MÊLÉE OUVERTE

JEAN PRAT avec la collaboration de RENAUD DE LABORDERIE

MÊLÉE OUVERTE

Préface de MICHEL CRAUSTE

CALMANN-LÉVY © CALMANN-LÉVY, 1968. Imprimé en . Ce livre est dédié à tous ces jeunes petits Guy Boniface qui s'ignorent encore et qui s'ap- prêtent à entrer corps et âme dans la carrière du rugby, pour servir le rugby lui-même et sur- tout ses amis. J. P.

PRÉFACE

TOUT jeune, j'ai été marqué par l'impressionnante puissance du F.C. , par sa régularité, son panache, son aisance : c'était la vogue prestigieuse des attaques des troisième ligne. , patron des formations du F.C. Lourdes, était aussi capitaine de l'équipe de France. Souvent, j'ai entendu conter ses exploits, parler de ses coups de Pied, de son sale caractère et de sa hargne légendaire. Lors de mon entrée à l'école de Gurcy-le-Châtel en 1951, je découvre les rencontres internationales, je rêve aussi d'imiter un jour ce fameux Jean Prat que je vois évoluer avec tant de maîtrise. Une grande envie m'habite. Celle de serrer un jour la main de mon champion. Comme lui, je joue troisième ligne. En 1956, mon désir devient réalité : nous sommes face à face en huitième de finale du championnat de France, F.C. Lourdes-Racing, puis en 1957 en finale à , enfin en 1959 en demi-finale à Bayonne. En toute occasion, il a payé d'exemple, dirigé, encouragé, ne s'avouant vaincu qu'une seule fois, lors- qu'à cinq minutes de la fin du match de Bayonne, il se tourna vers moi et me dit : — Maintenant, c'est fini pour nous. Vous avez gagné. Vous êtes les meilleurs aujourd'hui. Début 1959, j'avais déjà opté pour le club lourdais, ceci pour l'admiration que je lui vouais. Je ne devais, hélas! jouer qu'une seule fois avec lui, en 1960, un dimanche où, face à la , il nous avait dépannés avec son frère Maurice. Dans l'entraîneur qu'il devint, j'ai réellement décou- vert, et seulement à ce moment-là, le tempérament, le caractère de l'homme, volontaire, accrocheur, rageur, clairvoyant et... râleur! Plus tard, il dirigea l'équipe de France à l'entraî- nement. Il devint ainsi le trait d'union entre joueurs et dirigeants. Il sait persuader les gars, les orienter dans un style de jeu. Son étude du joueur est juste et précise, il sait découvrir le tempérament et le caractère des équipiers de la formation. Le copain qu'il est devenu pour chaque joueur, la joie, l'envie de jouer qu'il exprime et communique font qu'il est parfois jalousé et méprisé. Sa façon de voir et de penser les choses ne s'en trouve pourtant pas modifiée. — Je ne veux épouser aucune querelle, m'a-t-il dit un jour. Pour rien au monde, je ne me trahirais, dussé-je y perdre ma place. Tu sais, le sport procure de belles joies et de sacrées peines, mais il n'y a pas que ça. Dans la vie, il y a la famille, les copains, la chasse... En plus de la volonté et du courage qui ont été les dominantes de la réussite sportive de sa carrière, Jeannot a été un garçon incroyablement doué. Les témoignages de supporters et de joueurs lourdais l'ayant côtoyé concordent : il lui arrivait de finir une partie la bave aux lèvres, et il n'était pas rare que, des footings quotidiens qu'il effectuait en compagnie de ses chiens, ceux-ci soient revenus épuisés. Tous recon- naissent qu'il avait un sens extrêmement développé du jeu et que son coup de Pied était une des merveilles du rugby. J'ai admiré, envié, côtoyé et finalement imité ce joueur qui fut troisième ligne, capitaine du XV de Lourdes, capitaine du XV de France, battu en finale du Tournoi des Cinq Nations par les Gallois, record- man des sélections et par-dessus tout charmant cama- rade. Le rugby français a beaucoup de chance de possé- der un Jean Prat généreux, volontaire, riche d'expé- riences, capable de le maintenir au zénith de la renom- mée...

