Tigran Hamasyan «La Création Du Monde»
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2019 19:00 22.11.Grand Auditorium Vendredi / Freitag / Friday Aventure+ Tigran Hamasyan «La Création du monde» Orchestre Philharmonique du Luxembourg Teddy Abrams direction Tigran Hamasyan piano Jeremy Bruyère double bass Arthur Hnatek drums Après le concert / im Anschluss an das Konzert Grand Auditorium Tigran Hamasyan piano Darius Milhaud (1892–1974) La Création du monde op. 81a (1923) N° 1: Ouverture N° 2: Le chaos avant la création N° 3: La naissance de la flore et de la faune N° 4: La naissance de l’homme et de la femme N° 5: Le désir N° 6: Le printemps ou l’apaisement 19’ Igor Stravinsky (1882–1971) Concerto en mi bémol majeur (Es-Dur) «Dumbarton Oaks» (1937/38) Tempo giusto, attacca: Allegretto, attacca: Con moto 12’ — Tigran Hamasyan (1987) Lilac (2015) Longing (2010) Markos and Markos (2017) Road Song (2013) The Apple Orchard in Saghmosavanq (2015) Den Houschtejang an d’Houschteketti Martin Fengel Den Houschtejang L’ailleurs et l’avant… an d’Houschteketti ici et maintenant Max Noubel Après les années funestes de la Grande Guerre qui avait ravagé l’Europe et décimé les forces vives des nations, les années 1920 furent celles d’une renaissance fondée sur un intense besoin de liberté. Paris s’imposa comme la capitale des « Années folles » avec ses mémorables fêtes et divertissements qui témoignaient d’un irrépressible besoin d’insouciance et de légèreté. Mais cette décennie enchantée fut aussi celle des avant-gardes avec leur foisonnement cosmopolite d’artistes peintres, sculpteurs et musi- ciens, tous séduits par de nouveaux horizons artistiques et culturels. La fascination pour l’Afrique fut particulièrement vive au point que l’on parlait alors de « négrophilie ». Le « Continent noir » représentait l’illusion d’un territoire sauvage que la civilisation occidentale n’avait pas encore souillé en dépit de la mainmise coloniale sur de vastes territoires. Il était donc tout naturel que le jazz, qui puisait ses racines dans le sol africain, s’harmonisât parfaitement avec « l’art nègre ». La France avait déjà découvert le ragtime, en 1900 lors de l’Exposition universelle. À cette occa- sion, l’orchestre de la Marine américaine, le US Marine Band, dirigé par John Philip Sousa, avait donné une série de concerts qui avaient fortement marqué les spectateurs. Mais le jazz avait vraiment conquis le Vieux Continent et Paris après l’entrée en guerre des États-Unis, en avril 1917. Martin Fengel 5 Le jazz déconcertait autant qu’il enthousiasmait, mais il était loin de laisser indifférent. En 1919, assistant à un concert au Casino de Paris, Jean Cocteau décrivit ce nouveau phénomène musical comme un « ouragan de rythmes et de tambour » dans une salle applaudissant debout, « déracinée de sa mollesse par cet extraor- dinaire numéro qui est à la folie d’Offenbach ce que le tank peut être à une calèche de 70 ». Avec ses rythmes syncopés, son énergie ensor- celante et sa sensualité extravertie, le jazz dégageait un parfum de scandale qui réjouissait les jeunes créateurs aux valeurs occi- dentales héritées des canons de la beauté grecque, avides de nouveautés étrangères. Darius Milhaud (1892–1974) avait découvert le jazz à Londres en 1920, mais c’est surtout lors d’un séjour à New York, en 1922, qu’il eut une « vraie révélation ». Le jazz authentique qu’il entendit à Harlem modifia en profondeur l’idée qu’il s’en faisait jusqu’alors. La commande d’un nouveau ballet par la compagnie des Ballets suédois lui donna l’opportunité d’insérer des éléments de jazz dans son propre langage musical. Blaise Cendrars, qui avait publié une Anthologie nègre (1921) sur les contes populaires africains, proposa un argument inspiré des mythes africains de la genèse du monde. La Création du monde commence par l’évocation du chaos et présente trois déités qui se consultent. D’une masse centrale apparaissent progressivement la vie végétale et la vie animale, puis l’Homme et la Femme. Entourés de sorciers, ils exécutent ensemble une danse du désir. Le baiser qui les unit symbolise le printemps. L’effectif instrumental choisi par Darius Milhaud se rapproche sensiblement de l’orchestre qu’il avait entendu à Harlem. Il comprend dix-sept instruments : deux flûtes, hautbois, deux clarinettes, saxophone en mi bémol, basson, cor, deux trompettes, trombone, percussions, deux violons, violoncelle et contrebasse. Le saxophone alto, appelé par le compositeur « broyeur de rêve » (Dream press), joue un rôle prépondérant. La structure du ballet se compose de six parties enchaînées sans interruption. Le jazz se fait entendre dès l’Ouverture grâce à une forte syncopation. Il revient ensuite dans La naissance de la flore et de la faune avec l’utilisation par le hautbois de la fameuse blue note (l’abaissement d’un demi-ton qui donne sa couleur si 6 Darius Milhaud en 1923 particulière au blues) et dans La naissance de