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2 | 1985 Au fil de la lignée Familles de sidérurgistes en

Paul Bouffartigue et Francis Godard (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/enquete/215 DOI : 10.4000/enquete.215 ISSN : 1953-809X

Éditeur : Cercom, Éditions Parenthèses

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 1985

Référence électronique Paul Bouffartigue et Francis Godard (dir.), Enquête, 2 | 1985, « Au fl de la lignée » [En ligne], mis en ligne le 30 mars 2006, consulté le 29 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/enquete/215 ; DOI : https://doi.org/10.4000/enquete.215

Ce document a été généré automatiquement le 29 octobre 2020. 1

Ce texte constitue le compte rendu final de la partie portant sur la région Fos-sur-Mer de la recherche confiée par le Ministère de l'Urbanisme et du Logement à l'Université de Nice (GERM) par la convention n° 8131544002237501.

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SOMMAIRE

Avant-propos

Introduction

Chapitre I À la Saint-Éloi, l’un déchante et l’autre pas Des agents de maîtrise à la croisée des chemins

Chapitre II Un sublime aux vestiaires Anciens ouvriers de métier/nouveaux sidérurgistes

Chapitre III L’usine : tenir la distance Des techniciens à la croisée des chemins

Chapitre IV Le titre du fils Nouvelle usine, nouveaux techniciens

Conclusion Au fil de la lignée, des identités ouvrières en question

Annexes

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Avant-propos

1 Ce texte est l’un des résultats d’une aventure collective. À la suite d’une série de séminaires organisés dans le cadre d’un réseau de chercheurs travaillant sur les modes de vie1, quatre équipes ont décidé d’étudier sur le terrain les modes de vie dans le monde industriel.

2 À partir des mêmes questions et des mêmes méthodes, elles sont parties dans quatre directions différentes. Danielle Combes et Monique Haicault (CSU et université Toulouse-II) ont rencontré les femmes OS travaillant à l’usine Renault à Dreux ; Alain Jeantet et Henri Tiger (GETUR) ont rencontré les familles d’ouvriers travaillant à l’usine Merlin-Gérin à Grenoble ; Michel Pinçon, avec la participation de Paul Rendu (CSU) a rencontré des familles de métallurgistes travaillant aux Aciéries Thomé à Nouzonville dans la Meuse ; nous-mêmes avons rencontré des familles de techniciens, ouvriers qualifiés et agents de maîtrise travaillant à l’usine Solmer de Fos-sur-Mer.

3 De là est sortie une vaste galerie de portraits2 : ce texte correspond donc à cette dernière série de portraits.

NOTES

1. Réseau « Modes de vie », Approches sociologiques des modes de vie : débats en cours, 1981 et 1982, 2 vol. 2. Danielle Combes & Monique Haicault, Des familles sur la corde raide. Les femmes OS chez Renault à Dreux, CSU, 1984 ; Alain Jeantet & Henri Tiger, Familles en mouvement. Des ouvriers grenoblois aux carrefours du monde industriel, GETUR, 1984 ; Michel Pinçon & Paul Rendu, Passés révolus, avenirs incertains. Familles de métallurgistes de la vallée de la Meuse dans les mutations industrielles et sociales (Nouzonville, Aciéries Thomé), CSU, 1984.

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Introduction

1 Il est des mots que l’on ne prononce pas, il est des lieux que l’on n’évoque pas sans que ne surgisse une multitude d’images.

2 Dites Fos… affluent alors pêle-mêle les images de l’acier et du gigantisme industriel, les images des grandes migrations de ce troisième quart de siècle, les images de la sœur lorraine déshéritée et plane alors le lourd malaise de la sidérurgie.

3 Dites Fos… et surgit l’image de l’ouvrier métallurgiste parangon d’un mouvement ouvrier appuyé sur ses forteresses industrielles.

4 Dites Fos… et apparaît le spectre de la voisine Port-de-Bouc, emblème de la convivialité disparue du monde ouvrier des chantiers navals et émerge le nouveau personnage du village provençal rural et artisanal investi par le salariat industriel.

5 Dites Fos… et l’écho répond Solmer ou Ugine-Aciers.

6 On n’approche pas de la Solmer comme on lit une matrice de données ; on a du soleil et des images plein la tête ; selon l’angle d’approche elles se dessinent différemment.

7 Si vous arrivez vers ces lieux en venant de l’ouest ou du nord-ouest, de Camargue ou du pays d’Arles, vous traversez la grande plaine de la Crau après avoir longé les manades. Les Saintes-Maries-de-la-Mer collent encore aux roues que vous apercevez au loin un nuage de feu et de cendres : entre mer et plaine repose le mastodonte.

8 Si vous arrivez en ces lieux par le nord en longeant l’étang de Berre ou en musardant par les villages, alors vous découvrez un étrange mélange de vieux bourgs provençaux et de lotissements fraîchement bâtis, de petites villes ceintes de remparts et d’ensembles d’habitations récentes. Maisons de Jeunes, centres sociaux, terrains de boules et fontaines bordées de platanes semblent y coexister pacifiquement. On devine l’arrivée soudaine et récente de milliers de personnes. On est dans la nouvelle rurbanité. Difficile de deviner ce qui a bien pu attirer tout ce monde.

9 Mais si vous passez par l’est en venant de , Berre ou Marignane, lorsque vous traversez le grand pont de Martigues, le regard hésite un instant entre le petit port de plaisance et les immenses bateaux qui apportent sa nourriture à Moloch. En fait, vous

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savez déjà pour avoir aperçu les fumées de Lavéra au-dessus des petits champignons blancs des raffineries, pour avoir senti le parfum tenace des hydrocarbures et noté la ronde des avions au-dessus de l’étang de Berre, vous savez déjà que vous êtes entré dans l’univers de la grande industrie. Anciennes et nouvelles cités ouvrières vous accompagnent ensuite jusqu’aux portes d’une zone industrielle de plus de cinq mille hectares où, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an des hommes se relaient.

10 Voilà peut-être ce que vous vivrez si, le mot de Fos en tête et le volant dans les mains, vous vous approchez de l’usine Solmer.

11 Comment en vient-on à passer là une partie de sa vie ? Que fait-on derrière les murs de cette forteresse ? Que représente-t-elle pour ceux qui y donnent toute une partie d’eux- mêmes ? Voilà peut-être ce que vous demanderez si, néophytes du monde de l’acier et du monde industriel, vous vous trouvez un jour en vue de cette silhouette mi-châàteau du comte Dracula, mi-laboratoire du comte Frankenstein.

12 Lorsque l’on vient d’ailleurs, difficile, devant notre « terrain », de ne pas subir cette légère fascination.

13 Comme tout le monde, nous l’avons subie. Puis nous nous sommes ressaisis, avons consulté statistiques et documents, interrogé experts et responsables de l’entreprise, rencontré des syndicalistes, des élus locaux et des informateurs divers. Chemin faisant, nous commencions à échapper à cette première fascination. À leur insu, à notre insu, nos informateurs en donnant corps à des pratiques humaines levaient l’enchantement du monstre d’acier. Nous allions exercer notre métier. Voilà alors ce que nous pouvions dire.

14 L’usine Solmer et le complexe de Fos, à l’ouest de l’étang de Berre, constituent une des toutes dernières réalisations de la politique gaullienne des grands pôles industriels structurants. L’ensemble du projet de Fos est conçu, du point de vue du type de développement industriel comme de celui de l’aménagement de l’espace et de l’organisation sociale, sous le signe du volontarisme de la période de croissance des années 19601.

15 Le pari industriel n’est tenu qu’à moitié ; dès 1974, le chômage technique est programmé, Solmer ne tournera désormais qu’exceptionnellement à pleine capacité. Le projet est bientôt définitivement amputé de sa seconde tranche, c’est-à-dire de la moitié des capacités productives et du tiers des effectifs initialement prévus. Mais il faut attendre l’année 1979 pour que la double prise de conscience, de la part des dirigeants de la sidérurgie française, du caractère durable de la crise de l’acier et de l’ampleur des mutations nécessaires dans la technologie et l’organisation du travail sidérurgique, impose des changements considérables dans la vie de l’usine. Il aura fallu pour cela le plus grand conflit social qu’ait connu la Solmer, avec la grande épreuve de force du printemps de 1979 : au terme de près de deux mois de lock-out, la reprise du travail s’effectue sans gain revendicatif pour les travailleurs. Une intense restructuration du procès de production est alors mise en œuvre par la direction2.

16 Crise et restructuration sont devenues les deux mots-clés du vocabulaire industriel au début des années 1980 : ils siéent bien à la sidérurgie. Mais ici, on n’assiste pas comme

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dans le Nord et l’Est aux cortèges de fermetures d’usines souvent vieillies et aux défilés de chômeurs et de salariés menacés dans leur emploi, mais à une réduction « en douceur » des effectifs, à une redistribution interne des qualifications, aux réactions sporadiques contre le chômage technique. L’image vieillotte de la sidérurgie, industrie du XIXe siècle en voie d’extinction éclate devant la Solmer : « Mieux qu’au Japon », tel est le mot d’ordre lancé par ses dirigeants. Il n’est pas dénué de réalité : la plus récente et la plus moderne des grandes unités sidérurgiques françaises tient en effet la dragée haute aux firmes concurrentes sur le marché mondial3. C’est sans doute celle qui caractérise le mieux l’actuelle mutation de la branche sidérurgique d’« une industrie de masse en industrie de pointe »4. La Solmer n’est donc pas épargnée par la crise de la sidérurgie mais celle-ci y prend des formes différentes.

17 Rien à voir avec les « solutions » industrielles du début des années 1970, où le lancement de nouvelles fusées industrielles entraînait le déplacement spectaculaire de milliers d’hommes et de femmes. Ainsi, on peut lire l’actuelle mutation à partir de l’important accroissement de la mobilité interne. Le mouvement est peu visible mais il travaille en profondeur. Souplesse, capacités d’adaptation, aptitude à la reconversion, de nouvelles compétences sociales sont requises chez les travailleurs. Elles dessinent de nouvelles lignes de fractures dans le collectif de travail.

18 La construction du site industrialo-portuaire a drainé, de 1971 à 1973, près de 20 000 travailleurs. Solmer, qui en était la pièce maîtresse5, est entrée progressivement en activité de 1973 à 1975. 40 000 candidatures ont afflué de tout le pays dont 6 000 demandes de mutations venues du groupe Sacilor implanté dans l’Est sidérurgique et premier promoteur du projet6. Un peu plus de 4 000 nouveaux sidérurgistes furent recrutés, 2 400 anciens sidérurgistes furent mutés : immense brassage de salariés venus d’horizons géographiques et sociaux multiples ; immense brassage de populations. Un pari technologique est tenu, 6 000 personnes étaient mobilisées dans de très brefs délais pour assurer le démarrage de la nouvelle unité intégrée. La population qui a immigré vers le nouveau complexe sidérurgique ne s’est pas insérée dans un espace social vierge. Ce n’était pas un désert industriel, mais une zone où étaient déjà implantées depuis la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle de multiples activités drainant puis stabilisant toute une immigration pour l’essentiel d’origine latine. Et si, au début des années 1970, les industries « traditionnelles » (alimentaires, constructions mécaniques et navales) étaient depuis longtemps sur le déclin, les industries pétrolières et pétrochimiques, la maintenance industrielle, la construction, restaient dynamiques sur les rives de l’étang de Berre. Ces traditions industrielles se redoublaient de traditions de luttes et d’organisation, avec une CGT puissante et de solides municipalités ouvrières. Mais ces industries n’avaient pas engendré de grands bouleversements spatiaux.

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Lieu de résidence des salariés de Solmer (avril 1982)

19 Ce paysage économique et social fut bouleversé par l’aménagement de la rive industrielle de Fos-sur-Mer et de nouvelles zones d’urbanisation. Projet social et politico-idéologique en même temps que projet industriel, Fos n’était pas exempte de la visée gaulliste de « création d’une classe ouvrière intégrée et participative »7, appuyée sur le recul prévisible des bases industrielles et sociales du mouvement ouvrier provençal, et de sa figure « inductrice » de l’ouvrier de métier métallurgiste8. D’emblée, la Solmer s’est singularisée par l’ampleur nouvelle de l’usage « moderne » des anciennes politiques patronales, fondé sur le recours à grande échelle à la sous- traitance et au travail intérimaire sur le site lui-même et l’octroi d’avantages maison au personnel propre. La vieille question ouvrière ne serait-elle pas définitivement réglée lorsque, prenant appui sur l’automatisation croissante de la production, l’entreprise intégrera dans la classification d’ETAM une proportion croissante, désormais nettement majoritaire, de ses salariés ? Ainsi, l’essentiel d’une catégorie clef du processus de production, celle des surveillants-opérateurs, a glissé du statut d’ouvrier vers celui de technicien, sous l’appellation de « spéciaux »9.

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Évolution de la composition du personnel à la Solmer, par classification depuis 1975 (sous-traitance et intérim exclus)

20 Ainsi, l’essentiel du recrutement s’est porté vers de « vrais » techniciens dont le poids relatif s’est accru dans l’ensemble du personnel. Désormais majoritaires numériquement, les catégories intermédiaires de l’encadrement sont au cœur de la recomposition en cours dans l’usine depuis 1979. Situés aux franges supérieures du monde ouvrier, ces travailleurs ne sont pas à l’abri des risques de relégation professionnelle et sociale à l’heure des grandes recompositions. Ils sont au centre des enjeux les plus cruciaux du développement de l’entreprise. Nous avons donc décidé de nous arrêter sur ces catégories du salariat industriel.

21 Une fois la première fascination passée, nous pouvions tenir ce second discours à distance. Mais n’étions-nous pas à nouveau fascinés, d’une fascination plus professionnelle cette fois ? Celle qu’exercent ces immenses mouvements de population et le repérage d’enjeux historiques. Ceux que nous avions perçus comme les offrandes faites à Moloch étaient ici devenus des forces de travail mobilisées par la grande industrie.

22 Mais n’avions-nous pas oublié alors que cette gigantesque aventure collective bouleversait et nourrissait en même temps des milliers de projets singuliers ? Ces milliers de travailleurs étaient mobilisés par la grande industrie mais ne se mobilisaient-ils pas eux-mêmes pour vivre et, dans ce grand chambardement, continuer à donner sens à leur existence ?

23 Si crise il y avait, il nous fallait donc apprendre à la lire à partir de l’existence même de ces dizaines de milliers de personnes et de leurs conjoint(e)s. Nous avions bien compris qu’à partir de 1979 la crise prenait une tout autre allure et qu’un grand redéploiement s’était engagé, mais comment allait-il infléchir toutes ces trajectoires de vie singulières ?

24 Pour certains, la restructuration signifiait purement et simplement la fin du parcours par mise à la retraite anticipée. Pour les autres, l’immense majorité, il s’agissait de composer avec la nouvelle donne. Entre 30 et 50 ans, le jeu est déjà bien engagé et il

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n’est pas toujours facile d’en apprendre un autre. C’est le problème que vont devoir résoudre des milliers de salariés de 30 à 50 ans10.

Structure d’âge du personnel

Structure d’âge par catégorie à la Solmer

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25 Tous touchés par les changements en cours, ces salariés et leur famille l’étaient toujours diversement et singulièrement. Il nous fallait alors chercher avec eux à dénouer l’écheveau des événements qui ont marqué leur existence, chercher à saisir les points de fragilisation des existences concrètes, les dispositifs de protection mis en œuvre pour se défendre et, au-delà, les efforts pour reprendre possession de sa vie ; chercher également à saisir les lignes de fracture qui séparent les travailleurs, parfois dans des prises de position collectives, jusqu’à définir des camps adverses qui s’affrontent physiquement comme lors du conflit de 1979 : certaines des personnes dont les histoires vont être ici restituées étaient face à face, de chaque côté des portes de la Solmer en 1979. Inversement, trois ans plus tard, les mêmes approuvaient ensemble la réponse positive à une revendication qui cristallisait depuis longtemps nombre d’insatisfactions : il s’agit de la mise en place de la cinquième équipe pour les salariés postés, qui suit de peu la nationalisation de la sidérurgie.

26 Il nous fallait chercher à comprendre comment se transformait leur rapport à l’usine à partir de leur propre histoire et ce qu’ils investissaient dans leur travail et nous avons vite perçu que ces questions ne trouveraient pas de réponse dans une étroite analyse de leur rapport au travail. Le récit de leur histoire et celle de leur famille nous en disait autant et parfois plus sur ces questions que l’exposé des ruses utilisées pour occuper le meilleur créneau professionnel dans le meilleur service possible.

27 Voilà le troisième type de discours et d’approche vers lequel nous nous sommes engagés. Mais attention, nous ne voulons pas, comme on dit ici ou là bien naïvement, « retourner au concret ». Ce serait céder à un autre type de fascination. En fait, nous voulons autre chose : nous voulons comprendre en quoi l’histoire des personnes qui participent à l’aventure de la Solmer et l’histoire des rapports sociaux qui ont marqué les redéploiements industriels des années 1970 et, au-delà, l’histoire de notre société au cours de cette décennie, ne sont qu’une seule et même chose.

28 Il ne s’agit donc nullement d’opposer trois types de discours mais plutôt de chercher à les réconcilier. De leur enchevêtrement découlera, peut-être, un autre mode de compréhension du social. L’effet de fascination de chacun des discours ou des

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approches pris isolément ne tient-il pas précisément à l’incapacité où il met celui qui le pratique à ne pas pouvoir seulement envisager la possibilité des autres discours ? Le pouvoir d’hypnotisme d’un discours ne réside-t-il pas dans le fait de ne diriger le regard que dans une et une seule direction ? Contre l’hypnose théorique nous plaidons ici pour l’ouverture des discours et des regards les uns sur les autres.

29 Nous avons rencontré sept familles dont un des membres au moins travaillait à la Solmer11 dans une des catégories de techniciens ou assimilés (les spéciaux) et d’agents de maîtrise. Nous avons rencontré des couples et nous avons entendu un discours à trois voix : celle du couple, celle de l’homme et celle de la femme12. Il est temps d’aller à leur rencontre.

NOTES

1. Sur la dimension quasi mythique du projet, on lira l’ouvrage de Bernard Paillard, La damnation de Fos, , Seuil, 1981. 2. Voir Geneviève et Jacques Gourc, « La restructuration de la sidérurgie dans les usines performantes », Critiques de l’économie politique, 15-16, avril-juin 1981. 3. Solmer produit environ 3 millions de tonnes de métal par an, soit l/6 e de la production française, environ les 2/3 à l’exportation. 4. Selon l’expression de Philippe Zarifiant, Formation et qualification dans la sidérurgie, Rapport intermédiaire, CEREQ, janvier 1984. 5. Les principales autres unités de production sont Ugine-Aciers (1 200 salariés), I.C.I., Esso, CFEM, et PCUK. 6. Usinor est associé à l’opération à partir de 1973 et Solmer devient une coopérative des deux groupes. 7. Selon une formule des auteurs de Classe ouvrière et social-démocratie, et Marseille, Danielle Bleitrach, Roland Delacroix, Christian Mahieu, Ernest Oary, Jean Lojkine (Paris, Éditions sociales, 1981). 8. Voir Danielle Bleitrach et Alain Chenu, L’usine et la vie, Paris, Maspero, 1979. 9. Cf. Alain Chenu, « La classe ouvrière en mouvement », La Pensée, 223, mai-juin 1983. 10. La pyramide des âges du personnel est tronquée aux deux extrémités sous le double effet du tarissement du recrutement et des cessations anticipées d’activité. 11. L’échantillon des familles rencontrées a d’abord été constitué par le choix de couples où l’un des deux membres au moins appartenait à l’une de ces trois catégories intermédiaires de salariés : techniciens, « spéciaux », et agents de maîtrise. S’y sont ajoutés quelques membres des familles rencontrées lors d’une première phase d’enquête travaillant également chez Solmer, ainsi que quelques informateurs privilégiés (militants). L’échantillon final se compose de 45 familles comprenant 50 salariés de Solmer, dont 14 technicien(ne)s, 18 agents de maîtrise, 11 spéciaux, 4 OP1 et OP2, 3 employées. Pour une description complète des conditions de l’enquête, des caractéristiques de l’échantillon et du choix des sept familles dont la vie constitue la matière principale de notre analyse, nous renvoyons à l’annexe méthodologique. On y trouvera également l’arbre généalogique simplifié de ces sept familles. 12. Selon la distinction proposée par Isabelle Wiane-Bertaux.

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Chapitre I À la Saint-Éloi1, l’un déchante et l’autre pas Des agents de maîtrise à la croisée des chemins

1 Zone fonte, zone aciérie, zone laminoirs, notre mentor reconstituait pour nous le circuit de production de l’acier et nous le suivions, casqués, à pied et en voiture, sur les 1 600 hectares de la zone industrielle de la Solmer. Nous savions qu’environ à 000 personnes travaillaient en ce même moment sur la zone et pourtant, nous n’apercevions que peu d’hommes. Nous en croisions parfois sur de gros camions, nous en rencontrions un de temps en temps dans une cabine de contrôle comme à la cokerie.

2 Nous entrâmes dans l’immense hall du train à bande (TAB) de 813 mètres de long, longeâmes la bande d’acier incandescente qui défilait à plus de 90 kilomètres/heure, montâmes dans la cabine de contrôle où quelques opérateurs observaient des pupitres illuminés.

3 Une équipe fit irruption dans la salle. Un moment important se préparait : on allait changer des cylindres. Il fallait donc arrêter le TAB pour quelques minutes et procéder au changement ; nous allions connaître un moment critique dans une industrie de process : l’arrêt temporaire d’une installation. Du haut de la cabine nous dominions la situation. La ligne incandescente s’interrompit, le train s’arrêta. Une partie des opérateurs quitta les pupitres et descendit sur l’installation. Un grand gaillard, marteau à la main s’avança, entouré d’une équipe et des opérateurs descendus « au charbon » pour la circonstance. Taillé comme un John Waine, même allure, même nonchalance précise, il commandait par gestes du bras, entrait dans les entrailles de la machine, surveillait l’ensemble de l’opération ou changeait les cylindres, ou éliminait à coup de burin les traces d’acier déposées sur la bande. Seul, avec son équipe, il était le maître de la zone laminoirs. Pour quelques minutes, la vie d’une partie de l’usine reposait sur ses épaules. Chaque seconde coûtait quelques dizaines de poignées de dollars.

4 Ce fut notre première rencontre avec la maîtrise.

5 Nous en eûmes une seconde : celle que nous suggéra la lecture des statistiques et de quelques textes de références. On y apprit que c’est dans la catégorie des agents de maîtrise que l’on trouve la plus forte proportion d’anciens sidérurgistes « lorrains »

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(ces derniers constituent en 1975 près des trois quarts de l’effectif de cette catégorie) ; on y apprit que la quasi-totalité d’entre eux a commencé sa vie professionnelle comme ouvrier, parfois simple manœuvre ; on y apprit que les agents de maîtrise constituent la catégorie de personnel la plus stable de toute (la stabilité du personnel est déjà très forte sur l’ensemble de l’usine).

Plan de masse simplifié du site Solmer et localisation des postes de travail des salariés cités

6 Ces données nous ont posé une triple série de questions :

7 • Devenir agent de maîtrise constitue depuis longtemps, et demeure, le principal mode de promotion professionnelle et sociale des ouvriers, mais pour combien de temps encore ? La position-charnière des contremaîtres dans l’espace social pose problème au classement sociologique : très proches des ouvriers par l’origine de classe et la structure de leur consommation, ils sont plus voisins des techniciens et cadres moyens sur le plan du niveau de revenu et de consommation2. Doubles représentants du collectif ouvrier auprès de la hiérarchie supérieure et de la direction de l’entreprise auprès des ouvriers, ils occupent une position éminemment contradictoire dans les rapports sociaux dans l’entreprise et constituent aujourd’hui un des enjeux-clés de ces rapports. Quel est alors l’avenir de cette catégorie sociale, et du mode de promotion ouvrière qu’il permet, à l’heure de l’accélération des changements technologiques et de la définition de nouvelles formes de commandement dans l’entreprise3 ? En particulier dans la sidérurgie automatisée, les directions définissent désormais un tout autre profil théorique pour la nouvelle maîtrise, celui qui correspond à un niveau de formation initiale de technicien (niveau bac ou plus) et à un rôle d’animation et non plus de commandement. Ces nouveaux contremaîtres seront-ils donc plus proches des techniciens que des ouvriers ? Si c’était le cas se poserait le problème de la capacité de cette nouvelle maîtrise à encadrer un collectif ouvrier qui verrait se fermer ainsi une

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voie essentielle de promotion et à laquelle elle serait étrangère de par l’origine sociale, l’expérience professionnelle, les références culturelles. À moins qu’un relèvement parallèle du niveau de formation des nouveaux ouvriers n’autorise d’autres choix pour la constitution de ce nouvel encadrement… Si une nouvelle ligne de fracture au sein du monde ouvrier tend ainsi à se dessiner, n’est-ce pas aussi dans les trajectoires intergénérationnelles qu’il faut la saisir ? La capacité des agents de maîtrise à faire bénéficier leurs propres enfants de l’amélioration de leur position sociale, c’est-à-dire à inscrire durablement au sein de la lignée la mobilité sociale ascendante qu’ils ont connue ne sera-t-elle pas un des indicateurs majeurs de l’importance de cette mobilité, simple prise de distance précaire et réversible d’avec la classe ouvrière, ou solide palier dans un processus de sortie de la condition ouvrière ?

Description succincte des principales installations

8 • Le projet de Fos rencontre un certain succès dans l’Est sidérurgique, alors que cette région n’est pas encore acculée à la grande dépression économique de la seconde moitié des années soixante-dix, lorsque l’ampleur des réductions d’effectifs se traduira par de nombreux licenciements collectifs : les années 1969, 1970, 1973 et 1974 ne sont-elles pas de « bonnes » années sidérurgiques avec une reprise de la demande d’acier, une remontée de la production et même, dans une moindre mesure, des effectifs au plan national ? Et si le mot d’ordre de « vivre et travailler au pays » reste alors étranger à ces milliers de candidats au départ, n’est-ce pas parce qu’il s’agit de migrations « volontaires » et non « contraintes » par la situation économique régionale ?

9 Voire ; sans encore recourir aux licenciements collectifs, la sidérurgie lorraine est déjà en « restructuration » : de 1971 à 1975, un plan de reconversion, le « Plan Dherse », organise la suppression de 10 000 emplois dans le groupe Sacilor-Sollac. Cette réduction prend la forme d’une diminution des effectifs en intérim, du non-renouvellement des

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départs, de mise en préretraite à 60 ans et d’un « brassage considérable qui affecte toutes les usines et tous les travailleurs4 ». Le sens de ces demandes de mutation doit donc être interrogé, dans la singularité de chacun des projets individuels et/ou familiaux qui se sont alimentés au grand projet de Fos : car ces milliers de mutations sont autant de rencontres singulières avec ce qui constitue un des grands impératifs de la Solmer : la maîtrise du nouvel outil de production impose le recours à une main- d’œuvre possédant un savoir faire sidérurgique et rompue à la discipline de la grande industrie pour encadrer la masse des nouveaux venus.

10 • L’adaptation à la nouvelle région comme à la nouvelle usine ne semble guère avoir fait problème. Pourtant, on parle souvent de ces « Lorrains » qui ont regagné leur région d’origine. En plus des problèmes d’intégration à la nouvelle région, n’y aurait-il pas ceux de l’insertion professionnelle, notamment dans cette maîtrise en pleine redéfinition ?

Origine géographique du personnel Évolution des effectifs dans la sidérurgie française depuis 1945 (en milliers)

11 En réponse, nous nous sommes demandé comment s’était opérée l’insertion dans la région provençale, si différente de l’univers social lorrain. Comment on devenait agent de maîtrise et quelle est la place du transfert à Fos dans cet itinéraire professionnel. Quelle était la portée de ce mode de promotion à l’intérieur du monde ouvrier à l’heure des grandes recompositions du collectif de travail dans la sidérurgie.

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Évolution des effectifs dans la sidérurgie française depuis 1945 (en milliers)

12 Pour commencer à répondre à ces questions, nous avons opté pour un troisième type de rencontre. Nous sommes partis à la rencontre de deux agents de maîtrise venus de Lorraine et appartenant à deux générations différentes ; ils s’opposent complètement sur le plan de leur rapport à l’ancienne région : André Nouge, 50 ans, rêve de repartir en Lorraine alors qu’Alain Tocela, 36 ans, affirme s’en être entièrement détaché.

Les Nouge : une longue vie d’efforts… retour à la case départ

13 André Nouge a 50 ans en 1982 et, comme nombre de collègues de son âge, il vient d’être mis en cessation anticipée d’activité. Il a aidé son fils et l’une de ses deux filles à entrer chez Solmer. Son épouse, Alberte, exhibe fièrement les médailles du travail qui récompensent André de 28 années de bons et loyaux services rendus à la sidérurgie. La famille semble ainsi tout entière fidèle à l’usine. Pourtant, tous affirment ne s’être pas faits à la Provence et souhaitent retourner vivre en Lorraine. Quelque chose les retiendrait-il là-bas ?

Les Nouge : cycle de vie simplifié (cf. Annexe infra)

14 Pas l’enracinement familial en tout cas ; Alberte est originaire de Vendée et aucun membre de sa famille n’habite dans l’Est5. La mère d’André, originaire de la Creuse, est décédée depuis longtemps. Le père d’André est né en Lorraine, mais il est décédé également. Restent en Lorraine quatre de ses six frères et sœurs. C’est donc toute la trajectoire sociale de cette famille qu’il faut comprendre pour trouver les clés de ce qui paraît être de prime abord le rejet d’une culture provençale. Pour André, cette

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trajectoire est celle d’une prise de distance d’avec la misère ouvrière, au cours de laquelle son mariage puis son accès à la fonction de contremaître sont des étapes importantes. Mais cette prise de distance se révélera somme toute fragile avec une vie professionnelle écourtée et les difficultés d’insertion des enfants sur le marché du travail.

15 André a connu, dans son enfance, des conditions d’existence sensiblement plus précaires que celles d’Alberte : il n’a que cinq ans lorsque son père est déchu de ses droits paternels (problèmes liés à l’alcoolisme), sa mère gravement malade est hospitalisée et l’Assistance publique le place, ainsi que les trois plus jeunes des cinq autres enfants, dans des familles d’accueil : il « fera une quinzaine de places » différentes en sept ans. Sa mère est blanchisseuse, les grands-parents maternels étaient petits paysans dans la Creuse. Le grand-père paternel, Lorrain quant à lui, était journalier agricole et c’est le père d’André qui réalise la transition dans l’industrie sinon dans la sidérurgie, puisqu’il est tantôt ouvrier agricole, tantôt ouvrier dans les travaux publics. Même chez les travailleurs venus à Fos en provenance de la Lorraine, la paysannerie n’est pas très loin6. Paysannerie pauvre dans le cas des grands-parents d’André, aucun patrimoine notable n’est transmis aux descendants.

16 André quitte l’école à 15 ans avant même le certificat d’études primaires pour travailler comme apprenti-soudeur puis manœuvre sur des chantiers de travaux publics. Il bénéficie tout de même de la solidarité à l’intérieur de la fratrie : un de ses frères plus âgés lui trouve un premier emploi plus stable, comme fondeur à La Rochelle. Un autre de ses frères, le fera entrer quelques années plus tard dans l’entreprise sidérurgique : il ne la quittera plus. Aujourd’hui, quatre de ses cinq frères et sœurs sont encore en Lorraine, mais un seul travaille dans la sidérurgie. Manœuvre, employé, ouvrier agricole, chef d’équipe, ouvrier qualifié, les frères et les beaux-frères d’André s’en sont « moins bien sortis » que lui, estime-t-il.

17 Les ascendants d’Alberte sont Vendéens et ouvriers depuis au moins deux générations : elle est fille et petite-fille de cheminots du côté paternel, petite-fille de contremaître des travaux publics et de poissonnière du côté maternel ; sa mère a travaillé, pratiquement sans interruption, comme employée de maison. Alberte est l’aînée de six enfants. Malgré quelques déplacements résidentiels liés au métier du père, l’essentiel de la famille reste fixé dans l’Ouest de la , quelques membres ayant émigré vers le Midi (deux tantes et la sœur d’Alberte). Le rapprochement d’avec sa famille d’origine sera donné comme une cause importante du départ de la Lorraine pour Fos.

18 Bien que « bonne élève », Alberte voit sa scolarité perturbée par la guerre et l’occupation. Parce qu’elle est la plus grande et qu’elle doit s’occuper de ses frères et sœur, elle ne peut aller au bout de l’apprentissage de la couture : « Ma mère m’a retirée pour l’aider », dit-elle7. Disposant du seul certificat d’études pour tout diplôme, elle restera employée de maison jusqu’à son mariage.

19 Quand il rencontre Alberte à La Rochelle, André travaille encore avec son frère dans une fonderie. À son retour du service militaire, cette usine ne le réembauche pas. Mais nous sommes en 1954, André a 22 ans, la sidérurgie lorraine est en plein développement, notamment avec la création d’une nouvelle usine qui embauche à tour de bras dans toute la France : la Sollac. D’ailleurs l’un des frères d’André vient d’y entrer. André le suivra sans hésitation, il est embauché comme OS pocheur à l’aciérie et sera rejoint en Lorraine par sa future épouse quelques mois plus tard. Le service militaire a ainsi mis fin à une période de sept années au cours desquelles les emplois

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occupés peuvent être qualifiés d’« attente ». Cette période d’« ajustement » sur le marché du travail est d’une durée extrêmement variable socialement et historiquement : elle est maximale pour les travailleurs de la génération d’André qui quittent l’appareil scolaire entre 13 et 15 ans pour des situations pré-professionnelles qui semblent n’avoir d’« apprentissage » que le nom, c’est-à-dire qui ne débouchent pas sur l’acquisition réelle d’un métier. Elle est déjà plus courte avec la mise en place des filières d’enseignement technique court (de type CAP), surtout si elles sont contrôlées par de grandes entreprises qui préparent ainsi leurs futurs ouvriers qualifiés ou leur future maîtrise. Elle tend encore à se réduire avec l’allongement des formations qui préparent aux postes de techniciens, d’autant plus que la formation reçue est considérée par les entreprises comme adéquate à leurs besoins. Elle va par contre tendre à s’allonger dans les périodes de crise sur le marché de l’emploi.