MICHEL CRAUSTE.

LE CHAMP DU DÉPART

Entre la clarinette et le ballon...

C dire où commence le sillon de la des- tinée d'un homme? Les années ont beau s'écou- ler, moins lentement peut-être que je ne le souhai- terais, il semble bien que pour moi, fils de la terre de Bigorre et des Pyrénées, les choses du rugby aient débuté hors de mon libre choix. Avant même que je vienne au monde. Il s'en fallut d'un simple détail topographique. Le stade du F.C. Lourdes, stade Lucien Pourxet alors, était installé au nord de la ville, à quelques mètres de la maison grise de mes parents où je suis né, là aussi où la route vers Pontacq et Pau serpente. Si ce même stade s'était trouvé au sud de Lourdes, je suis de moins en moins certain avec le recul du temps, que je serais devenu rugbyman. Mon destin eût été tout autre. Cela ne signifie pas que je n'aurais pas fait de sport. Je me serais peut-être tourné vers le football, le cyclisme, que sais-je encore? Le rugby ne me serait jamais apparu avec autant d'évidence morale et physique qu'il s'imposa irrésistiblement à mes envies d'enfant comme une activité de bon voisinage. A ma naissance, le I août 1923, mes parents vivaient sur ce coin de terre bigourdane depuis près d'un demi-siècle. Joseph, mon père, exploitait une propriété agricole assez vaste et variée, équitablement répartie entre champs de culture et herbages divers. C'était un grand et rude travailleur de la cam- pagne. Un homme froid et consciencieux, soucieux de bien gérer sa propriété, moins sans doute par appât de l'argent que par respect et attachement pour son domaine auquel il avait consacré ses belles années. C'était un authentique homme de la montagne. J'en suis un aussi, à ma manière peut-être, mais avec autant d'intensité de sentiment que lui. Pou- voir mener son existence d'homme et de chef de famille sur la glaise de son enfance conduit à la sagesse et au bonheur. Je n'ai pas oublié les leçons de mon père. Irène, ma mère, exploitait une auberge très renom- mée pour ses confits. Ils formaient un couple très uni, aux personnalités complémentaires. L'image d'un bonheur simple et tranquille. La ferme Prat, un mot qui éthymologiquement veut dire Pré en patois bigourdan, jouxtait donc le stade. Mieux encore, la terre du stade appartenait à mes parents. L'herbe de gloire des premiers rug- bymen du F.C. Lourdes était la propriété des Prat. Ce sentiment de possession, qui ne berça mon enfance que cinq ans puisque le club acheta le stade et le terrain à mon père en 1928, explique pourquoi aucun autre rugbyman ne peut se sentir plus à l'aise, vrai- ment chez lui, que moi-même au pied de ces pics pyrénéens qui bercèrent mon adolescence et conti- nuent de former le décor de ma vie quotidienne. A la porte du stade, juste devant la ferme, mon père avait installé une buvette de fortune. Chaque dimanche, avant et après les matches du F. C. Lourdes, on y célébrait les services rituels d'une iné- puisable ferveur en la cause du rugby, bien que mon père n'y eût jamais joué. Je pense que dans les heures chaudes passées à converser avec les supporters, il étouffait les regrets de ne pas avoir songé à entre- prendre une carrière sportive. Le temps et les occa- sions, il est vrai, lui avaient peut-être fait défaut. Toujours est-il que mon père ne connaissait la pelouse du stade que pour son entretien dans l'inter- saison. Les troupeaux de rugbymen qui foulaient la pelouse du stade lui paraissaient néanmoins assez dignes d'intérêt pour qu'il s'aventure, en voisin, à suivre leurs ébats. Mais, aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, il ne parlait jamais de rugby avec ou devant moi. Il lui arrivait de me chasser, en riant, du café. Ce n'était pas, disait-il, « un endroit pour un galopin ». Il