LA CUISINE DE L’AUTRE. ECHANGES ET RIVALITES DANS LES RELATIONS GASTRONOMIQUES FRANCO-ANGLAISES DU XVIII e SIECLE A NOS JOURS Denis Saillard

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Denis Saillard. LA CUISINE DE L’AUTRE. ECHANGES ET RIVALITES DANS LES RELATIONS GASTRONOMIQUES FRANCO-ANGLAISES DU XVIII e SIECLE A NOS JOURS. Nos meilleurs ennemis. L’entente culturelle franco-britannique revisitée., 2014. ￿halshs-01884367￿

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« Le peuple anglais mange pour vivre ; en France, on vit pour manger » dit un vieux proverbe. Cuisiner n’est presque jamais considéré comme un art au sein de nos classes pauvres et il est vraiment nécessaire que la ménagère anglaise apprenne à faire la cuisine du mieux qu’il lui est possible. Voltaire faisait remarquer à propos de la cuisine anglaise que « si nous avions vingt-quatre religions, nous ne disposions que d’une seule sauce »1.

En 1958, dans son Anthropologie structurale, afin d’exposer l’idée que les « structures culinaires » se retrouvent, universellement et pas seulement chez les peuples premiers, dans la mythologie, l’art ou l’idéologie politique, Claude-Lévi-Strauss met en exergue l’exemple qui paraît le plus familier à ses lecteurs : l’opposition des cuisines anglaise et française2. Pourtant, le modèle du triangle culinaire3 peut-il expliquer le fossé gastronomique franco-anglais ? La détestation des Français pour les plats bouillis anglais ou le rejet par les Anglais de la consommation de grenouilles et d’escargots, animaux jugés inquiétants en raison de leur nature visqueuse, ont souvent été discutés depuis les années 60. Récemment, aussi bien sur le plan socio-économique qu’anthropologique, Anthony Rowley a démoli les théories, devenues classiques, de la différence des cuisines française et anglaise4. Par exemple, le penchant marqué et durable de nombre d’Anglais pour la consommation d’huîtres, nourriture « naturelle » et visqueuse elle aussi, laisse penser que l’interprétation de Lévi- Strauss ne fonctionne pas complètement. L’étude diachronique des représentations gastronomiques, à condition qu’elle n’oublie pas de s’interroger sur la réalité des pratiques alimentaires, permet d’aborder ce débat scientifique sous un autre angle5.

1 Harriet DeSalis, Art of Cookery. Past and Present, Londres, Hutchinson, 1898, pp. 22-25, citée par Amy Trubek, Haute Cuisine. How the French Invented the Culinary Profession, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2000, p. 59. 2 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 99-100. 3 Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit (Mythologiques I) ; L’Origine des manières de table (Mythologiques III), Paris, Plon, 1964 et 1968. 4 « Cuisine française, cuisine anglaise : je t’aime moi non plus, 1715-2010 », conférence à la BnF, http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/anx_conferences_2010/a.c_101204_rowley.html 5 A. Rowley (conférence citée) rappelle l’origine du terme Froggy ; elle remonte au Moyen-Age quand les Français sont désignés en Angleterre comme des « mangeurs de crapauds », autrement dit de créatures diaboliques. Caricatures et stéréotypes foisonnent dans toute représentation de l’Autre et la nourriture constitue l’un des supports anthropologiques de choix, si ce n’est le premier, de la dépréciation d’autrui6. Français et Anglais ont multiplié les représentations gastronomiques dévalorisantes pour les voisins d’Outre-Manche. Les termes de « Froggies » et de « Rosbifs » ont ainsi régulièrement fleuri dans l’expression populaire pour désigner plus ou moins péjorativement l’Autre. Pourtant, comme l’a démontré dans les années 1980 l’étude de Stephen Mennell7, une importante dissymétrie caractérise les regards croisés des Français et des Anglais sur la cuisine de l’Autre. En dépit de fluctuations dans les modes culinaires et de réactions nationalistes, la majeure partie de l’élite sociale anglaise admet très tôt la « supériorité » de la cuisine française. Celle-ci a emprunté une voie originale en Occident à partir du XVIIe siècle, alors que la cuisine anglaise, elle, est presque invariablement jugée « mauvaise » par les Français, toutes classes sociales confondues. Ce schéma général résiste-t-il à une analyse plus détaillée ? Ne masque-t-il pas de nombreuses exceptions, voire des évolutions qui rendraient les regards sur l’Autre plus complexes qu’il n’y paraîtrait de prime abord ?

La cristallisation du discours gastronomique anglais au XVIIIe siècle

Il existe d’importantes différences des cuisines et des manières de table françaises et anglaises8 et de multiples représentations anglo-françaises de la cuisine de l’Autre bien avant le XVIIIe siècle. Cependant, le succès auprès d’une partie importante de l’élite anglaise de la nouvelle haute cuisine française qui, depuis la Renaissance, s’est développée à la Cour et dans les milieux aristocratiques notamment grâce aux innovations des chefs François Pierre de la Varenne (Le Cuisinier français, 16519), Pierre de Lune (Le Cuisinier, 1656) et François Massialot (Le Cuisinier

6 Denis Saillard, « Nourritures et territoires en Europe. La gastronomie comme frontière culturelle », Eurolimes, Journal of the Institute for Euroregional Studies, n°9, 2010, pp. 127-139. 7 Stephen Mennell, All Manners of Food : Eating and Taste in England and France from the Middle Ages to the Present , Oxford, Blackwell, 1985 ; rééd. Champaign, University of Illinois Press, 1996 / Français et Anglais à table du Moyen-Age à nos jours, Paris, Flammarion, 1987. 8 A. Rowley, conférence citée et Bruno Laurioux, « Les repas en France et en Angleterre aux XIVe et XVe siècles », pp. 87-114, in Jean-Louis Flandrin et Jane Cobbi (dir.), Tables d’hier, tables d’ailleurs : histoire et ethnologie du repas, Paris, Odile Jacob, 1999. Cf. également J.-L. Flandrin, « La diversité des goûts et des pratiques alimentaires en Europe du XVIe au XVIIIe siècles », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, janvier 1983, pp. 66-83. 9 Ce livre fait l’objet de trois éditions londoniennes en anglais, The French Cook, en 1653, 1654 et 1673 ; cependant l’accentuation de la divergence entre cuisines anglaise et continentale (française, italienne et espagnole tout particulièrement) est perçue en Grande-Bretagne dès les années 1610, notamment par les cuisiniers anglais Gervase royal et bourgeois, 1691), change durablement la donne. Ces innovations consistent principalement dans le service à la française qui d’ailleurs ne cesse d’évoluer sous l’Ancien Régime, la séparation du salé et du sucré, la diminution drastique de l’usage des épices, la diversification des sauces, de plus en plus relevées, et des modes de cuisson, ainsi que la nette augmentation de l’usage du beurre10. La vogue des French Cooks ne se démentira quasiment jamais en Angleterre. Elle relance d’ailleurs l’exportation de vins français en Angleterre, florissante depuis le XIVe siècle notamment pour le Bordeaux11. De surcroît, la réaction nationaliste que provoque l’engouement pour les chefs français dès le milieu du XVIIe siècle, mais surtout à partir de 1710, rejouera périodiquement jusqu’à nos jours. Mieux même, la mémoire de cette date fondatrice du discours gastronomique moderne anglais, qui correspond à la publication dans le numéro 148 du Tatler d’un article hostile aux modes de préparation français, rejaillit parfois quand périodiquement surgissent des revivals de la cuisine anglaise traditionnelle ou supposée telle. C’est le cas par exemple au milieu des Sixties dans un article de Jean Robertson, rédactrice de la chronique culinaire du Sunday Telegraph, par ailleurs très favorable, dans le sillage d’, à l’ouverture de l’Angleterre aux cuisines française et méditerranéenne : « Effective French influence on the English kitchen dates back to the 18th century, when it was sufficiently widespread for Richard Steele, writing in the Tatler, to make a plea for a return to the beef and mutton which had fuelled the warriors of Crécy and Agincourt. »12 Le contexte, aussi bien diplomatique que culturel (mode vestimentaire, cuisine, ...) des relations franco-britanniques, en ce début du XVIIIe siècle, explique la réaction appuyée du Tatler. Le très inventif ouvrage de Massialot a été traduit en anglais et publié à Londres en 1702 sous le titre, The Court and Country Cook, et semble avoir augmenté encore l’engouement pour la cuisine française parmi l’élite anglaise. Nous savons aujourd’hui que l’auteur de l’article du Tatler du 21 mars 1710 était en réalité Joseph Addison, l’autre co-fondateur de ce journal, et que quelques fragments de texte, notamment deux vers de la Satyr against the French, datant de 1691, précèdent cette

Markham – qui pille allègrement les livres de recettes de cuisinières – et John Murrell ainsi que par le voyageur écossais Fynes Morrison ; cf. Gilly Lehmann, The Bristish Housewife. Cookery Books, Cooking and Society in 18th Century Britain, Totnes, Prospect Books, 2003, p. 36. 10 Benoît Garnot, La culture matérielle en France aux XVIe-XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Ophrys, 1995, pp. 42-56 ; Patrick Rambourg, De la cuisine à la gastronomie. Histoire de la table française, Paris, Louis Audibert, 2005 ; rééd., Paris, Plon, 2013 ; Florent Quellier, La Table des Français. Une histoire culturelle (XVe-début XIXe siècle), Rennes, PUR, 2007. 11 Marcel Lachiver, Vins, vignes et vignerons. Histoire du vignoble français, Paris, Fayard, 1988, p. 115 ; Paul Butel, Les dynasties bordelaises : splendeur, déclin et renouveau, Paris, Perrin, 2008. 12 « English Cooking rediscovered », The Sunday Telegraph, 2 mai 1965, p. 17. réaction13, sans revenir bien entendu aux quelques réactions hostiles à l’influence des modes de préparation culinaires français introduits un peu plus tôt par La Varenne14. Néanmoins, il semble que ce soit le premier texte sur cette question comportant des arguments nationaux si patents : généalogie historique de la tradition de consommer de la viande rôtie en Angleterre, qu’Addison construit du roi Arthur à Elizabeth Ire en passant par le Prince noir et la gentry de la fin du Moyen- Age15 ; justification « médicale » selon laquelle bœuf et mouton rôti seraient les aliments de loin les plus aptes à donner santé et vigueur à tous les Anglais ; énumération dépréciative des plats français, des viandes aux desserts, tous issus de transformations qui les éloignent beaucoup trop de l’état naturel de l’aliment premier16. L’opéra et la caricature popularisent davantage encore la représentation de l’Anglais robuste, car mangeur de , opposée à celle du Français chétif et mal nourri. En 1731, une chanson explicitement antifrançaise de l’oeuvre d’Henry Fielding, The Grub-Street Opera, fait la louange du roast beef : dans la seconde scène du troisième acte, la cuisinière Susan, à laquelle Fielding fait quasiment chanter les termes employés par Addison, se lamente du recul de la consommation de bœuf rôti au profit de celle du ragoût français, appelé à devenir le plat paradigmatique des moqueries récurrentes anglaises : « When mighty Roast Beef was the Englishman’s food, It ennobled our brains and enriched our blood. Our soldiers were brave and our courtiers were good Oh ! the Roast Beef of old England, And old English Roast Beef !

But since we have learnt from all-vapouring France To eat their ragouts as well as to dance, We’re fed up with nothing but vain complaisance Oh ! the Roast Beef of Old England, And old English Roast Beef ! […] »

13 Maggie Lane, Jane Austen and Food, Londres, The Hambledon Press, 1995, p. 151. 14 G. Lehmann, op. cit., sur les ouvrages du cuisinier (1660, 1665, ...), un grand professionnel ouvert à la cuisine continentale mais plutôt inquiet de l’influence française ; pp. 39, 40 et 45. 15 En revanche, Addison ne cite pas le passage d’Henry VIII (1599), où Shakespeare souligne le caractère identitaire du roast beef pour l’Anglais. 16 Il s’agit bien de représentations et cela nous incite à toujours analyser leur relativisme. En effet, les chefs français à l’origine de la révolution culinaire des XVIIe et XVIIIe siècles, qui bien entendu ne se réfèrent absolument pas à la cuisine anglaise, disent, eux, recourir à des ingrédients plus simples et plus naturels que ceux de la cuisine aristocratique de la fin du Moyen-Age et de la Renaissance, en s’inspirant pour part de recettes paysannes et bourgeoises (Cf. bibliographie de la note 5). Cependant, la sophistication et le coût des recettes et des tables d’un Massialot par exemple sont patents et provoquent donc, surtout à partir de 1710, leur rejet par des littérateurs et des cuisiniers et cuisinières anglais. Cet air, dont il existe plusieurs versions remporte un tel succès que Fielding le reprend dans un autre opéra. The Roast Beef of Old England devient l’hymne de tous ceux qui veulent exprimer leurs sentiments antifrançais à une période où la peur de la puissance militaire française est très répandue, de même que l’idée selon laquelle l’influence culturelle française pourrait entraîner la corruption de l’identité anglaise, le désordre et la décadence, puisque selon des stéréotypes séculaires le Français, ce « papiste », est souvent décrit comme hypocrite, inconstant, insolent, vaniteux, malpropre et débauché17. En 1735, Henry Rich, machiniste du théâtre de Covent Garden, et George Lambert, peintre de scène, fondent The Sublime Society of Beefsteaks, association d’artistes, écrivains et acteurs qui chaque samedi de la saison théâtrale, d’octobre à juin, banquettent à Drury Lane et chantent rituellement The Roast Beef of Old England. Dans les années 1760, une chanson équivalente de Theodosius Forrest la supplante. Cette société perdure jusqu’en 186718. Contrairement à une légende tenace William Hogarth n’en a jamais été membre et par conséquent moins encore le co- fondateur. Si cette histoire a circulé il est évident que c’est en raison de l’immense succès du tableau de Hogarth, The Gate of Calais or the Roast Beef of Old England, réalisé en 1748. Il reprend les thèmes développés par Addison, Fielding, Rich et ses amis. Largement diffusé en gravure, il inspire directement une partie de l’abondante propagande antifrançaise de la seconde moitié du XVIIIe siècle et de la période napoléonienne19. La caricature anglaise, dont la vitalité et l’influence sont tellement prononcées pendant ces décennies que l’on a parlé de son âge d’or20, utilise souvent le thème de la nourriture. En 1779, Politeness de James Gillray apporte lui aussi une contribution décisive à l’élaboration du stéréotype de l’opposition entre les mangeurs anglais et français : les deux hommes assis se tournent le dos mais se regardent en chien de faïence ; sur la gauche de l’image, un John Bull replet, vêtu plutôt bourgeoisement, se nourrit de roast beef, un grand bock de bière à la main ; sur la droite, un aristocrate Français maigrelet, accoutré de manière exubérante, ne semble