20 André fait donc partie de la première grande vague d’embauche de la Sollac, et sans doute cela sera-t-il un atout plus tard : la rotation est considérable chez le personnel8 peu ou pas qualifié de cette usine et « tenir » le coup est une condition nécessaire, sinon suffisante, pour s’inscrire dans une filière promotionnelle9 à la fabrication. Les besoins en main-d’œuvre sont si importants à la Sollac qu’à côté des immigrés, on y recrute des femmes, parmi lesquelles Alberte : quelques mois après leur mariage, André est mobilisé six mois en Algérie, Alberte se fait embaucher d’abord comme manœuvre au triage des tôles, puis comme opératrice en cabine. Elle interrompt sa vie professionnelle dès sa première grossesse, non sans regrets – elle met surtout en avant la chute des revenus du ménage – mais André fait pression en ce sens : « Parce que mon mari m’a dit que… maintenant que j’attendais un enfant… la mère devait être au foyer… Alors j’ai arrêté […] J’en ai voulu à mon mari, il a plus voulu… Et je lui en ai voulu parce que j’avais une bonne place après, à la Sollac […] J’étais montée, en… ouvrière spécialisée, j’étais sur des chaînes, trieuses quoi, on triait la tôle, mais au lieu d’être manuel, c’était sur les lignes […] Moi, ça m’intéressait, c’était bien à ce moment-là, j’avais 350 francs par mois, c’est énorme, on avait presque autant tous les deux, comme employée de maison je gagnais 95 francs. »

21 Alberte n’insistera guère : sa mère habite fort loin, pas question de confier les jeunes enfants à une gardienne. Elle ne reprendra jamais un emploi, de même que la grande majorité des épouses d’agents de maîtrise de notre échantillon. Là, ce ne sont pas seulement les obstacles liés aux horaires en 3x8 du mari, au sous-emploi féminin spécifique à la zone de Fos ou encore au faible niveau de formation de ces femmes qui entrent en ligne de compte : tout cela est vrai pour les conjointes d’ouvriers, plus fréquemment « actives ». C’est plutôt que, pour une génération de ménages un peu plus ancienne (la moyenne d’âge des agents de maîtrise et de leurs épouses est supérieure d’une dizaine d’années à celle de nos ménages « ouvriers »), le maintien de la femme au foyer constitue un élément important autant qu’un signe tangible de promotion sociale. Pour ces hommes et ces femmes, le premier travail féminin connu était celui de leur mère, le plus souvent dévalorisé socialement, comme celui de femme de ménage ou d’OS dans l’industrie de l’habillement ou de l’alimentaire10.

22 Nous sommes en 1957 et la phase d’installation du jeune ménage se termine : André est revenu de l’armée et il pourvoit désormais seul aux revenus du ménage qui vient d’emménager dans une de ces nouvelles cités HLM au confort souvent précaire que la Sollac a fait bâtir à la hâte pour héberger toute la population qui afflue. Mais le couple vit enfin sous son propre toit après avoir dû cohabiter près d’une année avec le frère d’André. Un travail stable dans une usine en pleine expansion, un appartement dans

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une cité toute neuve, la famille Nouge entre dans une nouvelle phase de son cycle de vie, les dix années suivantes semblant se dérouler sans événement majeur. Au prix des 3x8 et d’un travail très pénible, grâce à l’expérience accumulée sur le tas, André parvient peu à peu à s’inscrire dans la filière promotionnelle qui conduit une partie des ouvriers de fabrication vers des postes d’OP. En 1963, trois enfants sont nés, on décide de ne pas aller plus loin. La natalité familiale a chuté de moitié d’une génération à l’autre : Alberte refuse de vivre l’« esclavage » de sa mère. Un seul déménagement intervient dans cette période, la famille quitte l’appartement HLM pour un pavillon, plus grand et plus confortable, appartenant également à la Sollac11.

Une période de « bagne »

23 Malgré la modicité du loyer et les revenus complémentaires obtenus grâce aux « heures sup » d’André, la vie reste très difficile. Le couple garde de cette époque le souvenir d’une « vie de bagne » : « On n’était pas encore riches, on n’avait pas encore de voiture », ajoute Alberte, comparant explicitement leur niveau de vie des débuts des années soixante avec celui d’un de ses frères, ouvrier hautement qualifié, travaillant sur de grands chantiers12. Certes, le ménage a pu acquérir à l’aide du crédit l’équipement domestique élémentaire, l’ameublement et même une première télévision, mais il ne part en vacances que grâce au séjour annuel dans la famille d’Alberte. L’insatisfaction devant les conditions d’existence finit par s’exprimer par une initiative spectaculaire : une demande d’émigration pour le Canada où la sidérurgie recrute des aciéristes. Cette demande va indirectement accélérer la promotion professionnelle d’André, car la hiérarchie de l’entreprise va « découvrir » sa profonde insatisfaction professionnelle (à l’occasion d’une « enquête de moralité » effectuée dans cette circonstance) et parvient à le retenir en lui proposant une formation de contremaître. Alberte.– Et ça payait pas, alors on a été acceptés pour aller au Canada. On voulait vendre tous nos matériels, parce que la machine était tombée en panne, le frigo aussi, alors j’ai dit : on bazarde tout, on vend et puis ça nous paye le voyage… Et

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pour l’enquête de moralité qu’ils ont faite, pour savoir, pour notre émigration, ils en ont fait une à la gendarmerie, une dans le village où on habitait, et une à Sollac. Mais à Sollac, eux, ils n’ont pas voulu laisser partir mon mari, c’est de là qu’ils l’ont envoyé à l’école pour rester, pour être contremaître, voilà, parce qu’avant, c’était le patron qui courait après l’ouvrier, et donc, mon mari a dit bon, puisque je sais que je vais passer contremaître, on sait ce qu’on quitte, mais on ne sait pas ce qu’on trouve… André.– Enfin, c’est pas tellement ça qui m’a fait passer contremaître, c’est mon travail qui m’a fait passer contremaître.

24 Quelles qu’en soient les formes, parfois quasi secrètes comme chez André, parfois ouvertes et bruyantes comme chez ces travailleurs d’origine provençale ou latine lorsqu’ils signifient ouvertement à leur hiérarchie leur insatisfaction professionnelle13, le refus de l’enfermement de la vie dans celle d’une entreprise constitue un trait commun à la plupart des salariés de la Solmer que nous avons rencontrés. Lorsqu’on sait que bien des projets non réalisés, comme tous les projets de départ de l’usine, sont occultés inconsciemment ou consciemment lors des récits de vie, on réalise l’importance de ces tentatives de reprise en main de son destin.

25 Le projet de s’expatrier n’est que le plus spectaculaire parmi d’autres projets de changement professionnel de la part du couple puisqu’à la même époque (1965), André cherche un emploi de chauffeur routier (recherche qu’il abandonne en prenant en compte les incidences sur la vie familiale) et il va passer des tests pour l’embauche à la nouvelle usine d’Usinor-Dunkerque (mais on ne lui fait aucune promesse de promotion). Il est vrai qu’à cette époque, c’est encore « le patron qui court après l’ouvrier », comme le dira Alberte, du moins après certains ouvriers dont André fait partie, ajouterons-nous : il a dix années d’expérience d’aciériste, une nouvelle aciérie a été mise en service depuis peu à Sollac, on propose à André une mutation dans ce nouveau secteur, assortie d’une formation de six mois en école de maîtrise. En 1967, André a 35 ans, il devient contremaître et, si cela n’avait tenu qu’a lui, il aurait terminé sa vie professionnelle à la Sollac.

26 Mais six années plus tard, se produit un nouveau tournant dans l’existence de la famille : Alberte est souvent malade, elle souffre du climat lorrain et souhaite se rapprocher de sa famille : là, aucun désaccord entre les deux membres du couple dans le sens que la demande de mutation pour Fos, c’est bien Alberte qui en assume seule la responsabilité. Contrairement à nombre d’autres mutés, la mobilité n’est pas ici imposée à l’épouse à cause de la carrière professionnelle de l’homme. Peut-on pour autant en déduire qu’aucun rêve secret d’amélioration des conditions d’existence n’ait mobilisé André comme Alberte à cette époque ? La question reste ouverte à l’heure où le ménage regrette la décision prise en 1973 de venir à Fos.

27 Toujours est-il que la mutation à la Solmer ne se traduit pas selon André par une promotion professionnelle supérieure à celle dont il était assuré en Lorraine. Il sollicite cette mutation quand d’autres, dit-il, sont « mutés d’office » ; il ne peut formuler aucune exigence quant au poste auquel il est affecté, et il se retrouve contremaître à la « préparation des charges », secteur situé en amont des trois phases clés de la fabrication de l’acier (hauts fourneaux, aciérie, laminoirs) et relativement dévalorisé14. Un simple stage d’adaptation d’un mois à son nouveau travail suffira, André ne quittera plus ce secteur de l’usine et ne connaîtra, contrairement à de nombreux autres mutés, une augmentation de coefficient que trois années après son arrivée à la Solmer15 : au moment de son départ en préretraite, il plafonne dans la hiérarchie de l’usine au

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coefficient 305 depuis l’âge de 44 ans. Une nouvelle progression aurait présupposé un passage en horaires de jour (et la diminution provisoire du salaire, amputé de la prime due aux postés) et surtout le passage par des stages : mais André exclut de « faire encore des écoles ». Si la formation en cours d’emploi peut constituer pour certains une chance, voire un honneur, pour d’autres, son statut est proche d’une humiliation : pour les uns, la défense de la dignité passe par la revendication à la formation, pour d’autres par le refus de cette formation. Et puis, pour André, l’heure n’est vraiment plus à la mobilisation professionnelle mais à celle de l’accession à la propriété du logement.

« Patates et nouilles » pour acheter la maison

28 Une nouvelle période difficile s’ouvre pour la famille Nouge, elle va durer de 1973… à 1981. C’est qu’aux privations nécessaires pour la constitution d’un apport personnel puis pour le paiement des mensualités élevées des premières années d’accession s’ajoute la malchance : de sérieuses malfaçons rendent la nouvelle maison inhabitable et, trois ans après avoir emménagé, la famille est contrainte de retourner vivre en HLM pendant trois années.

29 Comme pour la plupart des familles d’anciens sidérurgistes, l’habitat en HLM à l’arrivée à Fos n’a d’abord été qu’une transition de courte durée16. Devant le doublement de la charge locative, le bruit qui rend la vie particulièrement pénible aux salariés postés, on accélère la réalisation de projets parfois anciens. Avant leur départ pour Fos, André et Alberte avaient déjà fait une demande d’accession auprès de la société immobilière qui fera construire des lotissements sur la commune d’Istres : ils y emménageront après seulement dix-huit mois d’attente en HLM à Port-de-Bouc.

30 Les restrictions concernent alors tous les postes du budget – nourriture, vacances, sorties. La seule aide financière familiale pourrait provenir des parents d’Alberte, mais André refuse de l’envisager : le ménage s’en sortira seul. L’étreinte se desserre à peine

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que la famille est donc contrainte de déménager à nouveau. En 1982, André et Alberte ne profitent réellement de leur maison que depuis une année, d’autant mieux, il est vrai, qu’André vient de mettre un terme à près de 35 années d’activité professionnelle.

31 Ce sont désormais les conditions d’insertion professionnelle des trois enfants qui préoccupent le plus le ménage : le fils possède un CAP d’électromécanicien, mais n’est pas parvenu à trouver un emploi correspondant à sa qualification ; il a fini par entrer à Solmer, mais il est resté quatre années « coincé » sur les ponts roulants avant de devenir opérateur polyvalent. En instance de divorce, il est de nouveau partiellement à leur charge. La fille la plus âgée fait des ménages en intérim dans une grande surface et ne parvient pas à faire valoir son CAP de « collectivités ». La dernière fille est secrétaire intérimaire chez Solmer, alors qu’elle possède un baccalauréat et un BP de sténo- dactylo17. Elle diffère son mariage, son compagnon étant chômeur, et vit donc encore à la maison, comme sa sœur aînée. Bref, c’est l’incertitude sur le devenir des enfants et les efforts pour leur procurer un emploi stable qui mobilisent désormais André et Alberte et qui à la fois nourrissent et rendent fragile leur projet de retour en Lorraine…

La Provence ou le repli

32 Au cours de l’entretien, c’est avant tout à propos des difficultés de l’insertion professionnelle des enfants que s’exprime le rejet complet de la région dans laquelle ils vivent depuis dix ans. Ce rejet prend certes appui sur ce qui est vécu comme une dégradation de certains aspects du mode de vie par rapport à la situation connue en Lorraine, comme la moindre fréquence des sorties et loisirs à l’extérieur du logement et le repli contraint sur les deux principaux loisirs familiaux : la télévision et le loto. Mais il s’exprime surtout comme dénonciation de toute une série de comportements des « Provençaux » qu’Alberte résume fréquemment d’une formule : « Y’a plus de foi, y’a plus de loi ». Cela va depuis l’absence de discipline exercée sur les enfants dans la

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famille et dans l’école, jusqu’à l’indiscipline au travail en passant par l’indiscipline quotidienne, dans le non-respect des règles de circulation, par exemple. Les conditions parfois conflictuelles d’accueil des « Lorrains » par les populations locales sont alors évoquées, comme une plaie encore ouverte. Dénonciation qui va jusqu’à prendre la forme du racisme anti-arabe, ou de celle d’un climat provençal perçu comme plus froid que le climat lorrain.

« Y’a plus de foi, y’a plus de loi »

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33 Les raisons de la réactivation de ces archétypes ne se comprennent pas si l’on s’en tient à une interprétation purement culturaliste. Selon celle-ci, le discours « anti-lorrain » des Provençaux se réduirait à un conflit interethnique, ou au choc de deux sous- cultures régionales. Notre hypothèse serait plutôt qu’il s’agit là avant tout, du fait de l’évolution sociétale, de la perte d’efficacité pratique d’un mode de promotion sociale (et des modèles de réussite sociale et éthico-existentiels qui l’accompagnent), celui qu’a connu André : perte d’efficacité pour André lui-même, qui non seulement est mis en marge des possibilités d’accéder à la nouvelle maîtrise chez Solmer, mais qui est « remercié » à l’âge de 50 ans ; perte d’efficacité pour ses enfants surtout, qui semblent ne pas devoir bénéficier directement (faute d’un « capital scolaire » suffisant) ou indirectement (en reproduisant le même type de promotion professionnelle) du modèle parental de réussite sociale.

34 Ce modèle de réussite sociale s’est révélé efficace au cours des années 1950 et 1960 alors que la famille Nouge « épouse » parfaitement l’évolution de l’usine, celle du monde ouvrier et celle de toute la société : au prix de deux décennies de patience et d’effort, ils participent avec des millions d’autres à cette « conquête des normes et de l’ordinaire » 18 qui caractérise une certaine démarginalisation de la classe ouvrière française. Mais, dans les années 1970, ce modèle vient se heurter à une crise sociétale, heurt il est vrai d’autant plus violent qu’il s’accompagne d’une migration d’une région « disciplinée » par des décennies de paternalisme industriel à une autre, située aux antipodes du point de vue des traditions industrielles et socio-politiques.

35 Pour André les deux conditions de la réussite sociale se résument d’une part en un bon conformisme d’usine (on ne participe pas aux grèves) et d’autre part dans l’effort et le travail.

36 Ce n’est sans doute pas par hasard que c’est à propos du conflit de 197919 que sont évoqués dans l’entretien le regret de la venue à Fos et la nostalgie de la Lorraine. Car là,

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il a fallu faire des choix douloureux. La non-participation aux grèves – condition de la promotion dans la hiérarchie – n’apparaît aucunement traumatisante dans un univers social consensuel comme semble l’avoir été pour André celui de la Sollac, même si à aucun moment il ne légitime cette condition. Tant que le conflit de classe ne s’exprime pas ouvertement, devenir agent de maîtrise ne saurait signifier passer du côté du patronat. La plupart des grèves sont alors injustifiées à ses yeux ; la seule grève à laquelle il participera, c’est la grande « grève des cités » en 196220. L’agent de maîtrise peut alors ne mécontenter aucun de ses ouvriers. Par contre, la non-participation aux grèves peut devenir traumatisante quand le consensus se rompt, contraignant à des choix douloureux : c’est le cas en 1979, quand André choisit son camp, celui des non- grévistes qui viennent à l’usine en bravant les jets de pierre des grévistes. Mais quelque chose ne s’est-il pas brisé alors, même si avec tant d’autres agents de maîtrise André s’efforce longuement de justifier son attitude en dénonçant ce conflit, comme inefficace, coûteux pour tous, politisé ? Est-ce vraiment de gaieté de cœur qu’il conseille à son fils la même fidélité à l’entreprise et qu’il dit regretter la participation de ce dernier à deux heures de grève qui lui auraient coûté un nouveau retard de promotion ?

Le conformisme d’usine… et ses limites

37 Quant à l’efficacité pratique des valeurs d’abnégation dans un travail caractérisé avant tout par sa pénibilité physique, l’expérience qu’a vécue André au cœur de sa vie active s’oppose à celle qu’il a connue vers la fin de sa vie professionnelle et surtout à celle que vivent ses enfants et plus largement la nouvelle génération : malgré l’allongement de la scolarité obligatoire, l’obtention de diplômes techniques, il est difficile de trouver un emploi stable et qualifié. De là à dénoncer une dévalorisation de l’actuelle formation technique jugée à l’aune de l’ancien mode d’apprentissage sur le tas et à regretter l’allongement de la scolarité obligatoire, il n’y a qu’un pas, que franchit aisément Alberte. Plus que le comportement des entreprises, c’est celui des maîtres, des jeunes (qui « ne veulent plus travailler »), ou de l’élu local qui n’a pas encore fait embaucher la fille, qui est mis en accusation. Bref, les enfants paraissent condamnés à des emplois peu qualifiés, André sait notamment que son fils voit ses possibilités de carrière à la Solmer compromises par la concurrence « déloyale » exercée par les bacheliers.

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La formation scolaire dénigrée

38 Un grand-père paysan pauvre, un autre journalier agricole, un père ouvrier-paysan, lui- même agent de maîtrise… De génération en génération, la lignée paternelle s’est hissée jusqu’aux franges du monde ouvrier, au prix pour André et Alberte d’une vie d’efforts ininterrompus, et la trajectoire des enfants risque fort de ne pas reproduire celle du père. Telle semble être une des clés de la nostalgie non pas tant de la Lorraine pour elle-même, mais d’un monde social aux cloisonnements moins étanches, aux lignes de fractures moins dessinées que celle du Fos du début des années 1980… Une autre clé se trouve sans doute dans la force du modèle religieux, venu ici de Vendée et de Lorraine structurer fortement la représentation de la crise des modèles d’ordre et d’autorité.

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« Y’a plus de foi »

39 Que vaut l’interprétation ici proposée pour rendre compte du partage par les enfants d’André et d’Alberte d’un même rejet de la région provençale, du même désir de retour en Lorraine ? Un entretien réalisé séparément auprès du fils, Jean, permet d’entrevoir des éléments de rupture d’avec le modèle parental de réussite sociale qui expliquent la formation de projets quelque peu distincts.

« Suivre la ligne tracée » ? Le fils, Jean Nouge

40 Apparemment les éléments de continuité l’emportent largement. Il est vrai que, contrairement à tant d’autres fils de sidérurgistes, destinés semble-t-il massivement jusqu’au milieu des années soixante-dix à entrer également en sidérurgie dès l’âge de 14 ans par le biais de la formation en centre d’apprentissage privé de la sidérurgie (CAS), Jean Nouge ne connaîtra l’usine de son père qu’à l’âge de 20 ans. En effet, en 1972, les places sont chères dans ces centres et sa demande étant parvenue trop tard, il commence à préparer un CAP d’électricien dans un CET public en Lorraine. De toute façon, la mutation de son père l’aurait contraint de rejoindre une filière publique de l’enseignement technique. Mais son CAP d’électro-mécanicien n’apparaît guère monnayable dans la région de Fos, en 1975, et deux années plus tard, grâce au coup de pouce du père, il se résigne à entrer à Solmer, en acceptant provisoirement de renoncer à son métier : affecté comme OS sur les ponts roulants, il y « végétera » quatre années malgré d’incessantes demandes de mutation. Il y souffre beaucoup de l’isolement au travail et de l’absence de perspectives de promotion. Il parvient enfin à quitter les ponts à l’occasion de la restructuration de ce service intervenue en 1981 : il passe sous la responsabilité du département de fabrication et devient opérateur polyvalent remplaçant, n’intervenant plus qu’occasionnellement sur les ponts. Sa classification n’a pas encore changé mais l’avenir professionnel semble se déboucher quelque peu : il se sent enfin sur une filière qualifiante, celle qui, par l’exercice d’une série de postes de surveillant-opérateur21 différents sur la « ligne » de fabrication, doit déboucher tôt ou

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tard sur l’affectation à un poste fixe et une promotion dans la classification. Son rapport au travail semble alors tout entier tourné vers la recherche de la promotion, vers une place d’agent de maîtrise en fabrication. S’il cherche en permanence à connaître l’univers de ses possibles professionnels dans l’usine, c’est avant tout du point de vue du salaire et des perspectives de promotion, et non du point de vue du contenu du travail ou des possibilités d’y mettre en œuvre son métier, auxquelles il a, semble-t-il, définitivement renoncé. Sa qualification initiale d’électromécanicien lui paraît obsolète car non exercée depuis bientôt six ans. Et puis le passage à l’entretien signifie généralement la perte de la prime des 3x8. Aussi, conscient de l’importance de la discipline d’usine (ici assiduité et investissement au travail, mais aussi docilité politique) dans les critères de promotion à Solmer et bien que critique vis-à-vis de cette situation, il s’y résigne fondamentalement : il accepte de venir à l’usine la main dans le plâtre à la suite d’un accident du travail, assume un certain zèle professionnel (« j’ai fait voir que j’en voulais beaucoup »), bref, accepte de « suivre la voie tracée », selon sa propre expression. Des éléments de fidélité au modèle parental, on en trouverait encore de multiples exemples : les difficultés d’adaptation dans la région et la découverte étonnée de l’indiscipline scolaire des « Provençaux » ; un rapport au savoir scolaire fait d’un rejet des disciplines littéraires ou abstraites au profit des matières « pratiques », qui l’orientera précocement vers l’enseignement technique court, malgré les encouragements du directeur de l’établissement à poursuivre vers un BT ; l’hommage rendu au modèle éducatif « serré » du père.

41 Pour autant, des éléments de rupture avec le modèle parental de réussite sociale sont présents dans le rapport que Jean entretient avec son travail et plus globalement dans son rapport d’ensemble à sa propre vie. Il lutte pour améliorer sa classification, cherchant, on l’a vu, en permanence à évaluer les possibilités de requalification dans ce qui est devenu un véritable marché du travail interne à l’usine ; il « manque de retenue », dit-il et finira par participer à une action collective : s’il est presque aussi critique que son père sur le conflit de 1979, qui survient au moment même où il se marie, il finit par participer à deux heures de grève en 1982 pour la 5e équipe. Revendication sensible s’il en est pour Jean qui déclare à propos de son divorce : « la seule chose que j’aie à me reprocher, c’est d’avoir fait les postes ». Or, cette grève lui coûtera un nouveau retard de promotion. Il a donc une position sensiblement plus nuancée que son père vis-à-vis des conflits collectifs dans l’entreprise. La réduction du temps de travail est à ses yeux une aspiration beaucoup plus légitime qu’à ceux d’André, pour qui, aujourd’hui, « on est plus souvent à la maison qu’à l’usine » et pour qui bientôt, les jeunes « voudront être payés à rester à la maison ». C’est que peut-être aussi Jean, contrairement à son père, a été confronté à une vie de couple dans laquelle la femme n’accepte plus aisément les contraintes du travail posté, et dans laquelle la spirale infernale du crédit à la consommation et des contraintes professionnelles (selon sa formule « plus on gagne, plut on lâche ») est mise en question. Jean rêve d’une autre vie, de quitter Solmer et la vie d’usine, soit pour se mettre à son compte en ouvrant un bar ou un restaurant, soit pour rejoindre un cousin dans le Lot-et-Garonne et travailler chez un artisan. L’isolement, l’absence de contacts sociaux reviennent comme une litanie dans la description qu’il fait de son univers professionnel ; tous ses bons souvenirs sont associés aux rencontres et à la découverte de nouvelles régions (ses vacances en camp d’adolescent, le service militaire). Le fils de sidérurgiste lorrain restera-t-il longtemps fidèle à l’usine ?

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Les Tocela : une ascension irrésistible vers la nouvelle maîtrise supérieure ?

Les Tocela (cf. Annexe infra)

42 Aucune trace de nostalgie de la Lorraine chez Alain et Lucie Tocela : cette autre famille où l’homme est également « agent de maîtrise lorrain » revendique au contraire le détachement volontaire d’avec l’univers social wendélien, celui où il était de bon ton de venir à l’usine avec « le missel à côté du casque sur la plage arrière de la voiture ». Les rares retours ponctuels au pays sont motivés par des événements familiaux marquants. Pas de discours contre les Méridionaux non plus. La région d’origine a été ici complètement mise à distance. Les clés de cette insertion réussie dans le nouvel espace social fosséen nous les trouverons, comme celles de l’« échec » des Nouge, au sein de la trajectoire sociale familiale, celle qui va permettre ici à Alain de s’inscrire pleinement, à l’opposé d’André, dans un des nouveaux profils sociaux de l’agent de maîtrise sidérurgiste du début des années 1980. Né une quinzaine d’années plus tard, porteur d’une tradition familiale plus nettement sidérurgiste sinon plus nettement « lorraine », Alain va suivre cette sorte de « voie royale » qui mène à la nouvelle aristocratie ouvrière sidérurgiste des années 1960 : celle des professionnels de l’entretien formés dans les centres d’apprentissage dépendants des usines. Il prend un tournant clé au début de son cycle de vie familial, avec l’abandon du syndicalisme et l’engagement dans une longue formation en cours d’emploi, qui se termine alors même que le projet de Fos se concrétise. De plus, la nouvelle promotion professionnelle qu’il connaît à la Solmer s’inscrit dans une redéfinition du profil de la maîtrise supérieure dans cette entreprise. Lucie et Alain ont davantage d’attaches familiales dans l’Est qu’André et Alberte : Lucie n’a pas connu son père, mais sa mère et son beau-père, petits commerçants, ses deux demi-frère et sœur, ses trois oncles et sa tante maternels, bref, tous les membres de sa famille, habitent la Lorraine. Quant à Alain, si son père est originaire de la région parisienne, celui-ci est venu à l’âge de 20 ans travailler chez De Wendel – où, commençant aide-électricien, il finira sa carrière comme contremaître – et sa mère a toujours vécu dans cette région.

43 Alain ne s’attarde guère sur les conditions de sa scolarité et de sa formation professionnelle : fils de sidérurgiste De Wendel, il ira au centre d’apprentissage sidérurgique à 14 ans pour apprendre un métier de l’entretien22. Éduqué de manière très libérale, estime-t-il (« J’ai toujours fait chez moi ce que je voulais faire »), il emprunte cette voie sans aucune contrainte explicite. Mais, premier signe précoce d’indépendance vis-à-vis de l’univers famille-usine, il choisit d’aller dans un centre relevant d’un autre établissement que celui où travaille son père, « rien que pour dire que je ne serais pas dans la même usine que mon père », affirme-t-il. Éducation trop libérale peut-être selon lui : « Je leur en ai voulu plus tard », et Lucie précise le sens de ce reproche, celui de ne pas avoir « poussé Alain à continuer ses études au lieu de les reprendre plus tard, une fois marié ». Il est vrai qu’avec l’homme qu’elle épousera quelques années plus tard, Lucie allie son destin à celui d’une trajectoire professionnelle et géographique sur laquelle elle ne pèsera guère.

44 En effet, comme tant d’autres femmes, Lucie a dû interrompre ses études dès la classe de 5e : l’oncle et la tante qui l’élèvent « ont décidé que c’était pas la peine qu’une fille fasse des études ». Des parents adoptifs, mais aussi l’origine italienne de l’oncle,

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particulièrement hostile au travail féminin, la priorité accordée aux études musicales d’un des fils : Lucie cumulait les handicaps et se retrouve vendeuse étalagiste de l’âge de 14 ans jusqu’à son mariage. Tout de suite enceinte d’un premier enfant dont la santé se révélera fragile, elle abandonne toute activité professionnelle. Plus que l’emploi lui- même, c’est son village où elle « connaissait tout le monde » qu’elle regrette d’abord, en emménageant avec Alain dans une petite cité HLM à Homécourt, distante de… 12 kilomètres de son village d’origine. Premier déracinement décisif sans doute, plus douloureux peut-être que le grand départ pour l’autre bout de la France qui suivra cinq années plus tard, alors que toute l’économie familiale des pratiques aura déjà été bien structurée autour de l’effort pour la promotion professionnelle d’Alain.

12 kilomètres, la migration qui compte

45 Car l’année de leur mariage, en 68, est celle des grands choix pour Alain : outre la mise en ménage et le premier enfant, c’est aussi, en cours d’emploi, l’engagement dans une formation longue de quatre années au prix de l’abandon du syndicalisme23. Alors qu’il « végétait » comme OP1 depuis six années, il suit des cours à l’école de Fameck24 et gravit en même temps tous les échelons de la hiérarchie ouvrière. À la fin de cette formation, il est promu agent de maîtrise (en 1973, il a 27 ans), au moment même où la Solmer ouvre grand ses portes aux sidérurgistes qualifiés de l’Est. Le jeune contremaître « se voyait mal faire carrière dans une vieille boîte alors qu’une nouvelle s’ouvrait sur la Méditerranée ». Telle est la cause première de la venue à Fos. La seconde, c’est la santé fragile du premier des deux enfants et les conseils des médecins. À l’opposé d’André, la demande de mutation est faite ici avec empressement : et le directeur accepte immédiatement. Alain est affecté dans le domaine où ses compétences sont les plus précises, celui de l’entretien mécanique, même s’il passe des hauts-fourneaux à la préparation des charges. Le seul compromis porte sur son type

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d’horaire de travail, il doit accepter – provisoirement espère-t-il – les contraintes du travail en feu continu. Mais ce sacrifice provisoire s’éternisera sept années durant…

20 ans, l’heure du choix

46 C’est que les espoirs de promotion que nourrissait Alain sont provisoirement déçus, sa carrière marque un second palier de 1973 à 1981 : un peu comme la montagne accouche d’une souris, le mirage de Fos s’évanouit en partie, l’usine démarre dans la crise et les grands projets avortés. Bien des rêves se brisent dont la trace est encore visible dix ans plus tard. Les promotions, pourtant nombreuses les premières années, ne sont pas à la hauteur des espoirs et surtout vont progressivement se ralentir. Ce qui est vrai pour l’ensemble de l’usine l’est encore plus pour l’entretien. Les perspectives de progression s’y rétractent pour ceux dont le niveau de formation reste inférieur au baccalauréat dans une filière traditionnelle comme la mécanique. Mais Alain ne s’y résigne pas. Dès 1977, il fait une demande de mutation pour, dit-il, « exprimer le désir que j’avais de changer de boulot ». Remarquable anticipation sur le nouveau profil professionnel et social requis pour la maîtrise supérieure de la fabrication ? Toujours est-il que sa demande est satisfaite trois années plus tard, au moment où se poursuit la restructuration interne des services de l’usine qui voit le rattachement d’une partie de l’entretien aux départements de fabrication et le développement de la polyvalence fabrication-entretien : il devient « chef contremaître à l’exploitation » et passe en horaire de jour. À 35 ans, Alain multiplie sa participation à des stages de formation, à l’IRSID, au CESSID et bientôt, espère-t-il, au Japon. Il attend son passage imminent dans la catégorie des cadres assimilés (« IV bis ») et ne vise rien moins qu’un poste de « chef de fabrication ». Il adhère pratiquement sans réserves au contenu entièrement nouveau pour lui de son travail, où les tâches de gestion et d’animation se substituent à celles de commandement « sur le tas ».

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47 Son avenir professionnel semble désormais se confondre avec l’avenir industriel de l’entreprise, comme si ses compétences une fois reconnues, sa carrière s’identifiait désormais complètement à la marche de l’usine. Quand le mode d’investissement au travail rencontre si parfaitement la politique de l’entreprise, comment ne pas comprendre la réussite de l’« intégration » d’une fraction du personnel et d’abord de celle de l’encadrement supérieur aux objectifs de la direction ? L’avenir de la famille Tocela ne s’identifie-t-il donc pas parfaitement à celui de la Solmer si l’on ajoute que Lucie n’a toujours pas d’activité professionnelle, et qu’en 1978 Alain s’est engagé à ne pas quitter l’usine avant dix ans pour bénéficier d’un crédit pour l’achat d’une maison en lotissement ?

48 Parfaitement, sans doute pas, et sûrement pas de manière identique à celle des Nouge ou des parents d’Alain : dans leur discours comme dans leur manière de vivre, symboliquement et pratiquement, ils ont bien rompu avec l’univers paternaliste des De Wendel.

