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MAXIME DELCOURT

Chad Hugo et , le duo qui forme , et Timothy Mosley alias ont à leur palmarès des millions d’albums et de singles vendus à travers le monde, des centaines de THE NEPTUNES récompenses prestigieuses et une liste de tubes à faire pâlir n’importe quel producteur. En l’espace d’un quart de siècle, ils ont su imposer leur son à tout un pan de la musique moderne, la redéfinissant, & TIMBALAND insufflant une dose de rap chez des artistes pop, et inversement. LES BEATMAKERS QUI ONT RÉVOLUTIONNÉ LA POP MUSIC , , , ou encore Madonna, Britney Spears et les Daft Punk, tous ont bénéficié de leur créativité débordante.

En retraçant le parcours de ces producteurs, le livre revient sur MAXIME DELCOURT les albums et les hits pop, rap et R&B parmi les plus marquants de ces vingt-cinq dernières années. Il met aussi en lumière le travail de l’ombre et la productivité démesurée des Neptunes et de Timbaland,

qui à eux trois ont réussi l’exploit de faire bouger les têtes et les bassins du monde entier, bouleversant en profondeur les codes de la pop music.

Rédacteur en chef adjoint de Jack, Maxime Delcourt est journaliste culturel indépendant, notamment pour Les Inrockuptibles, Vice, Slate et Brain. Aux éditions Le mot et le reste, il a déjà écrit 2Pac (2016), Free jazz (2016) et Il y a des années où l’on a envie de ne rien faire (2015). & TIMBALAND THE NEPTUNES THE

Prix : 24 euros 9HSMDQB*djgfhc+ M ISBN : 978-2-36139-657-2 — LE MOT ET LE RESTE R

couv_Beatmakers.indd Toutes les pages 22/10/2020 16:46

MAXIME DELCOURT

THE NEPTUNES & TIMBALAND les beatmakers qui ont révolutionné la pop music

le mot et le reste 2020 À la fin de chaque chapitre, vous découvrirez une section intitulée « Hitmakers » dans laquelle l’auteur vous propose une ou plusieurs chroniques des hits produits par les Neptunes ou Timbaland durant la période de temps que recouvre le chapitre. LE PÉRIL JEUNE

« La question, ce n’est pas d’où tu viens, c’est où tu te situes maintenant. » Rakim

La tradition veut que l’on prenne l’autoroute 264 jusqu’à son terme. D’après les brochures, l’office du tourisme de Beach se trouve quelques mètres à peine après l’ultime sortie. Paraît-il que c’est le premier arrêt à effectuer. Le plus important, si l’on souhaite profiter pleinement de son séjour. À première vue, pour- tant, il n’y a pas de quoi remplir les yeux d’extase. Les alentours ont été désertés par les piétons, le bitume semble remplacer peu à peu la moindre parcelle de verdure et la bâtisse trahit la vétusté du lieu, comme figé dans le passé. Mais bon, c’est vrai que le port est à quelques centaines de mètres, et cela suffit à faire la fierté des habitants. À croire que les statues de dauphin posées à l’entrée du bâtiment n’ont pas été choisies au hasard : elles sont là pour rappeler que Virginia Beach reste une ville maritime du sud des États-Unis, là où il fait chaud et humide. Dans le hall, semblable à celui d’une piscine municipale héritée des années quatre-vingt, l’odeur de chlore en moins, l’ambiance n’est pas beaucoup plus folle : tout le monde semble plongé dans ce silence où l’on ose à peine respirer ; silence qui pourrait traduire une concentration profonde s’il ne se révélait pas être la conséquence d’une fréquen- tation touristique en nette baisse.

Derrière son comptoir, Denise, la cinquantaine bien tassée, n’a aucune raison de se presser. Du temps, visiblement, elle en a à revendre. Alors, faute d’avoir un collègue dans les parages avec

Le péril jeune 7 qui aller partager un café, elle remplit ses obligations salariales, accueillant presque à reculons les quelques touristes qui s’amassent face à elle. Le sourire est un peu forcé, mais la voilà tout ouïe, prête à détailler ses connaissances. Elle pourrait s’appuyer sur ses fiches, ou n’importe quel dépliant officiel à disposition sur son bureau, mais elle connaît son métier, Denise. Cela fait une ving- taine ­d’années qu’elle travaille ici. Virginia Beach n’a aucun secret pour elle. À la manière d’une commerciale qui aurait appris son speech par cœur, elle raconte l’histoire du cap Henry, à l’extrémité nord de la plage, où les colons anglais ont touché terre en 1607, elle évoque Jamestown, à quelques pâtés de maison, où, en 1619, les premiers « serviteurs » africains ont été amenés en Amérique, quelques décennies avant qu’on ne les considère officiellement comme des esclaves. Quand ses yeux se tournent soudain vers le littoral, c’est uniquement pour narrer les aventures de Barbe Noire, qui aurait fait de la région son terrain de prédilection. À bout de souffle, Denise rappelle qu’arpenter les rues de Virginia Beach, c’est aussi avoir la chance de s’aventurer dans la région d’Hampton Roads, autrement nommée « Seven Cities ». Soit une zone géographique située à l’extrême sud-est de l’État et composée de sept grandes villes : Chesapeake, Hampton, Newport News, Norfolk, Portsmouth, Suffolk et Virginia Beach.

Avec ses lunettes nonchalamment posées sur le bout du nez et ses mains qui semblent la maintenir debout, Denise se fait ­étrangement plus discrète au moment de relater des faits plus contemporains. Que reste-t-il, après tout, de ces excès de violence et de ce passé ségrégationniste qui semble constituer l’histoire de Virginia Beach ? C’est à peine si elle confesse que la jeunesse locale, éclatée entre différentes communautés qui se regardent en chiens de faïence, nourrissait peu d’espoir dans les années soixante-dix. Quelques ambitions, tout au plus. Elle regrette également ce stéréotype tenace qui voudrait que la région n’ait pas d’identité, que son histoire récente n’ait pas la même profondeur, ni la même symbolique que celle de Washington D.C., sa voisine d’environ 300 kilomètres. « Madame », l’interrompt un jeune ­afro-américain d’une dizaine d’années à peine, curieux d’en savoir davantage sur l’équipe de

8 THE NEPTUNES & TIMBALAND football locale. Mais le regard de Denise ne trompe personne : le sport, voilà bien un domaine au sujet duquel elle n’a aucune anec- dote croustillante à raconter.

La vérité, c’est que Virginia Beach n’a jamais eu une véritable équipe de haut niveau et qu’il n’y a rien de bien excitant à visiter dans les environs, si ce n’est la fameuse boardwalk, où des milliers de couples viennent chaque année prendre leur selfie devant la statue colossale du roi Neptune. « Des lieux culturels, peut- être ? », demandent les parents du jeune garçon, à la recherche de bons plans à même d’égayer leur séjour. Denise, presque désolée, botte en touche. Dans un premier temps, elle évoque The Cavalier, un hôtel mythique de la région, connu pour savoir accueilli Judy Garland et Frank Sinatra, mais également quelques concerts de Glenn Miller et Bing Crosby. Puis reprend le fil de la question, sans pour autant s’éterniser sur le sujet : « Cette région n’a pas vraiment une histoire musicale. Pour autant que je sache, en ville, il y a toute- fois des open mics et quelques bars qui accueillent des concerts. »

À se balader tranquillement dans les rues, tous les habitants entonnent le même refrain à chaque fois qu’un touriste débarque en ville : « Non, ce n’est pas D.C. ici ! » Avec le temps, cette réponse s’est faite plus vindicative, comme si les gens de Virginia Beach étaient agacés d’évoluer perpétuellement dans l’ombre de Washington, de ne pas pouvoir jouir du même héritage culturel, comme le go-go. Alors, oui, les skaters et les surfeurs du monde entier semblent avoir coché la région parmi les spots les plus prisés sur Terre, mais ces cultures alternatives sont avant tout l’apa- nage de la population blanche, qui a embrassé à pleine bouche les années quatre-vingt excessives et hédonistes. Le reste de la population, majoritairement issu des minorités (sociales, écono- miques et ethniques), ronge son frein. Lésés, les Afro-Américains ont même fini par s’en prendre violemment à la police locale en 1989 lors du Greekfest, un événement qui attire chaque année des dizaines de milliers d’étudiants et festivaliers prêts à s’oublier dans l’alcool. L’année suivante, Public Enemy fait directement référence à ces échauffourées dans « Welcome To The Terrordome », sans

Le péril jeune 9 se douter qu’une révolution, davantage musicale que sociale, s’an- nonce du côté de Virginia Beach.

