires étrangères, une note concernant le retour de Beck à Varsovie : « En application du paragraphe 6 de l’Instruction générale pour les attachés militaires, je vous prie, Monsieur le Ministre, d’exprimer votre accord pour la révocation du commandant d’É[tat] M[ajor]Beck Józef, attaché militaire et naval auprès de la Mission Polonaise à Paris. La révocation du commandant d’EM Beck est indispensable en raison de la formation obligatoire à Wyz.[sza] Szk.

Revue historique des armées, 260 | 2010 51

[ola] Woj.[enna][École supérieure de guerre], qu’il doit suivre encore cette année. » 7 Beck resta à Paris et assuma sa fonction un mois encore après cette note. Ce n’est que le 23 octobre 1923 que la mission polonaise à Paris adressa au protocole diplomatique du Quai d’Orsay l’information de son départ prévu pour le 25 octobre 8. La procédure de révocation de Beck prit donc plus d’un mois et résultait de la volonté expresse de la partie polonaise ! Ceci démentirait les propos de Noël concernant les circonstances de la révocation urgente (« dans les 48 heures ») de l’attaché polonais à l’initiative de la France. 7 L’auteur de ce texte a réussi à trouver dans les archives de Moscou un dossier sur Józef Beck établi dans les années 1921-1940 par le 2e bureau. Nous sommes, fort probablement, en présence des mêmes documents que ceux consultés par Noël à Varsovie avant la guerre. Et il s’avère qu’il n’y a rien dans ces papiers sur le prétendu piège tendu contre Beck par les Français, ni sur les circonstances compromettantes entourant son départ de Paris 9. Un fait reste néanmoins troublant et doit attirer notre attention : pourquoi, après son retour à Varsovie, Beck ne commença-t-il pas sa formation à l’École supérieure de guerre ? À notre avis, l’explication est plus prosaïque que liée à une histoire d’espionnage. Partisan engagé de Piłsudski, l’ancien attaché militaire ne voulut pas servir dans une armée commandée par les adversaires politiques de celui-ci. Rappelons qu’à l’été 1923 le maréchal se retira de la vie publique et que quelques-uns de ses proches, entre autres le lieutenant-colonel Boleslaw Wieniawa-Długoszowski, firent de même 10. La décision de Beck n’aurait donc, dans ce contexte, rien de particulièrement surprenant. Il quitta l’armée et se mit en inactivité, ou plutôt en état inactif, et choisit de prendre un poste dans la filiale varsovienne de Bank Wileński (la Banque de Wilno) 11. 8 Les archives de Moscou contiennent une autre preuve qui nous semble exclure l’hypothèse avancée par Noël. Le 7 décembre 1923, c’est-à-dire après le retrait de Beck du service actif, un ordre fut déposé au cabinet du ministre des Affaires militaires stipulant que : « Le commandant d’Ét. Maj. Beck Józef avait occupé un poste particulièrement important d’attaché militaire à Paris pendant presque deux ans. Grâce à ses qualités, son activité militaire a donné des résultats positifs et durables. Les efforts du commandement d’Ét. Maj. Beck dans de nombreux travaux entrepris pour approfondir les relations militaires entre la France et la Pologne ont contribué à un renforcement des liens entre ces deux armées. Au nom du Service, je tiens à exprimer au commandant d’Ét. Maj. Beck les remerciements et la reconnaissance pour son travail assidu et consciencieux. » 12 Soulignons que cette évaluation positive fut formulée par les adversaires politiques de Piłsudski, et donc de Beck, adversaires pour qui les bonnes relations avec la France étaient l’un des piliers de la politique étrangère polonaise. 9 Il est vrai que dans un ordre interne du 2e bureau de l’état-major polonais du 19 décembre 1923, signé par le général Stanisław Haller, chef de l’état-major, le nombre d’éloges adressés à Beck fut réduit, mais le ton restait le même : « Le commandant d’EM Beck Józef a occupé un poste particulièrement important d’attaché militaire à Paris pendant presque deux ans. Grâce à ses qualités, son activité militaire a donné des résultats positifs. Au nom du Service, je tiens à exprimer au commandant d’EM Beck les remerciements et la reconnaissance pour son travail assidu et consciencieux. » 13 10 Si un prétendu « espion » avait quitté Paris accusé par une armée alliée d’espionnage pour avoir copié des documents secrets, de telles appréciations auraient-elles pu être

Revue historique des armées, 260 | 2010 52

rédigées ? La confidentialité de ces évaluations ne peut, une nouvelle fois, que contredire les rumeurs lancées contre Beck par certains Français.

L’hostilité commence à Varsovie

11 Józef Beck, dont la politique étrangère (1932-1939) faisait l’objet d’une critique constante au Quai d’Orsay, représentait une sorte de « bête noire » aux yeux des autorités françaises. Cette inimitié des Français (car il ne s’agit pas seulement de Noёl) datait d’une époque bien antérieure, et c’est là qu’il faut chercher, selon nous, l’origine des rumeurs sur son activité d’agent au service de l’Allemagne ou d’autres pays.

12 Revenons à l’automne 1921 quand les Français cherchaient à bloquer l’agrément de Beck, désigné par Piłsudski comme attaché militaire à Paris. La mission militaire française en Pologne (MMF), notamment son chef le général Henri Niessel, ainsi que les officiers du 2e bureau (le commandant Marinot) firent part de nombreuses réserves sur cette nomination. Les Français mettaient l’accent sur l’esprit d’intrigue et d’espionnage de Beck et sur son hostilité manifeste à la mission. Niessel alla encore plus loin, en partageant (le 31 octobre 1921) avec ses supérieurs parisiens ses soupçons au sujet du Polonais : « J’ai [de] nombreuses raisons de croire que Beck a cherché à acheter notre code à Vienne notamment.» Cependant, il n’en fournit aucune preuve convaincante. C’est bien cette accusation absurde qui fut publiée dans L’Ère Nouvelle quelques mois plus tard, juste après l’arrivée de Beck à Paris. Elle dut être communiquée au journal par les militaires français, peut-être par Niessel lui-même. 13 Les autorités polonaises essayèrent, en vain, de convaincre leur allié français que Beck n’éprouvait aucune sympathie pour l’Allemagne (ce qui prouve, par ailleurs, que de tels reproches existaient bien). Brouillé avec Piłsudski et son entourage, le général Niessel se permit même de déclarer (le 10 novembre 1921) qu’il percevait « la présence du commandant Beck à Paris comme attaché militaire, dangereuse en raison de son esprit d’intrigue et d’espionnage et comme regrettable en raison de l’hostilité qu’il a toujours montré à la Mission. Il serait aussi dangereux comme membre de la mission Militaire polonaise [à] Paris que comme attaché militaire. Si on l’accepte à Paris je recommande ne laisser à portée de sa main aucun papier dans les bureaux où il pénétrerait » 14. C’est cette phrase que Noël attribua à tort après la guerre à Barthou et c’est elle qui semble, vraisemblablement, à l’origine des rumeurs sur « Beck, agent allemand ». 14 Un autre document indique, avec une forte probabilité, l’origine de la rumeur sur le « piège » tendu à Beck par le SR français. Une note rédigée par ce dernier le 27 février 1930, fait allusion à un ancien rapport du commandantMarinot : « Le 30 septembre 1921, sur la demande de Paris, un rapport sur le commandant Beck (rapport naturellement fort peu élogieux) fut envoyé par le commandant Marinot à l’EMA [état-major de l’armée] 2e Bureau SR [service de renseignement] ». Le rapport vieux de neufans ne pouvait pas être retrouvédans les archives du 2e bureau en 1930, mais une information ajoutée à la note prétendait que Beck en avait eu connaissance pendant son séjour à Paris. Ce qui expliquerait qu’après son retour à Varsovie il en ait voulu à Marinot. 15 Nous ignorons si Beck a réellement lu ce rapport et dans quelles circonstances (l’aide de ses amis militaires français, car il y en avait aussi, n’est peut-être pas à exclure). Le SR français l’ignorait aussi ce que prouve le mot « comment ? » écrit à la main sur le document de 1930 15. De là, il n’y a qu’un pas à l’affirmation que l’attaché militaire

Revue historique des armées, 260 | 2010 53

polonais aurait volé au SR français un document et à la rumeur d’un piège tendu contre lui pour le saisir en flagrant délit.

La guerre des services

16 La vraie question qu’il reste à se poser, est la suivante : d’où vient l’inimitié des officiers du SR français et de la MMF de Varsovie envers Beck et qui se manifesta par des présomptions et des rumeurs formulées à son encontre ? Pour tenter d’apporter une réponse, il faut revenir à l’époque de la guerre polono-bolchevique, en 1920-1921, et aux activités de Beck au sein du SR polonais.

17 En avril 1921, le commandant Marinot, déjà mentionné, chef du SR de la MMF en Pologne, adressa à Paris plusieurs plaintes contre l’absence de collaboration, voire des difficultés volontaires faites aux Français par le SR polonais, avare d’informations sur la Russie des Soviets. Beck focalisait alors sur sa personne toutes les critiques. Marinot lui reprochait d’avoir donné l’ordre d’intercepter des agents français envoyés depuis Varsovie en Russie, de les arrêter à leur retour, et de leur soustraire rapports et argent. De nombreux exemples furent cités à cette occasion ainsi que les accusations contre le SR polonais, qui aurait décacheté et ouvert des courriers adressés au chef du SR de la MMF. De plus, les « spécialistes de Beck » auraient procédé à de la désinformation, en fabriquant des documents sur l’Armée rouge fournis ensuite aux Français. Cherchant à expliquer le comportement des Polonais, Marinot indiqua deux raisons probables : la volonté d’acquérir facilement les informations au frais du SR français et l’intention de priver la MMF de ses propres sources d’information, ce qui la mettait à la merci du partenaire polonais. Il n’exclut pas que les deux possibilités aient été de mise 16. 18 Que s’est-il réellement passé ? En respectant la vieille règle latine « audiatur et altera pars » (« l’autre partie doit être entendue »), nous avons essayé de trouver des sources polonaises sur la question. Le résultat de cette recherche étant bien modeste, l’étude de la collaboration (ou plutôt d’absence de collaboration) entre les SR polonais et français dans les années 1919-1921 reste à faire. Nous savons seulement que début mars 1921, c’est-à-dire avant la signature du traité de paix de Riga passé avec les Bolcheviks, Beck informa les Français de sa volonté d’exiger que tout agent revenant de Russie soit accompagné afin de protéger la Pologne de la pénétration d’espions communistes. Les Français étaient-ils irrités par cette volonté d’indépendance du jeune SR militaire polonais ? Avaient-ils du mal à accepter que les Polonais soient capables de trouver leurs propres moyens pour se tenir informés sur les Soviets ? Fier de l’efficacité de son SR, Piłsudski soulignait que, pendant cette guerre et pour la première fois de l’histoire, les Polonais en savaient plus sur leur ennemi que lui n’en savait sur eux.

La longue vie d’une rumeur

19 Y aurait-il d’autres « preuves » de « l’activité d’espionnage » pro allemande de Beck ? Son nom à consonance allemande, une bonne connaissance de la langue de Goethe, et son service dans les légions polonaises aux côtés des Autrichiens et des Allemands pendant la Grande Guerre seraient-ils suffisants ?

Revue historique des armées, 260 | 2010 54

20 Les autorités françaises voyaient-elles un lien entre le passé militaire de Beck et son attitude en tant que ministre des Affaires étrangères de Pologne, établissant une politique d’apaisement avec l’Allemagne ? La vieille rumeur le présentant comme l’agent de l’Abwehr aurait « expliqué » bien des choses ! Les rumeurs ont leur propre vie, parfois très longue. Qui aurait cru qu’une affirmation malveillante et sans fondement, issue du conflit des services de renseignement français et polonais naissant, en pleine guerre contre la Russie bolchevique, ressortirait un jour sur le site du... SR russe, héritier du KGB, comme une « vérité » historique ?

NOTES

1. Rosja: Beck był niemieckim szpiegiem [Beck un agent allemand], „Rzeczpospolita”, 29.08.2009; Wywiad rosyjski: Józef Beck był agentem niemieckiego wywiadu [Le service de renseignements russe : Beck était un espion allemand], „Gazeta Wyborcza”, 29.08.2009; Putin v Polsze. Kreml snova provocirujet Varsavu [Poutine en Pologne. Le Kremlin provoque de nouveau Varsovie], „Niezavisimaja Gazieta”, 31.08.2009; HARDING (L.), “Fury as Russia presents 'evidence' Poland sided with Nazis before war”, The Guardian, 1.09.2009. 2. On voit bien cette hostilité de Noёl dans son livre : Polonia Restituta. La Pologne entre deux mondes, Paris, 1984. Voir le compte-rendu critique : WANDYCZ (P. S.), CIENCIAŁA (A. M.), Polonia Restituta – czyli Noёl redivivus, „Zeszyty Historyczne” (Paryż), z. 72, 1985, p. 147-159. 3. Archiwum Ministerstwa Spraw Zagranicznych w Warszawie [Archives du ministère des Affaires étrangères à Varsovie], zespół 8, teczka 75, wiazka 5, rapport de J. Putrament à S. Gajewskiego, 26.11.1949, nr 242/63/tjn., f. 29-30. J’ai cité ce document dans l’article Dossier Józefa Becka. Jeszcze raz o przyczynach antagonizmu: pułkownik Beck – Francja [Dossier Beck. Du nouveau sur l’antagonisme entre le colonel Beck et la France], „Czasy Nowożytne” (Torun), t. XIII, 2002, p. 211-216. 4. Malheureusement ces rumeurs existent toujours dans les publications étrangères. Voir : ROBERTS (H. L.), The Diplomacy of Colonel Beck, [dans:] The Diplomats 1919-1939, red. G. A. Craig, F. Gilberts, Princeton, 1953, p. 579-614; MATWIEJEW (G.), Piłsudskij, Moskva, 2008, p. 424. 5. WANDYCZ (P.), Sprawa Józefa Becka jako attaché wojskowego w Paryżu [La “cause Beck” comme attaché militaire à Paris], „Zeszyty Historyczne” (Paryż), z. 22, 1972, p. 34-40; Colonel Beck and the French: Roots of Animosity?, “The International History Review”, t. III, 1981, p. 115-127. La question a été largement abordée par Marek Kornat dans son article Józef Beck – zarys biografii politycznej (1894-1932) [Józef Beck, esquisse d’une biographie politique], „Niepodległosc”, t. LV (XXXV), 2005, p. 60-77; voir aussi A. M. Cienciała, Józef Beck. Szkic biograficzno-polityczny [Józef Beck, esquisse d’une biographie politique], [dans:] Polska polityka zagraniczna w latach 1926-1939 [La politique étrangère polonaise, 1926-1939], Paris, 1990, p. 20. 6. Le domaine de ses responsabilités ayant été élargi à la marine aussi dès 1923, il assumait la fonction d'attaché militaire et maritime. 7. Archiwum Akt Nowych w Warszawie, Ambasada Paryż, sygn. 279, f. 32. 8. Ibidem, f. 34 i 35. 9. J’ai publié les documents du 2e bureau français. Voir : WOŁOS (M.), Dossier…, p. 211-246. 10. WOŁOS (M.), Generał dywizji Boleslaw Wieniawa-Dlugoszowski. Biografia wojskowa [Général de division Boleslaw Wieniawa-Dlugoszowski. Biographie politique], Torun, 2000, p. 77.

Revue historique des armées, 260 | 2010 55

11. KORNAT (M.), op. cit., s. 77. 12. Rossijskij Gosudarstvennyj Vojennyj Archiv (Moskwa), fond 308, op. 11, d. 169, f. 147 i 151. 13. Ibidem, f. 152-153. 14. JEDRZEJEWICZ (W.), Beck i Francja [Beck et la France], „Wiadomosci” (Londres), nr 26 (639), 29.06.1958; MAZUROWA (K.), Beck i Francja, „Polityka”, nr 14 (579), 6.04.1968; LEWANDOWSKI (J.), Prehistoria paryskich perypetii Becka [La préhistoire des péripéties parisiennes de Beck], „Zeszyty Historyczne”, z. 24, 1973, s. 222-224; ROLLET (H.), « Deux mythes des relations franco-polonaises entre les deux guerres mondiales », Revue d’histoire diplomatique, n° 3-4, 1982, p. 225-231; PAJEWSKI (J.), Politycy polscy w relacjach dyplomatycznych francuskich [Les hommes politiques polonais dans les rapports diplomatiques français], „Dzieje Najnowsze”, t. VI, nr 1, 1974, p. 215-221; J. Laptos, Dyplomaci II RP w świetle raportów Quai d’Orsay [Les diplomates de la Deuxième République dans les rapports du Quai d’Orsay], Warszawa, 1993, p. 103-110, 180-183, 188-189, 205-206, 216-218, 240-242;WOŁOS (M.), Dossier..., p. 211-246 . 15. WOŁOS (M.), Dossier..., p. 211-246. 16. Ibidem.

RÉSUMÉS

Fin août 2009, à la veille du 70e anniversaire du déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, les journalistes polonais accrédités à Moscou nous apprennent que le site Internet officiel du Service des renseignements étrangers de la Fédération de Russie affirme que le colonel Józef Beck, ancien ministre des Affaires étrangères polonais (1932-1939), était un agent secret allemand. Les Russes disposant d’un grand nombre de documents des services secrets allemands, transférés à Moscou après 1945, certains espéraient y trouver des preuves de l’espionnage de Beck. Cependant, cela n’a pas eu lieu.

Józef Beck: A German Spy? History of a rumor. In late August 2009, on the eve of the seventieth anniversary of the start of the Second World War, Polish journalists accredited in Moscow informed us that the official website of the Foreign Intelligence Service of the Russian Federation affirmed that Colonel Józef Beck, former Polish Minister of Foreign Affairs (1932-1939), was a German secret agent. With the Russians having a large number of documents from the German secret service, transferred to Moscow after 1945, some hoped to find evidence there of Beck’s espionage. However, this has not occurred.

INDEX

Mots-clés : attaché militaire, espionnage, Pologne

Revue historique des armées, 260 | 2010 56

AUTEUR

MARIUSZ WOLOS

Professeur d’histoire contemporaine à l’université Nicolas Copernic de Torun (Pologne), il est, depuis 2007, directeur du Centre scientifique de l’académie polonaise des sciences à Moscou.

Revue historique des armées, 260 | 2010 57

Comment exister au centre de l’Europe ? Les relations stratégiques franco-polonaises entre 1918 et 1939

Isabelle Davion

1 L’histoire des relations franco-polonaises de l’entre-deux-guerres a longtemps oscillé entre la vision romantique de l’amitié historique et la condamnation virulente d’une confiance trahie. À présent, cet ensemble a été réévalué au bénéfice d’une meilleure analyse des objectifs et des responsabilités de chacun. La France et la Pologne partageaient effectivement, dans le système européen tel qu’il a évolué durant cette période, un socle de valeurs communes et d’intérêts convergents qui justifiaient l’étroite relation entre les deux pays.

2 Avant même d’être rallié à la disparition de l’Empire austro-hongrois, le gouvernement français compte parmi ses hauts fonctionnaires d’ardents partisans d’une politique active envers les Slaves d’Europe centre-orientale : Pierre de Margerie, alors directeur politique du Quai d’Orsay, évoque en novembre 1917, « la constitution d’États nouveaux susceptibles de composer du côté de l’Orient le rempart contre l’expansion germanique [Pologne, Roumanie agrandie, Slovaquie, Moravie du Nord] » 1. Un an plus tard, la France victorieuse et la Pologne restituée ont une même priorité, la sécurité, dont elles ressentent également l’actualité brûlante malgré le contexte de retour à la paix 2. Et cette recherche de sécurité passe par une même question, bien que celle-ci reflète deux réalités distinctes : comment exister au centre de l’Europe ? Pour l’État polonais, l’enjeu est ici double : garantir sa pleine souveraineté, notamment territoriale, entre ses voisins allemand et russe – inquiétude illustrée par la boutade « Échangerais histoire grandiose contre meilleure situation géostratégique » – et défendre sa place au sein du concert des nations et donc dans la sécurité collective, laquelle n’exclut pas la persistance de formes diplomatiques plus traditionnelles 3. Pour la France, la question d’exister au centre de l’Europe cristallise ses choix stratégiques : il s’agit de se projeter au cœur du continent par le biais de son réseau d’alliances forgé à partir de la Tchécoslovaquie et, bien entendu, la Pologne. 3 Il apparaît donc clairement que si la Pologne a pu être traitée comme une variable d’ajustement par les grandes puissances européennes, ce procédé est parfois mis au

Revue historique des armées, 260 | 2010 58

service des intérêts polonais. C’est ainsi que durant la Première Guerre mondiale, il y a eu une progressive convergence de la « guerre de défense nationale » française – pour reprendre la terminologie clemenciste – et de la guerre de libération nationale finalement menée par les Polonais. À ce titre, les enjeux soulevés par l’histoire des relations franco-polonaises sont révélateurs de l’état même du système européen : durant les années 1920, les relations franco-polonaises progressent, en dépit des divergences quant aux problématiques des relations avec l’Allemagne et la Tchécoslovaquie en particulier. Mais le chemin se fait bien plus chaotique dans les années 1930, lorsque les positions et les arrière-pensées se crispent à mesure que le système de sécurité collective s’effondre.

Les relations franco-polonaises dans l’Europe de l’immédiat après-guerre : établir des frontières et les garantir

4 Les délégués français de la conférence de la Paix ont établi dès l’ouverture du congrès, les grandes lignes de leur comportement vis-à-vis des Polonais : fixation la plus rapide possible des frontières occidentales de la Pologne – arbitrage qui ne se veut pas systématiquement favorable à cette dernière, puisque des négociations sont envisageables pour obtenir des Anglo-Saxons certains avantages du côté de la Sarre, par exemple – analyse plus hésitante sur ses limites orientales. Ces principes, auxquels il faut ajouter l’espoir d’un règlement amiable sur la frontière polono-tchécoslovaque, sont énoncés dans deux documents du Quai d’Orsay en date des 20 et 24 décembre 1918 4.

5 Cette dichotomie entre les frontières à l’ouest et à l’est du territoire à redessiner, trouve un écho dans la structure des autorités en charge des affaires polonaises : à Paris, la délégation est conduite par Roman Dmowski, persuadé que la principale menace vient de l’Allemagne. Mais sur place, Józef Piłsudski – tout entier tourné vers le danger russe – a pris en charge son propre programme territorial. Prêt à s’installer très loin à l’est, il sait ne pouvoir y compter que sur lui-même pour fixer les frontières auxquelles il pense avoir droit. En revanche, tout gain territorial occidental – surtout s’il se fait sur les frontières de l’ancien Reich – doit porter le sceau de l’Entente qui, si elle prend l’initiative de confier à la Pologne un territoire à l’ouest, a le devoir de le garantir. De fait, la question polonaise qui hante depuis longtemps déjà l’histoire de l’Europe, pose à la conférence de la Paix de sérieuses difficultés. Durant tous les mois de délibérations, les affaires de Pologne rencontrent un écho magistral dans la presse française et dans le Paris de 1919 où les salons politiques et les dîners d’ambassade sont à la mode polonaise. Le conseil des Quatre se heurte notamment au dossier de Teschen, territoire silésien riche en houille également revendiqué par les Polonais et les Tchécoslovaques : dès leur première véritable explication à ce sujet devant les alliés le 29 janvier 1919, les deux délégations présentent des arguments inconciliables. La France, plus particulièrement, est peu à peu amenée à prendre la mesure d’un conflit frontalier amené à dresser l’un contre l’autre les deux piliers de son futur réseau d’alliances 5. 6 Au fur et à mesure des négociations, une question se pose avec de plus en plus d’acuité : les minorités. Le droit des gens prend une place croissante dans le corpus juridique

Revue historique des armées, 260 | 2010 59

fondant le système européen6 et, à ce titre, occupe de façon conséquente les débats de la conférence. Mais cette question se pose également sur le plan interne en tant qu’élément d’évolution du régime polonais. Si la définition de ces minorités peut différer sensiblement de la Polonia Restituta à l’État-nation français, on note cependant que le principe de protection des minorités est bel et bien appliqué aux relations franco-polonaises. Dans la lignée de la Realpolitik du début des années 1920, une rencontre s’opère ainsi entre la nécessité pour la France d’une Pologne forte et le désir à Varsovie de restaurer la « Grande Pologne » 7. C’est ainsi que la Pologne peut incorporer des minorités allemande et ruthène notamment, tout en se voyant obligée de signer, au même titre que la Tchécoslovaquie et la Roumanie, le traité de protection des minorités de 1919 – appelé aussi « le petit traité de Versailles » – afin d’en garantir le bon traitement politique et culturel. On voit bien comment les traités de paix résultent dès lors d’un mélange entre les principes wilsoniens de droit des minorités et des principes hérités de la tradition de droits historiques et nécessités géopolitiques. Il est ainsi remarquable que d’emblée la France ne montre aucune vocation, par l’intermédiaire de la SDN par exemple, à se soucier de l’application de ce traité des minorités en Pologne. Certaines analyses conduisent même à établir que le gouvernement français aurait donné son feu vert à la politique de polonisation forcée dans les confins orientaux dès 1919 8. Là aussi, ce domaine d’application des relations franco-polonaises révèle la santé du système international qui l’englobe : en 1919 et durant les années 1920, la question des minorités permet d’aménager nombre de compromis servant les intérêts convergents de Prague et Varsovie, compromis absorbés par la sécurité collective 9. Dans la décennie suivante, cette sous-estimation des conséquences de la discrimination économique et sociale des minorités sur la stabilité des régimes politiques, quitte le statut de lacune pour devenir la brèche dans laquelle s’engouffrent tous les révisionnismes. 7 L’envoi en Pologne d’une mission militaire française (MMF) jette les bases de la collaboration dans les domaines stratégique et tactique. Militairement, le pays bénéficie d’un crédit important : les légions polonaises organisées par Piłsudski inspirent le respect des militaires français, à tel point qu’ en 1930 encore, dans une préface aux récits de guerre du maréchal, ses légions sont comparées, honneur suprême, aux « grognards de Napoléon » 10. Le contrat de la MMF est signé le 25 avril 1919 et une centaine d’officiers sont envoyés à Varsovie afin d’organiser et d’instruire l’armée polonaise, succédant à la mission franco-polonaise inaugurée par le général Archinard en juin 1917. À son arrivée à Varsovie, la mission militaire est dirigée par le général Paul Henrys, lequel réussit à vaincre l’hostilité de principe de Piłsudski à la présence d’officiers français chargés d’instruire l’armée polonaise. Les trois tâches principales de la mission Henrys consistent en l’organisation générale de l’armée polonaise, l’instruction de celle-ci et le contrôle de l’aide matérielle ; elle a pu de même à ses débuts conseiller l’état-major polonais.

Les années 1920 : à la recherche d’une architecture de sécurité

8 Dépouillée du compromis rhénan 11, la France fait de l’alliance de revers le pivot de la sécurité du continent européen au regard de l’Allemagne. À partir de la Pologne et de la Tchécoslovaquie, un bloc ami de la France établi au centre de l’Europe, ferait

Revue historique des armées, 260 | 2010 60

communiquer Slaves du nord et du sud, et établirait entre la Baltique et l’Adriatique une route propice aux coopérations commerciales et stratégiques 12.