17 Pascal Dupuy, Calais vu par ... Hogarth, Catalogue de l’exposition du musée de Calais, 2003 et Face à la Révolution et l’Empire : Caricatures anglaises (1789-1815), Collections du musée Carnavalet, Paris, Paris-Musées, 2008. 18 Toute son histoire peut être consultée sur la page suivante : http://www.sublimesocietyofbeefsteaks.org/History/History_and_Context.html 19 Peter Wagner, « The Continental Foreigner in Hogarth’s Graphic Art », in Serge Soupel (dir.), La Grande Bretagne et l’Europe des Lumières, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1996, pp. 107-132 et « The Artistic Framing of English Nationalism in Hogarth’s The Gate of Calais or the Roast Beef of Old England », in Frédéric Ogée (dir), « Better In France ? » : The Circulation Of Ideas Across The Channel In The Eighteenth Century, Lewisburg, Bucknell University Press, 2005, pp. 71-87. 20 Michel Jouve, L’âge d’or de la caricature anglaise, Paris, Presses de la FNSP,1983. Cf. aussi Augustin Filon, La caricature en Angleterre, Paris, Hachette,1902. s’alimenter que d’oignons et de grenouilles. Le roast beef est bel et bien devenu un symbole national. Publicistes et caricaturistes l’associent étroitement à la prospérité, au bien-être et à la force physique mais aussi à l’idée de liberté21. Ils représentent l’Angleterre, avec sa monarchie tempérée et son puissant Parlement, comme l’antithèse de la France encore sous le joug de l’absolutisme. La férocité des caricaturistes anglais redouble quand les révolutionnaires français, sans-culottes et Jacobins notamment, leur semble piétiner les libertés édictées en 1789, puis quand le « tyran » Bonaparte s’empare durablement du pouvoir et tente de mettre à bas la suprématie britannique. Le stéréotype de l’Anglais gras, se nourrissant très convenablement et du Français maigre, réduit à consommer des oignons et des navets, s’est tellement ancré dans l’imaginaire22, qu’en 1801, juste avant la signature de la Paix d’Amiens très favorable à la France, dans John Bull at the sign, the case is altered, Isaac Cruikshank peut, sans nullement risquer l’incompréhension du public, inverser les deux images : un gros Français doté d’une large côte de bœuf et un Anglais étique, son assiette ne contenant que quelques aliments épars.

Si l’histoire de la construction Outre-Manche de l’opposition radicale entre Français et Anglais dans la chanson, le pamphlet et la caricature est désormais bien documentée et ne donne plus lieu qu’à des divergences d’interprétation23, l’influence exacte de la haute cuisine française en Angleterre au XVIIIe siècle fait encore débat parmi les chercheurs. Gilly Lehmann, qui a analysé en détail les livres de recettes anglais ainsi que des correspondances privées et des journaux intimes24, pense que la réception anglaise de la cuisine française a été plus complexe que ne le laissait entendre l’étude fondatrice de Stephen Mennell.

21 Ben Rogers, Beef and Liberty, Roast Beef, John Bull and the English Nation, Londres, Chatto & Windus, 2004. 22 Citons quelques-unes des caricatures de cette période où il est utilisé : A French migrant cook begging for a slice of English beef (anonyme, 1794) ; Consequences of a Successful French Invasion (Gillray, 1798) ; The summit of Happiness (anonyme, 1800) ; Armed-Heroes (James Gillray, 1803) ; The English Lamb and the French Tiger (attribuée à Charles Williams, 1806) ; Hogarth’s roast beef realised (William Heath, 1810). La plupart sont reproduites dans P. Dupuy, op. cit., 2003 et figurent sur la Toile. 23 Menno Spiering pense qu’il faut aller plus loin que ne le fait Ben Rogers dans l’analyse de la siginification du choix de la viande de boeuf comme symbole identitaire national. Selon lui, le roast beef est, certes, un symbole de la prospérité économique sociale ainsi que de l’honnêteté et de la simplicité des Protestants. Mais il fonctionne davantage encore comme un marqueur d’une nation guerrière et dominante ; M. Spiering, « Food, Phagophobia and English National Identity », European Studies, 2006, vol. 22, Thomas M. Wilson (dir.) « Food, Drink and Identity in Europe », pp. 31-48. Cf. également Ron Broglio, Technologies of the Picturesque. British Art, Poetry, and Instruments 1750- 1830, Lewisburg, Bucknell University Press and Associated University Presses, 2008, p. 181 sq. Cf. aussi, plus tard, l’opposition masculin/féminin entre John Bull et Marianne, encore que Maurice Agulhon, ait invité à plusieurs reprises à la prudence pour son interprétation ; « Leçon inaugurale au Collège de France », Annales E.S.C., mai-juin 1987, pp. 595-610. 24 G. Lehmann, op. cit., 2003. Il est certain qu’Addison a eu des émules dans les lettres anglaises tout au long du XVIIIe siècle. On retrouve des attaques ou des moqueries à l’encontre de la cuisine française dans la première édition (1747) du London Tradesman, un guide de la capitale, rédigé par Robert Campbell, ou dans des œuvres de Tobias Smollett comme ses romans The Adventures of Ferdinand Count Fathom (1753) et The Expedition of Humphry Clinker (1771) ou sa comédie The Reprisal or the Tars of Old England (1757), de même que dans Pride and Prejudice, l’un des principaux romans de Jane Austen, publié en 1813 mais écrit en 1796-7. Comment les interpréter ? Par une réaction nationaliste à la Hogarth ? Le journal qu’a minutieusement tenu le pasteur James Woodforde, ainsi que d’autres sources25, montre que la « petite gentry », très ancrée encore dans le monde rural, exprime sans doute régulièrement son désaveu de la cuisine française, qu’elle juge trop sophistiquée, déguisée et dispendieuse26. Gilly Lehmann repère également, après 1740, des changements dans les menus de la gentry aisée. Bien que deux des cuisiniers qui les ont propagées, Vincent La Chapelle27 et Clouet, travaillent au service d’aristocrates anglais et que l’ouvrage de Menon La Cuisinière bourgeoise (1746, 1e édition) soit rapidement traduit en anglais, les dernières modes culinaires françaises (unification des saveurs, généralisation des sauces au détriment des garnitures abondantes), semblent avoir rencontré moins de succès en son sein28 ; en cuisine, la gentry aisée ne cherche plus à imiter les grands pour des raisons autant politiques – l’élite whig convertie à la haute cuisine française étant suspectée d’anti-patriotisme – que morales, la société de cour passant pour un modèle de gabegie. Gilly Lehmann en conclut qu’à la fin du XVIIIe siècle, une « multiplicité de modèles [... répondant] aux aspirations et à la culture du mangeur » avait succédé à l’imitation de la haute cuisine française par une très large partie de l’aristocratie et de la gentry, quelques décennies plus tôt. Parmi ses modèles, citons la cuisine des Housewife cookbooks, jusque- là hermétique à l’art culinaire français et qui aurait donc elle aussi fini par évoluer en intégrant

25 G. Lehmann, « L’hospitalité à table : le menu idéal et sa présentation au XVIIIe siècle en Angleterre », in Alain Montandon (dir.), L’hospitalité au XVIIIe siècle, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2000, pp. 23- 36. 26 James Woodforde, The Diary of a Country Parson, 1758-1802, dernière édition, Norwich, Hymns Ancient and Modern Ltd, 2011, p. 144. L’adoption, le rejet ou la critique de la cuisine française serait par conséquent ici davantage lié à la culture protestante, mais nous avons vu que ce facteur est loin de toujours entrer en compte. D’ailleurs, certaines pratiques culinaires anglaises, le rôtissage du bœuf en tout premier lieu puisqu’il ne permet pas de conserver la viande, provoquent plus de gaspillage que les françaises. 27 La Chapelle publie les trois volumes du Modern Cook en 1733. L’édition française, Le Cuisinier moderne, paraît en 4 volumes à Amsterdam deux ans plus tard. 28 G. Lehmann, « Mythe et réalité de la cuisine française en Angleterre au XVIIIe siècle », in Marie-Claire Rouyer (dir.), Food for thought ou les avatars de la nourriture, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, pp. 21-30. quelques apports français29 par le canal des livres de recettes de la nouvelle génération des cuisiniers des auberges, tels Richard Briggs, Francis Collingwood ou John Woolams30. Dans un article très récent31, Robert James Merrett revient sur cette question des livres de recettes des cuisinières anglaises. Il insiste sur le fait que ces dernières, en rejetant massivement la cuisine française, se sont coupées pour longtemps de la modernité et de l’inventivité culinaires. Cependant, pour ce qui nous occupe dans cet article, il nous faut surtout retenir l’idée que, quels qu’aient été la chronologie fine et les degrés d’influence de la cuisine française sur celle du pays voisin, il est patent que cette dernière a dû se déterminer par rapport à elle. De surcroît, comme la révolution culinaire française des XVIIe et XVIIIe siècles se double, à la fin du XVIIIe et dans les premières décennies du XIXe siècle, d’une révolution gastronomique et de l’invention du modèle parisien du restaurant, l’aura et le prestige de la cuisine française s’avèrent durablement relancés au sein de l’élite anglaise et d’une partie au moins de la gentry.

Certitudes françaises

« Qu’est-ce qu’une nation inconsidérée, légère et frivole ? » se demande Madame de Genlis dans ses Souvenirs32. Bien vite son argumentation retourne à l’Angleterre ces trois qualificatifs que la plupart des auteurs anglais, quelles que soient leur origine sociale et leurs opinions politiques, attribuent depuis longtemps – et ce stéréotype se retrouve jusqu’à nos jours – à la France. En quelques pages, Madame de Genlis démolit avec une gourmandise évidente la soi-disant « solidité anglaise ». La comparaison tourne systématiquement à l’avantage de la France : stabilité du système politique33, « sagesse » qui imprègnerait toute la production des auteurs. « Les Français veulent en toute chose de la raison, et c’est pourquoi ils ont tant de goût. » Les Anglais s’emparent par conséquent de nombreuses modes françaises, au premier rang desquelles Madame de Genlis cite la

29 Sur la question complexe des appropriations de plats et de dénominations culinaires d’un pays à un autre, cf. G. Lehmann, « Foreign or English ? A tale of two dishes : oilos and fricassees » , in Eileen White (dir.), The English Kitchen, Totnes, Prospect Books, 2007, pp. 55-79. 30 G. Lehmann, « Les cuisiniers anglais face à la cuisine française », in XVIIIe Siècle, n°15, « Aliments et cuisine » (dir. J.-Cl. Bonnet et Béatrice Fink), 1983, pp. 75-90 ; S. Mennell, op. cit., 1985, pp. 99-101. 31 Robert James Merrett, « The Culinary Art of Eighteenth Century Women Cookbook Authors », in Tiffany Potter (dir.), Women, Popular Culture, and the Eighteenth Century,University of Toronto Press, 2012, pp. 115-132. 32 Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis, Paris, Firmin-Didot, 1857, p. 163 sq. 33 Mme de Genlis publie ses Souvenirs en 1804 et ne tient compte ici que de l’Ancien Régime. Par conséquent, ce passage pourrait facilement servir, s’il en était encore besoin, à mettre en doute les « vérités » qu’assène tout discours sur la supposée psychologie des nations. cuisine. Livrés à eux-mêmes, les Anglais, en dépit de leur puritanisme supposé, ne sauraient se tenir correctement à table : « Est-ce l’austérité des mœurs anglaises qui donne à cette nation une telle réputation de solidité ? Les Français et les Italiens passent pour les hommes les plus sobres d’Europe ; ils aiment mieux la conversation que le vin et la table : c’est bien là un genre de raison, et la tempérance est une vertu recommandable qui fait assurément une partie des bonnes mœurs. Les Anglais, au contraire, passent plus de la moitié de leurs journées à boire et à manger ; la solidité de cette manière de vivre est un peu matérielle et ne prouve pas beaucoup la solidité de l’esprit.34 » La représentation des Anglais en gloutons qui se goinfrent pendant une bonne partie de la journée devient un stéréotype. Dans une caricature datant de 1815, divisée en deux dessins, un Anglais filiforme se laisse entraîner, à son arrivée en France, dans un restaurant ; il en ressort tellement énorme qu’une brouette est nécessaire pour véhiculer son ventre jusqu’au navire où il doit réembarquer35. Une autre caricature se moque des troupes étrangères qui occupent Paris : deux soldats, un Anglais et un Prussien, sortent fort satisfaits du restaurant des frères Véry. Une fois encore l’Anglais est un homme d’une maigreur maladive, tandis que le Prussien est un gros homme36. Cependant, les caricatures françaises du premier tiers du XIXe siècle, le plus souvent anonymes et non précisément datées37, figurent presque systématiquement les mangeurs anglais à l’embonpoint prononcé et consommant à tout va vins et aliments de toute sorte, notamment de la viande de boeuf. Ils ressemblent par conséquent à l’image donnée par les Anglais eux-mêmes au XVIIIe siècle, mais leur corpulence n’est plus synonyme de leur bonne santé et de la prospérité de leur nation, mais d’entrave à leurs mouvements. Le mangeur enthousiaste et libre de roast beef en Angleterre est transformé en France en « Rosbif » à la réputation de goinfre, de personne mal éduquée vite saisie par la démesure. En ce début de XIXe siècle les Français, les habitants de Paris et des grandes villes de province en premier lieu, ont de plus en plus l’occasion de croiser, de près ou de loin, des mangeurs britanniques. Mais que savent-ils de la cuisine anglaise ? Habitudes alimentaires, reproduction de l’avis des auteurs précédents, stéréotypes sur l’Autre, rivalités géopolitiques peuvent se conjuguer dans l’appréciation de l’alimentation d’un pays par des voyageurs