Loin du « casque et du missel »

49 Alain n’a pas de mots assez durs pour flétrir la dépendance de la vie de famille et de toute la vie sociale à la vie d’usine, telle que l’on vécue ses parents : l’image des déménagements au gré des promotions hante Alain, tout comme celle de l’omniprésence de la religion, du « missel sur la plage arrière de la voiture », à l’entrée de l’usine : « On est les païens de la famille », affirment-ils fièrement. Rejet dans les mots. Rejet dans les actes aussi : « On n’est guère tenté de remonter », et surtout on vit autrement. À l’usine d’abord : le courage et la résistance physique, la patience nécessaire à un long apprentissage sur le tas ont fait place à la capacité d’adaptation, au savoir technologique et à l’aptitude à la gestion comme valeurs professionnelles dominantes et comme fondement légitime de l’autorité. En dehors de l’usine ensuite : si

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Alain va travailler de bon cœur, il refuse tout empiétement de sa vie professionnelle sur sa vie familiale. Pas de voisinage rappelant ostensiblement le travail : c’est le cas, selon Alain, même pour son logement à Saint-Martin-de-Crau, acheté un peu à contrecœur pour des raisons de limites financières, en attendant la réalisation du véritable projet résidentiel, un appartement en Arles. Pas question en effet pour Alain de passer ses loisirs à jardiner ou à bricoler25, pas question non plus pour Lucie d’accepter indéfiniment sa réclusion dans un grand lotissement éloigné d’un centre urbain ou résident notamment ses seules possibilités de reprendre un emploi26. La période de travail en 3x8 d’Alain n’est pas mise à profit pour des heures supplémentaires ou une seconde activité, mais pour les sorties avec Lucie (cinéma, restaurant) et pour la pratique du tir au pistolet, et Alain tient encore à lever toute ambiguïté sur le sens de cette pratique : elle ne doit rien à un quelconque militarisme ou amour de l’ordre, bien au contraire. Enfin, si les enfants ont passé une partie de leur scolarité primaire dans l’enseignement privé, ce n’est pas pour des raisons de foi, mais pour des raisons pratiques liées au souci central chez les Tocela de la réussite scolaire des enfants : ici, aucun dénigrement des études et des diplômes, et si l’on s’estime « plus sévères que la moyenne », c’est pour que les enfants réussissent leurs projets scolaires et professionnels, pourquoi pas les plus fous, comme celui de « pilote de chasse » de la fillette27…

50 Nouvelles valeurs d’usine, nouveau mode d’adhésion à ces valeurs qui exclut l’enfermement dans le face à face famille-usine. Investissement très fort au travail. Mais investissement distancié. S’ils gagnaient un jour au loto, Lucie achèterait une seconde voiture, une piscine, un appartement à la montagne. Alain, lui, quitterait Solmer pour s’établir à son compte…, mais toutefois volontiers comme sous-traitant de la maintenance Solmer.

Quand le mirage des 7 millions de tonnes s’évanouit

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51 Comment imaginer une telle distance sociale entre deux familles d’agents de maîtrise, mutés de l’Est, l’un que tout ramène – notamment la position sociale des enfants – vers le monde ouvrier, l’autre que tout semble pousser vers le monde des cadres ? Au long étalement de l’ensemble des mobilisations familiales, tout au cours du cycle de vie de l’une, s’oppose le cumul précoce des mobilisations de l’autre : ainsi Alain est plus jeune de onze années qu’André, lorsqu’il devient contremaître, de quinze années lorsqu’il achète un logement. Au « conservatisme » éthico-existentiel des uns s’oppose le « modernisme » des autres…

L’avenir de Solmer décidera du mien

52 André et Alain sont bien de part et d’autre de la nouvelle ligne de fracture qui travaille désormais l’encadrement hiérarchique à Solmer. L’un vivra en 1979 un véritable traumatisme, l’autre n’évoque qu’allusivement le grand conflit pour affirmer qu’une adaptation était nécessaire… Tandis que l’un cumulait les handicaps, l’autre cumule les atouts qui permettent à un petit nombre d’anciens ouvriers d’accéder à la nouvelle maîtrise supérieure.

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Animateur ? Oui, mais…

53 Mais pour combien de temps encore ? En 1980, l’école de Fameck est fermée. Y aura-t-il d’autres Alain ? Et le fort investissement des Tocela dans la réussite scolaire de leurs enfants sera-t-il payé de retour ?

54 Il est vrai qu’André et Alain appartiennent à deux générations différentes : le premier est sur la fin de son cycle de vie, le second est en plein dans la phase de cumul de mobilisations qui décidera de sa trajectoire sociale personnelle et pour une part de celle de ses enfants. Nous ne clorons donc pas ici le débat sur le futur profil social de la maîtrise.

NOTES

1. Patron des sidérurgistes. 2. A. Desrosières, A. Goyer et L. Thévenot, « L’identité sociale dans le travail statistique. La nouvelle nomenclature des P.C.S. », Économie et Statistique, 152, février 1983. 3. Voir Jacques Gautrat, « Crise de la maîtrise ou pléthore d’encadrement », Éducation permanente, 59-60, octobre 1981. 4. Michel Freyssenet, La sidérurgie française, op. cité, p. 147. Cet auteur ajoute : « Les usines dont l’effectif s’est maintenu ou s’est accru (Grandrange, Rombas, Hagondange, Sollac) doivent recevoir les travailleurs mutés des usines de la vallée de l’Orne (Jœuf, Horécourt), de la vallée de la Fentsch (Knutange, Hayange) et du « pays haut » (Micheville). Les promotions sont souvent bloquées. Les sections syndicales sont disloquées ».

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5. On trouvera en Annexe l’arbre généalogique de la famille Nouge avec celle des autres familles retenues. 6. Sur l’origine sociale et géographique des salariés mutés de Lorraine et la question des «faux Lorrains», voir le chapitre III, note p. 152. 7. Sur l’affectation précoce des filles aux travaux domestiques ou au travail professionnel au bénéfice des membres masculins de la fratrie, voir : A.-H. Richard, Travail professionnel, travail domestique et lignées féminines, LEST, CNRS, 1983, ainsi que le texte sur les OS de la RNUR à Dreux de Danielle Combes et Monique Haicault, « Des familles sur la corde raide, des femmes OS de Renault à Dreux », in Comme on fait sa vie…, op. cit. 8. Selon M. Freyssenet, la Sollac « de 1953 à 1955 effectue 10 000 embauches pour un effectif constant de 5 500 salariés ». Cf. « D’une tentative à l’autre : fixer pour libérer les ouvriers de métier. Le cas de Wendel », in Vie quotidienne en milieu urbain, Colloque de Montpellier, février 1978, Paris, C.R.U., 1980. 9. La promotion dans les secteurs de l’entretien relève de critères (formation initiale au métier puis formation sur le tas sanctionnée par des examens) beaucoup plus formalisés. 10. Des données sur l’activité féminine dans l’échantillon des familles et dans la zone sont fournies en note 2 de la p. 125, ch. III. Pour ce qui concerne les agents de maîtrise, sur 16 hommes dont la situation professionnelle de la mère ou de la belle-mère est connue, 7 mères et 6 belles- mères étaient des actives continues (ou quasi continues), tandis que seulement à de leurs conjointes sont dans cette situation. 11. Malgré son apparente continuité d’avec le paternalisme de la politique de logement wendélienne (dans les deux cas, l’entreprise fait construire des logements mis à disposition de ses salariés), l’intervention de la Sollac dans ce domaine est déjà en rupture avec celle-ci ; il ne s’agit plus de fixer la fraction la plus qualifiée de la main-d’œuvre aux portes des usines dans un univers social entièrement dépendant de l’entreprise, mais d’héberger la masse des salariés moins qualifiés qui affluent dans des « grands ensembles » de taille moyenne (1 000 à 2 000 logements) dispersés hors des communes ouvrières traditionnelles. Cf. Michel Freyssenet, « D’une tentative à l’autre… », art. cité. 12. « Alberte.– « Il gagnait 900 francs par mois, je m’en souviens très bien parce que j’ai mon frère Jean-Claude, qui était en déplacement à ce moment-là, toujours à faire des grands déplacements, il a construit la raffinerie de Strasbourg, donc en 1963 il gagnait 3500 francs lui, alors que nous on gagnait 900 francs, alors c’était énorme à côté de nous ». 13. À ce sujet, voir le chapitre II. 14. « André.– « Moi, j’ai pas été muté d’office, hein… parce qu’il y en a certains qui ont été mutés d’office : de Sollac, ils venaient directement ici… Mais moi j’ai fait une demande parce que ma femme se plaisait pas en Lorraine […] De toute façon, j’étais déjà contremaître quand je suis parti de Lorraine. – Vous auriez continué à la Sollac, vous auriez fini aussi à 305 ? André.– Ah, peut-être, peut-être plus haut, enfin, je ne sais pas. J’aurais peut-être fini chef de poste, parce qu’ici, je faisais les remplacements chef de poste […] J’ai attendu un petit moment, comme tout le monde, quoi, et on m’avait proposé de venir à Solmer à la préparation des charges […] J’ai eu une entrevue avec un ingénieur qui venait ici. Il nous a dit c’est ci, c’est ça. Oh puis à tout prix, moi je voulais pas aller et puis ma femme, elle voulait pas rester en Lorraine, j’ai pris ça quoi, à tout hasard, la préparation des charges, ils appellent ça. » 15. Dans notre échantillon, 10 des 25 salariés mutés de Lorraine ont connu une promotion immédiatement après leur mutation. Voir en annexes les « Trajectoires professionnelles des salariés mutés de Lorraine ». 16. Sur les mouvements résidentiels du personnel Solmer, voir le chapitre III. 17. La dépréciation des titres scolaires sur le marché du travail en liaison avec le développement de la crise de l’emploi depuis 1974 est analysée par Joëlle Affichard, « Quels emplois après l’école : la valeur des titres scolaires depuis 1973 », Économie et Statistiques, 134, juin 1981. Elle montre

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notamment comment une part croissante des titulaires de CAP débutent dans des emplois d’OS. Les difficultés spécifiques rencontrées par les filles sont étudiées dans le même numéro de cette revue par Patrick Clemenceau et Michel de Virville, Garçons et filles face à leur insertion professionnelle. 18. Selon des expressions de Michel Verret, L’espace ouvrier, PUF, 1979. 19. Sur le conflit de 1979, voir également le chapitre II et la note, p. 74 20. Cette grande grève qui se cristallise sur les conditions de transports et qui s’organise à partir des cités, exprime un tel mécontentement que le mouvement éclate en dehors des organisations syndicales. Elle est analysée comme une contestation globale du système Sollac (travail, transport, urbanisation). Cf. Pierre Belleville, Une nouvelle classe ouvrière, Paris, Julliard, 1963. 21. Sur ces postes d’opérateur et les enjeux liés à leur classification dans la grille des salaires, voir également le chapitre II. 22. Dans notre échantillon, il s’établit une corrélation très forte entre l’appartenance professionnelle du père à la sidérurgie et la formation du fils dans un CET privé de la sidérurgie : huit des onze fils de sidérurgistes ont suivi cette filière ; aucun des huit salariés ayant suivi cette formation n’a un père étranger à la sidérurgie ; les quelques professionnels de l’entretien mutés de Lorraine qui ont été formés dans des CET publics ont tous un père non sidérurgiste. Ces salariés formés dans la filière des centres d’apprentissage sidérurgique sont donc ceux dont le destin social est le plus marqué (par l’origine familiale, par une socialisation qui reste précocement marquée par l’usine) par la sidérurgie. Cependant, il serait imprudent d’extrapoler à partir de données concernant les seuls salariés venus à Fos des caractéristiques plus générales à l’ensemble de la main-d’œuvre formée en Lorraine. Au début des années soixante-dix, les CET privés scolarisent encore en Moselle une population presque aussi importante que les CET publics. Près des 2/3 des garçons préparant un CAP industriel dans les CET privés le font dans un des trusts de la sidérurgie. Voir Lucie Tanguy, Le capital, les travailleurs et l’école. L’exemple de la Lorraine sidérurgique, Paris, Maspero, 1976. 23. Ce renoncement constitue une caractéristique fréquente des agents de maîtrise de l’échantillon :

On peut y voir la confirmation du critère de « fidélité à l’entreprise » dans le mode de promotion, mais il convient de ne pas le surestimer. Beaucoup de contremaîtres conservent leur sympathie aux syndicats ouvriers, et la « neutralité » de nombre d’entre eux dans les conflits leur sera reprochée par la direction après 1979. Peut-être le passage par une activité syndicale se traduit-il par le développement d’une qualification sociale (la capacité à diriger et à représenter) ainsi reconvertie et reconnue. 24. Une des écoles de formation de l’entreprise. 25. « Vous m’avez dit tout à l’heure que vous auriez peut-être préféré l’achat d’un appartement : pour quelles raisons ? Lucie.– C’est plus pratique qu’une maison, une maison, on n’a jamais fini, il faut tondre le gazon, enfin il y a des tas de trucs. Alain.– J’aime bien être chez moi, mais je considère que le chez-moi, bon, ben… c’est un petit appartement, ça fait le même effet, je dirais même qu’à la limite c’est mieux que ce genre de cité où on est côte à côte, où le voisin, quand il bêche, on va le voir très tôt. Lucie.– Beaucoup de voisins que je connais, qui ont pour ainsi dire tout modifié. Mais nous, ça nous intéresse pas […] parce qu’on fait passer autre chose avant.

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Alain.– Moi je préfère, euh… envoyer mes enfants à la neige trois fois. C’est un choix qu’on a fait, on préfère aller huit jours à la neige. » 26. « Lucie.– Maintenant que les enfants sont grands tous les deux… ça me plairait bien de travailler, parce que maintenant, je commence à trouver les journées longues, je commence à m’ennuyer […] et puis Saint-Martin, c’est un patelin, c’est un trou. Sur Saint-Martin, il est inutile d’espérer trouver quelque chose […] Pour avoir d’autres loisirs, aussi peut-être, une autre voiture… » 27. « Lucie.– Je suis déléguée des parents d’élèves […] Ça a vraiment été pour savoir ce que les enfants…, ce qui se passait au collège, parce que sinon, on peut pas savoir. Alain.– Faut dire que jusqu’à présent, les enfants étaient dans des écoles privées, ça s’est toujours beaucoup mieux passé […] Lucie.– Quant tout l’apport Solmer est arrivé de Lorraine, il s’est trouvé un gros problème ; pas d’écoles. À l’école maternelle, ils ont refusé les enfants de trois ans. Elle voulait aller à l’école, on l’a mise dans le privé. Alain.– On a mis le grand dans une école privée aussi, parce que les effectifs sont moindres, on s’en occupe mieux […] Lucie.– On n’élève pas nos enfants comme nous on a été élevés, les temps changent aussi. »

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Chapitre II Un sublime aux vestiaires Anciens ouvriers de métier/nouveaux sidérurgistes

1 Avec les « Lorrains » et la tradition sidérurgique dont une partie d’entre eux sont porteurs, c’est une force de travail rompue à la discipline de la grande industrie qui fournit plus du tiers des effectifs et l’essentiel de l’encadrement de la nouvelle usine « provençale ». Les autres sont dans leur majorité des Méridionaux, auxquels s’ajoutent des salariés venus des quatre coins de France. Ceux-là sont issus le plus souvent d’un autre monde social, étranger à la grande industrie, celui de la petite production (industrielle, artisanale, paysanne) où l’amour du métier est loin d’avoir dit son dernier mot : combien d’anciens ouvriers qualifiés ou chefs d’équipe du bâtiment, des travaux publics, de la construction ou de la maintenance des sites industriels, parmi ces hommes occupés aujourd’hui à surveiller des tableaux et à détecter les signes d’une défaillance éventuelle de l’immense machinerie au sein de laquelle leur présence est à peine perceptible ?

2 Les trajectoires professionnelles de ces salariés paraissent condenser plus d’un siècle de l’histoire industrielle contemporaine, avec le passage de l’autonomie professionnelle (la phase A d’Alain Touraine) au système technique le plus rationalisé (la phase C du même auteur)1.

3 Faut-il voir dans un tel système technique l’étape ultime d’un processus séculaire qui aboutit peu à peu à la disparition des savoirs spécifiquement ouvriers et qui parvient à réduire les dernières parcelles d’autonomie des travailleurs, avec pour corollaire inéluctable une désimplication complète vis-à-vis du travail ? La désaffection comme « affection trahie », telle que D. Linhart la définit à propos des ouvriers de métier semble a priori mieux correspondre aux cas ici analysés2. Toutefois, la réinscription du rapport au travail à l’intérieur de la dynamique de trajectoires singulières permet de mettre en lumière, dans ce domaine comme dans d’autres, les limites de toute typologisation des comportements.

4 Robert Rainard fait partie de ces anciens ouvriers qualifiés et chefs d’équipe du bâtiment ou des travaux publics embauchés comme OS au moment de la mise en route des installations de la Solmer. Derrière cette déclassification, on est tenté de lire un véritable déclassement social, tant les discours de ces anciens ouvriers de métier

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convergent pour dresser une image toute négative du monde de l’usine, image inversée de l’univers des chantiers.

Les chantiers, l’usine

5 Quelques mots-clés peuvent résumer ce contraste : d’un côté autonomie, capacités d’initiative, responsabilités, proximité ouvriers-maîtrise, camaraderie, visibilité du produit, sentiment d’utilité sociale ; de l’autre, anonymat et bureaucratie, distance avec la hiérarchie, absence d’« ambiance », invisibilité sociale du produit et sentiment d’inutilité.

6 Cette opposition nous interpelle : ne peut-elle pas éclairer certains phénomènes trop souvent analysés comme stricte réalisation de « stratégies » patronales ? Ainsi la part relativement faible des salariés d’origine locale au sein de la main-d’œuvre Solmer a souvent été expliquée par une politique délibérée de recrutement, consciente des traditions de combativité des ouvriers provençaux : on remarquera par exemple le nombre insignifiant d’anciens métallos des chantiers navals de Port-de-Bouc, une des toutes premières « forteresses ouvrières » de la façade méditerranéenne démantelée quelques années avant l’ouverture de la Solmer, chez les salariés directs de l’unité sidérurgique3 ; de même, on a pu parler d’une politique délibérée de division du collectif de travail par la diversité des recrutements ou encore par l’éclatement juridique des statuts du personnel par le biais du recours à grande échelle à la sous- traitance et au travail intérimaire4. La réinscription de pratiques ouvrières au sein de trajectoires sociales et de cycles de vie permet de compléter et de nuancer de telles approches : les politiques patronales ne se développent que dans des rapports sociaux complexes et doivent composer avec les spécificités sociales des travailleurs.

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L’entrée à l’usine d’un ancien chauffagiste

7 Pour reprendre l’exemple des pratiques de différenciation juridique des situations des salariés, l’importance du rôle joué par l’adhésion active au modèle du travail « en entreprise » (sous-traitante) – par opposition au modèle refusé de l’usine – chez nombre d’ouvriers qualifiés de l’entretien et de la maintenance industrielle a déjà été mise en évidence5. De même, l’existence d’une culture de métier, ou d’une culture de chantier plus précisément, chez de nombreux salariés recrutés par Solmer et la manière dont une telle culture continue de marquer leur rapport à l’usine est susceptible d’aider à comprendre non seulement certains mouvements de fuite en certaines périodes, mais également le faible empressement de la part des ouvriers provençaux à se présenter à l’embauche au moment de la création de l’usine6.

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Une filière de promotion « sur le tas » : surveillant-opérateur

8 Pour ces travailleurs, l’embauche à Solmer n’a pas la même signification que pour les sidérurgistes « lorrains » : les épouses lorraines semblent avoir hésité plus que leur mari devant un départ perçu comme danger de rupture de tout un mode de sociabilité ; inversement, parmi les épouses provençales, certaines « amènent » le mari à l’usine, parfois au sens propre du terme, voire « comme un enfant » au pensionnat dira l’une d’entre elles.

9 Comme beaucoup d’anciens travailleurs qualifiés de chantier, Robert Rainard veut continuer à vivre dans l’usine à la manière de l’ouvrier de métier provençal. Son entrée à la Solmer est d’abord une lutte quotidienne pour la requalification dans le contexte entièrement nouveau pour lui de la grande industrie. Cette lutte fut couronnée de succès pendant un premier temps.

10 En novembre 1973 (il a 22 ans), il fait partie des premiers embauchés d’origine non lorraine et il est affecté comme OS sur les ponts roulants à l’aciérie. Au début de 1975, il participe à un stage de formation de dix jours en RFA, où il s’initie au fonctionnement de la « coulée continue », nouveau procédé technologique qui entre en activité à Solmer quelques mois plus tard, en juin, et il y est immédiatement affecté comme opérateur. D’OS, il devient OP1 et va gravir un à un les échelons de la hiérarchie ouvrière correspondant à la hiérarchie des postes d’opérateurs dans ce secteur de l’usine. Début 1977, il est « polyvalent remplaçant » et n’appartient plus, selon la classification officielle, à la catégorie ouvrière : il est devenu « spécial », c’est-à-dire assimilé ETAM. Fin 1977, il fait fonction de « chef de ligne », ce qui correspond à la responsabilité technique et hiérarchique d’un mi-technicien, mi-contremaître.

11 Un tel mouvement à l’intérieur du procès de travail et des classifications n’a rien d’exceptionnel. La période qui va de 1973 à 1976 est celle de la mise en marche puis du rodage progressif des diverses installations dont le dernier temps fort est la mise en

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service d’une première coulée continue, procédé technique ultramoderne. Y correspondent des mouvements de redistribution interne des salariés, le premier poste occupé étant souvent un poste provisoire, et la première classification – celle d’OS tout particulièrement – constituant fréquemment une simple catégorie d’embauché. D’ailleurs, la classification d’OS regroupe une part désormais marginale du personnel propre en liaison avec la stabilisation de ce dernier dans l’entreprise7.

12 Une intense redistribution s’opère au cours des premières années d’existence de l’usine. Des salariés sont déplacés et se déplacent vers des secteurs plus valorisés à la fois technologiquement et socialement. C’est le cas pour certaines des trajectoires aboutissant provisoirement ou non à la catégorie des « spéciaux » et à des postes de surveillant-opérateur : cette classification sanctionne souvent une forme nouvelle de qualification ainsi qu’une position de tremplin éventuel vers une nouvelle promotion. La catégorie des « spéciaux » n’a rien d’homogène. D’autres postes de travail également classés « spéciaux », comme la conduite de nombreux ponts roulants, ne semble guère associée chez les travailleurs interrogés à une bonne qualification, ni à une position à partir de laquelle s’élargit le champ des possibles professionnels : les pontiers ne rêvent que de « descendre » pour pouvoir remonter (dans la hiérarchie), et quitter un poste de travail en « cul de sac ».

Les « spéciaux » dans les différents secteurs de l’usine

13 Ce processus de translation à l’intérieur du marché de l’emploi de l’entreprise suppose une mobilisation professionnelle chez les salariés concernés. L’acceptation d’un stage de formation à 1 000 kilomètres du domicile en est l’élément le plus visible chez Robert Rainard. Comme beaucoup d’autres, il « se bat comme un beau diable » pour obtenir sa mutation et ses promotions : rappel de ses qualifications antérieures, menaces de départ, demande réitérée de mutation et refus de certaines des propositions qui lui

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sont faites : la pression permanente exercée sur la hiérarchie mêle protestations (devant les conditions de travail et de rémunération) et revendications individuelles. Ces travailleurs importent en quelque sorte dans l’usine un modèle de négociation quasi permanente de la valeur de leur force de travail, qui caractérise l’expression de rapports de forces propres à l’univers du chantier.

La valorisation de l’accès aux nouvelles compétences de l’opérateur

14 Jusqu’en 1978, la mobilisation professionnelle de R. Rainard est donc « en phase » avec l’évolution de la situation dans l’usine. La nostalgie de l’ancien métier se fait oublier devant ce qui paraît être davantage et autre chose que de simples « compensations » – stabilité de l’emploi, promotion dans la classification accompagnée d’une progression salariale, bref un certain déroulement de carrière y compris pour les ouvriers, chose inconnue dans la plupart des emplois de chantiers ; dans la description que ces salariés font de leur poste de travail émerge ici et là une valorisation de leurs nouvelles compétences professionnelles, centrées sur la responsabilité technique élevée requise par la surveillance de procédés de fabrication très automatisés : capacités d’attention, d’assiduité, de polyvalence, maîtrise du danger, se prolongeant parfois au travers de la valorisation de la qualité des produits et des performances technologiques de l’usine. Les opérateurs éprouvent le plus souvent de grandes difficultés à formaliser de manière détaillée le contenu de leur travail ; ils soulignent au contraire la facilité et la rapidité avec lesquelles ils s’adaptent à leurs postes de travail : dans la nouvelle usine, c’est moins l’individu que le collectif de travail (lequel dépasse de beaucoup la simple « équipe » immédiate) qui est détenteur d’un savoir pratique. La logique d’accumulation de celui-ci tient plus à l’insertion durable dans ce collectif qu’à l’apprentissage individuel, selon la logique traditionnelle du métier.

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15 R. Rainard est donc jusqu’en 1978 sur un itinéraire professionnel qualifiant qui semble devoir le mener tout droit à un poste de mi-technicien/mi-agent de maîtrise, qu’il exerce déjà de manière intermittente et dont il attend la reconnaissance par l’entreprise en termes de classification et de salaire. Pourtant, fin 1982, il a été muté dans un autre service, dit des « services généraux », où il s’occupe des vestiaires.

16 Interviewé à ce moment de sa trajectoire, R. Rainard est fort peu disert8 sur cette période précédente de sa vie professionnelle et ses projets du moment. En 1976, il faisait état de projets très importants de formation professionnelle. Ceux-ci sont occultés quelques années plus tard. Il envisageait, en effet, après une année de cours du soir pour une mise à niveau en mathématique et français, de partir deux années dans l’Est pour suivre une formation approfondie, sans doute dans une école de contremaîtres, et de revenir agent de maîtrise. Par ailleurs, il dresse une image nettement plus positive de l’« ambiance » à l’usine où « on a des copains, on se distrait, on est toujours en train de rire » : était-ce le produit de son regard personnel d’alors, marqué par la vision optimiste de son propre avenir professionnel ou l’expression d’une euphorie plus générale liée au développement de l’usine de Fos ? Sans doute l’un et l’autre. Toujours est-il que la mémoire est toujours travaillée par la situation présente (et la vision présente de l’avenir), que les projets avortés sont l’objet d’oublis ou de sous-estimations et donc que ce n’est plus tout à fait le même homme qui nous parle en 1982.

1976 : un projet de formation occulté six ans plus tard

17 C’est qu’entre 1978 et 1982, sa trajectoire professionnelle connaît une phase décisive, celle du conflit de 1979 : autour de cette date, ce n’est pas seulement l’ensemble des grands mouvements d’effectifs qui s’infléchissent (arrêt quasi total de l’embauche dans les catégories ouvrières, blocage des promotions), pesant sur des milliers de

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« carrières » individuelles, mais une politique patronale très dure qui se met en place et vise plus spécialement les militants syndicalistes. Or, Robert « n’a pas manqué une grève » depuis son entrée à l’usine : il s’est syndiqué à la CGT en 1977, il est délégué au CHS en 1979 et il participe activement au conflit. Subissant de multiples pressions de la hiérarchie, il finit par demander sa mutation, et il est affecté aux vestiaires où il consacre l’essentiel de son temps à ses activités syndicales. De manière souvent moins exemplaire, tous les cursus professionnels des salariés sont marqués par cette évolution des rapports sociaux dans l’entreprise. Le freinage des perspectives de promotion ne va-t-il pas tout « naturellement » entraîner un désinvestissement professionnel chez les salariés ? On est tenté d’expliquer ainsi la multiplication des démissions dans la période qui suit le conflit. Mais on ignore où se sont « réinvestis » ces salariés. Nous verrons plus loin comment les restructurations qui interviennent dans l’usine à partir de 1979 se traduisent parfois par de fortes mobilisations professionnelles, qu’elles soient « volontaires » ou « suscitées ». Robert, lui, souffre évidemment de cette « mise en quarantaine » et il exprime au cours de l’entretien sa nostalgie de la vie de chantier, nostalgie qui ne s’exprimait aucunement quelques années plus tôt. Pourtant, il n’a pas perdu espoir d’une réintégration à son poste de travail, voire d’une promotion ; il revendique une formation à l’informatique et s’inscrit aux cours de mathématique par correspondance alors que ces démarches sont relativement exceptionnelles chez des ouvriers d’un niveau de formation équivalent au CAP et ayant quitté l’école depuis une quinzaine d’années. Plus fondamentalement, à la suite de sanctions professionnelles pour activité syndicale, tout se passe comme si s’élargissait le champ de l’investissement professionnel stricto sensu.

Les Rainard (cf. Annexe infra)

18 Pour comprendre comment s’est structuré chez Robert un tel rapport au travail, c’est la formation de son rapport global à la vie qu’il faut reconstituer. Et l’analyse de sa trajectoire sociale comme de son cycle de vie permet de formuler une hypothèse centrale : c’est la mobilisation d’une série de dispositifs permettant une prise de distance progressive d’avec une situation sociale et familiale de réelle marginalisation, vécue pendant l’enfance, qui semble organiser toute sa vie, avec quatre moments-clé : la réussite au CAP ; la rupture d’avec sa famille d’origine ; le mariage et les nouveaux rapports familiaux, exclusifs, avec sa belle-famille ; l’engagement syndical puis politique.

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Deux attitudes ouvrières face à la formation

19 Robert Rainard ne sait presque rien de ses grands-parents et, en tout cas, fort peu de choses de son père, garde champêtre, décédé quand Robert n’avait que 3 ans. Sa mère était OS dans une usine de produits alimentaires. Il est le dernier d’une famille de quatre garçons. Les trois frères sont ouvriers non qualifiés dans de petites entreprises. Il connaît une enfance d’une extrême pauvreté (« souvent y’avait rien à manger »). Dans la famille, le vol est un expédient courant et Robert est incarcéré puis placé en « centre de rééducation » à l’âge de 10 ans. Mais il est un des rares (quatre sur vingt- quatre) de sa promotion à obtenir un CAP : le diplôme technique « passeport » pour la démarginalisation prend ici le sens de l’appartenance à une élite, la petite minorité des élèves du centre qui « réussit ». Robert rend hommage au modèle de discipline qui, déjà, lui a permis de « s’en sortir », d’« éviter de faire des rechutes » ; la plupart de ses collègues eux n’ont pas été guéris de la délinquance.

20 Nous sommes en 1968, Robert a 17 ans, s’ouvre alors une autre phase de son cycle de vie, celle qui va du premier emploi jusqu’au mariage : il rompt avec sa famille, fait l’apprentissage d’une indépendance complète et enfin noue des rapports privilégiés avec sa belle-famille, laquelle est d’un milieu social sensiblement moins pauvre que le sien. La rupture avec sa famille d’origine ne signifie pas qu’à partir de l’événement-clé constitué par sa mise en centre spécialisé, tout lien de solidarité familiale ait été d’emblée rompu : au cours de la période qui va du premier emploi au mariage, il travaille avec certains de ses frères et tente d’aider matériellement sa mère. Mais devant ce qui peut être interprété comme l’échec d’une tentative d’inscrire l’ensemble des membres de sa famille dans son propre itinéraire de démarginalisation, il renonce et décide de s’éloigner, de se « détacher de tout » : le renoncement à ses relations familiales et avant tout avec sa mère lui coûte sans doute beaucoup, mais n’est-ce pas le prix à payer pour « s’en sortir » ?

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Activité militante et « conscience professionnelle »

21 Il faut environ une année à Robert pour rompre complètement avec sa famille : il commence sa vie professionnelle avec deux de ses frères qui le font embaucher dans un emploi étranger à sa qualification, puisqu’il travaille comme batelier sur le Rhône. Après avoir travaillé quelques mois dans une brasserie, il commence la vie de chantier, qui va le mener… au mariage puis à la Solmer. Cette période est présentée un peu comme celle de l’aventure et de la découverte : « J’aimais bien changer », « je voulais tout connaître », dit-il. Il changera effectivement plusieurs fois d’entreprise et connaîtra du pays puisqu’il est amené à se déplacer dans toute la région et jusqu’en Corse où il travaille plusieurs mois. Il sait faire apprécier ses qualités professionnelles puisqu’il devient rapidement chef d’équipe, faisant même parfois fonction de chef de chantier. Robert est entré sur le marché du travail à une époque caractérisée dans la région par une très forte activité dans le domaine de la construction. Pourtant il connaît trois mois de chômage fin 1971. Il vient de rencontrer sa future femme et comme il n’a pas encore le permis de conduire, il ne peut accepter les offres d’emploi très éloignées, il devient dépendant d’un espace géographique plus restreint. Mais le chantier de Fos s’ouvre alors et son futur beau-père le fait embaucher à la construction du site. Son nouveau mode d’inscription familiale devient décisif pour la suite de son itinéraire professionnel qui va le conduire à la Solmer.

22 Jeanine, la femme qu’il épouse quatre mois seulement après l’avoir rencontrée, travaille comme vendeuse à Tarascon. Sa mère n’a jamais exercé d’activité professionnelle, son père est chef comptable dans une entreprise de travaux publics. Le grand-père paternel était contremaître, dans les travaux publics également, le seul oncle paternel est devenu ingénieur. Les grands-parents maternels étaient de petits agriculteurs ardéchois qui, ruinés, ne laisseront aucun patrimoine. Jeanine n’a qu’une sœur, aînée de dix ans, éducatrice spécialisée mariée à un artisan. Jeanine, elle, a

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interrompu ses études après le BEPC car, à la suite d’une mésentente avec ses parents, elle a quitté sa famille pour prendre un emploi de vendeuse à quelques dizaines de kilomètres. Cette mésentente sera de courte durée. Son mariage semble réconcilier Jeanine avec ses parents, puisque le jeune couple ne tarde pas à s’installer non loin d’eux : deux années après la mise en ménage, Robert entre à la Solmer et obtient un logement HLM à Miramas tandis que ses beaux-parents sont fixés à Istres, à une dizaine de kilomètres seulement. Le couple restera proche physiquement des parents de Jeanine en faisant construire trois ans plus tard dans un lotissement à quelques kilomètres. Ce sont les parents de Jeanine qui les aideront financièrement dans les moments difficiles (comme le conflit Solmer de 1979) : c’est avec le beau-frère de Jeanine que Robert envisagera de s’installer à son compte. Son mariage a encore éloigné un peu plus Robert de la pauvreté ouvrière et de la menace de la délinquance.