était donc inévitable qu'un jour ou l'autre je franchisse, presque en me cachant de mes parents comme pour aller cueillir un fruit dans le verger, le petit portillon du stade. Cela se passait en 1928. Mes premiers pas me conduisirent irrésistiblement sous les hauts poteaux blancs du stade. Des hommes s'entraînaient d'un bout à l'autre de la pelouse. Des ballons voltigeaient dans les airs et, les règles du rugby étant déjà ce qu'elles sont, en me plaçant par hasard derrière ces barres blanches qui me fasci- naient tout autant que les joueurs, je fus à même de reprendre, tant bien que mal mais pas trop pitoya- blement tout de même, le ballon projeté d'un pied puissant. Les « grands » s'amusaient à me voir courir derrière ce ballon, dont les rebonds me paraissaient diaboliques. Ce ballon un peu grand, un peu lourd pour des mains d'enfant, mais que j'aimais tellement toucher et dont le contrôle me donnait une sorte d'ivresse. En effet, cette fonction impromptue de ramasseur de balles me grisait et me gonflait d'importance, pas auprès des joueurs mais auprès de mes semblables, les gamins du quartier de Lannedare. Pourtant, personne ne m'enviait ni ne me plai- gnait quand je rentrais, après ces dures séances. J'étais fourbu, mais ravi. Mes parents me regardaient sans réprobation. Ils me laissaient faire. Tout cela était à mes risques et périls. Je suis convaincu que cet entraînement de hasard a heureusement favorisé mon adresse naturelle. En me familiarisant avec le ballon, sous l'œil narquois des joueurs d'alors, en le leur renvoyant de mon mieux avec un pied plus coura- geux et obstiné que puissant, mais précis, je me préparai sans le savoir à tout ce que ma carrière « au sommet » me réserva par la suite. Il n'est pas assuré que cette méthode de prépara- tion individuelle, née du hasard et des circonstances, soit à ériger en théorie de grande diffusion. Mais il s'est avéré que ces contacts répétés et fervents avec le ballon favorisèrent en moi ce qui manque générale- ment le plus aux rugbymen français, une bonne technique individuelle de base à partir de laquelle rien ne semble impossible à réaliser en match, sous le feu de l'adversaire. Je n'avais pas la chance d'apprendre le jeu dans une école de rugby; il était dans ma nature de le rencontrer un jour sous mon toit natal, sur une terre qui m'appartenait et sur laquelle mon fils apprendrait aussi un jour à jouer au rugby. On n'échappe jamais à de tels rendez-vous; ou bien alors on rate sa vie en en manquant l'essentiel. Aucune de ces pensées ne roulait sous mon front quand, des heures et des heures durant, je renvoyais les ballons à des joueurs qui, peu à peu, avaient fini par m'adopter comme l'un des leurs. Ils s'étaient habitués à la présence, constante et passionnée du petit Prat, avec autant d'enthousiasme que j'en met- tais de mon côté pour retarder les échéances des devoirs scolaires et toucher le ballon avec une joie sans terme. Mon père me raconta par la suite qu'il avait été souvent obligé de me confisquer mon jouet de prédilection, un vieux ballon aux coutures usées et au cuir labouré par les crampons, échoué par hasard dans notre jardin situé derrière les gradins. Comme un message venu à mon intention du stade voisin. Ce fut bien là la seule occasion que s'offrit mon père de contrarier, en vain, le pauvre, ma vocation de rugbyman. Rugby ou pas, mon enfance fut tout de même celle d'un petit bigourdan dont les parents tenaient à ce qu'il soit éduqué, formé, armé pour la vie comme si jamais le rugby ne devait exercer une influence déter- minante sur lui. De mon passage à l'école communale de Lourdes, il me reste aujourd'hui des images pla- quées sur les murs blanchâtres du bâtiment comme sur un écran géant. Un de mes professeurs, M. Dupier- ris, me