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Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques Archives

42 | 2008 Circulations et frontières Autour du 101e anniversaire de Fernand Braudel

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ccrh/3416 DOI : 10.4000/ccrh.3416 ISSN : 1760-7906

Éditeur Centre de recherches historiques - EHESS

Édition imprimée Date de publication : 25 avril 2008 ISSN : 0990-9141

Référence électronique Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 42 | 2008, « Circulations et frontières » [En ligne], mis en ligne le 18 octobre 2011, consulté le 07 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/ccrh/3416 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ccrh.3416

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SOMMAIRE

Introduction : la structuration des espaces et des frontières Maurice Aymard

Diffusion/Expansion

La circulation des hérésies dans l’Europe médiévale Alain Boureau

Circulation, frontières, mobilités séfarades à l’époque moderne Evelyne Oliel-Grausz

Les imbrications du formel et de l’informel dans la circulation des objets de luxe dans le du XVIIIe siècle Laurence Fontaine

Cosmopolitisme des réseaux marchands dans trois grandes métropoles portuaires asiatiques Singapour, et Shanghai (1819-1942) François Gipouloux

Circuit/Mobilité

La circulation des étudiants dans l'Europe médiévale Jacques Verger

Y a-t-il des politiques migratoires nationales ? De quelques leçons des années vingt Caroline Douki, David Feldman et Paul-André Rosental

La migration des élites. Nouveau concept, anciennes pratiques ? Nancy L. Green

Libre circulation des marchandises et contrôle de la mobilité des hommes dans les territoires de la monarchie des Habsbourg Contradiction ou complémentarité ? Andrea Komlosy

Echanges et homogénéité

La langue franque méditerranéenne Asymétrie de la frontière et illusion du creuset Jocelyne Dakhlia

L’épidémie créatrice de frontières Patrice Bourdelais

Le voyage d’Espagne Mobilité géographique et construction impériale en Amérique hispanique Jean-Paul Zuñiga

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Histoires sans frontières Braudel et Cervantès Roger Chartier

Hiérarchies/Domination

Captivité et retour de captivité dans la Rome impériale Yann Rivière

La circulation de l’information dans les réseaux de commerce espagnols aux XVe et XVIe siècles Hilario Casado Alonso

Les localités circulatoires L’exemple du haut stalinisme dans les années trente Yves Cohen

Frontières nationales et frontières des réseaux dans l’« Espace Schengen » Les migrants des pays pauvres et l’affaiblissement des modèles intégrateurs des États-nations européens Alain Tarrius

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Introduction : la structuration des espaces et des frontières

Maurice Aymard

1 Pour remplir la mission qui m’a été confiée par les organisateurs de cette rencontre, j’ai longtemps hésité entre deux options. La première était de parler de Fernand Braudel lui-même, et de la façon dont il a abordé et traité, aux différentes étapes de son œuvre écrite, le thème de l’espace, de ses structurations internes, des circulations qui l’animent et donnent vie à ces structurations, des frontières qui le divisent de manière temporaire ou durable. La seconde était de développer un exemple particulier, un objet relativement nouveau qu’il aurait rencontré sur sa route, qui aurait retenu son attention, mais dont il n’aurait jamais fait un objet central de ses recherches. Les deux pistes me tentaient de la même façon : aussi ai-je fait le choix qui m’est apparu le plus raisonnable, celui de ne pas choisir, et de les suivre l’une après l’autre.

2 Difficile en effet de ne pas nous référer d’une façon ou une autre à Braudel, dans le cadre d’une rencontre du Centre de Recherches Historiques (CRH), qu’il a fondé et dirigé, à propos du thème qui nous réunit ici. Mais à condition de préciser d’entrée de jeu que l’objectif n’est pas, ne peut pas être de réaffirmer la vérité d’un dogme face à tous ceux qui seraient tentés ou ont décidé de plus ou moins longue date de s’en éloigner ou d’en prendre le contre-pied pour mieux s’en libérer. Chacun est en effet libre de retenir de l’œuvre de Braudel, comme de toute autre, ce qui lui convient, en en rejetant ou négligeant le reste. Une seule obligation doit s’imposer : éviter de lui attribuer ce qu’il n’a jamais ni écrit ni pensé, du moins dans les termes que certains voudraient lui attribuer.

3 Dans cette perspective, une bonne précaution sera de se méfier de la fausse simplicité des textes de Braudel. Elle est le produit d’un long travail fait moins de corrections ligne après ligne que de réécritures répétées, de bout en bout, jusqu’à arriver à une rédaction qui le satisfasse. Car plus les réalités qu’il souhaite expliquer sont difficiles et complexes, plus il s’acharnera à simplifier la formulation de sa pensée. Mais plus aussi il se montrera attentif à ne pas se laisser enfermer dans telle ou telle de ses formules, et de se lier lui-même les mains : chacune d'entre elles, dans la mesure même où il n’y voit que des approximations successives, des métaphores ou des images plutôt que des

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conceptualisations rigoureuses, va se retrouver, dans le même livre et d’un livre à l’autre (où les cartes se trouvent redistribuées), rééquilibrée, compensée, nuancée et relativisée par d'autres.

4 Il suffit de penser ici à l’expression d’économie-monde. Elle apparaît dès la première édition de la Méditerranée (1949) comme une traduction de l’allemand Weltwirtschaft, pour définir l’essence même de l’unité de la mer intérieure, qu’il propose d’identifier comme un monde non pas isolé, mais qui doit sa cohérence aux échanges économiques et aux circulations des marchandises, des hommes et des biens culturels qui s’y développent dans toutes les directions, et qui animent l’essentiel de sa vie économique. Malgré son rôle d’intermédiaire entre trois continents, la Méditerranée pourrait à la limite se suffire à elle-même, les échanges avec l’extérieur venant en quelque sorte en plus… Mais quand, trente ans plus tard, il réemprunte, dans le troisième volume, Le temps du monde, de Civilisation matérielle, économie et capitalisme (1979), ce terme à Immanuel Wallerstein qui l’avait appliqué dans son Modern World-System non plus à la Méditerranée mais à l’Europe, c’est pour désigner à son tour l’Europe telle qu’elle s’affirme au tournant du XVIe siècle dans sa capacité à étendre sa maîtrise des circulations maritimes à l’ensemble des océans et à mener à bien une première unification économique du monde. Mais il se hâte aussitôt de définir les limites de cette économie-monde européenne qui n’inclut entre XVIe et XVIIIe siècle ni la totalité du continent, ni la totalité de la Méditerranée. L’espace russe, d’un côté, qui se constitue autour de l’axe qui va de la Caspienne à la Baltique et à la Mer Blanche, et, de l’autre, l’espace de l’Empire ottoman, présenté cette fois comme tournant le dos à la mer, et décrit comme un univers de caravanes qui traversent l’Anatolie et les Balkans, vivant jusqu’à la première moitié du XIXe siècle de sa vie propre, et touché de façon marginale par les pressions de l’économie européenne qui s’arrêtent à ses frontières, se voient reconnaître le statut d’économies-mondes autonomes que l’Europe ne réussira à intégrer, et encore, que tardivement, entre 1800 et 1850. Et de toute façon, précise aussitôt Braudel, l’économie-monde, dans cette nouvelle définition, cette fois dynamique et non plus principalement statique comme dans la Méditerranée, n’est elle-même qu’un ordre parmi les autres, un niveau de lecture et de cohérence de l’organisation et des hiérarchies spatiales, mais non pas un ordre unique qui rendrait compte des autres.

5 De la même façon, dans Identité de la , l’espace français pourra aussi être lu tour à tour comme structuré par la rencontre entre deux civilisations rurales, l’une, céréalière, venue de l’Est, et l’autre, méditerranéenne, venue du Sud et solidement installée par cinq siècles de domination romaine, et comme partagée, encore au XVIIIe siècle, entre une façade maritime ouverte sur les échanges à longue distance, et une moitié orientale terrienne qui tourne le dos à ces échanges. Ces deux couples d’oppositions, loin de s’exclure, se complètent, et visent l’un comme l’autre à mettre de l’ordre dans un espace placé sous le signe de la diversité. Car, souligne-t-il, et n’en déplaise aux lecteurs superficiels et pressés qui ont voulu voir dans ce livre écrit au soir de sa vie une forme de reniement, et une conversion tardive à un « identitarisme » contre lequel n’avait cessé de témoigner son œuvre antérieure : comme l’Europe, la France est diversité.

6 Multiplier les exemples de ce genre ne suffirait pas à nous garantir contre le risque de la simplification. Car ils ne prennent leur sens que dans le cadre de livres dont chacun répond à sa logique propre et cherche à porter un regard différent sur un ensemble

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ouvert de réalités historiques. Et ils appellent à chaque fois un très long, un trop long discours. Je limiterai donc mon propos à tenter d'expliciter ce que j'ai, sur le thème de notre rencontre, retenu de l'œuvre écrite de Braudel, et qui continue à me servir, consciemment ou non, de référence. Personnel par définition, ce choix n’en exclut, bien entendu, pas d’autres, tout aussi justifiés sans aucun doute, et peut-être préférables aux miens.

7 Les choses ne se comprennent bien qu'à une certaine distance : prendre un double recul, spatial et temporel, par rapport aux réalités observées est indispensable si l’on veut se protéger contre la myopie de qui reste collé à son objet d'étude. Braudel a pu ainsi écrire que le regard qu’il a porté sur la Méditerranée a bénéficié d’un double dépaysement. Le premier a été de la découvrir et d’apprendre à la voir depuis la rive sud – l’Algérie où, jeune agrégé, il avait été envoyé enseigner – c’est-à-dire « à l’envers » par rapport à la position la plus courante de l’observateur européen. Le second a été, pendant les trois années de son séjour au Brésil (1935-1938), de la voir de loin, de l’extérieur, à partir d’un monde qui était à sa façon une création de la Méditerranée, et un témoignage vivant et fascinant de son dynamisme. À ces deux dépaysements, il aurait pu sans peine en ajouter un troisième : celui de ses cinq années de prisonnier de guerre en Allemagne (1940-1945), pendant lesquelles, coupé de ses notes et de ses livres, il a rêvé la Méditerranée au point d’en faire le personnage central, le héros a pu écrire Paul Ricœur, de son livre. Ce « regard distancié » de l’historien répond à d’autres exigences que le « regard éloigné » de l’anthropologue : il ne vise pas à rompre la relation qui lie le chercheur à l’objet qu’il étudie, mais à voir cet objet à la fois dans sa totalité et sous un angle différent. Il ne se confond pas pour autant avec un quelconque point de vue de Sirius, qui effacerait par l’éloignement toutes les aspérités du relief : la Méditerranée du XVIe siècle ne devient réalité sous sa plume que parce que Braudel réussit à combler un vide, à inventer, à partir de sources pour leur très grande majorité occidentales, un partenaire ottoman à Philippe II, à imaginer la mer intérieure depuis Istanbul, et à croiser ainsi les regards. Ce qui ne condamne pas la monographie locale, bien au contraire : il a pu ainsi réutiliser dans l’ Identité de la France son mémoire de diplôme sur Bar-le- Duc, et consacrer un chapitre au siège de Toulon de 1707. Mais elle n'est qu'une lecture parmi d'autres, à une échelle différente, de réalités et de représentations dont les détails prennent tout leur sens quand ils sont vus au plus près des acteurs, presque au ras du sol.

8 Les espaces n'existent comme tels que dans la mesure où ils sont construits par des circulations : celles des hommes, des marchandises, des biens culturels, ou encore des informations. D’où l’importance accordée, pour ces dernières, à Raguse et à Corfou, qui vivent à l’écoute des nouvelles en provenance de l’Empire ottoman, et notamment de ses préparatifs militaires, car le problème est chaque année de savoir à l’avance, si la guerre menace, l’importance et la destination de la flotte qui sortira en avril de l’Arsenal d’Istanbul : d’un côté des informateurs, espions, voyageurs ou marchands, ou les trois à la fois ; de l’autre des circuits assurant l’acheminement rapide de ces nouvelles tant attendues mais toujours incertaines en direction de Naples, Gênes et Venise, de l’Escorial et de la Cour de France, là où elle se trouve. Vues de la terre, les circulations qu’il aura tendance à privilégier seront en revanche celles des hommes (les migrations montagnardes), des animaux (les différentes formes de la transhumance) et des produits (blé, huile et vin, fromages, bétail et bois), entre les trois étages de l’écosystème méditerranéen : plaines, collines et montagnes, reliées entre elles par des échanges réguliers, mais soumis aux multiples aléas de la conjoncture. Vues de la mer,

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ces circulations lui permettront de mettre en cause tantôt la totalité de la Méditerranée, tantôt les différents sous-ensembles qui la composent, comme l’Adriatique ou la Mer Egée, tantôt les mondes insulaires refermés sur eux-mêmes ou bien ouverts sur les échanges à très longue distance. Mais le mérite des Méditerranéens reste à ses yeux d'avoir progressivement construit les routes et les règles de la navigation (fondées sur la connaissance des vents et des courants) dans l'Atlantique central et dans l’Atlantique méridional (où, pour ce dernier, les Portugais ont joué, comme l’a montré V. Magalahaes Godinho, un rôle décisif), puis en partie aussi dans l'Atlantique nord , qui prépareront et rendront possibles les voyages de Colomb, de Vasco de Gama et Cabral, de Cabot et Verazzano : autant de systèmes particuliers de circulations régulières, portant encore sur un nombre réduit de navires, de marchandises et d'hommes, mais suffisants pour lier durablement le destin du nouveau continent à notre ancien monde.

9 Ces espaces sont souvent (mais pas toujours) des réalités historiques de longue durée. Une durée plus longue encore que celle des civilisations qui les occupent aujourd'hui, et, à plus forte raison, que les religions qui se sont « saisies de ces civilisations » : l’affirmation, formulée dans son manuel sur Le monde actuel (1963), réédité en 1987 sous le nom de Grammaire des Civilisations, vaut en premier lieu pour les pays du Proche et du Moyen Orient, où l’invention de l’écriture a accompagné la formation des premiers États centralisés, dotés d’une bureaucratie et d’une armée permanentes, et des premières villes.

10 Ces espaces sont des espaces-temps, impossibles à étudier et comprendre indépendamment des systèmes techniques qui en règlent les circulations : chameaux, dromadaires et mules, galères et bateaux ronds, marciliane et simples barques qui longent les côtes de l’Adriatique ou la traversent. Ces systèmes techniques lui permettent de définir une Méditerranée de quarante jours. Celle-ci ne peut être, elle aussi, qu'un niveau supérieur, et elle laisse toute leur place à d'autres niveaux spatiaux autour desquels s'organise pour l’essentiel, et doit donc se lire la vie quotidienne des hommes. Mais tel est son pouvoir d’attraction que certains de ces derniers se laissent tenter par l’aventure, comme ces renégats calabrais qui fuient leur village pour aller chercher fortune dans un Empire ottoman qu’ils rêvent comme plus accueillant.

11 Les frontières ne sont pas, dans cette perspective, premières, mais secondes. Elles sont le produit des dynamiques qui structurent ou ont, plus souvent encore, structuré dans le passé ces espaces : elles deviennent alors des réalités de longue durée, suffisamment intériorisées dans les esprits pour en faire oublier leurs origines lointaines. Tel est le cas, à l’échelle de la Méditerranée, de la frontière entre monde hellénistique et monde latin, reprise et institutionnalisée par l’Empire romain dont Paul Veyne a rappelé récemment avec force qu’il était un empire bilingue : c’est elle qui a séparé pendant tout le second millénaire les chrétientés d’Occident et d’Orient, et la récente guerre de Yougoslavie nous a rappelé qu’elle gardait aujourd’hui encore toute sa force. Mais, dans la mesure même où elle a été prolongée jusqu’à la Baltique par la dynamique de la christianisation de notre continent, elle a aussi divisé durablement l’Europe, tout comme le limes romain a séparé deux Europes, la première qui est restée fidèle à Rome au moment de la Réforme, la seconde qui en a remis en cause l’autorité – une autorité qu’elle n’avait jamais vraiment acceptée. Comme pour Marc Bloch dans son histoire des paysages ruraux, les frontières se situent pour Braudel à la fois au-delà et en deçà du politique, dans la mesure même où elles s’inscrivent dans une durée différente,

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infiniment plus longue, et mettent en cause tout un ensemble de réalités sur lesquelles le politique n’a eu, jusqu’à une date très récente, aucune prise. Ce qui ne veut pas dire que les institutions et le politique n’aient joué aucun rôle dans leur définition et leur stabilisation. Même contesté par François 1er, le traité de Tordesillas – un pari sur un avenir virtuel – a préparé une frontière durable entre Amérique espagnole et portugaise. Et, en France, le Rhône a continué à jouer pendant des siècles son rôle de frontière. Mais les frontières qui, au fond, intéressent le plus Braudel, héritier d’une longue tradition de la géographie humaine, sont celles qui sont inscrites dans le sol et le paysage avant même de l’être dans les consciences, et acceptées comme des évidences : les frontières des plantes cultivées, des formes des champs, des fonds de cuisine, des systèmes alimentaires. Et, bien entendu, les frontières de civilisation.

12 Mais ces mêmes frontières ne l’intéressent aussi que parce qu’elles ne constituent pas des absolus : elles conditionnent les circulations sans jamais ni prétendre ni réussir à les interdire totalement. Les voyages des biens culturels lui en fournissent des poignées d’exemples : […] voyages des hommes, voyages des biens aussi, des biens culturels, les plus usuels comme les plus inattendus. Ils ne cessent de se déplacer avec les hommes eux-mêmes. Apportés ici par les uns cette année, repris par d'autres l'année suivante ou un siècle plus tard, on les voit sans cesse transportés, abandonnés, ressaisis, et par des mains parfois ignorantes […]1.

13 Ces circulations justifient sa conclusion sur les « rayonnements, emprunts mais aussi refus d'emprunter » par lesquels les civilisations se définissent les unes par rapport aux autres. Cette dernière citation, après d’autres, devrait suffire à évacuer du débat la vieille accusation de déterminisme géographique, souvent reprise contre Braudel : il suffit de se reporter à la première page de la Méditerranée. L'unité physique de l’espace méditerranéen, ce sera « le climat et les hommes », l'unité humaine ce sera « les routes et les villes », donc à nouveau les hommes. Mais à chaque fois tous les hommes : c’est-à- dire les générations antérieures, dont les choix répétés conditionnent et limitent nos propres choix. Les espaces fonctionnent, à leur façon, autant et plus encore que les frontières, comme des « prisons de longue durée » : des prisons édifiées elles aussi par les hommes eux-mêmes.

14 À ce choix de formulations et d’idées empruntées aux textes braudéliens, je serai tenté d’ajouter la remarque de Denys Lombard (dont Le Carrefour javanais a été sans doute, comme l’avait noté Bernard Lepetit, le dernier grand livre d’inspiration braudélienne) sur les deux représentations de l'espace, qui distinguaient selon lui les historiens de l’Europe de ceux de l’Asie : celle, plus familière aux premiers et plus courante sous leur plume, de l’espace comme continuité, identifiée en fin de compte avec des territoires, dont les limites idéales coïncident avec des frontières politiques et administratives, récentes ou plus anciennes ; et celle, qu’il défendait lui-même à partir de sa connaissance de l’Asie du sud-est, de l’espace comme discontinuité, structurée par des réseaux reliant entre elles, à longue et très longue distance, des villes. La logique même de la Méditerranée a sans aucun doute conduit Braudel à privilégier lui aussi la première de ces deux représentations, ce qui explique que son éditeur italien, Einaudi, ait pu lui imposer de modifier le titre de son livre pour en faire « États et Empires dans la Méditerranée » de la seconde moitié du XVIe siècle. Mais les observatoires qu’il s’est choisis dans un second temps, après ses premiers séjours à Simancas et à Madrid – Gênes, Venise, Raguse notamment – lui ont permis de pressentir la seconde : on la retrouve au cœur de ses définitions, en 1979, de l’économie-monde européenne, dont le

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centre est toujours à ses yeux une ville, en rapport avec d’autres villes, qui sont à la fois ses concurrentes et ses partenaires indispensables – et cette ville est elle-même toujours un port. Les espaces sont donc en fin de compte, autant sinon plus que des constructions historiques, des constructions des historiens : ce qui explique que Braudel ait, pour retrouver sa liberté, joué sur plusieurs espaces différents (la Méditerranée, le monde, l’Europe, la France), diversifié les échelles d’analyse, et cherché à mettre en évidence – à l’image du modèle d’organisation hiérarchisée des marchés, repris de Cantillon, et dont la base est, avec le bourg, le marché local – la façon dont ces différents espaces s’emboîtent et interfèrent les uns avec les autres.

15 L’exemple de l'esclavage, auquel nous avons consacré, Jean-Yves Grenier, Gilles Postel- Vinay, Alessandro Stanziani et moi-même, un séminaire de deux ans (2003-2005), me servira ici pour tester l’utilité actuelle de ces différentes propositions :

16 – première constatation : le terme d’esclavage regroupe en fait, sous un terme unique, une multiplicité de situations caractérisées par l’infériorité juridique statutaire de groupes plus ou moins nombreux d’êtres humains, mais souvent très différentes les unes des autres, au point que la traduction par un terme unique (esclave ou slave) les termes qui servent à les désigner dans les langues locales apparaît au minimum discutable, et souvent abusive. Le fait est particulièrement évident pour l’Afrique subsaharienne, qui a constitué pendant un bon millénaire, et sans doute pendant plus longtemps encore, le principal centre mondial d’exportation d’esclaves à longue distance : les chercheurs, après avoir longtemps refusé ou évité de reconnaître l’existence et l’importance d’un esclavage local, ont été tentés de plaquer sur ce dernier les contenus juridiques et sociaux de l’esclavage européen, pour se résoudre enfin à un inventaire précis des termes utilisés et des situations concrètes des individus concernés. Mieux vaudra donc parler, au pluriel, « d’esclavages », distinguer les espaces où ont été enregistrées et observées ces situations, et en préciser avec soin la chronologie au lieu de leur prêter a priori une permanence qui est loin d’avoir toujours été la leur. Dans l’espace comme dans le temps, l’esclavage est diversité. Il est loin d’être une catégorie universelle, et il renvoie toujours à une histoire ;

17 – seconde constatation : les analyses de l’esclavage restent aujourd’hui encore tributaires de sa conceptualisation par les Européens à partir de leur propre expérience historique, qui s’organise autour de deux moments forts, chacun localisé dans son espace particulier. Le premier est celui de l’Antiquité classique, où la Grèce et Rome, dans lesquelles notre tradition culturelle a voulu situer les origines des valeurs de la civilisation et de l’histoire européennes, ont largement pratiqué l’esclavage comme la plupart des sociétés organisées de la Méditerranée de l’époque : elles ont servi de base à l’élaboration du mode de production esclavagiste comme étape historique du développement des sociétés. Le second a été celui, entre XVIe et XIXe siècle, de la traite transatlantique organisée de façon massive par les Européens pour les besoins de l’économie de plantation qu’ils avaient introduite dans le Nouveau Monde dans les décennies qui ont suivi sa découverte, pour faire face au déficit de main-d’œuvre provoqué par l’effondrement des populations locales : le recours à des esclaves importés de l’extérieur contredisait alors l’évolution générale observée à la même époque en Europe occidentale, qui allait plutôt dans le sens d’une généralisation du travail libre et rémunéré.

18 Les sociétés européennes, en décidant, dans la première moitié du XIXe siècle, d’interdire la traite, puis d’abolir l’esclavage lui-même, avaient pris l’initiative de

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mettre un terme à ce paradoxe, et d’écrire ainsi ce qu’elles croyaient être le troisième et dernier chapitre de cette histoire de longue durée, dont les deux premiers semblaient d’ailleurs totalement déconnectés l’un de l’autre : n’étaient-ils pas séparés par un millénaire pendant lequel l’Europe médiévale semblait avoir rompu, non sans mal ni résistance d’ailleurs, avec l’esclavage chez elle ? L’interdiction de réduire des Chrétiens en esclavage n’avait-elle pas créé une situation où les esclaves ne pouvaient désormais être que « les autres, chez les autres et pour les autres » ? Donc une catégorie presque résiduelle, sinon marginale, même si les marchands occidentaux n’avaient pas hésité, entre XIIIe et XVe siècle, à se livrer à un commerce particulièrement profitable, à partir notamment de la Mer Noire, pour approvisionner en esclaves la Méditerranée musulmane. Et même si les flottes chrétiennes de galères avaient au XVIe siècle systématiquement mis à la rame leurs prisonniers de guerre musulmans, avant de trouver dans les condamnés des tribunaux une main-d’œuvre abondante et infiniment moins coûteuse ;

19 – troisième constatation : du même coup, identifier ailleurs, dans d’autres sociétés, pour les étudier de l’intérieur, d’autres pratiques et d’autres utilisations, générales ou limitées, de l’esclavage, n’a pas constitué jusqu’à une date récente, une priorité de la recherche. Il a fallu attendre le début des années soixante-dix pour voir cette situation changer peu à peu, tant à propos de l’Afrique que de la traite transsaharienne à destination des pays musulmans. Le déplacement du regard, le choix de nouveaux lieux et angles d’observation, ont permis un indiscutable développement des recherches et contribué à renouveler les problématiques et les questions posées au passé. La capture et le commerce des esclaves ont pris leur place dans l’histoire des sociétés africaines, avec l’identification de leurs principaux acteurs, guerriers et marchands, ainsi que des États qui ont tiré de ces activités une part croissante de leurs ressources. La place, les rôles et les statuts des différentes catégories de prisonniers que l’on continue à regrouper sous le nom d’esclaves, ont fait l’objet d’enquêtes approfondies, tout comme l’incapacité de l’abolition de l’esclavage à abolir la marque que celle-ci avait imposée sur les individus concernés et sur leurs descendants, et qui se maintient en fait pendant plusieurs générations. Et surtout un espace nouveau s’est imposé dans les recherches : le monde musulman de la Méditerranée et du Moyen-Orient.

20 Celui-ci a été le pôle principal du trafic des esclaves africains et son destinataire presque exclusif pendant la première moitié du second millénaire, l'un de ses deux pôles entre XVIIe et XIXe siècle, le dernier débouché des trafics partis du sud du Sahara entre mi-XIXe et les années vingt, et enfin le dernier bastion de l’esclavage jusqu’à aujourd’hui (Maurétanie et péninsule arabique). Cet espace s’est progressivement élargi le long des côtes de l’Océan Indien, de l’Afrique Orientale à l’Inde. Nous en connaissons désormais les limites temporelles. Et nous savons mieux également que cet espace, loin d’être homogène, a été en fait partagé entre plusieurs civilisations esclavagistes : celles- ci n'ont pas fait des esclaves le même usage (eunuques, esclaves domestiques, préférences affichées selon les lieux et les époques pour les esclaves masculins ou féminins, plantations comme dans l’Irak des VIIIe et IXe siècles pour le sucre, et à Zanzibar au XIXe pour le clou de girofle, esclaves du palais, esclaves-soldats, esclaves- ministres). Et elles n’ont pas renoncé à l'esclavage au même moment et dans les mêmes conditions.

21 Cet inventaire des situations relevant de près ou de loin de ce qu’il est convenu d’appeler l’esclavage est loin d’être aujourd’hui terminé. D’autres es-paces, qui n’ont

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été qu’à peine abordés, restent à interroger. Et l’historiographie européenne est loin encore d’avoir renoncé au monopole qu’elle avait réussi à imposer sur ce thème : un bon exemple en est fourni par le tour pris par les débats récents sur la comparaison des chiffres des traites transsaharienne et transatlantique, comme si la valorisation de la première pouvait contribuer à déculpabiliser l’Europe. Resterait enfin à établir le pont avec tous les travaux, eux aussi récents, sur « l’esclavage moderne », placé sous le signe du fait bien plus que du droit : derrière sa progression rapide, régulièrement dénoncée, il faut voir le rôle nouveau assumé par les frontières, cette fois comme barrières politiques imposées et surveillées avec une efficacité croissante par les États. Leur franchissement fait basculer dans la clandestinité et dans un statut de non-droit un nombre croissant de travailleurs migrants, que le coût du voyage et du passage pousse par ailleurs à des formes d’esclavage pour dettes, en principe temporaire. Et les obstacles opposés par les États à la mobilité de ces migrants contribue à faire basculer vers le travail dépendant chez eux les candidats potentiels ou malheureux au voyage. Plus que jamais l’espace reste une clef de lecture nécessaire du monde social : la leçon braudélienne n’a rien perdu de son actualité.

NOTES

1. Fernand Braudel, La Méditrranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1949 (1ère édition), p. 555-560.

AUTEUR

MAURICE AYMARD MSH/Paris

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Diffusion/Expansion

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La circulation des hérésies dans l’Europe médiévale

Alain Boureau

1 La circulation des hérésies dans l'Europe médiévale peut difficilement passer pour un thème braudélien, car le phénomène, s'il existe, se déroule dans un espace restreint, celui de la chrétienté occidentale et sur une courte durée : avant le XIIIe siècle, l'hérésie ne se repère que de façon rare et ponctuelle. Enfin, il se limite au domaine du religieux. Nous sommes loin des espaces-mondes, de la longue durée et de la globalité des structures. Pourtant, un traitement braudélien de la dissidence religieuse ne paraît pas sans intérêt : en projetant la problématique de l'échange sur le monde apparemment clos des sectes, on peut espérer rendre compte de dynamiques, de flux à longues distances et surtout abolir la distinction factice entre la sphère religieuse et le reste des activités humaines. À sa mesure, l'hérésie constitue un phénomène global, un monde de la certitude et de l'échange, pourrait-on dire, en inversant le titre de l'ouvrage de Jean- Yves Grenier consacré à l'économie d'Ancien Régime1.

2 On ne s'embarrassera pas ici de scrupules lexicaux : l'historiographie actuelle tend à rejeter le terme d'« hérésie », qui appartient au vocabulaire de la stigmatisation ecclésiale, au profit de celui de « dissidence », terme euphémique qui a l'inconvénient grave d'inclure une interprétation socio-politique dont la valeur ne peut être universellement reconnue. Il nous paraît préférable de maintenir le vocable traditionnel, délesté de sa connotation apologétique par des décennies de critique historique et des siècles de dénonciation religieuse et politique. L'hérésie désigne, au Moyen Âge, tout mouvement religieux (ou religieusement exprimé) dont les discours et les pratiques, issus de milieux chrétiens, sont censés diverger de la doctrine et de la discipline catholiques.

La consommation des hérésies

3 En mettant l'accent sur la circulation et l'échange des denrées et des hommes, notre tentative d'économie religieuse de l'hérésie entend d'abord écarter, ou tout au moins

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mettre à distance, deux modèles complémentaires, celui de la consommation et celui de la production. L'hérésiologie ancienne, produite par et pour l'Église, présentait en effet l'hérésie comme un mal (un bien en termes économiques) perpétuellement disponible, déjà constitué aux origines de l'Église chrétienne. Des catalogues bien connus et largement diffusés (celui de saint Augustin dans son Traité sur les hérésies ou celui d'Isidore de Séville) permettaient de retrouver facilement des désignations et des définitions universellement applicables. Un petit nombre d'erreurs constituait le magasin permanent des hérésies prétendument nouvelles2 : l'arianisme réduisait la Trinité à la personne du Père, le sabellianisme, à l'inverse, traitait les trois personnes en trois divinités, le manichéisme posait la dualité des principes créateurs, l'un bon, l'autre mauvais. Si l'on ajoute le paganisme déguisé en panthéisme, on obtient la matrice suffisante pour décrire la quasi-totalité des déviations hérétiques. Les nouveautés doctrinales pouvaient se déduire de ces principes, par combinaison, extension et adaptation. Au plan moral, on trouve une permanence analogue, les hérétiques sont supposés cacher derrière leurs prétentions théologiques des appétits charnels immodérés3 ou le goût du lucre, qui spécifient encore le sens de la consommation hérétique.

4 Paradoxalement, cette représentation de la permanence hérétique tient probablement à l'historicisme fondamental de l'Église chrétienne ; religion fondée sur le dépassement du judaïsme (la Loi n'est pas supprimée, mais accomplie), le christianisme construit les étapes graduelles de son développement. Dans une version encore davantage historicisée par les théologies de l'histoire qui naissent au XIIe siècle4 (notamment autour de Joachim de Flore), le salut passe par une série d'épreuves nécessaires : à l'âge des apôtres, succède celui des martyrs, puis celui des docteurs, chargés successivement de répandre la foi, de la proclamer contre les persécuteurs, puis de la défendre contre les hérésiarques. De fait, une part essentielle du dogme chrétien fut définie dans les grands combats des IVe-VIesiècles dans le domaine de la théologie trinitaire, puis de la christologie. Depuis, d'autres étapes, d'autres urgences marquaient le développement du salut.

5 Comment expliquer de nouvelles résurgences, à partir de ce schéma d'un stock permanent d'hérésies ? Au-delà des causes alléguées par les clercs (principalement la nature peccamineuse de l'homme qui le pousse à l'ambition et à la concupiscence), on peut repérer un certain schéma naturaliste de l'hérésie qui s'actualise en deux modèles principaux : le premier est d'ordre épidémiologique. Les erreurs primitives constituent des souches virales ou microbiennes résistantes, malgré les campagnes régulières d'éradication. Une description nosographique fine permet de faire apparaître des « foyers » d'hérésie, d'identifier des porteurs ou vecteurs du germe, selon des cycles plus ou moins réguliers. Le second modèle naturaliste s'inspire d'une sorte de géographie physique qui se combine aisément avec la représentation épidémiologique : les montagnes offrent des lieux de refuge ou d'accumulation, dont le surplus s'écoule dans les plaines par les vallées. Ainsi apparaissent des zones permanentes de dangers que l'industrie contemporaine du tourisme convertit facilement en parc d'attraction, comme le « pays cathare ». Il est possible que ce naturalisme désabusé ait contribué à la grande faiblesse de la réaction catholique à la dissidence protestante en ses débuts, saisie comme nouvelle phase du cycle sans fin de l'erreur perpétuelle.

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La production judiciaire de l'hérésie

6 Bien entendu l'historiographie contemporaine a vigoureusement réagi contre ces images construites par l'hérésiologie ecclésiale, en montrant que les doctrines et pratiques incriminées étaient produites localement, voire de façon autarcique, dans des contextes sociaux particuliers. Cette production était le fait soit d'une persécution particulière, qui « inventait l'hérésie »5, soit d'une résistance régionale aux formes laïques ou cléricales de l'autorité, soit encore d'une interaction de ces deux facteurs.

7 Ce que nous appelons ici « production » de l'hérésie a donc deux sens, comme invention ou bien comme assemblage socialement déterminé d'une idéologie de résistance. Le premier sens dérive d'une dénonciation ancienne de l'arbitraire de la persécution, et notamment de l'institution inquisitoriale. En effet, dès les débuts de la Réforme, des historiens et chroniqueurs protestants ont montré le caractère exorbitant des accusations et poursuites anti-hérétiques. Cette critique s'est poursuivie à l'époque des Lumières, avant d'être assumée par l'érudition contemporaine. Un exemple particulièrement clair a été donné par le livre de Robert Lerner sur la secte du Libre Esprit6. Cette secte, qui aurait été active dans les milieux de piété laïque (les beghards et béguines de l'Europe du Nord) depuis la fin du XIIIe siècle, aurait succombé à deux erreurs majeures, l'antinomisme (rejet radical des normes et lois) et l'autothéisme (assimilation du fidèle parfait à Dieu). La mystique Marguerite Porete, auteur du Miroir des simples âmes, brûlée à Paris le 1er juin 1310 en aurait été la première victime, peu de temps avant que le pape Clément V et le concile de Vienne, en 1311-1312 ne décrivent et dénoncent cette hérésie dans la bulle Ad nostrum. Lerner, par une analyse serrée de l'ensemble des dossiers de persécution de la secte en aire germanique durant deux siècles, a pu montrer de façon éclatante, qu'aucun hérétique poursuivi ne correspondait à la description de la bulle. Bien plus, le compte rendu notarial de l'interrogatoire d'un certain Hans Becker, au milieu du XIVe siècle, met directement dans sa bouche, au style indirect, les propositions de la bulle Ad nostrum, littéralement répétées, tandis que les questions qui s'écartent quelque peu des enjeux principaux attirent des réponses peu cohérentes avec la description de la secte. Depuis une trentaine d'années, les mises en garde contre une lecture littérale des comptes rendus des procès inquisitoriaux se sont multipliées7.

8 Dès lors, les prétendus hérétiques doivent être placés dans le paradigme des cibles de la persécution judiciaire, notamment aux côtés des sorciers et sorcières, qui commencent à être persécutés au XVe siècle. La géographie historique des persécutions confirme cette équivalence des subversions. On le sait, les premières poursuites systématiques de sorciers se produisirent au début du XVesiècle dans l’arc alpestre. Deux cartes dressées par Pierrette Paravy8 donnent une représentation spatiale précise de l’action judiciaire dans le Dauphiné : l’une détaille les implantations de communautés vaudoises, l’autre les lieux d’action des sorciers. Or ces zones de délit (ou d’hérésie, selon l’équivalence produite entre sorcellerie et hérésie) recouvrent l’ensemble exact des hautes vallées alpines. En outre, la distribution des deux « hérésies » est complémentaire, avec un taux de recouvrement très faible.

9 Par ailleurs, selon l’observation de Guido Castelnuovo, la Savoie contiguë n’a livré pratiquement aucun procès en sorcellerie à la même époque, alors même que la frontière entre Dauphiné et Savoie révèle l’arbitraire des limites médiévales et peut opposer les deux versants d’une même vallée. En revanche, l’autre région frontalière de

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la Savoie, le Valais est à nouveau une zone de sorcellerie dense. Que conclure de ces observations ? La complémentarité de distribution entre Vaudois et sorciers peut s’expliquer soit par des causes internes (l’ethos vaudois ne tolère pas les pratiques magiques, ou encore la cohésion de ces petites communautés exclut les divisions qui pourraient engendrer les pratiques agressives de magie noire), soit pour des causes externes : la répression épiscopale considère toute montagne habitée comme un dangereux refuge de la dissidence et là où les Vaudois, bien repérables, n’existent pas, les juges et enquêteurs cherchent minutieusement d’autres formes d’erreurs et les trouvent comme ils pourraient les trouver partout. Cette perception des hautes vallées comme lieu de refuge pour l’hérésie trouve une confirmation partielle dans les Pyrénées où, d’Ouest en Est, on trouve une zone de sorcellerie (le Labourd, il est vrai bien peu montagneux), puis, au-delà du Béarn, une terre de Cathares, de Vaudois et de béguins (l’actuel département de l’Ariège), se prolongeant vers un Languedoc oriental gagné aux béguins (jusqu’à Narbonne et Montpellier).

10 Les exceptions savoyarde et béarnaise doivent nous retenir : la Savoie, dans l’ensemble alpin, était la seule région à connaître un pouvoir séculier fort. Le Dauphiné était en cours d’intégration au royaume de France, aux derniers instants d’une seigneurie faible, tandis que le Valais était soumis aux évêques de Lausanne. Dans les Pyrénées, le Béarn constituait, lui aussi le seul espace de domination politique intense et directe. Est-ce à dire que les pouvoirs civils forts protégeaient les populations de la folie persécutrice ? Cette règle souffre de bien trop d’exceptions pour être recevable. Par ailleurs si le Béarn a ignoré la dissidence religieuse ou la sorcellerie, il a produit le seul exemple de caste en Europe, avec la population des cagots. Notre hypothèse, impossible à prouver, serait que les Cagots, fréquemment nommés « chrétiens », constituaient le résidu d’une dissidence religieuse, transposée en catégorie héréditaire au cours du XIVesiècle. Autrement dit, la puissance civile se satisfaisait de stratification sociale, là où l’Église entendait purger les sociétés par la recherche individuelle des dissidents.

La production sociale des hérésies

11 Le second sens de la « production hérétique », qui insiste sur l'autochtonie du phénomène, a été élaboré plus récemment. On peut prendre comme date importante pour une nouvelle orientation des recherches sur l'hérésie un célèbre colloque de Royaumont, tenu en 1962 et publié en 1968 par Jacques Le Goff9. Comme l'a bien montré André Vauchez10, un des buts de la rencontre était d'établir un dialogue entre les spécialistes marxistes, nombreux notamment en Allemagne de l'Est, et les historiens de la spiritualité religieuse, en espérant trouver une troisième voie, du côté d'une histoire socio-culturelle des déviances.

12 C'est le dossier des Cathares qui illustre le mieux cette orientation. Ainsi, le célèbre ouvrage d'Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, paru en 197511, utilisa les transcriptions par Jean Duvernoy des registres de Jacques Fournier, en vue de construite une étude d'anthropologie historique d'une petite région où le catharisme n'était qu'une composante dans l'entrelacs complexe des relations sociales, culturelles et économiques tissées localement. Néanmoins, l'auteur, dans la mouvance de la fascination d'alors pour les « cultures populaires », accordait un large crédit aux descriptions et aveux recueillis par Jacques Fournier, en accentuant leur étrangeté par rapport à la doctrine chrétienne. À peu près au même moment et dans la même ligne

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populiste, Carlo Ginzburg donnait ses lettres de noblesses à la créativité locale, voire individuelle, de mythologies « alternatives », en montrant comment un meunier du Frioul, au XVIe siècle, pouvait s'inventer une cosmologie radicalement non chrétienne12.

13 Depuis, d'autres travaux ont orienté l'étude du catharisme vers une autochtonie à la fois plus sociale et plus légère. Deux œuvres d'importance, celle de Jean-Louis Biget13 et celle de John Mundy14 illustrent cette tendance. Biget a montré que la dissidence, loin de construire un pays cathare, n'avait affecté qu'environ 5 % de la population et principalement ses élites sociales. La complicité dont bénéficiait la dissidence provenait en grande partie du faible degré d'encadrement politico-religieux d'une région mal arrimée au royaume de France, après avoir joui de l'autonomie d'une principauté jusqu'au XIIIe siècle. La paupérisation de la petite noblesse, accélérée par le flux des donations aux églises, par la fragmentation des seigneuries dans un pays qui rejetait le droit d'aînesse et par la grande inflation du XIIe siècle constitua un facteur de développement de la dissidence, marquée moins par des doctrines dualistes que par un rejet global de la puissance cléricale.

14 Par ailleurs, la poursuite inquisitoriale produisait des interactions locales et s'en nourrissait en retour, comme l'a montré James Given15. La dénonciation devenait une arme de domination ou de règlement de comptes, surtout au Moyen Âge tardif, quand la dénonciation et son corollaire fréquent, l'excommunication, firent l'objet d'une inflation considérable.

15 Cette déconstruction du mythe cathare a encore été prolongée récemment. Le mot même de « cathare », passé dans nos vulgates historiennes et touristiques a fait l'objet d'analyses décapantes. Comme Uwe Brunn l'a montré, le mot a été extrait des catalogues anciens d'hérésies pour désigner des dissidences rhénanes du XIIe siècle16. Par la lecture des mêmes sources ou par emprunts entre clercs, le mot se retrouva en Italie, où Rainier Sacconi composa vers 1250 sa Summa de Catharis et pauperibus de Lugduno. Le vocable ne fut certainement pas absent du Languedoc, mais il y fut d'emploi fort rare, comme Julien Théry l'a montré17. Les dissidents ne se désignent que comme « bons hommes ». En fait la systématisation du mot cathare pour désigner une hérésie dualiste européenne de grande ampleur ne fut vraiment opérée qu'en 1953 par l'influent livre d'Arno Borst, Die Katharer18, qui lança ou relança l'hypothèse d'un vaste mouvement dualiste provenant de l'Est par l'intermédiaire des Bogomiles des Balkans. Comme le remarquait Jean-Louis Biget, cette thèse, soutenue par l'engouement général pour les théories diffusionnistes, était née dans le contexte de la guerre froide : la perversion venait de l'Est.

16 La tendance historiographique qui privilégie la construction locale ou régionale de l'hérésie, prise comme l'un des facteurs d'une situation globale complexe a certainement induit un progrès de la connaissance historique des hérésies. Elle apporte une vue globale sur des phénomènes, où la description étroitement religieuse ne saurait suffire, comme dans le cas du catharisme ou de la révolution hussite19. Mais elle échoue à rendre compte de l'existence de simultanéités ou d'interactions à distance, qui sont pourtant bien attestées, comme on le verra, et qui ont joué un rôle essentiel dans la genèse de la Réforme. La production intense engendre ou suppose l'échange.

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La circulation des hérésies

17 Les productions locales de doctrines et de pratiques circulèrent largement à la fin du Moyen Âge, surtout après 1300. Ici, il ne s'agira plus de la rapide propagation de la « maladie », mais de mouvements organisés et/ou subis par les hommes. On ne peut nier que cette omniprésence de l'hérésie en Europe à la fin du Moyen Âge soit en partie celle de la persécution. À la fin du XIIIe siècle, les poursuites inquisitoriales, pontificales ou épiscopales se multipliaient. Nous avons cru pouvoir prouver que durant les années 1280-1330, marquées par un « tournant démonologique », la notion d'hérésie avait connu une extension exorbitante, en s'appliquant aussi bien à des pratiques qu'à des doctrines, à l'encontre d'une tradition plus que millénaire20. La mobilité des hérésies suivit donc celle des inquisiteurs, exportateurs du mal qu'ils combattaient : la plupart des inquisiteurs étaient dominicains ou franciscains et étaient donc soumis à une rapide rotation des charges et à des déplacements fréquents ; la réunion régulière de chapitres provinciaux et généraux assurait une circulation rapide et complète des informations.

18 Pourtant, nous nous intéresserons davantage aux exportations et importations volontaires et non subies, en arrêtant notre présentation vers 1500. Par la suite, le développement de la Réforme, le lancement de l'Inquisition d'État (la romaine et l'espagnole), ainsi que le triomphe du principe Cujus regio, ejus religio (à chaque région sa religion) modifièrent considérablement la logique de la dissidence.

19 Là encore, il faut revenir à l'historiographie de l'hérésie, afin de saisir comment des phénomènes longtemps inaperçus ont pu commencer à apparaître. En 1935, Herbert Grundmann publia un livre capital, Religiöse Bewegungen21, qui montrait la parenté étroite entre les mouvements dissidents, les ordres nouveaux (et notamment les ordres mendiants et la piété féminine) aux XIIe et XIIIe siècles. L'idée de « mouvement religieux » prenait le pas sur les catégories de l'hérésie et de la réforme religieuse. Le livre n'eut pas de fortune immédiate, ou plutôt, il eut le malheur d'être pris abusivement comme étendard d'une histoire religieuse attentive plus à la spiritualité qu'à la société dans son ensemble. Ainsi en Italie, il fut associé à l'idéalisme de Croce, tel qu'il s'actualisait chez Raffaelle Morghen ou Delio Cantimori. En fait Grundmann poursuivit une longue et féconde carrière et inspira les découvreurs du monde des Vaudois, notamment Alexander Patschovsky22 et Peter Biller23. En effet, les Vaudois ou Pauvres de Lyon avaient longtemps été négligés par les historiens, hormis pour la période des débuts de la dissidence, sans doute en raison du caractère peu spectaculaire de leur dissidence, fondée sur un évangélisme critique de certaines instituions de l'Église. Le fait même qu'une branche des Vaudois, les Humiliés, ait pu être intégrée à l'Église romaine, manifestait le faible écart doctrinal qui les distinguait. Les travaux de Grundmann, Patschovsky, Grado Merlo24, suivis de ceux de Gabriel Audisio25 et de Pierrette Paravy26 ont montré que la dissidence vaudoise offrait le cas remarquable d'une hérésie largement répandue dans l'Europe entière, relativement unifiée dans ses pratiques et constituait, selon les mots de Biller, une réalité située entre l'ordre religieux et l'Église dissidente. C'est sans doute cette structure qui permit à l'entité vaudoise de survivre jusqu'à nos jours, au prix d'un ralliement formel à la Réforme, assumée au synode de Chanforan en 1532.

20 Dès le XIIe siècle, le mouvement évangéliste, diffus et épars, fournissait les virtualités d'une circulation européenne. Certes, les divers mouvements locaux furent

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successivement réprimés, mais non sans laisser des traces. Là encore, il ne s'agit pas de retrouver l'image du germe dormant, mais de noter, à la suite de Brian Stock27, que le modèle des « communautés textuelles » se répandait facilement. Par-là, il ne faut pas entendre, de façon anachronique la constitution de groupes de lecture biblique, mais l'accueil fait à des prédicateurs errants disposés à pratiquer une interprétation de l'Écriture orientée vers une critique de l'Église et de ses institutions. Ce qui passait d'un prédicateur à l'autre, c'était des lieux bibliques privilégiés et leur déchiffrement moral. Les historiens ont toujours été déçus par les premiers témoins de la littérature vaudoise (essentiellement des bibles en langue vernaculaire), en n'y trouvant guère de différence avec les versions officielles et autorisées des Écritures. Mais le trait essentiel de ces textes consiste dans m le marquage discret de certains passages bibliques, qui devenaient des signes de reconnaissance et d'accord.

21 À partir du début du XIIIe siècle, c'est le continuum entre les mouvements dissidents, les branches vaudoises intégrées à l'Église, les ordres mendiants et les mouvements de piété laïque qui assura une diffusion large d'une culture du retour strict à l'Évangile. Cette offre évangélique rencontra, à la fin du siècle, le marché vaste de l'anticléricalisme, étendu encore, du haut de l'échelle sociale, par les vigoureuses attaques des souverains laïcs ( et notamment du roi de France) contre le siège romain. Il y a encore quelques décennies, la notion d'anticléricalisme eût paru anachronique, tant que l'on se représentait le Moyen Âge comme une ère de la foi et de la soumission globale à l'Église. On découvre actuellement la réalité forte de cette composante28.

22 Toutefois, il ne faut pas confondre cette continuité assurée par la circulation des interprétations et des thèmes avec la construction d'une identité globale de l'opposition à l'Église institutionnelle. La lecture des Sentences de Bernard Gui, au début du XIVe siècle, montre que les béguins (partisans de la branche spirituelle des franciscains, entrés en dissidence ouverte) avaient une horreur profonde des Vaudois, qu'ils n'hésitaient pas à dénoncer aux inquisiteurs qui les poursuivaient eux-mêmes.

Le mouvement des hommes et des textes

23 Les dissidents participèrent activement à cette généralisation du mouvement et du voyage qui caractérise le Moyen Âge à partir du XIIIe siècle. Au plus près des comportements communs, il peut s'agir de mouvements migratoires, comme ceux qu'a décrits Gabriel Audisio, entre les vallées du Piémont ou le Haut Dauphiné et les plaines du Comtat et de Provence. Certes, il s'agit là d'une occurrence de migrations opérées depuis des montagnes surpeuplées vers des plaines encore assez peu habitées, mais l'exil vaudois maintint une présence et une propriété dans les villages d'origine. Audisio a pu même montrer que la migration vaudoise avait pu modifier les parcours de transhumance ovine, en l'infléchissant vers des lieux vaudois.

24 Chez les dirigeants de mouvements dissidents, la succession des exils ou des missions provoqua des circulations sans fin. Prenons l'exemple d'un des chefs de la dissidence des franciscains spirituels, Angel Clareno (Pierre de Fossombrone)29. Né dans la Marche d'Ancône vers 1255, il entra dans l'ordre franciscain au début des années 1270, fut emprisonné pour ses positions extrémistes entre 1279 et 1289. Libéré sous le généralat de Raymond Gaufredi, favorable aux Spirituels, il fut envoyé en mission auprès du roi Ayton d'Arménie de Cilicie. Rentré en Italie en 1294, il entra dans l'ordre des Pauvres Ermites, créé par le pape Célestin V en vue d'accueillir les franciscains dissidents.

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Quelques mois plus tard, après l'abdication du pape, il dut repartir en Grèce, dans l'île de Trixonia, en Achaïe. Puis il revint en Italie, rencontra un possible protecteur, le cardinal Napoléon Orsini à Pérouse, avant de se fixer en territoire romain. Menacé de poursuite à Rome, il rejoignit la curie pontificale à Avignon, assista au concile de Vienne (1311-1312), suivit un autre cardinal protecteur, Jacques Colonna, à Montpellier, Avignon, Carpentras et Valence, avant de fuir la Provence en proie à la persécution des Spirituels et de rejoindre Subiaco en Italie centrale ; menacé encore par l'Inquisition, il rejoignit le royaume de Naples et mourut en Lucanie en 1337. Ce rapide profil a certainement sauté bien des étapes. D'autres exemples se trouvent en quantité. Ce qui importe, en ce cas, c'est moins l'ampleur des déplacements que les contacts occasionnés par eux : en Grèce, Angelo traduisit des textes et les apporta en Occident ; il ne cessa d'envoyer des lettres, d'animer ou de rejoindre des communautés, de rechercher les centres de pouvoir ou de protection. À un autre niveau, cette combinaison de fuite et de mission se retrouve chez les barbes, prédicateurs vaudois : Jacques Fournier, à Pamiers, interrogea longuement l'un d'eux, venu de la Côte-Saint- André dans le Dauphiné.

25 La circulation des hommes était étroitement liée à celle des doctrines et des textes. Ann Hudson l'a montré en examinant le cas des relations entre Lollards anglais et hussites tchèques30. En 1406-1407, deux tchèques Mikulás Faulfiš et Jiri Knĕhnic firent un voyage de onze mois en Angleterre pour rassembler et exporter des matériaux liés à John Wyclif : ils rapportèrent un fragment de la tombe de Wyclif, un témoignage de l'université d'Oxford sur l'orthodoxie du maître anglais et la copie de trois de ses longs traités. Ils revinrent en Bohême accompagnés du Lollard Peter Payne qui les avaient aidés à recueillir ces denrées spirituelles. Ce voyage n'était pas une initiative isolée : Pierre de Mladoňovice en porta témoignage au procès de Jean Hus à Constance en 1415. Et Hus lui-même évoqua la mort de Mikulás Faulfiš lors d'un voyage vers l'Espagne.

Théologies de l'échange

26 La nécessité de l'échange et de la circulation, assumée par la plupart des mouvements religieux minoritaires, revêtait un sens fort à la fin du Moyen Âge, notamment dans les milieux marchands qui furent particulièrement réceptifs aux dissidences. Pierre de Jean Olivi, l'inspirateur majeur de la dissidence des franciscains spirituels et des béguins de l'Europe méridionale, rédigea, sans doute à l’usage des marchands de Narbonne, vers 1295, un traité des contrats qui privilégiait et légitimait l’échange, l’investissement, la circulation des biens31. Cette analyse prenait le contre-pied de certains enseignements traditionnels de l'Église sur l'usure. Le paradoxe d'une défense de la prise d'intérêts monétaire, de la part d'un franciscain, théoricien de la doctrine de la très haute pauvreté, se résout quand l'on considère l'arrière-plan théologique de ses conseils aux marchands narbonnais : Dieu est un distributeur perpétuel de grâces infinies32. Cette distribution place le sujet en état de dette permanente, mais donne aussi le fondement d’un pacte entre Dieu et les fidèles. La thésaurisation, l'accumulation immobile, que l'Église institutionnelle manifestait s'opposaient radicalement à la nécessité des flux incessants de grâce. La relation de confiance et de contrat devait l'emporter sur l'obligation jurée ; le refus vaudois du serment, d'inspiration évangélique, rencontrait ici la pratique de relations commerciales souples et continues. Un document découvert par le père Doucet33, à la suite d'un manuscrit du

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commentaire de l'Évangile de Jean par Pierre de Jean Olivi illustre bien cette rencontre des pratiques sociales et spirituelles : en 1300, un groupe de chrétiens fit attester devant notaire qu'il était en possession d'un exemplaire antique de l'Évangile de Jean dont le texte confirmait une des thèses d'Olivi sur la mort du Christ : la cinquième blessure de la passion aurait été portée du vivant de Jésus et non après sa mort. L'importance de cette thèse n'importe pas à notre propos ; en revanche, l'épisode confirme le lien étroit entre des lieux et interprétations bibliques et une culture de l'engagement contractuel.

27 Un autre aspect de la doctrine des Spirituels et béguins, que l'on peut probablement étendre à d'autres groupes, relie la dissidence et les structures sociales de la fin du Moyen Âge : les Spirituels ne pensaient pas pouvoir convertir l'ensemble de la chrétienté. En revanche, ils croyaient à l'action à long terme de minorité, dont la perfection était hiérarchisée en status, en modes différentiels de vie spirituelle. Les franciscains spirituels, praticiens de la pauvreté absolue, y étaient placés au sommet ; les marchands pieux, adeptes d'un échange généreux et industrieux pouvaient l'emporter sur bien des clercs, confinés dans la thésaurisation. Dès lors, la logique du réseau pieux et zélé, du parti discret, mais omniprésent et ubiquitairel'emportait sur la structure ecclésiale ou sectaire enracinée dans un lieu34. Milieux marchands et cercles spirituels pouvaient partager la même confiance dans l'énergie distributrice et dans la construction de réseaux efficaces et discrets. Civilisation spirituelle et capitalisme : tel pourrait être le titre d'un ouvrage qui ferait converger Max Weber et Fernand Braudel!

NOTES

1. Jean-Yves Grenier, L’économie d’Ancien Régime : un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996. 2. Pour une analyse, déjà ancienne, mais toujours pertinente de cette intemporalité de l'hérésiologie médiévale, voir Arsenio Frugoni, Arnaud de Brescia, trad. Alain Boureau, Paris, Les Belles Lettres, 1993 (original de 1954). 3. Sur la permanence des accusations d'orgies collectives, de pratiques de l'inceste et de pédophilie, depuis la persécution romaine des chrétiens jusqu'à la chasse aux sorcières du Moyen Âge tardif, voir l'ouvrage classique de Norman Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Âge. Fantasmes et réalités, trad. S. Laroche et M. Angeno, Paris, Payot, 1982 (original de 1975). 4. Voir Josef Ratzinger, La Théologie de l’histoire de saint Bonaventure, Paris, PUF, 1988 (original de 1959). 5. Voir l'important recueil Inventer l'hérésie ? Discours polémique et pouvoirs avant l'Inquisition, publié sous la direction de Monique Zerner, , Centre d'Études Médiévales, 1998. 6. Robert Lerner, The Heresy of the Free Spirit in the Later Middles Ages, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1972. 7. Pour une synthèse récente et nuancée, voir le volume collectif dirigé par Caterina Bruschi et Peter Biller, Texts and the Repression of Medieval Heresy, York, Medieval Press, 2003. 8. Pierrette Paravy, De la chrétienté romaine à la Réforme en Dauphiné. Évêques, fidèles et déviants (vers 1340- vers 1530), Rome, École française de Rome, 1993.

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9. Jacques Le Goff (dir.), Hérésies et sociétés dans l'Europe préinsutrielle (XIe-XVIIIesiècle), Paris/La Haye, Mouton, 1968. 10. André Vauchez, « Les recherches françaises sur les hérésies médiévales au cours des trente dernières années (1962-1992) », in Grado Giovanni Merlo (dir.), Eretici ed eresie medievali nella soriografia contemporanea, Bollettino della Società di Studi Valdesi, n° 174, 1994. 11. Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan, Paris, Gallimard,1975. 12. Carlo Ginzburg, Le Fromage et les vers. L'univers d'un meunier du XVIe siècle, trad. M. Aymard, Paris, Flammarion, 1980 (original de 1976). 13. Jean-Louis Biget a écrit une longue série d'articles, qui nécessiteraient d'être réunis. Pour une synthèse récente, on doit lire un de ses textes récents « Réflexions sur “l'hérésie” dans le Midi de la France au Moyen Âge », Heresis, 36-37, 2002, p. 29-74. 14. John H. Mundy, The Repression of Catharism at Toulouse : the Royal Diploma of 1279, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1985. 15. James Given, Inquisition and Medieval Society : Power, Discipline and Resistance in Languedoc, Ithaca, Cornell University Press, 1997. 16. Uwe Brunn, « Cathari, catharistae, et cataprigii, ancêtres des cathares du XIIe siècle », Heresis, 36-37, 2002, p. 183-200 ; id., Des contestataires aux « Cathares » : discours de réforme et propagande antihérétique dans les pays du Rhin et de la Meuse avant l’Inquisition, Paris, Institut d’études augustiniennes, 2006. 17. Julien Théry, « L'hérésie des bons hommes. Comment nommer la dissidence religieuse non vaudoise ni béguine en Languedoc XIIe siècle-début du XIVe siècle ? », Heresis, 36-37, 2002, p. 75-117. 18. Arno Borst, Die Katharer, Stuttgart, MGH, 1953. 19. Voir František Šmahel, La révolution hussite, une anomalie historique, Paris, PUF, 1985. 20. Alain Boureau, Satan hérétique. La naissance de la démonologie dans l’Occident médiéval (1280-1330), Paris, Odile Jacob, 2004. 21. Herbert Grundmann, Religiöse Bewegungen im Mittelalter : Untersuchungen über die geschichtlichen Zusammenhängezwischen der Ketzerei, den Bettelorden und der religiösen Frauenbewegungen im 12. Und 13. Jahrhundert und ¨ber die geschichtlichen Grundlagen der deutschen Mystik, Berlin, Verl. E. Ebering,1935 (2e édition Darmstadt, 1961). 22. Alexander Patschovsky, Die Anfänge einer ständigen Inquisition in Böhmen, Berlin, New-York, W. de Gruyter, 1975. 23. Peter Biller, The Waldenses, 1170-1530 : Between a Religious Order and a Church, Aldershot, Variorum, 2001 (recueil d'articles). 24. Giovanni Grado Merlo, Eretici e inquisitori nella società piemontese del Trecento, col l'edizione dei processi tenuti a Giaveno dall'inquisitore Alberto de Castellario (1335) e nelle valli di Lanzo dall'inquisitore Tommaso di Casaco (1373), Turin, 1977. 25. Gabriel Audisio, Les Vaudois du Lubéron. Une minorité en Provence (1460-1560), Gap, Association d'Études Vaudoises et historiques du Lubéron, 1984. 26. Pierrette Paravy, De la chrétienté romaine […], op. cit. 27. Brian Stock, The implications of Literacy. Written Language and Models of Interpretation in the Eleventh and Twelfth Centuries, Princeton, Princeton University Press, 1983. 28. Voir la dernière livraison des Cahiers de Fanjeaux sur ce thème. 29. Voir Lydia von Auw, Angelo Clareno et les Spirituels italiens, Roma, Storia e litteratura, 1979. 30. Ann Hudson, « Which Wyche ? The Framing of the Lollard Heretic and/or Saint », in Texts and the Repression of Medieval Heresy, op. cit., p. 221-237. 31. Voir Sylvain Piron, Parcours d’un intellectuel franciscain, d’une théologie vers une pensée sociale : l’œuvre de Pierre de Jean Olivi (ca. 1248-1298) et son traité De contractibus, Paris, EHESS, 1999.

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32. Voir Alain Boureau, « Souveraineté et échange. Les critiques religieuses et politiques de l’accumulation monétaire à l’époque de Philippe le Bel », dans Monnaie, fiscalité et finances au temps de Philippe le Bel, Philippe Contamine, Jean Kerhervé et Albert Rigaudière (dirs), Paris, éditions du CHEFF, 2007. 33. Publié par V. Doucet, « De operibus mss. Petri Iohannis Olivi Patavii », Archivum Franciscanum Historicum, 28, 1935, p. 441-442. 34. Curieusement, certains inquisiteurs rêvaient d'une telle organisation en réseaux capillaires.

AUTEUR

ALAIN BOUREAU EHESS/CRH

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Circulation, frontières, mobilités séfarades à l’époque moderne

Evelyne Oliel-Grausz

1 Les notions de frontière et de circulation figurent au cœur de toute problématique d’histoire des séfarades à l’époque moderne. Elles renvoient tout d’abord au thème de la migration, indissociable de la genèse de cette diaspora inaugurée par un exil forcé de péninsule ibérique, et prolongée du XVIe au XVIIIesiècle, selon des temporalités et des flux de débit variables, par une émigration de nouveaux-chrétiens, dans la direction continuée de l’espace méditerranéen, puis avec un infléchissement vers le nord-ouest de l’Europe à partir de la fin du XVIe siècle, l’Italie se situant à la croisée espace temps de ces migrations. La figure originelle de la mobilité séfarade, de l’espace ibérique vers l’espace extra ibérique porte en son sein l’idée de la frontière, formulée, selon les catégories séfarades d’organisation géographique et symbolique de l’espace, comme passage des « terres d’idolâtrie » aux « terres de judaïsme »1. Ce passage ne s’effectue pas toujours en droite ligne avec de fréquentes haltes au XVIIe siècle, dans les établissements marranes de la façade atlantique ou à Anvers2 ; on pourrait ainsi filer la thématique du passage en décrivant ces espaces intermédiaires comme autant d’espaces liminaires, aux marges à la fois des terres de judaïsme et d’idolâtrie, la limite de cette métaphore anthropologique résidant dans le fait que les nouveaux-chrétiens fuyant le monde ibérique ne rejoignent pas tous le judaïsme normatif. Le vocabulaire séfarade accommode cette complexité historico-religieuse en désignant par exemple l’espace du sud-ouest français par l’expression intermédiaire de « terre de liberté » ; la correspondance des communautés témoigne de l’intelligence des évolutions locales, tel le passage au judaïsme patent qui s’effectue durant le premier quart du XVIIIe siècle pour les Juifs de Bordeaux3. L’agrégation au judaïsme normatif choisie par nombre de ces nouveaux-chrétiens amplifie le sens du franchissement de cette frontière, la différenciation dans l’espace qu’elle représente se doublant d’une différentiation identitaire et religieuse.

2 Le renouveau récent des études séfarades a permis de mieux saisir la complexité, l’opacité et l’épaisseur de ce passage : ainsi, le concept de « Nouveaux-juifs », forgé par Yosef Kaplan, souligne le statut original de la tradition, objet pour ces nouveaux-

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chrétiens arrivés de péninsule ibérique, non de transmission mais d’acquisition. Ce concept a en même temps raison des insuffisances du vocabulaire usité pour décrire ce groupe, qu’il s’agisse de l’expression « anciens nouveaux-chrétiens », ou des fausses évidences sous-entendues par la notion de « retour au judaïsme »4. Ces recherches donnent également à comprendre qu’il convient de distinguer entre émigration incluse dans les réseaux de complicité juive et néo-chrétienne, et agrégation subséquente aux communautés juives normatives, particulièrement dans des lieux comme Amsterdam ou Londres, où il n’est pas impossible de demeurer en marge de la communauté judéo- portugaise.

3 Cette émigration ibérique, originelle et continuée, pour idiosyncratique qu’elle soit de cette diaspora, ne constitue qu’un aspect des mobilités séfarades : elle se prolonge, dans le temps et l’espace, d’autres flux migratoires constitutifs de l’expansion de la diaspora séfarade, vers la Méditerranée occidentale, et surtout vers l’Atlantique. Ces flux offrent une lisibilité partielle, en ce qu’ils résultent d’une gamme de politiques allant de l’incitation à la contrainte : politique mercantiliste d’encouragement à l’établissement des négociants portugais dans les ports italiens, à Venise et Livourne à la fin du XVIe siècle, épisode du Brésil hollandais qui draine un tiers des séfarades d’Amsterdam puis refoule lors de sa chute en 1654 Juifs et Nouveaux juifs, lesquels se dispersent dans l’aire caraïbe, vers la Nouvelle Amsterdam ou retraversent l’Atlantique, réadmission officieuse enfin des Juifs dans l’Angleterre de Cromwell ; l’on pourrait citer également l’expulsion des juifs d’Oran en 1669, ou l’exode d’une grande partie des séfarades de Hambourg en 1697, après l’imposition d’un tribut fiscal qui vaut expulsion.

4 Mais au XVIIIe siècle les logiques générales liées à ces flux qui opèrent le déploiement vers l’Ouest de cette diaspora, logiques religieuses, politiques, économiques, dans leurs manifestations longues et brèves, sont loin d’épuiser la diversité des mobilités séfarades, leur intensité et leur caractère multidirectionnel. Il faut naturellement les articuler avec les stratégies des individus, des groupes et des réseaux familiaux, des communautés. L’intelligence des mobilités séfarades passe aussi par une réflexion sur l’espace séfarade qui associe discontinuité territoriale et sentiment global d’appartenance à la Nation, même si s’accroît au XVIIIe siècle la tension des appartenances, laquelle se résout indéniablement dans le sens de l’enracinement local, avec l’abandon du portugais comme langue de gestion des communautés, qui se produit de façon concomitante à Londres, Amsterdam, Hambourg au début du XIXe siècle.

5 Il importe surtout de souligner que les mobilités séfarades se déploient dans un ensemble d’échanges et d’interactions à l’intérieur d’un monde étroitement en relation. Cette dimension interactive, longtemps mutilée ou négligée par une historiographie trop souvent confinée dans un moule monographique ou un cadre national occupe aujourd’hui une meilleure position dans les préoccupations historiennes5.

6 L’objet de la présente étude est d’approcher ces mobilités séfarades tout en montrant que la mobilité des hommes s’inscrit dans une problématique à la fois plus large et matricielle de la circulation dans la diaspora et le monde Juif, circulation multiforme et réticulée des biens, des institutions, de l’information, du savoir, de l’autorité. Dans un second temps, on s’appuiera sur une typologie des migrants et passants séfarades afin d’interroger les caractères spécifiques de ces mobilités dans le cadre de l’histoire des diasporas confessionnelles de l’Europe moderne6.

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Quelques itinéraires séfarades

7 À titre de liminaires, trois vignettes serviront à évoquer les configurations multiples de ces mobilités, afin de souligner leur inscription dans un ensemble d’interactions à l’intérieur des réseaux de la diaspora.

8 La première est l’évocation d’un itinéraire spatio-spirituel peu connu, celui d’un nouveau-chrétien devenu nouveau juif puis rabbin, Abraham Gabay Isidro, né à l’extrême fin du XVIIe siècle, en Espagne : il s’enfuit alors que nombre de ses proches ont été arrêtés par l’Inquisition. Il est circoncis à Londres en 1721, puis étudie au séminaire rabbinique portugais Ets Haim d’Amsterdam ; son zèle et ses aptitudes lui permettent, trois ou quatre ans à peine après son adoption, son retour patent au judaïsme, de prêcher en 1724 dans la grande synagogue d’Amsterdam. En 1731, il est envoyé par les dirigeants de la communauté et du séminaire pour servir de rabbin à la communauté de Surinam, dans la Jodensavannah guyanaise ; en 1735, pris dans le jeu des factions locales et peu satisfait de l’ardeur religieuse de ses ouailles, il s’engage dans un violent et durable conflit avec les syndics de la communauté. Quelques années plus tard, il quitte Surinam pour aller exercer sa charge à la Barbade, puis rentre à Londres où il meurt en1755. Sa veuve, Sarah, retourne dans sa famille à Bayonne, et assure la publication posthume d’un ouvrage liturgique imprimé à Amsterdam avec l’approbation des rabbins et parnassim (syndics) de la communauté Talmud Torah d’Amsterdam. Dans son cas, l’émigration ibérique originelle – qui emprunte l’une des routes de la fuite les plus usitées en son temps, vers Londres – se prolonge d’une seconde émigration vers Amsterdam et ses institutions éducatives de renom ; la formation rabbinique une fois acquise, la mobilité adopte un tour professionnel, mobilité transatlantique et caraïbe7.

9 Deuxième vignette, l’histoire de deux sœurs, Lea et Jael Cohen Azevedo : nées à Amsterdam, elles sont passées avec leurs parents à Salé en Berbérie, puis à Livourne : en 1700, elles décident de partir pour Amsterdam, étant devenues l’une veuve, l’autre délaissée par un mari qui se trouve à Smyrne. Cet exemple importe parce qu’il fait intervenir l’aire méditerranéenne et sa jonction avec l’aire nord européenne, mais surtout parce qu’il met en scène une autre figure de la mobilité séfarade, la mobilité de l’indigence : l’histoire de ces deux femmes est connue par un tout petit morceau de papier qui leur est délivré par les autorités de la communauté de Livourne en 1700 pour leur servir de certificat d’identité, dans leurs déplacements intradiasporiques, document qui tient lieu à la fois de certificat de judaïsme et d’identité séfarade indispensable pour être reconnu à Amsterdam et bénéficier des institutions caritatives de la communauté8.

10 Troisième vignette, une figure de la mobilité nullement spécifique, de prime abord, des séfarades puisqu’il s’agit d’un enlèvement amoureux, qui conduit un jeune couple d’Amsterdam à Londres. Mais les circonstances de la fuite, et la machine mise en branle pour résoudre les problèmes socio-religieux enclenchés par l’événement relèvent de problématiques spécifiques aux institutions de cette diaspora. Le jeune homme Moseh da Costa, né à Bragance, a déjà compromis une première demoiselle à Amsterdam, Ribca de Torres, lui a promis le mariage, avant de s’enfuir avec une deuxième demoiselle, Sarah Delgado ; cette dernière a été tirée au sort à Amsterdam par la confrérie pour doter les jeunes filles pauvres et orphelines, la Dotar, le versement de la dot ne pouvant intervenir qu’après le mariage et moyennant la preuve que l’union a été

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célébrée selon la loi de Moïse et d’Israël. La situation se complique encore du fait que la seconde jeune fille, Sarah est enceinte. Un échange assidu d’informations entre les deux communautés permet l’exercice d’une forme de police des mœurs intercommunautaire qui combine les impératifs de l’ordre social et de la norme rabbinique (halakhah) : Mosseh doit régulariser son premier engagement avant de pouvoir consacrer le second. Les rabbins et les dirigeants des deux communautés mettent au point une solution respectant et le droit rabbinique et les réputations des demoiselles : le rabbin d’Amsterdam, Semuel Acatan, procèdera au mariage par procuration de la première jeune fille avec Moseh Da Costa ; puis celui-ci rédigera un acte de divorce qu’il confiera à un particulier se rendant de Londres à Amsterdam, pour être remis à Ribca par le rabbin ; il sera alors libre en toute légalité d’épouser Sarah et d’empocher la dot9.

11 Ces vignettes illustrent la diversité des figures de la mobilité séfarade, en termes de direction, de configuration professionnelle, de différenciation sociale elles servent à souligner l’articulation entre stratégies individuelles et institutions communautaires ; elles permettent surtout d’établir que la mobilité des hommes n’est qu’un des aspects des circulations à l’œuvre dans cette diaspora et dans le monde juif moderne. En effet, outre les protagonistes, circulent l’information, les conseils de bon gouvernementprodigués par Amsterdam aux dirigeants et rabbins de Surinam pour apaiser les conflits, l’autorité rabbinique, et – expressions concrètes de ces flux immatériels – les lettres, l’argent des charités communautaires, des livres, l’acte de divorce.

12 Ces exempla mettent en évidence l’existence d’une partie des routes, circuits, flux multiformes et multidirectionnels, matériels et immatériels, qui dessinent les maillages de l’espace diasporique et qui ne peuvent qu’être brièvement évoqués ici : circulation des modèles institutionnels, lesquels se diffusent en vertu d’une imitation successive et concurrente de modèles italiens, puis hollandais et anglais, processus qui engendre une diaspora constituée de communautés dotées d’un même mode et des mêmes organes de gouvernement, d’un même répertoire institutionnel, de Smyrne à Paramaribo ; flux et circuits de l’autorité, religieuse ou communautaire, que permettent de saisir les demandes d’arbitrage civil ou religieux adressées aux communautés métropolitaines comme Londres et Amsterdam, et à leurs tribunaux rabbiniques ; flux de l’information, qui circule au moyen d’agents et de vecteurs divers, souvent articulés : correspondance entre les communautés, émissaires de terre Sainte, voyageurs et passants, réseaux privés de correspondance ; flux financiers, de l’acheminement des secours ordinaires aux captifs et aux communautés de Terre Sainte ou des secours extraordinaires aux communautés en difficulté, illustrés ici par les fonds de la Dotar d’Amsterdam ; flux enfin, qui a totalement échappé à l’attention des historiens, des choses du sacré, ici un livre, commentaire des commandements d’Abraham Gabay Isidro, et un acte de divorce, éléments d’une circulation bien plus vaste des choses liées à l’observance des préceptes, qu’il s’agisse de choses sacrées ou encore de choses banales, objets rituels, nourriture cachère. Au travers de cette approche d’histoire sacro-matérielle se donne à lire toute une géographie – en voie d’inventaire et de reconstitution, à force de glanes – avec ses impératifs spécifiques de production et de consommation, géographie idiosyncratique d’une micro économie du religieux qui permet une nouvelle lecture de l’espace diasporique.

