Giuseppe Verdi DU MÊME AUTEUR

Richard Wagner, Editions Plon, 1958. Jacques Bourgeois

Giuseppe Verdi

Collection «Les Vivants» dirigée par Camille Bourniquel

JULLIARD 8, rue Garancière PARIS La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1 de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les arti- cles 425 et suivants du Code pénal.

© Julliard, 1978. ISBN 2-260-00122-X INTRODUCTION

L'histoire de l'Art a enregistré de tout temps des aller et retour qui semblent obéir à quelque grand mouve- ment pendulaire emmenant et ramenant les tendances et les goûts. L'amplitude de ce mouvement, variable avec les époques, semble embrasser de nos jours le demi- siècle. C'est le temps qu'il aura fallu à Verdi pour pas- ser et revenir. Lorsque Verdi mourut à Milan en 1901, il était consi- déré comme le grand homme de la musique internatio- nale. Richard Wagner, son contemporain, né comme lui en 1813, mort en 1883 à Venise, l'avait laissé seul depuis dix-huit ans en première position. En Allemagne, Brahms et Gustave Mahler n'avaient alors que des réputations locales, et Richard Strauss n'en était pas encore à Salomé, son premier grand succès d'opéra. Sans parler de Schoenberg, qui ignorait lui- même à cette époque quelle révolution il mûrissait dans l'ombre. En France, Pelléas et Mélisande de Debussy n'avait pas été représenté. Moussorgsky et toute l'Ecole russe étaient totalement ignorés en Occident. Sautons allègre- ment Elgar pour l'Angleterre. En Italie, seulement, Puccini commençait à s'impo- ser, avec La Bohème (1898) et La Tosca (1900), comme un successeur éventuel de Verdi, génie musical numéro un, incontesté dans le monde entier où ses ouvrages constituaient désormais le fonds du répertoire. Or le maestro, dans les années suivantes, allait subir une éclipse presque totale. Faut-il s'en étonner, si l'on met en balance les préoccupations différentes des compo- siteurs que je viens de citer, lesquels allaient de haute lutte s'affirmer peu à peu à la tête de la musique inter- nationale? Alors que, lui, Verdi, prolongeait l'esprit de ses prédé- cesseurs, les autres amenaient des tendances résolument différentes, une volonté de découverte parfois révolu- tionnaire. Dans la mesure où le public était mûr pour s'y adapter, des esthétiques nouvelles naquirent : im- pressionnisme, expressionnisme, symbolisme, natura- lisme, etc. sollicitèrent tour à tour l'intérêt des mélo- manes qui se détournèrent du grand opéra verdien. Nous verrons qu'il n'est aucune de ces tendances, de ces évolutions, que Verdi n'ait plus ou moins préparées. Il n'en est pas moins exact cependant que celles-ci, au tournant du siècle, dans le feu de l'actualité créatrice et sans le recul du temps, sont apparues en complète oppo- sition avec ce monde où s'inscrit le grand opéra de style verdien. Peut-être l'avait-on trop aimé. Des précédents notoires pourraient être cités, aussi bien dans l'histoire de la peinture, de l'architecture et de la littérature que dans le domaine de la musicologie. Musset dénigrant Ver- sailles avec Sur trois marches de marbre rose. Verlaine tordant son cou à l'éloquence hugolienne... En fait, le mécanisme du mouvement pendulaire dont j'ai parlé peut s'expliquer de la sorte : un moment vient où une certaine esthétique a été exploitée à satiété. On peut dire alors que le changement est dans l'air. Et un jour, en effet, un nouveau venu décide de prendre le contre-pied, ce qui suscite dans le public un renouveau d'intérêt. Cela jusqu'au moment où cette tendance contraire commence elle-même à engendrer la lassi- tude. Le pendule n'a plus qu'à revenir dans l'autre sens. Tout passe de mode. Œuvres mineures, mais aussi bien chefs-d'œuvre, dans la mesure où ceux-ci sem- blent calqués sur une esthétique dont le public est las. Pourtant, le jour où l'on redécouvrira ladite esthétique condamnée arrivera immanquablement. A cette distinc- tion près que seuls les chefs-d'œuvre reviendront, repa- raîtront, ce qui prouve qu'en définitive le jugement de la postérité reste le seul valable. Un artiste qui reflète la mode peut quelquefois faire illusion sur le moment; non pas avec le recul. Ainsi Meyerbeer, qui de son vivant partagea avec Verdi la célébrité, ne parvient plus à s'im- poser de nos jours, malgré des tentatives sporadiques. Si les choix esthétiques semblent voisins chez l'un et l'autre, chez Meyerbeer le génie du musicien est absent. En vérité, ce changement de perspective est imputable à un changement de goût. Les ouvrages de la première manière de Verdi ne sont pas forcément moins « bons » qu', ou Falstaff. Ils appartiennent seulement à une esthétique qu'on n'aimait plus dans la première moitié de notre XX siècle. Ce qui faisait sourire le public des années 30, c'étaient les rythmes carrés, les répétitions, les morceaux lyriques « fermés » avec cadences et orne- mentations, enfin tout un côté formel du langage musi- cal qu'on jugeait dépassé au théâtre : le naturel de l'expression lyrique devait être calqué sur celui de l'expression parlée. Aujourd'hui, nous estimons de nouveau que la vérité artistique peut ne pas être imitée du naturel de la vie courante. A partir du moment où l'on admet la forme de l'opéra romantique (où le détail aussi bien que l'en- semble participent d'une convention qui contient les règles mêmes du genre) le génie musical de Verdi s'im- pose et la vérité de son expression devient évidente. Faut-il le préciser : ce goût retrouvé de la convention formelle du grand opéra, par opposition au naturel amorphe du drame lyrique post-wagnérien, est le fait de ma génération. Cette spectaculaire évolution peut sembler singulière dans la mesure où nous n'avons guère été conditionnés dans ce sens. Bien au contraire : on nous a répété que Verdi était un musicien médiocre et dépassé. Mais le public des années 50 en avait assez du drame lyrique. L'heure était venue de représenter à nouveau l'opéra classique et romantique. Pour Mozart, c'était déjà un fait accompli. Après une longue éclipse, on l'avait redécouvert dans les années 30. En 1951, année du Cinquantenaire de la mort de Verdi, l'Italie trouva le prétexte attendu. On remonta les ouvrages de celui-ci, connus et moins connus. Actuel- lement, même ses œuvres de jeunesse ont retrouvé le succès que la plupart obtinrent à leur création et dans un contexte historique, il va sans dire, fort différent. Ainsi redécouvre-t-on, chaque jour davantage, l'impor- tance d'un musicien qui a su, abordant l'opéra au temps du chant orné de l'époque romantique, faire évoluer cette « forme » jusqu'au Falstaff que l'on peut, à juste titre, considérer comme le premier opéra « moderne ». Certes, le compositeur Verdi, tout en faisant siennes au long de sa carrière les acquisitions successives de la musique pendant la seconde moitié du XIX siècle, n'a pas lui-même fait avancer le langage musical au même titre que Wagner. Sur le plan de l'esthétique, en revanche, alors que le compositeur allemand se bornait volontairement à son système de drame mythique, Verdi faisait progresser le théâtre musical par un éclectisme qui devait s'avérer plus fécond, puisque notre conception actuelle de l'opéra devait en sortir, alors que le drame lyrique, à base de mythes, semble provisoirement (?) enterré. A noter cependant, que l'opéra italien ayant dérapé dans l'ornière du vérisme, il fallut attendre un quart de siècle pour que Puccini, consciemment ou non, en émerge et donne avec Gianni Schicchi (1918) une posté- rité à Falstaff. L'importance de Verdi dans l'histoire du théâtre lyrique une fois mise en évidence, il reste à découvrir l'homme derrière le musicien et une personnalité qui transcende l'artiste. Sa participation au « Risorgimento » italien, dépasse, bien sûr, considérablement, l'action lar- vée de Wagner dans la Révolution de 1848 en Alle- magne. Elle fit de Verdi un héros national, en même temps que sa musique lui donnait une gloire interna- tionale. Il alla même plus loin : en 1862, à une époque où l'Angleterre pratiquait une politique résolument iso- lationniste, Verdi donnait au Queen's Theater de Lon- dres l'Hymne des Nations sur un texte de Boïto, préco- nisant une triple alliance entre l'Italie, la France et l'Angleterre. Nous verrons que cela n'alla pas sans heurt et que l'opinion extra-musicale se déchaîna. Il n'en demeure pas moins vrai que lorsque Verdi mourut au tournant du XX siècle, il avait participé à l'élaboration de l'ère nouvelle qui s'ouvrait pour l'Europe, aussi bien que pour l'Opéra. J.B.