9 Mais cette architecture est rapidement sapée par le contentieux tchéco-polonais de Teschen. Après avoir tergiversé, les alliés finissent par imposer en juillet 1920, une frontière qui, en pleine guerre russo-polonaise, apparaît avant tout comme une urgence tactique. Le bassin houiller est mis à l’abri dans le camp occidental et la quasi- totalité de l’ancien duché – dont sa partie « utile » – est cédée à la Tchécoslovaquie. Acculée par l’Armée rouge aux portes de Varsovie, la Pologne rend les gouvernements tchécoslovaque et français responsables de la perte humiliante d’un territoire peuplé d’une majorité de polonophones. À la signature de la décision de partage, le 30 juillet 1920, le président Ignacy Paderewski adresse une poignante lettre de protestation – qui est aussi une mise en garde – à Alexandre Millerand : « La décision prise par la conférence des Ambassadeurs creuse entre les deux nations un abîme que rien ne saura combler. (…) La conscience d’une nation parle plus haut que les gouvernements et leur survit. » 13 Ce contentieux alimente un ressentiment durable entre les deux nations et creuse un fossé là où la France espérait voir se souder la « barrière de l’Est ». Cependant, les événements d’Europe centrale se chargent de créer de nouvelles occasions de collaboration. Ainsi, les bases de l’alliance tripartie de la Petite Entente sont jetées en août 1920, par la réunion de la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie, trois pays qui d’une part, se sont déclarés neutres dans le conflit polono-bolchevique et qui, d’autre part, réagissent violemment contre les négociations que le Quai d’Orsay a entamées avec la Hongrie en juillet. La formation de la Petite Entente n’est donc pas accueillie avec enthousiasme par le gouvernement français. Mais mis devant le fait accompli, celui-ci entreprend d’intégrer ce regroupement défensif, dans le but de l’ouvrir à des enjeux diplomatiques plus larges que le révisionnisme hongrois : l’intégration de la Pologne à la Petite Entente permettrait ainsi de renforcer le cordon sanitaire pour mieux défendre les traités de paix de 1919-1920. La question de l’arrimage de la Pologne est donc débattue dès l’automne 1920, mais ne sera jamais résolue 14. 10 Les obstacles posés aux différentes formules imaginées par la politique de sécurité française n’empêchent pas ses relations avec la Pologne de progresser. Au début des années 1920, celles-ci sont avant tout marquées par la signature puis l’entrée en vigueur du traité bilatéral que l’on a appelé « l’alliance franco-polonaise », titre générique désignant l’ensemble des accords militaire et diplomatique signés en février 1921. Les négociations sont entamées à la demande du gouvernement polonais qui entend capitaliser sa victoire sur la Russie bolchevique, rejoignant les préoccupations du commandement français, qui a établi un plan de mobilisation provisoire, dit plan P, en février-mars 1920 dans deux directions : l’occupation du bassin de la Ruhr et de la vallée du Main, et liaison avec front polono-tchèque permettant de séparer les États du nord et du sud de l’Allemagne 15. L’accord politique est signé le 19 février 16, stipulant quatre principes : l’engagement à se concerter ; le relèvement économique comme condition du bon rétablissement de l’ordre international ; la « concertation des deux gouvernements en vue de la défense de leurs territoires et de la sauvegarde de leurs intérêts légitimes » dans le cas d’une attaque non provoquée ; enfin, l’obligation de consultation avant de conclure de nouveaux accords politiques en Europe centrale et orientale. De son côté, la convention militaire prévoit une aide non définie et non automatique de la France en cas d’agression de la part de

Revue historique des armées, 260 | 2010 61

l’Allemagne ou de menace envers le traité de Versailles. On y met en place des rencontres périodiques d’états-majors, qui ont lieu dès 1922, pour élaborer une planification stratégique et opérationnelle commune. L’article 5 prévoit que la Pologne développe, avec l’aide de la France, son industrie de guerre « conformément à un plan spécial ». Le traité politique et la convention militaire entrent formellement en vigueur le 6 février 1922, avec la signature de l’accord commercial. 11 Au milieu des années 1920, les leçons de l’échec de la politique d’intransigeance de Poincaré à l’égard de l’Allemagne, l’entrée dans l’ère de Locarno et surtout le refus tchécoslovaque autant que polonais, de s’engager clairement dans la voie du rapprochement stratégique mènent Paris à prendre ses distances avec « l’alliance » franco-polonaise. « Comment s’en débarrasser ? » 17 : l’expression désormais consacrée illustre bien le principe selon lequel la France entend accompagner la Pologne dans le cadre très strict de ses propres intérêts géopolitiques. Du côté polonais, le coup d’État de Piłsudski le 12 mai 1926, ne marque pas d’emblée une ère nouvelle des relations franco-polonaises. Le nouveau gouvernement place sa ligne diplomatique sous le signe de la continuité et le tournant n’intervient qu’en 1928-1930. La carte hongroise fait alors son entrée dans le jeu de la Pologne, sans qu’il n’y ait jamais de coupure nette avec l’allié français, mais plutôt prise de distance. Au tournant des années 1920 et 1930, le ministre des Affaires étrangères August Zaleski mène, en accord avec Piłsudski, une politique d’équilibre : « La neutralité la plus stricte entre l’Allemagne et la Russie, (…) les alliances avec la France et avec la Roumanie comme garanties de la paix.» 18 Ce cadre stratégique va cependant à l’encontre des efforts français pour établir une autre de ses combinaisons, un triangle Paris-Varsovie-Moscou destiné à neutraliser l’Allemagne 19. Si cet objectif est partagé par la politique polonaise, celle-ci préfère le servir par un réseau d’ententes bilatérales avec l’Allemagne et l’URSS, version dévoyée de la sécurité collective prônant de s’entendre avec l’agresseur éventuel.

Les années 1930 : les relations franco-polonaises sur les ruines de la sécurité collective

12 À la conférence sur le désarmement, la Pologne sait pouvoir compter sur la France pour appuyer sa politique d’armement. Arguant de la jeunesse de son armée, la délégation polonaise – à l’instar des pays membres de la Petite Entente – veut se voir reconnu le droit à poursuivre ses efforts d’équipement militaire 20. Cette ultime coopération du réseau d’alliances français dans un cadre de sécurité collective prend fin avec la reconnaissance du Gleichberechtigung ou « égalité des droits », c'est-à-dire du droit de l’Allemagne à réarmer. Le principe en est officiellement adopté par la déclaration des cinq puissances (Grande-Bretagne, États-Unis, Italie, Allemagne, France) du 11 décembre 1932 et il revient à Édouard Herriot d’expliquer aux pays non consultés, et pourtant concernés au premier chef, l’étroitesse de la marge de manœuvre de la France en la matière. La tempête déclenchée alors en Pologne coïncide avec la démission de Zaleski, remplacé par le colonel Beck, de réputation francophobe. Les relations franco- polonaises de l’entre-deux-guerres entrent dès lors dans leur phase la plus délicate, sur fond de crise du pacte à Quatre.

13 Le 23 octobre 1932, le Duce prononce à Turin un discours dans lequel il propose un pacte avec la France, l’Allemagne et l’Angleterre en vue de fixer une politique commune dans les questions européennes et coloniales. Présenté avec l’objectif de

Revue historique des armées, 260 | 2010 62

maintenir la paix, ce pacte ouvrirait de fait la possibilité pour un oligopole de quatre puissances de réviser à leur profit les frontières du continent. Édouard Daladier, président du Conseil de janvier à octobre 1933, se résout pourtant à négocier – en partie parce que l’opinion ne comprendrait pas que la France refuse une offre de pourparlers – tout en escomptant associer la Pologne et la Petite Entente dans un dialogue qui serait lié à la SDN. Dans la foulée de l’élection d’Adolf Hitler, la Pologne se voit la victime désignée, comme d’autres avec elle, de possibles modifications territoriales décidées par un directoire de grandes puissances. De son côté, Paris se retrouve dans une position difficile combinant deux impossibilités : celle de rejeter le pacte et celle de l’accepter tel quel, négocier avec Mussolini et Hitler tout en convaincant les alliés de la loyauté française. Mais pour le maréchal Piłsudski, il est clair que le pacte à Quatre est un « cartel des grandes puissances » 21, et que le refus d’y répondre est une question de principe, quelles qu’en soient les arrière-pensées tactiques. Le gouvernement Daladier entreprend cependant de renégocier le texte pour en siphonner tout contenu révisionniste : ce sera le rôle principal de l’article 2 interdisant de prendre des décisions touchant les États exclus du pacte. En mai 1933, pressentant la signature proche, le colonel Beck met d’ores et déjà le gouvernement français au courant de sa future réaction, articulée en deux points : « Réserves du gouvernement polonais sur le principe même (…). Nécessité où pourrait se trouver la Pologne de réexaminer les conditions de sa collaboration à Genève.» 22 Le représentant de la France à Varsovie, Jules Laroche, tente à plusieurs reprises de combattre les arguments de Beck, sans succès 23 : « Après avoir repris tous les arguments que j’avais déjà fait valoir, j’ai fini par dire au ministre que c’était entre lui et nous une question de confiance. [Mais] M. Beck m’a encore exprimé l’avis que le pacte aurait de graves inconvénients pour la France, "plus grands pour elle que pour la Pologne". Ces mots doivent-ils être rapprochés des bruits qui courent sur les projets de négociations entre Varsovie et Berlin ? » 14 La réaction du gouvernement polonais se fait effectivement dans deux directions : distance avec Paris, contact avec Berlin. Refusant d’être objet des relations internationales, la Pologne s’empare d’autorité du rôle qu’on lui refuse en signant un pacte de non-agression avec l’Allemagne le 26janvier1934. Le malaise français s’exprime alors quant au procédé adopté par le gouvernement polonais qui garde jusqu’au bout la confidentialité des engagements de non-agression. De plus, il s’agit ici d’un acte purement bilatéral sans référence aux précédents engagements de la Pologne. Le gouvernement français ne cache pas ses appréhensions face à ce tournant de la politique polonaise, que l’on soupçonne de chercher un accord sur le corridor de Danzig moyennant compensation en territoire soviétique. Trois jours plus tard, Laroche a un entretien mouvementé avec Beck et Piłsudski où il se heurte à un argument répété : le traité de Locarno a établi des situations différentes entre l’ouest et l’est de l’Allemagne, auxquelles remédie la déclaration du 26janvier ; d’ailleurs, Beck ne manque pas de rattacher le pacte germano-polonais à l’héritage d’Aristide Briand et de sa politique de rapprochement avec l’Allemagne. De son côté, l’état-major français entreprend de rechercher les origines de ce qui constitue un cinglant échec pour le réseau d’alliances. Le désengagement de « l’alliance » franco-polonaise, dans tous ses domaines diplomatique comme militaire, est désigné comme premier responsable : on signale un « manque de confiance dans la fidélité de la France (…) crainte d’abandons » 24, réactivés par le pacte à Quatre. On se montre même compréhensif, sur le délai ainsi gagné par la Pologne pour développer son armement. Mais compréhensif ou non, dès

Revue historique des armées, 260 | 2010 63

cette époque, l’état-major prévoit de parer éventuellement à toute attitude douteuse des forces polonaises en cas de guerre avec l’Allemagne. 15 À partir de 1934, le colonel Beck lance une offensive diplomatique contre la Tchécoslovaquie, qu’il accuse de maltraiter la minorité polonaise présente sur son sol. Aussi, il réclame l’ouverture de négociations en vue de lui octroyer un statut particulier. Dans ce contexte, la proposition d’un Locarno oriental, ultime grand projet de la France en direction du centre de l’Europe pour y établir un pacte de sécurité, se heurte aussi bien au contentieux polono-tchécoslovaque qu’à l’impossibilité d’introduire la « garantie » soviétique sur les frontières des pays de l’Est 25. La remilitarisation de la Rhénanie, le 7 mars 1936, porte le coup de grâce au réseau d’alliances 26 et les négociations du traité de Rambouillet de septembre 1936 sont porteuses de toutes les contradictions des autorités françaises d’alors. Il s’agit d’un traité économique par lequel la France s’engage à financer la modernisation de l’armée polonaise et à lui fournir du matériel. Mais le général Gamelin se montre d’un réalisme économique implacable lorsqu’il pousse la Pologne à se doter de ses propres capacités de production en matériel de guerre, reconnaissant que la France serait bien en peine de fournir cet armement 27. 16 C’est donc un véritable abîme qui sépare les ambitions très larges nourries par la France vis-à-vis de la Pologne et les instruments diplomatiques dont elle dispose à cet égard pour affronter l’année 1938. Durant toute la crise des Sudètes, Varsovie n’a de cesse de poser la question de la minorité polonaise dans les conversations entre grandes puissances. Le soir même de la signature des accords de Munich, le colonel Beck envoie à Prague un ultimatum réclamant la cession du territoire de Teschen, que l’armée polonaise investit le 1er octobre 1938 à 13 heures. 17 Le gouvernement français est invité à ne pas « [se] laisser dominer par un ressentiment, qui serait d’ailleurs fort légitime, abandonner la Pologne à M. Beck et à son propre destin » 28. Mais en cette fin d’année 1938, les attaques fusent au sein de l’état-major et du Quai d’Orsay, contre la position polonaise qui se range du côté des agressions révisionnistes. Parmi les plus remontés, le général Gamelin, évoque « la duplicité » 29 de Varsovie. En réponse, le chef d’état-major polonais Rydz-Smigły justifie la démarche de son gouvernement et renvoie la balle à Paris : « La France, son alliée ainsi que celle de la Tchécoslovaquie, a donné son consentement à la reconnaissance des droits des minorités de ce pays, jusqu’à cession territoriale. » 30 Dressant un bilan des événements militaires des 20 dernières années, en partant de la guerre de la Russie contre la Pologne « au moment même où elle perdait la Silésie de Teschen », Rydz-Smigły sous-entend que son pays a payé la dette de reconnaissance à l’égard du secours que la France lui avait alors apporté : « La Pologne s’est bien souvenue de la France le 7 mars 1936. Dans la situation actuelle, ce n’est pas moi, ni la Pologne comme Alliée, qui avons quoi que ce soit à nous reprocher. » 18 Malgré un ressentiment largement partagé, l’accord franco-polonais n’est jamais réellement mis en danger et les liaisons officielles entre les deux pays, notamment entre les services de renseignements, ne souffrent que quelques heures d’un climat délétère. Rapidement, la marche à la guerre force l’ouverture de nouvelles négociations entre Paris et Varsovie, qui mènent aux accords Gamelin-Kasprzycki de mai 1939. Mais cet engagement d’assistance mutuelle en cas d’agression du IIIe Reich se heurtera, lors de l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht, à la stratégie défensive élaborée tout au long des années 1930 par l’état-major français.

Revue historique des armées, 260 | 2010 64

NOTES

1. Archives du ministère français des Affaires étrangères (AMAE), série : Guerre 1914-1918, sous- série : Russie, vol. 728. Cité dans : KORNAK (M.) et S CHRAMM (T.), « La politique étrangère de la Pologne 1919-1938 en débat. Les dilemmes et la réalité », Revue d’histoire diplomatique. 2. D AVION (I.), Mon voisin, cet ennemi. La politique de sécurité française face aux relations polono- tchécoslovaques de 1919 à 1939, Paris-Bruxelles-Francfort-Oxford-New-York, Peter Lang, 2009, 472 pages. 3. DAVION (I.), KŁOCZOWSKI (J.) et SOUTOU (G.-H.) (dir.), La Pologne dans le système européen du partage à l’élargissement (XVIIIe–XXIe siècles), Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2007, 290 pages 4. AMAE, série : Papiers d’Agents, sous-série : Stephen Pichon, vol. 6. 5. AMAE, série : A-Paix, vol.332, f.20 : commission des affaires polonaises. 6. SOUTOU (G.-H.), L’Europe de 1815 à nos jours, Paris, PUF, 2009 (2° éd.), 519 pages. 7. WALA (J.) : « Une Pologne forte dans la nouvelle Europe vue par la France : unité nationale et protection des minorités », DAVION (I.), KŁOCZOWSKI (J.) et SOUTOU (G.-H. dir.), La Pologne dans le système européen, op.cit. 8. WALA (J.), ibid. 9. Voir notamment un sujet encore peu connu : D AVION (I.), « Les soubresauts de la guerre polono-bolchevique de 1919-1920 et le sort des réfugiés ukrainiens en Ruthénie subcarpatique », SCHNAKENBOURG (É.) et DESSBERG (F.) (dir.), Enquêtes et Documents (CRHIA) : « La France face aux crises et aux guerres des périphéries européennes (XVIIe-XXe siècles), 2010, p. 69-78. 10. PIŁSUDSKI (J.), Mes premiers combats, souvenirs rédigés dans la forteresse de Magdebourg, p. XI, Paris, Gebethner et Wolff (maison d’édition liée à la Pologne), 1930, 205 pages. 11. Clemenceau s’est rangé au principe de l’occupation partielle et temporaire de la rive droite du Rhin en échange de la garantie militaire anglo-américaine sur la frontière franco-allemande, accord que le refus par le Sénat américain de ratifier le traité de Versailles rend caduc en mars 1920. 12. , Journal Officiel, débats parlementaires, Chambre des députés, séance du 23 décembre 1919, p. 5337. Également : DAVION (I.), “Weak Communications : Romania in the French Plannings for Supply in Case of War”, Review of Military History, Bucharest, Special Issue 2008, p. 51–55. 13. AMAE, série : Z-Europe 1918-1940, sous-série : Tchécoslovaquie, vol. 56, f. 238. 14. DAVION (I.), « L’intégration de la Pologne dans la Petite Entente : cheval de Troie de la France et serpent de mer diplomatique », Valahian Journal of Historical Studies, 2005, p. 67-93. 15. DAVION (I.), « Les projets du maréchal Foch à l’Est de l’Europe (1918-1924) », Cahiers du CESAT, no 8, juin 2007. 16. Service historique de la Défense, département de l’armée de terre (SHD/DAT), 4 N 93, pièce 10 : lettre no 77 du président du Conseil au maréchal en date du 20 février 1921. 17. S OUTOU (G.-H.), « L’alliance franco-polonaise (1925-1933) ou comment s’en débarrasser ? », Revue d’histoire diplomatique, 1981 (95), p. 295-348. 18. W ANDYCZ (P.), Z Piłsudskim i Sikorskim. August Zaleski, minister spraw zagranicznych w latach 1926-1932 i 1939-1941, Varsovie, 1999, p. 50. 19. D ESSBERG (F.), Le triangle impossible. Les relations franco-soviétiques et le facteur polonais dans les questions de sécurité en Europe (1924-1935), Paris-Bruxelles-Francfort-Oxford-New-York, Peter Lang, 2009, 440 pages. 20. D AVION (I.), « Le système d’alliances français à la conférence du désarmement de 1932 », Cahiers du CESAT, no 16, juin 2009.

Revue historique des armées, 260 | 2010 65

21. B ECK (J.), Dernier rapport. Politique polonaise 1926-1939, Neuchâtel, éditions de la Baconnière, 1951, p. 41. 22. Documents diplomatiques français 1932-1935, t. III, doc. 310 : télégramme n o 309 de Jules Laroche, le 22 mai 1933. 23. DDF 1932-1935, t. III, doc. 320 : télégramme no 338 de J. Laroche, le 26 mai 1933. 24. SHD/DAT, 7 N 3107 : note du 17 février 1934 sur les raisons polonaises et allemandes de l’accord du 26 janvier 1934 (incomplète). 25. DESSBERG (F.), Le triangle impossible. op.cit. 26. La question d’une guerre préventive contre l’Allemagne de Hitler, que Piłsudki aurait proposé à la France, est encore sujet à débats : BUŁHAK (H.), Polska-Francja, z dziejów sojuszu 1933-1936, Warszawa 2000, p. 28-38. 27. DAVION (I.), Mon voisin, cet ennemi. op.cit. 28. BONNET (G.), Défense de la paix, t. I : « De Washington au Quai d’Orsay », Genève, Les éditions du cheval ailé, 1946, p. 138. 29. ADAMTHWAITE (A.)., France and The Coming of The Second World War 1936-1939, 1977, p. 271. 30. SHD/DAT, 5 N 579 : lettre du maréchal Rydz-Smigły du 3 octobre 1938.

RÉSUMÉS

Les relations franco-polonaises sont un bon indicateur de l’état du système européen : en ce sens, la politique d’indépendance de la Pologne, en plus de la légitimité que lui confère sa pleine souveraineté nationale, est aussi une réaction à la perte de puissance de la France. Les dirigeants français, nombreux à se succéder durant la IIIe République, ont eu des visions différentes de la politique à adopter à l’égard de la Pologne. Tous s’accordent cependant sur deux points : ce pays est un interlocuteur indispensable de la politique de sécurité française, mais il outrepasse son rôle lorsqu’il prétend prendre part aux négociations décisives entre grandes puissances. Dès lors, l’intimité que la France lui refuse, c’est auprès de l’Allemagne que le colonel Beck va la chercher. À plusieurs reprises durant les années 1930, le gouvernement polonais tente de participer à un éventuel directoire européen dont elle paraît de plus en plus incapable de prévenir le fait accompli. De la crise de Munich, résulte, au début de l’année 1939, la tentation très réelle du Quai d’Orsay et de l’état-major de dénoncer unilatéralement ce que l’on a appelé l’alliance polonaise.

How to exist at the center of Europe? Strategic Franco-Polish relations between 1918 and 1939. Franco- Polish relations are a good indicator of the state of the European system: in this sense, the political independence of Poland, in addition to the legitimacy conferred by its full national sovereignty, was also a reaction to the loss of power by France. French leaders, many of whom followed each other during the Third Republic, had different views about what policy to adopt towards Poland. However, all agreed on two points: that country is an indispensable interlocutor of French national security policy, but it exaggerates its role when it claims to take part in crucial negotiations between major powers. Therefore, the closeness that France denied it is what Beck will seek for her from Germany. On several occasions during the 1930s, the Polish government tried to participate in a possible European directorate which appeared increasingly incapable of preventing a fait accompli. From the Munich crisis, came, in early 1939, the very real temptation for the Quai d'Orsay and the general staff to renounce unilaterally what has been called the Polish alliance.

Revue historique des armées, 260 | 2010 66

INDEX

Mots-clés : alliance, Pologne, relations internationales

AUTEUR

ISABELLE DAVION

Maître de conférences à l’université de Paris IV-Sorbonne, elle est docteur en histoire des relations internationales. Elle a notamment publié, Mon voisin, cet ennemi. La politique de sécurité française face aux relations polono-tchécoslovaques entre 1919 et 1939, PIE-Peter Lang, 2009.

Revue historique des armées, 260 | 2010 67

Variations

Revue historique des armées, 260 | 2010 68

Rome et le recrutement de mercenaires

Joëlle Napoli

1 Ce fut à partir du IVe siècle avant J.-C. que se développa en Grèce le mercenariat qui devint bientôt la composante essentielle des armées hellénistiques dans les royaumes issus du démembrement de l’empire d’Alexandre. À la veille des guerres puniques, les mercenaires constituaient également un effectif important de l’armée carthaginoise 1. Yvon Garlan définit à juste titre le mercenaire comme « un soldat professionnel dont la conduite est avant tout dictée, non par son appartenance à une communauté politique, mais par l’appât du gain ». C’est en effet à la fois un « spécialiste, un apatride et un stipendié » 2. À la différence des armées hellénistiques, l’armée romaine était une armée de conscrits. C’est ce que souligne l’historien Polybe (VI 52, 3-4) dans une célèbre comparaison : « Pour ce qui est de la guerre sur terre, les Romains ont de bien meilleurs soldats, car ils consacrent tous leurs soins à l’entraînement tandis que les Carthaginois négligent tout à fait leur infanterie et n’accordent que peu d’attention à la cavalerie. La raison en est que les troupes qu’ils emploient sont des mercenaires (misthophoroi) étrangers, tandis que celles des Romains sont des gens du pays et des citoyens. »3 Le soldat, s’il recevait une solde depuis la prise de Véies en 396, ne se concevait en effet que citoyen. Le service militaire n’était pas un métier, mais un devoir civique. Telle est la toile de fond sur laquelle se pose la question du recrutement de mercenaires à Rome : les Romains avaient-ils fait malgré tout appel à eux, quand et pourquoi ?

À l’époque républicaine

2 Sous la République, l'armée romaine était traditionnellement formée de deux sortes de troupes : de légionnaires romains, représentant l’infanterie lourde, et d’alliés (socii) italiens, fournissant des troupes d’infanterie légère (les vélites) dont les contingents étaient, comme ceux des Romains, nationaux 4. Pendant la deuxième guerre punique furent recrutés pour la première fois des mercenaires. Tite-Live (XXIV, 49, 8) en fixe la date à l’année 213 : « Le seul fait qui ait vraiment marqué cette année-là en Espagne, c’est que

Revue historique des armées, 260 | 2010 69

l’armée romaine, en incorporant des Celtibères, eut alors pour la première fois des soldats mercenaires (miles mercennarium). » 5

3 En réalité, il y en avait déjà en 217, à la bataille de Trasimène, qui avaient combattu auparavant, en Sicile, aux côtés des Grecs : « En tête de la colonne se trouvaient par hasard six cents Crétois qui avaient servi sous leurs ordres du temps de Hiéronyme ; capturés au lac Trasimène parmi les auxilia des Romains, ils avaient été relâchés par Hannibal et gardaient de la reconnaissance pour leur bienfaiteur. » (Tite-Live, XXIV, 30, 13) 6. De même, avant la bataille de Cannes (216), Rome en reçut du roi Hiéron de Syracuse. Ce dernier « savait que Rome ne faisait appel qu’à des fantassins et des cavaliers romains ou latins. Cependant, il avait vu au camp, dans l’infanterie légère, des auxiliaires étrangers et avait pour cette raison envoyé 1 000 archers et frondeurs ; c’étaient des hommes capables de tenir tête aux Baléares et aux Maures et à d’autres peuples entraînés à lancer le javelot » (Tite-Live, XXII, 37, 7-8) 7. Après la bataille de Cannes, étant donné l’ampleur des pertes subies, les Romains essayèrent d’enrôler en Grèce des alliés « ou des mercenaires » (Zonaras, 9, 2). En 210, ce fut grâce au mercenaire Muttines, passé du côté romain, et à ses Numides, que les Romains prirent la ville d’Agrigente et supprimèrent le dernier foyer de résistance en Sicile (Tite-Live, XXV, 40, 5-6 ; XXVI, 40 ; XXVII, 5, 6-7). Pendant toute cette période, le recours au mercenariat fut limité et orienté vers l’embauche de spécialistes tels que les archers crétois, une tendance qui s’accentua par la suite. En 171, le consul P. Licinius embaucha, pour la guerre contre Persée, des archers crétois ainsi que des cavaliers numides (Tite-Live, XLII, 35, 6)8. Ce furent encore des archers crétois qui, sous les ordres du consul Opimius, massacrèrent en 121 les partisans de Caius Grachus (Plutarque, Tiberius et Caius Grachus, 37). En 89, Quintus Oppius tenta de résister à Mithridate dans la ville de Laodicée du Lycos avec des cavaliers et quelques mercenaires (misthophoroi) qu’il considérait probablement comme un atout (Appien, Mithr., 20, 78). Pour la guerre des Gaules, César engagea non seulement des archers crétois, mais aussi des fantassins numides et des frondeurs baléares (Guerre des Gaules, II, 7, 1 ; 10, 1 ; 24, 4). 4 Il est donc indéniable que les Romains ont recruté des mercenaires. Les termes de misthophoroi et de mercennarii qui leur sont appliqués dans les exemples cités (Tite-Live, XXIV, 49, 8 et Appien, Mithr., 20, 78) sont sans ambiguïté 9. Normalement, les mercenaires ne peuvent être juridiquement confondus avec les auxilia ou « auxiliaires » qui servirent quelque temps plus tard dans l’armée romaine avec un statut analogue à celui des socii ou « alliés ». Mais de toute évidence, des mercenaires se cachent aussi sous cette dénomination. En 171, « des auxilia furent ajoutés » à l’armée de citoyens et d’alliés du consul Licinius : ce furent 2 000 Ligures, des archers crétois et des cavaliers numides (Tite-Live, XLII, 35, 6). Peut-être, le terme auxilia était-il plus « politiquement correct ». Mais il n’en reste pas moins qu’il a pu aussi à l’origine désigner toutes les forces non romaines par opposition aux socii. Il est même possible que les mercenaires aient perdu leur statut de mercenaire en entrant dans les cadres de l’armée romaine civique 10. L’emploi de la formule auxilia externa fut une autre façon de les distinguer des socii. Avant la bataille de Cannes, le roi Hiéron considérait les auxilia externa – qu’il ne confondait justement pas avec des soldats citoyens ou alliés – comme des mercenaires (Tite-Live, XXII, 37, 7-8, cité supra). Peut-être la formule désigne-t-elle des soldats fournis par des alliés qui ne pouvaient être dans le droit romain que des auxiliaires, et non des mercenaires 11 ? Que les Romains, à la place ou en plus des levées d’auxiliaires demandées aux princes ou aux cités, aient pu en effet recevoir d’eux une petite

Revue historique des armées, 260 | 2010 70

proportion de mercenaires était peut-être moins rare qu’on ne l’imagine. Peut-être même leur demandaient-ils des versements en espèces pour rétribuer des mercenaires ? C’est ce que l’on croit comprendre à travers un texte d’Orose (VI, 13, 2) sur Crassus : « Il imposa aux cités alliées de lui fournir des auxiliaires (auxilia), il exigea des sommes d’argent. » 12 5 À cet égard, le montant de la rémunération des mercenaires reste obscur et a été l’objet d’hypothèses opposées allant de l’égalité avec la solde de légionnaire à des niveaux très inférieurs 13. La seule indication vient de Tite-Live (XXIV, 49, 8), « les Romains offrirent aux Celtibères la même solde que les Carthaginois (eadem mercede, qua pacta cum Carthaginiensibus erat) » 14. Nous ne savons rien du montant de la solde des mercenaires carthaginois. Mais nous pouvons penser qu’elle n’était guère éloignée des normes grecques. À l’époque hellénistique, le tarif – appliqué, semble-t-il, aussi bien aux alliés qu’aux mercenaires – paraît avoir été légèrement supérieur à une drachme attique par jour. Il équivalait au salaire d’un ouvrier de qualification moyenne 15. Toutefois, aux mercenaires gaulois de Carthage, la solde parut, semble-t-il, insuffisante, puisqu’ils se révoltèrent contre elle pendant la première guerre punique et passèrent dans le camp romain (Polybe, II, 7, 6-9 ; Zonaras, VIII, 16). 6 Par l’engagement volontaire, la réforme marienne de 106 a profondément modifié l’armée romaine, car les pauvres y virent désormais un métier et une source de profits. Mais si les soldats, en se mettant moins au service de l’État que du général qui les payait, eurent très rapidement une mentalité demercenaires, ils demeurèrent citoyens romains. Après la guerre sociale (91-88), les Italiens reçurent la citoyenneté romaine, ce qui allait contribuer à accentuer le caractère national de l’armée romaine et à partir de cette époque, il n'y eut plus que deux espèces de soldats, les Romains et les auxiliaires 16. Ceux-ci étaient certes des étrangers mais ils étaient payés par leur communauté d’origine et, leur statut, leur mode de recrutement, les règles d’intégration à la cité romaine, les distinguaient radicalement des mercenaires « instables et inassimilables du monde hellénistique » 17. Pour autant, le mercenariat continua à trouver des adeptes parmi les imperatores. Après la disparition de la cavalerie citoyenne qui suivit la réforme marienne et celle de la cavalerie alliée après l’unification qui suivit la guerre sociale, la cavalerie ne fut plus recrutée qu’à l’extérieur de l’Italie. Elle comporta des contingents envoyés par des peuples soumis ou des éléments fournis par des princes ou des peuples amis, mais aussi des troupes mercenaires, les uns et les autres étant levés au début de la campagne et licenciés à la fin 18. Il y eut des mercenaires d’origine thrace dans les forces de Pompée, que César distinguait bien des volontaires (Guerre civile, III, 4, 6). C’étaient probablement des cavaliers qui, on le sait, faisaient la réputation de ce peuple. Pendant la guerre d’Afrique, Scipion entretenait une cavalerie indigène fournie par Juba (Guerre d’Afrique, VIII, 5). Ce furent des cavaliers mercenaires germains qui vinrent à bout des cavaliers gaulois à Alésia (Guerre des Gaules, VII, 80). 7 Pour clore ce volet, on n’oubliera pas que même des Romains servirent comme mercenaires. Avant de se ranger du côté de César, l’aventurier Sittius avait rassemblé en Italie et en Espagne une armée de mercenaires avant de se rendre en Afrique « où il s'alliait tantôt avec l'un tantôt avec l'autre des rois qui se faisaient la guerre en ce pays » (Appien, Guerre civile, IV, 54). Tels sont les derniers exemples attestés de recrutement de mercenaires sous la République. Dans l’ensemble, il semble avoir été peu fréquent et Diodore de Sicile (XXIX, 6) avait donc finalement raison de souligner que « ce n’était pas l’habitude des Romains d’employer des mercenaires », sur lesquels, ajoutons-le, ils avaient

Revue historique des armées, 260 | 2010 71

même parfois une opinion très défavorable. Quand les Romains firent appel à eux, ce ne fut pas pour embaucher des « vagabonds », des « hommes perdus » ou des « voleurs » (César, Guerre des Gaules, III, 17, 4 ; VII, 4, 3) 19, mais pour bénéficier de soldats spécialisés auxquels ils reconnaissaient une supériorité technique dans la pratique d’une arme. Pour disposer, en d’autres termes, de soldats d’élite que leurs ennemis d’ailleurs pouvaient, eux aussi, engager et bien évidemment leur opposer.