13 L’évocation de ce dernier flux, dont on ne saurait dresser ici un inventaire à la Prévert, suggère que les routes de ces choses du sacré s’organisent en une circulation réticulée,

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qui renvoie aux polarisations de la diaspora séfarade et du monde juif. Amsterdam commande chaque année les cédrats nécessaires pour la fête des Cabanes à Corfou, par l’intermédiaire de Venise, et les redistribue ensuite, en particulier à Londres. La communauté de Londres s’émancipe de la tutelle d’Amsterdam et met en place son propre réseau d’approvisionnement, par Livourne. De même, les routes de l’information et de l’acheminement de l’argent sont hiérarchisées et la transmission se fait par des relais et des nœuds récurrents, avec des réseaux parfois concurrentiels. Ainsi des nouvelles de Terre Sainte, comme lors du tremblement de terre de Safed (1760) ou les nouvelles de l’incendie de Smyrne (1773), cheminent jusqu’en Amérique du Nord et jusqu’aux communautés caraïbes, après être passées par Livourne et Londres pour New York ou par Constantinople et Amsterdam vers Curaçao et Saint Eustache.

14 Les frontières sont-elles des obstacles à cette circulation ? Sauf à l’évidence pour le cas ibérique, les frontières ne sont pas en temps ordinaire un obstacle à la circulation des hommes, puisque ce qui fait problème ce n’est pas tant le passage que la résidence. En temps de guerre, il peut en être autrement ; mais pour le reste, cette circulation multiforme est sensible non pas tant au tracé des frontières qu’au tracé parfois fluctuant des aires de souveraineté, d’influence ou de nuisance des puissances européennes. Les circuits financiers sont éminemment sensibles aux bouleversements militaires, et la route des secours expédiés annuellement à la Terre Sainte est plusieurs fois modifiée pendant la guerre de Succession d’Autriche. L’exemple le plus frappant est le cas des Juifs séfarades faits prisonniers par les Espagnols en Méditerranée, dans l’aire caraïbe et sur la côte de Caracas. Ramenés en Espagne, à San Sebastian ou Cadix, emprisonnés, ils sont soupçonnés d’hérésie, c’est-à-dire d’être nés en terre ibérique et / ou d’avoir reçu le baptême. Deux logiques concurrentes s’affrontent ici pour réclamer ces captifs, celle des inquisiteurs qui identifie ces Juifs espagnols et portugais comme des hérétiques en puissance, et celle des communautés portugaises qui les définit comme sujets hollandais, anglais, toscans. Cette question avait déjà été débattue, pour ses principes et concernant les seuls sujets juifs des Provinces Unies, durant les négociations ardues des accords de Münster, l’Espagne demeurant opposée à l’insertion d’une clause explicite protégeant les sujets juifs hollandais. Cette aporie conduisit à l’affirmation en droit international de la qualité de sujet hollandais pour ces Juifs, et ceci dès 1657 avec une résolution des États-Généraux de Hollande affirmant que : ceux de la nation juive qui vivent dans ces provinces sont de vrais sujets et habitants de celles-ci et doivent jouir des conditions, droits et privilèges stipulés dans les traités de paix et de commerce [sous entendu avec l’Espagne]10.

15 Lorsque surgissent donc des cas impliquant des Juifs d’Amsterdam, de Curaçao, Surinam ou d’autres possessions néerlandaises, la démarche la plus courante est l’envoi d’un placet de la communauté d’Amsterdam aux États-Généraux de La Haye, qui entraîne une requête auprès de l’ambassadeur des États-Généraux à Madrid, lequel est chargé d’œuvrer à la libération de ces sujets hollandais. Au cœur de ces circuits de communication et d’action diplomatique, qui peuvent adopter une configuration plus complexe lorsque les captifs sont par exemple des Juifs de Toscane emmenés en Sardaigne, possession espagnole, apparaissent les questions de circulation, d’aires de souveraineté, d’identification individuelle et nationale11.

16 Enfin, l’extension des aires de souveraineté ou d’influence modifie les circuits et réseaux antérieurs du monde juif : ainsi l’installation des Hollandais à Cochin s’accompagne immédiatement de l’inclusion pour les communautés juives locales, dans

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un nouvel espace de relation, de protection et d’approvisionnement, qui se surimpose aux réseaux et routes existants ; une lettre de Cochin datée de 1676 nous apprend que les parnassim d’Amsterdam ont envoyé des caisses de livres religieux alors qu’au lendemain du sac de la ville et des synagogues de Cochin par les Portugais en 1662, ce sont les Juifs du pays de Heden et de la ville de Sanaa qui, avertis de ces malheurs, avaient fait parvenir des rouleaux de la torah et quelques livres12.

17 L’enquête sur ces flux, ici schématisée mais capitale pour l’intelligence globale de la diaspora, permet donc de resituer les mobilités séfarades au sein d’un ensemble réticulé de circulations qui caractérisent un monde juif en communication.

Passants et migrants

18 Au-delà des parcours individuels présentés en ouverture, les mobilités séfarades peuvent être approchées et interrogées à partir d’un ensemble sériel exceptionnel disponible pour l’essentiel du XVIIIe siècle, les registres de passeports de l'Amirauté de Guyenne : une typologie des passagers juifs embarqués par le port de Bordeaux permet de formuler un certain nombre de questions sur les caractères distinctifs de ces mobilités et leur spécificité.

19 Ces passeports, ont été utilisés par Jean-Pierrre Poussou pour l’étude de quelques catégories de passagers, dont les passagers basques et commingeois. Cet ensemble fournit un observatoire du passage inégalé en terme de durée et continuité dans le reste de la diaspora, situé précisément sur l'un des circuits empruntés par les Juifs espagnols et portugais, et permet de saisir, en mobilité, passant et migrants durant presque un siècle. Ces registres recensent près de 33 000 passagers, entre 1713 et 1787. L’élaboration de cette série répond à une tendance générale d’organisation du contrôle des littoraux et des déplacements, mais relève également de conditions locales, au lendemain de la Révocation de l'Édit de Nantes13.

20 En théorie, aucun passager ne peut s'embarquer à Bordeaux, sans avoir fait la preuve de son identité, grâce à un certificat de bonnes mœurs et de catholicité délivré par le curé de sa paroisse, présenté son passeport émis par le secrétaire de l'Amirauté, et signé avec le capitaine du navire son signalement, sa destination, le motif de son voyage, dans le registre de l'Amirauté. Pour les juifs, les syndics de la nation portugaise fournissaient le certificat, ou alors ce certificat est fourni par l’interprète pour l’espagnol et le portugais du siège de l’Amirauté, qui est durant tout le siècle, un Juif de la nation.

21 De cette vaste série ont été extraits 1178 passagers juifs, pour l’immense majorité des juifs séfarades. C’est un corpus qui appelle quelques réserves méthodologiques, pour le caractère non-systématique de l’enregistrement des informations, laissées au choix du secrétaire, comme le lieu de naissance et de résidence des passagers, et qu’il convient de compléter par les précieux certificats rédigés par les syndics de la nation portugaise de Bordeaux ou l’interprète du siège. Ces voyageurs sont dans leur grande majorité des juifs séfarades, avec de petits contingents de Juifs d’Italie, d’Afrique du Nord et du Levant, et un petit groupe d’ashkénazes. Les trois-quarts des passagers juifs s’embarquent pour la Hollande, Londres et les Antilles constituant la seconde et troisième destination. La chronologie des flux de passagers est un élément important d’analyse, marquée par une rupture majeure du siècle vers son milieu, avec une période

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de fort ou très fort passage dans les années 1715-1740, qui culmine au début des années 1730, puis un débit considérablement plus faible, malgré une légère reprise dans les années 1760.

22 L’élaboration de la typologie suivante n’est pas fondée strictement sur des catégories données par la source, comme les motifs de déplacement allégués, mais plutôt sur des catégories construites à partir d’un croisement entre les informations brutes consignées dans le passeport, les compléments apportés par les certificats préalables, et d’un décodage appuyé sur la composition des groupes, les indications d’origine, et le marquage des plus démunis.

23 Une première catégorie ressort nettement, celle des voyages pour raisons commerciales, qui regroupe le plus grand nombre de passeports mais non de passagers, puisque ces passeports sont le plus souvent délivrés à un homme s’embarquant seul ou avec un compagnon. Y sont inclus également les passeports délivrés aux jeunes gens qui vont se former à la langue et au commerce.

24 La deuxième catégorie construite, qui se distingue aussi nettement quoique groupant un petit nombre d’individus, est composée des rabbins itinérants, désignés comme tels, Samuel Dias, rabbin de Jérusalem, ou que permettent d’identifier matériellement dans le registre plusieurs monogrammes rabbiniques en guise de signature. Ainsi Yomtob Algazi et Jacob Lebet Hazan, émissaires de Jérusalem, qui se rendent à Amsterdam « où ils vont faire leur tournée et leur quête ».

25 Troisième catégorie, aux contours plus flous mais qui occupe dans cette circulation du premier versant du siècle, une place massive, les émigrants ibériques, parfois identifiés par leur lieu de naissance et de résidence, le statut intermédiaire de leur identité, comme Beatrice Ximenes et Pierre Lopes, désignés comme natifs du et portugais de nation, à savoir juifs, qui n’ont rien abandonné de leur état civil ibérique lorsqu’ils s’embarquent en 1717. Les motifs allégués – « joindre leurs parents », « se retirer » – la composition familiale des groupes, regroupant parfois trois générations, les informations dont nous disposons dans les sources communautaires de Bordeaux, d’Amsterdam et de Londres, et dans les certificats des syndics constituent autant d’indices qui permettent de construire cette catégorie d’émigrés de fraîche date de la péninsule ibérique comme une catégorie centrale du passage.

26 Quatrième catégorie, qui est une catégorie là aussi, non donnée mais construite, celle des indigents, qui recoupe en partie seulement la précédente. Là aussi plusieurs indices internes et externes permettent l’identification : les certificats annexes, la demande d’exonération du coût du passeport, ou encore certaines expressions reproduites dans les passeports qui recopient à l’évidence les termes du certificat : six membres de la famille Nunes, « tous de nation portugaise à présent à Bordeaux », autorisés à s’embarquer pour Londres en 1713, « à condition de ne plus revenir en France sous quelque prétexte que ce soit ». Ou encore plus révélatrice, la mention « où ils sont envoyés », pour motif du voyage, ce qui traduit très exactement le vocable despachar qui désigne dans le vocabulaire institutionnel de ces communautés l’expédition au- dehors des pauvres indésirables. Nombre d’entre ceux identifiés sont natifs ou résidents d’autres nations portugaises, ce qui permet à coup sûr de les distinguer des primo-émigrants ibériques indigents. Ce ballet de la pauvreté séfarade dessine parfois des figures en forme de boucle : Anne et Rachel Cordoueiro, mère et fille, s'embarquant à deux reprises pour Amsterdam, à douze années d'intervalle, alors que le premier passeport, daté de 1713, stipulait qu'elles ne devaient plus revenir en France14.

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27 Ainsi, cette typologie hétérogène, et qui n’épuise pas la diversité des passagers Juifs et séfarades, car elle laisse en suspens nombre de passagers sur lesquels les informations sont trop ténues ou trop formulaires pour les cataloguer, permet d’appréhender depuis un observatoire donné, conditionné bien sûr par la proximité de l’Espagne, les mobilités séfarades dans leur diversité : mobilités marchandes, indigentes, lettrées, individuelles, familiales. Associée à d’autres sources des états civils communautaires, et à un second ensemble sériel de grande ampleur, l’enregistrement des mariages des non calvinistes à Amsterdam, elle permet d’avancer une explication des mobilités séfarades qui résulte clairement, au moins jusqu’au midi du XVIIIe siècle, à la fois d’une poursuite des émigrations ibériques, et d’une intense circulation intradiasporique15.

28 Chacune des catégories de cette typologie appelle un questionnement : celle des négociants en voyage renvoie à l’articulation entre négoce, mobilité et parenté ; les émigrants ibériques au sens complexe de cette frontière dans l’histoire des séfarades ; les mobilités indigentes au rôle des institutions communautaires dans l’activation de certaines formes de mobilité, au travers en particulier de la gestion du paupérisme.

29 Les rapports entre négoce, parenté et mobilité, thématique braudélienne s’il en est, constituent le lieu de parenté le plus frappant entre les séfarades et les autres minorités marchandes et confessionnelles : le voyage de formation du jeune Abraham Gradis qui le conduit en 1723 en Hollande, en Angleterre, à Paris, aux Pays-Bas Autrichiens dans un tour d’Europe des partenaires de la maison Gradis n’est pas un simple voyage d’observation, mais est assorti de travaux pratiques avec un crédit fixé à l’avance pour chaque place par son père avec ses correspondants. C’est là la version séfarade, du tour d’Europe effectué par les fils du négoce protestant, pour Bordeaux les Bonnaffé et Pellet, cher à Braudel et sur lequel il est inutile d’insister. Cette mobilité renvoie à l’organisation en parenté des réseaux marchands, au sujet de laquelle il faut se garder cependant de schémas trop simples : partenariats séfarades certes, qui naissent de la parenté ou qui suscitent des alliances familiales, mais qu’il faut resituer dans des stratégies polyvalentes et non exclusives. Les Gradis de Bordeaux, comme tant d’autres négociants portugais, associent correspondants séfarades et chrétiens, à Bordeaux, Londres et Amsterdam ; Francesca Trivellato a montré pour le négoce livournais du premier XVIIIe siècle que ses stratégies étaient fondées sur la parenté mais aussi sur la collaboration interethnique et interculturelle, avec des partenariats articulés aux réseaux italiens de Lisbonne et aux réseaux hindous à Goa16.

30 Dans la triade négoce, parenté, mobilité, on peut se demander si la spécificité séfarade ne se situe pas, plutôt que dans le lien entre négoce et parenté, dans le lien entre parenté et mobilité : il ne s’agit pas de faire le constat de la dispersion des familles mais de mesurer l’activation générale des mobilités impulsée par les parentés en dispersion. La parenté séfarade agit comme un puissant activateur migratoire. Non seulement elle est en mouvement, mais elle met en mouvement. Cette hypothèse peut être étayée par de nombreuses observations : les départs de la péninsule ibérique sont souvent familiaux. La fuite d’une partie de la famille entraîne souvent d’autres parents, dont la situation est désormais fragilisée. Dans un registre de circoncision bordelais, on voit s’adjoindre petit à petit entre 1719 et 1730, tout un clan à une grappe initiale ; le motif fréquemment allégué dans les passeports bordelais « joindre ses parents » montre que cette dynamique du regroupement familial se prolonge bien au-delà de l’exil ibérique. Mais là encore, cette activation familiale des mobilités est-elle vraiment spécifique des séfarades, au-delà des spécificités de contexte ? Rien n’est moins sûr17.

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31 Les mobilités rabbiniques renvoient à deux modèles différents : d’abord la circulation des rabbins émissaires de Terre Sainte, partis en mission de collecte en temps de crise, lors du tremblement de terre de Safed en 1759 par exemple, ou lors des troubles politiques et guerres incessantes entre l’autorité ottomane et les pouvoirs locaux dans les années 1770. Leurs missions durent souvent plusieurs années, la plus longue pour cette période étant celle de Haim Carigal, émissaire de Hébron qui parcourt à partir de 1754 et deux décennies durant, la diaspora de la Mésopotamie à la Nouvelle-Angleterre et traverse deux fois l’Atlantique . Cette mobilité est un vecteur de circulation tout à fait privilégié de l’information, sur les lieux d’origine mais aussi de passage des émissaires. Vecteur de circulation de l’information qui transcende les limites des réseaux d’information et de relation respectifs des communautés, et opère la soudure entre les espaces ashkénazes du continent et les foyers séfarades des littoraux, entre orient et occident, espace continentaux ashkénazes et judaïsme littoraux séfarades. Ils servent aussi de vecteurs de transmission et d’énonciation des normes rabbiniques : ils sont souvent appelés à trancher des litiges lors de leurs passages, du fait de leur autorité en matière de droit rabbinique : ainsi le Hida, lors de ses passages à Bordeaux en 1755 et 1777, est amené à se prononcer sur une affaire de divorce, fait passer des examens à un boucher rituel, et doit se prononcer sur la conformité d’un cédrat. De plus, il n’est pas rare que ces émissaires de passage soient recrutés par les communautés, exerçant alors des influences souvent sensibles dans le domaine de la liturgie18.

32 L’autre dimension de cette circulation rabbinique est plus spécifiquement séfarade, et renvoie au rôle du séminaire rabbinique Ets Haim d’Amsterdam comme vivier de personnel rabbinique pour toute la diaspora séfarade d’occident : personnel rabbinique et pararabbinique puisque les communautés séfarades se tournent vers Amsterdam pour demander non seulement des rabbins, mais aussi des chantres, et des maîtres d’école. Ces affectations depuis Amsterdam sont souvent le point de départ d’une carrière marquée par la mobilité géographique, laquelle accompagne la promotion, soit vers un poste soit vers une communauté plus prestigieuse19.

L’émigration ibérique

33 Il convient de s’arrêter sur l’émigration ibérique comme figure à la fois idiosyncratique de la mobilité séfarade et objet problématique. Tout d’abord, dans la plupart des cas, et même s’il faut assortir l’affirmation de nuances, il s’agit bien là d’une migration et d’un franchissement dans lesquels la limite entre terres d’idolâtrie et terres de judaïsme représente une frontière. L’interrogation porte davantage sur la dimension radicale ou non de cette frontière. Certes, il faut mentionner les sanctions réservées par les communautés judéo-portugaises à ceux qui voyagent en terre d’idolâtrie, étudiées par Yosef Kaplan pour Amsterdam, mais on peut légitimement supposer que ces sanctions ne dévoilent qu’une partie de ceux qui se risquent au voyage ou au retour ibérique20. Sur un autre front historiographique de la frontière, les études sur la contrebande dans les Pyrénées ont montré à quel point les filières de passeurs d’hommes et de biens sont denses, et la frontière sans cesse traversée et parcourue21. Les travaux de David Grayzbord ont montré cette porosité de la frontière pyrénéenne et la labilité des parcours existentiels22. En dépit de ces réserves, cette frontière et son franchissement retiennent assurément une dimension de rupture souvent radicale, sitôt que les fugitifs

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rejoignent une communauté juive normative. Frontière existentielle et identitaire : le nouveau-chrétien, devenu nouveau-juif, change de nom, subit l’acte définitif de la circoncision, et les pressions des dirigeants communautaires de Londres, Amsterdam et Hambourg sont vives sur ceux qui tardent à accomplir le commandement23. Devant l’arrivée massive de nouveaux-chrétiens portugais et espagnols dans les années 1720 et 1730, que la caisse des pauvres peine à entretenir, les parnassim de Londres tentent vainement de convaincre le rabbin qu’il est acceptable d’acheminer les nouveaux venus vers d’autres destinations, en particulier vers Amsterdam sans avoir circoncis les hommes et les garçons24. En 1763, les huit fils de la famille Raba qui a fui Lisbonne sont circoncis, quatre par quatre, à deux semaines d’intervalle dès leur arrivée à Bordeaux, après avoir transité très brièvement à Londres25. Cette circoncision est une frontière dans l’existence des individus, comme le découvre amèrement Antonio Nunes Ribeiro Sanches, qui rejoint à vingt-sept ans son oncle, Samuel Nunes Ribeiro, qui l’avait initié au judaïsme quelques années plus tôt à Lisbonne, et est circoncis comme tous les nouveaux venus, puis est dévoré de doutes sur la possibilité de faire son salut dans la loi de Moïse. Ancien nouveau-chrétien ayant rejeté aussi son statut de nouveau-juif, il quitte le groupe et poursuit ensuite une brillante carrière médicale dans les cours européennes ; en 1748, il publie sous un nom d’emprunt un pamphlet dénonçant les distinctions entre Vieux et Nouveaux-chrétiens comme facteurs d’hérésie, sans pouvoir jamais rentrer au Portugal26.

34 Si elle est radicale, cette frontière ibérique est parfois opaque, frontière spatio- temporelle qui s’inscrit dans l’histoire des individus et des familles, la nouvelle vie portant peu de traces de la vie antérieure. Certes, les liens familiaux subsistent ainsi qu’en témoignent les dispositions de nombreux testaments jusqu’à la fin du siècle, les fidélités culturelles perdurent, l’approche du judaïsme normatif se fait avec un outillage et un vocabulaire hérité de cette vie antérieure, mais pour autant, cette vie antérieure n’est pas communément exhibée, et demeure tue sauf dans les relations généalogiques animées du souci de l’antiquité et de la noblesse familiale. Ce rapport au passé se joue à la fois dans la présence et dans le silence, plutôt que dans l’amnésie comme le suggère Daniel Swetchinski27.

35 Cette frontière est aussi une frontière historiographique : ce ne sont pas les mêmes historiens, ni les mêmes équipes, sauf exception notable telle la dernière entreprise de Nathan Wachtel, qui travaillent sur les corpus inquisitoriaux et sur l’histoire des Juifs portugais en diaspora, du moins en tant que groupe28. Il est vrai, du côté des biographies et de l’histoire intellectuelle, cette frontière est plus aisément franchie, et l’on pense ici aux travaux d’I. Revah et de Yosef Kaplan sur les courants hétérodoxes à Amsterdam , ou encore à ceux de Natalia Muchnik sur Juan de Prado29. Si les études inquisitoriales d’une part, espagnoles et portugaises et plus généralement sur les nouveaux-chrétiens dans les sociétés ibériques, et les études séfarades d’autre part, ont connu un essor considérable, la jonction entre les champs historiographiques peine parfois à s’établir30. Seule une lecture croisée des sources permettra d’atténuer l’opacité du passage et l’arbitraire des découpages historiographiques.

Stratégies communautaires et mobilités

36 Un dernier aspect de l’activation des mobilités séfarades doit être ici évoqué, à la fois caractéristique de cette diaspora et méconnu, à savoir le rôle des institutions

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communautaires : elles financent lorsque c’est possible la fuite de péninsule ibérique, en accordant des prêts aux individus qui veulent organiser la fuite de leurs parents, en réglant directement à Londres les notes de fret des capitaines qui assurent la liaison Lisbonne-Londres et qui transportent jusqu’au début des années 1740, de nombreux fugitifs. Elles jouent un rôle majeur surtout dans les mobilités indigentes : il faut rappeler que dans l’ensemble des communautés judéo-portugaises, l’assistance aux pauvres est régie par la distinction entre pauvres de la ville ou résidents et pauvres forains. Le statut de pauvre résident, réservé aux séfarades, est convoité car il garantit le gîte et le couvert. Les pauvres forains qui peuvent être séfarades ou encore tudesques, berberiscos, ou italiens, reçoivent également des secours mais limités dans le temps. En période d’afflux de pauvres, la durée des secours est réduite, et les communautés et les pauvres forains sont non pas chassés, mais acheminés vers une autre nation portugaise susceptible de les accueillir : leur passage est payé, ils reçoivent un viatique et des vivres pour le voyage. Cet acheminement est très organisé : à Amsterdam à partir de 1759 il existe des formulaires imprimés pour enregistrer les départs, assortis d’exclusion de la charité, en cas de retour intempestif. Pour éviter les fraudes, les despachados souvent ne reçoivent leur viatique qu’à mi chemin31.

37 Dans la mesure où toutes les nations portugaises mettent en œuvre cette politique d’acheminement des pauvres surnuméraires, le résultat est un véritable ballet de la pauvreté errante, dont nous avons tout à l’heure saisi une figure en boucle avec Anna Cordoueiro qui repasse par Bordeaux. Les communautés échangent de fréquentes missives dans lesquelles elles s’enjoignent mutuellement de diriger ailleurs leurs forasteiros : ainsi les parnassim de Londres écrivent en 1692 à Amsterdam dans ce sens, et les dirigeants de Bordeaux à ceux de Livourne en 1725, les engageant plutôt à envoyer leurs pauvres vers le Nord. Depuis Amsterdam et Londres, de nombreux pauvres sont envoyés à Surinam ou à Curaçao ; dans l’aire caraïbe et des colonies anglaises, cette circulation indigente obéit au même modèle. Notons que cette distinction entre pauvres du cru et forains court dans les institutions et le traitement social de la pauvreté de l’Europe entière, et on pourrait la rapprocher de la distinction entre pauvres forains et pauvres de la paroisse contenue dans le Settlement Act anglais. L’acheminement des pauvres séfarades prend une allure plus dramatique en raison des distances ; la logique n’est guère différente, ce qui change c’est le territoire, la définition de l’appartenance à un espace vers lequel ces pauvres peuvent être légitimement envoyés. Ainsi, la dimension communautaire intervient dans l’activation et l’ordonnancement des mobilités indigentes par les institutions communautaires est sans aucun doute l’un des traits les plus spécifiques de ces mobilités séfarades.

Conclusion

38 Les mobilités séfarades articulent donc émigration ibérique, migrations intradiasporiques et circulation multiforme et multidirectionnelle. Ces mobilités, par ailleurs, ne peuvent être dissociées de l’ensemble des flux qui organisent la diaspora séfarade et le monde juif comme un monde en relation et en communication. L’étude de la mobilité et des circulations dans l’espace séfarade et le monde juif impose immanquablement une réflexion sur la dimension de l’espace et ses fluctuations de sens et d’échelle, sur la valeur relative de la distance, liée à la notion de territoire de

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référence. Ainsi, lorsqu'il s'agit de chercher épouse, de se former au commerce, voire de quêter les aumônes, le séfarade de Bordeaux, de Londres, d'Amsterdam qui souhaite demeurer dans le groupe n'a d'autre ressource le plus souvent que de s’embarquer, du fait de la configuration exclusivement maritime de cette diaspora. Il ne s'agit nullement d'opposer cette forte mobilité séfarade à l'immobilité des populations environnantes, mais plutôt de souligner les différences dans l'espace de référence. Peter Clark a montré que dans l'Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles, la mobilité est pratique courante, mais qu'elle conserve pour la plupart un caractère « local » : pour se placer comme apprenti, ou comme domestique, pour se marier, ou obtenir une aide paroissiale, on migre assurément, mais dans un rayon de faible amplitude32. Les séfarades n'agissent, pour le principe, pas autrement, dans leurs mobilités en saut de puce d’une nation à l’autre, mais leur espace de référence, de survie, d'espérance, englobe la partie de la diaspora séfarade qui leur est pratiquement accessible. Paradoxalement, selon cette approche d’un espace compris comme un bassin d’opportunités, les mobilités séfarades, quoique de grande ampleur selon la mesure du géographe, sont à lire, souvent, comme des mobilités de proximité.

NOTES

1. Sur cette partition à la fois symbolique et normative, et sur l’interdiction des voyages en « terre d’idolâtrie », voir les travaux de Yosef Kaplan, plus particulièrement, « Le conflit au sujet du retour en péninsule ibérique dans la diaspora portugaise », Zion, 64, 1999, p. 65-100, [en hébreu] et « The Travels of Portuguese Jews from Amsterdam to the "Lands of Idolatry" 1644-1724 », Jews and Conversos : Studies in Society and the Inquisition, Yosef Kaplan (éd.), Jérusalem, Magnes Press, 1985, p. 197-224 ; plus généralement, du même auteur, An Alternative Path to Modernity. The Sephardi Diaspora in Western Europe, Leiden, Brill, 2001. Sur la notion labile de frontière religieuse, voir Francisco Bethencourt « The Inquisition and Religious Frontiers in Europe », in Frontiers of Faith, Eszter Andor, Istvan György Toth, Budapest, European Science Foundation, 2001, p. 167-176. 2. Herman P. Salomon, « The 'De Pinto ' Manuscript. A 17th Century Marrano Family History », Studia Rosenthaliana, 9, 1975, p.1-62 : le cas des Pinto, connu grâce à une relation généalogique détaillée et circonstanciée livre un ensemble d’itinéraires géographiques et religieux complexes, partagés entre chrétienté et judaïsme, dans lequel l’étape anversoise joue un rôle central. 3. Archives Municipales d’Amsterdam (ci-après GAA), PA 334 107, Borador de cartas : dans un brouillon de lettre daté de 1728, les syndics (parnassim) de la communauté Talmud Torah d’Amsterdam, prenant la défense des Juifs de Bordeaux accusés de tiédeur religieuse, rappellent qu’après avoir été tenus à la plus grande prudence pendant longtemps, ces derniers sont désormais libres d’observer les commandements. 4. Yosef Kaplan, Les Nouveaux Juifs d'Amsterdam. Essais sur l'histoire sociale et intellectuelle du judaïsme séfarade au XVIIe siècle, Paris, Chandeigne, 1999. 5. Gérard Nahon, « Les rapports des communautés judéo-portugaises de France avec celles d'Amsterdam aux XVIIe et XVIIIe siècles », Studia Rosenthaliana, 10, 1976, p. 37-78, 151-188 ; idem, « Les relations entre Amsterdam et Constantinople au XVIIIe siècle d'après le Copiador de Cartas

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de la Nation Juive Portugaise d'Amsterdam », Dutch Jewish History. Proceedings of the Symposium on the History of the Jews in the Netherlands, Jérusalem, The Institute for Research on Dutch Jewry, 1984, p. 157-184 ; idem, « Amsterdam and Jerusalem in the 18th Century : the State of the Sources and some Questions », Dutch Jewish History. Proceedings of the Fourth Symposium on the History of the Jews in the Netherlands, 7-10 décembre 1986, Jerusalem, Jozeph Michman (ed), Jérusalem- Assen, Van Gorcum, 1986, p. 95-116 ; Jonathan Israel, « The Jews of Venice and their links with Holland and with Dutch Jewry (1600-1710) », Gli Ebrei e Venezia, secoli XIV-XVIII, Gaetano Cozzi (ed), Milan, Edizioni Comunita, 1987, p. 95-116 ; Miriam Bodian, « Amsterdam, Venice and the Marrano Diaspora in the Seventeenth Century », Dutch Jewish History, J. Michman (ed.), Jérusalem, Van Gorcum, 1989, p. 47-65 ; Yosef Kaplan, « The Curaçao and Amsterdam Jewish Communities in the 17th and 18th Centuries », American Jewish History, 1982, p. 172-192 ; Yosef Haim Yerushalmi, « Between Amsterdam and New Amsterdam : the Place of Curaçao and the Caribbean in Early Modern Jewish History », American Jewish History, 72, 1982, p. 172-192 ; Evelyne Oliel-Grausz, « Relations, coopération et conflits intercommunautaires dans la diaspora séfarade : l'affaire Nieto, Londres, Amsterdam, Hambourg (1704-1705) », in Henry Mechoulan et Gérard Nahon (eds)., Mémorial I.-S. Révah. Études sur le marranisme, l’hétérodoxie juive et Spinoza, Paris-Louvain, E. Peeters, 2001, p. 335-364 ; idem, « Study in Intercommunal Relations in the Sephardi Diaspora : London and Amsterdam in the XVIII thCentury », in Dutch Jews as Perceived by Themselves and by Others, Yosef Kaplan, Chaya Brasz (eds), Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2001, p. 41-58 ; Communication in the Jewish Diaspora. The Pre-Modern World, Sophia Menache (ed), Leyde-New York, Brill, 1996 ; Mercedes Garcia-Arenal, « Conexiones entre los judíos marroquíes y la comunidad de Amsterdam », in Familia, Religión y Negocio.El sefardismo en las relaciones entre el mundo ibérico y los Países Bajos en la Edad Moderna, Jaime Contreras et al. (eds), Fundacion Carlos de Amberes, 2002, p. 173-205 ; voir aussi l’approche globale de Daviken Studnicki-Gizbert, A Nation upon the Ocean Sea : Portugal’s Atlantic Diaspora and the Crisis of the Spanish Empire,1492-1640, Oxford, Oxford University Press, 2007 et la synthèse récente de Carsten Wilke, Histoire des Juifs portugais, Paris, Chandeigne, 2007. 6. Pour l’ensemble des pistes évoquées dans cet article, voir Evelyne Oliel-Grausz, Relations et réseaux intercommunautaires dans la diaspora séfarade d’Occident au XVIIIesiècle, , ANRT, 2001. 7. Sur cette figure fascinante d’un Nouveau juif ardent et frustré de n’avoir pas d’auditoire à la mesure de son zèle et de sa science dans la Jodensavannah guyanaise, on ne dispose pour l’heure que d’un article lacunaire et fautif de Cecil Roth, « The Remarkable Career of Haham Abraham Gabay Izidro » Transactions of the Jewish Historical Society of England, XXIV, Miscellanies IX, 1970-73, p. 211-213, ou d’une brève mention dans Zvi Loker, Jews in the Caribbeans, Jérusalem, Misgav Yerushalayim, 1991, p. 82-83. Nous travaillons à une étude approfondie sur Abraham Gabay Isidro, à l’aide d’un vaste ensemble documentaire conservé dans les archives de la communauté portugaise d’Amsterdam. 8. GAA PA 334 503, n° 7, Certificat rédigé à Livourne le 23 février 1700, signé par Isaque Bernal et Jacob Coronel. 9. Evelyne Oliel-Grausz, op. cit. p. 342-344, (supra n. 6), et sur les mariages clandestins dans la diaspora séfarade d’occident, Yosef Kaplan, « Famille, mariage et société. Les mariages clandestins dans la diaspora séfarade occidentale (XVIIeet XVIIIe siècles) », XVIIe Siècle, 183, 1994, p. 255-278. 10. Cité par Jonathan Israel, Diasporas within a Diaspora, Leiden, Brill, 2002, p. 222. 11. Evelyne Oliel-Grausz, op. cit., p. 432-440. 12. GAA 334 66A, lettre signée par Semtob Venveniste, Haim Belilhos, Moseh Asquenazi. Sur les Juifs de Cochin, voir l’ouvrage de José Alberto Rodrigues da Silva Tavim, Judeus e Cristãos-Novos de Cochim-Historia e Memoria, Braga, APPACDM, 2003.

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13. Pour une analyse détaillée de ces passagers juifs, voir Relations et réseaux intercommunautaires dans la diaspora séfarade d’Occident au XVIIIe siècle, p. 105-133 Pour d’autres catégories de passagers, voir Jean-Pierre Poussou, Lucile Bourrachot, « Les départs de passagers du Castrais et de l'Albigeois par Bordeaux au XVIIIe siècle », Actes du XXVIe congrès d'études régionales, Castres, 1968, p.385-395 ; idem, « Les départs de passagers commingeois par le port de Bordeaux au XVIIIe siècle », Revue de Comminges, 1970, p.119-134 ; idem, « Les départs de passagers basques par les ports de Bordeaux et Bayonne au XVIII esiècle », De l'Adour au Pays-Basque. Actes du XXIe congrès d'études régionales de la fédération des sociétés académiques et savantes de la région Gascogne-Adour, 1971, p. 81-94 ; idem, « Les départs de passagers originaires de la France de l'Est par Bordeaux au XVIIIe siècle », Actes du 98e Congrès National des Sociétés Savantes (Saint-Etienne, 1973). Section d'Histoire Moderne et Contemporaine, Paris, Bibliothèque Nationale, 1975, p.305-318. 14. Archives départementales de la Gironde, 6B 45 1er 4, du 20 septembre1713 et 6B 46 1er 229, 24 janvier 1726. 15. Voir l’exploitation de ces registres d’enregistrement pour le XVIIe siècle, Daniel Swetchinski, Reluctant Cosmopolitans. The Portuguese Jews of Seventeenth Century Amsterdam, Londres, Littman Library of Jewish Civilization, p. 64-90, et Evelyne. Oliel-Grausz, op. cit., p. 78-103. 16. Jean de Maupassant, Un grand armateur de Bordeaux. Abraham Gradis (1699 ?-1780), Bordeaux, Féret et fils, 1917, p. 12-15 ; Richard Menkis, « The Gradis Family of Eighteenth Century Bordeaux : A Social and Economic Study », thèse de doctorat inédite (Ph.D.), Université de Brandeis, 1988, p. 106-107 ; Francesca Trivellato, « Juifs de Livourne, Italiens de Lisbonne, Hindous de Goa. Réseaux marchands et échanges interculturels à l’époque moderne », Annales HSS, 2003, p. 581-603. 17. Archives Municipales de Bordeaux, GG 842, registre de circoncisions de Jacob de Mezas, 28 février 1706/26 janvier 1775, f°16, 18, 25, 39 : voir l’exemple du « clan Bargues ». Le premier du groupe, David d'Abraham Bargues est circoncis à l'âge de cinquante ans le 30 mars 1719. La mention des parrains et de leur rapport de parenté avec les candidats à la circoncision permet de dessiner les contours du groupe familial. Le 22 avril 1720, il parraine ses trois fils, Isak, Jacob, et Mose, respectivement âgés de dix-huit, quinze et douze ans. Il remplit la même fonction pour son neveu, Israel Rodrigues Carion (30 ans) le 8 juin 1722, et pour son gendre, Abraham Mendes (65 ans) le 15 janvier 1730. 18. Gérard Nahon, « Les émissaires de la Terre Sainte dans les communautés judéo-portugaises du Sud-Ouest de la France aux XVIIe et XVIIIesiècles » Métropoles et périphéries séfarades d'Occident, Paris, Cerf, 1993, p. 317-417 ; Abraham Yaari, Les émissaires d’Erets Israël, Jérusalem, Mossad ha-Rav Kook, 1951 [en hébreu] ; les sections relatives au séjour en France du Hida ont été traduites par Simon Schwarzfuchs, Le registre des délibérations de la Nation juive portugaise de Bordeaux (1771-1787), Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1981, p. 583-598. 19. Evelyne Oliel-Grausz, « La circulation du personnel rabbinique dans les communautés de la diaspora séfarade au XVIIIe siècle », Transmission et passages en monde juif, Esther Benbassa (dir.)., Paris, Publisud, 1997, p. 313-334. 20. Cf. supra, n. 1. 21. Christian Desplats, « Les caractères originaux de la contrebande dans les Pyrénées occidentales à l’époque moderne », in Frontières, Ch. Desplats (dir.), Paris, CTHS, 2002, p. 201-218. 22. David L. Grayzbord, Souls in Dispute. Converso Identities in Iberia and the Jewish Diaspora, 1580-1700, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004. 23. Yosef Kaplan, « Wayward New Christians and Stubborn New Jews : The Shaping of a Jewish Identity », Jewish History, 8, 1994, p. 31-8. 24. Archives de la synagogue espagnole et portugaise, Londres, Ms104 Minutes du Mahamad, 5484 -5511, f°32, 1er sivan 5487 /21 mai 1727.

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25. Gérard Nahon, « Un portugais se penche sur son passé : la note didactique de Benjamin Raba (1821) », in Hommage à Georges Vajda. Études d'histoire et de pensée juives, Gérard Nahon et Charles Touati (dirs), Louvain, Peeters, 1980, p. 512-514, 524-525. 26. Maximiliano Lemos, Ribeiro Sanches. A sua vida e a sua obra, , Eduardo Tavares Martins, 1911; Richard D. Barnett, « Dr Samuel Nunes Ribeiro and the Settlement of Georgia », Migration and Settlement, Londres, 1971, p. 74-77 ; Antonio Nunes Ribeiro Sanches [alias Philopater], Origem da denominação de Christão-velho, e Christão-novo, em Portugal, e as causas da continuação destes nomes, como também da cegueira judaica : com o méthodo para se extinguir em poucos annos esta differença entre os mesmos subditos, e cegueira judaica; tudo para augmento da Religião Catholica, e utilidade do Estado, 1748., Lisbonne, 1956. 27. Daniel M. Swetchinski, « Un refus de mémoire : les Juifs portugais d'Amsterdam et leur passé marrane », Mémoires juives d'Espagne et du Portugal, Esther Benbassa (dir.), s.l., Publisud, 1996, p. 69-71. 28. Nathan Wachtel, La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes, Paris, Seuil, 2001. 29. Yosef Kaplan, From Christianity to Judaism. The Story of Isaac Orobio de Castro, trad de l'hébreu par Raphael Loewe, Oxford, Oxford University Press, Littman Library, 1989 ; Natalia Muchnik, « Juan de Prado o las peregrinaciones de un “passeur de frontières” », in Familia, Religión y Negocio. op. cit., p.237-268, et surtout Une vie marrane : les pérégrinations de Juan de Prado dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, Champion, 2005. 30. Cette partition apparaît dans l’article de Jean-Pierre Dedieu, René Millar Carvacho, « Entre histoire et mémoire. L’Inquisition à l’époque moderne : dix ans d’historiographie », Annales HSS, 2002, p.349-372 ; Markus Schreiber est l’un des rares historiens à gommer cette frontière pour reconstituer groupes et réseaux familiaux englobant la nation séfarade tout entière, en terre ibérique et en diaspora : voir Marranen in Madrid, 1600-1700, Stuttgart, Frank Steiner Verlag, 1994, et idem, « Entre las sociedades ibéricas y la diaspora judia : Los Pinto y los Ribeiro en los siglos XVI y XVII », Sefarad, 58, 1998, p.349-377. 31. Robert Cohen, « Passage to a New World : the Sephardi Poor of Eighteenth Century Amsterdam », Neveh Yaakov. Jubilee volume presented to Dr Jaap Meijer on the occasion of his seventieth birhtday, Lea Dasberg et J.N. Cohen (eds), Assen, Van Gorcum, 1982, p. 31-42 ; sur ces mobilités indigentes et les politiques communautaires, voir E. Oliel-Grausz, Relations et réseaux […], op.cit., p. 173-200. 32. Peter Clark, « Migration in England during the late 17th and early 18th centuries », Past and Present, 83, 1979, p. 57-90 ; Neil Lionel Tranter, (Population and Society, 1750-1940. Trends in Population Growth Londres, Longman, 1985, p. 41 sq.), souligne, lui aussi, l'importance pour l'époque pré-industrielle, de ces migrations à rayon restreint : la plupart des habitants de l'Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles, tant ruraux que citadins, ont changé au moins une fois de résidence, mais peu d'entre eux se sont éloignés de plus de dix miles.

AUTEUR

EVELYNE OLIEL-GRAUSZ Université Paris I-Sorbonne

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Les imbrications du formel et de l’informel dans la circulation des objets de luxe dans le Paris du XVIIIe siècle

Laurence Fontaine

1 Je voudrais présenter des circulations peu connues qui pourtant sont au cœur des manières dont les objets de luxe et de mode ont été introduits et ont circulé dans la ville. Jusqu'à présent, l'accent a plus été mis sur l'organisation de la production des objets de luxe et sur les modes de consommation que sur l'activité commerciale proprement dite, même si certains aspects commencent à être éclairés. Étudier l'ensemble des circuits dans lesquels le luxe et la mode interviennent n'est toutefois pas mon propos : l'entreprise est trop vaste. Ainsi, je laisserai de côté le monde des marchands liés à la cour, à l'aristocratie et au tourisme auquel Carolyn Sargentson a récemment consacré une excellente étude1 tout comme je n'aborderai pas le rôle des foires2 – comme celles de Saint-Germain et de Saint-Laurent – dont des secteurs entiers sont spécialisés dans ce type de marchandises, pour me concentrer sur des circulations moins connues mais au cœur des processus d'entrée des objets de luxe et de mode vers ce que l'on a coutume d'appeler le peuple de Paris3.

2 Auparavant, il faut souligner la difficulté qu'il y a à définir les articles de luxe car le luxe est une catégorie sociale et culturelle changeante. Le mot vient du latin luxus qui signifie « excès » et, de là, « splendeur, faste ». Le luxe est un mode de vie qui se caractérise par une grande dépense de richesses consommées pour la satisfaction de besoins superflus. Le goût du plaisir, du faste ou de l'ostentation en sont les moteurs. Il est donc un élément de distinction sociale et, comme tel, chaque état de la société a ses propres définitions de ce qui est considéré comme luxueux. Diderot dit très bien dans l'article luxe de l'Encyclopédie que le phénomène touche toute la société : […]dès qu'ils [les hommes] s'en font un mérite [de leurs richesses], ils doivent faire des efforts pour paraître riches ; il doit donc s'introduire dans toutes les conditions une dépense excessive pour la fortune de chaque particulier, et un luxe qu'on

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appelle de bienséance ; sans un immense superflu, chaque condition se croit misérable.

3 D'ailleurs, le dictionnaire du commerce de Savary des Bruslons4 n'a pas d'entrée luxe alors qu'il a une entrée mode. À sa manière il dit combien le luxe est au fond impossible à définir puisque c'est une notion éminemment relationnelle et culturelle, qui parle de plaisir et de distinction. De fait, rechercher ce qui est considéré comme luxueux dans le Paris du XVIIIe siècle met en lumière une très grande complexité : selon les moments et les groupes sociaux, les objets considérés comme luxueux ne seront pas les mêmes. Ils seront pour les uns une modeste paire de bas ou une montre de petit prix et pour d'autres des diamants, des curiosités ou ces mêmes objets que les plus pauvres rêvent d'acquérir mais possédés en grand nombre.

4 Daniel Roche a très bien montré combien la culture des apparences et le besoin de distinction s'étaient emparés des Parisiens au XVIIIe siècle5. Louis Sébastien Mercier, qui s'en scandalise, résume d'une phrase ce goût du superflu qui a saisi les habitants de la capitale : Le Parisien qui n'a pas dix mille livres de rente, n'a ordinairement ni draps de lit, ni serviettes, ni chemises ; mais il a une montre à répétition, des glaces, des bas de soie, des dentelles […]6.

5 C’est cette dernière citation que je voudrais illustrer. Je m'attacherai au luxe en ce qu’il induit à tous les niveaux de la société des circuits marchands et des métiers nouveaux, sans m'attarder – même si ce serait nécessaire – aux marchandises changeantes qui entrent dans ces échanges et aux transformations qu’elles subissent durant ces parcours. Ce qui m’intéresse ici sera de voir comment ces biens circulaient hors des boutiques officielles, quelles étaient les pratiques informelles de vente et de revente et comment les objets de luxe étaient devenus un élément essentiel de l’économie financière de la ville.

6 Mettre en lumière et étudier ces circuits est difficile car la documentation manque : nous touchons bien souvent au secteur de l'économie informelle qui, à moins de devenir criminelle, échappe presque complètement à l'archive. C'est pourquoi Louis Sébastien Mercier sera mon premier guide pour entrer dans cette économie urbaine. Si sa plume est volontiers moralisatrice, attachée à pourfendre le libertinage et la dégradation des mœurs ou édifiante, dès qu'il s'agit de louer les valeurs familiales, son œil est, lui, d'une extrême acuité. Sa capacité à saisir les microcircuits économiques, les pratiques sociales et culturelles qui leur sont liées et les petits métiers qu'ils génèrent est, chaque fois qu'elles existent, toujours corroborées par d'autres sources. De fait, les dossiers de faillite, les archives de la Bastille et celles du Mont-de-Piété viendront étayer les circuits mis en lumière par Louis Sébastien Mercier.

7 J'aborderai donc dans un premier temps les relations entre la boutique et le colportage, et soulignerai, dans un second, que vêtements et objets de luxe font aussi partie de deux autres circuits économiques. L’un est lié aux modalités de la revente : il est un des mécanismes intrinsèques de l'économie de la mode et de ses logiques de circulation sociale7. Luxe et mode ont, bien sûr, partie liée, mais le luxe y ajoute son désir d'excès. L’autre circuit, même s'il est marqué par le cycle économique de la mode, a d'autres logiques : il reflète la précarité des économies d'Ancien Régime, la faible monétarisation, et le manque d'institutions financières.

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Le luxe dans la circulation commerciale

Boutiquiers et colporteurs

8 Dans la circulation des objets de luxe, deux marchés sont traditionnellement considérés : celui des boutiques élégantes qui reçoivent l'aristocratie et la riche bourgeoisie et celui du colportage qui fournit le peuple, avec un passage du premier au second quand les objets deviennent trop communs pour continuer à être considérés, par les plus riches, comme toujours dignes d'être possédés8. Je voudrais montrer que ces circulations sont plus complexes et que les deux mondes de la boutique et du colportage s'interpénètrent de toutes parts.

9 L'essor marchand que connaît le XVIIIe siècle est marqué par la multiplication des boutiques et si Mercier s'inquiète de l'engouement « des vendeurs de rien » à se mettre en boutique, tant les revers de fortune sont prompts, il se félicite de ce que les commis marchands n'arpentent plus « le palier de la maison de commerce pour amorcer les chalands » mais se transforment en tapissiers décorateurs occupés à soigner les étalages9.

10 À côté du commerce sédentaire qui s'affirme et commence à afficher les spécificités de sa mise en espace10, les marchands ambulants ne connaissent pas de lieux réservés : ils sillonnent les marchés et les rues, montent et descendent les cages d'escalier, entrent dans les auberges, qui ressemblent alors autant à des débits de boisson qu'à un marché multiforme où se nouent, autant que se règlent les affaires, et où le colporteur étale ses nouveautés et ses marchandises de contrebande.

11 Si, dans la ville, commerce sédentaire et ambulant sont encore largement mêlés – même si la boutique de luxe commence à domestiquer certaines rues11 – la frontière est tout autant difficile à tracer si l'on considère l'origine sociale des marchands et leurs pratiques commerciales. De fait, nombre de boutiquiers sont issus du commerce itinérant même si les archives citadines le masquent comme d'ailleurs les commerçants eux-mêmes qui, une fois l'installation réussie, répugnent à révéler leur itinéraire social. Le métier de colporteur est aussi une carrière où la réussite signifie l'installation en boutique et les premiers revers de fortune la reprise de la charrette ou de la balle. Enfin, par delà la concurrence, boutiquiers et colporteurs s'utilisent et s'appuient les uns sur les autres pour écouler leurs marchandises.

12 En France, jusqu'au XVIIIe siècle, une grande partie des colporteurs qui parcourent la ville appartiennent à de vastes réseaux de parents et de pays. Ces colporteurs s'appuient sur les émigrés qui ont réussi à ouvrir boutique en ville. Leur organisation commerciale opère à deux niveaux : un premier, formé par les parents et les alliés, que soutient un système bancaire familial et qui est inséré, à travers l'ouverture de dépôts et de boutiques citadines, dans de vastes ensembles géographiques. Un second niveau est un système de distribution accroché à cette migration. Fortement hiérarchisé et encadré, il repose sur la migration temporaire et le travail des hommes du village d'origine12.

13 Le rôle du colportage dans la diffusion des objets de la modernité n'est plus à démontrer : les marchands ambulants ont toujours ajouté à leur fonds de menus objets de luxe et de mode. Au XVIIIe siècle, la montre comme l'imprimé font partie de ces objets très prisés des porte-balles. Tous les livres de compte, si modestes soient-ils, l'attestent

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et le dépouillement des livres de commerce conservés aux archives de Paris en donne maints exemples13. Parallèlement à l'entrée des montres dans l'assortiment du colporteur, certaines familles se spécialisent dans l'horlogerie et la joaillerie comme d’autres le firent pour l’imprimé. En France, ils sont savoyards14. Analyser les tournées de ces colporteurs et leurs pratiques commerciales montre le rôle central qu'ils ont joué dans la vente des objets de luxe, diffusant autant le haut de gamme que les objets de tout petit prix et fournissant l'aristocrate, comme nombre d'autres marchands sédentaires ou ambulants, parallèlement à une clientèle plus modeste.

14 Suivons un instant Pierre Rullier, colporteur savoyard qui, à partir de Paris, parcourt le Nord et l'Est de la France et qui loue une chambre à l'année à Paris chez Mme Lanoe dans laquelle il conserve ses livres de commerce et des marchandises. Sa logeuse lui fait d'ailleurs suivre son courrier quand il a dû modifier son itinéraire. La tournée de Pierre a deux géographies : l'une physique et l'autre épistolaire. Dans la première, il rencontre ses clients dans les villes et les foires ; dans la seconde – et son livre en est tout occupé – il s'occupe de les fournir à la demande. Il utilise pour cela la poste, la diligence, ses neveux et il entretient un réseau de boîtes aux lettres capables de recevoir les marchandises et de les réexpédier où ses clients en font la demande. Ses relais sont des aubergistes, des parents, des clients fidèles qui sont tous des négociants, et enfin les maisons qui servent de relais à ses propres fournisseurs étrangers. Voici quelques exemples : le 28 novembre 1771, il est à Boulogne et fait envoyer des marchandises à Paris pour un de ses clients ; le 28 décembre, il est à Saint-Quentin et se fait payer une montre qu'il avait fait parvenir de Paris à son client le 27 juin précédent ; le 11 juin 1772, il est à Arras et met « au carrosse pour Paris un paquet de marchandises », etc.

15 Les frères Rullier – car son frère exerce le même métier mais dans un espace plus septentrional puisqu'il parcourt le Nord de la France et le sud de la Belgique – vendent des montres et des bijoux d'or ou d'argent : des tabatières, des boucles d'oreille, des croix, des bagues, des chaînes, des boutons, des timbales et des gobelets. Ils débitent aussi ces métaux précieux en lingots ou en mitraille pour les bijoutiers et fournissent les orfèvres en instruments d'horloger et en verres de montre. Seuls, les couteaux de Langres rompent la spécialisation. Retrouver la valeur des objets vendus s'avère très difficile car Rullier en donne rarement le détail : il indique au mieux le montant total de l'envoi disparate qu'il a reçu. En outre, dans les transactions à l'unité, en particulier pour les montres, il préfère indiquer le code de quatre à six lettres dont il connaît la correspondance financière et ne précise que très rarement, comme dans ces deux exemples, que la montre codée « aadp » vaut 475 livres et celle « aaabp » 1.230 livres. Toutefois, la fantaisie de la tenue de son livre permet de retrouver quelques fourchettes de prix.

16 Nous aurions aimé pouvoir connaître avec précision les prix d'achat et de vente à la fois pour estimer ses marges bénéficiaires et pour mieux percevoir le niveau social de sa clientèle et surtout pour mesurer si, comme pour de nombreux autres objets de la modernité, ces colporteurs bijoutiers, grâce à l'éventail large des qualités offertes, ont mis à la portée du plus grand nombre les plaisirs de la mode et du luxe.

17 Que disent les prix que pratique le colporteur ? Rullier vend les tabatières d'argent entre 27 et 49 livres et les achète à Genève entre 23 et 33 livres. Les croix d'or sont, elles, proposées dans cinq modèles différents allant de 12 à 25 livres pour les plus grandes. Mais il a vendu aussi une croix sertie de diamants pour 84 livres. Les montres, qui sont la grande affaire de ce commerce, sont proposées dans un éventail de prix

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encore plus large : de 4 livres à 1230 livres15. Si l'on considère le prix des montres meilleur marché, l'on comprend alors la vitesse de leur diffusion : pour le plus grand nombre, elles ne représentent que quelques journées de travail.

18 Les fournisseurs des Rullier viennent des grands centres de l'horlogerie européenne : la Suisse et l'Angleterre. Ses commandes empruntent plusieurs canaux. D'une part, son neveu va régulièrement s'approvisionner à Genève. D'autre part, quelques maisons, comme Jacquet-Valette, envoient les pièces demandées dans les villes que Rullier leur indique dans ses courriers. Il se fait ainsi expédier le 30 octobre 1772 à Châlons pour 3.463 livres de fournitures. Ces mêmes commandes peuvent transiter par des intermédiaires qui semblent être des correspondants des maisons suisses comme, par exemple, la maison Jacquet de Paris. Quelques fois, les fournitures empruntent un circuit plus compliqué : elles passent par Violle fils à Dijon qui règle les commandes et les fait suivre ensuite dans la ville que Rullier indique ou par Chatel, un orfèvre de la rue des Arcis à Paris, qui prévient ensuite la logeuse parisienne de Rullier, Madame Lanoe. Antoine Perillat, négociant à Lyon, qui, comme Chatel, porte un nom savoyard est aussi un fournisseur régulier de Rullier ; il s'occupe aussi de recevoir des créances qui sont dues au colporteur. De Suisse, les Rullier se font surtout livrer des montres, des chaînes d'or et des tabatières.

19 Ils travaillent aussi avec l'autre grand pôle de la production horlogère, l'Angleterre, par l'intermédiaire de correspondants à Londres – comme Jean-François de Laballe – ou à Paris où il utilise Chatel, Voumard et Baignoux pour faire passer ses ordres.

20 Les bijoux et des montres bon marché viennent de Paris : M. Guidet fournit des boules d'or, des croix d'or, des boucles d'oreilles, des petits diamants et de la mitraille d'or et il lui expédie des montres bon marché chez quelques orfèvres avec lesquels Rullier travaille pendant sa tournée comme M. Lacasse, par exemple.

21 Enfin, on relève quelques fournisseurs provinciaux comme Bellavoine fils, marchand- orfèvre à Blois, ou Langlois de Soissons qui lui expédie des croix et des bijoux, ainsi qu'un certain nombre de fournisseurs qui ont leur négoce dans les villes de sa tournée comme Cernair, orfèvre à Châlons, que le colporteur règle quand il passe à Châlons ; à Boulogne, le colporteur achète de la mitraille d'or et d'argent et à Liesse, Laineault lui vend une année pour plus de 1000 livres de croix d'or et d'argent.

22 Les clients des Rullier sont dans leur grande majorité des commerçants et c'est là la grande nouveauté qu'apporte ce livre de compte. On connaissait le colporteur, marchand ambulant vendant aux particuliers au hasard des foires et des rencontres. On connaissait aussi les colporteurs attachés à une fabrique – les « Manchester men » anglais – qui en diffusent les productions. Mais la figure du marchand ambulant indépendant qui s'approvisionne dans de multiples endroits, qui est sans attaches privilégiées avec des fabricants et qui vend en gros, demi-gros et détail aux négociants sédentaires est inédite. Elle ajoute une dimension insoupçonnée au colportage et résout, pour ces objets, au bénéfice du colporteur la question du partage entre négoce sédentaire et commerce ambulant.

23 De fait, Rullier approvisionne les commerçants au fur et à mesure des étapes de sa tournée mais aussi par correspondance. Le temps qu'il passe à rédiger des lettres pour envoyer ou faire envoyer les commandes de ses clients en montre toute l'importance. Ce système lui permet de fidéliser une clientèle avec laquelle il peut entrer en relation à

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tout moment et qui déborde le cadre géographique de sa tournée puisque nous rencontrons des marchands normands dans sa correspondance.

24 La clientèle particulière est en revanche rare. Certes, Rullier vend peut-être de petites pièces au comptant qu'il ne prend pas la peine d'inscrire puisque son livre est plus un aide-mémoire de la correspondance envoyée qu'un document comptable utilisable. Les quelques clients qui apparaissent ont acquis soit des pièces de prix : une montre en or à répétition pour l'aubergiste de Maubeuge ou une croix sertie de diamants, soit des montres d'argent de moindre valeur.

25 Une autre originalité de son commerce est la pratique de la vente aux particuliers par l'intermédiaire des boutiques de ses clients dans lesquelles il laisse des montres et des bijoux à charge pour le commerçant de les vendre. À Abbeville, par exemple, il a laissé le 6 novembre dans la boutique de M. Lepetit Poilly 4 bagues et 40 diamants jusqu'à son passage suivant le 2 décembre où il a repris les bagues invendues. À Escoffier, négociant à Amiens, il laisse en décembre 1771 une chaîne d'argent en fixant un prix minimum de 120 livres et précise que si le commerçant arrive à en tirer meilleur profit, ils partageront le bénéfice. De la même manière, il vend à un « bourgeois et gentilhomme de Saint-Omer » par l'intermédiaire d'un orfèvre de la ville une luxueuse montre venant de l'assortiment de son frère. Elle est vendue 1.230 livres et il laisse 44 livres de commission à l'orfèvre qui a assuré la vente. Rullier s'occupe des réparations mais nous ne pouvons pas voir selon quelles modalités si ce n'est qu'en attendant le retour de la montre réparée, il en prête facilement une autre.

26 Enfin, Pierre fournit aussi quelques marchands forains pour des sommes importantes (789 livres, par exemple, à un marchand forain de Reims; 531 livres puis 203 livres à un autre « demeurant ordinairement à Abbeville, roulant par les foires ». Cette chaîne de fournitures qui suit la hiérarchie des colporteurs est, elle, tout à fait classique.

27 L'exemple des Rullier montre que les colporteurs n'ont pas été seulement des vecteurs occasionnels et archaïques d'un mode marchand en pleine mutation, un pis-aller devant le faible développement du réseau boutiquier et les laissés-pour-compte de l'explosion marchande. Beaucoup ont su saisir les potentialités des marchés en pleine expansion – en particulier ceux du luxe et de la nouveauté – pour se transformer en intermédiaires entre les fabricants et les boutiquiers, tout en continuant à aller à la rencontre de l'acheteur individuel, soit directement, soit par l'intermédiaire de dépôts dans des boutiques.

Chambrelans et revendeuses

28 Soulignons aussi la figure mieux connue du chambrelan qui vend illégalement ou qui utilise lui aussi le colporteur pour vendre ses productions à sa place16. Dans le monde de l'artisanat, les femmes s'occupent fréquemment de la vente illégale des produits de leur mari. Les vendeuses d'éventail se plaçant sur les ponts ou à la sortie des églises où elles peuvent toucher une clientèle féminine nombreuse. La fraude et les ventes illégales qui ont lieu à toutes les étapes de la production sont des pratiques tellement courantes que la police, sauf plaintes particulières des corporations, ignore ces irrégularités17.

29 En fait, la police tolère et utilise les revendeuses. Certaines travaillent en groupe en liaison avec les mouchards de la police, d'autres réussissent à jouer sur les deux tableaux : à la fois indicatrices et revendeuses d'habits volés18. Les revendeurs et revendeuses partagent beaucoup de points communs avec les colporteurs. Comme eux,

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ils couvrent le vaste spectre des fortunes négociantes qui va du riche négociant au petit revendeur à l'occasion, proche de la mendicité ; comme eux toujours, ils vendent non seulement aux particuliers mais font aussi le lien entre différents marchands et leurs pratiques sont souvent similaires puisqu'ils utilisent aussi la mise en dépôt dans les boutiques pour certaines pièces que la clientèle de la rue n'a pas coutume d'acheter. Les habits usagés sont au cœur de cette circulation contrôlée par les fripiers et les revendeurs des deux sexes19.

Les ventes publiques

30 Elles ont lieu suite à trois types d'occasions : le règlement des héritages, la faillite de commerçants et pour se débarrasser des objets mis en gage et non récupérés. D'une manière générale Louis Sébastien Mercier dénonce la mainmise des commerçants sur ces ventes qui font tout pour en interdire l'accès aux particuliers. Elles sont soumises, dit-il, à la grafinade. C'est une compagnie de marchands qui n'enchérissent point les uns sur les autres dans les ventes parce que tous ceux qui sont présents à l'achat y ont part ; mais quand ils voient un particulier qui a envie d'un objet, ils en haussent le prix, et supportent la perte qui, considérable pour une seule personne, devient légère dès qu'elle se répartit sur tous les membres de la ligue. […] Il y a de ces ligues pour le bijou, le diamant, l'horlogerie : elles empêchent le public de profiter du bon marché ; […] Cette conspiration contre la bourse des gens chasse de la salle des ventes un nombre infini d'acheteurs qui aiment mieux être rançonnés par un membre de la grafinade que par la grafinade entière, qui, selon l'expression populaire, a les reins forts, et joute de manière à écarter les plus intrépides.Les crieuses de vieux chapeaux, les revendeuses imitent parfaitement sur ce point les lapidaires, les orfèvres et les marchands de tableaux20.

31 Les papiers des meilleurs marchands de la rue du faubourg Saint-Honoré confirment qu'ils ont coutume de constituer une partie de leur stock dans ces ventes publiques21.

32 Aux dires de Mercier, le succès des marchands à contrôler ces ventes fait que Les petites affiches, un des premiers journaux français à annoncer les ventes aux enchères qui ont lieu après les décès, « ne rendent service qu'aux selliers, aux bijoutiers, aux marchandes de modes, aux jeunes seigneurs qui brocantent des chevaux, des tableaux, des diamants »22, alors qu'en rendant l'information sur ces ventes aisément accessibles, le journal aurait dû aider les particuliers à entrer dans ce commerce.

Les « curieux »

33 Les grands seigneurs participent, eux aussi, de cette circulation à travers leurs cabinets de curiosité "Nos seigneurs, sous le nom de curieux, sont le plus souvent des brocanteurs magnifiques, qui achètent sans besoin, sans passion, et seulement pour avoir de bons marchés, bijoux, chevaux, tableaux, estampes antiques, etc. Ils font des haras ou des cabinets, qui sont bientôt des magasins : on les croirait passionnés pour les beaux-arts ; ils aiment l'argent. Ces vases, ces bronzes, ces chefs-d'œuvre, auxquels ils semblent tenir, et dont ils se montrent idolâtres, appartiendront à qui voudra les en débarrasser pour de l'or. […]23.

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34 Les articles curieux et brocanteurs de l'Encyclopédie confirment les propos de Mercier 24. Du reste, payer l'achat de nouveaux objets en se débarrassant d'autres acquis antérieurement est pratique courante entre les aristocrates et leurs fournisseurs25.

Le luxe dans la circulation financière

35 Il n'est pas question ici d'analyser les mondes de la finance ni d'entrer dans les subtilités des jeux du crédit, mais il convient, pour comprendre le rôle des objets de luxe dans les circuits financiers, de souligner certaines caractéristiques des pratiques financières du XVIIIe siècle. Le crédit est encore très largement interpersonnel et les modalités sont très spécifiques selon qui emprunte et qui prête. Tout se joue autour du temps accordé ou refusé et chacun n'a pas le même accès au temps. Celui-ci se décline selon le statut social : plus il est élevé et plus le temps jouera pour le débiteur et contre le créancier. En conséquence, les sans-statuts, le plus grand nombre, tous ceux qui n'ont pas de propriété pour garantir leurs emprunts, auront accès – si l'on excepte les crédits relationnels – à un crédit qui n'est en réalité qu'une vente à effet différé : au prêt sur gage.

36 Toutefois, un seul type de dette, les dettes de jeu, ne relève pas de la relation qui lie temps et statut social et celles-ci doivent être payées, sinon immédiatement, du moins sans délai. De fait, les dettes de jeu échappent aux cultures ordinaires du crédit car jouer est, par essence, consommer de l'argent. Il n'est donc pas question, sous peine de dénaturer l'acte même de jouer, de faire entrer ces dettes dans une économie du crédit liée au futur, alors qu'elles ressortent d'une économie de la consommation qui est liée au présent. Or, le jeu est une activité très répandue à la cour comme à la ville.

Revendeuses à la toilette et courtiers

37 L'absence d'institutions financières jointe à la faiblesse de la circulation monétaire et aux multiples occasions qui poussent les uns et les autres à avoir besoin de liquidité a fait naître des métiers d'intermédiaires qui requièrent discrétion et capacité d'entrer dans toutes les demeures. En outre l'aristocratie ne peut ouvertement se livrer au commerce. Certains de ces métiers sont l'apanage des femmes comme celui de revendeuses à la toilette, d'autres sont occupés par les deux sexes comme les courtiers. Les revendeuses à la toiletteentrent partout. Elles vous apportent les étoffes, les dentelles, les bijoux de ceux qui veulent avoir de l'argent comptant pour payer les dettes du jeu. Elles sont les confidentes des femmes les plus huppées, qui les consultent, et arrangent plusieurs affaires d'après leurs avis. Elles ont des secrets curieux, et les gardent d'ordinaire assez fidèlement. « Il faut qu'une revendeuse à la toilette, a dit quelqu'un, ait un caquet qui ne finisse point, et néanmoins une discrétion à toute épreuve, une agilité renaissante, une mémoire qui ne confonde pas les objets, une patience que rien ne lasse, et une santé qui résiste à tout.Il n'y a de ces femmes-là qu'à Paris. Elles font leur fortune en très peu de temps […] »26.

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38 Le dictionnaire de Trévoux mentionne aussi leur existence : On appelle à Paris revendeuses à la toilette, certaines femmes qui portent dans les maisons particulières des nippes ou bijoux dont on veut se défaire27.

39 Savary insiste lui aussi sur l'aspect uniquement parisien du métier, mais il souligne aussi leur rôle dans la diffusion des marchandises de contrebande : On appelle à Paris Revendeuses à la toilette, certaines femmes dont le métier est d'aller dans les maisons revendre les hardes, nippes et bijoux dont on veut se défaire. Elles se mêlent aussi de vendre et débiter en cachette, soit pour leur compte, soit pour celui d'autrui, certaines marchandises de contrebande ou entrées en fraude, comme étoffes des Indes, toiles peintes, dentelles de Flandres, etc.[…]28.

40 La femme Léonard « courtière et revendeuse à la toilette », doit à cinq créanciers près de 30 000 livres pour des « marchandises confiées » parmi lesquelles figurent un marchand mercier et une mercière et elle revend de tout : tapis de Perse, étoffes des Indes, satins, robes, bijoux, montres29. Marie-Anne Riffant est une autre de ces revendeuses à la toilette, spécialisée dans les toiles et les mousselines en concurrence illégale avec l'activité des lingères. En outre, elle prête de l'argent à d'autres usurières30.

41 Écoutons encore Mercier décrire l'activité des courtiers. […] L'homme qui vous propose de l'argent a l'air hâve, famélique ; il porte un habit usé. Il est toujours las ; il s'assied en entrant : car il arpente dans un jour tous les quartiers de la ville, pour faire correspondre les ventes et les achats, et pour lier les fréquents échanges de différentes marchandises.Vous livrez d'abord entre ses mains vos billets ou lettres de change. Il sort : toute la clique des courtiers, les aura scrutés en moins d'une heure. Alors il reviendra vous offrir une pacotille de bas, de chapeaux, de galons, de toile, de soie crue, de livres ; il vous amènera jusqu'à des chevaux. C'est à vous de métamorphoser ces objets en argent. Vous voilà tout à coup chapelier, bonnetier, libraire, ou maquignon.Voilà donc votre billet payé en marchandises. Vous obtenez quelquefois un quart en argent ; et le même courtier, auquel vous êtes obligé de recourir, est encore l'homme propre à vous débarrasser des marchandises qui vous pèsent. Nouvel agiotage qui réduit bientôt votre billet au tiers de sa valeur31.

42 Le manque d'espèces est alors tantôt cause et tantôt prétexte à une circulation parallèle des marchandises.

Les « affaires »

43 Outre les brocanteurs qui se cachent derrière certains collectionneurs, la revente de la mode est une importante activité entre particuliers. Cette activité s'appellerait simplement affaires : C'est le terme générique pour désigner toute espèce de brocante. Les bagues, les étuis, les bijoux, les montres circulent en place d'argent. Celui qui en a besoin commence par se faire une boutique toute formée. Il perd, il est vrai, la moitié et plus, quand il veut réaliser ; mais tout cela s'appelle affaires.Les jeunes gens en font

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beaucoup. Les robes, les jupes, les déshabillés, les toiles, les dentelles, les chapeaux, les bas de soie entrent aussi dans ces échanges. On sait qu'on sera trompé ; mais le besoin l'emporte, et l'on prend toutes sortes de marchandises. Une foule d'hommes exercent cette industrie destructive, et les gens de qualité ne s'y montrent pas les moins habiles32.

44 Plus loin, Mercier revient sur ce commerce : Le commerce des bijoux est immense ; c'est parmi les hommes opulents une brocante perpétuelle. On trouve chez quelques particuliers des magasins de bijouterie, qui le disputent aux boutiques des joailliers ; ils sont jaloux et fiers de cette honorable renommée33.

45 Mercier voit l'origine de cette circulation des objets de luxe entre particuliers dans les rythmes toujours plus rapides du changement des modes et dans l'impératif de posséder certains objets comme les tabatières et les bijoux en nombre34. Il rejoint en cela les analyses de Georg Simmel que les travaux de Carlo Poni sur les stratégies des marchands de soie lyonnais ont récemment étayées35.

46 Cette circulation est à la fois générée par le besoin de renouvellement de la mode et par le simple besoin d'argent qu'il soit pour aider à acquérir les derniers objets de goût, ou pour toutes autres raisons. Reste que bijoux et articles de mode circulent alors comme du papier-monnaie, sauf que leur dévaluation est importante et très rapide. Les métiers du vêtement sont tous pris dans cette circulation financière, par essence usuraire, vu la forte perte de valeur dès la première revente. L'importance de ce marché se dit dans la répartition numérique des professions du vêtement : la confection neuve regroupe, vers 1725, 3500 tailleurs et couturières contre environ 700 fripiers, autant de marchandes lingères mais il y a 6000 à 7000 revendeuses36…

La mise en gage

47 Dans les milieux populaires et urbains, la mise en gage d'objet est incessante dès que le travail manque. Cette pratique est le fait des groupes sociaux et des économies trop pauvres pour permettre une économie du risque qui compte avec le temps ; la violence sociale de l'économie et la fragilité des existences obligeant à vivre dans une économie de l'aléatoire qui ne compte qu'avec l'instant. Le prêt sur gage est alors l'instrument financier majeur de ces économies.

48 Parce que ce secteur privé de l'économie financière est très actif et puissant et conduit le plus souvent aux grands marchands et financiers, les Monts de Piété ont eu beaucoup de mal à s'installer en France. Toutes les tentatives de création de Monts de Piété – bien que des gens comme Colbert y étaient favorables – ont échoué en France jusqu'à la fin des années 177037. Là, l'augmentation du paupérisme et la pression d'un groupe de banquiers et d'hommes politiques qui, comme Necker, croient à la nécessité d'un crédit bon marché et pensent que ce mode d'aide aux pauvres est plus efficace que l'aumône a permis la création le 9 décembre 1777 du Mont-de-Piété parisien38. Son succès est immédiat. Dès le 30 mars, l'affluence est telle qu'il faut agrandir les magasins et créer plusieurs divisions39. De fait, le Mont de Piété est la seule institution qui permette de combattre les pratiques financières des intermédiaires privés qui jouent sur le manque et la nécessité.

49 Écoutons une fois encore Louis Sébastien Mercier qui a assisté à l'ouverture de ce Mont- de-Piété:

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On vient enfin d'établir un mont-de-piété, qu'ailleurs on nomme lombard ; et l'administration, par ce sage établissement si longtemps désiré, a porté un coup mortel à la barbare et âpre furie des voraces usuriers, toujours acharnés à dépouiller les nécessiteux.[…]. Rien ne prouve mieux le besoin que la capitale avait de ce lombard, que l'affluence intarissable des demandeurs. On raconte des choses si singulières, si incroyables, que je n'ose les exposer ici avant d'avoir pris des informations plus particulières qui m'autorisent à les garantir. On parle de quarante tonnes remplies de montres d'or, pour exprimer sans doute la quantité prodigieuse qu'on y en a porté. Ce que je sais, c'est que j'ai vu sur les lieux soixante à quatre-vingt personnes, qui attendant leur tour, venaient faire chacune un emprunt qui n'excédait pas six livres. L'un portait ses chemises ; celui-ci un meuble ; celui-là un débris d'armoire ; l'autre ses boucles de souliers, un vieux tableau, un mauvais habit, etc. On dit que cette foule se renouvelle presque tous les jours, et cela donne une idée non équivoque de la disette extrême où sont plongés le plus grand nombre des habitants. […]. L'opulence emprunte de même que la pauvreté. Telle femme sort d'un équipage, enveloppée dans sa capote, et y dépose pour vingt-cinq mille francs de diamants, pour jouer le soir. Telle autre détache son jupon, et y demande de quoi avoir du pain.[…]. On assure que le tiers des effets ne sont pas retirés : nouvelle preuve de l'étrange disette de l'espèce monnayée. Les ventes qui se font offrent beaucoup d'objets de luxe à un bas prix ; ce qui peut faire un peu de tort aux petits marchands. Mais d'ailleurs il n'est pas mauvais que ces objets-là, qui avaient une valeur démesurée, perdent aujourd'hui de leur taux insensé. Il s'est déjà glissé dit-on des abus dans cette administration. On rudoie un peu trop le pauvre peuple, on prise les objets offerts par l'indigent à un trop vil prix ; ce qui rend le secours presque inutile. Il faudrait que le sentiment de la charité dominât entièrement, et l'emportât sur de futiles et vaines considérations. Il ne serait pas difficile de faire de cet établissement le temple de la miséricorde, généreuse, active et compatissante. Le bien est commencé ; pourquoi ne s'achèverait-il pas de manière à satisfaire surtout les plus infortunés?40

50 Les lettres patentes du 9 décembre 1777 avaient fixé la quotité des prêts aux quatre cinquièmes de la valeur, au poids, pour l'or et l'argent et aux deux tiers de la valeur estimée pour les autres objets. Les appréciateurs furent choisis parmi les huissiers- commissaires priseurs du Châtelet et le droit de prisée calculé à 1 denier par livre. Le taux des prêts fut arrêté à 10 % implicitement par l'autorisation de retenir 2 deniers par livre et par mois pour frais de régie. Un prêt de 3 livres est le chiffre minimum41.