Virginia State Of Mind

En 1972, lorsque Fisher-Price décide d’inaugurer son premier magasin de jouets en Virginie, le réflexe est de se dire qu’un nouveau lieu de sortie vient d’ouvrir en ville, et que ça risque une nouvelle fois de ravir les familles les plus aisées. Sociologiquement, c’est vrai que la théorie est plausible. Mais c’est oublier un peu vite le pouvoir affectif dont jouissent les enfants sur leurs parents. C’est oublier aussi qu’en 1975, pour son troisième anniversaire, Timothy Zachery Mosley reçoit pour Noël un petit clavier. Perdu au milieu de ces allées remplies de jeux de société et de peluches en tout genre, il en a rêvé de ce gadget. Alors, ses parents, dont les journées s’agitent dans l’ombre des vies fortunées, cèdent à son caprice. Ça n’arrive pas tous les jours, autant en profiter. Et puis il l’a rentabilisé ce jouet, comme on dit. Tous les jours, il le triture, tapote dessus. Une légende tenace dit même qu’il aurait eu des conséquences directes sur sa future passion.

Tim n’est de toute façon jamais le dernier à entretenir ce mythe, persuadé que ce clavier l’a aidé à développer une capacité d’écoute plus élevée que la moyenne. « J’écoute le monde qui m’entoure, la musique qui émerge au lever du soleil et les rythmes qui ne prennent forme qu’une fois la nuit tombée. Quiconque s’est déjà disputé avec quelqu’un qu’il aime connaît les limites du langage : vingt-six lettres dans l’alphabet que l’on ne peut disposer que selon certaines façons. Mais le son est infini ! Quiconque a été apaisé par une barre de mesure, senti son cœur s’exciter à l’écoute d’une douzaine de notes jouées au piano, esquissé un sourire en enten- dant un riff de guitare ou frappé par un drum beat, sait qu’il y a un lien direct entre l’univers acoustique et notre cœur, une ligne qui contourne le cerveau et transmet la vérité, la sagesse et le sens. »

10 THE NEPTUNES & TIMBALAND Dans le fond, Tim n’a toujours fait que ça : expérimenter la musique, tester les sons. Gamin, il s’amuse à battre les ustensiles de cuisine sur du métal ou sur les meubles. Comme ça, juste pour voir quel son pourrait en ressortir. Il aurait tort de s’en priver. Ses parents sont des « souples ». Ils tolèrent, l’encouragent, et n’inter- viennent jamais pour lui demander de cesser son vacarme lorsqu’il s’essaye à la musique. « Tu aimes vraiment la manière dont ça sonne, bébé ? », se contente de lui demander sa mère, visiblement intriguée. Avec ses deux boulots et la maison à faire tourner, du fait d’un mari absent, elle aurait pourtant toutes les raisons d’être lassée par ces bruits incessants, uniquement interrompus par ceux du quartier, Robin Hood. C’est oublier un peu vite l’amour qu’elle porte à la musique. Celui qu’elle transmet à son fils en même temps qu’un tas de valeurs essentielles à ses yeux : le goût du travail et de l’effort, assez poussé.

Quand il n’écoute pas le chant des oiseaux, ces petits bruits qui semblent lui avoir appris plus de choses sur l’harmonie et la mélodie que n’importe quelle autre forme artistique ; quand il ne passe pas ses étés à la ferme de ses grands-parents à récolter des concombres, des pastèques ou des tomates, Tim s’essaye égale- ment au chant. Dans les églises, principalement, où sa voix tient rarement les notes souhaitées. Il passe aussi tous ses samedis à regarder son père écouter ses disques préférés, ceux de , de Rick James et de différents rappeurs qui permettent au fiston de se forger une culture assez large, faite de R&B et de funk, mais également de rock, de blues et de hip-hop. À l’entendre, c’est ce qui expliquerait quelques années plus tard la présence de chants grégoriens dans « Cry Me A River » ou de rythmes transes, simi- laires à ceux de l’acid house, dans « Try Again » d’Aaliyah. C’est une réalité, Timbo ne s’est jamais contenté d’être un simple audi- teur : c’est une éponge, un jeune garçon passionné, boulimique de sons et incapable de se satisfaire de ce que proposent les radios nationales. Ce qu’il aime, c’est fouiner dans la discographie de ses parents et passer un certain nombre d’heures à en apprendre davantage sur les producteurs, les ingénieurs du son et les arran- geurs, ces hommes de l’ombre qui, parfois, ont accompagné,

Le péril jeune 11 ­participé ou devancé les grandes tendances musicales. Il comprend alors que chaque instrument peut développer des caractéristiques spécifiques, très éloignées des stéréotypes auxquels l’on tente tant bien que mal de les rattacher. À l’écoute de « Mary Jane » de Rick James, la flûte devient pour lui l’instrument de tous les possibles. Puis, quand d’autres garçons de son âge rêveraient plus facilement de récupérer les clés de la chocolaterie de Willy Wonka, ce sont les instruments à cordes d’« I Wanna Be Your Lover » de Prince qui émerveillent ce gamin d’à peine huit ans, déjà convaincu que d’un son électronique ou d’une caisse claire peut découler le monde entier. En 1980, sa mère se débat ainsi pour lui trouver un violon et le laisse s’exprimer.

À l’école, en revanche, Tim se montre moins curieux, plus dissipé. « Timothy, arrête de faire tout ce bruit » ; « Tim, arrête de faire de la batterie sur ta table et sort ton cahier d’orthographe » ; « Timothy ? C’est toi qui fais tout ce bruit dans la classe ? Arrête, s’il te plaît. » ; « Tim, ce n’est pas un cours de musique. Cesse tout ce vacarme et concentre-toi sur tes exercices. » Les cours ont beau s’enchaîner, les classes peuvent bien changer année après année, les réflexions des professeurs restent les mêmes. Au grand désarroi de ses parents, un poil énervés et plutôt d’avis à ce qu’il privilégie les études à la musique. Un jour, alors qu’il n’a que onze ans, son père lui fait pourtant la surprise de lui ramener une platine. Elle est là, toute belle, emballée dans sa chambre. Illico, Timothy se rêve en DJ Timmy Tim et n’a désormais plus qu’un souhait : devenir ce qu’il est supposé être, un producteur accompli. Il est temps d’accu- muler ses propres vinyles et de retranscrire dans ses productions tous ces sons qu’il a emmagasinés depuis quelque temps.

Les membres de Mantronix ne le savent pas encore, mais ils accueillent alors dans leur cercle un héritier doué. Passionné par ce duo de New York, Tim refuse de se satisfaire de quelques DJ sets. Il ambitionne de tout mélanger, de ne pas se contenter de mixer du hip-hop ou du R&B. Ce qu’il souhaite, c’est créer un son, à la fois familier et surprenant. Alors que certains y voient un ensemble de productions mal fichues, faute de moyens tech-

12 THE NEPTUNES & TIMBALAND niques et d’expériences, d’autres avancent avec certitude que le jeune homme est déjà au-dessus de la moyenne. Comme tous les génies, il aurait ce petit truc en plus, qui se raconte plus qu’il ne s’explique. Assurément, Melvin Barcliff fait partie de ses admira- teurs. Il n’a qu’une quinzaine d’années lorsqu’il rencontre Tim via Larry Live, un ami commun. Il ne rappe pas encore, n’envisage même pas Magoo comme pseudo, sans doute trop focalisé sur ses moves de breakdance, mais déjà, le b-boy est enthousiaste quant au potentiel de son nouvel ami : « Tim aurait pu être Kid Capri, Funkmaster Flex ou Jazzy Jeff. Il était aussi bon que ça. Était-il meilleur que Jazzy Jeff ? Je ne dirais pas ça, mais il était l’élite. Les gens se servaient de son nom pour dire qu’il serait présent en tant que DJ à une fête, quand bien même il n’y serait pas. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi sérieux dans son art, et qui avait autant de talent pour la musique. Déjà très jeune, Tim se comportait comme un adulte quand il s’agissait d’assumer ses responsabilités de DJ, ou de tout ce qui était lié à la musique 1. »

La suite, c’est une rencontre avec Missy Elliott et une histoire d’amitié que la mère de Tim, Leatrice Pierre, racontera encore pendant des dizaines d’années : « Missy et Melvin venaient chez moi quand ils étaient adolescents. Ils travaillaient assidûment sur leur musique à l’étage, tous les week-ends et parfois le soir. Ça me rendait un peu folle, mais je leur permettais de le faire. Missy me disait : “On va continuer à travailler notre musique jusqu’au moment où on arrivera au sommet.” 2 »

Le problème, c’est que les opportunités se font rares à Virginia Beach, et Tim doit attendre l’été 1996 pour enfin ambiancer la soirée organisée par un centre communautaire. À peu près à la même période, l’adolescent tombe sur Pharrell, dont les grands-parents respectifs partagent la même église pentecôtiste. À l’époque, Pharrell a encore des dreadlocks et se trimballe sans arrêt avec son sac à dos. Un vrai nerd, à en croire les réflexions de ses petits camarades. Et c’est vrai qu’il y a un peu de ça à le