Sous le Haut-Empire

8 D’Auguste à Claude, les unités auxiliaires furent complètement réorganisées 20. Les contingents furent recrutés en général annuellement et non plus occasionnellement. Ils étaient dus par les peuples des provinces à titre de tribut et donc exclus par principe du volontariat. Les auxiliaires reçurent de nouvelles conditions de service, un nom distinctif, celui du peuple où ils avaient été recrutés à l’origine 21 et surtout la citoyenneté romaine en général à leur démobilisation. Ils furent placés sous commandement romain, même si certaines unités restèrent commandées, jusque sous les Flaviens, par les chefs traditionnels des peuples qui les fournissaient 22. Dans le cadre de cette réforme, des mercenaires purent être intégrés à l’armée romaine, parmi les troupes auxiliaires23. Mais ils devinrent alors des citoyens. Aelius Aristide (En l’honneur de Rome, 74) résume assez bien la situation : « Vous avez estimé (…) que, pour les hommes de votre cité, le service militaire et ses fatigues n’étaient pas le bénéfice qui convenait à l’Empire et au bonheur présent ; quant aux étrangers, vous ne vous y êtes pas fiés. Cependant, il fallait des soldats avant l’heure de la nécessité. Comment avez-vous fait ? Vous avez inventé une armée nationale sans dérangement pour les citoyens. Elle vous a été fournie par votre plan d’ensemble de l’Empire (…). Vous rendant dans toutes les contrées sujettes, vous y avez trouvé des hommes prêts à s’acquitter de cette fonction (…), vous les avez détachés de leur patrie et leur avez donné simultanément en échange votre propre cité. »

9 À la fin du Ier ou au début du IIe siècle, furent créées des unités (numeri) de guerriers barbares spécialisés qui gardèrent leur uniforme, leur armement et leur langue 24 et qu’on intégra de façon permanente à l’armée romaine. Peut-être prirent-elles modèle sur le régiment des cavaliers Maures de Lusius Quietus qui s’illustrèrent sous l’empereur Trajan dans la guerre dacique 25 ? Quant aux Germains de la garde de l’empereur, ce n’étaient pas des mercenaires 26. Sous Auguste, ils formaient une milice privée qui fut dissoute après le désastre de Varus (Suétone, Aug. 49 ; Dion Cassius, 56, 23, 4). Mais après avoir été rétablie en 14 après J.-C., cette unité fut définitivement militarisée sous Caligula. Ces Germains, qui provenaient de peuples sujets ou alliés de Rome, furent intégrés à la garde impériale, dans des unités de cavalerie composées de turmes commandées par des décurions et un tribun 27. Caligula eut une garde batave qui formait un numerus batavorum (Suétone, Cal., 43). La garde germaine, qui fut dissoute par Galba, formait une cohorte (Suétone, Galba, 12) et finit par être intégrée sous Trajan aux equites singulares Augusti 28. En décrivant l’ordre de marche des armées de Vespasien et de Titus, Flavius Josèphe (III, 126, V, 49) indique la présence d’une foule de « mercenaires » (misthios ochlos) derrière les légions. Mais il est improbable que l’auteur confonde ici les mercenaires et les auxiliaires 29 qu’il connaissait du reste fort bien 30. Il faut admettre qu’il désigne ici non pas des soldats, mais les hommes chargés du train des équipages 31. Dans la mesure où ces derniers étaient suivis, « pour la sécurité

Revue historique des armées, 260 | 2010 72

», par « une arrière-garde de fantassins, d’hoplites et de nombreux cavaliers », il serait évidemment absurde d’y voir des soldats mercenaires. 10 L’absence de témoignages relatifs au mercenariat s’explique par la longue période de paix qui caractérise le Haut-Empire, mais aussi par le fait que Rome pouvait compter sur les nombreux contingents auxiliaires de ses provinces 32. À partir de la fin du IIe siècle, les aires principales de recrutement tendirent à se déplacer des provinces aux aires plus barbarisées des zones frontalières et les empereurs, dans l’ensemble, n’eurent aucune réticence à utiliser, sur le Rhin et le Danube, des recrues locales dans leur propre pays 33. L’importance de ces corps barbares s’accrut à partir des guerres du règne de Marc-Aurèle qui, pendant les guerres contre les Marcomans, fut le premier empereur à avoir enrôlé des soldats étrangers.

Au IIIe siècle et sous le Bas-Empire (IVe-Ve siècles)

11 Ces soldats servirent d’abord dans des unités irrégulières de rang inférieur 34. Sous le règne d’Aurélien (270-275), ils formèrent non seulement des unités régulières, mais également des unités d’élite 35. Ce glissement de la conscription au volontariat était dû à l’augmentation des soldes et aux meilleures conditions de service offertes à l’époque sévérienne. Ces soldats étrangers, quels que fussent les types de recrutement, ont progressivement transformé les forces romaines, contribuant à cette « barbarisation » de l’armée, qui est devenue une caractéristique du Bas-Empire. Aurelius Victor considère qu’à l’époque de Probus (276-282), les soldats étaient déjà « presque des barbares » (37, 7). En témoignent ainsi les 16 000 recrues que Probus a levées parmi les Germains et qui ont été réparties par petits groupes, comme « auxiliaires », dans des détachements ou parmi les troupes frontalières (Histoire Auguste, 14, 7).

12 Si les Romains se méfiaient des mercenaires (Aelius Aristide, En l’honneur de Rome, 74 cité supra), ils se sont néanmoins tournés vers eux devant les nécessités de la guerre et la difficulté du recrutement, car c’était le moyen le plus rapide de lever une armée. En 203 déjà, une unité de mercenaires orientaux semble avoir servi dans l’armée d’Égypte 36. En 235, des Parthes ont été engagés « à prix d’argent » dans la campagne de Sévère Alexandre contre les Germains (Hérodien, VI, 7, 8). En 244, des Goths et des Germains ont été aussi probablement engagés comme mercenaires dans la campagne de Gordien III contre les Perses 37. Des cavaliers mercenaires sont attestés en 251 à Doura Europos et à nouveau en 267 en Égypte, où ils étaient visiblement rattachés à une unité de cataphractaires, arme qui était une spécialité des Parthes et des Arabes 38. Enfin, ce sont des unités entières de mercenaires qui sont attestées en Bretagne en 286 (les mercenarii cunei barbarorum). Elles formaient même les principales unités d’élite de l’armée de campagne 39. 13 La réforme du recrutement mise en place par Dioclétien (284-305) et aménagée par Constantin (306-337) a pu favoriser le mercenariat 40. Dioclétien a assimilé la fourniture de recrue à une redevance fiscale. Certains propriétaires choisis par le pouvoir (les capitularii), responsables sur leurs biens, furent chargés de recruter un soldat parmi leurs paysans ou de fournir en remplacement sa quote-part fiscale à l’État en argent liquide (adaeratio), payée en or à partir de Constantin (aurum tironicum). Mais ce furent assez vite des barbares qui furent recrutés, parfois à des prix très élevés, à la place des paysans. En 375, une constitution de l’empereur Valens (CT, VII, 13, 7) témoigne de cette dérive, dénonçant « que le prix des jeunes étrangers (advenarum coemptio iuniorum)

Revue historique des armées, 260 | 2010 73

soit estimé beaucoup plus haut qu’il ne convient » et réaffirmant l’obligation pour le propriétaire de livrer une recrue « issue de ses terres ou de sa maison (ex agro et domo propria) ». Conçu par Dioclétien comme un moyen de conscription destiné à assurer à l’armée un recrutement national 41, cet impôt semble au contraire avoir provoqué un appel de plus en plus massif à des recrues barbares puisées au sein des populations installées dans l’Empire ou à l’extérieur (Ammien Marcellin, XIX, 11, 7 ; XXXI, 4, 4). Pour autant, ces recrues n’étaient pas toujours forcément des mercenaires, venus uniquement gagner de l’argent. On peut ajouter que des barbares pouvaient aussi se mettre délibérément au service de Rome, sans renier leur patrie. Vers 360, le César Julien, peu avant son accession au pouvoir, soulignait en effet que les « barbares engagés volontaires (voluntarii barbari militares) » n’aimaient pas servir dans leur pays d’origine et que les y contraindre pouvait être extrêmement dissuasif (Ammien Marcellin, XX, 4, 4). Ce n’est pas là l’image que l’on se fait habituellement d’un mercenaire. 14 Au IVe siècle, des peuples barbares de plus en plus nombreux participèrent aussi aux campagnes romaines aux côtés des légions en bénéficiant de statuts qui n’avaient rien de commun avec un contrat de location de mercenaire. Ce furent principalement des déditices et des fédérés 42. Les déditices étaient des vaincus déplacés, installés dans des terres désertées, sans aucun droit civique romain et ayant perdu, par l’acte de deditio, tout droit civique antérieur. Soumis au pouvoir discrétionnaire de Rome, en vertu du droit de la guerre, ils n’avaient qu’une liberté de fait. C’était le cas du peuple des Francs (receptus in leges) des Bouches du Rhin sous Constance Chlore (Panégyriques latins, IV, 21, 1), des Chamaves et des Frisons établis dès 297 en territoire romain (Panégyriques latins, IV, 9, 1-4). Les fédérés ont été assimilés à tort à des mercenaires 43, sans doute parce que les auteurs anciens eux-mêmes n’ont pas cherché à distinguer les uns des autres et les ont au contraire amalgamés sous l’étiquette « barbares » pour mieux dénoncer la politique des empereurs (par exemple Zosime, V, 19-21). En réalité, c’étaient des peuples alliés qui, en vertu d’un traité (foedus), étaient installés par Rome sur un territoire, sur les marges ou à l’intérieur de l’Empire, avec obligation de fournir des soldats. Ils formaient des sortes d’enclaves territoriales, sans avoir la citoyenneté romaine. À la différence des déditices, ils conservèrent leur cohésion tribale, sans être soumis au commandement romain. Ce fut peut-être sous ce statut que Probus transplanta déjà en Thrace dix mille Bastarnes, mais aussi des Gépides, des Gruthunges et des Vandales (Histoire Auguste, XVIII, 1). Au IV e siècle, ce furent principalement des peuples germaniques que l’Empire romain accueillit sur ses terres : par exemple, des Alains en Pannonie Seconde et des Goths en Mésie entre 379 et 382 44. Après la défaite d’Andrinople (378), qui aggrava la crise de recrutement, l’installation des Goths dans l’Empire fut massive, une politique dont fut responsable Théodose Ier qui donna notamment le statut de fédérés aux Wisigoths 45. En 410, les Francs et les Alamans, envoyés contre Gerontius par Constantin III étaient des fédérés (Sozomène, IX, 13). Au Ve siècle, d’autres peuples germaniques en position de force furent admis à occuper des territoires, parfois des provinces entières (Wisigoths en Thrace, Alains à Valence et Orléans, Burgondes sur le Rhin), avant de se constituer en royaumes. Ils étaient inclus dans l’armée régulière et participaient à la défense des frontières et aux campagnes romaines. Ils ne dépendaient de l’empereur que par l’intermédiaire de leurs chefs tribaux ou de leurs rois. Ils ne peuvent pas en principe être assimilés aux auxilia barbares, car ceux-ci étaient commandés par des officiers romains ou devenus romains 46. Bien entendu, cette politique n’était pas sans risques puisque les fédérés pouvaient trahir (le général rebelle Gainas en 399) ou se mutiner (les fédérés goths en 391) et

Revue historique des armées, 260 | 2010 74

menacer ainsi gravement la défense romaine 47. Mais quoi qu’il en fût, les barbares qui rejoignirent l’armée pour des raisons politiques étaient des alliés, tandis que ceux qui le faisaient pour des raisons lucratives étaient des mercenaires 48. 15 Malgré la « réserve » des barbares alliés, les Romains ne se sont pas privés du mercenariat qui semble avoir été une méthode de recrutement directement aux mains des généraux. Ainsi le recrutement des Braccates et des Cornutes qui se vendaient au plus offrant (Ammien Marcellin, XV, 5, 30-31). Ainsi la poignée d’Alains « achetés au poids de l’or » par l’empereur Gratien (367-383) au mépris du « vieux guerrier de Rome » (Aurelius Victor, Epitomé, 47). Ainsi, en 400, celui des « étrangers » du général Gainas, qui se sont présentés à lui individuellement (Zosime, V, 13-22) 49. Peut-être les mercenaires étaient-ils, à cette époque, surtout des Goths dont les Romains pouvaient apprécier l’expérience dans le corps à corps 50 ? Le recours aux mercenaires fut probablement plus intensif à partir du début du Ve siècle. Ce fut peut-être ce qui fit dire à Végèce (I, 28) qu’il était « plus économique d'enseigner les armes aux siens que d'enrôler des étrangers à prix d'argent » 51. Dans un certain nombre d’opérations et jusqu’à l’époque du roi Ruas, les Huns pratiquèrent une sorte de mercenariat collectif, sans caractère national, limité à quelques contrats de recrutement. Il en fut probablement ainsi lorsque 300 Huns furent enrôlés par Stilichon contre les Goths d’Alaric en automne 408 (Zosime, V, 45, 6) 52. Cette même année, en Orient, le roi Uldin semble même avoir guerroyé plus pour son propre compte que pour celui de l’empereur, jusqu’au moment où il fut abandonné par ses fidèles achetés par l’empereur d’Orient 53. Sans doute était-on impressionné par ces cavaliers redoutables très habiles à l’arc, qui savaient également prendre leurs ennemis au lasso 54 ? 16 En revanche, au printemps 409, lors du sac de Rome par Alaric, l’empereur d’Occident Honorius recruta 10 000 Huns, ce qui évoque un contingent national et suggère un contrat de fédérés plutôt qu’une « location » de mercenaires 55. Zosime d’ailleurs les qualifie d’ « alliés » (V, 50, 1). Les Huns furent encore appelés comme mercenaires entre 425 et 427 par Aetius, chef de l'armée romaine en Gaule : Philostorgios (XII, 14) en fait des « barbarous misthôtous » et Grégoire de Tours (II, 8) insista sur les sommes d’or importantes qui leur furent versées. Mais quelque temps après, quand ils eurent fondé un royaume, les Huns devinrent des alliés permanents de l’empereur d’Occident et renouvelèrent leur alliance à l’avènement d’Attila (434). Soucieux d’unifier sous sa tutelle les tribus hunniques, ce fut en chef d’État que ce dernier noua des relations diplomatiques avec le gouvernement de Ravenne 56. 17 Aux IVe et Ve siècles, des mercenaires, qui ne sont pas toujours désignés comme tels et ne sont parfois pas distingués des auxiliaires ou des alliés barbares, transparaissent néanmoins au travers des circonstances relatées par certains récits. Il semble donc acquis que le mercenariat a pu fournir encore à cette époque un complément de soldats 57. S’il fut limité en regard des autres possibilités de recrutement, Rome n’a pas renoncé à cette dépense, privilégiant même, si l’on en croit Aurelius Victor et Végèce (supra), les mercenaires au détriment des éléments permanents de son armée, dont la solde devenait à l’inverse de moins en moins attractive 58. Du milieu du IIIe siècle avant J.-C. à la fin de l’Empire, les exemples de mercenariat avéré sont finalement peu nombreux. Les mercenaires furent toujours des spécialistes choisis pour leurs capacités et leur professionnalisme, y compris au Bas-Empire. Dans la mesure où le recrutement de mercenaires était alors fortement concurrencé par le recrutement massif de fédérés germains et goths, il fallait logiquement que les mercenaires fussent meilleurs qu’eux.

Revue historique des armées, 260 | 2010 75

Si les mercenaires et les fédérés appartenaient souvent aux mêmes ethnies et devaient avoir au fond des comportements proches, on ne saurait les confondre, comme le fait par exemple Zosime (IV, 30) déplorant l’insolence et la brutalité des « barbares » enrôlés par Théodose. Les premiers ne songeaient qu’à monnayer leur compétence dans la plus totale indifférence à leur nation d’origine et à l’État de Rome, tandis que les seconds, poussés par les Huns, cherchaient à s’installer dans l’Empire et à en tirer non seulement des avantages économiques, mais aussi et surtout un bénéfice politique, puisque certains d’entre eux, par exemple, firent carrière dans l’armée romaine et se hissèrent aux plus hauts échelons de l’administration impériale. Les non-citoyens que Rome a appelés pour assurer sa défense tout au long de son histoire, avant l’entrée en scène des Huns, n’étaient généralement pas des mercenaires. Yvon Garlan a raison de remarquer qu’« ils la servaient en vertu d’un traité d’alliance conclu par leur communauté d’origine, généralement sans esprit de retour, et toujours avec l’espoir d’acquérir de ce fait une qualification politique nouvelle dans le cadre des institutions romaines » 59. Les mercenaires ne représentèrent qu’un appoint, mais un appoint dont la valeur tactique ne fut apparemment jamais sous-estimée.

BIBLIOGRAPHIE

- CARRIE (J.-M.), « Le système de recrutement des armées romaines de Dioclétien aux Valentiniens », dans Y. Le Bohec et C. Wolff, L’armée romaine de Dioclétien à Valentinien Ier, Lyon, 2004, p. 371-387.

- DEMOUGEOT (E.), « À propos des lètes gaulois du IVe siècle », L’Empire romain et les barbares d’Occident (IVe-VIIesiècles), Scripta varia, Paris, 1988, p. 61-73.

- DEMOUGEOT (E.), « Modalités d’établissement des fédérés barbares de Gratien et de Théodose », L’Empire romain et les barbares d’Occident (IVe-VIIesiècles), Scripta varia, 1988, p. 43-60.

- DEMOUGEOT (E.), « Attila et les Gaules », L’Empire romain et les barbares d’Occident (IVe-VIIe siècles), Scripta varia, 1988, p. 215-250.

- GARLAN (Y.), La guerre dans l’Antiquité, Paris, 1972.

- GIGLI (G.), « Forme di reclutamento militare durante il basso impero », Rendiconti dell’ Accademia dei Lincei. Classe di Scienze morali, storiche e filologiche, 1947, p. 268-289.

- HAMDOUNE (C.), Les auxilia externa africains des armées romaines, IIIe siècle av. J.-C.-IVe siècle après J.- C., Montpellier, Publications de l’université Paul Valéry, 1999.

- HARMAND (J.), L’armée et le soldat à Rome, de 107à50 avant notre ère, Paris, 1967.

- HARMAND (J.), Une campagne césarienne. Alésia, Paris, 1967.

- JACQUES (F.) et SCHEID (J.), Rome et l’intégration de l’Empire, I, Paris, 1990.

- LAMMERT (F.),Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, XV-1, 1931, s. v. mercennarii, col. 972-974.

Revue historique des armées, 260 | 2010 76

- LE BOHEC (Y.), L’armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 2005.

- LE BOHEC (Y.), L’armée romaine sous le Bas-Empire, Paris, 2006.

- LIEBESCHUTZ (J. H. W. G.), « Generals, Federates and Buccelarii », Roman Armies around 400, The Defence of the Roman and Byzantine East, BAR, 277, 1986, t. 2, p. 463-474.

- MARQUARDT (J.), De l’organisation militaire chez les Romains, Manuel des Antiquités romaines, XI, 1891, p. 105-106.

- MARTIN (A.), Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, 1877, t. 3, 2e partie, (rééd. 1963) s. v. Mercennarii, p. 1798-1802.

- NICOLET (C.), Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, 1989.

- NICOLET (C.), Rome et la conquête du monde méditerranéen, t. 2, Paris, 1991 (3e éd.).

- RICHARDOT (Ph.), La fin de l’armée romaine (284-476), 3e éd., Paris, 2005.

- SPEIDEL (M. P.), « The Rise of the Mercenaries in Third Century », Tyche 2 (1987), p.191-201 et Roman Army Studies, Stuttgart, 1992, vol. 2, p. 71-81.

- WEBSTER (G.), The Roman Imperial Army, Londres, 1974 (2e éd.).

NOTES

1. NICOLET (C.), Rome et la conquête du monde méditerranéen, t. 2, Paris, 1991 (3e éd.) 1991, p. 600-601. 2. GARLAN (Y.), La guerre dans l’Antiquité, Paris, 1972, p. 67. 3. Non sans exagération d’ailleurs, car il y avait aussi des citoyens, des sujets et des contingents alliés dans l’armée carthaginoise. NICOLET, loc.cit. 4. NICOLET (C.), op.cit., p. 303. 5. « Id modo eius anni in Hispania ad memoriam insigne est quod mercennarium militem in castris neminem antequam tum Celtiberos Romani habuerunt. » 6. « Prima forte signa sescentorum Cretensium erant, qui apud Hieronymum meruerant sub eis et Hannibalis beneficium habebant, capti ad Trasumennum inter Romanorum auxilia dimissique. » D’après Zonaras, VIII, 6, la première fois que les Romains tolérèrent un contingent mercenaire, ce fut pendant la première guerre punique, quand, en249, des mercenaires gaulois avaient essayé de livrer Eryx aux Romains. Mais ceux-ci étaient en réalité des transfuges qui auraient été soudoyés par les Romains pour faciliter la prise de la ville, mais qui n’avaient finalement pas combattu pour eux. La version de Polybe (II, 7, 8-9) est légèrement différente, peut-être pour des raisons idéologiques, cf. : HAMDOUNE (C.),Les auxilia externa africains des armées romaines, III e siècle av. J.-C.- IVe siècle après J.-C., Montpellier, Publications de l’université Paul Valéry, 1999, p. 22. 7. « Milite atque equite scire nisi Romano Latinique nominis non uti populum Romanum: leuium armorum auxilia etiam externa uidisse in castris Romanis. Itaque misisse mille sagittariorum ac funditorum, aptam manum aduersus Baliares ac Mauros pugnacesque alias missili telo gentes. » Ces archers et ces frondeurs sont sans doute les mille peltastes auxquels fait également allusion Polybe (III, 75, 7) et auxquels il ajoute 500 Crétois. 8. HAMDOUNE (C.), op.cit., p. 17 ; voir aussi : EUTROPE, II : « (…) les Crétois ont fourni au consul P. Licinius, par conséquent dès la première année de la guerre, le nombre d’archers qu’il a exigé d’eux. » 9. Voir aussi : TITE-LIVE, XXX, 8, 8 : armae mercennarii ; NEPOS, Timoleon, I, 3 : milites mercennarii ; QUINTE-CURCE, V, 6, 41 et 10, 3, VIII, 1, 24 : mercennarius miles. 10. HAMDOUNE (C.), op.cit., 1999, p. 23. 11. Idem.

Revue historique des armées, 260 | 2010 77

12. « Auxilia indixit, pretia exegit » J. HARMAND,L’armée et le soldat à Rome, de 107à50 avant notre ère, Paris, 1967, p. 42, note 113 : peut-être les auxilia sur lesquels misa Cicéron, gouverneur de Cilicie, après avoir déploré le manque d’effectifs des alliés, étaient-ils des mercenaires ? (Ad Fam. XV, 1, 5). 13. Ibid., p. 271. 14. Ces Celtibères ont été considérés comme des transfuges (HAMDOUNE, op.cit., p. 21), mais il n’est pas assuré qu’ils aient « abandonné » le camp de Carthage. Si les Romains avaient dû les attirer dans le leur, comme le laisse entendre en effet Orose, IV, 16, 14 (« pretio sollicitatos ab hostium societate in sua castra duxerunt ») ne leur auraient-ils pas offert davantage ? Appien (Hann., V, 30) n’évoque pas de renchérissement, mais signale en revanche que les Romains ont utilisé ces Celtibères pour provoquer des désertions chez ceux de leurs compatriotes qui avaient pris le parti d’Hannibal. 15. GARLAN (Y.), op.cit., p. 74. 16. FESTUS, I, s. v. auxiliares : « En temps de guerre, les alliés des Romains fournis par les nations étrangères. Ce terme vient du grec αŭξησις, synonyme de notre mot auctio, accroissement des choses qui s'agrandissent. » On trouve un peu la même idée chez Varron (LL, 90) : « Auxiliuma été formé deauctus, parce que les étrangers venus augmenter l’armée lui apportèrent du renfort. » 17. NICOLET (C.), Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, p. 125. 18. HARMAND (J.), op.cit., 1967, p. 46-47. 19. Voir aussi : TITE-LIVE, XXVI, 40, 17 ; sur le mercenariat gaulois : HARMAND (J.), Une campagne césarienne..., 1967, p. 108-109 ; 112-113 ; POLYBE, II, 7, 6-9 ; TITE-LIVE, XXV, 33, 6. 20. LE BOHEC (Y.), op.cit., p. 103. 21. TACITE, Ann., II, 16 : les auxiliaires gaulois et germains ; IV, 73 : l’aile des Canninéfates. 22. WEBSTER (G.), The Roman Imperial Army, Londres, 1974 (2 e éd.), p. 144 ; JACQUES (F.) et SCHEID (J.), Rome et l’intégration de l’Empire, I, Paris, 1990, p. 142-143. 23. LAMMERT (F.),Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, XV-1, 1931, s. v. mercennarii, col. 973-4. 24. LE BOHEC (Y.), L’armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 2005,p. 28. 25. DION CASSIUS, 68, 32. 26. Contrairement à ce qu’on pensait autrefois cf. : MARTIN (A.),Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines, 1877, t. 3, 2e partie, (rééd. 1963) s. v. Mercennarii, p. 1800. 27. LE BOHEC (Y.), op.cit., p. 23. 28. Idem. Sur les cavaliers germains dont s’entoura à nouveau Caracalla (HÉRODIEN, IV, 13, 6). 29. Comme l’a suggéré A. Pelletier, Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, édition des Belles Lettres, t. II, p. 232 et note 2 de la page 137. 30. Voir par exemple III, 66-67. 31. SPEIDEL (M.), Roman Army Studies, Stuttgart, vol. 2, 1992, p. 192 et no 13. 32. Ibid., p. 191. 33. WEBSTER (G.), op.cit., 1974, p. 145 34. SPEIDEL (M.), op.cit., p. 192 et no 9. 35. Ibid., p. 192 et no 10. 36. Ibid., p. 193-195 : P. Flor, II, 278. 37. Ibid., p. 192 et n o 14. Le texte des Res Gestae Divi Saporis, III, 1, (Maricq, Syria, 35, 1958) ne donne toutefois pas leur statut. 38. Ibid., p. 195-201 : P. Dura 97 (les sal[arati]?) et P. Oxy XLI 2951 (les salarati peregrini). Les Parthes ont peut-être entraîné les Romains à cette cavalerie lourde (ibid., p. 197 n o 35) et les mercenaires de Doura pourraient aussi être des cataphractaires ? 39. Ibid., p. 193 et note 15 et 16.