CHAPITRE PREMIER

BUSSETO

Busseto, bourgade de quelques milliers d'habitants, est située dans la plaine du Pô, sur la rive droite du fleuve, le long de cette antique via Emilia qui va de la Lom- bardie à la mer Adriatique. C'est dans cette région fer- tile, où l'agriculture et l'élevage sont les principales ressources, que naquit et grandit Giuseppe Verdi. Fait pittoresque et souvent ignoré, le hasard des guerres napoléoniennes avait fait de ce pays un département français : le Taro, administré par un préfet français, si bien qu'en 1813, à l'époque de la naissance de Verdi, les registres de l'état civil étaient tenus dans notre lan- gue. Ainsi, le plus grand des compositeurs italiens du XIX siècle eut-il un acte de naissance français. En voici le texte : « L'an 1813, le jour douze d'octobre, à neuf heures du matin, par devant nous, adjoint au maire de Busseto, officier de l'Etat Civil de la commune de Busseto susdite, département du Taro, est comparu Verdi Charles, âgé de vingt-huit ans, aubergiste, domicilié à Roncole, lequel nous a présenté un enfant du sexe mas- culin, né le jour 10 du courant, à huit heures du soir, de lui déclarant et de Louise Uttini, fileuse, domiciliée à Roncole, son épouse et auquel il a déclaré vouloir donner des prénoms de Joseph, Fortuni et François. » Roncole, petit hameau à quelques kilomètres de Bus- seto, était le lieu où Carlo Verdi, père de Giuseppe, tenait une auberge qui faisait également office d'épicerie. Une tradition familiale veut que les ancêtres du compositeur aient été marchands de bestiaux. Bien qu'on ne trouve pas de trace dans les registres d'état civil de la souche originelle des Verdi, leur présence est certaine dans la région depuis au moins six géné- rations. A noter, cependant, que le nom de Verdi est assez répandu aux alentours de Busseto, mais que les familles le portant semblent n'avoir aucun lien de parenté avec celui qui nous occupe. Retenons cependant que le grand-père de Verdi, égale- ment prénommé Giuseppe, habitait déjà Roncole dans la seconde moitié du XVIII siècle. Il eut sept enfants, quatre filles et trois garçons dont Carlo, père du compo- siteur. Il mourut en 1798, sur la voie publique à Busseto devant le couvent des Frères Mineurs. Quant à Carlo, marié en 1812 avec Luigia Uttini qui avait deux ans de moins, il ne devait plus avoir, après son célèbre fils, qu'une fille née en 1815, arriérée mentale, laquelle mourut à l'âge de dix-sept ans. Carlo Verdi semble avoir été un homme simple et honnête, marié à une femme courageuse que les priva- tions n'effrayaient pas. Sans être pauvres, les Verdi n'eurent pas une vie facile. Charretiers et colporteurs itinérants étaient les prin- cipaux clients de l'auberge et aussi les messagers des rares nouvelles qui parvenaient, à l'époque, dans ce pays où le dur travail des champs laissait peu de loisirs aux habitants. Comme dans un certain nombre de régions d'Italie, on consacrait d'ailleurs volontiers ces rares loisirs à la musi- que. Ce plaisir avait pour source principale l'église locale où les cérémonies sacrées amenaient parfois des chan- teurs de qualité dans les plus petits villages. La pro- vince de Parme, à laquelle se trouve rattachée Busseto, passait pour être particulièrement favorisée. A ces exé- cutions musicales se rendaient paysans, aussi bien que fonctionnaires ou nobles. Passions et controverses s'allu- maient à ces occasions, où, sans doute, la violence de l'opinion n'était pas toujours secondée par une compé- tence vraie, mais où un amour foncier de la musique inspirait souvent la sûreté du jugement. Donc, le 10 octobre 1813, naquit Giuseppe, fils de Carlo Verdi. Assez curieusement, le compositeur crut une grande partie de sa vie être né le 9 octobre 1814. Bien que son acte de naissance lui ait certainement passé par les mains à diverses reprises, il faut croire qu'il n'eut pas la curiosité de le lire avant 1876, époque à laquelle il écrit à sa vieille amie, la comtesse Maffei : « Savez- vous que je suis en vérité né en 1813; et, il y a quelques jours, je suis entré dans ma soixante-quatrième année. Ma mère m'avait toujours dit que j'étais né en 14. Naturellement je l'ai crue et j'ai ainsi induit en erreur tous ceux qui me demandaient mon âge ! » On peut s'étonner que Luigia Verdi se soit trompée sur l'année de la naissance de son fils. Il faut compter, cependant, avec la simplicité des paysans à cette époque. A la campagne, le passage des saisons compte davan- tage que celui des mois et des années. Parler de son âge n'intéresse personne, et on oublie finalement les choses dont on ne parle pas. 1814, cependant, fut une année marquante en Italie. Faut-il rappeler que le pays n'avait pas alors réalisé son unité, mais était composé de petits royaumes et duchés sans cesse envahis et occupés par les belligérantes puis- sances européennes. En 1814 plus particulièrement, Autrichiens et Russes traversèrent l'Italie, afin d'en chas- ser les Français, restes ultimes de l'Empire napoléonien. Une dalle scellée dans le beffroi de l'église de Roncole commémore un fait selon lequel Luigia Verdi, pour échapper aux soldats étrangers, se serait réfugiée au sommet du clocher avec son bébé, conservant ainsi à l'Italie celui qui allait devenir son plus grand compo- siteur ! L'enfance de Giuseppe Verdi, comme lui-même l'affir- ma plus tard, fut dure et laborieuse. Le curé de Ron- cole lui apprit à lire et à écrire. Bien que la légende ait attribué l'éveil de sa vocation musicale à un concert donné par des musiciens ambulants sous les fenêtres de sa mère pendant qu'il naissait, il semble, plus prosaï- quement, que ce soit plutôt à l'église où, petit garçon, il servait la messe. Lui-même raconte qu'un jour, distrait par les sonorités de l'orgue, il en oublia de donner au curé l'eau et le vin au moment opportun. Et Verdi ajoutait: « Le curé m'ayant décoché un violent coup de pied pour me rappeler à mes devoirs, mon mau- vais caractère naissant me poussa à lui crier : « Que le Bon Dieu te foudroie! » Quoi qu'il en soit, le goût naissant du petit garçon pour la musique incita l'organiste du village, Pietro Baistracchi, à lui enseigner des rudiments de solfège. Les progrès de Peppino furent tels que, bientôt, il put remplacer son maître aux claviers de l'orgue pendant les offices. Quand il eut atteint l'âge de dix ans, il avait appris tout ce qu'il pouvait apprendre à Roncole. Antonio Barezzi, riche marchand de liqueurs, qui fournissait l'auberge des Verdi, conseilla alors à ceux-ci d'envoyer leur fils poursuivre ses études à Busseto. Il faut dire que Barezzi était aussi directeur des Filarmonici de Busseto. Amateur passionné de musique, il avait été frappé par les dons manifestés par Peppino; et les parents de celui-ci, vaguement persuadés qu'ils avaient donné le jour à un prodige, se laissèrent convaincre. En novembre 1823, Giuseppe Verdi fut admis au lycée de Busseto. Un savetier, du nom de Pugnatta, l'avait pris en pension. Pension que l'enfant contribuait à payer en faisant à pied, chaque dimanche et chaque jour de fête, trois lieues aller et retour, pour tenir l'orgue à l'église de Roncole. J'ai décrit tout à l'heure Busseto comme une « bour- gade de quelques milliers d'habitants». Il ne faudrait pas que le lecteur d'aujourd'hui s'en fasse une idée diminuée. D'abord, la ville de plusieurs centaines de milliers d'habitants était rare au début du XIX siècle. Ensuite, les nombreux petits Etats qui composaient l'Italie possédaient leur patrimoine culturel et artistique propre, produit du goût des familles nobles qui avaient régné sur la région dans les siècles passés. Chaque royaume, chaque duché était subdivisé en seigneuries qui, depuis la Renaissance, se plaisaient à rivaliser dans tous les domaines de l'art. Rattaché au duché de Parme, Busseto vivait encore, au début du XIX siècle, sous l'influence des Pallavicino, anciens possesseurs de la ville, qui en développèrent la splendeur : construction d'églises et d'abbayes magnifiques, pleines d'œuvres d'art et d'objets de grand prix. Deux bibliothèques fort riches; celle du chapitre de San Bartolomeo, et, surtout, celle des frères franciscains; une école de peinture, deux Académies, celle des Emonia et celle des lettres grecques, prouvaient le niveau intellectuel de la ville. Après l'extinction de la famille des Pallavicino, ces institutions, ainsi qu'un hôpital et un collège furent sou- tenus par l'aide financière du Mont-de-Piété, lequel pouvait aussi disposer de bourses annuelles en faveur d'étudiants pauvres. Busseto possédait encore un orchestre philharmonique fort prisé, dont on recherchait le concours dans toute la région à l'occasion de fêtes importantes. A la tête de cette philharmonie, se trouvait alors Antonio Barezzi. Ce distillateur d'alcool et riche marchand, pas- sionné de musique, animait les Filarmonici avec beau- coup de bonheur. Frappé par les dons précoces de Verdi, Barezzi devait devenir son protecteur et son mécène à l'aube de sa carrière. Au collège, le petit Giuseppe eut deux maîtres qui s'intéressèrent fortement à lui, chacun s'efforçant de le conquérir à son domaine propre. Don Seletti, qui lui enseigna les lettres et les rudiments de philosophie, vou- lait en faire un ecclésiastique. Mais Provesi, directeur de l'Ecole de musique, ami intime de Barezzi, avait décidé d'en faire un musicien. Pendant quelque temps, une véritable compétition opposa Seletti et Provesi, déterminant même un échange d'épigrammes assez vio- lentes, jusqu'au jour où Don Seletti, lui-même, dut reconnaître la vocation essentiellement musicale de Giuseppe et aussi son aversion pour toute contrainte, y compris celles inhérentes à l'état sacerdotal. C'est qu'entre les mains de Provesi, les progrès de Verdi sont saisissants. Bientôt il