portait une attention particulière, qu'il esti- mait méritée. Il ne me ménageait pas les reproches devant les leçons incomplètement apprises ou les devoirs écrits à la hâte. Sans doute eut-il raison de me fustiger ainsi, car j'eus mon brevet élémentaire sans retard. Il m'attendait, répétait-il d'un air docte et réfléchi, vingt ans plus tard. Nos routes se croi- sèrent un jour lorsqu'il portait l'écharpe tricolore de maire de la ville de Lourdes pour recevoir solennel- lement Jean Prat, capitaine de l'équipe du F.C. Lourdes, champion de France. Entre temps, bien avant ce couronnement du rugby, j'avais achevé mes études dans les meilleures conditions. D'ailleurs tous mes maîtres d'école n'étaient pas aussi soucieux et inquiets à mon propos que le brave M. Dupierris. Il y avait aussi M. Ozon, le professeur de mathéma- tiques, indulgent pour les élèves turbulents que nous étions et si prompt à nous parler de rugby dans la cour de l'école. Grâce à lui, nous passions sans coup férir des servitudes du calcul, des subtilités de la règle de trois ou des embûches de l'algèbre aux démonstrations élémentaires du rugby sur le gra- villon de la cour de récréation. Une vieille boule de chiffons nous servait de ballon, nous courions un peu dans tous les sens, et les recommandations de M. Ozon résonnent encore dans mes oreilles : « Passez, passez le ballon avant d'être plaqués... » Ce principe essentiel du rugby, je ne crois l'avoir jamais appliqué avec autant de conscience qu'à cette époque-là. D'ailleurs, une sanction physique immé- diate nous guettait, en cas d'infraction : un plaquage sévère sur le ciment de la cour tachait immédiatement de rouge les genoux de l'imprudent, coupable de tout excès de personnalité. En plus, j'avais beaucoup de mal à me faire admettre par les grands de l'école : ils me trouvaient trop petit. Il s'agissait donc, dès lors, de se battre pour gagner sa place de titu- laire dans ces parties de rugby « au toucher » qui témoignent bien encore de ce que, près de quarante ans plus tard, les principes d'instruction de base du rugby demeurent conformes à ce que les créateurs de notre beau jeu voulurent qu'ils fussent. Il n'empêche que les meilleurs instants de ma prime jeunesse de rugbyman, je les ai bien passés en me mêlant aux entraînements des titulaires du F.C. Lourdes. A vrai dire, je n'étais là qu'un invité toléré, plutôt qu'un convive à part entière. Mais je ne me souciai pas de ces nuances. Puisqu'on me supportait j'aurais été bien sot de ne pas profiter de ces superbes occasions. Je n'attendais même plus les séances rituelles de l'entraînement des joueurs de l'équipe première. Je m'étais découvert un compa- gnon de préparation solitaire en la personne du concierge du stade, un concierge pas comme les autres car c'était un fameux joueur. Il s'appelait Sola, venait du Boucau, et était talonneur dans le XV fanion et, à ce qui me fut raconté, il aurait certainement été international s'il n'avait été d'ori- gine espagnole. A cette époque-là, on n'acceptait pas les internationaux naturalisés. Le pauvre Sola était de ceux-là. J'allais souvent lui tenir compa- gnie, l'après-midi. Il me racontait ses exploits et ceux du F.C. Lourdes comme on narre des contes de fées à un enfant. Il était intarissable, j'étais insatiable. Un autre concierge le remplaça un jour, un joueur du F.C. Lourdes, avant de classe, qui jouait indiffé- remment talonneur ou pilier : Brandan. Je connais- sais son palmarès par cœur. C'est lui qui dirigea mes premières foulées sur le stade. Je lui garde même une reconnaissance particulière, que le temps n'a pas altérée. Un jour, en grande pompe, il me conduisit dans le vestiaire du club et m'offrit ma première tenue de rugbyman : une culotte blanche, un