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51 La première mission de ces établissements est d'aider les pauvres, mais ils viennent aussi en aide à d'autres couches sociales fortement endettées. Le Mont-de-Piété parisien aurait joué le rôle d'une véritable banque pour les artisans comme l'atteste la nature des objets mis en gage et la modicité des prêts. Sur 600.000 prêts annuels, 550.000, allant de 3 à 24 livres occasionnaient des dépenses supérieures au produit42. Quatre divisions de l'établissement recevant chacune près de 80.000 articles pour un million environ, en 1789, étaient réservées aux hardes, linges, toiles, étoffes en coupons. Dans trois autres divisions, on engageait les objets plus précieux. Dans la première figuraient les diamants, bijoux, dentelles, marchandises neuves. En 1789, le montant des 52.221 engagements de cet ordre s'élevait à 7.630.667 livres. De tels chiffres justifient les dires de Mercier sur l'opulence qui emprunte de même que la pauvreté. Dans la seconde division, on engageait l'argenterie, les montres, les bronzes, les boucles, les épées, les tableaux. Elle est très achalandée, on y enregistre 89 461 articles pour une valeur de 5.420.145 livres. Dans la seule journée du 26 août 1783 il a été déposé 139 montres en or. Déjà à cette époque, les engagements journaliers atteignent 1.800 à 2.000 objets pour un montant de 60.000 livres. Sur ces 60.000 livres, 43.000, plus des deux tiers, sont réglés aux 500 à 600 clients des deux divisions riches, tandis qu'un bon tiers, 17.000 livres, se répartit entre les clients trois fois plus nombreux (environ 1500) des cinq divisions ordinaires43.

52 En janvier 1789, Desbois de Rochefort, dans son Mémoire sur les calamités de l'hiver 1788-1789, estime le chômage dans l'horlogerie dû en partie aux ventes du Mont-de- Piété et dans les cahiers de doléances, la communauté des marchandes de mode plumassières se plaint également de la concurrence du Mont-de-Piété. Les observations des employés de l'établissement permettent de nuancer ces accusations car elles montrent que les engagistes sont souvent des marchands et cette assertion est confirmée par une remarque des huissiers-appréciateurs dans leurs Observations sur le Mont-de-Piété, parues en 1790. Selon eux, l'établissement est calomnié par les commerçants, car la vaisselle d'argent est vendue au-dessus du prix courant des orfèvres, qui ne l'en achètent pas moins, comme les horlogers les montres44. Une fois encore, Mercier a raison de souligner que l'instauration du Mont de Piété parisien a fait baisser le prix des diamants et des objets de luxe, ce dont il se réjouit, même si cela a fait « un peu de tort aux petits marchands45 ».

53 Le fonctionnement du Mont-de-Piété parisien donne à réfléchir aussi sur l'engouement du petit peuple pour les montres en or et les bijoux que dévoilent les inventaires après décès46 : l'alternative n'est peut être pas seulement entre leur utilité propre et une volonté d'imiter l'aristocratie47 car ils sont aussi des objets de valeur aisément monnayable. Ainsi un même matin de 1788 passent, entre autres, devant les appréciateurs du Mont-de-Piété deux sages-femmes, un marchand de vin et un tailleur qui font évaluer leur montre en or 84 livres ; puis un cordonnier avec des boucles d'argent pour 32 livres ; un bijoutier avec une pendule à 252 livres ; une bourgeoise de la rue d'Argenteuil qui remet pour 150 livres d'argenterie ; un menuisier apporte les œuvres de Voltaire en sept volumes ; un danseur aux Délassements-Comiques engage ses effets de théâtre ; un particulier dépose 4 tableaux, estimés 260 livres etc., etc.48

54 Les fonctionnements du Mont-de-Piété – comme d'ailleurs celui des nombreuses officines de prêt sur gage – montrent combien il est important de resituer les gestes d'achat et de vente des objets non seulement dans une économie symbolique mais aussi dans les fonctionnements réels et les logiques de l'économie quotidienne. C'est dire

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qu'il ne faut pas envisager le commerce du luxe comme si l’Europe du XVIIIe siècle avait déjà, comme celle du XXe siècle, une claire séparation des secteurs marchands et financiers, mais se replacer et penser dans le contexte d’une époque, où l'argent est rare, l’échange marchand omniprésent, où le travail et la vie sont aléatoires, et où les institutions financières commencent à peine à prendre naissance. Plus que comme objets de luxe, ceux-ci circulent alors comme de la monnaie-marchandise et cette circulation ne concerne pas seulement les commerçants licites -ou illicites- en difficulté mais touche l'ensemble des particuliers. En retour, elle joue un rôle non négligeable dans l'économie de l'ostentation et dans l'économie citadine tout court à laquelle elle donne un élément indispensable de souplesse.

NOTES

1. Carolyn Sargentson, Merchants and Luxury Marfets. The Marchants Merciers of Eighteenth-Century Paris, London, Victoria and Albert Museum studies in the history of art and design, 1996. 2. Robert M. Isherwood, Farce and Fantasy : Popular Entertainment in Eighteenth-Century Paris, Oxford, Oxford U P, 1986. Carolyn Sargentson, op. cit., p. 66. 3. Daniel Roche, Le Peuple de Paris, Paris, Aubier, 1981. 4. Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, d'histoire naturelle et des Arts et Métiers, 5 vol. Copenhague, 1759. 5. Daniel Roche, op. cit., Le Peuple de Paris ; Id., La culture des apparences. Une histoire du vêtement XVIIe-XVIIIesiècle, Paris, Fayard, 1989 ; Id., Histoire des choses banales. Naissance de la consom-mation XVIIe-XIXesiècle, Paris, Fayard, 1997. 6. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Mercure de France, Paris, 1994, tome 1, chap. CCCXCVIIp. 1088 ; Daniel Roche, La culture des apparences, […] op. cit., p. 87-117 et Le Peuple de Paris, op. cit. 7. Georg Simmel, « Fashion » publié originellement dans International Quaterly, 10, 1904. Réedité dans Georg Simmel, On Individuality and Social Forms. Selected Writtings, édité et avec une introduction de Donald N. Levine, The University of Chicago Press, Chicago, 1971, p. 294-323 ; Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin, « Historical Alternatives to Mass Production : Politics, Markets and Technology in Nineteenth-Century Industrialisation », Past and Present, 1985 ; Daniel Roche, La culture des apparences […], op. cit. 8. Cissie Fairchild, « The Production and Marketing of Populuxe Goods in Eighteenth-Century Paris », in Consumption and the World of Goods, John Brewer et Roy Porter (eds.), Routledge, Londres, 1993, p. 228-248 (part. p. 242). 9. Louis Sébastien Mercier, Le Nouveau Paris, op. cit., Etalages p. 1212-1214. « Vers 1680-1700, les études comptent entre 400.000 et 500.000 parisiens ; vers 1750, Paris a sûrement frôlé les 600.000 habitants et dépassé les 700.000 à la veille de la Révolution », Daniel Roche, La culture des apparences […], op. cit., p. 71 et Le Peuple de Paris, op. cit., p. 254-256. 10. Pierre Verlet, « Le commerce des objets d'art et les marchands merciers à Paris au XVIIIesiècle », Annales ESC, 1958, XII, p. 10-29 (15-17) ; Jean Hillairet, Dictionnaire Historique des rues de Paris, Paris, 1963 ; Carolyn Sargentson, op. cit., Claire Walsh, « Shopping in Early-Modern London c. 1660-1800 », thèse de l’Institut universitaire européen, Florence, 2001. 11. Carolyn Sargentson, op. cit., p. 18-20.

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12. Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe, Paris, Albin Michel, 1993. 13. Archives de la Seine, D5 B6 889. Jean Baptiste Duport l'aîné vend, dans les années 1780, en plus des tissus qui constituent son fonds, quelques montres en or autour de 175 livres, 200 livres et de 60 livres pour celles qu'il propose en argent ainsi que des tabatières en carton. De même, Cahen qui a laissé un cahier de 15 pages sur ses achats, ventes et dépenses en 1770, année où il projette une tournée jusqu'en Pologne, achète et vend des mouchoirs d'indienne, des montres, des gants et des petits bijoux. Les colporteurs libraires ajoutent aussi toujours des montres à leur assortiment ; Archives de la Seine D5 B6 592, Livre de compte de Gilles Noël colporteur libraire. Il vend aussi des montres d'or de Genève pour 300 livres, 280 livres ; des montres à répétition et à boîtier d'or de Paris pour 312 livres. 14. Laurence Fontaine, op. cit. ; Hélène Viallet, Les Alpages et la vie d'une communauté montagnarde : Beaufort du Moyen Âge au XVIIIe siècle, Mémoires et Documents publiés par l'Académie Salésienne t, 99, Documents d'ethnologie régionale, n° 15, 1993. 15. Voici la variété de prix et de qualités que nous avons pu relever. Rullier a vendu une montre d'or à répétition avec un portrait émaillé à figure, un cercle de diamant et un poussoir en diamant : 1.230 livres; une montre à répétition en or : 475 livres ; des montres d'or gravées entre 160 et 200 livres; des montres d'or entre 182 et 123 livres ; des montres d'argent entre 90 et 60 livres ; une chaîne d'or pour 200 livres et d'autres en argent dont il espère 120 livres. À côté de ces montres bijoux, l'on rencontre six montres à ressort de Paris qu'il a achetées 12 livres et quarante-cinq montres « non d'or » qu'il a acquises pour 406 livres 10 sols, ce qui met la montre a à peine plus de 9 livres pièce. Enfin, une énigmatique mention de deux montres pour 4 livres. Sur les montres à répétition, voir David S. Landes, Revolution in Time. Clocks and the Making of the Modern World (1983), traduction française : L'heure qu'il est. Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris, Gallimard, 1987, p. 310. 16. Cissie Fairchild, art. cit., p. 237 ; Steven L. Kaplan, « Les corporations, les "faux-ouvriers", et "Le faubourg St Antoine" au XVIIIe siècle », Annales ESC, 1988, p. 353-378, et « Les "faux ouvriers" de Paris au XVIIIesiècle », in La France d'ancien régime : Études réunies en l'honneur de Pierre Goubert, vol. 1, Toulouse, 1984, p. 325-331 ; Michael Sonenscher, Work and Wages : Natural Law, Politics and the Eighteenth-Century French Trades, Cambridge, Cambridge U P, 1989 ; Raymonde Monnier, Le faubourg Saint Antoine (1789-1817), Paris, Société des études robespierristes,1981, p. 49-81. 17. Cissie Fairchild, art. cit., p. 240-241. 18. Daniel Roche, La culture des apparences […], op. cit., p. 318-319. 19. Ibid., p. 313-345. Sur les fripières spécialisées dans la revente des habits de cour, voir Carolyn Sargentson, op. cit., p. 106-107. 20. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 2, chap. DLXVI, p. 109-111. 21. Carolyn Sargentson, op. cit., p. 32. En Angleterre, les prêteurs sur gage souffrent aussi de ces ententes de la part de groupes habitués des salles des ventes qui ont su se lier avec des membres de leur personnel. Des objets de valeur mis en vente par les prêteurs sont alors souvent exposés dans des salles presque inaccessibles, sauf pour un petit nombre d’initiés. Invisible pour la plupart des acheteurs, le groupe complice achète très vite et à très bas prix ces objets. Voir Melanie Tebbutt, Making Eends Meet. Pawnbroking and Working Class Credit, London, Methuen, 1984, p. 82. 22. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 2, chap. DCXX, p 312. 23. Ibid., t. 1, chap. CCCIX, p. 808-809. 24. Voir aussi Annie Becq, « Artistes et marché », in Jean-Claude Bonnet (éd.), La Carmagnole des Muses. L'homme de lettres et l'artiste dans la Révolution, Paris, Armand Colin, 1988, p. 81-95. 25. Carolyn Sargentson, op. cit., p. 32-33. 26. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 1, chap. CLXVI, p. 392. 27. Ibid., p. 392, note 1. 28. Jacques Savary des Bruslons, op. cit., article : revendeur, revendeuse.

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29. Daniel Roche, La culture des apparences. op. cit., p. 336. 30. Ibid., chap. XII p. 336-337. 31. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 1, chap. DLIII, Courtiers, t. 2, p. 57-60. 32. Ibid., t. 1, chap. CLI, p. 365-366. 33. Ibid., chap. CLXXV, p. 415. 34. Ainsi les tabatières qui sont différentes en été et en hiver : légères dans un cas et lourdes dans l'autre et qui doivent être changées chaque jour. « C'est à ce trait caractéristique que l'on connaît [reconnaît] un homme de goût. On est dispensé d'avoir une bibliothèque, un cabinet d'histoire naturelle et des tableaux, quand on a trois cents boîtes et autant de bagues », ibid. 35. Georg Simmel, « Fashion », art. cit. ; Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin, art. cit. ; Carlo Poni montre comment les marchands ont utilisé cette tendance intrinsèque de la mode : « Fashion as Flexible Production : the Stategies of the Lyon Silk Merchants in the Eighteenth-Century », in Charles F. Sabel et Jonathan Zeitlin (eds.), Worlds of Production : Flexibility and Mass Production in Western Indistrialisation, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. Voir aussi Carolyn Sargentson, op. cit., chap 5 : Design and Innovation : Markets for Patterned Silks, p. 97 sq. 36. Daniel Roche, La culture des apparences […], op. cit.,p. 328 et 344. 37. Yannick Marek, « Au carrefour de l'économique et du social : l'histoire du mont-de-piété de Rouen (1778-1923) », Le Mouvement social, n°116, 1981, p. 70-71 et Le «clou» rouennais des origines à nos jours (1778-1982) du Mon- de-Piété au Crédit municipal. Contribution à l'histoire de la pauvreté en province, Rouen, 1983, Éditions du P’tit normand ; Jean-Pierre Gutton, « Lyon et le crédit populaire sous l'Ancien Régime : les projets de monts-de-piété », in Studi in memoria di Federigo Melis, vol IV, Giannini Editore, 1978, p. 147-154. 38. Yannick Marek, art. cit., p. 70. 39. En 1783, on compte 406 428 articles pour 16 millions et demi (16.659.733 l.), en 1787, il y en a 70.000 de plus (477.666) pour 18 millions (18.212.019). En 1780, il y a 50 employés, en 1782, 60 ; en 1787, 84. En 1789 le gros mouvement des deux hivers précédents nécessite 7 magasiniers, 82 gagistes, 88 commis qui, joints au personnel de direction donne un total de 194 agents (Robert Bigo, « Aux origines du Mont-de-Piété parisien », Annales d'histoire économique et sociale, 1932, p. 113-126, part. p. 118) 40. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 1, chap CCLXII, Mont-de-piété, p. 662-664. 41. Robert Bigo, art. cit., p. 121. 42. Robert Bigo, art. cit. 43. Sur les 1.500.000 livres de ventes, en 1788, il y a 600.000 livres de hardes venant des nécessiteux, 300.000 l. de vaisselle d'argent, 200.000 l. de montres, 200.000 l. de bijoux et seulement 200.000 livres de marchandises, ibid., p. 121-125. 44. Ibid., p. 122-123 45. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, op. cit., t. 1, chap. CCLXII, p. 664-663. 46. Vers 1700, à Paris, la montre est déjà présente chez 13% des domestiques et 5 % des salariés. Elle se répand rapidement tout au long du XVIIIe siècle et, dans la décennie 1780, 70 % des inventaires de domestiques en signale et 32 % chez les salariés. Daniel Roche, Le peuple de Paris, op. cit., p. 226. Dans un premier temps, ce sont les montres de petit prix qui sont acquises (27,1 % en 1725 et 17,2 % en 1785) mais le phénomène majeur est la croissance foudroyante des montres en or (7,1 % en 1725 contre 54,7 % en 1785). Les bijoux suivent la même tendance et leur fréquence dans les inventaires passe de 49,2 % en 1725 à 78,1 % en 1785. Cissie Fairchilds, art. cit., p. 230. La baisse des montres de petits prix est à prendre avec précaution : elle peut signifier simplement qu'elles ne sont plus assez considérées par beaucoup pour être relevées dans les inventaires. 47. Cissie Fairchild, art. cit. 48. Robert Bigo, art. cit., p. 124.

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AUTEUR

LAURENCE FONTAINE CNRS/CRH

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Cosmopolitisme des réseaux marchands dans trois grandes métropoles portuaires asiatiques Singapour, Hong Kong et Shanghai (1819-1942)

François Gipouloux

Introduction

1 Il est possible de faire, de la thématique braudélienne de la Méditerranée de nombreuses lectures. La Méditerranée, c’est à la fois un espace maritime, un carrefour d’échanges, un trait d’union entre civilisations différentes. On peut aussi y voir un espace transnational, au sein duquel quelques villes autonomes, commandant flux commerciaux et circuits financiers, constituent la matrice de la suprématie économique.

2 Cet instrument heuristique est-il pertinent pour l’étude de l’Asie ? Denys Lombard a donné, avec Le Carrefour javanais, une magistrale analyse des réseaux irriguant la mer de Chine du Sud et les mers entourant l’archipel insulindien1. Une telle vision d’un espace maritime délimité par un dense réseau de communications, s’étendant du littoral du Sud-est de la Chine à la baie du Bengale a toutefois été plus ou moins explicitement questionnée dans des travaux récents2. D’autres historiens de l’économie sont en revanche allés encore plus loin, sans se référer explicitement à Braudel. Hamashita Takeshi et Kawakatsu Heita, font ainsi de l’Asie maritime la matrice de la première mondialisation de l’économie, du XVIe au XVIIIe siècle3.

3 Il semble pourtant que l’on puisse faire, sans être prisonnier de déterminismes géographiques ni de séquences historiques rigides, des lectures valides de l’analyse braudélienne dans le contexte asiatique. Partons des villes, ou plus précisément de grandes plates-formes intégrées qui structurent le commerce international dans le corridor maritime de l’Asie orientale. La période traitée ici couvre le long siècle qui va de la fondation de Singapour en 1819, à la chute de Shanghai, Hong Kong, et Singapour durant la guerre du Pacifique. Elle s’ouvre sur la formation des Straits Settlements et se

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déploie avec la conquête du marché chinois par la pression diplomatique et militaire. En 1942, un monde se ferme, l’emprise coloniale occidentale s’est défaite sous les coups de l’armée japonaise. Les trois villes poursuivront désormais dans un cadre très différent des trajectoires qui, curieusement, semblent encore les rapprocher aujourd’hui.

4 La difficulté de ce choix temporel est qu’il ne recouvre pas une période homogène. S’y chevauchent partiellement en effet trois séquences de l’histoire maritime asiatique. La première est celle du déclin et de l’effondrement des compagnies à chartes. Le trafic espagnol du « galion de Manille », qui reliait annuellement Acapulco et Manille a été profondément altéré par l’occupation anglaise des Philippines (1762-1764) ; La Verenigde Ostindische Compagnie (VOC) néerlandaise a fait faillite en 1800 ; l’East India Company est dissoute en 1834. La seconde séquence est celle de l’âge d’or du commerce intra-asiatique, dominé par les jonques chinoises4. Anthony Reid montre qu’en Asie, la période 1760-1850 correspond à une phase d’expansion commerciale sans précédent pour la région. La population du Sud-Est asiatique s’accroît de moins de 1 % par an, tandis que le commerce progresse de 4 % par an. Cette performance mesurée sur la période 1760-1850 est selon lui plus forte que celle du « siècle colonial qui va de 1850 à 1950, ou même que durant la période du colonialisme triomphant (1870-1929)5. La dernière séquence est celle de la prise en main directe, par les puissances coloniales, anglaises et néerlandaises essentiellement, de territoires qui n’étaient autrefois que des enjeux commerciaux : c’est la création des straits settlements par les Britanniques, qui annonce l’apogée de l’ère coloniale, après 1840.

5 Pourtant, ce dernier choc, celui de l’intrusion coloniale a eu des effets complexes, que n’ont épuisé ni les lectures « neo-marxistes » d’une part, réduisant la présence étrangère à une forme d’exploitation et d’oppression, ni celles « révisionnistes » d’autre part, surestimant la contribution positive des occidentaux, intrus certes, mais agents innovateurs6. Dans ces interactions complexes, le rôle d’acteurs allogènes commence seulement à être étudié. C’est celui de communautés marchandes étrangères, dont la présence, parfois antérieure à la colonisation ou à l’établissement de concessions –dans le cas de Shanghai – se trouve amplifiée et dotée d’une puissance autonome.

6 Trois villes, trois cultures marchandes. Le point commun de ces trois métropoles est d’être chinoises. Mais sous cette évidence pointe le paradoxe. À Singapour, le Chinois, c’est au fond, historiquement, l’étranger. La communauté chinoise, (de dialecte teochew et hokkien pour la plupart) majoritaire dans la ville, n’est pas originaire de l’arrière-pays, mais vient de bien plus loin, du Fujian, du Guangdong, et se trouve coupée du monde malais. Hong Kong est un entrelacement complexe de réseaux chinois bien sûr, mais aussi anglais, ou plus précisément écossais, et indiens – c’est-à-dire parsis (zoroastriens), sindhis (musulmans), borahs (hindouistes) –, arméniens ou juifs bagdadis, qui sont engagés dans une vive concurrence les uns avec les autres. À Shanghai, les commerçants britanniques sont perçus, au moment où la ville est ouverte en 1843 par le traité de Nankin, comme une guilde parmi d’autres, au même titre que les marchands cantonais, ou ceux du Fujian, bref parmi toutes celles qui sont « étrangères » à la ville.

7 Comment s’opèrent les contacts entre ces traditions commerciales si diverses ? Y a-t-il coopération interculturelle, ou au contraire, ces différents réseaux sont-ils disjoints ? Il faut sans doute, pour répondre à ces questions, conjuguer les ressources de l’anthropologie (l’étude de la famille, du clan, de la parentèle étendue), et l’analyse strictement économique : comment se hiérarchisent les circuits de l’échange et ceux du

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financement ? Peut-on distinguer ici, comme le faisait Braudel, un commerce local, régional (intra-asiatique), et à longue distance (euro-asiatique) ?

Le système maritime asiatique : ambitions commerciales et géopolitiques

8 Les échanges économiques en mer de Chine du Sud ne sont pas une simple extension des activités européennes, comme tendaient à l'analyser Hosea Ballou Morse, le grand chroniqueur de l’East India Company, Louis Dermigny et dans une moindre mesure, Kirti N. Chaudhuri7. Un réseau commercial maritime très dense relie Bangkok, Penang, Malacca, Singapour, Saigon, Canton et Manille. La mer de Chine du Sud est sillonnée par des jonques chinoises et des interlopes européens qui se livrent au commerce intra-asiatique. Le commerce maritime chinois a progressé considérablement en mer de Chine du Sud après 1683, c'est à dire après la reconquête de Taiwan par les Qing et la levée de la prohibition du commerce maritime (hai jin)8. Face à la pression du commerce maritime chinois, les différentes compagnies des Indes orientales se retirent du trafic en mer de Chine du Sud. À deux exceptions près: le lien direct des étrangers avec Canton, et dans le cas des Hollandais, avec le Japon9. L'arrivée des interlopes (country traders) en Asie du Sud-Est, bien décidés à commercer avec les chinois d'outre-mer a aussi bouleversé la donne. Le tableau est encore compliqué, comme le souligne Blussé, par l'immixtion d'autres communautés marchandes comme celle des Bugis, installés à Riau, et qui contrôlent le détroit de Singapour, et le royaume de Sulu.

9 La mer de Chine du Sud n'est donc ni un front de colonisation pour les acteurs mondiaux que sont, au XVIIIe siècle les grandes compagnies des Indes orientales, ni une zone commerciale entièrement autonome, dans laquelle les compagnies européennes ne joueraient qu'un rôle marginal, ou passif, comme l'a soutenu John Smail10, et dans un autre registre, des historiens japonais comme Kawakatsu ou Hamashita11. En d'autres termes, ni l'histoire coloniale, ni l'histoire d'une Asie autocentrée ne rendent compte de manière satisfaisante de la vitalité économique de la mer de Chine du Sud. En fait la région est devenue, à la fin du XVIIIe siècle, le terrain de prédilection des entrepreneurs chinois. Les hua shang, ces chinois établis en Asie du Sud-Est sont, selon l'heureuse expression de Wang Gung-wu, des « marchands sans empire »12. Cette occupation de tout l'espace maritime et commercial a été rendue possible parce que la VOC a été chassée de Taiwan, de même qu'elle n'est plus impliquée dans le commerce direct avec le Cambodge et le Tonkin, et que ses relations avec le Japon sont restreintes par les mesures du bakufu Tokugawa de 1685. C’est aussi parce que les Hollandais à Malacca perdent leur emprise sur les royaumes voisins de Kedah, Selangor et Trengganu. C'est enfin en raison de l'installation de colons chinois qui cultivent le riz au Siam, la canne à sucre à Java, le gambier – cet arbre résineux dont l’écorce est utilisée pour le tannage des peaux – le poivre à Riau et à Brunei. Ils se lancent même dans l’extraction de l’étain dans la péninsule malaise.

10 Le modèle commercial a donc changé. Ce ne sont plus les épices et les produits forestiers qui constituent le gros des produits échangés, mais un vaste spectre de produits agricoles et miniers qui exigent pour leur mise en valeur ou leur production, la présence de milliers de coolies chinois. Pour ce faire, la main d'œuvre chinoise est transportée du Fujian ou du Guangdong par des navires… chinois. À la fin du XVIIIe siècle, l'arrivée annuelle des migrants chinois au Kalimantan occidental est estimée à 3.000 personnes13. Les massacres de chinois, en particulier aux Philippines qui ont

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ponctué tout le XVIIe et dans une moindre mesure, le XVIIIe siècle (1603, 1639, 1686, 1763) marquent bien, d’une façon dramatique, combien leur influence est prépondérante sur le commerce régional.

11 Une ville va jouer un rôle central dans cette mutation : il s’agit de Singapour.

Singapour : l’entrepôt de l’Asie

12 La position stratégique de Singapour, fondé sans doute dès le XIVe siècle n’avait échappé ni aux Portugais, ni aux Espagnols, ni aux Hollandais. Cela s’est traduit par le projet de construire des forts ou des citadelles dans la région du détroit pour protéger les intérêts européens14. Au début du XIXe siècle, Singapour est aussi le fruit de la rivalité anglo-française dans l’océan indien. Lorsque Raffles réussit, en 1819 l’acquisition de Singapour, l’East India Company recherche une base en Asie du Sud-Est. Celle-ci devait à leurs yeux permettre d’atteindre trois objectifs : • protéger et stimuler le commerce anglo-chinois ; • disposer d’une place pour radouber et avitailler les navires ; • établir un point de concentration de produits susceptibles d’alimenter le commerce à la Chine.

13 Alors que le marché anglais s’entiche de soieries, de porcelaines, et surtout de thé chinois, que l’on paie en métal argent, la demande de produits anglais en Chine – de drap de laine en particulier – est pratiquement inexistante. Il faut donc trouver une alternative dans des produits comme le poivre, l’étain et autres « produits des détroits » que fournit habituellement l’Asie du Sud-Est à la Chine.

14 Là encore l’objectif n’est pas la conquête territoriale : « notre but n’est pas territorial mais commercial. Un grand emporium et un centre d’où nous pourrions étendre notre influence politiquement lorsque les circonstances l’exigeront », écrira Rafles en juin 181915. Mais il faut peupler l’île pour atteindre ce but. Un vigoureux flux d’émigration est suscité entre Malacca et Singapour. Le colonel Farqhuar, le premier résident de Singapour (1819-1823), encourage les Chinois, Malais et Eurasiens de Malacca à venir s’installer sur l’île. En 1823, on estime leur nombre à 5.000 résidents. Dès 1827, les Chinois sont en nombre, la première communauté. Raffles a tiré les leçons des échecs espagnols et hollandais à Manille et Batavia, et joue pleinement des ressources offertes par les entrepreneurs chinois opérant à partir d’un port franc, et sous une administration peu interventionniste.

15 On trouve d’emblée à Singapour une communauté de marchands très cosmopolites. Durant les premières années, le gros des marchandises échangées étaient transbordées à Singapour par les Bugis, guerriers et entrepreneurs marchands originaires de Sulawesi, et les Temengongs, ces « nomades de la mer » (orang laut) spécialisés à la fin du XVIIIe siècle dans des activités de piraterie16, opérant en bande dans le détroit de Malacca. Mais ils sont progressivement supplantés par les courtiers chinois originaires du Guangdong et du Fujian qui collectent les produits des Straits settlements17, et les vendent dans tous les ports de la région. Puis viennent tous les autres : indiens, arabes, arméniens, et européens. On dénombre en 1846 à Commercial Square, le cœur de l’activité marchande de la ville, rebaptisé en 1858 Raffles Place, vingt maisons de commerce anglaises, six maisons de commerces tenues par des négociants juifs, cinq chinoises, cinq arabes, deux arméniennes, une américaine et une parsie. Chaque maison

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de commerce dispose de son propre quai où le frêt est chargé, déchargé, entreposé. Les activités de soutien au commerce international – fournitures pour bateaux, banques, salles de vente – sont toutes situées sur la place. William Hornaday, un taxidermiste américain écrit en 1885 : Singapour est certainement la ville la plus fonctionnelle que j’ai jamais vue. […]. Elle se présente comme un gigantesque bureau, abondamment fourni de tiroirs et de casiers, où chaque chose a sa place et peut être toujours trouvée18.

16 Comment ces différents acteurs constituent-ils leur réseau ? Avec qui tissent-ils des liens privilégiés ? Quelles sont les relations des marchands avec l’administration coloniale? Deux exemples peuvent illustrer ces coopérations conflictuelles :

17 – la hiérarchie des entrepôts en Asie n’est jamais figée. Les marchands de Singapour s’assurent une place prépondérante dans le transbordement, effectué par des négociants privés, des jonques chinoises. Mais le rêve secret – supplanter Canton comme point d’éclatement du commerce avec la Chine – s’évanouit avec la colonisation de Hong Kong en 1841 et l’ouverture successive de cinq ports chinois19. Dans les années 1820, Singapour avait supplanté Penang et Batavia comme entrepôt pour le commerce siamois avec l’archipel malais. Or ce commerce, dominé par les Siamois et les armateurs chinois établis à Bangkok, ne s’ouvrira aux étrangers qu’après le traité anglo-siamois de 1855. En 1847, Makassar, port franc ouvert par les Hollandais constitue une menace très précise sur le quasi-monopole de Singapour dans le commerce avec l’archipel. Mais en fait, le développement des échanges directs entre ces différents ports nourrit la fonction d’entrepôt de Singapour avec la Chine, les Indes néerlandaises et le Siam ;

18 – la contribution des négociants chinois à l’industrie du caoutchouc dans les Indes néerlandaises. Elle est avant tout d’ordre financier et commercial. Les intermédiaires chinois nouent des relations de complémentarité avec les négociants établis dans les Indes néerlandaises. Liens complexes : le crédit singapourien, sous forme de biens de consommation et de fonds, finance, à travers un réseau de distribution de commerçants dans la colonie néerlandaise, les planteurs d’hévéa. Singapour est au centre de ces transactions qui sont dénommées « contrats de quasi-crédit »20. La ville est devenue un centre incontournable dans le financement de ces opérations. L’intermédiaire chinois est aussi au centre du commerce d’entrepôt21.

19 Mais ce monde de marchands est aussi traversé par de multiples conflits. Conflits entre marchands Bugis et intermédiaires chinois, conflits aussi au sein de la communauté chinoise. Ces derniers ont été abondamment étudiés par Lee Poh-Ping22. Récusant les explications culturalistes liées à la religion, aux différences linguistiques ou à l’idéologie des sociétés secrètes, il propose une autre interprétation, plus strictement économique : le conflit entre les planteurs de poivre et de gambier, d’une part, et les marchands attachés au libre échange d’autre part. Il met à jour, ce faisant, une combinaison de relations conflictuelles entre différentes couches de la société chinoise : entre les sociétés secrètes et les marchands, et entre les groupes de marchands chinois et l’administration britannique. L’émergence et la persistance des sociétés secrètes à Singapour tiennent en effet à un ensemble de facteurs parmi lesquels domine l’inadéquation de la protection juridique pour les immigrants chinois dans une société multiraciale ; la capacité d’adaptation des sociétés secrètes à des conditions changeantes ; et la capacité des sociétés secrètes à offrir des mécanismes de réduction des conflits23.

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20 Tout autre sera le modèle hongkongais, point d’articulation entre les country traders et les réseaux commerciaux locaux.

Hong Kong : un modèle transnational ?

21 Durant la période qui précède la constitution de Hong Kong en entrepôt (1840-1860), les marchands britanniques restent en très petit nombre, et leurs activités commerciales sont peu diversifiées. Le Colonial Treasurer rapporte qu’en 1844, les quelques maisons de commerce comme Jardine ou Dent & Co avaient pour principale activité la réexportation de l’opium. De 1845 à 1849 en effet, trois quarts de l’opium destinés à la Chine transitait par Hong Kong24. L’autre grande activité est le transport des coolies qui s’embarquent pour les nouveaux mondes : la Californie en proie à la ruée vers l’or (1847) et l’Australie quatre ans plus tard25. Dans la réexportation de l’opium, un réseau marchand jouera un rôle central durant cette période : celui des communautés indiennes, et en particulier des marchands parsis.

22 Chassés d’Iran auVIIEsiècle par la conquête musulmane, les Parsis, de religion zoroastrienne ont émigré en Inde plutôt que de se soumettre à l’Islam et se sont fixés dans l’Inde du Nord-Ouest. Ils se regroupent au nord de Bombay au VIIe siècle26. Ils sont les premiers Indiens à se lancer dans le commerce avec la Chine27. Actifs à Canton et à Macao dès le début du XIXe siècle, ils sont impliqués dans le commerce de l’opium, du coton entre autres28. En 1828 et 1829, et en 1833-1834, le coton et l’opium exportés en Chine par les marchands parsis représentaient respectivement 32 % et 46 % du total des exportations indiennes29. Considérés comme les meilleurs courtiers parmi les Indiens traitant dans les factoreries de Canton, les Parsis devinrent rapidement des rivaux de la Compagnie des Indes orientales à Canton30.

23 Mais ils contribuent aussi, grâce à leur énergie et à des pratiques commerciales spécifiques, au démantèlement du système chinois des hong ces corporations de marchands chinois, qui à Canton, disposent du droit exclusif de conduire les transactions économiques avec les étrangers. Leur sens aigu de l’opportunité commerciale les conduit à établir des liens directs entre leurs maisons de négoce et les hong chinoises. Ils amassent grâce à ce commerce triangulaire de colossales fortunes qui vont en retour structurer durablement le paysage urbain et la société indienne de Bombay.

24 Les Parsis apparaissent en effet à l’apogée de leur puissance commerciale au moment même où le régime chinois de commerce extérieur est très fragilisé. Il repose en effet sur la combinaison d’un commerce maritime ancien et des pratiques économiques et financières traditionnelles de l’empire mandchou. L’implication des Parsis dans le commerce de l’opium les amène à s’établir à Canton dès 1809. En 1833, ils y seront plus nombreux que les Anglais. Lorsque au début des années 1820, le marché du coton est en proie au marasme, les Parsi se lancent dans le commerce de l’opium, qui se révèle bien vite encore plus lucratif. Les exportations d’opium vers la Chine ont commencé dans les années 1773, peu après le contrôle par l’East India Companydu Bengale (1765). Au début des années 1820, les expéditions d’opium ont dépassé celle de coton.

25 La plus grande firme étrangère de Canton engagée dans le commerce de l’opium est Jardine & Matheson. Son partenaire principal, à Bombay, est dès 1818, la maison Jamestjee Jejeebhoy, qui monopolise le commerce de l’opium du Malwa31. La

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coopération entre ces deux compagnies repose sur l’amitié personnelle entre William Jardine et Jamsetjee Jejeebhoy, qui sera sans doute la marchand parsi le plus riche sur la côte Malabar au XIXe siècle. Mais elle ne se limite pas à ces deux personnalités. Jejeebhoy a armé une flotte qui fait fréquemment escale à Hong Kong. Les routes commerciales s’étendent de Sumatra à la Grande Bretagne. Les marchands parsis s’engouffrent dans la brèche ouverte par le déclin des anciennes maisons de l’EIC à Calcutta à la fin des années 1820. Durant la campagne de vente 1829-1830, une cinquantaine de compagnies parsies de Bombay livrait leur opium à Jardine. Lorsqu’éclate la guerre de l’opium en 1839, pratiquement tout le trafic entre l’Inde et la Chine est aux mains des Parsis. Leurs relations avec les hong chinoises, coopératives au début, se tendent rapidement. Les Parsis en contestent vite le régime exclusif. Ils font jouer l’East India Company auprès des autorités chinoises pour que soit augmenté le nombre des hong et qu’on les autorise à commercer avec d’autres marchands chinois32. Mais c’est en définitive leur expertise et leur intervention dans le secteur financier qui va miner le système des hong.

26 Les profits accumulés dans le commerce du coton sont vite investis sur un marché très lucratif, celui des capitaux à Canton. Les retours y sont alléchants. Le taux des prêts pratiqués à Bombay va en effet de 6 % à 12 %. Mais les prêts consentis aux hong en découvertportent un intérêt allant de 12 % à 20 %, qui s’élève parfois, prenant le prétexte de fréquents accidents de paiement, jusqu’à 40 %. Au point que l’EIC estime nécessaire d’intervenir pour protéger les hong desmanœuvres parsies33. Les Parsis se sont lancés dans les opérations de financement.

27 Après l’interdiction du commerce de l’opium en 1839, les Parsis continuent à émigrer en Chine, non seulement à Canton, mais aussi à Hong Kong, Macao et Shanghai, dans l’espoir secret ou explicite de conquérir des positions avantageuses à la faveur des traités inégaux imposés par les puissances occidentales.

28 Dans le dispositif commercial britannique, Hong Kong est conçu comme un entrepôt commercial, au même titre que les entrepôts de l’EIC en Inde. Les roupies indiennes, qui ont une contrevaleur fixe en livres sterling, sont d’ailleurs acceptées à Hong Kong au même titre que les dollars mexicains34. L’Oriental Bank of Calcutta ouvre sa première succursale à Hong Kong dès 1845, suivie en 1857 par la Chartered Mercantile Bank of India, London and China.

29 Les Parsis sont déjà riches lorsqu’ils s’installent à Hong Kong, mais pas toujours bien vus des étrangers et restent une communauté à part. On compte, en 1845, 24 000 habitants à Hong Kong dont 595 Européens et 362 Indiens35. Il y a dès 1843, 6 firmes indiennes établies à Hong Kong avec 12 grandes firmes anglaises et 10 négociants indépendants britanniques. Ils se lancent dès leur arrivée à Hong Kong dans des activités immobilières, qui laisseront une trace dans le paysage architectural de la colonie : propriétés sur le front de mer, immeuble zoroastrien au 101 Leighton Road à Causeway Bay, entrepôts à North point. Et contribuent au caractère cosmopolite de la ville-entrepôt. En 1850, les propriétaires fonciers ont le droit de vote à l’Executive Council : 69 Britanniques, 42 Chinois, et 30 représentants d’autres nationalités parmi lesquels des Parsis, des Bohras et des Portugais36.

30 Ils continuent de jouer un rôle de premier plan dans le commerce entre l’Inde et la Chine. Chaudhuri estime que les exportations de filés de coton et d’opium, représentent, dans les années 1850-1860, un tiers du total des exportations indiennes37. Le coton des filatures de Bombay trouvera en Chine un débouché vital, durant le

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dernier quart du XIXe siècle, jusqu’à l’arrivée en force des Japonais dans ce secteur. Ainsi à Shanghai, on comptera jusqu’en 1935, 20 firmes parsies successivement établies. Deux négociants parsis représentant des companies indiennes à Hong Kong ont été nommés au comité provisoire de la première banque de la colonie, la Hongkong and Shanghai Bank. On retrouve un marchand parsi à la Chambre de commerce de Hong Kong38. Certes, pour les Parsis, l’âge d’or du commerce de l’opium et des cotonnades ne revivra plus, mais les communautés parsies de Hong Kong et de Shanghai ont sans doute été jusqu’en 1949, les plus nombreuses en Chine39.

31 Le déclin du commerce avec la Chine distend les liens entre les Parsis de Bombay et leurs marchands expatriés. Ils se désengagent du commerce de l’opium et s’orientent vers la spéculation immobilière, l’hôtellerie mais aussi le transport maritime. Cette transition de l’activité entrepreneuriale à la recherche de la rente est significative de l’évolution des communautés de marchands immigrés. Nous la retrouverons aussi bien avec le cas des Juifs bagdadis à Shanghai. S’il y a encore environ 230 Parsis à Hong Kong en 1916, il n’en reste plus que 80 en 1938. Ces derniers se développent alors en une communauté relativement indépendante en terre étrangère, alors qu’avant 1842, la pratique habituelle était pour les marchands parsis de retourner à Bombay tous les deux ou trois ans. À cette évolution, d’un groupe de marchands à une communauté diasporique, mais aussi au souci de renforcer leurs liens avec la communauté chinoise, il faut peut-être rattacher leurs activités philanthropiques. L’établissement de l’association zoroastrienne à Canton en 1845 et la création d’un fond pour le cimetière parsi de Shanghai en 1854, la donation de Sir Hormusjee Mody pour l’établissement de l’université de Hong Kong inaugurée en 1912, et celle de la famille Ruttonjee pour la création d’un sanatorium40.

32 Appréciés pour leurs dons d’entregent, leur habileté dans le maniement du crédit, leur intégrité et leur respect de la loi sont aussi reconnus: ils seront très rarement impliqués dans des affaires judiciaires. Certes les Parsis ont des échanges limités avec les Chinois dont ils ne parlent pas la langue. Leur communauté est fortement endogamique: on ne signale pas de cas de mariages mixtes, mais leur influence aura été considérable. Ils formeront à la fin du XIXe siècle une élite respectée. Sur les 34 membres de la chambre de commerce de Hong Kong, on compte un Parsi, trois Juifs et un Arménien, entretenant tous des relations commerciales intenses avec l’Inde. Ils auront conditionné les formes de la pénétration anglaise en Chine, et les richesses accumulées dans le commerce avec la Chine contribueront à la fortune de Bombay. Avec la guerre de l’opium, le démantèlement du système traditionnel du commerce extérieur et l’ouverture de cinq port francs sur le littoral chinois, un nouveau modèle apparaît, dont Shanghai sera l’exemple achevé.

Shanghai : le laboratoire du système des traités41

33 Loin d’être un pauvre village de pêcheurs soudain transformé en port franc par la grâce du capital étranger, Shanghai était depuis la fin des Song un port commercial important, le chef-lieu d’un district sous les Yuan et un centre de production et de commercialisation du coton sous les Ming42. L’apparition des courtiers signale que le marché a d’ores et déjà dépassé, en taille et en complexité, le niveau d’une simple économie ou les paysans échangent leurs produits entre eux. Les courtiers sont impliqués à la fois dans le commerce officiel du coton et le commerce non officiel. Dès cette époque, la ville est le foyer d’une économie très commercialisée. En juin 1832, un

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commerçant anglais, Lindsay constate en sept jours un énorme trafic maritime : 400 jonques jaugeant de 100 à 400 tonnes, provenant de Mandchourie, de Tianjin, du Fujian, de Taiwan, de Canton, des nanyang, c’est-à-dire de ce que nous appellerions aujourd’hui l’Asie du Sud-Est, de la Cochinchine et du Siam, remontent le Huangpu jusqu’à Shanghai43. En 1843, au moment où la ville devient un port ouvert, elle était déjà l’une des vingt premières villes chinoises par son importance économique, et l’ampleur de ses liens avec l’arrière-pays et l’étranger n’est plus à démontrer. Murphey a bien noté que le volume de transport maritime de Shanghai avant l’ouverture du port aux étrangers pourrait être comparé à celui de Londres. Shanghai n’est pas sans doute non plus si déconnecté de son hinterland que Rhoads Murphey a bien voulu le croire44.

34 Shanghai est aussi une ville cosmopolite : en ce sens que les marchands des autres provinces y disposent de leurs propres guildes (huiguan). Les Anglais sont d’ailleurs perçus, curieusement, comme une autre guilde de marchands, extérieurs, et faible en effectifs (150 personnes à peine dix ans après l’ouverture du port aux étrangers). Ce sont, somme toute, deux faits marquants qui durant les années 1850 vont profondément transformer la nature de la ville. Une rébellion, celle de la société secrète des petits couteaux (xiaodaohui) va précipiter l’implication des étrangers dans ce qui était jusqu’alors une chasse-gardée chinoise : la perception des droits de douane, et l’établissement d’un gouvernement municipal dans la concession étrangère, dans lequel vont affluer… les Chinois. Les intermédiaires chinois, dont le rôle est indispensable, se ruent pour mettre leurs fonds à disposition des étrangers, même s’ils n’en ont pas le contrôle. L’extra-territorialité permet au capital chinois de court- circuiter la bureaucratie impériale et s’assure la protection conférée par l’environnement juridique du droit anglo-saxon. C’est poussée par la même motivation qu’il faut signaler l’arrivée de marchands cantonais à Shanghai après 1843 car ils espèrent que l’ouverture imposée par les étrangers sera, pour eux aussi l’occasion de multiplier leurs affaires. D’une ville chinoise tolérant une guilde de marchands étrangers, on passe cette fois à une dualité très marquée entre une ville chinoise encore murée, et une municipalité occidentale, qui englobe le bund dans son périmètre urbain.

35 Au début du siècle dernier, des négociants juifs sépharades s’installèrent à Shanghai en grand nombre. Aux cotés de la maison de commerce Jardine Matheson, des Sassoon, des Kadoorie, et des Hardoon, un grand nombre de familles juives de Bagdad, du Caire et de Bombay les rejoignent. Ils sont bientôt rejoints, en bien plus grand nombre, par des juifs ashkénazes, pauvres qui fuient les pogromes, et qui deviennent boutiquiers, boulangers, modistes ou chapeliers. La révolution russe de 1917 double pratiquement la dimension de la communauté juive de Shanghai. La communauté ashkénaze dépasse le millier en 1924 et la population juive de Shanghai est estimée à 25.000 en 1943.

36 Spécialisés dans le commerce des pierres précieuses, de l’eau de rose et des chevaux arabes, les Juifs bagdadis sont implantés à Surate, Bombay et Calcutta dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Relais d’une diaspora de négociants qui s’étend de Londres à Shanghai45, ils sont les derniers venus dans le commerce de l’opium à Canton. Leurs grands rivaux y sont les Parsis. Dès l’ouverture de Shanghai, on trouve dans la ville des marchands parsis, des négociants ismaéliens46, et des Juifs bagdadis. Ces communautés certes marginales à Shanghai capturent cependant une part non résiduelle des courants d’échange avec Bombay, dans le coton et l’opium en particulier. À partir des années 1860, les Parsis sont évincés par les bagdadis comme principal relais des Anglais dans le commerce Inde-Chine, même si leur nombre reste faible : 10 en 1868, 20 en 1874, 175 en 189547. Au début du XXe siècle, ils seront les

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premiers importateurs d’opium indien en Chine, et, à partir des années 1920, ils réinvestissent ces profits dans l’immobilier, le transport maritime, les métaux, la laine. Négociants généralistes, ils dominent la bourse de Shanghai et co-gèrent, avec les Britanniques, la concession internationale de Shanghai. Cette porosité entre les relations de diverses communautés de marchands anglais et bagdadis tient sans doute au fait que la concession internationale de Shanghai n’est pas une colonie. Les Juifs bagdadis peuvent, avec les Anglais, participer à son administration48.

Conclusion

37 Cette étude est focalisée sur un espace maritime, des réseaux marchands, et des métropoles portuaires, qui en sont l’articulation,. Ce qui en fait la richesse, ce ne sont pas seulement leur position géographique, la qualité de leurs infrastructures mais la spécificité des réseaux, souvent décalés – l’immigré est un entreprenant – qui les animent. Et qui ont tous contribués par leur compétence, leur esprit entrepreneurial, à en faire des centres de service international.

38 Trois traits communs dominent dans les trois villes considérées : • le rôle du commerce d’entrepôt dans la constitution ; • le faible niveau de taxation. Il est conduit sans que soient levées des taxes, et avec un minimum de restrictions. Là encore, selon les périodes choisies, les pratiques varient considérablement ; • le caractère cosmopolite des milieux marchands. C’est sans doute ce métissage des cultures marchandes qui donne une telle force à des places entrepôt. Notons toutefois que l’on passe les frontières mais on maintient les limites entre les communautés49.

39 Ces trois communautés marchandes – les Chinois émigrés à Singapour, les Parsis de Hong Kong, les Juifs bagdadis de Shanghai – opèrent tantôt comme des agents de l’empire britannique, tantôt de façon autonome au sein d’un système commercial mondial. À Singapour, les Anglais ne sont rien sans les réseaux chinois. À Hong Kong, les Parsis ne visent pas à supplanter les Britanniques, mais sont, au même titre que les Arméniens, les Sindhis (musulmans), les Bohras le vecteur de la progression du libre échange. Ils accompagnent, à leur manière, l’irrésistible montée en puissance des marchands privés et contribuent à la dissolution presque simultanée, du monopole de l’honorable compagnie et du Cohong.

40 À Shanghai, les Juifs bagdadis participeront aussi, à leur façon, à la constitution d’une pratique commerciale hybride, qui se jouera à la fois de la main-mise bureaucratique chinoise et des pratiques anglaises, pour donner lieu à une efflorescence commerciale qui fera de la métropole du bas Yangzi la plus grande métropole d’Extrême-Orient jusqu’à l’invasion japonaise.

41 Cette importance nouvelle donnée à des réseaux allogènes permet aussi d’apporter une réponse plus nuancée à la question de savoir qui contrôle la production et le négoce de produits clés pour le commerce asiatique et mondial au XIXe siècle. Tirant parti des connexions particulières avec la puissance occupante, ils sont des collaborateurs loyaux, mais non serviles. Ces communautés sont des intermédiaires dans le grand flux commercial Inde-Chine. Déracinés, mais cultivant une forte cohésion culturelle et religieuse, ces communautés sont devenues en quelque sorte des passeurs de cultures, des facilitateurs d’échanges. Ils amortissent les chocs culturels, fréquents, entre Chinois

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et Européens. Leur expertise vient de ce qu’ils sont de fins connaisseurs de cultures très diverses, dont ils monopolisent les contacts et les échanges. À la frontière des mondes chinois et sépharades, le Juif bagdadi, Silas Aaron Hardoon (1851-1931) en est, à Shanghai, l’exemple accompli. Ces minorités d’intermédiaires sont en concurrence mais peuvent aussi s’allier lorsque leurs intérêts sont menacés, comme par exemple lorsque le gouvernement britannique accède, au début du XXe siècle, à la demande chinoise d’une réduction progressive du commerce de l’opium. Ces communautés demeurent enfin des ensembles disjoints. Parsis et Bohras (hindouistes) peuvent se joindre, à Hong Kong à des événements mondains, mais Parsis et Sindhis ne se fréquentent guère. Influents en Chine, les Indiens n’y formeront jamais un groupe national, mais resteront Parsis, Bohras, Sindhis, Sikhs, etc.

42 L’intuition de ces réseaux marchands immigrés, décalés par rapports aux administrateurs ou aux commerçants britanniques, à été d’investir, souvent à partir d’un commerce de niche, des entrepôts, autrement dit des points de commandement des flux du commerce mondial en Asie : Singapour, Hong Kong, Shanghai. Leur marginalité, leur faiblesse numérique, sauf dans le cas des Chinois à Singapour dans la première moitié du XIXe siècle, n’est pas un obstacle. Ils sont peu nombreux, certes, mais influents.

43 L’activité commerciale de ces ports développés du moins, dans le cas de Singapour durant sa gestion par l’EIC et de Hong Kong, par l’initiative privée, se dilate et se contracte dans l’espace maritime défini par ces trois grandes métropoles portuaires sans que l’on puisse clairement identifier quel est le réseau dominant. Certes, les Chinois d’Outre-Mer y jouent un rôle prépondérant. Certes, les compagnies des Indes orientales, néerlandaises et britanniques y sont bien implantées. Certes, les puissances coloniales administreront directement. Mais dès que les Chinois se replient, l’espace commercial est occupé par les Malais. Deux modèles s’opposent en définitive, celui de villes sans territoire et de villes aux périphéries étendues. Ces deux hypothèses sont-elles vraiment exclusives ? Ceci pose au fond en termes géographiques, économiques, anthropologiques sans doute aussi la question des rapports entre la métropole portuaire et son hinterland.

NOTES

1. Deny Lombard, Le carrefour javanais. Essai d’histoire globale, Paris, EHESS, 3 vol., 1990. 2. Alain Forest, « L'Asie du Sud-Est continentale vue de la mer », in Nguyên Thê Anh & Yoshiaki Ishizawa (éds.), Commerce et navigation en Asie du Sud-Est (XIVe-XIXesiècle), Paris, l'Harmattan, 1999, p. 7-30. Voir aussi Pierre Yves Manguin,. « Trading Ships of the South China Sea », Journal of the Economic and Social History of the Orient, volume 36, number 3; August 1993, p. 253. 3. Hamashita Takeshi, Kawakatsu Heita, Bunmei no kaiyô shikan, a Maritime History View of Civilization, Tokyo, Chuô kôronsha, 1997. 4. Anthony Reid montre de façon convaincante que la rapide croissance des exportations et la commercialisation intense n’a pas commencé à la fin du XIXe siècle, durant la haute période coloniale (1870-1940), mais dès la fin du XVIIIe siècle, quand s’effondrent les monopoles européens

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(Anthony Reid, Southeast Asia in the Age of Commerce 1450-1680, Vol. 2., Expansion and Crisis, Yale University Press, Oxford, 1993). 5. Cette croissance tient aussi aux changements intervenus dans la nature des produits distribués. Aux épices se substituent les produits agricoles des plantations et les matières premières en général. L’opium, est importé, en faible quantité au début, mais avec des marges très rémunératrices. Le tissu de coton est importé en Asie à partir des Indes (Coromandel). Parmi les produits exportés : le thé. Le monopole chinois à travers Canton s’est maintenu jusque vers 1820. Le café, qui est maintenant cultivé dans l’archipel indonésien. Le sucre de canne. Le poivre, planté selon un mode intensif, avec le recours aux engrais et beaucoup de main-d’œuvre par des agriculteurs Teochew sur une vaste échelle auXIXesiècle dans le Sud-Est du Siam, à Penang, Malacca et Singapour, entre 1790 et les années 1820. À l’intérieur de l’Asie circulent le riz et le coton : Le riz est cultivé pour l’exportation dans la plaine de Luzon entre 1820 et 1860. Mais il ne transite pas par Manille. Anthony Reid, « A New Phase of Commercial Expansion in South-East Asia, 1760-1850 », Anthony Reid (ed.), The Last Stand of Asian Autonomies, Responses to Modernity in the Diverse States of Southeast Asia and Korea, 1750-1900, Basingstoke, Macmillan, 1997. 6. Robert Y. Eng, « Chinese Entrepreneurs, the Government and the Foreign Sector : The Canton and Shanghai Silk-Reeling Enterprises, 1861-1932 », Modern Asian Studies, Vol. 18, n° 3, 1984, p. 353-370. 7. Hosea Ballou Morse, The Chronicles of the East India Company Trading to China, 1635-1834, Taipei, Ch'eng Wen Publishers, 1979 ; Louis Dermigny, La Chine et l'Occident, 1719-1833, Paris EPHE, VIe section, Centre de recherches historiques, Sevpen 1964 ; Kirti N. Chaudhuri, The Trading World of Asia and the English EastIindia Company, 1660-1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1978. 8. Leonard Blussé, Strange Company: Chinese Settlers, Mestizo Women and the Dutch in VOC Batavia, Dortrecht, Foris, 1988 ; Jennifer W. Cushman, Fields from the sea : Chinese junk trade with Siam duirng the lage Eighteenth and Early Nineteenth Centuries, Ithaca, New York, Cornell University, 1993 ; Ishii Yoneo (ed.), The Junk Trade from Southeast Asia, translation from the Tosen Fusetsu-gaki, 1674-1723, Singapore, ISEAS, 1998 ; Ng Chin-Keong, Trade and Society: the Amoy Network on the China Coast, 1683-1735, Singapore, Singapore University Press, 1983. 9. Leonard Blussé, « No boats to China: The Dutch East India Company and the Changing Pattern of the China Sea Trade, 1635-1690 », Modern Asian Studies, vol. 30, 1996, p. 51-76. 10. John R. Smail, « On the possibility of an autonomous history of modern southeast Asia », Journal of Southeast Asian History, 1961, p. 72-102. 11. Hamashita Takeshi, Kawakatsu Heita, Bunmei no kaiyô shikan (A Maritime History View of Civilization, Tokyo, Chuô kôronsha, 1997), en particulier sa préface p. 3-15. 12. Wang Gung-wu. China and the Chinese Overseas, Singapore, Times Academic Press, 1991, p. 70-101. 13. Leonard Blussé, « Chinese Century, The Eighteenth Century in the China Sea Region », Archipel, 58, Paris, 1999, p. 107-130. 14. Peter Borschberg, « Portuguese, Spanish and Dutch Plans to construct a Fort in the Strait of Singapore, ca 1584-1625 », Archipel 65, 2003, p. 55-88. Voir aussi Malcolm H. Murfett, John N. Miksic, Brian P. Farrell & Chiang Ming Shun, Between Two Oceans: A Military History of Singapore From First Settlement to Final British Withdrawal, Singapore, Oxford University Press, 1999. 15. Cité in Colin Macmillan Turnbull, A History of Singapore, 1819-1988, Oxford, Oxford University Press, 1999. 16. Le terme piraterie est lourdement connoté. Dans son acception occidentale, il renvoie à des activités de voleurs enfreignant les lois de leur propre pays. Est-ce le mot correct pour désigner les attaques en mer des navires de commerce en Asie du Sud-est ? La plupart des tribus sont maîtres chez elles, c’est-à-dire dans des ces domaines riverains des fleuves ou de la mer. Cf. Nicholas Tarling, Nations and States in Southeast Asia, Cambridge University Press, 1998. 17. Penang, Malacca et Singapour, administrés par l’EIC à partir de 1826.

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18. William T. Hornaday, Two Years in the Jungle, the Experiences of a Hunter and Naturalist in India, Ceylon, the Malay Peninsula and Borneo, New York, Charles Scribner’s son, 1885. Cité in Maya Jayapal, Old Singapore, Oxford University Press, 1996. 19. Canton, Amoy, Fuzhou, Ningbo, et Shanghai. 20. W.Gregg Huff, The Economic Growth of Singapore, Cambridge University Press, 1996, p. 21. 21. Wong Lin-ken, « Commercial Growth before the Second World War », in Chew and Lee (ed.) a History of Singapore, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 61. 22. Lee Poh-Ping, Chinese Society in XIXth Century Singapore, Kuala Lumpur, Oxford University Press, 1978. 23. C’est la thèse de Mak Lai-fang, The sociology of Secret Societies : a Study of Secret Societies in Singapore and Peninsular Malaysia, New York, Oxford University Press, 1991. 24. Memorandum of Mitchell, 28 December 1850, C.O.129/34. 25. De 1851 à 1872, 320.000 Chinois ont été transportés à l’étranger comme coolies via Hong Kong. L’activité est lucrative. Les marchands chinois dominant cette activité empochent 350 à 400 yuans par travailleur, alors que le coût est de 117 à 190 yuans. Cf. Hosea Ballou Morse, The International Relations of the British Empire, Vol. 2, p. 402-403. 26. Ninian Smart, The World's Religions : Old Traditions and Modern Transformations, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 100. 27. Roger. Ballard, « The Political Economy of Migration : Pakistan, Britain, and the Middle East » in Eades, Jerry (ed), (1987), Migrants, Workers, and the Social Order, London, Tavistock Publications, p. 21. 28. Kanwal Naraim Vaid,The Overseas Indian Community in Hong Kong, Hong Kong, Centre of Asian Studies, 1972, p. 12. 29. Yan Kejia, citant Guha, «º1970, Parsi Seths as entrepreneurs, 1750-1850º», Economic and Political Weekly, vol. 5, n° 35. 30. Yan Kejia, Parsis in the Opium trade in China, http://www.asianscholarship.org/ publications/papers/Kejia%20Yan%20- %20Parsis%20in%20the%20Opium%20Trade.doc, consulté le 20.12.04. 31. Trois types d’opium sont mis en vente sur le marché chinois : Patna (Bengale), Malwa (Inde occidentale) et turc. L’opium du Bengale, sous ses deux dénominations Patna ou Bénarès, est le seul opium que les navires licenciés par l’EIC peuvent transporter. 32. Horsea Ballou Morse, op. cit., vol. III, p. 215. 33. Horsea Ballou Morse, op. cit., p. 91. 34. La roupie (le terme dérive de « rupa » qui signifie argent). La « Company Rupee » de 1835 contenait 165 grains d’argent et 15 grains d’alliage. La roupie indienne sera acceptée à Hong Kong jusque dans les années 1860, lorsqu’elle sera supplantée par le dollar d’argent qui a la faveur des Chinois. 35. Barbara Sue White, Turban and Traders, Hong Kong Indian Communities, Hong Kong, Oxford University Press, 1994, p. 5. 36. Ibid. 37. Kirti N. Chaudhuri, « Foreign Trade and Balance of Payments, 1757-1947 », in D. Kumar (ed.), The Cambridge History of India, II, Circa 1757-c. 1970, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 864. 38. Maggie Keswick (ed.), The Thistle and the Jade, Hong Kong, Mandarin Publishers, 1982, p. 14. 39. La présence indienne à Hong Kong et en Chine est faussée par le grand nombre de militaires (Ghurkas et Sikhs). En 1931, un tiers de la communauté indienne de Hong Kong est constitué de soldats. 7.000 à 8.000 Indiens résident en Chine et à Hong Kong à cette époque, faisant des Indiens la 4e communauté après les Japonais les Russes et les Britanniques. Cf. Claude Markovits, « Indian Communities in China, c. 1842-1949 », in Bickers and Henriot (eds.), op. cit., p. 50. 40. Frank Welsh, A History of Hong Kong, London, Harper Collins, 1977, p. 297.

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41. Marie-Claire Bergère Histoire de Shanghai, Paris, Fayard, 2002, p. 17. 42. C’est sans doute avec le livre de Linda Cook Johnson, Shanghai : from Market Town to Treaty Port, 1074-1858, qui replace l’interaction entre les systèmes économiques chinois et étrangers dans une perspective historique longue, que la thèse de Rhoads Murphey « The Outsiders: The Western Experience in India and China », Ann Arbor, University of Michigan Press, 1977) se trouve remise en question. 43. Cité in Lu Hanchao, « Arrested development, cotton and cotton market in Shanghai, 1350-1843 », Modern China, vol. 18, n° 4, octobre 1992. 44. Cf. Kwan Man-bun, « Mapping the Hinterland: Treaty Ports and Regional Analysis in Modern China » in Gail Hershatter, Emily Honig, Jonathan N. Lipman, and Randall Ross (eds), Remapping China: Fissures in Historical Terrain, Stanford, Stanford University Press, 1997, p. 181-193. 45. Le terme Juif baghdadi désigne à Bombay, des Juifs arabophones originaires de Syrie et de différentes parties de l’Empire ottoman, d’Aden et du Yémen, ainsi que d’autres communautés juives non arabophones issues de Perse et d’Afghanistan. Cf. Chiara Betta, in Bickers, Robert & ChristianHenriot, New Frontiers: Imperialism's New Communities in East Asia, 1842-1953, Manchester University Press, 2000, p. 39, citant Thomas A. Timberg : « Baghdadi Jews in Indian Port cities », in Thomas A. Timberg, (ed.), Jews in India, New Dehli, Vikas Publishing House, 1986. 46. Secte chiite chassée de Perse et réfugiée en Inde. 47. Chiara Betta, in Bickers & Henriot, op. cit., p. 41-42. 48. Leur intégration eut cependant des limites : ils ne sont pas admis, à de très rares exceptions près, dans les club britanniques : leur intégration est entravée parce qu’ils sont perçus comme orientaux et aussi en raison d’un antisémitisme latent dans certaines couches de la communauté britannique, Chiara Betta, op. cit. p. 49. 49. Jael Silliman, « Crossing Borders, Maintaining Boundaries : The Life and Times of Farha, A Woman of the Baghadadi Jewish Diaspora », Journal of Indo-Judaic Studies, Vol. 1, 1998.

AUTEUR

FRANÇOIS GIPOULOUX CNRS/CECM

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Circuit/Mobilité

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La circulation des étudiants dans l'Europe médiévale

Jacques Verger

1 Le thème de la mobilité des étudiants au Moyen Âge est un lieu commun, déjà présent dans certains textes médiévaux1, complaisamment repris, de manière souvent anecdotique, par de nombreux auteurs modernes, volontiers utilisé, avec les meilleures intentions du monde, dans bien des discours politiques contemporains.

2 Derrière ce lieu commun, il y a cependant des réalités, à la fois sociales, institutionnelles et culturelles. Des travaux récents, dont la présente communication voudrait rassembler les apports essentiels, permettent aujourd'hui de donner de ces réalités, par-delà les mythes ou les affabulations, une image relativement précise et nuancée où se combinent données qualitatives et quantitatives2.

3 Naturellement, il faut rappeler d'entrée de jeu le caractère paradoxal de cette mobilité étudiante médiévale. Les sociétés occidentales du Moyen Age étaient des sociétés très majoritairement rurales, terriennes et donc quasiment immobiles, dans tous les sens du mot. Mais dans cette société immobile, il existait des groupes – très minoritaires évidemment – susceptibles à l'inverse d'une grande mobilité : marchands « aux pieds poudreux », pèlerins et croisés, diplomates et mercenaires, étudiants enfin. Malgré de lourdes contraintes sociales, aggravées par les conditions très médiocres des transports ( encore que ceux-ci s'améliorent notablement à partir du XIIIe siècle ), ces individus ont pu en effet tirer parti des faiblesses de la « territorialisation » régionale ou nationale, de l'incertitude et de la perméabilité des frontières, de la survie de pouvoirs à vocation universelle (l'Église et l'Empire), de l'existence enfin d'une langue également universelle de culture et même de communication, le latin.

Chronologie et géographie des circulations étudiantes

4 La mobilité des gens de savoir est bien attestée dès le XIIe siècle, au moins sous la forme de multiples exemples individuels : nul n'ignore que les écoles parisiennes ont été alors illustrées par le breton Abélard, l'allemand Hugues de Saint-Victor, l'italien Pierre

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Lombard, l'anglais Etienne Langton. Le succès considérable des enseignements nouveaux et la rareté initiale des centres capables de les dispenser expliquent cette situation. Paris avec ses écoles de philosophie et de théologie, Bologne avec ses premiers grands juristes en furent les principales bénéficiaires3 ; on pourrait y ajouter à la fois Salerne et ses écoles de médecine et Tolède où des traducteurs de tout l'Occident venaient chercher les précieux manuscrits arabes grâce auxquels on espérait retrouver l'essentiel de la science antique.

5 Certaines sources littéraires évoquent bien cette circulation accélérée des hommes – on pense à tel passage bien connu de l'Histoire occidentale où Jacques de Vitry évoque le cosmopolitisme des écoles parisiennes4 – mais le document le plus célèbre, auquel se réfèreront par la suite toutes les universités médiévales, est la constitution Habita promulguée par l'empereur Frédéric Barberousse en 1155 ou 11585. Ce texte capital témoigne à la fois de l'ampleur du courant migratoire (vers l'Italie et spécialement Bologne) déclenché par l'« attrait des leges »6 et de la volonté explicite de l'empereur d'encourager ce mouvement en donnant de solides garanties économiques et judiciaires à ceux qui, « [….] voyagent pour étudier [...], qui, pour l'amour de la science, se sont exilés, de riches se sont faits pauvres, s'épuisent en efforts et exposent leurs vies à tous les dangers ».

6 La multiplication dans certaines écoles des « étudiants étrangers » (les deux mots deviennent presque synonymes) a certainement été un des facteurs qui ont précipité, à l'orée du XIII esiècle, la transformation de ces écoles en universités, organismes autonomes et privilégiés. Partout, on retrouve dès l'origine les mêmes garanties typiques, destinées à permettre aux écoliers « forains » de subsister sans trop de peine et de pouvoir étudier dans des conditions acceptables : taxation des loyers, exemptions fiscales, immunités judiciaires7. Grâce à ces libertés et franchises, le pouvoir royal ou pontifical qui a pris sous sa protection les nouvelles universités, a fait d'étrangers isolés, naturellement exposés aux exac-tions et brutalités des populations et pouvoirs locaux, des privilégiés au statut clairement défini.

7 Au XIIIe siècle, Paris et Bologne demeurent, sur la petite quinzaine d'uni-versités attestées à cette époque, les principales bénéficiaires de la circulation étudiante, avec chacune son aire propre de recrutement : l’on venait à Bologne de toute l'Italie, de la France de l'Est et du Sud-Est et surtout des pays germaniques d'Empire ; l'aire d'attraction de Paris n'était pas la même, elle s'étendait principalement sur la France du Nord, les Iles britanniques, les Pays-Bas et l'Allemagne, ce qui ne veut pas dire que les Méridionaux (Français du Midi, Italiens et Ibériques) aient été totalement absents. De toute façon, il est impossible d'avancer pour le XIIIe siècle des chiffres précis ou même des ordres de grandeur.

8 La situation change nettement à la fin du Moyen Âge, surtout à partir de 1347, date symbolique correspondant à la fondation de l'université de Prague, première université fondée à la fois au Nord des Alpes et à l'Est du Rhin. À la suite de cette première fondation, les universités nouvelles se multiplient en effet, spécialement dans les pays germaniques8, en Europe centrale et septentrionale mais aussi en France et en Espagne ; universités de taille et de rayonnement souvent modestes, n'enseignant guère, généralement, que les arts et le droit, mais suffisamment actives cependant pour modifier les conditions de la mobilité étudiante. Cette mobilité, que des sources plus satisfaisantes (rôles de suppliques pontificales et matricules) permettent désormais d'apprécier de manière quantitative, ne disparaît pas mais change de caractère.

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9 Il y a certes eu, comme on l'a fait observer depuis longtemps, une tendance marquée à la « régionalisation » du recrutement, découlant des circonstances nouvelles (chaque région ou pays a désormais son université régionale ou nationale où l'on va tout naturellement) et souvent encouragée par les pouvoirs publics qui essaient d'interdire, avec un succès au demeurant inégal, les études faites à l'étranger9. Mais on peut aussi faire l'hypothèse que ce recrutement régional a surtout concerné des étudiants qui, dans la situation antérieure, faute de moyens ou d'ambition, n'auraient pas fait d'études universitaires. Les autres en revanche, les plus riches ou les plus entreprenants, ont continué, lorsqu'ils y trouvaient intérêt, à se lancer dans de longs voyages d'études vers les centres les plus prestigieux.

10 De sorte que les grands traits des migrations universitaires, tels que nous les avons esquissés plus haut pour le XIIIe siècle, se maintiennent aux XIVe et XVe, mais en se diversifiant. Sur la carte universitaire de l'Europe, certaines fondations nouvelles (Prague ou Louvain par exemple) ont atteint un prestige suffisant pour prétendre à leur tour à un rayonnement international et faire concurrence aux centres anciens, même si ceux-ci – Paris, Bologne, Padoue, Montpellier – conservaient une primauté incontestée. Par ailleurs, les itinéraires de la circulationétudiante se sont compliqués. On ne se contente plus de quitter son pays natal pour une grande université où l'on séjournera de manière souvent prolongée avant de revenir chez soi, diplômes en poche. On voit apparaître au XVe siècle, pour un nombre croissant d'étudiants, un modèle nouveau de peregrinatio academica qui ne fera que s'amplifier à l'époque moderne10. À la logique de l'aller-retour se substitue celle du « grand tour » : on visitait successivement, plus ou moins durablement, plusieurs universités, étudiant dans les unes, prenant parfois ses grades dans d'autres, moins coûteuses ou moins exigeantes ; l'agrément du dépaysement et des rencontres venait s'ajouter à la seule quête du savoir11.

11 La mobilité des étudiants en Europe à la fin du Moyen Âge a sans doute obéi à une conjoncture complexe. Rainer C. Schwinges a cru pouvoir déterminer pour les étudiants allemands, dans un trend séculaire de croissance, de véritables phases cycliques12. Ailleurs, disons plus simplement que les malheurs des temps (guerres et épidémies) venant s'ajouter aux fondations nouvelles ont dû ralentir durablement cette mobilité jusque vers le milieu du XVe siècle, jusqu'à ce que la prospérité retrouvée et les mutations intellectuelles liées à l'humanisme viennent lui redonner une forte impulsion. Paris est resté, surtout pour les étudiants d'origine septentrionale, un pôle d'attraction fort, mais c'est évidemment l'Italie – non seulement Bologne et Padoue, mais aussi Turin, Sienne, Pérouse, Rome, etc. – qui a bénéficié de cette relance de la circulation étudiante : on y affluait de pratiquement toute l'Europe13. Et sur les routes de l'iter Italicum, tant en Allemagne qu'en France, bien des universités, même modestes ou d'institution récente, pouvaient désormais bénéficier de la visite de ces étudiants voyageurs.

Typologie des circulations étudiantes

12 À quelque époque qu'on se place, ce sont toujours les mêmes critères qui permettent d'analyser avec une certaine précision la mobilité des populations étudiantes, afin d'en préciser les modalités et la portée.

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Questions d'échelle

13 Dans les universités médiévales, les étudiants strictement autochtones n'ont jamais été qu'une minorité, souvent même une petite minorité ; à Bologne, ils étaient même, en tant que cives Bononienses, exclus formellement des universitates étudiantes 14. Tous les autres avaient dû se déplacer pour étudier et donc faire face à tous les problèmes pratiques découlant d'un tel déplacement : information, voyage, logement, subsides financiers, risque d'isolement, etc.

14 Les étudiants « forains » étaient cependant d'origine très inégalement lointaine et leur degré d'«extranéité » par rapport à la ville universitaire était donc très inégal. On pourrait essayer, pour chaque université, de distinguer de manière concentrique, et en tenant compte de la situation géographique de chacune, un recrutement local, régional, national, international. Mais il paraît plus réaliste d'opposer simplement une aire « naturelle » de mobilité, définie par la proximité géographique et l'absence d'université concurrente, n'engendrant pas un véritable sentiment de « dépaysement » (politique, linguistique et, plus largement, social et mental) et, a contrario, une aire « lointaine » où les facteurs inverses – la distance, la nécessité du choix volontaire de telle université plutôt que telle autre, aussi ou plus accessible, et les risques de l'« expatriation » in terra aliena – jouaient au contraire à plein.

15 Cette distinction posée, il est clair que, du XIIIe au XVesiècle, même dans les plus grandes universités, le recrutement « lointain » a toujours été très minoritaire – quand il n'était pas inexistant, comme à Oxford15 : à peine plus de 20 % d'ultramontani à Bologne à son apogée probable, au tournant des XIIIe et XIVesiècles16, moins de 10 % de non-régnicoles à Paris et dans les autres universités françaises au début du XVe, temps de guerre et de schisme, il est vrai17. Et il n'est que de voir l'émotion suscitée en ce même Paris au XVe siècle par les fondations des universités proches de Caen en 1432-1433 puis de Bourges en 1463-147018, qui risquaient de détourner de gros bataillons d'étudiants normands, berrichons ou auvergnats pour voir à quel point c'était le recrutement « naturel » qui était perçu par les maîtres parisiens comme vital pour la prospérité de leur studium.

Profil de l'étudiant voyageur

16 Qui circule ? La documentation médiévale, à qui font défaut les correspondances et autres libri amicorum de l'époque moderne, permet difficilement de répondre à cette question. Les dangers souvent invoqués des routes ( pericula viarum et discrimina ), le coût des séjours lointains incitent à penser que ce n'étaient ni les plus jeunes ni les plus pauvres qui se lançaient volontiers sur les routes. Nobles et clercs titulaires de gras bénéfices, qui avaient l'argent, l'entregent, les relations, l'information nécessaires semblent proportionnellement mieux représentés parmi les étudiants pérégrinants ; par exemple, 24,5 % des gradués du diocèse de Liège, nécessairement voyageurs en l'absence d'une université locale, appartenaient à la noblesse ou au patriciat19.