dépasse son maître en travaillant directement les œuvres. En dépit d'une for- mation qui n'était pas négligeable, Verdi est, évidem- ment, avant tout un autodidacte. Dès l'âge de quinze ans, Barezzi le met à contribution à la Société philharmonique. Il fait des réductions de morceaux d'opéras, et, devenu excellent pianiste, en s'exerçant lui-même, exécute à vue des compositions difficiles. Lui-même commence à écrire. Sa première oeuvre jouée est, au théâtre de Busseto, une ouverture que le jeune homme compose pour rem- placer, dans Le Barbier de Séville, celle d'Elizabeth, reine d'Angleterre, que Rossini y avait adaptée. Il semble que le succès remporté par Verdi à cette occasion ait été considérable. Même si l'on continue, de nos jours, à faire précéder Le Barbier de Séville par l'ouverture d'Elizabeth, reine d'Angleterre! A cette Sinfonia, comme on disait alors, pour désigner une ouverture d'opéra, succéderont d'autres pièces ins- trumentales et vocales, concertos, duos, airs que Verdi composait au jour le jour, pour la Société philharmo- nique de Busseto, et il est évident que ces exercices pra- tiques feront davantage pour le développement de son talent, que les leçons d'harmonie de l'excellent Provesi. A cette époque de sa vie, entre quinze et dix-huit ans, Verdi lit aussi beaucoup. De la musique certes (les par- titions que Provesi lui rapportait) mais surtout de la littérature italienne et étrangère qu'il trouve en abon- dance dans les deux riches bibliothèques de Busseto. D'une façon générale, on peut considérer que la pre- mière œuvre notable de Verdi date de sa quinzième année. Il s'agit des Délires de Saül, cantate pour grand orchestre et baryton solo, sur des paroles d'Alfieri. Une note d'Antonio Barezzi, le protecteur de l'adolescent, précise que « l'œuvre comporte huit parties où Giuseppe Verdi exprime une fantaisie fervente tout en montrant des notions saines dans la distribution des parties ins- trumentales ». L'œuvre ne fut jamais éditée. Pas plus d'ailleurs que les autres œuvres composées par Verdi jusqu'en 1838, bien qu'elles aient été toutes jouées, la plupart à Busseto, quelques-unes à Milan pendant les études qu'il y fit. Pour le moment, Antonio Barezzi accueille chez lui Giuseppe en lui témoignant autant d'affection qu'à son propre fils et à ses quatre filles. Mais le jeune homme voudrait se suffire à lui-même. Fier de sa réputation grandissante, il postule pour un poste d'organiste à Soragna, gros bourg des environs. Il a seize ans. La nomination à sa place d'un organiste plus éprouvé sera sa première déception (en même temps qu'elle consti- tuera un quart de siècle plus tard pour Soragna une honte dont le village ne devait jamais se remettre!). Cependant Verdi continue de composer pour la Société philharmonique de Busseto. En février 1830, une lettre de Provesi, adressée au maire de Busseto, parle pour la première fois du « génie de Verdi ». Outre quatre marches, dont l'audition enthousiasma la population, Verdi écrit de la musique religieuse dont une Messe pour grand orchestre à quatre voix, cou- ronnée par une fugue finale qui fit grand effet. Chez Barezzi cependant, Giuseppe fut chargé de don- ner à Margherita, fille aînée du maître de maison, des leçons de musique. Précisons qu'elle avait, à quelques mois près, le même âge que son professeur. En peu de temps, les deux jeunes gens s'éprirent l'un de l'autre. Antonio Barezzi, renforcé dans son affection pour Verdi par le succès récent de certaines Lamentations de Jéré- mie pour baryton solo, qui avait marqué à Busseto les cérémonies de la semaine sainte, envisageait de bon cœur un mariage entre sa fille et son protégé. Mais Verdi, que sa pauvreté complexait, voudrait « réussir » avant de se marier. Réussir, c'était alors, dans la pensée du jeune homme, devenir maître de chapelle à Busseto et, peut-être, directeur de l'Ecole de musique. Sur le conseil de Barezzi, en mai 1831, Carlo Verdi, père de Giuseppe, fait une demande de bourse au Mont- de-Piété de Busseto, afin que son fils aille parfaire ses études à Milan. Diplômé compositeur, il pourra alors' ambitionner les postes importants. Mais les formalités traînent. En décembre 1831, Carlo Verdi renouvelle sa demande directement à la souveraine Marie-Louise, archiduchesse d'Autriche, veuve de Napoléon, qui règne sur la province de Parme, dont dépend Busseto. En vertu du principe qu'il vaut mieux toujours s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints, le processus administratif s'en trouva notablement accéléré : dès le milieu de janvier 1832, une bourse de quatre ans est octroyée à Giuseppe Verdi afin qu'il puisse payer ses études au Conserva- toire de Milan. Mais comme la bourse ne prend effet qu'à partir d'octobre 1833, Barezzi avancera l'argent nécessaire à un départ immédiat de Verdi pour Milan. Faute de les marier, il semble que Barezzi ait été sou- cieux de séparer sa fille et son protégé ! Or le Conservatoire de Milan, qui s'appelle aujour- d'hui « Conservatoire Giuseppe Verdi », refusa d'accep- ter le jeune homme comme élève ! Giuseppe Rolla, violoniste réputé (il avait été le pro- fesseur de Paganini), en assurait alors la direction. Mal- gré la recommandation de Provesi, qui entretenait avec lui d'excellents rapports d'amitié, il répondit à Verdi : « Ne pensez plus au Conservatoire, choisissez un maître en ville, je vous conseille Lavigna. » Que s'est-il passé? Il semble que Verdi ait été refusé à son examen d'entrée, à cause de la façon peu ortho- doxe (rappelons qu'il était avant tout un autodidacte) dont il posait les mains sur le piano! Il va sans dire que les biographes ultérieurs de Verdi allaient faire des gorges chaudes de l'événement : Verdi recalé au Conservatoire pour inaptitude, quelle gifle infligée aux professeurs et examinateurs responsables ! Avec le recul, peut-être convient-il cependant de minimiser la chose. A dix-neuf ans Verdi n'était qu'un petit provincial obscur, dont les œuvres, en dépit du succès obtenu dans ce qui correspondait au chef-lieu de son dépar- tement natal, étaient certainement inférieures à ce qu'un Rossini avait écrit au même âge. De même que plus tard peu de chose dans le compositeur d'Ernani (1844) lais- sait prévoir celui d'Otello (1887), encore moins les pièces composées à Busseto, entre 1828 et 1830, laissaient prévoir même le compositeur d'Ernani. J'ai mis l'accent sur l'extraordinaire évolution esthétique que Verdi fit subir à l'opéra au cours de sa vie, mais son talent même allait subir une évolution en profondeur au cours de toutes ces années. Sans défendre l'académisme des ensei- gnants du Conservatoire de Milan, appelés à juger immédiatement sur pièces, il ne faut pas trop leur tenir rigueur de n'avoir pas su découvrir sur-le-champ un génie aussi embryonnaire. Lui-même admet le fait avec lucidité comme le prouve cette annotation qu'il porta en 1893 sur la partition ma- nuscrite de certain Tantum ergo de 1836, conservé à Busseto : « Je reconnais hélas, avoir mis en musique, il y a près de soixante ans, ce Tantum ergo, qu'on devrait jeter au feu, car il n'a ni valeur musicale, ni sentiment religieux d'aucune sorte ! » Selon Barezzi, « supporter » inconditionnel de Verdi, dans une lettre adressée au président du Mont-de-Piété de Busseto, la non-admission du jeune homme au Conservatoire de Milan aurait été motivée, non par son inaptitude, mais par le fait qu'il avait, d'une part, dépassé l'âge normal et, d'autre part, qu'il était étranger (le duché de Parme dont dépendait Busseto et le royaume de Lombardo-Vénétie, dont dépendait Milan, constituaient des Etats parfaitement séparés). Quoi qu'il en soit, que pouvait faire le jeune Verdi titulaire d'une bourse de son état natal et refusé au Conservatoire, pour parfaire ses études à Milan, sinon suivre les conseils du directeur Rolla? Il alla donc trouver Lavigna. Vincenze Lavigna était né en 1777, à Altamura, dans les Pouilles. Formé au Conservatoire Santa Maria de Loreto à Naples, organiste et claveciniste de talent, il était devenu le protégé de Païsiello qui l'avait introduit à de Milan. Pour l'illustre théâtre, il composa un certain nombre d'opéras et de ballets dont Il medico per forza, tiré du Médecin malgré lui de Molière. Sans avoir fait une carrière de première grandeur, Lavigna y remporta (ainsi d'ailleurs qu'à Turin et à Venise) des succès notables. Plus particulièrement avec Orcamo (1803) que la Colbran (qui était alors la plus célèbre cantatrice) et le sopraniste Velutti (le dernier grand castrat de théâtre) firent triompher à la Scala, pendant toute une saison. Dans le même temps, il occupait le poste de « maestro al cembalo », c'est-à-dire de clave- ciniste, accompagnant les récitatifs dans les opéras. N'ayant pu maintenir ses succès de compositeur, Lavi- gna se lança avec passion dans le professorat. Cimarosa et Zingarelli furent parmi ses élèves avant Verdi et témoignent de la valeur de son enseignement. Verdi devait dire plus tard que Lavigna était un contrapuntiste exceptionnel et qu'après trois ans passés avec lui, « il savait écrire des canons et des fugues comme personne ». En revanche, Lavigna, dans son admiration exclusive de Païsiello, ne concevait pas qu'on instrumente de façon différente. Aussi est-ce en autodidacte que Verdi eut à cœur d'élargir sa connaissance des formes instrumentales et chorales en étudiant les œuvres des maîtres allemands qui avaient porté ces formes à un degré d'épanouisse- ment admirable. Dans la maison de Sant'Agata, qui devint plus tard la résidence principale de Verdi, se trouvent encore les partitions des compositeurs dont il faisait ses livres de chevet pendant sa période d'études à Milan : Haydn, Mozart, Beethoven, Bach et Haendel y voisinent avec les classiques italiens : Carissimi, Co- relli, Marcello. En 1833, Ferdinand Provesi, le premier maître de Verdi, meurt. Il en éprouve une peine d'autant plus profonde que l'argent lui manque pour faire le voyage à Busseto et assister aux funérailles. La charge de maître de chapelle de Busseto est deve- nue vacante. L'occuper un jour avait été la première ambition de l'adolescent Giuseppe, et, en son absence, Barezzi ne manqua pas de pousser le nom de son protégé comme successeur de Provesi. Il eut cependant à faire face à de nombreuses intrigues, menées par le prévôt de Busseto et qui aboutissent à la nomination directe et sans concours préalable d'un certain Ferrari à ce poste convoité. Mais Barezzi ne s'estima pas battu. Il mobilisa les Filarmonici qui, eux-mêmes, mobilisèrent leurs amis, si bien que la ville de Busseto se divisa en deux fac- tions, les verdistes et les ferraristes (qui soutenaient surtout le prévôt). L'affaire alla jusqu'au gouvernement de Marie-Louise, duchesse de Parme, laquelle finit par casser la nomination de Ferrari, pour instituer un concours régulier que Verdi remporta avec les honneurs. L'affaire avait duré deux ans et demi, au cours desquels le jeune homme témoigna d'une persévérance et d'une volonté de réussir tout à fait remarquable, partageant son temps entre ses études à Milan et des demandes faites auprès de personnalités de tout ordre. Son sens politique précoce lui permit en même temps de planer au-dessus des rivalités qui, sous prétexte de défendre l'Art, déchiraient Busseto. Le 5 mars 1836, la nomination de Verdi comme « maestro di musica » de la petite ville est rendue offi- cielle par un arrêt du ministre de l'Intérieur. A son arrivée, la population délire d'enthousiasme et les Filar- monici le couvrent de lauriers. Il a vingt-deux ans. On peut affirmer d'ailleurs que sa persévérance pour obte- nir ce poste participait moins de l'ambition que du souci d'avoir une position stable qui lui permettrait d'épou- ser Margherita Barezzi, à laquelle il est fiancé depuis... cinq ans ! Son maître, Lavigna, le laisse partir à regret. Déjà il pressent en Verdi un musicien qui s'élèvera plus haut. Pendant ses années d'études à Milan, Giuseppe Verdi a pris contact avec le théâtre. A la Scala, les composi- teurs joués sont peu nombreux à cette époque : Mer- cadante, Ricci, Donizetti. Encore ce dernier est-il en train d'éclipser tous ses rivaux dans la faveur du public. Rossini a définitivement émigré à Paris où il dirige le Théâtre Italien. Les échos du succès de Guillaume Tell retentissent jusqu'à Milan. Mais Rossini ne compo- sera plus pour le théâtre. En fait, ce succès est plus marqué auprès des professionnels de la musique, qui célèbrent la nouveauté de la forme et les subtilités harmoniques, qu'auprès du public qui trouve l'œuvre difficile et pas vraiment dans le vent (« le vent » à Paris, va être Meyerbeer). Bellini, de son côté, après l'insuccès de Beatrice di Tenda, en 1833, a également quitté l'Italie : il veut composer ses nouveaux opéras pour Londres et pour Paris. Il n'y en aura plus qu'un, Les Puritains, car sa mort prématurée, en 1835, laisse le sceptre de l'opéra italien entre les mains de Donizetti. Pourtant, la génération précédente, avec Spontini et Cherubini, est toujours active. Mais, émigrés depuis longtemps, écrivant pour les théâtres de France et d'Alle- magne, dans des formes adaptées à l'esprit musical de ces pays, ils sont considérés en Italie comme des étran- gers. En 1833, Verdi voit créer, à la Scala, Lucrece Borgia de Donizetti. Malgré Meric-Lalande déclinante, le succès est considérable (trente-trois représentations succes- sives) et la violence dramatique de l'ouvrage, assez nou- velle, par opposition aux « concerts en costumes » qu'étaient souvent les opere serie d'alors, frappe pro- fondément Verdi, lui montrant une voie où il s'engagera plus tard. Notons qu'à cette époque, on ne jouait guère de « ré- pertoire ». On reprenait rarement un ouvrage déjà joué dans la même ville. Il fallait pour cela des circonstances exceptionnelles, tel le fameux duel que se livrèrent à Milan la Pasta et la Malibran, interprétant tour à tour Norma, La Somnambula, I Capuletti e I Montecchi de Bellini et Otello de Rossini. Ce qui donne à Verdi l'occa- sion d'entendre ces ouvrages. Le culte voué aux grands chanteurs était tel que les compositeurs écrivant spécialement pour eux n'hési- taient pas à modifier une œuvre quand elle changeait d'interprète, afin de permettre à celui-ci de briller au maximum de ses moyens. Mais il faut admettre que, d'une façon générale, et contrairement à ce qui se passe de nos jours, le public s'intéressait surtout aux nouveautés de la musique contemporaine. Parfois, cepen- dant, des Sociétés d'amateurs s'avisaient exceptionnelle- ment de monter des œuvres du passé, telle une exécu- tion de l'oratorio La Création de Haydn, que le jeune Verdi, remplaçant au pied levé un chef défaillant, diri- gea avec quelque succès. Cette réussite lui ouvrit les portes de la société milanaise, lui procurant même la commande, par le comte Borromeo, d'une Cantate pour voix et orchestre à l'occasion d'un mariage. Mais, outre ses études, menées à bien avec Lavigna, Milan aura fait découvrir à Verdi le théâtre dont il rapporte le goût. Lorsqu'il revient à Busseto pour occuper son poste de maître de chapelle, il rapporte dans ses bagages un livret d'opéra inédit, spécialement écrit pour lui, par un poète de seconde zone, il est vrai, le docteur Antonio Piazza, critique dramatique et musi- cal dans la Gazetta privilegiata di Milano et la Rivista Europea. Verdi rapporte aussi la promesse que son opéra sera joué au théâtre des Filodrammatici de Milan. Certains biographes de Verdi identifient ce livret avec celui d' qui sera créé à la Scala de Milan en novembre 1839. Que Piazza ait été à l'origine d'Oberto, cela est probable. Il semble toutefois que le livret de 1836 se soit intitulé Rocester, d'après une pièce fran- çaise d'Antier et Nezel, jouée à Paris en 1829. Exista-t-il, comme le prétendent d'autres biographes, un opéra de Verdi, intitulé Rocester, terminé en 1838, qui ne fut jamais joué et a été perdu? Cela est possible. Il est possible aussi que les modifications du livret suggérées par Merelli, l'imprésario de la Scala, pour la création de l'ouvrage aient motivé une complète refonte du sujet qui aboutit à Oberto, tout en conservant la musique ini- tiale de Rocester. Mais revenons en 1836. Le 5 mai, Giuseppe Verdi, retour de Milan à Busseto, épouse Margherita Barezzi. Elle est ravissante. Sa beauté et ses nombreuses vertus lui valent l'estime de tous. Tout commence bien. Le père de Margherita fournit au jeune couple le supplément de ressources dont ils ont besoin. Verdi travaille et se dévoue, corps et âme, à la vie musicale de Busseto. Il compose des symphonies, des marches, des romances et, naturellement, de nombreuses messes, produits de consommation immédiate, que les archives de la ville ont jalousement conservées. De cette époque date sa première admiration pour Manzoni. Il écrit des chœurs pour plusieurs de ses tragédies et met en musique « pour voix seule » l'ode Il cinque maggio. Dans le même temps, il professe à l'Ecole de musique. Le Palazzo Rusca, où il loge avec sa jeune femme, devient un cénacle qui parvient à une certaine notoriété, des ama- teurs distingués venant s'y exercer au chant et à la pratique des instruments. Mais assez rapidement, toute cette activité un peu vaine dans une petite ville, qui n'est plus malgré tout que l'ombre de ce qu'elle avait été à l'époque des Pallavicini, lasse Verdi. Une discussion assez sordide oppose son père Carlo à l'administration du Mont-de-Piété. Sous prétexte que le boursier était revenu au pays occuper une charge bien rétribuée avant la fin de ses études, le paiement de la bourse, qui était de quatre ans, avait été inter- rompu. Et Carlo Verdi se voyait incapable de rembour- ser les avances que Barezzi avaient faites. L'affaire a beau se solder, après intervention du maire, par le paiement des vingt-deux mois de pension, constituant le solde, Verdi prend assez mal la chose. Nous sommes en 1836, et il a terminé son opéra. A Milan, d'où lui parvient une nouvelle qui l'attriste : celle de la mort de son vieux maître Lavigna, il a conservé des contacts. Plus particulièrement avec Pietro. Massimi, directeur de la Société de musique où il avait dirigé La Création, celui-là même qui lui avait promis de faire représenter son opéra au théâtre des Filo- drammatici. Malheureusement, il semble que cela soit impossible cette année-là. A Parme, Verdi a aussi des amis et le Teatro Ducale est un centre artistique important. Bellini n'y a-t-il pas fait créer sa Zaïra en 1829, avec Meric-Lalande et La- blache? Le comte Sanvitale, responsable de la Commis- sion des théâtres, fait à Verdi des promesses encou- rageantes, mais qui ne semblent pas aboutir. Le 26 mars 1837, naît une petite fille au foyer des Verdi. Elle est prénommée Maria Luigia Virginia. Un an plus tard, c'est un petit garçon : Icilio Romano Carlo Antonio. Soudain, de façon tout à fait inopinée, un premier malheur frappe le jeune couple : la petite Vir- ginia meurt à l'âge de seize mois. C'en est fait, Giuseppe prend une décision capitale. Il démissionnera du poste si longtemps convoité à Busseto; les Verdi partiront s'installer à Milan où des ambitions théâtrales, autrement fortes, attirent le jeune compositeur. Margherita comprend la décision de son mari. Elle agit auprès de son père pour qu'il leur accorde un prêt afin de faciliter leur nouvelle installa- tion. Bien sûr, Giuseppe a vaguement conscience de lâcher la proie pour l'ombre : la sécurité modeste d'un « maestro di musica » à Busseto pour quelque carrière problématique de compositeur d'opéra. CHAPITRE II