peu grande pour moi et un maillot du F.C. Lourdes, le seul club que je connaîtrai durant toute ma vie de rugbyman, les seules couleurs que je continuerai toujours de défendre, encore aujourd'hui, que ce soit du bord du terrain ou sur les pelouses par personne interposée, par mon fils Jean-Jacques. Brandan est toujours mon voisin. Avec lui, nous évoquons les souvenirs d'hier et d'avant-hier. C'est tout de même à Brandan que je dois mes premiers déplacements avec les copains. Il venait à la maison demander à ma mère la permission de m'emmener avec les gosses au Boucau, à Pau ou ailleurs. Je n'étais plus un bambin, je me sentais devenir un grand garçon encore qu'on ne songeait pas beaucoup à me faire jouer. Mais Brandan m'avait pris en amitié et il savait se montrer assez persuasif pour que ma mère acceptât de me laisser partir avec les gamins de mon âge. En fait, chaque petit voyage me posait un cas de conscience : en même temps que je m'imprégnais des rudiments du rugby, je m'étais inscrit comme clarinettiste à l'Harmonie Municipale de Lourdes, et ma présence était en principe obligatoire, pour chaque grand concert. Il était vraiment impossible de concilier le ballon ovale et la clarinette. Ce fut un de mes grands conflits intimes d'enfant que d'avoir un jour à choisir entre le F.C. Lourdes et l'Harmonie Municipale. L'option que je pris, je n'eus jamais l'occasion de la regretter car, bientôt, on me fit entrer à grandes enjambées dans le vif du sujet de mon existence d'homme. Dans le rugby. Le premier de tous mes drops

CE dimanche du printemps de 1938, j'avais accompagné ma mère à la messe du couvent de la Visitation, à proximité de la maison familiale. A la sortie de l'office, le brave Brandan nous atten- dait : « Madame Prat, laissez-moi emmener Jeannot à Soustons. Nous avons besoin de lui. Jeannot nous rendra de grands services. » Brandan avait prononcé cette phrase d'une traite, presque sans respirer. Ma mère ne semblait sans doute pas décidée à me donner la permission de partir pour Soustons, puisque Brandan crut bon d'ajouter : « Soyez rassurée. Nous le ménagerons, je vous le promets. Il jouera arrière. » Brandan avait besoin d'apaiser ma mère qui, comme toutes les mères d'enfants rugbymen, appréhendait peut-être de me savoir lancé à l'aven- ture au milieu de garçons plus âgés que moi, tous des adultes. J'avais belle allure tout de même en montant dans le car pour Soustons. Tous mes cama- rades portaient des pantalons. J'étais le seul en culotte courte. Au fond, j'en étais un peu tourmenté; en plus, j'avais l'air d'un gosse. J'avais toujours peur de faire sourire sur mon passage. C'est tout de même ainsi, dans une culotte courte encore trop grande pour moi (et je nageais aussi dans le maillot), que j'ai débuté à moins de 15 ans dans le XV fanion du F.C. Lourdes à Soustons, à l'ombre des pins de la belle forêt landaise. L'atmos- phère était douce, l'ambiance agréable. Ces matches amicaux de fin de saison sont toujours des rendez- vous de copains. Je ne possédais pas encore de licence enregistrée à la F.F. Rugby; je n'avais pas atteint en effet l'âge minimum légal (15 ans, à l'époque) pour devenir un rugbyman en bonne et due forme. Et, à mes yeux, mon prestige personnel ne s'en trouvait pas rehaussé. On m'avait appelé, en fait, parce que j'avais déjà un bon coup de botte et qu'il était intéressant pour le club de voir ce dont j'étais capable dans une partie de ce genre. Un autre jeune débutait avec moi en cette occa- sion à Soustons; l'ailier Julien Barzu qui démarra en trombe et réussit un essai prometteur sur la pre- mière attaque. Je me souviens particulièrement de lui parce que nous partagions, sans oser nous le dire, le même frémissement d'émotion et d'orgueil devant cette