17 L'étudiant étranger n'était cependant pas totalement livré à lui-même. Les voyages se faisaient souvent en groupes et selon des itinéraires balisés et connus à l'avance20. À l'arrivée, le béjaune retrouvait des compatriotes et pouvait recourir à des structures d'accueil, insuffisantes sans doute mais réelles. Depuis sa ville d'origine, un patron ou une confrérie d'anciens étudiants pouvait lui verser une bourse21 ; les « nations » étudiantes, qui existaient dans toutes les grandes universités, se chargeaient, avec plus

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ou moins d'efficacité, de recevoir le nouveau venu : il était immatriculé sur ses registres, se voyaient conseiller un maître, souvent un compatriote, pouvaient participer aux assemblées de la nation, à ses fêtes et à ses célébrations religieuses22. Certains au moins prenaient également pension chez un compatriote ou trouvaient une chambre dans un collège « national », collèges des Daces (i.-e. des Danois) ou des Lombards à Paris, des Espagnols à Bologne, etc.

18 Le séjour à l'Université était souvent long, car il fallait normalement plusieurs années, jusqu'à dix ans et plus, pour obtenir les diplômes des facultés supérieures. Le séjour à l'étranger pouvait être entrecoupé de retours épisodiques au pays mais, le plus souvent, c'était par l'intermédiaire des messagers (nuntii) des « nations » que les étudiants recevaient nouvelles et subsides de leur patrie d'origine. Le voyage d'études était-il le prélude à une émigration définitive ? L’on en connaît des cas23, mais les plus fréquents concernent des étudiants d'origine relativement proche : Normands ou Champenois s'installant à Paris, Limousins ou Quercynois faisant souche à Toulouse. Ceux d'origine lointaine préféraient, leurs études achevées, revenir chez eux et y faire la belle carrière dont un diplôme acquis au loin, dans une université fameuse, était censé leur ouvrir les portes24 ; à côté ou à défaut du diplôme, l'expérience acquise au long de la peregrinatio était également perçue comme un acquis important du voyage d'études ; elle en deviendra parfois même la principale motivation à l'époque moderne25.

Buts et profits du voyage

19 Ici encore, les faiblesses de la documentation médiévale – non seulement la rareté déjà évoquée des lettres et journaux, mais aussi celle des sources littéraires, du traité d'éducation au Bildungsroman – condamnent souvent l'historien aux hypothèses gratuites et aux anecdotes supposées représentatives.

20 La décision de partir « aux études » et le choix de l'université devait relever non seulement de l'individu mais de sa famille ou de ses protecteurs, sans parler des clercs et des religieux qui pouvaient être amenés à se plier, de plus ou moins bon gré, aux injonctions de leurs supérieurs ou de leurs ordres.

21 De toute façon, cette décision exigeait à la fois une certaine motivation intellectuelle et/ou sociale, un minimum de moyens financiers, les informations indispensables. D'où venaient celles-ci ? Étaient-elles transmises de bouche à oreille, par un parent, un patron ou un voisin ? D'anciens étudiants, parfois regroupés en confréries, pouvaient jouer un rôle. Les universités elles-mêmes assuraient-elle leur propagande ?26. Il est sûr que les plus importantes jouissaient d'une véritable réputation internationale, au moins dans les élites lettrées.

22 Sans être une fin en soi, le séjour à l'université, surtout pour un étranger, était une expérience vécue dont il faut essayer d'apprécier le poids. Des documents comme les livres des procureurs de la nation anglo-allemande de Paris permettent de s'en faire une idée27. Les indications qui y figurent, les épisodes tragi-comiques dont on y trouve parfois l'écho, suggèrent un tableau nuancé. L'expatriation était source à la fois de difficultés matérielles bien réelles, quoique généralement temporaires, et d'inquiétudes suscitées par la xénophobie prompte à s'exprimer de la population locale, que pouvaient aggraver parfois les querelles entre étrangers d'origine différente. Mais à ces aspects négatifs on peut opposer les signes de bonne intégration à la communauté

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universitaire, universaliste par essence, et les marques de satisfaction que pouvait procurer à une curiosité en éveil le séjour privilégié dans une capitale prestigieuse et un milieu intellectuellement stimulant comme celui de l'Université de Paris. Les mêmes satisfactions, teintées d'humanisme, attendaient sans doute ceux qui franchissaient les Alpes pour fréquenter les universités italiennes.

23 Les lacunes du réseau universitaire européen jusqu'à la fin du Moyen Âge (et au-delà) malgré la multiplication des créations nouvelles28, le prestige persistant des savoirs consacrés et réputés efficaces dont les universités possédaient le monopole (en dépit des remises en cause humanistes), plus encore celui des diplômes ont entretenu la circulation des étudiants médiévaux et en disent les résultats souhaités, sinon toujours atteints.

24 Les enquêtes sytématiques sont encore trop peu nombreuses pour pouvoir affirmer que, comme il semble probable, les étudiants formés à l'étranger avaient à leur retour les meilleures chances de se tailler une place appréciable dans les élites sociales et politiques de leur pays d'origine29. Plus classiquement, on peut aussi souligner le rôle de ces hommes dans la réception d'œuvres dont ils transportaient avec eux les manuscrits et la transplantation de disciplines et de doctrines d'un pays à l'autre. Ce sont largement les circulations scolaires qui, à partir du XIIe siècle, ont permis la diffusion à toute l'Europe du droit romain redécouvert à Bologne ou de la médecine galénique ressuscitée à Salerne. Des courants d'idées hétérodoxes, destinés à recevoir un écho dépassant largement leur creuset universitaire initial, ont pu suivre des cheminements comparables ; que l’on pense au transfert des idées réformatrices de Wycliff depuis Oxford jusqu'à Prague et à leur rôle dans l'essor du mouvement national tchèque au XVe siècle30.

25 Mais par-delà ces aspects globaux, la peregrinatio étudiante était aussi aventure individuelle. Instrument de distinction sociale pour les plus nobles ou les plus entreprenants, elle permettait à chacun d'enrichir son expérience personnelle, tout en remodelant son réseau de relations et de solidarités. Il est rare que la documentation médiévale éclaire directement cet aspect des choses, mais il paraît légitime de le porter au crédit des universités médiévales et de souligner combien, par ce biais, elles ont pu contribuer à l'animation, à tous les sens du mot, des sociétés occidentales de ce temps.

NOTES

1. C'est ainsi que le chancelier de l'université de Paris Jean Gerson déclarait dans un discours de 1405 : « [...] l'Université ne represente elle pas tout le royaulme de France, voir tout le monde, en tant que de toutes parts viennent ou pouent venir suppoz pour acquerir doctrine et sapience ? » (Jean Gerson, Œuvres complètes, Palémon Glorieux (éd.), vol. VII, t. 1, Paris, 1968, p. 1146). 2. Des mises au point globales, avec une bibliographie abondante, ont déjà été tentées dans A History of the University in Europe, Walter Rüegg (ed.), vol. I, Universities in the Middle Ages, Hilde De Ridder-Symoens (ed.), Cambridge, 1992, chap. 9, Mobility, p. 280-304, et dans Jacques Verger,

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« La mobilité étudiante au Moyen Âge », Histoire de l'Éducation, 50, mai 1991 [Éducations médiévales. L'Enfance, l'École, l'Église en Occident. Ve-XV siècles, Jacques Verger (dir.)], p. 65-90. 3. Le rôle exceptionnel de Paris et Bologne dès le XIIe siècle est bien souligné dans Richard William Southern, Scholastic Humanism and the Unification of Europe, vol. I, Foundations, Oxford, 1995. 4. «... [les étudiants] se dénigraient entre eux en raison de la diversité de leurs nations, se lançant à la tête sans retenue un grand nombre d'injures et de propos outrageants, dénonçant les Anglais comme des ivrognes, des « coués » [caudati = munis d'une queue], affirmant que les Français étaient des orgueilleux, des chiffes molles qui se paraient comme des femmes. Quant aux Teutoniques, ils disaient d'eux qu'ils étaient des furieux, obscènes de surcroît dans leurs banquets. Les Normands pour leur part étaient des gens vaniteux et vantards, les Poitevins des traîtres, amis des richesses. Quant à ceux qui étaient originaires de Bourgogne, ils leur faisaient la réputation de lourdauds et de sots. Jugeant de même les Bretons inconsistants et instables [...]. Les Lombards, ils les disaient cupides, pleins de malignité et sans énergie, les Romains séditieux, violents et médisants, les Siciliens tyranniques et cruels, les Brabançons sanguinaires, incendiaires, brigands et voleurs, les Flamands prodigues, trop épris de beuveries, mous comme du beurre et apathiques. » (Jacques de Vitry, Histoire occidentale, (trad. fr. Gaston Duchet- Suchaux), Paris, Les Éditions du Cerf, 1997, p. 86). 5. Texte édité et commenté en dernier lieu dans Winfried Stelzer, « Zum Scolarenprivileg Friedrich Barbarossa (Authentica « Habita ») », Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 34, 1978, p. 123-165 ; trad. fr. dans Sources d'histoire médiévale.IXe-milieu du XIVe siècle, Ghislain Brunel et Élisabeth Lalou (dirs), Paris, Larousse, 1992, p. 598-599. 6. Pour reprendre l'expression de Jean Dufour, Gérard Giordanengo, André Gouron, « L'attrait des 'leges'. Note sur la lettre d'un moine victorin (vers 1124-1127) », Studia et Documenta Historiæ et Iuris, XLV, 1979, p. 504-529 [Lettre d'un moine de St-Victor de Marseille racontant ses études de droit en Italie]. 7. Pearl Kibre, Scholarly Privileges in the Middle Ages. The Rights, Privileges, and Immunities of Scholars and Universities at Bologna, Padua, Paris, and Oxford, London, Mediaeval Academy of America, 1961. 8. Frank Rexroth, Deutsche Universitätsstiftungen von Prag bis Köln. Die Intentionen des Stifters und die Wege und Chancen ihrer Verwirklichung im spätmittelalterlichen deutschen Territorialstaat, Köln, Weimar, Wien, Böhlau, 1992. 9. Ce type de dispositions, que l'empereur Frédéric II avait inauguré en 1224 lorsqu'il avait fondé le Studium Generale de Naples ( Storia della università di Napoli, Naples, 1924, p. 14-15), sera ultérieurement repris par la plupart des cités italiennes. 10. Bon exemple dans Élisabeth Mornet, « Le voyage d'études des jeunes nobles danois du XIVe siècle à la Réforme », Journal des savants, oct.-déc. 1983, p. 289-318. 11. C'est déjà de cette logique que relevait le voyage à Paris, via Padoue, Bologne et Montpellier, de l'étudiant tchèque Jean de Jeinsztein, futur archevêque de Prague, bien analysé d'après sa correspondance par Jacques Le Goff, « Un étudiant tchèque à l'université de Paris au XIVe siècle », Revue des études slaves, 24 (1948), p. 143-170. 12. Rainer Christoph Schwinges, Deutsche Universitätsbesucher im 14. und 15. Jahrhundert. Studien zur Sozialgeschichte des alten Reiches, Stuttgart, F.SteinerVerl.Wiesbaden, 1986. 13. J'ai relevé cette reprise des pérégrinations vers les universités italiennes, au moins pour les étudiants français, dans Jacques Verger, « Les rapports entre universités italiennes et universités françaises méridionales (XIIe - XVe siècles) », dans Università e società nei secoli XII-XVI, Pistoia, 1982, p. 145-172, spéc. p. 168-172. 14. Pearl Kibre, The Nations in the Mediaeval Universities, Cambridge, Mass., 1948, p. 8. 15. Trenvor Henry Aston, « Oxford's Medieval Alumni », Past and Present, 74 (1977), p. 3-40.

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16. Antonio Ivan Pini, « Discere turba volens. Studenti e vita studentesca a Bologna dalle origini dello studio alla metà del Trecento », Studi e memorie per la storia dell'università di Bologna, n. s. VII (1988) [= Studenti e università degli studenti dal XII al XIX secolo, a cura di Gian Paolo Brizzi e Antonio Ivan Pini], p. 45-136. 17. Jacques Verger, « Le recrutement géographique des universités françaises au début du XVe siècle d'après les suppliques de 1403 », Mélanges d'archéologie et d'histoire, publ. par l'École française de Rome, 82 (1970), p. 855-902, spéc. p. 887. 18. Les textes reflétant les griefs des Parisiens contre ces projets de fondations nouvelles sont édités dans Marcel Fournier, Les statuts et privilèges des universités françaises depuis leur fondation jusqu'en 1789, t. III, L. Larose et Forcel, Paris, 1892, n° 1645-46 et 1858. 19. Christine Renardy, Le monde des maîtres universitaires du diocèse de Liège. 1140-1350. Recherches sur sa composition et ses activités (Bibl. de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, CCXXVII), Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 161. 20. Rainer Christoph Schwinges, « Zur Prosopographie studentischer Reisegruppen im fünfzehnten Jahrhundert », dans Medieval Lives and the Historian. Studies in Medieval Prosopography, ed. by Neithard Bulst and Jean-Philippe Genet, Kalamazoo, 1986, p. 333-341. 21. Paul Trio, « Financing of University Students in the Middle Ages : a New Orientation », History of Universities, 4 (1984), p. 1-24. 22. Sur les nations, le livre classique reste celui de Pearl Kibre, The Nations in the Mediaeval Universities, cité supra n. 14, qui mériterait d'être refait. 23. Un cas spectaculaire est celui du Poméranien Jacques Rothschild dit Angeli de Kolberg qui, venu étudier à Montpellier en 1417, via Prague et Paris, devint finalement chancelier de l'Université de Médecine et fit souche dans cette ville (Bruno Delmas, « Le chancelier Jacques Angeli (1390-1455) restaurateur de l'université de médecine de Montpellier au début du XVesiècle) », dans Actes du 110e Congrès national des Sociétés savantes. Section d'histoire des sciences et des techniques, t. II, Histoire de l'École de médecine de Montpellier, Paris, CTSH, 1985, p. 39-54. 24. Comme je l'ai indiqué pour les étudiants allemands dans Jacques Verger, « Étudiants et gradués allemands dans les universités françaises du XIVe au XVIesiècle », dans Gelehrte im Reich. Zur Sozial- und Wirkungsgeschichte akademischer Eliten des 14. bis 16. Jahrhunderts, hg. v. Rainer Christoph Schwinges ( Zeitschrift für historische Forschung, Beiheft 18 ), Berlin, 1996, p. 23-40, spéc. p. 38-40. 25. Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l'utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, p. 569-666. 26. On a longtemps interprété ainsi le célèbre « manifeste » de Jean de Garlande pour l'université nouvellement fondée à Toulouse (édité dans Marcel Fournier, Les statuts et privilèges des universités françaises depuis leur fondation jusqu'en 1789, t. I, Larose et Forcel, Paris, 1890, n°504), mais on tend plutôt à considérer aujourd'hui qu'il s'agit d'un simple exercice de dictamen, sans portée pratique. 27. Comme nous avons essayé de le montrer dans Elisabeth Mornet et Jacques Verger, « Heurs et malheurs de l'étudiant étranger », L'étranger au Moyen Âge, XXXe Congrès de la SHMES (Göttingen, juin 1999), Paris, 2000, p. 217-232. 28. Jacques Verger, « Les universités européennes à la fin du XVe siècle », dans Les échanges entre les universités européennes à la Renaissance, éd. par Michel Bideaux et Marie-Madeleine Fragonard (Travaux d'humanisme et renaissance, CCCLXXXIV), Genève, 2003, p. 11-22. 29. Jacques Verger, « Les étudiants slaves et hongrois dans les universités occidentales ( XIIIe- XVesiècle) », dans L'Église et le peuple chrétien dans les pays de l'Europe du Centre-Est et du Nord (XIVe- XVesiècles ) (Coll. de l'École frrançaise de Rome, 128), Rome, 1990, p. 83-106, spéc. p. 99-100. 30. Frantisek Smahel, « Doctor evangelicus super omnes evangelistos. : Wyclif's Fortune in Hussite Bohemia », Bulletin of the Institute of Historical Research, 43, 1970, p. 16-34.

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AUTEUR

JACQUES VERGER Paris IV-Sorbonne

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Y a-t-il des politiques migratoires nationales ? De quelques leçons des années vingt1

Caroline Douki, David Feldman et Paul-André Rosental

1 Depuis une vingtaine d’années, l’historiographie prête une attention de plus en plus fine au rôle des États dans le contrôle des migrations internationales, entendu dans ses aspects à la fois politiques et économiques. De la reconstitution du cadre légal des politiques publiques, à la sociographie de leur mise en œuvre quotidienne par les fonctionnaires en contact avec les migrants, émergent des aspects toujours plus nombreux de la « tyrannie du national »2. On peut cependant, en croisant les approches portant sur plusieurs pays d’émigration et d’immigration, et en élargissant l’échelle d’observation à un espace transnational, mettre l’accent sur des aspects complémentaires, dont la prise en considération est indispensable à la compréhension des dynamiques et des tensions de ce que l’on a parfois désigné comme une « première mondialisation »3.

Les années vingt, période stratégique pour l’historiographie des migrations

2 Les années vingt constituent une période stratégique pour l’historiographie des migrations, en marquant une brusque prise de conscience du caractère planétaire de la mobilité. Alors que l’instauration puis le durcissement des quotas américains d’immigration divisent par trois les flux de migrants transocéaniques de 1913 à 1929, experts, administrateurs, politiques, ont le sentiment de vivre une rupture historique : à la mobilité libre du XIXe siècle, succéderaient brutalement les barrières nationales et la toute-puissance des contraintes étatiques4. Plutôt que de discuter des limites de cette lecture, importe ici l’avènement de la vision d’un monde subitement contracté, soumis à une pression migratoire sans précédent : érigée en principe explicatif universel, elle structure tous les débats de l’époque relatifs à la mobilité.

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3 Cette vision est accentuée par la crise des années 1930. De manière croissante, la question de la migration s’entremêle, au cours de la décennie, avec un problème social inédit à cette échelle, le chômage de masse, qui se traduit par la fermeture des derniers États disposés à accepter des migrants, et dans certains cas au rapatriement forcé des étrangers. L’un des objectifs alors assignés à la régulation transnationale des flux de mobilité est la résolution du problème du chômage, par une allocation optimale des populations à l’échelle planétaire.

4 Par ailleurs, à défaut d’en marquer l’origine, les années vingt voient la montée en puissance des assurances sociales, ce qui modifie la perception du problème migratoire. Traditionnellement assurée au niveau local, professionnel ou familial, la protection sociale s’est trouvée, au tournant des XIXeet XXe siècles, de plus en plus prise en charge par la collectivité nationale, ce qui a déplacé les termes du débat politique. Comme l’a montré l’historiographie, ce changement d’échelle a déplacé au niveau des États les barrières et contrôles de la mobilité des personnes, et lié à la nationalité les processus d’inclusion ou d’exclusion des travailleurs5. Les années d’après-guerre ouvrent une étape supplémentaire du processus, quand les assurances sociales s’étendent à des catégories de population beaucoup plus nombreuses et à des risques du travail ou de l’existence élargis. Faut-il repenser l’accès à cette protection et donner les mêmes droits sociaux aux migrants étrangers qu’aux natifs, et dans l’affirmative au nom de quels principes, par quels moyens légaux et financiers ? Tel est le problème renouvelé qu’une partie des pays concernés par les migrations cherchent à poser, ponctuellement, et surtout au sein de réseaux réformateurs, depuis la veille de la guerre, et plus globalement dès la période de reconstruction d’une économie de paix, au sein désormais des institutions étatiques et internationales6.

5 Ce souci de « régulation » de la mobilité et de délimitation accrue des ayants-droits à la protection ne se résume pas à l’utilisation excluante du critère de la nationalité. Au contraire, à la tendance à la fermeture des frontières et des marchés du travail (d’abord aux États-Unis puis, avec la Grande Crise, dans les autres pays d’immigration), fait pendant, de manière croissante après l’épreuve de la Grande Guerre, l’élargissement trans-national de la protection sociale des travailleurs migrants. De ces mouvements divergents, voire contradictoires, résultent des réactions en chaînes dans des secteurs parfois inattendus.

6 Ainsi, le contrôle sanitaire connaît durant les années vingt une triple actualisation. D’une part, il constitue l’une des voies de reconversion de l’eugénisme, dans un monde anglo-saxon où il est en reflux par rapport aux deux premières décennies du siècle. D’autre part, la montée en puissance de la lutte contre les maladies infectieuses encourage examens de santé, confinements et refoulements7. Enfin, il est revendiqué par celles et ceux qui redoutent que le développement des systèmes de protection sociale et des droits des migrants n’attire des étrangers malades venus parasiter les systèmes d’assurance-maladie. Ainsi propulsé, le contrôle sanitaire échap-pe de plus en plus au cadre médical stricto sensu. Il vient redoubler les contingentements migratoires adoptés par de nombreux pays sur la base d’un racisme biologisant ou culturaliste, en fournissant à l’occasion des critères arbitraires pour l’élimination des immigrants jugés indésirables. En fondant « scientifiquement » et juridiquement la notion de bons et de mauvais migrants, ces hiérarchies avivent les tensions nées des quotas américains : les États demandeurs de main-d'œuvre ne se disputent pas une masse interchangeable de migrants, mais des flux jugés plus ou moins désirables sur un marché tendu8.

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7 À l’arrière plan de ces idées de façonner les flux de mobilité figure l’un des tournants majeurs de la Grande Guerre, à savoir le développement considérable de l’intervention. La migration, pour suppléer au défaut de la main-d'œuvre masculine envoyée au front, fait l’objet d’une extension inédite de l’appareil administratif dans beaucoup de pays, qu’ils soient émetteurs ou récepteurs de migrants internationaux ou bien qu’ils se chargent d’organiser des migrations intra-impériales. Une fois la paix retrouvée se pose la question, État par État, de savoir que faire des institutions ainsi créées. Le scénario n’est pas donné d’avance. En matière de migrations, la Première Guerre mondiale a également conduit au resserrement des liens entre gouvernements et compagnies privées. Une autre option est donc de concéder à celles-ci une emprise plus grande encore sur le « marché » des flux migratoires.

8 Quelle que soit la solution retenue nationalement au sortir de la guerre, le problème des politiques migratoires n’est en rien l’apanage du domaine public. Avant même la Grande Crise, le rétrécissement de la mobilité transatlantique avive la concurrence économique sur un marché devenu considérable, celui du transit migratoire. Les compagnies maritimes, et les sociétés privées spécialisées dans le migration business, se disputent un segment d’activité de plus en plus tendu.

9 Ce rétrécissement entraîne également des tensions géopolitiques entre pays d’émigration et pays d’immigration, tensions qui pour la première fois font l’effet d’une tentative de gestion officielle à l’échelle mondiale. Une autre singularité de la période est en effet la création, par le Traité de Versailles, d’institutions internationales dont l’une des visées concerne la régulation des flux migratoires, à la fois pour maximiser la prospérité économique et pour garantir la paix. C’est le cas de la SDN avec la question des réfugiés, qui a absorbé l’attention des historiens depuis une quinzaine d’années du fait de la dimension politique évidente du sujet, et de ses liens avec les questions de citoyenneté. Nous aimerions, pour notre part, mettre l’accent sur le Bureau International du Travail (BIT). Il offre en effet l’occasion de replacer au cœur de l’analyse les flux de mobilité de travail, qui sont les plus importants en nombre, et de se situer à l’articulation, déjà évoquée, avec les politiques sociales, dont le BIT est chargé de favoriser le développement dans chaque pays et la diffusion coordonnée à travers le monde.

10 Pour toutes ces raisons, les années vingt constituent une décennie cruciale pour l’histoire mondiale des migrations. Au cœur d’une période-clé qui s’étend de la fin du XIXe siècle au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, elles imposent de repenser une historiographie qui s’est trop unilatéralement convertie au modèle de la « tyrannie du national ». À l’idée d’une détermination de plus en plus irrépressible des flux de mobilité par la logique des États, les années vingt, au-delà de leur singularité, amènent, à la manière d’un filtre chronologique grossissant, à opposer quatre considérations :

11 – en premier lieu se multiplient, pour définir les statuts sociaux des migrants, les conventions bilatérales qui voient les États autolimiter leur souveraineté. Cette formule juridique dont la matrice repose sans doute sur les accords entre États allemands, du Congrès de Vienne à la constitution du Deuxième Reich, a été remise à jour au début du XXe siècle9 et se diffuse rapidement dans les années vingt : une dynamique aussi marquée impose de prendre en considération les jeux produits par des couples d’États, qui s’articule désormais à des interactions plus larges ;

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12 – en effet, et en deuxième lieu, dans le même mouvement de développement du droit international, commence à se constituer un droit universel de la migration qui, au moyen de conventions internationales patronnées par le BIT, cherche à s’immiscer dans les législations nationales et à s’imposer au cadre étatique ;

13 – en troisième lieu, la place du « national » est limitée par les divisions internes aux appareils étatiques. La migration est par excellence un objet de nature interministérielle ; il est exceptionnel, et généralement éphémère, qu’elle fasse l’objet d’une administration spécifique et unifiée10. Or l’interministériel suppose d’une part une gestion conflictuelle entre intérêts politico-administratifs contraires, et d’autre part une organisation chaque fois différente d’un pays à l’autre, qui rend difficiles les comparaisons directes en matière d’action publique.

14 –en quatrième et dernier lieu, les objectifs et la politique des États sont façonnés par l’impact même d’un jeu diplomatique complexe, selon des mécanismes trop souvent oubliés par les historiens des migrations, car cantonnés à une sphère spécialisée de l’historiographie. Ainsi est-il impossible de traiter la politique française d’immigration sans la mettre en rapport avec la protection et le contrôle exercés par l’Italie sur ses migrants, ou sans prendre en compte la concurrence entre France et Belgique pour capter certains flux, qui pousse vers la logique du plus offrant. Impossible, tout autant, de comprendre les priorités migratoires britanniques sans les rapporter à la concurrence des compagnies maritimes d’autres pays ou au jeu de dominions comme le Canada et l’Australie au sein de l’Empire. La création du BIT (Bureau international du travail), une nouvelle fois, entraîne ici une nouveauté, via l’instauration d’un forum diplomatique quasiment continu.

Conflits interministériels et engagements internationaux : des limites de la « tyrannie du national »

15 Il convient dès lors de compléter la dense et riche littérature portant sur les droits politiques des migrants (citoyenneté, nationalité) et sur leur place sur le marché du travail, par une analyse de leurs droits sociaux (qui relèvent tant du droit du travail que de l’assurance sociale, tous deux en extension). Portés, dans beaucoup de pays, par les ministères du Travail dans le domaine des politiques publiques ou par des instances interministérielles ad hoc, confortés par la mise en place de dispositifs d’observation internationale certes encore balbutiants mais effectifs, ils concernent tantôt les travailleurs étrangers présents sur le territoire national (cas de la France, premier pays d’immigration européen dans l’entre-deux-guerres), tantôt les ressortissants partis à l’étranger (cas de l’Italie, l’une des grandes nations émigratrices mondiales durant toute la période ) tantôt les deux simultanément (cas du Royaume-Uni, compliqué par l’importance des migrations au sein de l’empire).

16 Cette entrée conduit à reconsidérer un modèle d’interprétation centré sur la « tyrannie du national ». À l’échelle nationale, le pilotage des politiques migratoires est, sauf périodes exceptionnelles (l’Italie du début des années vingt par exemple), le fait de structures interministérielles. Associant un grand nombre d’administrations dont les intérêts sont concurrents, il s’accompagne, en pratique, d’un jeu de rivalités qui limitent les possibilités de contrôle et d’encadrement des immigrants. Indiquons, pour

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être brefs, que ces conflits peuvent aller jusqu’à amener tel ou tel ministère à organiser des filières d’immigration clandestine ou à ébaucher, dans les forums internationaux, des jeux d’alliance court-circuitant la ligne diplomatique prônée par le ministère des Affaires étrangères. Notons ici que ces divergences ou incohérences, qui peuvent affaiblir la maîtrise étatique des migrations, ne minimisent en rien les inconforts et les épreuves de la condition des immigrants. Plus souvent que des politiques concertées, ce sont précisément ces divergences et faiblesses qui se traduisent par des pratiques discrétionnaires à leur encontre, en provoquant des changements d’attitude souvent brusques de la part des institutions qui déterminent leur sort dans le pays d’accueil.

17 Cet éclatement des intérêts, qui va contre l’idée de politique migratoire nationale, est accentué par le jeu des organismes privés. Contrairement à ce que suppose la réduction des institutions à l’État, les entreprises, les syndicats, les associations, les églises, les collectivités locales, constituent autant de groupes de pression qui pèsent sur la définition des politiques ministérielles. Avec une efficacité variable, une partie de ces organismes, publics ou privés, cherchent à imposer leur logique particulière à l’encontre d’un jeu national, quand les autres cherchent à promouvoir – chacun à sa manière – les intérêts des migrants.

18 Un autre frein à la « tyrannie du national » est de nature supra-étatique. Du XIXe et bien plus encore du XXe siècle, une littérature trop coupée de l’histoire diplomatique oublie volontiers l’émergence de ce processus politique de très grande ampleur qu’a constitué l’autolimitation de la souveraineté étatique. Celle-ci a directement concerné les droits sociaux et les intérêts économiques des migrants, dont une vision trop unilatérale et cloisonnée du rôle de l’État a oublié que beaucoup bénéficient de la protection de leur pays d’origine, même après leur installation à l’étranger11.

19 Dans une première phase, on voit ainsi se développer un droit international en matière d’assistance aux migrants indigents : il émerge de 1815 à 1870, sous forme de traités bilatéraux entre les États germaniques. L’accord franco-italien de 1904 fait ensuite entrer le droit international dans une phase nouvelle, à triple titre. D’une part, il passe de l’assistance aux droits sociaux des travailleurs étrangers. D’autre part, il institue un principe d’égalité entre travailleurs nationaux et travailleurs étrangers. En troisième lieu, il établit un lien direct et explicite entre politique migratoire et extension de la protection sociale : contre les droits accordés à ses ressortissants en France, l’Italie s’engage à développer son droit du travail. Développée au nom de l’argument, libéral, de l’égalité des conditions de concurrence à travers les frontières, cette solution va servir de matrice aux accords bilatéraux qui fleurissent dans les décennies suivantes dans toute l’Europe et plusieurs pays d’Amérique latine. Elle va également figurer en bonne place parmi les références des milieux réformateurs, syndicalistes et étatiques qui réfléchissent aux principes et aux moyens d’instituer un droit international du travail, dont l’Organisation Internationale du Travail devient le relais après la Grande Guerre.

20 Ainsi, dans une troisième phase, le Bureau International du Travail, créé en 1919, multiplie les conventions internationales définissant et garantissant les droits sociaux des travailleurs migrants. Forum quasi-continu réunissant tous les acteurs internationaux publics et privés intéressés – entre autres – par la mobilité des travailleurs, le BIT apprend à jouer de sa faiblesse. Certes insignifiant ou presque face à la force des États, il sait pourtant tirer parti de leur souci de se contrebalancer les uns les autres pour homogénéiser et étendre le droit social.

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21 Cet observatoire des années vingt est fondamental en ce qu’on y voit s’ancrer des mécanismes institutionnels destinés à formuler de façon positive, et non pas seulement excluante, des normes de régulation des migrations, qui s’étayent dans la sphère du droit social ou du droit international. On sait toute la distance qui s’étend du dispositif à la pratique, de la norme à l’usage, dont l’analyse demeure un élément majeur des interprétations que l’on peut formuler sur l’action publique12. Reste que, du côté des normes et des dispositifs, la mise à distance des analyses statocentréeset le dépassement de l’échelle d’observation nationale, montrent combien les politiques migratoires ne s’élaborent que dans le jeu transnational, interministériel et déjà largement dans le jeu de forces complexes qui lient États et sociétés.

22 Ce monde est encore le nôtre si l’on considère la façon dont le BIT, toujours, mais aussi les ensembles régionaux comme l’Union européenne ou les marchés communs extra- européens, réglementent les modalités de la circulation des hommes. Le réduire à l’action exclusive des États dans le contrôle et les restrictions imposées à la mobilité fait perdre la complexité des institutions engagées dans la mise en place des migrations. Par contraste, la transposition, à la période actuelle, du modèle que nous avons dressé pour l’entre-deux-guerres, conduit à centrer l’analyse sur quatre types d’acteurs saisis conjointement : les États bien sûr, mais aussi les organismes internationaux, les organisations « non gouvernementales » (associations, syndicats, églises) et les entreprises. Cette liste ne doit pas être entendue passivement, comme une simple décomposition analytique des forces en présence. C’est plutôt une combinatoire entre ces quatre types d’acteurs qui encadre les migrations internationales, combinatoire qui repose sur une inventivité infinie. Elle produit des configurations diversifiées non seulement par les types d’acteurs qui se coalisent (que l’on songe au partenariat contre nature entre le BIT et la Société Générale d’Immigration, « marchande d’hommes »), mais aussi par leur nombre, lorsque des États entreprennent de développer une initiative commune ou que des associations s’unissent dans des confédérations internationales. Les conflits internes aux systèmes étatiques (tensions entre ministères en France, entre régions ou « États » comme dans le Commonwealth australien par exemple) ne font que démultiplier encore ces configurations labiles dont dépend le sort des migrants.

23 Résultant du premier, un second paradoxe – du moins si l’on analyse les politiques migratoires par des catégories idéologiques réductrices – est la place donnée à un idéal de régulation qui est universel mais polysémique. Tant le souci nationaliste de « conserver » idéologiquement les émigrants après leur départ (pays d’origine) ou d’« intégrer » les immigrants après leur arrivée (pays de destination) ; que l’aspiration humaniste à faciliter leur circulation et à leur garantir des droits ; ou que le calcul économique des entreprises de main-d'œuvre ou de transit cherchant à maximiser le nombre de candidats à la mobilité ; convergent sur la nécessité de fixer un cadre au déplacement des hommes, tout en lui donnant des définitions différentes. Ici encore, la question ne se réduit pas à l’affrontement entre des égoïsmes nationaux, l’importance des forces transnationales et des organismes privés venant contredire et compliquer « l’intérêt » des États, et le rendre un peu plus multivoque et instable dans le temps. Les projets de partenariat interrégionaux qui fleurissent dans le monde d’aujourd'hui – entre Europe et Afrique, entre Amérique du Nord et Amérique latine par exemple – ou les nouvelles politiques des « diasporas » de certains pays africains ou asiatiques13, ne font ici que re-jouer sur de nouvelles bases le modèle du premier XXe siècle : son

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intelligibilité, plus que jamais, est indispensable à la saisie des occasions et des risques, des attendus explicites ou tacites, et des potentialités d’évolution, qui sont celles des politiques migratoires du monde contemporain.

NOTES

1. Cette recherche a été rendue possible grâce au soutien du programme Élaborations et mises en œuvre des politiques du travail : le ministère du Travail et la société française au XXe siècle du Comité d’histoire des administrations du travail (Chat), ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité. Le présent article, tout en étant pour partie inédit, reprend également des extraits d’un article en commun, « La protection sociale des travailleurs migrants dans l’entre-deux-guerres : le rôle du ministère du Travail dans son environnement national et international (France, Italie, Royaume-Uni). Note de synthèse », Revue française des Affaires Sociales, 2, 2007, p. 167-171. 2. En référence au livre de Gérard Noiriel, La Tyrannie du national. Le droit d'asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991, qui concerne plus spécifiquement le droit d’asile. 3. L’époque que nous prenons en considération s’ouvre sur ce que la politiste Susan Berger a qualifié de « première mondialisation », avec un système planétaire de flux migratoires au moins aussi complexe qu’aujourd'hui. Elle s’achève, avant même la Deuxième Guerre mondiale, par une fermeture des frontières issue notamment de la Crise de 1929. Suzanne Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Paris, Seuil, 2003. 4. Alexander Kulischer a donné à son époque la formulation la plus aboutie de ce sentiment dans « Some aspects of the migration problem » in Margaret Sanger (ed.), Proceedings of the World Population Conference, Londres, Edward Arnold, 1927, p. 305-309 ainsi que dans Kriegs- und Wanderzüge, Weltgeschichte als Völkerbewegung, Berlin et Leipzig, W. de Gruyter, 1932, publié avec son frère Eugen. Sur les Kulischer, voir Werner Lausecker, « Konkurrierende ‘Bevölkerungs’konstruktionen in den 1930er und 40er Jahren in Deutschland. Interdisziplinär und international vergleichende Blicke », Université de Vienne, mimeo, 2006. 5. Cette évolution soulignée pour la France du tournant du siècle (Gérard Noiriel, « État providence et “colonisation du monde vécu”. L’exemple de la loi de 1910 sur les Retraites ouvrières et paysannes », in Id., État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, p. 289-307) peut être comparée aux évolutions saisies pour la Grande Bretagne par David Feldman, « L'immigration, les immigrés et l'État en Grande Bretagne aux XIXe et XXe siècles », Le Mouvement social, septembre 1999, p. 43-60 ; Id., « Migrants, Immigrants and Welfare from the Old Poor Law to the Welfare State », Transactions of the Royal Historical Society, 2004, p. 79-104. 6. La question de la redéfinition nécessaire de la barrière d’exclusion/inclusion des travailleurs migrants par rapport à une protection sociale qui doit s’élargir dans l’économie de paix est posée dans tous les projets relatifs à la reconstruction de l’économie de paix, qu’ils émanent des milieux réformateurs, étatiques, syndicaux ou autres : James T. Shotwell (ed.), The Origins of the International Labor Organisation, New York, Columbia University Press, 1934, 2 vol. 7. Parmi les innombrables références sur l’histoire des congrès internationaux qui jalonnent la période, voir notamment Norman Howard-Jones, Les bases scientifiques des Conférences sanitaires internationales, 1851-1938, Genève, OMS, 1975 ; William F. Bynum, « Policing Hearts of Darkness : Aspects of the International Sanitary Conferences», History and Philosophy of the Life Sciences, 1993, vol.15, p. 421-434. La prise en compte de la mobilité ne s’effectue pas nécessairement via la

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question des migrations de masse, mais aussi par le biais de déplacements temporaires au premier rang desquels figurent les pèlerinages. Cf. Mark Harrison, Public Health in British India, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, ch. 5. 8. Négligé en France, ce thème a fait ailleurs l’objet de plusieurs travaux d’ampleur, notamment Alison Bashford, Imperial Hygiene : a Critical History of Colonialism, Nationalism and Public Health, Londres et New York, Palgrave, 2004 ; Alan Kraut, Silent Travelers: Germs, Genes, and the Immigrant Menace, New York, Basic Books, 1994 ; Carolyn Strange et Alison Bashford (eds.), Isolation: Places and Practices of Exclusion, London et New York, Routledge, 2003 ; Alexandra Minna Stern, « Buildings, Boundaries, and Blood. Medicalization and Nation-Building on the ILS, Mexico Border, 1910-1930 », The Hispanic American Historical Review 79, 1, 1999, p. 41-81. 9. Avec en particulier un important accord franco-italien de 1904 sur lequel nous reviendrons ci- dessous. 10. Une gestion administrativement unifiée de la migration suppose en effet in fine la création d’une « police des étrangers » qui remet en cause le monopole du ministère de l’Intérieur sur la gestion de l’ordre. Ce cas de figure est possible mais signifie un chamboulement du régime politique : c’est un enjeu insuffisamment discuté de la création récente en France d’un ministère consacré à l’immigration. 11. Voir Nancy Green et François Weil (éds.), Citoyenneté et émigration. Les politiques du départ, Paris, Éditions de l'EHESS, 2006 et notamment, pour l’exemple précoce de l’Italie, Caroline Douki, « L’État libéral italien face à l’émigration de masse (1860-1914) », p. 95-117. 12. Nous travaillons actuellement à ce deuxième volet de notre recherche sur les années vingt. 13. Gabriel Sheffer, Diaspora Politics. At Home Abroad, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

AUTEURS

CAROLINE DOUKI Université Paris-VIII

DAVID FELDMAN Université de Londres

PAUL-ANDRÉ ROSENTAL EHESS/INED

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La migration des élites. Nouveau concept, anciennes pratiques ?

Nancy L. Green

De la nouveauté en histoire

1 Expatriés voire « impatriés »1. À l’autre bout d’une échelle des migrations, l’homme d’affaire mobile, flexible, portable comme son ordinateur et son téléphone, est devenu une sorte de nouvel héros contemporain. La sociologue Anne-Catherine Wagner fait le constat de sa nouveauté. L’immigration des cadres supérieurs vers la France aurait augmenté de 80 % entre 1982 et 1990. Dans son excellente analyse de ces nouveaux migrants, à l’instar d’Alain Tarrius (et son étude des élites professionnelles dans les quartiers « white and clean » de Londres), ou du récent livre sur les émigrés éthiopiens d’Abye Tasse, Wagner analyse les « nouvelles élites de la mondialisation », dans leurs espaces réservés, les beaux quartiers et les écoles internationales, naviguant entre identités nationales et styles de vie internationaux. Transnationaux à passeports multiples, le phénomène semble se propager aussi vite que le discours sur la globalisation2.

2 Or, à la fin du XIXe siècle, Elihu Root, ancien secrétaire d’État américain soulignait lui aussi une nouveauté, l’importance croissante des hommes d’affaires américains à l’étranger. Avec le déclin général de l’exclusivité commerciale et des tarifs au XIXe siècle, et la facilité croissante des moyens de transport et de communication, Root voyait les prémisses de l’expansion économique américaine. Le phénomène général avait, mis en route de vastes armées de voyageurs qui, à un degré jamais vu auparavant, vont jusqu’aux coins les plus reculés des pays étrangers3.

3 Il parlait avec éloquence des énormes transferts de population allant de pair avec une mobilité accrue qui affectaient aussi bien les paysans européens et la circulation de l’argent que les businessmen américains. L’abandon généralisé de la doctrine d’allégeance perpétuelle (« si contraire au cours naturel du développement du nouveau monde »)4 avait créé « une nouvelle classe de citoyens voyageant ou résidant à l’étranger ».

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4 Comment donc comprendre la globalisation croissante de la fin du XXe siècle à la lumière des circulations précédentes ? Les historiens sont les plus circonspects quant aux discours sur la nouveauté. Il s’agit ici de cerner un moment important dans l’expansion de la globalisation étasunienne– la première moitié du XXe siècle – « par le bas », par les hommes (essentiellement) qui l’ont fait : hommes d’affaires, juristes. C’est-à-dire analyser les individus, l’élite commerciale et financière, qui ont pratiqué et mis en place une mondialisation « nouvelle ». Et de poser la question de leur nouveauté, hier comme aujourd’hui.

5 À sa façon, Root louait les débuts de la globalisation américaine. Il observait l’originalité des hommes qui suivaient leurs affaires, et il insistait sur l’importance des relations internationales en ce qui concerne la citoyenneté et la responsabilité de l’État vis-à-vis de ses citoyens à l’étranger. Il reconnaissait, à travers les mouvements accrus d’émigration et d’immigration, la nécessité de passer des accords afin de respecter les citoyens des autres pays et vice-versa.

6 D’autres ont remarqué un autre aspect de cette nouveauté au sein même du flux des Américains vers l’Europe, et ceci dès avant la première guerre. En 1914, G. Dallier décrit les Américains à Paris – des deux Amériques, du Nord et du Sud – comme étant très différents de ceux qui les précédaient : En dehors d'un petit clan de riches oisifs, [les Américains du début du XXe siècle étaient désormais] les directeurs et employés d'un grand nombre de compagnies, sociétés, maisons de commerce et manufactures américaines, que l'extension de leurs rapports avec le Continent européen a obligé à ouvrir plusieurs succursales dont la principale se trouve généralement à Paris5.

7 L’ère des seuls rentiers était révolue. L’objet même du voyage et de la résidence à Paris avait changé. La Chambre de commerce américain, fondée en 1894, en est un témoin puissant. Créée pour fédérer les forces des hommes d’affaires américains à Paris (puis pour toute la France), elle analysait à son tour ce mouvement. Aussi longtemps que Paris n’était qu’un centre purement artistique pour nos compatriotes, la formation d’une telle chambre ne venait pas à l’esprit. Ce n’était qu’avec l’arrivée en nombre d’hommes de commerce [commercial gentlemen] de l’Amérique et de la croissance du volume des affaires qui en résulta que le caractère de la colonie américaine s’est changé, les besoins des affaires devançant les dispositifs du plaisir »6.

8 Selon les recensements français, le nombre d’Américains en France croissait de 6.200 en 1901 à 18.000 en 1926 (diminuant ensuite à cause de la Crise)7. Comme l’a noté Dallier: Ils se mêlent à notre société, font peu de politique et se retrouvent entre nationaux dans les établissements des quartiers de l'Étoile et de l'Opéra.

9 Des étrangers parfaits, en somme.

10 Qu’est-ce qu’il y a de neuf dans ce phénomène ? Avec un autre rapport au temps, les historiens plaident pour l’antériorité grâce à une perspective comparative temporelle. Fernand Braudel avant la lettre, comme Jacques Le Goff plus récemment, ont répondu aux discours sur la globalisation contemporaine en soulignant l’importance des échanges internationaux depuis le Moyen Âge. L’histoire des marchands castillans aux XVe-XVIe siècles, toute l’histoire du colonialisme, de ses administrateurs et de ses pratiquants « ordinaires » de l’après-conquête sont un précédent éclatant8. Négociants et banquiers n’ont pas attendu le capitalisme tardif du XXe siècle pour explorer les marchés au-delà d’un seul pays ou région9.

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11 La question qui se pose au sujet d’une prétendue « nouveauté » des migrations d’élites devrait comporter deux volets : sa perception par les acteurs et sa « découverte » par les chercheurs. À cela on peut y ajouter des archives nouvelles. À l’origine de cette enquête sur les hommes d’affaires américains, praticiens d’une internationalisation d’entreprises, est la découverte d’un fond d’archives, celui d’un cabinet international d’affaires qui remonte au début du siècle. Source formidable pour l’histoire économique et sociale du XXe siècle, ses registres et ses archives montrent l’implantation d’International Harvester ou des savons Palmolive en France avant la Première Guerre mondiale et nous amènent à ré-interroger la première globalisation du XXe siècle, celle qui remonte à 190010. Interroger celle-ci, vue d’en bas, à travers les hommes qui l’ont faite, implique oublier pour l’instant (mais pas tout à fait) les Américains à Paris les plus connus, ceux de la Rive gauche, littéraires et artistes. Il s’agit d’enquêter sur la Rive droite et sur ces autres Américains à Paris, dans leur ghetto doré du XVIe arrondissement, entre 1880 et 1940.

12 La nouveauté est une réinvention constante, et la recherche historique appelle souvent à la modestie des découvertes. Les commis-voyageurs de la fin du XXe siècle sont-ils si différents de leurs prédécesseurs, avions versus paquebots mis à part ? En insistant sur leur nouveauté, les acteurs contemporains réinventent une histoire économique déjà ancienne. Si l’historien est sceptique, Wagner ou Tarrius aujourd’hui, Root et Dallier hier sont néanmoins des indicateurs de perceptions que nous ne pouvons négliger.

De la nouveauté historiographique

13 La nouveauté n’est-elle pas parfois aussi le leurre d’un champ historiographique ou disciplinaire ? Sociologues et anthropologues redécouvrent le passé, disent les historiens ; vous ne reconnaissez pas la nouveauté, répliquent ces scrutateurs du présent. Or, même chez les historiens, les époques se croisent (et ne se parlent pas assez), chacun plaidant pour son antériorité. Nous partons chacun d’une « discussion » au sein d’un champ historiographique. En sommes-nous ensuite prisonniers ? La nouveauté d’un champ peut être la banalité d’un autre.

14 Évoquer la circulation contemporaine des hommes d’affaires à l’ombre de Braudel, des économistes voire des historiens du colonialisme ou des banquiers d’antan lie le présent au passé. Or, parler aujourd’hui de la migration des élites aux historiens des migrations ouvrières est effectivement une nouveauté11. Un débat s’est déjà engagé chez les historiens des migrations du travail. Les flux contemporains sont-ils sui generis ou sont-ils des variantes sur les pratiques anciennes, en moins saisonnières et en plus lointaines ? Charles Tilly, Yves Lequin, Leslie Page Moch, et plus récemment Daniel Roche, ont remis en cause l’idée selon laquelle, les paysans ont attendu les usines pour quitter leurs terres d’origine12. Les historiens intègrent, au fond, une notion relative de distance : 20 kms n’ont pas la même signification au XVIIIe siècle qu’au XXe. Dirk Hoerder y concourt en publiant son majestueux Cultures in Contact, retraçant mille ans de flux migratoires – de distance variable – à travers le globe. En même temps, historiens et sociologues de la seule immigration américaine s’interrogent sur la spécificité ou non de la dernière vague d’arrivants : hispaniques et asiatiques d’aujourd’hui, Juifs et Italiens d’antan, même parcours ? Oui disent les historiens sensibles aux similitudes, non répondent les sociologues attentifs à la spécificité contemporaine13.

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15 Pour s’en tenir aux migrations d’élites, de la circulation des étudiants au Moyen Âge aux voyageurs et marchands de Braudel, des familles monarchiques de l’Époque moderne aux Juifs de cour ou à la famille Rothschild, des aventuriers et administrateurs coloniaux aux « jet-setters » du XXe siècle, il serait vain d’imaginer que la circulation des élites n’a pas toujours existé. Réfléchir sur une catégorie implique donc les comparaisons temporelles et spatiales de termes. Marc Bloch nous a mis en garde : les homonymies et les hétéronymies peuvent nous induire en erreur14. Les mots similaires peuvent recouvrir les expériences différentes. Les termes différents peuvent cacher des éléments similaires. Entre colons d’hier et hommes d’affaires d’aujourd’hui y a-t-il des équivalences (abusives ou idéologiques) ? Or, le terme « colonie américaine », (comme « colonie italienne »...) a eu la vie longue15. Sont-ils tous des migrants pour autant ?

16 Si la migration des élites n’est peut-être pas si neuve que l’on imagine aujourd’hui (ou, tout au moins, nous force à expliciter ce qu’il y a de nouveau dans sa forme actuelle), elle permet toutefois de re-poser la question du rapport entre migrations et classes sociales. Le champ de l’histoire sociale de l’immigration s’est développé aux États-Unis comme en France, depuis les années 1970, à partir de l’histoire ouvrière. Il importait de montrer la diversité d’origine au sein de la classe ouvrière, de rendre hommage à ceux venus d’ailleurs pour aider à la construction de la nation. L’historiographie de l’immigration s’est bâtie ensuite sur une coïncidence implicite sinon explicite entre classe et ethnicité (avant de glisser de l’économique au culturel). Elle s’est construite autour de l’image (toujours présente, toujours pertinente) du travailleur immigré, imaginé surtout comme un homme, jeune, travaillant à l’usine voire aux champs. Elle s’est ouverte lentement aux femmes, aux petits ateliers de la sous-traitance, aux services d’aujourd’hui... et plus lentement encore peut- être à la différenciation interne aux groupes immigrés : notaires et petits notables, présidents d’associations de gens du pays, intermédiaires auprès des autorités, etc. Analyser les tensions, y compris de classes sociales, au sein des groupes, reste à faire, tout comme une histoire de la différenciation sociale au sein des flux migratoires16. Or, les élites organiques produites à travers l’émigration ne sont pas la même chose que la migration des élites. Que ce soit étudiants, entrepreneurs, sportifs, scientifiques17, hommes d’affaires, retraités ou riches dames de la bourgeoisie du Nouveau Monde venues se marier à la noblesse appauvrie de la Vieille Europe, la circulation des hommes et des femmes des classes aisées interpellent la construction du champs historiographique. Il ne s’agit pas de remplacer une histoire de l’immigration ouvrière par celle d’une seule histoire des élites migratrices mais de voir en quoi cette dernière interroge la conceptualisation même du terme « migrant ».

Les mots de l’émigration aisée

17 Migration d’un autre type, travail d’un autre type – des professions et des services – l’on ne peut pas intégrer telles quelles ces élites dans une histoire de l’immigration. Les mots nous limitent. En France, surtout, le terme « immigré » est presque une injure, fortement lié à une altérité de classe ainsi qu’une origine culturelle, voire religieuse. En outre, le terme est récusé par les intéressés eux-mêmes, les Américains à l’étranger. Que faire donc avec des « immigrés » bien blancs, bourgeois, avec une culture relativement proche des autochtones ?

18 Le terme « expatrié » est le terme de choix pour désigner ce groupe aujourd’hui, mais seulement grâce à une évolution radicale de sens. D’une définition juridique qui implique la perte de la citoyenneté, il est devenu un terme lié aux hommes d’affaires

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dynamiques, exerçant à l’étranger, souvent avec des avantages fiscaux18. Le terme expatrié situe l’individu par rapport à son pays d’origine. « Impatrié », vu de la France, renverse le regard (et double les avantages fiscaux). Dans les deux cas, donc, les termes se réfèrent à un encouragement de la circulation du capital faite par les agents eux- mêmes. Exporter et importer les hommes d’affaires avec leurs affaires, cela s’appelle aussi « l’immigration caviar »19. Jacqueline Lindenfeld et Gabrielle Varro préfèrent le terme « immigrés fortunés » (« fortunate immigrants »)20.

19 Si le terme « immigrant » pose problème, pourquoi ne pas parler de circulation ? L’histoire des migrations, qui nous a beaucoup appris sur le mouvement des travailleurs, ne doit pas être insensible à l’installation des gens d’affaires pour promouvoir cette autre circulation qui est celle du capital. L’exercice du pouvoir – économique ou politique – peut se faire à distance, comme Yves Cohen le montre. La globalisation s’effectue à travers de multiples moyens : transports et communications, lettres envoyées par bateaux hier, par courriels aujourd’hui, et par des représentants autochtones embauchés sur place. Elle s’effectue aussi par des agents mobiles, prêts à voyager pour suivre leurs affaires ou les devancer. Nous pouvons y voir une tension essentielle au sein du travail de la globalisation : commande sur place ou à distance ? Avec quels intermédiaires ? Tantôt les firmes américaines croient à la délégation, tantôt elles ne jurent que par leurs propres moyens et agents. Ceci renvoie à une tension plus générale entre standardisation et flexibilité, reproduction d’un modèle unique ou variations sur le thème. Investir à l’étranger peut se faire par délégation, mais une bonne implantation du capital vaut souvent le voyage.

20 La question des élites migratrices pose au fond une question qui rebondit sur toute l’histoire des migrations. Qu’est-ce veut dire migrer ? De quelle durée s’agit-il ? Repenser les migrations ces dernières années a impliqué un travail sur la conceptualisation de la directionalité et de la durée. L’idée forte d’un déplacement linéaire et permanent, voué à l’installation, est prisonnière du paradigme de l’assimilation. Or, mobilités, même à l’époque du bateau à voile, et a fortiori avec la rapidité inouïe des bateaux à vapeurs – seulement dix jours pour traverser l’Atlantique au lieu d’un mois – étaient multiples. Même les migrants modestes ne restaient plus en place. Allers-retours nombreux voire retours définitifs font désormais partie de l’histoire « classique » de l’immigration de masse.

21 Penser une « migration des élites » insère cette histoire dans le champ de l’histoire des migrations tout en se plaçant à ses marges, marges qui interpellent le champ lui-même. Pratiquant une mobilité accrue, les gens d’affaires représentent un extrême sur l’échelle des mouvements migratoires. Trop riches, ils se situeraient également aux marges économiques du champ par rapport à la définition initiale. Les migrants aisés seraient également en marge d’une définition culturaliste de l’immigré puisque souvent trop proches des autochtones ou, en tout cas, grâce à leur proximité sociale, non perçus comme problématiques. Tous ces critères nous renvoient aux délimitations implicites du champ des études migratoires qui ont fait fleurir une riche littérature consacrée à l’immigration ouvrière. Il ne s’agit pas de mettre celle-ci en cause mais de voir dans quelle mesure d’autres catégories sociales qui migrent, intègrent ou non certains éléments de la problématique migratoire. Construction d’organisations communautaires, pratiques linguistiques voire vestimentaires ou alimentaires désignent aussi comme « Autres » les migrants fortunés, quoique privilégiés. En même

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temps, ces derniers nous amènent à réfléchir sur les catégories de mobilité et de différenciation sociale qui étaient aussi le lot des migrations ouvrières.

22 Cela dit, la mobilité accrue des élites n’en fait pas forcément des voyageurs ou des touristes. La colonie américaine était perçue comme une entité ancrée dans la ville, un observateur distinguant clairement les personnes résidant cinq à dix ans à Paris et faisant ainsi partie de la colonie « permanente » des « floating elements »21 du même groupe. Comme les Directories of Americans in France (1925-1940) l’attestent, les Américains restent, reviennent, changent d’adresse, partent dans le Midi, retournent aux États-Unis et reviennent aux mêmes adresses à Paris. Il s’agit d’une installation marquée par les allers-retours incessants, avec des longs séjours répétés dans les mêmes hôtels résidentiels (haut de gamme) ou appartements de luxe. Même si nous n’excluons pas le mot « circulation » pour comprendre ces mouvements, le terme « migration » est volontairement plus fort et correspond mieux à une population qui reste longtemps, parfois pour toujours, créant, tels les Haviland, de véritables dynasties dans le pays d’accueil.

Changes et homogénéisation

23 Quels sont les effets de ce mouvement d’hommes, qui d’un flux « nouveau » au début du XXe siècle devient une véritable vague déferlante après le Plan Marshall ? La circulation du capital et des biens n’a pas besoin d’une circulation des hommes22. Mais celle-ci aide celle-là. Dans quelle mesure les hommes (et leurs familles) qui suivent ou accompagnent leurs affaires, accentuent-ils une internationalisation des modes et des cultures ? Est-ce, comme l’espérait certains fiscalistes et législateurs américains, un moyen de propager le modèle américain, œuvrant ainsi, à l’opposé de leurs compatriotes écrivains et artistes, venus, eux, en Europe à la recherche d’un autre modèle culturel ?

24 Les Américains à Paris de la première moitié du XXe siècle peuvent être décrits comme un groupe d’immigrés « ordinaires » dans la mesure où, pour une part importante de leurs activités, ils restent entre eux, créant clubs et associations et toute la panoplie d’une « communauté » en devenir (qui fait tant peur quand il s’agit d’autres « Autres », mais pas des élites). Comme toute colonie/commu-nauté « immigrée », les Américains dans la capitale française ont créé à la fois églises, bibliothèque, clubs de sport, amicales des anciens, et même un hôpital23. Il y avait les clubs des diplômés de Amherst College, de l’Université Columbia, de l’Université Cornell, de l’Université Harvard, de Princeton, et de Yale, déjà, mais aussi un cercle de dentistes et une association d’automobilistes dès les années vingt. La construction des deux églises néo-gothiques qui trônent encore aujourd’hui, l’American Church sur le quai d’Orsay et l’American Cathedral de l’avenue George V, datent du tournant du XXe siècle (l’origine de leurs congrégations remontant au milieu du XIXe siècle). Les Américains à Paris se sont affichés comme tels, pour le meilleur et pour le pire, quand, par exemple, les résidents permanents ont dû se distinguer nettement des visiteurs temporaires au moment des émeutes contre les touristes américains en 192724.

25 Si l’on s’inquiète beaucoup de l’assimilation des immigrés pauvres, on délaisse en général les gens fortunés venus d’ailleurs. Véhiculant voire vendant leurs propres produits culturels, les expatriés d’aujourd’hui comme hier forment-ils une catégorie à part ? Poser la question renvoie plus généralement à l’histoire des migrations et à la manière dont le migrant a en effet été construit en fonction de sa classe sociale.

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Différences de revenus, différences de rapports de force (culturels) ont infléchi la construction de l’image de l’étranger.

26 Les hommes d’affaires américains font partie d’une longue histoire des circulations et de la migration des biens. Certes, une des nouveautés du début du XXe siècle est l’arrivée de nouveaux acteurs, mais sur une scène d’activité qui n’est pas inédite. Des ex- Européens de retour au Vieux continent, avec des méthodes et des marchandises américaines annoncent autant qu’ils l’incarnent : le début d’un « siècle américain », contesté depuis.

NOTES

1. Expatriés vus du pays d’accueil. 2. Anne-Catherine Wagner, Les nouvelles élites de la mondialisation : Une immigration dorée en France, Paris, PUF, 1998 ; Alain Tarrius, Les fourmis d’Europe : Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Abye Tasse, Parcours d’Éthiopiens en France et aux États-Unis. De nouvelles formes de migrations, Paris, L’Harmattan, 2004. Voir également Aihwa Ong, Flexible Citizenship: The Cultural Logics of Transnationality, Durham, Duke University Press, 1999. 3. Elihu Root, « The Basis of Protection to Citizens Residing Abroad », American Journal of International Law, vol. 4, 1910, p. 517-528, p. 517. 4. Elihu Root, op. cit., p. 518. 5. G. Dallier, La Police des étrangers à Paris, Paris, Arthur Rousseau, 1914, p. 86-87. 6. American Chamber of Commerce, Second Annual Meeting, 25 nov 1896, cité dans Nicole Fouché, « L'American Chamber of Commerce of Paris (1894-1919) est-elle aussi une institution ethnique ? » Bulletin du CENA-EHESS, n° 5, février 1999, p. 64 et p. 11 du tapuscrit. 7. Direction de la Statistique générale, Les naturalisations en France (1870-1940) [Études démo- graphiques n°3], Paris, Imprimerie nationale, 1942, p. 77. 8. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIesiècles, t. 2, Les Jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979 ; Jacques Le Goff, « Heurs et malheurs des mondialisations », Le Monde, 16 novembre 2001 ; Hilario Casado dans ce volume ; Marc Ferro, Histoire des colonisations, Paris, Seuil, 1994 ; William B. Cohen, Empereurs sans sceptre. Histoire des administrateurs de la France Outre-mer et de l’École coloniale, [1971], Paris, Éditions Berger-Levrault, 1973 ; Jean-Paul Zúñiga, Espagnols d’Outre-mer, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002. 9. Daniel Roche, Humeurs vagabondes, De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris, Fayard, 2003, p. 286-294 ; Louis Bergeron, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire, Paris, EHESS et Mouton, 1978, chaps. 2 et 3 ; Yves Lequin (dir.), La mosaïque France : histoire des étrangers et de l'immigration, Paris, Larousse, 1988, chap. 9. 10. Il s’agit des archives des Law Offices of S. G. Archibald. 11. Il pourrait croiser d’autres thèmes, à travers l’histoire des réfugiés, des scientifiques (la fuite des cerveaux), ou plus récemment, des sportifs, voire des retraités qui migrent. 12. Charles Tilly, « Migration in Modern European History», in William McNeill et Ruth Adams (dirs.), Human Migration, Bloomington, Indiana University Press, 1978, p. 48-72 ; La mosaïque France ,Yves Lequin (éd.), Paris, Larousse DL, 1988 ; Leslie Page Moch, Moving Europeans, Migration in Western Europe Since 1650, Bloomington, Indiana University Press, 1992 ; Daniel Roche, Humeurs

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vagabondes […], op. cit. Cf. Gérard Noiriel, Le creuset français : Histoire de l'immigration XIXe-XXesiècles, Paris, Seuil, 1988. 13. Dirk Hoerder, Cultures in Contact : World Migrations in the Second Millennium, Durham, Duke University Press, 2002 ; Nancy Foner, From Ellis Island to JFK : New York's Two Great Waves of Immigration, New Haven, Yale University Press, 2000 ; Nancy L. Green, « Terms and Concepts, Then and Now », European Science Foundation Workshop Report, « Immigration and the Construction of Identities in Contemporary Europe, » Wassenaar, NIAS, 2002, p. 40-44 ; Ewa Morawska, « Immigrants, Transnationalism, and Ethnicization : A Comparison of This Great Wave and the Last », in E Pluribus Unum ?, John Mollenkopf et Gary Gerstle (dirs.), New York, Russell Sage Foundation, 2002, p. 175-212 ; David A. Gerber, « Theories and Lives : Transnationalism and the Conceptualization of International Migrations to the United States », IMIS-Beiträge, 15, 2000, p. 31-53. 14. Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes » [1928], in Mélanges historiques, vol. 1, Paris, Éditions de l’EHESS, 1983, p. 16-40 . 15. Nancy L. Green et al., « Colonies d’ailleurs et colonies d’ici », à paraître in Hommes et Migrations, 2008. 16. Voir Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002. Sur la différenciation sociale au sein des groupes immigrés, voir, par exemple, Pierre Milza, Français et Italiens à la fin du XIXesiècle, Rome, École française de Rome, 1981, vol. I, p. 255-258 ; « Les catégories aisées de l’émigration italienne » ; John Bodnar, The Transplanted : A History of Immigrants in Urban America, Bloomington, Indiana University Press, 1987. Sur les entrepreneurs ethniques, voir Roger Waldinger, Howard Aldrich et Robin Ward (dirs.), Ethnic Entrepreneurs, Immigrant Business in Industrial Societies, Newbury Park, California, Sage Press, 1990 ; et la thèse récente de Claire Zalc, « Immigrants et independants. Parcours et contraintes. Les petits entrepreneurs étrangers dans le département de la Seine (1919-1939) », doctorat, EHESS-Paris, 2002. 17. Charles Halary, Les Exilés du savoir, Les migrations scientifiques internationales et leurs mobiles, Paris, L’Harmattan, 1994. 18. Nancy L. Green, « Expatriation/Expatriates/Expats, The American Transformation of a Concept », à paraître ; Nancy L. Green et François Weil (dirs), Citoyenneté et Émigration: les politiques du départ, Paris, Édition EHESS, 2006 ; Nancy L. Green, « The Politics of Exit : Reversing the Immigration Paradigm », The Journal of Modern History, vol. 77, n° 2, 2005, p.263-290. 19. « À Londres, “l’immigration caviar” qui investit dans le football et l’immobilier, s’inquiète », Le Monde, 31 octobre 2003. 20. Jacqueline Lindenfeld et Gabrielle Varro, « Language maintenance among “Fortunates Immi- grants” : The French in the United States and Americans in France », International Journal of the Sociology of Language, vol. 189, 2008, p. 115-131. 21. Albert Sutliffe, The Americans in Paris 1887, Paris, Printed for the author and editor, 1887, p. 62. 22. Saskia Sassen, The Mobility of Labor and Capital, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. 23. Nicole Fouché, Le Mouvement perpétuel : Histoire de l'Hôpital Américain de Paris des origines à nos jours, Paris, Erès, 1992 ; id., « Note de recherche : les Américains en France, 1919-1939 : un objet d’étude pour les historiens de l’immigration ? », Revue européenne des Migrations Internationales, vol. 14, n° 3, 1998, p. 159-170. 24. Harvey Levenstein, Seductive Journey : American Tourists in France from Jefferson to the Jazz Age, Chicago, University of Chicago Press, 1998, p. 257, 269-73 ; cf. Ralph Schor, L'opinion française et les étrangers, 1919-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1985, p. 161-164.

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AUTEUR

NANCY L. GREEN EHESS/CRH

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Libre circulation des marchandises et contrôle de la mobilité des hommes dans les territoires de la monarchie des Habsbourg Contradiction ou complémentarité ?

Andrea Komlosy

Les territoires et la période en question

1 Quand je parle des « Pays Autrichiens », il s’agit :

2 – des territoires constitutifs (Archiduchés de la Basse et de la Haute-Autriche) et des expansions territoriales du Moyen Âge (concernant les possessions autrichiennes et non les possessions espagnoles, qui furent séparées au XVIe siècle) ;

3 – des acquisitions du XVIe siècle, notamment de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie (à partir de 1526) ;

4 – des expansions du XVIIIesiècle, notamment de la Galicie (acquise en 1772 et 1795 par le partage de la Pologne), de la Bucovine (acquise en 1775 et appartenant à la Galicie entre 1775 et 1850) et des côtes dalmatiennes (acquises en 1797), lesquelles faisaient partie des « Pays autrichiens », administrés par Vienne. Le pluriel indique qu'il s'agit de l'ensemble des territoires sous le pouvoir Habsbourg ; au singulier, « pays » signifie province. Le terme « état » est par contre réservé au gouvernement et à l'administration centrale des pays du complexe Habsbourg ;

5 – La Hongrie avait un roi Habsbourg et faisait partie des possessions des Habsbourgs ; ici, elle est pourtant considérée comme un État en tant que tel, avec lequel l’Autriche entretenait des relations internationales1;

6 – Les Pays-Bas autrichiens (1714-1797), la Lombardie (1714-1797, 1815-1859) et la Vénétie (1797-1805, 1815-1866) ne firent partie de l’Autriche que temporairement. Ils

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n’étaient ni soumis à l’administration centrale ni inclus dans la formation d’un marché commun et ne sont donc pas inclus dans les considérations suivantes.

7 La période en discussion commence par les grandes réformes d’État portant sur le système administratif et fiscal, les droits seigneuriaux, la circulation des marchandises ainsi que sur la liberté et la mobilité des hommes. Ces réformes furent introduites en Autriche à partir de 1750. Notre période se termine avec l’effondrement de l’Empire en 1914. Cet article est centré sur les frontières et les circulations à l’intérieur des « Pays autrichiens»,lesquelles représentaient plus de 95 % des mouvements commerciaux et des déplacements personnels. Il confronte deux évolutions qui paraissent contradictoires. Pendant la période en discussion, la circulation des marchandises fut libéralisée, tandis que la circulation des hommes fit l’objet d’un contrôle de régulation. La question qui se pose est de savoir comment l’un était lié à l’autre et quel était le rôle des frontières dans la formation de l’administration centrale de l’État et du marché national. Les frontières servaient-elles de frein à la circulation ou bien au contraire d’instrument d’intégration2 ?

La libéralisation du commerce

8 Au XVIIIe siècle, la monarchie Habsbourg se caractérisait par l’homogénéisation du marché (national), marquée par :

9 – l’abolition des douanes internes (Binnenzölle) entre les pays (Länder)3. L’unification du marché interne affecta la plupart des anciens pays autrichiens et les pays bohémiens en 1775, puis la Galicie en 1784, et le Tyrol, la Lombardie et la Vénétie en 1825-1826. La Hongrie ne fût inclue dans le marché commun qu’en 1851, la Dalmatie en 1879 ;

10 – la transformation des péages (Mauten)4. Les péages perdirent de l’importance et devinrent une rémunération pour l’usage d’une route, d’un pont, d’un bac etc. Le nombre des péages seigneuriaux ou municipaux (dites privés par l’état) fut réduit à partir du XVIIe siècle, puis soumis à la législation (1755) et à l’administration étatique (1788). En même temps, l’État créa de nouveaux péages, consacrés à la construction de routes, qui étaient levés par des fermiers.

11 En outre, il était d’usage de lever des taxes ou traites sur la circulation des marchandises par droit municipal, ce qui était souvent le privilège des corporations. Ils obligeaient les marchands non seulement à utiliser des routes prescrites (passant par les douanes), mais aussi à s’arrêter dans les villes situées sur la route, à y offrir leurs produits et à payer tous les frais liés à la vente. Ces droits aussi furent abolis après 17755.

La régulation du passage

12 Contrairement à l’ouverture du marché, le passage des hommes devint l’objet du contrôle étatique, représentant désormais un processus de régulation.

13 Jusqu’à 1750, le droit de passage dépendait du statut social ou professionnel des personnes. Les nobles et le clergé jouissaient du libre passage ; les marchands et artisans effectuaient le passage avec l’aide de leurs réseaux professionnels ; les paysans et autres personnes soumises à l’autorité seigneuriale avaient besoin d’une autorisation

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spéciale, la majorité étant liée au domaine ; quant aux personnes sans terre, professions itinérantes, vagabonds, mendiants etc., ils voyageaient sans autorisation.

14 À partir de 1750 – date d’une réforme majeure de l’État – le passage fut réglé par la loi : en dehors des nobles et des personnes non soumises au service militaire, tout le monde avait besoin d’une permission, c'est-à-dire d’un passeport ou d’autres documents pour franchir les frontières de son département de séjour (Kreis). En allemand de l'époque, un voyage à travers les frontières du département était désigné par le terme Außerkreisgehen ; le contraire, qui signifie rester dans les limites des son département, Imkreisgehen, est encore utilisé de nos jours au sens large pour désigner une situation de laquelle on est prisonnier.

15 Au début, les règles de passage différaient selon l’origine sociale – une date importante fut l’abolition du servage en 1781, qui avait été en vigueur dans quelques provinces (pays/Länder) jusque-là. On peut observer une homogénéisation progressive des régulations, qui signifie aussi la monopolisation par l’État.

16 Jusqu’en 1820, les anciennes institutions, par exemple les corporations et confréries, avaient le droit de fournir à leurs membres des documents de passage. Non seulement ces organisations perdirent certains privilèges, mais l‘artisan itinérant devint l’objet d’une surveillance rigoureuse, ce qui entrava sa mobilité traditionnelle9.

17 Les règles de contrôle du passage furent de plus en plus générales ; elles étaient fondées sur les nouveaux découpages administratifs, que le pouvoir central érigea à l’intérieur de l’État. Ce processus peut être observé à partir de 1750, quand le pouvoir central essaya de supprimer le pouvoir seigneurial à tous les niveaux juridiques et administratifs, notamment au niveau des domaines10.

18 En Autriche, la réforme étatique n’était pas initiée par une révolution comme en France, elle fut réalisée par le pouvoir impérial et sa bureaucratie, et fondée sur un compromis entre la noblesse et le pouvoir impérial. La noblesse conserva le droit d’autogestion des domaines, mais en même temps, elle fut transformée pour devenir la première instance de l’administration centrale, responsable de la collecte des impôts, de la conscription et de l’autorisation du passage.

19 Au même moment, l’État créa de nouvelles unités administratives qui ne dépendaient pas du pouvoir noble – ni de ses représentations, par exemple les États Généraux (Stände) et les diètes (Landtage) dans les pays – et qui contrôlaient et surveillaient l’administration de la première instance (seigneuriale) – une situation qui reflète les intérêts contradictoires en jeu. Sur le plan régional, le niveau administratif, qui exprimait l’intérêt du pouvoir central, était le département (Kreis). Jusqu'au XVIIe siècle, le Kreis (cercle) était une unité administrative revendiquée par le pouvoir central aussi bien que par l'aristocratie provinciale. À partir de 1748, ces anciennes unités perdirent leur autonomie administrative et furent transformées en circonscription étatique, contrôlée par le gouvernement central11. En rapport avec la réforme administrative autrichienne, la transformation des circonscriptions régionales correspond à l’introduction du département en France à partir de 1789. Au début, les administrations départementales (Kreisämter) furent chargées de la conscription et de la surveillance de seigneuries. Au fur et à mesure, elles devinrent responsables de tous les domaines de l'administration publique dans leurs frontières, constituant ainsi le lien immédiat entre l'État et les sujets, et transformant ceux-ci par-là même en citoyens.

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20 Sur le plan des provinces (pays/Länder), l’État se servit des gouvernements provinciaux, qui perdirent leur ancienne autonomie. Les institutions des États Généraux, les diètes et leurs administrations devinrent donc un instrument de l’administration centrale12. Ici, je m’intéresse particulièrement aux unités territoriales crées et contrôlées par l’administration centrale, parce que ces unités-là fournissaient l’instrument de contrôle des passages : les frontières.

21 L’espace étatique fut donc territorialisé, en même temps, on le découpa en unités régionales et locales selon un principe hiérarchique, lequel définit le champ de compétence de chaque unité. Ainsi, il devint possible d’identifier chaque personne à l’aide de son appartenance à un territoire précis, de régler les droits de séjour et les droits sociaux et d´établir des règles pour quitter le territoire ou pour passer ses frontières.

22 Les règles de passage étaient contradictoires : D’un côté, elles encourageaient la circulation des hommes, puisqu’elles réduisaient les droits des domaines de limiter le mouvement de leurs sujets. D’un autre côté, elles servaient d’instrument de contrôle et de sélection des voyageurs et de la main d’œuvre migratoire, reflétant des intérêts divergents (pouvoir central – pouvoir régional et local ; état – cercles économiques, ville/campagne, agriculteurs – industriels etc.).