MILAN

A Milan, le théâtre de la Scala, considéré comme le premier centre lyrique d'Italie, était régi par un remar- quable imprésario, Merelli, dont la personnalité consti- tuait un intéressant mélange d'astuce et d'intuition. Quoique soucieux, avant tout, d'intérêt commercial, il n'hésitait pas à prendre des risques et à miser sur des nouveautés, pour peu qu'il fût convaincu de leur viabi- lité. Ainsi s'est-il fait le protecteur d'une jeune canta- trice qu'il parvient à pousser au premier rang : Giu- seppina Strepponi. Elle a alors vingt-trois ans. Sans être belle, elle est gracieuse et charmante. Elle chante avec un art parfait, s'efforçant toujours de faire dominer le sentiment sur la virtuosité. Pour la saison de prin- temps de 1839, Merelli annonce quatre opéras à la Scala. Ce sont : I Puritani de Bellini et Lucia di Lamer- moor, L'Elisir d'Amore, Pia di Tolomei (création) de Donizetti. La Strepponi chante les quatre opéras où elle remporte d'ailleurs un succès considérable. Il semble qu'elle ait excellé aussi bien dans le genre gai que dans le genre sérieux. Or, il se trouve que le jeune Verdi, avec une astuce puisée dans son fond paysan, comprit ce qu'il était adroit de faire. Il alla se présenter à la Strepponi à qui il montra son opéra, parvint à la convaincre de l'intérêt du rôle qu'il lui destinait, lui proposant de le modifier selon ses désirs. La Strepponi écoute le jeune compo- siteur, déclare que la musique lui plaît, en fait ouver- tement l'éloge. Quelques semaines plus tard, il est convo- qué par Merelli. Quand on prend du recul pour reconsidérer une existence, il paraît souvent étrange de découvrir comment certains événements majeurs, qui semblaient inévitables, n'ont été rendus possibles que par d'autres qui, normalement, n'auraient pas dû avoir lieu. Ainsi, on est frappé du fait que Giuseppina Strepponi, la maî- tresse de Merelli, ait été à l'origine du premier opéra de Verdi, monté à la Scala. Alors que celui-ci, devenu veuf à la suite de circonstances impossibles à prévoir, allait trouver plus tard, en elle, la compagne de toute sa vie. Pour le moment, Merelli a besoin d'opéras nouveaux, destinés à sa saison d'automne. A Verdi il déclare qu'eu égard aux renseignements favorables qu'il avait eus sur sa musique, il était disposé à représenter son ouvrage. Après examen, cependant, Merelli trouve le livret peu intéressant. Il conseille à Verdi de s'assurer la colla- boration de Temistocle Solera, jeune poète de vingt ans, avec qui, pense-t-il, le compositeur pourra s'entendre. Le résultat est Oberto, conte di san Bonifacio, histoire d'amour sur fond de haines ancestrales et de jalousie située au Moyen Age. S'agit-il d'un livret entièrement nouveau ? Dans quelle mesure Verdi fit-il appel à son librettiste initial, Piazza? La réponse paraît difficile à donner, dans la mesure où, faute, peut-être, de pouvoir attribuer au livret d'Oberto une paternité absolue, ce livret reste anonyme, dans l'édition imprimée de l'opéra. Sur le plan musical même, plus de six mois s'étant écoulés entre la première entrevue de Verdi avec Merelli et la création d'Oberto, on n'est pas du tout certain qu'il ne s'agisse pas d'une œuvre complètement nouvelle, distincte de l'opéra initial Rocester. Plus probablement, Verdi se serait contenté d'adapter au nouveau sujet une partie de la musique déjà écrite. Quoi qu'il en soit, en octobre 1839, Oberto entre en répétitions à la Scala. Sur le plan matériel, Merelli prend en charge la pro- duction, à condition que Verdi s'engage, dans le cas d'une vente ultérieure de l'opéra, à lui donner la moitié du produit de cette vente. Ce marché, qui peut paraître un peu étrange, n'avait rien d'extraordinaire à l'époque pour le premier opéra d'un jeune compositeur. En attendant, le couple Verdi, installé à Milan dans un petit appartement de la via San Simone (aujourd'hui via Cesare Correnti), n'a guère de ressources et subsiste grâce à la générosité de Barezzi, aidé par quelques autres admirateurs fidèles de Busseto. C'est alors qu'un second malheur frappe Margherita et Giuseppe, leur fils Icilio Romano tombe malade et meurt, comme sa sœur; il était âgé de seize mois. Mais Verdi n'a pas le temps de s'abandonner au chagrin. Les répétitions d'Oberto doivent être menées à bien. A cette époque (novembre 1839) la Strepponi n'est plus libre. C'est Antonietta Marini, un excellent soprano, qui incarnera Leonora. Son mari, la basse Ignazio Marini, est Oberto le ténor Lorenzo Salvi chante Riccardo et Marie Shaw, un mezzo anglais, Cuniza. Oberto, conte di San Bonifacio, est en deux actes, comme la plupart des ouvrages lyriques sérieux de l'époque (Rossini, Donizetti, Bellini). A Verdi, il appartiendra dans ses ouvrages ultérieurs de modifier cette division formelle, rendue d'ores et déjà artificielle, par un nom- bre de tableaux (ou changements de lieu) essentielle- ment variable.