23 Après deux années de chantier, fin 1973, la construction du site de Fos se termine et Robert entre à la Solmer. Cette trajectoire est somme toute très classique pour un jeune ouvrier provençal qui décide, après une période de vie itinérante de chantiers, de se fixer professionnellement dans une grande entreprise, laquelle apporte nombre des conditions nécessaires à la stabilisation familiale et consommatoire. Elle est tellement banale pour Robert que, contrairement à d’autres salariés aux trajectoires professionnelles formellement semblables (anciens ouvriers qualifiés du bâtiment et de la construction, mais originaires d’autres régions), il ne s’attarde pas sur les raisons de cet événement pourtant majeur que constitue l’entrée dans la grande usine. Il est, en même temps que des milliers d’autres bâtisseurs de Fos, « naturellement » sollicité par la nouvelle usine qu’il a construite afin de se présenter à l’embauche. Comme tant d’autres, il n’accepte qu’avec des promesses de promotion rapide, ce qui lui permettrait de retrouver des responsabilités similaires à celles qu’il exerce déjà sur les chantiers. Jeune marié, il voit là l’occasion de mettre fin à une vie professionnelle itinérante et précaire : bien que l’aiguillon de la crise ne se soit pas encore fait durablement sentir dans les activités de construction, il a déjà fait l’expérience du chômage et, avec la fin du chantier de Fos, ce sont des milliers de travailleurs qui se retrouvent sur le marché du travail.

24 C’est bien la sécurité d’emploi, inconnue sur les chantiers, qui constitue la principale raison de l’attraction exercée par la grande entreprise, d’autant plus que cette dernière est nouvelle et semble promise à un bel avenir. La plupart des aspects négatifs de ce nouvel univers professionnel semblent alors acceptés ou sous-estimés. Seul le nouveau rythme de travail, les 3x8, pièce centrale de la discipline d’usine9, inquiète. Robert et Jeanine étant tous deux d’origine locale, l’entrée à la Solmer ne signifie pour eux aucune rupture dans les relations familiales, bien au contraire, puisque l’emménagement à Miramas les rapproche de la famille de Jeanine. Si l’on ajoute qu’avant comme après la stabilisation professionnelle de son mari dans l’usine, il semble entendu que Jeanine ne reprendra pas d’emploi après le mariage, l’entrée à la Solmer bouleverse peu, dans ce cas, l’économie familiale des pratiques10. Certes, le couple subit dans un premier temps une chute sensible de ses revenus, mais sous le double effet de la promotion et du travail au noir, facilité par les 3x8 (Robert continue ainsi d’exercer son métier de maçon), cette chute est provisoire. Bref, avant comme après l’entrée à Solmer, l’intense mobilisation professionnelle du mari structure l’économie familiale des pratiques et le renoncement à l’autonomie professionnelle que symbolise si fortement l’entrée dans la grande usine pour nombre d’anciens ouvriers de chantiers, ne se traduit ici ni par une désimplicatlon-marginalisation professionnelle,

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ni par une recomposition profonde de l’économie domestique des pratiques. Alors que, dans d’autres cas, cette dernière est souvent représentée par une (re)prise d’activité professionnelle de la conjointe, malgré les 3x8. Dans nombre de ces cas, la nouvelle économie générale des mobilisations dans la famille va de pair avec un désinvestissement relatif de l’homme au travail 11.

25 Plus que le vieillissement en soi, c’est bien la recomposition d’ensemble de l’économie familiale des pratiques au cours du cycle de vie qu’il s’agit de comprendre au travers des liaisons statistiques entre carrière masculine et activité féminine en milieu ouvrier. Dans une entreprise comme la Solmer où, à partir de 1979, les départs en préretraite sont encouragés dès l’âge de 50 ans, les salariés (ouvriers mais aussi techniciens) ont une conscience aiguë de la fermeture des possibilités de carrière qui se produit à partir de 30 ans. Dans notre échantillon, les rares salariés qui ont été embauchés (et non mutés de Lorraine) à plus de 30 ans dans une classification d’ouvrier sont quasiment tous, une dizaine d’années plus tard, agents de maîtrise : la plupart d’entre eux ont une formation initiale supérieure au CAP12. Ceux qui ne sont pas encore « sortis du rang » à 40 ans semblent donc devoir se résigner à terminer leur vie professionnelle comme ouvriers. Robert, lui, du jour de son entrée à l’usine, n’arrête pas de se battre pour la revalorisation de sa qualification.

26 Après la formation de leur couple, le cycle de vie de Robert et de Jeanine est caractérisé par un fort cumul temporel de mobilisations qui s’opère « au prix » d’une affectation très stricte de l’épouse à la sphère domestique. Robert n’a que quatre années de vie professionnelle lorsqu’il se marie, mais il est déjà contremaître et a déjà quitté sa famille. Deux ans plus tard, il entre à Solmer, quatre ans plus tard, il est « spécial », sept ans plus tard il accède à la propriété du logement, est devenu responsable syndical et, sans les problèmes de santé de Jeanine, serait déjà père de trois enfants. Robert « déborde » littéralement d’activités à l’extérieur du foyer tandis que Jeanine prend en charge la totalité du travail domestique. Cette division très stricte des tâches est fortement revendiquée par Robert qui exerce un mode d’autorité patriarcal. Jeanine, très effacée tout au long de l’entretien (elle n’intervient guère et le plus souvent pour approuver les propos de Robert) ne manifeste que timidement le refus de ce qu’elle vit comme une trop grande dépendance : elle regrette d’avoir abandonné prématurément ses études et, bien qu’elle ait interrompu toute activité professionnelle depuis dix ans – en dehors d’un mois ou deux de cueillette des olives pendant le conflit de 1979 – envisage de reprendre « plus tard, quand les enfants seront plus grands » mais sa conception de son rôle maternel – le dernier de ses trois enfants est encore en bas âge – fait qu’elle se résigne pour l’instant à cette situation ; en témoigne le petit dialogue ci- dessous à propos d’une semaine de vacances que son mari lui a proposé de prendre seule : Robert.– Moi j’ai assez de souci à m’occuper d’autre chose, moi je trouve que c’est la femme d’abord dans le ménage, c’est à elle d’avoir l’argent, pour moi, j’ai toujours dit que c’est elle qui est à la maison, moi je suis au travail, et c’est à elle à voir ce qu’il y a dans la maison […] Jeanine.– Je n’ai pas d’autre activité. Robert.– J’aurais aimé qu’elle fasse une activité. Q.– Vous envisagez, quand les enfants seront plus grands, de sortir un peu de la maison ? Jeanine.– Je n’ai pas le permis pour l’instant, j’aimerais bien passer mon permis, parce que je suis trop dépendante de lui. Robert.– Dépendante… Je t’ai proposé quelque chose que tu as pas voulu faire.

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Jeanine.– C’est pas possible… Robert.– Tu veux pas que je te garde la petite. Jeanine.– Elle est petite, je veux en profiter au maximum, c’est ma dernière alors en dix jours, elle change au maximum, je ne veux pas la laisser, l’année prochaine peut-être.

27 C’est sans doute à propos des modèles éducatifs que se manifeste ici le plus nettement la division des rôles dans le couple et la manière dont elle renvoie à la spécificité de chacune des trajectoires des deux membres. Robert affirme exercer une discipline « sévère » sur ses enfants en référence explicite à sa propre expérience dans laquelle l’absence de père est tenue responsable du fait que « ça a mal tourné ». « On avait un éducateur, il était sévère, bon, il nous expliquait que s’il était sévère avec nous, c’est que plus tard ça éviterait de faire des rechutes ; sur vingt-quatre qu’on était dans mon groupe, on s’est trouvé peut-être à quatre, il y en a quatre qui ont eu le CAP. Ces quatre-là qui s’en sont sortis, tous les autres ont retombé en prison, retombé pas mal, y’avait des cas beaucoup plus graves que moi, y’en a qui sont retombés dans la délinquance, et je suis certain qu’il y en a encore qui sont en prison. Jamais sortis. »

28 Sa femme, à l’inverse, qui a souffert de l’emprise excessive de ses parents, souhaite que ses enfants « sachent s’affirmer ».

29 En dehors même de son engagement syndical, Robert a donc de multiples activités personnelles : il travaille au noir comme maçon, le supplément de revenu obtenu permettant à la fois l’accession à la propriété du logement (réalisée en 1978, c’est-à-dire dans une conjoncture locale et nationale où l’opération devient un peu plus difficile pour une famille ouvrière où n’entre qu’un seul salaire) et l’accès à des loisirs coûteux comme le tir au pistolet. Il pratique également la chasse, la pêche (il possède un petit bateau), le jardinage, et la coupe du bois pour alimenter le chauffage central au bois dont il est en train d’équiper la maison. Jeanine, elle, n’a aucun loisir personnel à l’extérieur du foyer, c’est elle qui gère le budget du ménage, accomplit le travail ménager et s’occupe des trois enfants. Les rares instants de répit sont consacrés à la lecture (elle est abonnée à France-Loisirs) et à l’écoute des disques (elle cite Brassens, Ferrat…).

30 Un tel modèle familial pourrait être sommairement interprété en termes de patriarcat, d’autoritarisme, de rigorisme moral, valeurs adoptées par Robert, à la suite de sa propre expérience, comme moyens et manifestations de réussite sociale. On pourrait interpréter ces dispositions éthiques comme celles d’une culture ouvrière fondée sur l’« acceptation du nécessaire »… Mais ce n’est pas aussi simple, comme le montrent les pratiques monétaires de Robert. Il dit avoir passé très tard (à l’âge de 23 ans) le permis de conduire, car il craignait beaucoup la dépense monétaire supplémentaire occasionnée par une automobile. Quand on sait qu’il a travaillé cinq ans sur des chantiers et que la période de chômage qu’il a connue tient pour une part à cette absence de permis de conduire, on mesure le « sacrifice » consenti. Sans avoir, loin de là, été hostile par principe au crédit à la consommation, le ménage évite d’y recourir. L’accession à la propriété du logement est synonyme de privations sur une série de postes budgétaires… à l’exception de l’alimentation toutefois. Ils ne sont partis que deux fois huit jours ensemble en vacances depuis qu’ils sont mariés, ne vont jamais au restaurant ni au cinéma. Des éléments de rigueur morale, on en trouverait encore dans le rapport que Robert entretient au jeu, au tabac, à l’alcool : quand il en parle, c’est pour souligner combien il est capable de s’en priver.

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Rigorisme et hédonisme

31 Mais il désire accéder à autre chose qu’au « nécessaire » : la seconde activité professionnelle – moyen de poursuivre l’exercice de son métier auquel il est fort attaché et moyen d’accéder à la propriété – est longuement présentée comme légitimant un budget autonome vis-à-vis du budget familial, budget autonome permettant de satisfaire des « goûts de luxe », présentés comme tels, dans le domaine des loisirs : en disjoignant ainsi deux ordres de pratiques, Robert semble chercher à se mettre à l’abri d’une pression sociale (« Y’a beaucoup de gens qui le comprennent pas ») et peut-être même d’une certaine culpabilité dans l’exercice de pratiques somptuaires.

32 De même une certaine tolérance pratique accompagne la sévérité dans les modèles éducatifs : la discipline quotidienne s’accommode du plus grand libéralisme pour ce qui est du choix par les enfants des activités extra-scolaires. Décidément, tout n’est pas univoque dans ces prétendues éthiques de la nécessité, ou de leur avenir professionnel (« ils feront ce qu’ils voudront sauf, si possible,… ouvrier »). Ainsi convient-il de « mettre en doute la pertinence d’une interprétation des attitudes ouvrières en termes de conservatisme éthique »13. Une telle vision, relevant du « légitimisme » de la morale ouvrière ne permettrait d’ailleurs pas mieux que le « relativisme culturel »14 de saisir non seulement l’ambivalence de cette morale (à la fois autonome et dominée) mais également les contradictions sociales qui la produisent simultanément en tant que mode d’adaptation et mode de réappropriation des conditions d’existence15.

33 Dans le cas de Robert, on aura compris que, bien plus qu’un risque immédiat de « rechute » réelle dans la délinquance et la marginalisation, c’est la manière dont, à partir de son adolescence, il est parvenu à échapper au poids de certains déterminismes, ceux qui tendaient à cette marginalisation, qui structure son rapport à

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sa propre vie, à son devenir et à celui de sa famille. Les conditions d’existence vécues au cours de sa propre enfance fonctionnent ici comme une sorte de repoussoir alors que la menace de la relégation au sein du sous-prolétariat fonctionne généralement de manière plus médiate pour la plupart des individus appartenant à la classe ouvrière qualifiée.

L’épreuve de force du printemps 1979

34 À partir de 1978 et 1979, se situe un quatrième moment-clé dans l’itinéraire de démarginalisation sociale qui caractérise le cycle de vie d’Albert, ce moment s’inscrit dans une conjoncture historique également clé, celle de l’évolution des rapports sociaux dans l’entreprise : Albert devient militant actif. Il est vrai que, pour une part; les dispositions morales qui caractérisent l’engagement militant s’inscrivent ici dans le prolongement quasi naturel de la vie du chantier et de dispositions éthiques rigoristes, voire intégristes. Robert décrit la dégradation de ses rapports à ses contremaîtres après le conflit de 1979 en valorisant sa capacité à maîtriser son désir d’en découdre parfois physiquement. Ou encore le sens du sacrifice dont il fait état quand il se déclare prêt à mourir pour ses idées. Mais la mobilisation militante implique un dépassement de ces dispositions.

35 Le cursus militant de Robert s’inscrit complètement dans l’histoire sociale et politique : c’est en 1968 qu’il découvre la politique, sous l’influence, dit-il, d’un enseignant socialiste qui lui parle des « événements », alors que la télévision est interdite au centre : c’est en 1977 qu’il adhère à la CGT, en pleine phase d’essor du mouvement syndical à Solmer ; c’est en 1979, au moment du grand conflit, qu’il prend des responsabilités de premier plan, avant d’adhérer au PCF ; et c’est dans les mois qui suivent que se situe une véritable rupture dans son cursus professionnel : la tension

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extrême des rapports sociaux dans l’usine rend incompatibles la mobilisation professionnelle personnelle et la mobilisation militante ; il est muté aux vestiaires. « J’avais des menaces de ma hiérarchie ; ils me menaçaient pratiquement toujours au travail de me virer ou me traitaient de sale facho payé par le syndicat pour foutre le bordel dans l’usine. Donc, voyez, disons que ça a duré comme ça et puis il y avait le chef d’équipe qui me harcelait tout le temps, tout le temps, et au lieu de lui filer un jour une barre sur la figure, j’ai préféré partir, j’ai demandé ma mutation […] Je suis dans un vestiaire. Je fais rien. Je dors, ça oui, on m’empêche pas d’ailleurs, je le dis. Si les ouvriers me critiquent, je leur dis : “Voilà, voilà ce qu’ils veulent rendre un technicien, ils veulent le rendre un déchet, quoi ; on le met au vestiaire”. D’ailleurs, je m’en cache pas, je leur dis : “Voilà, militez, voilà ce que c’est que militer, de défendre les intérêts”. »

36 C’est sous la pression d’un rapport des forces devenu très défavorable aux syndicats ouvriers et sous le harcèlement quotidien de sa hiérarchie qu’il renonce (provisoirement) à toute mobilisation professionnelle et s’investit totalement dans la mobilisation militante. Cette mise à l’écart est particulièrement terrible, mais l’humiliation subie est supportable car réinscrite dans une pédagogie militante dans laquelle la défense de la dignité de la classe se substitue à la défense de la dignité individuelle.

Évolution des résultats aux élections des délégués du personnel (1975-1984)

37 On voit dans ce cas comment la violence des rapports de forces dans l’entreprise peut à la fois reproduire et transformer les pratiques ouvrières, en reproduisant le « code de l’honneur méditerranéen » tout en le réinscrivant dans une morale de classe. Cette violence peut ainsi favoriser l’émergence d’une certaine figure du militant, dont la « morale d’acier » n’est pas la moindre caractéristique, chez Solmer notamment, dans la période qui suit 1979. On comprend également comment peuvent se répondre

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mutuellement un certain discours militant sur les ouvriers considérés comme peu combatifs (sentiment où se mêlent le reproche d’une certaine ingratitude et un certain mépris pour ceux qui refusent de défendre leur honneur d’ouvrier) et un discours fréquent chez les non-syndiqués, mélange d’admiration, voire de reconnaissance, et d’incompréhension pouvant aller jusqu’au soupçon sur les motivations d’une pratique perçue comme « déviante ». L’élitisme et la délégation de pouvoir qui caractérisent si fortement le mouvement ouvrier provençal, en rapport avec le rôle inducteur qu’y ont joué historiquement des travailleurs de métier d’origine latine16, est comme redoublé dans une situation où la dureté du rapport de classe et l’absence de succès revendicatifs collectifs tendent à creuser la distance sociale entre la minorité agissante des militants rapidement aguerris dans les épreuves et la masse des salariés devenus sceptiques quant à l’efficacité de l’action syndicale.

38 Le militantisme de Robert ne semble pas constituer un objet de conflit majeur dans le couple, et son épouse l’accepte comme elle accepte ses activités de loisirs, car, de toute façon, dit-elle, tout en souhaitant qu’il ait moins d’activités hors du foyer, « il ne peut supporter de rester sans rien faire ». Cette acceptation suppose un accord minimum sur la finalité de l’engagement syndical et politique, mais elle est d’autant plus fragile que cet accord est limité : dans d’autres cas, où l’accord est moins net et la répartition des tâches moins stricte, la mobilisation militante dépendra d’une négociation permanente en famille.

39 Avec son inscription active dans l’action militante, Robert devient membre d’une certaine élite ouvrière, et le cumul des modes de résistance et d’insoumission au destin sous-prolétarien auquel il semblait destiné évoque la figure du « sublime », cette élite ouvrière parisienne du siècle dernier17. L’existence de contradictions entre certaines de ces formes de résistance n’est jamais évoquée par Robert : il milite à la CGT et travaille au noir ; il milite pour l’amélioration de la situation de sa classe et il rêve de s’établir à son compte avec son beau-frère. De l’évolution ultérieure des rapports de forces dans l’usine (obtiendra-t-il la réintégration à son poste de travail et la reconnaissance de sa qualification ?) et des rapports dans son couple (Jeanine supportera-t-elle longtemps l’enfermement domestique ?) dépend l’évolution de son mode d’investissement professionnel et l’économie future de l’ensemble des mobilisations de la famille Rainard. Toujours est-il qu’au moment de l’entretien, l’« affection trahie » qu’il porte à son métier initial de maçon ne saurait épuiser la complexité de son rapport au travail. Celui-ci renvoie à toute son identité sociale, laquelle s’est forgée au travers d’un itinéraire de prise de distance d’avec la réalité et l’image d’une forme de pauvreté et de déchéance ouvrière vécue personnellement au cours de l’enfance et de l’adolescence, et rappelée en permanence par l’actuelle situation de certains des membres de sa propre famille d’origine.

40 Tous les anciens travailleurs de chantier devenus sidérurgistes à Solmer n’entretiennent pas un rapport aussi « combatif » à leur travail et à leur identité sociale, tous ne vivent pas au sein du même univers moral marqué par le rigorisme et une séparation très stricte des rôles familiaux. Bref la singularité de l’existence de Robert ne résume pas la situation des ouvriers de métier, mais sur le plan du rapport au travail d’usine et du mode de défense de l’identité ouvrière, on retrouve bien des traits communs.

41 M. Laddue, par exemple, rapatrié d’Afrique du Mord, entre à Solmer littéralement amené par sa femme. Ancien chauffagiste, il menacera plusieurs fois de partir sans

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même prendre son compte et n’aura de cesse d’assaillir sa hiérarchie afin de quitter le poste d’OS fondeur aux hauts-fourneaux auquel il est affecté. Il sera ainsi déplacé à la préparation des charges, progressera dans la hiérarchie des opérateurs, passera un brevet professionnel de fabrication et deviendra agent de maîtrise, espérant un jour atteindre la maîtrise supérieure assimilée aux cadres.

42 Autre exemple, M. Terennot s’expatrie du centre de la France avec femme et enfants, « bazardant tout, y compris les meubles » pour trouver de meilleures conditions de vie en quittant son métier de chauffagiste qu’il exerce chez le même petit artisan depuis des années. Lui aussi fera des pieds et des mains pour ne pas rester OS et menacera de partir avant d’être muté à la coulée continue où il deviendra opérateur polyvalent, avec l’espoir d’être bientôt classé technicien. L’emploi qualifié qu’a obtenu son épouse et le nouveau partage des tâches dans le ménage que celle-ci a imposé ne se traduit guère par une mise en veilleuse de ses projets de promotion professionnelle.

43 À l’opposé, on trouve Pedro Gomez, un des plus âgés lors de son entrée à l’usine. Il a 33 ans et quinze années de vie de chantier derrière lui lorsqu’un accident du travail sérieux le place devant l’alternative : se mettre à son compte, avec tous les « risques » d’une telle entreprise, ou entrer en sécurité à l’usine et renoncer au métier de maçon. Son épouse interviendra pour imposer la seconde solution. Affecté comme beaucoup d’autres à un poste d’OS sur les ponts roulants, il ne parviendra pas, lui, à en « descendre pour remonter » (dans la hiérarchie) et « plafonne » depuis maintenant cinq ans dans sa classification de « spécial ». Il se sent « en prison » dans l’usine et il en souffre, mais ne nourrit plus guère d’espoir, à l’âge de 42 ans, de devenir agent de maîtrise. Il semble désormais s’être résigné à un rapport purement instrumental à son travail (« on fait ses huit heures et puis c’est fini ») et à l’attente de la retraite anticipée. De même qu’il semble s’être résigné à voir ses trois fils, dont deux viennent d’entrer dans la vie active, devenir ouvriers en usine, souhaitant avant tout pour eux la stabilité d’emploi.

44 Certes, ce processus de résignation progressive à la déqualification renvoie d’abord à l’évolution de la politique de gestion de la main-d’œuvre par l’entreprise. Sans doute quelques années plus tôt Pedro nourrissait-il comme tant d’autres de grands projets de promotion professionnelle. Mais cette résignation tient également aux conditions et aux effets de l’entrée à Solmer dans sa trajectoire familiale : l’accident survient après quinze années d’activité sur les chantiers et onze années après le mariage : les enfants sont déjà tous nés et scolarisés, le projet d’accession à la propriété bien avancé, bref, le ménage est depuis longtemps en « rythme de croisière ». D’origine locale, la famille ne déménagera pas et conservera toutes ses relations familiales sur place. Bref, l’entrée à Solmer n’est pas un événement-clé réorganisant l’ensemble des dispositifs familiaux mais un élément de sauvegarde d’autres mobilisations familiales : les horaires postés permettent de réaliser partiellement l’auto-construction de la maison : le lieu de travail de Pedro, désormais fixe, facilitera la reprise d’activité de sa femme, laquelle ne bouleversera pas une division des rôles restée assez stricte dans le ménage.

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NOTES

1. A. Touraine, La conscience ouvrière, Paris, Seuil, 1966. 2. Danielle Linhart, L’appel de la sirène, Paris, Le Sycomore, 1982. 3. Une telle analyse peut également prendre appui sur des pratiques réelles de filtrage au recrutement sur des critères syndicaux et politiques. 4. Voir notamment J. Broda, Problématique de la sous-traitance et du travail intérimaire. L’exemple de Fos et du système Solmer, Aix-en-Provence, thèse pour le doctorat de 3e cycle en sociologie, 1977 ; et Chantal Labruyère, Le syndicalisme à l’épreuve du site, Aix-en-Provence, Université de Provence, thèse pour le doctorat de 3e cycle, 1982. 5. Notamment en 1979 et 1980 après le grand conflit de 1979. 6. La principale période d’embauche (1974 et 1975) suit pourtant immédiatement la fin du chantier de construction et la « libération » de près de 20 000 travailleurs qui y ont pris part. On peut penser qu’une fraction importante de ces derniers, y compris des Français, ne s’est pas présentée à l’embauche. 7. Les OS représentaient 22,9 % de l’ensemble du personnel et plus de la moitié des ouvriers en 1975, 9,1 % de l’ensemble et le tiers des ouvriers en 1983. Cf. (en Introduction) le tableau de l’évolution de la composition du personnel par classification. 8. II se trouve que lors d’une enquête menée en 1976 auprès des salariés de la Solmer, nous avions déjà interviewé R. Rainard, ce qui nous met dans son cas en situation de quasi-panel (quasi seulement car le protocole d’entretien était relativement différent). Cette enquête a donné lieu à un rapport de recherche : D. Bleitrach, A. Chenu, J. Broda, P. Boutfartigue, Y. Ronchi, Production et consommation dans la structuration des pratiques de déplacement, Aix-en-Provence, CRET, 1977. 9. « Il ne doit pas y avoir beaucoup de gens d’ici qui acceptent d’être aux postes : il y en a très peu. D’ailleurs, dans mon entourage, il y a très peu de gens d’ici. Dans mon équipe, on est quatre sur vingt-cinq […] D’ailleurs moi quand je suis allé passer mes tests, on était une trentaine, on était quatre, cinq, à être d’accord pour faire les trois postes, les autres, ils ne voulaient pas, tout le monde disait : “Ça m’arrangerait de faire la journée”. Mais comme la journée il n’y a pas de place, à part être bureaucrate, il n’y a rien : alors ça fait que les gens se retrouvaient sans travail » (Robert, 1976). 10. Ainsi, pour une famille venue du Centre, l’entrée à l’usine est présentée comme un grand bouleversement : « Attention, parce que nous on a eu des choses, des événements dans notre vie, hein… on a d’abord quitté la région, on a tout bazardé […] on a tout vendu, on a pris une caravane et on est partis […] Et puis moi, j’ai décidé de travailler, alors j’ai travaillé en 1974, j’ai débuté comme caissière. » Tandis que pour Robert, comme pour d’autres Provençaux, les termes du choix paraissent aller davantage de soi : « [Les chantiers] c’est un boulot si l’on veut, il y a des responsabilités, beaucoup de responsabilités, c’est pas mal. Disons que question salaire, ma foi, c’est abordable mais… une usine, c’est plus assuré : on peut pas vous licencier […] c’est plus stable ; au moins, ici, on va pas vous licencier, on sait qu’il y aura du boulot tout le temps, on sait que cette usine-là, elle fermera pas de si tôt : elle a été faite, c’est pour qu’elle tourne » (Robert, 1976). 11. Voir le cas de la famille Gomez évoqué à la fin de ce chapitre. 12. Voir en Annexe les Trajectoires professionnelles des anciens travailleurs de chantier. 13. Jean-Pierre Terrail, « Boire et déboires. Essai sur les principes de la culture ouvrière », Société française, 5, nov.-déc. 1982-janv. 1983. 14. Sur ces problématiques, voir le séminaire de J.-C. Passeron et J.-C. Grignon, Sociologie des cultures populaires, GIDES, 1982, miméo. 15. Jean-Pierre Terrail, « Boire et déboires… ».

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16. Cf. Danielle Bleitrach et Alain Chenu, L’usine et la vie, op. cit. 17. Cf. Denis Poulot, Le sublime, Paris, Maspero, 1980.

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Chapitre III L’usine : tenir la distance Des techniciens à la croisée des chemins

1 Ce sont les habitants de ces petits lotissements accrochés aux villages du pays d’Arles ou de la grande plaine de la Crau. L’arène ou la manade est proche, le terrain de pétanque est au coin de la rue, l’oliveraie borde le chemin qui mène aux maisons neuves. Il est difficile de percevoir la présence de l’usine derrière ces façades.

2 Seule la rotation des automobiles et des cars trois fois par jour 3 heures fixes indique que tout près d’ici quelque chose attire puis rejette les hommes à intervalles réguliers. Trois cent soixante-cinq jours par an suivant les mêmes rythmes, des flux d’automobiles viennent converger de l’ensemble de ces petites villes et villages de l’Ouest de l’Étang de Berre vers le poste de contrôle de l’entrée de l’usine d’où ils se redistribuent sur les 1 600 hectares de la zone industrielle de la Solmer, et inversement.

3 Quelques années plus tôt, environ 20 000 personnes affluaient de la France entière, et plus particulièrement de la Lorraine, pour venir se faire embaucher à la Solmer. Après coup, en analysant ces courants migratoires, on mesure mal la violence vécue du processus, le jeu des ajustements multiples des incertitudes de départ, puis la décision de partir dans les semaines qui suivent. Pour la plupart, les nouveaux venus sont passés par les communes de Port de Bouc, Martigues ou Miramas. Une grande partie n’y restera que peu de temps et réémigrera vers Istres-Entressen, St-Martin et les autres petites communes de la Crau. Les cités d’habitat social collectif auront vite fait figure de repoussoir et auront essentiellement rempli une fonction de gare de triage, pour les nouveaux arrivants. Les Lorrains en arrivant en Provence auraient-ils pris ainsi leurs distances par rapport à l’usine ? Cet éclatement multiforme de l’espace résidentiel confirmerait-il le phénomène de divorce entre la vie de travail et la vie quotidienne ? Ou encore assiste-t-on tout simplement au succès d’un néopaternalisme, fondé sur la recherche d’une meilleure séparation entre famille et usine ?

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Redistribution résidentielle des salariés de la Solmer

4 Deux familles lorraines, comme des centaines, voire des milliers d’autres, ont vécu ce parcours résidentiel en trois étapes : elles ont commencé à vivre dans une cité d’entreprise en Lorraine (Sollac ou Sacilor) après avoir quitté le foyer parental. Profitant des politiques de réservation en cité HLM pratiquées par la Solmer, elles vont ensuite résider quelques années dans des cités HLM de la zone de l’Étang de Berre (trois années à Miramas pour la première et une année à Port de Bouc pour la seconde). Elles vont ensuite se diriger vers les petits villages ou plutôt les lotissements accrochés aux petits villages de la plaine de la Crau. Elles procéderont différemment pour y parvenir : la première a loué une maison une année avant d’acheter une parcelle pour faire construire dans le hameau proche ; la seconde achète directement une maison clés en mains en lotissement, puis, sept années plus tard, avec l’arrivée du troisième enfant, acquiert, à quelques centaines de mètres de là, une parcelle et y construit une maison. Les voilà installées, et pour longtemps, comme des milliers d’autres familles, dans le nouvel espace résidentiel des salariés de l’industrie de l’Ouest de l’Étang de Berre, qu’elles ont contribué à modeler par leurs propres pratiques résidentielles.

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La Solmer et le problème du logement en 1974

5 Pour les jeunes salariés lorrains de cette génération, cette évolution résidentielle correspond à une période d’ajustement des dispositifs familiaux, très classique chez tous les jeunes couples. Pour nos deux familles lorraines, elle sera relativement courte (respectivement 4 ans et 3 ans, entre 1973 et 1977 et entre 1971 et 1974) et les placera précocement dans leur phase de « croisière » résidentielle et consommatoire (26 et 22 ans pour la première, 27 et 24 ans pour la seconde). Elles ont choisi (mis à part l'« accident » du premier enfant dans la seconde famille) d’assurer d’abord leur accession à la propriété avant d’avoir leurs enfants. On est donc apparemment en présence d’un processus qui, suivant une organisation rationnelle des investissements des familles, met l’accession au premier plan du démarrage dans la vie. Comparée aux moyennes nationales, leur précocité en matière d’accession à la propriété du logement est grande. Elle peut s’expliquer par la répulsion que leur ont inspirée comme à tous les immigrés lorrains, les cités de logements HLM proposées en Provence. Les avis sont unanimes et, quelles que soient les familles interrogées, les motifs ne varient guère pour justifier ce rejet : la mauvaise insonorisation des logements qui rend fou le travailleur posté cherchant à dormir dans la journée1, 1’absence de communication (« chacun dans sa guitoune ») ou la mesquinerie des bavardages de pas-de-porte et halls d’entrée dénoncée par les femmes. Si l’on écoute attentivement les membres de nos deux familles, d’autres explications retiennent l’attention et jettent déjà un certain doute sur l’apparente cohérence des motivations lorraines. Ainsi, les premiers nous disent ne plus supporter le monde et le bruit des HLM de Miramas. Ceux-ci rappellent trop l’ambiance des HLM lorraines qu’ils cherchent à oublier. Les seconds, au contraire, affirment ne plus retrouver à Port-de-Bouc l’ambiance des cités Sacilor où, de chaque petite maison avec son jardinet attenant, passait la communication avec la maison mitoyenne à l’occasion d’une belote, d’une discussion sur le match de l’équipe de

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football locale ou les amis communs… Attention donc aux explications toutes prêtes sur les habitudes lorraines. On va y revenir.

Situation familiale des travailleurs de la Solmer – 1982

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Situation familiale des familles Solmer (commentaire des graphiques)

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8 La précocité en matière d’accession s’explique aussi par les facilités qui furent consenties, à l’époque, aux immigrés de la Solmer pour accéder à la propriété. Dans le cas de nos deux familles, elle fut rendue possible par l’intense mobilisation familiale et en particulier l’aide des ascendants. Pour la première famille, les parents ont octroyé une aide financière pour la constitution de l’apport initial et sont venus choisir la parcelle. Pendant toute une année, le beau-fils occupera le second de ses 3x8 quotidiens à « finir » la maison. En ce qui concerne la seconde famille, le père de Madame viendra de Lorraine habiter une année chez sa fille pour construire la maison, en même temps qu’il accordera une aide financière pour les frais de notaire. Son beau-fils occupera un de ses 3x8, et occupe encore tous ses week-ends, pour finir la maison.