34 Souvenirs de Félicie, par Mme de Genlis, Paris, Firmin-Didot, 1857, p. 163 sq. 35 Dessins reproduits dans l’excellente analyse de « l’invention » du restaurant parisien qu’a publiée Rebecca Spang ; The Invention of the Restaurant. Paris and Modern Gastronomic Culture, Cambridge, Harvard University Press, 2000, pp. 180-1. 36 Ibidem, p.183. 37 Les étrennes anglaises, Un peu d’aide fait grand bien, Mister Plumpudding avec Lady Arrhée, Le tête-à-tête anglais, La voracité anglaise, Jacques Rosbif rendant sa visite, Les Anglais en Bourgogne, L’après-souper des Anglais à Paris, toutes reproduites in P. Dupuy, op. cit., 2003, p. 54 sq. étrangers. Mais leurs récits constituent, pour peu que l’on ne perde jamais de vue les considérations précédentes et les particularités biographiques de chacun d’entre eux, des sources très intéressantes pour l’histoire des représentations. Au XVIIIe siècle, les voyageurs français en Angleterre ont souvent fait des descriptions assez succinctes de la cuisine anglaise. Leur jugement d’ensemble est loin d’être défavorable38. Cependant, le témoignage le plus enthousiaste, et encore n’est-ce pas le cas sur les alcools et l’hygiène, émane d’un brillant érudit d’origine suisse, pasteur de l’église française réformée, sans doute sensible à la « simplicité » culinaire anglaise, Jacques-Henri Meister, secrétaire de Grimm, proche de Diderot et Necker : « Je n’ai pas été flatté de l’usage où l’on est de vous présenter, à chaque poste, une jatte de punch ou de brandy, que l’on a souvent la politesse de faire circuler de bouche en bouche ; je n’ai pas aimé non plus, aux meilleures tables d’hôte, ces grandes nappes avec lesquelles on se croit dispensé de vous donner une serviette, ni ce linge qui sent le charbon, ni ce porter, si lourd, ni ce smaal [sic], beer, qui a presque toujours un goût de tisanne [sic], ni ce vin de Porto, si épais et si liquoreux. Je m’arrangerais, je crois, d’ailleurs à merveille de la cuisine anglaise : je ne connais rien dont on se nourrisse mieux et dont on se lasse moins que du bon bifsteak, des patatoes, du royal plumpudding et de l’excellent fromage de Chester, etc.39 » Il est rare que les voyageurs français fassent preuve de sévérité ou de dégoût ; quelques pratiques inusitées en France sont soulignées : « J’ai été engagé par M. de Boulogne, ancien trésorier de la guerre à dîner à sa taverne, le Prince de Galles dans Conduit Street. C’est là que j’ai vu pour la première fois le pot de chambre dans un coin de la salle à manger derrière un paravent. Le dîner consistait en une soupe sans pain – quand les Anglais en mangent ce n’est que du pur bouillon sans pain, ni légumes – du cabillaud, des tranches de bœuf rôti ; des pommes de terre à l’eau, des haricots verts. Ensuite le fromage. Il est certain que cette cuisine simple fait qu’on ne mange qu’à sa faim.40 » Difficile de s’étonner que les visiteurs établissent la comparaison avec leur cuisine nationale : « On ne sert pas de ragoûts comme en France : la vie ordinaire est le bouilli avec le rôti et quelques plats de légumes, suivis d’un dessert assez frugal.41 » Mais il est évident que leur préférence va à leur cuisine et qu’ils expriment la fierté française de posséder une cuisine plus complexe, plus savante, plus diversifiée que celle des Anglais. La plupart de ces textes renferment donc l’idée que

38 Nous suivons ici les conclusions d’Isabelle Laboulais dans l’édition qu’elle a établie du récit de Coquebert de Montbret, Voyage de Paris à Dublin à travers la Normandie et l’Angleterre en 1789, Presses universitaires de Saint- Etienne, 1995, note 1, p. 118. 39 Jacques Henri Meister, Souvenirs d’un voyage en Angleterre [1790], Paris, Aubin, 1795 (1e éd., 1791), p. 13 ; publié aussi avec une graphie des termes anglais légèrement différente in Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, depuis 1753 jusqu’en 1790, t. 15, Paris, Furne, 1831. 40 Coquebert de Montbret, op. cit., pp. 117-8. 41 Lerouge, Curiosités de Londres et de l’Angleterre, Bordeaux 1766, p. 121. Cf. aussi Londres et ses environs, p. 29. l’alimentation n’est pas qu’une simple nécessité pour les Français, idée d’ailleurs partagée, nous l’avons vu, par l’élite anglaise séduite par l’art culinaire des chefs d’Outre-Manche. Or la pensée gastronomique et le terme même de « gastronomie », oubliés depuis la Grèce antique, sont réinventés au début du XIXe siécle en France42, principalement par Berchoux, Carême, Grimod de la Reynière et Brillat-Savarin. Ils font de nombreux émules chez les publicistes et polygraphes parisiens. Mieux même, ce discours gastronomique moderne trouve de multiples relais dans la littérature, le théâtre, les beaux-arts et la musique. Les Français possèdent donc des raisons supplémentaires par rapport à leurs voisins pour se sentir fiers de leur cuisine nationale puisqu’elle est alors présentée comme « la meilleure du monde » ; de surcroît, en filigrane, l’idée que l’identité française a beaucoup à voir avec sa cuisine chemine de plus en plus. A cette aune, que peut alors valoir pour les Français la cuisine anglaise, par définition déjà étrangère à leurs habitudes alimentaires ? Peu de chose, d’autant que le sentiment patriotique et le romantisme viennent encore accentuer le caractère national du discours gastronomique français. Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, beaucoup de témoignages français sur la cuisine et les manières de table anglaises sont encore empreints de la modération de ceux des décennies précédentes et reprennent toujours l’opposition cuisine anglaise simple / cuisine française raffinée. Cependant les commentaires désobligeants se multiplient. Les « guides de voyage », qui par nature doivent faire preuve, au moins partiellement, d’empathie pour le pays visité, ne sont pas encore trop sévères. Certains sont même l’œuvre d’anglomanes43, mais le canevas le plus fréquent consiste en un exposé assez neutre, voire par moments enthousiaste, sur les pratiques culinaires anglaises, suivi ou parsemé de quelques coups de pied de l’âne. En 1820, la présentation que fait Dubergier sur « la manière de vivre en Angleterre »44 constitue un bon exemple de ce type de discours. Dubergier trouve certains mets excellents comme la viande rôtie ou bouillie que l’on peut déguster à des prix très raisonnables dans les shops de Londres, mais ses observations sont sans appel sur les dîners si ennuyeux et au cours desquels les Anglais boivent beaucoup trop. Il conclut ainsi : « Les Français ne sont point partisans de la cuisine anglaise, qui n’offre aucun de ces entremets délicats qui terminent agréablement un repas commencé par des mets plus succulents ; car grâce à

42 Pascal Ory, Le discours gastronomique des origines jusqu’à nos jours, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1998 ; Priscilla P. Ferguson, Accounting for Taste. The Triumph of French Cuisine, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2004 ; Françoise Hache-Bissette et Denis Saillard (dir.), Gastronomie et identité culturelle française. Discours et représentations (XIXe–XXIe siècle), Paris, Nouveau Monde Editions, 2007 et 2e éd. 2009. 43 Cf. par exemple Barclay de Tolly, L’Angleterre, l’Irlande et l’Ecosse. Souvenirs d’un voyageur solitaire, ou Méditations sur le caractère national des Anglais..., Paris, Chez Brockhaus et Avenarius, t. 2, 1843, pp. 106-118. 44 Le Glaneur à Londres ou l’observateur français, contenant des anecdotes sur ..., Paris, 1820, pp. 25-28. l’art de nos modernes gastronomes, nous avons acquis l’heureux talent, même en cuisine, de mêler l’utile à l’agréable, comme nous sommes en possession de le faire depuis longtemps pour des objets un peu plus essentiels.45 » Les fondateurs du discours gastronomique moderne prennent moins de précautions que les voyageurs. Elaborant des normes gastronomiques, ils sont amenés à dénigrer des pratiques jugées déviantes. Bien souvent c’est l’Angleterre qui sert de repoussoir. Grimod de la Reynière, dans l’un de ses ouvrages appelé à un grand succès, le Manuel des amphitryons, se montre l’auteur le plus tranchant dans ce répertoire46. Cette assurance et ce dédain français caractérisent une très grande part de la littérature gastronomique parisienne. Ainsi, un tableau fort critique des restaurants de la ville dressé en 1842, Comme on dîne à Paris, se montre particulièrement virulent. Son auteur, Jacques Arago, républicain bon teint, y fait en réalité surtout part de ses préoccupations sociales en parlant longuement des cantines populaires et de la mendicité. Cependant, vers la fin de l’ouvrage, quand il s’agit de décrire le Dîner anglo-français du « 20 rue basse-du-rempart », ce grand voyageur, pourtant curieux de cultures lointaines, établit une distinction systématique entre les plats français délicieux et les anglais repoussants. Les stéréotypes sur les manières de table anglaises et le jugement négatif sur la cuisine anglaise s’ancrent durablement en France. Les réactions des exilés politiques français en Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle, analysées par Sylvie Aprile, sont particulièrement riches d’enseignement47. Certes l’exil politique est subi. Il est souffrance, séparation brutale avec la terre natale et il induit un rapport très particulier à la nourriture de l’autre. Bien souvent le fossé ne fait que s’accroître entre les proscrits et la population locale. Leurs écrits apparaissent plutôt marqués du sceau du manque de goût plutôt que de celui du dégoût. Ce qui domine également, c’est le rapport à l’excès ou à l’abstinence : le dimanche anglais est particulièrement stigmatisé. Dans les rares textes qui font preuve de curiosité envers la cuisine anglaise reviennent également des jugement négatifs très communs. Même la plume alerte d’Elisée Reclus, dans un guide pour les visiteurs de l’Exposition de 1862, n’échappe pas à cette tendance. Le géographe anarchiste les met en garde contre le pain anglais et l’usage des épices à Londres. Ainsi le maintien des stéréotypes est un mode de préservation des liens avec la communauté d’origine, d’autant que les proscrits s’adressent

45 Dubergier, op.cit., p. 28. Sa dernière remarque aurait pu être désapprouvée avec véhémence par Brillat-Savarin qui, quelques années plus tard, en 1826 dans la Physiologie du Goût, place la gastronomie au firmament. 46 Anthony Rowley, ouverture de la conférence citée ; Grimod de la Reynière, Manuel des amphitryons, Paris, Chez Capelle et Renand, 1808, pp. 229-230. 47 Sylvie Aprile, « Le pain amer de l’exil », in Didier Francfort et Denis Saillard (dir.), Le Goût des autres, De l’expérience de l’altérité gastronomique à l’appropriation (Europe, XVIIIe-XXIe siècles), colloque de Bakou (Azerbaïdjan), Universités Nancy II, Versailles/St-Quentin et Khazar, MSH Lorraine, 2010 (actes à paraître). souvent aux lecteurs français ; ils cherchent donc aussi à les étonner, d’où les multiples anecdotes sur « l’exotisme » gastronomique anglais : Noël, la consommation de thé, etc. Dans ce contexte, transferts culinaires et acculturation s’avèrent impossibles. Par conséquent, les textes des exilés politiques français constituent la preuve de la vigueur des stéréotypes sur la cuisine anglaise. Elle est telle qu’Emile Zola pense que le fossé culinaire franco-anglais est à jamais irréductible : « Et ce n’est pas pour me plaindre que je parle de la cuisine, mais pour m’étonner philosophiquement de l’abîme qu’il y a entre le pot au feu français et la soupe à la queue de bœuf anglaise. On finira peut-être par faire s’embrasser les peuples, mais on ne les réconciliera jamais sur la cuisine. Quand nous serons tous frères, nous nous battrons encore sur la question de savoir s’il faut servir des pommes de terre sans beurre ou avec beurre48 ».

Les chefs français seuls sur l’Olympe gastronomique

Emile Zola n’évoque ici que la cuisine populaire. Il n’ignore sans doute pas que l’élite sociale anglaise s’est entichée depuis longtemps de la haute cuisine française. Bien sûr les caricatures de Hogarth sont toujours rééditées sur différents supports (gravures, assiettes, ...) et connaissent un grand succès populaire tout au long du XIXe siècle, perpétuant le topos identitaire de l’Anglais mangeur de roast beef. La jeune satire anglaise (Punch, ...) vient également donner du sang neuf aux piques anti-françaises. Pendant la Révolution et l’Empire, un grand nombre de voyageurs anglais et américains produisent d’abord des commentaires peu amènes sur l’étrange lieu public de consommation que leur semble être le restaurant. Ils réemploient à son sujet les stéréotypes sur la frivolité et la folie françaises. Beaucoup de ces « témoignages » prennent en réalité leur source dans les descriptions de Grimod de la Reynière. En laissant croire que tous les restaurants parisiens ressemblent à ceux du Palais Royal, les voyageurs anglais décrivent ces derniers comme des espaces « impurs », décadents, reproduisant le banquet de Trimalcion. Presque tous les voyageurs anglo- saxons sont frappés par le nombre important de femmes présentes dans les restaurants et par le manque de pudeur et de réserve qu’il y a, selon eux, à se montrer à table dans un endroit public où, de surcroît les miroirs ne manquent pas. Ils en tirent une généralité sur le comportement des Français : ces étrangers n’ont aucun goût pour leur chez soi, leur famille, leur vie privée49.

48 S. Aprile, art. cit. ; Emile Zola, Chroniques et polémiques, Pages d’exil, (1898), Œuvres complètes, vol. XIV, Paris, 1970. 49 R. Spang, « National Characters and National Cuisine », in op. cit., pp. 192-202. Cependant, la mode des cuisiniers français reprend durablement en Angleterre, grâce en particulier au succès des traités culinaires d’Antonin Carême et de son brillant passage, de 1817 à 1820, au palais de Brighton au service du prince régent, le duc de Cambridge, futur George IV. L’aristocratie s’empresse, et dans des proportions sans commune mesure avec ce qui s’était passé au siècle précédent, d’embaucher des chefs français dans ses hôtels particuliers et dans les nombreux clubs que comptent Londres et les autres cités du royaume. Puis des restaurants s’ouvrent, les préventions face à cette nouveauté socio-économique gastronomique s’estompant progressivement. Il est même possible de parler de déferlante culinaire française en Angleterre pour les premières décennies du XIXe siècle. Anthony Rowley a calculé que de 1789 à 1830, à Londres, le nombre des plats dits « à la française » passe d’une cinquantaine à trois milliers50. L’admiration de l’élite anglaise, bientôt suivie dans son jugement par la bourgeoisie aisée, pour l’art français en général et l’art culinaire en particulier est à nouveau à son comble51. La première puissance mondiale s’octroie le génie industriel mais abandonne le leadership artistique à la France52. Aristocratie et bourgeoisies anglaises reconnaissent que le savoir-faire des chefs français dépasse de loin celui des cooks nationaux, que cette question même ne souffre d’aucune discussion : « Ce ne sont pas seulement dans les grands restaurants et les hôtels que l’on mange bien à Paris. […] A Londres […], dès que vous quittez la vingtaine, au maximum, de restaurants dorés, vous tombez immédiatement dans une cuisine vulgaire et un goût insipide indignes du nom de cuisine.53 » Avec l’essor des restaurants et la professionnalisation du métier de cuisinier, les chefs doivent suivre des règles culinaires strictes et ce sont celles des Français qui se sont imposées dans le monde. En effet, l’« école » culinaire française continue à se développer après Carême, et à se structurer ; la littérature gastronomique française et d’autres vecteurs propagent ses conceptions, des milliers de chefs français travaillent dans toute l’Europe, les deux Amériques et les principales villes des Empires coloniaux européens. Aussi, à la Belle Epoque, l’un des principaux organisateurs anglais d’expositions culinaires ne peut que reconnaître l’hégémonie culinaire française : « L’Anglais fait un excellent administrateur, et s’il pouvait seulement combiner ce talent de gestionnaire avec le génie culinaire des Français il deviendrait un chef de tout premier ordre. Mais cela