Oberto, 1839.

L'action d'Oberto est située au XIII siècle dans les domaines d'un certain Ezzelino da Romano. Celui-ci (qui n'apparaît pas en scène) a un sœur, Cuniza, laquelle doit épouser Riccardo comte de Salinguerra. Après une Ouverture qui s'affirme d'em- blée beaucoup plus intéressante que l'habituel hors-d'œuvre précédant les opéras de Donizetti ou de Bellini, Riccardo arrive devant le château d'Ezzelino. Un groupe de courtisans et de serviteurs chante un chœur de bienvenue, tandis que lui-même dit le bonheur que lui donnent ses fiançailles prochaines. Ni ce chœur ni l'air de Riccardo n'émergent d'une agréable bana- lité. Tandis qu'on le conduit vers Cuniza qui l'attend, survient Leonora, la fille d'Oberto, un banni politique. Dans le grand récitatif, suivi d'un air que chante la jeune femme, la person- nalité de Verdi se reconnaît immédiatement. On apprend qu'elle a été séduite par Riccardo dont elle aspire à se venger, bien que ses sentiments d'amour se laissent deviner derrière la violence de l'expression. Elle est bientôt rejointe par son père, revenu clandestinement d'exil. Ayant appris le déshonneur de sa fille, Oberto promet de châtier lui-même le coupable. Au deuxième tableau, nous sommes à l'intérieur du château. Après un bref chœur de réjouissances, se place une scène d'amour entre Cuniza et Riccardo, duo très simple et d'un mélo- disme bellinien, où la jeune fille ne peut pourtant se défen- dre de pressentiments funestes. Ces pressentiments se concré- tisent dans la scène suivante : Leonora et Oberto viennent révéler à Cuniza les serments d'amour éternel que son fiancé a faits à une autre. Un trio s'ensuit qui reste très en deçà de certaines réussites ultérieures de Verdi dans ce domaine. Beau- coup plus inspiré est le finale de l'acte où Cuniza confronte publiquement Riccardo à Leonora devant les courtisans rassem- blés. Le premier tableau du second acte découvre les appartements de Cuniza. Un banal chœur de suivantes introduit l'air mélan- colique où la jeune fille pleure son bonheur perdu. Il est couronné par une flamboyante cabalette dans laquelle Cuniza décide de convaincre Riccardo qu'il doit épouser Leonora. Le deuxième tableau est situé dans les jardins du château. Oberto attend Riccardo qu'il a provoqué en duel pour venger l'honneur de sa fille. Mais Cuniza et Leonora interviennent afin d'empêcher le combat. Ici se place un quatuor d'action qui est, sans aucun doute, du grand Verdi. Malgré l'intervention des deux femmes, Oberto et Riccardo quittent la scène en se bat- tant. Au bout d'un moment, qu'occupe un chœur de remplissage, Riccardo revient l'épée ensanglantée : il a tué Oberto. Au dernier tableau, Cuniza et Leonora apprennent l'issue fatale du combat, en même temps que l'exil volontaire de Riccardo. Accablé de remords, il a quitté l'Italie en léguant ses biens à Leonora. La scène de Cuniza avec les chœurs est assez conventionnelle, mais elle est suivie par un magnifique récitatif, andante et rondo pour Leonora qui laisse présager, musicalement et dramatiquement, les deux Léonoras plus illustres d'Il Trovatore et de La Forza del destino.