9 Voilà donc des Lorrains qui, comme des milliers d’autres, refusent les cités ouvrières dans lesquelles ils avaient pourtant vécu lorsqu’ils étaient en Lorraine. Les voila résidant à 20, 30, voire 40 kilomètres de l’usine et 30 minutes de trajet au lieu des 10 minutes lorraines. Ayant choisi d’habiter loin de l’usine, ils se sont investis corps et âme dans la construction de leur maison, et l’univers familial constitue une référence éthique centrale dans leur vie. N’a-t-on pas là un exemple on ne peut plus clair du processus de décrochage de la vie familiale et de la vie d’usine dans les nouvelles conditions de vie créées par l’industrialisation et la rurbanisation de la zone ouest de l’Étang de Berre ? On peut d’ailleurs d’autant plus le penser que nos deux familles, à l’instar de beaucoup d’autres, ont organisé leur sociabilité dans la localité. L’un des hommes est un important responsable sportif et il est particulièrement disert lorsqu’il décrit ses activités locales. Il refuse maintenant le sport « corpo ». L’autre ménage pratique le tennis dans le nouveau complexe sportif de leur village. Leur amour de la sociabilité provençale de petit village a d’ailleurs trouvé sa limite devant des Provençaux, férus de boules et de courses de taureaux et qui pensent, tout haut, que les envahisseurs des grandes entreprises industrielles leur coûtent bien cher en Impôts locaux avec la construction de complexes sportifs. On a beau faire, on vous rappelle partout d’où vous venez. Les maisons présentent bien, la cheminée dans le séjour accroche l’œil du visiteur, le dallage et le gazon à l’entrée de la maison imposent le respect.

10 Une nouvelle société villageoise serait-elle née au milieu des années soixante-dix dans ce secteur ? Le monde ouvrier se serait-il fondu dans le local ? Les travailleurs de l’industrie se refont-ils une identité en famille et convivialisent-ils dans le travail informel ? Bref, peut-on déjà annoncer le triomphe de ce néopaternalisme qui, rompant avec les traditions wendeliennes de fusion de l’univers de l’usine et de la famille, préconise maintenant la dispersion loin de l’usine et, dans le même temps, une moindre intervention sur le quotidien des familles de travailleurs de la sidérurgie ? À s’en tenir à l’examen des trajectoires résidentielles et des formes de sociabilité familiales ou extra- familiales, on est vite amené à répondre par la positive. Le découpage de l’objet a déjà proposé sa réponse et, lorsque la réponse rencontre le sens commun sociologique, alors il ne reste plus qu’à généraliser pour faire une bonne théorie. Mais laissons là la polémique. Dans nos deux familles, on trouve trois techniciens. Indication intéressante, mais l’imagination sociologique (ou le manque d’imagination) aidant, on se sent vite entraîné par un autre discours du prêt-à-porter sociologique : les techniciens, suivant une loi sociologique bien connue, veulent ressembler au groupe social immédiatement supérieur, en l’occurrence les ingénieurs, et les voilà faisant des pieds et des mains pour aménager gazon et belles façades. « Techniciens », « Lorrains », on ne tient que

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deux catégories administratives et nous voilà déjà prêts à discourir sur les modes de vie des techniciens lorrains, leur sociabilité ou leur plus ou moins grande réceptivité au néopaternalisme d’entreprise. Sur le registre de la « lorrainité », on n’est pas en mal d’explication. Qu’ils aient construit leur maison loin de l’usine, que la direction de la Solmer leur ait accordé le titre de techniciens, que leur dernier domicile et leur dernier emploi en fassent des Lorrains, rien de tout cela n’est inutile à savoir, mais on est trop vite entraîné à l’explication par de tels indices. Il ne suffirait pas, d’ailleurs, de multiplier les indices pour saisir le sens de toute cette affaire. Il faut plutôt en revenir à leurs cycles de vie et tenter patiemment de dénouer l’écheveau des pratiques de nos deux familles. En cherchant, en particulier, à comprendre ce qui les a poussées à partir de Lorraine avant de vouloir expliquer leurs motivations résidentielles. Car on ne peut se contenter d’agiter un bon modèle culturaliste pour expliquer le sens de ces pratiques suivant cette dérive naturelle qui consiste à vouloir toujours trouver un sens unique à des pratiques bien délimitées. Ce faisant, on laisse en route le point de vue des acteurs eux-mêmes dont on sait au moins une chose, c’est qu’il ne ressemble pas à ces réseaux autoroutiers où le bon sens est toujours indiqué sur un panneau surplombant. Ces quelques bons principes dans notre gibecière, il est temps de se mettre en route.

La route est longue, longue… pour Jacques Mondan

11 On se reporte à 1973, date du passage de la Lorraine à la Provence. Un événement extérieur à la logique strictement résidentielle intervient qui provoque le changement de résidence, il s’agit du passage de la Sollac à la Solmer. Comment interpréter cet événement ? À partir de la trajectoire professionnelle de Jacques Mondan et à partir du cycle de vie familiale de la famille Mondan.

Les Mondan (cf. Annexe infra)

12 La trajectoire professionnelle de Jacques Mondan commence en 1965 au centre technique de Sacilor (il a 14 ans) : c’est un pur produit Sacilor. Il entre en 1970 à la Sollac comme OP2 électricien posté (19 ans), puis en 1973 à la Solmer comme technicien. Voilà l’énoncé des faits bruts. Comment est-il entré au centre d’apprentissage ? Naturellement, pourrait-on dire, c’est-à-dire comme la plupart des fils d’ouvriers de la Sollac2. Fils d’ouvrier Sollac, la probabilité pour qu’il entre dans un centre d’apprentissage de Sacilor est extrêmement grande3. Ensuite, son parcours professionnel jusqu’à l’entrée à Solmer connaît un infléchissement décisif : en effet, après son CAP, on lui propose une année de formation d’électronicien avant d’entrer à la Sollac. Cette année marquera toute la vie de Jacques Mondan. Il a eu raison d’avoir 17 ans en 1968 car quelques années plus tard, cette voie sera très encombrée. En 1968, la sidérurgie se modernise et a besoin d’électroniciens. Les qualifications qu’elle cherche ne se trouvent pas facilement au sortir de l’Éducation Nationale. Voilà une belle voie de promotion pour les fils d’ouvriers de la Sollac. Pourquoi lui ? Il est bien placé dans la fratrie : troisième d’une famille de six enfants, il est le premier garçon, objet des « meilleurs » investissements familiaux4. Les professeurs poussent vers l’électronique les quelques bons en mathématiques et il se débrouille en mathématiques. Il est orphelin de l’industrie et mérite que cette dernière l’aide. Difficile d’en dire plus. Une fois devenu P2, Jacques continue logiquement sur une trajectoire toute faite pour lui : la création de la Solmer, usine à haute technologie, nécessite l’embauche de nombreux

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techniciens. Jacques est encore au bon endroit au bon moment. Dès qu’il apprend la création de la Solmer, il se porte candidat et se retrouve un an en stage de technicien dans le cadre de la formation professionnelle. La Solmer était la condition pour devenir technicien, il part à la Solmer. L’examen de la trajectoire professionnelle nous donne une belle explication de l’immigration à Solmer, on en trouve une autre à partir de l’analyse du cycle de vie familiale.

13 1970 est la date du premier emploi de Jacques Mondan, de ses premières vacances dans un petit village de l’Hérault, de sa première rencontre avec une jeune fille de 16 ans, fille d’exploitant viticole. L’Est industriel rencontre le Midi viticole et pendant trois ans, ils se rencontreront à toutes les vacances5. Mais le Midi viticole ne cède pas ses filles avant qu’elles n’aient au moins obtenu un BEP et un CAP. Aussitôt obtenu, aussitôt fait, le Midi viticole accepte de céder sa fille mineure à l’homme de l’Est, en passe de devenir technicien. Mais la fille du Midi ne veut pas vivre dans l’Est et préfère la proximité de sa famille. Nous voilà arrivés sur les rives de l’Étang de Berre.

14 Nous voilà donc avec une seconde explication sur les bras et, qui plus est, avec un conflit de famille puisque Josette affirme : « C’est moi qui ne voulais pas rester là- haut » ; ce à quoi Jacques lui rétorque : « Enfin, disons que j’avais demandé, avant qu’on ne se connaisse, à descendre à Fos ». Qui croire ? Les deux certainement et ce d’autant plus que ces deux affirmations portées par deux processus différents convergent vers le même résultat. On aura noté que l’explication des décisions décisives pour la vie d’un couple est un enjeu pour les membres du couple. Enjeu qui réside dans le sens même à accorder à un événement et donc qui contribue à définir le sens de l’existence des individus en question. On ne cherche jamais de l’explication en terrain neutre. Les causes ou déterminants identifiés analytiquement par le sociologue rencontrent les raisons vitales invoquées par les agents sociaux pour donner sens à leurs actes. On joue donc avec le feu lorsqu’on explique car on risque toujours de confisquer du sens aux agents et ce surtout lorsque la reconnaissance par le sociologue d’un sens par l’identification des causes l’amène à souligner la méconnaissance qu’ont les agents du sens de leurs actes. Dieu merci, pour cette fois nous tomberons tous d’accord, Jacques, Josette et les auteurs de ce chapitre, le sens affiché coïncide avec la cause reconstruite.

15 Nous voilà en octobre 1973 à Miramas et à la Solmer. Et l’on retrouve notre séquence résidentielle. En mars 1974, les Mondan se marient et commencent à chercher un terrain pour construire. Jusqu’en 1977, ils se mobilisent pour l’accession à la propriété. Jacques Mondan, devenu technicien, connaît l’euphorie professionnelle de la mise en place de Solmer. La première phase de son effort professionnel a porté ses fruits. Les époux décident de différer la naissance du premier enfant, ils le désireront à partir de 1976-1977 avec l’emménagement dans la nouvelle maison. Ils l’auraient eu en 1977 si Josette n’avait vu une première grossesse interrompue, ils l’auront plus tard en 1980. Les enchaînements semblent se faire parfaitement bien, la vie des Mondan est en phase avec le développement industriel, sidérurgique et social de la zone résidentielle.

16 Ce que nous interprétons comme une économie « rationnelle » des mobilisations après reconstruction des cycles de vie ne correspond pas exactement au sens que les Mondan donnent à cette période de transition entre 1973 et 1977. Ils la présentent plutôt comme une période de libération pendant laquelle ils visitent la Provence tous les jours, profitant des après-midi libres du fait des 3x8. Tous les mois, ils saisissent l’occasion du grand repos6 pour prendre des vacances dans la ferme de l’Hérault chez les parents de Josette. L’Est industriel est loin et Jacques Mondan profite de sa nouvelle

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vie et de son nouvel avenir de technicien. Il ne s’agit nullement ici de faire coller l’explication sociologique avec le discours des acteurs, mais là non plus les interprétations ne se contredisent pas : ce que, à partir de notre petite mécanique des mobilisations, nous avons interprété comme une phase de mobilisation pour l’accession (avec recherche de terrain, puis de maison à louer pendant la construction) est présenté comme une phase ludique de découverte de la Provence : c’est certainement l’un et l’autre. Mais les acteurs n’ont pas l’habitude, heureusement pour eux, de lire leur vie comme un jeu de construction. De la même façon, on peut interpréter les vacances mensuelles dans la ferme de l’Hérault comme une manière de s’allier le père pour l’aventure de l’accession qui s’annonce alors que l’on nous évoque le plaisir des retrouvailles campagnardes dans le petit village du Midi. Existe-t-il un préconscient stratégique ? Peu importe ici. Mais revenons à l’essentiel.

17 Comment donc interpréter les choix résidentiels des Mondan à cette époque ? Peut-on les interpréter comme une prise de distance par rapport à la vie d’usine ? Posée ainsi, la question est naïve et on ne s’y attarderait pas si elle ne trottait dans beaucoup de têtes. Acceptons donc de continuer l’exercice : la réponse est négative. Jacques Mondan nous donne lui-même cette réponse. En 1973, il vient d’être nommé technicien. Il participe au démarrage des installations, il se dit motivé et bien intégré dans une petite équipe de trois techniciens dans le secteur entretien-maintenance électronique. Donc, il n’y a apparemment aucune raison de mettre socialement à distance une activité gratifiante. De plus, il s’installe dans son lotissement à l’instar d’autres collègues de la Solmer, ce qui lui permet d’organiser collectivement les transports quotidiens en utilisant alternativement avec la sienne une voiture de collègue. Sa motivation lui permet de supporter ce qui pourtant le rebute le plus dans le travail industriel : le travail posté.

18 Ce n’est donc pas la vie d’usine qui est refusée. Quoi alors ? Il semble que ce soit la vie de la cité HLM. Mais pas en ce qu’elle diffère de la sociabilité lorraine car, bien au contraire, elle la rappelle trop à Jacques Mondan : une famille de six enfants vivant avec une mère veuve, on était proche de l’absolue pauvreté. La cité ouvrière HLM est rebutante, moins peut-être par son aspect ouvrier que parce qu’elle regroupe les plus défavorisés des ouvriers. Et puis le père de Jacques Mondan, élevé lui-même par un oncle artisan vosgien, est arrivé sur le tard dans la sidérurgie (vers trente ans), par le bas, et il y est resté. La condition ouvrière est ici synonyme de pauvreté. Fuir son adolescence et cet univers honni de la pauvreté revient comme une antienne dans le discours de Jacques Mondan. Fuir les HLM, l’Est ouvrier, s’allier dans ses choix matrimoniaux avec le Midi agricole, rechercher la sociabilité des petits villages provençaux (fantasme dont Jacques Mondan n’est pas dupe), n’est pas la mise à distance de l’usine en soi (quand on la vit comme technicien à la qualification reconnue, elle redevient supportable), c’est la mise à distance de la pauvreté ouvrière. Voilà ce que l’on pourrait dire si l’on s’arrêtait en 1978.

19 Vint 1979. Les Mondan se sont installés dans la vie. Ils peuvent faire des enfants. Mais, on l’a dit, Jacques Mondan est un pur produit Solmer. Sa relative prospérité est liée à celle de la sidérurgie française et, en 1979, la crise de la sidérurgie prend un tour nouveau et on commence à faire appel à de nouveaux techniciens : des techniciens dotés de BT ou de BTS. Appartenir au groupe des techniciens était souvent la récompense d’un cursus sans faute (la discrète syndicalisation à la CFDT de Jacques Mondan ne constituait pas un handicap) et la cohabitation avec les techniciens dotés d’un baccalauréat technique était plutôt sereine.

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20 Mais en 1979, « Alors là, beaucoup de gens ont fait la grimace dont moi », dira-t-il. La césure se crée entre les techniciens, nouvelle formule, et les ouvriers qualifiés. Jacques est sur la ligne de crête, mais se trouve entraîné du mauvais côté, vers l’électricité et les qualifications d’ouvrier et non vers l’informatique, domaine réservé des nouveaux techniciens7. Fils d’ouvrier spécialisé, entré à 14 ans en centre d’apprentissage, Mondan ne peut écarter son passé qui le tire vers le monde refusé des ouvriers, des tâches répétitives et dévalorisées. Et qu’on n’aille pas dire que le problème de Jacques est celui de son seul statut social et de sa crainte de perdre du prestige car, s’il y a un peu de cela, il y a certainement bien autre chose. Et il faudrait faire preuve d’un beau mépris sociologique pour le travail d’usine pour tirer un tel trait sur l’intérêt que l’on peut porter au contenu même d’un travail qui occupe huit heures d’une journée. Jacques Mondan est une force de travail produite par la Sollac et, en tant que tel, il subit de plein fouet la crise de la sidérurgie. La pente « naturelle » de la politique de la Solmer dans le service entretien le ramène vers le bloc ouvrier. Mais il se mobilise, il n’accepte pas ce destin. Il n’est pas retenu pour le stage FPA d’informaticien proposé par le service informatique de la Solmer ; il s’inscrit alors au cours du CNAM (Centre National des Arts et Métiers) dès 19798. Le voilà mobilisé tous les mardis soir à Avignon pour des cours de programmation, tous les jeudis soir à Aix pour des cours de techno- informatique, tous les samedis après-midi pour des cours de mathématiques. Tous les soirs, tous les dimanches matin, il travaille. Si tout se passe bien, en 1983, il aura un diplôme de fin de premier cycle correspondant à un DUT de formation professionnelle. Ensuite, rien n’est totalement joué, car la direction de la Solmer n’apprécie pas toujours ces aventures individuelles, mais il se retrouvera avec une qualification de technicien tout à fait négociable.

La ligne de crête

21 Toute cette génération de techniciens « maison » connaît ce type de dilemme et les angoisses de la rélégation et de la marginalisation9. Mais tous ne le connaîtront pas

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dans la même conjoncture de leur cycle de vie. Celle que connaît Jacques lui est plutôt favorable : la forte mobilisation pour le logement est terminée en 1980. Le premier enfant est arrivé, mais c’est le seul et il n’y en aura pas d’autres. Car Josette Mondan est consentante dans son rôle de mère de famille mais jusqu’à un certain point seulement.

22 Josette Mondan, très discrète, a effacé jusqu’à présent sa vie professionnelle derrière celle de son mari. Depuis son BEP et son CAP d’agent administratif et d’aide-comptable, elle a tenté vainement de trouver un, emploi10. Le seul qu’elle ait trouvé fut une saison de cueillette des olives. Les joies de la Provence ont leur limite. Josette n’accepte pas non plus cette déqualification. En 1981, elle s’inscrit à un cours par correspondance et, en avril 1982, réussit un concours administratif pour devenir agent de recouvrement du Trésor. Elle ne compte pas s’arrêter là, elle pense maintenant à sa propre carrière, mais elle devra désormais gagner ce droit sur son mari. Car le sens même du travail de Josette Mondan est un enjeu dans la famille. Jacques Mondan le conçoit un peu comme un palliatif contre l’ennui de rester seule à la maison et donc comme un moyen de sa propre mobilisation. Pour Josette, c’est une seconde carrière qui s’engage dans la famille et donc une réorganisation des investissements familiaux. Leur dialogue montre que Josette, la discrète, n’est prête ni à se laisser dérober le sens de son travail, ni à voir instrumentaliser ses pratiques professionnelles par son mari. Mais, au bout du compte, Jacques et Josette sont d’accord sur une chose qui est la restriction des naissances : ils n’auront qu’un enfant. Et que l’on n’aille pas invoquer ici un quelconque modèle culturel de fécondité propre aux techniciens, on réduit les naissances parce qu’on mobilise ailleurs, pour autre chose, dans une conjoncture déterminée. Dans le cas de la famille Mondan, la recherche de l’autonomie personnelle passe par d’énormes mobilisations en matière de formation. Les Mondan ne sont pas un cas isolé, le problème de la qualification est très certainement au centre des préoccupations d’une grande partie de ces catégories intermédiaires de travailleurs, la place qu’occupent les activités de formation en témoigne.

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Nous entrerons dans la carrière…

23 Peut-on alors mordre le trait de l’autre côté et considérer que toute la vie de Jacques Mondan s’organise à partir de la Solmer ? C’est plus compliqué que cela. Jacques se sait captif de la Solmer, et c’est ça qui l’obsède11. Pris dans le système Sollac depuis l’âge de 14 ans, il ne veut pas être l’objet du système sidérurgique. À peine devenu OP, il écrit dans d’autres entreprises pour susciter d’autres propositions, il le fait presque tout au long de sa vie, à l’exception peut-être des années euphoriques de l’arrivée à Solmer. Savoir combien on vaut pour les autres, combien l’on pèse ailleurs qu’à la Solmer, c’est chercher à s’évaluer par rapport à la société, savoir où l’on en est, comme on dit, et peut-être savoir qui on est. Quand on sort d’un CAP avec une formation maison, on pèse peu pour les autres. Son équivalence de DUT en informatique au CNAM lui donnerait un diplôme plus négociable dans un « créneau » non attaché à la sidérurgie. Et Jacques Mondan, qui n’avait pas connu la formation technique publique légitimant clairement la transférabilité et l’universalité de sa force de travail, insiste beaucoup sur le fait qu’au CNAM, on trouve beaucoup d’enseignants de l’Éducation Nationale. L’alerte de 1979 fut chaude et ça n’est peut-être pas fini, les carrières sidérurgistes se font plus incertaines pour les autodidactes et les recyclés, et le chômage technique hante certaines nuits provençales.

24 Après tous ses efforts, Jacques Mondan affirme qu’il ne prendra pas sa retraite à la Solmer. Il est même prêt à partir, à vendre sa maison. Il nous dit même en souriant qu’il songe parfois à l’exploitation du beau-père. Devenir informaticien pour partir de la Solmer, investir pour une meilleure qualification et rêver de viticulture, on ne peut plus parler d’une manière générale du rapport à l’usine lorsqu’il repose sur de telles équivoques. L’identité technicienne de Jacques Mondan vacille. Les catégories de « technicien » et de « lorrain » prises en soi n’expliquent plus grand-chose. Impossible d’y rattacher aussi simplement un modèle de rapport au travail et à l’espace résidentiel. Dans le cas de la famille Mondan et plus particulièrement de Jacques Mondan, on peut

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penser que l’inscription dans un espace social résidentiel large et universel (i.e. non marqué par une classe) participe de ce mouvement d’autonomisation par rapport à une condition ouvrière close et de délivrance par rapport au sortilège de l’enfermement ouvrier.

Les Illico : un monde qui perdure, malgré tout

25 Jacques Mondan est sur la ligne de crête. On a vu qu’il se battait pour basculer du bon côté, celui des nouveaux vrais techniciens, et il a fait le nécessaire pour cela.

26 Joseph et Marcelline Illico sont également placés sur la ligne de crête, mais de manière toute différente car ils basculent de l’autre côté, celui des pseudo-techniciens à statut incertain ou des techniciens sans avenir de l’ancienne génération. Entre Mondan et Illico, figures apparemment proches l’une de l’autre, passe une réelle ligne de fracture et une de ces lignes de fracture par lesquelles se structure l’histoire même du monde du travail industriel, monde en perpétuelle recomposition qui pèse sur des destins individuels en perpétuelle composition ; par où s’établissent de nouvelles positions.

Les Illico (cf. Annexe infra)

27 À 14 ans, en 1968, Joseph Illico entre comme apprenti à Sidelor, dans un centre d’apprentissage sidérurgique, et, à 18 ans, il obtient un CAP d’ajusteur en mécanique générale. Le voila 0P1, régleur à la cokerie. Mais Joseph Illico, le « Lorrain », fils de Giuseppe et de Teresa, petit-fils de Laeticia et d’Annunciata, s’en va en Italie faire son service militaire et répondre à l’appel de la mère qui veut retrouver ses fils12. Trop tard. Vingt années de vie lorraine ont fait basculer les identités culturelles et, en 1967, la sidérurgie française est bien portante en apparence. À 22 ans, en 1970, retour au point de départ : OP1 à la cokerie de Sacilor à Villerupt ; mais il était temps car la crise approche. Et puis, c’est la perspective de la mise en place de la nouvelle unité sidérurgique à Fos. Comme Jacques Mondan, Joseph Illico part à l’usine de Fos pour y gagner des galons, mais ce ne sont pas exactement les mêmes puisqu’il ne devient « que » spécial, un technicien assimilé en quelque sorte. En 1975, à Solmer, il est dans un statut mal défini qui tient du spécial, du technicien, de l’agent de maîtrise pour travailleurs immigrés d’entreprises sous-traitantes (contrôle métallurgique à l’écriquage). En 1982, il n’a pratiquement pas bougé13 et il y a quand même peu de chances pour que sa situation professionnelle change réellement. Il plafonne. Les petites causes (CAP à 18 ans seulement, passage d’OP1 à spécial à 29 ans seulement, CAP de mécanique générale et non d’électricité…) ont produit de grands effets : à l’heure des grandes recompositions socioprofessionnelles, il est rappelé vers le collectif ouvrier.

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En passant par l’école lorraine…

28 Marcelline Illico entre, elle, en sidérurgie par la voie royale pour une fille d’OP : avec un baccalauréat de technicien. Elle entre à 20 ans en 1970 comme chimiste. Dix années après, son indice aura progressé bien moins vite que celui de son mari.

29 Femme, sidérurgie : association de mots bizarre. Son père lui avait pourtant conseillé de s’engager dans des branches « plus féminines ». Marcelline Illico préférait la chimie et quand on est l’enfant d’un ajusteur dans la sidérurgie, on va à l’« usine communale ». Mais comment une fille d’ajusteur peut-elle ainsi se retrouver en 1981 parmi les 25 techniciennes de la Solmer ? Ce ne fut pas simple : Marcelline Illico dut résister à bien des pressions au cours de sa vie professionnelle. Mais son ajusteur de père fut aussi maire d’une commune lorraine et c’est la première fille du maire qui est entrée comme chimiste à l’usine : il n’y a jamais de miracle.

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Être technicienne, entrer à l’usine

30 Alors pourquoi Marcelline Illico se retrouve-t-elle du mauvais côté de la barrière ? Elle est pourtant nommée à un poste de responsabilité en 1981 et s’investit pleinement dans son travail14. C’est que le secteur où elle travaille est un service particulièrement spécialisé à l’intérieur même des qualifications sidérurgiques et à plus forte raison par rapport à l’ensemble des qualifications industrielles. Difficile, voire impossible d’en sortir, tout technicien que l’on soit. Toutes différentes sont les qualifications électroniques qui ouvrent assez largement les portes du marché de l’emploi interne à l’entreprise et peut-être plus facilement celles du marché de l’emploi externe, lorsqu’on passe à l’informatique. La captivité dans un service est la marque d’une faible capacité de négociation de sa qualification. Une qualification très spécialisée est une qualification fragile dans un contexte de restructuration technologique car elle peut à tout moment être considérée comme obsolète face à des qualifications plus sophistiquées et plus universelles, comme celles qui sont liées à l’électronique et à l’informatique. De ce point de vue, Marcelline est du mauvais côté du clivage qui tend à s’opérer au sein de la catégorie des techniciens.

31 Marcelline et Joseph sont des techniciens produits suivant les anciennes filières. Lui, par la longue patience de la formation sur le tas, accède à une fonction assimilée à une fonction technicienne, mais sans aucun lien avec les processus technologiques névralgiques de l’entreprise. Elle, dotée d’un diplôme technique, est immédiatement spécialisée et comme enfermée dans son secteur. Et, comme va le révéler le conflit qui va l’opposer aux collègues de son service, elle est porteuse de l’ancien paternalisme d’usine.

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Deux races de technicien

32 Dans le service fermé et à promotion limitée où elle travaille, la promotion de Marcelline Illico à un poste de responsabilité va réveiller quelques passions. Certes, Marcelline est une femme et, comme elle le souligne, on pardonne difficilement à une femme ce genre d’aventure. Pourtant, étant la plus ancienne dans l’indice le plus élevé, elle était toute désignée pour une telle promotion. Mais ce conflit réveille autre chose : la culture industrielle lorraine d’une fille de travailleurs lorrains et l’adhésion corrélative à toute une culture d’usine l’opposent profondément aux autres techniciens venus plus tardivement à la sidérurgie et non moralement attachés à certaines valeurs d’usine15.

33 Pour Marcelline Illico, l’ordre d’usine s’inscrit dans un ordre plus vaste, celui d’une identité familiale marquée par la permanence de la culture religieuse. On pourrait reprendre et confirmer à son propos toute une part de l’analyse développée par Guy Michelat et Michel Simon à propos de leurs enquêtes catholiques16. Pour paraphraser au plus près, on dirait que famille, région et usine sont des communautés naturelles au sens littéral du terme : on leur appartient du fait de la naissance. On ne peut plus parler du travail professionnel autrement que moralement par référence à des valeurs d’ordre et d’intégration sociale.

34 Marcelline Illico, qui envoie ses enfants au catéchisme est une des rares personnes parmi celles que nous avons rencontrées (si ce n’est la seule) à regretter de ne pas être aussi sévère avec ses enfants que ne l’étaient ses parents avec leurs enfants. Elle regrette les anciennes pratiques de la CFDT de la sidérurgie lorraine, moins politiques et plus concrètes que les pratiques syndicales actuelles. Et puis elle regrette surtout cet espace ordonné où l’usine et la famille s’organisaient dans un même monde de référence. Monde où la mère incarnait l’ordre dans la famille. Monde où le père et les hommes de la famille étaient connus et estimés de la direction de l’usine, monde où les procédures formelles d’embauché ou de changement de poste n’existaient pas comme

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maintenant. On avait toujours un ami ou un parent pour certifier de l’identité et de l’intégration de sa personne dans la communauté. Il ne faut pas oublier que Joseph et Marcelline se sont connus alors qu’ils travaillaient dans le même atelier et se sont mariés quelques mois après. On ne peut parler exactement d’homogamie sociale. On pourrait presque parler d’homogamie industrielle ! La vie familiale s’unit à la vie d’usine pour le meilleur et pour le pire. Le pire : le chômage technique, les grèves, les horaires qui s’entremêlent… Le meilleur : le même monde ordonné de valeurs et puis quelques petits avantages comme la possibilité de cumuler des points sécurité- assiduité-innovation pour se faire offrir la belle chaîne hi-fi exposée sur la commode du séjour.

35 Marcelline Illico ressent parfois un léger désarroi face aux pertes des valeurs d’usine chez ses collègues, mais dans son discours comme dans celui de Joseph, son mari, pèse comme une sorte de censure sur les bouleversements introduits par les restructurations. Certes, ils ne travaillent ni l’un ni l’autre dans le secteur de l’entretien, de loin le plus touché par ces restructurations, mais les grands mouvements de l’année 1979, gravés douloureusement dans d’autres mémoires, sont à peine présents dans ce discours. En 1979, lorsqu’éclatent les événements, Marcelline accouche de sa fille à la clinique, Joseph discute avec le gynécologue (celui qui soigne et accouche les femmes d’ingénieurs et de chefs de service de Solmer, nous explique Marcelline). À sa sortie ils partent en Lorraine, en famille.

36 Ici, il nous faut revenir un peu en arrière, à ce moment crucial qu’a constitué leur départ de Lorraine, en 1973. 1973, c’est l’époque où le Plan de conversion de la sidérurgie provoque un bouleversement de 1’emploi lorrain et où l’usine de Micheville où travaille Joseph menace de fermer17, où le service de Marcelline commence à arrêter ses activités. Dans un premier temps, Marcelline et Joseph demandent leur mutation à la Sollac, puis à la Solmer. À la suite d’une pénible attente et d’imbroglios institutionnels qu’il serait trop long de décrire ici18, les voilà subitement, brutalement, affectés à la Solmer. Le choix du départ vers la Provence constitue un vrai traumatisme personnel et révèle des processus symboliques critiques. Là encore, ce départ n’est pas à sens unique.

37 Le jour de notre rendez-vous, il se trouve qu’à la suite d’une circonstance imprévue, Joseph Illico est arrivé environ une heure en retard. L’entretien a donc commencé sans lui, avec sa femme. Marcelline Illico nous apprenait alors qu’ils étaient partis de Lorraine pour fuir les tensions familiales qui opposaient sa famille à celle de son mari et plus particulièrement les femmes de sa famille. Les « mamas » italiennes tiennent beaucoup de place et Marcelline veut donc partir de Lorraine pour venir en Provence, afin de fuir l’Italie. Une heure après, dans ce même entretien, Joseph Illico m’apprenait que sa femme et lui-même étalent partis de Lorraine pour.des raisons de promotion professionnelle. Devenir ETAM étant « peut-être le pas le plus difficile à faire pour une personne qui n’a pas de bagage d’études ». Le compromis eut lieu, discrètement, sans problème. Là encore, il y avait certainement un peu des deux. Mais, une fois de plus, tout se passe comme si cet événement que constitue la migration constituait une telle rupture de l’existence, un tel traumatisme symbolique, une telle mise en question de l’identité qu’il fallait le légitimer par une raison fondamentale, de celle qui tient à la définition même de l’être.

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Départ en Provence. Interprétation de Marcelline

Départ en Provence. Interprétation de Joseph

39 Et ces deux hommes-là (Jacques et Joseph) nous parlent de leur carrière professionnelle et ces deux femmes-là (Josette et Marcelline) nous parlent de leur famille. Au demeurant en des termes diamétralement opposés, puisque pour la première, la famille constitue une force centripète et pour la seconde une force centrifuge19.

40 Les voilà donc qui arrivent – en 1973 – dans les HLM de Port de Bouc. On connaît grosso modo la suite. Sept ans plus tard, le travail constitue toujours une valeur sûre, mais plus un lieu d’investissement comparable à la famille : en 1980, Marcelline passe à temps partiel (elle arrête de travailler le mercredi) pour s’occuper de ses enfants ; Joseph obtient son passage du 3x8 aux 2x8 en 1982 malgré une forte perte de salaire : le médecin du travail le déclare inapte20. Il pourra s’occuper de la maison. Car il faut construire grand pour recevoir les familles lorraines et italiennes. Marcelline regrette que l’usine se soit éloignée de la famille : « Sa mère, elle nous racontait encore la semaine dernière, elle a eu une pleurésie, elle a pu avoir une aide de ménage qui est venue à la maison, payée par la sécurité sociale, mais en partie seulement, l’autre partie était prise en charge par l’usine.

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Tandis qu’actuellement surtout maintenant on ne s’occupe plus des familles… bon soi-disant qu’on l’a voulu. Je trouve que c’est trop froid, trop impersonnel. »

41 Et puis pour les Illico même leur syndicat, la CFDT, n’est plus ce qu’il était lors de la création de la Solmer : il était alors préoccupé du fonctionnement des œuvres sociales et soucieux de la bonne entente dans l’usine : « Maintenant on vous dit : on va débrayer ; moi je ne suis pas d’accord, on est encore en liberté, on est en démocratie ; si on ne veut pas débrayer, on ne débraye pas… »

42 Depuis 1979, Joseph Illico a pris ses distances vis-à-vis du syndicat.

Retour à la question initiale

43 L’éloignement résidentiel par rapport au lieu de travail, de travailleurs qualifiés, en l’occurrence des techniciens et qui plus est des travailleurs lorrains, marque-t-il une certaine désaffection à l’égard de la vie d’usine ?