1. You Know I Got Soul, 7 janvier 2020. 2. Vibe Magazine, mars 2004.

Le péril jeune 13 voir parler de musique constamment, à le voir tapoter sur la table aux côtés de Tim. Comme ça, juste histoire de tuer le temps. « Je me rappelle Pharrell me dire : “Yoo, apprends-moi à faire comme toi”. C’est quelque chose qu’il fait toujours. Pareil pour moi. Mais chaque fois que je le vois dans une vidéo ou sur scène en train de faire ce roulement de tambour, je ne peux m’empêcher de sourire parce que je sais que nous faisons partie de la même tribu : la musique vit en nous et nous pouvons faire de la musique avec nos mains, nos bouches, frappant n’importe quelle surface à disposition. Pharrell et moi, on a un lien très fort. Parce que nous avons grandi ensemble et que nous avons en quelque sorte géré cette qualité qui est en nous depuis notre enfance. 1 »

Le complice idéal

Une fois au lycée, Tim multiplie les petits boulots, notamment à Food Lion, un supermarché local. Sa mère ne lui donnant pas d’argent de poche, c’est le mieux qu’il ait trouvé pour assurer sa passion du DJing et de la production. On est alors à la fin des années quatre-vingt, Tim a 16 ans, Pharrell un an de moins, et tout commence à se mettre en place. Ils n’arrêtent pas de se croiser, d’entendre des gens parler d’eux et se mettent à croire en leur potentiel. Quand l’occasion se présente, les deux jeunes hommes ne manquent pas une occasion de s’envoyer des compli- ments. C’est Pharrell qui croit savoir que Tim est en train de se forger une sacrée réputation. C’est Timbo qui pense que Pharrell pourrait devenir un très bon multi-instrumentiste. « Dans le style de Prince », s’enthousiasme-t-il. La vérité, c’est que Pharrell vient de monter un groupe avec un pote à lui, , un jeune saxophoniste de Kempsville High School qu’il a rencontré lors d’un band camp organisé durant les vacances d’été. La connexion est immédiate. Ensemble, ils reprennent « Bonita Applebum » d’A Tribe Called Quest, « Jungle Boogie » de Kool & The Gang, se passionnent pour le funk des années quatre-vingt et fondent The 1. Timbaland, V. Chambers, The Emperor of Sound: A Memoir, Amistad, 2016.

14 THE NEPTUNES & TIMBALAND Neptunes. Nommé ainsi pour plusieurs raisons. Un : c’est le nom d’un restaurant historique situé sur la plage de Virginia Beach. Deux : un festival du même nom se tient chaque année dans l’idée de célébrer le passé maritime de la ville. Trois : c’est un clin d’œil à un dessin animé des années soixante-dix, Jabberjaws, au sein duquel l’un des personnages, un requin, entame des jams au sein d’un groupe nommé The Neptunes. Tout un programme, donc, que Chad Hugo a maintes fois tenté d’expliquer. Parfois en reliant l’intention de son groupe à celle d’autres formations plus célèbres : « On se passionnait pour Earth, Wind & Fire, dont le nom était une référence à des éléments comme la terre, le vent et le feu. Nous, on avait tout ce délire autour de l’eau 1. » D’autres fois, il tient à rappeler que l’objectif était surtout de se démarquer : « Nous essayions de former un autre genre de groupe, et nous voulions simplement un nom qui dénotait. Lorsque nous avons commencé, la majorité de notre travail avait à voir avec l’eau. Être sur la plage a donné du sens à cette idée. De plus, le corps est fait de 75 % d’eau, tandis que la terre est recouverte au trois-quarts par de l’eau – on pensait à ce genre de choses. 2 »

Pharrell, que l’on surnomme alors Skateboard P partage son temps entre son boulot chez McDo, sa passion pour la ride et ses séances de répétition aux côtés de Chad et les autres. Ils ne le savent pas encore, mais les deux gars, jeunes et ambitieux, seront à l’origine de 43 % des morceaux diffusés sur les radios américaines en août 2003. Pour l’heure, ils se contentent d’écumer les scènes locales. Toujours les mêmes. Avec une idée en tête : se faire repérer. Pour cela, Pharrell cherche à se procurer du maté- riel. Il ambitionne déjà de produire des titres radiodiffusables et a parfaitement identifié le synthé qui devrait lui permettre de mettre son plan à exécution : un ASR-10. Tant de détermination, ça a le mérite ­d’impressionner Tim et Magoo, visiblement subjugués par le savoir-faire mélodique de leur compère : « La première que je l’ai entendu produire de la musique, raconte Magoo, je me suis dit : “Ce mec a déjà l’air d’être prêt pour le grand public”. » Pharrell

1. P. Lester, In Search of Pharrell Williams, Overlook-Omnibus, 2015. 2. Ibid.

Le péril jeune 15 pense la même chose de Tim, et aimerait voir son pote Chad faire preuve d’une ambition similaire. Virginia Beach est une petite ville et ce dernier est « déjà un gros poisson dans un petit étang. » Il doit en tirer son avantage.

Pharrell, lui, pense déjà à écrire les morceaux sur lesquels les gens continueront de danser dans cinquante ans. Si les Beatles ont réussi à le faire, il n’y a pas de raison de ne pas y parvenir à son tour… Il n’a que dix-huit ans, et alors ? Le jeune homme a déjà un groupe, Dead Poets Society, avec lequel il développe une sorte de hip-hop alternatif, un peu à la manière de De La Soul et A Tribe Called Quest. En moins abouti, forcément. Mais qu’importe : Pharrell et Chad débordent d’idées et fondent dans la foulée une autre forma- tion. Aux côtés de Magoo, Tim et de sa nouvelle copine, Tameka, cette fois. Surrounded By Idiots est né, selon des rôles bien définis auxquels il s’agit d’être fidèle : tandis que Pharrell rappe et produit, Chad s’occupe de la production et Tim assure le djing. Il témoigne : « On formait officiellement un groupe, et on passait des heures et des heures chez moi à jouer différents sons et à faire de la musique. Ce groupe, pour moi, c’était un cours d’apprentissage intense en tant qu’ingénieur du son. C’était comme une académie du hip-hop où je recevais l’éducation de ma vie. Nous avions même quelques chansons qui, je pense, pourraient être conformes aux standards actuels. On avait un morceau nommé “Katherine, Oh Katherine” et un autre nommé “Skull Caps & Striped Shirts” 1. C’était des morceaux ludiques, basés sur les histoires des gens que l’on connais- sait. Étant donné notre manque d’expérience et l’équipement dont on disposait, je pense qu’on a fait un excellent travail. 2 »

Ensemble, Tim, Pharrell, Chad et les autres enregistrent le maximum de sons possibles, dans l’espoir de pouvoir un jour passer sur une radio locale. Notamment 103 JAMZ, la plus importante station hip-hop du coin, à qui ils envoient chaque semaine tous les morceaux qu’ils composent. La démarche est peut-être maladroite. Elle est surtout le symbole de jeunes garçons

1. Une chanson sur laquelle ils samplent « Human Nature » de . 2. Timbaland, V. Chambers, op. cit.

16 THE NEPTUNES & TIMBALAND plein d’avenir prêts à tenter crânement leurs chances. Ils savent bien qu’une majorité des artistes attendent une vie, voire deux, qu’un tel miracle se produise, mais ils ne sont pas du genre à se décourager. Au contraire, ils sont persuadés d’avoir tout compris avant les autres, d’être entourés par des idiots comme le suggère le nom de leur formation. « Si les autres ne pouvaient pas voir notre talent, c’est que nous étions dans le vrai », précise Tim, qui s’est alors trouvé un travail chez Red Lobster, où il fait la plonge. Il déteste, mais c’est de l’argent, du travail. Et puis ça lui permet d’avoir suffisamment de liquidités pour aller faire le beau dans le premier magasin de musique des environs. Il a désormais de quoi s’acheter la fameuse ASR-10, cette table de mixage qu’il n’a jamais cessé d’utiliser depuis, et ça ne manque pas de titiller la curiosité de Pharrell, avec qui il continue de traîner malgré les désillusions qui s’accumulent. Surrounded By Idiots n’est plus, mais l’essentiel est ailleurs. À présent, les gars sont équipés, et bien décidés à ne pas se lâcher. « Dans ma petite chambre, on s’entraînait à caler nos beats, à scratcher et à mixer, et on s’apprenait l’un à l’autre tout ce que l’on pouvait savoir sur la structure d’une chanson, sur la mélodie, l’harmonie et le tempo. C’était en 1988 et on était les meilleurs étudiants de ce que la musique avait à nous offrir. Comment Prince avait fait pour faire sonner cette guitare sur “U Got The Look” et pourquoi la batterie de Sheila E. sonnait bien mieux qu’une repro- duction via un synthétiseur ? 1 »

L’acquisition de ces quelques machines de fortune et l’apprentis- sage de nouvelles méthodes de composition sont symptomatiques du renversement alors opéré par une génération de musiciens en herbe, élevés à la soul et à la funk, mais trouvant dans ces outils électroniques une aire de jeu plus opportune et enthousiasmante. « On était privé de tout, et je pense que cela nous a rendus plus créatif », croit savoir Missy Elliott, dans une interview accordée à Vibe Magazine. « C’était presque inévitable que notre travail finisse par trouver un écho au-delà de notre petit cercle d’amis. » Cette reconnaissance, elle finit par arriver au début des années quatre- vingt-dix, par l’intermédiaire de , figure mythique du 1. Timbaland, V. Chambers, op. cit.