Ainsi dans Oberto, Verdi mélange-t-il au convention- nel des beautés évidentes. Quant au livret il fut commis par Piazza et Solera, sans qu'on puisse déterminer la part de chacun d'eux. Merelli y apporta ses suggestions et Verdi, lui-même, y mit probablement la main. On ne peut pas dire que le sujet soit particulièrement inté- ressant, ni que son traitement soit efficace du point de vue théâtral. Sans doute, manque-t-il une scène d'intro- duction montrant les premières amours de Leonora et Riccardo. Tel que, le meilleur moment dramatique est le quatuor qui précède, le duel au second acte, où Ric- cardo dit sa honte et son remords, Cuniza sa résolu- tion de le forcer à se racheter, Leonora l'amour qu'elle éprouve toujours pour lui malgré sa trahison, et Oberto son inextinguible désir de vengeance. Il semble que l'idée de ce quatuor ait été fourni par Merelli et le texte par Solera (dont les vers sont sensiblement meilleurs que ceux de Piazza). Le livret de ce premier opéra représenté de Verdi est donc médiocre. Mais on peut dire que, par rapport aux livrets de Donizetti et de Bellini, il inaugure un climat de violence qui sera celui où Verdi va définitive- ment engager l'opéra. En ce qui concerne la partition, les biographes de Verdi l'ont traitée avec une condescen- dance excessive. La personnalité de ce dernier s'y affirme déjà dès les premières mesures. Même si l'influence de Donizetti et de Bellini est notable, on y trouve plus d'expression que chez le premier et de vigueur que chez le second, dans l'invention mélodique. Le traitement de l'orchestre contredit déjà ceux qui ont déclaré que Verdi avait attendu sa maturité pour s'en servir effica- cement. En fait, le compositeur, à l'époque d'Oberto, sait parfaitement obtenir de l'orchestre ce qu'il en attend. Il se trouve seulement qu'il en attend moins que dans ses ouvrages postérieurs et le traite en consé- quence. Verdi, tout au long de sa vie, ne cherchera jamais à révolutionner l'opéra. A ce stade de sa carrière, il se contente de prendre l'opéra tel qu'il est et d'ajouter sa voix à celle des compositeurs qui lui sont contempo- rains. Mais il s'agit d'une voix possédant déjà l'indivi- dualité qui manque à Pacini ou à Mercadante. Même si les personnages du livret obéissent à la plus plate convention du mélodrame, Verdi parvient à donner une vie à cette convention; les personnages existent. Du point de vue de l'écriture vocale, Verdi commence son usage dramatique des tessitures. Oberto, le rôle- titre, est écrit pour une voix grave d'homme, utilisée dans l'aigu de son registre. Ce n'est pas encore le « baryton Verdi » de Rigoletto ou de Simon Boccanegra, mais on y tend. De même Leonora, soprano spinto, a dans l'aigu des effets de vaillance qu'on trouve peu chez Donizetti ou Bellini. Notons aussi le premier de ces duos baryton- soprano, entre un père et sa fille, que Verdi affection- nera tant dans les ouvrages de sa maturité (Gilda- Rigoletto, Maria-Simon Boccanegra, Aïda-Amonasro). Cuniza confié à un mezzo soprano, sans doute pour différencier son timbre de celui de Leonora, est écrit dans une tessiture voisine, c'est-à-dire qu'elle aussi uti- lise principalement l'aigu de son registre. Le rôle inau- gure cette utilisation dramatique de la voix grave de femme que l'on réservait jusqu'alors aux rôles brillants ou aux travestis. Rien de flagrant qui puisse surprendre les specta- teurs de l'époque. Mais, pour nous qui remontons l'Histoire, tout cela apparaît significatif de l'évolution ultérieure de l'opéra italien sous l'influence de Verdi. L'accueil d'Oberto par la presse fut favorable dans son ensemble. Bermani, critique de La Moda, ne ménage pas ses louanges : « Oberto est très beau, sublime en certains passages. Verdi n'a, dans son inspiration, pris quoi que ce soit à Donizetti, Bellini, ou à Mercadante, encore moins à Rossini. Il a gagné la partie avec ses seules forces : une réussite splendide l'attend. » D'autres, comme Lambertini, dans la Gazetta Privile- giata di Milano, sont plus réservés, déplorant la faiblesse du livret et distinguant justement ces influences que Ber- mani veut ignorer. Lambertini dit « ne pas être très sûr que les qualités d'Oberto soient supérieures à ses défauts ». Le public, lui, vient voir le nouvel opéra qui est joué quatorze fois cette saison à la Scala, devant des salles pleines, ce qui constitue évidemment le meilleur encou- ragement pour le jeune compositeur et détermine d'au- tres théâtres d'Italie à représenter Oberto. L'ouvrage sera donné à Naples, à Turin et à Gênes, durant les deux saisons suivantes. L'éditeur Ricordi, auquel Verdi allait être lié désor- mais, durant toute sa vie, achète l'ouvrage deux mille lires, pour en publier une réduction, dédiée au comte Gustave de Neipperg, second mari de Marie-Louise d'Autriche, duchesse de Parme. Merelli, enfin, commande à Verdi trois nouveaux opéras, destinés à être créés à Milan et à Vienne, où il est inspecteur des théâtres de la cour. Pour cela l'im- présario offre au compositeur quatre mille lires par ouvrage auxquelles viendront s'ajouter la moitié des bénéfices produits par la vente des partitions. Comme librettiste, Merelli recommande cette fois à Verdi Gaëtano Rossi, auteur de livrets utilisés avec succès, entre autres, par Rossini et Mercadante. Le livret écrit par Rossi pour Verdi s'intitule Il Pros- critto et le musicien s'en trouve peu satisfait. Il hésite à le traiter et Merelli lui demande si, en définitive, il préférerait composer l' opéra buffa dont, lui, Merelli, a besoin pour équilibrer le programme de sa saison. Verdi accepte et comme il est tard pour commander un texte original, on lui donne à lire plusieurs livrets qui avaient déjà servi à d'autres compositeurs pour des ouvrages plus ou moins tombés dans l'oubli. On sait que la pra- tique était courante au XIX siècle et encore plus au XVIII où certains livrets de Métastase avaient subi jusqu'à dix traitements musicaux différents. Après beaucoup d'hésitations, car il est évident que la veine comique n'inspire pas tellement Verdi, le compo- siteur choisit un livret de Romani, Il finto Stanislao, qui avait été mis en musique vingt ans plus tôt par un de ces compositeurs que les Autrichiens poussaient en Italie, avec plus ou moins de bonheur, le bohémien Adalbert Gyrowetz. Or, Il finto Stanislao de Gyrowetz disparut du réper- toire de la Scala après quelques représentations, sans laisser le moindre souvenir. La précaution prise par Verdi de rebaptiser son opéra se révélait donc assez inutile. Et il se met à la composition de ce qui sera, avec Falstaff, un demi-siècle plus tard, son seul ouvrage léger. Mais il tombe malade. Robuste de constitution, Verdi est sujet aux maux de gorge et il doit s'aliter pour plu- sieurs semaines avec une angine. Margherita le soigne. Enfin il entre en convalescence et recommence à tra- vailler. Mais voici qu'au moment où il s'y attend le moins, c'est soudain l'explosion du malheur. Frappée d'une encéphalite, Margherita meurt au bout de quelques jours. Elle a vingt-sept ans : le même âge que lui. En moins de deux années le malheureux a donc perdu ses deux enfants et la femme qu'il chérissait plus que tout. Ayant atteint le fond du désespoir, il quitte Milan pour Busseto, après avoir demandé à Merelli de le libérer de son contrat. Pourtant Merelli refuse et il ne semble pas que ce refus soit dicté par l'intérêt. Il a compris que seul le travail peut sauver la raison du musicien et sa vocation l'aider à surmonter ce drame. Et effectivement, malgré sa répugnance à regagner Milan où il a tout perdu, dans la maison même où Margherita est morte, Verdi s'efforce de terminer son opéra-bouffe. La première d'Un giorno di regno eut lieu à la Scala le 5 septembre 1840, avec Marini, Salvi, Abbadia, Fer- lotti Scalese et Rovere qui venait de triompher pendant quarante-six soirées dans Il Templario d'Otto Nicolaï. Un giorno di regno ossia Il finto Stanislao, en revan- che, n'eut aucun succès. La critique reprocha à Verdi une impression de « déjà connu » produite par chacune de ses mélodies. Où était l'originalité d'Oberto? Ici, l'influence de Rossini et de Donizetti « va jusqu'au plagiat ». Jugement excessif. Avec le recul, la partition nous paraît renfermer quatre numéros remarquables : un air de ténor, deux airs de soprano et, surtout, le grand finale concertant qui termine l'acte I (ces morceaux furent d'ailleurs composés avant que Verdi ait perdu sa femme). Le reste bien sûr se satisfait des formules qui sont celles de l'opéra-bouffe italien à cette époque. Pouvait- on espérer une invention comique soutenue alors que le musicien était au bord de la dépression nerveuse? Il semble aussi que les interprètes n'aient pas été convaincus par l'œuvre et se soient montrés au-dessous d'eux-mêmes. Dans Il finto Stanislao, le librettiste Romani s'est inspiré d'un incident véritable qui se produisit pendant les guerres motivées par la succession polonaise. Sta- nislas Leszczynski fut proclamé roi de Pologne en 1704. Mais le monarque saxon Frédéric-Auguste, ayant contesté ses droits au trône, Stanislas fut défait à la bataille de Poltava en 1709, et chercha refuge en France. Sa fille y épousa Louis XV et, à la mort de Frédéric-Auguste, en 1733, le roi de France entreprit d'aider Stanislas à reconquérir sa couronne de Pologne. Il fut décidé que Stanislas regagnerait secrètement son pays, accompa- gné d'un unique aide de camp. Arrivé à Varsovie, Sta- nislas se fit reconnaître au cours d'un service solennel à la cathédrale. Il fut acclamé dans l'enthousiasme géné- ral et remonta sur le trône. Son second règne ne devait pourtant durer que deux ans. Les Saxons, s'aidant cette fois d'une alliance avec la Russie, le destituèrent à nouveau et il regagna la France où Louis XV lui offrit le duché de Lorraine.

Un giorno di regno, 1848.

Le livret de Romani raconte, sous le titre Le Faux Stanislas, un subterfuge destiné à faciliter le retour incognito du vrai Stanislas, dans son pays. L'action est située en France, où un certain chevalier Belfiore a été chargé secrètement de prendre la place de Stanislas pendant que celui-ci regagne Varsovie. Dans ce but, Belfiore a dû abandonner provisoirement sa fiancée, la marquise del Poggio. Celle-ci, ignorante de la mission confiée à celui qu'elle aime, s'est décidée, par dépit, à épouser le comte Ivrea, commandant de la base militaire de Brest. L'action est située dans les environs de cette ville, au château du baron Kelbar. Celui-ci prétend marier sa fille, Giuletta, avec le riche Gasparo Antonio della Rocca, trésorier des Etats de Bretagne, alors qu'elle est éprise du neveu de celui-ci, Edoardo de Sanval. Le double mariage doit avoir lieu le jour même, au milieu des réjouissances générales. C'est alors qu'on annonce l'arrivée au château de Stanislas, roi de Pologne. C'est le che- valier Belfiore, sous déguisement. Utilisant son prestige de sou- verain, Belfiore s'occupera d'abord d'unir Giuletta et Edoardo. Pour cela, il fera miroiter au trésorier la possibilité pour lui d'épouser une princesse polonaise de sa cour. Si bien que della Rocca prendra lui-même l'initiative de rompre son mariage avec Giuletta. Le premier acte s'achève sur la sensation causée par cette décision et la colère du baron qui provoque le trésorier en duel. Au second acte, Belfiore, toujours en roi de Pologne, ordonne au trésorier de doter richement son neveu Edoardo, ce qui lui permettra de prétendre à son tour à la main de Giuletta. Malheureusement, le rôle que Belfiore doit jouer jusqu'à l'arri- vée du véritable Stanislas en Pologne ne lui permet pas d'arran- ger, de façon aussi satisfaisante, ses propres affaires avec la marquise del Poggio. Pour retarder le mariage de celle-ci, il exige cependant que le comte Ivrea l'accompagne en mission secrète. Heureusement, sur ces entrefaites, lui parvient une lettre officielle de la cour de Pologne : le vrai Stanislas vient d'être proclamé roi à Varsovie, ce qui autorise le chevalier Belfiore à abdiquer avant la fin de son jour de règne et à prendre la marquise dans ses bras, en lui expliquant de quelle mission il avait été chargé. La journée s'achèvera comme prévu, par le double mariage des héroïnes. Leurs partenaires, seuls, ont changé.