50 A. Rowley, conférence citée. 51 Cf., pour ce paragraphe et les deux suivants, Stephen Mennell, op. cit. , Amy Trubek, op. cit., ainsi que son article « Comment les chefs français ont diffusé la haute cuisine dans le monde au XIXe siècle », in F. Hache-Bissette, D. Saillard (dir.), op. cit., pp. 123-140. 52 Paul Greenhalgh, Ephemeral Vistas. The Expostions Universelles, Great Exhibitions and World’s Fairs 1851-1939, New York, St. Martin’s Press, 1988. 53 En français dans le texte. Clark’s Pocket Paris, 1900, p. 102, cité par A. Trubek, art. cit., p. 123. Cf. également, par exemple, Blanchard Jerrold, Epicure’s Yearbook, 1868, p. 11. n’arrivera pas avant qu’il ne travaille dur pour atteindre ce but. L’art de la cuisine doit être étudié et pratiqué professionnellement et non occasionnellement […]. Quand nous aurons réformé et amélioré l’apprentissage de la cuisine dans ce pays et qu’on nous aura enseigné à ne plus la considérer comme une activité mineure mais comme un art honorable et à part entière, […] nous pourrons alors prétendre disposer d’un corps de chefs anglais capables de tenir tête aux artistes étrangers. »54 Il existe bien une littérature gastronomique anglaise, mais elle est presque totalement sous l’influence des auteurs français. Seuls le Good Food Guide et Thomas Walker, qui publie en 1835 une revue hebdomadaire, The Original, et un livre, Aristology or the art of Dining, s’en distinguent55. Les classes aisées anglaises se tiennent au courant des innovations françaises grâce aux livres de recettes, traduits ou non, mais elles ont également l’habitude de se rendre en France, surtout d’abord à Paris, puis de plus en plus souvent, avec la révolution des transports, en province, vers la Côte d’Azur à la Belle Epoque pour prendre un exemple particulièrement connu. Avant 1914, les Anglais sont de très loin les voyageurs étrangers les plus nombreux en France et ce n’est plus seulement les monuments, les œuvres d’art ou les paysages qui intéressent ces visiteurs. Anthony Rowley n’hésite pas à parler de « Grand Tour culinaire » pour caractériser le voyage de certains Anglais en France. D’autre part, comme l’écrit Amy Trubek, « Le plaisir de bien manger s’accompagne de celui de partager des vins, des plats, un cérémonial et un vocabulaire distingués et aussi appréciés comme tels. Le repas « à la française » n’est pas une marchandise purement matérielle ; le consommateur achète aussi l’art culinaire et la philosophie gastronomique, car la haute cuisine française, [est] perçue comme [un] élément de la culture des élites [...]56 ». Ce désir de l’élite sociale anglaise de renforcer son identité de classe et de se considérer elle-même comme « cosmopolite » explique également pour une bonne part le succès grandissant et impressionnant de la haute cuisine française Outre-Manche. D’autres grands chefs français qu’Antonin Carême, comme Louis-Eustache Ude, ancien cuisinier apprenti à la cour de Louis XVI57, travaillent en Angleterre et atteignent un statut social très privilégié faisant déjà penser à celui des stars du fourneau d’aujourd’hui, car, lors de cette

54 Charles Herman Senn, « The Souvenir of the Cookery Annual », in To Commemorate the Coming of Age of the Universal Food and Cookery Association, Londres, Food and Cookery Publishing Agency, 1907, cité par A. Trubek, art. cit., p. 123. 55 S. Mennell, op. cit., pp. 385-6 et Valerie Mars, « Beyond Beeton. Some 19th Century Cookery and Households Books in the Special Brothenton Collections » , in Eileen White (dir.), The English Cookery Books, Totnes, Prospect Books, 2004, pp. 181-182. 56 A. Trubek, art. cit., pp. 129-130. 57 Il est l’auteur d’un French Cook à succès, paru en 1813 et réédité de nombreuses fois, notamment en 1822. grande époque de la « cuisine artistique », la gastronomie est également un spectacle58. Après la mort de Carême en 1833, Alexis Soyer, Urbain Dubois et Auguste Escoffier sont successivement les trois chefs français59 les plus célèbres en Angleterre au XIXe siècle. Le premier d’entre eux d’ailleurs reste méconnu en France, mais non en Angleterre puisque c’est dans ce pays qu’il vit à partir de 1831. Il y multiplie les innovations, y compris en matière de cuisine populaire : cuisines du Reform Club, restaurant près du Crystal Palace en 1851, élaboration de repas pour les Irlandais pendant la Grande Famine et pour les soldats hospitalisés lors de la guerre de Crimée, etc.60 Dubois et Escoffier, eux, accomplissent à la fois une carrière internationale et parisienne. Dubois officie surtout en Russie et en Prusse et ne fait que quelques passages à Londres, mais la première édition de l’un de ses principaux ouvrages consacrés à la cuisine artistique est anglaise61. Sa simplification – relative – des architectures culinaires de Carême et son engagement en faveur du « service à la russe » sont très vite repris en Angleterre. Quant à Escoffier, le chef de la Belle Epoque que toutes les grandes capitales s’arrachent, son souvenir à Londres reste surtout attaché aux premières années du Savoy (1890-97), projet de Richard d’Oyle Carte, à celles du Carlton (1899-1920) et aussi au lancement du Ritz à Piccadilly en 1906. Les cuisines de ces trois grands hôtels modernes londoniens dont la gestion est assurée par César Ritz constituent, pour Escoffier, autant de laboratoires pour ses nouveaux menus et ses créations culinaires. Son influence sur les milliers d’autres chefs français travaillant alors en Angleterre paraît considérable. L’anecdote est connue : Escoffier tente et réussit un soir à faire manger des grenouilles au Prince de Galles, le futur Edouard VII. Le déguisement du produit caractérise assez bien la sophistication et l’assurance de la haute cuisine française de la Belle Epoque. Escoffier fait cuire ses « Cuisses de nymphe à l’aurore » dans un court-bouillon aux herbes, les sert froides arrosées d’un chaud-froid au paprika, les décore d’estragon ciselé, les recouvre enfin d’une gelée de poule ; le prince de Galles dit s’être régalé62. Dans la presse culinaire française, les chefs laissent transparaître

58 D. Saillard, « L’artification du culinaire par les expositions (1851-1939) », Sociétés et représentations, vol. 34, automne 2012, pp. 71-84. 59 L’autre grand nom de la haute cuisine de la période victorienne est celui de Charles Elmé Francatelli (1805-1876), un Anglo-Italien né à Londres mais formé à Paris ; Ann Currah (dir.), Chef to Queen Victoria. The recipes of Charles Elmé Francatelli, Londres, William Kimber, 1973. 60 Ruth Brandon, The People Chef’s. Alexis Soyer. A Life in Seven Courses, Wiley, Chichester, 2004 ; Ruth Cowen, Relish. The Extraordinary Life of Alexis Soyer, Victorian Celebrity Chef, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 2008. 61 Artistic cookery : a practical system suited for the use of the nobility and gentry and for public entertainments, Londres, Longmans, Green and C°, 1870. Le même éditeur londonien publie deux autres livres de Dubois en 1870 et 1871, tandis que la version française d’Artistic Cookery bénéficie de trois éditions parisiennes chez Dentu en 1872, 1874 et 1882. 62 Kenneth James, Escoffier : The King of chefs, Londres, Hambledon and London, 2002, pp. 136-9. leur constant souci de conserver leur suprématie internationale et d’inventer de nouvelles recettes, voire de nouvelles façons de pratiquer. Leur intérêt pour les cuisines étrangères se révèle souvent vif, d’autant que de nombreux chefs officient en dehors de leur pays natal. S’il est hors de question pour eux d’abandonner la codification culinaire nationale, ils se montrent très attentifs à ce qui pourrait menacer leur hégémonie ainsi qu’aux produits « exotiques »63 susceptibles d’entrer dans un repas à la française et, selon la « loi » édictée par Carême, d’être francisés, adaptés aux papilles nationales. Or le pays qui accueille le plus grand nombre de chefs français est l’Angleterre. Ainsi, les chefs français repèrent-ils très vite la création d’une école culinaire professionnelle à Londres dont le but consiste à échapper bientôt à la domination technique française. Charles Virmaître tente de convaincre les pouvoirs publics français de la nécessité pour la France de se doter d’une école similaire64. Alfred Suzanne, en revanche, se révèle un infatigable promoteur de la cuisine anglaise dans la presse spécialisée française. Le nombre d’articles qu’il publie sur ce thème est considérable. Il réunit également ses textes dans un gros livres de recettes, d’abord publié à Londres en langue française en 1894, puis réédité et augmenté – notamment en 1904 avec des plats et spécialités des Etats-Unis – de nombreuses fois65. Suzanne, qui a travaillé de longues années à Londres, est bien entendu conscient de la place prééminente occupée par la cuisine française dans le monde, de même que des préjugés français sur les plats anglais. Cependant, il rêve à une sorte d’Entente cordiale culinaire entre les deux nations. Le contexte culturel lui paraît favorable, les modes anglaises tendant à se répandre en France : « Le vent est aujourd’hui à l’anglomanie. On a adopté les sports anglais : le croquet, le foot-ball, la crosse, le rally-paper et le lawn-tennis. Comme les anglais on s’habille et l’ulster, le pantalon collant, la jaquette écourtée et l’habit rouge sont portés par ceux qui, dans le monde élégant, donnent le ton et la mode. Le garden-party [sic], le luncheon et le five o’clock tea sont depuis longtemps naturalisés chez nous, et la cuisine anglaise, elle-même, semble vouloir s’introniser en France ; ce que l’on peut constater en parcourant les menus des bonnes tables et les cartes des grands restaurants. Pour ma part je n’y trouve rien redire, car, n’en déplaise à certains chauvins gastronomes, il y a dans la cuisine anglaise nombre d’excellents mets qui ne sont pas à dédaigner. [...] Est-il par exemple un mets plus onctueux que la soupe à la tortue ? Connaît-on une friture plus délicate et plus friande que celle du white-bait, un rôti comparable au cochon de lait farci de sauge et d’oignon, et rien de plus délectable qu’un pudding de beefsteaks ou d’alouettes ? Le jambon d’York jouit d’une réputation universelle et, quand au lard fumé du Wiltshire, il n’en est pas au monde qui égale son arôme et sa

63 C’est-à-dire tout ce qui est étranger si l’on prend la définition de Faustine Régnier, L’exotisme culinaire. Essai sur les saveurs de l’Autre, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2004. 64 « Une école pour cuisiniers à Londres », L’Etoile, 1874, n°17 cité par A. Trubek, art. cit., p. 136. 65 Alfred Suzanne, La cuisine anglaise et la pâtisserie. Traité de l’alimentation en Angleterre au point de vue pratique, théorique, anedotique et descriptif, Londres, Librairie française, 1894. saveur. Faut-il citer encore le curry de poulet à l’indienne, le faisan grillé à la diable, le lapin brisé aux câpres et tant d’autres mets savoureux dont la seule nomenclature fait perler une larme au coin des lèvres ? »66 A elle seule, cette énumération dépasse déjà en variété ce que la plupart des présentations de la littérature de voyage française disaient de la cuisine anglaise. Selon Suzanne, la bonne entente culinaire franco-anglaise est en marche grâce aux chefs français présents en Angleterre, au nombre grandissant de cooks anglais formés dans les restaurants parisiens67 et au développement, à Londres et dans les grandes villes anglaises, des Schools of Cookery, qui « existent déjà depuis longtemps [et] contribuent à répandre et à populariser la cuisine française en Angleterre.68 » Cependant, à la lecture de cette préface de Suzanne, il est aisé de se rendre compte que le tableau qu’il dresse de l’influence culturelle en général, culinaire en particulier, de l’Angleterre en France est idéalisé : le succès des sports anglais en France est réel ; celui des modes vestimentaires et du thé incontestable mais encore conviendrait-il d’en noter les limites. Suzanne, lui-même, nuance l’enthousiasme sans borne de ses premiers paragraphes. Il reconnaît qu’il ne traite pas de la haute cuisine, qui reste un pré carré français, et dit vouloir surtout s’adresser aux chefs français officiant en Angleterre, voire dans les colonies britanniques. Certes, il espère que ses collègues en France auront envie de puiser dans son livre quelques recettes anglaises afin de diversifier leurs menus, ce qui invalide l’annonce faite plus haut de « l’intronisation de la cuisine anglaise en France ». D’autre part, Suzanne n’échappe pas à tous les stéréotypes sur les cultures culinaires anglaise et française : « En France, la femme n’a pas besoin d’apprendre la cuisine. C’est inné chez elle69. A peine installée dans son ménage, elle se met à la tâche tout naturellement, en mettant en pratique les leçons qu’elle a reçues de sa mère et qu’elle inculquera à sa fille. Il n’en est pas de même en Angleterre, où le type de la ménagère n’existe pas. La femme de l’employé et du petit bourgeois croirait déroger si elle s’occupait de cuisine. Quant à l’ouvrier, en rentrant chez lui après son travail, il trouve invariablement sur sa table un morceau de viande froide qui a été cuit le dimanche et qui doit le nourrir toute la semaine. Il ne peut espérer autre chose de sa ménagère, dont les aptitudes et les connaissances

66 Ibidem, préface, pp. 1-2, qui reprend partiellement plusieurs de ses articles parus dans la presse culinaire, comme « La cuisine anglaise », L’Art culinaire, 1885, pp. 223-4. 67 Suzanne affirme que le quart des apprentis des restaurants et pâtisseries de Paris sont des Anglais. Nous ignorons si cette estimation est réaliste. 68 Suzanne et Virmaître interprètent donc le développement des écoles culinaires anglaises de façon radicalement différente. 69 Pourtant Suzanne ne peut ignorer qu’à l’époque où il publie ce livre, plusieurs de ses collègues cuisiniers, Charles Driessens notamment, tentent de mettre en place, à Paris et dans sa banlieue nord, des cours de cuisine pratique pour les femmes. Cf. : http://www.educationpopulaire93.fr/spip.php?article993 gastronomiques se bornent à savoir cuire des pommes de terre et à rôtir ou bouillir un morceau de viande. Les mystères de la poêle et de la casserole lui sont inconnus.70 »