promotion, le plus grand événement de ma première période de rugbyman. Il n'y avait en principe aucune imprudence de la part des dirigeants lourdais à incorporer un adoles- cent de mon genre dans l'équipe, puisqu'on ne le conviait qu'à des joutes amicales. En théorie, du moins. Toujours arriva-t-il qu'en une circonstance, très exactement sur le terrain boucalais, les joueurs de Lourdes et du Boucau s'employèrent à régler de vieux comptes, visiblement en retard. J'étais fasciné et atterré à la fois. Le tableau de ces explications répétées entra dans ma mémoire de jeunesse comme une leçon bien utile pour l'avenir. Je ne fus jamais pris de crainte par la suite, lorsqu'il me fallut m'en- durcir par la force des événements dans les contacts du championnat de France ou du Tournoi des Cinq Nations. De ma place d'arrière (ou de trois-quarts centre, je naviguais entre les deux), j'avais tout loisir de me remplir les yeux sans participer à ces luttes où on doit pratiquer un rugby viril mais correct, selon l'expression consacrée. Tous ces matches suffisaient à mon bonheur. Ils me préparaient, au hasard de petits voyages domi- nicaux à Bagnères, Tarbes ou Bayonne, à ne pas manquer un jour proche, espérais-je de toute mon âme, ma grande entrée dans le XV du F.C. Lourdes en match officiel, une fois que j'aurais franchi le cap fatidique de ma quinzième année. J'avais une furieuse envie de brûler les étapes. La fierté de côtoyer les grands sur un terrain m'incitait à me surpasser, à mettre de mon mieux en pratique toutes les leçons patiemment répétées à l'entraînement, comme par exemple ne pas attendre le rebond du ballon pour le contrôler et le dégager en touche ou bien plaquer avec fermeté (et sans méchanceté) le porteur du ballon. Ces gestes essentiels, faits et refaits des centaines de fois, m'appartenaient. Je les accomplissais sans effort, ils conditionnaient ma car- rière telle que je la pressentais. En passant par les juniors du F.C. Lourdes, elle prit le virage de l'in- souciance et d'un certain laisser-aller. Nous devions, en réalité, passer pour des rigolos dans notre sec- teur, car nous collectionnions les raclées fameuses en jouant contre nos voisins du Stadoceste Tarbais, de l'A.S. Tarbes ou de la Section Paloise. Ma pre- mière rencontre officielle, dans le championnat régio- nal de notre catégorie, se termina sur un score retentissant : nous étions écrasés par 45-0. Il y avait de quoi se décourager. J'étais trois-quarts aile, en face de nos voisins de Tarbes, et sur leur terrain de surcroît. Je rêvais de marquer des essais, de multiplier les débordements et les prouesses. Je retombais donc de très haut. Je conçus, ce jour-là, une rancœur inassouvie contre la défaite. Il fallait pourtant croire que je n'avais pas fait trop mauvaise figure à mon poste de trois-quarts aile « en exil », puisque les sélectionneurs de l'Armagnac- Bigorre m'avaient retenu, unique représentant du F.C. Lourdes, dans la sélection scolaire Tarbes- Lourdes contre la Normalienne d'Auch. Cette pre- mière sélection, je ne l'ai jamais honorée, par esprit de club. Je n'ai pas regretté mon forfait. Il me permit de partager un des moments les plus cru- ciaux de l'existence du F.C. Lourdes, dans cette période de l'avant-guerre où il n'était pas encore le club qu'il devait devenir par la suite. J'ai donc fait le sacrifice de cette première sélec- tion pour assister, en tant que supporter lourdais inconditionnel, à un match de barrage Excellence- Honneur entre le F.C. Lourdes et le F.C. Lésignan. L'enjeu était capital : la remontée en division d'excel- lence pour mes amis lourdais. Je partageais leur inquiétude. Mon devoir de Lourdais était donc de les aider du bord du terrain, pas de jouer dans ce match de sélection. Le