44 On a considéré deux familles issues de Lorraine incluant au moins un technicien salarié à la Solmer et connaissant des processus de mobilisation résidentielle relativement ressemblants. On a vu combien des catégories, en l’occurrence celles de technicien et de Lorrain, pouvaient faire office de leurre dès lors qu’on voulait les utiliser comme variables explicatives de pratiques sociales. Alors qu’on ne parle plus, sans autre forme de procès, des pratiques résidentielles des techniciens lorrains, ni même en soi de leur rapport au travail.

45 On a vu ce que la catégorie de technicien pouvait recouvrir de situations sociales dissemblables et l’on n’a pas encore tout vu. Jacques Mondan, Joseph et Marcelline Illico sont tous les trois des produits de la sidérurgie lorraine. Ils ont été produits comme on produisait jusqu’à présent des techniciens, avec pourtant ce coup d’accélération de la carrière lié à la création de la Solmer. Mais ils sont entrés à Fos juste avant que le portillon ne se ferme en Lorraine. Joseph et Marcelline Illico le savent bien qui affirment qu’une année après, c’était trop tard. Situés ainsi sur la ligne de fracture d’un processus de recomposition du groupe des travailleurs les plus qualifiés, ils sont précisément EN TRAIN de se resituer sur chacun des deux versants de cette fracture.

46 On a jugé de la lorrainité des deux familles : un fils de Vosgien uni à une fille d’agriculteur de l’Hérault. Une Lorraine (d’au moins quatre générations) unie à un fils d’immigré italien arrivé en France avec la vague des immigrés italiens survenue après la première guerre mondiale. Nous sommes au cœur et non à la périphérie de l’histoire des sidérurgistes « lorrains ».

47 On peut alors se convaincre que deux processus de mobilisation et de localisation résidentielle formellement semblables n’ont pas toujours le même sens et qu’il n’existe aucun sens immanent à la structure formelle d’un processus de mobilisation résidentielle : attention donc, une mobilisation peut en cacher une autre et même bien d’autres.

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Qui sont les « Lorrains » ?

Les travailleurs mutés à Fos proviennent presque tous du groupe Sacilor-Sollac implanté dans l’Est, la plupart venus à la Solmer de 1973 à 1975. Par la suite, les accords nationaux signés dans la siférurgie se traduiront par la venue de quelques salariés mutés d’unités appartenant à USINOR. Plus précisément, c’est de l’unité Sollac, créée en Lorraine en 1949 , que proviennent la plupart des mutés. Or, selon Michel Freyssenet (cf. « D’une tentative à l’autre… », cité n. 8 chap. I). Cette usine a elle-même constitué son personnel en rerutant pour l’essentiel – le chiffre de 75% a été cité – hors des deux départements lorrains, compte tenu de l’ampleur des besoins en main-d’œuvre et de la faible expérience sidérurgique requise. Notre échantillon permet de confirmer et de préciser ces caractéristiques : la moitié des mutés de Lorraine est originaire d’une autre région, la moitié également ont un père non sidérurgiste (ou mineur), le quart environ ont un grand-père mineur ou sidérurgiste. mais cet échantillon se différencie nettement selon les générations, toutes ces caractéristiques étant fortement accentuées pour la génération née avant 1945, et beaucoup moins vraies pour la génération née après 1945.

48 Ici on construisait en phase avec l’affirmation d’un nouveau statut de technicien et une union réussie en dehors de l’univers ouvrier. On se mariait avec une femme et on s’alliait avec un beau-père qui incarnaient un monde social attirant parce que « libéré » du salariat. On marquait ses distances vis-à-vis de la pauvreté des cités ouvrières, réminiscences de la pauvreté lorraine. L’éloignement géographique de l’usine, le rapprochement fantasmatique (et non dupe) du petit village provençal sont marqués, pour lui comme pour elle, de l’équivoque de la recherche inquiète d’une identité socio- professionnelle. La restriction volontaire des naissances21 après le premier enfant, décision « rationnelle » d’économie des mobilisations, facilitera les aventures individuelles de formation permanente et, dans une telle conjoncture de bouleversement économique, elle donne au couple l’impression de rester disponible. Il faut, au moins imaginairement, que tout reste toujours possible y compris, pourquoi pas, opter pour un monde de l’agriculture en rejoignant l’exploitation du paternel viticulteur de l’Hérault.

49 Là, deux traditions sidérurgiques s’unissent dans l’atelier et commémorent en famille ce qui pourrait bien être l’extinction d’un certain monde ouvrier. Là, installé dans une profession, en accord avec son identité socio-professionnelle, on construit grand pour recevoir les familles lorraines et italiennes, pour assurer les fondations d’une famille de trois enfants. On construit durablement pour sceller l’union avec une entreprise qui fait partie de la famille. On reconstitue une convivialité locale avec le club sportif, pas exactement à la manière lorraine ou italienne mais enfin une convivialité qui n’a rien de celle dont on se contente dans une cité ouvrière de passage. Et si, conditions

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foncières obligent, l’enracinement consiste à vivre à 30 km de l’usine, alors soit, on s’enracine ainsi. Là, on essaie comme on peut d’inscrire dans la pierre et l’acier la pérennité d’un mode de vie. Mais la flamme vacille quelquefois : la lignée c’est la personne même mais il vaut mieux maintenant la vivre à distance ; le travail industriel rend heureux, mais il vaudrait mieux qu’au moins les filles l’évitent ; l’usine est porteuse de valeurs positives mais les Provençaux gâchent tout ; les grandes familles sont belles, mais qu’il est difficile d’élever trois enfants lorsqu’on travaille à deux et que la parentale italienne est envahissante… Là, on cherche à faire perdurer l’identité de l’homme du fer, malgré tout, et en particulier malgré l’éclatement social de l’espace résidentiel des sidérurgistes. Le feu qui s’élève là-bas de la cokerie n’est pas près de s’éteindre, pense-t-on, et l’on cherche, comme on peut, à préserver cet univers cohérent dans lequel l’Église et la famille De Wendel avaient tenté d’inscrire rapports de classe, de sexe et de parenté.

50 L’hypothèse qui fait de la prise de distance résidentielle par rapport à l’usine un indice de prise d’autonomie vis-à-vis de l’univers du travail perd son sens. On s’aperçoit, à y regarder de plus près, que les catégories concrètes employées pour décrire ou expliquer les phénomènes sociaux (technicien, Lorrain, usine, univers du travail, etc.) relèvent de bien singulières abstractions.

NOTES

1. « …Moi le bruit au-dessus de ma tête, je ne pouvais pas supporter. Il y avait des gens, des enfants qui jouaient au-dessus, j’avais la sueur qui me perlait le soir d’énervement, le mercredi matin, je travaillais de nuit, à huit heures du matin, je partais, dans la voiture… J’allais dans un coin tranquille, je fermais la voiture, je me couchais, je dormais en été pareil, j’allais dans une pinède où j’allais dormir. Le mercredi, j’ai jamais pu dormir chez moi. » 2. Le père de Jacques Mondan était entré à la Sollac en 1952, il y travailla sept ans, avant d’être arrêté pour longue maladie (tuberculose), il décéda en 1966 des suites de cette maladie. 3. Sur les centres d’apprentissage de la sidérurgie, cf. le chapitre I de cette partie. 4. Le quatrième restera ouvrier, le cinquième, qui arrive au CAP cinq ans après Jacques, arrive cinq ans trop tard sur le marché du travail, il est au chômage, avec son CAP de soudeur. 5. Le viticulteur de l’Hérault a donné son premier enfant au BTP (électricien) et son troisième, une fille, s’est mariée avec un peintre en bâtiment. L’union avec un technicien d’industrie de sa seconde fille n’est pas une aberration. Le viticulteur se résout à être le dernier paysan de la lignée. 6. Avant la mise en place de la cinquième équipe en 1983, l’ancien régime des horaires de travail était le suivant : 7 jours de travail suivis de 2 jours de repos trois fois consécutives puis 4 jours de repos dénommés « grand repos ». 7. Le développement de la polyvalence des travaux d’électricité et d’électronique est un aspect important de la restructuration des services d’entretien engagée à partir de 1979. L’entretien est au cœur de la restructuration du procès de travail car il s’agit de réduire au maximum les temps d’immobilisation du capital, tout en pesant sur les coûts d’entretien. Deux principales séries de modifications affectent les travaux d’entretien : – la subordination croissante de l’entretien à la

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fabrication : réduction et décentralisation de l’« entretien général », subordination de la hiérarchie de l’entretien à celle de la fabrication ; – la réduction des effectifs par intensification du travail d’entretien et développement de la polyvalence fabrication-entretien, obtenus par modification des horaires de travail du personnel d’entretien (réduction du travail de nuit et des équipes en 3x8) et par mise à contribution du personnel de fabrication lors des pannes en arrêts réguliers. (Source : G. & J. Gourc, « La restructuration de la sidérurgie dans les usines performantes », Critiques de l’économie politique, 15-16, avr.-juin 1981.) 8. La démarche volontariste du choix personnel d’une formation professionnelle est beaucoup moins répandue que celle qui consiste à accepter un stage proposé par la direction. H. Fossati et G. Saïd montrent que 25 % des salariés choisissent des formations par eux-mêmes et encore faudrait-il y soustraire les formations de culture générale. (Ces chiffres concernent les détenteurs de BTS et de DUT. On peut penser qu’ils varient peu pour les autres). Cf. H. Fossati & G. Saïd, Évolution technologique et restructuration industrielle. L’enjeu d’une formation : les détenteurs de BTS- DUT à la Solmer, Mémoire de DEA, LEST, CNRS, Aix-en-Provence, 1983, multigr. 9. On peut même dire, si l’on se réfère aux autres entretiens, que cette angoisse de la marginalisation constitue un phénomène collectif qui touche spécialement ceux qui n’ont pas un diplôme de technicien et ils constituent l’immense majorité des travailleurs qualifiés. On comprend alors l’engouement pour la formation professionnelle et on mesure le chemin parcouru depuis la situation des ouvriers de métier qui ont vécu la crise de la sidérurgie lorraine au début des années soixante-dix et pour lesquels les stages de formation proposés étaient vécus comme de véritables humiliations. Cf. M. Freyssenet, La sidérurgie française. 10. L’activité féminine salariée est extrêmement faible dans les communes de la zone considérée (ouest Étang de Berre) : en 1975, 18,2 % en moyenne ; dans aucune commune on ne dépasse les 20 % (au niveau national à la même époque, le taux d’activité féminine par rapport à la population active est de 37 %). Dans notre échantillon, on compte : 7 femmes salariées sur 12 familles dont l’homme est technicien ; 6 femmes salariées sur 15 familles dont l’homme est « spécial » ou OP ; 3 femmes salariées sur 18 familles dont l’homme est agent de maîtrise. 11. Ici on est à la limite du coup de force interprétatif : partant de ce qui est dit, on conclut à l’obsession. Nul critère empirique n’en donne la définition ; il n’y a pas de seuil d’occurrence d’un thème à partir duquel on puisse conclure qu’une idée devient obsédante. Seule la manière dont apparaît ce thème dans la logique d’un discours peut conduire à cette interprétation. 12. En 1964, à la retraite du père, les parents Illico s’en retournent dans le village natal d’Italie qu’ils avaient quitté en 1920. 13. Les travailleurs de la fabrication ont subi moins brutalement la restructuration que ceux de l’entretien. 14. Sa demande de travail à temps partiel en 1980 lui a permis de ne plus aller à l’usine le mercredi et de s’occuper de ses enfants. Elle a précédé de deux années la demande de passage en 2x8 de son mari pour cause de santé. Ainsi, le couple réorganise les investissements familiaux autour des enfants après la période de forte mobilisation pour l’accession à la propriété et surtout dans une situation où les trajectoires professionnelles de Joseph et Marcelline semblent toutes tracées. 15. Pour ce qui concerne ces « nouveaux techniciens », on peut lire le chapitre suivant. 16. G. Michelat & M. Simon, Classe, religion et comportement politique, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques/Éd. Sociales, 1977. Cet ouvrage nous intéresse autant par ce qu’il dit sur des configurations éthiques particulières que par sa démarche elle-même qui tente d’analyser des systèmes structurés de représentations par la mise en rapport de discours éthiques appartenant à des espaces éthiques faisant généralement l’objet d’analyses séparées. 17. « Le Plan de conversion provoque donc dans les usines Sacilor-Sollac un brassage considérable qui affecte toutes les usines et tous les travailleurs. Les usines dont l’effectif s’est maintenu ou s’est accru (Grandrange, Rombas, Hagondange, Sollac) doivent recevoir les

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travailleurs mutés des usines de la vallée de l’Orne (Joeuf, Homécourt), de la vallée de la Fentsch (Knutange, Hayange) et du « Pays Haut » (Micheville). Les promotions sont souvent bloquées. Le nombre de candidatures pour aller à Solmer est très élevé : plus de 6 000, soit 10 % de l’effectif Wendel-Sidelor de 1971 ! 2 400 travailleurs y sont effectivement mutés, dont 500 de l’usine de Micheville. Mais ce sont essentiellement les candidatures d’ingénieurs, techniciens, agents de maîtrise et employés qui sont retenues. Ils constituent 69,6 % des mutés. » (M. Freyssenet, La sidérurgie française.) 18. Marcelline s’entendra opposer par des chefs de service de la Sollac que la place d’une femme est au foyer. 19. On a vu que sur une question aussi délicate que celle du sens donné à une migration, il fallait mieux s’entourer d’avis différents. 20. Comme d’autres travailleurs postés, Joseph souffre depuis d’ulcère à l’estomac. En 1979, il passera six mois à la journée pour cette raison. 21. Du point de vue de la fécondité, Jacques Mondan et Joseph Illico se situent également de chaque côté de la ligne de crête. Les premiers se situent du côté des jeunes générations à fécondité basse ; les seconds, avec trois enfants, se situent du côté des familles de sidérurgistes plus âgés à fécondité plus élevée : entre les Mondan (nés respectivement en 1951 et 1954) et les Illico (nés respectivement en 1947 et 1950) passe une barrière invisible.

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Chapitre IV Le titre du fils Nouvelle usine, nouveaux techniciens

1 Il y a ceux qui, fruits de la longue patience de la parenté, sont devenus agents de maîtrise ou techniciens. De grand-père en petits-fils, chacun un peu plus haut s’est hissé à la force de la ténacité tranquille de la lignée à la hauteur de l’encadrement moyen. Comme leurs pères, ils ont commencé par les métiers ouvriers, puis ont, plus ou moins progressivement, plus ou moins durement, toujours tenacement, mobilisé leurs forces au cours de leur existence pour s’extirper de la pesante continuité. C’est ce qu’en sociologie on appelle la mobilité professionnelle. Et puis, il y a ceux qui s’extirpent brusquement de la lignée par l’épisiotomie du diplôme. Fils de paysans, d’ouvriers, de petits employés de la fonction publique, ils n’exerceront jamais le métier du père. Une incubation dans le système scolaire puis l’opération du diplôme et l’on brutalise l’histoire familiale. Les enfants doivent inventer de nouveaux modes de vie.

2 Qu’une grande entreprise moderne s’installe dans une région de vieilles industries et de petites exploitations agricoles et voilà les fils de paysans et d’ouvriers de métier aspirés par la nouvelle venue. Que l’Éducation Nationale crée de nouvelles filières de formation de techniciens1 et les éléments sont réunis qui rendent possible l’accession directe au grade de technicien.

3 Comment être technicien (ou maintenant agent de maîtrise), travailler dans une grande entreprise, vivre localement sa nouvelle identité, alors que la logique de la lignée familiale-professionnelle telle qu’elle s’était déroulée jusqu’au milieu des années soixante vous « destinait » à être agriculteur, ouvrier des chantiers navals ou employé d’une administration locale ? Comment devient-on technicien depuis le début des années soixante-dix, à partir des nouvelles filières de production de l’encadrement moyen des entreprises industrielles ? Peut-on vivre son travail comme son père le vivait lorsqu’il tenait, lui, son métier de son propre père ? Un nouveau groupe social n’est-il pas en train de naître ?

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Un fils de paysan entre à l’usine

4 Richard et Colette Orion, c’est le terroir, la viticulture puis le maraîchage. Les deux lignées donneront leurs fils à la grande industrie : Richard, son frère et les quatre frères de Colette. Le frère de Richard est technicien et se spécialise dans le domaine de la viticulture : la fibre est encore là !

5 Les trois frères aînés de Colette sont passés par la SNIAS. Deux y travaillent encore comme cadres assimilés, le troisième a quitté l’entreprise alors qu’il était OS, pour créer une petite entreprise d’auto-école. Le frère aîné est OQ à la Shell et la petite sœur s’est mariée à un commerçant. Des deux lignées, seuls ces deux derniers n’habitent pas la commune d’origine : ils habitent celle d’à côté. Les lignes généalogiques s’enracinent bien profond en pleine terre. Huit hectares en propriété du côté de Richard, quelque quatre hectares en location du côté de Colette. Des familles bien provençales avec, comme dans toutes les familles bien provençales, quelques surgeons venus d’ailleurs en Méditerranée : la grand-mère de Richard est née en Italie ; le père de Colette, arrivé jeune en France au début du siècle, est le cinquième d’une famille italienne de neuf enfants. Il s’appelait Adriano. Agriculteur jusqu’à 58 ans, il a dû quitter sa terre pour s’embaucher à la SNIAS en 1961 comme OS… Il est mort la même année d’un cancer. Que pouvait faire Adriano à la SNIAS ? À partir de 1961, et jusqu’en 1971, Colette vivra en HLM avec sa mère. La rupture avec le monde paysan est consommée brutalement et sanctionnée par le passage de la ferme à l’HLM.

6 Le père de Richard mène sa destinée agricole jusqu’à son terme : à 70 ans, il continue avec sa femme à travailler sur une partie de l’exploitation. Petit-fils d’agriculteurs italiens immigrés en France, Richard se sent néanmoins provençal par sa mère, jusqu’au tréfonds de l’être. Avec le père, la terre, la commune natale où vit encore ou presque toute la famille et Colette, sa femme, fille du voisin dont les terres jouxtaient celles du père de Richard, la mythologie familiale provençale que Richard nous construit à partir de l’évocation du passé proche s’autorise de quelques solides référents.

7 Richard Orion entre à la Solmer au début de 1975 parmi les derniers embauchés du grand train d’embauche lancé avec le démarrage de l’usine. On ne peut pas dire qu’il entre dans la sidérurgie par vocation : Richard.– Travailler à la Solmer, je continuais à habiter à C., mon village, mes copains, mon machin, les amis, la famille… – C’était la raison principale ? Richard.– Ah oui, absolument ! Autrement, au point de vue paye, évolutivité de carrière, ça aurait été même plus rapide chez X. Mais X, il fallait habiter à Aubagne, ou dans le coin, en ville donc, en HLM, c’était réglé…

8 Il n’y entre d’ailleurs pas aisément, au bout d’un an de démarches seulement, après plusieurs courriers. Il espère bien y poursuivre son chemin professionnel jusqu’au bout, jusqu’à la retraite. Dans la région, la Solmer reste une valeur sûre. C’est la sécurité. La trajectoire de Richard est plutôt classique : BTS, 9 mois dans l’industrie en 3x8 et dans des conditions difficiles en attente du départ en coopération militaire, un an de coopération en Afrique, puis un an de petits emplois entrecoupés de deux périodes de 15 jours de chômage avant d’arriver à l’emploi stable de la Solmer. On ne s’arrêtera pas sur les détails de la trajectoire qui mène du premier emploi à Solmer, mais plutôt sur ce qui va constituer un de ces accrocs que l’existence ne raccommode jamais

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parfaitement. Il ne s’agit pas de l’abandon de la vie paysanne avec l’entrée dans le monde industriel. Bien entendu Richard aime le travail agricole et n’a jamais renié son admiration pour le travail du père. Mais il est réaliste, il connaît les difficultés du monde paysan, les modestes revenus qu’il procure, les astreintes horaires et la captivité professionnelle qui le caractérisent. Aussi en est-il sorti avec l’assentiment du père et sans le sentiment de trahir qui que ce soit ou quoi que ce soit. Il s’agit d’un de ces accrocs que l’on ne remarque jamais au moment où on les fait, que l’on attribue ensuite, quand on les remarque, à une imprudence, une vétille de jeunesse et qui, pourtant, sont comme inéluctablement inscrits dans la texture d’une existence. Richard est sorti de la condition paysanne avec un BTS qui l’autorise à devenir technicien et non avec le diplôme qui lui aurait permis de devenir ingénieur. Bien entendu, il aurait fallu solliciter encore un peu plus un budget familial déjà fragile, mais Richard sait que la famille était prête à cela, pour assurer le meilleur départ possible à ses deux seuls enfants. Richard juge sévèrement aujourd’hui la légèreté de ses 18 ans. Pourtant, rien n’indique une telle légèreté dans l’énoncé qu’il fait lui-même de son cursus, puisque l’année de son BTS, il présente des concours (INSA , École des Ponts et Chaussées, École d’ingénieurs de St-Etienne…) Le verdict est là : 4 en mathématiques. "Six petits points", trois petites années d’études le séparaient du diplôme d’ingénieur. S’il avait su, il se serait donné un peu plus de peine, dit-il. Il ne savait pas qu’une telle barrière séparait l’univers technicien de l’univers des ingénieurs. Il le pressentait quand même, car il a tenté le coup pour devenir ingénieur mais trop tard. On ne sort pas aussi facilement des filières techniciennes.

9 Ce qu’il pressentait et qu’il méconnaissait en même temps, c’était le fait que les lignes sociales de fracture jouaient sur ces quelques points en mathématiques et sur ces quelques années. Aussi agile soit-on, on ne les franchit pas avec « un peu de peine ». Il ne sait pas que bien de ses collègues ont vécu le même type d’« expérience ». Certains nous l’ont transmis et les statistiques en témoignent crûment. Les mathématiques, le français, les matières « fondamentales » du système scolaire ont joué leur rôle d’arbitre des destinées scolaires mais pas en séparant les esprits « conceptuels » des non conceptuels comme le pense une certaine psychologie, expéditive pour les enfants des couches populaires et tous ceux qui ont maille à partir avec l’institution scolaire. Bien que ne disposant que d’indices fragiles à partir des propos de Richard Orion, on peut penser que la situation d’adolescent de Richard est celle d’un « double bind » socio- culturel. Il connaissait, d’un côté, le poids des attentes parentales, et en particulier maternelles, sur le plan scolaire : on désire que la descendance entre honorablement dans le salariat. Ces attentes poussaient Richard à un certain conformisme scolaire : « J’étais au lycée, j’étais en quatrième, le sport pour elle c’était… si j’allais au foot, je n’apprenais plus mon latin, et on m’a fait suffisamment chier avec le latin… »

10 D’un autre côté, rien dans la lignée et l’entourage de Richard ne le prédisposait à se motiver pour des matières un peu gratuites et abstraites et, de ce point de vue, latin et mathématiques, c’était bonnet blanc et blanc bonnet, d’où son ironie mordante contre les matières académiques, « inutiles » : « J’ai fait deux ans de latin, j’ai fait mes humanités, Monsieur ; là c’est le piège, j’ai fait deux ans de latin : pourquoi ? Parceque mes parents… il fallait étudier. »

11 Richard, totalement imprégné de sa culture paysanne familiale, était sommé par ceux- là mêmes qui la lui avaient transmise de s’en séparer pour s’initier à d’autres savoirs. Et, à propos du latin, tout s’est passé comme si la mère de Richard, qui ignorait tout des arcanes et des dédales de l’appareil d’enseignement, considérait qu’il était toujours bon

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d’engranger du savoir. Mais elle le faisait suivant une logique d’accumulation incongrue : dans le système d’enseignement, les pécules culturels ne peuvent se réinvestir n’importe où, à 1’inverse des pécules monétaires qui, eux, n’ont pas d’odeur. Discipline cotée de l’enseignement général, le latin perd toute sa valeur dans les filières techniques. Et, au moment des choix, au moment de l’orientation en seconde, « naturellement », on s’orienta vers les filières techniques et l’on découvrit, mais un peu tard, que lorsqu’on y était, on y restait2.

12 Entre 18 et 20 ans, donc, après avoir passé son brevet de technicien en fabrication mécanique, Richard décide de s’éloigner de plus de cinq cents kilomètres de sa famille pour aller préparer son BTS alors qu’il aurait pu le préparer tout près, à Marseille. Inutile de vouloir pénétrer le secret intime de ces deux années où vont se rompre des siècles de continuité paysanne. On peut seulement supputer que pendant ces deux années de ce que certains appellent enseignement professionnel long, et d’autres enseignement supérieur technique court, Richard va apprendre en même temps le refus de la condition ouvrière, et, comme sa tentative d’entrée en école d’ingénieur le prouvera, l’impossibilité de sortir du technique pur pour devenir ingénieur, en bref, il va apprendre à se situer dans sa nouvelle place sociale3.

13 En 1970, à 20 ans, il revient donc chez ses parents, il possède le titre de technicien supérieur, il va travailler dans une grande entreprise comme technicien, il cesse de jouer au football pour jouer au volley-ball, il fait la connaissance de sa future femme, comptable et paysanne.

14 Alors, Richard Orion en 1970, qu’est-il vraiment ? Nouveau technicien d’industrie, fiancé à une comptable de PME, en rupture de banc avec l’ancienne condition sociale et culturelle, en cours d’invention d’un nouveau mode de vie de couches moyennes salariées ? Ou digne rejeton d’une longue lignée paysanne attachée aux traditions de sociabilité locale, fiancé à une paysanne et, au surplus, employé dans une entreprise proche parce qu’il faut bien, aussi, assurer la pitance ? Deux sociologies seraient bien prêtes ici à se chercher des teignes pour emporter la décision et elles auraient bien tort de vouloir maintenir ce type d’alternative belliqueuse car on ne gagne jamais rien à vouloir réifier les existences individuelles à partir de telles assignations identitaires.

15 Essayons plutôt de comprendre où se situent les périodes-clés de l’existence de Richard Orion : on peut distinguer, premièrement, la conjoncture des années 1970-1973 qui est celle du départ de la paysannerie, de l’insertion dans le monde du travail Industriel et du mariage, et, deuxièmement, celle de 1979-1982 qui correspond, tant sur le plan professionnel que sur le plan familial et résidentiel, à une sorte de deuxième installation dans la vie à partir de laquelle la destinée semble alors bien tracée. Entre les deux, Colette a cessé de travailler et a donné trois enfants à la famille, elle n’a nullement l’intention de reprendre une activité professionnelle à moins d’y être absolument contrainte par des raisons d’ordre pécuniaire.

Les Orion (cf. Annexe infra)

16 Partons de 1979, date à laquelle la direction de la Solmer a engagé un vaste programme de restructuration. L’entreprise manque d’informaticiens qualifiés et la direction reproche en particulier au système d’enseignement public de ne pas être capable de lui fournir les qualifications voulues en informatique4. La voie technicienne royale de l’informatique de process s’ouvre alors assez largement aux techniciens déjà en place, prêts à se recycler. Richard Orion fait partie de ceux qui vont bénéficier des stages

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d’informatique proposés par la Solmer5. Deux mois de stage d’informatique à l’autre bout de la France, plus quelques autres de formation générale et technique, mettent Richard dans la meilleure position possible pour s’approcher au plus près, un jour, de la position de cadre. La démarche est sans péril et mieux assurée que celle des techniciens non diplômés qui, comme Jacques Mondan6, jouent le tout pour le tout sur une formation du CNAM sans avoir l’assurance de voir cette formation reconnue pleinement par la direction. Alors que le technicien Richard Orion joue son passage comme assimilé-cadre, le technicien Jacques Mondan joue son maintien dans la catégorie et risque un retour vers des catégories ouvrières. Le marché de l’emploi interne de la Solmer offre de bonnes possibilités de promotion pour les techniciens pourvus d’un BTS.

17 De la série de stages accomplis par Richard Orion, on pourrait conclure à un fort investissement professionnel de sa part. Les deux mois de stage dans l’Est ont mobilisé matériellement Richard et sa famille. Pour autant, Richard ne semble pas s’impliquer dans cette aventure professionnelle. D’ailleurs, ces stages ne résultent aucunement, d’après ce qu’il nous en dit, d’une stratégie personnelle de formation, contrairement à Jacques Mondan7. « Depuis deux ans, j’ai changé un peu de voie… C’est une proposition qui m’a été faite, qui vient d’en haut si vous voulez. On m’a demandé de faire autre chose que la mécanique. Donc je fais pratiquement depuis deux ans du process. » « J’avais envie de changer d’air. On m’aurait proposé une évolution quelconque au niveau de l’entretien mécanique, sans problème… bon, on m’a proposé autre chose, j’ai fait autre chose, sans problème. » (Richard Orion)

18 L’univers de l’entreprise lui apparaît un peu comme celui de la dépossession de son destin. Il est placé sur un cursus, suivant un plan de carrière pré-établi et, si son comportement est convenablement adapté au profil ainsi assigné, il arrivera peut-être avec un peu de chance et avec le temps au statut de cadre assimilé8.

19 De ce point de vue, il partage avec ses collègues partis du même diplôme et ayant connu approximativement le même type de première insertion dans la vie professionnelle, un même champ de possibles. Certains iront plus vite que d’autres, voire un peu plus loin, mais, grosso modo, ils connaissent le même champ limité des possibles professionnels. Et le ressentiment de Richard Orion devant la barrière étanche du statut de cadre est très largement partagé dans les rangs de cette catégorie9. Les techniciens en route vers la quarantaine et bloqués aux indices 285 ou 30510 se désinvestissent dans leur rapport au travail11 ou bien, mais apparemment le cas est moins fréquent, ils surinvestissent pour sauter la barre (par la formation volontaire avec cours du CNAM par exemple et par le zèle professionnel). Tous ces phénomènes de désinvestissement où d’investissement dans la vie professionnelle font ressurgir le travail de la lignée et le poids des inscriptions de classe familiales.

20 Nous rejoignons sur ce point Claude Thélot lorsque, à la fin d’une longue analyse, il conclut que « l’influence du milieu d’origine se pérennise durant toute la vie active des descendants, indépendamment de leurs études et de leur position initiale »12. Que l’on nous permette à ce propos une courte digression sociologique.

21 C. Thélot montre tout d’abord que le schéma simple (suivant le modèle de la « transmission en cascade ») qui, dans un premier temps, fait dépendre la position initiale de l’origine sociale (suivant la double loi de la sélection scolaire et du rendement différentiel des diplômes) et, dans un second temps, la position sociale

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finale de la position initiale, ne suffit pas à expliquer les phénomènes de mobilité et d’immobilité sociale. Le schéma plus complexe qui consiste à faire entrer en jeu le diplôme en plus de la position initiale pour expliquer la position finale ne convient pas mieux13. C. Thélot conclut donc que les hypothèses simples qui cherchent à expliquer la liaison entre origine sociale et position sociale en fin de trajectoire à partir des étapes intermédiaires de la trajectoire (études, position initiale, ambitions de jeunesse ou autres) ne suffisent pas : l’origine familiale exerce une influence pérenne sur tout le cursus ultérieur au-delà des péripéties de la trajectoire ! elle exerce une force de rappel qui travaille (vers le haut ou vers le bas) la trajectoire sur toute son étendue. Toute la question est alors de savoir comment s’exerce cette force de rappel. Thélot convient qu’il est nécessaire de « faire intervenir des facteurs macro-sociologiques », mais, arrivée à cette étape, son analyse ne débouche plus. Il critique à juste titre le scholaro- centrisme de certaines explications de la mobilité mais est tout prêt à s’enfermer lui- même dans une sorte de familialo-centrisme. Un certain historicisme du lignage risque fort de nous masquer certains des rapports sociaux à travers lesquels se constitue une existence. Il faut donc prolonger l’analyse et tenter de comprendre en particulier comment la force de rappel de l’origine sociale ne s’exerce qu’en fonction de la position de l’individu dans la division sociale du travail, de sa perception de sa position dans les relations professionnelles et, au-delà, de sa perception de son identité sociale et de la conscience d’appartenir à un groupe, ou une classe sociale. La force de rappel de la lignée se manifeste avec une force particulière sur toutes les formes de motivations au travail et les modes d’investissement professionnel, mais ces formes de motivations ne se constituent elles-mêmes que dans un jeu d’adéquation et d’ajustement de la trajectoire sociale-familiale et des places que construisent et reconstruisent en permanence les bouleversements de la division sociale du travail.

22 On a déjà constaté, par exemple, que la loi du rendement différentiel du diplôme, en fonction de l’origine sociale, s’exerçait de manière très différente et suivant des intensités très inégales selon la place du diplôme, à un moment déterminé sur le marché du travail et suivant les recompositions permanentes de ce marché du travail. Dans notre exemple, il apparaît qu’elle s’exerce avec toute sa force lorsqu’il s’agit du baccalauréat technique, mais qu’elle s’exerce beaucoup moins puissamment pour les détenteurs de BTS et peut-être de manière quasiment nulle pour les détenteurs de BTS d’électronique (dans ce cas, l’origine sociale a travaillé avant, dans le choix même de l’option). Dans ces derniers cas, en effet, la possession du diplôme et sa relative rareté dans le courant des années 1970 et au début des années 1980 prédéterminent une place sur un plan de carrière assez bien dessiné.

23 De plus, l’état même de la division sociale du travail désigne les problèmes où se jouent les « destinées ». La restructuration de l’appareil industriel et, en l’occurrence, de la sidérurgie, désigne les problèmes des qualifications. Les modes d’investissement professionnel vont se jouer en priorité sur ce problème des qualifications et la lignée va alors peser de tout son poids à partir des modes de rapport au savoir qu’elle a engendrés. Mais le poids de la lignée n’est pas le poids d’une causalité uniforme et lorsqu’elle passe par les pratiques concrètes et les consciences individuelles, elle fonctionne sur le registre de l’ambivalence ou de la contradiction.