Bien que le tableau des relations gastronomiques franco-anglaises dressé par Suzanne soit par trop idyllique, il est indéniable que les chefs qui traversent la Manche pour se former ou travailler dans le pays voisin se comptent par milliers à la Belle Epoque et que les nombreuses expositions culinaires spécialisées, celle par exemple organisée au sein de la Grande Exposition franco-britannique de Londres en 1908, multiplient les occasions d’échanges de connaissances et de savoir-faire. L’analyse des publications culinaires de la Belle Epoque confirme aussi qu’il s’est développé en France un intérêt limité, mais sans précédent et sans grand lendemain, pour la cuisine anglaise. Alfred Suzanne, bien introduit dans les différentes revues professionnelles, les fournit régulièrement en recettes anglaises71 et indiennes72, ou en chroniques sur les pratiques culinaires d’outre-Manche. De surcroît, d’autres chefs lui font écho. La plupart ont travaillé à Londres comme Achille Ozanne, J. Vallet ou P. Montferrand, lequel présente ainsi le plum-pudding : « De création relativement récente en France, ce fut en 1815, après la bataille de Waterloo, que Wellington, [...] fit confectionner les premiers plum-pudding dans la maison Chevet par ses cuisiniers particuliers. Quoique ne jouissant pas en France de la même popularité qu’il possède en Angleterre, on reconnaît à ce gâteau certains mérites qui le rendent digne de figurer sur nos tables, à condition qu’il soit largement aromatisé de rhum. Parmi le grand nombre de recettes qui existent pour la confection de cet entremets, en voici une excellente qui se compose des substances suivantes [...].73 » En 1890, la livraison spéciale de fin d’année de L’Art culinaire est consacrée à Londres-Gourmand, avec en particulier un article sur le « Noël anglais »74. De surcroît, des cuisiniers exclusivement parisiens comme Philéas Gilbert et davantage encore Prosper Montagné, semblent avoir testé des recettes véhiculées par Suzanne ; ils en redonnent leur propre version dans L’Art culinaire ou Le Gourmet75. La Grande-Bretagne a donc parfois été l’objet de la curiosité gastronomique française des premières décennies de la Troisième République. Si une analyse détaillée de la caricature et de la littérature populaires, vecteurs habituels de l’anglophobie montrerait un rejet très majoritaire de la

70 A. Suzanne, op.cit., 1894, préface, p. 3. 71 « Cabillaud à l’anglaise », L’Art culinaire, 1900, pp. 37-9, parmi des dizaines d’occurrences. 72 « La cuisine indienne », Le Gourmet - Home Magazine, n° 26, 15 février 1906, p. 7. 73 « Le plum-pudding », n°70, 25 décembre 1907, pp. 247-9. 74 En 1906, pp.VIII-IX, dans la livraison spéciale Noël Gourmand, c’est le Noël écossais qui est à l’honneur. 75 Philéas Gilbert, « Pilaf au kari », L’Art culinaire, 1883, p. 173 ; P. Montagné décrit la recette du mutton broth dans « Potages étrangers », Le Gourmet - Home Magazine, n°35, 1er juillet 1906, p. 3. cuisine britannique, elle révèlerait aussi sans doute une assez large palette de perceptions76. La nourriture n’est d’ailleurs pas un sujet que l’on retrouve systématiquement dans la production des caricaturistes anglophobes de la Belle Epoque. Les livraisons anti-anglaises des deux publications satiriques les plus célèbres, Le Rire et L’Assiette au beurre, ne l’utilisent guère77. La première fait presque complètement l’impasse sur elle ; la seconde pointe bien le comportement alcoolique d’Edouard VII, la pingrerie des Anglais et la maigreur de leurs épouses, mais elle se montre beaucoup plus virulente sur d’autres thèmes.

Rejeux, revivals, ...

Tandis que la balance commerciale des échanges alimentaires de luxe entre les deux pays, penche de plus en plus en faveur de la France, notamment grâce aux exportations de Bordeaux, Champagne, Bourgogne, Cognac78, etc., l’ouverture de certains chefs français à des préparations anglaises ne contrebalance en aucune façon le déséquilibre culinaire franco-anglais, d’autant qu’elle s’estompe après la Première Guerre mondiale. Claudius-Sylvain Goy fait bien paraître La Cuisine anglo-américaine, un bel ouvrage de recettes qui offre une alternative ou un complément à celui d’Alfred Suzanne, mais la date de publication, 1915, est peu favorable. Il fait partie par la suite de la « collection » de livres en vente à L’Art culinaire, mais il ne semble pas avoir rencontré une grande diffusion. Dans la presse culinaire, les articles sur les plats et les coutumes gastronomiques anglaises se raréfient79, car les chefs français recherchent un exotisme plus lointain ou alors peu

76 Cf. par exemple, Yves Pincet, « L’Epreuve de la faim dans les romans d’Hector Malot », in Mireille Piarotas (dir.), Le populaire à table. Le boire et le manger aux XIXe et XXe siècles, Presses univ.de Saint-Etienne, 2005, pp. 141-2. 77 « V’là les English ! », Le Rire, n° 264, 23 novembre 1899 ; « Edouard VII » et « Les Anglais chez nous », L’Assiette au beurre, n° 65, 28 juin 1902 et n° 92, 3 janvier 1903. Cf. Ridiculosa, vol. 19, 2012, notamment pp. 183-199. 78 Cette évolution a été ardemment souhaitée par Frédéric Bastiat, l’un des chantres du libre-échange : « [...] Avec le droit uniforme, vous continuerez, comme aujourd’hui, à recevoir quelques vins de Xérès et des bons crus de la Champagne et du Bordelais. L’Angleterre et la France se toucheront encore par leurs sommités aristocratiques, et vos riches seigneurs donneront la main, par-dessus la Manche et à travers les tarifs, à nos grands propriétaires. Mais voulez- vous que votre population et la nôtre soient mises en contact sur tous les points ? [...] Renoncez à ce droit fixe, et laissez l’infinie variété de nos produits aller satisfaire l’infinie variété de vos goûts et de vos fortunes », in « De l’avenir du commerce des vins entre la France et la Grande-Bretagne », Journal des Économistes, août 1845, in Œuvres complètes, Paris, Guillaumin, 1862, tome 1, pp. 387 sq. 79 Quelques occurrences comme Henri Pellaprat, « La cuisine anglaise », Le Cordon bleu, 1923, pp. 612-4 ; « Cuisine anglaise », Revue culinaire, 1922, p. 85 et 1930, p. 31. encore connu, accentuant le mouvement de découverte des cuisines extra-européennes déjà perceptible dans les dernières décennies du XIXe siècle80. Toutefois, à la Belle Epoque comme durant l’entre-deux-guerres, il existe aussi parmi les chefs et les gastronomes français un fort courant identitaire nationaliste ou essentialiste, voire les deux à la fois. Il sert de support à la reproduction des stétéotypes anti-anglais et au rejeu de la rivalité franco-anglaise. Il s’exprime souvent dans les colonnes de la presse quotidienne mais également dans les livraisons des revues spécialisées faisant montre d’ouverture81. Parmi de multiples articles figure celui de Berte, où dans une défense et illustration de la cuisine française, il s’en prend sans ménagement à ses voisines anglaise et allemande82. Un autre article liste des « mets excentriques » : fourmis et criquets y trouvent – naturellement pour la sphère culturelle européenne – leur place, mais l’auteur, qui s’abrite derrière un pseudonyme, leur adjoint les pâtés anglais83. Les railleries anglaises, parues ici et là dans la presse anglaise, restent rarement sans réponse. Ainsi, Jean Bent défend-il bec et ongles la façon française de cuire le poisson, moquée par John Hollingshead ; le premier manager du Gaiety Theatre de Londres, prétendait, de surcroît, qu’il n’existait pas de restaurant de poissons84. Le nationalisme culinaire peut également revêtir les couleurs de l’impérialisme. Si, dans La cuisine française. L’art du bien manger, une compilation culinaire, Alfred Suzanne laisse au roast beef ses origines anglaises, Philéas Gilbert, patriote républicain convaincu mais qui ne fait pourtant pas partie des plumes gastronomiques essentialistes, affirme dans l’article précédent que « le Plum- Pudding n’est pas anglais »85. Il découlerait, selon lui, de la recette du far (ou faro) breton et plus lointainement encore d’une préparation de la Grèce antique86. Gilbert relègue la création du pudding en Angleterre à un conte pour enfants : « [...] La légende est fort belle quoique un peu boîteuse, et mérite d’être contée aux petits Anglais ; mais le scepticisme du praticien s’égaye fortement à l’énoncé de cette préparation, à laquelle dut participer quelque fée sylvestre. Et quelle que soit son habileté d’exécutant, il est obligé de s’émerveiller devant ce gâteau issu d’une farine de noyaux et d’une gourdée de vin.

80 D. Saillard, « Discours gastronomique et discours identitaires (1890-1950) », in F. Hache-Bissette et D. Saillard (dir.), op. cit., pp. 239-256. 81 Ibidem. 82 Berte aîné, « La France et l’Art culinaire », L’Art culinaire, 1883, pp. 143-4. 83 Pierre Kitrouve, « Les mets excentriques», Le Gourmet - Home Magazine, n° 53, p. 16. 84 L’Art culinaire, 1883, pp. 206-7. 85 Edmond Richardin, La cuisine française. L’art du bien manger, Paris, Nilsson, 1906, pp. 357-361. 86 Gilbert se base sur les travaux de Louis Bourdeau, Histoire de l’alimentation, Paris, Alcan, 1894, qui, lui-même exploitait un passage d’Athénée de Naucrate. [...] Ainsi, voilà une croyance détruite, une légende qui s’écroule, une gloire qui s’évanouit, et un orgueil national mortellement humilié. La cuisine française peut revendiquer à son actif le populaire entremets anglais ; mais nous sommes assez riches en mets pour ne pas le faire, assez généreux pour ne pas pousser plus loin l’étude de la question, et laisser croire encore à nos voisins d’Outre-Manche, qu’il fut créé en quelque endroit ignoré du Royaume-Uni. » Il peut sembler paradoxal de revendiquer les origines d’une recette plus d’une fois décriée en France, encore que Carême lui-même ait voulu la franciser. Cependant, quand il s’agit de l’hégémonie culinaire nationale, les propagandistes chauvins deviennent boulimiques, voire totalisants : il leur faut tout ramener à la France. Quant aux plus nationalistes d’entre eux, ils réduisent au mieux les cuisines étrangères à une ou deux spécialités locales : « Parmi les attractions qu’offre notre douce France aux touristes étrangers, il en est une sur laquelle il n’est pas besoin d’insister beaucoup, car sa supériorité est universellement reconnue, c’est la cuisine. La Suisse a ses Alpes comme nous ; l’Italie, sa Méditerranée ; la Grande-Bretagne, ses prairies ; l’Autriche, ses modes ; l’Allemagne, ses châteaux, comme les nôtres, mais aucun pays au monde ne peut prétendre rivaliser avec la cuisine française.87 » Bien entendu, le chauvinisme n’est pas une exclusivité française. De l’autre côté du Channel, en dépit de l’idée généralement admise dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie de la supériorité culinaire française, tous les Anglais ne font pas preuve d’une francophilie aveugle : « Au fond de leur âme – dans le creux de leurs estomacs88– les Anglais n’aiment pas la cuisine française et, sur des bases morales et philosophiques, ils désapprouvent tout ce qui est vraiment français.89 » D’une condamnation morale très stéréotypée, certains auteurs anglais peuvent même glisser jusqu’à la contestation, ponctuelle tout au moins, de la suprématie culinaire française : « Les soupes claires françaises, notamment la soupe à l’oseille et les potages frivoles à base des produits sans goût du début de printemps algérien ont parfois été loués ; mais comment peut-on les comparer à notre auguste soupe à la tortue, notre soupe royale à la queue de bœuf, notre princier Mulligatawny90 et à notre soupe aux pois familiale, judicieusement saupoudrée de menthe et trempée avec du pain frit adroitement tranché.91 » Pourtant, il faut attendre les années trente et leur profonde crise économique et sociale pour que se développe en Angleterre une véritable campagne culinaire nationaliste. En 1934, Sir Herbert

87 Marcel Viollette, « Défendons la cuisine française ! », L’Action française, 7 janvier 1931. 88 En français dans le texte. 89 Rowland Strong, Where and How to Dine in Paris, Londres, Grant Richards, 1900, p. 5 ; cité par A. Trubek, art. cit., p. 132. 90 Potage au curry. L’article dispute à la France l’invention de la soupe à la tortue, mets rare particulièrement réputé. 91 « French and English Cookery Compared », The Caterer and Hotel Proprietor’s Gazette, novembre 1879, vol. I, pp. 135-136, cité par A. Trubek, art. cit., p. 133. Morgan lance une offensive en faveur de la nomenclature culinaire nationale. Il s’élève contre le badly spelt French, cette mode langagière, stupide à ses yeux, consistant par exemple à nommer la soupe de patates une « Crème Parmentière » ou à affubler de banales stewed prunes de l’appellation « à la Carlsbad ». Une partie de la presse anglaise lui emboîte le pas : « But it is doubtful whether they are bamboozled to such an extent that they believe that a French menu means a French chef, cordon bleu and All. What can language do to counteract watery boiled vegetables except to add the verbal insult to our country and describe them officially as à l’anglaise ? The really swagger hotel cannot be too French, it seems. […] There’s some excuse for items like sole meunière and omelette fines herbes, because there are no convenient English phrases for them, and because they’re generally understood. But why take English fish, cook them in a famous English fashion, and call the result, not drilled whiteblait, but blanchailles diablées ? As an Englishman, I can see only one practical way of retaliating against the Frenchified English hotel. Talk nothing but French to all the hotel servants, the porter, the cashier, and the manager, on the plea that if they can’t understand it, why is the bill of fare in French? It will be good for my French, too.92 » Or cette mode durait depuis très longtemps, sans avoir provoqué jusque-là de campagne hostile très organisée et planifiée, tout juste quelques « tentatives sporadiques pour “défendre” la cuisine anglaise »93. Menus made easy, or, how to order dinner and give the dishes their French names, manuel rédigé par Nancy Lake pour populariser les noms des plats en français est un best-seller depuis sa première parution, qui date probablement de 1884 : une quarantaine d’éditions en cinquante ans94. Une première vague de livres de cuisine bourgeoise et ménagère inspirés des méthodes et des recettes de « l’école » culinaire française semble même avoir atteint l’Angleterre un bon demi-siècle avant la « révolution Elizabeth David » : citons le livre French cookery for English homes (1900, 6 éditions), les deux ouvrages de Teresa Praga, Easy French Dishes for English Cooks (1900) et Easy French sweets for English cooks (1901) ou encore l’Economical French cookery for ladies adapted to English households d’Emilie Lebour-Fawssett (5 éditions de 1887 à 1902), et Dîners à la française de Mary Mac Naughtan (1901)95. La linguiste Margaret Masterman remarque avec humour que les jeunes femmes mariées de sa ville universitaire ne jurent plus que par la