Le péril jeune 17 R&B et de la new-jack. À l’époque, tout le monde sait qui est ce producteur. Personne n’a oublié que Michael Jackson lui avait confié les clés de Dangerous. Mais le producteur à succès est égale- ment un homme de goût, qui a désormais besoin de délaisser l’obs- curité des studios new-yorkais pour aller s’installer dans une ville noyée sous le soleil. Virginia Beach, où sa femme et lui ont pris l’habitude de séjourner depuis une quinzaine d’années, lui paraît être l’endroit idéal. Et ce, même si les vedettes locales ne l’excitent guère. Après tout, comment pourrait-il en être autrement quand celles-ci prennent alors les traits d’un vulgaire chanteur country ou de David Conley, un jazzman issu d’un autre monde que le sien ?

Le grand saut

À la Princess Anne High School, située à quelques pas du studio de Teddy Riley, l’arrivée du producteur à succès a le mérite de délier les langues et de susciter les rêves les plus fous. Des vedettes comme lui, on n’en voit jamais dans le coin, alors tout le monde a forcément quelque chose à radoter. Les voitures de luxe qui défilent devant son studio font saliver les adeptes de l’American way of life, tandis que d’autres se mettent simplement à croire en leur potentiel. « Tout le monde savait qui était Teddy Riley, et c’était impensable qu’il puisse vivre dans notre quartier. Ça donnait l’impression que ce que l’on essayait de faire musicalement n’était pas si farfelu ou impossible à réaliser. 1 » Peut-être qu’en lâchant cette phrase, Missy Elliott veut prouver quelque chose. À savoir que Riley a permis l’éclosion d’une scène. « J’étais persuadé en arrivant ici qu’il y avait du talent, tout simplement parce que du talent, il y en a partout 2 », explique l’intéressé, sans vouloir s’attri- buer plus de médailles.

Chad et Pharrell, qui passent chaque jour devant le Future Recording Studios pour aller en cours, croient plus que jamais en

1. Vibe Magazine, mars 2004. 2. Ibid.

18 THE NEPTUNES & TIMBALAND leurs chances. Ainsi, quand ils apprennent que leur école organise un concours de talent en partenariat avec Riley, les deux compères font tout pour en mettre plein la vue à ce dernier, illico sous le charme de ces deux gars plus créatifs que la moyenne. La perfor- mance est relativement courte, réalisée avec les moyens du bord, et tient finalement plus d’une jam que d’une véritable représentation. Mais Riley en a assez entendu pour savoir qu’il veut en entendre davantage. De toute manière, il n’est pas venu dénicher la nouvelle Whitney Houston ni le nouveau George Benson. Ce qu’il cherche, ce sont des prodiges du son, capables de tout tenter une fois en studio. Il a simplement fallu que ça tombe sur ces petits gars, qu’il avait déjà identifiés quelques semaines plus tôt : « Ma première rencontre avec Pharrell et Chad, c’était au moment où ils essayaient d’entrer dans mon studio parce qu’ils pensaient que c’était simple- ment un endroit où se poser. Ils ne savaient pas que c’était mon studio et qu’il était privé. Ils ont donc essayé d’entrer, mais je ne les ai pas laissés faire. Parce que je pensais qu’ils n’étaient qu’une bande d’étudiants. Parce qu’ils avaient des cartables et qu’ils traî- naient toujours sur le parking. 1 »

Cette fois, c’est leur musique qui suscite l’adhésion : « C’était comme la rencontre du R&B, de la techno, de la new wave et du hip-hop. Ça semblait indiquer la façon dont il fallait sonner à présent 2 », confesse-t-il, enthousiaste. D’ici quelques années, les Neptunes devront accepter que leur travail soit éventuelle- ment jugé par quelqu’un qui n’aura jamais entendu un disque de Teddy Riley, mais pour l’heure, c’est bien auprès de ce dernier que l’apprentissage se fait. Là, au sein du Future Recording Studios, situé au 4 338 Virginia Beach Avenue. « On avait 17 ou 18 ans, on venait d’être diplômé et c’est comme ça que Pharrell et moi avons commencé à travailler ensemble en tant que producteurs. À partir de là, on a commencé à professionnaliser notre démarche. 3 » C’est également à partir de cette période que les rôles se répartissent. Désormais, Pharrell est en charge des batteries, du texte et des

1. BBC Radio 1Xtra, 2013. 2. Ibid. 3. P. Lester, op. cit.

Le péril jeune 19 mélodies ; Chad, lui, s’occupe des arrangements et des synthés. « C’est comme ça que nous avons fait 80 % de nos productions », précise ce dernier. « Mais parfois, ça varie. Selon les besoins de la chanson, on change de rôle et j’écris les cordes et les batteries. Pharrell est très bon dans le séquençage. Parfois, il crée la séquence basique, et j’ajoute plus de son dessus, ou je sample quelque chose pour l’ajouter à cette séquence. 1 »

Au début des années quatre-vingt-dix, ces intentions ne sont encore qu’au stade embryonnaire. Chad et Pharrell sont simple- ment là pour accompagner Riley. Ce sont des musiciens de studio, tout au plus. Alors, ils l’écoutent, patiemment, même si leurs yeux s’esquivent de temps en temps vers les machines. Parfois, Pharrell travaille même sur les textes des différents artistes que Riley produit. Dès 1992, on le retrouve ainsi mentionné dans les crédits de « Rump Shaker » de Wreckx-N-Effect, son premier morceau, tendance hip-hop. La production est légèrement bancale, le couplet n’est pas des plus réfléchis, mais peu importe, le groove conquiert. Le charme opère. Dans la foulée, on le retrouve sur le couplet de « Right Here (UK Remix) » de SWV, prêt à lancer offi- ciellement The Neptunes et leur label, , mais également à faire de Virginia Beach autre chose qu’une station balnéaire américaine.

À présent, ce ne sont plus pour ses plaines ondulantes ou ses eaux infestées de crabes que l’on parle de cette région du sud des États- Unis. Une nouvelle génération a pris le pouvoir, et tout le monde ne jure désormais que par Tim, The Neptunes et tous ces artistes qui émergent dans leur sillage : Missy Elliott, Magoo, The , , tous ces jeunes passionnés qui, à l’inverse de la politique de leur région, très conservatrice, semblent bien décidés à faire basculer l’entertainment mondial. Contrairement aux artistes de Los Angeles, New York ou même Miami, ils ne cherchent pas à circonscrire leur son dans un même moule, et n’ont de toute façon aucune envie de dire qu’ils sont issus d’une même scène. « On change sans cesse de sonorités, Timbaland également, donc on ne 1. Ibid.

20 THE NEPTUNES & TIMBALAND peut pas dire que nos albums représentent le son de la Virginie 1 », relate Pharrell. Et Chad d’énumérer deux faits en guise d’explica- tion. Un : « La Virginie, c’est un État assez conservateur. Mais il y a une base militaire, ce qui amène une sorte de melting-pot et influence un tas de domaines différents. » Deux : « On ne peut pas considérer la ville comme un nouveau hot spot du rap américain. Je ne pense pas que l’on puisse parler d’une scène locale, et qu’elle soit établie. Virginia Beach, ce n’est pas le nouvel endroit d’où les pop stars viennent. Du moins, pas encore. 2 »

1. Vibe Magazine, mars 2004. 2. P. Lester, op. cit.

Le péril jeune 21 Blackstreet « Tonight’s The Night » Produit par The Neptunes et Teddy Riley Interscope – 1994

L’objectif des Neptunes n’a jamais été de composer de la musique en vain, sans arrière-pensée. Ce n’est pas non plus de mettre en son des morceaux de seconde zone, semblables à ces démos que l’on garde secrètement cachés dans des tiroirs en attendant que des diggers je leur ai confié des missions, juste pour acharnés ne les découvrent dans un être sûr qu’ils restent motivés. » demi-siècle. Le mythe de l’artiste maudit, très peu pour eux : il s’agit plutôt de Au fond, Teddy Riley prend peu de mettre en forme des tubes, tutoyer risques en offrant la production de le sommet des charts. Sorti en 1992, « Tonight’s The Night » à ses deux protégés : ce n’est finalement que le « Rump Shaker » de Wreckx-N-Effect sixième et dernier single de l’album en est un bon exemple, mais il doit avant éponyme de Blackstreet. Toutes les tout sa qualité au travail de production possibilités sont donc envisageables, de Teddy Riley. Là, avec « Tonight’s HITMAKERS et cela se ressent dans leur façon de The Night », ils tiennent leur première construire ce morceau comme un véritable réalisation, certes similaire à hybride, un prototype charnel du son ce qu’aurait pu proposer leur mentor, Neptunes, fait de rythmes languides mais suffisamment intrigante pour poser et torrides, qui simulent la sensualité, les bases d’un univers en gestation. En accueillent un saxophone à l’entame studio, Chad et Pharrell écoutent chaque du refrain et incitent aux siestes crapu- conseil de Riley, se promènent dans les leuses – paraîtrait que c’est la manie des locaux comme on va au cinéma : sans jeunes que de résumer toute l’huma- en perdre une miette, excités à l’idée nité au sexe. C’est en tout cas l’une des de s’ouvrir à un nouveau monde. « J’ai obsessions du catalogue de Pharrell et essayé de les occuper aussi souvent que Chad, qui en proposent ici une première je le pouvais, rembobine Riley. Je n’avais déclinaison, en même temps qu’ils déve- pas le temps de publier un album entiè- loppent les prémices d’un son qui trouve rement réalisé par leurs soins, mais je toute sa dimension dans les paroles du n’avais pas envie de les décevoir. Alors, quatuor new-yorkais.