Moyens de contrôle du passage

23 Nous pouvons identifier deux moyens principaux de contrôle du passage, qui correspondent aux différentes périodes :

24 – 1750-1850 : La délivrance de passeports ;

25 – 1850-1900 : Le droit de domicile (Heimatrecht) et l'expulsion (Schub, Abschiebung) dans la commune de domicile.

Passeports

26 À part quelques exceptions, un passeport était obligatoire pour chaque personne qui quittait son département, soit pour un court voyage soit pour un séjour plus long13. En délivrant le passeport, le pouvoir central obtenait la preuve de chaque déplacement et la possibilité de l’autoriser ou pas. L’autorité habilitée à délivrer les passeports variait selon les personnes et les destinations. Les nobles et le clergé n'avaient besoin d'un passeport que pour les voyages dans un pays étranger ; leurs voyages étaient pourtant mal vus, parce qu'il ne servaient pas des buts considérés comme utiles. Pour supprimer les voyages exclusivement réservés à la noblesse (adelige Kavalierstouren), les jeunes aristocrates ne furent autorisés passer les frontières qu'à l'âge de 28 ans. D'autres régulations spéciales existaient pour les étudiants, surtout pendant les Guerres napoléoniennes, quand tout contact intellectuel à travers les frontières était suspect. À cette période, nobles, clergé et étudiants avaient besoin d’une autorisation des autorités suprêmes pour obtenir un passeport. Pour tous les autres groupes de la population, qui avaient besoin d'un passeport pour les voyages à l'intérieur de l'État, la compétence administrative varia selon les destinations : les administrations seigneuriales étaient responsables des passeports aussi pour un voyage dans les limites du pays, les administrations départementales étaient responsables pour un voyage dans

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un autre pays, pourvu qu‘il fasse parti de l'ensemble des « pays conscrits » (konskribierte Länder), où la conscription militaire était sous contrôle d’état. Tous les autres voyages étaient administrés par les autorités provinciales ou centrales. En plus, tout homme soumis au recrutement avait besoin d'une autorisation spéciale des autorités militaires pour obtenir un passeport, ce qui en général n’était le cas qu’à la fin du service militaire14.

27 On trouve des textes de lois relatifs aux passeports dans divers domaines de la législation, en particulier dans les lois de conscription militaire et les lois d'émigration15.

28 Les administrations seigneuriales et provinciales qui délivraient les passeports au nom de l’état subissaient plusieurs pressions. D'abord, les intérêts des seigneuries ne correspondaient pas nécessairement aux intérêts du pouvoir central. Les grandes seigneuries avaient besoin de leurs sujets comme main d'œuvre dans l'économie domaniale et étaient donc peu enclines à les munir de documents de passage. En revanche, étant responsables de l'assistance sociale aux pauvres de leur domaine, elles étaient prêtes à leur délivrer les passeports dont ils avaient besoin pour chercher du travail ou pour la mendicité dans un autre département ou province.

29 Les intérêts centraux étaient eux-mêmes contradictoires : d’un côté, ils avaient pour but d‘empêcher de voyager ceux qui n’avaient pas les qualifications exigées sur les marchés de travail ; d’un autre côté, ils encourageaient le départ de ceux dont les entreprises dans les centres urbains ou sur les grands chantiers de construction avaient besoin comme main d’œuvre. Ceci se reflète dans les ordres très précis et en même temps contradictoires des autorités centrales aux autorités locales, d’empêcher ou bien d’encourager le départ de leurs sujets.

30 Les intérêts contradictoires peuvent être identifiés à travers les conflits qui éclatèrent entre les autorités des différentes échelles administrative, locale (seigneuriale ou, dans les villes, municipale ; Herrschaftsamt-Magistrat), départementale (Kreisamt), provinciale (Gubernium, Landesregierung) ou centrale (au niveau central, il y avait plusieurs bureaux, dont les compétences étaient vagues, indistinctes et souvent superposées). Ces conflits éclataient lors des recours, déposés auprès des instances supérieures. Les innombrables appels et directives des autorités supérieures à l'adresse des administrations locales et départementales pour leur demander d’observer les lois témoignent de cette tension. D’un côté, ils leur demandaient de considérer le besoin des centres industriels de main d'œuvre, et d'un autre côté d'empêcher les personnes qui n'étaient pas les bienvenues d'obtenir un passeport. Une analyse réalisée sur la base des archives locales, départementales et régionales en Basse-Autriche, Bohême et Moravie montre bien les divergences dans les exigences et l'impossibilité des autorités seigneuriales et départementales d'intégrer ces deux buts à la fois16.

31 Le passeport joua son rôle à partir de 1750 (subordination des administrations seigneuriales sous le contrôle de l’état), et encore plus à partir de 1780 (abolition du servage et grande époque de la réforme administrative) jusqu’en 1857, quand le passeport interne fut aboli. Vers cette date, le nombre des circulations augmenta tellement, qu’il n’était ni raisonnable ni praticable de les contrôler. Entre autres raisons, la plus grande mobilité fut une conséquence des chemins de fer, qui se développèrent à partir des années 1840.

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Droit de domicile (Heimatrecht)

32 Il s’agit de l’appartenance officielle à une commune (Gemeinde) donnant des droits collectifs, par exemple, l’usage des biens communaux, l’accès à l’assistance sociale, l’éligibilité à une fonction communale etc. Le droit de domicile, qui date du XVIesiècle, représente une manière de rattacher une personne à une certaine commune – un ancrage spatial des hommes, qui permet aux autorités politiques d’envoyer ceux qui ne sont pas domiciliés chez eux dans leur commune de rattachement (erzwungene Abschiebung- expulsion par force)17. Pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, la législation avait prévu la possibilité pour une personne d’obtenir le droit de domicile sur son lieu de résidence après dix ans de séjour permanent.

33 En 1863, cette pratique fut abandonnée pour une nouvelle loi de domicile, qui transformait ainsi le droit de domicile en moyen de contrôle des migrations et des lieux de résidence. Le séjour permanent ne suffit plus pour obtenir le droit de domicile ; celui-ci n’était plus concédé que si le demandeur était bienvenudans sa nouvelle commune ; sinon, il demeurait un habitant sans y avoir le droit de domicile18.

34 Pendant les années de migration la plus intense et de croissance des grands centres urbains et industriels dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les émigrés étaient donc privés de la possibilité d’obtenir le droit de domicile dans leur nouvelle résidence – ce qui les rendait citoyens de deuxième catégorie, menacés par l`expulsion de force dans leur commune de domicile (Heimatgemeinde, rechtliche Heimat - domicile de droit) en cas de pauvreté, chômage ou perte d’assistance familiale.

35 Comme les recensements (de la population), qui étaient effectués tous les dix ans à partir de 1857, enregistraient la domiciliation, on peut étudier la façon dont se développèrent les relations entre les « autochtones », (c’est-à-dire les « domiciliés ») et les « étrangers » (c’est-à-dire les personnes sans droit de domicile sur place) dans une certaine unité territoriale. Au fur et à mesure que le nombre des immigrants dans les centres urbains et industriels augmentait, le pourcentage des habitants domiciliés tomba. Le résultat ne dit rien sur le mouvement d'immigration et d'émigration par période d'observation (qui est documenté par ailleurs). Mais il montre le pourcentage de personnes qui n’étaient pas domiciliées dans leur commune de séjour au jour du recensement, un nombre qui augmentait au fur et à mesure que les gens immigraient sans être domiciliés sur leur nouveau lieu de résidence19.

36 Malgré les distorsionsdu résultat du fait que l'épouse avait le droit de domicile dans la commune où était domicilié son mari, les chiffres montrent bien combien résidence et domiciliation divergent.

Tableau : Personnes domiciliées à Vienne et à Prague, 1857-1900

(% du nombre des habitants sur place)

Vienne Prague

1857 60 50

1869 45 36

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1880 35 30

1890 35 30

1900 38 21

Source : Österreichische Statistik, Volkszählungen 1857-1900 ; Andrea Komlosy, Grenze, p. 464.

37 Cette situation n’a pas seulement engendré un mécanisme complexe d’expulsion et de « rapatriement »20. En effet tous les gens qui n’étaient pas domiciliés dans leur lieu de séjour étaient également plus enclins à accepter des conditions de vie et de travail plus difficiles que leurs compatriotes domiciliés. Ce qui fit de la loi de domicile non seulement un instrument de contrôle, mais aussi de coercition sociale. Elle resta en vigueur jusqu’en 1896, apogée de la croissance des grandes villes, moment où il devint nécessaire de légaliser l’immigration qui avait eu lieu. Donc, le nombre des domiciliés augmenta à Vienne à partir de 1900. En même temps, les municipalités commencèrent à établir des institutions d’assistance sociale21. À Prague, le nombre des domiciliés n'augmenta pas encore, car les limites de la commune n’avaient pas été élargies, comme ce fut le cas à Vienne, qui connut plusieurs vagues d'élargissement. Ainsi, les habitants du (centre) ville de Prague restèrent « étrangers », même s'ils étaient originaires des faubourgs constituant encore des communes particulières.

Les rapports aux circulations et aux frontières

38 L’abolition des douanes et péages entre les provinces (pays) de l’Autriche à partir de 1775 facilita la circulation des marchandises. Pourtant, l’homogénéisation du marché coïncida avec une polarisation qui accrut les différences entre les régions (les disparités régionales), créant « centres » et « périphéries », divisés par des frontières économiques.

39 Cette polarisation causa une nouvelle qualité de migration, caractérisée par des distances plus longues. Néanmoins, c’était toujours une migration qui servait de revenu supplémentaire à la région d’origine. C’est seulement à la fin du XIXe siècle que les migrations circulaires donnèrent lieu à une émigration définitive – et même celle-là restait étroitement liée avec la région d’origine des émigrés22.

40 La migration la plus intense s’observait dans les régions centrales et économiquement développées du pays, où « centres » et « périphéries » existaient sur un plan micro- régional, notamment à l’intérieur de et entre les provinces de la Basse et de la Haute Autriche, la Styrie, la Bohême et la Moravie. En revanche, la contribution des provinces agraires à l'est et au sud-est – notamment la Galicie, la Bucovine et la Dalmatie – à la migration interne, fut plus basse. Quand, à la fin du XIXe siècle, dans ces pays aussi, il devint nécessaire, pour la plus grande partie de la population, de chercher du travail supplémentaire à l'extérieur de la région, la migration se tourna vers l'Allemagne et les États-Unis23. Ainsi, la migration entre les régions en voie d’industrialisation et les provinces agraires à l'est et au sud-est était moins dense, ce qui confirme la thèse que la migration ne résulte pas d’une différence absolue, mais des interactions établies qui étaient les plus développées dans les régions du cœur du pays24.

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41 Ici tout mouvement, s'il faisait franchir les frontières communales ou les frontières internationales, est considéré comme circulation. La régulation des déplacements avait lieu à plusieurs échelles administratives, ce qui permettait d'établir une distinction entre « l'autochtone » et « l'étranger ».Pour les voyages, la distinction fondamentale se présentait entre le département résidentiel, dans lequel un déplacement n’exigeait pas d’autorisation administrative, et chaque circulation au-delà de cet espace, où le voyageur était qualifié d’étranger. Cette distinction perdit sa signification avec l’abolition des passeports internes en 1857.

42 Quant au droit de domicile, la distinction fondamentale se présentait entre la région terroir (« Heimat »), qui était définie par les confins communaux, et la région étrangère (« Fremde ») : là où une personne ne disposait pas du droit de domicile et donc était qualifiée d’étranger25. Dans ces deux cas, la différence entre les hommes ne s’exprimait pas par la nationalité, mais par les droits de passage et par les droits communaux.

43 La Constitution de l’État (Staatsgrundgesetz 1867) a (re)confirmé la notion de nationalité, que nous connaissons aujourd’hui : celle qui est réservée aux citoyens d’un État. À partir de ce moment-là, l’Autriche était caractérisée par deux aspects de la citoyenneté :

44 – une garantie par la constitution, qui exprimait les droits politiques fondamentaux des citoyens et, par cela, le libre choix de résidence dans le pays entier ;

45 – une autre garantie par le droit de domicile, qui exprimait les droits communaux. Ces derniers étaient valides dans les limites de la commune de droit. En d’autres termes, si quelqu’un avait besoin d’assistance sociale, il était rattaché à une seule commune ; en cas de perte de travail ou de soutien familial, on l’y envoyait par « déportation ».

46 En ce qui concerne les relations entre la circulation des marchandises et la circulation des hommes, on peut donc résumer :l’abolition des douanes et péages internes représenta une dérégulation. Elle correspondait au règlement du passage, qui, par contre, représenta une régulation. La libre circulation des marchandises contribuait à la mobilité (des voyageurs, des migrants travailleurs…), créant ainsi la nécessité de régler les flux migratoires. Il ne s’agissait donc pas d’une contradiction, mais d’une complémentarité.

Frontières : barrages ou liaisons ?

47 Tout déplacement au-delà des limites de la commune résidentielle faisait franchir des frontières. Tout d’abord, on pense aux frontières politiques et administratives. Par rapport aux déplacements à l'intérieur de la monarchie autrichienne, les nouvelles frontières politiques et administratives, créées dans la deuxième moitié de XVIIIe siècle, constituaient un nouveau réseau caractérisé par des espaces nettement séparés, entourés de frontières linéaires, représentant un ordre hiérarchique, qui permettait de rattacher chaque personne à son terroir et de régler par loi les droits de séjour et de passage.

48 Dans un deuxième temps, on pense aux frontières économiques, qui sont par définition plus vagues et plus relatives. L’homogénéisation du marché interne les a accentuées, parce que la compétition contribuait à la croissance des disparités régionales. Et l’homogénéisation les a flexibilisées, parce que les relations interrégionales subissaient une transformation permanente. L’attachement des hommes aux espaces économiques

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est également changeant et dépend du contexte, parce que la migration circulaire lie les régions d’origine aux destinations de la migration, contribuant ainsi aux identités transversales.

49 Les frontières économiques reflétaient les relations entre les régions et correspondaient à la position qu'une région occupait sur le marché national. Chaque changement de ces relations influençait la décision des hommes de rester dans leur région terroir ou bien de chercher du travail ailleurs. Il y a ainsi une relation étroite entre les frontières économiques et les frontières administratives, caractérisée par une forte tension. Les frontières économiques encouragent ou nécessitent les migrations ; les frontières administratives fournissent le cadre spatial pour découper l'espace migratoire en territoires précis et contrôlables.

50 Dans la deuxième moitié duXIXesiècle, un autre type de frontière devint important : la frontière ethnolinguistique entre les peuples de l'Empire austro-hongrois, unis par les liens de la dynastie régnante. Elles aussi se recoupaient avec les frontières administratives, ce qui donna aux mouvements nationaux l’idée de faire coïncider les deux types de frontières. Il est établi que les tensions ethnolinguistiques contribuèrent à l'échec de l'Empire. En ce qui concerne l'autorisation et le contrôle de la circulation, elles ne jouèrent aucun rôle décisif. A l'époque des passeports internes (1748-1857), nous n’avons pas d'indication sur l’influence de l’ethnie ou de la langue sur la décision des bureaux de délivrer un passeport ou non. Quant aux conditions pour obtenir le droit de domicile, l'ethnie et la langue ne comptaient pas non plus. La distinction entre « autochtone » et « étranger » ne se faisait pas selon les groupes linguistiques ; elle dépendait simplement du droit de domicile, et n’avait aucun lien avec l’appartenance ethnique. Une personne germanophone d'un village de Basse-Autriche à 25 kilomètres de Vienne avait le même statut « d’étranger » à Vienne que son compatriote tchèque, slovène ou polonais. Pourtant, il y avait de relations étroites entres les personnes de la même langue et de la même ethnie pendant les migrations aussi bien que dans les lieux de leur nouvelle résidence.

51 En divisant le territoire et en rattachant les hommes à ces subdivisions politiques, les frontières séparent. Cette observation s’applique aux frontières linéaires ainsi qu’aux frontières économiques définies par différents niveaux de développement et de prospérité selon les régions.

52 Dans le même temps les frontières unifient non seulement parce qu’elles sont en permanence illégalement franchies, mais surtout, parce qu’elles constituent des règles pour entrer dans et quitter les espaces administratifs, ce qui, en fait, les relie l’un à l’autre. D’où ma thèse : les frontières séparent afin d‘unifier.

53 Le rattachement des hommes à des espaces administratifs précis présentait plusieurs intérêts. D’abord, il permettait aux administrations d’obtenir un tableau synoptique de la population, de ses lieux de résidence, de son domicile et de ses mouvements, ce qui était dans l’intérêt de l’administration centrale d’État. En même temps, ce rattachement administratif permettait de régler la circulation entre des régions séparées par des inégalités socio-économiques. Cette régulation était aussi bien dans l’intérêt de l’État que dans celui des entrepreneurs qui avaient besoin d’une main d’œuvre spécifique dans des lieux précis, ce qui exigeait une sélection.

54 Si la question de sélection est posée du point de vue des régions de départ, elle porte sur le droit de partir : qui avait droit aux documents de passage ? Si elle est posée du point de vue des destinations d'arrivée d'un déplacement, elle porte sur les possibilités

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de venir. En même temps, la question se pose de savoir qui – parmi ceux qui sont venus – avait le droit de rester, c’est-à-dire, jouissait du droit de domicile.

55 Ainsi le réseau des frontières économiques (séparant « centres » et « périphéries ») recoupe le réseau constitué par les frontières administratives : c’est par la séparation que la liaison devient enfin possible. Le rattachement administratif est uniforme, il est fondé sur la naissance, le mariage, le patrimoine. En revanche, l’attachement aux régions économiques est dynamique, parce que les hommes se déplacent selon les opportunités sociales et économiques, qui sont inégalement distribuées selon les régions. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, quand la migration vers les centres urbains et industriels a été la plus intense, résidence (faktischer Aufenthalt) et domiciliation (rechtliche Heimat-zugehörigkeit) étaient en contradiction flagrante, ce qui a rendu les migrants extrêmement vulnérables : ils étaient devenus des « étrangers » dans leur propre pays.

NOTES

1. Les relations avec la Hongrie furent soumises à plusieurs changements. Jusqu'en 1699-1718 la plus grande partie de celle-ci était sous domination turque, ce qui explique que les prétentions des Habsbourg ne furent réalisées qu’après le recul de l’Empire ottoman. Néanmoins l'aristocratie hongroise défendit son autonomie féodale contre les ambitions centralisatrices de Vienne, ce qui aboutit à une union personnelle entre les deux États en 1867, laquelle ne soumettait à l'administration commune que l’armée, la politique étrangère et le commerce

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extérieur. En ce qui concerne la circulation des marchandises, la Hongrie fut inclue dans le marché commun en 1851 ; en ce qui concerne la circulation des hommes, les deux entités furent considérées comme des états indépendants. 2. L’article est fondé sur l’habilitation de l’auteur à l’Institut d’Histoire économique et sociale à l’Université de Vienne : Andrea Komlosy, Grenze und ungleiche regionale Entwicklung. Binnenmarkt und Migration in der Habsburgermonarchie, Wien, Promedia, 2003. 3. Adolf Beer, «ºDie Zollpolitik und die Schaffung eines einheitlichen Zollgebietes unter Maria Theresiaº», in Mittheilungen des Instituts für oesterreichische Geschichtsforschung, XIV, Innsbruck, 1893, p. 237-326 ; Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 134. 4. Benjamin Bowman, « Das Mautwesen des 18. Jahrhunderts im heutigen Niederösterreich », thèse non publiée, Wien, 1950, p. 126-128. 5. Benjamin Bowman, « Das Mautwesen [...] », op. cit., p. 99 ; Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 49. 6. Edith Saurer, Straße, Schmuggel, Lottospiel. Materielle Kultur und Staat in Niederösterreich, Böhmen und Lombardo-Venetien im frühen 19. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1989, p. 189. 7. Adolf Beer, « Die Zollpolitik[...]», op. cit., p. 243-268. 8. Andrea Komlosy, « Ökonomische Grenzen », in Waltraud Heindl et Edith Saurer (ed.), Grenze und Staat. Passwesen, Staatsbürgerschaft, Heimatrecht und Fremdengesetzgebung in der österreichischen Monarchie (1750-1867), Wien-Köln-Weimar, Bôhlau, 2000, p. 823-827 ; A. Komlosy, Grenze [...], op. cit, p. 40-44. 9. Hannelore Burger, «ºPasswesen und Staatsbürgerschaftº», in Waltraud Heindl et Edith Saurer (ed.), op. cit., p. 64 ; Zdenka Stoklásková, « Fremdsein in Böhmen und Mähren », in Waltraud Heindl/Edith Saurer (ed.), op. cit., p. 680. 10. Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 60-73. 11. Ignaz Beidtel, Geschichte der österreichischen Staatsverwaltung 1740-1848, 1, Innsbruck, 1896, p. 30-34 ; A. Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 62 ; Ernst von Plener, «ºEine Kreisordnung für Böhmenº», in Zeitschrift für Volkswirtschaft, Socialpolitik und Verwaltung, 3, Wien, 1899 ; Franz Stundner, «ºDie Kreisämter als Vorläufer der politischen Behörden I, Instanz (1748-1848)º», in Johannes Gründler (ed.), 100 Jahre Bezirkshauptmannschaften in Österreich, Wien, 1970, p. 9-17. 12. Ernst, Bruckmüller Nation Österreich. Kulturelles Bewußtsein und gesellschaftlich-politische Prozesse, Studien zu Politik und Verwaltung 4, Wien-Köln-Graz, Böhlau1984, p. 222 ; Ignaz Beidtel, Geschichte, vol. 1, 34, 69, 155f, 304f. 13. Pour la monarchie autrichienne : Hannelore Burger, « Passwesen [...]», op. cit., p. 3-87 ; Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 87-95, p. 297-300 ; plus généralement pour le processus d’identification voir Jane Caplan et John Torpey (eds.), Documenting Individual Identit y : The Development of State Practises in the Modern World, Princeton, Princeton University Press, 1999 ; John Torpey, Origins of the Modern Passport System, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 14. Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 91. 15. Konskriptionspatent vom 24.4.1781 - Handbuch aller unter der Regierung des Kaisers Joseph II. für die K.K. Erbländer ergangenen Verordnungen und Gesetze in einer systematischen Verbindung 1780-1789, 3, Wien, 1785, p. 37-95 ; Auswanderungspatent vom 18.8.1784 - Handbuch Joseph II., 6, Wien, 1786, p. 279-299 – compare A. Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 89. 16. Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 297-318. 17. Franz Tobias Herzog, Vollständige Sammlung der Gesetze über das Schubwesen im Kaiserthume Oesterreich, Wien, 1835 ; Franz Tobias Herzog, Sammlung der Gesetze über das politische Domizil im Kaiserthume Oesterreich, Wien, 1837 ; Harald Wendelin, «ºSchub und Heimatrechtº», in Waltraud Heindl et Edith Saurer (ed), op. cit., p. 181-215. 18. Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 98 ; Mayrhofer Ernst et Pace Anton, Handbuch für den politischen Verwaltungsdienst in den im Reichsrathe vertretenen Königreichen und Ländern, 2, Wien, 1896, p. 974-1054.

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19. Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 172 et annexes, tables B5, B7, B8. 20. Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 100 ; Gerhard Melinz et Susan Zimmermann, «ºÜber die Grenzen der Armenhilfe. Kommunale und staatliche Sozialpolitik in Wien und Budapest in der Doppelmonarchieº», Materialien zur Arbeiterbewegung, 60, Wien-Zürich, 1991, p. 32-41 ; Wendelin, Schub, p. 231-339. 21. Gerhard Melinz et Susan Zimmermann, «ºDie aktive Stadt. Kommunale Politik zur Gestaltung städtischer Lebensbedingungen in Budapest, Prag und Wien (1867-1914)º», in G. Melinz et S. Zimmermann (eds.), Wien-Prag-Budapest. Urbanisierung, Kommunal-politik, gesellschaftliche Konflikte (1867 - 1918), Wien, 1996, Promedia, p. 140-176. 22. Andrea Komlosy, Grenze [...], op. cit., p. 173. 23. Leopold Caro, «ºAuswanderung und Auswanderungspolitik in Österreichº», Schriften des Vereins für Socialpolitik, 131, Leipzig, 1909 ; Karl Englisch, «ºDie oesterreichische Auswan- derungsstatistikº», in Statistische Monatsschrift NF 18 (1913), p. 65-167 ; Heinz Faßmann, «ºAuswanderung aus der österreichisch-ungarischen Monarchieº», in Traude Horvath et Gerda Neyer (ed.), Auswanderungen aus Österreich von der Mitte des 19. Jahrhunderts bis zur Gegenwart, Wien- Köln-Weimar, Böhlau, 1996, p. 33-56. 24. Komlosy, Grenze [...], op. cit., 190f. 25. Cette distinction a survécu à la monarchie austro-hongroise ; elle a servi de légitimation de « nationalité » par rapport aux déplacements et aux mouvements de réfugiés après la Deuxième Guerre mondiale.

AUTEUR

ANDREA KOMLOSY Université de Vienne. Institut de sociologie

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Echanges et homogénéité

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La langue franque méditerranéenne Asymétrie de la frontière et illusion du creuset

Jocelyne Dakhlia

1 La Langue franque ou Lingua franca, dans l’histoire de la Méditerranée à l’époque moderne, est un mixte de langues servant tant à la communication entre Musulmans et Chrétiens, qu’à celle qui s’établit entre des Chrétiens d’origines différentes, ne parlant pas la même langue1. Ce n’est donc pas un mince objet d’histoire que cette langue du rapprochement, de la différence ou de l’altérité surmontées, et pourtant, dans l’historiographie florissante de la Méditerranée, cette question n’a guère été étudiée pour elle-même. Elle figure plutôt une sorte de condition d’évidence de l’échange ; c’est un simple élément d’arrière-plan de l’histoire du commerce, de la circulation des hommes ou des marchandises. De manière plus générale, il faut constater que l’historiographie récente et moins récente de la Méditerranée fait très peu de place à une histoire des usages linguistiques, comme si l’on pouvait s’en tenir aussi, sur ce plan, au registre des évidences. Un linguiste, Joseph Cremona, a par exemple essayé de recenser toutes les mentions relatives aux langues dans la Méditerranée de Braudel, ainsi que dans d’autres ouvrage historiques sur la Méditerranée parus au cours du XXe siècle et ce repérage fait bien ressortir l’absence de la question des langues dans les préoccupations des historiens2. On rencontrera ainsi quelques allusions à la lingua franca, sous la plume de Braudel, et elles sont d’ordre lexical plutôt qu’elles ne constituent une véritable référence, explicite à sa pratique ; elles figurent encore moins une description ou une analyse3. Alger dans la seconde moitié du XVIe siècle justifie de belles descriptions, fort concrètes et parlantes, où l’on entend même le bruit des bottes des janissaires résonner sur le pavé, mais il n’y fait la moindre mention de l’usage du franco4. Certes, Braudel souligne-t-il ici et là, une généralisation de l’usage de l’italien en Méditerranée, dont nous savons qu’elle est corrélative du premier phénomène, mais l’analyse s’arrête là5.

2 Cette absence du fait linguistique dans l’écriture de l’histoire méditerranéenne fait en soi problème, car comment évoquer un monde où les hommes et les marchandises circulent, un monde de tractations et d’échanges, sans se soucier de la langue de la transaction ? Cette absence fait aussi et surtout problème parce qu’elle masque une asymétrie marquée, sur ce plan, des échanges en Méditerranée. L’usage de la langue

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franque nous contraint à penser la Méditerranée dans un rapport foncièrement dissymétrique, et l’on s’aperçoit que le modèle du creuset, qui semblait logiquement être le sien, ne tient pas.

3 Il s’agirait foncièrement, si l’on reprend par exemple la définition qu’en donnait Maurice Lombard, d’une langue de commerce, analogue à toute une série d’autres langues de même fonction, en d’autres aires culturelles6. Elle serait restreinte de ce fait à un espace de la circulation maritime, à l’espace où se joue le contact. C’est donc cette définition qui s’est imposée dans l’historiographie, dans les rares mentions auxquelles donne lieu la lingua franca : langue du contact, du frottement à l’autre, langue du creuset méditerranéen.

4 On pourrait donc l’imaginer comme une sorte de « résultante géométrique » de toutes les forces qui composent la Méditerranée, comme l’empreinte géométrique ou le produit mécanique, d’une histoire faite de brassages, de métissages en tous sens. Elle ferait fi, notamment, des frontières politiques, puisqu’elle constitue, par son usage généralisé, un trait commun à tous les ports du bassin méditerranéen, au Nord comme au Sud et du Maghreb au Levant. Néanmoins, ce modèle géométrique ne correspond pas à la réalité. Celle-ci nous renvoie au contraire à un objet asymétrique, déséquilibré en un sens, car si elle est effectivement répandue dans l’ensemble du bassin méditerranéen, la lingua franca est foncièrement un pidgin de langues romanes, latines7. La part du turc et de l’arabe y est très faible. C’est une proportion assurément variable selon les époques et selon les lieux, mais, jusqu’au XIXesiècle, elle est assurément très minoritaire. Sur le plan lexical, 15 % de termes d’origine arabe serait une proportion maximale. La langue franque est ainsi constituée comme un mélange d’italien (en proportion généralement majoritaire), d’espagnol, de provençal, avec toutes leurs variations dialectales et dans diverses déclinaisons, avec, dans un moindre degré, des apports du maltais, du turc ou de l’arabe, le grec n’étant pas non plus fortement représenté8. Dans le Dictionnaire de la Langue franque ou petit mauresque, édité par la Chambre de Commerce de Marseille en 1830 à l’intention des troupes françaises débarquant en Algérie, Guido Cifoletti estime que sur une soixantaine de pages de glossaire que compte le Dictionnaire, une et demie seulement recense des termes et locutions d’origine arabe. Encore cette période est-elle celle d’une relative inflation de l’arabe dans le franco ou lingua franca.

5 En d’autres termes cette répartition ne reflète pas, et de loin, la part réelle des locuteurs musulmans dans son usage, ni même une véritable empreinte du contact avec l’Islam. Ainsi, au Maghreb, les arabophones, musulmans et juifs, que les sources attestent comme des locuteurs familiers de la lingua franca, n’y auraient pas laissé une trace proportionnellement significative ; il en est de même pour les turcophones, dans ce même contexte et, a fortiori, pour les berbérophones ou amazighophones, pour user du terme actuellement en vigueur. Les langues de l’Islam, de manière générale, ne pénètrent que très faiblement cette langue-matrice de la communication et de l’échange méditerranéen, distorsion d’autant plus remarquable que l’essentiel de nos sources concernant la lingua franca est relatif aux sociétés musulmanes, et notablement au Maghreb.

6 L’asymétrie des échanges peut-elle alors justifier, expliquer cette sous-représentation des langues de l’islam, et notamment ce fait, bien connu, que l’essentiel du trafic maritime s’opère sur des navires chrétiens ?9. Cela doit l’expliquer pour partie, et il est symptomatique, à cet égard, que le lexique nautique, dans l’ensemble du bassin

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méditerranéen, soit majoritairement d’origine italienne10. Mais cette prédominance ne rend pas compte de ces disparités dans leur ensemble, pas plus que de la sous- représentations des apports grecs11.

7 Ainsi observe-t-on un déversement de romanité sur la Méditerranée musulmane, une romanisation linguistique dont les causes et les effets n’ont pas suscité d’analyse historique, mais dont la nature paradoxale n’a pas été non plus vécue comme un problème par les acteurs contemporains, par les locuteurs, aujourd’hui disparus, de la langue franque. À la base de l’absence de visibilité de l’objet, pour les historiens, ou à la base d’un certain contournement, probablement inconscient, du problème, il faut probablement prendre en considération une difficulté spécifique à penser le métissage, une difficulté dont il convient de prendre toute la mesure et de saisir les implications actuelles, en cours.

8 Le contact de l’Europe et de l’Islam, tel qu’il s’opère dans le bassin méditerranéen, n’est pas, en effet, une situation historique conforme à celles par laquelle on pense ordinairement et spontanément le métissage. La catégorie du métissage a été réservée, pour l’essentiel, à des situations coloniales, à des contextes de domination univoque et d’acculturation12. Un fort courant de la recherche de science sociale tend aujourd’hui, à travers la notion de métissage ou d’« hybridité », à relativiser, ou même à renverser, le rapport d’emprunt qui était massivement le fait de la société dominée, à mettre en évidence, au contraire, une certaine réciprocité dans divers processus de créolisation, ou encore à éclairer la production d’un « lieu tiers », d’une culture tierce, mais le fond de domination n’en est pas moins tangible13. C’est un rapport inégal, colonial, qui est en cause ou qui est à l’arrière plan de la plupart des études sur le métissage, et qui imprègne notre réflexion sur ces questions. L’hybridité n’est souvent conçue, au bout du compte, que comme une réponse à la contrainte et à l’oppression, comme une forme de résistance.

9 Dès lors que l’on envisage un rapport plus paritaire des sociétés qui entrent originellement dans la production du mélange, le recours à la notion de métissage devient d’emblée plus restreint, voire incongru. On formulera ce contact dans les termes d’un « transfert culturel », d’une interaction, une historiographie plus datée se référant à « l’emprunt » culturel14. C’est bien le cas de figure d’un contact grosso modo paritaire qui est ici envisagé, celui d’une Méditerranée en miroir, dans un rapport d’apparente symétrie, avec ce lieu fusionnel mais si fortement distordu qu’est la lingua franca en son centre. Or, s’il s’agit bien d’un objet métis, par essence métis, faut-il, pour autant, recourir à la notion de métissage, inscrire son usage dans le cadre d’une problématique du métissage ?

10 Celle-ci est, en soi, fortement contestable dans la mesure où elle postule un schéma presque biologique ou organique. Elle présuppose des entités pures qui viendraient à entrer en contact et se « corrompre » mutuellement ou produire un mixte, avatar de leurs êtres respectifs. Le contact, dans la logique du métissage, est toujours second. Or, dans le contexte historique de la Méditerranée, on serait bien en peine d’identifier un « premier contact » ; on a affaire à des sociétés qui seraient plutôt coextensives l’une à l’autre. Cette forte réserve étant exprimée, c’est bien la production d’un objet métis qui est en cause, soit une procédure de métissage.

11 La question qui se pose alors est celle de savoir si un objet métis, comme l’est la langue franque, va abolir les frontières, dissoudre ponctuellement toute souveraineté

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territoriale ou va au contraire réaffirmer des limites, réinstaurer de la différence, et, le cas échéant, de quelle nature ?

Un monde trouble

12 Il n’est pas sûr que l’on puisse aujourd’hui s’expliquer totalement que les historiens du XXe siècle tardif, le nôtre, mais aussi du XXe siècle colonial, qui est partiellement celui de Braudel, aient eu une vision si peu problématique de la langue franque. Ces questionnements rétrospectifs frôlent l’anachronisme, même s’ils sont légitimes. Mais on peut sans doute souligner à cet égard les effets d’euphémisation générés par la tradition littéraire. On peut songer, d’une part, au registre comique de la lingua franca dans le théâtre du XVIIe et du XVIIIe siècle, chez Molière et Goldoni, notamment, mais aussi dans l’opéra, qui en fait une langue d’intercompréhension immédiate, un registre comique lui conférant la force de l’évidence, au prix du burlesque. nPar ailleurs, même si cet aspect des perceptions de la langue franque est moins connu, et sans doute moins marqué, elle justifie également d’une présence dans le roman philosophique de la même époque, où elle figure la langue de l’altérité surmontée, du rapport spontané au sauvage ou au barbare. Dans la suite d’Émile, par exemple, Rousseau fait parler Sophie spontanément en langue franque, lorsque en mer, elle fait naufrage et se trouve recueillie par des Barbaresques15. De la même façon, Émile fait prisonnier, de son côté, par des corsaires algériens, conduit au bagne d’Alger, exhorte en langue franque ses compagnons de captivité à se révolter.

13 Ce registre de l’évidence, de la langue que l’on porte en soi sans même le savoir, il est alors partiellement décalqué des relations de captivité qui se publient alors à foison en Europe, ou des relations de voyage ou d’ambassade… On y retrouve le même sentiment du « déjà-là ». Il se pourrait que, de ce fait, les historiens modernistes de la Méditerranée, aient intériorisé cette idée d’une langue déjà-là, inscrite dans le paysage, accessible et évidente.

14 Il n’en demeure pas moins qu’une certaine difficulté à penser le contact linguistique est manifeste, dans l’ensemble de cette tradition historiographique et notamment dans la Méditerranée de Braudel. Dans la perspective de Braudel, les mots – non pas la langue qui n’est pas vraiment une préoccupation pour lui – mais les mots semblent dûment relever du socle. Ainsi, dans le tome 2 de La Méditerranée, il évoque très justement la difficulté de remonter aux origines des emprunts, d’opérer, en quelque sorte une restitution : La plupart des transferts culturels, [écrit-il], s’accomplissent sans que l’on connaisse les camionneurs16. Passe encore, [poursuit-il], lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art. Passe encore quand il s’agit de ces biens tangibles, les mots, ceux du vocabulaire ou de la géographie. Le contrôle, en est possible, sinon sûr. Mais quand il s’agit des idées, des sentiments, des techniques, toutes les erreurs sont possibles17.

15 Pour ce qui concerne les mots, rien n’est moins sûr que ce caractère tangible, tant l’onomastique et l’étymologie se révèlent des sciences incertaines et fragiles. Cette assimilation du langage ou, tout au moins, du lexique, à une série d’objets matériels, est par ailleurs confirmée par une métaphore assez triviale, mais très éclairante, quant à la vision de la circulation et de l’emprunt qui est ici développée par Braudel. Elle rejoint l’image des « camionneurs », lorsque l’historien évoque

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une immense gare de marchandises où rien ne demeure en place. Pour un bagage reconnu, mille nous échappent ; adresses et étiquettes manquent, et tantôt le contenu, tantôt l’emballage […]18.

16 Le point fort de cette vision du contact entre civilisations, ou des « transferts culturels », pour reprendre la formulation même de Braudel, est donc qu’il y faut penser un lieu spécifique. Les bagages, les emprunts se conçoivent en un lieu distinct, voire en un lieu spécifique, la « gare de marchandises », espace réservé à la circulation, au contact, espace d’entre-deux. L’emprunt serait donc mentale-ment assigné à un espace littéralement intermédiaire.

17 Or, c’est bien ainsi que l’historiographie de la Méditerranée décrit ou conçoit habituellement la lingua franca. Elle la place sous le signe du monde portuaire, notamment, restreint sa pertinence à un univers de la transaction et du brassage, mais où l’on ne ferait que passer. Ses locuteurs privilégiés seraient ainsi, par excellence, les gens de mer, les marins, les corsaires, courtiers, renégats, soit un milieu social que nombre d’historiens, y compris au Maghreb, qualifient volontiers d’« interlope ». Braudel lui-même use de ce terme et se réfère à « une gent interlope qui vit à la frontière des deux mondes »19. Les locuteurs de la lingua franca relèveraient donc d’un univers social trouble, celui des hommes de l’entre-deux, qui passent sans frontière d’un monde à l’autre et qui ne savent plus très bien, à la limite, ce qu’ils sont20.

18 Passant sur ses connotations péjoratives ou, au mieux, condescendantes et amusées, sous la plume de Braudel, prenons acte d’une définition spatiale et restreinte de l’univers du métis. Cette définition n’est évidemment pas fausse, puisque le monde portuaire et côtier est, par excellence, celui du contact et du brassage, mais elle est fausse dans la mesure où elle suppose une limite arrière au métissage. Elle présuppose une société pure, intacte, en amont de ces espaces du contact et de la mixité. L’aire de la langue franque serait donc l’entre-deux de deux mondes par ailleurs plus ou moins préservés, un espace d’intersection.

19 Il faut d’ailleurs souligner que cette vision de la lingua franca est aussi héritée des conceptions épilinguistiques de l’époque moderne, puisque, dans ses définitions des XVIIe et XVIIIe siècles, elle est communément décrite comme une langue « corrompue », au sens de la corruption par contact, de la corrosion, du frottement et du mélange, à l’encontre de toute pureté et préservation d’un état de pureté. Ces mêmes définitions du XVIIe et XVIIIe siècle enracinent aussi l’idée que l’usage de la langue franque caractérise le monde des bordures côtières et des ports de la Méditerranée. Mais ce n’est pas parce que cette définition est celle que produisent les acteurs, qu’elle reflète l’exacte réalité de la pratique et de la diffusion du franco. Les relations de captivité, notamment, en contradiction parfois avec cette définition restrictive qu’elles reproduisent le cas échéant, démentent une conception aussi cloisonnée du phénomène, une vision aussi restreinte des usages sociaux de la lingua franca à l’espace du contact littoral.

20 Ce qui est en cause et fait problème, c’est donc l’identification ou la représentation d’un lieu, lieu géographique et lieu mental, qui serait le siège de tous les phénomènes de mixité, de mélange, de brassage, par opposition à une essence infiniment plus stable de la culture. On sépare, au moins mentalement, le lieu du brassage et de la fusion d’un centre préservé, le cœur de la société pure. Or, le lieu du contact figure par nature un lieu trouble, au sens où un liquide, par exemple, se trouble par contact.

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21 Braudel reprend d’ailleurs, en un autre développement de sa réflexion sur les transferts culturels, l’image des bagages comme métaphore de l’extraction des phénomènes de contact, de leur séparation, dans une pensée de la culture ou de la civilisation en soi : Une civilisation ne se déplace pas avec la totalité de ses bagages. En traversant la frontière, l’individu se dépayse. Il « trahit », abandonne derrière lui sa civilisation. C’est qu’en fait celle-ci est accrochée à un espace déterminé […]. C’est pourquoi il est des limites culturelles, des espaces culturels d’une extraordinaire pérennité : tous les mélanges du monde n’y peuvent rien21.

22 La pérennité des limites culturelles est ainsi réaffirmée. On ne transporterait pas avec soi sa civilisation, on la laisserait derrière soi. Il apparaît donc logique que les seules références transparentes, sinon explicites, à la langue franque sous la plume de Braudel, dans la Méditerranée, concernent effectivement le lexique nautique, lexique commun aux Turcs et aux Chrétiens, la mer et les bateaux figurant le lieu par excellence où l’on se côtoie, l’on se mélange, mais pour qu’ensuite chacun reprenne sa place, ce monde flottant devenant l’univers assigné de la langue franque22. On conçoit que dans cette logique, le traitement que Braudel réserve aux renégats apparaisse si anecdotique23.

23 On doit aussi remarquer que cette définition restrictive de la langue franque, verrouillant en amont le monde du contact, a été consensuellement adoptée par l’historiographie maghrébine de la décolonisation. Celle-ci récusait plus fortement encore, dans un cadre national, que dans une vaste perspective méditerranéenne, l’idée d’une quelconque centralité du phénomène métis, pour le penser strictement à la marge et mieux concevoir l’identité nationale comme un socle24. Il est vrai que cette marginalité englobait jusqu’à l’État ottoman, administration allogène.

24 C’est bien de centralité qu’il est question. Le déséquilibre, l’absence de symétrie dans la répartition des composantes de la lingua franca constituent une forme de basculement de romanité sur la Méditerranée musulmane, un décentrement. À cet égard, et ponctuellement, on est en droit de penser que les frontières de l’Islam et de l’Europe chrétienne sont abolies, tant les sociétés islamiques semblent indifférentes à l’usage, sur leur propre territoire, d’une langue si fortement empreinte de romanité25. La réciproque n’est évidemment pas vraie, cette tolérance n’a pas d’équivalent sur le sol européen. On ne voit pas que, symétriquement, les sociétés du nord de la Méditerranée aient adopté un pidgin à base d’arabe ou de turc pour s’adresser aux galériens musulmans, par exemple, ou aux captifs, aux esclaves domestiques musulmans, puisque, faut-il le rappeler ?, la course et l’esclavage fonctionnent dans les deux sens26.

25 Il y a donc bien dissymétrie, différence radicale dans le rapport à l’étranger, et dans la visibilité de l’étranger entre ces deux sociétés. Qui plus est, centralité doit s’entendre au sens de la centralité politique. Quand bien même la langue franque n’était pas la langue officielle des traités diplomatiques (encore que certains aient été rédigés dans un italien macaronique assez proche du franco), elle était communément une langue d’échange entre les gouvernants maghrébins et les diplomates et consuls européens. Au sein des palais gouverne-mentaux, le personnel domestique, mais aussi administratif, militaire et politique recourait éventuellement à la langue franque, ainsi qu’à l’italien et à l’espagnol. L’usage de l’espagnol est plus spécialement une caractéristique du Maroc, au point que le Français Germain Mouëtte, au XVIIe siècle, affirmait qu’au cours de sa captivité, il avait dû apprendre les deux langues en usage dans le royaume l’arabe et l’espagnol27. Néanmoins, on peut noter, par exemple, que les pages chrétiens,

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napolitains, du bey de Tunis dans le premier tiers du XIXe siècle étaient désignés comme ses « muchachos »28. Ces mêmes pages chrétiens donnaient du « Signor padrone » au bey de Tunis comme au Dey d’Alger29.

26 Ces sociétés font une large place, à tous les degrés de l’échelle sociale, et y compris au sommet de l’État, à des individus allogènes, à des esclaves ou mercenaires d’origine chrétienne, européenne, et ce jusqu’au dans la seconde moitié du XIXesiècle. L’interruption d’un recrutement servile dans le bassin occidental de la Méditerranée déplace les flux, des Grecs ou Géorgiens se substituent dans la dernière période du phénomène, dans le premier tiers du XIXe siècle, aux Italiens, notamment, mais ce principe du recours à des commis d’État européens, fussent-ils libres, demeure inentamé, jusqu’à ce que la généralisation de la domination coloniale lui confère un sens nouveau, inverse même sa signification. Dans le contexte de cette relation de service, quelles que soient les couches sociales qu’elle concerne, l’usage de la langue franque ou des langues européennes, plus ou moins « corrompues », selon la terminologie de l’époque ou macaronisées, est évidemment central.

27 Sur ce plan encore, on ne constate rien d’équivalent, pas de réciprocité tangible au nord de la Méditerranée. Si l’on dispose de quelques témoignages relatifs à un usage de la langue franque en Europe, entre locuteurs musulmans et européens ou entre chrétiens d’origine différente, on ne voit pas que cet usage ait été référé à un quelconque apprentissage de l’arabe ou du turc, bien au contraire30. Aucune source historique connue ne nous donne clairement à penser que les employeurs des galériens musulmans aient eu le souci de s’adresser à eux dans leur langue31. Quant à la maîtrise savante des langues de l’Islam par l’orientalisme naissant, elle semble a fortiori exclure le recours à ce jargon qu’est la langue franque. Symétriquement, aucun État européen de l’époque moderne n’a recouru aux services d’un ministre musulman, ni ne semble l’avoir envisagé. À ce degré de l’échelle sociale, la mixité n’a plus cours en Europe. Soit elle ne concerne que le bas de l’échelle sociale, soit elle ne laisse pas de traces. Les quelques études dont nous disposons sur le baptême des musulmans en Europe confirment en effet ces processus d’assimilation rapide, ainsi qu’une très grande difficulté à « pister » ces hommes et ces femmes, dès lors qu’ils renoncent à leur nom de naissance ou s’en voient imposer un autre32.

28 Par contraste, les sociétés musulmanes de cette époque conçoivent et entérinent une présence de l’étranger sur leur sol sans soumettre celui-ci à la même pression assimilatrice, ou sans généraliser, sans systématiser cet horizon inéluctable de l’assimilation. Or, c’est bien de manière interne et non périphérique, en leur centre, que les sociétés maghrébines notamment, sont concernées par ces processus, non pas à la marge ou dans les seuls milieux gouvernementaux, vivant de la course et du commerce méditerranéen33. La sphère ou l’espace publics n’ont d’ailleurs pas le monopole de l’usage de la langue franque ; dans l’espace privé ou domestique – différentes sources l’attestent – des femmes, des enfants usent aussi du franco34. Cet apprentissage s’effectue avec des voisins chrétiens, des domestiques. Certaines femmes, « renégates », chrétiennes converties à l’islam, sont elles-mêmes « primo-arrivantes », d’origine européenne ou sont filles de renégats. Ainsi, non seulement on ne peut restreindre ce phénomène linguistique aux milieux interlopes du port et de la taverne, mais on doit admettre qu’il concerne jusqu’à cet espace censément sacré, protégé, des intérieurs domestiques.

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29 Le monde des villes littorales, enfin, ouvertes sur la Méditerranée, n’est pas seul concerné. Un exemple, sans doute extrême, donnera à réfléchir à cet égard. La belle- sœur du consul anglais à Tripoli, dans le dernier quart du XVIIIe siècle, rapporte dans ses mémoires la visite d’un sultan du Bornou. Il est accompagné de trois de ses épouses dont l’une, témoigne-t-elle, aurait appris la langue franque35. Ce cas est donc aux antipodes d’un usage circonscrit à un monde maritime ou portuaire de l’entre-deux, sans incidence sur le pays de l’intérieur, sur cette société où l’on entre « sans bagage », comme la représentait Braudel36. Il dément par ailleurs un caractère strictement masculin des sociabilités de la langue franque.

30 Une continuité, voire une certaine coextensivité, est bien avérée, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, jusque très loin dans l’intérieur de ces sociétés, jusqu’aux confins du Sahara, dans le cas qui vient d’être mentionné. Si Bernardin de Saint Pierre décrivait comme une fiction philosophique, dans le cadre d’un roman plaidoyer contre l’esclavage, le cas de ce personnage, Berbère du haut Atlas, s’adressant spontanément en langue franque, à un voyageur européen échoué dans un village proche de Taroudant, nous disposons de témoignages qui donnent à penser que ce type de situation n’est pas si absurde, ou utopique, qu’il y paraît, qu’il n’est pas si irréaliste37.

31 À Tripoli, par exemple, dans les années 1660, soit un bon siècle avant le témoignage précédent, le père Antoine Quartier dans ses mémoires de captivité, décrit les dures conditions de travail des captifs chrétiens, contraints de quitter Tripoli une fois par an pour aller récolter des joncs dans la région de Mesrata, à l’Est de la capitale38. C’est dans ces régions sauvages qu’il se lie d’amitié avec un Bédouin vivant sous la tente, dans un campement. L’homme, explique-il, est un « marabout », soit un personnage religieux. Or, bédouin et marabout, cet homme parle la langue franque. Il s’agit d’un Morisque venu d’Espagne en passant par Tunis, qui a peut-être vécu de la mer ou même sur la mer, à un moment ou un autre de sa vie, mais qui s’est établi pour finir dans ces régions à peine contrôlées par le pouvoir ottoman, menant une existence semi-nomade.

32 L’une de ses filles est veuve d’un renégat italien, l’autre, qui a vingt ans, n’est pas mariée, mais elle parle aussi la langue franque, atteste le père Quartier, et elle combine ce trait de latinité, acquise ou héritée, avec les signes les plus tangibles du bédouinisme, les tatouages qu’elle porte sur le visage, signes par excellence d’indigénéité. Dans un tel contexte, où commencera l’altérité ? Où commence la limite, la ligne de démarcation entre deux cultures ? Cette imbrication synthétique est d’autant plus significative que le Bédouin en question est défini comme un « marabout », comme un personnage spécifiquement assigné à la religion musulmane. Ce cas n’est pas, à l’évidence, celui d’une mixité à la marge, sur les franges de la société ou encore interstitielle, mais bien celui d’une mixité consubstantielle à la société même.

33 De tels processus de brassages justifient assurément de phases, de temps forts et de temps faibles. Le XVIIe siècle, grande période des renégats, n’est pas le XVIIIe siècle, et Salé, Alger ou Smyrne, Alexandrie, ne vivent pas à cet égard au même rythme… Il n’en demeure pas moins vrai que la visibilité de l’étranger domestiqué, indigénisé, est une constante structurelle des sociétés de la Méditerranée musulmane, lesquelles se définissent par ailleurs comme des sociétés d’intégration. Nombre d’historiens, dont Braudel, ont expliqué par les possibilités de promotion sociale très rapides, voire spectaculaires, qu’y connaissaient les renégats, une attractivité de ces sociétés39. Cette thèse a sans doute eu pour effet d’éluder ou d’atténuer la visibilité des circulations en

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sens inverse, et des intégrations de musulmans aux sociétés européennes, en portant l’attention sur un seul versant de ces dynamiques croisées40.

34 Pourtant, si les sociétés musulmanes, et principalement maghrébines, peuvent être tenues pour des sociétés d’intégration, pourquoi n’y parle-t-on pas plus communément en langue arabe ou en turc aux nouveaux-venus ? Les captifs chrétiens se targuent souvent dans leurs mémoires d’avoir appris la langue locale, soit le plus souvent l’arabe, mais au vu de leurs transcriptions de cette langue, on constate que cette initiation a dû être, le plus souvent, fort incomplète et approximative. Un authentique apprentissage est parfois avéré, mais un cas tel que celui de Germain Mouëtte, auteur, au XVIIe siècle, d’un glossaire de l’arabe dialectal marocain, demeure isolé, sinon exceptionnel. La langue de communication des Musulmans et des Chrétiens demeure majoritairement la langue franque, étant entendu que celle-ci peut et doit s’entendre dans une relation de continuum avec d’autres langues européennes, et notamment avec l’italien.

35 Des linguistes ont exprimé ce paradoxe en soulignant le caractère singulier d’une situation historique où ce sont les maîtres qui apprennent la langue de leurs esclaves, et non pas l’inverse. En réalité, il n’est pas sûr que les maîtres aient eu le sentiment de se mettre à l’école de leurs esclaves. La langue franque est, certes, définie par les Musulmans comme la langue des Chrétiens, ce serait même son étymologie – langue des Francs, lughat al Ifranj – mais ses locuteurs ont bien conscience qu’il s’agit d’une langue qui n’appartient à personne, qui ne dénote, en particulier, aucune pertinence en termes de territoire, ou de souveraineté. On peut songer, par exemple, au témoignage d’un religieux italien du début du XIXe siècle, le père Caroni, qui affirmait que tel patron corsaire barbaresque savait identifier les nationalités européennes à l’accent des locuteurs, repérant même les différents dialectes italiens.

36 De la même façon, les Chrétiens locuteurs de la lingua franca, dans leur confrontation à l’Islam, la définissent comme une langue d’usage des « Turcs », des Musulmans, mais ne la confondent pas avec la langue native de ces derniers, quelle qu’elle soit. C’est donc un outil linguistique qui n’appartient à personne, et qui instaure un lieu neutre de la communication, un lieu, non pas équidistant, mais distant et distinct.

37 Cette notion d’une langue qui n’appartient à personne est si consensuellement reçue que jamais la langue franque ne devient un créole. La lingua franca, comme on vient de le suggérer, ne dénotait pas seulement un tissu de relations marchandes ou un rapport de domination, dans le cadre du rançonnage des captifs ou de l’exploitation du travail servile. Elle s’employait aussi dans un cadre amical ou amoureux, voire conjugal, puisque les unions mixtes n’étaient pas rares, dès lors que les frontières religieuses étaient, au moins formellement, abolies. Il est donc probable que certaines familles mixtes ont dû y recourir, mais, au plus, le temps d’une génération, deux au grand maximum. Autrement dit, la lingua franca méditerranéenne n’est jamais devenue une langue maternelle, un créole, pas plus qu’elle n’est devenue la langue d’un groupe particulier. Elle demeure dans le domaine public, d’une certaine façon. On n’identifie jamais, de manière durable, un espace linguistique distinct du métis, du passe- frontière. De manière plus générale, il n’est pas d’institutionnalisation du métissage en Méditerranée.

38 La langue franque constitue donc une modalité de la communication au sein d’une palette linguistique relativement riche et diversifiée, et dans certaines situations linguistiques, le choix s’effectue d’établir la communication en langue franque lorsque

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d’autres options étaient possibles. On choisit, en définitive, dans ce cas de figure, un lieu neutre qui n’est ni la langue indigène, ni la langue de l’autre à proprement parler. Son usage relativement réciproque dénote ainsi une mise à distance, une situation d’interlocution qu’il faudrait, au bout du compte, définir comme liminale ou liminaire. La lingua franca figure un sas, c’est un seuil, non pas localisé mais diffus.

39 Concrètement, l’étranger, qu’on le définisse comme chrétien ou européen, n’est pas tenu d’apprendre l’arabe ou le turc ; il en est même parfois empêché. Symétriquement, on ne s’abaisse pas à lui parler d’emblée en napolitain ou en provençal, quand bien même on en aurait la compétence, ou serait-on, mieux encore, renégat, car on se placerait alors sur le terrain de son interlocuteur.

40 Il faudrait donc prendre en compte ce paradoxe d’un objet métis par nature, mais qui dénoterait une situation liminale, et non pas fusionnelle. Par corollaire, le métissage, en soi, n’est doté d’aucun statut. La langue de l’intégration demeure, de manière intangible, l’arabe ou le turc, et si certaines familles ont pu commencer par communiquer en langue franque, elles ont fini par passer aux langues locales, indigènes ou indigénéisées, à l’instar du turc. Une séparation est donc relativement nette entre ces deux registres de la communication, langues locales ou lingua franca, en dépit des leurs emprunts réciproques, des passages lexicaux…, mais on décèle probablement plus de lingua franca passée dans l’arabe que d’arabe passé dans la langue franque.

41 Pourquoi cette résistance et comment l’expliquer ? Si l’on évoque cette question devant des spécialistes du monde musulman, il est fréquent que ces derniers invoquent la sacralité de l’arabe, langue du Coran, et la volonté qu’auraient manifestée ses locuteurs de préserver cette pureté. Il est vrai que, dans certaines situations historiques, les sources attestent une défense faite aux Chrétiens d’apprendre l’arabe et surtout d’apprendre à l’écrire. Mais cette explication par la sacralité de la langue du Livre ne suffit pas, car le turc ou le berbère n’ont pas plus massivement pénétré le franco (en dépit d’une forte immigration kabyle de porteurs d’eau ou de colporteurs, à Alger, par exemple, en étroit contact avec les milieux de captifs chrétiens). Par ailleurs, il faut envisager de manière assez relative la sacralité de la langue arabe, car si cet argument tenait la route, le répertoire des insultes en langue arabe ne serait pas ce qu’il est.

42 La manière dont les langues de l’Islam résistent à migrer dans la langue franque relève donc d’un autre type d’explications. L’extrême ouverture de ces sociétés à l’étranger aurait pour contrepartie l’instauration de procédures liminaires et liminales, points d’arrêt, qui s’avèrent plus ou moins efficients.

43 La langue franque est donc bien le lieu de l’altérité surmontée, mais elle est aussi un rappel de l’altérité. Elle abolit ponctuellement la frontière, mais pour aussitôt tenir l’autre à distance ou instaurer le rappel d’une situation d’attente. Ces sociétés méditerranéennes ont beau être dans un rapport de continuité l’une avec l’autre, et non pas seulement en contact ou même en interaction, elles reproduisent jusque dans des situations d’intrication et de métissage extrême le rappel d’un bornage des appartenances. Ce rappel s’effectue parfois à l’occasion de flambées d’intolérance, à l’égard des pratiques syncrétiques notamment, certains ulémas partant en guerre contre les images, ou réclamant la fermeture des tavernes, mais il s’effectue aussi de manière plus subtile et intériorisée, par le choix d’un terrain neutre, liminal, de la communication avec l’autre, par le refus de l’engager sur son propre terrain ou de s’engager sur le sien.

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44 De manière plus générale, ce rapport à l’Europe est à cette époque un rapport de familiarité, et non pas de fascination. Braudel évoque, pour le cas de Raguse, ces grandes familles qui parlent italien, même lorsqu’elles sont d’origine slavonne, au point que l’italien devient la langue du Parlement. Mais si l’on parle communément italien au Maghreb ou au Levant, ce n’est jamais une langue de prestige entre Musulmans. L’apparente facilité avec laquelle l’Islam emprunte à l’autre ou lui fait place, l’intègre, le convertit, traduit donc bien une forme d’asymétrie du rapport des sociétés, mais qui ne dénote en aucun cas une concession de souveraineté, un rapport inégal, ni même un rapport de fascination. À cette époque, d’une certaine façon, le centre de gravité demeure immuable : quelles que soient les asymétries, il n’est pas de décentrement.

NOTES

1. L’usage retenu par les linguistes est de réserver une majuscule à la mention de la langue franque de Méditerranée, modèle historique de la catégorie des langues franques. On abandonne ici la majuscule dans la suite du texte puisqu’il n’est pas d’ambiguïté possible. 2. Communication à paraître in Habib Kazdaghli (dir), Communautés méditerranéennes de Tunisie, Actes du colloque de Tunis, Centre de publication universitaire, Tunis, 2004. 3. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 2, p. 616, Paris, A. Colin, 1990 (1ère édition, 1949). 4. Cette remarque rejoint une notation de Joseph Cremona, « L’usage de l’italien à Tunis aux XVIIe et XVIIIe siècle vu par les historiens », in (coll), Les communautés méditerranéennes de Tunisie, Tunis, 2006, p. 361-372. 5. Fernand Braudel, op. cit., t. 1, p. 155 par exemple. Sur l’usage de l’italien en Méditerranée, cf John E. Wansbrough, The Lingua franca in the Mediterranean, Richmond, Curzon Press,1996. 6. Maurice Lombard, L’Islam dans sa première grandeur VIIIe-XIe siècle, Paris, Flammarion, 1971, p. 113. 7. Pour une description de la langue franque, on renverra à l’ouvrage de Guido Cifoletti, La lingua franca mediterraneana, Padoue, UNIPRESS,1989. 8. Guido Cifoletti, op. cit. 9. La thèse récemment soutenue de Marie-Pascale Ghazalé montre par exemple que le cabotage en Egypte s’effectuait pour une large part sur des bateaux français jusqu’à la Révolution Française. « Généalogies patrimoniales. La constitution des fortunes urbaines : le Caire, 1780-1830 », Paris, EHESS, 2004. 10. Henry Romanos Kahane et Andreas Tietze, The Lingua franca in the Levant, Urbana, University of Illinois, 1958. 11. Le problème du grec n’est pas traitée ici. On tentera d’apporter quelques éléments de réponse à cette question dans un ouvrage en cours de rédaction sur la Lingua franca de Méditerranée. 12. Jean-Loup Amselle, Logiques métisses, Paris, 2e éd. 1999 ; Jean-Luc Bonniol (éd), Paradoxes du métissage, Paris, 2001 ; Serge Gruzinski, La pensée métisse, Paris, Fayard, 2002. 13. C’est principalement dans la mouvance de Homi K. Bhabha que se développent ces courants de recherche. Cf. The Location of Culture, Londres-New York, Routledge, 1994

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14. Sur ces questions voir Michaël Werner et Bénédicte Zimmermann (dirs), De la comparaison à l’histoire croisée, Le genre humain, Paris, Seuil, avril 2004. 15. Jean-Jacques Rousseau, « Émile et Sophie ou les Solitaires », in Œuvres complètes, (Éditions de la Pléiade), Paris, t. IV, 1969, p. 879-924. 16. Fernand Braudel, op. cit., t. 2, p. 488. 17. Ibid. 18. Ibid. 19. « La facilité (des fuites de captifs) vient en grande partie du nombre croissant de cette gent interlope, mi-musulmane, mi-chrétienne, qui vit à la frontière des deux mondes, dans une alliance fraternelle qui serait plus apparente encore si les États n’étaient là pour maintenir une certaine décence », F. Braudel, op. cit., t. 2, p. 646. Voir également p. 647, sur « Tunis, rendez-vous d’échanges interlopes » 20. Wolfgang Kaiser, « Pratiques de frontières. Conflits, mobilité, échanges dans le monde urbain en Europe occidentale à l'époque moderne », thèse d’habilitation, Université Aix-en-Provence, 2003. 21. Fernand Braudel, op. cit., t. 2, p. 499. Souligné par Braudel. 22. Ibid., p. 616. 23. Ibid., p. 646. 24. M. H Chérif, Pouvoir et société dans la Tunisie de H’usayn Bin Ali (1705-1740), Tunis, Presses de l’Université, t. 1, 1984. 25. Sur l’idée d’une abolition ponctuelle de la frontière ou d’une frontière à géométrie variable, on se permettra de renvoyer à Jocelyne Dakhlia, « La question des lieux communs. Des modèles de souveraineté dans l'Islam méditerranéen », in Bernard Lepetit (éd.), Les formes de l'expérience, Paris, Albin Michel, 1995, p. 39-61. 26. L. Scaraffia, Rinnegati, Per una storia dell’identita occidentale, Rome-Bari, S Bono, Schiavi musulmani nell’italia moderna, Naples, 1999. 27. Germain Moüette, Relation de captivité dans les Royaumes de Fez et de Maroc, Paris, E. Couterot, 1683 (2e ed. 2002). 28. Ibn Abî Dhiyâf, Ithâf […], A. Raymond et K. Kchir (éd.et trad.), Tunis, IRMC, 1994. 29. Jean-Michel Venture de Paradis, Tunis et Alger au XVIIIe siècle, Paris, Sindbad, 1983. 30. Emmanuel d’Aranda a ainsi l’occasion de parler la langue franque à Bruges avec des captifs musulmans, cf. E. d’Aranda, E. d’Aranda, Relation de la captivité du Sieur Emanuel d’Aranda, Bruxelles, 1656, rééd. Paris, Ed. JP Rocher, texte édité par L. Z’Rari, 1997. 31. La question des langues n’est pas abordée par André Zysberg dans son étude. Cf. Les Galériens. Vie et destins de 60.000 forçats sur les galères de France (1680-1748), Paris, Seuil,1991. Le témoignage de Jean Marteilhe atteste bien un usage de la langue franque de la part des galériens « turcs ». 32. Voir pour l’essentiel W. Rudt de Collenberg, « Le baptême des musulmans esclaves à Rome aux XVIIe et XVIIIe siècle », MEFRIM, 101/102, École française de Rome, 1989, p. 9-181 et p. 519-670. 33. Sadok Boubaker « Négoce et enrichissement individuel à Tunis du XVIIe au début du XXesiècle », RHMC, 2003, 50 (4), p 29-62. 34. On renverra notamment sur ce point au précieux témoignage du Bénédictin espagnol Diego de Haëdo. Topographie et histoire générale d’Alger, Saint-Denis, Éditions Bouchène, (2e éd.), 1998 (texte original 1612). 35. Tully (Miss), Tripoli au XVIIIe siècle, Albert Savine (éd. trad.), Paris, Louis Michaud, 1912. 36. Cf. supra. 37. Bernardin de Saint Pierre, Empsaël et Zoraïde, ou les Blancs esclaves des Noirs au Maroc, Roger Little (ed.), Exeter, University of Exeter Press, 1995. 38. Antoine Quartier, L’esclave religieux, Paris, Horthemels, 1690.

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39. Fernand Braudel, op. cit . t. 2, p 536. Voir également Bartolomé et Lucille Bennassar, Les Chrétiens d’Allah, Paris, Perrin, 1987. 40. Bartolomé et Lucille Bennassar, supra.

AUTEUR

JOCELYNE DAKHLIA EHESS/CRH

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L’épidémie créatrice de frontières

Patrice Bourdelais

1 Que l’épidémie se joue des frontières n’appartient-il pas au plus banal des constats dès que l’on s’intéresse aux grandes pandémies ? Depuis le XIXe siècle, les spécialistes se sont efforcés de retracer les itinéraires épidémiques, d’en identifier les vecteurs, les conditions favorables de développement, de souligner la porosité de certaines frontières et l’efficacité de certaines autres1. Aujourd’hui, le thème de la frontière ne peut faire apparaître de nouvelles approches, de nouvelles questions que s’il est traité différemment, mais comment ? On peut tout d’abord s’interroger sur la manière dont les sociétés ont consolidé d’anciennes frontières, ou en ont créé de nouvelles, afin de se protéger des épidémies. Ces frontières, que l’on pense d’abord à la périphérie des États, peuvent aussi s’établir, pour un temps, sur le pourtour d’une ville ou d’une région, et changer de nature car elles n’organisent plus les échanges mais doivent les interdire. Ainsi, le changement d’échelle territoriale, le travail sur l’espace, dans la lutte contre les contagions traversent nos sept derniers siècles d’histoire.

2 Les dispositifs territoriaux liés à la volonté de contenir les épidémies ont aussi bien concerné les relations internationales, par exemple entre les deux bassins de la Mer Méditerranée que l’intérieur des villes. En cherchant à identifier les facteurs des mortalités épidémiques, les hygiénistes du XIXe siècle ne créent-ils pas alors des sectorisations qui engendrent autant d’espaces spécifiques de l’action municipale mais aussi de stigmatisation sociale ?

3 Enfin, dans le domaine des épidémies, la frontière a aussi représenté, surtout au cours des deux derniers siècles, un front pionnier de civilisation, au sens américain de frontière. Sur le plan de la pensée politique en actes, la lutte contre les épidémies a constitué au XIXe siècle et au début du XXe siècle une sorte de frontière du futur, un enjeu majeur – et un témoin aussi – du progrès social qui se traduit par un accès du plus grand nombre aux soins et par la solvabilité organisée par les systèmes de sécurité sociale.

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Le jeu sur la frontière

4 L’arrivée de la Peste noire en Italie et en Europe occidentale au milieu du XVe siècle est importante à un double titre : d’abord, elle ouvre une nouvelle ère de trois siècles de vagues successives de l’épidémie, et sur le plan des institutions, elle conduit aux premières mesures systématiques de protection périphérique. Les vagues de choléra qui sont gérées comme des pestes lors du début de la première épidémie européenne (1831-1832) aboutissent finalement à l’abandon définitif – du moins jusqu’à nos jours – des dispositifs mis en place afin de lutter contre la peste : l’on passe alors aux néo- quarantaines et à « l’English system ». Enfin, l’extension des relations maritimes et le renforcement des empires modernes dans la seconde moitié du XIXe siècle aboutissent à un essai de report de la frontière sanitaire de l’Europe du Nord-Ouest vers les rives orientales de la Méditerranée. Trois moments de la lutte contre les épidémies qui inventent de nouvelles manières de placer et de gérer les frontières.

Les dispositifs traditionnels contre la peste

5 Dans la seconde moitié du XVe siècle, les villes-états italiennes inventent les différents éléments qui sont régulièrement mobilisés dès que la peste menace2. Un magistrat spécialisé, dont le rôle est de prendre toute décision afin que la santé soit conservée est créé à Venise dès le mois de mars 1348, à Florence le mois suivant puis à Pistoia, Orvieto et Milan. Ses fonctions se développent peu à peu à tel point qu’à Venise, en 1486, il doit assurer l’examen des attestations de santé des bateaux (délivrées dans les ports de départ ou d’escales), les décisions de quarantaines, la purification des marchandises, contrôler les lazarets, la propreté de la ville, des citernes et des canaux, s’assurer de la propreté des produits alimentaires, des auberges et des habitations des pauvres. Créées dans l’urgence, elles vont devenir plus ou moins pérennes3. Non seulement les consignes des statuti sanitari des années 1321-1324 sont rappelées mais les contrôles se font plus attentifs sur les marchés où l’on vérifie la provenance des marchandises. La stratégie globale est en effet de rendre les frontières aux limites de la province ou du duché étanches à la maladie, c’est-à-dire aux personnes et aux marchandises suspectes du fait de leur provenance. Cela suppose un système de renseignement efficace, servi par les réseaux d’affaires de ces grandes places commerçantes.

6 Dans la mesure où la peste est importée par voie maritime du bassin oriental de la Méditerranée, le premier contrôle concerne les navires suspects : ils sont isolés à quelque distance du port et sous observation. La quarantaine est née, d’abord utilisée par Raguse pour un mois (1377) puis par Venise (1403) qui la porte à quarante jours, car le quarantième jour est le dernier où, suivant la doctrine hippocratique, les maladies aiguës comme la peste peuvent éclater. Tous les grands ports de Méditerranée puis d’Europe l’adoptent ; y compris Marseille qui, taraudée par la concurrence des places italiennes, commet l’erreur, à la Toussaint 1347, d’accueillir dans son port les galères génoises repoussées de Livourne et de Gênes, important du même coup la terrible épidémie dans la ville.

7 Le deuxième élément du dispositif consiste en un cordon sanitaire, constitué de militaires, qui complète du côté des terres la protection maritime. Là encore, il s’agit de rendre la frontière plus étanche qu’à l’accoutumée – la lutte contre l’épidémie aboutit

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sans doute à préciser le tracé de la frontière et à la matérialiser – en refoulant toute personne en provenance de régions suspectes de contamination.

8 Le lazaret est inventé par les Vénitiens qui utilisent l’une des petites îles de la lagune, où un monastère est consacré à St Lazare, afin d’y placer les passagers et les équipages des bateaux en observation (1423). La quarantaine s’effectue désormais dans un lieu clos et gardé. La frontière devient donc également l’endroit où l’on garde personnes et marchandises en observation ou en attente de désinfection.

9 Vers la fin du XVe siècle, le duché de Milan et toute l’Italie du nord utilisent des sortes de passeports sanitaires, les « bulletins de santé individuels » qui garantissent que l’épidémie ne régnait pas au moment où le voyageur porteur du document a quitté sa ville d’origine. On en repère aussi l’existence en 1494 en Provence, à Brignoles. Tout comme le système des patentes permet de gérer la frontière maritime et d’isoler les seuls navires suspects, les bulletins de santé individuels, sortes de passeports sanitaires, doivent aboutir à la gestion raisonnée de l’ouverture de la frontière.

10 L’ensemble du dispositif reste en place jusqu’au début du XIXe siècle. Il concerne parfois une petite région, parfois une ville. Pour s’en tenir à la France, à deux reprises, les autorités publiques décident pourtant d’aller au-delà, de construire une frontière, ou plutôt une ligne d’interruption des relations terrestres sur des centaines de kilomètres, afin de s’opposer à l’avancée de la peste. L’intervention de l’État royal change l’échelle territoriale du contrôle mis en œuvre et améliore de façon décisive l’efficacité de la lutte. Dans le premier cas, la peste dite de l’avènement, la maladie se manifeste en 1663 dans les Provinces-Unies puis dans les îles britanniques. Lille est frappée en 1667, puis au printemps et au cours de l’été 1668, Amiens, Laon, Beauvais, Reims, Rouen, Le Havre, Dieppe sont contaminées en dépit des mesures de contrôle mises en place par les Parlements de Rouen et de Paris. Au cours de l’hiver 1668, l’épidémie recule puis disparaît totalement au début de 1670. Contrairement à Londres, totalement dévastée et purifiée par son grand incendie, Paris a pu échapper à l’épidémie. Que s’est-il donc passé ? Non seulement Colbert décide de mettre en application les mesures habituelles à un tel danger, mais il décide de les faire appliquer très rigoureusement. Pourtant les obstacles sont nombreux : Turenne mène la guerre de Dévolution aux Pays-Bas et y prend ses quartiers d’hiver en 1667, ce qui suppose de fréquents mouvements de troupes. Sur le plan économique, toute la région de l’Ile-de-France, de la Normandie à la Champagne est manufacturière et marchande, et en dépit des pressions exercées par les représentants des intérêts des différentes villes concernées, Colbert maintient les mesures d’interdiction de circuler. Les quarantaines concernent les marchandises et les personnes et handicapent sévèrement l’activité économique. Colbert a choisi d’assurer la sécurité sanitaire de l’Ile-de-France et de la capitale au détriment de l’activité économique à laquelle il était pourtant habituellement particulièrement attentif. Contenir la peste dans les terres du Nord lui est apparu plus important que d’assurer la permanence de l’activité économique de régions pourtant très prospères. Le long cordon sanitaire placé sur des centaines de kilomètres, organisé et financé par un état fort, a réussi à endiguer, pour la première fois à une telle échelle, une puissante épidémie de peste.