92 « It pays to be all “A la Carte” » (non signé), The Evening News, 16 février 1934 ; voir aussi, Pandora, « National Dishes », The Sunday Times, 4 mars 1934, ou les sarcasmes qu’essuie la Wine and Food Society : quand elle se met en tête de promouvoir le « long dîner », à la française donc, l’Evening News la taxe d’élitisme social ; The Evening News, 1er février 1934. Cf. aussi, cité par S. Mennell, op. cit., 1985, p. 278, l’attaque en règle d’Osbert Sitwell contre cette même association ; « Food Snobs », The Evening Standard, 13 septembre 1935. 93 « English Folk Cookery », Ottawa Citizen ,11 mai 1932. 94 Une autre édition, révisée par Joan Carey, paraît encore en 1954 : http://householdbooks.ucdavis.edu/authors/566 95 http://householdbooks.ucdavis.edu/subjects/28 délicieuse cuisine française qui reste « associée dans l’esprit des hommes au vice parisien » ; elle ajoute qu’il sera « bientôt plus difficile de lire un ouvrage de cuisine qu’un traité de mécanique »96. Mais si la cuisine anglaise est décapitée, comme l’a écrit Stephen Mennell, la cuisine domestique anglaise reste peu influencée par la française en raison de l’attachement aux habitudes alimentaires ainsi que du coût en général élevé et de la réputation de complexité de la cuisine française. Par ailleurs elle s’est dotée pour la période victorienne97, et au-delà, d’une nouvelle bible culinaire : la compilation, illustrée par des planches en couleurs, d’ (1836-1865), Mrs Beeton’s Book of Household Management (1859-1861)98, formidable best-seller avec ses deux millions d’exemplaires vendus en sept ans, puis ses innombrables rééditions99. Nous savons aujourd’hui que l’ouvrage de Mrs Beeton emprunte beaucoup aux compilations précédentes d’ (The Experienced English Housekeeper,1769) et d’ (Modern Cookery (1845), mais également aux modes culinaires (Francatelli, Soyer, ...) et au discours gastronomique français (Carême, Brillat-Savarin, ...). Il n’en reste pas moins que, dans les représentations, Mrs Beeton est systématiquement associée à la culture culinaire nationale anglaise100. La consommation de thé, avec tout ce qui est construit autour d’elle, ainsi que l’importation en métropole de recettes en provenance des colonies, des Indes notamment101, peuvent également donner des motifs de fierté nationale, la cuisine anglaise s’enrichissant bien plus facilement de recettes exogènes que la française102. En 1934, Lawrence du Garde Peach écrit, pour la BBC, une pièce radiophonique en un acte à la gloire de Mrs Beeton, Meet Mrs Beeton, a culinary comedy for

96 « It pays us to be clever », The Evening News, 10 janvier 1934. 97 Andrea Broomfield, Food and cooking in Victorian England. A history, Westport (E-Unis) et Londres, Praeger Publishers, 2007. 98 Kathryn Hughes, The Short Life and Long Times of Mrs Beeton, Londres, Fourth Estate, 2005. 99 http://householdbooks.ucdavis.edu/authors/56 100 Malgré les premiers remarques d’Elizabeth David sur les origines françaises de certaines recettes, le Times, pour le centenaire des premiers fascicules du livre de Mrs Beeton, ne voit, dans la dernière édition publiée en 1951, la part de la France que dans la section « Recettes étrangères » ; il se plaît d’ailleurs à constater qu’elle est réduite à six pages, alors que, par exemple celle de l’Australie en compte vingt-deux ; « A Century’s Cooking », 3 août 1959. 101 Cf. la magnifique étude de Lizzie Collingham, Curry : a Biography, Londres, Chatto & Windus, 2005 / Le curry, une histoire gastronomique de l’Inde, Paris, Noir sur Blanc, 2007 et Payot, 2009 ; Panikos Panayi, Spicing Up Britain. The Multicultural History of British Food, University of Chicago Press, 2008 et Cecilia Leong-Salobir, Food Culture in Colonial Asia. A Taste of Empire, Londres, Routledge Chapman & Hall, 2011. 102 David Burton, French Colonial Cookery. A Cook’s Tour of the French-Speaking, Londres, Faber and Faber, 2000 / La cuisine coloniale, Paris, Hachette, 2002 ; D. Saillard, « La cuisine », in Jean-Pierre Rioux (dir.), Dictionnaire de la France coloniale, Paris, Flammarion, 2007, pp. 759-764. every wife103. Difficile de ne voir qu’une simple coïncidence avec la campagne de Morgan et la formation d’associations culinaires hostiles à l’influence française. La poussée identitaire anglaise des années trente va en effet beaucoup plus loin qu’une simple remise au goût du jour du patrimoine gastronomique victorien. Florence White (1863-1940), dont la famille tenait une auberge dans le Sussex depuis plusieurs générations, propose, elle, le revival de toutes les traditions culinaires régionales britanniques, d’origine rurale pour la plupart. L’Angleterre battant des records d’urbanisation, Florence White tire la sonnette d’alarme : la remémoration et la réutilisation des traditions doivent se faire très vite, dit-elle, sous peine d’une disparition définitive. Elle fonde l’English Folk Cookery Association en 1928 et publie, quatre ans plus tard, une compilation de recettes régionales, dont certaines sont puisées dans des manuscrits de la fin du Moyen-Age. Son titre, alors très moderne pour ce type d’ouvrage, est particulièrement évocateur : Good Things in England104. Elle se lance dans une agit-prop qui, incontestablement, touche des cordes sensibles ; son action rencontre des échos jusque dans les pays du Commonwealth : « To vindicate the claim that English cooking is not so bad as it is painted, that in fact, it has an unrivalled variety, subtlety and attractiveness, the English Folk Cookery Association recently staged an all-English repast at a well-known London restaurant. It was also a revolt, in some measure, against the “Frenchification” of hotel and restaurant menus. We are told that among the principal dishes were lambs’ tails in parsley and butter, which sounds promising, veal with olives and sharp sauce, which do not sound so encouraging. The two latter dishes had a vogue a hundred years ago. “Grass corner pudding”, a Cambridgeshire delicacy, was served with curd cheese cakes of Melton Mowbray, which sounds English if nothing else.105 » Florence White, qui affiche volontiers son adhésion à l’American Home Economics Association, dit d’ailleurs puiser son inspiration dans l’exemple des communautés immigrées britanniques des Etats- Unis, qui auraient su conserver leurs traditions culturelles. Pas un mot en revanche, à notre connaissance, sur la redécouverte ou l’invention des cuisines régionales en France, dont les origines devancent de plusieurs décennies son initiative106. Pourtant, ayant vécu plusieurs années à Paris, Florence White connaît très bien la cuisine française ; elle en a une bonne pratique et affirme ne pas vouloir redynamiser la cuisine anglaise dans un esprit de rivalité avec son hégémonique voisine.

103 Emission diffusée sur la BBC London Regional, avec Joyce Carey et George Sanders ; The Manchester Guardian, 5 janvier 1934 et The Evening News, 6 janvier 1934. 104 Good Things in England. A Practical Cookery Book for Everyday Use, Containing Traditional and Regional Recipes Suited to Modern Tastes Contributed by English Men and Women Between 1399 and 1932, Londres, Jonathan Cape, 1932 ; réédité en 1951, 1962, 1974 et 1999. 105 « English Folk Cookery », Ottawa Citizen ,11 mai 1932. 106 Julia Csergo, « L’émergence des cuisines régionales » in J.-L. Flandrin et M. Montanari (dir.), Histoire de l’alimentation, Fayard, 1996, pp. 823-841. Des associations féminines lui emboîtent le pas : un livre de recettes des Cornouailles paraît en 1933, un autre sur celles du Worcestershire en 1936. En 1935, la « Countess Morphy » publie à quelques mois d’intervalle deux recueils de recettes, Recipes of all nations et English Recipes, Including the Traditional Recipes of Scotland, Ireland and Wales107. Des ingrédients de base, certaines variétés de céréales notamment, qui étaient devenus difficiles à trouver, réapparaissent dans les circuits commerciaux.

... révélations et révolutions

Pour notable qu’il soit le revival culinaire britannique des années trente trouve vite ses limites. L’article de l’Ottowa Citizen se demandait d’ailleurs à raison comment, matériellement, l’English Folk Cookery Association pourrait organiser des repas traditionnels de propagande partout au Royaume-Uni et dans le Commonwealth. Les réactions nationalistes provoquent même régulièrement des répliques méprisantes ou ironiques. Face à l’offensive de Morgan contre la francisation des menus en Angleterre, le secrétaire de la Hotels and Restaurants Association se borne à lui répondre séchement que chaque propriétaire fait comme il l’entend. Quant à André Louis Simon, célèbre spécialiste français du commerce de vins vivant en Angleterre108, et sa Wine and Food Society, certes ils rencontrent des opposants mais reçoivent aussi beaucoup de soutiens109. Nombre de gastronomes britanniques renvoient dos à dos partisans et adversaires de la francisation. A leurs yeux, l’enjeu culinaire contemporain ne se situe vraiment pas là : The trend [of Frenchification] was perpetuated (forever, it seems) by Mrs Beeton’s publishers, who after her death burdened blameless British dishes with such alien names as pudding au raisin de Corinth (spotted dick), ragoût à l’irlandaise (Irish stew), and harengs fumés (bloaters). It was finally petrified by Maison Lyons in sur toast. In sharp reaction from the haute cuisine à l’anglaise, school are the misguided devotees of the folkweave tradition of English cooking. They wax lyrical about poetically named regional dishes of

107 Néanmoins Recipes of all nations, Londres, H. Joseph, qui ne compte pas moins de 800 pages et un copieux premier chapitre consacré à la cuisine française, rencontre un succès beaucoup plus vif qu’English recipes. Il semblerait que ce soit une native de Louisiane, Marcelle Azra Hincks (1883-?), cousine du joueur d’échecs prodige Paul Morphy, qui se cache derrière ce pseudonyme ; elle ne serait venu résider à Londres qu’aux alentours de la Première Guerre mondiale. Cependant son idée, ou celle de son éditeur, de réaliser cette compilation culinaire britannique à cette date confirme le regain d’intérêt pour la cuisine nationale dans le Royaume-Uni des années trente. http://www.foodtourist.com/ftguide/Content/I3879.htm 108 A.-L. Simon (1877-1970) publia une centaine d’ouvrages ; cf. son autobiographie In the Twilight, Londres, Michael Joseph, 1969. Olde England which have about as much plate appeal as parsnip wine. Star-gazey pie, bog star, frumenty, flummery, watersondry110 and swan pie are part of the social history of our island. Let’s them there.111 » La cuisine française trouve toujours sans peine de nouveaux amateurs et défenseurs Outre- Manche. Plusieurs intellectuels francophiles citent la Gallic way of cooking parmi les raisons qui leur font aimer la France. Le pays voisin sert même de contre-modèle à ceux, comme Ford Madox Ford qui rejettent, au moins partiellement, la culture britannique. L’auteur de The Good Soldier et de Parade’s End oppose souvent la civilisation de l’Europe septentrionale et nord-américaine, puritaine, industrielle et industrieuse, à celle de l’Europe méridionale, agro-pastorale et orientée vers la good life. Tombé amoureux de la Provence, the « Eden-garlic-garden », il en fait, dans The Rash Act, Provence et A Mirror to France (1926) notamment, un mythe enchanté de civilisation pré- capitaliste. Ethnologue avant la lettre, il assigne à la cuisine locale, que Ford Madox Ford pratique d’ailleurs lui-même, une place sociale centrale. Il perçoit la nourriture comme un langage et oppose très explicitement le régime alimentaire carné des Européens du Nord à la « paradisiaque » diète méditerranéenne112. Certes, l’influence d’un auteur comme Ford Madox Ford est faible, mais nous ne sommes plus très loin de « l’époque Elizabeth David », caractérisée par la large diffusion au Royaume-Uni des recettes françaises et méditerranéennes. Elizabeth David a bel et bien eu des précurseurs qui lui ont préparé le terrain. L’étude de la presse anglaise le démontre. Les piques francophobes, fréquentes dans la presse populaire, ne doivent pas faire oublier la présence de chroniqueurs francophiles dans plusieurs titres, notamment dans leurs pages culturelles. C’est particulièrement le cas du Sunday Times, avec James Agate (1877-1947) puis Harold Hobson (1904-1992) pour le théâtre, Dilys Powell (1901–1995) pour le cinéma ; la « rivale » de cette dernière, Caroline Alice Lejeune (1897–1973), qui écrit pour l’ Observer, est également francophile. Sans surprise on trouve ce passage, dithyrambique pour la cuisine française, dans le Journal d’Agate relatant son voyage à Paris et sur la Côte d’Azur en septembre 1946 :

109 S. Mennell, op. cit., 1985, pp. 278 et sq. 110 Série de termes tombés en désuétude. 111 Jean Robertson, art. cit., 2 mai 1965. 112 David Ayers, « Beyond the Pleasure Principle : The Rash Act and Henry for Hugh », in Robert Gavin-Hampson et Tony Davenport (dir.), Ford Madox Ford. A Reappraisal, New York et Amsterdam, Rodopi, 2002, pp. 159-183 ; Joseph Wiesenfarth, Ford Madox Ford and the regiment of Women : Violet Hunt, Jean Rhys, Stella Bowen, Janice Biala, University of Wisconsin Press, 2005, p. 134 ; Caroline Patey, « France as Fieldwork, or, Ford the Ethnographer » et Julian Barnes, « Ford Madox Ford and Provence », in Dominique Lemarchal et Claire Davison-Pégon (dir.), Ford Madox Ford, France and Provence, New York et Amsterdam, Rodopi, 2011, pp. 133-142 et 153-164. Mes remerciements à Pierre-François Peirano pour ces références. « I think that “taste” sums up the French character better than any other word. You see it everywhere – in their buildings, their table appointments, their manners, their little attentions. They lay themselves out of charm, and whether there is anything behind that charm doesn’t seem to me matter. I am tired of our surly Briton, and am not compensated by his heart of gold. […] Our little boîte has provided us with more and better manners in one short week than all London’s grill-rooms and restaurants since the beginning of the year.113 » Et Agate de noter scrupuleusement le menu, sans oublier le prix, du repas fait au restaurant Le Provençal de La Napoule : « Œufs sur le plat, rougets, gigot, and a bottle of Châteauneuf du Pape. » Quant aux chroniques gastronomiques, plusieurs d’entre elles sont tenues par des Français ou des Britanniques d’origine française. Leur enthousiasme et leur propension à jouer sur la sensualité sont de mieux en mieux perçus. Auparavant, les périodiques culinaires anglais, y compris Women’s Own de Florence White, se limitaient presque toujours à des descriptions pratiques minutieuses114. Dès les années 30, alors que les modes culinaires français se retrouvent de plus en plus souvent dans les colonnes du Times115, Lucie Marion, une cuisinière française mariée à un Anglais, s’immisce parmi les chroniqueurs culinaires du Guardian où figure Ambrose Heath, et finit par publier en 1948, deux ans avant le premier ouvrage d’Elizabeth David, un manuel de recettes françaises116. Lucie Marion n’a de cesse de démythifier la cuisine française, de montrer qu’en réalité elle peut être plutôt « simple », davantage même que l’anglaise qui est contrainte d’utiliser une multitude d’ingrédients supplémentaires pour diversifier les quelques plats principaux117. Après-guerre, dans les colonnes du Daily Telegraph puis du Sunday Times, le chef Jean Conil suit la même voie. Il vient pourtant de « l’école » de la haute cuisine française ; au sein de sa famille l’on compte des chefs ayant officié dans les cuisines de Napoléon III et dans celles de la famille royale d’Espagne. Formé par Escoffier, Conil avait gagné Londres en 1940 et travaillé comme chef dans la Royal Navy, puis, après un passage au Savoy était devenu responsable dans chez l’un des traiteurs de luxe du Royaume-Uni, Fortnum & Mason. Dans sa rubrique culinaire, où pointe parfois une recette anglaise (stewed steak, fish pie, castle pudding, ...), Conil revient à certaines préparations basiques, comme la mayonnaise, et il lui arrive de présenter deux versions d’un plat français : l’une classique, l’autre simplifiée. Ainsi, dans « Classical cooking in a simplified style », à côté de la recette unique de la « sole Escoffier », il donne deux façons de préparer la « sole normande » et la « sole bonne