22 THE NEPTUNES & TIMBALAND Sista « Brand New » Produit par Timbaland et DeVante Swing Elektra – 1994

La première œuvre d’un producteur a cela de fascinant que s’y joue, à un stade embryonnaire et souvent incons- cient, la matrice des obsessions que les productions suivantes doivent se charger d’approfondir, de trier, de préciser et de complexifier. Rétrospectivement, c’est À travers « Brand New », c’est aussi précisément la sensation que procure l’esthétique du collectif auquel est alors « Brand New ». Rien n’y est vraiment rattaché Tim, la Swing Mob, qui prend révolutionnaire, la ligne mélodique y forme, ainsi qu’une certaine idée de la est même franchement consensuelle, création : « DeVante avait formé une surtout en comparaison à ce que petite communauté artistique au sein de façonne au même moment RZA avec laquelle on chantait et on écrivait toute le Wu-Tang Clan. Seulement voilà, il la journée, tous les jours, explique Missy marque une étape. C’est le seul véri- à Vibe Magazine. C’était vraiment un défi. table single issu du premier album de On pouvait faire des concours d’écri- Sista, 4 All The Sistas Around Da World ; ture pour savoir qui pouvait écrire le c’est la première fois que le grand public plus de bonnes chansons. DeVante était a potentiellement la chance d’entendre un auteur-compositeur efficace, mais parler de Timbaland et Missy Elliott ; j’essayais toujours de le battre. » 4 All c’est la première fois également que The Sistas Around Da World, entièrement l’on identifie ces cordes synthétiques et produit par Timbaland et son mentor, ce beatbox, dont Tim se sert déjà pour reste malgré tout l’unique témoignage simuler le bruit d’une caisse claire et des de cette boulimie créative à l’œuvre au cymbales. Il voit dans cette trouvaille sein du pool artistique. Rapidement, mélodique sa possible signature sonore, ­l’enthousiasme retombe, alors qu’il ne peut-être même une astuce lui permet- devait que grandir. tant d’être crédité aux côtés de DeVante Swing, là où sa présence sur « Can U Get Wit It » d’, sorti la même année, est impossible à justifier.

HITMAKERS 23

PRESQUE CÉLÈBRE

« C’est marrant de voir comment Dieu fonctionne, parce que DeVante s’est construit un crew pour lui-même, mais c’était en fait pour moi. Il a recruté et , mais il n’a bossé avec aucun d’entre eux, moi oui. C’est comme s’il avait trouvé tous ces talents pour moi. » Timbaland

Tout le monde a dans la tête l’archétype de l’homme séduisant, ou un peu macho, peu importe tant qu’il est bourgeois et qui, le soir venu, rentre chez lui, se sert un whisky bien sec et s’installe dans son fauteuil en cuir, l’air apaisé. Cette expression de bien-être dit ce que ne disent pas les traits de fatigue sur son visage : à savoir qu’il vient de trouver satisfaction dans un acte qui lui est propre et qui le soulage d’un boulot qui le rend riche, mais dont il subit l’énorme pression. Cet homme, ce pourrait très bien être DeVante Swing qui, depuis le début des années quatre-vingt-dix, s’est imposé comme une pointure au sein de l’industrie musicale. Et porte sur lui tous les signes extérieurs de réussite : des tubes certi- fiés or avec , dont il est le leader et le producteur principal, de multiples singles hissés au sommet des charts pour Mary J. Blige (« What’s The 411? »), Usher (« Can U Get Wit It ») ou Al Green (« Your Heart’s In Good Hands »), et un pool de producteurs à ses ordres. Il lui a même trouvé un nom, Da Bassment, et compte bien miser sur ses nouvelles recrues pour se délester des tâches les plus ingrates tout en continuant d’accumuler les classiques.

Presque célèbre 25 Bosser avec DeVante Swing, c’est le rêve ultime de Tim et Missy, sa fidèle comparse. Il vient lui aussi de Virginie, et tout laisse à penser qu’il est celui par qui la reconnaissance pourrait enfin arriver. Tim et Missy l’ont en tout cas identifié comme leur clé vers le monde des grands. Un monde où ils pourraient se balader à New York ou Los Angeles comme si la ville leur appartenait, comme s’ils pouvaient les acquérir d’un coup d’American Express. Alors, les deux comparses se démènent pour le rencontrer. Surtout Missy, déterminée au point de l’attendre seule à la sortie d’un de ses concerts. Avec sa cassette sous le bras et son excitation impossible à canaliser, elle a tout l’air d’une énième groupie. Sauf que la vedette de la soirée se fait désirer, au grand regret de Missy, qui commence à fatiguer de rester là à patienter. C’en est même à se demander si DeVante Swing n’a pas fichu le camp plus vite que prévu. Mais la jeune femme est déterminée à lui faire écouter quelques morceaux de son groupe, Fayze. L’un des titres, « First Move », a juste- ment été produit par Tim, et c’est précisément celui qui semble attirer l’oreille d’un DeVante soudain disposé à échanger quelques mots avec ses admirateurs. À Missy, il se contente d’un simple : « Restons en contact ». Après plusieurs heures d’attente, nul doute qu’elle aurait aimé entendre une réponse plus enthousiaste. Elle sait aussi que cette expression n’est finalement qu’une astuce pour vaquer poliment à d’autres occupations, mais elle y croit. Tim un peu moins, visiblement.

Il faut dire que ses parents ne jugent pas d’un très bon œil toutes ces heures passées derrière ses machines, pas assez rémunéra- trices à leurs yeux. Pas assez stables également. Et c’est vrai que le jeune Timothy n’a pas encore les arguments pour les convaincre du contraire. À peine gagne-t-il assez pour mettre de l’essence dans sa voiture et s’acheter le matériel nécessaire pour son home studio. Ça a le don d’agacer son père. Sa mère, un peu moins, mais l’inquiétude qu’il perçoit sur son visage suffit à l’empêcher d’y croire pleinement. Pourtant, il en est persuadé, les compliments de DeVante Swing n’ont rien d’anodin. C’est une chance à saisir. D’autant que ce dernier semble nourrir de grandes ambitions envers ses nouveaux protégés, qu’il a pris le temps de renommer :

26 THE NEPTUNES & TIMBALAND Fayze est trop abstrait, mieux vaut opter pour Sista. Quant à Tim, tout le monde le surnomme désormais Timbaland, rapport à la marque de cette paire de chaussures qu’il porte fièrement. Il n’est pas forcément fervent de nouveau pseudonyme, mais personne ne connaît DJ Timmy Tim en dehors de Virginia Beach, alors autant y aller. C’est le moment ou jamais : « J’étais alors convaincu de pouvoir faire de la musique l’élément central de ma vie. »

Timothy n’en revient pas. Voilà qu’il passe désormais ses jour- nées et ses nuits aux côtés de l’équipe de Da Bassment, dans un appartement qu’il partage avec les membres de Sista, à proximité d’Hackensack, dans le New Jersey. Le lieu n’a rien de ce loft à l’architecture moderne dans lequel se prélasserait une jeunesse promise à un avenir radieux. Concrètement, il pourrait se résumer ainsi : une pièce principale, une salle de bains et seulement deux petites chambres, ce qui contraint les comparses à vivre les uns sur les autres. Mais ça leur convient. Ils sont jeunes et ne songent à aucun moment à demander à DeVante Swing de leur trouver un appartement plus confortable. « On était tellement émerveillés qu’on avait parfois l’impression d’être au beau milieu d’Hollywood Boulevard. On n’était encore que des adolescents, et ça nous suffi- sait : après tout, on avait notre propre lieu d’enregistrement et un contrat avec l’un des artistes les plus importants du moment. »

De la frustration, un tube et des beats difformes

Avec le temps, le propos de Timbaland s’est teinté d’une certaine amertume. Parce que DeVante Swing et son chanteur phare, Al B.Sure!, ont tenté de l’évincer pour produire Sista de leur côté. Parce qu’il doit une nouvelle fois compter sur le soutien de Missy Elliott pour continuer à avoir sa chance dans ce milieu plus sour- nois qu’il ne le pensait. Parce qu’il voit bien que la plupart de ses productions ne sont pas sélectionnées ou, pire encore, qu’elles ne lui sont pas créditées. Et parce qu’il en a assez des promesses non tenues. Les mois passent, les projets défilent, mais toujours aucune