11 Le second exemple de modification des frontières habituelles est fourni lors de la dernière attaque de peste en France, celle de 1720-1721, à Marseille et en Provence. La peste éclate dans le port le 22 juillet. Le 31 juillet, les échevins expulsent 3 000 mendiants étrangers à la ville et enferment les autres. Le même jour, le Parlement d’Aix

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place Marseille en interdit. Il est trop tard : plus de 10 000 personnes sont déjà sorties de la ville et répandent la maladie. Les ports et les ponts sur la Durance sont fermés4. La mise en place d’un cordon sanitaire est alors décidée le 4 août mais ne devient réellement efficace qu’à partir du 20 août, grâce à l’arrivée de nouvelles troupes qui isolent la ville et son arrière-pays. Les affaires se traitent à portée de voix dans quatre « barrières-marchés », sortes de postes frontière organisant les échanges, où les marchandises apportées de la zone indemne sont laissées sur la route, dans une sorte d’espace tampon, abandonnées aux personnes soumises au blocus qui peuvent ensuite venir les chercher. Les communautés de Provence organisent des barrages : l’un le long du canal de Craponne, un autre sur la Siagne ; la province installe quant à elle des cordons militaires appelés « lignes » sur le Verdon, sur la Durance et sur le Jabron jusqu’à Buis-les-Baronnies. La Durance est aussi gardée par la France et par le Comtat, possession du Saint-Siège. Le 2 octobre, une nouvelle ligne est établie entre le comtat et la Haute-Provence ; on décide de la rendre infranchissable en la matérialisant par un fossé profond et large, surmonté d’un mur de pierres sèches. Le « mur de la peste », long de cent kilomètres est alors construit en très peu de temps, au prix d’efforts financiers importants. Mais il ne parvient pas à protéger Avignon, si bien qu’en février 1721, il faut édifier une nouvelle ligne en retrait du mur, elle-même à son tour abandonnée le 22 septembre car elle a été débordée à son tour et s’avère en outre ruineuse. L’année suivante, trois bataillons français viennent réoccuper la ligne afin de protéger la Provence, désormais guérie, d’une possible réinfection. Ils sont retirés en février 1723, trois mois après la fin de l’épidémie à Avignon. Du côté du Languedoc, on peut noter la même détermination à s’opposer à tout prix à la marche de l’épidémie. Dès le mois d’août 1720, les grandes villes établissent des bureaux de santé et tentent de contrôler la circulation. Un cordon militaire est placé le long du Rhône, depuis Viviers jusqu’au delta et le long de la côte des Saintes-Maries-de-la-Mer jusqu’à la pointe de Leucate. Au printemps 1721, alors que le Gévaudan est atteint depuis novembre ou décembre 1720, on décide d’établir une nouvelle ligne sur la frontière entre la Guyenne et l’Auvergne et le long de l’Orb. À deux reprises, ces lignes doivent être déplacées vers l’ouest et vers le nord afin de s’adapter à l’avancée de l’épidémie. Le Languedoc entretient alors 2 000 postes de garde jusqu’en décembre 1722.

12 Dans les deux cas, les mesures prises sont aussi spectaculaires que coûteuses. Les archives citent le cas de personnes tuées pour avoir voulu franchir les lignes, celui de fraudes ou du passage de travailleurs saisonniers. Mais l’extension territoriale de cette dernière peste d’Europe occidentale est finalement maîtrisée grâce à une mobilisation remarquable et à une persévérance exceptionnelle dans l’organisation et la multiplication des lignes. Sur les milliers de kilomètres au total, les cordons sanitaires, même s’ils ne sont jamais parfaitement étanches, limitent suffisamment les déplacements pour endiguer l’extension géographique de l’épidémie. Dans ces deux exemples, l’échelle territoriale de la lutte a changé : il ne s’agit plus d’isoler une ville et son arrière-pays, des régions entières sont concernées par ces nouvelles pratiques, pour la première fois mises en œuvre au XVIIe siècle en Espagne. Seuls les grands États royaux de l’époque moderne ont été capables d’imposer et de financer de telles mesures. Au cours de leur renforcement, ils réussissent donc aussi à mettre en œuvre des mesures de protection efficaces contre la peste. La protection de la vie des sujets est devenue un objectif plus important que la protection des activités économiques. La biopolitique de Michel Foucault s’y exprime de façon spectaculaire.

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Les néo-quarantaines ou l’invention de nouvelles frontières

13 Au début du XIXe siècle, lors des atteintes de fièvre jaune en Catalogne, dans quelques ports français ou à Gibraltar, puis lors de l’arrivée de la première épidémie de choléra qui concerne l’Europe, en 1831 et 1832, les dispositifs de défense traditionnels contre la peste et contre toutes les épidémies importées sont réactivés. Or dans sa marche vers l’Europe du Nord-ouest le choléra fait peu de cas des cordons sanitaires qui avaient été dressés face à sa progression, en outre toutes les mesures coercitives suscitent dans la population rancœurs, émeutes et révoltes. Les différents gouvernements hésitent par conséquent sur le maintien des défenses traditionnelles, d’autant plus qu’elles sont particulièrement coûteuses (60 000 hommes sont par exemple mobilisés sur la frontière orientale de la Prusse) et que les médecins ne sont plus unanimes à les soutenir. Nombreux sont ceux qui ont participé au mouvement des Lumières, ils rechignent à perpétuer les vieilles théories qui impliquent la mise en œuvre de nombreuses mesures contraignantes et contraires à la liberté de circuler et paraissent appartenir au passé révolu des monarchies absolutistes. Esprits libéraux, ils s’interrogent longuement afin de savoir si l’épidémie de choléra est une contagion (comme la peste ou la variole) ou plutôt une épidémie liée aux conditions atmosphériques et d’environnement car, depuis la fin du XVIIIe siècle, le mouvement néo-hippocratique est très prégnant. Dans ce dernier cas, il n’est plus besoin de maintenir les contrôles aux frontières5. De ce fait on ne note aucun repli et repositionnement des cordons sanitaires, contrairement à la stratégie déployée en Provence et en Languedoc en 1720-1723, mais plutôt une tendance à leur assouplissement puis à leur levée pure et simple. La frontière, même étanche, n’est plus censée pouvoir contenir la marche de l’épidémie.

14 Les facteurs qui peuvent rendre compte d’une telle inversion sont nombreux, rappelons simplement ici les plus importants : l’hostilité de la population aux contraintes s’avère très forte ; la mortalité, certes élevée, n’atteint tout de même pas les niveaux d’une épidémie de peste (les pertes françaises lors du choléra de 1832 se situant autour de 100.000 morts alors que la peste avait fait, à Marseille, 45.000 victimes en 1720-1722 sur une population d’à peine plus de 100 000 personnes). En outre, les renoncements successifs des régimes autoritaires de l’Est européen sont autant de décisions contraignantes pour les gouvernements occidentaux. Pourquoi devrait-on maintenir des quarantaines et des cordons sanitaires aux frontières si l’expérience a prouvé leur inefficacité ? Pourquoi imposer des mesures contraignantes de déclaration de cas de maladie et d’isolement des malades si la contagion n’est pas perceptible ? Pourquoi contraindre la population à inhumer ses morts à la hâte ou sans cérémonie traditionnelle au risque de susciter des réactions violentes alors que la situation politique est déjà précaire ? Dans tous les pays d’Europe occidentale, les pratiques traditionnelles de défense héritées des temps de peste sont abandonnées en quelques mois6. On ne peut maintenir l’opposition entre les pays autoritaires de l’Europe orientale, qui seraient restés attachés aux pratiques de contrôle traditionnelles, et les pays libéraux qui auraient abandonné lazarets et quarantaines au profit d’une politique de salubrité plus efficace et progressiste. Au contraire, la Russie, la Prusse et la Hongrie sont les premiers pays touchés par le choléra et par conséquent les premiers à faire l’expérience de l’épidémie, de l’inefficacité relative des dispositifs traditionnels, et des réactions violentes des populations. Ils sont aussi les premiers à assouplir les contrôles et à abandonner les poursuites contre les contrevenants. Chaque pays observe le résultat des expériences menées dans les pays voisins et en tire des conclusions pour sa

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propre politique. On a aussi beaucoup écrit sur les intérêts du grand négoce, en particulier anglais, qui se serait opposé à l’application de quarantaines trop strictes. S’il est vrai que les marchands sont favorables à la liberté de circulation, ils savent aussi que de la réputation de sérieux sanitaire d’un port dépend l’acceptation des bateaux qui en proviennent. La crédibilité du contrôle sanitaire des navires conditionne l’accueil dans les ports étrangers. Les décisions dans ce domaine se prennent donc dans un environnement de pressions multiples et croisées avec le souci de préserver la bonne réputation de la ville aux yeux des partenaires commerciaux étrangers. Par-delà les effets de frontière ou de blocus, il convient aussi, pour chaque place, de gérer l’après crise et de maintenir sa crédibilité car la confiance régit les échanges internationaux. Du côté de la population, la crainte de l’épidémie plaide en faveur des cordons sanitaires mais l’autre crainte est représentée par le chômage qui peut en découler et par le renchérissement des denrées alimentaires.

15 Après l’abandon du dispositif traditionnel, les pouvoirs publics tentent de mettre au point des nouvelles mesures de protection. En Angleterre dès les années 1840, les bateaux qui arrivent d’Orient ne sont soumis qu’à un isolement de deux ou trois jours, même s’ils sont suspects sur le plan sanitaire. À ce moment-là apparaît un ensemble de mesures censées remplacer la quarantaine traditionnelle et désigné comme l’« English system ». Une inspection à bord permet d’isoler les éventuels malades qui sont conduits vers un hôpital d’isolement. Peu à peu, les autorités sanitaires portuaires sont dotées de pouvoirs d’intervention multiples : l’hospitalisation obligatoire des malades, la désinfection des bateaux et la destruction des marchandises. Après le Public Health Act (1872), les passagers, même sains, doivent décliner leur identité et donner les adresses auxquelles on peut les joindre au cours des cinq jours qui suivent leur arrivée, afin de vérifier la survenue de possibles symptômes. On a dès lors clairement abandonné le projet de prévenir l’importation de maladies, la frontière sanitaire est abolie au profit d’un dépistage individuel, s’il y a frontière, elle passe à l’intérieur du pays entre ceux qui sont contaminés et les autres. L’effort va désormais porter sur les façons, coercitives, de limiter la diffusion des maladies infectieuses à l’intérieur du pays, nous y reviendrons. Mais la tentative des pays européens consiste aussi à effectuer des contrôles en amont, du côté où les épidémies sont censées arriver.

Le report de la frontière vers l’Est

16 La suspension des quarantaines et des mesures de contrôle sanitaire en Europe occidentale supposait en fait que fussent accrues celles assurées sur les rives du bassin oriental de la Méditerranée. Il s’agit de transformer la Méditerranée en espace sanitairement sûr et contrôlé sous l’égide des puissances occidentales. Les pressions de plus en plus fortes exercées sur les deux pays capables d’assurer ce contrôle, la Turquie et l’Égypte, s’exercent en particulier à partir de la première conférence sanitaire internationale réunie à Paris en 1851. Ces conférences se succèdent (jusqu’à la quatorzième et dernière en 1938), elles aboutissent à des accords internationaux sur la régulation des quarantaines aux frontières, qui visent en particulier le choléra7. Depuis 1838, un bureau de contrôle sanitaire fonctionne à Constantinople (il est intégré à la Ligue des Nations en 1923). Puis, à partir de 1881, un nouveau bureau sanitaire est mis en place, pour l’ensemble des pays arabes, à Alexandrie, sous le contrôle direct du ministre égyptien de la santé. Les pays occidentaux craignent en effet que grâce au percement du canal de Suez, le choléra emprunte cette nouvelle voie navigable pour

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passer de l’Océan indien à la Méditerranée. À la veille de cette ouverture, la quatrième pandémie se propage au cours de l’été 1865 et , pour la première fois, à partir des ports égyptiens vers les ports d’Europe occidentale. En effet, l’essor de la navigation à vapeur modifie les durées de traversée si bien que la lenteur de la marine à voile, qui constituait une sorte de sas, de barrière temporelle, met fin à cette protection. Dès le début du XIXe siècle, les Anglais avaient déjà tenté de vérifier l’état sanitaire des bâtiments qui provenaient du bassin oriental de la Méditerranée dans leurs postes de la partie occidentale, à Malte et à Gibraltar, avant qu’ils s’engagent dans l’Atlantique à destination de la Grande-Bretagne.

17 Il s’agit donc pour les Européens d’arrêter l’épidémie au plus près de son « origine ». Les émissaires français demandent ainsi aux Ottomans d’interrompre toute relation entre La Mecque et les ports égyptiens dès que le choléra apparaît parmi les pèlerins, ne leur laissant que la possibilité de voyager par caravane, ce qui, du fait de la lenteur de la progression, constitue en fait une excellente quarantaine, avoue l’un d’entre eux. À cette extrémité de la Méditerranée, la quarantaine est encore d’actualité ! La suppression de la frontière sanitaire à l’entrée dans les pays occidentaux a été possible grâce au renforcement d’une autre frontière sanitaire, sur les rives orientales de la Méditerranée. Ce n’est bien entendu pas ce que les contemporains proclament ! La quarantaine est considérée comme une protection indispensable face aux habitudes peu hygiéniques des populations orientales si bien que les Turcs sont transformés en gardiens de la santé publique de l’Europe8. Quant aux inconvénients qui sont ainsi transférés de l’Europe atlantique vers l’Est méditerranéen, ils y sont moindres, dit-on, car les relations commerciales sont moins développées, les populations y voyagent lentement et n’ont pas la même notion de la valeur du temps ; ils sont par conséquent moins vexatoires et gênants qu’en Europe. Lorsque l’Égypte demande en 1903 d’aligner son régime sanitaire sur celui des pays européens, les puissances occidentales refusent car elles ne peuvent imaginer que les bédouins et les fellahs puissent suivre les mêmes règles d’hygiène publique que les citoyens occidentaux.

18 Cette contrainte imposée aux pays du Proche-Orient et à la Turquie reflète bien l’équilibre international. Les pays européens se partagent alors le monde en vastes empires, ils exercent leur puissance afin de protéger leur sanctuaire. À plusieurs reprises, les délégués anglais et français expriment de façon explicite que la condition sine qua non de l’allègement des contraintes en Europe réside dans un parfait contrôle de la Méditerranée, considérée au passage comme une mer européenne. Il est par conséquent logique d’installer des verrous aux deux principaux points d’entrée : le détroit du Bosphore et des Dardanelles et la sortie de la Mer rouge puis du canal de Suez. L’Orient est perçu comme l’origine des deux grands fléaux épidémiques majeurs, la peste et le choléra, et les hygiénistes occidentaux imposent leurs observations, leur savoir et leurs théories épidémiologiques. La domination militaire et politique est secondée par la domination de la médecine occidentale. Dans les interventions de ses délégués aux conférences sanitaires internationales, les populations orientales sont décrites comme ignorantes des règles élémentaires de l’hygiène, la saleté le disputant à la pauvreté. Les contours d’une sorte de sous-humanité très dangereuse pour la sécurité sanitaire des populations européennes sont ainsi tracés. Ils permettent de justifier le contrôle très rude qu’on leur impose, l’application de la réalité d’une frontière sanitaire révolue à l’Ouest.

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19 Lors de ces conférences s’expriment aussi l’horreur et la crainte ressenties par l’Ouest chrétien face à l’Est musulman. L’ampleur des pèlerinages vers La Mecque suscite de nombreuses réactions de rejet et d’inquiétude. Entre les années 1860 et la fin du siècle, le dispositif de surveillance qu’on leur impose se renforce d’ailleurs considérablement. Dès 1866, un poste de surveillance et de quarantaine est prévu dans l’île de Perim, en Mer rouge ; en 1881, un lazaret est construit sur l’île de Kamaran où les pèlerins sont traités comme s’ils étaient contaminés et subissent une quarantaine d’au moins dix jours. Après 1885, on connaît désormais l’agent pathogène du choléra et la contagiosité de la maladie ne peut plus être niée, si bien qu’on tente même d’éviter l’arrivée de pèlerins contaminés sur les lieux saints : de multiples inspections sanitaires sont effectuées sur les bateaux conduisant les croyants à La Mecque et des désinfections et quarantaines leur sont imposées dès qu’un cas de maladie est découvert. En 1892, ces mesures sont encore renforcées à l’encontre des bateaux de pèlerins infectés provenant des ports de la Mer Rouge et se dirigeant vers Suez par une quarantaine de quinze jours à El Tor. Ces bateaux doivent remonter le canal de Suez en quarantaine, suivis par un bateau à vapeur et par des gardes sur les berges qui abattent tout pèlerin essayant de débarquer. Si l’épidémie se déclare entre El Tor et Suez, le bateau doit faire demi tour. Après la quarantaine à El Tor, les pèlerins égyptiens ont encore à subir trois jours d’isolement sous observation médicale. Quant aux pèlerins non égyptiens, il leur est tout simplement interdit de débarquer en Égypte. Ces pèlerins ne bénéficient ni de la révolution bactériologique ni du système assoupli de la néo-quarantaine à l’européenne. Les inspections étant hasardeuses sur des navires chargés de plus de 2 000 personnes, la méthode utilisée est d’une brutale simplicité : placer le bateau en quarantaine et observer si une épidémie s’y développe. Après la conférence de 1894, dont le but est de prendre des mesures afin d’éviter l’extension du choléra depuis les terres d’Asie centrale, le dispositif est étendu au golfe persique. En 1897, face à la peste, une interdiction totale de pèlerinage à La Mecque est imposée par les Roumains et par les Anglais chargés de stopper le départ des croyants de Bombay9.

20 Mais les intérêts géostratégiques et commerciaux divisent aussi les Européens sur la politique à mener. Il est proposé de limiter l’autorisation de déplacement aux plus aisés en s’assurant que les pèlerins disposent des ressources nécessaires pour l’ensemble du voyage aller et retour. Les Hollandais, les Autrichiens et les Français imposent ces restrictions. Mais les Anglais, obligés de composer avec la sensibilité religieuse des Musulmans en Inde, et commercialement intéressés par le transport maritime des foules de croyants, font observer que le pèlerinage constitue une obligation religieuse qui ne peut être limitée aux riches. Les Anglais résistent d’autant plus à la volonté française d’établir un contrôle sanitaire international rigoureux sur le canal de Suez qu’ils souhaitent garantir l’autonomie de l’Égypte afin d’y appliquer leur politique commerciale plus aisément.

21 Certes, les pays soumis à de telles pressions trouvent les mesures injustes et l’expriment de plus en plus. Les souverains musulmans sont attentifs car ils pourraient être suspectés par leurs sujets de collaboration avec les puissances européennes afin de limiter les pèlerinages, ce qui mettrait leur pouvoir en péril. En outre, les Turcs et les Perses refusent le condamner les pèlerins à rentrer chez eux en traversant les régions désertiques au nom de la santé publique, de la misère et de la mort. À la Conférence de 1866, un délégué perse soutient même que les mesures de quarantaines seraient plus efficaces en Europe, du fait de frontières clairement marquées et de l’existence de

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pyramides administratives structurées. Les Turcs, bien qu’acquis à la politique de quarantaines, rejettent les propositions de 1885 parce qu’elles leur paraissent seulement destinées à protéger l’Europe de l’Ouest du Proche Orient, mais qu’en revanche rien n’était prévu afin de protéger ces derniers pays des épidémies venues de l’Ouest. Pourtant, la Mer Noire, la Turquie et le bassin oriental de la Méditerranée avaient été contaminés par le choléra qui accompagnait les troupes françaises et anglaises venues participer à la guerre de Crimée en 1854 ! On ne peut imposer à l’Égypte de devenir le lazaret de l’Europe tout comme les États-Unis ne réussissent pas à imposer aux pays européens de se transformer en annexes des lazarets de La Nouvelle- Orléans et de New York. À la merci de fortes épidémies, en particulier de choléra du fait de l’arrivée régulière de bateaux d’émigrés d’Europe, les États-Unis imposent leur propre contrôle. Lazarets et quarantaines traditionnels sont censés prévenir toute infection. En fait, il faut attendre le dépistage bactériologique disponible à la suite de la découverte de vibrio cholerae par Koch en 1884 pour que les mesures deviennent efficaces. À partir du début des années 1890, le centre de contrôle de l’immigration à New York, situé à Ellis Island, entreprend une vérification de l’état sanitaire des immigrants. En période d’épidémie, elle permet pour la première fois de dépister les cas de choléra, même asymptomatiques et de conjuguer l’organisation d’une frontière générale et le dépistage individuel.

La sectorisation urbaine

22 La réflexion, les travaux et l’action des hygiénistes contribuent aussi à modifier fondamentalement la façon de gérer les épidémies. La multiplication des enquêtes qui tentent d’identifier les causes d’une plus forte mortalité dans tel ou tel quartier des grandes villes, la mise en œuvre de nouveaux dispositifs muni-cipaux, aboutissent à territorialiser les risques épidémiques et à les caractériser socialement.

Villermé ou Chadwick ?

23 À la fin des années 1820 en France, et des années 1830 en Angleterre, deux enquêtes importantes aboutissent à des conclusions différentes mais finalement à une segmentation sociale identique. Même si la chronologie et le rythme de l’industrialisation française sont différents de ceux de la pionnière Angleterre, la question sociale est aussi posée en France, à la fois par ceux qui n’ont jamais accepté la Révolution française et qui ne jurent que par un retour à l’Ancien Régime agricole et par des réformateurs. Parmi ces derniers, les catholiques sociaux comptent sur la bienfaisance et l’initiative privée exercée au contact des populations pauvres, alors que des économistes se tournent vers l’État afin qu’il régule la situation sociale de l’industrie nouvelle. Dans ce débat, les données démographiques rassemblées (mouvement de décès et recensement quinquennaux) permettent de tester certaines des hypothèses avancées aussi bien par la médecine néo-hippocratique que par les républicains attentifs au sort des plus pauvres. L’Académie de Médecine, très intéressée par les résultats du mouvement de la population de 1817 à 1821 élaborés par le statisticien Villot, confie à Villermé un rapport à ce sujet10.

24 Villermé tente de distinguer les arrondissements suivant leur mortalité et la proportion des familles pauvres afin de comparer les classements par rang. La difficulté

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est de trouver un indicateur de pauvreté et d’aisance : il choisit la part des locations non imposées dans l’ensemble des locations de chaque arrondissement. Ce premier travail le conduit à tester la relation mise en évidence sur d’autres populations. Ce sont les points de départ de son Mémoire sur la mortalité dans la classe aisée et dans la classe indigente (mémoire de l’Académie de Médecine, 1828), et de son Mémoire sur la mortalité en France, où, grâce au recours à des documents inédits produits par l’administration, il se livre à des analyses détaillées qui jouent sur un changement de l’échelle d’observation : il compare la mortalité dans deux arrondissements parisiens (le 1er et le 12e), dans deux rues du 9e arrondissement, puis dans 27 départements français11. Après avoir reconstruit de façon scrupuleuse la mortalité à domicile et la mortalité survenue en hôpital au prix d’hypothèses clairement explicitées, il montre qu’entre 1817 et 1822 la mortalité à domicile est de 1 personne pour 58,24 résidents dans le 1er arrondissement et de 1 personne pour 42,63 habitants dans le 12e arrondissement. Si l’on tient compte de la mortalité dans les hôpitaux et hospices, les chiffres deviennent respectivement 1 pour 42,20 et 1 pour 24,21. Mais cet écart pouvait être interprété en termes de différence de « salubrité » des quartiers autant que d’inégalité sociale.

25 Il entreprend donc la comparaison de deux quartiers dont la « salubrité » est réputée analogue, mais l’aisance des habitants différente ; puis la comparaison de deux rues, l’une exclusivement habitée par des familles pauvres et l’autre par des familles riches. Dans le quartier riche de l’île Saint-Louis, il obtient 1 décès sur 46,04 ; et dans le quartier pauvre de l’Arsenal, le résultat est de 1 sur 38,36. La salubrité y étant identique, nous dit Villermé, c’est bien l’aisance des habitants qui fait la différence. Il oublie certes les effets de structures par âge différentes, ce n’est toutefois pas l’exactitude des calculs qui compte ici mais leur réception à l’époque. L’inégalité devant la mort se retrouve partout où des groupes humains disposent de ressources différentes ; elle est d’autant plus accentuée que la misère est plus grande.

26 Villermé tente de retrouver cette « loi » à l’échelle des départements. Après avoir exclu ceux dans lesquels les migrations sont trop importantes, ceux où s’étendent de vastes zones marécageuses insalubres, il retient 13 départements « riches » et 14 départements « pauvres » (définis d’après le revenu territorial moyen par hectare de terre et par habitant, la contribution personnelle et mobilière moyenne par tête d’habitant, et la répartition de la richesse). La comparaison est éloquente : la mortalité s’avère, à nouveau, inverse de l’aisance12.

27 Lorsqu’on lui communique les taux de mortalité dans les arrondissements parisiens pour les années 1822-1826, il s’efforce de mettre en évidence la concordance de classement avec la période 1817-1822 et publie son étude dans les jeunes Annales d’hygiène publique et de médecine légale. Il y démontre qu’aucune des raisons auxquelles on attribue en général la différence de mortalité observée entre les arrondissements ne joue en réalité un rôle essentiel.

28 Contre les opinions accréditées des grands médecins, tous acquis au néo-hippocratisme, il prouve que l’inégalité devant la mort ne dépend ni de la proximité de la Seine, ni de l’élévation du sol, ni de sa nature, qu'on ne saurait davantage l’attribuer à la concentration des constructions, ou à la densité de la population. La cause principale réside dans l’inégale répartition des richesses. Ses études sur la mortalité selon les professions complètent sa démonstration13.

29 Élève de Dupuytren, formé sur le terrain par ses onze années passées au service des armées de l’Empire sur tous les champs de bataille, de l’Espagne à l’Europe centrale,

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Villermé aiguise son sens de l’observation, adopte une démarche expérimentale, et se montre attentif à l’effet des conditions de vie sur la maladie et la mort. Membre d’associations savantes médicales parisiennes, il publie sur sa pratique aux armées dès 1818, est élu membre adjoint à l’Académie de Médecine en 1823, il fait dès lors partie des hygiénistes actifs et écoutés. Il est élu à l’Académie des Sciences morales et politiques en 1832, au lendemain de l’épidémie de choléra qui illustre l’exactitude de ses travaux sur la mortalité socialement différentielle.

30 Il a réussi à diffuser parmi les hommes politiques comme parmi les responsables de l’économie la thèse selon laquelle le facteur des disparités sociales est essentiel afin de rendre compte des différences de mortalité. Il ne suffirait donc pas d’amener l’eau dans la ville et de multiplier les égouts pour résoudre la prégnance des épidémies urbaines. Comme il est plus difficile de réduire l’éventail social que de lancer une grande politique de travaux d’assainissement, les autorités sont démunies et ne prennent que quelques mesures afin de limiter, dans la continuité de la démonstration de Villermé, le véritable danger épidémique que présentent les garnis parisiens. La loi sur les logements insalubres de 1850 reconnaît que les propriétaires ne peuvent louer des locaux par trop contraires au maintien de la bonne santé des occupants. Mais les résistances à l’application de cette loi sont nombreuses, aussi bien du côté des propriétaires qui rechignent à investir dans l’entretien ou dans l’installation d’équipements sanitaires nouveaux, que de la part des occupants plus sensibles, au moins pendant un temps, au montant du loyer à payer qu’à la conformité du lieu aux nouvelles règles sanitaires. La misère, on le sait, laisse peu de répit pour penser à la préservation de sa santé personnelle.

31 Dans le cas de la France, les tensions sociales ont en outre abouti à une succession de changements de régimes politiques (révolution de 1830, révolution de 1848, Second Empire, puis Commune et Troisième République), la bienfaisance prend en charge les cas de pauvreté les plus choquants, si bien que la dimension sociale de la santé publique reste présente dans les analyses et dans les projets au détriment des questions d’assainissement dont on perçoit l’importance dans la maîtrise de la fièvre typhoïde seulement dans les années 1870. Illustration supplémentaire de l’adage « le mieux est l’ennemi du bien ».

32 En Angleterre, la situation sanitaire et sociale est très dégradée dès avant l’arrivée du choléra. De nombreux médecins, au-delà des seuls milieux politiquement radicaux et parfois proches des chartistes, mettent en évidence les conséquences néfastes de la nouvelle organisation industrielle sur la santé des enfants comme sur celle des adultes. Au cours des années 1830, plusieurs commissions sont chargées d’étudier les raisons des fièvres qui sévissent désormais de façon endémique dans certains quartiers, en particulier populaires. Dans un contexte social et politique particulièrement conflictuel, Chadwick réussit à expliquer la persistance des fièvres épidémiques par une cause unique : la saleté, l’absence de drainage des mares, l’absence d’évacuations des déchets et des eaux usées. La pensée sanitaire de Chadwick, ancien secrétaire de Bentham, est celle d’un hygiéniste de la fin du XVIIIe siècle : il s’agit de faire circuler des flux d’eau importants dans la ville afin de la débarrasser de ses immondices. C’est ainsi que se trouve justifiée une gigantesque entreprise d’acheminement d’eau propre vers les villes et de construction de réseaux d’égouts qui permettent de la rejeter au loin, chargée de tous les détritus et effluents urbains. Ce projet, qui séduit les responsables politiques, aboutit à la création, en 1848, de la première institution centrale chargée

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des questions de santé publique en Europe, le General Board of Health que Chadwick dirige pendant six ans.

33 Mais il convient certainement d’intégrer ce projet sanitaire dans un cadre politique plus vaste. Si l’on suit Christopher Hamlin, Chadwick a fourni à la Commission royale une possibilité supplémentaire de sortir de la crise sociale et politique qui secoue alors l’Angleterre14. La réforme sanitaire permet d’atténuer le choc frontal de la contradiction sociale, très vive depuis la réforme de la Poor Law en 1834. Chadwick offre une alternative à l’opinion répandue chez de nombreux médecins selon laquelle le chômage temporaire, la sous-nutrition puis l’indigence causent la maladie, affirmation contradictoire avec la nouvelle loi des pauvres qui supprime précisément les secours à domicile. En 1838, Chadwick, secrétaire de la Poor law Commission, demande à deux de ses amis médecins du cercle des benthamiens et à l’un des commissaires d’effectuer une enquête sur les causes de l’épidémie qui frappe le pauvre East End de Londres depuis une année et qui vide les caisses des institutions de secours. Le rapport de Neil Arnott, Southwood Smith et Philipp Kay confirme que les mares d’eaux usées croupissantes et les immondices non drainés sont à l’origine de l’épidémie. À la suite de ce rapport, la Reine Victoria demande à ce qu’une enquête nationale soit entreprise. Chadwick, qui en est chargé, joint alors systématiquement aux documents d’enquête expédiés dans les différentes villes le rapport Arnott-Smith-Kay qui oriente les comptes rendus locaux vers la conclusion attendue : la mise en relation des fièvres avec la saleté des zones non drainées. En outre, il élimine de son rapport de synthèse les considérations médicales des rapports locaux et industriels qui n’abondent pas dans son sens en insistant sur leur insuffisante rigueur statistique. Enfin, de façon systématique, la richesse et la variété des théories médicales sont utilisées afin de retenir, au sein de chaque rapport, plutôt la partie qui insiste sur les aspects sanitaires que celle qui met en cause les conditions de travail. De nombreuses petites turpitudes sont ainsi mises au service du grand dessein sanitaire mais aussi économique et politique de Chadwick. Sa querelle avec un autre personnage important de l’histoire statistique et sanitaire anglaise, William Farr qui, dans le service récemment mis en place du Registrar General, retient comme cause de décès « mort de faim » illustre l’âpreté du combat. Alors que Chadwick conteste la pertinence d’une telle cause de décès et détaille les causes des soixante-trois cas attribués à la faim, Farr répond que la cause de décès « faim » représente une large catégorie économique car lorsqu’on manque de nourriture on manque aussi de chauffage, de vêtements, de tout ce qui est nécessaire à la vie mais se trouve abandonné au profit de la recherche de nourriture ; c’est implicitement affirmer qu’il y avait eu défaillance de la Poor Law Commission ! Grâce à l’opération politique conduite par Chadwick qui réduit les différentes dimensions de la santé publique à une seule, celle de l’assainissement, le General Board of Health est créé.

La ville segmentée

34 Cette opposition entre quartiers pauvres et mortifères, mal assainis et malpropres et les quartiers plus aisés dans lesquels la mortalité est moindre, est reprise en considération par les grandes villes qui mettent sur pied des Bureaux d’hygiène. En France, le premier est celui du Havre (1879), rapidement suivi par Nancy, Reims, Amiens, St Etienne, Nantes, environ vingt-cinq en 1900. Les modèles sont anglais mais aussi bruxellois et turinois. De quoi s’agit-il ?

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35 Outre les travaux d’assainissement, plusieurs grandes villes européennes, en Angleterre mais aussi en Belgique et en Italie, et enfin en France ont créé des Bureaux d’hygiène municipaux. Leur but premier était de faire diminuer la mortalité, en particulier épidémique, par la surveillance épidémiologique, la vaccination, la suppression de l’insalubrité des logements et l’amélioration de l’équipement sanitaire public et privé.

36 Les objectifs et leurs ambitions sont assez bien exprimés dans les projets soumis aux municipalités puis dans les documents qui en portent création (par exemple au Havre, à Nancy ou à Grenoble). Ils se retrouvent aussi dans les lettres que le Dr Gibert, initiateur du premier Bureau municipal d’hygiène français créé en 1879 au Havre, sous le mandat de Jules Siegfried, adresse depuis Bruxelles. En dehors de l’exemple italien, où les villes se dotent souvent de magistrats de santé dès le XVe siècle qui se transforment en Bureaux d’hygiène dans les années 1850-1860 (par exemple Turin), et de celui de villes de Grande-Bretagne (dont l’exemple de l’écossaise Glasgow est plusieurs fois évoqué), c’est en effet de l’exemple du Bureau municipal de Bruxelles (1863) dont Gibert s’inspire. Il y est envoyé en mission exploratoire afin de mener une enquête sur ce cas exemplaire et adresse cinq lettres à l’un des quotidiens havrais qui les publie. Sans doute s’agit-il d’une opération de communication politique destinée à convaincre les élites locales et la population des vertus du projet de la nouvelle municipalité élue en 1877, présenté dès le mois de février 1878, et renvoyé en commission. Le voyage à Bruxelles a lieu en juin, le débat en conseil municipal se tient finalement le 12 février 1879 et la création du Bureau en mars 1879. La rhétorique de ces lettres est celle d’une opération de promotion politique et d’une mise en scène des prétentions médicales15.

37 Il y dit tout d’abord son admiration pour l’ensemble de l’organisation, « on ne saurait en vérité où trouver une lacune, où trouver même la place d’une critique », puis il fait partager à son lecteur la visite du bureau du directeur du Bureau d’hygiène, le Dr Janssens : Là, vous trouvez une carte de la ville de Bruxelles, constellée d’une quantité de petits points rouges, verts, bleus, etc. Vous vous approchez, chaque point coloré est une tête d’épingle ; chaque épingle, suivant sa couleur, représente une maladie. Chaque jour le Dr. Janssens pique ces épingles ; ainsi, la petite vérole est représentée par une tête bleue, la fièvre typhoïde par une tête rouge, etc. Il n’enfonce pas l’épingle du jour, il la laisse sortie de toute sa hauteur. Puis, ce travail fait, la carte est portée le soir, chaque soir, chez le bourgmestre, qui, après avoir examiné les nouveaux cas de maladies contagieuses, enfonce les épingles.

38 Ainsi, ajoute-t-il, le bourgmestre saisit en un simple coup d’œil quels sont les dangers épidémiques et dans quelle direction se dirige la maladie. Les informations sont collectées par les médecins qui, face à un cas de « variole, scarlatine, rougeole, fièvre typhoïde, choléra asiatique, diphtérie, dysenterie épidémique », remplissent un « avis sanitaire » adressé au Bureau d’hygiène et indiquant le nom, l’âge et le domicile du malade. Le secret professionnel est respecté grâce à l’utilisation d’une nomenclature numérotée de cent seize causes de décès. Chaque jour, l’administration municipale connaît ainsi l’ampleur et le lieu de toute nouvelle épidémie et peut prendre des mesures. En cas de variole par exemple, tous les habitants de la maison et de la rue concernées sont vaccinés ou revaccinés. Tous les vêtements et effets de mobilier du malade sont désinfectés, et parallèlement l’isolement du malade est réalisé, dans la mesure du possible en ville, mais totalement à l’hôpital dans un service spécifique aux malades contagieux. Dans leurs rapports annuels, les Bureaux d’hygiène publient aussi les cartes des différents cas et décès épidémiques dans la ville. L’objectif est bien de

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faire apparaître, sur le moyen terme, des rues ou des quartiers plus propices aux épidémies que d’autres. Si la démarche se justifie pleinement sur le plan de la lutte contre les maladies, elle a pour conséquence de segmenter l’espace municipal, d’y créer des enclaves où les vaccinations vont être massivement pratiquées, où l’étanchéité des réseaux va subitement être vérifiée à grands frais de voirie.

39 Le Bureau d’hygiène organise aussi des séances quotidiennes et gratuites de vaccinations ; en outre, les élèves des écoles sont tous revaccinés. S’il s’agit de la fièvre typhoïde pour laquelle il n’existe alors pas de vaccin, dès qu’un cas est signalé, le Bureau d’hygiène fait un contrôle efficace sur tout ce qui concerne les eaux, les égouts, la voirie du quartier concerné.

40 La crainte démographique et tout particulièrement le spectacle de la forte mortalité qui accompagne la croissance urbaine à la fin du Second Empire sont à l’origine des plaidoyers en faveur de la création de Bureau d’hygiène à Nancy, à Reims ou à Grenoble. Dans cette dernière, le Dr Berlioz présente à son tour un projet de création de Bureau d’hygiène à la fin des années 1880 et insiste sur le niveau élevé de la mortalité grenobloise par rapport à d’autres villes comparables16. Il met aussi en évidence l’ampleur de la baisse enregistrée dans les villes qui se sont munies de ce dispositif et cite l’exemple de Glasgow. Enfin, dans la mesure où les Bureaux permettent principalement de lutter contre la mortalité épidémique qui représente précisément 20 % de l’ensemble de la mortalité à Grenoble, son efficacité serait importante.

41 L’un des premiers effets de l’existence des Bureaux est bien entendu le renforcement du contrôle des revaccinations antivarioliques et la tentative de cerner les caractéristiques des épidémies par leur cartographie, faute de toujours disposer des moyens de lutter directement contre elles. Dans ce but des « casiers sanitaires des maisons » sont mis en place, au Havre du fait du modèle bruxellois mais dans d’autres villes comme Bordeaux, Nantes, Nancy ou St Etienne. Au Havre, sont ainsi régulièrement publiées les statistiques de décès par phtisie, typhoïde, diarrhée entérite… ainsi que des courbes saisonnières et des cartes par rue qui permettent de lire directement quels sont les quartiers dans lesquels la population est le plus gravement victime de chacune, et par conséquent où il conviendrait d’améliorer dans l’urgence les systèmes d’assainissement.

42 À Paris, la confection d’un casier sanitaire permet d’identifier des « maisons meurtrières », définies ainsi dès que la mortalité par tuberculose y dépasse un seuil donné. La proximité géographique de plusieurs « maisons meurtrières » débouche sur la délimitation d’ « îlots insalubres », voués à la destruction17. C’est donc ici le bâti qui paraît porteur de la maladie, comme à l’époque de l’aérisme ! La connaissance du bacille de Koch apportée par la bactériologie n’a pas effacé l’importance des conditions d’environnement dans le développement des germes, bien au contraire, il est désormais démontré que l’absence d’ensoleillement favorise la multiplication du micro- organisme ! Une nouvelle segmentation de l’espace construit apparaît donc : celui voué à la démolition pour des raisons sanitaires.

43 Au-delà de l’isolement des malades contagieux et l’exclusion de l’école des enfants atteints, les Bureaux d’hygiène favorisent la création de laboratoires d’analyse chimique et bactériologique municipaux, qui permettent un contrôle de qualité des produits alimentaires distribués (Nancy, Grenoble), et répondent aussi bien à l’exigence des hygiénistes qu’aux craintes de la population de se trouver exposée à des produits avariés ou impropres à la consommation. Dans ces mêmes villes plus souvent

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qu’ailleurs sont créés des dispensaires et plus généralement un maillage d’assistance médicale beaucoup plus dense qu’auparavant.

44 Dans la plupart des cas, une action pédagogique en faveur de comportements plus pertinents de la population est tentée. Au Havre, Gibert souligne que, Le Bureau qui dresserait périodiquement un tableau statistique par quartier, de la mortalité, ne tarderait pas sans doute à porter notre conviction dans le public, et ce serait un grand pas d’avoir contribué à ranger l’opinion du côté des lois de l’hygiène qui, trop souvent sont considérées comme abstraites et purement théoriques. Le travail dont nous parlons […] serait destiné à la publicité.

45 Lorsqu’il s’agit de convaincre, les chiffres, les courbes et les cartes sont censés disposer d’un pouvoir de démonstration élevé.

46 Les nouveaux dispositifs appelés à contrôler les grandes épidémies traduisent les choix et les priorités des pays de l’Europe occidentale. Afin de créer une vaste zone d’échanges indemne d’épidémie, le contrôle des individus doit s’appliquer avec rigueur, les malades doivent être internés d’office dans des « fever hospitals » et les contagieux doivent déclarer leur maladie aux autorités. Afin d’éviter la dissémination des épidémies, un vaste système de contraintes se met en place, en particulier en Angleterre et en Allemagne. Il suppose la culpabilisation de ceux qui commettent une faute à l’égard des règles de santé publique édictées, soit par la dissimulation de sa maladie, soit par leur comportement non conforme aux principes de la morale et de l’hygiène privée. Un arsenal de stigmatisations à l’égard du pauvre, du sale, du mal nourri, du syphilitique, de la jeune mère ignorante, se met en place. Il est complété par la dénonciation des orientaux, sales, ne respectant pas les règles élémentaires de l’hygiène, et représentant un danger épidémiologique permanent du fait du pèlerinage de La Mecque.

L’épidémie comme frontière du futur

47 Pendant près de deux siècles, de la fin du XVIIIe siècle aux années 1970, l’éradication des épidémies et des maladies infectieuses a constitué une sorte d’horizon historique, de front de conquête, de frontière au sens américain du terme dans les sociétés d’Europe occidentale. Elle s’est constituée autour de trois dimensions principales : des enjeux de connaissance scientifique et médicale, un projet de progrès social et de civilisation qui s’est traduit par l’acculturation de la masse de la population afin que ses comportements respectent les nouvelles normes de l’hygiène, et enfin l’organisation d’un accès général aux soins grâce aux systèmes de sécurité sociale.

Le front pionnier de la médecine

48 L’élément déclencheur est ici la vaccination jennérienne qui permet de protéger les jeunes enfants et les adultes de l’une des plus cruelles épidémies. Dès les premières années du XIXe siècle, les médecins la pensent comme le moyen de mettre un terme à une épidémie meurtrière comme l’on s’est débarrassé de la peste, disent-ils. Ils sont dès lors installés dans une logique de progrès indéfinis et de victoires successives contre les différentes maladies infectieuses. D’ailleurs, l’immense majorité d’entre eux s’est ralliée très rapidement à cette nouvelle forme de prévention, ils sont parfois même trop confiants en leur nouvelle arme. Ils sous-estiment les risques de contamination d’un

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enfant à l’autre par la scarification et le « mélange des sangs », tout particulièrement les cas de transmission de syphilis. Les médecins surestiment ensuite la durée de la protection assurée par la première vaccination et il faut attendre les années 1840 pour que le milieu médical admettre qu’une revaccination est nécessaire autour de la vingtième année afin d’assurer une protection tout au long de la vie.

49 Les premières décennies du siècle ont été celles du grand prestige de l’École de Paris, fondée sur l’anatomo-pathologie, l’observation et un début de volonté de tester l’efficacité des traitements avec l’École numérique du Dr. Louis18. Les découvertes sur l’état des tissus et le siège des maladies paraissent s’accumuler et, en dépit du défi de l’épidémie de choléra de 1831-1832, l’idée selon laquelle les connaissances progressent est dominante. Les travaux de Claude Bernard puis ceux qui se développent autour de Pasteur confirment que l’esprit humain est désormais apte à conquérir de nouvelles connaissances qui changeront le sort des hommes. Le développement de la microbiologie permet d’identifier les germes responsables des infections et des maladies les plus graves : Pasteur découvre ainsi le staphylocoque et le streptocoque en 1880 puis le pneumocoque en 1881. La même année il met aussi à l’épreuve une nouvelle forme de vaccination contre le charbon puis en 1885 contre la rage (sans avoir vraiment isolé l’agent viral). Son confrère et concurrent berlinois, Koch, identifie le germe responsable de la tuberculose en1882, celui du choléra en 1884.

50 Les faits sont connus, il s’agit simplement ici d’en souligner la concentration chronologique. À l’époque, elle confirme l’espoir d’une marche en avant fondée sur la connaissance et sur la science. Parce que ces découvertes fondamentales débouchent très rapidement sur la mise au point de vaccins ou de sérums, l’assurance d’une lutte victorieuse contre les maladies infectieuses est acquise. En 1892, à l’Institut Pasteur, Haffkine conçoit un vaccin contre le choléra, injecté à des milliers de personnes en Inde. Dès que Yersin isole le germe de la peste en 1894, Haffkine est à nouveau mobilisé et expérimente un vaccin contre la maladie dès 1906. Du côté anglais, Almroth Wright tente de prémunir les mineurs d’Afrique du Sud contre la pneumonie et dès les années 1896-1898, il introduit la vaccination contre la typhoïde qui avait déjà été expérimentée sur les animaux par Fernand Widal et André Chantemesse à l’Institut Pasteur en 1888. Au cours de la première guerre mondiale, les armées anglaises bénéficient de cette vaccination qui devient ainsi la première application de la microbiologie à la médecine militaire. En 1888 encore, Roux et Yersin découvrent les toxines de la diphtérie et ouvrent la voie à la sérothérapie. Le sérum antitétanique est proposé par Behring et Kitasato en 1890 et Roux met au point la production de sérums équins en 1894, en particulier appliqués à la lutte contre la diphtérie mais aussi à la scarlatine et à la peste.

51 En une petite vingtaine d’années non seulement la frontière de la connaissance a fait un véritable bond en avant mais l’armement thérapeutique a totalement changé de nature avec la multiplication du nombre des vaccins et des sérums protecteurs. Et cela se poursuit, y compris dans le domaine de la lutte contre la grande contagion du XIXe siècle, la tuberculose. Entre 1908 et 1921, Albert Calmette et Camille Guérin réussissent à élaborer le seul vaccin existant : le BCG. Trois années plus tard, le vaccin contre la diphtérie par réalisé par Ramon. S’il fallait caractériser le siècle 1875-1975, dans une perspective longue, on pourrait dire qu’il a été celui des découvertes médicales et thérapeutiques continues : pourrait-on relever une seule décennie sans découverte majeure ?

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52 Avant la guerre, Paul Ehrlich, qui a mis en évidence les propriétés d’absorption de certains colorants, les utilise pour repérer les agents pathogènes (ainsi le bacille de Koch qui capte si bien la fuchsine, dès 1882). Il ouvre aussi la voie à la mobilisation des matières colorantes comme agents thérapeutiques car certaines d’entre elles tuent les micro-organismes. Par exemple, le rouge trypan permet ainsi de traiter la trypanosomiase. En 1909, il montre qu’un colorant à base d’arsenic, le 606 e essayé, lutte contre la syphilis. Il est commercialisé sous le nom de Salvarsan, puis dès 1912, une version moins toxique devient le Néosalvarsan. C’est la voie ouverte à la découverte des sulfamides, en 1932-1935, Gerhard Domagk découvre qu’un colorant rouge brique, le Prontosil, sauve les souris infectées par le streptocoque. À l’Institut Pasteur, l’équipe d’Ernest Fourneau isole la molécule active du colorant. Les sulfamides sont alors utilisés avec succès contre les colibacilles, dont certains sont responsables des dysenteries, contre les staphylocoques, les pneumocoques, les streptocoques et leurs terribles fièvres puerpérales qui emportaient tant de jeunes mères, ou encore contre les méningocoques ou les gonocoques. La mortalité due aux pneumonies passe ainsi rapidement de 20 à 5 %. Pourtant, les sulfamides n’atteignent pas le bacille de Koch, ceux responsables de la typhoïde, le spirochète de la syphilis, le staphylocoque.

53 Mais au cours des dix années suivantes, les antibiotiques se succèdent, ouvrant une nouvelle époque de succès thérapeutique ! La pénicilline, dont la production est industrialisée en 1943, puis la streptomycine l’année suivante, le chloramphénicol en 1947, l’auréomycine en 1948, la néomycine en 1949,puis les cyclines et de nombreuses nouvelles familles d’antibiotiques se succèdent jusque dans les années 1970.

54 Outre la puissance de l’arsenal thérapeutique curatif, la palette des maladies dont on peut se prémunir par le vaccin est désormais très complète. Elle résulte d’une meilleure maîtrise du monde des virus : la poliomyélite bénéficie d’une mobilisation considérable des opinions publiques, en particulier aux États-Unis où de nouvelles équipes de recherche sont soutenues grâce aux crédits rassemblés par la « March of dimes », 20 millions de dollars en 1945, en dépit de la particularité de cette dernière année de guerre. Le vaccin est expérimenté avec succès en 1955. L’une des épidémies les plus redoutées est désormais maîtrisable. Au cours des années qui suivent, le vaccin contre la rougeole est mis au point (1960), puis un vaccin combiné, le Rouvax permet d’associer les vaccins contre la rougeole, la rubéole (qui avait été à l’origine de milliers de malformations aux États-Unis en 1964-1965), ainsi que les oreillons. Au cours des années 1960-1970, on commence à penser que l’éradication des maladies infectieuses est proche. L’OMS lance en 1967 la campagne internationale d’éradication de la variole, maladie qu’elle déclare éradiquée dès 1980. Les progrès effectués dans les méthodes de fabrication des vaccins, en particulier celui de la poliomyélite, la conduisent à proposer l’objectif d’une éradication pour l’an 2000 ; l’insuffisance des moyens financiers mobilisés l’a conduite à reporter l’échéance à 2010, mais très peu de pays sont encore frappés. Des épidémies aussi banales mais meurtrières que la grippe sont rendues plus bénignes grâce à la vaccination pratiquée depuis le milieu des années soixante-dix, au moins dans les pays riches. L’allongement de l’espérance de vie dans tous les pays riches, et dans une moindre mesure dans les pays pauvres est lue comme l’une des conséquences de ces progrès scientifiques19.

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La frontière de l’acculturation

55 La deuxième dimension de la frontière du progrès envisagée par les élites médicales et sociales concerne l’adaptation des façons de vivre et de penser de la masse de la population aux nouvelles directives de la prévention et de l’hygiène. Depuis la deuxième moitié du XVIIIesiècle, les médecins fustigent les mauvaises habitudes de la population, en particulier alimentaires. Vers 1765, Louis Lépecq de la Cloture attribue les maladies régnantes à Vire en Normandie au fait que les gens du peuple font, le plus grand usage du sarrasin en bouillies, en galettes ou gâteaux, aliments qui, n’ayant subi aucune fermentation, restent toujours très visqueux, produisent des crudités froides, empâtent les sucs nourriciers d’un mucus trop gluant, et peuvent à la longue, épaissir la lymphe20.

56 Au XIXe siècle, les médecins acquièrent d’autant plus de force de conviction qu’ils répondent à une attente de la part de la population, désormais plus attentive à sa survie, aux soins du corps, à son environnement21.

57 Mais la volonté des médecins hygiénistes de développer la prévention des maladies par l’hygiène et la salubrité fait peser sur chaque individu l’obligation d’adopter des comportements conformes aux nouveaux enseignements médicaux et conduit finalement à des phénomènes de stigmatisation sociale. Puis, la salubrité de l’habitat devient l’une des grandes préoccupations des hygiénistes, au point de conduire à la loi de 1850 sur les logements insalubres. Villermé, dans son célèbre Tableau de l’état physique et des mœurs des ouvriers employés dans les manufactures, fait observer que certains ouvriers acceptent de payer un loyer plus élevé afin de bénéficier de meilleures conditions sanitaires : […] ceux dont la conduite et les mœurs méritent le blâme se retirent dans les mêmes rues ou les mêmes maisons, presque toujours les plus sales, les plus malsaines ; d’un autre côté, les ouvriers honnêtes choisissent, au contraire, d’autres lieux où ils paient souvent plus cher leurs logements, mais ils n’ont de contact qu’avec des personnes qui leur ressemble22.

58 En 1832, lors de l’arrivée de l’épidémie de choléra, de nombreux médecins décrivent les habitats ruraux en des termes d’effroi et de surprise. Dans le département de l’Yonne, l’un d’entre eux écrit : L’insalubrité des maisons dans lesquelles je suis entré à Saint-Bris est en opposition directe avec tout ce que l’hygiène prescrit […] je crois devoir signaler comme funestes les amas de matières fécales, qui font de certaines rues des dépôts de cette substance, et l’existence d’amas de fumier, fournis par les immondices des étables […].

59 Dans la lutte contre les grandes contagions, la stigmatisation individuelle des malades n’est jamais bien loin. Les mœurs et les comportements doivent être réformés, en particulier l’abus de boissons alcoolisées est condamné ainsi que toutes les formes de dépravation. Lorsqu’il s’agit de contrôler les maladies vénériennes, les comportements individuels sont bien entendu stigmatisés. Parce que la contamination est associée au commerce sexuel, en particulier extra-marital, la maladie est l’objet d’un fort opprobre moral23. Alors que les autres épidémies échappent à cette époque à la représentation ancienne qui faisait des grandes épidémies une punition divine, les maladies vénériennes conservent cette dimension morale. Suivant les pays européens, les politiques de lutte contre la syphilis sont plus ou moins contraignantes, ne concernent que les prostituées ou l’ensemble de la population.

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60 En Angleterre, cette responsabilisation individuelle du malade, au-delà du seul cas de la syphilis, est poussée dans ses ultimes conséquences. Bien entendu, la déclaration des malades à domicile est obligatoire mais les personnes victimes de maladies contagieuses peuvent aussi être rendues responsables pénalement des risques qu’elles font encourir aux autres. Par exemple, celles qui emprunteraient les transports publics sont menacées d’amendes et de devoir prendre à leur charge la désinfection du véhicule.

61 En France, les campagnes de lutte contre la tuberculose, en particulier à la fin du XIXe siècle, se traduisent aussi par un retour sur la lutte contre la prostitution et le cabaret, qui transmettent le bacille de Koch comme la syphilis24. Enfin, une campagne générale contre les contacts avec les malades et contre les crachats sauvages est lancée afin de modifier les pratiques, non de ne plus cracher mais de diriger les crachats vers les multiples crachoirs qui ornent dès lors tous les lieux publics et privés. Les comportements individuels sont ainsi fréquemment la cible de politiques d’hygiène et de prévention qui distinguent les bons élèves des mauvais, ceux qui se conforment aux attentes des hygiénistes et ceux qui restent inaccessibles à une conduite rationnelle. Les campagnes d’information conduites dans la population tentent ici aussi de faire avancer une sorte de frontière de civilisation25.

62 Le cas des jeunes mères « inexpérimentées » est particulièrement éloquent. Elles sont fréquemment rendues responsables de la mort de leur bébé26. Le Dr. Pierre Budin, initiateur de la consultation de nourrissons à la Maternité de l’hôpital de la Charité, rapporte avoir été impressionné par le nombre de mères dont l’enfant précédent était mort. Pour lui, aucun doute n’est possible : ce sont les préjugés des grands-mères et des concierges qui conduisent les jeunes mères à commettre faute après faute27. Le Dr Variot, fondateur du dispensaire de Belleville en 1893, puis de l’Institut de Puériculture à l’Hospice des Enfants assistés, insiste quant à lui sur l’importance de la pratique : En Puériculture surtout, l’enseignement théorique est insuffisant ; il faut mettre la main à la pâte, qu’on me passe l’expression, apprendre à manier les enfants, à les peser, à les vêtir, à les changer, à les baigner, à préparer leur ration, à aseptiser les biberons et les tétines28.

63 Dans les consultations, les femmes doivent apprendre à élever un enfant, les gestes à faire et ceux à éviter. En outre, la visite au dispensaire ou à la « Goutte de lait » aboutit à un enseignement mutuel. En déshabillant, en commun, leurs enfants, la comparaison tacite de ceux-ci suffit pour que celles des nourrices qui ne sont pas soigneuses ne tardent pas à le devenir. Ces femmes entre elles ne se disent rien, mais se regardent, jugent, comparent et la honte et la coquetterie aidant, on n’ose plus, la fois suivante, rapporter sale et négligé l’enfant mal tenu auparavant29.

64 Plus généralement, les consultations deviennent l’occasion de désigner publiquement les erreurs les plus graves, les préjugés à partir de l’exemple concret de bébés dont la pesée montre la moindre croissance. Au cours des deux décennies qui précèdent la Grande guerre, les initiatives se multiplient afin de faire diminuer la mortalité infantile ; les dispensaires, consultations et « Gouttes de lait » deviennent pour les contemporains de véritables « Écoles des mères ». Les Schools of Mothers sont aussi créées en Angleterre et aux États-Unis. En Angleterre, le mouvement est lancé par des volontaires, mais il est repris en charge par les municipalités qui salarient des femmes « missionnaires de santé », par exemple dès 1890 à Manchester30. Leur rôle est de rendre visite aux jeunes mères avant le dixième jour qui suit la naissance de leur bébé

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afin de leur prodiguer des conseils. Mais très rapidement, « la priorité est accordée aux familles que l’on sait ignorantes et inexpérimentées, dont le logement était censé être le plus sale et négligé »31. Une forte pression s’exerce par conséquent sur les jeunes mères, en particulier des classes populaires, lors des consultations hospitalières mais aussi à domicile.

65 Finalement, à la fin du XIXesiècle, une sorte d’effet boomerang de la biopolitique contribue aussi à l’avancée de la gestion des épidémies. Les multiples pressions et contrôles qui se sont exercés depuis le milieu du siècle sur les populations humbles, la structuration du mouvement ouvrier, aboutissent à un résultat inattendu : les classes populaires ont si bien intégré les nouvelles normes d’hygiène qu’elles placent les édiles ou l’administration en face de ses responsabilités, lorsqu’il s’agit par exemple de faire respecter la loi sur les logements insalubres32. S’affirme ainsi une forme de bioresponsabilité, renvoyée pour ainsi dire par la population aux élites politiques et qui conduit à la biolégitimité observée par Didier Fassin au cours de la période la plus récente33. Une évolution comparable se retrouverait dans le domaine des conditions de travail. Rejetées par le patronat et par les hygiénistes officiels de la tuberculose, par Brouardel par exemple, comme cause possible de la tuberculose mais mises en avant par la CGT dès 1904, elles sont réintroduites dans l’épidémiologie savante par Jacques Parisot au milieu des années 1920. Les conditions de travail rejoignent alors les conditions de logement, d’alimentation et de comportement

Accès aux soins et couverture sociale : la troisième frontière

66 Même si l’accès aux soins, y compris dans les institutions d’Ancien Régime a été largement sous-estimé34, l’urbanisation et l’industrialisation du XIXe siècle ont conduit, et pas seulement en France, à une multiplication des initiatives d’origine philanthropique dans les villes et paternalistes dans les cités industrielles. En Allemagne, en Belgique, en Suède comme en France, ces dernières comportent toujours un important volet destiné à faciliter l’accès aux soins, par la mise en place d’un hôpital, de consultations médicales gratuites et de distributions également gratuites de médicaments au moins aux familles des salariés. Dans les villes, l’initiative philanthropique aboutit à créer des dispensaires pour l’ensemble de la population ou pour les seuls enfants. Au Havre, au mois de novembre 1875, le Dr Gibert, l’acteur principal de la création du premier bureau d’hygiène municipale en France en 1879, créée sur sa fortune personnelle, un dispensaire pour enfants dans lequel il offre des consultations tous les matins. D’autres grandes familles protestantes participent à son financement (Jules Siegfried, Ferdinand Koechlin), et Gibert reçoit bien vite l’aide de plusieurs jeunes médecins, également bénévoles. La première année, près de six cents enfants ont recours à cette consultation. Gibert y organise en outre la distribution de repas gratuits : deux mille cinq cent à trois mille par an. À l’image de ce premier dispensaire pour enfants s’ouvrent ? au cours des années suivantes ? d’autres centres : à Clermont-Ferrand (1882), à Paris (deux en 1883, un nouveau en 1884, puis plusieurs autres à partir de 1887), à Rouen (1885). Au cours de cette décennie des années 1880, plusieurs conseils municipaux considèrent que la politique d’assistance sociale et sanitaire doit être organisée directement dans le cadre municipal. Certains expriment même très clairement une nouvelle ambition. À Nancy, Charles Nahtan-Picard,

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administrateur du Bureau de bienfaisance, soutient que certaines aides, en particulier l’assistance aux vieillards, aux veuves, aux malades, devraient être permanentes pour être efficaces et prises en charge par la collectivité35. La mise en place du système rouennais, au cours des années 1880 consiste à gérer ensemble et de façon coordonnée, l’assistance, les dispensaires et l’hôpital. Les différents éléments du dispositif sanitaire et social est alors pensé comme complémentaire, les procédures professionnelles du service social sont inventées (l’enquête, les barèmes de ressources, l’établissement de fiches individuelles ou familiales). Dans les quinze dispensaires ouverts dans les différents quartiers de la ville, une salle d’examens médicaux et de premiers soins est toujours prévue36.

67 Cet accès aux soins avait aussi été élargi par la création de Friendly Societies en Angleterre ou par le nouveau statut des Sociétés de secours mutuel en France (1852). Certaines continuent à n’indemniser que les jours d’arrêt de travail mais d’autres financent aussi les frais médicaux ; y compris la consultation auprès d’un médecin désigné ou librement choisi par le malade37. Mais la voie est tracée. A la demande de la population correspond désormais une offre de soins solvable dans un certain nombre de sociétés industrielles (les mines, la sidérurgie, les compagnies de chemin de fer), les villes et grâce aux Sociétés de secours mutuel. En ce qui concerne les lois bismarkiennes de 1883 et 1884, il faut attendre les amendements successifs des années 1892 pour que la fonction médicales des assurances ouvrières s’affirme. En 1892, toutes les caisses obtiennent la possibilité de faire bénéficier la famille de l’assuré du traitement médical et de la fourniture de médicaments, ce qui conduit à un doublement des dépenses médicales par assuré entre 1891 et 1911. Ce modèle est adapté dans plusieurs pays d’Europe après la Première guerre mondiale. En France, le premier dispositif d’ensemble est finalement voté en 1930, sous le nom d’Assurances sociales, après de très longs débats parlementaires38. Si le progrès des sociétés humaines passe désormais par une meilleure prise en charge des problèmes de santé, les responsables politiques craignent néanmoins que la demande des populations conduise au gouffre financier (une histoire ancienne, dès l’Ancien régime, et sans fin).C’est la raison pour laquelle les frais d’hospitalisation, les frais médicaux et une majorité de médicaments ne sont alors remboursés qu’à 80 %. En outre, l’ouverture des droits n’est acquise que si l’on a cotisé pendant soixante jours au cours du trimestre précédant la maladie (sur un total de soixante-cinq jours ouvrés). De nombreuses autres contraintes s’additionnent afin de limiter le montant des dépenses remboursées aux malades.

68 Le système de Sécurité sociale mis en place à la sortie de la Deuxième guerre mondiale constitue par conséquent un progrès sensible. Il s’inspire des orientations présentées par le rapport Beveridge (1942), qui cherche à apporter une réponse globale au problème de la pauvreté. Pour lui, la Sécurité sociale doit garantir une protection aussi complète et efficace que possible face à la maladie, à l’invalidité au chômage… à tous les risques sociaux, tout en s’adressant à l’ensemble de la population. Le welfare-State implique aussi une politique de plein emploi, de hauts salaires et une fiscalité redistributrice. Il est adapté à la situation socio-économique française et inclus dans le programme du Comité français de Libération nationale (CFLN). Les ordonnances de décembre 1945, ouvrent un remboursement total lors d’une hospitalisation, elles suppriment le plafonnement de l’indemnité journalière ainsi que celui du remboursement des médicaments par ordonnance. Dès 1947, les dépenses de santé s’accroissent en moyenne de 25 % par an, le rattrapage des années de guerre ne suffit

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pas à expliquer cette progression qui s’inscrit en fait assez bien dans le prolongement de la tendance observée depuis la fin des années 193039. La généralisation de la Sécurité sociale aux non-salariés a ensuite constitué la dernière partie de la conquête de la frontière.

69 La lutte contre les épidémies dans les pays d’Europe occidentale a connu des résultats remarquables qui se lisent aisément dans les espérances de vie à la naissance par exemple. Les dispositifs mis en place y ont concerné la structuration de l’espace, la priorité donnée parfois à la sauvegarde de la population sur la poursuite de l’activité économique, puis la volonté politique de répondre aux liens démontrés entre les facteurs sociaux et l’état sanitaire des sous-populations. Portés par l’héritage de la philosophie des Lumières et la conviction que les progrès de la connaissance sont à l’origine des progrès de civilisation, les hygiénistes ont réussi à la fin du XIXe siècle à faire prendre en compte leurs priorités sanitaires par les responsables politiques. Le mouvement ouvrier et la prospérité économiques ont permis de repousser plus encore la frontière en établissant un réel accès aux soins pour la totalité de la population. Depuis un quart de siècle, la nouvelle frontière paraît régresser. L’éradication des épidémies n’évite pas l’apparition de nouvelles maladies contagieuses, de nouvelles souches pathogènes deviennent résistantes aux antibiotiques disponibles, et la solidarité nationale ne maintient plus un niveau d’accès réel aux soins pour tous grâce au système de sécurité sociale. La frontière de la précarité et des malheurs biologiques qu’elle induit traverse à nouveau nos pays. L’espérance de vie à la naissance, qui s’est accrue de façon quasiment ininterrompue depuis la fin du XVIIIe siècle (à l’exception des années de guerre), va-t-elle connaître une inversion de sa courbe matérialisant en quelque sorte le recul de la frontière ? Ce serait logique.

NOTES

1. Alexandre Moreau de Jonnès, Rapport au Conseil supérieur de Santé sur le choléra-morbus pestilentiel, Paris, Imp. De Cosson, 1831, ou encore André Siegried, Itinéraires de contagions, épidémies, et idéologies, Paris, A. Colin, 1960. 2. Patrice Bourdelais, Les épidémies terrassées, une histoire de pays riches, Paris, La Martinière, 2003, chap. 1. 3. Giorgio Cosmacini, Soigner et réformer. Médecine et santé en Italie de la Grande Peste à la Première Guerre mondiale, Paris, Payot, traduction 1992. 4. Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, Paris, Mouton, 1975, p. 230-285. 5. Patrice Bourdelais et Jean-Yves Raulot, Une peur bleue. La marche du choléra en France, 1832-1854, Paris, Payot, 1987, p. 66-75. 6. Patrice Bourdelais, « La construction de la notion de contagion : entre médecine et société », Communications, 66, 1998, p. 21-37. 7. Milton l. Roemer, « Internationalism in and Publich Health », in Dorothy Porter, The History of Public Health and the Modern State, Amsterdam, Éditions Rodopi, 1994, p. 403-423.

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8. Peter Baldwin, Contagion and the State in Europe, 1830-1930, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 226-236. 9. Peter Baldwin, op. cit., p. 226 et sq. 10. Ann La Berge, Mission and Method. The early Nineteenth Century French Public health Movement, Cambridge, Cambridge University Press, 1992. 11. Louis-René Villermé, Mémoire sur la mortalité dans la classe aisée et dans la classe indigente, Mémoire de l’Académie de Médecine, Paris, 1828. 12. William Coleman, Death is a Social Disease : Public Health and Political Economy in Early Industrial France, Madison, University of Wisconsin Press, 1982. 13. Louis-René Villermé, « De la mortalité dans les divers quartiers de la ville de Paris, et des causes qui la rendent très différente dans plusieurs d’entre eux, ainsi que dans les divers quartiers de beaucoup de grandes villes », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1830, 3, p. 294-341. 14. Christopher Hamlin, Public Health and Social Justice in the Age of Chadwick, Britain, 1800-1854, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. 15. Dr. Gibert, Une visite au Bureau d’hygiène de Bruxelles, Havre, Imprimerie F. Santallier, 1878. 16. Lucie Paquy, « Santé publique et pouvoirs locaux. Le département de l’Isère et la loi du 15 février 1902 », Thèse de doctorat en Histoire, Université Lyon 2, 2001. 17. Yankel Fijalkow, La construction des îlots insalubres, Paris 1850-1945, Paris, l'Harmattan, 1998. 18. Erwin H. Ackerknecht, La médecine hospitalière à Paris (1794-1848), Payot, 1986, p. 296 ; Patrice Bourdelais, « Définir l’efficacité d’une thérapeutique : l’innovation de l’école de Louis et sa réception », in Olivier Faure (dir.), Les thérapeutiques : savoirs et usages, Lyon, Fondation Mérieux- Centre Pierre Léon, 1999, p. 107-122. 19. James Riley, Rising Life Expectancy. A Global History, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. 20. Daniel Teysseire, « Une médecin dans la phase de constitution de l’hygiénisme, Louis Lépecq de la Cloture (1736-1804) », in Patrice Bourdelais, Les hygiénistes, enjeux, modèles et pratiques, Paris, Belin, 2001, p.60-74. 21. Georges Vigarello, Histoire des pratiques de santé, Paris, Le Seuil, 1999. 22. Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, Jules Renouard, 1840, rééd. EDI, 1989. 23. Alexandre Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, 2 vol, Baillière, 1836, et La prostitution à Paris auXIXesiècle, texte présenté et annoté par Alain Corbin, Paris, Le Seuil, 1981. 24. David S. Barnes, The Making of a Social Disease, in Nineteenth-Century France, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1995. 25. On peut penser ici aux développements de Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991. 26. Catherine Rollet, La politique à l’égard de la petite enfance sous la IIIe République, Paris, INED-PUF, 1990. 27. D r Pierre Budin, Manuel pratique d’allaitement, hygiène du nourrisson, 2e édition, Paris, Doin, 1907, p. 244. 28. Dr. Gaston Variot, La puériculture pratique, Paris, 1913, p. XI. 29. Cité par Catherine Rollet, Dr L. Dufour, La Goutte de lait à Fécamp, 1894-1900, p. 17. 30. Alice Reid, « Health visitors and Child Health : did Health Visitors have an Impact ? », Annales de démographie historique, 2001, 1, p. 117-137. 31. L. Marks, Metropolitain Maternity Maternal and Infant Welfare services in Early Twentieth Century, London, Rodopi, 1996, p. 172. 32. Elsbeth Kalf, « Les plaintes pour l’insalubrité du logement à Paris (1850-1955), miroir de l’hygiénisation de la vie quotidienne », in Patrice Bourdelais, Les hygiénistes […], op. cit., p. 118-144.

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33. Didier Fassin, « Politique des corps et gouvernement des villes », in Didier Fassin, Les figures urbaines de la santé publique. Enquêtes sur des expériences locales, Paris, La Découverte, 1998, p. 7-46. 34. Laurinda Abreu, Memórias da Alma e do Corpo. A Misericórdia de Setúbal na Modernidade, Viseu, Palimage, 1999, p. 400-410. 35. Pascale Quincy-Lefebvre, « Naissance et affirmation d’un service public dans le monde de la charité. L’exemple du Bureau de bienfaisance de Nancy, 1850-1914 », in André Gueslin et Pierre Guillaume, De la charité médiévale à la Sécurité sociale, Paris, Les éditions ouvrières, 1992, p. 91-106. 36. Yannick Marec, Bienfaisance communale et protection sociale à Rouen (1796-1927). Expériences locales et liaisons nationales, Paris, La Documentation française, 2002, t. 2. 37. Pierre Guillaume, Mutualistes et médecins. Conflits et convergences XIXe-XXe siècles, Paris, Les éditions de l’Atelier, 2000. 38. Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, 1850-1940, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1989. 39. Bruno Vallat, Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967), Paris, Economica, 2001.

AUTEUR

PATRICE BOURDELAIS EHESS/CRH

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Le voyage d’Espagne Mobilité géographique et construction impériale en Amérique hispanique

Jean-Paul Zuñiga

1 Entre 1492 et les années vingt du XIXesiècle, un flux continu d’hommes venant essentiellement de Castille mais aussi d’Aragon, de Catalogne et d’autres contrées ibériques a alimenté le peuplement européen des Indes de Castille, mouvement qui connut sa plus forte intensité entre le milieu du XVIe et le milieu du XVIIe siècle. Près de 250 000 personnes auraient traversé l’Atlantique dans le sens Est-Ouest pendant ce siècle, même si des incertitudes et des batailles de chiffres restent toujours possibles1.

2 Nous savons cependant peu de chose sur le flux de sens contraire, celui qui vit passer, de manière plus ponctuelle mais aussi persistante tout au long des trois siècles de domination du monarque catholique, les habitants des Indes vers le siège de la Cour.

3 Or ce mouvement vers la Castille est essentiel à mon sens, car bien qu’il soit loin d’avoir une quelconque signification démographique, il est aussi important que le premier, sinon plus, car sans lui, et sans le sens dont il était porteur, il est difficile de concevoir l’extrême longévité qu’a connu l’expérience coloniale de la monarchie hispanique.

4 C’est qu’en effet, les Indianos – habitants des Indes, qu’il s’agisse de Créoles (Espagnols natifs des Indes) ou d’Espagnols d’Europe s’y étant établis – ont été une figure habituelle de ports tels que Séville ou plus tard Cadix, ne serait-ce qu’en raison des fonds que bien d’entre eux venaient faire fructifier en Métropole2, quel qu’ait été par ailleurs le but premier de leur périple.

5 La relative fréquence du voyage en Espagne des colons américains et de leurs descendants ne doit pas étonner. Le recours à la mobilité géographique, si présente comme mécanisme économique parmi les populations de la péninsule ibérique pour des raisons historiques – le processus de repoblamiento n’en est que l’un des exemples – et constituant ce que David Reher3 a appelé une culture de la mobilité, ne disparaît pas dans le milieu américain. La mobilité demeure un comportement courant aux Indes, ce qui est évident dans le premier siècle de la conquête puisqu’il s’agit d’un mécanisme inhérent au processus d’expansion coloniale lui-même. Mais au-delà de la période de conquête, cette culture de la mobilité reste vive, révélant de la sorte que ses acteurs

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eux-mêmes concevaient les Indes de Castille comme une totalité, un territoire sous la sujétion de leur monarque et, surtout, un ensemble territorial qui leur était ouvert, légitimement ouvert. En ce sens, l’ensemble des possessions du roi de Castille représentait pour eux le théâtre potentiel, l’horizon possible, de mille stratégies individuelles, attitude clairement mise en évidence par les demandes de grâces royales, ces mercedes qui récompensaient le dévouement des sujets méritants 4. La géographie que maniaient ces demandeurs de bénéfices prouve qu’ils pensaient en termes continentaux voire intercontinentaux lorsqu’ils demandaient des bénéfices, des charges dans l’administration, des grades militaires ou des rentes pour eux-mêmes ou pour leur progéniture5.

6 C’est dans ce contexte que s’inscrit donc le voyage d’Espagne. Étudiants se rendant à Salamanque ou à Alcala, procureurs civils, assesseurs letrados (c’est-à-dire juristes) attachés aux municipalités, procureurs ecclésiastiques des chapitres des cathédrales6 ou des ordres religieux, fonctionnaires à la recherche d’avancement et particuliers à la recherche d’honneurs ou de faire avancer plus rapidement leurs prétentions (les confirmations, parfois l’octroi, de charges municipales ou de judicature devaient venir d’Espagne), sans parler des marchands et des négociants, composent l’ensemble des Indianos qui alimentent un trafic ininterrompu d’Américains de naissance ou d’adoption à destination de l’Espagne.

7 Il n’est dès lors pas étonnant de les voir se concentrer – en dehors des villes portuaires en rapport direct avec les Indes – à Madrid, siège de la Cour. Qu’il s’agisse des nominations de nouveaux évêques pour un diocèse américain, procédure qui exigeait que l’on interroge des personnes connaissant les diocèses concernés7, ou encore des enquêtes pour accepter un individu dans l’un des ordres militaires de la monarchie, distinction particulièrement convoitée par les élites créoles et exigeant aussi des « natifs » pouvant corroborer les généalogies produites par les candidats8, les témoins américains sont un élément toujours présent à la cour. En 1644 par exemple, sur la quarantaine de témoins « Indianos » mobilisés à Madrid pour appuyer leur demande d’entrée dans l’ordre de Saint-Jacques par deux liméniens, Diego de Careaga y Velasco et Juan de Oña y Palacios, seuls deux sont cités à comparaître par l’un et par l’autre. L’année suivante, un autre liménien, don Antonio de Mendoza y Luna9, est en mesure de produire plus de trente-cinq autres témoins indianos dans le même but, ce qui atteste de leur importance numérique à la Cour. Cette situation se maintient de manière identique jusqu’au XIXe siècle, et la création à la cour, au XVIIIe siècle, de milices américaines spécifiques – les compagnies américaines de gardes du corps – ne fait qu’augmenter cette visibilité10.