Revue historique des armées, 260 | 2010 78

40. Hypothèse entre autres de G. Gigli (1947, p. 285) pour qui le mercenariat était alimenté par l’ aurum tironicum. 41. CARRIE (J.-M.), « Le système de recrutement des armées romaines de Dioclétien aux Valentiniens », (Y.) Le Bohec et (C.) Wolff, L’armée romaine de Dioclétien à Valentinien I er, Lyon, 2004, p. 372-378. 42. Ces statuts ne sont pas complètement nouveaux, car ils se réfèrent à des concepts juridiques d’époque républicaine. 43. MARTIN (A.), op.cit., p. 1801. 44. DEMOUGEOT (E.), « Modalités… », p. 47-49. 45. ZOSIME, IV, 30, 1, l’accuse d’avoir augmenté le nombre des recrues barbares dont il décrit la brutalité et la sauvagerie. LE BOHEC (Y.), op.cit., p. 63. 46. Bien que ce terme leur soit parfois appliqué par convention cf. : DEMOUGEOT (E.), « Modalités… », p. 49. 47. RICHARDOT (Ph.), La fin de l’armée romaine (284-476), 3e éd., Paris, 2005, p. 333-337. 48. Comme le remarque à juste titre M. Speidel (op.cit., 1992, p. 191). 49. LIEBSCHUTZ (J. H. W. G.), « Generals, Federates and Buccelarii », Roman Armies around 400, The Defence of the Roman and Byzantine East, BAR, 277, 1986, t. 2,p. 465-466. 50. LE BOHEC (Y.), op.cit., 2006, p. 129. 51. « Vilius enim constat edire armis suos quam alienos mercede conducere. » 52. DEMOUGEOT (E.), « Attila… », 1988, p. 215-216. Contrairement à ce que dit l’auteur, contre les Goths de Radagaise, Stilichon emmena en plus de ses 30 unités, « tout ce qu’il put se procurer d’alliés (symmachoi) chez les Alains et les Huns » (Zosime, V, 26, 4). 53. Ibid. 54. LE BOHEC (Y.), op.cit., 2006, p.130. 55. DEMOUGEOT (E.), « Attila… », 1988, p.215-216. 56. Ibid., p. 217-221. 57. LE BOHEC (Y.), op.cit., 2006, p. 56. 58. Ibid., p. 216. 59. GARLAN (Y.), op.cit., p. 81.

RÉSUMÉS

Au moment où le mercenariat est un usage fort répandu dans le monde hellénistique, que ce soit en Grèce ou à Carthage, les Romains ont-ils dérogé au principe d’une armée de citoyens dans lequel l’historien Polybe voyait les raisons de leur suprématie ? Si l’on en croit les témoignages des auteurs anciens, ils embauchèrent des mercenaires dès les premières années de la deuxième guerre punique, mais ce furent des spécialistes : archers crétois, frondeurs des îles Baléares, cavaliers numides auxquels ils reconnaissaient une supériorité dans leur arme. Peu fréquents sous la République, les mercenaires ne sont pas attestés sous le Haut-Empire, peut-être à cause de la réorganisation des unités auxiliaires à la faveur de laquelle un certain nombre d’entre eux furent peut-être intégrés dans l’armée romaine. Ils refirent leur apparition dans la première moitiédu IIIe siècle, notamment lors des campagnes livrées contre les Perses. Aux IVe et Ve siècles, au temps des invasions barbares, Rome put compter en plus de son armée de citoyens sur d’autres soldats étrangers, principalement des fédérés, mais elle continua d’engager des

Revue historique des armées, 260 | 2010 79

mercenaires pour la rapidité de ce mode de recrutement et surtout pour la particularité ou l’efficacité de leurs techniques de combat.

Rome and the recruitment of mercenaries. At the time when the mercenary was widely used in the Hellenistic world, whether in Greece or Carthage, had the Romans departed from the principle of a citizen army, which the historian Polybius had considered supreme? If we are to believe the testimony of ancient writers, they hired mercenaries in the early years of the Second Punic War, but these were specialists: Cretan archers, slingers from the Balearic Islands, Numidian cavalry, all of which were recognized as being superior in their arm. Uncommon in the Republic, the mercenaries are not evident in the Early Empire, perhaps due to the reorganization of the auxiliary units by which a number of them were perhaps integrated into the Roman army. They once again appeared in the first half of the third century, notably during the campaigns fought against the Persians. In the fourth and fifth centuries, at the time of the barbarian invasions, Rome was able to count on foreign soldiers, mostly of federated states, as well as its army of citizens, but she continued to hire mercenaries for the speed of this mode of recruitment and especially for the effectiveness of their combat methods.

INDEX

Mots-clés : armée romaine, mercenaires

AUTEUR

JOËLLE NAPOLI

Professeur d’histoire ancienne à l’université du Littoral Côte d’Opale (ULCO), elle est spécialiste de politique et d’art militaires. Ses recherches portent sur la défense des territoires, des littoraux et des frontières de l’Empire romain, ainsi que sur lapoliorcétique romaine à l’époque républicaine.

Revue historique des armées, 260 | 2010 80

1815 : réalité financière de la reconstruction de l’armée

Pascal Cyr

1 Au moment où Napoléon s’apprête à quitter l’île d’Elbe pour revenir en France, il n’imagine pas que l’Europe va de nouveau se liguer contre lui. En fait, selon les Mémoires de Marchand et les écrits du Mémorial, il croyait que le congrès de Vienne serait dissous lors de son retour à Paris. Ainsi, afin de rééquilibrer les forces en Europe, il espérait reprendre l’alliance avec son beau-père, l’empereur d’Autriche : « Tout ce qui se disait devant moi me laissait croire qu’en quittant l’île d’Elbe, l’Empereur, le congrès dissous, avait la presque certitude de rallier l’empereur d’Autriche à lui. » 1 Malheureusement pour lui, les événements en décident autrement. Même si l’empereur d’Autriche se fait quelque peu prier pour reprendre la guerre, la coalition, victime d’une réaction presque épidermique, se ressoude à nouveau et repart en guerre contre Napoléon, le « perturbateur » et le « hors-la-loi » de l’Europe.

2 À nouveau, la France doit faire face. Plus de 800 000 soldats ennemis marchent vers ses frontières et bientôt 500 000 d’entre eux, de la Belgique au Piémont, se tiennent prêts à les franchir. Pour contrer cette menace, Napoléon doit faire accélérer la reconstruction de l’armée entreprise il y a quelques mois déjà par le gouvernement de Louis XVIII. Mais pour l’heure, il ne dispose que de 235 000 soldats dont la plupart sont répartis sur l’ensemble des frontières. L’effort sera gigantesque. D’après ses prévisions, il espère, pour le 1er octobre 1815, incorporer plus de 800 000 hommes, soit une force égale à celle des coalisés. Tous les hommes valides devront donc servir dans l’armée et de ce fait, les vétérans, les militaires à la retraite, les déserteurs et les demi-soldes seront rappelés sous les drapeaux. Dans ces ouvrages sur 1815, Henri Houssaye a écrit que Napoléon n’exagérait pas et que cet objectif aurait été atteint si les circonstances l’avaient permis. Dans ces conditions, à la lumière des estimations d’effectifs proposées par Napoléon, la question est de savoir si elles concordent avec la réalité budgétaire du pays ? 3 Or, avant d’en arriver à former cette nouvelle « Grande Armée », il doit d’abord se constituer une solide masse de manœuvre avec laquelle il compte prendre l’offensive en Belgique. Ce sera l’armée du Nord. C’est en forgeant cette arme de guerre réduite,

Revue historique des armées, 260 | 2010 81

mais toutefois redoutable, que Napoléon va prendre conscience des immenses difficultés qu’il devra surmonter pour arriver à son objectif initial. Élément vital pour entreprendre toute guerre, l’argent manque pour mobiliser les forces dont il a besoin. Lors des années passées, il pouvait compter sur le concours des financiers et des fournisseurs. Mais pour l’heure, ne croyant plus à la victoire et par conséquent, ne faisant plus crédit, ces derniers n’ont plus confiance. Louis XVIII ayant déjà annulé leurs créances suite à la Restauration, Napoléon doit maintenant payer comptant. Sans autre choix, il devra se tourner vers l’emprunt, ce qui aura comme conséquence de creuser dramatiquement la dette de l’État. Comme l’a écrit si justement Pierre Branda dans son ouvrage Napoléon et l’argent, ce seront les Cent-Jours les plus chers de France. Ainsi, dans l’ordre naturel des choses, le manque d’argent entrave la mobilisation, car s’il lui est relativement facile de mobiliser des hommes puisque les rappelés rejoignent les dépôts de l’armée dans l’enthousiasme, il n’est guère aisé de payer pour l’ensemble des équipements et des fournitures. Certes, Napoléon retarde la conscription pour des considérations de politique interne, mais il le fait essentiellement pour des raisons financières. La victoire, du moins l’espère-t-il, ramènera la confiance de tous et fera se délier les bourses.

De l’armée royale à l’armée impériale : rappel des militaires en congé et des déserteurs

4 Alors que le congrès de Vienne semble se diviser sur la question de la Pologne et du royaume de Saxe, Louis XVIII, sous les conseils de Talleyrand, entreprend la mobilisation de l’armée. À la veille d’une guerre qui menace d’embraser l’Europe à nouveau, la France n’est pas prête. Si les Russes, les Prussiens, les Anglais et les Autrichiens n’ont pas désarmé, l’armée française n’a que 200 000 hommes sous ses drapeaux. En fait, suite à la première abdication de Napoléon, plus de 180 000 soldats sont tout simplement rentrés chez eux. Lorsque le ministre de la Guerre présente au roi la situation de l’armée à la fin avril 1814, il ne reste que 90 000 hommes présents dans les rangs de l’armée française 2. Pour le baron Louis, c’est un moindre mal parce que la situation budgétaire ne lui permet pas de maintenir une armée sur pied : « Monsieur le maréchal, dit-il à Marmont, nous manquons d’argent pour payer les troupes; ainsi nous avons plus de soldats qu’il ne nous en faut. » 3 Mais, moins de 90 000 soldats, et cela en dépit des restrictions budgétaires, c’est trop peu pour assurer le rang de la France dans le concert des nations. Si les soldats présents sur le territoire national sont peu disposés à servir Louis XVIII, il n’en va pas de même pour ceux qui reviennent des pontons anglais et des places fortes d’Allemagne qui souhaitent en découdre. La plupart sont réintégrés dans l’armée.

5 Afin de maintenir une armée digne de ce nom, le roi rend une ordonnance qui définit les grandes orientations de sa réorganisation pour le pied de paix. L’infanterie est réduite de 206 à 107 régiments ; la cavalerie de 99 à 61 ; l’artillerie de 339 compagnies à 184 ; le train d’artillerie de 32 escadrons à 8 et le génie de 60 compagnies à 30. Ainsi, la classe de 1815 est entièrement licenciée, tandis qu’un grand nombre d’officiers et de sous-officiers sont mis en congé illimité. Ce sont eux qui seront définis sous l’appellation de « demi-soldes ». Quant aux déserteurs, ils sont désignés comme absents sans permission. Enfin, le gouvernement ne retient pas ceux qui expriment le souhait de rentrer chez eux. Au total, l’armée compte 201 140 hommes, soldats et officiers

Revue historique des armées, 260 | 2010 82

compris. Le ministre de la Guerre, le général Dupont, aurait souhaité réduire l’armée aux trois quarts de cet effectif, mais la situation de l’Europe dont les destinées se décident alors à Vienne ne le permet pas 4. D’ailleurs, au moment où les négociations commencent à s’envenimer, Louis XVIII, après avoir consulté son ministre des Finances, demande le rappel de 60 000 hommes. En février 1815, compte tenu de l’impopularité du régime, moins de 35 000 ont rejoint leurs régiments. À son retour, Davout annonce à Napoléon que la France n’a que 235 000 soldats sous les armes dont la plupart gardent les frontières. Face à 800 000 coalisés environ, dont 500 000 sur les frontières de l’Est, ses chances de l’emporter sont très minces 5. 6 Comme par les années passées, la conscription semble être une bonne façon de combler ce manque, mais en raison des implications politiques qu’une telle mesure pourrait entraîner, il préfère ne pas brusquer les événements. Avant d’en arriver là, il procède d’abord au rappel des militaires en congé de semestre et de ceux qui sont considérés comme déserteurs. Ainsi, la fragilité de la situation politique pousse Napoléon à retarder le recours à la conscription. Cependant, les raisons sont aussi d’ordre financier car, même s’il rappelait les classes antérieures et celles de 1815, il sait qu’il n’a pas l’argent pour appuyer cette mesure. C’est pourquoi il en repousse l’application jusqu’à la fin du mois de mai. Lorsqu’il repart en campagne le 15 juin de cette même année, il y a plus de 46 000 conscrits qui attendent dans les dépôts que la victoire vienne les pourvoir des fournitures nécessaires. 7 En attendant, afin de se constituer rapidement une masse de manœuvre, Napoléon prend les mesures appropriées. Initialement, il souhaite prendre connaissance des ressources disponibles. À l’intérieur du rapport préparé à cet effet, Davout mentionne que 180 000 soldats ont quitté l’armée en 1814. Il croit que 120 000 d’entre eux pourront théoriquement être récupérés. Mais, comme 35 000 soldats ont déjà rejoint leurs régiments, il ne reste que 85 000 hommes disponibles. De ce nombre, Davout soustrait encore les insoumis et ceux qui sont impropres au service militaire pour cause d’infirmités. En somme, il estime que le rappel des militaires en congé donnera à l’armée 59 000 hommes supplémentaires 6. Le décret de rappel est publié le 9 avril. Tous les militaires en congé devront avoir rejoint leurs régiments 7. En raison du temps nécessaire pour effectuer la transmission des ordres et surmonter les délais légaux pour afficher les ordonnances, les revues d’appel ne commencent que le 25 avril 8. Néanmoins, la levée dépasse les premières prévisions. Elle donne 16 894 hommes de plus que Davout ne l’a espéré. Aux premiers jours de juin, 52 446 hommes ont déjà été incorporés dans l’armée alors que 23 448 autres sont en route pour rejoindre les dépôts. Le rapport présenté par Davout ne rapporte que 6 626 déserteurs 9. En outre, on compte sur les engagements volontaires. Au cours des Cent-Jours, plus de 15 000 hommes se sont enrôlés. Afin de stimuler l’enrôlement, une prime de 50 francs avait été octroyée par l’ancien gouvernement royal. Par souci d’économie et surtout, par répugnance pour ce genre de procédé, Napoléon met fin à cette politique 10.

Tous les hommes valides doivent servir

8 À l’évidence, toutes ces mesures d’incorporation ne sont pas suffisantes pour contrebalancer les forces coalisées. Certes, Napoléon a besoin d’une armée opérationnelle pour entrer en campagne, mais il a aussi besoin d’hommes pour assurer la défense des 90 places fortes qu’il fait ériger sur les frontières et à l’intérieur des

Revue historique des armées, 260 | 2010 83

terres. Contrairement aux années passées, il se voit dans l’obligation de procéder à une levée massive de la garde nationale. Pour ce faire, il remet en vigueur le décret du 11 juillet 1792 promulgué par la Législative 11. Cela se traduit par la levée de 326 bataillons, dont chacun comprendra 720 hommes. En conséquence, 234 720 hommes devront être dirigés vers les places fortes et les camps retranchés 12. Pour les encadrer, Napoléon avait pour habitude de faire appel à des officiers et des sous-officiers de la ligne. Mais cette fois, ayant besoin de tous les hommes disponibles pour sa campagne, il demande le rappel de tous les militaires en retraite, ce qui se traduira par la levée de 55 bataillons.

9 Disposant chacun de 500 hommes, les effectifs de ces bataillons devraient atteindre plus de 27 500 13. Mais, sur le papier, les choses sont souvent très différentes de la réalité car, dans plusieurs départements, la contestation est à son comble. Dans l’Ouest, en raison de l’insurrection qui couve, l’accomplissement de cette ordonnance devient très difficile à faire appliquer. En conséquence, on renonce à appeler la garde nationale en Bretagne et en Vendée. Dans les départements du Nord, la contestation, due en partie à l’arrêt des échanges commerciaux avec l’Angleterre, empêche la mobilisation. Par exemple, l’Orne fourni 107 gardes sur les 2 160 demandés et le Pas-de-Calais 437 sur 7 440. Dans le Midi, surtout à Marseille, l’esprit public est au dernier degré d’exaltation en faveur du roi et, dans la Haute-Vienne, on constate que l’opinion se détériore depuis la publication de l’ordonnance de rappel. Malgré tout, le 15 juin 1815, il y a 132 815 gardes dans les places fortes ou en route pour les rejoindre 14. Napoléon a atteint 57 % de son objectif. Quant aux 43 % manquants, on l’attribue généralement à l’opposition à la guerre et, aussi, à sa personne. 10 Cependant, des facteurs plus pratiques ont aussi un impact significatif sur la situation. D’une part, même si Napoléon promet que les gardes nationaux ne serviront que dans les places fortes, une large majorité des mobilisés ne lui font pas confiance 15. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue qu’ils doivent s’armer à leurs frais et à ceux du département d’origine. Cette obligation fait reculer un certain nombre de volontaires et décourage les préfets dont les départements sont sans ressources. En fait, la majorité d’entre eux poussent au maximum la mobilisation des gardes nationaux tandis que d’autres, sans argent ni ressources, ne montrent pas autant de zèle. Dans l’Eure, par exemple, à la date du 31 mai, personne n’a été mobilisé car les autorités n’ont pas fait afficher les avis de mobilisation 16. Cependant le dénuement n’empêche pas la majorité des appelés à rejoindre les dépôts, ce qui cause des soucis au gouvernement. Comme de nombreux gardes n’ont pas d’uniforme, Carnot estime à 44 millions les dépenses liées à cet effet. De son côté, Mollien conclut que de nombreux départements ont déjà fourni plus que leur capacité tandis que d’autres n’ont rien donné. De toute façon, le gouvernement n’a pas d’argent et, pour le moment, il n’est pas en mesure d’en emprunter 17. Concernant le rappel des anciens militaires, les résultats sont au-delà de toute espérance puisque 74 136 d’entre eux, sur les 27 500 que Napoléon avait envisagés, sont partis des départements pour rejoindre leur poste 18. Il semble que la vénération qu’ils portent à leur chef explique en partie cet engouement spontané. Comme le disait Victor Hugo, c’est la chair à canon amoureuse du canonnier. Dans les faits, il y a beaucoup d’anciens militaires qui n’arrivent tout simplement pas à subvenir à leurs besoins. « Je sais que plusieurs de ces officiers n’ayant obtenu qu’une faible pension, et d’ailleurs sans fortune, ont dû se livrer à des travaux pénibles, ou reprendre leur ancienne profession pour améliorer leur existence. Il en est même qui, depuis le retour de Votre Majesté,

Revue historique des armées, 260 | 2010 84

ont demandé à être remis en activité, et qui n’ont pu l’obtenir, le nombre des officiers disponibles étant pour le moment au-dessus du besoin. » 19 11 Dans beaucoup de cas, surtout après avoir passé de nombreuses années dans l’armée, les vétérans éprouvent de la difficulté à se réinsérer dans la vie civile. Ils ne comprennent pas qu’après avoir sacrifié leur vie sur les champs de bataille, la société dans laquelle ils vivent n’ait pas davantage de reconnaissance à leur endroit. Ayant été des officiers et des sous-officiers, ils n’ont plus le pouvoir ni le prestige qui étaient les leurs dans l’armée. Dans le cas qui nous occupe, la frustration est d’autant plus grande qu’ils sont obligés de se réunir en secret pour parler de leurs exploits. Le gouvernement de Louis XVIII, sans dire ouvertement qu’ils sont des criminels pour avoir servi l’usurpateur, le pense très certainement. Retourner dans l’armée, surtout pour les officiers, c’est retrouver un univers où ils seront appréciés et respectés. Mais beaucoup d’entre eux devront se résigner à l’attente car les budgets militaires, comme nous le verrons plus loin, sont très limités. L’armée française n’est plus celle de 1805 ni celle de 1812. D’ailleurs, c’est l’une des raisons pour lesquelles Napoléon retarde la conscription. 12 On sait également que la situation politique ne le permet pas. De fait, en accord avec Davout, il cherche des moyens pour ne pas prononcer le mot de conscription dans les documents officiels. Cela est d’autant plus problématique que Louis XVIII l’a abolie par l’article XII de la Charte royale. Dans son rapport présenté le 5 mai 1815, Davout estime que la classe 1815 représente un potentiel de 280 000 hommes. Mais en soustrayant les gens mariés, les réformés et ceux dont la taille n’est pas réglementaire, on arrive à un nombre de 140 000 hommes mobilisables 20. Or, comment équiper ces hommes alors qu’on n’arrive pas à faire le nécessaire pour tous ceux qui sont déjà incorporés ? De toute façon, Napoléon sait qu’ils ne seront pas utilisés pour la campagne qu’il prépare en Belgique. Lorsqu’il reviendra, victorieux bien entendu, il aura de facto les ressources nécessaires pour les incorporer. Mais en attendant, la pilule doit passer. Là-dessus, Davout a son idée : « Il n’y aurait qu’à changer la chose de nom et à déclarer que tous les jeunes gens, entrés dans leur vingtième année depuis le 1 er janvier dernier, feront partie de la garde nationale et seront dirigés sur les dépôts de l’armée, avec promesse d’être libérés, la guerre finie. » 21 13 Le 23 mai, le projet est présenté en séance du Conseil d’État dont les membres rétorquent d’emblée que la levée d’hommes est une compétence du pouvoir législatif 22. Cependant Napoléon ne peut attendre la réunion des Chambres, car en plus de grossir les rangs de l’armée, il faut prévoir le remplacement des pertes que causera la prochaine campagne. Afin d’emporter la décision, il propose que les conscrits soient assimilés aux militaires en congé. Dans ces conditions, nul besoin d’un décret pour procéder au rappel. Une mesure administrative suffira 23. Son idée est adoptée. Le 3 juin, Davout envoie les ordres à cet effet. La conscription de 1815 est en marche 24. Une semaine plus tard, il rapporte que 46 419 soldats sont rassemblés dans les chefs- lieux des différents départements et prêts à partir pour les dépôts 25. Avec la correspondance de quelques préfets à l’appui, Henri Houssaye signale avec enthousiasme « l’engouement » des conscrits pour servir la cause 26. C’est peut-être vrai. Mais il oublie de signaler que les normes d’enrôlement ont été considérablement abaissées. À la veille de présenter son projet de conscription à l’Empereur, soit le 21 mai 1815, Davout lui demande de fixer la taille pour les hommes de toutes les armes 27. La réponse est alors : « qu’il peut prendre les hommes de toutes les tailles, pourvu qu’ils

Revue historique des armées, 260 | 2010 85

soient bien conformés. Ces limitations sont bonnes pour les temps ordinaires et ne conviennent pas dans les circonstances actuelles » 28. Lorsqu’il exclut dans son premier rapport 80 460 hommes pour défaut de taille, il sait qu’ils font déjà partie du bassin mobilisable. En conséquence, contrairement à ce qu’il écrit en marge de ce même rapport, la conscription touche 220 000 hommes et non 140 000. Mais pour parvenir à mobiliser une telle masse, il faut trouver de l’argent.

La réalité budgétaire de 1815 pousse Napoléon à l’emprunt

14 La situation financière que trouve Napoléon à son retour au pouvoir n’est guère encourageante. Il n’a plus les ressources des années précédentes et, de fait, le ministre des Finances, Gaudin, constate que les recettes de l’État ne sont que de 618 millions de francs 29. Sur cette somme, 200 millions sont assignés aux dépenses militaires, ce qui est loin d’être suffisant pour faire face à la menace extérieure 30. Dans un rapport qu’il remet à Napoléon, Davout estime les besoins financiers à 298 millions. Pour le moment, la caisse est vide. Avec la dissolution de la Maison militaire du roi, qui devrait rapporter environ 20 millions de francs, Davout pourra payer une partie de la solde due aux troupes. Avec cette première tranche, il gagne environ deux mois car, pour l’année en cours, les nécessités à cet effet s’élèvent à 133 886 405 de francs, ce qui donne 11 157 200 francs par mois 31. Même si les revenus doivent entrer graduellement dans les coffres de l’État, pour le moment, il manque 198 millions afin de pourvoir aux dépenses de l’armée. En plus des 98 millions supplémentaires proposés par Davout, Napoléon annonce à Gaudin, le ministre des Finances, qu’il faudra 100 millions de plus. Le budget de la guerre passe donc de 200 millions à 400 millions de francs. Afin de trouver l’argent manquant, Napoléon envisage d’abord de couper dans les autres ministères : « Vous ne devez pas vous dissimuler que, dans la circonstance actuelle, l’accroissement que je suis obligé de donner à l’armée exigera un supplément de 100 millions. Calculez donc notre budget pour la guerre sur le pied de 400 millions. Je pense que tous les autres budgets pourront être diminués, vu que les ministres se sont fait accorder beaucoup plus qu’ils n’auraient réellement besoin. » 32

15 Cette mesure ne donnera pas les résultats escomptés. En fait, c’est grâce à l’augmentation des ventes de bois, des droits de douanes et des contributions indirectes sur les produits de luxe, que Napoléon parvient à obtenir 38 262 000 francs de plus. À l’échelon des recettes fiscales, ce sont là les seuls revenus supplémentaires dont il peut disposer 33. Dans l’état actuel des choses, et cela d’autant plus que la perception est rendue difficile en raison des troubles qui animent les départements de l’Ouest, la fiscalité du pays ne peut pas supporter le poids des dépenses militaires. En conséquence, si Napoléon ne trouve pas de nouvelle source de financement, le réarmement risque de provoquer un déficit de 300 millions de francs 34. Pendant quelque temps, il analyse la possibilité d’augmenter les impôts et les taxes. Mais, par crainte de s’aliéner le peuple, il renonce rapidement à cette idée. D’ailleurs, afin d’augmenter son niveau de popularité, il supprime le droit de circulation sur les boissons, l’exercice à domicile et les droits d’entrée sur les liquides dans les communes de moins de 4 000 habitants 35. Pour compenser l’annulation de ces revenus, il compte se tourner vers les entrepreneurs qui exploitent les forêts, dont certains n’ont pas encore payé ce qu’ils doivent à l’État. En outre, comme il le recommande à Gaudin, il

Revue historique des armées, 260 | 2010 86

souhaite faire augmenter les ventes de bois. De cette opération, Napoléon compte tirer pas moins de 300 millions de francs36. Bien sûr, ce sont là des estimations qui s’établissent sur le long terme et, par conséquent, la majorité des sommes envisagées doit lui parvenir après la campagne de Belgique. 16 En attendant que tous ces projets se concrétisent, la chance lui sourit de nouveau. Après son entrée aux Tuileries, il découvre une encaisse de 40 millions en bons et 30 millions en numéraire que le baron Louis, le ministre des Finances de Louis XVIII, a omis d’emporter avec lui lors de sa fuite. Même si elles arrivent à point nommé, puisque Davout a déjà passé des contrats avec les munitionnaires et les fournisseurs dans les départements, ces sommes s’avèrent insuffisantes pour faire face à l’ensemble des dépenses militaires. En désespoir de cause, Napoléon permet à Gaudin de négocier 3 600 000 francs de rente de la Caisse d’amortissement à l’étranger. Avec le concours du financier Ouvrard, cette opération rapporte 40 millions de francs nets de tout escompte 37. Les dépenses allant de façon croissante, Napoléon envisage, malgré son aversion manifeste pour cette solution, de recourir à un emprunt de 200 millions de francs 38. Là aussi, les résultats s’avèrent décevants. Le gouvernement a d’abord pensé emprunter une première tranche de 100 millions dans des banques privées dont les sièges sociaux sont situés en Angleterre. Cependant en raison des coûts financiers et politiques que pourrait entraîner cette affaire, la décision est prise de regarder vers d’autres sources. L’autre tranche serait faite auprès des propriétaires 39. La chose est cependant risquée, car elle rappelle les politiques économiques du Directoire. Mais même si c’est notamment ce genre de procédé qui a provoqué la chute de ce dernier gouvernement, Napoléon ne rejette pas cette idée pour autant. 17 Dans son esprit, il suffit de la présenter au bon moment et, à cet égard, la date du 19 juin lui semble propice. À ce moment, la campagne contre les Prussiens et les Anglais aura commencé depuis quatre jours et, si tout se passe comme prévu, l’armée française séchera ses bottes dans Bruxelles. Comme après toutes ses victoires, l’émotion fera le reste. Son calcul n’est pas erroné, car le président de la Chambre des députés, Lanjuinais, adversaire déclaré de Napoléon, écrit à Joseph après avoir appris la victoire de Ligny pour lui assurer que, « dans le corps législatif, l’Empereur n’a que des admirateurs et des amis intrépides dont même les plus grands revers n’ébranleront pas le dévouement » 40. D’ailleurs, le lendemain de la bataille de Waterloo, alors que tout le monde demeure sur l’impression de la victoire de Ligny, le budget présenté aux Chambres comprend un projet d’emprunt forcé de 150 millions. Tous les contribuables devront y souscrire pour une somme équivalente au montant de leurs taxes foncières et mobilières 41. Même si cette mesure risque de provoquer la révolte des libéraux et cela, malgré la victoire acquise récemment sur les Prussiens, Napoléon n’a guère les moyens de procéder autrement. Pour le seul mois de juillet, Davout estime les dépenses à 72 millions de francs, alors qu’en 1805, pour des effectifs de beaucoup supérieurs, la Grande Armée coûtait 21 millions par mois 42. Cependant le risque est calculé, car ces mêmes libéraux n’oseront pas s’opposer à cette mesure si l’armée et son chef remportent des victoires. Ils pourraient perdre toutes les concessions constitutionnelles qu’ils lui ont arrachées, ce qui lui permettrait de se tourner vers la dictature. Somme toute, cette démarche d’emprunt vient tout simplement confirmer la thèse que la campagne en Belgique fut, dans son essence, engagée pour des motifs politiques et économiques, ce qui donne raison à Madame de Staël lorsqu’elle écrivait : « Si l’Empereur a une première victoire,

Revue historique des armées, 260 | 2010 87

l’orgueil national fournira à son vengeur toutes les ressources d’hommes et d’argent qui lui seront nécessaires. » 43 18 Comme par les années passées, la gloire reste le meilleur soutien de Napoléon. Mais, en attendant de faire tonner le canon et de remporter une première victoire, il a recours à la vente de bons du trésor, aux réquisitions contre reconnaissance de dette, à la vente de biens des communes, à la vente des bois de l’État, à la Banque de France ainsi qu’à la Caisse d’amortissement. Par ailleurs, il maintient les centimes de guerre qui doivent rapporter dans les coffres de l’État une somme de 60 millions de francs 44. Bien qu’ils lui permettent de procéder à la reconstitution de l’armée sans véritablement recourir au déficit, ces moyens ont des effets pervers 45. En moins de trois mois, la France voit sa dette publique passer de 123 millions à 639 millions de francs, ce qui équivaut à la dette que Napoléon a laissée à la France lors de sa première abdication 46. Son intérêt à remporter la victoire est donc grand.