Presque célèbre 27 possibilité d’avenir. Ils s’étaient pourtant mis d’accord : Tim était censé bosser sur les nouvelles productions de TLC, de Whitney Houston, ou Mary J. Blige. Or, là, rien n’avance, ce qui a tendance à plonger le jeune producteur dans un état de grande confusion. Il bosse sans arrêt et est signé sur le nouveau label de DeVante, Swing Mob, non ? Alors, pourquoi les projets tardent-ils à se mettre en place ? « Au bout de quelques mois, on avait écrit une vingtaine de morceaux », raconte-t-il, d’une voix mince qu’on ne lui connaît pas, une voix monotone aussi, celle d’une personne qui se sent peu à peu délaissée. « DeVante avait disparu, ce qui est une torture quand vous avez passé des jours et des nuits enfermé dans une salle obscure à produire de la musique dont vous craigniez qu’elle ne soit jamais entendue. 1 »

Timbaland n’est pas encore majeur qu’il est déjà confronté à un problème d’adulte. Pile : continuer à travailler pour un producteur qui l’exploite, au point de pouvoir vendre les morceaux de son protégé à qui bon lui semble. Face : retourner en Virginie, là où tout a commencé. Par peur d’échouer, et probablement de déce- voir sa famille, Tim opte pour la première option. « Tu fais de la musique, tu fais de la musique. Tout ce qui compte, c’est que tu puisses faire de la musique », se répète-t-il sans arrêt, comme pour se persuader d’avoir pris la bonne décision. Et c’est vrai que les premiers motifs de satisfaction commencent à apparaître.

En 1994, DeVante lui propose de réaliser la production d’« In The Meanwhile », un des quatorze morceaux du deuxième album de Jodeci, Diary Of A Mad Band, dont les sessions se révèlent plus fertiles que prévu. C’est là, au sein du Hit Factory de New York, que Tim fait la rencontre d’un chanteur de Washington D.C, un certain Ginuwine. Ce dernier n’affiche aucun album sur son CV, mais l’alchimie fonctionne. Le duo s’enferme rapide- ment dans le studio de Da Bassment, une véritable caverne d’Ali Baba pour Timbaland, enthousiaste à l’idée de pouvoir bosser sur tous ces instruments dernier cri. À l’observer, tout excité, on dirait un de ces enfants qui s’éclatent dans des piscines à boules, 1. Timbaland, V. Chambers, op. cit.

28 THE NEPTUNES & TIMBALAND jamais lassés de répéter le même geste pendant des heures. Dans le monde adulte, cela donne Tim et Ginuwine, deux passionnés qui ne font plus qu’un. Ils parlent, créent et s’enthousiasment au même rythme. Ils ont ce que les sociologues appellent une connexion, et rien ne semble pouvoir interférer ces bonnes ondes. C’est psychique. L’un lève les mains au ciel quand l’autre crée. L’un se pose derrière ses consoles quand l’autre détaille ses envies. Ils sont chez eux à Hackensack, y passent l’essentiel de leur temps, quitte à dormir sur place et à se remettre au travail à peine les yeux ouverts. Cerise sur le ghetto-blaster : Timbaland sait désormais comment composer des tubes. Il a vu DeVante et ses sbires en produire à la pelle, toujours selon la même méthode, et compte bien répéter l’exercice sur Ginuwine… The Bachelor, le premier album de son nouvel associé.

L’époque s’y prête : « Creep » de TLC domine les charts améri- cains, Brandy rafle la mise avec son premier album éponyme et Puff Daddy se sert de son label, Bad Boy Records, pour faire émerger des figures telles que et Total. Le R&B, c’est une certitude, a désormais la côte, et Tim a toutes les qualités requises pour être celui qui fera passer le genre à un niveau supé- rieur. Il a même mis au point une technique de production qu’il juge révolutionnaire : « J’ai commencé à développer ce que j’appe- lais une façon déformée de produire des beats. Si vous laissez un disque au soleil, il se déformera. Vous pourrez peut-être continuer à le jouer, mais le son sera étrange et anormal. J’ai adoré ce son et j’ai commencé à créer des rythmes avec cette ambiance. Quand j’ajoutais des synthétiseurs sur le beat, je me disais à chaque fois : “Allez, déforme-le un peu.” 1 »

Tout semble effectivement étrange à l’écoute de « Pony », le premier single de Ginuwine : le beat est plus hip-hop que R&B, les paroles invitent clairement à se glisser dans les draps de l’être désiré, les synthétiseurs ondulent et une drôle de voix (de crapauds, peut-être ?) accompagne la mélodie tout du long. À la base,

1. Between The Lines: The Emperor Of Sound, conversation de Timbaland à propos de son autobiographie, novembre 2015.

Presque célèbre 29 ­l’instrumental est pourtant destiné à Static Major 1, qui l’imagine parfaitement sur le nouvel album de son groupe Playa. Il juge cette production hors-norme, mais s’avoue bien incapable de trouver le texte et la ligne vocale capables de la sublimer. De son côté, Ginuwine n’éprouve pas les mêmes difficultés. Il est même ravi de pouvoir s’approprier le beat, d’entamer de vrais échanges avec Tim et d’avoir rapidement suffisamment de matière pour publier son premier véritable album.

L’entretien d’embauche

La publication de Ginuwine… The Bachelor aurait dû être d’une facilité déconcertante si DeVante ne continuait pas à faire le sourd. Tim commence à croire qu’il se fiche de ce qu’il est en train de mettre au point, et ça a tendance à le faire flipper. Il ne veut pas passer à côté de cette occasion. Il est persuadé que ce qu’ils viennent d’enfanter est un excellent disque, et aimerait qu’il soit soutenu par le label. Tout le monde sait qu’un album a peu de chances de rencontrer son public s’il n’y a pas une structure derrière pour le distribuer dans différents points de vente et le promouvoir dans les médias. Au mieux, Ginuwine… The Bachelor serait un chef- d’œuvre méconnu, mais ce n’est clairement pas ce que recherche Timbaland. Les classiques, pense-t-il, ne payent pas les factures et pavent rarement la route de la célébrité. Lui, à l’inverse, a toujours rêvé d’être reconnu pour ses talents de producteur : « Je ne voulais pas être le cinquième Beatles. 2 » Autrement dit, l’un de ces musi- ciens dont tout le monde a déjà entendu les notes, mais dont personne, si ce n’est les plus mélomanes, n’arrive à retenir le nom.

Visiblement, sa situation actuelle ne permet pas de soulager ses craintes. Quitter Hackensack ? Il y pense sérieusement. C’est même ce qui aurait pu se passer s’il n’avait pas trouvé du soutien auprès

1. Un dont il est proche, futur auteur-composteur pour des artistes comme les Destiny’s Child et Aaliyah. 2. Ibid.

30 THE NEPTUNES & TIMBALAND de Jimmy Douglass, ingénieur du son de Da Bassment et grand habitué des studios. Ces vingt dernières années, il a travaillé avec pratiquement tout le monde : les icônes de la soul (Aretha Franklin, Donny Hathaway), les légendes du rock (The Rolling Stones, Genesis, Roxy Music) et même les férus d’explosivité punk (Television, Gang Of Four). Ce n’est pas n’importe qui. Son avis compte. Et à ­l’entendre, c’est certain, Tim a tout pour accomplir de grandes choses. « Dès ses débuts, il était unique dans ce qu’il faisait. Il a cette facilité à choisir des samples de folie et à les assembler comme personne. Il sait comment réaliser une salade avec de la vinaigrette et tout le reste, et vous faire dire : “Oh mon Dieu !” 1 »

On pourrait penser que DeVante Swing accorde une confiance aveugle à un professionnel de la trempe de Jimmy Douglass, mais non. Qu’il n’ait pas saisi l’importance de Ginuwine… The Bachelor, passe encore. En revanche, qu’il n’ait pas encore posé une oreille sur l’album, c’est inadmissible. Autour de lui, tout le monde semble pourtant enthousiaste au sujet de « Pony », un premier single qui, dit-on, aurait le mérite de rendre l’atmosphère « sauvage » en studio. « On dirait Times Square un soir de nouvel an », philosophe Timbaland. Jimmy fait également partie de cette petite bande d’exaltés. À l’entendre, Tim est producteur d’un genre nouveau. Il n’est pas comme Phil Spector ou George Martin, des mecs qui « étaient surtout chargés de rassembler beaucoup de musiciens dans une même pièce et de les faire jouer correcte- ment ensemble. » Désormais, ce sont les producteurs qui créent, en direct, fidèles ou non aux directives des artistes. Avec toutes ces machines à disposition, ils peuvent se permettre de trafiquer les sons, d’en effacer certains des bandes et de les remplacer par des bruits glanés çà et là dans d’autres musiques, parfois vieilles de plusieurs décennies. Pour lui, c’est la preuve que l’histoire de

1. « How Timbaland And Jimmy Douglass Changed Pop Music By Ignoring The Tape Machine », The Fader, 2014.