Mobilité et gestion impériale

8 La présence d’Américains à Madrid est d’autant plus nécessaire qu’ils ne sont pas uniquement sollicités comme témoins lors de procédures d’avancement de particuliers, mais qu’ils constituent une nécessité, structurelle pourrait-on dire, pour le traitement des affaires de l’empire.

9 En effet, de manière à première vue paradoxale après ce que nous venons de voir, les techniques de gestion de l’empire fomentent elles-mêmes, parmi les fonctionnaires de la Couronne, un certain localisme, voire un fractionnement, que l’on retrouve dans le cursus honorum des magistrats, pièce fondamentale pour le gouvernement de la

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monarchie. Ainsi, les magistrats qui commençaient leur carrière comme procureurs à Panama, Santa Fe, Quito, Santiago ou Charcas pouvaient espérer être promus à une charge d’oidores dans ces mêmes tribunaux, les différents sièges étant par ailleurs classés selon une hiérarchie qui, commençant avec Panama, et passant par Santa Fe et Quito, aboutissait au tribunal liménien, le plus réputé et le plus recherché. Une hiérarchie semblable ordonnait le prestige des magistratures des régions les plus septentrionales de l’empire, selon une échelle partant du tribunal de Guatemala et couronnée par une place à l’Audiencia de Mexico11.

10 Ce cursus honorum dessine par conséquent une circulation spécifique du personnel juridique à l’intérieur de limites qui épousent peu ou prou – et ce tout au long de la période coloniale – les frontières des deux grandes vice-royautés du XVIe siècle. La raison de ces pratiques administratives réside dans la formation reçue par ces fonctionnaires. En effet, les juristes qui peuplent les administrations des Indes de Castille (et l’on peut sans problème généraliser ce constat à l’échelle de toute la monarchie), depuis les juristes assesseurs (asesores letrados) des municipalités jusqu’aux procureurs, aux alcaldes (juges) des affaires criminelles et aux magistrats des tribunaux royaux (audiencias), ont tous été formés au droit romain et au droit canon, enseignés dans les universités, et non au droit royal, droit positif émanant des différentes lois, décrets et pragmatiques promulguées par les monarques successifs. Le travail de tout magistrat consiste par conséquent à interpréter, grâce à sa connaissance théorique du droit romain et canonique, le droit royal qu’il n’a pas étudié et qu’il doit adapter à chaque réalité locale. L’expérience (et les éditions du droit royal régulièrement compilé et glosé) est ainsi fondamentale dans toute carrière juridique12.

11 Il s’agit donc d’un système mettant la réalité locale au centre du travail d’interprétation du juriste, la loi n’étant par définition qu’un précepte général. La permanence, la stabilité dans un milieu donné constitue par conséquent un important atout, un gage du caractère idoine d’un juriste pour le territoire qu’il doit administrer, au point que les hommes avec une expérience du terrain sont proportionnellement très peu nombreux dans l’administration centrale à Madrid. Ainsi, seules neuf des cinquante- cinq personnes nommées au conseil des Indes pendant le règne de Philippe II (conseillers et présidents confondus) avaient une expérience vécue des territoires qu’elles étaient censés gérer, et encore, certains de ces hommes avaient été nommés avant de connaître les Indes ... 13. Il s’ensuit logiquement que seule la correspondance des vice-rois et des magistrats locaux, ainsi que la présence à Madrid d’hommes de terrain peut permettre au Conseil des Indes d’effectuer correctement son travail. Ce besoin d’informations précises justifie toute sorte d’enquêtes sollicitées par la monarchie, à commencer par les célèbres Relaciones geográficas de Indias (pendant américain des mêmes enquêtes effectuées dans les royaumes péninsulaires de la monarchie), réalisées au XVIe siècle (puis relancées au XVIIIe siècle selon une modalité un peu différente), tout comme l’envoi régulier de visitadores dans les territoires éloignés, mais également le recours à l’audition à Madrid de témoins fiables lorsqu’il s’agissait de prendre des décisions cruciales. Les Indianos étaient pleinement conscients de cette situation. Ainsi, lors des discussions qui ont eu lieu en 1608 au Conseil des Indes, à Madrid, pour décider des mesures à prendre contre les Indiens rebelles du Chili austral, si le jésuite Luis de Valdivia se déplace à la Cour pour plaider la cause de l’arrêt des hostilités et l’interdiction de l’esclavage des rebelles, le procureur de la municipalité de Santiago, Francisco González de Nájera, est à son tour dépêché par le patriciat de la

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ville afin de contrer l’influence du jésuite et tenter d’obtenir la réduction en esclavage de ces mêmes Indiens !

12 À Madrid, leur avis est sollicité justement en leur qualité d’experts connaissant pertinemment la réalité sur laquelle ils ont à se prononcer.

13 En d’autres termes, si l’occupation réelle de nouveaux territoires par les hispaniques leur a permis de construire l’empire, c’est leur circulation, à l’intérieur des provinces d’outre-mer et entre celles-ci et le reste des possessions du monarque, les Flandres, l’Italie ou la Castille, qui structure ces territoires en leur donnant une existence organique et une continuité. La présence des demi-frères Cortés, enfants du conquistador du Mexique, à la cérémonie d’abdication de Charles Quint à Bruxelles en 155614, n’est qu’un prestigieux exemple d’une réalité bien plus banale. Ainsi voit-on un Francisco de Irarrazabal, créole du Chili se battant dans les Flandres – juste retour des choses puisque tant de vétérans des Flandres se battaient au Chili – ou bon nombre d’anciens d’Amérique venus monnayer en Castille leurs services américains contre une place en Italie ou ailleurs. C’est le cas de Francisco González de Nájera, évoqué plus haut, qui profite de sa mission à la Cour pour être promu au grade de gouverneur de Porto Ercole (Grosseto), l’un des présides castillans en Toscane. Que dire par ailleurs de la cohorte de religieux venant régulièrement à Madrid rendre compte de leur activité américaine avant de se rendre à Rome ? Il en va de même pour les grands marchands, à l’instar des banquiers liméniens du XVIIe siècle étudiés par Margarita Suárez, dont les agents, étonnamment mobiles et stratégiquement dispersés, se trouvent de Manille à Séville en passant par Terre Ferme et Panama, donnant au terme d’« oecoumène hispanique » que j’ai utilisé ailleurs un sens plein15.

14 Que les contemporains aient eu conscience d’être la matière première et les acteurs de cette fabrication de l’empire territorial est fort probable, à en croire la rhétorique des dossiers de mérites déjà évoqués qui insiste sur l’importance du poblador, dans ce qui est, bien entendu, une référence évidente au processus de reconquista péninsulaire. Aussi Fray Diego de Barrasa et Fray Francisco Verdugo, consulteurs du Saint Office à Madrid vers 1620, reprennent-ils à leur compte cette rhétorique lorsqu’ils mettent sur un pied d’égalité les conquistadores et « tous ceux qui sont partis peupler [les Indes] à notre époque », les faisant tous dignes de prétendre à la noblesse16.

15 Militaires, plaideurs, missionnaires ou marchands : autant d’exemples, en somme, de ce vaste mouvement et de ces routes qui, toutes, se croisaient en Espagne.

Les créoles face au Solar hispanique : un programme identitaire ?

16 Cependant, par-delà sa dimension géographique, ce voyage d’Espagne avait également un contenu hautement symbolique, tout aussi fondamental pour ce qui concerne cette construction impériale.

17 Hautement symbolique, car le voyage d’Espagne, quelle qu’ait été par ailleurs sa motivation pratique, est aussi une manière de maintenir un lien quasi mystique avec l’Espagne, une Espagne fantasmée et aux contours flous quelquefois, mais fondamentale dans l’imaginaire créole. Que penser en effet du voyage effectué en 1646 par le jésuite Alonso de Ovalle, fils et petit-fils de Créoles de Santiago du Chili, et qui devant se rendre à Rome comme procureur de son ordre, en profite pour se rendre à

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Salamanque et dans les trois villages de la province Burgos d’où provenait une partie de ces ancêtres ? Plus qu’un retour aux sources ce voyage tient davantage du pèlerinage symbolique, sorte de réactualisation du lien qui l’unit à la terre de ses aïeuls. Cette attitude trouve par ailleurs une expression pleinement consciente, lorsque, dans l’histoire de son ordre au Chili écrite par Ovalle peu de temps après17, celui-ci prend soin d’insister sur la nécessité de maintenir avec l’Espagne une continuelle trabazón – mot castillan couvrant les sens de commerce, contact et intimité.

18 Or, ce qu’il semble important de souligner ici, c’est qu’en faisant son « pèlerinage », et en promouvant le nécessaire contact entre l’empire et son cœur, le siège de la cour, Ovalle, comme tant d’autres Créoles, fait bien plus qu’allégeance à son seigneur naturel : il définit la nature de son appartenance à cet empire en tant que communauté. Lui, dont les ancêtres étaient castillans et génois, se définit avant tout en tant qu’Espagnol. Espagnol des Indes certes, mais avant toute chose Espagnol. C’est la même idée qu’exprime en 1682 le liménien Juan de Meléndez, lorsqu’il répond, indigné, à un courtisan qui le complimente, à Madrid, de son aisance dans « notre langue » : [mais] quelle est donc votre langue ?je n'ai parlé qu'en espagnol, et j'ignorais que [l’espagnol] fût davantage votre langue que la mienne, ou que vous fussiez plus Espagnol que moi [...]18.

19 Ces Espagnols d’Amérique présentent certes des caractéristiques spécifiques – notamment dans l’habillement19 et, surtout, la nourriture – et montrent en même temps un clair attachement à leur pays, sentiment relayé par l’Église qui sanctifie ces nouvelles terres en béatifiant des « américains », Rosa de Lima en 1668, Francisco Solano en 1675 ou Toribio Mogrovejo en 1679. Ils peuvent même, à l’instar de Juan de Meléndez en 1682, être très fiers du passé Inca de leur « petite patrie ». Ils n’en sont pourtant pas moins fiers d’être « Espagnols ». Toute la littérature appelée « créoliste » 20, souvent jugée comme le germe d’un nationalisme anti-espagnol, ne fait à mon sens qu’assener cette même idée : l’exaltation du terroir ne se fait pas comme valeur en soi, mais plutôt comme une affirmation de l’égalité entre Espagnols de part et d’autre de l’Océan.

20 Les Indes proposent donc une définition de ce que l’hispanité veut dire, et ceci est d’autant plus intéressant que c’est l’ethnonyme Espagnol – plutôt que Castillan – qui a très tôt dominé, alors que les Indes étaient de Castille et que le nom castillan jouissait d’une longue tradition, notamment en ce qui concerne les corporations de marchands castillans hors de la péninsule21. Qui plus est, cette définition de l’appartenance à la « nation espagnole » n’est pas propre aux Indes mais se fait aussi dans d’autres territoires sous influence hispanique : à Rome, « conquise et colonisée par les Espagnols » aux XVIe et XVIIe siècles dans les mots de Thomas Dandelet, les statuts de la confrérie de la Nation espagnole définissent très clairement qui sont les bénéficiaires de son action. Or, cette définition est large, puisque les statuts de la confrérie, qui prévoient l’aide et la charité – notamment la dotation des jeunes filles pauvres de la « nation » – s’adressent tout d’abord aux Castillanes (en incluant explicitement sous ce terme la Castille et les Indes de Castille) puis aux Valenciennes, aux Aragonaises, aux Navarraises, aux Catalanes, aux Portugaises et enfin aux Bourguignonnes, [...] aux Flamandes, aux Siennoises, aux Napolitaines et aux Sardes...22 ? dans cet ordre !!

21 À Rome, comme à Lima ou à Mexico, l’appartenance à la communauté espagnole est par conséquent définie avant tout par toute une série de marqueurs culturels : clientèles dans lesquelles se trouvait immergé un individu, participation aux liturgies civiles et

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religieuses marquant la vie de la monarchie hispanique, sans pour cela préjuger de l’attachement que ces mêmes personnes pouvaient avoir pour tel saint « ethnique » portugais, catalan, flamand, italien ou américain. De fait, les confréries portugaises et aragonaises de Rome, dont les membres avaient été englobés par celle de la nation espagnole, ne disparaissent pas pour autant. Partant,il convient d’analyser les béatifications puis canonisations d’indianos auxquelles on a déjà fait référence comme une promotion des terroirs américains qui n’entre pas en contradiction avec ce sentiment hispanique d’appartenance globale.

22 Cet Espagnol qui émerge du cadre impérial est par conséquent marqué surtout par l’adhésion à une idée d’ « hispanité », ce qui dans le cas des Indes, paradoxalement, confère à cette définition un véritable pouvoir intégrateur, d’autant que l’existence de masses non hispaniques (aux Indes comme à Rome d’ailleurs) servait comme catalyseur de cette hispanogenèse bien plus difficile à retrouver dans les Espagnes péninsulaires23. Hispanité que l’on doit comprendre – il convient d’insister sur ce point, et de manière plus extrême dans les Indes de Castille – comme un ensemble d’indicateurs d’appartenance sociale, parmi lesquels l’élément ethnique, c’est-à-dire l’inscription linguistique et culturelle d’un individu, est fondamentale. Habillement, manière de parler et de se comporter en public ont, dans le cadre des sociétés pluriethniques coloniales, un contenu social et politique explicite. De ce point de vue l’inclusion ou non dans ce groupe était une affaire qui se réglait socialement, sans pour autant nier que le phénotype ait eu un rôle important. Il est vrai que le simple fait d’aborder cette question rappelle immédiatement l’existence des fameuses séries de tableaux (appelés tableaux de castes) qui ont fleuri essentiellement dans la Nouvelle-Espagne du XVIIIe siècle. Ces tableaux ont été cités à maintes reprises comme l’expression graphique de la forte sensibilité des sociétés hispaniques du Nouveau Monde à l’égard des phénomènes de « miscégénation ». Sans nier cet aspect, on peut aussi arguer que cette volonté de taxinomie s’exprime de manière plus aiguë dans des sociétés qui ne parviennent plus à établir de manière claire la position de chacun en leur sein24. En d’autres termes, si l’apparence physique joue certainement un rôle dans l’inscription sociale des individus, celle-ci est de plus en plus secondaire avec le temps et devant la variété des phénotypes américains, phénomène institutionnalisé par la possibilité d’obtenir, dès 1793, des exemptions – cédulas de gracias al sacar – donnant le droit aux mulâtres de jouir de toutes les prérogatives réservées aux Espagnols contre le paiement d’une redevance25.

23 Dans ce contexte, le voyage des Créoles en Espagne (le titre de cette contribution calque à dessein le « Voyage d’Italie » si important dans la formation des gentilshommes et des artistes depuis la Renaissance) vient ainsi parachever ce programme d’hispanité, et c’est sans doute son importance comme pratique culturelle de distinction qui explique sa longévité et ses avatars post coloniaux.

24 Il reste cependant que le mythe des origines demeure un élément important dans cette représentation de soi, et c’est justement ce qui rend le voyage d’Espagne non seulement souhaitable dans ce que l’on pourrait appeler le programme identitaire hispanique des élites créoles, mais démographiquement nécessaire.

25 Car un aspect qui ne doit jamais être oublié c’est que les Espagnols des Indes (c’est à dire les Européens de souche et tous les autres assimilés) n’ont jamais été qu’une minorité dans le contexte colonial. Minorité dominante certes, mais démographiquement dépendante pour se reproduire à l’« identique ». En ce sens, le

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voyage d’Espagne est aussi celui de l’oncle parti chercher un neveu, plus ou moins proche, neveu qui se mariera dans la famille créole, dans un processus démographique constant depuis le début de la colonisation des Indes et le seul – en plus de la mobilité inter-coloniale – qui ait rendu viable un marché matrimonial exigu. Ainsi, lorsqu’il réalise son « voyage d’Espagne » en 1799, Simon Bolivar retrouve à Madrid deux oncles maternels, Esteban et Pedro Palacios … mais rencontre également sa future femme, la madrilène María Teresa Rodriguez Del Toro y Alaiza !

26 Il va sans dire qu’il ne s’agit pas là de la seule ressource démographique ayant permis à la population hispanique de se maintenir et de croître, l’autre grand apport étant bien entendu l’incorporation progressive en son sein d’une partie des populations « non européennes ». Cela ne faisait que rendre plus crucial le besoin de trabazon avec l’Espagne dont parlait Alonso de Ovalle, ce qui le poussait à affirmer dans la chronique de son ordre déjà citée, que les gouverneurs le plus importants dans son Histoire étaient ceux qui avaient pris soin de faire venir un grand nombre de soldats-colons directement d’Espagne (par opposition à ceux qui provenaient d’autres régions des Indes) dans ce qui constitue un retournement intéressant des procédés propres à l’exaltation guerrière des hauts fait d’armes des « Espagnols ».

27 Cette attitude est à rapprocher de celle des ordres religieux, pour qui l’envoi de procureurs à la cour était, outre une nécessité de gouvernement interne à l’ordre, un moyen de recruter des Européens (Castillans de préférence mais également des Italiens ou des Flamands). Franciscains, Dominicains et dans une moindre mesure les Jésuites entendaient ainsi assurer une orthodoxie et un gouvernement local adéquat, dans un comportement qui relevait sans doute d’une défiance affichée à l’égard du milieu colonial, considéré comme pernicieux, mais qui n’en revenait pas moins à postuler de manière tacite la nécessité d’un commerce assidu, d’un rapport étroit entre les Espagnols des deux rives, comme antidote à toute dérive doctrinaire.

28 Par-delà donc la question du lieu de naissance, c’est le pôle identitaire ethnique hispanique (par opposition à un pôle phénotypique ou racialisé) qui constitue la référence fondamentale de cette hispanité, avec tout ce que cela comporte comme rapport mystique à l’égard du solar hispano (la maison Espagne dans le sens lignager de maison), le lieu d’origine ancestral (la Madre Patria du XIXe siècle). Génération après génération c’est le voyage d’Espagne qui permet de perpétuer ce sentiment, en même temps qu’il procure un signe clair de distinction, un surplus d’hispanité par rapport aux autres composantes des sociétés coloniales.

29 Cette capacité à fabriquer une « nation espagnole » se déclinant à l’échelle impériale et surtout, suscitant chez les Espagnols non péninsulaires le profond sentiment de faire partie de cette grande nation est un témoignage du fort pouvoir intégrateur de la monarchie hispanique et explique sans doute la longévité de son Empire. Elle pose d’emblée la question de sa valeur heuristique pour comprendre le développement ultérieur, c’est-à-dire indépendant, des sociétés issues de la conquête espagnole.

30 On a récemment tenté d’expliquer la notion de citoyenneté politique dans les sociétés hispaniques, de part et d’autre de l’Océan, comme un concept tirant son origine des modalités territoriales de participation à la communauté d’habitants26. Dans cette optique, l’appartenance à la nation au XIXe siècle aurait été largement déterminée par les mêmes paramètres permettant, depuis des siècles, l’intégration des individus comme membres d’une collectivité à l’échelon local. Cela expliquerait que les Cortès de Cadix, en 1812, aient octroyé la citoyenneté aux Indiens d’Amérique, en les déclarant

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membres à part entière de la communauté hispanique, puisqu’ils étaient eux aussi organisés en communautés d’habitants.

31 Cette idée permet de comprendre une autre approche, plus politique, qui voit dans l’explosion des « guerres civiques », conséquence de la tourmente qui se lève sur l’empire américain suite à l’invasion napoléonienne de l’Espagne, le premier stade d’un processus d’affrontements entre communautés urbaines débouchant in fine sur une redéfinition de la citoyenneté fondée sur la souveraineté du soldat-citoyen27.

32 Sans invalider ces deux approches, complémentaires à bien des égards, il reste que si l’histoire des normes juridiques est importante pour connaître les outils dont disposent les individus pour ordonner et expliquer le réel, il est également fondamental de ne pas perdre de vue les pratiques, qui informent, au-delà des déclarations de principe, des valeurs qui modèlent les sociétés hispaniques du Nouveau Monde. Il apparaît ainsi que l’évidente exclusion des Indiens et des Afro-américains du modèle de l’hispanité tel qu’il se dessine pendant toute la période coloniale – ne sont-ils pas le contraire de la gente de razón ? – annonce très clairement leur exclusion de facto d’une pleine citoyenneté dans les républiques indépendantes, et ce quelle qu’ait été leur organisation communale28 ou leur participation aux guerres d’indépendance. Le moule de l’« hispanité » est l’unité de mesure fondamentale sur laquelle commencent à être bâties les nouvelles formes d’appartenance et de participation.

Un modèle hispanique ?

33 Par ailleurs, ce modèle d’intégration qui, décrié ou encensé, a largement été caractérisé comme hispanique ou ibérique, mérite d’être mis en parallèle avec d’autres expériences européennes, notamment en Amérique. Cette approche présente l’intérêt de pouvoir comparer le poids, dans la constitution de pôles identitaires dans les mondes coloniaux, de l’existence ou non d’une circulation avec les métropoles (mettant en parallèle les expériences coloniales britanniques, françaises et hispaniques). Il s’agit là d’un vaste chantier en cours, mais qui bénéficie de l’essor historiographique autour des questions de l’« identité », ce qui nous permet d’établir quelques considérations générales en attendant de pouvoir jauger le véritable poids des relations avec l'Europe dans les ethnogenèses coloniales29.

34 En ce sens, et il s’agit d’un phénomène de plus en plus central en ce qui concerne les affirmations d’appartenance ethnique, ces vingt dernières années ont vu un intérêt croissant sur un domaine moins développé auparavant par l’historiographie canadienne et des États-unis, à savoir les phénomènes de « miscégénation » parmi les populations coloniales françaises et britanniques30. Or, le modèle qui émerge des études en question, aussi bien celles qui portent sur leXVIIesiècle que sur les premières années du XIXe siècle met en scène des comportements semblables au modèle d’ « intégration hispanique » tel qu’il se dessine à travers ce voyage d’Espagne qui en est son expression la plus achevée.

35 En effet dès le début du XVIIIe siècle différents récits et témoignages montrent comment les habitants des colonies britanniques font clairement la différence entre les « residents Indians », « Plantation Indians » ou encore « domestic Indians » d’une part et les « wild Indians », « Inland Indians », « back nations », « strange indians », « foreign indians » de l’autre31. Parmi les premiers figuraient très probablement ces Indiens côtoyés à Boston

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sur les bancs d’une église par le Dr. John Hamilton, où ceux avec qui il avait partagé un verre de bon vin dans son récit d’un voyage du Maryland jusqu’au Maine effectué vers 174032. Cela évoque bien entendu les mêmes catégories et les mêmes comportements des populations de l’Amérique hispanique, où le discours sur l’Indien oppose habituellement l’Indien christianisé ou civilisé à l’Indien idolâtre, sauvage ou barbare selon les lieux et selon les périodes et où l’Indien peut aussi bien être l’habitant des campagnes que des faubourgs urbains. Le constat est exactement le même si nous considérons l’exemple de la région des Grands Lacs, entre le Canada et les États-unis, étudié par Jacqueline Peterson, où les groupes issus de la rencontre des colons français et des Amérindiens ne se désignaient eux-mêmes le plus souvent dans les documents, en plein XIXe siècle, que comme « créoles français » ou comme « canadiens », ce qui n’est pas le plus petit des problèmes des animateurs de « Métis Studies » au Canada de nos jours33. Ne peut-on pas évoquer également pour eux des comportements relevant d’une forme d’adhésion, puisque ce qui défini ces individus par rapport à leur entourage c’est leur caractère français (prénom, noms, catholicisme), notamment par rapport à leurs voisins anglophones ?

36 Au tournant du XVIIIe et du XIXesiècle, le cas extrême de Billy Caldwell (1780-1841), étudié par James Clifton, rappelle par ailleurs mille histoires semblables dans le monde ibérique34. Fils illégitime d’un fonctionnaire britannique au Canada et d’une femme Mohawk, Caldwell est d’abord élevé par sa mère, puis, à partir de l’âge de sept ans, il rejoint son père qui l’intègre dans sa maisonnée avec ses enfants légitimes. Élevé comme un catholique et ayant vraisemblablement oublié sa langue maternelle, le jeune Billy s’enrôle plus tard dans la milice britannique et en vient à se considérercomme « a true Briton »35. Et c’est ainsi qu’il semble avoir été longtemps perçu. En effet, se trouvant aux États-Unis où il s’était mis au service du gouvernement, les Indiens Potawatomi (du Lac de Michigan) décident, en raison de ses connaissances linguistiques, de le nommer défenseur de leurs intérêts et lui donnent pour cela le titre de « Chef ». Cette situation provoque le scandale d’une partie des agents anglo- américains, qui crient à la supercherie s’agissant d’un individu qui n’avait pas de trace de sang « rouge (Indien) » dans les veines36. James Clifton a argué en son temps que puisqu’il avait été considéré comme un « Briton » tant qu’il en avait adopté le mode de vie, toute tentative d’identification univoque de Cadwell en fonction de sa généalogie était oiseuse. Cet exemple ne semble pas être un cas isolé.

37 À en croire l’un des députés de la première convention constituante de Californie, en 1849, certaines des familles les plus honorables et distinguées de Virginie descendaient de la « race indienne » et c’était là l’une des fiertés de l’un des hommes politiques virginiens les plus en vue à l’époque37, personnalité dont on ne pouvait mettre en question la qualité d’homme « blanc »38. L’un de ses collègues affirmait quant à lui que toute personne étant « pour plus de la moitié blanc » (sic) devait être considéré comme Blanc, idée qui avait déjà été énoncée quelques années plus tôt par le président de la convention constituante texane, en élargissant la notion de Blanc à « tous ceux qui n’étaient pas noirs »39.

38 La parenté avec les processus d’assimilation-intégration à l’œuvre dans les sociétés hispaniques apparaît ici clairement.

39 Par-delà les différences, réelles, entre les mondes anglo- franco et hispano-américains (et par-delà les différences internes à chacune de ces globalités), la véritable rupture

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dans les modalités d’intégration/exclusion des individus appar-tenant ou non à la communauté semble ainsi se poser davantage en termes chronologiques que culturels.

40 Cette chronologie est marquée en particulier par le racialisme qui gagne rapidement le monde scientifique et les représentations sociales avec une belle unanimité à partir des années trente du XIXe siècle40.

41 Ainsi, au moment de l’annexion de la Californie en 1848 les habitants hispaniques de l’élite locale, les « californios », démunis de la référence à une métropole dont désormais ils sont indépendants, démunis donc de l’horizon symbolique et identitaire que représentait le voyage d’Espagne, tentent par tous les moyens de se fondre dans une nouvelle communauté et sont partie prenante de la première convention constituante californienne (composée de 40 anglos et 8 californios, appelés aussi « délégués espagnols »), qui dans sa constitution reconstruit un nouvelle communauté fondée sur l’opposition entre les Blancs et les Indiens, définition racialisée qui englobe cependant la « nation hispanique » à laquelle nous faisions référence41. Rapidement cependant, le déséquilibre entre population anglo-américaine, majoritaire, et california mène à une affirmation du groupe Anglo, excluant les désormais « racialisés » Spanish ou directement « half-breeds » de la communauté « White ». Ce changement radical d’approche, non seulement par rapport à ce que les Californios pensaient d’eux-mêmes, mais aussi par rapport à ce que nous savons des pratiques précédentes – le cas de Billy Caldwell, ou la 1ere constitution de Californie elle-même en sont les preuves – est ici évident. Il est probable que la réfutation systématique de toute miscégénation entre Amérindiens et Franco-Canadiens caractérisant l’historiographie franco-canadienne du XIXesiècle (et d’une partie du XXe siècle) soit à rattacher à cette racialisation progressive et à ses possibles retombées politiques42.

42 Mais ce qu’il faut souligner c’est que ce changement d’approche se fait non seulement dans les milieux anglo et franco-canadiens mais qu’il gagne largement le milieu hispano-américain43.

43 La même opposition entre un pôle espagnol ou « Blanc » et un pôle indien (constitué par des communautés et non par des individus) caractérise l’analyse politique des jeunes républiques hispano-américaines. La même violence san-glante, et c’est là une nouveauté, mène à des guerres d’extermination, dites de la civilisation contre la Barbarie dans le cas des Indiens Pampa en Argentine, au massacre systématique des Indiens dans le Chili austral, et à une politique de mise en place de réserves (la pacification de l’Araucanie) qui est contemporaine de l’extermination des Indiens Luiseño dans le comté de San Diego en Californie par les troupes du capitaine Henry S. Burton (époux d’une california par ailleurs...). Les élites « espagnoles » voient un peu partout de manière tragique la difficulté de bâtir une nation avec les masses métisses qui constituent leur population et ce d’autant plus que le rapport direct avec l’ancienne métropole, celle qui constituait le but d’un pèlerinage séculaire, ne peut plus remplir sa mission symbolique et démographique.

44 C’est alors que l’on voit éclore dans différents pays, en Amérique Centrale, au Venezuela, au Mexique, en Argentine et au Chili, des politiques tendant à faire venir d’Europe de nouveaux colons chargés d’assurer le salut – la régénération au sens fort du terme – de la nation. Mais pour les élites créoles cette Europe ne comprend plus l’Espagne, désormais parée de toutes les tares ataviques. Un « européanisme » effréné s’empare ainsi définitivement des élites latino-américaines au XIXe siècle, qui, à l’instar de Francisco de Miranda, de José de San Martín ou de Simon Bolívar dès avant les

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guerres d’indépendance, font de Londres et de Paris leur nouvelle Mecque. Le personnage d’Agustín dans Martín Rivas, roman de l’écrivain chilien du XIXe siècle Arturo Blest Gana, en est un exemple emblématique. L’action du roman, située en 1850, met ainsi en scène une riche famille de Santiago, les Encina, dont le fils aîné, archétype du fils de bonne famille, est envoyé faire ses études en France. Agustín en revient transformé, faisant un étalage ostentatoire non seulement de la mode vestimentaire parisienne, mais également d’un castillan émaillé de gallicismes et de tournures incompréhensibles pour ses compatriotes44.

45 On peut dès lors considérer que la recherche de signes d’extranéité qui caractérise bien des élites latino-américaines dès leXIXesiècle – ce qui fait dire à un chercheur allemand que, pour celles-ci, tout l’enjeu de distinction réside désormais dans le fait de paraître « étrangères dans leur propre pays »45 – n’est que la mise en place de comportements culturels semblables à l’ancien voyage d’Espagne, désormais délégitimé suite aux indépendances américaines. Ces nou-veaux sanctuaires, la France et l’Angleterre, sont désormais non seulement des refuges en cas d’exil (c’est le cas du dictateur argentin Rosas) mais aussi la desti-nation pour les Créoles d’un nouveau Voyage d’Europe, tout aussi fondamental que le voyage d’Espagne l’avait été pour la construction de leur personnalité.

NOTES

1. Magnus Mörner, « Spanish Migration to the New World prior to 1810 : A report on the State of Research », Fredi Chiappelli (éd.), First Images of America. The Impact of the New World on the Old, Berkeley, University of California Press, 1976, vol. 2, p. 737-782 ; Antonio Eiras Roel (éd), La emigración española a Ultramar, 1492-1914, Madrid, Tabapress, 1991, Carlos Martinez Shaw, La emigración española a América (1492-1824), Fundación Archivo de Indianos, Colombres, Asturias, 1994. 2. Voir Margarita Suárez, Desafíos transatlánticos. Mercaderes, banqueros y el estado en el Peru virreinal, 1600-1700, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú – Fondo de Cultura económica – IFEA, 2001 ; Enriqueta Vila Vilar, Guillermo Lohmann Villena, Familia, linajes y negocios entre Sevilla y las Indias. Los Almonte, Madrid, Fundación MAPFRE Tavera, 2003. 3. David Sven Reher, Town and Country in Pre-Industrial Spain, Cuenca 1550-1870, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. Voir également, David E. Vassberg, The Village and the Outside World in Golden Age Castile: Mobility and Migration in Everyday Rural Life, Cambridge, Cambridge UP, 1996. 4. Même s’ils ont souvent été exploités à d’autres fins. À ce sujet, voir notamment Luis Lira Montt, « Las relaciones de méritos y servicios de los americanos y su valor probatorio de nobleza », in Estudios genealógicos, heráldicos y nobiliarios en Honor de Vicente de Cadenas y Vicent con motivo del XXV aniversario de la revista Hidalguía, Madrid, Instituto Luis de Salazar y Castro, 1978. 5. L’écho de cette « vision de la monarchie » se retrouve dans la correspondance privée ou dans les conseils (imprimées ou non) à l’usage des pretendientes désirant se rendre à la cour royale ou vice-royale. Voir par exemple AGI, Indiferente General, 1520.

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6. Oscar Mazin , « Capilaridad del poder en Monarquía: agentes y procuradores de las catedrales de la Nueva España en la corte de Madrid », communication au colloque de la Society for Spanish and Portuguese Historical Studies, University of California, San Diego, 15-18 avril 1999, Antonio Rubial Garcia, « Votos pactados.Las prácticas políticas entre los mendicantes Novohispanos », Estudios de Historia Novohispana, vol. 26 (2002), p. 51-83. 7. Ce sont les processus consistoriales conservés aux archives du Vatican. 8. Guillerlo Lohmann Villena, Los americanos en las órdenes nobiliarias, Madrid, CSIC/Instituto Gonzalo Fernandez de Oviedo, 1947, vol. 1 : Santiago, vol. 2 : Calatrava, Alcántara, Montesa, Carlos III, Malta. 9. Il s’agit d’un liménien ; enfant illégitime du marquis de Montesclaros. 10. Crééeen 1793 par Charles IV, la compañía americana de guardias de corps comptait 184 gardes, 10 officiers, 31 mandos intermedios et 7 hommes de apoyo. Voir Historiales de los Cuerpos y del Ejército en general, Tomo IX: Regimientos América y Constitución y Batallón Estella, 1992, El Ejército de los Borbones. Tome III. Las tropas de Ultramar (siglo XVIII), 1992. 11. Voir notamment Javier Barrientos Grandón, La Real Audiencia de Santiago de Chile (1605-1817) : la institución y sus hombres, Madrid, Fundación Tavera/Fundación Hernando de Larramendi/Digibis, 2000, p. 522-523. 12. Inés Gómez González, La Justicia en almoneda, Grenade, Ed. Comares, 2000. 13. Il s’agissait des conseillers Francisco Tello de Sandoval, Lope García de Castro, Jerónimo de Valderrama, Alonso Muñoz, Gómez de Santillán, Antonio González, Pedro Gutiérrez Flores, Alonso Pérez de Salazar et du président Pedro Moya de Contreras. Il faut cependant souligner que la participation au Conseil des Indes faisait partie de stratégies de pouvoir centrées sur la Cour, aussi la question de l’expérience américaine d’un conseiller était-elle secondaire par rapport à d’autres considérations. Voir José Martínez Millán, Carlos J. de Carlos Morales (dir.), Felipe II (1527-1598). La configuración de la monarquía hispana, Salamanque, Junta de Castilla y León, 1998. 14. Martín Cortés et son demi-frère du même nom assistèrent dans la suite de Philippe II à la cérémonie d’abdication de Charles Quint à Bruxelles. Eddy Stols « Les Pays Bas méridionaux et la découverte de l’Amérique », in Eddy Stols, Rudi Bleys, Flandre et Amérique Latine, Anvers, Fonds Mercator, 1993, p. 23. 15. Margarita Suárez, Desafíos transatlánticos. Mercaderes, banqueros y el estado en el Peru virreinal, 1600-1700, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú – Fondo de Cultura económica – IFEA, 2001, p. 390. Pour d’autres exemples de circulation (cas de la famille Warner), voir Margarita García-Mauriño Mundi, La pugna entre el Consulado de Cádiz y los Jenízaros por las exportaciones a Indias (1720-1765), Séville, Universidad de Sevilla, 1999 (Serie Historia y Geografia ; 39). 16. Cité par Antonio Paz y Melia, Nobiliario de conquistadores de Indias, Madrid, Sociedad de bibliófilos españoles/Imprenta de M. Tello, 1892, p. XVIII. 17. Alonso de Ovalle, Histórica relacion del reyno de Chile, Rome, Francisco Cavallo, 1646. 18. Juan de Meléndez, Tesoros Verdaderos de la Yndias. En la Historia de la gran Prouincia de San Ivan Bavtista del Perv del Orden de Predicadores , Rome, Imprenta de Nicolas Angel Tinassio, 1682, p. 349. 19. Sur la naissance d’un goût local américain, voir, entre autres, les témoignages graphiques d’Amédée Frézier, Relation du voyage de la mer du sud, Paris, J.-G. Nyon, E. Ganeau, J. Quillau, 1716 ; de Jorge Juan et Antonio de Ulloa, Relación histórica del viaje a la América meridional, Madrid, A. Marín, 1748. Sur l’influence de ces particularismes sur le marché du vêtement, voir le remarquable article de Xavier Lamikiz, « "Un cuento ruidoso": confidencialidad, reputación y confianza en el comercio del siglo XVIII », Obradoiro de Historia moderna, n° 16 (2007), p. 113-142. 20. Cf.Bernard Lavallé, L’apparition de la conscience créole dans la vice-royauté du Pérou. L’antagonisme hispano-créole dans les ordres religieux (XVIe-XVIIesiècles), Lille, ANRT, 1982, Las promesas ambiguas. Ensayos sobre el criollismo colonial en los Andes, Lima, Pontificia Universidad Católica del Perú, 1993.

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21. C’est l’expression « nation castillane » que Colomb emploie dans sa première lettre aux monarques catholiques, à l’instar du titre de la confrérie des marchands castillans de Bruges. Voir notamment, Hilario Casado Alonso, « La nation et le quartier des Castillans de Bruges (XVe- XVIe siècle) », Bottin, J. / D. Calabi (éds) : Les étrangers dans la ville. Minorités et espace urbain du bas Moyen Âge à l’époque moderne, MSH, 1999. 22. Thomas Dandelet, « Spanish Conquest and Colonization at the Center of the Old World : The Spanish Nation in Rome, 1555-1625 », The Journal of Modern History, vol. 69, n° 3, sept. 1997, p. 506. 23. En Europe le terme apparaît d’ailleurs le plus souvent par opposition aux individus provenant de territoires non ibériques, à l’instar de la Española inglesa ou du Gallardo español de Cervantes, dont l’action se situe à Londres ou à Oran. 24. À ce sujet voir notamment David Cahill, « Colour by Numbers : Racial and Ethnic Categories in the Viceroyalty of Peru, 1532-1824 », Journal of Latin American Studies, vol. 26, n° 2, (1994), p. 325-346 ; Jean-Paul Zúñiga, « La voix du sang. Du “métis” à l’idée de “métissage” en Amérique espagnole », Annales H.S.S., n° 2, mars-avril 1999, p. 425-452. 25. Sur ce sujet, amplement cité par l’historiographie américaniste, voir notamment l’article classique de José María Ots de Capdequí, « Sobre las confirmaciones reales y las gracias al sacar en la historia del dercho indiano », Estudios de Historia Novohispana, n° 2, 1968, p. 35-47 ; voir également James F. King, « The Case of José Ponciano de Ayarza : a Document on Gracias al sacar », Hispanic American Historical Review, vol. 31, n° 4, 1951, p. 640-647. 26. Tamar Herzog, Defining Nations. Immigrants and Citizens in Early Modern Spain and Spanish America, New Haven, Yale UP, 2003. 27. Clément Thibaud,Repúblicas en armas. Los ejércitos bolivarianos en la guerra de Independencia en Colombia y Venezuela, Bogotá, Planeta/IFEA, 2003. 28. La définition de l’Indien étant largement déterminée par l’appartenance à une communauté, cette exclusion pesait par conséquent bien plus sur les communautés que sur les individus. 29. Voir notamment Sidney Mintz et Richard Price, The Birth of African-American Culture : an Anthropological Perspective, Boston, Beacon Press, 1992 ; David Buisseret et Steven Reinhardt (eds), Creolization in the Americas, Arlington, Texas A&M University Press, 2002 ; Nicholas Canny, « Writing Atlantic History or Reconfiguring the History of Colonial British America », Journal of American History 86, (1999), p. 1093-1114. 30. Voir notamment Jacqueline Peterson , JenniferBrown (eds), The New Peoples. Being and Becoming a Métis in North America, Winnipeg, University of Manitoba Press, 1985 ; Patricia Olivia Dickason, Canada’s First Nations : A History of Founding Peoples from Earliest Times, Norman, University of Oklahoma Press, 1992 ; Naomi Griffiths, The Contexts of Acadian History, 1686-1784, Montréal, McGill-Queens UP, 1992. Voir également; Carl A. Brasseaux, Acadian to Cajun. Transformation of a People, 1803-1877, Jackson/Londres, UP of Mississippi, 1992 ; Bernard Bailyn & Philip Morgan (eds), Strangers Within the Realm. Cultural Margins of the First British Empire, Chapel Hill/Londres, University of North Carolina Press/The Institute of Early American History and Culture, 1991, et plus récemment, Gilles Havard, Cécile Vidal, Histoire de l’Amérique française, Paris, Flammarion, 2003, notamment les chap. 5 et 6. 31. James H. Merrell, « The Customes of Our Countrey. Indians and Colonists in Early America » in Bernard Bailyn et Philip Morgan, Strangers […] op. cit., p. 119. 32. Carl Bridenbaugh (ed.), Gentleman’s Progress : The Itinerarium of Dr. Alexander Hamilton, 1744, cité par James H. Merrell, « The Customes of Our Countrey. Indians and Colonists in Early America »” in Bernard Bailyn et Philip Morgan, Strangers […] op. cit., p. 118. 33. Voir Jennifer S. H. Brown « Métis, Halfbreeds, and Other Real People : Challenging Cultures and Categories », The History Teacher, vol 27, n°1 (1993), p. 19-26. 34. James A. Clifton, « Personal and Ethnic Identity on the Great Lakes Frontier : The Case of Billy Caldwell, Anglo-Canadian », Ethnohistory, vol. 25, n° 1 (1978), p. 69-94. 35. James Clifton, op. cit., p. 75.

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36. James Clifton, op. cit., p. 79. 37. J. Ross Brown, Report of the debates of the convention of California, on the formation of the State constitution, séance du 12 septembre 1849, intervention de Kimball H. Dimmick, délégué de San José, Washington, D.C., John T. Towers, 1850, p.67. 38. Intervention de Winfield S. Sherwood, délégué de Sacramento, J. Ross Brown, Report of the debates of the convention of California […] op. cit., p. 73. 39. « Mr President Rusk said that […] as decided by the courts of the United States, all others except Africans and the descendants of Africans are white […]», séance du lundi 21 juillet 1845, WM F. Weeks (reporter), Debates of the Texas Convention, Houston, J.W. Cruger, 1846, p.157. 40. González Beltrán, El sesgo hereditario, Mexico, Fondo de cultura, 2005. 41. Cette définition racialisée ne laisse pas d’éveiller beaucoup de soupçons et d’inquiétudes chez les Californios, comment le mettent en évidence les débats. Voir J. Ross Brown, Report of the debates of the convention of California […] op. cit. Sur le malaise des Californios voir notamment David Luis Brown, « “White Slaves” and the “Arrogant Mestiza” : Reconfiguring Whiteness in the Squatter and the Don and Ramona », American Literature, vol. 69, n° 4, 1997, p. 813-839. 42. Voir Reginald Horsman, Race and Manifest Destiny : the Origins of American Racial Anglo- Saxonism, Cambridge Mass., Harvard UP, 1981 ; Joyce E. Chaplin, «Natural Philosophy and Early Racial Idiom in North America : Comparing English and Indian Bodies », The William and Mary Quarterly, vol. 54, n° 1 (1997), p. 229-252 ; Noel Ignatiev, How the Irish Became White, New York, Routledge, 1995 ; Theodore W. Allen; The invention of the White Race. The origin of Racial Oppression in Anglo-America, Londres/New York, Verso, 1997 ; Karen Brodkin, How Jews Became White Folks and What That Says about Race in America, New Jersey, Rutgers UP, 1998 ; David Roediger, Colored White. Transcending the Racial Past, The University of California Press, 2002. 43. Voir notamment Thomas Glick (ed.), The comparative reception of Darwinism, Chicago, University of Chicago Press, 1988 et Richard Graham, The Idea of Race in Latin America, 1870-1940, Austin, The University of Texas Press, 1990. 44. Arturo Blest Gana, Martín Rivas, Santiago, 1862, (Lyon, La Fosse aux Ours, 2003 pour l’édition française) ; Cette migration des élites vers la capitale mondiale d’alors, Paris – et où l’auteur lui- même a longuement séjourné – constitue par la suite le thème d’un autre roman du même auteur, Los Transplantados, Santiago, 1904. 45. Claudia Gerdes, « Fremde im eigenen Land », Das symbolische Kapital der Lebensstile, Francfort, Campus Verlag, 1994, p. 263-270.

AUTEUR

JEAN-PAUL ZUÑIGA EHESS/GEH

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Histoires sans frontières Braudel et Cervantès

Roger Chartier

1 « Don Quichotte et Sancho Pança voyagent d’ordinaire à travers des solitudes ». Cette notation, qui illustre les « vides méditerranéens » et les faibles densités de la population sur les terres qui entourent la mer méridionale, est l’une des dix-neuf références faites aux œuvres de Cervantès dans le maître livre de Fernand Braudel1. Elle n’est d’ailleurs pas tout à fait représentative puisque dans l’ouvrage Don Quichotte est nettement moins présent que les Nouvelles exemplaires dont six sont citées, soit dans l’édition en espagnol de Francisco Rodriguez Marín2, soit dans la traduction publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade3.

2 Les mentions de Cervantès dans la Méditerranée concernent majori-tairement la circulation des biens et des hommes. Elles se réfèrent, d’abord, aux déplacements commerciaux. Voituriers, charretiers et muletiers sillonnent les plateaux des deux Castilles et suscitent, par leurs mauvaises manières et leur peu de foi, le mépris de Tomás Rodaja, le licencié qui se croit de verre : Les voituriers sont gens qui ont fait divorce d’avec les draps et se sont mariés avec leurs bâts ; ils sont si actifs et si pressés que, plutôt que de perdre leur journée, ils perdront leur âme ; leur musique est celle de mortier, leur sauce, la faim, leur matines, se lever pour donner du fourrage à leurs bêtes, leurs messes, n’en avoir aucune4.

3 Les marchands du Nord, désignés comme « Bretons », viennent à Séville pour acheter les vins d’Andalousie après la vendange et succombent aux charmes des filles de petite vertu, ou de point de vertu du tout, qui œuvrent pour le plus grand bénéfice de leurs protecteurs, l’alguazil et le greffier5.

4 Les migrations entre les différentes terres de la monarchie du roi très catholiques constituent une seconde mobilité. À l’échelle de la péninsule, les gens du Nord vont s’employer au Sud, telles les deux servantes galiciennes de l’hôtellerie du Sévillan à Tolède où sert également Costanza, l’illustre laveuse de vaisselle. D’autres, comme Felipe Carrizalès, le Jaloux d’Estrémadure, reviennent enrichi des Indes (en l’occurrence le Pérou), qui sont,

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refuge et protection des désespérés d’Espagne, sanctuaire des banqueroutiers, sauf- conduit des homicides, diversion et paravent des joueurs qu’entre gens du métier on nomme pipeurs, général appeau des filles libertines, commune illusion du grand nombre, exceptionnel remède de quelques-uns6.

5 Une modalité toute particulière de la circulation des hommes est liée aux captures, évasions ou rachats des Chrétiens prisonniers dans les bagnes d’Alger ou sur les galères des Turcs. Braudel écrit : La piraterie, en Méditerranée, est aussi vieille que l’histoire. Elle est chez Boccace, elle sera chez Cervantès, elle était déjà chez Homère7.

6 Il cite, pour le second nommé, le Quichotte et trois Nouvelles exemplaires : « L’Illustre laveuse de vaisselle », où les pícaros qui, comme Carriazo, se livrent à la pêche aux thons sur les côtes andalouses sont à la merci des razzias barbaresques8, « L’Amant généreux », qui s’ouvre sur les lamentations de Ricardo, captif des Turcs sur l’île de Chypre après la chute de Nicosie9, et « L’Espagnole anglaise » dont le héros britannique, Ricaredo, met en déroute deux navires ottomans, libère les Espagnols qui s’y trouvaient galériens et ramène en Angleterre le vaisseau portugais, chargé d’épices, de perles et de diamants, que le corsaire turc avait capturé10.

7 Dans sa narration de la bataille de Lépante, où Cervantès perdit la main gauche, Braudel convoque le récit du captif qui occupe les chapitres XXXIX à XLI de la Première Partie de Don Quichotte11. Fait prisonnier dans le combat de 1571, le captif est envoyé à Constantinople, rame comme galérien sur les navires du Grand Turc, puis est enfermé dans les bagnes d’Alger. Il est, ainsi, un double imaginaire, proche et différent de Cervantès, qui fut capturé par les corsaires barbaresques au large des côtes catalanes en 1575 et qui connut les bagnes d’Alger d’où il tenta de s’évader à plusieurs reprises. Mais si le captif réussit dans son projet, accompagné de la belle Zoraïda, Cervantès, lui, ne recouvrit la liberté que grâce à son rachat par les Trinitaires, cinq ans après sa capture, dans une conjoncture monétaire qui sur la place d’Alger était, selon Braudel, particulièrement favorable aux monnaies espagnoles12. Dans « L’Espagnole anglaise », Ricaredo est, lui aussi, racheté à Alger par les Pères de Très Sainte-Trinité après avoir été capturé par des corsaires turcs le long des côtes de Provence13.

8 Au-delà des multiples références aux mouvements des hommes qui, de force ou de gré, parcourent les terres et les mers du monde méditerranéen, Braudel repère dans les fictions de Cervantès la présence de réalités fondamentales de l’Espagne de la fin du XVIe et des débuts du XVIIesiècle. Les unes révèlent des traits de longue durée dans le rapport des hommes à l’espace, par exemple, la faible densité de la population ou une végétation plus verte qu’elle ne le sera plus tard : « Que le paysage de la Manche ait été plus verdoyant à l’époque de Cervantès que par la suite, reste fort possible »14. D’autres notations du Quichotte ou des Nouvelles exemplaires font entrer dans la société du « temps de Cervantès ». Celle-ci est fragile, affaiblie par le crédit et la rente (la vieille femme de « La Petit Gitane » utilise l’expression commune « comme qui a une rente sur les herbages d’Estrémadure »)15 et menacée par le banditisme – et c’est sans doute au chapitre LX de la Seconde Partie du Quichotte, où l’hidalgo et son valet en chemin pour Barcelone tombent entre les mains de la bande de Roque Guinart, plus qu’à l’une des Nouvelles exemplaires, que fait allusion Braudel lorsqu’il décrit l’insécurité des routes d’Espagne16.

9 Cette société a un envers inquiétant, qui en révèle la nature profonde et qu’incarnent les déclassés et les coquins qui composent la compagnie du seigneur Monipodio :

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À partir de Rinconete y Cortadillo, cette nouvelle « exemplaire » qui ne l’est guère, les bas-fonds sévillans s’aperçoivent même avec une certaine netteté : filles de mauvaise vie, veuves complaisantes, alguazils à double ou triple jeu, truands authentiques, pícaros dignes d’entrer dans la littérature, peruleros, dupes de comédie, rien ne manque au tableau17.

10 Nourri par les pages de Cervantès, le diagnostic de Braudel sur la société espagnole est proche de celui que porte Pierre Vilar dans le « Temps du Quichotte »18. Pour l’un et pour l’autre, les mécanismes qui sapent la puissance d’un royaume en apparence au faîte de sa gloire sont les mêmes : le manque d’hommes, l’endettement public, la dissidence sociale.

11 Lecteur attentif des œuvres de Cervantès, Braudel invite à faire retour sur leurs multiples espaces. Le premier est celui de leur circulation. À don Quichotte qui, dans le troisième chapitre de la Seconde Partie du roman, parue en 1615, lui demande : « Il est donc vrai qu’il y a une histoire sur moi et que c’est un enchanteur maure qui l’a composée ? »

12 Le bachelier Samson Carrasco, de retour de Salamanque, répond : C’est tellement vrai, seigneur, que je suis persuadé qu’à ce jour on a déjà imprimé plus de douze mille exemplaires de cette histoire. preuve, s’il le fallait, le Portugal, Barcelone et Valence où elle a été imprimée ; et encore, le bruit court qu’on l’imprime à Anvers19.

13 De fait, le chiffre de 12.000 exemplaires mis sur le marché entre 1605 et 1615 est tout à fait vraisemblable puisque, à cette date, neuf éditions du roman ont été publiées dans les différents royaumes et territoires de la Monarchie catholique, la Castille, l’Aragon, le Portugal et les Pays-Bas : trois à Madrid (deux en 1605, une en 1608), deux à Lisbonne (toutes deux en 1605), une à Valence en 1605, une à Milan en 1610 et deux à Bruxelles (et non à Anvers) en 1607 et 1611. Selon Paredes, compositeur et imprimeur à Séville puis Madrid, auteur vers 1680 du premier manuel sur l’art typographique en langue vulgaire, le tirage normal d’une édition est de 1.500 exemplaires20. Ce serait donc 13.500 exemplaires du Quichotte qui circulèrent en castillan dans les dix années qui suivirent l’édition princeps.

14 Avant 1615, deux traductions du Quichotte ont déjà été publiées : en 1612, la traduction anglaise de Thomas Shelton et en 1614 la traduction française de César Oudin. Les traductions allemande (1621 mais sans exemplaire connu) et toscane (1622) suivent de près. Il est plusieurs signes de l’impact immédiat de l’histoire. En mai puis juin 1613, les King’s Men (c’est-à-dire la troupe dans laquelle Shakespeare était tout ensemble auteur, acteur et propriétaire) représentent devant la Cour d’Angleterre une pièce intitulée « Cardenno ». Quarante ans plus tard, le libraire Humphrey Moseley fait enregistrer par la Stationers’s Company le copyright d’une pièce présentée comme « The History of Cardenio, by Mr Fletcher. & Shakespeare ». La pièce ne fut jamais imprimée et aucune trace n’en subsiste, malgré les affirmations de Lewis Theobald qui, en 1728, prétendit l’avoir révisée et adaptée à partir d’une copie du manuscrit autographe, en lui donnant un nouveau titre, Double Falshood, or the Distrest Lovers21. Il n’en reste pas moins vrai que cette rencontre inattendue entre Shakespeare et Cervantès témoigne de l’écho rencontré par la traduction de Shelton et du succès européen de l’histoire.

15 Il en va de même de la traduction française qui inaugure le flux très dense d’autres traductions de Cervantès. En 1615, François de Rosset et Vital d’Audiguier se partagent la traduction des Nouvelles exemplaires, qui sont publiées sous le titre de Nouvelles de Miguel de Cervantes Saavedra, Où sont contenues plusieurs rares Adventures, & mémorables

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Exemples d’Amour, de Fidélité, de Force de Sang, de Jalousie, de mauvaise habitude, de charmes, & et d’autres accidents non moins estranges que véritables22. Trois ans plus tard, le même François de Rosset publie la traduction de la Seconde Partie de Don Quichotte et celle des Travaux de Persilès y Sigismunde. Cette même année 1618, une autre traduction française du Persilès, imprimé seulement un an auparavant à Madrid par Juan de la Cuesta, est publiée à Paris par Vital d’Audiguier, ce qui est preuve de l’engouement pour le « grand livre » de Cervantès, comme écrit Braudel23. Avec la vogue des romans picaresques et des comedias, le succès du Quichotte et du Persilès permettent à Braudel d’affirmer : Au temps de Cervantès, la France recherche les modes et les leçons du pays voisin, pays raillé, honni, craint et admiré tout à la fois »24.

16 Éditions et traductions n’épuisent pas la circulation du Quichotte dont les personnages sont présents en dehors même des pages de l’« histoire ». Nostalgique et ironique adieu à un ancien monde disparu, elle connaît un grand succès dans le Nouveau. Pour la seule année 1605, celle des premières éditions, l’Archive Générale des Indes enregistre le transport de 181 exemplaires de Don Quichotte et, dans les années qui suivent, ce sont environ cinq cents exemplaires qui traversent l’Atlantique. Mais plus encore, la présence d’effigies du chevalier errant et de son écuyer dans les fêtes des cités de l’Amérique espagnole est le signe immédiat et évident que l’hidalgo n’a pas seulement chevauché sur les chemins poussiéreux de la Manche mais qu’il a aussi traversé la mer océane25.

17 La continuation apocryphe d’Avellaneda, parue en 1614, est un autre support de la circulation du texte hors le texte. Dans l’atelier barcelonais que visite don Quichotte au chapitre LXII de la Seconde Partie, publiée par Cervantès en 1615, deux livres, avec d’autres, sont en cours d’impression et de correction. Le premier, Lumière de l’âme (Luz del alma), ferait référence, selon Francisco Rico, soit au genre d’ouvrages religieux qui domine la production imprimée espagnole au commencement du XVIIe siècle, soit plus précisément à un livre qui est l’un des best-sellers du temps : les Obras de Ludovico Blesio (i.e. Louis de Blois, abbé du monastère de Liesse)26. Le second ouvrage rencontré par don Quichotte est, aux dires de son correcteur, « la Seconde Partie de l’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, composée par un certain natif de Tordesillas ». « J’ai déjà eu connaissance de ce livre, dit don Quichotte »27. Il n’est pas le seul puisque le lecteur de la Seconde Partie, s’il en a lu le Prologue, connaît l’existence, cette continuation apocryphe du roman. Sur la page de titre, l’ouvrage se présente comme composé par « el Licenciado Alonso Fernandez de Avellaneda, natural de la villa de Tordesillas » et comme imprimé à Tarragone par Felipe Roberto. L’analyse des fontes utilisées pour le livre indique que l’adresse typographique dissimule, en fait, le lieu réel de l’impression, qui serait l’atelier de Sebastián de Cormellas à Barcelone. L’imprimerie visitée par don Quichotte serait donc celle de Cormellas28, décrite par Cervantès à partir de sa propre connaissance de l’atelier où Don Quichotte a été imprimé, celui de Juan de la Cuesta à Madrid.

18 Dans le texte même de la Seconde Partie de Cervantès, la première mention de l’ouvrage d’Avellaneda (dont l’identité réelle n’a jamais pu être établie avec certitude)29,apparaît au chapitre LIX lorsque deux des clients de l’auberge où don Quichotte et Sancho ont fait halte évoquent, à la fois, le roman de 1605 et la continuation de 1614. À don Juan qui lui propose : Sur votre vie, don Jerónimo, en attendant qu’on apporte le souper, lisons un autre chapitre de la Seconde Partie de Don Quichotte de la Manche,

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19 Celui-ci réplique : Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces extravagances ? Car celui qui a lu la Première partie de l’histoire de don Quichotte de la Manche ne saurait prendre plaisir à lire la seconde30.

20 Le fait que les personnages de Don Quichotte soient lecteurs et commentateurs du livre qui raconte leur histoire constitue pour Borges une des « magies » du roman. Pour lui, ce dispositif narratif est l’un des instruments les plus efficaces pour que soient confondus le monde du livre et celui du lecteur. Il en va de même dans Hamlet où la représentation du Meurtre de Gonzague par les comédiens arrivés de la ville reproduit devant la cour d’Elseneur l’histoire même du meurtre du vieil Hamlet, trahi par son frère et son épouse. Borges s’interroge : Pourquoi sommes-nous inquiets que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages fictifs31.

21 Mais les protagonistes de Don Quichotte ne connaissent pas seulement le livre qui a narré leurs aventures. Ils ont également lu sa continuation apocryphe. Entendant don Juan dire que ce qui lui déplaît le plus dans l’ouvrage d’Avellaneda est que don Quichotte y soit dépeint comme dépris de Dulcinée, le chevalier errant entre dans la conversation « plein de colère et de dépit », dément l’insultante affirmation et se fait connaître aux deux hidalgos.

22 Don Quichotte réfute les affirmations mensongères d’Avellaneda : il est et demeurera constant dans son amour pour Dulcinée. Mais il fait plus. Il déclare que les événements que la continuation décrit comme étant advenus, ainsi la pitoyable participation de don Quichotte à la course de bagues de Saragosse, n’ont pas eu lieu et n’arriveront jamais. Il n’est pas allé à Saragosse et il ne s’y rendra pas : […] je ne mettrai pas les pieds à Saragosse, et je dénoncerai ainsi à la face du monde le mensonge de ce moderne historien, et les gens verront que je ne suis pas le don Quichotte dont il parle32.

23 En bonne logique poppérienne, Cervantès « falsifie » le récit d’Avalleneda en désignant comme un futur qui ne sera pas ce que le continuateur racontait comme un passé déjà accompli. Et, de fait, don Quichotte n’ira pas à Saragosse, mais à Barcelone où il visitera une imprimerie et les galères.

24 Cervantès transforme ainsi le « plagiat » d’Avellaneda en matériau de sa propre histoire, se souvenant sans doute de Mateo Alemán qui, dans la Seconde Partie de la Vie de Guzman d’Alfarache publiée en 1604, avait transformé en personnage de son roman l’auteur d’une continuation parue deux années auparavant, présentée comme composée par « Mateo Luján de Sayavedra, natural vecino de Sevilla » et écrite par le valencien Juan José Martí33. La continuation d’Avellaneda assure donc la circulation du Quichotte en dehors même des pages écrites par Cervantès, tout en fournissant une inépuisable matière littéraire, exploitée de multiples façons à partir du chapitre LIX de la Seconde Partie. L’effet de réel produit par le Quichotte ne renvoie donc pas seulement, comme l’écrit Borges, au fait que Cervantès installe son intrigue dans « les chemins poudreux et les sordides auberges de Castille », abandonnant les « géographies vastes et vagues de l’Amadis »34. Il provient, en premier lieu, des échanges permanents noués entre le roman et les conditions techniques ou littéraires qui en gouvernent la composition, au deux sens du mot, esthétique et typographique.

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25 La décision de don Quichotte de se détourner de Saragosse pour aller à Barcelone suggère une autre lecture, attachée non plus à la circulation de l’œuvre, en toutes ses formes (éditions, traductions, continuations), mais à la mobilité des personnages dans le texte lui-même. Les horizons de l’hidalgo et son écuyer ont été longtemps bornés aux espaces fermés du Campo de Montiel et de la Sierra Morena. Ils s’élargissent dans la Seconde Partie lorsque, pour démentir la continuation d’Avellaneda, don Quichotte prend la route de Barcelone. Il y est fait prisonnier par le bandit Roque Quinart et sa bande. Celui-ci, amusé par la déraison de don Quichotte, veut faire profiter ses amis de Barcelone de la présence du chevalier errant dont les extravagances déjà connues de tous par la lecture du livre de 1605 et, au-delà, par la rumeur publique. Il conduit don Quichotte sur la « plage de la cité » où, pour la première fois, l’écuyer et son maître découvrent la mer : Don Quichotte et Sancho étendirent leurs regards de tous côtés; ils virent la mer, qu’ils n’avaient janmais contemplée jusqu’alors ; elle leur parut très vaste et immense, bien plus que les lagunes de Ruidera qu’ils avaient vues dans la Manche35.

26 C’est avec l’« histoire septentrionale » qu’est les Epreuves et travaux de Persilès et Sigismunda que l’œuvre de Cervantès s’ouvre aux grands espaces36. L’imitation en forme de pastiche de l’Histoire de Théogène et Chariclée d’Héliodore l’amène à situer les multiples naufrages, itinérances et recon-naissances de son roman « grec » dans une ample géographie qui couvre l’Europe entière et ses confins. Lecteur des compilations encyclopédiques, telles la Silva de varia lección de Pedro Mexía et le Jardín de flores curiosas d’Antonio de Torquemada, mais aussi des ouvrages de l’historien Olaus Magnus et du navigateur Niccoló Zeno, Cervantès installe les deux premières parties de l’his- toire dans un monde nordique, à la fois authentique et imaginaire, qui est celui des océans déchaînés, des mers glacées, des îles barbares ou accueillantes.

27 Avec la troisième partie, l’histoire devient « méridionale », déroulée au fil de l’itinéraire capricieux que suit la troupe des héros du récit, devenus pèlerins en route pour Rome. Embarqués au Nord, ils accostent à Lisbonne, se rendent au monastère de Guadalupe, puis traversent les villes de Castille (Trujillo, Talavera, Aranjuez, Ocaña), mais évitent Tolède et Madrid. Comme don Quichotte, ils entrent dans Barcelone où ils vont voir les galères (mais aucune imprimerie). Les pèlerins poursuivent leur route en traversant le Languedoc, puis la Provence où ils n’ont aucune difficulté à se faire entendre de trois dames françaises, rencontrées dans une hôtellerie : Elles leur adressèrent la parole, leur demandant qui elles étaient, en castillan, car elles avaient reconnu des Espagnoles en ces pèlerins; or, en France, il n’est homme ni femme qui laisse d’apprendre la langue castillane37.

28 Le périple s’achève en Italie où la petite compagnie gagne Rome en faisant halte à Milan puis à Lucques où « mieux que nulle part ailleurs, sont bien vus et bien accueillis les Espagnols »38.

29 Achevé au seuil de la mort, le Persilès enferme en son microcosme textuel de larges espaces : les mers imaginées du Septentrion, les terres soumises au souverain espagnol, les lieux les plus sacrés de la Chrétienté.

30 Une dernière forme de mobilité ou d’instabilité est celle des textes, non pas dans leur circulation par-delà les frontières et les langues, mais dans leur existence même. Une tension fondamentale, qui traverse toute l’œuvre de Cervantès, se fonde sur l’opposition entre la capacité de mémoire attribuée à l’écrit et la fragilité de celui-ci. L’écriture est toujours vulnérable, menacée, vouée à la perte. Il en va ainsi des

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différents supports sur lesquels don Quichotte écrit. Ayant décidé de faire sienne la mélancolie d’Amadis et retiré dans la Sierra Morena, le chevalier errant est saisi par un ardent désir d’écrire la gloire de sa maîtresse et la douleur causée par son absence : Et ainsi passait-il le temps en se promenant dans la petite prairie, et en composant et gravant sur l’écorce des arbres et sur le sable fin quantité de vers, tous accommodés à sa tristesse et, pour certains, à la louange de Dulcinée39.

31 Le temps a irrémédiablement effacé ces poèmes, dont trois seulement ont pu être recopiés : Toutefois, ceux que l’on put retrouver entiers et qu’on sut lire, après que l’on eut retrouvé là leur auteur, furent seulement ceux qui s’ensuivent40.

32 L’écriture sur les arbres, permet un jeu familier à Cervantès, celui de la référence à des documents supposés authentiques, en ce cas les traces des compositions du chevalier : Il en écrivit bien d’autres ; mais, comme il a été dit, les seules qu’on put retrouver entières et recopier furent ces trois strophes41.

33 Une semblable relation entre effacement et inscription caractérise les écrits confiés au « librillo de memoria » abandonné par Cardenio sur un chemin de la Sierra Morena où il a fait retraite par désespoir d’amour. Tout indique que l’objet est l’un de ces livrets ou carnets composés de feuillets de papier recouverts d’un enduit qui permet d’effacer ce qui a été écrit et, surtout, d’écrire sans plume ni encre, mais avec un style de métal, souvent inséré dans la reliure. Un tel objet est mentionné dans les inventaires aristocratiques castillans et dans les fonds des libraires et papetiers anglais, il est fréquemment utilisé comme accessoire dans les comedias espagnoles ou sur les scènes du théâtre élisabéthain. Possédé par Cardenio, il l’est aussi par Hamlet qui consigne sur ses « tables », dont il a effacé toutes les archives inutiles, l’injonction du spectre paternel, « Remember me ». Dans toute l’Europe « writing table » et « librillos de memoria » accueillent les écritures de l’immédiateté, faites dans un espace ouvert, et qui visent, dans l’instant, à noter une pensée fugitive, à copier un ordre, à transcrire des paroles échangées, à rédiger un brouillon42.

34 Dans la Sierra Morena, inspiré par les lettres et poèmes d’amour qu’il a lus dans le « librillo de memoria » de Cardenio, don Quichotte décide d’écrire une lettre en vers à Dulcinée et, également, de rédiger la promesse qu’il a faite à Sancho, désolé par le vol de son âne, de lui faire donner trois ânons par sa nièce. « Mais comment ferons-nous pour écrire cette lettre ? », se demande-t-il. Ce à quoi Sancho ajoute immédiatement : « Et la lettre de change des ânons aussi ».

35 La chose n’est pas aisée dans la Sierra Morena car, comme le déclare don Quichotte, puisque nous n’avons pas de papier, il serait bon que nous l’écrivions comme faisaient les Anciens, sur des feuilles d’arbre ou des tablettes de cire ; encore qu’il doit être aussi difficile d’en trouver à présent que du papier43.

36 Cervantès utilise ici le chapitre que Pedro Mexía consacre, dans sa Silva de varia lección, aux supports de l’écriture antérieurs à l’invention du papier et où il passe en revue, textes des Anciens à l’appui, les feuilles de palmier, les écorces d’arbres, les feuilles de plomb, les tissus, le papyrus et les tablettes de cire, les « tablicas enceradas », sur lesquelles on écrivait avec un style44.

37 Comment, donc, écrire la lettre à Dulcinée et la lettre de change promise à Sancho ? Revient lors à la mémoire de don Quichotte, le « librillo de memoria » de Cardenio : Mais il me revient à l’esprit où il sera bon, et même très bon, de l’écrire, et c’est le cahier de notes qui appartenait à Cardenio ; et toi tu auras soin de le faire transcrire

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sur du papier et en belle écriture, dans le premier village que tu trouveras où il y ait un maître d’école, ou bien n’importe quel sacristain te la recopiera; mais ne la donne à recopier à aucun greffier ; car ces gens-là ont une lettre de chicanerie que Satan lui-même n’entendrait pas45.

38 Le texte distingue le « papel » ou papier sur lequel Sancho devra faire transcrire les deux lettres, d’amour et de change, et le « librillo » sur lequel don Quichotte va les écrire. L’opposition vise ainsi la matérialité de l’objet (une feuille séparée versus un petit cahier ou livret), mais elle suggère également que les pages du « librillo » de Cardenio ne sont pas faites d’un papier ordinaire. Un second contraste oppose la « belle écriture » (buena letra), qui est celle, fort lisible par tous ceux qui savent lire, des maîtres d’école et des hommes d’église, et la « lettre de chicanerie » (formule utilisée dans les traductions du XVIIe siècle pour rendre « letra procesada ») qui est celle, indéchiffrable, des scribes des chancelleries et des greffiers des tribunaux. Après que don Quichotte eut achevé la rédaction de la lettre à Dulcinée sur le « librillo de memoria », il appela Sancho et lui dit qu’il voulait la lui lire, pour qu’il l’apprît par cœur si jamais il la perdait en chemin ; car de sa malchance on pouvait tout craindre. À quoi Sancho répondit : Écrivez-la, monsieur, deux ou trois fois dans le carnet et donnez-la-moi : je saurai bien la garder; car penser que je vais l’apprendre par cœur, c’est folie : j’ai si mauvaise mémoire que, bien souvent, j’oublie comment je m’appelle46.

39 Cervantès indique ici l’écart entre deux mémoires : celle de l’individu, qui peut être défaillante, et celle, culturelle et collective, qui constitue le répertoire mobilisable par chacun, y compris, ou peut-être, surtout, les analphabètes. Sancho, qui peut oublier jusqu’à son nom et qui se dit incapable de mémoriser la lettre de don Quichotte (ce que la suite de l’histoire démontrera), est pourtant un « memorioso », un homme de mémoire dont les propos sont tissés de proverbes et de formules (« refranes » et « sentencias ») et qui, comme on l’apprend au chapitre XX de la Première Partie, connaît et raconte les contes (« consejas ») transmis par la tradition orale de son village.

40 La demande qu’il fait à don Quichotte d’écrire deux ou trois fois la lettre à Dulcinée dans le « librillo » de Cardenio peut-être comprise comme un trait comique : en quoi le fait de copier plusieurs fois le même texte dans le même objet pourrait-il mieux garantir sa survie ? Mais l’insistance de Sancho montre aussi que, écrite sur le petit livre ou carnet, la lettre pourrait se trouver effacée et que, pour la conserver à coup sûr et éviter le risque de la perdre, il faut la recopier sur différentes pages.

41 Présents dans toute l’Europe sous différents noms, les « writing tables », « librillos de memoria » et « tablettes » circulent d’un pays à l’autre, comme l’attestent les registres des douanes anglaises, et par-delà les océans puisque des marchands installés en Nouvelle-Espagne importent des « libretes » ou « libros de memoria. » Partout, de tels objets portent des écritures qui sont destinées à être effacées lorsqu’elles ont été recopiées sur un support plus durable ou lorsqu’elles sont devenues inutiles. Avec les tablettes qui permettent de transcrire les paroles vives et d’effacer ce qui a été écrit, « verba manent » et « scripta volant ».

42 Les supports les plus durables, parchemin ou papier, sont eux-mêmes vulnérables et menacés par la disparition. Il en va ainsi pour l’histoire elle-même, brutalement interrompue à la fin du Chapitre VIII, en plein milieu du combat opposant don Quichotte et le Biscayen : Mais le fâcheux de toute cette affaire est qu’en ce point et en cet endroit même, l’auteur de cette histoire laisse cette bataille en suspens, en donnant pour excuse

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qu’il n’a pas trouvé d’autres écrits sur ces exploits de don Quichotte que ceux qu’il rapporte ici47.

43 Le récit ne peut reprendre au chapitre IX, qui ouvre la Deuxième Partie de l’ouvrage de 1605, que grâce à la ténacité du « second auteur », lecteur frustré de la Première. C’est lui qui découvre à Tolède, au milieu de cahiers et de vieux papiers, un manuscrit arabe dont un morisque lui traduit d’abord le titre, Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamet Benengeli, historien arabe, puis l’histoire, interrompue une seconde fois à la fin du chapitre LII, faute d’écrits authentiques permettant de la continuer. Pourtant, continuation apocryphe aidant, le manuscrit de Cid Hamet Bengeli reprend avec la Seconde Partie, publiée dix ans après la Première, mais il s’achève lorsque l’historien arabe remise sa plume : Tu ne bougeras plus d’ici, pendue à ce râtelier et à ce fil de cuivre, ma chère plume, bien affilée ou mal taillée, je ne sais48.

44 Dans Don Quichotte, les mots ne sont jamais protégés des risques de la perte : les manuscrits s’interrompent, les poèmes écrits sur les arbres disparaissent, les pages des livres de mémoire s’effacent, et la mémoire elle-même fait défaut. L’histoire narrée par Cid Hamet Benengeli est hantée par l’oubli, comme si tous les objets et toutes les techniques chargés de le conjurer ne pouvaient rien contre une telle menace. Don Quichotte le pressent lorsque, lors de sa première sortie, il déclare que seuls le bronze, le marbre ou le bois seront capables de conserver à jamais la trace de ses hauts faits: Heureux règne et siècle heureux que celui où seront publiés mes fameux exploits, dignes d’être gravés dans le bronze, sculptés dans le marbre et peints sur le bois pour que la mémoire en soit conservée à l’avenir49.

45 Il est pourtant un recours contre une semblable vulnérabilité de l’écrit, celui que la duchesse évoque lorsque, pour la dernière fois, au chapitre XXXIII de la Seconde Partie, est mentionné le « librillo » de Cardenio, oublié dans la Sierra Morena. S’adressant à Sancho, elle dit : Maintenant que nous sommes seuls, et que nul ici ne nous entend, j’aimerais que monsieur le gouverneur m’ôtât de certains doutes qu’a fait naître en moi l’histoire que l’on a maintenant imprimée du grand don Quichotte50.

46 Imprimée, l’histoire du chevalier et de son écuyer résistera au temps et, comme le déclare le bachelier Samson Carrasco : « Quant à moi, j’ai dans l’idée qu’il n’y aura ni nation ni langue qui ne la traduise »51. Il n’avait pas tort.

NOTES

1. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 2e édition revue et corrigée, Paris, Librairie Armand Colin, 1966, t. I, p. 365. 2. Miguel de Cervantes, Novelas ejemplares, Edición y notas de Francisco Rodriguez Marín, Madrid, Espasa-Calpe, 1949. 3. Miguel de Cervantès, L’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche ; nouvelles exemplaires, textes traduits par Jean Cassou, César Oudin et François de Rosset, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1949.