Bilan des efforts de Napoléon et Davout

19 Dans ses Mémoires, Napoléon prétend avoir voulu augmenter les effectifs de l’armée à plus de 800 000 hommes et, cela, dès le 1er octobre 1815 47. Pour sa part, Henri Houssaye écrit que la chose n’était pas impossible : « Quand Napoléon disait que le 1 er octobre l’armée se serait élevée à 800 000 hommes, il ne se faisait pas tant d’illusion. » 48 Or, cela est conditionnel à la victoire que Napoléon pense être en mesure de remporter en Belgique car, dans les faits, on le sait, la réalité budgétaire de 1815 ne suit pas ce genre d’estimations. En fait, il faut savoir qu’un soldat coûte annuellement 700 francs à l’État 49. Si on fait le calcul, l’entretien pour une telle armée lui coûtera environ 520 millions de francs et cela uniquement pour l’année 1815. On comprendra que ce chiffre ne tient pas compte des coûts liés au remplacement du matériel ni à son acquisition.

20 Au début de juin 1815, Napoléon a sous la main 491 425 hommes, dont 268 801 pour la régulière et 222 624 pour les auxiliaires, ce qui comprend la garde nationale, les gardes- côtes, les gendarmes, les fusiliers marins, les fusiliers vétérans, les douaniers, les militaires retraités, les canonniers de la marine, les canonniers vétérans, les canonniers sédentaires et les partisans des corps francs 50. Sauf pour les corps francs, qui doivent se servir sur l’ennemi, il est impératif d’équiper tous ces hommes 51. En 1805, afin d’assurer les coûts logistiques d’une armée de 449 000 soldats, Napoléon lui avait réservé la somme de 272 142 200 de francs 52. À cette époque, la France disposait de la rive gauche du Rhin, de la Belgique et du Nord de l’Italie. Pour l’année 1815, à peu de chose près, géographiquement limité à l’hexagone d’aujourd’hui, l’Empire n’a plus les ressources fiscales et financières pour payer l’ensemble des équipements qu’il faudrait à une armée de 800 000 soldats. À l’inverse des autres corps qui gardent les frontières, seule l’armée du Nord, alors composée de 124 000 soldats, possède la presque totalité de ses équipements. Dans ces conditions, la situation logistique de l’ensemble de l’armée impériale est d’autant plus préoccupante que les fournisseurs, toujours sous le choc de la mesure prise par Louis XVIII d’effacer les dettes contractées par l’Empire suite à la première Restauration, ne font plus crédit. Pour Napoléon, la victoire est nécessaire afin de ramener la confiance et c’est pourquoi, encore une fois, il doit périr ou gagner par la fortune des armes. L’offensive est pour lui la seule issue. C’est la campagne de Belgique et le désastre de Waterloo.

Revue historique des armées, 260 | 2010 88

NOTES

1. B OURGUIGNON (Jean) et LACHOUQUE (Henri) (éd.), Mémoires de Marchand, Paris, Tallandier, 2003, p. 149 ; CASES (Las), Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Édition La Pléiade, 1956, tome I, p. 200. 2. AN, AF/IV/1936, Rapport à Sa Majesté l’Empereur par le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, ministère de la Guerre, 28 mars 1815. 3. MARMONT (Auguste-Frédéric-Louis Wiesse de), Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse, de 1792 à 1841, Paris, Perrotin, 1857, tome VII, p. 6. 4. Journal Militaire, ordonnance du 12 mai. Cité par HOUSSAYE (Henri), 1815 : La première Restauration – Le retour de l’île d’Elbe – Les Cent-Jours, Paris, Perrin, 1901, p. 16-17. 5. AN, AF/IV/1936, « Rapport à Sa Majesté l’Empereur par le maréchal Davout, prince d’Eckmühl », ministère de la Guerre, 28 mars 1815. 6. AN, AF/IV/1936, « Note sur les militaires rentrés dans leurs foyers par le maréchal Davout, prince d’Eckmühl », ministère de la Guerre, 28 mars 1815. 7. Correspondance de Napoléon I er, décret n° 21737, palais des Tuileries, 28 mars 1815 ; Le Moniteur, 9avril1815. AN, F1A/31, Circulaire du ministre de l’Intérieur, le comte Carnot, 9avril1815. Cité par : HOUSSAYE (Henri), 1815, op.cit., p.510. 8. AN, F1a/31, circulaires et instructions ministérielles, circulaire du ministre de l’Intérieur, le comte Carnot, 9 avril 1815 et AF/IV/1936, « Rapport à Sa Majesté l’Empereur par le maréchal Davout, prince d’Eckmühl », ministère de la Guerre, 1er mai 1815. 9. AN, AF/IV/1936, « Rapport à Sa Majesté l’Empereur par le maréchal Davout, prince d’Eckmühl », ministère de la Guerre, 11 juin 1815. 10. SHD/DAT, C16/8, correspondance militaire générale pendant les Cent-Jours, circulaire du ministre de la Guerre, le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, 8 mai 1815. 11. Pour ne pas contrarier la classe bourgeoise, le remplacement est permis pour la modique somme de 120 francs. HOUSSAYE (Henri), 1815, op.cit., p. 8. 12. Correspondance de Napoléon I er, Au général comte Andréossy, président de la section de la guerre au conseil d’État, 21 767, Paris, 3 avril 1815 – AN, AF/IV/1936, circulaire du ministre de l’Intérieur, le comte Carnot, Paris, 18 avril 1815. 13. SHD/DAT, C16/14, correspondance militaire générale pendant les Cent-Jours, le ministre de la Guerre, au comte Carnot, ministre de l’Intérieur, 12 mai 1814 ; AN, AF/IV/1936, rapport à l’Empereur, major général Soult, Paris le 16 mai 1815 – SHD/DAT, C16/16, correspondance militaire générale pendant les Cent-Jours, ministère de la Guerre, extrait des minutes de la secrétairerie d’État, au palais de l’Élysée, le 18 mai 1815. 14. AN, AF/IV/1936, rapport du ministre de l’Intérieur, le comte Carnot, à Sa Majesté l’Empereur. « États des gardes nationales d’élites », 31 mai 1815 et 8 juin de la même année. Cet état se présente sous forme de tableau en trois colonnes dont voici la dénomination :« 1) Nom du département. 2) Gardes nationaux ayant rejoint l’armée. 3) Gardes nationaux espérés pour le département mentionné. » 15. AN, AF/IV/1933, séance du Conseil des ministres, lundi 19 juin 1815. 16. AN, AF/IV/1936, rapport du ministre de l’Intérieur, le comte Carnot, à Sa Majesté l’Empereur. « États des gardes nationales d’élites », 31 mai 1815 et 8 juin de la même année. 17. AN, AF/IV/1933, séance du Conseil des ministres, jeudi 15 juin 1815, présidé par le prince Joseph Bonaparte. 18. AN, AF/IV/1936, « Rapport du ministre de la Guerre à l’Empereur », 30 mai 1815. 19. AN, AF/IV/1936, « Rapport à l’Empereur », major général Soult, Paris, 11 mai 1815. 20. AN, AF/IV/1936, « Rapport à l’Empereur », le ministre de la Guerre, le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, Paris, 5 mai 1815.

Revue historique des armées, 260 | 2010 89

21. AN, AF/IV/1936, « Rapport à l’Empereur », le ministre de la Guerre, le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, Paris, 5 mai 1815. 22. MIOT DE MÉLITO (comte), Mémoires, Paris, M. Lévy, 1858, tome III, p. 430-431. 23. HOUSSAYE (Henri), 1815, op.cit., p. 16. 24. SHD/DAT, 193, «Correspondance du ministre de la Guerre, du major général pendant les Cent-Jours. Circulaire envoyée à tous les préfets», datée du 3 juin 1815. 25. AN, AF/IV/1936, « Rapport à l’Empereur », le ministre de la Guerre, le maréchal Davout, prince d’Eckmühl, Paris, 18 juin 1815. 26. HOUSSAYE (Henri), 1815, op.cit., p. 16. 27. Taille réglementaire, 4 pieds 10 pouces. Napoléon mesure 5 pieds 2 pouces. 28. SHD/DAT, 192, correspondance du maréchal Davout, ministre de la Guerre, du 21 mars au 16 avril 1815. 29. AN, AF/IV/1933, ministère du Trésor impérial, Conseil des finances, aperçu des dépenses de l’année 1815. C’est le budget présenté par le baron Louis. 30. AN, AF/IV/1933, ministère du Trésor impérial, Conseil des finances. Aperçu des besoins et des moyens du Trésor, du 1er avril au 30 avril 1815. Rapport en date du 31 mars 1815. 31. AN, AF/IV/1941, « Copie du rapport à Sa Majesté l’Empereur », budget de la guerre, 1815, remis le 28 mars 1815. 32. Correspondance de Napoléon Ier à Monsieur Gaudin, duc de Gaëte, ministre des Finances, no 21761, Paris, 3 avril 1815. 33. AN, AF/IV/1933, ministère du Trésor impérial, Conseil des finances, « État de situation du budget des recettes de 1814 au 1er avril 1815. Rapport en date du 31 mars 1815 ». Il est à noter que ces mesures ont été promulguées par le baron Louis. 34. AN, AF/IV/1933, « Note sur deux projets d’emprunts », Paris, 21 avril 1815. La signature de l’auteur du rapport est illisible, mais il semble que ce soit Mollien puisqu’elle ressemble à sa signature sur d’autres documents. 35. Décret du 8 avril publié le 11 avril 1815 dans le Bulletin des lois. Cité par : H OUSSAYE (Henri), 1815 : Waterloo, Paris, Perrin, 1899, p. 27-28. 36. Correspondance de Napoléon Ier à Monsieur Gaudin, duc de Gaëte, ministre des Finances, no 21764, Paris, 3 avril 1815 ; AN, AF/IV/1933, « Notes de Sa Majesté l’Empereur au ministre des Finances », Paris, 16 mai 1815. 37. Œuvres de Napoléon I er à Sainte-Hélène, op.cit. p. 144 ; P ASQUIER, Mémoires du chancelier Pasquier, Paris, Plon, 1894, t. III, p. 151. 38. Napoléon n’aimait pas les emprunts, parce que, selon sa formule, il ne voulait pas « manger l’avenir ». LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, L’Auteur, 1828, p. 418-419 ; P ASQUIER, op.cit., p. 26. 39. AN, AF/IV/1933, « Note sur deux projets d’emprunts », Paris, 21 avril 1815. Le nom de l’auteur du rapport est illisible, mais il semble que ce soit Mollien 40. B ONAPARTE (Joseph), Mémoires et correspondance politique et militaire du roi Joseph, Paris, Perrotin, 1853-1854, volX, p.235. 41. AN, AF/IV/1933, « Rapport de Gaudin sur le projet de loi de finances à Sa Majesté l’Empereur », 2juin1815. Le Moniteur, 20 et 21juin1815. 42. AN, AF/IV/1941, « Rapport du ministre de la Guerre à la commission du Gouvernement », 23 juin 1815. AN, AF/IV/1244, « Observations générales faites par Mathieu Dumas, Lacuée, Petiet ». Cité par : ALOMBERT (D’) et COLIN, La campagne de 1805, Paris, Librairie historique Teissèdre, 2002, p. 549. 43. Cité par : MARGERIT (Robert), 18 juin 1815, Waterloo, Paris, Gallimard, 1964, p. 141-142. 44. Le contribuable doit payer jusqu’à 20 centimes additionnels sur un franc d’impôts afin de financer l’effort de guerre. BRANDA (Pierre), « Les finances et le budget de la France

Revue historique des armées, 260 | 2010 90

napoléonienne : la dynamique des budgets impériaux de 1805 à 1814 et le bilan lors de la première abdication », Revue du souvenir napoléonien, no 458, mars-avril 2005, p. 35-52. 45. En fait, le déficit n’est que de 7 millions de francs. Voir : B RANDA (Pierre), Le prix de la gloire : Napoléon et l’argent, Paris, Fayard, 2007, p. 494 et 496. 46. AN, AF/IV/1934, Rapport du ministre des Finances à Sa Majesté impériale, le 7 juin 1815. Ce rapport ne ventile pas les sommes attribuées à chacun de ces expédients. 47. Œuvres de Napoléon Ier à Sainte-Hélène, op.cit., p. 144. 48. HOUSSAYE (Henri), 1815, op.cit., p. 39 49. B RANDA (Pierre), « Les finances et le budget de la France napoléonienne : la guerre a-t-elle payé la guerre ? », Revue du souvenir napoléonien, no 457, janvier-février 2005, p. 25-34. 50. AN, AF/IV/1936, situation de l’infanterie, cavalerie, artillerie et génie par corps d’armée et par régiments au 1er juin 1815. SHD/DAT, C16/14, correspondance militaire générale pendant les Cent-Jours, le ministre de la Guerre, au comte Carnot, ministre de l’Intérieur, 12 mai 1814. AN, AF/IV/1936, « États des garnisons des places le 1er juin 1815 ». AN, AF/IV/1936, « Lettre de l’inspecteur général de la gendarmerie, le duc de Rovigo à Sa Majesté l’Empereur », 12 avril 1815. 51. SHD/DAT, C16/10, correspondance générale pendant les Cent-Jours, « Copie de la lettre écrite par le ministre de la Guerre à messieurs les préfets des départements de la Mayenne et du Maine et Loire ». Ministère de la Guerre, Paris, le 28 avril 1815. 52. ALOMBERT (D’) et COLIN, La campagne de 1805 en Allemagne, Paris, Librairie historique Teissèdre, édition de 2002, tome I, p. 68. AN, AF/IV/1245, budget de l’an 1806. Dans le tableau, il y a une colonne qui présente les coûts pour 1805, ce qui nous permet de voir l’évolution des dépenses à cet effet pour l’année suivante. Correspondance de Napoléon Ier, décret n° 21 831, Paris, palais de l’Élysée, 22 avril 1815. « Article 5 : Les corps francs s’armeront, s’équiperont et se monteront à leurs frais. Ils ne recevront aucune solde ni de guerre ni de paix ; ils auront droit aux vivres de campagne, mais seulement au moment de la guerre. Article 8 : Tout ce que les corps francs prendront sur l’ennemi sera bonne prise et à leur profit. »

RÉSUMÉS

Lorsque Napoléon quitte l’île d’Elbe pour revenir en France et reprendre le pouvoir, de nouveau, il doit faire face à l’Europe en armes. Louis XVIII n’ayant pas été en mesure de reconstituer l’armée, Napoléon doit s’attaquer à cette tâche. Il envisage donc de mobiliser tous les hommes valides. La conscription est de nouveau proclamée. Mais déjà, malgré l’enthousiasme général, Napoléon doit faire face à un problème de taille. L’argent manque pour payer les fournitures. Afin de faire face aux impératifs financiers que nécessite une telle mobilisation, il a prévu un budget de 400 millions de francs. Toutefois, le budget de l’État étant de 618 millions, il se doit d’envisager d’autres sources de financements. L’emprunt, bien qu’il répugne à employer ce genre d’expédient, est la seule solution pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixé. En ce sens, un règlement d’emprunt forcé de 150 millions est présenté aux Chambres. Tous les contribuables doivent y souscrire pour une somme équivalente au montant de leurs taxes foncières et mobilières. Bien sûr, ce projet n’est pas très approprié pour faire augmenter la popularité du régime, mais comme par les années passées, Napoléon espère que la victoire atténuera ces aspects négatifs. En attendant, ayant été obligé d’émettre des reconnaissances de dettes et de payer les fournisseurs avec des bons du Trésor pour mobiliser 449 000 soldats, Napoléon fait

Revue historique des armées, 260 | 2010 91

passer la dette publique de la France de 123 millions à 639 millions de francs. Comme l’a si bien écrit Pierre Branda, ce sont les Cent-Jours les plus coûteux de l’histoire de la France.

1815: the financial reality of the reconstruction of the army. When Napoleon left the island of Elba to return to France and take power again, he faced a Europe in arms. Louis XVIII not having been able to reconstitute the army, Napoleon had to tackle the task. He therefore envisaged mobilizing all able-bodied men. Conscription was again proclaimed. But already, despite the general enthusiasm, Napoleon faced a sizeable problem. The money was missing to pay for supplies. To cope with the financial imperatives associated with such a mobilization, he had budgeted 400 million francs. However, with the state budget being 618 million, he had to consider other sources of funding. A loan, although he hated to use this kind of expedient, was the only way to achieve the objectives he had set. In this sense, a forced loan of 150 million was presented to the Chambers. All tax payers had to subscribe for a sum equivalent to the amount of their property taxes and securities. Of course, this project did not increase the popularity of the regime, but as in years past, Napoleon hoped that victory would mitigate these negative aspects. Meanwhile, having been obliged to issue debentures and to pay vendors with bills from the Treasury to mobilize 449,000 soldiers, Napoleon raised the public debt of France from 123 to 639 million francs. As was so well written by Pierre Branda, the Hundred Days were the most expensive in the history of France.

INDEX

Mots-clés : finances, Grande Armée, Napoléon Ier

AUTEUR

PASCAL CYR

Actuellement chargé de cours à l’université du troisième âge de l’université de Sherbrooke (Canada), il a soutenu une thèse, à l’université de Montréal, intitulée : Waterloo : origines et enjeux. Par ailleurs, il a rédigé des articles d’analyse sur les opérations militaires en Irak et en Afghanistan dans les quotidiens La Presse et le Soleil de Québec.

Revue historique des armées, 260 | 2010 92

Le plan des opérations de la campagne d’Italie de 1859 La contribution réelle de Jomini

Ami-Jacques Rapin

1 Depuis la publication de l’ouvrage de Germain Bapst consacré au maréchal Canrobert, il est communément admis que Jomini a eu une influence déterminante sur la conception des opérations de l’armée française en Italie lors de la campagne de 1859. Fondée sur une série d’observations transmises à Napoléon III par le vieux stratège suisse quelques jours avant l’entrée en guerre, la thèse de Bapst est cependant sujette à caution sur plusieurs points.

2 Les circonstances dans lesquelles Jomini fut consulté prêtent peu à discussion. Dans le courant du mois d’avril 1859 – mais certainement pas le24, puisque la réponse est datée du 20 avril – Napoléon III sollicite l’avis de Jomini sur les chances de la guerre et le déroulement des opérations en recourant à un intermédiaire, l’un des beaux-fils de Jomini, commandant du génie dans l’armée française. Après avoir obtenu l’autorisation de l’ambassade de Russie – Jomini est alors toujours général d’infanterie russe et aide de camp du tsar – l’auteur du Précis de l’art de la guerre communique à Alfred de Courville une longue lettre dont le réel destinataire est l’empereur français. Le contenu de cette réponse n’a jusqu’à présent été connu que dans une version tronquée, portée à la connaissance de Bapst à la fin du XIXe siècle par la famille de Courville, et reproduite en tant que pièce justificative dans le troisième volume de son ouvrage. Cette version n’est autre que celle qui figure dans les souvenirs inédits de Jomini lui-même, à quelques nuances de formulation près 1. Elle s’énonce en six points : « - 1° (…). Il est difficile de rien préjuger tant que les armées française et sarde ne seront pas réunies, car les Autrichiens prendront peut-être une offensive vigoureuse pour empêcher cette réunion. - 2° Le premier objet à se proposer est donc la jonction des deux armées alliées entre Alexandrie et Casal[e] (ou Verceil). C’est le plan de La Marmora avec la variante d’une extension sur Verceil. - 3° La réunion opérée, il y aura à décider si l’on se portera par la droite, sur Plaisance, au centre sur Pavie ou à la gauche vers Magenta.

Revue historique des armées, 260 | 2010 93

- 4° Pour manœuvrer par la droite, il faut passer le Pô enflé par la fonte des neiges, en face d’une armée considérable, entre deux camps retranchés, et courir le risque, en cas d’échec, d’une retraite sur Gênes, qui serait désastreuse si l’Angleterre voulait en profiter, ce qui est à craindre du ministère Tory. - 5° Attaquer Pavie au centre, c’est prendre le taureau par les cornes et risquer un revers sans grand résultat possible en cas de succès. - 6° Il est donc évident qu’il n’y a pas de meilleur parti à prendre que d’en revenir au plan de Charles-Albert de 1849 en passant le Tessin, sur l’extrême droite des Autrichiens. Mais il est indispensable de couvrir la route de Pavie à Verceil pour arrêter les Autrichiens qui accourront du sud. Ce sera derrière ce corps de couverture que toute l’armée filera par Novare sur Turbigo et Magenta. C’est parce que Charles-Albert n’a pas pris la précaution de se couvrir vers le sud qu’il a été battu. » 2 3 Or, le document original, qui est conservé aux Archives nationales, s’énonce en des termes sensiblement différents qui remettent en question une partie des interprétations de Bapst et des auteurs qu’il a involontairement induits en erreur, dont Raymond Bourgerie dans son étude consacrée aux batailles de Magenta et Solferino 3.

4 Sur la base de ce document, on peut tout d’abord affirmer que Napoléon III n’a pas « essayé » successivement les « trois hypothèses » de Jomini, dans la mesure où la version originale ne mentionnait que deux options principales, chacune comportant plusieurs variantes. Ensuite, l’empereur n’a pas pu copier « mot à mot le projet de Jomini » dans ses ordres du 29 mai, puisque les formulations de la lettre du 20 avril ne correspondent ni à la version portée à la connaissance de Bapst, ni à l’ordre général de mouvement pour le 30mai. Enfin, et plus accessoirement, le projet du neveu de Napoléon Ier de « passer le Pô à Valenza », le 25 mai, afin d’attaquer le centre des Autrichiens ne peut être identifié à la « seconde manœuvre de Jomini » pour la raison précédemment mentionnée 4. En revanche, il est exact que le vieux général retiré à Passy avait bien indiqué sa préférence pour le mouvement stratégique qui débouchera sur la victoire de Magenta, mais en des termes sensiblement éloignés de ceux sur lesquels se sont fondés les historiens de la campagne. 5 On le constatera à la lecture du document original reproduit ci-dessous, Jomini concevait deux directions principales pour une offensive de l’armée franco-sarde : la ligne du Tessin, également nommée front de l’Ouest, et la ligne du Pô, également nommée front du Sud. Le second mouvement stratégique était jugé le plus périlleux en raison des avantages qu’offrait la position des troupes autrichiennes sur le théâtre de guerre. Quelles que fussent les variantes envisagées pour une offensive sur ce front du Sud, Jomini considérait que l’attaque du camp retranché de Plaisance était indispensable afin de préserver la sécurité des communications de l’armée française. Comme on le sait, Napoléon III envisagea initialement une telle manœuvre, qui reproduisait celle effectuée par son oncle lors de la campagne de 1796, mais dut y renoncer après avoir constaté les carences logistiques de son armée (les équipages de ponts et l’artillerie de position faisaient défaut). 6 C’est donc une attaque au nord, sur la ligne du Tessin, que recommandait le stratège suisse, sans en dissimuler les difficultés. Parmi les trois variantes envisagées, deux présentaient peu d’intérêt. L’une consistait à créer une diversion sur la ligne du Pô, ce que Jomini assimilait à un « moyen suranné » sans réelle influence sur l’issue des opérations. L’autre envisageait un passage du Tessin entre Pavie et Vigevano – et non pas une attaque sur Pavie comme mentionnée dans la version tronquée – qui avait le défaut de faire perdre l’avantage que présentait un mouvement décisif sur la droite des

Revue historique des armées, 260 | 2010 94

Autrichiens. Il ne restait par conséquent que la variante définie comme celle qui n’était pas dénuée de « grandes chances de succès »et dont résulterait« nécessairement une bataille décisive entre le Tessin et Milan ». 7 S’il est incontestable que Jomini a effectivement préconisé la manœuvre stratégique qui conduira à la bataille de Magenta, il est également vrai que les termes de la lettre destinée à Napoléon III ne correspondent pas à ceux du résumé communiqué à Bapst. L’absence de référence à Magenta et Turbigo dans le premier document n’a pas en soi beaucoup d’importance, puisque l’indication relative à un passage du Tessin à Buffarola situait bien le mouvement dans une même direction et localisait avec précision le point de franchissement du fleuve. En revanche, le fait que Jomini ne mentionnait ni Verceil ni Novare est beaucoup plus significatif. Ce que préconisait le document original était de couvrir la ligne d’opérations de l’armée française sur Turin en positionnant un corps à Cava, c’est-à-dire face à Pavie. C’est la présence de ce corps, formant l’aile droite de l’armée franco-sarde, qui justifiait d’ailleurs la deuxième variante de l’offensive sur la ligne du Tessin consistant à effectuer un passage du fleuve à mi-chemin de Pavie et de Vigevano. Il n’était donc pas explicitement question de faire filer l’armée par Novare en la faisant couvrir par un corps positionné en avant de Verceil. Autrement dit, ce n’est manifestement pas Napoléon III qui a repris « mot à mot » le plan de Jomini, mais bien plutôt Jomini qui a reformulé les termes de sa lettre du 20 avril en fonction de l’ordre de mouvement du 29 mai 1859. 8 En réalité, Jomini ne pouvait ni prévoir les mouvements effectués par les belligérants du 29 avril au 29 mai, ni connaître l’emplacement des troupes à la fin de cette période. Il lui était par conséquent difficile de localiser précisément, en avant de Verceil, la position du corps qui devait couvrir la manœuvre stratégique opérée sur la droite des Autrichiens, alors que la recommandation relative à la position de Cava était parfaitement conforme aux prémices de son raisonnement. Le résumé qui termine la lettre du 20 avril est à cet égard sans ambiguïté : le raisonnement de Jomini postulait le maintien des Autrichiens derrière le Tessin, et c’est ce postulat qui justifiait le positionnement d’un corps de couverture à Cava. La combinaison réellement conseillée par Jomini était à vrai dire nettement moins périlleuse que la marche de flanc le long du front autrichien ordonnée par Napoléon III ; manœuvre mal couverte sur le flanc droit et qui laissait la possibilité d’une concentration des forces ennemies sur « la corde de l’arc que dessinait la marche des alliés », selon les termes de la division historique de l’état-major de l’armée prussienne 5. Jomini aurait-il préconisé ce mouvement s’il avait pu prévoir l’emplacement des troupes dans la dernière semaine de mai ? La réponse à cette question tout hypothétique se trouve dans la lettre du 20 avril : « Je sais que ce qui paraît le plus imprudent et le plus hasardeux est souvent ce qui réussit le mieux, parce que l’ennemi ne s’y attend pas, mais le chef d’une armée peut tenter lui-même ce qu’il n’oserait pas conseiller dans un mémoire manquant de bases certaines. » 9 Deux autres questions résultent de ce qui précède. Pourquoi le stratège suisse a-t-il fourni rétrospectivement une version tronquée de sa lettre du 20 avril ? Vraisemblablement parce que la partie de ses souvenirs dans laquelle figurait cette version n’était pas destinée à la publication, mais à l’information de sa famille et de ses biographes. Dans cette perspective, il ne trahissait pas véritablement l’esprit des recommandations communiquées à l’empereur français, mais en modifiait la lettre afin de mieux mettre en évidence la conformité de ses recommandations avec la manœuvre stratégique qui, selon l’expression du capitaine Bernard, « domine toute cette campagne »

Revue historique des armées, 260 | 2010 95

6. La démarche n’en était pas moins maladroite, puisque ce passage de ses souvenirs prêtait à confusion et a effectivement induit en erreur les historiens de la campagne de 1859. Elle était à vrai dire d’autant plus maladroite que le contenu du document original était nettement plus intéressant que la version tronquée et rendait mieux justice aux capacités d’analyse du vieux stratège. Celles-ci ne devaient rien au pouvoir quasi divinatoire de Jomini, mythe que s’est complu à entretenir une partie de ses biographes, mais relevaient de son coup d’œil stratégique et de ses aptitudes à « l’art de faire la guerre sur la carte, l’art d’embrasser tout le théâtre de la guerre » selon les termes du Précis de l’art de la guerre 7. 10 Quelle fut l’influence des analyses de Jomini sur la conduite des opérations ? La réponse de Raymond Bourgerie est certainement la bonne. Le plan de Jomini a fourni à Napoléon III une « ligne directrice » 8 qui n’était assurément pas inutile à un commandant en chef sans expérience, ne possédant ni le talent militaire ni l’esprit de décision de son oncle 9. Ce plan ne l’a certes pas prémuni d’erreurs d’appréciation et d’atermoiements, mais il lui offrait un examen systématique des mouvements stratégiques permis par le théâtre de guerre et une appréciation de leurs avantages et inconvénients. Apparemment, la lettre de Jomini n’a pas été communiquée aux officiers supérieurs de l’armée, ce qui semble signifier qu’elle a fait office d’une sorte de vade- mecum auquel pouvait se rapporter l’empereur afin d’apprécier les options qui lui étaient présentées par ses généraux en fonction de l’évolution des opérations. 11 En outre, la lettre ne comportait pas uniquement une analyse du théâtre de guerre. Elle mentionnait aussi quelques saines considérations sur l’art militaire qui, pour avoir peut-être contribué aux hésitations de Napoléon III, ont pu l’inciter à adapter le plan des opérations aux circonstances et le prémunir d’errements encore plus préjudiciables à la conduite de la guerre. Premièrement, Jomini affirmait que les données topographiques ne suffisaient jamais à déterminer un plan d’opérations, la position et la force des armées en présence influant sur les choix stratégiques. Deuxièmement, il observait que les opérations ne sauraient être définitivement fixées au début d’une campagne, puisque leur plan était appelé à successivement évoluer en fonction de la « marche des événements ». Troisièmement, il accordait une juste importance au facteur moral et au facteur technique (en l’occurrence la supériorité de l’artillerie française), tous deux susceptibles de contrebalancer les avantages qu’offrait aux Autrichiens l’échiquier stratégique et tactique. C’était clairement signifier que la guerre est affaire d’action réciproque et de sens de l’initiative et non pas de conceptions abstraites préétablies. 12 Cependant, comme toujours à la guerre, le succès des opérations ne repose jamais exclusivement sur le bien-fondé de leur conception initiale et sur l’esprit d’initiative de ceux qui les conduisent. Il procède également des erreurs commises par l’adversaire, lesquelles, lors de la campagne de 1859, ont largement contribué aux victoires de l’armée française.