l’homme et de la femme sous la forme d’un cakewalk (un précurseur du ragtime). Mais La Création du monde est également un admirable mariage de la modernité et de la grande tradition savante occidentale qui laisse une large place à la dissonance, à la polyrythmie et à un agencement complexe de motifs, tout en ayant recours à des formes conventionnelles telles que la fugue, dans Le chaos avant la création et la passacaille, dans Le désir. Milhaud voyait La Création du monde comme un « intermédiaire entre les phonogrammes de Broadway et la Passion selon Saint Matthieu ». Si, au premier abord, ce rapprochement peut paraître étrange, il traduit une dimension anthropologique réunissant ici l’Europe, l’Amérique et l’Afrique dans la célébration de la fête et du sacré. La première du ballet eut lieu au Théâtre des Champs-Élysées, le 25 octobre 1923, par les Ballets suédois dirigés par Rolf de Maré, avec une chorégraphie de Jean Börlin et des décors et costumes de Fernand Léger. Les critiques furent partagés. Les plus hostiles s’indignèrent d’avoir à subir « le jazz le plus sauvage, le plus dissonant tel qu’on doit l’entendre chez les peuplades arriérées ». Mais l’œuvre s’imposa rapi- dement et devint une des plus populaires de Milhaud. 9 Comme de nombreux compositeurs de la première moitié du 20e siècle, Igor Stravinsky (1882–1971) fut séduit, dans les années 1920, par le courant néoclassique qui lui offrit la possibilité de stimuler sa pensée créatrice par la confrontation avec les figures illustres du passé. L’évolution esthétique radicale du compositeur avait de quoi surprendre et sans doute décevoir les plus farouches défendeurs de la modernité qui, en 1913, avaient vu dans Le Sacre du printemps l’œuvre d’un compositeur résolument tourné vers l’avenir. Cependant, Stravinsky ne voyait pas sa démarche comme une volte-face passéiste entraînant fatalement un renoncement à la modernité. Il ne s’agissait pas, selon lui, de vénérer aveuglément le passé ni de s’en servir en le dénaturant, mais simplement d’envisager des formes et des styles anciens et éprouvés avec une certaine distanciation régénératrice. Il avait ainsi donné une touche toute personnelle à l’élégance solaire de Pergolèse avec le ballet Pulcinella (1920) et avait, selon ses propres termes, créé un « langage conventionnel presque rituel » avec son bref oratorio baroque en latin Œdipus rex (1926/27) qui, dans un cadre formel rigoureux, parvient à concilier effusion lyrique verdienne et solennité. Avec sa plus tardive Sonate pour deux pianos (1943/44), il avait su très habilement faire référence à Beethoven tout en imitant un style contrapuntique baroque. Pour son Concerto en mi bémol (1937/38), appelé communément Concerto « Dumbarton Oaks », Stravinsky s’inspira sans le moindre complexe de la musique de Jean-Sébastien Bach et, plus précisément, des Concertos brandebourgeois qu’il joua de nombreuses fois pendant la genèse de l’œuvre. Il n’y avait pour lui rien de plus normal que de puiser dans cette matière musicale si riche et si géniale. Il affirmait que Bach aurait été ravi de lui prêter ses idées dans la mesure où l’emprunt à d’autres composi- teurs était une chose naturelle que lui-même n’hésitait pas à faire. Le Concerto « Dumbarton Oaks » adopte la forme du concerto grosso de l’époque baroque qui a la particularité de partager le matériau musical entre un petit groupe de solistes (le concertino) et l’orchestre complet (le ripieno). Cependant, dans le concerto de Stravinsky, les quinze instruments de l’orchestre de chambre 10 Dumbarton Oaks agissent dans les deux groupes de façon plus interactive grâce à une répartition très souple des rôles. La méthode de composition est celle du développement de courts motifs évoluant dans une texture contrapuntique. Cependant, bien que les matériaux soient indubitablement d’essence bachienne, tout particulièrement dans le premier mouvement, à aucun moment le compositeur n’utilise de citations exactes. Il procède de façon très personnelle à des déformations, des gauchissements, des amputations ou encore des morcellements successifs de ses modèles. Les trois courts mouvements sont enchaînés sans coupures. Le premier et le troisième jouent sur des principes opposés tels que le dynamisme des passages fugués et le statisme des ostinati pouvant rappeler l’Histoire du soldat (1918). Mais le style stravinskien se fait entendre aussi dans le traitement complexe du rythme, caractéristique de son écriture. Le Concerto « Dumbarton Oaks » avait été commandé par le mécène américain Robert Wood Bliss et son épouse pour la célébration de leur trentième anniversaire de mariage qui devait se dérouler à Dumbarton Oaks, un domaine historique situé dans le quartier de Georgetown à Washington. L’œuvre fut jouée pour la première fois en privée, en mai 1938, sous la direction de la compositrice et pédagogue française Nadia Boulanger, une des plus ferventes 11 admiratrices de Stravinsky.