113 James Agate, Ego 9, 1948, pp. 218-9. 114 S. Mennell, op. cit., 1985, p. 238 sq. 115 Cf. par exemple cette chronique sur les recettes au beurre, « Dishes for small households. Butter », , 9 octobre 1935. 116 Lucie Marion, Be Your Own Chef. Simple French cookery, Londres, Duckworth, 1948, réédité en 1952. 117 « French Cookery », The Manchester Guardian, 23 janvier 1934. femme »118. Certaines semaines, il répond au courrier de ses lecteurs et lectrices119. Par ailleurs, il peut livrer quelques détails de sa biographie. Là, les topoï du discours gastronomique français, notamment l’importance accordée aux propos de table120, transparaissent vite : « My father was an excellent cook, but he was an even greater gourmet. Quality and quantity were equally important to him – he could manage four big meals a day. He was the proprietor of good hotels and restaurants in various French towns, and like all good restaurateurs he had his spell in Paris, at a celebrated restaurant in the Gare du Nord, called Ducastaing. Like every true gourmet, my father never enjoyed eating alone ; he always had to have four or five guests. Sometimes it was the chief engineer of the Gare du Nord […], and they were sit, recalling past gastronomy joys and commenting upon each course in turn as if it were an affair of state.121 » En 1950, il va jusqu’à présenter ses désaccords gastronomiques avec son épouse d’origine irlandaise, ce qui vaut au Daily Telegraph un courrier fourni de lecteurs offusqués122. Pourtant Conil se montre fort soucieux d’améliorer la cuisine anglaise, qui souffre, selon lui, non pas des ingrédients qui la composent mais du manque de savoir-faire de ses cooks. En 1949, il fonde à Londres l’International Academy of Chefs de Cuisine, une école d’apprentis. En août 1955, Elizabeth David (1913-1992)123, qui est en train de devenir célèbre, succède à Jean Conil pour la rubrique culinaire du Sunday Times et commence par y publier une série de chroniques sur les cuisines régionales françaises : Bretagne, Gascogne, etc. Il est significatif que l’auteure ayant réussi à convertir massivement les palais anglais à la cuisine française ait commencé par présenter non pas une cuisine nationale générique mais les recettes régionales françaises et méditerranéennes, de Provence, des « Italies » et de Grèce notamment. Ses deux premiers ouvrages, Mediterranean Food (1950) et French Country Cooking (1951), commencés en 1947 à son retour d’Egypte et des Indes où elle trouve une Angleterre toujours en proie à la pénurie alimentaire, rencontrent un premier succès d’estime. Elizabeth David révèle à ses compatriotes une cuisine « simple », à l’ail et à l’huile d’olive pour la méditerranéenne, qu’elle a découverte lors d’un premier séjour en Provence en 1939-40124. Cuisinière très profane quand elle publie ses premiers livres, elle convainct ses lecteurs car elle puise à d’excellentes sources, mais peut-être qu’avant tout

118 The Sunday Times, 18 janvier 1953. 119 Ib., 1er février 1953, 120 P. Ferguson, op. cit., en particulier pp. 92-102. 121 « Lunch with grandeur », ib., 5 avril 1953. 122 The Daily Telegraph, 1er mai 2003. 123 Lisa Chaney, Elizabeth David. A Biography, Sydney, Pan Macmillan Australia, 1998 ; Artemis Cooper, Writing at the Kitchen Table. The Authorized Biography of Elizabeth David, Londres, Michael Joseph, 2000. 124 En 1930-31, elle passe une année universitaire à la Sorbonne en suivant un cours sur la civilisation française. Elle découvre, avec émerveillement dira-t-elle plus tard, la cuisine française dans sa famille parisienne d’accueil ; E. David, French Provincial Cooking, 4e éd., 1979, pp. 26-29. elle les enchante. En effet, elle sait parler de la nourriture, évoquer tout ce qui l’entoure et n’hésite pas à faire de longues références à la grande littérature. Lucie Marion note, sans doute avec un soupçon d’amertume à cause du bon accueil réservé au livre d’une non-professionnelle : « Cookery books are of two kinds, the ornamental and the useful, those which make good reading and those which make good books. French Country Cooking […] is chiefly of the former kind. It partly consists of quotations from other books, most, but not all of them acknowledged, and most chiefly of literary interest. […] I cannot think that Mrs David has tried actually to make many of the dishes for which she gives recipes. […] The very idea of complicating a choucroute soup by the addition of mushrooms and herbs – which in any case would have no effect in so strongly tasting a dish as choucroute – would make generations of Alsatians and Lorrainers (my father was one) turn in their graves. […]125 » Elizabeth David tient aussi à ce que ses ouvrages bénéficient d’une présentation originale ; les deux premiers sont illustrés par John Minton. La classe moyenne des années cinquante paraît beaucoup plus réceptive à la fois à la cuisine régionale méditerranéenne, au discours gastronomique et à une approche épicurienne, signe d’un profond changement social et culturel en Angleterre, probablement favorisé par les dures privations des années de guerre et d’après-guerre126et lentement amené par l’évolution gastronomique anglaise depuis la Belle Epoque. Elizabeth David multiplie livres (Italian Food, 1954 ; Summer Cooking, 1955 ; French Provincial Cooking, 1960 , etc.) et articles. Bénéficiant de la fin du rationnement en 1954, de la large ouverture du commerce avec la Méditerrranée et l’Orient, du boom économique du début des Trente Glorieuses et des prémices du tourisme de masse127, ces nouveaux titres ainsi que la réimpression des précédents en collection populaire (paperback) chez Penguin rencontrent un immense public. La critique est souvent dithyrambique128, y compris celle de publicistes ou d’auteurs, comme Evelyn Waugh, qui n’avaient pas toujours été tendres avec la cuisine et la culture françaises129. En 1965, après la disparition de la boutique de Madame Cadec du 27 Greek Street

125 « French cooking and wine in the kitchen », The Manchester Guardian, 1er octobre 1951. 126 Cf. Artemis Cooper, op. cit., p. 133 sq ; Kate Colquhoun, Taste. The Story of Britain Through Its Cooking, Londres, Bloomsbury Publishing, 2011, p. 332 sq. et Julian Barnes, citant Evelyn Waugh quand celui-ci reprenait en 1959 son ouvrage Brideshead Revisited (1945), « The Woman Who Liberated the Kitchen ; Elizabeth David, the Original Celebrity Cookery Guru, Died 10 Years Ago This Spring », The Independent, 9 février 2002. 127 Le Commissariat général au tourisme français lance régulièrement des campagnes de propagande au Royaume-Uni ; cf. par exemple la publicité dans la presse anglaise pour la brochure Motoring in France ; un premier dessin représente un château et un village ; le second, une table où un repas est dressé : « Everywhere there are good hotels, and restaurants with French food (and perhaps a bottle of local wine) can be enjoyed » ; , 14 mars 1954. 128 « A Revolution Comes to Terms », The Observer, 27 novembre 1960, p. 34. Elizabeth David, Italian Food, Londres, Penguin, 1989, 6e éd. 129 Julian Barnes, art. cit.et A. Rowley, conférence citée, épigramme. (Soho), qui vendait du matériel de cuisine français depuis la Belle Epoque130, Elizabeth David, observant aussi le succès commercial d’Habitat et d’Abacus, ouvre elle-même un magasin au 46 Bourne Street (Pimlico)131. En fait, presque la moitié du matériel, qu’elle détaille dans un chapitre de son livre French Provincial Cooking, proviendrait déjà d’Angleterre, les ustensiles en verre sont plutôt suisses, ceux en bois italiens. Elizabeth David entraîne dans son sillage des centaines d’autres publications et influence directement de très nombreux cuisiniers et restaurateurs au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et dans les pays du Commonwealth. Peu de publications échappent à la mode de la Provence132 tandis que la publicité ayant trait à la nourriture affiche souvent sa francophilie133. Parmi les livres qui présentent la cuisine française au cours des deux premières décennies de la « révolution Elizabeth David », citons simplement quelques titres emblématiques : James Beard134 et Alexander Watt135, Paris cuisine (1953) ; Blue Trout and Black Truffles de Joseph Wechsberg (1954), qui comporte un chapitre remarquable sur le Périgord ; Gastronomic tour de France de Jean Conil136 (1960) ; La Belle France de Paul Hamlyn (1965), qui présente successivement les cuisines locales de dix grandes régions137, etc. Voilà donc la cuisine française à son firmament en Angleterre dans les années soixante, ayant percé dans toutes les classes moyennes et même, plus modestement, dans les classes populaires. Bien entendu, même pour ces décennies d’après-guerre il est possible de trouver dans la presse anglaise des articles francophobes ayant trait à la cuisine. Les petites piques ironiques ne sont pas rares : « “Ici on parle anglais”. Yes ; but here one may still eat à la française in spite of the signs that say “ENGLISH BREAKFAST[…]”.138 »

130 Jean Robertson, « She pioneered the kitchen revolution », The Sunday Telegraph, 17 janvier 1965, p. 17. 131 Jean Robertson, « Just a few samples from the most original kitchen shop of them all », The Sunday Telegraph, 31 octobre 1965. 132 Cf. par exemple, Joyce Muriel, « From Provence », The Manchester Guardian, 17 juin 1955, où figure, entre autres recettes, la soupe au pistou. 133 « Merveilleux ! » s’exclame la publicité pour les cuisinières britanniques AGA qui met aussi en exergue « our gallic friends » ; The Sunday Times,16 avril 1950, p. 1. 134 Chef et gastronome américain (1903-1985), précurseur de Julia Child dans les années cinquante pour la diffusion de la cuisine française aux Etats-Unis. 135 Correspondant à Paris du Studio et du Scotsman. 136 Auteur d’une bonne centaine de livres de recettes, l’ancien disciple d’Escoffier devient l’un des pionniers des émissions télévisées culinaires britanniques dans les années 60. 137 La préface est signée par l’un des infatigables passeurs culturels entre la France et l’Angleterre, André Maurois. Ambrose Heath, enthousiasmé, dit de cet ouvrage qu’il ouvre la voie à un nouveau genre, la littérature de voyage par la cuisine, The Manchester Guardian, 15 janvier 1965. 138 Nigel Buxton, « Entente in Britanny », The Sunday Telegraph, 15 août 1965. Mais, le flot de la « révolution Elizabeth David » est beaucoup plus impressionnant. Quant à la mise en valeur de la cuisine traditionnelle anglaise – malgré la publication en 1954 de de Dorothy Hartley, une nouvelle somme139 qui prend le relais des ouvrages d’Isabella Beeton et Florence White –, elle passe presque systématiquement par la référence à la française, quand ce n’est pas par un hommage. En 1956, un article de l’Observer décrit le fossé culturel franco-anglais sur le pain. Il affirme craindre que ce marqueur identitaire national disparaisse et pourtant il ne peut s’empêcher l’éloge du pain français : « It is useless to say how wonderful French bread is when one really means is how enjoyable is the French way of life – anyway for a while. French bread – made mostly from French wheat – is part of way of life.140 » De même, quand Jean Robertson reprend le flambeau de la défense des pies, brandi naguère par Florence White, le modèle de la discussion gastronomique est français : « […] English cooks argue as heatedly about the proper method of preparing steak and kidney pie as Marseillaises do about the basic ingredients of the One True Bouillabaisse. Even the austere New Stateman once gave a few of its solemn columns inches to this classic controversy of the British kitchen – shoud the steak and kidney be cooked before or after it goes under the paste ? My answer […] is AFTER.141 » Pour ce qui est de la haute cuisine, la France tient toujours le haut du pavé d’autant qu’à la fin des années soixante-dix elle se renouvelle une fois de plus : « […] I can remember four of us eating at Wheeler’s in Soho at about the time the Troisgros book, […] one of the seminal books in my gastronomic education was La Nouvelle Cuisine, […] was published. We all ordered a sole, each choosing one of 16 possible sauces, with names such as caprice, maréchale, newburg and walewska. The fish duly arrived, lifeless and overcooked and underidentical glazes of thick sauce of undistinguishable flavour. Such cooking would be hard to find in London today, and it is probably nouvelle cuisine that we must thank.142 »

En revanche, les gastronomes français se montrent toujours aussi peu tempérés dans leurs jugements sur la cuisine anglaise. Au cours des Trente Glorieuses, la palme de la férocité revient sans doute au chanteur populaire Pierre Perret, natif de Castelnaudary, patrie de l’un des trois célèbres cassoulets du Sud-Ouest, qui manie l’argot avec une grande habileté : « […] J’ai becqueté un salmis