Revue historique des armées, 260 | 2010 96

ANNEXES

Lettre de Jomini à Alfred de Courville, 20 avril 1859 Mon cher Alfred, J’ai bien reçu les deux questions que vous m’avez adressées, et je serai heureux de pouvoir y répondre d’une manière satisfaisante ; mais vous oubliez que j’ai 80 ans passés ; que je suis abîmé par deux maladies graves ; et que je n’ai aucune donnée positive sur laquelle je pourrais baser des raisonnements. Je vais néanmoins vous dire ce que je pense. Vous désirez savoir si je crois à la guerre. Pour cette question, elle est plus facile à résoudre puisqu’il ne s’agit que d’une opinion. Or, pour éviter d’entrer dans un labyrinthe de considérations politiques, je me bornerai à vous dire que je crois la guerre inévitable ; si ce n’est au printemps, ce sera plus tard. Ensuite, vous désirez savoir ce que je pense des chances respectives et des opérations plus ou moins probables. Ici, je serai plus embarrassé de répondre, car, pour jouer une partie stratégique, il ne suffit pas d’avoir devant soi un échiquier, il faut connaître la force et l’emplacement des pièces que les deux adversaires ont à faire mouvoir. Malgré mon ignorance des faits, voici mon appréciation : - 1° L’initiative stratégique est un avantage considérable ; le général Hess est un homme fort habile, et, si son gouvernement est décidé à faire la guerre, il a intérêt à prendre cette initiative, car il peut en quelques jours porter des coups décisifs à l’armée sarde. Il peut s’appliquer à battre et poursuivre cette armée avec le gros de ses forces et en porter une partie sur la capitale ; tout dépend donc pour juger ce que l’armée française aurait à faire d’être exactement informé des positions où les Piémontais se rassembleraient et de ce qui pourrait survenir pendant le passage des Alpes ; puis de connaître aussi les différents points de départ des colonnes françaises. - 2° Turin était, je crois, démantelé ; la citadelle seule avait été conservée ; je pense qu’elle existe encore, mais en mauvais état. Quoi qu’il en soit, il importerait beaucoup aux Autrichiens de s’emparer de la ville pour frapper l’esprit des populations de l’Italie, et, comme ils sont trois fois plus nombreux, ils peuvent le tenter avec succès. - 3° Les journaux ont porté leurs forces à 220 mille hommes. Je crois que le nombre est un peu exagéré et comprend les corps du Tyrol, de la Vénétie et de l’Illyrie ; mais il me paraît que l’on peut estimer à 150 mille hommes les forces qu’ils seraient à même de réunir en Lombardie. D’un autre côté, je crois que l’on peut estimer à 70 mille environ la force disponible de l’armée piémontaise, sans compter les corps français. - 4° Quel rôle aurait à jouer cette dernière pour parer autant que possible aux inconvénients de sa position ? Devra-t-elle disputer les passages du Tessin, de la Sesia

Revue historique des armées, 260 | 2010 97

et du Pô jusqu’à l’arrivée des Français, au risque d’être entraînée dans une bataille décisive ? Voilà des questions qu’il s’agirait de résoudre. - 5° Soit que les Piémontais veuillent tenter de défendre le terrain coupé en face de Pavie sans engager néanmoins une bataille, soit qu’ils veuillent se replier derrière la Sesia, ou entre Valence et Alexandrie, le rôle des Autrichiens resterait le même : diriger les deux tiers de leurs forces par la gauche du Pô sur Turin et porter leur aile gauche par la rive droite afin de s’emparer d’Asti et d’intercepter la communication entre Turin et Alexandrie pour se rabattre ensuite vers le gros de leur armée ; si celle des Piémontais se trouvait vers la capitale, ce serait sans doute diviser ses forces, mais pour un temps très court et pour séparer les deux fractions de l’armée piémontaise. - 6° Il est certain qu’en disputant le terrain entre la Sesia et le Tessin sans risquer néanmoins de bataille, les Piémontais retarderaient peut-être de quelques jours l’entrée des Autrichiens à Turin, ce qui, avec la rapidité des communications télégraphiques, serait d’un grand prix ; mais ne s’exposeraient-ils pas aussi à être engagés malgré eux dans un combat plus sérieux qu’ils ne le voudraient ? - 7° De tout ce qui précède, il résulte évidemment : Que la jonction des armées franco-sardes est le principal but qu’elles doivent se proposer. Que l’armée piémontaise doit rester intacte aux dépens même, s’il le faut, d’une occupation momentanée de la capitale. - 8° Par les mêmes motifs, il serait fort désirable que l’armée française pût se saisir de l’initiative en franchissant les Alpes au moment même où les Autrichiens passeraient le Tessin, et même plus tôt si cela était possible. Il est douteux que les rapports politiques lui permettent d’en agir ainsi, mais ce serait un immense avantage. - 9° Admettant l’impossibilité de cette initiative, il s’agirait de combiner la marche des colonnes françaises de manière à déboucher le plus promptement possible en Italie ; l’armée de Lyon franchissant le Mont-Cenis se porterait par la vallée de Suse sur Turin, les troupes qui pourraient se trouver dans le Dauphiné et la Provence déboucheraient par le Montgenèvre et le col des Fenestrelles sur Coni, Pignerol et la haute vallée du Pô afin de se rallier par leur gauche à la droite de l’armée de Lyon, entre Saluces et Turin 10. - 10° Il est difficile de déterminer ce qu’elles auraient à faire une fois arrivées là, car cela dépendrait des résolutions définitives adoptées par l’armée sarde et de la marche des Autrichiens. Il suffirait que les Piémontais manœuvrassent de manière à pouvoir se lier avec leurs alliés, et s’ils ne pouvaient se maintenir ni sur la route de Turin, ni vers Alexandrie, il convient qu’ils opèrent sur Asti ou Alba, de manière à assurer la jonction par la vallée de la Stura. Opérations offensives Admettant que le premier objectif de la campagne ait été heureusement atteint, et que la jonction des deux armées combinées eut été opérée, soit sur la Sesia soit vers Valence et Alexandrie, il est probable que le second plan aurait pour objectif de déloger les Autrichiens de la Lombardie.

Revue historique des armées, 260 | 2010 98

Le magnifique échiquier stratégique et tactique que la nature leur a préparé, et dont ils ont encore doublé l’importance par d’habiles travaux, leur donne des avantages incontestables ; car il est presque impossible de les en déloger par de savantes manœuvres stratégiques contre les extrémités ou contre leurs communications, en sorte que l’on ne peut que les assaillir de front en prenant, comme l’on dit, le taureau par les cornes. On sait que cet échiquier présente un double front formant presque un angle droit ; le front de l’Ouest, formé par la ligne de défense du Tessin et du canal qui s’y rallie, s’étend depuis le lac de Como, ou plutôt depuis Oleggio, jusqu’au dessous de Pavie où cette rivière se jette dans le Pô. À partir de ce point de Pavie, le front du Sud se trouve formé par l’imposante barrière du Pô jusqu’à l’embouchure du fleuve, au nord des lagunes de Commachio à quinze lieues au-delà de Ferrare. Passage du Tessin Il y a trois partis à choisir pour assaillir la ligne du Tessin. Le premier serait d’imiter le plan qui réussit si mal au roi Charles Albert en 1849, c’est-à-dire de passer avec le gros de l’armée à Buffarola afin de refouler une partie de l’armée autrichienne dans l’angle formé vers Pavie par le confluent du Tessin avec le Pô ; position absolument semblable et plus dangereuse même que celle qui fut si fatale au roi François Ier, et où sa perte serait certaine si elle ne parvenait pas à s’y soustraire, soit en exécutant une retraite précipitée, soit en saisissant le moment de fondre à temps sur les assaillants avant leur entière formation sur la rive gauche du Tessin. Ce projet ne serait pas dénué de grandes chances de succès, si l’on avait soin de bien garder la forte position de Cava en face de Pavie afin de couvrir la ligne d’opérations de l’armée sur Turin. Toutefois, il aurait toujours le défaut de laisser cette principale ligne de retraite un peu exposée en cas d’un échec grave. Pour parer ce danger, on pourrait à la vérité passer le Tessin plus bas, entre Vigevano et Pavie, de manière à ce que le gros de l’armée, se trouvant plus rapproché de l’aile droite préposée à la garde de Cava, pourrait promptement se rallier à elle ; mais on perdrait ainsi l’avantage principal de l’opération en donnant de front contre le centre de l’ennemi au lieu de battre sa droite séparément, ce qui enlèverait tout moyen de refouler et d’enfermer l’aile gauche sur le bas Tessin. Dans tous les cas, tenter pareil passage de vive force en présence d’une armée formidable serait une entreprise des plus graves qui nous reporterait aux célèbres journées de Wagram ; s’il réussissait, il en résulterait nécessairement une bataille décisive entre le Tessin et Milan, bataille qui ramènerait les Autrichiens sur l’Adda et le Mincio ou les Français sur les Alpes. On croit la dernière hypothèse peu probable, attendu que le nouveau matériel d’artillerie dont l’armée française est seule pourvue lui assurerait une victoire certaine ; je me plais à partager cette opinion ; mais s’il en était ainsi, les avantages immenses que l’échiquier tactique offre aux Autrichiens présenteraient encore des obstacles assez formidables pour immortaliser leur vainqueur, quoi qu’il en soit, cette supériorité de l’artillerie, en rendant les chances plus favorables, serait un encouragement pour l’attaque de la ligne du Tessin.

Revue historique des armées, 260 | 2010 99

Au surplus, quelques militaires pensent que pour faciliter le succès, il serait convenable de diviser l’attention des Autrichiens en les menaçant simultanément d’un passage du Pô vers Stradella. Ce moyen suranné les engagerait peut-être à détacher deux ou trois brigades ; mais pour obtenir ce mince résultat, il faudrait soi-même en détacher autant. L’opération peut être néanmoins essayée. Toutefois, cela n’influerait pas sérieusement sur le résultat ; si on portait la diversion plus loin de Pavie, elle aurait encore moins d’effet vu la position avantageuse des ennemis à Plaisance qui la déjouerait inévitablement. Passage du Pô Dans le cas où l’on jugerait un passage du Tessin trop chanceux et, que se fondant sur l’exemple de Napoléon Ier en 1796, on croirait devoir donner la préférence à un passage du Pô, cette opération me semblerait plus difficile encore. En 1796, Beaulieu avait une vingtaine de mille hommes derrière le Tessin, et Napoléon en venant surprendre le passage à Plaisance avec deux divisions ne courrait pas grands risques ; toutefois, si Beaulieu eut jeté ses forces sur Codogno, les premières troupes passées auraient été perdues. Aujourd’hui, les données sont différentes ; les Autrichiens auraient 120 mille hommes échelonnés entre Pavie et Plaisance ; cette dernière ville est transformée, dit-on, en un vaste camp retranché d’où l’on pourrait fondre sur les derrières de l’armée au milieu du passage. Une pareille entreprise serait des plus téméraires aussi longtemps que des masses aussi nombreuses défendraient le cours du fleuve entre Pavie et Plaisance. L’exemple du passage de Wagram et la supériorité de l’artillerie française peuvent y encourager, mais on ne saurait néanmoins en dissimuler le danger. Tenter l’opération plus bas, en profitant du saillant de Cremone, serait s’exposer aux mêmes inconvénients et à d’autres plus grands encore, puisqu’on laisserait le camp retranché de Plaisance derrière soi. Un passage vers Casal Maggiore présenterait le même danger. Enfin, oserait-on proposer un passage sérieux plus bas encore dans les marécages du Mantova ou du Ferrarais ? Ce serait courir la grosse aventure : avec des armées de 40 à 50 mille hommes, comme en 1796, on peut espérer de surprendre un passage, mais, contre des armées de 150 mille combattants, risquer une telle opération dans un terrain si coupé, en livrant toutes ses communications à la merci de l’ennemi, semble par trop fort. À la vérité, une tentative sur le bas Pô pourrait être facilitée par les moyens maritimes que possède la France, à l’aide desquels on pourrait franchir le Pô et l’Adige à deux ou trois journées d’intervalle ; mais à part la neutralité anglaise, indispensable pour une telle entreprise et à laquelle il serait bien imprudent de se fier, qui oserait jeter une armée entière entre la Brenta, Vérone, Mantoue, Legnago et les lagunes de Commacio ; cela serait tout au plus bon pour une diversion destinée à soulever la Vénétie et à faciliter les opérations plus solidement basées de l’armée principale agissant dans la Lombardie. Du reste, pour apprécier si une attaque sérieuse sur le bas Pô serait une entreprise possible, il faudrait savoir :

Revue historique des armées, 260 | 2010 100

- 1° L’appui que la marine française pourrait donner sans avoir à redouter le conflit des flottes anglaises. - 2° Si, en cas d’échec, l’armée oserait changer sa ligne de retraite en la dirigeant de Bologne ou Modène sur la Toscane et Livourne au lieu de la continuer sur Turin ou Gênes. Un pareil changement de base et de lignes d’opérations est une de ces résolutions que l’on prend dans une situation désespérée, mais qui ne se propose pas au premier abord. Si l’on voulait se décider à un pareil changement, alors on pourrait repasser les fleuves sur le point stratégique important de Casal Maggiore en se basant par Parme et la vallée du Taro sur Gênes. Ce serait une résolution également hasardeuse tant que les Autrichiens pourraient déboucher en force du camp de Plaisance. Je ne vous parle pas des éventualités qui pourraient survenir si les Autrichiens étaient retirés entre le Mincio et l’Adige ; c’est un peu loin du présent. On sait que cette belle position défensive coupée de plusieurs fleuves et de nombreux canaux, flanquée de quatre places, se trouve encore protégée par les deux routes stratégiques nouvellement construites par les vallées de l’Adda et d’Iseo qui conduisent sur les communications de l’assaillant. Alors, il est certain que l’appui de la marine française pourrait avoir une action plus directe pour déloger les Autrichiens de cet échiquier tactique par des diversions sérieuses. Du reste, ce champ d’action des expéditions maritimes est trop vaste pour être traité dans une lettre. Je sais que ce qui paraît le plus imprudent et le plus hasardeux est souvent ce qui réussit le mieux, parce que l’ennemi ne s’y attend pas, mais le chef d’une armée peut tenter lui-même ce qu’il n’oserait pas conseiller dans un mémoire manquant de bases certaines. Il est bien entendu que tout ce qui précède s’applique à une guerre circonscrite à l’Italie. Si l’Allemagne devait y intervenir, alors je crois que tout ce que l’on pourrait désirer serait de couvrir la rive droite du Pô afin de porter les plus grands efforts sur le Rhin. Ceci est une grande question de politique que je ne me permettrai pas de discuter, car la solution dépend surtout de la part que les populations italiennes prendraient aux opérations de la guerre et de l’appui qu’on serait naturellement appelé à leur donner. Voilà tout ce que je crois possible de dire avec des notions aussi incomplètes ; je ne saurais pousser les conjectures plus loin, car je suis du nombre de ceux qui ne croient pas à de fastueux plans de campagne, mais qui pensent qu’une campagne doit être une suite de plans successifs inspirés au fur et à mesure par la marche des événements. Je terminerai en faisant observer que les combinaisons présentées reposent sur les maximes strictes de la stratégie. Je sais fort bien que la supériorité des armes, le moral des troupes et surtout le génie du général rendent parfois facile ce que les apparences feraient croire impossible : les campagnes de Napoléon Ier en fournissent de fréquentes preuves. Faites votre profit de ce verbiage si vous pouvez et soyez indulgent pour un invalide de 80 ans qui a déjà un pied dans la tombe et dont les yeux voient à peine les lignes que sa main trace ; n’oubliez pas surtout qu’une simple lettre n’est pas un mémoire et que le style est la moindre qualité en ces sortes de matière. Résumé

Revue historique des armées, 260 | 2010 101

- 1° Si un choc sérieux avait lieu entre les Autrichiens et les Piémontais avant l’arrivée des Français, il serait impossible de dire d’avance ce qu’il y aurait à faire puisqu’on ne peut en calculer ni la portée ni les suites : la jonction des deux armées deviendrait le seul objectif qu’elles dussent se proposer. - 2° En admettant que ce choc n’ait pas eu lieu, le point capital pour les armées combinées serait de pouvoir se réunir, l’une entre Alexandrie et Valence, l’autre derrière la Sesia, couvrant la route de Pavie à Turin avec une avant-garde sur le Terdoppio. - 3° Si les Autrichiens étaient restés derrière le Tessin, on pourrait porter les armées un peu plus bas en avant, la gauche derrière l’Agogna ou le Terdoppio, la droite entre Alexandrie et Tortona ou avant Voghera à Crescentino, Casal[e], Valence et Cambio. - 4° Dans cette situation, si l’on voulait prendre l’offensive, on aurait à opter entre l’attaque de la ligne du Tessin ou celle du Pô. Pour procéder à cette dernière opération, il serait urgent de se débarrasser du camp retranché de Plaisance qui générait singulièrement toutes les entreprises. - 5° Il serait sage d’assurer à l’armée française trois lignes de communication secondaire ; celle de gauche de Fenestrelle sur Briançon, celle du centre de Coni par l’Argentière, celle de droite par le col de Tende sur Nice. Bien entendu que la route de Turin serait la principale ligne d’opérations, les autres seraient de simples lignes d’étapes, et pourraient néanmoins servir, au besoin, de lignes accidentelles de retraite. Paris, 20 avril 1859 Général Jomini Source : Centre historique des Archives nationales, 400 AP 57.

NOTES

1. JOMINI (Antoine Henri), Recueil de souvenirs pour mes enfants, p. 654-655, tapuscrit. Bibliothèque militaire de Verte-Rive, Pully, TAP 0196. 2. Plan de campagne de Jomini, in : B APST (Germain), Le Maréchal Canrobert. Souvenirs d’un siècle, vol. 3, Paris, Plon, 1909, p. 523-534. 3. BOURGERIE (Raymond), Magenta et Solferino (1859). Napoléon III et le rêve italien, Paris, Economica, 1993, p. 16. L’auteur reproduit le « plan de Jomini », tel qu’il figure en tant que pièce justificative dans l’ouvrage de Bapst. 4. Les citations sont toutes tirées de l’ouvrage de Bapst. 5. Division historique de l’état-major de Prusse, La Campagne de 1859 en Italie, Paris, Dumaine, 1862, p. 67. 6. HIPPOLYTE (Bernard), Aperçu général sur les origines, les progrès et l’état actuel de l’art de la guerre, Paris, Dumaine, 1868, p. 197. 7. JOMINI (Antoine Henri), Précis de l’art de la guerre, vol. 1, Paris, Anselin, 1838, p. 155. La citation correspond à la définition de la stratégie donnée par l’auteur. 8. BOURGERIE (Raymond), Magenta et Solferino, op.cit., p. 16. 9. C’était aussi l’avis de Jomini qui l’exprime en ces termes dans une lettre à son biographe, Ferdinand Lecomte : « (…). Le neveu, tout en étant peut-être plus politique, n’a pas les allures de son

Revue historique des armées, 260 | 2010 102

oncle, et ce qui paraît le plus présumable devient souvent le moins réel. » Jomini à Lecomte, 25 octobre 1859, Archives cantonale vaudoises, P. Lecomte, 99. 10. « J’ignore entièrement l’emplacement des troupes françaises, en sorte que j’écris ces dernières phrases un peu au hasard. » Note de Jomini.

RÉSUMÉS

Sollicité par Napoléon III peu avant le début de la campagne d’Italie, Jomini communique à l’empereur ses observations sur le théâtre de guerre et le déroulement des opérations. Le contenu de cette lettre n’était connu jusqu’à ce jour que dans une version tronquée qui a induit en erreur les historiens de la campagne de 1859. La publication du document rétablit le propos original de l’auteur et permet de reconsidérer une partie des interprétations de la première phase de la guerre.

The plan of operations for the Italian campaign of 1859: the real contribution of Jomini. Solicited by Napoleon III shortly before the start of the Italian campaign, Jomini sent the emperor his observations on the theater of war and the conduct of operations. The contents of this letter were known until now only in a truncated version that has misled the historians of the 1859 campaign. The publication of the document restores the original wording of the author and allows a reconsideration of some of the interpretations of the first phase of the war.

INDEX

Mots-clés : Jomini, Napoléon III, stratégie

AUTEUR

AMI-JACQUES RAPIN

Maître d’enseignement et de recherche à l’université de Lausanne, il a publié, Jomini et la stratégie : une approche historique de l’œuvre, ainsi que des contributions consacrée au stratège suisse dans les Cahiers du monde russe, la Revue suisse d’histoire et Politique étrangère.

Revue historique des armées, 260 | 2010 103

Document

Revue historique des armées, 260 | 2010 104

De la Champagne à la Volhynie : l’insigne du 43e régiment polonais d’infanterie

Andrzej Nieuwazny

1 Parmi les régiments polonais mis sur pied dans les années 1918-1920 et issus de l’armée polonaise en France (dite « armée Haller »), c’est le 43e régiment d’infanterie qui, dans sa symbolique, manifesta le plus la fraternité d’armes franco-polonaise.

2 L’insigne (de 1928) et le drapeau du régiment (de 1929) rendaient hommage à ces émigrés polonais en France qui, au déclenchement de la Grande Guerre, animés par l’espoir d’une indépendance future de la Pologne et par la volonté de défendre leur deuxième patrie, avaient rallié, dès août 1914, le Comité des volontaires polonais. La France refusant de créer des unités étrangères (mis à part les Italiens, le cas des Polonais était particulièrement « sensible » vu l’hostilité de l’allié russe à toute manifestation du sentiment national polonais), les volontaires durent s’enrôler dans la Légion étrangère (2e compagnie, bataillon « C », 1er régiment étranger). Sélectionnés après examen médical, 300 Polonais (sur 500 volontaires) reçurent une instruction militaire à la caserne de Reuilly à Paris et à Bayonne. Cette dernière ville a donné un surnom à ces soldats (« les Bayonnais ») qui partirent au combat avec leur drapeau (officieux) rouge frappé de l’aigle blanc, brodé par les dames de Bayonne. 3 Après un entrainement au camp de Mailly, les Polonais, incorporés au 2e régiment de marche du 1er régiment étranger (2e RM/1er RE) furent envoyés sur le front en novembre1914. Après les combats dans l’Aisne (janvier1915), la quasi-totalité des « Bayonnais » périt pendant l’offensive en Artois (le 9mai à Neuville Saint-Vaast et les 16-17 juin près de Souchez). Une poignée de sujets du tsar rescapés fut évacuée fin 1915 en Russie. 4 Le deuxième volet de l’histoire du 43e régiment se rattache au 1er régiment polonais de chasseurs à pied. La révolution russe de février-mars 1917 ayant modifié le contexte politique, le gouvernement provisoire de Russie donna son accord à la création d’une armée polonaise sur le sol français. Ce fut le rapport de Foch au ministre de la Guerre

Revue historique des armées, 260 | 2010 105

Painlevé, signé par le chef de l’état-major français le 20 mai 1917, qui fut à l’origine du décret présidentiel du 4 juin 1917 constituant une armée polonaise en France (APF) 1. La mise sur pied de cette armée (composée des Polonais, prisonniers de guerre et des volontaires venus d’Amérique) étant longue, le 4 novembre 1917, au moment où Foch envisagea la participation des Polonais à l’offensive du groupe d’armées de l’Est, il ne put compter que sur la 1re division polonaise. La seule unité de cette division ayant une expérience du combat était le 1er régiment de chasseurs (1er RCP), qui avait été envoyé sur le front en juin 1918. Le 18 juin, le général Gouraud, chef de la 4e armée, remit au régiment son drapeau, offert par le Conseil municipal de la ville de Paris. Quatre jours plus tard au camp de Mailly, trois autres régiments polonais reçurent, des mains du président de la République Poincaré, leurs drapeaux offerts par Nancy, Verdun et Belfort. Le président de la République décora aussi de la croix de guerre avec palme le drapeau des « Bayonnais », transpercé par 43 balles. 5 En juillet 1918, le 1er RCP était présent, au sein du 21e CA à la seconde bataille de la Marne et s’illustra à Saint-Hilaire-le-Grand (14-22 juillet) et au bois de Raquette (24-25 juillet). Ce deuxième combat fut particulièrement sanglant et dramatique car de nombreux soldats polonais combattaient dans ce secteur sous l’uniforme Feldgrau. Retiré du front dès le 17 août, le 1er RCP rejoignit au camp de Saint-Tanche deux autres RCP de la 1re division polonaise de chasseurs. Début octobre, la division fut envoyée sur le front en Lorraine et fut passée en revue par le général Haller, le nouveau chef des troupes polonaises en France. 6 L’arrivée de l’APF sur le sol polonais au printemps 1919 (deux corps d’armée regroupant cinq divisions d’infanterie mixtes franco-polonaises et une division d’instruction, soit au total 80 000 soldats) ouvre un nouveau chapitre de l’histoire du 1er RCP. L’historique du régiment rappelle les combats contre les Ukrainiens en Wohlynie (mai 1919), puis la guerre contre les Bolcheviks en 1920 : l’offensive sur Kiev (avril-mai), la défense contre l’armée de cavalerie (Konarmia) de Budienny (fin mai-début juin), la contre-offensive polonaise victorieuse (août-septembre). En 1921, lorsque la paix fut conclue, le 43e régiment de chasseurs des Confins 2 (ce nom lui fut attribué en septembre 1919) tenait garnison à Dubno, petite ville en Vohlynie, aujourd’hui en Ukraine. Un bataillon stationnait à Brody. La 13e division d’infanterie se composait de trois régiments issus de l’APF : les 43e, 44e et 45e (respectivement anciens 2e RCP et 3e RCP) 3. 7 L’histoire polono-française du 43e régiment se reflète aussi dans sa symbolique. En 1929, la dénomination officielle du régiment changea, il s’appela alors « 43e régiment d’infanterie de la légion des Bayonnais ». Cette référence aux volontaires de 1914, nous la voyons sur l’insigne du régiment, dont le port fut autorisé par le ministère de la Guerre en décembre 1928. Outre la croix Virtuti Militari attribuée au régiment en 1921, l’insigne (44 mm sur 44), en argent émaillé pour les officiers, en métal pour la troupe est orné de la croix de guerre avec palme (posée sur son ruban vert avec des bandes garance), qui fut attachée en 1918 au drapeau des « Bayonnais ». Sur la croix de guerre, l’on peut voir un petit aigle doré polonais provenant du dit drapeau 4. Les blasons de Paris (donataire du drapeau) et Dubno (lieu de la garnison principale) remplissent les bras verticaux de l’insigne. La couronne de lauriers entoure le chiffre 43 PSK – 43. Pulk Strzelcow Kresowych 5. La coutume voulait que la version émaillée de l’insigne, réservée théoriquement aux seuls officiers, fut attribuée aux sous-officiers méritants qui quittaient le régiment ; on le soudait au hausse-col (ryngraf) à l’effigie de la Vierge 6.