Cette histoire n'est, ni plus, ni moins, intéressante que celles qui avaient servi de prétexte à de nombreux opéras bouffes. Elle est caractéristique de la veine comi- que de Romani dont le talent de librettiste était incontes- table, mais qui était plus à l'aise dans le drame que dans la comédie. On en dira autant pour Verdi, encore sous le coup de la mort de ses enfants et de sa femme. Ce qui manque surtout à Un jour de règne, c'est une caractérisation psychologique efficace des personnages. Et, en cela, Verdi s'oppose à Rossini dont les person- nages comiques de ses opere buffe sont caractérisés la plupart du temps, avec davantage de profondeur que les personnages tragiques de ses opere serie. Musicalement, par contre, les formules (faut-il dire les « procédés? » ) sont les mêmes que chez Rossini, y compris le grand crescendo de l'ouverture qu'on retrouve dans le finale concertant de l'acte I. Cela explique l'im- pression de « déjà entendu » reproché à Verdi par les spectateurs de la première, qui montrèrent, à son égard, une hostilité excessive. Un giorno di regno témoigne d'une invention mélo- dique certaine. Il n'en faut pour exemples que le ravis- sant air de Marquise, au premier acte, couronné par une cabalette pleine de brio, et aussi, le très beau mor- ceau de bel canto, confié au ténor, au début du second. Quoi qu'il en soit Un giorno di regno n'eut qu'une seule représentation. Cela détermina une rosserie à laquelle Verdi se montra particulièrement sensible, im- pliquant que le sort de l'ouvrage était déjà contenu dans le titre. Précipitamment, Merelli fit une reprise d'Oberto avec les mêmes chanteurs qui avaient créé Un giorno di regno. Cette fois, l'accueil fut tiède et la critique revint presque sur ses louanges de l'année précédente : on parla de l'extrême indulgence du public de la Scala accueillant de nouveau Oberto pendant dix-sept soirées. Ainsi, le vent favorable qui avait soulevé Verdi à ses débuts semble retombé. Le musicien, convaincu de ne pouvoir trouver, dans l'art, de consolations à sa vie ruinée, ne veut plus composer. Il avertit Merelli de sa décision, en le remerciant de tout ce qu'il a fait pour lui et, malgré les exhortations de l'imprésario, rompt son contrat. Comprenant l'inutilité d'une discussion, dans l'état de dépression où se trouve Verdi, Merelli se borne à lui réaffirmer sa confiance : s'il veut, un jour, écrire de nouveau, qu'il l'avertisse deux mois avant le début d'une saison : n'importe quel opéra inédit de Verdi y sera représenté. Cette période est, sans aucun doute, la plus lamen- table de la vie de Verdi. Elle durera près de deux ans, pendant lesquels le musicien se taira. Ricordi, son édi- teur, se contente de publier quelques morceaux d'Un giorno di regno. Verdi vit des quelques leçons de musi- que qu'il donne. Il a renvoyé à Busseto les meubles du petit appartement où il a vécu avec Margherita. Inca- pable de supporter davantage ce cadre où il a été heureux et où il a cru à la gloire, il prend une chambre meublée dans la Corsia di Servi. Il est dans la misère et s'en soucie peu. Vers la fin de l'année 1840, trois mois après le fiasco d'Un giorno di regno, il sort de la vieille osteria San Romano, où il a l'habitude de prendre, chaque jour, un maigre repas. En traversant la Galleria de Cristoforos, récemment construite et devenue le ren- dez-vous des personnalités en vue de Milan, il rencontre Merelli qui se rend à la Scala. Il neige et l'imprésario demande à Verdi de l'accompagner au théâtre. En marchant, Merelli lui raconte ses démêlés avec le compositeur Otto Nicolaï à qui il a commandé un opéra comme suite au succès du Templario de la saison précé- dente. Le livret devait être de Solera, et, pour quel- que raison rattachée probablement au récent succès du ballet Nabuchodonosor de Cortesi, ce même thème bibli- que a été choisi, d'un commun accord, entre Nicolaï, Solera et Merelli. Or, maintenant que le livret est ter- miné, Nicolaï n'en veut plus et en exige un autre que le malheureux Merelli ne sait où trouver. Qu'à cela ne tienne, Verdi ne verrait aucun inconvé- nient à ce que Nicolaï utilise le livret du Proscrito qu'il a toujours dans ses tiroirs et dont il n'a pas l'intention de se servir. Merelli accepte aussitôt ce livret qui lui tombe du ciel, et qui, d'ailleurs, plaira également à Nicolaï. Mais soudain, saisi d'un obscur remords, comme s'il venait d'ôter au jeune Verdi sa dernière chance de rentrer dans la compétition, il lui demande de lire le Nabucco de Solera, sous le prétexte d'avoir son avis. « Je trouve ce livret excellent, donc l'un de nous, Nicolaï ou moi, est un imbécile! » déclare l'imprésario. CHAPITRE III

DU PATRIOTISME A LA LIBERTE

Ses biographes se sont heurtés au fait que Verdi, dans toutes les circonstances de sa vie, a toujours détesté parler de lui. Il a toujours repoussé les offres qui l'eussent amené à écrire ses Mémoires. En 1879 pour- tant (et le musicien avait alors soixante-six ans), Giulio Ricordi parvint à le persuader de lui dicter quelques souvenirs sur ses années de jeunesse à Milan. En fait, il s'agissait de fournir de la matière authentique à Arthur Pougin qui avait entrepris un livre sur le compositeur. Bien que fort peu intéressé par la chose, celui-ci voulut bien admettre que puisque l'affaire était en train, autant valait que les événements rapportés fussent exacts. C'est donc de Verdi, lui-même, que nous tenons le récit des faits qui conduisirent à Nabucco. Merelli, contre son gré, l'ayant forcé à emporter le livret de Solera, il raconte que, rentré chez lui, il jeta le manuscrit sur la table. Et le manuscrit s'ouvrit de lui- même à Va, pensiero, sull'ali dorate. Il s'agit, on le sait, du début du fameux chœur chanté par les Hébreux captifs, sous le joug de Babylone. Or, ces vers semblent avoir fait d'emblée sur Verdi un effet considérable. Près de quarante ans plus tard, le compo- siteur explique qu'il y reconnut la paraphrase d'un passage de la Bible, lui tenant très à cœur. Plus ou moins consciemment à cette époque, Verdi faisait, bien sûr, un rapprochement entre la situation des Hébreux et celle des Italiens, souffrant de l'occupa- tion autrichienne. Quoi qu'il en soit, ces vers, outre le E soleil de Verdi brille de nouveau à son zénith. L'œuvre a retrouvé une immense audience. C'est principalement à travers elle que s'est opéré ce retour spectaculaire à l'opéra et au bel canto. Pendant plus d'un demi-siècle son iné- puisable génie n'a cessé d'évoluer, renouvelant cette tradition. Avec Falstaff (1893), amorce de l'opéra moderne, sa vie s'est achevée sur une apothéose, face au déferlement du wagnérisme, alternative du génie méditerranéen rêvé par Nietzsche. En donnant à l'Italie des œuvres portées par le souffle du patriotisme et de la liberté, Verdi fut aussi une des figures essentielles du Risorgiménto. Musicologue et critique passionné, connaissant admi- rablement cet univers du chant et des voix, Jacques Bourgeois est un des meilleurs spécialistes de Verdi. Directeur du Festival d'Orange, il a programmé le Trouvère, Aïda, Macbeth, avec de prestigieuses distri- butions. Il saisit ici la personnalité du musicien à partir de ce qui reste le texte de cette destinée, à savoir les œuvres elles-mêmes. Pour la première fois, une biogra- phie largement exhaustive nous en donne le panorama complet à travers des analyses minutieuses et toujours accessibles auxquelles l'amateur pourra se reporter. Jacques Bourgeois a su éclairer de son expérience per- sonnelle cette aventure inépuisable et exemplaire qui fait de Giuseppe Verdi un des plus grands créateurs du théâtre lyrique, un musicien que nous ne cessons pas de découvrir. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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