F.C. Lourdes se tira admi- rablement d'affaire mais un des grands artisans de cette victoire capitale, le deuxième ligne Dutrey, vedette des sélections d'Armagnac-Bigorre, me répri- manda un peu par la suite pour ne pas avoir répondu à la convocation des sélectionneurs du Comité. « Tu ne connais pas encore le prix d'une sélection, petit », m'avaient-ils reproché, amicalement. Quand la guerre éclata, la plupart des joueurs du F.C. Lourdes changèrent de tenue. L'heure était à la séparation et à la tristesse. Le club avait perdu de sa substance, de sa joie de vivre aussi, ses rangs s'étaient largement éclaircis. Au fond je n'avais aucun mérite à forcer les portes grand ouvertes de l'équipe fanion. Les meilleurs d'entre nous étaient dans les tranchées. Nous avions une terrible sensation de solitude, bien que le président du F.C. Lourdes d'alors, M. Daurat, se dépensât généreusement pour maintenir le club dans l'état où la guerre l'avait surpris. En 1940, les heures affreuses de la débâcle avaient fait passer le volume de la population de Lourdes de 10.000 à 60.000 personnes. Nous étions envahis par les malheureux réfugiés qui, une fois arrivés à Lourdes, ne pouvaient pas aller plus loin. La frontière franco-espagnole les bloquait. Ils vivaient comme ils pouvaient dans notre cité. Le stade était transformé en un immense garage à ciel ouvert. Des voitures, des remorques, des camions occupaient la pelouse. Per- sonne ne songeait au rugby. L'exode nous paralysait tous, et nous avions le sentiment d'une tragique impuissance devant une situation qui nous échappait. Le rugby passant au second plan, il me restait quand même une réelle volonté de ne pas abandonner le sport actif. J'avais envie de me dépenser d'une manière ou d'une autre, et ce fut le cross qui vint me chercher. Un des dirigeants du Lourdes Olympique Isards, M. Messager, animait une section de cross-country. Il s'amusait à m'exciter astucieusement en ces termes : « Toi, mon petit Jeannot, tu es bon pour le rugby, pour donner des coups de pied dans un ballon ou pour marquer des essais. Mais pour courir à travers la campagne, tu ne vaux peut-être pas grand-chose. » Il savait ce qu'il disait, le malin. Trois semaines plus tard les souliers à pointes aux pieds, j'étais au départ du championnat cadet de Côte basque, Béarn et Bigorre, le championnat des 3 B comme on l'appelait familièrement, dans le cadre célèbre du parc d'Aguilera, à quelques dizaines de mètres du terrain de rugby du Biarritz Olympique. Le parcours n'était peut-être pas très tourmenté, mais il ne fallait quand même pas faiblir sur les trois kilomètres qu'il comportait à travers le parc et l'hip- podrome voisins. Ma foi, la même pointe de vitesse qui m'avait permis de ne pas faire mauvaise figure à l'aile des juniors lourdais m'apporta cette fois un titre de champion régional junior aux dépens d'un de mes camarades lourdais, Dumerc. Tous les deux nous avions lâché tous nos poursuivants bien avant la ligne d'arrivée. Mon dernier sprint laissa Dumerc à distance respectable. Il ne m'en voulut pas, c'était de bonne guerre. A la course suivante, le championnat régional du Sud-Ouest, couru à Lourdes, il se méfia évidemment de moi. Dix fois au moins il essaya de se débarrasser de moi par des démarrages impromptus, jusqu'à ce que vînt enfin mon tour de le « décramponner » dans l'ultime ligne droite, celle qui s'achève sous la ban- derole de l'arrivée. Me voici donc qualifié pour le National, à disputer à Chartres. L'expédition de Lourdes à Chartres en plein hiver, dans un taxi, en compagnie de mes amis crossmen lourdais, Dumerc, Abadie, Garabie, sous la N° 7912- IMPRIMERIE FLOCH MAYENNE — CALMANN-LÉVY, N° 9586. Dép. lég. 1 trim. 1968. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.