Revue historique des armées, 260 | 2010 106

8 Le nouveau drapeau, offert en commun par les villes de Paris et de Dubno ainsi que par les anciens soldats de l’armée Haller vivant aux États-Unis, fut remis au régiment le 25 juillet 1929. Il portait sur ses plis les blasons de Paris et de Dubno ainsi que l’effigie de la Vierge et le drapeau de 1914. Trois gardes au drapeau se présentaient pendant les cérémonies importantes : celle de 1914, en pantalon garance gardait le drapeau des « Bayonnais » conservé au régiment ; celle vêtue de bleu horizon entourait le drapeau des années 1918-1929 et celle vêtue de kaki veillait sur le drapeau polonais réglementaire. Ce troisième symbole du régiment, enseveli après le désastre de septembre 1939, fut heureusement retrouvé après la guerre, et est aujourd’hui conservé – ainsi que deux autres drapeaux – au Musée de l’armée à Varsovie 7. 9 Rappelons qu’en 1924 la fête du régiment, qui se célébrait auparavant le 10 janvier (jour de la création du 1er RCP en 1918), fut transférée au 25 juillet, pour commémorer le combat du bois de Raquette. Ainsi se transmettait la mémoire de la fraternité d’armes polono-française et de la Grande Guerre – si tragique, mais qui fut indispensable à l’indépendance polonaise.

NOTES

1. Pour l’organisation de l’APF : G UELTON (Frédéric), « La création d’une armée polonaise en France, 1917-1919», Revue historique des armées, n o 172, septembre1988 ; MERLOT (A.), L’armée polonaise. Constitution et organisation (juin 1917-avril 1919), Paris,1919. 2. 43. Pulk Strzelcow Kresowych. En polonais le mot Kresy (confins) désigne les territoires de l’ancienne Pologne-Lituanie situés à l’est des fleuves Bug et Niémen. 3. En1929, le commandant Stefan Wyczolkowski a publié, Zarys Historii Wojennej 43-go Pulku Strzelcow Kresowych – l’historique du 43 erégiment avec de nombreuses photos et contenant les listes des tués et des décorés; neufofficiers (dont trois à titre posthume) et unsergent du régiment furent décorés de laLégion d’honneur et la croix de Virtuti Militari fut attribuée à 74 officiers et soldats. 4. Les survivants parmi les « Bayonnais » étaient autorisés à porter un insigne identique : losange formé par le ruban de lacroix de guerre, orné de la croix et de l’aigle, avec la palme au- dessus. 5. W IELECKI (Henryk), S IERADZKI (Rudolf), Wojsko Polskie 1921-1939. Odznaki pamiątkowe piechoty [L’Armée polonaise en 1921-1939. Les insignes de l’infanterie], Warszawa, 1991, p. 81-82. 6. Wiarus, no 50 du 12 décembre 1936. 7. S ATORA (Kazimierz), Opowiesci wrześniowych sztandarow [Les histoires des drapeaux de septembre 1939], Warszawa, 1990, p. 93-95.

Revue historique des armées, 260 | 2010 107

Les fonds du Service historique de la Défense

Revue historique des armées, 260 | 2010 108

Les archives des prisons militaires (XIXe-XXe siècle)

Emmanuel Pénicaut

1 Le département de l’armée de Terre du Service historique de la Défense a mis cette année à la disposition de ses lecteurs le répertoire numérique détaillé de la sous-série 13 J, intitulé : Prisons militaires, XIXe-XXe siècle. Élaboré par les soins des commis greffiers de la justice militaire Christophe Cisiola et Léonard Grevet, avec la collaboration de l’officier-greffier Gérard Croutte, et l’aide ponctuelle de MM. Alain Morgat et Bernard Mouraz, ce nouvel instrument de recherche décrit un fonds divisé en deux parties : une collection de près de 1 400 registres d’écrou des prisons militaires françaises, de 1806 à 1961, et une série de plus de 300 cartons relatifs au fonctionnement de ces établissements, qui couvre principalement la première moitié du XXe siècle.

2 Les « prisons militaires » – appellation qui regroupe différents types d’établissements – abritaient les condamnés ayant encouru des peines privatives de liberté prononcées par une juridiction militaire. Né au début de la Révolution, le système carcéral militaire s’organisa lentement. La loi du 13 brumaire an V (3 novembre 1796), qui créait les conseils de guerre permanents, restait silencieuse sur les conditions de détention ; six ans plus tard, l’arrêté du 26 floréal an X (16 mai 1802) précisait la distinction entre les peines judiciaires et les peines de discipline et détaillait le fonctionnement administratif des prisons militaires, mais n’en établissait aucune liste ; la seule prison citée était celle de Paris, l’existence des autres semblant relever de l’autorité ou de la volonté du président de chaque conseil de guerre. Plus précis, l’arrêté « contenant règlement sur les prisons militaires », pris à Saint-Cloud le 29 thermidor an XI (17 août 1803) à l’initiative du ministre de l’administration de la Guerre, complétait le texte de l’an X en détaillant particulièrement le fonctionnement interne des « prisons établies près des conseils de guerre », mais aucune mesure particulière ne répondit à la création, entre 1803 et 1808, des « maisons centrales » de l’administration pénitentiaire civile. 3 La Première Restauration fut marquée par un vif courant philanthropique qui se préoccupa du sort des prisonniers, tant civils que militaires. Des projets de réformes des prisons militaires émaillèrent la période, soutenus par un intérêt constant du

Revue historique des armées, 260 | 2010 109

ministère dont témoignait, en 1831, l’apparition du chapitre « Prisons militaires » dans l’Annuaire militaire. La liste, établie officiellement pour la première fois, dénombrait 51 prisons. Ministre de la Guerre, le maréchal Soult prépara l’ordonnance du 3 décembre 1832, qui créait enfin les « maisons militaires centrales de détention, dites pénitenciers militaires », destinés aux condamnés à une détention de plus d’un an et fondés sur le principe du travail des prisonniers, dans le cadre d’un système d’isolement partiel. L’ouverture consécutive du pénitencier militaire de Montaigu (Paris), transféré ensuite à Saint-Germain-en-Laye, puis d’autres établissements en province, confirma les espérances mises dans ce nouveau système. 4 Après quelques années d’expérimentation, un règlement, premier texte complet d’organisation des prisons militaires, fut édicté le 9 mars 1852. On y trouvait d’abord le principe de la distinction obligatoire, copiée sur l’organisation civile, entre maison d’arrêt, maison de justice et maison de correction dans « toute prison militaire située dans une place qui est le siège d’un conseil de guerre ». La suite détaillait les aspects de la vie quotidienne des détenus, en demandant l’application du régime cellulaire de nuit « dans les prisons où il existera des cellules ». Les listes fournies par l’Annuaire militaire dénombrent alors 35 établissements en métropole, dont six seulement étaient abrités dans des prisons civiles. Signe d’une meilleure prise en compte de la situation des détenus, des établissements particuliers étaient apparus, comme les « prisons cellulaires de correction », pour les détenus récalcitrants, ou une prison pour détenus convalescents de retour d’Algérie, installée sur l’île de Porquerolles (Var). L’importance croissante de l’Algérie, devenue la « terre de bagne » par excellence, apparaissait au grand jour : 11 établissements étaient recensés dans les divisions d’Alger, d’Oran et de Constantine. 5 Les débuts de la IIIe République ne modifièrent guère la physionomie du système carcéral militaire, en dehors de l’épisode de la Commune de Paris, qui provoqua en 1871 et 1872 l’ouverture de nombreuses prisons provisoires. À partir des années 1890, toutefois, un mouvement d’opinion remit les prisons militaires sur la sellette. Alors même que l’affaire Dreyfus ébranlait l’institution militaire, les récits, réels ou fantasmés, de traitements inhumains appliqués aux condamnés se succédèrent, provoquant de vives réactions à la Chambre des députés. À la suite de la création d’une « direction du contentieux et de la justice militaire » au sein du ministère, en janvier 1899, un décret « sur le régime et la police des établissements pénitentiaires militaires » le 26 février 1900 et un nouveau règlement général le 10 décembre suivant, encadrèrent rigoureusement les punitions susceptibles d’être infligées aux détenus. On comptait alors en France et en Algérie 29 prisons militaires, une par siège de conseil de guerre, avec en outre trois établissements à Fort-Gassion (Aire-sur-la-Lys), Toulon et Collioure. Deux pénitenciers militaires existaient encore en métropole, à Bicêtre et Albertville (puis Avignon), les autres étant situés à Douéra (département d’Alger), Bône (département de Constantine) et Aïn el-Adjard (département d’Oran). Le statut des pénitenciers d’Algérie se différenciait à peine de celui des ateliers de travaux publics, qui existaient à Orléansville (département d’Alger), Mers el-Kébir (département d’Oran) et Bougie (département de Constantine). 6 La menace de la guerre fit taire les critiques et, si les quatre années d’hostilités exposèrent encore la justice militaire au regard de l’opinion, c’est plutôt sous l’angle des conseils de guerre : conseils spéciaux de l’automne 1914, mutineries du printemps 1917, accusations d’exécutions sommaires furent autant de sujets de discussions, sinon de scandales. Élevée par Clemenceau le 13 septembre 1917 au statut

Revue historique des armées, 260 | 2010 110

de sous-secrétariat d’État, l’administration de la la justice militaire ne cessa, au cours des hostilités, de dénoncer l’encombrement des prisons militaires, malgré l’internement de nombreux détenus dans des prisons civiles, et s’efforça d’y remédier par des créations nouvelles et en prenant des mesures de grâces, de remises ou de suspensions de peines, qui permettaient de faire envoyer au combat tout détenu susceptible de porter les armes. 7 L’Annuaire militaire pour les années 1920-1921 montre un retour progressif à la situation d’avant-guerre, mais qui annonçait en réalité une décennie de réformes. Dès le mois de janvier 1921, le contrôleur général des armées Chareyre notait que le nombre de détenus dans les 21 prisons militaires et dans les deux pénitenciers de l’intérieur, soit 3 526 individus, allait sans cesse diminuant. Une première vague de fermetures toucha l’Île-Madame et Toulon dès 1921, puis les prisons de Grenoble, Châlons-sur-Marne et Épinal en 1922. Simultanément, la direction du contrôle diligenta une série de missions dans les établissements de métropole et d’Afrique du Nord, qui conclurent à la suppression des prisons les plus modestes et les plus coûteuses : 12 d’entre elles fermèrent leurs portes entre 1923 et 1924, les détenus étant transférés vers les prisons militaires restantes ou confiés aux soins de l’administration pénitentiaire civile. Ces fermetures se poursuivirent par la suite, de telle sorte que, en métropole, seules les prisons militaires de Paris et de Marseille subistaient en 1939. 8 L’entrée en guerre provoqua, en application du plan de mobilisation, l’ouverture ou la réouverture d’un certain nombre d’établissements, en métropole comme au Levant (Alep, Beyrouth), en AEF et en AOF. Le déclenchement des hostilités entraîna l’accroissement du nombre des prisonniers, mais, surtout, l’avancée allemande contraignit à des évacuations d’urgence, dont la plus connue est celle de la prison militaire de Paris. La cessation des combats et la démobilisation entraînèrent la fermeture rapide de la plupart des établissements qui avaient vu le jour. Cependant, à Paris et à Nantes, comme dans nombre d’établissements pénitentiaires civils, les Allemands réquisitionnèrent les locaux pour installer leurs propres prisons. 9 Les difficultés auxquelles furent confrontées les établissements pénitentiaires militaires pendant la période d’armistice furent nombreuses : faiblesse du recrutement, mélange des attributions d’ordre politique et militaire, maintien de la discipline dans la population carcérale comme dans celle des gardiens, etc. Pragmatique, le service de la justice militaire de Vichy notait dès le 31 janvier 1942 qu’il convenait « de ne pas trop s’étonner » si les évasions se multipliaient. Plus que le surpeuplement, la préoccupation principale de l’administration de la justice militaire fut alors la sécurité des prisons contre des coups de force intérieurs ou extérieurs. La période de l’été 1944 fut particulièrement troublée : rangées parmi les symboles du régime de Vichy, les prisons militaires subsistantes furent « libérées », dans des conditions plus ou moins sanglantes selon les régions, par des groupes de résistants prompts à élargir les détenus politiques et parfois indistinctement les détenus appartenant à d’autres catégories. Pour autant, les cellules ne restèrent pas vides très longtemps : la recréation des tribunaux militaires à la suite de la Libération, dans un cadre juridique parfois flottant, entraîna un nombre grandissant de condamnations. Aussi les prisons militaires rouvrirent-elles leurs portes progressivement. 10 L’année 1945 fut marquée par une tentative de réorganisation qui montrait, malgré un problème général de surpeuplement, une situation rentrée dans l’ordre, tandis que des établissements nouveaux étaient créés en Allemagne et en Autriche : Germersheim et

Revue historique des armées, 260 | 2010 111

Fribourg en novembre 1945, Offenbourg et Landau en février 1946, puis Hall-Innsbrück en mars. Mais ce « renouveau » fut de courte durée : l’armée ne voulut pas reprendre à sa charge des établissements dont elle avait déjà cherché à se défaire avant la guerre ; invoquant des raisons d’économies, le décret du 25 octobre 1947 supprima à la date du 30 novembre suivant les prisons militaires de métropole et transféra les bâtiments, leur mobilier et une partie de leur personnel à l’administration pénitentiaire. Ne restaient aux militaires, outre les prisons de nature prévôtale, que l’on trouvait en particulier dans l’empire colonial, que les établissements d’AFN et de la zone d’occupation en Allemagne et en Autriche : ces derniers établissements fermèrent progressivement leurs portes entre 1946 et 1960. 11 La fermeture de la prison de Landau, en 1960, mit fin à une période de 170 ans pendant laquelle l’armée s’efforça de résoudre elle-même le paradoxe des « mauvais garçons » qu’elle nourrissait en son sein. Tout au long de cette période, les militaires ont bâti des prisons, élaboré un corpus juridique, rédigé des réglements, formé du personnel d’encadrement spécialisé, etc. Si le terme de « justice militaire » a le plus souvent résonné de façon désagréable à l’oreille de l’opinion, les travaux manquent, aujourd’hui, pour comparer cet ensemble avec le monde de la justice civile. Les procédures devant les tribunaux militaires furent-elles plus sévères que les procédures civiles ? Qui étaient les magistrats et les chefs de service de la justice militaire ? Les conditions d’incarcération dans les prisons militaires étaient-elles pires que dans l’administration pénitentiaire ? Peut-on comparer le taux de récidive dans l’un et l’autre systèmes ? Le statut des personnels d’encadrement était-il plus ou moins enviable ? Seules des études approfondies permettraient de répondre à ces questions, en faisant la part de ce qu’il peut y avoir de trompeur dans le discours administratif et de ce que le discours des victimes peut contenir d’excessif. Les sources disponibles dans la sous-série 13 J, ainsi que dans les séries complémentaires, sont désormais accessibles à tous les chercheurs qui souhaitent les consulter.

AUTEUR

EMMANUEL PÉNICAUT

Conservateur du patrimoine au département de l’armée de Terre du Service historique de la Défense

Revue historique des armées, 260 | 2010 112

Présentation

Revue historique des armées, 260 | 2010 113

Le statut des anciens combattants et des victimes de répressions en Pologne

Jan Stanisław Ciechanowski

NOTE DE L'AUTEUR

En Pologne, les termes de « kombatant [combattant] » et « weteran [vétéran] » sont synonymes.

1 Tous les pays créent des statuts destinés à protéger les vétérans des guerres et les victimes des répressions, selon leurs expériences historiques et le nombre potentiel des bénéficiaires de ces statuts. Afin de comprendre la spécificité des mesures adoptées par la Pologne, il faut tout d’abord se remémorer que lors des deux derniers siècles, la Pologne n’a été indépendante que durant 40 ans. De 1795 à 1918, elle a été sous le régime de la Russie, de la Prusse puis de l’Autriche ; de 1939 à 1945, elle a vécu sous l’occupation allemande et russe ; enfin dans la période de l’après-guerre jusqu’en 1989, elle a été l’un des satellites de l’Union soviétique. Pendant 200 ans, l’histoire de l’État polonais a été constituée de révoltes et de luttes pour l’indépendance. Cette tradition s’est transmise de génération en génération. Ces révoltes ont provoqué d’importantes répressions au sein de la population polonaise.

2 La Pologne a donc voulu donner une preuve de reconnaissance et d’estime à tous les citoyens qui ont lutté, dans les formations armées ou sous une autre forme, pour l’indépendance dans les années 1914-1956 et, aussi, a voulu pensionner les victimes des persécutions causées par les occupants allemands dans les années 1939-1945, par les Soviétiques lors des années 1939-1956 et par le régime communiste contrôlé par Moscou dans les années 1944-1956. Ainsi, un statut spécial pour les vétérans des luttes pour l’indépendance et les victimes des répressions politiques a été établi en 1991. La réalisation de cette mission a été confiée par l’État polonais à une nouvelle institution : le bureau des Affaires des combattants et personnes persécutées. Le statut de vétéran

Revue historique des armées, 260 | 2010 114

des luttes pour l’indépendance et de victime des répressions a été accordé à 184 000 personnes (plus de la moitié étant des anciens combattants). Environ 216 000 personnes (veufs et veuves de vétérans et de victimes des répressions) jouissent d’autres avantages. 3 Les vétérans invalides blessés lors des actions militaires et les victimes des répressions devenues invalides suite aux persécutions reçoivent une pension supplémentaire d’invalidité. Ces prestations sont attribuées à 56 000 personnes. De plus, des pensions familiales sont perçues par 28 000 veuves et veufs de vétérans invalides de guerre ou devenus invalides suite aux répressions. Composé d’environ 144 000personnes, un autre groupe est à part. Il s’agit des victimes des répressions constitué par les citoyens polonais déportés lors de la Deuxième Guerre mondiale ou condamnés aux travaux forcés par le IIIe Reich. Au total, ce sont 544 000 personnes qui jouissent d’avantages spéciaux et de différentes prestations en Pologne et à l’étranger. Parmi les avantages accordés aux bénéficiaires de la loi polonaise relative à la protection des vétérans, se trouvent les suppléments financiers aux allocations et retraites (84 euros par personne et par mois), les allocations d’invalidité (en moyenne 475 euros par personne et par mois) et les réductions sur les prix des transports publics (les réductions vont de 37 à 50 %). Par ailleurs, le statut d’invalide de guerre ou d’invalide suite aux répressions donne le droit à la gratuité pour certains médicaments. 4 Force est de constater que plusieurs bureaux et institutions privées sont, actuellement, en compétition pour octroyer aux vétérans et victimes des répressions des privilèges financiers (indemnités, réductions, etc.), d’honneurs (décorations, nominations au grade supérieur), mais aussi pour recueillir et traiter les différents matériaux historiques liés à la lutte, à la martyrologie et à l’extermination des citoyens polonais des différentes nations 1 lors de la Deuxième Guerre mondiale et dans la période de l’après-guerre. Cependant, le rôle principal incombe à l’État par le biais du bureau des Affaires des combattants et personnes persécutées. Le directeur du bureau (le ministre des Affaires des combattants et des victimes des répressions) dépend, de par la loi, du ministre du Travail et de la Politique sociale. Ce directeur est nommé par le Premier ministre et il est issu des cadres dirigeants de l’État, même s’il n’a pas de fonction de secrétaire ou vice-secrétaire d’État. Parmi les missions réalisées directement par le directeur du bureau figure en particulier le choix des principales actions de l’institution qu’il dirige afin d’assurer aux vétérans et aux victimes des répressions l’aide et la protection de l’État ainsi que l’estime et la mémoire qui leur reviennent. Le directeur octroie des distinctions honorifiques comme par exemple la Croix du combattant des luttes pour l’indépendance et la médaille Pro memoria. 5 Le directeur est assisté d’un organe de consultation et de conseil, qui est composé de quinze personnes, constituant le conseil des Affaires des combattants et personnes persécutées. Ce conseil se compose des représentants des plus importantes organisations polonaises d’anciens combattants et de victimes des répressions, présentes dans le pays mais aussi à l’étranger. Les membres du conseil sont désignés et révoqués par le directeur du bureau. Les missions réalisées par le bureau sont les suivantes : octroi du statut de vétéran, de victime de répressions ou de déporté condamné aux travaux forcés ; justification des demandes de privilèges d’honneurs ; assistance des représentants des anciens combattants et des victimes auprès des autres ministères et institutions privées. Le bureau est compétent pour juger de la réalité de l’activité de la résistance contre le régime communiste dans les années 1957-1989 et

Revue historique des armées, 260 | 2010 115

pour verser des indemnités au titre des dommages aux familles des victimes décédées lors des manifestations pour l’indépendance dans la même période. De plus, le bureau organise et soutient financièrement des actions pour organiser des commémorations de combats pour l’indépendance et entretenir la martyrologie des citoyens polonais (monuments, expositions, films, publications, etc.). Le bureau des Affaires des combattants et personnes persécutées emploie actuellement 161 personnes rémunérées. Les membres du conseil remplissent, quant à eux, leurs fonctions à titre bénévole. Enfin, le statut particulier d’ancien combattant n’est pas octroyé aux militaires ayant participé à des opérations militaires internationales récentes. En effet, les militaires sont à la charge du ministère de la Défense nationale et sont soumis à la réglementation relative aux droits des soldats professionnels.

NOTES

1. Dans les pays de l’Europe centrale et d’Europe de l’Est, c’est la personne elle-même qui décide de sa nationalité, ceci indépendamment de la citoyenneté. C’est le résultat des fréquentes modifications des frontières jusqu’en 1945.

AUTEUR

JAN STANISŁAW CIECHANOWSKI

Ministre polonais, directeur du bureau des Affaires des combattants et personnes persécutées

Revue historique des armées, 260 | 2010 116

Lectures

Revue historique des armées, 260 | 2010 117

Sébastien Albertelli, Les services secrets du général de Gaulle. Le BCRA (1940-1944) Perrin, 2009, 600 pages

Dominique Guillemin

1 Considéré ailleurs comme un champ d’études historiques à part entière, l’histoire du renseignement a longtemps été laissée en France aux seuls écrits journalistiques, avec le risque de se cantonner aux aspects spectaculaires ou anecdotiques auxquels ce thème peut prédisposer, ou d’écrire une histoire précaire en l’absence de sources sûres. Sur ce dernier point, l’ouvrage de Sébastien Albertelli, publication de sa thèse de doctorat, a bénéficié de l’ouverture récente des archives du BCRA (Bureau central de renseignement et d’action) par les Archives nationales et le Service historique de la Défense. Ces sources inédites, complétées par les fonds du SOE (Special Operations Executive) ou de l’OSS (Office of Strategic Service) appuient son propos sur une très solide documentation. Il présente une histoire complète des services spéciaux de la France libre et démontre non seulement que l’histoire du renseignement est un champ de travail ouvert, propice aux travaux rigoureusement argumentés, mais aussi qu’elle alimente des réflexions plus générales à la croisée des histoires militaire, politique ou administrative. Les services secrets du général de Gaulle, c’est d’abord l’histoire du BCRA et de ses figures marquantes, telles André Dewavrin (le colonel Passy) ou Pierre Brossolette. Officier de formation classique, le général de Gaulle était quant à lui peu sensible initialement à l’action secrète, mais il en comprit la nécessité surtout au vu du peu de moyens des FFL. Ce combat clandestin fut mené dans une double dimension politique et militaire correspondant au besoin d’affirmation de la France libre vis-à-vis des alliés, comme de sa légitimation par les Français occupés. La participation aux combats pour la Libération, objectif prioritaire dès le début, s’accompagna donc d’une constante volonté d’affirmer la souveraineté française à l’étranger et la légitimée gaulliste en France. Du simple point de vue de sa participation à l’effort de guerre, l’action du BCRA est consacrée par l’affirmation qu’il fut à l’origine de 80 % du renseignement nécessaire à la préparation du débarquement de Normandie, ce qui

Revue historique des armées, 260 | 2010 118

permit au colonel Passy d’en parler comme « une des principales unité combattante de la France Libre ». Il ne s’est pourtant jamais lancé dans un véritable combat armé, laissant aux maquis la tentation de la lutte insurrectionnelle pour se concentrer effectivement sur la préparation du débarquement, notamment par la synthèse du renseignement et la coordination des actes de sabotages. Cette attitude de « jourjistes » – comme s’en moquaient ses détracteurs avides d’action – témoigne cependant du professionnalisme acquis par un service devenu le mieux informé sur la France occupée : le renseignement, les opérations spéciales et la lutte insurrectionnelle relèvent bien de formes distinctes d’actions de guerre qu’il convient de bien différencier. Après tout, le SOE britannique n’a pas non plus pris au sérieux la consigne de Churchill de « mettre l’Europe à feu et à sang ». Le rôle politique du BCRA suscita davantage la polémique au point que les plus antigaullistes bâtirent la légende noire du BCRA, instrument des coups tordus, par exemple lors de l’opposition entre de Gaulle et Giraud. Le monopole des renseignements venant de France ainsi qu’un minutieux système de fiches pouvait contribuer à faire naître un « État dans l’État » : une accusation récurrente portée à l’encontre des services spéciaux. En fait, le BCRA ne parvint jamais à faire pleinement accepter sa tutelle par les réseaux qu’il se donnait pour tâche de centraliser. Car, là encore, l’esprit de la Résistance s’accommodait mal d’une action disciplinée et centralisée : il s’agissait, pour beaucoup d’entre eux, non seulement de libérer la France, mais aussi de porter un programme de relève politique pas toujours en harmonie avec les consignes venues de Londres… Pour atténuer les suspicions, le BCRA passa en septembre 1943 sous le contrôle de l’autorité civile. Ainsi, la naissance improvisée du BCRA, son développement depuis le caractère d’amateurisme de ses débuts jusqu’à sa transformation en une redoutable administration spécialisée accompagnent l’histoire de la Résistance comme celle du mouvement gaulliste. Intermédiaires entre la France libre et la France occupée, les services spéciaux du général de Gaulle sont au cœur des aspects les moins connus de cette période troublée de notre histoire. L’ouvrage de M. Albertelli vient les éclairer sous l’angle nouveau de l’histoire du renseignement.

Revue historique des armées, 260 | 2010 119

Frank Attar, Dictionnaire des relations internationales de 1945 à nos jours Seuil, 2009, 1084 pages

Alain Marzona

1 Depuis quelques années la multiplication des ouvrages généraux et autres dictionnaires consacrés aux relations internationales tend à montrer l’intérêt du « grand public » pour le sujet, apportant des points de repère et des clés de compréhension du monde contemporain. L’ouvrage de Frank Attar tente donc de répondre à ces préoccupations en proposant un panorama exhaustif des relations internationales. En effet, ce dictionnaire comporte près de 2 500 entrées, s’intéressant à la fois aux personnalités, comme aux lieux, événements, idées et concepts qui ont marqué le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les très nombreuses entrées sont d’une longueur variable, selon l’importance et la notoriété de leurs acteurs dans le champ des relations internationales. Toutefois, l’on peut s’étonner que certaines personnalités choisies ne voient que leurs dates de naissance et de décès ainsi que leur principale fonction annoncées, sans autre développement. Ce dictionnaire permet de nous éclairer sur des États notamment africains et asiatiques ou bien sur des théoriciens des relations internationales, comme l’école de Wisconsin, rarement mis en valeur dans ce type d’ouvrage. Pour autant, plusieurs inexactitudes relatives aux dates ont pu être relevées. Quant au fond, on peut déplorer à plusieurs reprises des jugements hâtifs et des partis pris sur l’action de diverses personnalités contemporaines comme les présidents Jacques Chirac ou Bill Clinton, entachant quelque peu la lecture de ce dictionnaire. S’il s’avère un instrument de travail utile, notamment par le nombre important de ses entrées, on peut au final estimer que l’ouvrage ne répond que partiellement à l’objectif de l’auteur d’en faire « un projet unique dans l’édition française ».

Revue historique des armées, 260 | 2010 120

Dominique de La Motte, De l’autre côté de l’eau. Indochine 1950-1952 Tallandier, coll. « Archives contemporaines », 2009, 168 pages

Ivan Cadeau

Revue historique des armées, 260 | 2010 121

1 L’histoire de la guerre d’Indochine nous est souvent parvenue à travers le récit d’anciens combattants, la plupart ayant servi au sein de bataillons d’élite (parachutistes ou légionnaires). Les grandes opérations et combats menés par le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO), le drame de la route coloniale ou la chute de Diên Biên Phu ont été l’occasion de mettre en exergue l’héroïsme et le courage des soldats d’Indochine. Loin du fracas de la guerre qui se livre, au nord, au Tonkin, De l’autre côté de l’eau présente une autre réalité de ce conflit. L’auteur retrace, dans un style simple et précis ce qu’a été son quotidien, comme chef de commando dans la province de Tay- Ninh, en Cochinchine entre 1950 et 1952. Le commando, dont il s’agit ici, ne ressemble en rien à l’image traditionnelle qui nous vient à l’esprit, celle d’une petite unité de soldats aguerris rompus à toutes les techniques de la guerre. Composé exclusivement de partisans, c'est-à-dire bien souvent de paysans enrôlés comme supplétifs au sein du CEFEO, le commando 12 remplit des missions de renseignement et de coups de main chez l’ennemi, mais bien plus, par sa seule présence, il symbolise la permanence de la souveraineté française. Le chef de ce commando, le lieutenant de La Motte, expose, plusieurs décennies après les faits, quelques tableaux de la vie qu’il a menée pendant presque deux années. Avec sensibilité, il raconte comment, roi en son royaume, il répond à l’attente de ses partisans et de leurs femmes, rend la justice et trouve des ressources pour faire vivre la collectivité. Il se souvient également de l’attachement et du respect partagé avec ces hommes et ces femmes qu’il quittera non sans émotion. Par ailleurs, quelques grands thèmes de la guerre d’Indochine sont abordés (les sectes, la guerre révolutionnaire) sous un éclairage nouveau et quelques réflexions nous sont livrées, sans jamais tomber dans la démagogie ou la facilité. L’intérêt de cet ouvrage est de présenter la guerre d’Indochine dans son quotidien, souvent méconnu, sa force réside dans sa concision et sa simplicité et ce n’est pas sans émotion que l’on achève les dernières lignes.