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L’éducation, c’est apprendre à se débrouiller

24 L’histoire de Richard Orion va nous le montrer. Richard a donc suivi plusieurs stages de formation professionnelle mais sans apparemment s’y impliquer fortement : il se sait inscrit sur un profil de carrière qui, moyennant un certain conformisme, va le porter au seuil de l’encadrement. Mais les choses sont peut-être plus compliquées. Pour Richard, le rapport au savoir, qui est certainement un des points nodaux de la compréhension de son mode d’inscription dans l’usine, est très profondément ambigu. Il est fait de défiance, de rejet, d’attirance, et la formation peut apparaître à la fois sur un mode strictement instrumental comme un moyen de promotion dont les contenus sont assez indifférents et comme la possibilité de mieux agir sur le fonctionnement de l’usine.

25 DÉFIANCE, du fils de paysans : la transmission du savoir est une affaire de transmission filiale, c’est l’affaire du père et du fils et non celle des institutions scolaires ou de n’importe quelle autre, bâtie sur le même modèle. Le père ne donne pas de diplôme, il transmet les savoirs vrais, ceux qui apprennent à se débrouiller dans la vie. Richard est issu d’une lignée où l’on ne passait pas par l’école pour apprendre un métier et, ce qui était la même chose, pour apprendre à vivre et à se débrouiller dans la vie. L’apprentissage des savoirs professionnels était indissolublement lié à l’éducation, c’est-à-dire l’apprentissage de la vie, et cela, c’était le privilège du père. Comment accorder à l’école et à l’usine ce qui devrait être le privilège de celui-là seul ?

26 REJET, de la part d’un individu dont l’ascension sociale est barrée autour de 40 ans, non du savoir en lui-même, mais de la sacralisation du diplôme : la légitimité du diplôme ou de son équivalent relève de la mascarade sociale dont le terroir est prompt à se gausser comme il est prompt à se gausser des formes un peu trop ostentatoires du pouvoir. Mais cette mascarade est terriblement efficace lorsqu’elle grave les statuts sociaux dans le marbre d’une existence. Comment ne pas voir dans ce rejet l’expression d’un

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ressentiment à l’égard de ceux qui élèvent des barrières sociales retranchés une fois pour toutes derrière leur diplôme14 ?

27 ATTIRANCE du technicien d’industrie : n’est-ce pas lui qui s’est présenté aux concours pour accéder à des écoles d’ingénieurs ? Et son BTS ne le protège-t-il pas lui-même face à ceux qui, comme Jacques Mondan, vont passer leur vie, ou presque, à combler le handicap d’une absence de BTS ? Mais c’est vrai, il n’élève pas la muraille de Chine du diplôme d’ingénieur face à des techniciens qui, lorsqu’ils sont fils de travailleurs indépendants, se sentent plutôt attirés vers le monde des cadres. Enfin, attirance vers les savoirs techniques, ceux qui servent vraiment à faire marcher l’usine face aux savoirs gestionnaires des ingénieurs qui, à ses yeux, ne sont même plus de bons techniciens.

28 Comme beaucoup d’autres techniciens, il a le sentiment de ne pas être utilisé au mieux de ses capacités. Plus généralement, il a le sentiment que les savoirs techniques sont dépréciés, alors même que leurs responsabilités sur la marche de l’entreprise sont très grandes : dans une industrie de process, les arrêts de production doivent être réduits le plus possible : les techniciens de l’entretien occupent une position-clé. Ceci contribue à nourrir un certain ressentiment vis-à-vis des ingénieurs qui, à ses yeux, font figure de porteurs d’une logique capitaliste : celle qui organise le processus de production selon les exigences des équilibres financiers et du profit.

29 Ces savoirs concrets lui apparaissent dominés par les savoirs gestionnaires, savoirs abstraits portés par des agents investis de la légitimité du diplôme, extérieure à celle des savoirs efficaces qui font marcher les installations. Dans ces conditions, Richard ne s’investit pas dans un jeu dont les règles lui sont étrangères.

30 Mais bien que partageant sur ces points les problèmes et le ressentiment des autres techniciens, Richard ne s’en sent pas pour autant solidaire et ce tout simplement parce que sa vision du monde, des autres et sa représentation de lui-même s’alimentent à d’autres matrices symboliques et parce que l’organisation même de son existence se fonde ailleurs, sur sa famille. De ce dernier point de vue, l’événement que fut la grève de 1979 est particulièrement révélateur et ce précisément en ce qu’il révèle à la fois les lieux de solidarité sociale et les formes de mobilisation personnelle et familiale requises en période de crise.

31 Richard Orion dit comprendre les motivations des syndicats, il regrette que l’entreprise n’ait pas compris plus tôt les problèmes des travailleurs et les ait contraints à se battre ainsi, et, pourtant, il présente les grévistes comme une minorité de « peigne-cul ». Concrètement que fait-il ? Il se débrouille ailleurs et en famille, il aide le père aux champs, suit une formation professionnelle de moniteur d’auto-école (au cas où les choses tourneraient vraiment mal) et aide son beau-frère, propriétaire d’une entreprise d’auto-école. Il regarde à distance les agitations de l’usine avec cet anarcho- individualisme du terroir qui vous fait en Provence le cœur à gauche et la pratique réaliste15. Nous l’avons dit plus haut, 1979-1982 constitue pour Richard Orion une période-clé sur le plan professionnel. Elle constitue également une période-clé sur le plan familial et résidentiel.

32 En ces années, l’effort matériel et financier de la famille Orion connaît son paroxysme : ils viennent d’avoir leur troisième enfant et ils se sont engagés dans la construction d’une maison. En 1982, ils emménagent dans une maison de 200 m2 non terminée. Depuis un an (et ce n’est pas fini), Richard passe tout son temps disponible à construire sa maison, sur le terrain donné par ses parents. Il est clair que ce ne sont pas les

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revenus salariaux de Richard qui vont permettre à eux seuls de passer ce cap difficile. Ils n’occupent tout compte fait qu’une part limitée de l’ensemble des ressources de la famille Orion16.

33 Toute la parenté est mobilisée, et elle a manifesté son efficacité pratique : des habitudes séculaires d’autarcie familiale survivent ici pour passer les conjonctures difficiles17. Toute la famille épaule le ménage Orion : par la fourniture d’emplois de remplacement en cas de coup dur professionnel, avec l’aide des frères et beaux-frères pour la construction de la maison, par la fourniture de biens et services de toutes sortes comme les légumes du jardin des parents ou la garde des enfants par la mère de Colette, par l’organisation du travail domestique de Colette qui procure de nombreux biens, et aussi par l’adaptation de l’institution de l’héritage qui permet au père de Richard de lui transmettre des terres par anticipation de l’héritage légal.

34 On mobilise la parenté pour réussir sa vie familiale (« la famille c’est la priorité »), le mariage entre « pays » a joué son rôle de trait d’union entre le passé et l’avenir, les collatéraux s’épaulent et se convoquent en festivités pour perpétuer la lignée. Belle adéquation où les moyens sont bien ajustés aux fins : la lignée chercher à perdurer, malgré l’industrie.

35 Mais attention, si la parenté et le local sont bien le lieu des survivances autarciques et de la célébration des cérémonies par lesquelles le passé se rappelle en permanence au présent, il ne faudrait surtout pas se laisser leurrer par ses représentations topographiques de l’existence suivant une bi-polarisation qui opposerait, d’un côté, l’entreprise et la sociabilité industrielle, et, de l’autre, la famille et la sociabilité locale, ou encore rapports de production ici et là rapports de parenté. L’existence de Richard ne s’organise pas suivant cette alternance bien réglée. On l’a vu, le père et toute la lignée sont présents dans toutes les représentations du travail et le rapport à l’usine, ils sont présents dans les modes d’investissement professionnels de Richard. Mais il faudrait faire preuve d’une bonne dose de naïveté folkloriste pour s’imaginer que la parenté et le local perdurent dans toute leur pureté originelle et anime l’existence de Richard du feu sacré des origines. Richard rend au père ce qui est au père et laisse à la paysannerie l’étroitesse de son univers existentiel : « Mon père, c’est vraiment le paysan bien dans la tradition, la terre… Le dimanche, il va faire le tour, il va écouter pousser ses salades et je le comprends hein ! Parce que c’est prenant, c’est passionnant. J’ai trente-deux ans, mes parents en trente- deux ans n’ont jamais pris de congé ! Ils s’octroient de temps en temps trois jours. Alors les congés, c’est : “On va accompagner les gosses en colonie de vacances”. On part en bus avec les gosses, on s’occupe des gosses, ça leur fait trois jours où ils se changent les idées, alors vous voyez le niveau ! »

36 Richard et Colette, eux, ont été en Tunisie (en coopération), en Algérie (rendre visite au beau-frère en coopération), en Roumanie (parce qu’un des frères de Colette y était en déplacement professionnel), ils partent en vacances dans les Pyrénées (chez un cousin qui y possède une maison)… On reste en famille, mais c’est la famille qui change. La fratrie et les collatéraux ont connu les mêmes aventures et se retrouver en famille, c’est maintenant se retrouver entre cadres et techniciens d’entreprises industrielles. Le local change aussi. Le frère de Colette crée un club de bridge et voilà Richard et Colette jouant au bridge. Depuis son retour en 1970, Richard joue au volley-ball et ne joue plus au football ; or le volley comme le basket connaissent la fréquence relative de pratiques la plus forte chez les cadres moyens (employés, ouvriers et cadres supérieurs venant derrière à égalité)18. Et puis, entre 1974 et 1976, Richard et Colette assument tous deux

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alternativement la responsabilité de la maison des jeunes et de la culture de la commune. En poussant un peu la boutade, on pourrait presque dire que Richard n’est jamais tant paysan que dans son entreprise et jamais tant classe moyenne salariée que dans sa commune d’origine ! Ce n’est qu’une boutade, mais elle indique que l’identité sociale de Richard ne se laisse pas définir suivant le mode de l’alternance (il est tantôt ceci, tantôt cela), mais suivant le mode de l’ambivalence : ce qui dans notre esprit ne signifie pas seulement qu’il soit à chaque moment un peu ceci et un peu cela, mais que la définition même des termes par lesquels on pourrait définir son identité se modifie en fonction de cette ambivalence. La position sociale, les identités de classe ne se laissent pas saisir aussi facilement. Ce travail de la lignée toujours présent ne relève pas d’une mécanique de transmission des valeurs.

Les techniciens : une catégorie ouverte aux quatre vents

37 La présence de la lignée et des rapports parentaux dans les rapports au travail et les rapports au monde de l’usine est d’autant plus évidente qu’une catégorie recrute large et que le rapport au travail ne trouve pas encore ses repères symboliques dans une culture d’usine appuyée sur un milieu social historiquement stabilisé. Il est donc bien clair que l’histoire de Richard et Colette Orion ne constitue pas le parangon du mode de vie des techniciens modernes. C’est d’ailleurs ce que nous indique la très grande diversité des trajectoires sociales et des modes d’existence des techniciens ou familles de techniciens que nous avons rencontrés, bien caractéristique du mode de recrutement de cette catégorie dans les années 1960-1970. C. Brich, le déclassé, fils d’ingénieur marié à une fille d’artisan détentrice d’un DUES, après avoir « traîné » de première année de médecine en première année de Faculté, passe par les entreprises d’intérim avant de débuter comme technicien-ouvrier qualifié (contrôle métallurgique), pour devenir pupitreur en 1978, puis programmeur après un an de stage d’informatique suivant la loi de l’effet-cliquet décrite par C. Thélot19. N. Mico, fils d’OS, époux d’une fille de maçon, devenu technicien après un passage par cinq ans d’armée, en lutte contre la force de rappel de la lignée. M. Zetkin, fils d’ouvrier sidérurgiste lorrain, sorti du système scolaire au cours de sa première de lycée, épouse une fille d’agent de maîtrise de la sidérurgie, puis est affecté directement au service informatique au retour de l’armée. Les voies sont diverses (mais pas forcément mystérieuses) qui mènent ou qui menaient au statut de technicien d’industrie. Bien divers également les destins professionnels des membres de cette catégorie. N. Molin, coincé dans un service cul-de-sac avec son « niveau BTS » a renoncé à toute ambition et même à toute espèce d’intérêt pour son travail (sauf pour la « perruque »). Il ressemble plus à un ouvrier désabusé qu’à l’image que l’on peut se faire du technicien. À l’opposé, les Trissot, tous deux techniciens, offrent l’image du surinvestissement professionnel à l’ancienne. Légèrement plus âgés que la moyenne des techniciens de la Solmer20, ils sont totalement aspirés par le bloc des ingénieurs. H. Trissot a d’ailleurs franchi l’obstacle qui entrouvre la porte de ce paradis des techniciens : il est devenu « 4bis ». Il avait, d’une certaine manière, commencé le travail quelques années plus tôt en épousant sa femme également technicienne, mais de père ingénieur. Ils avaient tous deux commencé dans l’informatique leur travail dans la sidérurgie, lui en 1967 après cinq années d’armée et deux années d’études après le baccalauréat21, elle en 1966, avec

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un brevet de technicien de dessin industriel. C’était le début de l’informatique de process, ils ont tout appris sur le tas et livres en mains sur les premières machines et, en 1980, ils étaient « devenus des mammouths, des bêtes rares » (H. Trissot). Le passage sur les nouvelles installations s’est fait in extremis. Aristocratie technicienne de l’informatique, les voilà directement mis en concurrence avec les quelques titulaires de DUT frais émoulus de l’IUT, qui font leur apparition dans l’entreprise en 1982 et 198322. Ils savent que, de plus en plus, les techniciens se recruteront ainsi dorénavant, mais ce qui leur apparaît être la nouvelle petite bourgeoisie de l’entreprise est vite déconsidéré par eux, qui, avec leur titre d’informaticien de process, se prennent un peu pour les aristocrates de l’acier et de l’informatique. L’informatique de l’IUT c’est l’informatique « clean » de gestion, étrangère à l’univers viril de l’usine ou plutôt à l’univers de la production matérielle. La production dans les industries de process c’est le travail ininterrompu des machines. L’informatique de process, c’est du 24 heures sur 24 : « La formation en IUT est totalement insuffisante pour l’état d’esprit qu’on a ici, dans le sens sécurité et précision. Il faut minimiser l’arrêt du calculateur, eux, ils s’en foutent, s’ils se plantent. Parfois, on sort à 20 ou 21 heures s’il le faut. Même s’il y a un problème, les jeunes partent, rentrent chez eux. » (H. Gélin)

38 Pour les Trissot, qui viennent de Lorraine et qui pourtant ne sont ni Lorrains ni d’origine lorraine, c’est toute une tradition qui se perd. L’ostentation dans le respect de l’étiquette sur les lieux de travail (où ils se vouvoient tous deux) est là pour rappeler qu’à l’instar de la vieille garde des ingénieurs lorrains, ils ne se rendront pas.

La catégorie des « techniciens » Quelques chiffres pour l’ensemble de la France

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39 On ne peut ici qu’évoquer ces quelques exemples qui mériteraient de plus amples développements. Ils sont l’expression des voies fort diverses par lesquelles on devient technicien et par lesquelles on vit son statut professionnel de technicien. La diversité de l’ensemble de leurs modes de vie n’est pas moins grande. Mais on ne peut en rester là, c’est-à-dire à la situation qui a dominé les années soixante et soixante-dix. Dorénavant, le BTS et son acolyte le DUT (dans une moindre mesure, le baccalauréat technique) deviennent les voies de passage quasiment obligées pour accéder au statut de technicien. Et ceci est particulièrement vrai pour l’informatique. Les techniciens diplômés constituent un groupe social qui devient visible et se développe à partir des années soixante-dix et s’affirme dans les années quatre-vingt. Mais on ne peut tordre le bâton dans l’autre sens et passer du constat d’extrême hétérogénéité du groupe à celui de son homogénéisation par la seule vertu du diplôme.

40 Certes, les analyses de L. Boltanski23 concernant la constitution de la catégorie des cadres pourraient, mutatis mutandis, s’appliquer aux techniciens supérieurs pour lesquels la valeur emblématique du diplôme joue son rôle dans la reconnaissance de classe. Certes, la normalisation des cursus de formation qui permettent d’accéder au statut de technicien tend à homogénéiser les modes de socialisation des individus gui les parcourent. Certes, le système des indices légitimé par les conventions collectives24 joue son rôle de repérage des positions dans l’espace social de l’entreprise et contribue, en imposant l’image de l’espace plan de l’échelle des indices, à homogénéiser les modes de représentation des identités professionnelles.

41 Mais les restructurations amorcées au début des années 1980 présentent une image encore relativement mouvante des nouvelles places de techniciens dans la nouvelle division du travail. À la frontière des fonctions ouvrières ou des fonctions d’encadrement, certains cherchent encore leur place. La production de nouvelles qualifications est aussi à chercher dans l’organisation tous azimuts de stages "maison".

42 Un nouvel espace des postes de techniciens commence à se dessiner et l’on pressent que se constitue une nouvelle élite technicienne, par exemple autour de l’informatique de process, alors que certains secteurs ou certaines fonctions technologiquement plus traditionnels semblent préfigurer la constitution d’un type de technicien à carrière lente et spécialisation étroite25.

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Répartition des techniciens par services (Solmer) (1982)

43 La perception de l’espace social de l’entreprise est faite à la fois d’une représentation claire, inscrite dans les schémas des conventions collectives, de la place dans l’échelle indiciaire et d’un flou complice sur les salaires, sorte de pudeur discrète qui entoure la connaissance du salaire de chacun26.

44 Mais la perception de l’espace social de l’entreprise résulte également d’une sorte d’inquiétude diffuse engendrée par la distribution inégale de l’information sur les restructurations des services. Les entretiens nous montrent que la perception des restructurations est très fragmentaire ; on n’en perçoit que ce qui vous entoure immédiatement et encore, dans un premier temps, la personnalité du chef de service focalise-t-elle souvent plus l’attention que la transformation des contenus du travail.

45 La perception de l’espace social de l’entreprise est ainsi faite de zones de clarté et de zones à fortes incertitudes27. La manière de se mouvoir dans cet espace, dont la résultante est ce qu’on appelle, en termes sociologiques, la mobilité professionnelle, dépend d’une multitude de facteurs qu’il n’est pas dans notre intention d’analyser ici. Nous repartirons plutôt de cette idée centrale que la manière de jouer des transformations en cours et d’élaborer des stratégies dépend fondamentalement des formes d’investissement dans le travail et ces formes d’investissement résultent de la place qu’occupe l’activité salariée dans l’ensemble des conditions d’existence et donc des modalités globales de reproduction des individus.

Quand un technicien passe à la maîtrise, en famille

46 Reprenons nos pérégrinations pour une histoire courte, qui peut être rapprochée de celle de la famille Orion. Claude Constantin est, comme Richard Orion, un enfant du cru. Comme lui, il est inscrit fortement dans les réseaux de la sociabilité locale et dans un

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réseau de parenté. Mais le cru est celui de la classe ouvrière provençale et la parenté est marquée par les migrations méditerranéennes. De plus, sa trajectoire professionnelle suit d’autres cheminements que celle de Richard Orion.

Les Constantin (cf. Annexe infra)

47 Claude Constantin, comme Richard Orion, est un enfant du pays, mais il ne s’agit pas exactement du même pays. C’est un enfant de Port-de-Bouc, ancienne forteresse ouvrière des chantiers navals. Fils d’un ouvrier qualifié port-de-boucain, petit-fils d’un agent de maîtrise des chantiers de Provence, pour ce qui concerne l’ascendance masculine ; fils et petit-fils d’une famille grecque arrivée à Port-de-Bouc en 1930, pour l’ascendance féminine, il est porteur de tout le passé et du présent de Port-de-Bouc28.

48 En 1973, il se présente sur le marché de l’emploi et sur le marché matrimonial. Dix années plus tôt, il aurait eu toutes les chances d’entrer aux Chantiers de Provence. En 1973, il entre dans la filière des grandes entreprises industrielles de la zone ouest de l’étang de Berre. Après trois années de « fréquentation », il épouse, en 1976, la fille de deux employés de la Solmer. Ceux-là étaient arrivés en France en 1962 avec la grande marée des rapatriés d’Algérie. Aux alentours de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, bascule toute l’organisation locale des filières parento- professionnelles « ouvrières » de la région. Comme Richard Orion, le fils de paysan, Claude se retrouve technicien à la Solmer. L’ambivalence du rapport au milieu social d’origine et à la nouvelle position professionnelle se retrouve chez tous les deux, mais sur des modes bien différents. Leur inscription professionnelle et, plus généralement, leur rapport à la grande industrie portent les traces indélébiles de leurs origines respectives. Chez Claude, le rapport au père est indissolublement lié au rapport à toute une condition sociale et au milieu local qui fut le terreau familial. C’est vrai pour Richard mais différemment, car la lignée paysanne inscrite dans la propriété terrienne apparaît beaucoup plus dans sa singularité de lignée familiale que chez Claude, fils de Port-de-Bouc, autant que de son père, pour lequel les rues port-de-boucaines étaient inséparables du milieu familial : « Moi non, mon père n’a pas été aussi sévère, je dirais pas que j’ai été élevé dans la rue, mais presque. Je dis presque parce que, en comparaison avec d’autres qui ne sont pas allés à l’école, ils étaient dans la rue ceux-là. Moi, étant scolarisé jusqu’à 19 ans, je dis pas que c’est l’éducation de l’école qui m’a un peu surveillé, qui m’a mis un peu dans le droit chemin, mais enfin mes parents ont une villa dans un quartier à Port-de-Bouc et des gens qui ont une villa, les enfants sont toujours à droite et à gauche. Bon moi, c’était pas dans la rue mais presque, dans le droit chemin, mais dans la rue. » Le lieu de refuge identitaire, c’est Port-de-Bouc, beaucoup plus que la famille. « Port-de-Bouc, c’est un milieu ouvrier… Port-de-Bouc, j’y suis né, j’y ai mes amis d’enfance… Ils travaillent… pas à Solmer, heureusement, et lorsque je quitte l’usine, je vais voir mes amis d’enfance, c’est terminé. »

49 L’équipe de sport locale a cristallisé tout le sentiment de l’appartenance à la famille port-de-boucaine. « J’ai commencé à faire du sport à 9 ans et puis de 15 ans jusqu’à 28 ans, j’ai fait du rugby… Le rugby c’était toute ma passion. »

50 Plus puissant est l’enracinement et plus violente sera la crise d’identité du Port-de- Boucain lorsque commencera à se désintégrer la communauté locale avec la fermeture des chantiers navals en 1966 puis avec l’implantation de la Solmer en 1973 : il ne s’agit

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plus ici de la disparition lente et progressive d’un milieu rural qui s’éteint doucement au rythme des décès paysans.

51 La crise des chantiers navals n’a pas pris Claude par surprise comme elle l’avait fait pour son père et ses grands-parents. À cette époque, il est encore au collège et, lorsqu’en 1973, à 19 ans, il sort du système d’enseignement avec son baccalauréat technique, le marché du travail est encore relativement ouvert. Contrairement à Richard qui s’expatrie pour aller préparer un BTS, Claude s’arrête au baccalauréat. Tout d’abord parce qu’il a l’impression que sa progression, relativement au CAP de son père, est déjà bien suffisante, ensuite parce que la poursuite de ses études aurait entraîné automatiquement une décohabitation que les finances de ses parents auraient eu bien du mal à supporter. Enfin et surtout, il respectait ainsi la norme ouvrière qui dictait le rapport à l’avenir des jeunes gens de son âge s « Le fait de m’arrêter, ça s’est passé l’année de terminale. Je voulais m’arrêter, beaucoup de copains de lycée s’arrêtaient ; ça influe, on ne dirait pas, mais ça influe… Beaucoup s’arrêtaient parce qu’ils étaient du même milieu que moi, ouvrier : “moi je m’arrête, j’ai pas envie, et toi, qu’est-ce que tu fais, moi je vais arrêter et puis après je chercherai du travail”… On se disait : “on se débrouillera pour trouver du travail”. »

52 On est loin du projet individuel élaboré dans le secret de la négociation familiale et la perspective d’une promotion honorable de la lignée comme ce fut le cas pour Richard. Et puis, Claude n’a aucune raison de partir au loin pour affirmer son autonomie face au père, le groupe des copains port-de-boucains a suffi à cette tâche.

53 Entre la sortie du système éducatif et l’entrée à Solmer, deux années plus tard, s’inscrit une période d’essais-erreurs très proche de celle décrite par Richard. Claude se déplace sur le marché du travail local de petites en moyennes entreprises grâce aux relations amicales ou familiales qui ouvrent des portes sur le marché local de l’emploi. Un ingénieur de ses amis, rugbyman, lui ouvre même les portes du bureau d’études d’une usine de réputation internationale. Grande entreprise, petit établissement : l’ambiance y est « familiale », le rugby est proche. Il retrouve d’anciens dessinateurs des Chantiers de Provence, amis de son père et de son grand-père, sa qualification est reconnue dans le bureau d’études où il est dessinateur et où on lui donne de petites responsabilités. Comme Richard, il expérimente dans cet établissement de dimension modeste un type de rapport au travail complémentaire d’une forte inscription familiale locale. Comme pour Richard, les perspectives de salaires plus élevés et de carrières plus longues à Solmer l’incitent cependant à rejoindre le géant local, mais il y entre, lui, comme travailleur posté. Comme Richard, il va donc découvrir la grande entreprise moderne29. L’idée lui fut suggérée par son beau-père, qui travaille à Solmer, et qui le fait embaucher « par l’intermédiaire de quelqu’un de bien placé à la Solmer »30. Le beau- père veille au grain et pense à la carrière de l’homme en charge de sa fille. On reviendra sur ce point. Il n’est pas sans importance comme toutes les circonstances d’ailleurs par lesquelles on opère les choix structurants d’une vie.

54 Avec l’arrivée à la Solmer, « ça a déchanté », dit Claude. Du fait du travail en 3x8 principalement31, mais aussi du fait des rapports hiérarchiques et plus généralement de la perte d’autonomie et de responsabilité d’une vie professionnelle coupée des autres aspects de l’existence. Il entre au service entretien mécanique. Six années après, il y est toujours, déprimé par une certaine routine et surtout confronté au problème de tous les techniciens parvenus à un certain indice : le faible espoir de promotion.

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55 Les structurations qui s’engagent à partir des années quatre-vingt vont lui ouvrir la voie, non sans mal, car il dit avoir fait des pieds et des mains et s’être bagarré. Son comportement réaliste et discret pendant les grèves de 197932 lui avait déjà permis en 1981 de bénéficier de stages et en particulier d’un stage d’encadrement : en 1982, il devient agent de maîtrise (toujours dans le secteur de l’entretien). Le voilà loin des destinées informaticiennes du technicien supérieur Richard Orion, et voilà ouvertes les voies de la promotion : c’est très explicitement l’objectif visé, il fait ainsi partie de ces rares techniciens qui passent de fonctions techniciennes à des fonctions d’encadrement.

56 C’est une filière que la direction aimerait développer plus, mais on fait avec ce que l’on a, et rares sont ceux qui sont prêts à un tel passage, car, comme se plaît à le répéter Claude Constantin, il passe ainsi de l’autre côté de la barrière : maintenant, on l’appelle « chef ». Rien à voir avec les longues patiences ouvrières : il a mis cinq ans pour devenir agent de maîtrise. Trois conditions sont réunies chez Constantin pour opérer un tel passage :

57 a) Tout d’abord, le désir d’un rapport plus concret aux installations que celui qu’il connaissait dans sa fonction de technicien ; là, il planifiait sur le papier les interventions des autres, maintenant il dirige directement les opérations sur les installations : Claude.– On touchait plus à la paperasse, aux papiers qu’à la mécanique en fin de compte… Le changement c’est… c’est moi et l’équipe qui allons dépanner. Thérèse.– C’est fatiguant. Claude.– C’est fatiguant, mais ça, c’est un autre problème. C’est moi qui décide si je dois intervenir tout de suite, attendre un moment, prévenir ma hiérarchie… On a plus d’initiative, je pense qu’on se fait plus apprécier dans ce boulot qu’avant. Ce mépris pour la « paperasse » est commun à bien d’autres techniciens d’origine ouvrière.

58 b) Ensuite, il accepte de continuer à travailler en 3x8. Le maintien en 3x8 est indiscutablement le prix le plus fort à payer pour devenir agent de maîtrise et ça, Claude ne le cache pas. Les 3x8 gâchent ses rapports à ses amis, ses activités sportives… En fait, c’est le couple qui a choisi cette option sur la base d’une organisation spécifique du dispositif familial où Thérèse n’exerce pas et n’entend pas exercer d’activité salariée. Mais, comme dans le cas de la famille de Richard Orion, ceci est grandement facilité par le fait que Thérèse, femme sous influence d’une famille pied-noir, est complètement insérée au quotidien dans son réseau parental : elle passe presque tous ses après-midi chez sa mère (« j’ai acheté une moto pour qu’elle puisse aller voir sa mère »). Les 3x8, c’est une affaire de famille. La famille est mobilisée suivant une organisation des forces de travail et des investissements familiaux pour accompagner la carrière professionnelle de son champion : il faut une motivation de l’ensemble de la famille pour y arriver et, lorsque la belle-famille, ou plutôt le beau-père vient en renfort de motivation, alors…

59 c) Enfin, passer ainsi « de l’autre côté de la barrière » implique un rapport fait à la fois de distance et de proximité au collectif ouvrier situé sous ses ordres : « Maintenant je suis le chef vis-à-vis de mes copains. Avant c’étaient mes anciens acolytes, maintenant je suis de l’autre côté de la barrière. De leur fait, pas du mien… J’essaie d’ailleurs d’amoindrir cet état de fait, mais c’est difficile… Les réactions dans le milieu ouvrier dont je fais partie sont difficiles à comprendre, à cerner. »

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60 Pour Claude Constantin, contrairement à R. Orion et aux autres titulaires de BTS, le groupe de référence n’est pas celui des ingénieurs mais celui des ouvriers, il implique la totalité de l’identité sociale de Claude et pas seulement sa place dans la division du travail et des pouvoirs dans l’usine.

61 Claude ne répugne pas, bien au contraire, à aller mettre la main à la pâte sur les installations avec l’équipe d’entretien, l’inscription dans le collectif ouvrier ne lui fait pas peur, c’est toute son enfance et sa jeunesse port-de-boucaines et rugbystiques qui expliquent cela.

62 D’où vient la distance ? Du père lui-même, l’ouvrier des chantiers navals disparus, lorsqu’il lui conseille de ne pas s’impliquer dans le mouvement syndical. Et puis aussi de cette image de la déroute du milieu ouvrier port-de-boucain qu’il nous présente. Le monde ouvrier de sa jeunesse, son père, Port-de-Bouc, autant d’images imbriquées qui n’exercent plus la fonction d’identification positive qu’elles exerçaient pour les enfants de la génération précédente. La condition ouvrière se confond avec l’immobilisme du père.

63 Claude n’entre pas à Solmer pour rester toute sa vie un petit technicien rond-de-cuir (la paperasse !…), dit-il. Mais son baccalauréat n’est pas un BTS et ne le destine pas aussi facilement, lorsqu’il entre dans la dernière fournée d’embauché de 1975, aux fonctions techniciennes les plus intéressantes.

64 Et puis les liens du mariage le relient à une autre lignée familiale, une vraie, regroupée autour de son père sévère, celui qui fait devoir à ceux qui y entrent d’arriver à quelque chose dans la vie, et non la lignée ouvrière qui se confond avec un milieu social. La longue lignée, pied-noir celle-là, dont la figure centrale était le beau-père très sévère du père sévère, un entrepreneur de transports, haute figure des rudes entrepreneurs de l’Algérie de la première moitié de ce siècle33.

65 Si Claude a épousé la fille, c’est avec le père qu’il signe une sorte de contrat moral familial34 : les traditions pied-noirs sont encore vivaces ici. Les fiançailles dureront trois ans et le père pied-noir fera entrer son futur beau-fils à la Solmer un an avant de céder sa fille de 20 ans en mariage à l’homme de Port-de-Bouc. Lorsqu’ils se marient, ils disposent de pratiquement tous les équipements nécessaires. Le père a même prévu la maison de campagne pour les vacances des enfants, les projets d’accession à la propriété sont concertés en famille : comme nous disait le père lorsque nous l’avons rencontré : « Ainsi, j’ai tout le monde sous la main. » La lignée travaille au concret et pas seulement par l’évocation des ancêtres prestigieux. Surtout, elle est le lieu d’élaboration des grands projets : le père avait déjà laissé entrevoir les possibilités de promotion à Solmer et, maintenant, il propose au beau-fils, au fils et aux femmes de la famille le projet d’ouverture d’un commerce, un bar plus précisément. Claude est motivé.

66 Voilà donc que le projet d’ascension sociale par la maîtrise est fortement relativisé par cet autre projet. Et Claude, que l’on croirait totalement absorbé par son projet professionnel, rêve en fait d’un autre avenir. Paradoxal à une époque ou le repli sur le commerce et l’artisanat devient exceptionnel quand on est salarié de l’industrie. Le projet verra-t-il le jour ? On pourrait en douter. Mais, en tout cas, le projet est là et bien là. On est loin des patientes épopées d’autres techniciens pour lesquels toute perception de l’avenir se ferme au sortir de l’entreprise.

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67 Notre approche a pour effet d’accuser les différences, de souligner les spécificités, de mettre en évidence l’hétérogénéité de situations souvent subsumées sous la référence à une catégorie socio-professionnelle. Le constat que nous faisons de la très grande diversité et mobilité tant des positions ou places sociales que des trajectoires individuelles et collectives qui mènent à ces positions n’est-il que l’effet de cette lecture particulière des faits sociaux ? Nous ne le pensons pas.