Presque célèbre 31 la musique exerce sur la composition une influence aussi impor- tante que n’importe quel facteur. Sympa, Jimmy aide alors Timbo à récupérer un master contenant tous les sons produits au nom de DeVante Swing. Il est temps d’avancer en solitaire. Tim a le talent et les arguments sur le CV. Et puis il ne peut décemment pas conti- nuer à se faire spoiler son travail, comme cette production réalisée pour la bande originale d’Esprits rebelles, « True OG », et pour laquelle il n’a pas touché un centime.

Pour éviter de se faire briser comme du verre bon marché, Tim retourne quelques semaines en Virginie, réenregistre « Pony » et envoie sa nouvelle version à Jimmy. Ce dernier l’a informé qu’il avait un plan à New York. Il a parlé de lui à Michael Kaplan, un homme de confiance, apparemment. Le mec aurait ses ronds de serviette à la table des magnats de l’industrie musicale, et il est prêt à écouter quelques-unes de ses démos. Au moins par amitié envers Jimmy. Le rendez-vous est pris dans son bureau, situé au dernier étage d’. Il n’a pas de temps à perdre, alors les morceaux défilent rapidement. Il y a ceux de Missy Elliott, de Playa et de Ginuwine, dont le charme opère. Intrigué, Michael Kaplan demande à Jimmy de ramener de toute urgence Tim et son inter- prète à New York. Ginuwine étant retenu de l’autre côté du pays par DeVante Swing, Tim se rend seul au rendez-vous. Il n’est pas très à l’aise avec ce genre de situation, mais il vient enfin de trouver des professionnels qui comprennent l’originalité et la singularité de ses productions ; impossible de laisser passer cette chance. Ce qui l’excite encore davantage, c’est qu’il a affaire ici à des directeurs artistiques qui ne bossent pas dans le secteur « musique urbaine ». Michael Kaplan et son associé, Polly Anthony, ce sont des mecs de la pop, des gars à la recherche de crossovers, des morceaux qui prouvent que l’on peut faire de la belle et grande musique populaire en mélangeant les codes. Ça tombe bien : Timbaland s’apprête à en produire par centaines.

Il suffit d’une seule écoute pour comprendre que Ginuwine… The Bachelor contient un certain nombre de tubes. Suffisamment en tout cas pour être certifié double disque de platine peu de temps

32 THE NEPTUNES & TIMBALAND après sa sortie, le 8 octobre 1996. « Pony », « Tell Me Do U Wanna », « G Thang », sur lequel Timbo a ramené ses proches (Missy Elliott, Magoo), et « I’ll Do Anything / I’m Sorry » n’ont pourtant rien de ces titres taillés pour la gloire. Mais n’aime-t- on pas les productions de Timbaland pour ça, justement, cette façon de se refuser à la simplicité, de ne pas craindre l’inédit ? Ginuwine y voit l’écrin idéal à son interprétation, classieuse et sur le point de l’imposer comme un des artistes R&B à suivre de près au mitan des années quatre-vingt-dix. L’équivalent d’Usher et Aaliyah, en quelque sorte. Avec, toutefois, cette aisance à déployer des morceaux terriblement sexy et laidback, modernes et vintage à la fois, à incarner une sorte de R&B futuriste mêlant outrageu- sement Prince et Giorgio Moroder. C’est que Ginuwine… The Bachelor n’est pas considéré comme le premier véritable album de Timbaland sans raison. Ginuwine a beau être un formidable inter- prète, c’est le travail réalisé à la production qui permet au disque ne pas être effondrant de banalité plusieurs décennies après sa sortie. Parce que même s’il est ancré dans son époque, il l’arpente avant tout en multipliant les pas de côté. Parce qu’ils sont finalement rares les albums à séduire une large audience avec des productions que l’on imaginait improbables au moment de leur sortie.

Lorsqu’on lui pose la question, Timbo refuse de s’attribuer tous les lauriers. Trop modeste, sans doute. Trop respectueux des qualités de Ginuwine, probablement. Reste que c’est un premier véritable succès, qui contient en lui l’essence de la musique de Timbaland : une musique douce, planante, foncièrement chaloupée et atmos- phérique, qui bouscule les codes du R&B et se tourne sans cesse vers la nouveauté. Le geste n’est pas anodin. « J’étais probablement l’un des plus jeunes producteurs à l’époque à réaliser un album complet 1 », se réjouit-il, dans un mélange de fierté et de naïveté assez touchant. Il faut dire que Tim a abordé l’enregistrement de Ginuwine… The Bachelor sans pression, comme persuadé que la musique a toujours été dominée et réinventée par les producteurs. À l’heure où les grands noms de la production hip-hop samplent à tout-va de vieux classiques de la soul, il connaît son rôle, sait ce 1. Between The Lines: The Emperor Of Sound.

Presque célèbre 33 qu’il peut accomplir et souhaite confronter les rythmiques soul à tout un tas d’effets directement issus des musiques électroniques. Hors de question, en somme, de s’arrêter aux stéréotypes du genre : des basses qui claquent (« Tell Me Do U Wanna »), des notes jazzys (« Holler »), des rythmes langoureux (« Hello ») et des beats saccadés (« I’ll Do Anything / I’M Sorry »), Tim cherche en permanence à faire de Ginuwine… The Bachelor un disque courageux, de ceux qui embêtent les conservateurs et réjouissent ceux qui goûtent à l’imprévu. En studio, Tim dit avoir entendu une musique, celle de son âme, là où tant d’autres en seraient restés aux mièvreries apparentes et aux peines sentimentales racontées à longueur de titres par Ginuwine. Par instants, il s’est même auto- risé à dupliquer sa formule, comme sur « Ginuwine 4 Ur Mind », où l’on retrouve les fameux bruits vocodés présents sur « Pony ».

L’émancipation d’un son

Trois ans plus tard, en 1999, Ginuwime approche différemment le travail en studio. Il paraît plus indécis, moins sûr de son fait. Et si, pense-t-il, Ginuwine… The Bachelor n’était qu’un coup de chance ? Entretemps, le public a très bien pu se trouver d’autres idoles, c’est déjà arrivé par le passé. Il peut heureusement compter sur la frénésie créative de Timbaland, toujours aux commandes. Cette fois, le producteur s’appuie sur Static Major et boucle en moins d’un mois l’enregistrement de 100% Ginuwine : un second album au titre paradoxal, tant le producteur paraît omniprésent, à la console comme derrière le micro, plaçant ses fameux gimmicks sur différents morceaux. Ça lui permet de signifier sa présence. De travailler à la manière de ces réalisateurs qui ont popularisé depuis longtemps un certain nombre de règles, parmi lesquelles l’importance d’une musique censée poser la tonalité et l’ambiance­ de la scène qui vient.

34 THE NEPTUNES & TIMBALAND C’est là l’occasion de faire comprendre qu’une action est sur le point d’être accomplie, c’est donner un indice à même d’attirer l’attention sur ce qui en train de se produire. Lorsqu’il prend le micro en ouver- ture des morceaux dont il assure la mise en son, c’est exactement le même processus que Timbaland reproduit : créer un décor, un contexte, et annoncer à l’auditeur ce à quoi ses oreilles vont être exposées dans les prochaines minutes.

Tim est devenu un homme un influent. Sa présence fait vendre, et 100% Ginuwine ne déroge pas à la règle, se hissant à la cinquième place du Billboard, là où Ginuwine… The Bachelor était resté cantonné à la vingt-sixième position. C’est une franche réussite, et cela en dit long sur l’exploit réalisé au sein d’une époque où Usher et Sisqo raflent la mise, tandis que les Destiny’s Child, TLC et Aaliyah annoncent une nouvelle ère pour la pop féminine. Plus personne n’ose désormais le contester, Ginuwine évolue bel et bien dans la même dimension. C’est une superstar, installée dans tous les esprits et les foyers des ghettos noirs américains, pourvoyeur d’un R&B charnel, dont les morceaux se suivent sans se ressem- bler et méritent largement que l’on examine leur cas comme l’on se penchait auparavant sur ceux d’Al Green, Babyface ou d’autres noms de la Great Black Music. Traduction : les seize morceaux réunis ici ne demandent qu’à être écoutés, longtemps. À commencer par « What’s So Different? », où Timbaland échantillonne le cri de Godzilla, et « Little Man’s Bangin Lude », où il sample le célèbre générique de MacGyver pour les besoins d’un beat frénétique, sur lequel Ginuwine n’a même pas besoin d’en rajouter. Il peut se contenter d’un ersatz de texte, tout est là, l’énergie et la subtilité, l’efficacité et la sophistication.