Revue historique des armées, 260 | 2010 122

Jean Delmas, La Seconde Guerre mondiale déroulement et enjeux Hachette, coll. « Toutes les clés », 2008, 317 pages

Jean-François Dominé

1 Toute personne désireuse de s’initier à la Seconde Guerre mondiale ou d’actualiser ses connaissances sur cette question trouvera assurément réponse à ses interrogations dans l’ouvrage du général (2s) Jean Delmas qui, non content d’être un spécialiste reconnu, se révèle un remarquable pédagogue. Suivant l’ordre chronologique, de 1919 à 1945, le livre comprend cinq partie : De la paix à la guerre (1919-1939), La guerre éclair allemande (1939-1941), La guerre éclair japonaise (7 décembre 1941-mai 1942), Guerre d’usure et coups d’arrêts (mai 1942-février 1943), La reconquête des territoires perdus (1943-1945). Chacune d’elles est précédée d’une introduction concise et divisée en un nombre variable de chapitre (de trois à quatorze). Leur typographie est conçue pour faciliter la lecture : les titres des sous-parties sont en gras et un intertitre annonce chaque paragraphe. Enfin, un court résumé clôt le chapitre. En outre, afin de compléter les informations contenues dans le texte, quatre rubriques figurent en marge. Signalées respectivement par une clé, un anneau de clés, une serrure et un cadenas, « La petite histoire », « Pour en savoir plus », « Zoom » et « Le mot savant »précisent un point technique, narrent une anecdote, croquent le portrait d’un personnage majeur ou mentionnent un ouvrage de référence (ce qui peut expliquer l’absence de bibliographie en fin de volume). Treize cartes et graphiques illustrent le propos de l’auteur, le glossaire des abréviations, acronymes et sigles n’est pas oublié ; une annexe est consacrée aux procès des criminels de guerre. L’ouvrage du général (2s) Delmas offre une synthèse magistrale sur une période cruciale du XXe siècle. Il comporte un grand nombre d’informations sur tous les aspects de la guerre, techniques, militaires (terrestres, aériens, maritimes), diplomatiques, comme sur ses conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui.

Revue historique des armées, 260 | 2010 123

Guillaume Devin (dir.), Faire la paix. La part des institutions internationales Presses de Sciences Po, 2009, 271 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Guillaume Devin, professeur à l’IEP de Paris et membre associé du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po, propose avec ce petit ouvrage une excellente synthèse du rôle des institutions internationales dans le maintien de la paix. Car, comme il le précise dans son introduction, si l’exemple de l’intervention américaine en Irak montre « qu’il est toujours possible de faire la guerre contre l’avis des institutions internationales, il devient désormais pratiquement impossible de se passer d’elles pour faire la paix ». Les auteurs réunis ici prouvent que, quel que soit le positionnement de ces institutions, le degré d’influence que les États qui les financent peuvent avoir sur elles et leur efficacité, ces dernières sont partie intégrante des relations internationales de l’époque contemporaine. C’est, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la volonté du président américain Wilson de mettre un terme aux systèmes d’alliance entre les États et de bâtir un système rationnel et universel de sécurité collective qui donne naissance à la Société des nations. Si l’on ne connaît que trop bien l’échec de cette dernière à empêcher le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, il reste que la SDN « marque un tournant ». Ainsi après cet utile rappel historique, les auteurs traitent de manière synthétique et concrète de la problématique du fonctionnement de l’Organisation des Nations unies et des principales institutions qui aujourd’hui doivent contrôler, réguler, ou interdire l’usage d’armes susceptibles de menacer la sécurité collective ou encore assurer la sauvegarde et le développement des droits humains fondamentaux.

Revue historique des armées, 260 | 2010 124

Mechtild Gilzmer, Mémoires de pierre. Les monuments commémoratifs en France après 1944 Autrement, coll. « Mémoires », traduit de l’allemand par Odile Demange, 2009, 270 pages

Jean-François Dominé

1 Enseignante à Toulouse-Le Mirail puis à Berlin, Mechtild Gilzmer a notamment dirigé, en 2003, le colloque « Les femmes dans la Résistance en France » avec Christine Lévisse- Touzé et Stefan Martens. Le postulat de Mechtild Gilzmer, fondé sur les travaux du sociologue Maurice Halbwachs, est que le passé, loin d’être donné une fois pour toute, est une construction sociale et culturelle. Aussi, jugeant que le « processus du souvenir des morts [est] plus ou moins achevé », elle se propose de dresser le bilan de la « représentation et du souvenir de la Seconde Guerre mondiale ». Elle s’attache donc à suivre les « différentes étapes du processus d’édification de monuments commémoratifs et d’hommages aux morts après la guerre »puis d’en analyser les « expressions iconographiques ». Apparaîtront ainsi le but des concepteurs du projet, les obstacles par eux rencontrés, les conflits d’intérêts suscités par leur idée et, enfin, l’aboutissement ou l’abandon du projet. Les monuments commémoratifs définissent l’identité nationale à une date déterminée. En effet, ils constituent une forme particulière de « lieux de mémoire » (Pierre Nora) car ils occupent l’espace public, ce qui leur confère une visibilité exceptionnelle. Dès la fin de la guerre, surgissent un peu partout en France de tels monuments, hommages de leurs proches aux morts de la guerre. Afin de mettre de l’ordre dans cette « édification chaotique », est instituée la Commission centrale des monuments commémoratifs qui relève du ministère de l’Intérieur. Sa tâche n’est pas des plus faciles. Peu à peu, cependant, cette frénésie s’apaise. Elle a pourtant donné au paysage monumental français l’allure qu’il conserve pour l’essentiel encore aujourd’hui car ces créations locales sont souvent d’ampleur nationale [Mont-Mouchet (Cantal) ; Chasseneuil-sur-Bonnieure (Charente) ; Châteaubriant (Loire-Atlantique)]. À partir de 1958, l’initiative revient au général de Gaulle et à son tout nouveau ministre des Affaires culturelles, André Malraux, qui dispose du Commissariat général aux

Revue historique des armées, 260 | 2010 125

monuments commémoratifs. De 1944 à 1950, les monuments avaient une double vocation : honorer les morts et saluer l’action de la Résistance. Les années 1960 voient triompher la mémoire gaulliste [de Gaulle inaugure le mémorial pour la France combattante au Mont-Valérien (Suresnes, Hauts-de-Seine), le mémorial de la Déportation dans l’île de la Cité (Paris) et le monument de Natzweiler-Struthof (Bas- Rhin)]. Une certaine désaffection caractérise la décennie suivante. Dans les années 1980, naît une autre approche. Les résistants étrangers sont mis en avant [Les sentinelles de la mémoire : un monument national pour les étrangers dans la Résistance (Besançon, Doubs), 1993] de même que les victimes de la Shoah (Monument des victimes juives de la Déportation de France, 1994). Cette évolution transparaît dans les choix iconographiques successifs. Après l’individu héroïque, viennent les allégories féminines de l’unité nationale (Marianne). De Gaulle impose la croix de Lorraine, symbole de la France victorieuse. Depuis les années 1970, les monuments commémoratifs doivent offrir une image du passé et non plus affirmer l’identité nationale. Leur esthétique s’en ressent. Elle n’est plus classiquement figurative mais peut prendre des formes abstraites et très variées. Mechtild Gilzmer n’écarte aucun aspect de la question. De ce fait, elle livre un ouvrage à la fois érudit et plaisant, à l’iconographie abondante mais discrète (environ 40 photos). Elle a consulté de nombreuses sources : Archives nationales, centre des archives de Fontainebleau, archives du ministère de la Défense (Mechtild Gilzmer a interrogé des agents du bureau des monuments historiques et des lieux de mémoire ainsi que de la DMPA), archives départementales et communales. Le livre contient, en outre, une solide bibliographie. Il constitue une analyse précieuse de ces édifices et, puisque le tourisme de mémoire est à la mode, un excellent guide de voyage.

Revue historique des armées, 260 | 2010 126

Sébastien Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en France Fayard, 2009, 700 pages

Thomas Vaisset

1 Ce livre est la publication de l’habilitation à diriger les recherches de Sébastien Laurent, maître de conférences à l’université de Bordeaux III et enseignant à Sciences Po. Son objet est l’étude de l’émergence de « l’État secret » en France, de la Restauration à la veille de la Grande Guerre. L’ouvrage remet en cause la thèse d’une progressive libéralisation politique au cours du XIXe siècle, fruit de l’acculturation des Français aux libertés fondamentales acquises pendant la Révolution et dont l’aboutissement aurait été la proclamation de la République, le 4 septembre 1870. Distinguant la composante administrative, le droit et les pratiques du renseignement, il démontre avec talent que cette libéralisation s’est en fait déroulée en trompe-l’œil. Sébastien Laurent met en lumière la continuité des différents régimes qui se succédèrent au XIXe siècle en matière de renseignement. Ainsi, l’accélération de la circulation de l’information par l’intermédiaire de multiples inventions et leur diffusion croissante n’ont pas compromis la capacité de surveillance et d’influence de l’État. Jouant habilement sur le registre politique et juridique, il a conservé, voire accru ses moyens pour contrôler un « espace public » qui tendait alors à former une véritable opinion publique. Si la surveillance intérieure fut particulièrement marquée lors des deux régimes impériaux, la proclamation de la République ne constitua pas pour autant une rupture avec les pratiques antérieures. Le contrôle des communications par exemple ne disparut pas. Après l’invention du téléphone, les premières compagnies furent rapidement nationalisées pour donner naissance au ministère des PTT. Ainsi, les « cabinets noirs » chargés d’intercepter et de déchiffrer les courriers et les télégrammes s’institutionnalisèrent-ils pour intégrer les administrations centrales de l’Intérieur ou de la Guerre. La loi sur la presse de juillet 1881 n’a pas fondamentalement remis en cause la censure qui se contenta de changer de nature. Enfin, c’est également sous la IIIe République que l’État passa de la « surveillance » au « contrôle » de ses propres

Revue historique des armées, 260 | 2010 127

citoyens. Distinguant trois niveaux différents, la composante administrative, le droit et les pratiques, Sébastien Laurent montre que « l’État secret » s’est formé en trois temps : l’âge de la coutume, la bureaucratisation et l’apparition d’un droit spécifique. Il fonde son étude sur une bibliographie et des sources abondantes et met son érudition au service d’une démonstration rigoureuse. Politiques de l’ombre fait d’ores et déjà figure d’ouvrage incontournable pour l’étude du renseignement en France.

Revue historique des armées, 260 | 2010 128

Frédéric Le Moal, La Serbie, du martyre à la victoire (1914-1918) 14-18 éditions, 2008, 253 pages

Martin Motte

1 Fin connaisseur des questions balkaniques, Frédéric Le Moal s’était déjà signalé par un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, La France et l’Italie dans les Balkans, 1914-1919, paru chez L’Harmattan en 2006 et récompensé l’année suivante par le prix du Mémorial du front d’Orient. Son deuxième livre confirme ses talents de spécialiste des relations internationales, mais le révèle aussi comme un remarquable historien des représentations identitaires et des rapports civils/militaires. C’est bien à une histoire totale qu’on a ici affaire. Qui mieux est, l’auteur parvient à rendre intelligibles des problèmes extraordinairement complexes. Frédéric Le Moal montre la subtilité d’une diplomatie serbe d’avant-1914 tentant de manipuler les grandes puissances qui entendent elles-mêmes la manipuler : loin du cliché d’une Serbie par nature alignée sur la Russie au nom de la solidarité slave et orthodoxe, l’on découvre que le Premier ministre Pasic a un temps au moins recherché l’équilibre entre Vienne et Saint- Pétersbourg. L’on voit également l’hésitation du nationalisme serbe entre deux options, le pan-serbisme ou le yougoslavisme. Sur ce terrain aussi Pasic se montre prudent et ouvert à tous les schémas, pourvu que Belgrade en sorte gagnant. Après l’invasion de la Serbie, le défi semble tenir de l’impossible. Pasic le relève admirablement, bien servi il est vrai par les divisions de ses interlocuteurs étrangers et par l’héroïsme de son peuple. L’interaction entre négociations et opérations militaires est fort bien analysée, encore que l’appareil cartographique ne soit pas à la hauteur du récit ; mais c’est là un travers trop répandu dans l’édition française pour qu’on puisse incriminer l’auteur. Les pages consacrées aux regards portés sur la Serbie sont parmi les plus intéressantes de l’enquête en ce qu’elles permettent de se déprendre d’une vision rétrospective née de la Grande Guerre. Avant 1914, le mépris pour les peuples des Balkans ne règne pas seulement à Berlin, mais aussi à Londres et Paris : on les considère comme une catégorie intermédiaire entre l’Europe (par essence « civilisée ») et l’Afrique (par essence « barbare »). Ici encore c’est l’héroïsme des Serbes, mais aussi l’évolution des équations politico-stratégiques européennes entre 1914 et 1918, qui inversent la

Revue historique des armées, 260 | 2010 129

tendance. L’évocation des rapports civils/militaires se déploie dans deux dimensions principales. D’abord, Frédéric Le Moal retrace le bras de fer occulte entre les ultranationalistes de la société secrète « la Main Noire » et Pasic, dont l’enjeu est entre autres le contrôle de l’armée. Sous ce rapport, le récit des jours précédant l’attentat de Sarajevo est proprement captivant. L’on assiste ensuite aux drames du temps de guerre, avec l’ahurissante série d’atrocités commises sur les populations serbes par l’occupant, les mouvements de résistance, etc. Sujets encore trop peu connus et qui montrent combien l’Europe, ou du moins cette partie de l’Europe, était dès 1914 lancée sur la trajectoire qui devait conduire aux abominations de la Seconde Guerre mondiale. Les dernières pages procèdent à une mise en perspective qui va jusqu’aux guerres balkaniques des années 1990. On y sent l’auteur partagé entre son admiration pour un peuple ayant su trouver dans sa foi, tant religieuse que nationale, les conditions de sa résurrection et sa réticence envers une hybris dont la conclusion est désastreuse, puisque la Serbie d’aujourd’hui se retrouve plus petite que celle de 1914. Au total, un livre passionnant de bout en bout.

Revue historique des armées, 260 | 2010 130

Pierre Milza, L’année terrible. La Commune, mars-juin 1871 Perrin, 2009, 514 pages

Olivier Berger

1 Le second et dernier tome de Pierre Milza sur cette « année terrible » consacre à la Commune une analyse politique fine de la situation qui a créé les conditions de l’insurrection, suivie d’une étude détaillée des actes du gouvernement communaliste et de sa chute dans la répression versaillaise. C’est encore un excellent ouvrage, et ce à plus d’un titre. D’abord c’est un récit vivant, une histoire dépassionnée, loin du schéma de l’historiographie traditionnelle, manichéenne, séparant les « bons » des « méchants » selon des idéologies. Milza montre que la Commune n’est pas un phénomène anodin comme les précédentes insurrections parisiennes et qu’elle a des conséquences sur la naissance de la IIIe République. Le lecteur ne trouvera ici ni réquisitoire ni apologie mais une étude de l’œuvre de la Commune, de ce qu’elle fut vraiment, avec ses réussites et ses fautes. L’auteur brise des idées reçues nées de la littérature versaillaise en allant plus loin que Paul Lidsky dans Les Écrivains contre la Commune, paru en 1982, qui a pourtant été pionnier dans l’analyse de la légende noire créée ex nihilo par les vainqueurs de 1871, au temps où les historiens se partageaient entre pro et anti communards. Puis, s’il est un point fondamental qui est traité ici, c’est la lutte morale entre deux conceptions de la république durant soixante jours, un affrontement idéologique. Les deux camps sont présentés comme n’étant pas deux blocs monolithiques mais une alliance des ouvriers et de la petite bourgeoisie laborieuse contre les royalistes, bonapartistes et républicains modérés. En somme, la relecture des sources de l’histoire de la Commune et des prédécesseurs de Milza, à savoir P.-O. Lissagaray, K. Marx, J. Rougerie, W. Serman et R. Tombs est parfaitement convaincante. En fin de volume les sources principales sont présentées, seules les plus essentielles ont été gardées afin de donner des pistes au lecteur, qu’il soit universitaire ou non. Ce livre permet de mieux saisir l’atmosphère de cette insurrection fédéraliste proudhonienne, insuffisamment enseignée aujourd’hui dans les programmes scolaires comme la guerre franco-allemande. Sa qualité en fera un classique sur le sujet, rassemblant des thèses issues de la recherche actuelle en sus des idées novatrices que

Revue historique des armées, 260 | 2010 131

développe Milza. Par exemple, la Commune était soucieuse de la légalité, ses hommes étant en majorité des travailleurs, non des brigands comme les mythes propagés par Paul de Saint-Victor, après guerre, dans Barbares et Bandits. Milza s’intéresse à la nature de la répression, à son degré de violence, interprétant le crime de guerre davantage en tant que crime contre l’humanité, les généraux habitués aux répressions de type colonial appliquant la méthode sur les Parisiens. Une terreur tolérée par les autorités opportunistes et soucieuses d’en finir avec les foyers révolutionnaires par un déchaînement de cruauté. La thèse de Milza selon laquelle le 18 mars aurait été provoqué sciemment par les mesures sur les loyers et effets de commerce, pour faire sortir au grand jour les mécontents, et ainsi les décapiter, nous paraît pertinente. Au sortir de la lecture de ce livre, on comprend que la Commune a multiplié les erreurs : absence de chef unique, de figure capable de rassembler, pas de décideur avec voix prépondérante dans les conseils, etc. Emmêlée dans ses contradictions, elle est à la fois dictature qui refuse d’en être une ; elle a des dirigeants manquant d’audace ; elle est démocratie directe dans laquelle chacun, en donnant son avis, retarde une prise de décision urgente ; elle est gênée par la concurrence entre le pouvoir civil et les organes militaires tels les comités de la garde nationale ; elle demeure un gouvernement isolé de la France qu’elle entend représenter sinon inciter à se fédérer à elle.

Revue historique des armées, 260 | 2010 132

Rémi Monaque, Suffren. Un destin inachevé Tallandier, 2009, 494 pages

Antoine Boulant

1 En choisissant de consacrer une étude à Pierre-André de Suffren, l’amiral Monaque a relevé le pari de proposer une nouvelle biographie de celui qui demeure l’une des plus grandes personnalités de l’histoire de la marine européenne. Le défi était d’autant plus difficile que le personnage possède une personnalité fort complexe qui n’a cessé de susciter des controverses, essentiellement pour ce qui concerne ses méthodes de commandement. Fort de sa propre expérience – ayant lui-même servi dans la marine de guerre –, l’auteur a eu recours aux documents les plus variés conservés dans de nombreux dépôts, notamment aux archives de Malte et du Sri Lanka. Après avoir évoqué « la formation d’un caractère » (p. 19-172), il consacre la plus grande part de son étude à la campagne des Indes (p. 175-323). Au-delà du récit des opérations militaires, déjà bien connues, l’auteur s’efforce d’analyser la psychologie de son personnage comme élément d’explication de ses échecs : entretenant de déplorables relations avec ses capitaines, ce « Nelson sans charisme » (p. 393) n’obtint jamais l’exécution pleine et entière de ses intentions ; s’il fut indiscutablement un grand stratège qui rendit sa fierté à la marine de son pays, il dut trop souvent se contenter de victoires inachevées. L’apparat critique de l’ouvrage est irréprochable, proposant au lecteur de nombreuses cartes, plusieurs annexes fortes utiles – notamment une analyse du dossier Suffren conservé à Colombo – et un index des noms de navires.

Revue historique des armées, 260 | 2010 133

Frédéric Naulet, Wagram (5 et 6 juillet 1809). Le canon tonne sur les bords du Danube Économica, 2009, 381 pages

Luc Binet

1 L’auteur, Frédéric Naulet, est docteur en histoire et membre de la commission d’histoire militaire. Il a déjà publié, dans cette même collection, deux ouvrages consacrés respectivement à Eylau et Friedland. À l’occasion du bicentenaire de la campagne d’Autriche et de la bataille de Wagram, il nous livre ici un ouvrage très synthétique sur les opérations de cette campagne de 1809 qui, une fois de plus, voit la France et l’Autriche s’affronter sur les champs de bataille. Le recul et l’objectivité de l’historien nous donne une idée plus réaliste des difficultés auxquelles est confrontée l’armée impériale lors de ce nouveau conflit avec l’Autriche. En effet, l’armée française engagée sur deux fronts (dont l’Espagne) compte désormais dans ses rangs un grand nombre de jeunes conscrits qui n’a pas la tenue au feu des vainqueurs d’Austerlitz. Les rivalités entre maréchaux et les manquements ou les faiblesses de certains d’entre eux sont également mis en lumière. Tous les secteurs d’opérations sont pris en compte, permettant ainsi une estimation de leur influence sur le déroulement de la campagne en Autriche. À Wagram, l’Empereur peut heureusement compter sur la faiblesse des raisonnements tactiques de ses adversaires ; mais Essling a démontré que les victoires sont désormais très coûteuses en hommes et bien moins décisives. Cette campagne permet également à Napoléon Ier de prendre la mesure de la fragilité de son alliance avec les Russes au travers certaines opérations des Polonais contre les Autrichiens. En conclusion, il s’agit encore d’un excellent ouvrage dans une collection qui en compte déjà beaucoup. Le seul reproche (puisqu’il en faut bien un) que l’on puisse faire, concerne la disposition des cartes. Celles-ci sont mélangées avec les autres annexes, ce qui rend parfois la lecture malaisée. Cependant, ce léger défaut ne saurait gâter la qualité générale de l’ouvrage.

Revue historique des armées, 260 | 2010 134

Jean-Pierre Richardot, 100 000 morts oubliés : les 47 jours et 47 nuits de la bataille de France, 10 mai-25 juin 1940 Le Cherche-midi, coll. « Documents », 2009, 472 pages

Nicolas Texier

1 Ce livre part d’une évidence : dans la mémoire collective, la Drôle de guerre constitue un épisode tragi-comique de l’histoire française, le souvenir de la débandade d’une armée mal équipée, stupéfaite et culbutée par une Wehrmacht accomplissant une promenade de santé devant s’achever par un défilé sur les Champs-Élysées accompli sous le soleil. Dans cette imagerie, les pertes allemandes n’existent pas et les soldats français tombés au cours de la bataille de France existent à peine, tristes victimes d’une guerre tournant à la farce et de la malheureuse répétition de l’humiliation de 1870. Ces hommes furent pourtant plus de 60 000 et l’invasion de la Belgique et de la France a beau constituer un épisode majeur de la Seconde Guerre mondiale, l’historiographie française peine encore à expliquer cette campagne, le déroulement et les raisons profondes, militaires et politiques, de la défaite, comme si celles-ci ne valaient guère que l’on s’y attarde, en se contentant de l’expliquer par la confusion politique de l’entre-deux-guerres, le défaitisme des autorités françaises, le dégoût de la population pour la guerre et l’aveuglement d’un commandement en retard d’un conflit. Pour toutes ces raisons, la Drôle de guerre comme la bataille de France aurait mérité un travail de fond, accompli sur les archives conservées en Allemagne et en France (notamment au SHD), ce que ne propose pas l’ouvrage de Jean-Pierre Richardot. S’appuyant essentiellement sur des témoignages et des sources imprimées, l’auteur privilégie ainsi le point de vue du soldat et les impressions laissées par les péripéties de la campagne sur les survivants. Si ce choix a le mérite de rendre hommage aux soldats morts au combat, au courage des hommes sur le terrain et aux actions entreprises par les troupes françaises, il rend en revanche périlleuse toute affirmation sur le comportement des autorités politiques et militaires et sur le processus qu’ont suivi l’effondrement de la République et l’instauration de l’État français. Invoquer en ce domaine la seule trahison d’une clique de généraux antirépublicains facilitée par la

Revue historique des armées, 260 | 2010 135

capitulation de politiques dépassés par les événements mériterait sans doute quelques nuances ou, à tout le moins, d’aller chercher une explication à l’ampleur de la défaite au-delà de la seule psychologie des officiers d’états-majors. Faute d’y répondre, cet ouvrage a toutefois le mérite de poser à nouveau cette question : comment cela a-t-il été possible ?

Revue historique des armées, 260 | 2010 136

Jacques Piatigorsky, Jacques Sapir (dir.), Le Grand Jeu. XIXe siècle, les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale Autrement, coll. « Mémoire/Histoire », 2009, 252 pages

Anne-Aurore Inquimbert

1 Avec ce Grand Jeu, Jacques Piatigorsky et Jacques Sapir dirigent un ouvrage, rédigé par quatre auteurs, sur une zone géographique que l’actualité met quotidiennement en lumière : l’Asie centrale. C’est, au reste, ce que souligne les deux directeurs dans leur introduction en précisant que l’actuelle présence militaire française en Afghanistan compose le nouveau « Grand Jeu ». Le concept géopolitique de « Grand Jeu » prend forme au début du XXe siècle, dans les écrits de l’un de ses acteurs, pour qualifier les affrontements indirects et les jeux d’influence auxquels se sont livrés, au cours du XIXe siècle, Russie et Grande-Bretagne en Asie centrale. Puis, Rudyard Kipling reprend l’expression à son compte dans son célèbre roman Kim. En parallèle, le père de la géopolitique moderne – Halford John Mc Kinder – affirme, quant à lui, que celui qui domine l’Asie centrale « domine le monde » ; car la région, en plus d’être un carrefour, possède d’importantes ressources naturelles. Les cinq parties de cet ouvrage nous invitent donc à découvrir le passé, le présent et le futur du « Grand Jeu ». Cet antagonisme géopolitique, bien qu’ayant officiellement pris fin en 1907 (convention anglo-russe de Saint-Pétersbourg), perdure aujourd’hui sous des formes et avec des acteurs différents (les États-Unis ayant remplacé la Grande-Bretagne dans le rôle de la puissance maritime opposée aux puissances terrestres que sont la Russie et la Chine) mais avec des velléités de contrôle de zones géographiques identiques (Afghanistan, Iran).

Revue historique des armées, 260 | 2010 137

Wolfram Wette, Les crimes de la Wehrmacht Perrin, 2009, 385 pages

Bernard Mouraz

1 Pendant des décennies, il fut d’usage, pour les historiens de la Deuxième Guerre mondiale, d’opposer la « correction » des soldats de la Wehrmacht au comportement criminel des SS. Beaucoup acceptaient les mémoires des maréchaux et généraux de l’armée allemande, publiés après la guerre, affirmant qu’ils avaient été « abusés » par Hitler et le régime national-socialiste et n’avaient, en aucune sorte, participé au génocide des Juifs. Ainsi était née la légende d’une « Wehrmacht propre ». Il faut attendre les années 1990, la fin de la guerre froide coïncidant avec l’arrivée, en Allemagne, de générations dont les parents étaient trop jeunes pour se voir reprocher leur comportement sous le IIIe Reich, pour que les Allemands acceptent, non sans mal, les travaux des spécialistes allemands de la période du nazisme remettant en cause le mythe d’une armée ayant seulement accompli son devoir sans se compromettre avec les nazis. C’est le sujet d’un ouvrage de 2002 de l’universitaire allemand Wolfram Wette qui vient d’être publié en français. Au contraire de l’étude d’Omer Bartov sur L’armée d’Hitler, publiée en France en 1999, l’auteur ne se limite pas à l’étude du comportement des responsables militaires pendant la guerre (mais, comme lui, il s’en tient à observer ce qui s’est passé sur le front de l’Est). Il rappelle que l’antisémitisme était déjà présent dans l’armée impériale (recensement des militaires juifs en 1916) et que les officiers adhéraient largement, dans l’Allemagne des années 1920, à la représentation de l’ennemi « judéo-bolchévique » avant que la propagande du régime national-socialiste la reprenne à son compte. Il apporte la preuve qu’au moment de l’invasion de l’Union soviétique, les responsables de la Wehrmacht avaient bien conscience de participer à une guerre d’extermination et que les militaires ont contribué, quand on le leur demandait, à la Shoah. Ceci constitue la première moitié de l’étude de Wolfram Wette. La seconde aborde un sujet plus neuf : celui de la construction de la légende de la « Wehrmacht propre » (avec les commémorations apologétiques des anciens généraux) et de sa dislocation progressive. Allant au-delà d’une simple étude historiographique, l’auteur présente les débats au sein de la société allemande et des pouvoirs publics

Revue historique des armées, 260 | 2010 138

après la guerre. Nous avons particulièrement retenu les pages consacrées à la Bundeswehr où la Wehrmacht a continué de servir de référence historique, en dépit des décrets de 1965 et de 1982 sur la tradition. Il faudra attendre le 8 mai 2000 pour que le nom d’un sous-officier, fusillé en 1942 pour avoir sauvé des Juifs en Pologne, soit donné à une caserne de la Bundeswehr.

Revue historique des armées, 260 | 2010