68 Les récits singuliers que nous avons recueillis portent en eux-mêmes les traces de ces indéterminations, tant celles de positions que celles de trajectoires et des modes d’identification sociale35. Restructurations, évolution des technologies, définition labile des postes et des fonctions, modification progressive des cursus professionnels des techniciens sont présentes dans toutes les incertitudes plus ou moins inquiètes ou angoissées de ceux que nous avons rencontrés. Seules les classifications donnent des points de repère bien fixes, mais sur ce point le problème est plutôt celui de la trop grande prédestination des destins catégoriels : on sait dans quelles zones de coefficient on est et dans quelle zone on a toutes les chances de rester. À l’inquiétude sur la définition incertaine des postes se surajoute alors dans certains cas la démoralisation due à la trop nette définition des coefficients.

69 De nouveaux métiers se dessinent peut-être, mais pour les hommes et les femmes que nous avons rencontrés (des hommes et des femmes de la génération des 30-35 ans), ils ne sont pas inscrits dans des mythes fondateurs et des signes de reconnaissance symbolique. Ils errent entre les symboliques ouvrières et celles des cadres, entre des modèles de solidarité ouvrière en crise et des modèles de reconnaissance sociale des cadres qu’on leur refuse. L’adhésion syndicale ne revêt plus grand sens dans ses conditions36.

70 Appartenant à la génération des grandes mobilités professionnelles, ces nouveaux techniciens ne trouvent plus dans la lignée de points de repères bien solides : leur

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ambivalence vis-à-vis des valeurs, des savoirs, des modes de vie parentaux portent la trace de ces doutes. D’où une sorte de scepticisme devant la valeur travail. Contrairement au père, leur investissement dans le travail est dé-moralisé.

71 Mais la question du rapport au travail et aux valeurs qui lui sont liées est-elle encore la bonne question ? Ne se déplace-t-elle pas vers celle du rapport au savoir, celle de ces modalités d’acquisition et des formes de socialisation qui leur sont liées ? Alors que le père, puis les pairs, étalent jusqu’à présent les principaux agents de transmission de ces savoirs, voilà que de grandes institutions spécialisées et en particulier les établissements publics d’enseignement, prennent le relais ; alors que ces transmissions faisaient l’objet de longs apprentissages où acquisition d’une qualification, acquisition de nouveaux savoirs et apprentissage de l’ensemble d’un mode de vie ne faisaient qu’un, l’État délivre de nouveaux titres qui, dès l’entrée dans la vie, vous qualifient leur homme.

72 Déshérence symbolique des lignées familiale et professionnelle et errance de cette génération ne riment-elles pas pour souligner le rôle historique de transition qu’elles sont en train d’assumer ?

NOTES

1. C’est au cours des années soixante que se constituent les nouvelles filières de formation de techniciens et de techniciens supérieurs. Les CET (Collèges d’enseignement technique) sont créés au début des années soixante avant de se transformer en LEP (Lycées d’enseignement professionnel) en 1977. La première promotion des baccalauréats F, G, H apparaît en 1969 et au cours de l’année 70, les IUT (Instituts universitaires de technologie) sont créés en 1966. 2. Serge Nauris, un autre technicien fils d’un ouvrier d’une grande entreprise nationalisée, a expérimenté à sa manière cette sorte d’enfermement technicien. La culture professionnelle familiale le fait « naturellement » entrer dans la filière technique. En plus, le grand frère a déjà tous les livres et ça évite des dépenses supplémentaires à la famille. Avec son baccalauréat technique, il veut entrer au CREPS, mais l’année où il veut le faire, son baccalauréat n’est pas validé ; il prépare donc un BTS. Une fois entré à la Solmer, il s’inscrit au CNAM (en 1974) et en 1978 obtient son DEST. Il lui faudrait encore trois ans pour devenir ingénieur du CNAM par la voie de la formation continue. Ou encore, il pourrait, comme sa femme l’y incite, quitter la Solmer pour deux années et faire l’École d’Ingénieurs de Grenoble. Mais il renonce : « Il a peur », dit sa femme. Lui dit qu’il « ne se sent pas » : « Je ne me sens pas la vocation d’ingénieur… c’est peut-être de voir les ingénieurs que j’ai à Solmer qui m’a mis cette idée en tête. C’est difficile à expliquer. » 3. Un entretien auprès du service du personnel fait apparaître que « les BTS d’informatique sont des denrées rares » et les autres BTS un bon passeport pour le métier de technicien. En revanche, le baccalauréat « ne veut rien dire », il n’ouvre pas les portes automatiquement à la catégorie de technicien. Il ne vaut que par ses conditions d’obtention (note, session, âge, expérience professionnelle) et par les capacités d’adaptation des titulaires de ce diplôme. On rejoint les résultats d’une enquête sur la formation des techniciens, en particulier sur le constat de la différenciation qui s’opère entre les titulaires d’un diplôme de technicien (baccalauréat ou brevet

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de technicien) plutôt orientés vers le marché du travail ouvrier (d’autant plus qu’ils sont fils d’agriculteurs et d’ouvriers et d’autant moins qu’ils sont fils de cadres ou d’employés) et les titulaires de diplômes de techniciens supérieurs orientés vers le marché de l’emploi des couches moyennes salariées, cf. J.-P. Faguer, « Le baccalauréat “B” et le mythe du technicien », Actes de la recherche en sciences sociales. 4. Toutes les données le confirment, les besoins des entreprises industrielles en informaticiens et électroniciens qualifiés ne sont pas satisfaits. (Cf. Le Monde de l’Éducation, n° 101, janvier 1984). De plus, les emplois dans l’informatique industrielle sont très spécialisés et exigent des adaptations plus ou moins longues sur le tas (au moins deux ans). De 1981 à 1984, la Solmer fera passer 860 personnes en formation : on va trier les « informatisables » et les « papiers-crayons » dans les services car désormais l’enjeu est de décentraliser l’informatique dans tous les services (Entretien. Service du personnel Solmer, 1983). Un article récent souligne que la reconversion est un palliatif qui offre aux directions de nombreux avantages : elle permet d’éviter la constitution d’une « caste » (d’un État dans l’État) d’informaticiens purs ; elle permet de mieux les spécialiser et d’éviter en même temps un trop important turn over lié à la concurrence sur les salaires ; elle permet d’avoir des informaticiens plus impliqués, plus « esprit-maison » ; elle permet à fonction égale de moins payer les diplômés de formation continue. Ces reconversions sont d’autant plus aisées que l’extraordinaire souplesse des classifications informatiques permet tous les reclassements (Philippe Eliaken, « Formez vos informaticiens vous-mêmes », L’Usine nouvelle). 5. L’étude récente menée sur un échantillon d’une centaine de titulaires de BTS-DUT de la Solmer fait apparaître les chiffres suivants : pour les techniciens ayant plus de 7 ans d’ancienneté : 73 % ont suivi trois stages, 11 % ont suivi deux stages, 11 % ont suivi un stage. Sur la totalité des stages effectués par ces catégories de techniciens : – 40 % des formations ont concerné les techniques traditionnelles de la sidérurgie ; elles représentent 25 % de la durée totale des formations ; – 21 % des formations ont concerné l’informatique ; elles représentent 38 % de la durée totale des formations ; – 12 % des formations ont concerné les techniciens d’encadrement ; elles représentent 16 % de la durée totale des formations ; – 10 % des formations ont concerné l’automatisme ; elles représentent 6 % de la durée totale des formations. (Hélène Fossati & Gérard Saïd, la restructuration industrielle, enjeu d’une qualification.) Selon d’autres sources, la proportion des effectifs par catégorie concernés par des stages de formation par rapport à l’ensemble des effectifs de la catégorie aurait évolué comme suit : cf. stages de formation. 6. Cf. chapitre III, L’usine : tenir la distance. 7. Le modèle de la reconversion des non-diplômés est proposé en exemple dans un article de L’Usine nouvelle : « Gérard Bouteyron travaille depuis deux ans au service informatique de la Solmer à Fos-sur-Mer. Il est analyste-programmeur et est chargé plus particulièrement de la gestion des approvisionnements. En octobre 1980, il était encore électromécanicien, chef d’équipe et s’occupait de l’entretien et de la maintenance des ponts roulants et autres capteurs au cœur de l’aciérie. Travail posté en 2x8, “dans la chaleur et dans la saleté”. Avec sont BT – et bientôt son BTS, préparé grâce à des cours de formation continue au CNAM – Gérard Bouteyron aurait pu continuer de gravir les échelons hiérarchiques dans les services techniques. Il a préféré saisir l’occasion offerte par la direction de la Solmer et entamer une complète reconversion. “L’informatique ? J’avais entrevu ce que c’était au CNAM, et cela m’avait plu. Et puis je savais qu’en devenant informaticien, mes conditions de travail s’amélioreraient”. Gérard Bouteyron abandonne donc sans regret l’électromécanique, une spécialité “qui n’est plus vraiment d’avenir”. Test, entretiens psychologiques. Avec quinze autres salariés, il est sélectionné – le nombre de candidats était “impressionnant” – et suit le stage de neuf mois organisé par l’AFPA. » (Philippe Eliaken, « Formez vos informaticiens vous-mêmes », L’Usine nouvelle). 8. Selon l’enquête déjà citée, d’Hélène Fossati et Gérard Saïd, 75 % des stages pour les techniciens sont le fait de l’initiative de l’entreprise. Lorsqu’ils choisissent eux-mêmes des stages, les

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techniciens choisissent plutôt une formation d’enseignement général (avec le CNET par exemple), ou une école comme le CNAM. 9. Nous sommes aux antipodes de la situation des cadres autodidactes décrite par Luc Boltanski (Les Cadres, Paris, Minuit, 1983). Dans l’univers de l’atelier, à la différence de l’univers technico- commercial, les différences entre techniciens et ingénieurs sont bien soulignées et nulle gratification symbolique n’a jamais permis à un technicien (même cadre assimilé), de se confondre avec un véritable ingénieur. La rigidité des places n’autorise pas d’investissements trop forts et trop déplacés : on évite ainsi les effondrements brutaux d’image de soi qui caractérisent ces crises de la quarantaine des autodidactes technico-commerciaux décrits par L. Boltanski. 10. Marcel Audierme, un autre technicien, exprime ainsi sa vision de la hiérarchie indiciaire : « Il y a l’échelon 335 où l’on passe 4 bis… C’est la bourgeoisie de la Solmer… C’est vraiment un compte-gouttes. Vraiment, être 4bis, c’est autre chose, on est traité par la Direction comme étant de l’encadrement, qu’on soit technicien ou administratif, ou m’importe quoi. À partir de 335, on lève la barrière. Quand il y a du chômage technique, on ne chôme pas. Lorsqu’on est 4bis, on est considéré, on est quelqu’un. Et là, pour passer 4bis, il faut vraiment… » 11. « Par rapport aux jeunes diplômés, les travailleurs de cette classe d’âge (les plus de 30 ans) se déclarent presque trois fois plus satisfaits de leur emploi (54 %). En fait, nous remarquons que les plus mécontents sont ceux affectés du coefficient “305” (64 %)… la promotion constitue le problème majeur de ces travailleurs (75 %). » (H. Fossati & G. Saïd.) 12. Claude Thélot, Tel père, tel fils. Position sociale et origine familiale, Paris, Dunod, 1982. 13. Le schéma se présente ainsi : cf. position initiale, position finale. 14. L’imperméabilité des catégories ingénieurs et cadres est attestée par les chiffres suivants : cf. Source : Bilan social entreprise Solmer, cité par H. Fossati et G. Saïd. Cf. imperméabilité des catégories. 15. Dans cette vision des problèmes sociaux et politiques se manifeste plus évidemment le travail de la lignée, on en saisit ici ou là les bribes accommodées d’un discret humour, par exemple : « Mon père, bon… il est à gauche, il est socialiste, mais en fait pas trop, parce que… ah, on ne sait pas trop quand même, il est propriétaire terrien, même s’il a très peu de terre… même si ça ne représente pas grand-chose… le cœur est à gauche, à la limite la gauche oui, mais pas trop à gauche, quand même, parce qu’on ne sait pas trop où l’on va… » (Richard Orion). 16. De toutes les familles « techniciennes » interviewées, celle des Orion se situe dans les revenus les plus bas, mais ce sont eux qui habitent la maison la plus vaste ! 17. Richard.– En fait, c’est des avantages en nature, ça n’est pas cité mais c’est très important. Disons que si on voulait avoir l’alimentation qu’on a actuellement, du fait qu’on puisse avoir des légumes avec mon père, on aurait un budget bouffe qui serait énorme… ma femme fait des conserves. Colette.– De tout… oui sauf cette année, mais c’est exceptionnel, j’ai pas eu le temps. Richard.– Oui, avec la maison, elle ponçait les plâtres. – Vous avez beaucoup aidé à la maison ? Colette.– J’ai fait tout ce que j’ai pu. Colette.– Je me lève deux ou trois fois par semaine à quatre heures du matin pour faire du repassage… bon, à côté de ça, je lis… Disons que le temps que j’ai gagné à faire mon repassage au petit matin, d’abord ça me fait une économie d’électricité, parce que ça coûte moins cher… J’ai pas les enfants dans les pattes, c’est aussi très important, je travaille donc mieux, et puis c’est vrai, je me libère dans la journée. Quand on s’est mariés, mes beaux-parents nous ont offert la salle à manger. On s’est acheté deux chaises, de la salle à manger… [tes] parents nous ont acheté les fauteuils pour un Noël, et la salle à manger quand on s’est mariés. Ensuite, ma mère nous avait offert les éléments de cuisine, c’est-à-dire la cuisinière et le frigo. La cuisine, bon, la cuisine, on a vécu pendant des années avec une table de cuisine et des chaises qui étaient de la cuisine de ma belle-mère. Après quoi on a récupéré une vieille table en bois… Enfin, une assez jolie table, des pieds tournés et tout, qui était à ma mère, nous, on adore les vieux meubles. J’ai fait beaucoup de récupération que j’ai perdu ma mère, parce que, ma

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foi, personne n’en voulait, et moi j’adore le vieux, et puis de toute façon, on envisageait d’avoir une grande maison et on savait très bien qu’on manquerait de meubles ; donc j’ai récupéré… ça par exemple, c’était à ma mère, mais on a récupéré une chambre, la chambre de ma fille, c’est une chambre qui était à l’arrière-grand-mère de mon mari, le lit de mon autre fille c’était le lit où je dormais quand j’étais gamine… bon, qu’est-ce qu’on a acheté ? La bibliothèque, et encore ! on l’a acheté à ma sœur qui voulait la vendre, alors on l’a acheté d’occasion, mais enfin, c’est du neuf. – Vous avez donc eu beaucoup de dons ? Colette.– Absolument. – Peu d’achat ? Colette.– Peu d’achat. Le divan, c’est ma sœur qui nous l’a donné… on n’a rien acheté, quoi. 18. Edmond Préteceille, « Pratiques sportives, pratiques sociales, le cas du volley-ball », in F. Ascher, R. Cortinovis, F. Godard, E. Préteceille, Loisir et nouvelles pratiques sportives, rapport DGRST, 1981. 19. Claude Thélot, Tel père, tel fils… 20. Le cursus de H. Trissot nous fournit un exemple de plus de l’extrême difficulté pour un enfant issu des couches populaires (en l’occurrence un milieu d’ouvrier très qualifié d’une grande entreprise publique) à passer du côté des ingénieurs par la voie du diplôme. L’entrée dans une école militaire lui permit, comme à beaucoup d’autres enfants d’ouvriers, d’arriver jusqu’à la première partie d’un baccalauréat technique. Il envisage alors deux possibilités : passer une seconde partie de baccalauréat technique et se présenter à l’entrée de l’École des Arts et Métiers ou entrer en Terminale « math-élém. », puis préparer l’entrée à Coëtquidan. Il choisit la seconde option. Il échoue, il doit cinq années à l’armée, il les lui rend puis entre à la Solmer mais pas du côté des officiers de l’industrie. 21. À ces dates, l’entreprise recrute environ 80 techniciens supérieurs diplômés, alors que, depuis le démarrage de l’usine, l’effectif des techniciens supérieurs diplômés n’avait pratiquement pas bougé. (Entretien, service du personnel, 1983). 22. Bien entendu, (on l’a vu pour les informaticiens), il restera encore longtemps des techniciens formés sur le tas et l’apparition des BTS et DUT ne date pas de 1982. En revanche, il est indéniable, d’une part, que ces diplômes sont de plus en plus requis pour exercer des fonctions de technicien et même d’agent de maîtrise et, d’autre part, que ces filières attirent de plus en plus d’étudiants. « Les IUT scolarisent en 1982 plus de 55 000 étudiants (moins de 2 000 en 1966-67) et les BTS publics plus de 45 000. Si l’on ajoute à cela les quelque 29 000 élèves inscrits la même année dans les BTS privés, on aura ainsi un aperçu des flux non négligeables de jeunes bacheliers qui s’orientent vers les formations de techniciens. » (Bulletin de recherche sur l’emploi et la formation, 5, nov.-déc. 1983, édité par le CEREQ.) Une étude réalisée en 1983 à la Solmer sur un échantillon de 133 personnes nous donne une première idée de la répartition des diplômes par catégorie. Cf. répartition des diplômes par catégorie. 23. C. Boltanski, op. cit. 24. Cf. tableau des classifications en annexes. 25. On peut alors penser que cette catégorie qui constituait une sorte de lieu d’aboutissement pour des trajectoires de mobilité sociale va éclater en deux. On aura d’un côté les techniciens hautement diplômés dans des technologies de pointe qui constitueront une filière d’insertion professionnelle massivement investie par les fils de cadres supérieurs ou moyens (c’est ce que semblent indiquer les matières de recrutement de certains IUT où l’on privilégie désormais le baccalauréat C). On aura de l’autre côté les techniciens moins diplômés, spécialisés dans des technologies moins avancées, issus de catégories plus populaires. Ceux-là fourniront peut-être les rangs de la future maîtrise. C. Constantin, dont nous contons l’histoire plus loin, est de ceux-là. 26. Les systèmes de personnalisation du salaire font que l’on ne peut de manière automatique faire correspondre un niveau de salaire à une place dans l’échelle indiciaire. Quant aux modalités abstraites de remise du salaire (par voie de virements postaux et bancaires et non de la main à la main comme avant), elles ne permettent plus aussi facilement qu’auparavant de se comparer aux autres sur l’échelle des salaires.

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27. L’image d’un marché et du jeu d’individus calculateurs pour accéder à l’information afin d’élaborer des stratégies professionnelles ne vaut que pour des individus pour lesquels le jeu a un sens précis et ce n’est pas le cas pour tout le monde, il s’en faut de beaucoup. Cette image est donc trompeuse car le modelé du jeu ne vaut que si tout le monde joue au même jeu. Constructeurs de modèles de jeu, à quoi jouez-vous ? 28. Comme l’indique l’arbre généalogique de Claude et de sa femme, avec l’Italie, la Grèce, l’Espagne et l’Algérie, toute une partie du monde méditerranéen est présente dans l’histoire de cette famille. Sans compter les origines lorraines du grand-père paternel de Claude. 29. « C’était aussi très intéressant, tout ce qui touche à la technique m’intéresse. Solmer c’est pas intéressant du point de vue technique, c’est un autre contexte… Ça n’a rien à voir… Solmer, c’est la grosse boîte, c’est la grosse cavalerie. L’ingénieur, il connaît pas son ouvrier à Solmer ! Tandis que là, j’allais, je disais bonjour Monsieur le Directeur, tous les matins ou presque. Et pas un bonjour à courbettes, un bonjour… Je me rappelle plus comme il s’appelle… mais enfin un bonjour. » 30. Lorsque nous avons rencontré Claude, nous avions déjà vu son beau-père qui nous avait expliqué comment il avait fait entrer fille, femme et beaux-fils à la Solmer. 31. « On a souvent des disputes… elles sont dues en fin de compte à la fatigue, à mon état d’esprit… lorsque je fais 7 nuits, je suis pas dans mon état normal. […] J’étais de nuit, alors je partais avec mon sac de sport. Je mettais un sandwich dedans, j’allais jouer au foot et à 8 h 30 je rentrais directement à l’usine et je mangeais mon casse-croûte. Ça a fait trop, ma femme aussi… » 32. « Pendant deux mois, ça a été dur. Mon beau-père, ma belle-mère étaient au chômage. Mon père travaillait en entreprise [sous-traitante] sur Solmer… Ils étaient tous à la rue. On essayait d’aller manger les uns chez les autres. Il n’y avait pas beaucoup de pitance… On s’est débrouillé quand même. On a abandonné le projet de maison [individuelle]. » 33. On notera que le père de Thérèse n’est pas entré sans mal dans la lignée d’entrepreneurs que constituait la famille de sa femme : ce fils de petit mécanicien qui précocement s’était mal avisé d’avoir un enfant avec une des filles de la lignée fut longtemps considéré comme un intrus. Co- bénéficiaire de l’héritage beau-paternel en Algérie, il avait commencé à s’installer avant la tempête du rapatriement. Avant de finir à la Solmer, il a tout essayé en France, depuis l’artisanat en menuiserie jusqu’à la librairie en passant par la tenue d’un bar. Point de départ : Port-de-Bouc en 1963, retour à Port-de-Bouc en 1974 avant d’aller à Martigues et après un long séjour à Grenoble. 34. Claude avait connu son père avant de connaître sa femme : en 1963, dans les rues de Port-de- Bouc, il est le meilleur copain d’un cousin de la famille pied-noir et il était encore en culotte courte qu’il connaissait déjà son futur beau-père. Il ne se lie avec sa future femme que dix ans plus tard. 35. Ils sont des récits d’indétermination, d’ambivalence sociale et non des récits d’affirmation d’identité forte dont la seule multiplication produirait un effet de diversité. Autrement dit l’indétermination provient de la structure même des récits et pas seulement de leur multiplication. 36. Selon l’enquête citée sur les techniciens de la Solmer, sur un échantillon représentant 50 % des « Bac+2 » de la Solmer, un seul est syndiqué.

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Conclusion Au fil de la lignée, des identités ouvrières en question

1 Maintenant dites Fos et nous pensons, et vous pensez peut-être à ces familles. En 1982 et 1983, lorsque nous les avons rencontrées, elles étaient à la croisée de destinées bien différentes.

2 Si quelques-uns encore (les Nouge, les Illico) tentent de s’accrocher à des systèmes d’identité bien stables, tous les autres nous signifient, à travers leurs rêves les plus fous comme à travers leurs projets les mieux construits en apparence, leur désir de ne pas être assignés à identité socio-professionnelle et leur refus de l’enfermement pratique ou symbolique dans le monde de l’usine. Que ces rêves et projets les plus divers (le principal et de loin étant quand même celui de « la mise à son compte » avec l’ouverture d’un petit commerce ou d’un atelier) soient inscrits dans le roman familial et facilités par la faible hérédité industrielle ou ouvrière des familles que nous avons rencontrées semble faire peu de doute. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là.

3 Il réside dans le fait que les rapports des individus à leur condition sociale sont beaucoup plus contradictoires qu’on ne le pense souvent. Regardez Robert Rainard : sa conscience d’appartenir à une classe semble totale, son référent identitaire majeur est bien le mouvement ouvrier dans ses formes les plus classiques, et pourtant ne pense-t- il pas lui aussi à « se mettre à son compte » ?

4 S’agirait-il d’un phénomène ancien que l’on ne fait que redécouvrir ? S’agirait-il d’une réaction à une situation où la perte d’efficacité des modes traditionnels de résistance ouvrière et l’accumulation d’expériences d’échecs de l’action collective conduisent à la recherche de solutions familiales ? Ces rapports contradictoires vécus par les individus d’une génération qui connaît au mi-temps de sa vie les restructurations que l’on a évoquées ne seraient-ils que le reflet de la recomposition du champ des positions sociales dans l’entreprise et l’expression de l’incertitude créée par de nouvelles règles du jeu qui mettent en avant la remise en cause des situations acquises, la mobilité, la polyvalence, l’acquisition permanente de nouveaux savoirs en cours de vie professionnelle ?

5 Phénomènes sociétaux certes, mais combien accusés chez ces familles de travailleurs de la SOLMER ; cette usine de pointe, née dans l’euphorie du début des années soixante- dix, avait à peine donné vie aux grands espoirs de promotion à l’intérieur du monde

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ouvrier – promotion bien souvent largement amorcée au cours des deux précédentes décennies – que la crise économique, particulièrement forte dans la sidérurgie, resserre brutalement le champ des possibles et redéfinit toutes les règles du jeu.

6 Le rôle croissant de la socialisation scolaire, l’évolution rapide des qualifications et la réactualisation permanente des savoirs au cours de la vie n’autorisent plus les mêmes cristallisations des identités professionnelles. Pour une génération qui connaît à la fois les ruptures dans le cours des lignées et une instabilité des points de repère professionnels, pères et pairs ne constituent plus les mêmes figures d’identification et des motifs de mobilisation. Phénomènes de génération passagers ou nouvelle donne structurelle ? la question reste ouverte.

7 Au moment où nous quittons ces lieux, la fascination du mastodonte industriel a disparu, les images de Métropolis s’évanouissent. Apparaissent maintenant celles de ces personnages (pour lesquels toute ressemblance avec des personnes vivantes est absolument garantie) qui tournent en ce moment même, à leur insu peut-être, une page de l’histoire du monde du travail industriel.

8 Dans leurs combats quotidiens, leurs aspirations, ils nous ont appris combien il est vain de vouloir continuer à tenir des discours édifiants sur les besoins de la classe ouvrière, sur l’identité ouvrière, sur la culture ouvrière.

9 Laisser sa vie ouverte à de nouveaux possibles ; s’échapper des pesantes routines ; ne pas être assigné à identité ; ne pas voir la moindre de ses pensées, le moindre de ses actes réduits par avance à la réalisation d’un destin sociologique ; voilà des exigences identitaires profondes que bien des analystes des « besoins » « ouvriers » risquent d’oublier en chemin.

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Annexes

1. Note méthodologique

1.1. Interviews réalisées lors de la phase de pré-enquête (mars-juin 1982)

• Direction de la Solmer : M. GATTEGNO, chef du service Mouvement du personnel : M. POULET, chef du service de Formation générale, M. SERPENTIER, Directeur administratif, M. VALERY et M. DAVID, service Information. • Syndicat CFDT : M. HURIAUX, secrétaire du comité d’établissement, M. LAIRANDEAUX. • Syndicats CGT et UFICT CGT : M. CHEVALLIER, M. AMIEL, M. TOZIN, M. ZIMMERMANN. • Municipalité de St-Martin de Crau : M. MIALOC, délégué à l’urbanisme. • Municipalité d’Istres : M. GAUTHIER, Délégué à Information. • Municipalité de Martigues : Mme GIRARD, Déléguée à l’urbanisme. • Municipalité de Miramas : M. VIAL, Secrétaire général adjoint. • Municipalité de Port-de-Bouc : M. BAEZA, Secrétaire général. • Lycée d’Enseignement Professionnel Jean-Moulin de Port de Bouc : M. COLLET, Directeur.

1.2. La construction de l’échantillon et les conditions d’accès aux familles

1 La population concernée par l’enquête, celle des Familles des travailleurs employés par la Solmer à Fos-sur-Mer, se caractérise par son importance numérique (sans doute environ sept mille familles si l’on y inclut celles des sous-traitants et intérimaires, du site) et son extrême diversité d’origines et de situations professionnelles et résidentielles1. De même que pour l’ensemble de l’enquête la recherche d’une quelconque représentativité de l’échantillon étant étrangère à nos objectifs, nous avons constitué notre échantillon à partir du repérage de certains des enjeux sociaux paraissant déterminants. L’appartenance commune des salariés à un (ou deux) collectifs concrets de travail n’a pas été retenue tant pour des raisons d’option théorique – la pertinence d’un tel critère quant à la structuration des modes de vie du personnel d’une telle usine paraissant a priori contestable – que pour des raisons

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pratiques – impossibilité de déterminer le ou les secteurs éventuellement pertinents sans mobiliser des démarches d’enquête lourdes et spécifiques.

2 C’est ainsi que la prise en compte de quatre types d’enjeux nous paraissant clefs a amené à retenir quatre principaux critères : • le rôle croissant des catégories intermédiaires de salariés, situés sur des lignes de fractures de rapports sociaux a déterminé le choix des catégories de techniciens, d’agents de maîtrise et de « spéciaux » ; • la structure d’âge du personnel a permis de retenir des tranches d’âge à la fois suffisamment homogènes pour saisir la manière dont les individus font face à des changements intervenant pour la plupart d’entre eux au cœur de leur cycle de vie professionnelle, et à la fois suffisamment diverses pour saisir des effets de génération. Les tranches d’âge suivantes ont donc été retenues : 30 à 40 ans pour les « spéciaux » et les techniciens, 35 à 55 ans pour les agents de maîtrise ; • pour éviter une trop grande dispersion des situations résidentielles des familles, tout en prenant en compte le mouvement d’éclatement de l’espace de résidence vers les zones pavillonnaires éloignées du site industriel, nous avons retenu d’une part cinq des plus importantes communes de résidence des salariés (St-Martin de Crau, Istres-Entressen, Martigues, Miramas) et d’autre part un petit nombre de villages ; • enfin nous souhaitons pouvoir rencontrer quelques familles dans lesquelles les deux membres du couple travaillaient chez Solmer, situation relativement fréquente notamment chez les technicien(ne)s et les employé(e)s.

3 Les 45 familles rencontrées ont été contactées par correspondance2, à partir d’un échantillon par quotas constitué à partir des critères ci-dessus. Nous avons contacté au total 200 ménages. Le taux d’acceptation, globalement faible (environ 20 %) s’explique par le type de démarche utilisée.

4 Le renvoi d’une lettre supposait une motivation relativement forte pour l’enquête, sans pour autant que le sens ait pu en être explicité a posteriori de manière simple : On note simplement dans notre échantillon une légère sur-représentation des syndiqués et ex- syndiqués.

5 Une relance systématique au domicile même auprès d’une partie des « spéciaux » contactés par courrier, catégorie pour laquelle le taux de réponse était sensiblement plus faible, a permis d’obtenir environ la moitié de réponses positives, l’autre moitié refusant de nous recevoir. L’importance de ce taux de refus nous semble liée au moins pour une part aux fortes tensions dans les rapports sociaux à l’usine3.

6 L’échantillon des 45 familles se caractérise finalement comme suit :

Communes de résidence des ménages selon la catégorie professionnelle de l’homme

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Tranche d’âge des salariés selon la catégorie professionnelle

soit :

Catégorie professionnelle de l’homme

Commune de résidence des familles

Tranches d’âge des salariés

7 5 ménages dont les deux membres travaillent chez Solmer : 2 où l’homme est technicien et la femme technicienne ; 3 où l’homme est technicien et la femme employée.

8 La quasi-totalité des interviews ont été réalisées en présence conjointe de l’homme et de la femme.

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1.3. L’Analyse des entretiens et le choix des cas des familles dont les biographies guident l’exposé des résultats

9 Outre la mise en œuvre de la méthodologie commune aux quatre équipes quant au guide d’entretien et au traitement des données biographiques en résultant, on a effectué un travail de positionnement – par rapprochement ou opposition – des individus et des familles dans l’espace social et ses diverses dimensions : trajectoires sociales, cursus professionnel, organisation du cycle de vie, structure des champs éthico-moraux – tout particulièrement du point de vue du rapport au travail et à l’identité sociale de classe. Au sein des cas se révélant ainsi les plus pertinents c’est l’inscription dans les processus sociaux les plus caractéristiques de la situation industrialo-urbaine étudiée ainsi que la richesse même de l’entretien qui ont permis d’opérer les choix.

10 La rédaction du texte s’est ainsi efforcée, non pas de rendre compte de manière synthétique de biographies familiales singulières saisies en elle-même, mais d’éclairer à l’aide de ces biographies à la fois une question de portée plus générale (le passage à la maîtrise, le transfert des anciens Lorrains, le passage du chantier à l’usine, la prise de distance résidentielle vis-à-vis de l’entreprise…) et d’autres aspects transversaux aux familles rencontrées de « comme on fait sa vie »…

2. Données sur le personnel Solmer

2.1. La grille des classifications

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(Annexe au protocole du 10 mai 1976) - Zone de coefficients pour les catégories Ouvriers, Techniciens et Agents de maîtrise - Positionnement du coefficient d’embauche selon le diplôme obtenu

2.2. Salaires du personnel, revenus des familles

Rémunération mensuelle moyenne versée en 1982 aux salariés Solmer

Revenus mensuels déclarés par les ménages lors de l’entretien, selon la catégorie du mari

11 La majorité des techniciens sont en horaire de jour et ne touchent donc pas l’importante prime des postes en 3/8.

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2.3. L’influence des confédérations syndicales en 1975 et en 1984

Résultats des élections des délégués du personnel en 1975 et 1984

1. Une partie des « Spéciaux », classés ETAM, votent dans le collège Ouvriers.

2.4. Structure d’âge par catégories

(cf. Annexe infra)

2.5. Situations familiales par catégories

(cf. Annexe infra)

3. Données sur l’échantillon

3.1. Arbres généalogiques des sept familles

Les Nouge

Les Tocela

Les Rainard

Les Mondan

Les Illico

Les Orion

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Les Constantin

3.2. Trajectoires professionnelles des 50 salariés en fonction de trois grands types d’origines professionnelles

(cf. Annexes infra)

3.3. Trajectoires familiales des 45 ménages : autres données

(cf. Annexes infra)

NOTES

1. Sur ces deux points seuls des trois autres situations industrialo-urbaines étudiées, le « terrain » grenoblois est comparable à celui de Fos. Encore que l’espace de résidence des salariés de Merlin-Gerin soit sensiblement plus restreint que celui de la zone de Fos et de l’Étang de Berre. 2. 5 de ces familles ont été contactées ultérieurement par l’intermédiaire des ménages rencontrés : il s’agit de parents s’avérant travailler également chez Solmer. 3. Fait significatif de ces tensions (au-delà d’un impact probablement faible quant au taux de réponses favorables), la direction de l’usine a largement diffusé, au moment de notre enquête, l’information selon laquelle elle ne la cautionnait en aucune manière.

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