En cela, 100% Ginuwine ne peut être envisagé comme la suite logique du premier long-format. Tout se passe au contraire comme si Tim développait ici d’autres esthétiques. Comme si, après avoir envisagé la vie avec une langueur d’avance, à travers des morceaux taillés pour les nuits charnelles, le temps était venu pour les hanches de se relâcher. Des mélodies enfiévrées, voilà ce que recherchent les deux compères, et « Do You Remember » ou « I Know » tout en

Presque célèbre 35 tension sexuelle, sont là pour encourager les corps à s’abandonner sur la piste de danse. Une volonté de Ginuwine : cela fait plusieurs semaines qu’il réclame à Timbaland des morceaux dansants, qu’il pourrait décliner dans des clips lui permettant de copier les pas de danse de Michael Jackson. Tim excelle dans cet exercice. Les morceaux exaltés, parfois proches de la techno, c’est devenu son obsession. C’est son style, différent de tous les autres, et c’est ce qui plaît. « Tous ces sons bizarres qu’on trouve maintenant dans le rap et le R&B, c’est Timbaland qui les a lancés. Il a inventé ces beats à deux temps qui sont presque une forme américanisée de la drum’n’bass 1 », explique Armand Van Helden, célèbre producteur de musiques électroniques.

Tout le monde a désormais conscience que Timbo peut tout se permettre, à tel point qu’il déborde volontiers les genres musicaux auxquels il est naïvement associé. En une heure et onze minutes, il prouve qu’un producteur peut faire preuve d’ambition. Celle de composer un album total, qui serait aussi bien fragile que conqué- rant, et mixerait le tout avec une science du détail rare et maîtrisée : « None Of Ur Friends Business » et « All Nite All Day » frappent ainsi par leur densité, leur longueur et leur capacité à assimiler les idées musicales les plus hardies de l’époque dans des arrangements lumineux d’intelligence et de tendresse.

Quand l’occasion se présente, Timbaland en profite aussi pour convier sa nouvelle protégée, Aaliyah. Il a développé une rela- tion privilégiée avec elle, et aimerait l’entendre poser sa voix sur « Final Warning », un morceau qui tient sur le fil d’une rela- tion sentimentale pleine de poncifs (l’amour, la jalousie, etc.), mais si incarnés qu’on y croit avec eux, probablement aidé par la façon dont Timbaland intègre les nouvelles technologies (ici, les téléphones portables) à sa mélodie, qui accueille en son terme des guitares flamenco comme pour annoncer le riff sensuel du morceau suivant : « I’m Crying Out », l’un des sommets de 100% Ginuwine, la dernière grande œuvre visionnaire du chanteur.

1. Simon Reynolds, Bring The Noise. 25 ans de rock et de hip-hop, Au Diable Vauvert, 2015.

36 THE NEPTUNES & TIMBALAND Un nouveau siècle s’annonce et sa collaboration avec Timbaland a fait son temps : le producteur a besoin de sang neuf. Alors, hormis quelques beats placés sur les troisièmes et sixièmes albums du crooner (« That’s How I Get Down » et « Get Involved »), le chemin des deux amis prend des directions différentes. Plus tard, en 2015, on les soupçonne de travailler à nouveau ensemble, sans que ces rumeurs ne débouchent sur quelque chose de concret. Si ce n’est la preuve de leur amitié, restée intacte, et d’une envie nostal- gique de renouer avec un passé glorieux, symbolisé par ces deux albums fondateurs : deux longs formats synonymes de liberté et d’audace dans le geste artistique.

Presque célèbre 37 Total « When Boy Meets Girl » Produit par The Neptunes Arista – 1996

Après une poignée de singles, les Neptunes n’ont toujours pas trouvé leur public, ni leur style. À peine peuvent-ils compter sur quelques succès d’estime pour se faire respecter – « Use Your Heart » de SWV, notamment. « When Boy Meets Girl » ne change pas grand- servent à merveille le sentimentalisme chose à l’affaire, mais il témoigne d’un de Total. Musicalement, « When Boy son plus affirmé, plus enjoué également : Meets Girl » dont l’ambition est ici très la musique du duo est de celles qui éloignée du crossover punk orchestré s’écoutent comme on enfile un plaid, par les Beastie Boys : c’est un morceau pour le plaisir d’un geste tout bête, le qui orchestre un redoutable ménage à réconfort, la douceur et le bien-être. trois entre un R&B typiquement nine- Les charentaises sont toutefois priées ties, un chant langoureux et une mélodie de rester à l’entrée, cachées sous le synthétique, qui valorise la science du paillasson. Pharrell et Chad restent des hook des Neptunes et annonce ce faux

HITMAKERS jeunes gens modernes dont le mode de minimalisme qui s’apprête à parcourir production est symptomatique d’une l’ensemble de leur discographie. époque : à l’instar d’une nouvelle généra- tion de producteurs hip-hop, ils utilisent des samples et des boîtes à rythmes pour faire de la musique, tout en écri- vant des chansons avec des ponts et des changements de tonalités.

Cette fois, s’il n’échantillonne pas de funk millésimé, il emprunte tout le refrain de « Love You Inside Out » des Bee Gees. Sorti en 1979, ce morceau est typique d’un disco taillé pour le public blanc et les radios. Pitchées par les Virginiens, les voix des frères Gibb

38 THE NEPTUNES & TIMBALAND DIVA À TOUT-VA

« Aaliyah était comme mon sang, et j’ai perdu du sang. Elle et moi avions cette alchimie. À sa mort, j’ai en quelque sorte perdu la moitié de ma créativité. » Timbaland

D’un bout à l’autre des États-Unis, l’accueil des fans prend pour Aaliyah des airs de performance artistique, à devoir slalomer entre ses admirateurs et les paparazzis. Certains craignent pour sa santé mentale. Elle n’a que dix-sept ans. Toute cette attente est peut- être trop lourde à porter pour ses frêles épaules. Mais l’Améri- caine a toujours été du genre précoce. Cela fait maintenant cinq ans qu’elle investit les plateaux télé et les studios du pays pour y imposer son talent. À la grande joie de sa mère, Diane Haughton, toujours très présente, qui la compare volontiers à ces jeunes prodiges, avides d’expérience, qui s’affichent comme d’intenses bosseurs, jamais repus de nouvelles rencontres et des petits plaisirs offerts par l’industrie­ du spectacle. En interview, elle rappelle à qui veut ­l’entendre que sa fille prenait des cours de chant avant même d’entrer en maternelle. C’est sa façon à elle de montrer qu’Aaliyah ne jure que par la musique. C’est ce qui l’obsède, ce qui lui grise le corps. Entre 1989 et 1991, alors qu’elle n’est encore âgée que d’une petite dizaine d’années, elle auditionne ainsi pour un rôle dans une série télé (La Vie de famille), participe au concours de jeunes talents Star Search, où elle performe « My Funny Valentine », et joue cinq soirs de suite dans un casino de Las Vegas aux côtés de la femme de son oncle. Une certaine Gladys Knight. « C’est moi

Diva à tout-va 39 qui décidais si je voulais faire des auditions », confesse-t-elle, l’air décontracté, sereine, très loin de l’image de l’artiste pourrie gâtée que cette armada de gardes du corps l’accompagnant depuis le lycée pourrait laisser penser.

Née à , élevée à , Aaliyah n’a rien d’une enfant- star comme les autres, promises aux pires dérives. Certes, elle n’a que 15 ans lorsque paraît son premier album, enregistré aux côtés d’un R’Kelly alors au sommet. Mais la parade est toute trouvée : Age Ain’t Nothing But A Number (« L’âge n’est rien d’autre qu’un chiffre »), tel est le titre qu’elle a choisi, façon de se moquer des mauvaises langues, forcément tentées de la comparer à ces jeunes femmes sous l’emprise d’hommes et simplement aptes à exécuter les consignes reçues en studio. À l’inverse, Aaliyah, sait ce qu’elle veut. Si bien qu’elle n’hésite jamais à élever la voix, à donner des directives ou à affirmer ses envies. Sa collaboration auprès de Timbaland et Missy Elliott, très éloignée de celle entamée aux côtés de R’Kelly, en atteste avec éclat : « Tim m’a envoyé une démo d’une chanson qu’il avait faite. Je n’aimais pas trop la chanson, mais j’aimais bien la musique. J’avais presque fini mon deuxième album mais je sentais qu’il fallait encore que je trouve de bons singles. Ils sont venus me rencontrer dans le , et on s’est tout de suite entendus. 1 »

Les meilleurs amis

En 1996, Timbaland et Missy Elliott n’affichent pas encore un CV à faire saliver n’importe quelles jeunes pousses rêvant de collecter les Grammy Awards. En réalité, les deux associés peinent encore à se faire entendre. Ils ont bien tenté de percer avec leur groupe, Sista, mais leur unique album, initialement prévu chez Elektra Records en 1994, n’a jamais vu le jour officiellement… Quant au featuring avec Craig Mack, « It’s Alright », présent sur la bande originale d’Esprits rebelles, n’est guère plus mémorable, et marque même 1. Les Inrockuptibles, novembre 2000.

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