139 Food in England, Londres, Macdonald, 1954, 676 pages. 140 , « Loaves and dishes », The Observer, 30 décembre 1956. 141 Jean Robertson, « English pies », The Sunday Telegraph, 9 mai 1965, p. 17. 142 Rowley Leigh, « Food », The Daily Telegraph, 9 avril 2000. Cet article donne plusieurs recettes de la « nouvelle cuisine ». Une étude complète sur la réception de cette dernière en Angleterre serait intéressante à mener. A la graisse de genoux de pie L’omelette aux ananas Qui avait l’air d’un zona Je peux pas dire que je raffolais Des huîtres cuites au lait J’eus l’impression de sucer Les yeux bleus d’un noyé (Refrain) J’ai dîné à London-don-don Les rosbifs me pardon’-don-don Mais c’était dégueulasse-lass-lass De becqueter cette mélasse […] »143 La caricature peut se faire sur un ton plus smart. Souvent l’Angleterre ne sert que de contre-modèle afin de glorifier la France. C’est le cas dans Les Carnets du Major W. M. Thompson, ouvrage à succès de Pierre Daninos : « […] Quand on reste plus de six mois en France, je l’admets, on finit par être invité à déjeuner dans certaines familles. En ce cas, on vous avertit : – Ce sera à la fortune du pot ... Cette formule-là, d’une minceur squelettique en Angleterre, prend, en France, les formes les plus généreuses. Elle éclaire même tout le problème : car on ne comprend pas, lorsqu’on voit les Français vous recevoir à la fortune du pot en mettant les petits plats dans les grands, pourquoi cette improvisation doit être, comme celle d’un honorable membre des Communes, préparée de longue date. Jamais une maîtresse de maison ne parviendrait chez nous à ce résultat sans une préparation d’une année. […] Les Français ont une telle façon gourmande d’évoquer la bonne chère qu’elle leur permet de faire entre les repas des festins de paroles. C’est un incomparable plaisir pour un étranger d’en être le contemplatif convive. Sur leurs lèvres, les seuls noms de Pommard ou de Château Margaux naissent si riches, si veloutés – comme déjà chambrés – qu’ils me livrent d’un coup les trésors fluides de la Bourgogne et les secrets du cépage bordelais...144 » Cependant, les Français ne voient pas venir les bouleversements qui secouent la haute cuisine internationale à partir des dernières décennies du XXe siècle. Or ce phénomène révolutionne l’Angleterre puisqu’il lui redonne une haute cuisine propre, en tout cas qui ne paraît pas de prime

143 Cf. également les romans policiers de Charles Exbrayat ; Farouk Almi, « Bonne chère et horrible pitance dans quelques romans d’Exbrayat », in M. Piarotas, op. cit., pp. 244 sq., ou le dessin de [ figurant un menu anglais, rationnement oblige, indigent, pour la venue du président Auriol à Londres, « Les Métamorphoses de Londres », Le Figaro, 28 février 1950, p. 7. L’article de Pierre Macaigne ajoute : « M. Vincent Auriol mangera peut-être des biftecks de baleine à la sauce à la menthe, [...] sir Stafford Cripps poussera l’austérité jusqu’à se contenter d’un demi- pamplemousse ; [...] le Président se propose d’amener quelques caisses de vin [...]. » 144 Le Figaro, 3 février 1954 ; Pierre Daninos, Les carnets du Major W. Marmaduke Thompson. Découverte de la France et des Français, Paris, Hachette, 1954 ; Pierre Daninos, Major Thompson and I, Londres, J. Cape, 1957. Cf. abord inféodée à la française. Aujourd’hui Londres est reconnue comme l’une des grandes capitales gastronomiques145 ; certains chefs britanniques se font un nom à tel point qu’ils figurent parmi les célébrités internationales et l’avant-garde culinaire : , concepteur du Fat Duck, sis dans un village du Berkshire ; Hugh Fearnley-Whittingstall, Jamie Oliver, ... Mieux, les innovations culinaires anglaises tentent une percée en France au grand étonnement de la presse tricolore146. Plus généralement, la perception de l’alimentation et de la cuisine a changé en Angleterre, se rapprochant beaucoup de la française, mais pas au profit des recettes hexagonales. Par exemple, une « curry culture » se développe parmi les modes de consommation alimentaire Outre- Manche147.

Une frontière culturelle remodelée

Cet impressionnant renouveau culinaire anglais qui surfe sur le multiculturalisme, la mondialisation alimentaire et les nouvelles tendances de la haute cuisine internationale (« fusion », « assemblage » ...) ainsi que sur – soulignons ce point – la part épicurienne du discours gastronomique français le plus classique désormais présente dans toutes les couches sociales anglaises, ne signe pas la disparition des déclarations enflammées à la gloire de la cuisine anglaise traditionnelle ou réputée telle. En octobre 2009, WFI, le magazine de la chaîne alimentaire Waitrose consacre son dossier principal à la cuisine nationale britannique : « Reach for the pie ! WFI celebrates the dish that unites Britain », lit-on sur la page de couverture sur laquelle une photographie d’un pâté au poulet et légumes entamé avec une fourchette rappelle les natures mortes du XVIIe siècle. « Your country needs pies ! » proclame le titre de l’article vedette illustré par des dessins dans le style des affiches de propagande des années trente et quarante et nombre de photographies très Vieille Angleterre rurale. Dans Biting Talk, la chronique polémique du magazine, Tim Hayward, journaliste gastronomique présent sur plusieurs chaînes télévisées et dans les

Angus Martin, « Daninos, Les carnets du Major Thompson. An annotated commentary », Macquarie University. Monographs for Teachers of French, vol. 4-1, 1972. 145 Philippe Chassaigne, « Londres : du désert gastronomique à la pluie d’étoiles », in Julia Csergo et Jean-Pierre Lemasson (dir.), Voyages en gastronomie. L’invention des capitales et des régions gourmandes, Paris, Autrement, 2008, pp. 102-115. 146 Maxime Buathier, « La gastronomie anglaise déferle sur la France », Le Point, 13 mars 2012. 147 Peter et Colleen Grove, Curry Culture. A Very British Love Affair, Londres, Surbiton, 2005. Certes, ce multiculuralisme culinaire doit être interrogé ; cf. Elizabeth Buettner, « “Going for an Indian”. South Asian Restaurants and the Limits of Multiculturalism in Britain », The Journal of Modern History, vol. 80, décembre 2008, pp. 865–901. colonnes du Financial Times et du Guardian, s’en prend à Elizabeth David, cette « fausse déesse », qu’il accuse d’avoir « détourné les fidèles des délices des terroirs britanniques ». Tout en disant admirer sa façon novatrice de parler de la nourriture, Hayward présente le tropisme de David vers les cuisines méditerranéennes comme une lubie d’adolescente, un phénomène non naturel, donc comme du snobisme, alors que la « voie naturelle » pour les Anglais consisterait à puiser dans la nourriture insulaire traditionnelle148. Le ton utilisé est en effet assez mordant, mais ne rend guère crédible sa révision de l’oeuvre de David : « She was a rebellious posh girl who ran away between the wars and spent several months on a boat in the Med with a thoroughly bad chap. Like many before and since, she was seduced by the sun, sea and sex and wrote beautifully about it all through food. In later years, she rejected her adolescent obsession and wrote some excellent books on British food. » Et Hayward de promouvoir des livres comme The Taste of Britain de Laura Mason et Catherine Brown, patronné par le chef Hugh Fearnley-Whittingstall, ou The Last Food of England de Marwood Yeatman149. Le gouvernement britannique a également lancé ces dernières années de grandes campagnes de promotion des productions agricoles locales, les enjeux commerciaux et sociaux du marché alimentaire n’étant pas minces. Quant au soi-disant « déclin » de la haute cuisine française, il est régulièrement salué avec gourmandise Outre-Manche, notamment dans la presse spécialisée150. Il est impossible de ne pas remarquer la parenté de ces éléments avec les réactions nationales culinaires ayant marqué l’Angleterre depuis le XVIIIe siècle. En outre la permanence des stéréotypes sur la cuisine de l’Autre ne peut que frapper l’esprit. En 2005, le président Chirac aurait dit, off the record : « Vous ne pouvez faire confiance à un peuple qui cuisine aussi mal. Si l’on excepte la Finlande, [la Grande-Bretagne] est le pays où l’on mange le plus mal. La seule chose que les Britanniques ont donné à l’Europe agricole, c’est la maladie de la vache folle »151. Jacques Chirac jouait sur du velours vis-à-vis de sa propre opinion publique mais aussi celles d’autres nations européennes, si l’on en juge aux résultats d’une enquête réalisée pour le Bureau du tourisme britannique dans trente-six pays pointant la forte persistance de la détestation française de la cuisine anglaise, à l’exception peut-être du breakfast152. Les présentations de la

148 Tim Hayward, « False goddess. How Elizabeth David led devotees away from home-grown delights », Waitrose Food Illustrated, octobre 2009, p. 68. 149 http://thelastfoodofengland.com/ 150 Multiples occurrences ; par ex. Chandos Elletson, « Dubai Another Day », Restaurant, n° 44, 25 juin 2003, p. 20. 151 Andrew Grice and John Lichfield, « Chirac keeps row boiling with British food gibe », The Independent, 5 juillet 2005. 152 « Les Français jugent la cuisine britannique “très mauvaise” », Le Parisien, 29 octobre 2010. cuisine anglaise dans les publications destinées à la jeunesse française se révèlent, elles aussi, truffées de stéréotypes153. Rien n’aurait-il donc véritablement changé dans les relations gastronomiques franco- anglaises depuis le XVIIIe siecle qui pourrait alors toujours être considéré comme leur matrice ? Il semble bien que ce soit le cas pour une partie des représentations, même si en trois siècles elles se sont beaucoup diversifiées. Mais qu’en est-il pour les pratiques culinaires et alimentaires ? Entre les deux nations existe indéniablement une rivalité gastronomique séculaire, qui s’inscrit dans une compétition bien plus générale. Au fil des siècles, les stéréotypes hostiles aux voisins foisonnent dans la caricature, la littérature et les autres arts. Il est également possible d’identifier certaines différences dans la perception de la nourriture, comme l’analyse des dégoûts alimentaires respectifs peut le montrer154. Cependant, l’évolution des pratiques culinaires et alimentaires s’avère considérable en trois siècles, en particulier au cours des quatre dernières décennies. Déjà au XVIIIe siècle, à l’échelle mondiale, France et Angleterre ont somme toute des pratiques alimentaires fort proches et les deux nations ont suivi, pour les grandes lignes, la même évolution économique : révolutions industrielles, urbanisation, mondialisation, etc.155 D’importants décalages chronologiques sont certes repérables. Par exemple, la structure du repas anglais, avec ses side dishes, a favorisé une industrialisation culinaire plus rapide qu’en France156 ; d’ailleurs cela a constitué très tôt l’un des griefs des chefs français contre la cuisine anglaise157. La cuisine française, elle, est longtemps restée endogène et le demeure sans doute partiellement encore. Toutefois, de nos jours, les deux cuisines sont touchées par les mêmes phénomènes : nouvelles modes alimentaires (restauration rapide, fooding, locavorisme, etc.) ; normes européennes de plus en plus contraignantes158 ; effets multiples de la mondialisation ; peurs alimentaires toujours bien présentes ; etc. D’autre part, trois siècles d’échanges entre les deux nations ont fini par modifier, au moins en partie, la perception de l’Autre. Jacques Chirac peut bien jouer sur la fibre

153 Claire Delbard et Françoise Hache-Bissette, « L’Angleterre racontée aux petits Français, à travers l’édition jeunesse », in Diana Cooper-Richet et Michel Rapoport (dir.), L’Entente cordiale. Cent ans de relations culturelles franco- britanniques (1904-2004), Paris, Créaphis, 2006, pp. 159-174. 154 S. Mennell, op.cit., 1985, chapitre XI, pp. 291 et sq. 155 Ibidem, conclusion, pp. 331-332. 156 A. Rowley, conférence citée. 157 Cf. par exemple « L’Angleterre à l’Exposition », L’Art culinaire, 1889, pp. 130-1. 158 Certes le Royaume-Uni semble avoir, glogalement, plus de mal avec la construction européenne que la France. Menno Spiering pense même qu’une large partie du discours gastronomique britannique, depuis plusieurs décennies, peut se lire à l’aune de la menace identitaire ressentie, « l’Anglais craignant de se faire dévorer » par l’Europe ; art. cit., pp. 42-47. Néanmoins la question identitaire, surtout quand il s’agit de gastronomie, est toujours très vive en France et l’effacement progressif de la nation n’y est pas un long fleuve tranquille. européenne anti-britannique à la veille d’un sommet du G8, mais l’un de ses premiers ministres, Alain Juppé, a plutôt mis en avant son goût pour certains produits alimentaires anglais comme les muffins. Les publications pour la jeunesse ne présentent-elles pas les stéréotypes pour mieux les évacuer ? Leurs textes dénotent souvent une curiosité remarquable, leur but étant bel et bien que les adolescents français osent partir à la découverte de la cuisine de l’Autre. Et pour un Tim Hayward, combien de Peter Mayle ? Il ne faut donc pas perdre de vue que les représentations gastronomiques de l’Autre, de même que les auto-représentations159, restent jusqu’à nos jours en partie opposées. La frontière culturelle reste bien vivace. Néanmoins elle a été remodelée. L’invariance dans les représentations doit être fortement relativisée à la lumière des pratiques alimentaires et culinaires réelles des différentes périodes et notamment celles du temps présent. Il est toujours problématique d’englober tous les citoyens d’une nation dans un même comportement ; cette étude sur un temps assez long montre également une grande diversité selon les milieux sociaux et les parcours individuels. Enfin, si certains ressorts de la matrice des relations gastronomiques franco-anglaises depuis le XVIIIe siècle peuvent assurément continuer à agir, les failles entre les deux nations rejouer à l’infini, la « révolution Elizabeth David » et davantage encore l’avènement sur la scène culinaire internationale d’une haute cuisine britannique, qui ne procède désormais de son modèle français que de façon générique, constituent deux changements fondamentaux. Ce dernier bouleversement n’a pas encore induit tous ses effets potentiels ; par exemple, un grand nombre de Français considèrent toujours leur cuisine comme la « première du monde ». Pourtant, en détruisant le déséquilibre multiséculaire culinaire entre les deux nations, il ouvre sans nul doute une nouvelle ère, au-delà même de la simple sphère gastronomique, dans les tumultueuses mais si riches relations culturelles franco-anglaises.

Denis SAILLARD, chercheur associé au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’Université de Versailles Saint-Quentin ; auteur de Gastronomie et histoire culturelle, Lunéville, Editions de l’IHCE, « Essais européens », 2011.

159 Alors que les menus à la cour d’Angleterre sont très influencés par la haute cuisine française, les dîners diplomatiques franco-anglais, à l’exception notable de ceux de 1914, conservent leurs marqueurs identitaires respectifs ; A. Rowley, « Manger français avec une fourchette anglaise », in op.cit., pp. 349-354. Cf. aussi les visuels très différents choisis par la France et le Royaume-Uni pour les timbres « gastronomie » de la série Europa en 2005 ; D. Saillard, art . cit., 2010, pp. 129-130.