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4. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. I, p. 48 et p. 260. Cf. Cervantès, « Nouvelle du licencié de verre », in Cervantès, Nouvelles exemplaires suivies de Persilès, Œuvres romanesques complètes, II, édition publiée sous la direction de Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2001, p. 209-234, part. p. 223-224. 5. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. I, p. 236. Cf. Cervantès, « Nouvelle du Mariage trompeur suivie de la Nouvelle du Colloque des chiens », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit ., p. 425-498, part. p. 462. 6. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. II, p. 80-81. Cf. Cervantès, « Nouvelle du Jaloux d’Estrémadure », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit., p. 255-290, en particulier p. 255. 7. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. II, p. 191. 8. Cervantès, « Nouvelle de l’Illustre laveuse de vaisselle », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit., p. 293. 9. Cervantès, « Nouvelle de l’Amant généreux », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit., p. 85-130, en particulier p. 85-86. 10. Cervantès, « Nouvelle de l’Espagnole anglaise », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit., p. 168-208, part. p. 178-181. 11. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. II, p. 413. Cf. Cervantès, « Don Quichotte », in Cervantès, Don Quichotte précédé de La Galatée, Œuvres romanesques, L’édition publiée sous la direction de Jean Canavaggio, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2001, p. 758-797. 12. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. II, p. 491. 13. Cervantès, « Nouvelle de l’Espagnole anglaise », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit., p. 205-206. . 14. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. I, p. 250. 15. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. I, p. 42. Cf. Cervantès, « Nouvelle de la Petite Gitane », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit., p. 17-84, part. p. 38. 16. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. II, p. 84. Cf. Cervantès, « Don Quichotte », in Cervantès, Don Quichotte, op. cit,. p. 1335-1345. 17. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. II, p. 82. Cf. Cervantès, « Nouvelle de Rinconete y Cortadillo », in Cervantès, Nouvelles exemplaires, op. cit., p. 131-167. 18. Pierre Vilar, « Le temps du “Quichotte” », Europe, 1956, p. 3-16, repris dans Pierre Vilar, Une histoire en construction. Approche marxiste et problématiques conjoncturelles, Paris, Hautes Études, Gallimard/Le Seuil, 1982, p. 233-246. 19. Cervantès, Don Quijote de la Mancha, op. cit., p. 646-656. 20. Alonso Víctor de Paredes, Institución y Origen del Arte de la Imprenta y Reglas generales para los componedores, Edición y prólogo de Jaime Moll, Madrid, El Crotalón, 1984, réédition, Madrid, Calambur, Biblioteca Litterae, 2002. 21. Cf. The Norton Shakespeare, Stephen Greenblatt, General Editor, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 1997, p. 3109. 22. George Hainsworth , Les «Novelas ejemplares» de Cervantès en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 1931. 23. Fernand Braudel, La Méditerranée, op. cit., t. II, p. 162. 24. Ibid., p. 161. 25. Carlos Alberto González Sánchez, Los mundos del libro. Medios de difusión de la cultura occidental en las Indias de los siglos XVI y XVII, Sevilla, Deputación de Sevilla et Universidad de Sevilla, 1999, p. 105-106. 26. Cf. Francisco Rico, Visita de imprentas. Páginas y noticias de Cervantes viejo, Discurso pronunciado por Francisco Rico el 10 de mayo de 1996 en ocasión de su investidura como doctor honoris causa por la Universidad de Valladolid, En la Casa del Lago, 1996. 27. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 1359.

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28. Cf. Francisco Rico, Visitas de imprentas, op. cit., p. 48-49, qui remarque qu’en cette même année 1614, Sebastián de Cormellas a également imprimé une nouvelle édition des Obras de Ludovico Blesio. 29. Cf. Luis Gómez Canseco, « Introduccón », in Alonso Fernández de Avellaneda, El Ingenioso hidalgo Don Quijote de la Mancha, op. cit., p. 29-59, « Pesquisa en torno a Avellaneda. ». 30. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 1328-1329. 31. Jorge Luis Borges, « Magies partielles du “Quichotte” », in Borges, Enquêtes, Paris, Gallimard, 1957, p. 65-69. 32. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 1332. 33. Mateo Alemán, Le Gueux ou la Vie de Guzman d’Alfarache, guette-chemin de la vie humaine, Deuxième Partie, Traduction par Francis Reille, in Romans picaresques espagnols, Introduction, chronologie et bibliographie par M. Molho, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968. 34. Jorge Luis Borges, « Magies partielles du “Quichotte” », in Borges, Enquêtes, op. cit., p. 65. 35. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 1346. 36. Cervantès, Les Épreuves et travaux de Persilès et Sigismunda. Histoire septentrionale, in Cervantès, Nouvelles exemplaires suivies de Persilès, Œuvres romanesques complètes, t. II, p. 499-893. 37. Ibid., p. 796. 38. Cervantès, Les Épreuves et travaux de Persilès, op. cit., p. 826. 39. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 612. 40. Ibid. 41. Ibid., p. 613. 42. Cf. Peter Stallybrass, Roger Chartier, Frank Mowry, Heathet Wolfe, « Hamlet’s Tables and the Technologies of Writing in Renaissance England », Shakespeare Quarterly, Vol. 55, N° 4, 2004, p. 379-419, et Fernando Bouza, Palabra e imagen en la corte. Cultura oral y visual de la nobleza en el Siglo de Oro, Madrid, Abada Editores, 2003, p. 48-58. 43. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 603. 44. Pedro Mexía, Silva de varia lección, [1540], Edición de Antonio Castro, Madrid, Ediciones Cátedra, 1989, Vol. II, Tercera Parte, Cápitulo II. 45. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 603-604. 46. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 607. 47. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 456. 48. Ibid., p. 1427. 49. Ibid., p. 415. 50. Cervantès, Don Quichotte, op. cit., p. 1147. 51. Ibid., p. 921.

AUTEUR

ROGER CHARTIER Collège de France/EHESS/CRH

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Hiérarchies/Domination

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Captivité et retour de captivité dans la Rome impériale

Yann Rivière

1 Les frontières de l’Empire romain ont été rendues poreuses par les travaux des historiens et des archéologues depuis plus d’une trentaine d’années. À l’image d’un limes imperméable déroulant son ruban défensif depuis les vallons du Nord de l’Angleterre, jusqu'aux déserts de l’Arabie ou de l’Afrique, ont succédé des prises de vue variées mettant en relief la diversité des systèmes de protection et la multiplicité des contacts avec le monde extérieur1. Les vestiges archéologiques (monnaie, céramique, etc.) en témoignent : les échanges avec les peuples voisins ou parfois même éloignés ont eu tendance à s'accentuer au cours de la période impériale : que l’on pense à la route de l'ambre qui reliait, depuis Carnuntum, la zone danubienne à la Baltique ou encore au commerce qui, par la route transcontinentale et la voie maritime, a permis à Rome d'entrer en contact avec les mondes indien et chinois.

2 Toute quantification de cette circulation des biens demeure néanmoins très délicate. Quant aux déplacements des personnes, au-delà des marges de l’Empire, ils n’ont guère laissé de traces matérielles. On ne pourra pas identifier les porteurs des monnaies antonines qui, depuis l’atelier où elles ont été fabriquées sur les rives de la Méditerranée, ont achevé leur course dans le delta du Mékong. Sans envisager de telles distances, sans doute exceptionnelles au regard de la rareté des vestiges découverts, la mobilité des personnes demeure, de la même façon, difficilement identifiable sur des parcours plus limités. On ne saurait dire, pour combien d’allées et venues annuelles les portes du mur d’Hadrien se sont ouvertes en direction de l’Écosse.

3 Gardons cependant à l’esprit le paysage varié des limites de l’Empire et la carte des terres placées sous la domination de Rome au cours des premiers siècles de notre ère pour aborder un dossier normatif, celui du sort des prisonniers de guerre romains chez les Barbares. Aucune statistique n’est ici possible, quoique les textes littéraires attestent ponctuellement la présence de Romains détenus dans le Barbaricum ou encore la capture de milliers d’entre eux, à l’issue d’une bataille2. Ce fut l’une des grandes préoccupations du droit appelé postliminium que de définir le statut de ceux qui après un séjour chez l’ennemi revenaient éventuellement dans leur patrie. Certaines de ses

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dispositions sont très anciennes et remontent à l’époque archaïque, d’autres témoignent au contraire des évolutions de l’époque impériale. Les contradictions apparentes qu’elles recèlent et la complexité des cas de figure suscités par cette fiction juridique ont donné lieu à de nombreux débats chez les Modernes et une bibliographie considérable. Je ne reprendrai donc pas dans cette courte étude prospective les questions de fond soulevées par la doctrine juridique dans ce domaine et me contenterai plutôt de rassembler les quelques éclairages que le corpus des textes conservés dans le Digeste ou les codes, offre sur la circulation des personnes.

4 Dans la mesure où le passage de la frontière intéressait la condition de la personne, cette disparition momentanée ou définitive avait aussi des conséquences sur le plan du droit privé et des relations familiales. C’est cette « circulation » par ricochet, induite par le franchissement d’une limite mais produite à l’intérieur de celle-ci, que nous examinerons en premier lieu en considérant les conséquences statutaires et patrimoniales de la détention chez l’ennemi. La législation des empereurs s’est aussi efforcée de lutter contre le trafic des personnes qu’entraînait inévitablement, dans des sociétés modelées par l’esclavage, le rachat des prisonniers. Elle sera examinée ensuite, à partir de quelques cas singuliers. La démarche qui, aux siècles du paganisme, pouvait apparaître comme un devoir de pietas à l’égard de ses proches, est devenue, dès le milieu du IIIe siècle au moins, une œuvre de charité comme l’ont soutenue des apologètes ou les pères de l’Église. Les communautés se sont mobilisées à l’initiative des évêques, et bientôt les successeurs de Constantin ont aussi légiféré dans ce domaine. Quelques textes qui l’attestent seront étudiés en troisième lieu.

Déplacements intrafamiliaux

Statuts, personnes

5 L'entrée en captivité et le séjour chez l'ennemi, hors du territoire contrôlé par Rome ou ses alliés, se traduisait par l'asservissement du captif, considéré sur-le-champ comme mort pour sa cité. Cette disparition affectait l’ordre familial tant du point de vue juridique que du point de vue patrimonial. Or, à cette perturbation initiale s’ajoutait la fiction suivant laquelle, s'il revenait, le captif était considéré comme n'ayant jamais été capturé, comme s'il n'était pas mort auparavant. Par exemple, en cas de retour du père, l'exercice de sa puissance était considéré comme n'ayant jamais été suspendu, de sorte qu’il bénéficiait en principe des acquisitions réalisées entre temps par ses esclaves ou par ses fils (Gaius, I, 129). La mort réelle du captif chez l'ennemi constituait un troisième cas de figure, puisque au regard du droit il était déjà mort le jour de son entrée en captivité : les actes juridiques accomplis par ses proches ou les dispositions concernant ses biens ne tenaient compte en principe que de la première date.

6 La règle première était simple : le fils était affranchi de la potestas paternelle, dès l'instant que le père s'était trouvé sous la potestas de l'ennemi3. Mais l'hypothèse d'un retour éventuel compliquait évidemment les situations et devait déboucher sur un grand nombre de litiges, comme le laisse entendre un juriste de la fin du IIe siècle de notre ère : Si quelqu'un est pris par les ennemis, ceux qu'il a dans sa puissance, sont dans l'incertitude de savoir s'ils sont faits sui iuris, ou s'ils doivent être toujours comptés comme fils de famille : car si celui-là est mort chez l'ennemi, ils sont faits pères de

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famille dès l'instant de sa capture, s'il revient, l'on considère qu'ils n'ont jamais été hors de sa puissance4.

7 Imaginons, poursuit ce juriste, que les fils aient bénéficié d'acquisitions (legs, stipulation ou traditio) pendant la captivité du père, que celui-ci revienne et que certains de ses fils, par sa décision, soient exclus de l'hérédité. Ce qu'ils auraient acquis entrerait-il dans la propriété du père et pourrait-il être redistribué à ceux qui ont été désignés comme ses héritiers ? Plutôt que de suivre, à la lettre, la règle du postliminium instituée par la loi Cornelia, le juriste affirme qu'il « est plus vrai » (uerius est) de considérer que ces acquisitions leur appartiennent en propre (propria ipsorum), plutôt qu'elles ne font partie de l'hérédité du captif. Le cas des acquisitions réalisées par les esclaves étant différent, puisque ceux-ci font partie du patrimoine du père et doivent y demeurer (quia hi bonorum fuerint et esse perseuerant).

8 La captivité avait enfin des effets sur le mariage puisque, selon le juriste Paul, « la femme ne peut pas être récupérée par son mari en vertu du postliminium, comme un fils est récupéré par son père ». Cela dépend de sa volonté et passé un délai légal, elle peut s'être remariée5. Sur le mariage, encore, un fils pouvait se marier en justes noces sans le consentement de son père captif en raison de « l'utilité publique des mariages » (publica nuptiarum utilitas). Mais si des enfants naissaient de cette union et si leur grand-père revenait, ils passaient immédiatement sous sa puissance6.

9 Qu'advenait-il des enfants de parents captifs, nés chez les ennemis ? Le lieu de naissance n'était pas un soi un obstacle au retour par le postliminium, à condition que l'enfant ait un père identifié (sous la puissance duquel il retombe) ou qu'il revienne avec ses deux parents. Car, suivant les empereurs Sévère et Caracalla (première décennie du IIIe siècle de notre ère), si le père est mort en captivité et que l'enfant revient seulement avec sa mère, il est considéré comme bâtard spurius, « comme s'il était né sans qu'il y ait un mari » (quasi sine marito natus)7. La suite de ce rescrit témoigne d'une certaine rigueur, si l'on pense au sort des personnes concernées qui après l'épreuve de la captivité, tentaient de recouvrer leur statut ou leurs biens, en engageant une longue procédure auprès des autorités de la province. Le rescrit est adressé à Ovinius Tertullium, gouverneur de Moesie inférieure, province qui bordait la rive droite du Danube et les rivages de la Mer noire (une partie de la Roumanie actuelle) et dont les habitants, même en temps de paix étaient exposés aux razzias des barbares installés immédiatement sur la rive gauche du fleuve : Une fille née en Sarmatie de deux captifs suit l'origo de son père, si ses deux parents sont revenus dans notre cité. En effet, bien qu'elle ne puisse à proprement parler disposer du postliminium parce qu'elle n'a pas été capturée [elle-même], cependant, le rétablissement des parents [dans leur condition antérieure] rend la fille à son père (tamen parentum restitutio reddet patri filiam).

10 La suite du texte témoigne des « limites de la fiction », lorsque le législateur lui-même la prend au pied de la lettre : si le père est tué par l'ennemi, la fille suit la condition de sa mère : […]car la fiction de la loi Cornelia qui institue des héritiers légitimes à celui qui est mort chez les ennemis ne s'applique pas à celle qui est née là-bas puisque son père est considéré comme étant mort au moment même où il a été capturé8.

11 Le texte qui vient d'être cité désigne le retour des parents par le terme restitutio, il est aussi utilisé pour le retour des exilés, qui signifie la réintégration dans la cité, le recouvrement du statut antérieur, plutôt que le déplacement physique d'un retour sur le territoire. Celui-ci ne suffisait pas, en effet, car si l'on peut considérer que légalement

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le postliminium était automatique, encore fallait-il en cas de litige en particulier qu'il soit validé. Aussi, lit-on souvent dans les rescrits impériaux que les anciens captifs devaient s'adresser aux autorités de leur province, le gouverneur, pour valider leur statut : telle Patamon qui née d'une mère affranchie peu de temps avant sa captivité, puis revenue par le postliminium, s'inquiétait de savoir si elle était libre ou esclave. Les empereurs Dioclétien et Maximien lui ayant confirmé son statut de libre la renvoyèrent devant le gouverneur pour le faire valider9. Un captif revenu dans sa cité devait aussi éventuellement déposer une plainte devant l'autorité pour pouvoir récupérer ses biens en cas de dépossession ou de litige avec un tiers, qu'une absence prolongée ne manquait pas d'entraîner.

Patrimoines

12 La règle initiale dictée par le principe du postliminium était simple : le captif restitué dans son statut antérieur recouvrait tout son patrimoine. En cas de mort en captivité, ce patrimoine revenait à ses héritiers, y compris, comme on l'a vu, les acquisitions réalisées dans l'intervalle par les esclaves. En l'absence d'héritiers, l'ensemble des biens devenait propriété de l'État (bona publica fient)10. Or, suivant la durée de la captivité, en l'absence de possession effective, des propriétés ont pu être aliénées par voie d'occupation (usucapio). Comme en témoignent quelques rescrits d'époque tétrarchique (fin IIIe siècle), les anciens propriétaires ont dû recourir à l'autorité publique pour faire valoir leur droit fondé sur le postliminium. Ils ont alors la possibilité d'intenter contre les possessores qui feraient valoir l'usage qu'ils ont de la chose une action en annulation (actio rescissoria)11. Mais les choses pouvaient évidemment se compliquer avec le temps. Voici un fils dont le père serait mort en captivité mais qui serait lui-même parvenu à rentrer. Pour hériter, il doit prouver devant le gouverneur qu'il était bien sous la puissance paternelle lorsque la captivité s’est produite. À condition, écrivent Dioclétien et Maximien à un certain Gregorius « que tu n'aies pas laissé s'écouler un temps trop long entre ton retour et le dépôt de ta plainte, auquel cas l'action est prescrite »12. Des considérations pratiques paraissent à la même époque atténuer l'application stricte des règles du postliminium, comme, par exemple, la prise en compte d'informations que l’on recevrait sur le sort du prisonnier en cours de captivité, alors qu’en principe seule devrait compter la date de son entrée en servitude chez les ennemis. Ainsi Dioclétien est-il amené à trancher un cas où l'une des parties s'est emparée des biens, dès la capture des parents, alors que le plaignant affirme savoir que ces derniers sont encore vivants (cum cognatos tuos nondum postliminio regressos adfirmes, sed adhuc in rebus esse humanis) : l'empereur gèle la situation en ordonnant de placer le patrimoine sous la surveillance d'un esclave public après en avoir averti le gouverneur13.

13 Combien de cas analogues ces empereurs ont-ils eu à résoudre après un demi-siècle de guerres ininterrompues au cours desquelles, les Perses parvinrent jusqu'à Antioche, la Gaule fut ravagée plusieurs fois, les Alamans assiégèrent Milan, les Goths Athènes ? Si la conservation dans le Code de Justinien de 23 réponses impériales d'époque tétrarchique concernant des restitutions consécutives à la captivité d'un individu est une statistique plus qu'honorable, aux yeux de l'historien de l'Antiquité, il faut supposer que des centaines probablement furent rédigées au cours des mêmes années et que les gouverneurs eurent eux-mêmes des milliers de cas identiques à traiter. Il faudrait encore savoir combien ont abouti et si l'effondrement des frontières, contemporain de

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la peste qui ravageait l'Empire à la même époque eut pour conséquence une redistribution massive de la propriété.

14 Au milieu de troubles si importants et compte tenu de l'effort de guerre, le fisc impérial ne tardait pas sans doute à intervenir dans cette circulation des patrimoines. Au milieu du siècle suivant, la pression fiscale était devenue si forte que certains provinciaux, auraient même accueilli avec satisfaction les incursions barbares, allant jusqu'à envier le sort des captifs pris par les Alamans et emportés outre Rhin : barbari desiderantur, écrit le pangyriste de Julien en 36214. Quatre ans plus tard, Valentinien se veut rassurant : S'il en est certains que la contrainte de la captivité (necessitas captiuitatis) a enlevés, qu'ils sachent que s'ils n'ont pas fait défection (si non transierunt), mais ont été enlevés (transducti) par la contrainte de l'invasion ennemie, ils doivent se hâter vers leurs propres terres, pour récupérer d'après le droit du postliminium, ce qu'ils détenaient en terrains, en esclaves (mancipia) et en autres choses, bien qu'elles soient en possession de notre fisc. Que personne ne craigne l'obstacle d'une objection quelconque, dès lors que le seul objet de l'enquête est de savoir si l'on a été volontairement (uoluntate) avec les barbares ou sous la contrainte (an coactus)15.

15 La captivité a été surtout envisagée jusqu'à présent comme un état, et le postliminium comme le recouvrement d'un statut antérieur à cet asservissement. En effet, « il n'importe en rien », du strict point de vue du droit postliminien résumé par Florentinus « de savoir comment le captif est revenu » (Nihil interest, quomodo captiuus reuersus est). Qu'il ait été renvoyé par l'ennemi (dimissus), qu'il se soit évadé par la force (uis) ou par la ruse (fallacia). L'énumération de ces trois voies de retour pourrait surprendre. Pourquoi Florentinus n'évoque-t-il pas, par exemple, la récupération du prisonnier par l'armée romaine ? Le retour grâce au courage des soldats (uirtute militum) est un cas de figure évoqué ailleurs16. C'est que son propos consiste seulement à mesurer la volonté de réintégration du captif, afin d'illustrer la règle suivant laquelle le retour dans la patrie signifie un acte de volonté : « car », dit-il, « il n'est pas suffisant qu'un homme soit revenu chez lui de corps (corpore), s'il n'est pas revenu par l'esprit (mente) »17. Outre les obstacles anciens liés à un code militaire de l'honneur (le déserteur ou celui qui a livré ses armes à l'ennemi ne peut revenir), cet acte de volonté est la seule condition posée à l'application automatique du postliminium. Et pourtant, si les conditions du retour n'intéressent pas directement le droit postliminien, les juristes ont été obligés de prendre en compte ces aspects matériels, en envisageant le cas où le paiement d'une rançon à l'ennemi constituait un obstacle à la réintégration du captif.

16 En principe, tel n'était pas le cas puisque la rançon est seulement considérée comme une facilité pour rentrer, qui ne modifiait en rien les règles envisagées précédemment : redemptio facultatem redeundi praebet, non ius postliminii mutat18. Son versement était un devoir de piété filiale. S'y soustraire était considéré par les juristes comme un acte aussi odieux que de laisser mourir de faim des ascendants ou des descendants19. On connaît au moins un exemple historique de mobilisation des familles : dans les années qui suivirent l'écrasement des trois légions de Varus dans la forêt de Teutobourg, en 9 ap. J.-C., selon Dion Cassius, certains soldats capturés par les Germains furent rachetés par leurs proches20.

17 Mais si les membres de la famille accomplissaient, en principe, cet acte de manière désintéressée, il fallait parfois le leur rappeler. C'est ainsi que Dioclétien répondant à une mère qui lui avait adressé une plainte, dut lui dire que si elle avait racheté son fils aux ennemis c'était pour se défaire de l'affliction qui l'envahissait (de tristitia

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repudienda), et non pour réclamer le remboursement de la somme qu'elle exigeait maintenant de son fils21. C'est que le versement d'une rançon lorsqu'il n'était pas accompli par un membre de la famille liait le bénéficiaire de la rançon à celui qui l'avait versée jusqu'au remboursement de celle-ci. C'est ainsi que le rachat des captifs fit l'objet d'un trafic (commercium) dont on peut supposer l'ampleur, même si la nature du lien (uinculum) qui unissait l'acheteur à l'ancien captif fait encore l’objet de débats.

Captivité, rançon

La reconstruction de Ernst Levy

18 Le versement d'une rançon, considérée comme un beneficium par Cicéron ou par Sénèque, n'aurait-elle entraîné d'autre obligation pour le captif qu'un devoir de reconnaissance à l'égard de son bienfaiteur, durant toute la période qui s’étend jusqu'au milieu du Haut-Empire ? L'acheteur qui souhaitait recouvrer son argent n'avait-il d'autre recours qu'une action devant un tribunal ?

19 Prenant argument de ce que le texte de Florentinus n'envisage pas le remboursement du montant de la rançon par l'ancien captif à son acheteur, parmi les voies du retour, le juriste Levy a supposé que la mesure aurait été introduite nécessairement après la rédaction de ce texte, publié dans les premières années du règne de Marc-Aurèle, en 166 précisément.

20 La première apparition d'un lien de dépendance dans un texte de Paul publié au commencement de l'époque sévérienne (197 ap. J.-C.) fournit alors à Levy un terminus ante quem. L’obligation pesant sur le captif de rembourser le montant de la rançon aurait été introduite entre ces deux dates. Le texte envisage en effet l'hypothèse suivante : si quelqu'un a acheté un captif aux ennemis et cède à un autre le droit de gage (ius pignoris) [qui pèse sur le captif] à un prix plus élevé que celui de la rançon, celui qui a été racheté ne doit pas s'acquitter auprès du nouvel acheteur de la somme versée au cours de cette seconde transaction, mais seulement du montant de la rançon. Le second acheteur a une action contre le vendeur22.

21 Cette indication reflèterait donc l'existence d'un trafic de captifs, qui tombés pour une durée indéterminée dans la servitude étaient soumis à l'autorité de leur acheteur, jusqu'à l'acquittement de la somme de la rançon. Ces captifs pouvaient être revendus par des intermédiaires, des marchands d'esclaves probablement, ceux que nous font connaître certaines inscriptions.

22 Or, les décennies qui séparent le premier texte du second couvrent en particulier le règne de Marc-Aurèle, au cours duquel, on le sait, l'empire romain s'est trouvé confronté à une attaque sur deux fronts : celui des Parthes en Orient, celui des Germains (Quades, Marcomans, Iazyges) sur le Danube. Des incursions eurent lieu jusque dans la plaine du Pô, la guerre fut longue et les prisonniers nombreux. Ainsi lit- on chez Dion Cassius que pour obtenir une paix séparée, les Quades, donnèrent beaucoup de chevaux et de bœufs, et promirent de rendre tous les transfuges (automolous) et les captifs, au nombre d'environ treize mille d'abord, et le reste dans la suite[...]23.

23 Ou encore : L'empereur avait l'intention de détruire complètement [les Iazyges] ; car la force qu'ils possédaient encore et les maux qu'ils avaient causés aux Romains purent être

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appréciés par cent mille captifs qu'ils rendirent, captifs qu'ils avaient en leur possession, malgré le nombre de ceux qu'ils avaient vendus, et de ceux qui étaient morts, et de ceux qui s'étaient enfuis24.

24 Ainsi donc, l'urgence de la situation aurait conduit le pouvoir impérial à favoriser un commerce qui constituait un moyen, parallèle aux clauses des traités, pour ramener les captifs. Nous tiendrions donc ici un cas particulièrement flagrant d'adaptation du droit privé à l'évolution de la société et de la conjoncture militaire.

Critique de la thèse de Ernst Levy

25 Cette reconstitution séduisante, publiée en 1943 a souvent été suivie depuis, ne serait- ce qu'en raison de l'autorité de Levy. Elle est pourtant très fragile, au moins pour deux raisons d'invraisemblance : l'État romain aurait-il entravé à ce point le droit postliminien en autorisant l'asservissement du citoyen ? Aurait-il encouragé le trafic d'hommes libres, alors qu'à la même époque la législation sur le plagiat ou les esclaves fugitifs s'acharnait à lutter contre ce type de fraude. Cette thèse serait aussi infondée, d'un point de vue juridique, comme l'a montrée il y a une dizaine d'années Alberto Maffi, à l'appui d'une argumentation philologique très échafaudée25. Je n'y entrerai évidemment pas ici, sinon pour souligner trois points :

26 – Une comparaison avec le droit grec montre que, depuis l'origine, à Rome, la personne du captif était tenue à un remboursement ;

27 – le texte qui aurait introduit un lien de dépendance, la fameuse loi sur les rachetés (constitutio de redemptis) ne viserait que des esclaves ;

28 – enfin, le lien de dépendance entre le captif racheté et celui qui avait versé la rançon n'était pas celui d'un esclave à un maître. Il n'introduisait aucune obligation à un travail, mais imposait une contrainte légale sur le racheté – en particulier en termes de droit testamentaire – qui formait une incitation au remboursement du montant de la caution.

29 Ce dernier point est essentiel du point de vue de la circulation des biens et des personnes entre l’Empire et le Barbaricum. Si un captif de naissance libre pouvait être à l'issue du paiement de la caution considéré comme un esclave, le monde barbare serait devenu un pourvoyeur de main d'œuvre servile pour le plus grand profit des marchands qui se rendaient sur les marchés du lime.

Indétermination du statut

30 Une première série de textes permet d’établir une opposition entre la servitude, d’une part, la condition du captif racheté de naissance libre, d’autre part. La distinction la plus nette est formulée par Gordien III en 241 : Ceux qui ont été rachetés aux ennemis, jusqu'à ce qu'ils se soient acquitté du montant [de la rançon] (pretium) paraissent avoir été placés dans une affaire [en recouvrement] de gage (in causam pignoris constituti), plutôt qu'avoir été précipités dans la servitude (in servilem condicionem [...] detrusi)26.

31 L'empereur précise encore qu'une fois la somme versée, « il est clair qu'ils sont rétablis dans leur situation antérieure (pristina condicio) ». Puis il répond précisément à la question qui lui avait été posée :

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[…] par conséquent, si vous vous êtes mariés à une captive libérée du lien du gage (uinculum pignoris), vous n'avez rien à redouter concernant son statut ni celui des enfants que vous aurez eus.

32 Cette absence de transmission aux enfants nés après la captivité est réaffirmée plusieurs fois : elle s'oppose évidemment à l'hérédité de la condition servile27. De même, l'extinction de la dette de la femme qui épouserait celui qui l'a rachetée signifie que le mariage l'emporte sur le ius pignoris, alors qu'il ne pourrait pas effacer une condition servile28. Enfin, la possibilité donnée à une personne revenue dans sa patrie par voie de commercium, de revendiquer son patrimoine avant même le versement de la caution, pour pouvoir justement la payer, témoigne d'une reconnaissance de la propriété et d'une possibilité d'agir en justice éloignées des règles de l'esclavage29.

33 Au même moment l'effort conduit par la chancellerie impériale pour distinguer la prise à titre de gage d'une servitude pure et simple semble refléter l'ambiguïté d'un statut qui se prêtait certainement à des abus. Le même texte qui se réfère au gage, en le définissant comme un lien (uinculum) désigne aussi cet état par l'expression in seruitutis iugo (sous le joug de la servitude)30. Un autre précise que le captif revenu par d'autres moyens qu'une rançon doit être rétabli immédiatement dans son statut de libre (ingenuitas) : sous-entendu dans la situation contraire il tombe dans la servitude31. Avait-il été sauvé par le « courage des nôtres », le uirtus nostrorum ? Dans le texte où il emploie cette expression, l'empereur Dioclétien demande au soldat de se conduire en protecteur (defensor) des captifs, plutôt qu'en maître (dominus) et rappelle encore une fois que les prisonniers qui ne sont pas rentrés par voie de commercium doivent immédiatement retrouver leur statut antérieur (ceux qui étaient esclaves étant rendus à leur maître). Ce texte en dit assez long sur la conduite des armées. Il faudrait confronter ces principes aux règles de prise de butin en vigueur à la même époque. Que sont devenus par exemple les milliers d'Italiens repris à l'ennemi au cours d'une opération que l'inscription d'Augsbourg commémore dans une dédicace à la « sainte déesse Victoire ». Les 24 et 25 avril 260 une colonne de barbares mal identifiés (gentis Semnonum siue Iouthungorum) qui avait pillé la plaine du Pô s'en retournait avec plusieurs milliers de civils italiens « prisonniers » (multis milibus Italorum captiuorum)32. Ils furent arrêtés avant d'avoir retraversé le Danube, probablement dans l'actuelle Souabe, par la bravoure des contingents de la province de Rhétie renforcés par des troupes venues du Rhin. Les prisonniers furent arrachés à leurs mains (excussis). Or, l'on pourrait se demander si derrière l'exaltation officielle de cette libération, ces captifs éparpillés et pris au milieu des combats rentrèrent immédiatement chez eux pour s’adonner à la reconstruction de leurs pénates ou si leur avenir fut moins radieux.

34 Les textes qui distinguent la servitude proprement dite du lien créé par la rançon pourraient laisser supposer que le captif (d'origine libre) a parfois accom-pli un travail au profit de son libérateur. Sur ce point la révision d'Alberto Maffi est peut-être un peu rapide. Certes l'accomplissement d'une tâche n'est pas explicitement reconnue comme une obligation induite par le paiement de la rançon, ni comme un moyen de s'en libérer avant les premières années du Ve siècle. Cependant, l’effort normatif des empereurs mérite encore d’être examiné, puisqu'il est révélateur d'abus courants. Dioclétien précise ainsi que celui qui s'est libéré du montant de la caution, ne doit pas être considéré comme un affranchi (non libertus effectus) et que ses fils ne sont tenus par aucun devoir d'obsequium auprès de celui qui l'avait racheté33.

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35 Ailleurs, si l'on écarte l’hypothèse d’un service rendu, il pourrait paraître surprenant de lire que l'auteur du versement de la rançon refuse, contre toute légalité, de recevoir le remboursement (pretium) qui lui a été présenté par l'intéressé ou par d'autres (probablement des personnes de l'entourage), pour sa libération34.

36 Enfin, une situation très concrète exposée dans un autre rescrit de Dioclétien pourrait être l'illustration de l'intérêt qu'il y avait à retenir une personne en dépit de son statut. Le texte s'ouvre ainsi : Foedissimae mulieris nequitia permouemur : « Nous sommes ébranlés par la débauche d'une femme très criminelle ». Le trouble de l'empereur s'explique par le scénario suivant : la fille de l'auteur du rescrit, de naissance libre, autrefois captive chez l'ennemi avait été prostituée par celle qui l'avait rachetée. Elle a fui chez son père pour protéger sa pudeur et son honneur. Dioclétien lui répond : […] si le gouverneur de la province a confirmé par son enquête que l'injure dont il a été question a été infligée à ta fille par celle qui savait qu'elle était ingénue [entendons de naissance libre], puisqu'une personne de ce genre est indigne de recevoir le montant de la rançon à cause de l'horreur de sa détestable activité, même si le montant [du rachat] (pretium) n'a pas été compensé par cette odieuse contrainte (miserabilis necessitas), l'ingénuité de celle qui est née de toi étant conservée, tu objecteras la réponse que je t’indique à l'infamie de cette femme [de conduite] scandaleuse (flagitiosae mulieris turpitudinem)35.

37 Trois observations qui pourraient guider la suite de cette enquête paraissent s'imposer :

38 – après son rachat, une captive ingénue a été détenue contre son gré ;

39 – la nécessité du rachat paraît si importante que le père s'adresse à l'empereur à ce sujet au lieu d'intenter une action criminelle contre la proxénète ;

40 – enfin et surtout, Dioclétien admet de manière implicite qu'un travail pouvait servir au remboursement d'une rançon, puisque ici cette possibilité n’est écartée qu’en raison du caractère odieux de la prostitution (etiamsi pretium compensatum non est ex necessitate miserabili).

41 Par conséquent, si la nature précise du lien de dépendance, entre servitude et obli- gation née d'une dette, devrait être encore précisée, l’énumération des quelques cas rassemblés témoigne explicitement de l'existence d'un trafic (commercium), de la fréquence de l'assujettissement abusif de captifs de naissance libre, de l'astreinte probable de ces derniers à un travail. J'évoquerai enfin l'attitude nouvelle des Chrétiens qui en universalisant le devoir de rachat des captifs, précisément à une époque de guerres continuelles et d'effondrement des fron-tières, ont aussi tenté de lutter contre des formes de contrainte devenues fré-quentes. Les évêques ont ici tenu la première place, tandis que la législation impériale, indéniablement inspirée par une morale de la charité, tentait d'introduire certaines règles de compensation qui constituaient autant d'incitations au rachat.

Les chrétiens et le rachat des captifs

42 Le rachat des prisonniers aux barbares tenu pour un acte de charité, comparable à l'assistance aux pauvres ou aux prisonniers, apparaît peut-être pour la première fois chez Cyprien, évêque de Carthage, au milieu du IIIesiècle : […] en ce moment la captivité de nos frères doit être considérée comme notre captivité et la peine de ceux qui sont en danger comme notre peine, puisque par

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notre union, nous ne formons qu’un corps, et que, non seulement l’affection, mais aussi la religion doit exciter nos cœurs, et nous encourager à racheter les membres de nos frères36.

43 Un peu plus bas, nous apprenons par la même lettre, que la cotisation du clergé et du peuple a permis de réunir cent mille sesterces37.

44 À l'époque constantinienne dans les Institutions Divines, Lactance souli-gne la particularité chrétienne de ce geste38. Certes, reconnaît l'auteur, la démar-che s'inscrit dans une tradition plus ancienne d'origine païenne (il cite Cicéron), mais elle est d'autant plus remarquable et désintéressée qu'elle ne sert pas des proches ou des voisins envers qui on est obligé, mais des inconnus.

45 Dans la deuxième moitié du IVe siècle, à l’époque d'Ambroise, la mobili-sation des Chrétiens par leurs évêques pour le rachat des captifs est une conduite établie de longue date. Le De Officiis a été rédigé après la dévastation de l'Illyrie et de la Thrace consécutive à la victoire des Goths contre Valens (mort dans la bataille), à Andrinople, le 9 août 378 : Combien de captifs étaient à vendre partout, dans tout l'univers ! Si on les ramenait, ne pourraient-ils pas atteindre le nombre des habitants d'une province ? Il y eut cependant des gens pour vouloir ramener à l'esclavage, même ceux que les églises avaient rachetés, gens plus rigoureux que la captivité elle-même, capables de porter envie à la miséricorde d'autrui. Eux-mêmes s'ils étaient arrivés en captivité, seraient esclaves, tout libres qu'ils sont ; s'ils avaient été vendus, ils ne refuseraient pas le service de l'esclavage (si uenditi fuissent, seruitutis ministerium non recusarent). Et ils veulent rompre la liberté d'autrui, eux qui ne pourraient rompre leur propre esclavage, à moins par hasard qu'il plût à leur acheteur de percevoir un paiement, auquel cas toutefois l'esclavage n'est pas rompu mais racheté (nisi forte pretium recipere emptori placeret, in quo tamen non rescinditur seruitus, sed redimitur). C'est donc une générosité toute particulière de racheter des captifs [...]39.

46 Le texte est doublement polémique. En premier lieu, Ambroise défend dans ces pages sa décision, contestée même par des Chrétiens, de faire fondre l'or et l'argent des objets du culte pour pouvoir racheter les captifs aux barbares. L'idée même du rachat, dit-il pour convaincre, est l'accomplissement sur terre d'une forme de rédemption : « C'est à cette fonction que devrait être utile l'or du rédempteur, à savoir de racheter des hommes en péril » (Huic muneri proficere debuit aurum Redemptoris ut redimeret periclantes)40. En second lieu, il s'attaque aussi manifestement à la pratique, reconnue plus haut, dans la législation d'exer-cer un trafic en réduisant les captifs en esclavage. Plus précisément encore, le texte d’Ambroise paraît signifier que des captifs, rachetés par l’Église, sont tombés sous la coupe d'individus peu scrupuleux qui les ont de nouveau réduits en esclavage : s'agit-il d'intermédiaires qui auraient procédé au rachat ou simple-ment de propriétaires terriens qui auraient profité de l'indétermination du statut de ceux qui avaient été un moment capturés par les barbares ?

47 En dépit de l'intervention des évêques, le rachat s'est encore prêté dans les décennies suivantes à des abus. En témoigne une loi d'Honorius (407 ou 408). À l'instar d'Ambroise, et suivant une idée probablement répandue désormais chez les chrétiens, l’empereur joue sur les mots en liant explicitement le rachat des captifs et la rédemption41. Cette loi contient sept dispositions :

48 – 1)Personne n'a le droit de détenir des captifs ; il faut les laisser rentrer chez eux ;

49 – 2)Ceux qui ont fourni aux captifs des vêtements ou de la nourriture pour assurer leur retour le font par humanitas et n'ont aucune compensation à exiger d'eux pour cela ;

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50 – 3)Il faut faire une exception pour ceux qui ont fait l’objet d’un rachat. Il paraît juste en effet de rembourser ceux qui leur ont permis de retrouver leur statut puisque cette action répond à une exigence d'utilité publique (propter utilitatem publicam) ;

51 – 4)Pour que le rachat d'un captif n'apparaisse pas comme une perte, un dommage (damnum), le captif a deux solutions soit le versement du montant, soit pour une durée de cinq ans l'accomplissement d'un travail (labor), d'un service (obsequium), ou d'une charge (opus) : alors s'ils sont nés libres ils pourront retrouver leur liberté ;

52 – 5)Après l’acquittement de leur dette ils pourront rentrer chez eux par le droit du postliminium, suivant les anciennes dispositions légales ;

53 – 6)Les éventuels contrevenants, responsables de détentions arbitraires, sont désignés explicitement comme les régisseurs de domaines terriens (actor, conductor, procurator) et menacés de confiscation ;

54 – 7)Une clause d'application sollicite l'aide des magistrats des cités proches de ces domaines (ils ont un devoir de surveillance), mais aussi plus généralement des chrétiens dont la sollicitudo est éveillée : et ut facilis exsecutio proueniat, christianos proximorum locorum uolumus huius rei sollicitudinem gerere.

55 Cette vigilance des Chrétiens signifiait évidemment en premier lieu la colla-boration des évêques, mais aussi de l'ensemble des croyants placés sous leur autorité. L'organisation et l'encadrement progressifs des communautés chré-tiennes avait permis la mise en place d'une logistique. Par exemple, afin d'éviter que des héritiers ne détournent le montant des legs ou des fidéicommis laissés par le testateur à l’évêque pour le rachat des captifs, les personnes informées de tels faits sont invitées à les dénoncer aux autorités, suivant une formule édulcorée qui dissimule mal l'injonction, dans une loi de 466 : Ceux qui ont appris cela, de quelque manière que ce soit, ont la libre faculté de la porter à la connaissance du gouverneur de la province [...] ou à celle de l'évêque de la ville [...] et qu'ils ne redoutent pas d'être [exposés] au soupçon et au nom de délateur, puisque leur loyauté et leur zèle ne sont pas sans être aussi louables qu'honnêtes et pareils à la piété, étant donné qu'ils auront porté la vérité et la lumière aux oreilles des pouvoirs publics42.

56 Captifs : Ce nom s’applique au nombre toujours croissant de ceux dont les invasions viennent déraciner la vie. Par ce nom d’invasion il ne faut pas s’imaginer seulement l’époque où des afflux plus considérables de barbares vinrent se déverser sur l’empire, époque de sombre calamité, encore qu’on en ait, semble-t-il, exagéré l’horreur. Les invasions ont existé auparavant, à l’état endémique, tantôt sur un point, tantôt sur un autre de l’immense développement des frontières de l’empire. Au-delà des derniers postes occupés par des légions grouillaient des peuples divers, à peine un peu plus sauvages que les maîtres du monde, mais généralement nomades, vagabonds, insaisissables. Il arriva souvent, en temps de persécution, que pour fuir le bourreau, les fidèles n’avaient que la ressource de se mettre à la merci de ces bandes généralement mal disposées à l’égard de tout ce qui était romain puisqu’ils n’avaient rien que de fâcheux à attendre de Rome […].

57 Le sombre tableau esquissé par H. Leclercq a le mérite d’une expressivité saisissante. Composé, voici un siècle, chacun de ses éléments « légions », « persécutions », « invasions », « frontières » a été visité et revisité et cette composition dramatique pourrait faire sourire désormais. Cependant, le paysage des frontières du monde romain pourrait encore être enrichi par une étude exhaustive du phénomène. Certes,

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l’histoire « matérielle » n’est ici envisageable qu’en passant au crible une documentation essentiellement normative. Comme nous y invitent les écrits des chrétiens de l’Antiquité tardive dont on saisirait certainement les prolongements à l’époque médiévale, l’histoire de la détention ou de la disparition chez l’ennemi, du retour et de l’organisation du rachat, gagnerait à faire l’objet d’une approche de longue durée confrontant différentes civilisations.

NOTES

1. On se reportera, par exemple, au volume collectif publié il y a dix ans : Frontières terrestres, frontières célestes dans l'Antiquité, Aline Rousselle (éd.), Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, Paris, De Boccard, 1995. Plus particulièrement à l’article de J. M. Carrié, « 1994 : Ouverture des frontières de l’Empire romain », p. 31-53. Voir aussi Charles Richard Whittaker, Frontiers of the Roman Empire. A Social and Economic Study, Baltimore, London, Johns Hopkins University Press, 1994. 2. Parmi d’autres articles du même auteur sur ce sujet, Jerzy Kolendo, « Les influences de Rome sur les peuples de l'Europe centrale habitant loin des frontières de l'Empire », Klio, 63, 1981, p. 453-472. 3. Digeste, 49, 15, 11 4. Ibid., 49, 15, 12, 1. 5. Ibid., 49, 15, 8. 6. Ibid., 49, 15, 12, 3. Cf. aussi Digeste, 49, 15, 14, 1 (ce texte évoque la nécessité d'un nouveau consentement après postliminium). 7. Digeste, 49, 15, 9 ; 49, 15, 25. 8. Code de Justinien., 8, 50, 1. 9. Ibid., 7, 14, 9, 1. 10. Code de Justinien., 49, 15, 22 ; 22, 1. 11. 3, 32, 24 ; 7, 35, 6 ; 8, 50, 18. 12. Code de Justinien., 8, 50, 9. 13. Ibid., 8, 50, 3. Cf. aussi Code de Justinien., 8, 50, 4. 14. Mamertin, Pan., 11, 4, 2. 15. Code de Justinien., 8, 50, 19 (=C. Th., 5, 7, 1). 16. Digeste, 49, 15, 21. 17. Ibid., 49, 15, 26. 18. Digeste, 49, 15, 20, 2 19. Ibid., 28, 7, 9 20. Dion Cassius, 56, 22, 4. La clause interdisant à ces prisonniers rachetés de revenir sur le sol italien a été récemment examinée par V. Lica (« Clades variana and Postliminium », Historia, 50, 2001, p. 496-501). Elle mériterait sans doute d’être réexaminée, car l’interprétation politique et idéologique « par défaut » ne saurait suffire à combler le silence des normes juridiques sur ce point. Comme dans bien des domaines du droit privé ou administratif, la particularité de l’Italie est constante, à l’époque d’Auguste en particulier (Cf. Claude Nicolet, « L’Italie comme cadre juridique », Censeurs et publicains. Économie et fiscalité dans la Rome antique, Paris, 2000. 21. C. I., 8, 50, 17, 1

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22. Digeste, 49, 15, 19, 9 23. Dion Cassius, 71, 11, 2. 24. Dion Cassius, 72, 16, 1 25. Alberto Maffi, Ricerche sul postliminium, Milan, A. Giuffrè, 1992. 26. Code de Justinien, 8, 50, 2 27. Ibid., 8, 50, 8 28. Ibid., 8, 50, 13 29. Ibid., 8, 50, 15 30. Ibid., 8, 50, 5 31. Ibid., 8, 50, 5. 32. P. Le Roux, « Armées. Rhétorique et politique dans l'Empire gallo-romain. À propos de l'inscription d'Augsbourg », ZPE., 115, 1997, p. 281-290. 33. Code de Justinien, 8, 50, 11. Il faudrait préciser ici le sens de ce mot à cette époque, puisque depuis longtemps s'en étaient détachées les operae (les tâches à accomplir auprès du patron). Signifiait-il seulement le respect dû par un fils à l'égard de son père ? Cf. Jean Andreau, « L'affranchi », L’homme romain, Giardina (dir.), Paris, 2002, p. 226 ; Georges Fabre, « Libertus ». Recherches sur les rapports patron-affranchi à la fin de la République romaine, Lille, Atelier reprod. th. Univ. Lille 3 1982, p. 131. Le terme est employé dans la constitution d'Honorius dont le contenu est mentionné plus bas. 34. Code de Justinien, 8, 50, 6. 35. Ibid., 8, 50, 7. 36. Cyprien, Epistola, 62, 1, 2. 37. Ibid., 62, 3, 2. 38. Lactance, 6, 12. 39. Ambroise, De officis, II, 70-71 (tr. Les Belles Lettres) 40. Ambroise, De officis, II, 139 41. C. Th., 5, 7, 2 = C. I., 8, 50, 20. Cf. Sirmondienne 16. 42. C. I., 1, 3, 28, 5 (368).

AUTEUR

YANN RIVIÈRE EHESS/Centre louis Gernet

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La circulation de l’information dans les réseaux de commerce espagnols aux XVe et XVIe siècles

Hilario Casado Alonso

1 La circulation de l’information au sein des réseaux commerciaux et dans les espaces économiques a fait, il y a déjà longtemps, l’objet d’analyses de Fernand Braudel tant dans la Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II que dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècles. Il y soulignait les difficultés de la circulation des marchandises et de l’information1 mais insistait aussi sur le besoin d’études sur la durée d’acheminement des lettres, des prix de celles-ci et des différents espaces qu’elles créaient. « La nouvelle marchandise de luxe, vaut plus que son pesant d’or »2 disait-il. Ceci est particulièrement pertinent pour la bonne administration de tous les États à partir du XVe siècle, en particulier pour celui représenté par Philippe II – le roi bureaucrate par excellence de l’histoire de l’Espagne – qui ne cessait d’adresser des courriers à toutes les parties de son Empire grâce aux serves de la compagnie des Tassis.

2 Une bonne information était également capitale pour la bonne administration des entreprises commerciales et financières depuis la fin du Moyen Âge. Le courrier mercantile, développé dans les villes italiennes, atteint ses pleines dimensions à partir du XVe siècle quand l’expansion du commerce et l’ouverture de nouveaux marchés internationaux rendit nécessaire une bonne et abondante information pour conduire les affaires de manière efficace. Ainsi la possession et la coordination de l’information faisaient partie du quotidien des entreprises d’alors, le courrier étant la méthode privilégiée3. L’apparition de la presse mercantile est venue, à l’époque préindustrielle, compléter les mécanismes employés4. Aujourd’hui le rôle de la circulation de l’information ne cesse de se renforcer pour les besoins de la bonne gestion des entreprises et des organisations sociales. Les recherches les plus récentes en sociologies et en théorie économique de l’entreprise soulignent du fait de la révolution de l’information et de l’internet, l’importance de l’information pour le succès de l’entreprise et le bon fonctionnement des réseaux sociaux.

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3 L’information est l’un des moyens les plus efficaces et l’une des stratégies essentielles en vue d’une plus grande compétitivité. En termes théoriques une bonne information assure la réduction des coûts de l’activité économique et la création d’avantages permettant de dominer les concurrents5.

4 Bien entendu une partie seulement de ces données était applicable aux entreprises commerciales des XVe et XVIe siècles mais comme aujourd’hui être bien informé sur l’offre et la demande, les coûts de transport et les normes juridiques, était vital à une bonne gestion. Dans ces conditions disposer d’une solide information était pour une compagnie commerciale et financière la meilleure manière de surmonter les aléas de l’activité puisque la circulation des nouvelles était plus lente et moins sûre qu’à notre époque. Ce monde commercial, comme chacun sait, disposait d’une communication limitée et était soumis à différentes interprétations des faits. Les incertitudes étaient multipliées quant à la durée du voyage, à l’état des marchandises à l’arrivée, au prix de leur vente, au coût de l’achat du fret de retour, à l’évaluation des monnaies et des changes, etc. Le commerçant d’antan avait conscience du besoin d’un excellent service de courrier s’il voulait connaître le succès dans ses affaires. Il n’est pas étonnant donc qu’au début du XVe siècle Francesco di Marco Datini de Prato ait dit qu’il avait passé sa vie à écrire des lettres.

5 En raison de cette nécessité tous les marchands à rayon international – et parmi eux les Espagnols — ont développé aux XVe et XVI e siècles le courrier commercial conçu comme l’une des activités spécifiques de la gestion d’entreprise. Mais ce développement ne s’est pas réalisé à partir du travail individuel de chaque compagnie commerciale et financière de l’époque. Le plus souvent comme cela a été souligné depuis quelques années, les marchands agissaient à partir des réseaux commerciaux6.

6 L’existence de ces réseaux constitués par des individus regroupés en fonction de leur origine, de leur langue, de leur religion répondait au souci de disposer d’associés, de proches, d’amis dans les places étrangères où l’on menait habituellement ses affaires. Ainsi ceux-ci exerçaient comme agents ou intermédiaires auprès des clients locaux ou donnaient protection – juridique, sociale et religieuse – à tous les marins ou marchands membres du réseau se trouvant loin de leur terre natale. C’est là le système implanté dans l’Europe médiévale européenne par les commerçants de villes italiennes, de la Hanse et en tous points comparable à ceux des Arméniens, des Juifs, des Chinois, des Hindous, des Quakers, des Huguenots, etc., à d’autres moments de l’histoire universelle7. Une telle méthode fut, nous le verrons, aussi employée par les commerçants castillans des XVe et XVIe siècles8.

7 Parmi les diverses caractéristiques de fonctionnement des réseaux commerciaux, il faut détacher le souci de la fluidité de la circulation de l’information9. N’importe lequel des membres de réseau peut utiliser, de manière individuelle ou collective, les mécanismes créés pour donner ou recevoir les informations indispensables à la bonne marche des affaires. La « convivance », les relations personnelles et familiales établies entre membres, les différentes formes de sociabilité créées dans les lieux de résidence, les pratiques commerciales et surtout les correspondances privées et les institutions mercantiles assurent un échange aisé d’informations de tout type. Celles-ci sont fondamentalement de caractère économique : prix des marchandises, conjoncture des marchés, cotisation des monnaies et des changes, système des poids et mesures, questions linguistiques, pratiques mercantiles et financières, nouvelles de guerres et risques de routes, dispositions légales…

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8 La circulation de l’information relie la métropole aux différentes colonies marchandes ou les différentes parties du réseau entre elles. La fluidité est parfois renforcée quand certains éléments du réseau se dotent d’une entité politique privée ou publique destinée à coordonner toutes ses composantes et en particulier à organiser le courrier. Il en résulte une diminution sensible des coûts de transaction pour chacune des entreprises individuelles qui ainsi bénéficient de l’appui fourni collectivement par le réseau commercial.

9 Pour autant la fonction des réseaux marchands ne se limite pas à assurer une bonne circulation de l’information. Garantir sa qualité est au moins aussi important. La logique économique est claire : il s’agit de maximiser l’efficacité commerciale à travers la création d’institutions dotées de mécanismes tout à fait appropriés à la pratique du commerce et garantissant ou améliorant la qualité de l’information disponible. Comme nous l’avons vu, la création et le développement des colonies marchandes, avec leurs différents aspects d’organisation du commerce et leur tribunal commercial, leur club social et leurs éléments de solidarité, a pour but d’optimiser le rendement économique. Le regroupement en « corporations » permettait de résoudre plusieurs des problèmes du monde commercial de l’époque soumis à des asymétries de l’information, à une faible communication et à la possibilité d’interprétation divergente des faits. La réunion de marchands de même origine géographique, même sans liens de parenté en colonies ou en « nations » aidait à surmonter ces inconvénients. Mais aussi l’existence d’un système de colonies marchandes provoquait la mise sur pied des grandes institutions économiques dotées de mécanismes de grande réputation. Le manque d’informations et les autres problèmes commerciaux de l’époque étaient dus au défaut de fiabilité dans les relations commerciales. Aussi y avait-il abus, fraudes, procès, problèmes… qui finalement affectaient toutes les entreprises commerciales de l’époque du fait de l’accroissement des coûts de transaction. L’appartenance d’un marchand à une colonie ou nation lui donnait la réputation d’honnêteté nécessaire au développement de ses affaires. Ainsi n’est-il pas surprenant que dans toutes les colonies marchandes, les autorités aient veillé à ce que tous les agents des compagnies répartis dans les différentes places ne transmettent de fausses nouvelles à leurs sièges et en cas de besoin à prendre des sanctions. En résumé, le recours à des mécanismes de réputation, fournis par le complexe de colonies et de consulats, donnait aux entreprises commerciales, faisant partie d’un réseau, la possibilité de réduire les coûts de transaction, de tirer parti des économies d’échelle et de diversification et de limiter les coûts d’opportunité10.

Les colonies commerciales castillanes en Europe aux XVe et XVIe siècles

10 L'existence de diverses colonies de marchands établies dans les différentes villes européennes pendant les XIVe, XVe et XVIe siècles est un sujet commun dans la bibliographie de l'histoire. On cite souvent celles de Gênes, de Florence, de Venise et de la Hanse. Cependant, le cas de ces communautés et nations, qui ont été créées par les Castillans, a été abordé d'une façon marginale. Pourtant, celles-ci ont été très importantes pendant ces siècles, spécialement pendant le dernier d'entre eux11.

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11 Nous assistons à la naissance des communautés de marchands castillans dans différents points d'Europe, tout au long du Moyen Âge, au fur et à mesure que se développe le commerce international de la Castille. Bien qu'au XIIe siècle nous puissions trouver quelques petites manifestations d'échanges extérieurs de la Couronne castillane par l'Atlantique, ce n'est qu'au siècle suivant que l'on peut parler plus précisément d'une présence continue et stable de commerçants originaires de Castille dans certaines villes européennes.

12 Il en résulte qu'aussi bien des marins que des marchands castillans apparaissent de plus en plus fréquemment dans de nombreux ports importants de l'époque. Cependant, ces établissements du XIIIe siècle sont isolés, sans qu'on puisse parler de colonies permanentes et stables. La crise du Bas Moyen Âge qui, au XIVe siècle, touche une grande partie des royaumes européens paralyse les échanges commerciaux sur le continent et par conséquent, la prolifération de marchands et de colonies commerciales. Mais la sortie rapide de la crise de la part des territoires castillans va provoquer de nouveau, dès la fin du XIVe siècle et spécialement dès 1425-1430, la croissance des échanges entre l'Espagne et le reste de l'Europe. Et, comme conséquence, la présence plus active de Castillans, marins et commerçants dans les différentes routes et ports.

13 D'où l'adoption d'une institution juridique et économique: les consuls de Castille. Ce sont ces magistrats qui assurent la représentation de toute la communauté de Castillans résidant dans certaines villes ou territoires et sont chargés de veiller et de défendre les intérêts de cette collectivité auprès des autorités locales ou des autres marchands. Et en même temps, ils sont chargés de veiller à l'harmonie interne du collectif castillan résidant à l'extérieur, et sont dotés d'une autorité juridique pour résoudre les possibles querelles qui pourraient être occasionnées. Les dates d'apparition de ces autorités se situent entre les dernières années du XIVe siècle et la première moitié du XVe siècle. Dans quelques cas, nous savons, avec précision, que des privilèges de création de consulats ont été octroyés par les pouvoirs locaux ou nationaux. Dans d'autres, simplement qu'une personne déterminée remplit les fonctions de consul dans une ville. Les renseignements que j'ai pu rassembler sont les suivants : à Bruges, en 1348 et 1367, nous observons, au début, l'attribution d'amples privilèges à la colonie commerçante castillane, et, définitivement, en 1414 et 1428 la concession d'une chapelle et la création du consulat ; en 1430 à Nantes ; en 1450 à Rouen; en 1388 à Barcelone ; en 1399 à Majorque ; en 1421 à Gênes et en 1438 à Marseille. À des dates inconnues, quoique situées entre la fin du XIVe siècle et la première moitié du XVe siècle, à Pise, Florence, Venise, Naples, Londres, La Rochelle et peut-être à Lisbonne.

14 La naissance de l'institution des consuls de Castille répond, sans doute, à l'influence juridique méditerranéenne et spécialement des grandes villes commerciales italiennes et catalanes. Mais l'existence de cette magistrature commerciale choisie par la communauté de marins et marchands castillans résidant à l'étranger ou désignée par le monarque, avait aussi une tradition législative en Castille, où il n'était pas rare de trouver des personnages dotés de fonctions d'autorité et de représentation d'un collectif professionnel.

15 Ainsi donc, nous pouvons considérer que depuis le début du XVe siècle, il y avait dans de nombreux ports et villes commerciales d'Europe un nombre suffisamment important de personnes originaires de la Couronne de Castille pour provoquer le besoin d'avoir leurs propres consuls. Les colonies de marchands et marins étaient, par conséquent,

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stables et de plus en plus importantes comme il correspond à un commerce international castillan en plein essor. À partir de cette date, nous assistons à un accroissement continu de ces communautés marchandes qui ne sont pas seulement plus grandes, quant au nombre de leurs membres, mais plus influentes dans le panorama économique international. Bruges, Anvers, Londres, Rouen, Nantes, Toulouse, Bordeaux, Lisbonne et Florence seront leurs principaux lieux d'établissement. Prospérité qui se prolonge jusqu'à la fin du XVIe siècle, où la chute du commerce international castillan et les conflits religieux, entre autres raisons, entraînera l'effondrement et la disparition postérieure de ces colonies.

Facteurs de l’expansion du commerce dans la Castille aux XVe et XVIe siècles

16 Premièrement, c’est l’expansion économique de la Castille au XVe siècle12. Dès le début du XVesiècle et plus particulièrement, depuis 1425-30, on observe dans toute la Vallée du Duero des symptômes évidents qui nous montrent qu'on est en train de sortir de la crise du bas Moyen-Âge. Ce redressement est général dans tous les territoires de la Couronne de Castille et de façon très claire dans la zone orientale de cette Vallée du Duero. Il y a plusieurs indicateurs des transformations lentes mais continues de l'économie castillane. Tout d'abord, l'inversion des tendances démographiques. On constate une augmentation évidente de la population. Bien qu'il soit très difficile de l'évaluer à cause du manque de sources statistiques rigoureuses, nous pouvons dire que l'ensemble de la Couronne de Castille passerait de 3,4 millions d'habitants approximativement en 1400 à 4 millions en 1480, 4,5 millions en 1530 et 6,5 millions en 1590. De ces chiffres, un quart correspondrait à la Vallée du Duero. Reprise démographique qui toucha autant la campagne que la ville. Fait qui entraînera le développement de beaucoup d'agglomérations moyennes et ce seront elles qui formeront réellement le réseau urbain de la Castille septentrionale.

17 Au développement démographique vint s'ajouter, bien sûr, l'expansion agraire. À ce propos il nous faut signaler plusieurs faits coïncidents. Le net accroissement du terroir cultivé, fruit des nouveaux défrichements et de l'assolement obligatoire à jachère biennale. L'expansion de nouvelles cultures, étant donné que la croissance agricole ne fut pas que céréalière, mais aussi dans des zones précises de la Vallée du Duero elle concerna le vignoble et certaines cultures industrielles comme la garance et le lin. Mais le plus spectaculaire, ce fut, sans aucun doute, l'accroissement du cheptel. C'est le plus grand nombre d'animaux de labour et de viande et essentiellement de moutons mérinos, dont le nombre pourrait osciller, en 1500, autour de 10,5 millions de têtes réparties dans toute la Castille. Un tiers de leur laine était exportée à l'extérieur.

18 Mais un autre facteur vint s'ajouter à l'essor économique dans le monde rural, la diffusion d'activités proto-industrielles à la campagne. Ainsi, dans les régions des alentours de Ségovie, Avila, Tierra de Campos, nord de Palencia et Cameros, nous trouvons, dès la moitié du XVe siècle, une véritable prolifération d'une foule d'activités de cuir, fer et surtout textiles. Quoique certaines d'entre elles fussent peu importantes, d'autres, comme celles de Ségovie, Avila ou Soria, se structurèrent sous des formes d'organisation plus complexes adoptant le système de commande à domicile, le verlagssystem. De gros commerçants des villes, les mercaderes hacedores de paños, se chargeaient de gérer la production et de la vendre sur des marchés lointains.

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19 Mais si le panorama du monde rural castillan fut prospère jusqu'aux années 1570-1580, on peut en dire tout autant de celui des villes. Les XVe et XVIe siècles sont des époques de grand développement urbain pour les centres de la Castille septentrionale13. Leur population croît et leurs plans augmentent. Leur réseau industriel se renouvelle, autant grâce à la survie d'activités manufacturières corporatives destinées à un public dont le pouvoir d'achat est de plus en plus grand, qu'au développement de l'artisanat rural lié aux commerçants des villes de Castille. Mais où l'on observe le mieux le développement économique dans la Vallée du Duero aux XVe et XVIe siècles ce fut dans le commerce et les finances. Pendant cette période, tout un réseau de commerce intérieur se consolide dans cette région, avec la présence de transporteurs, marchands et colporteurs dans toutes les villes et centres ruraux. Essor dû en grande partie au développement économique général ainsi qu'à la prolifération des foires dans toutes les contrées.

20 Et parallèlement, ce furent aussi les siècles de l'expansion du commerce international castillan14. On trouve des commerçants de Burgos, Valladolid, Ségovie, Soria, Medina del Campo, Castrojeriz, Cuéllar, etc. dans toutes les principales places européennes, spécialement dans celles de la façade atlantique. Ils exportent tout type de marchandises espagnoles mais aussi, beaucoup d'autres d'origine française, anglaise, flamande ou italienne. Une partie étaient des matières premières (laine, colorants, fer, vin, cuirs, etc.) mais beaucoup d'autres – quoique l'on dise habituellement – sont des produits manufacturés de diverses provenance et qualité.

21 Augmentation de la capacité exportatrice des habitants de la Vallée du Duero qui a été provoquée aussi par la prompte utilisation de méthodes et pratiques de gestion avancées de la part de ces négociants, la plupart d'entre elles d'origine italienne ou flamande. L'implantation du système de compagnies, la comptabilité en partie double, l'assurance maritime, la correspondance commerciale, la lettre de change et le système multilatéral des changes en foires de Medina del Campo furent des mécanismes qui donnèrent aux commerçants castillans des avantages comparatifs face à leurs concurrents.

Les colonies commerciales castillanes en Europe aux XVe et XVIe siècles

22 C'est dans un contexte d'expansion commerciale et d'apprentissage de techniques de gestion d'entreprises que l'on doit situer, au XVe siècle la création de colonies et nations mercantiles par des commerçants castillans. Leur logique économique est claire, en se regroupant en corporations ils essaient de résoudre quelques problèmes du monde commercial de cette époque, caractérisé du point de vue mercantile par des asymétries dans l'information, une faible communication et la possibilité de différentes interprétations des faits. Les commerçants d'une même nationalité, même s'ils n'étaient pas parents, évitaient quelques-uns de ces inconvénients, en s'organisant en colonies ou nations.

23 Les différentes colonies et nations mercantiles castillanes, comme nous pouvons voir en la CARTE I, sont dans toute Europe. C'est sur le territoire des anciens Pays-Bas que la présence de la Castille dans le passé se conserve la plus vive15. Cela n'est pas circonstanciel, mais le fruit de fortes raisons historiques. Ces territoires avec leurs nombreuses villes étaient les plus riches du moment : ils avaient une puissante industrie textile et étaient le centre des échanges commerciaux et financiers de toute

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l'Europe. Il n'est donc pas étonnant que les marchands castillans, dès le XIIIe siècle se soient dirigés vers cette zone. Cependant, leur époque la plus éclatante fut à partir du XVe siècle, lorsque la laine castillane devint la matière première utilisée par la plupart des métiers à tisser européens. Cette marchandise, avec beaucoup d'autres, comme les teintures, les cuirs, le fer, les fruits secs, etc. était importée par des marchands castillans établis aux Pays-Bas. Le fait que le nombre annuel de compagnies mercantiles espagnoles qui furent enregistrées par les autorités politiques des villes flamandes ait été dans la première moitié du XVIe siècle autour de 150, nous montre leur importance. Chiffre seulement dépassé par celles en provenance d'Italie. Bruges était la ville qui dirigeait toute cette intense activité, Anvers fut la seconde ville des Pays-Bas où la présence des marchands de Castille fut la plus active

24 La France est après la Belgique le pays où la présence de colonies commerciales castillanes en Europe fut la plus intense : à Rouen, Nantes et Toulouse et sur une plus petite échelle, à La Rochelle et à Bordeaux. Villes qui aux XVe et XVIe siècles furent parmi les centres économiques les plus importants de France et points d'escale dans le commerce entre l'Espagne et les mers du Nord. Le protagonisme qu'atteignirent les Castillans en France a une grande importance historique16.

25 En Angleterre la colonie mercantile castillane s’établit essentiellement à Londres, bien qu’il y ait eu des membres aussi à Bristol, Southampton et Plymouth. Son moment de splendeur fut, comme dans le reste de l’Europe à la fin du XVe siècle et pendant la première moitié du XVIe siècle. Toutefois, il n’y a pas de preuve documentaire qu’il y ait eu des magistratures castillanes propres sur le territoire britannique ou que la colonie installée dans ce port jouisse de privilèges spéciaux ou d’une autonomie juridictionnelle17.

26 Lisbonne fut un autre endroit où il eut une autre colonie castillane bien qu’il faille encore faire des recherches. Le fait d’être un lieu de passage entre la Méditerranée et la Mer du Nord attira de nombreux marchands étrangers. Quoique la plupart d’entre eux fussent les Génois et un peu moins les Hanséatiques, il y eut aussi des Castillans, Attirés par les produits portugais et surtout par ceux en provenance de leurs îles (sucre et pastel de Madère et des Açores), des facteurs des principales compagnies de Burgos, outre de petits commerçants et marins galiciens et andalous, s’y installèrent18.

27 L’Italie est le dernier pays où il y eut une colonie mercantile importante. À part les souvenirs du passage d’ecclésiastiques, de nobles et de soldats par Rome ou Naples, Florence est le lieu où il y eut cette présence. La capitale de la Toscane était aux XVe et XVIe siècles, l’un des plus grands centres de l’industrie textile du drap. C’est pourquoi elle fut une grande importatrice pour permettre de fournir en matières premières ses nombreux métiers à tisser. Si aux XIVe et XV e siècles celle-ci était de provenance italienne ou anglaise, à partir de la fin du XVe siècle ce sera de la laine mérinos castillane. C’est ce que les chercheurs de cette industrie ont appelé la « garbizzazione » de l’industrie textile toscane et qui, dans une grande mesure, fut impulsée par les marchands castillans. À la fin du Moyen Âge on la transportait dans des navires basques, qui, partant de l’Espagne, accosteront dans les ports de Pise, Talamone, Gênes et plus tard de Livourne19.

28 En conclusion, le « succès commercial » des commerçants et financiers castillans aux XVe et XVIe siècles n’est pas surprenant. La création de ce système complexe de nations mercantiles et de réseaux de commerce de la part des Castillans – contrairement à d’autres concurrents autant commerçants espagnols qu’étrangers – nous montre le

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degré élevé de développement commercial et financier qu’ils avaient atteint à la fin du XVe siècle. Dans n’importe lequel de ces lieux d’Europe, la politique que les marchands castillans menèrent fut identique.

La circulation de l’information dans les réseaux de commerce castillans aux XVe et XVIe siècles

29 Une circulation fluide de l’information était indispensable si l’on voulait assurer l’efficacité du réseau commercial. Disposer d’une solide information a été l’un des objectifs majeurs de négociants castillans du XVe et XVIe siècles et son obtention a été, me semble-t-il, une des raisons de leur succès.

30 L’information circulait de multiples manières par le biais de voyageurs, agents, transporteurs, navigateurs, etc. Et aussi en recourant à la pratique généralisée, chez les commerçants castillans, de l’envoi des fils en formation à l’étranger, d’un associé, d’un ami ou simplement d’un membre de la nation castillane résidant en l’un des centres économiques du moment. Veiller sur les jeunes, contrôler le travail des facteurs étaient l’une des tâches des consuls castillans présents dans toute l’Europe. Selon la loi du 21 juillet 1494 promulguée par les Rois Catholiques et créant le Consulat de Burgos, organisme coordonnant les réseaux marchands castillans, les hommes d’affaires de Burgos voulaient de la sorte pouvoir auditionner les facteurs qui représentaient les compagnies dans toute l’Europe20. La loi allait même jusqu’à stipuler que les consuls de Bruges, Anvers, La Rochelle, Nantes, Londres et Florence devaient rendre compte de leurs gains et justifier de leur activité devant la magistrature21.

31 Une autre forme capitale de la circulation de l’information fut celle fournie par la correspondance marchande. C’est à elle que je veux désormais m’attacher. J’analyserai d’abord le circuit de courriers de l’organisme chargé de réguler le commerce castillan en Europe : le Consulat de Burgos. Ensuite j’examinerai les caractéristiques de la correspondance de quelques compagnies du XVe siècle, et en particulier celle de Simon Ruiz.

Le courrier du Consulat de Burgos

32 Parmi les multiples fonctions du Consulat de Burgos – tribunal commercial, organisation des flottes, perception d’impôts, organisation du commerce etc. – figurait celle de l’utilisation d’un système de courrier pour ses propres besoins et ceux de ses membres. Ses filiales de Bruges, Nantes, Rouen et Florence en possédaient également un. On le désignait alors comme « le courrier de l’Université des Marchands » et/ou « le courrier de la Nation ». Son existence donnait aux marchands castillans un avantage certain par rapport à leurs rivaux qui ne pouvaient y avoir recours et en payaient le prix lors des transactions22.

33 Pour organiser l’envoi de la correspondance, le Consulat disposait de messagers et de courriers propres mais aussi s’assurait les services d’autres courriers en fonction des urgences. J’en ai étudié les coûts au cours de la première moitié du XVIe siècle. Ils représentaient alors environ 5 % du total des dépenses de l’institution (GRAPHIQUE 1). Ce pourcentage souligne tant l’importance du courrier pour l’institution que son développement. C’est pourquoi en vertu des ordonnances de 1538 fut créé l’office de

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Maître du courrier, responsable de l’ensemble du personnel et bénéficiant de ressources nourries d’un salaire annuel fixe et de taxes perçues lors de l’envoi de chaque paquet de lettres. Le même personnage avait de surcroît le monopole du départ de toute la correspondance commerciale adressée par les marchands membres de « l’Université des Marchands » de Burgos. La poste connut en 1572 une promotion qui témoigne de l’importance donnée à une bonne information, avec la création de la charge de Grand Courrier du Consulat (Correo Mayor del Consulado), qui, bien entendu, fut confiée, tout au long de la seconde moitié du XVIe siècle, à des membres des grandes familles marchandes de Burgos, les Pardo Orense et les de la Torre. Cependant cet office consulaire empiétait sur les privilèges accordés par les souverains espagnols aux Tassis, ce qui fut motif d’un long procès. Les Tassis durent finalement reconnaître l’autonomie et l’efficacité du courrier du Consulat23.

34 Le souci d’un bon service de courrier apparaît aussi dans la documentation du Consulat de Castille à Bruges. Cette institution, chargée de réguler le commerce castillan dans l’ensemble des Pays-Bas, son principal marché, connut une remarquable fluidité dans l’échange de lettres tout au long des XVIe et XVIIe siècles. Dans les livres d’actes sont enregistrés les départs et arrivées de lettres reliant les Pays-Bas à toute l’Europe. À ces fins le Consulat de Castille à Bruges avait ses messagers et courriers attitrés, même si à partir de 1570 il passa contrat avec les Tassis afin d’adresser des lettres et de l’argent en espèces selon une tarification établie en fonction des lieux de réception et du volume mensuel des envois. De surcroît les consuls cherchèrent à rendre plus rapide et plus régulière la réception de la correspondance par le biais de primes ou de sanctions en fonction des gains ou des dépassements de temps. La norme était de Bruges à Burgos, de 22 jours en été et de 24 en hiver24.

35 Ainsi l’intense essor du Consulat de Burgos et de ses succursales conduisit de nombreux marchands et particuliers et même des souverains à utiliser fréquemment ses services. Le développement progressif du commerce et de l’activité économique en Espagne au XVIe siècle incita les hommes de négoce à y avoir ordinairement recours afin d’être informés et de la sorte à mener à bien leurs affaires. Il n’est pas surprenant que le marchand de Burgos, Antonio de Quintanadueñas, se soit plaint « du temps consacré à écrire à tant de personnes chaque semaine »25. L’étude de plusieurs livres de comptabilité de marchands du XVIe siècle, actuellement en cours, en apporte une nouvelle preuve puisque nous voyons y apparaître, à partir des années 1530, des entrées destinées à relever les dépenses de courrier. Ce simple fait traduit l’importance accordée à l’information dans la gestion d’entreprise.

La correspondance de la Compagnie Simón Ruiz

36 Grâce aux travaux de plusieurs disciples de Fernand Braudel, on sait qu’est conservée à l’hôpital fondé à Medina del Campo par le marchand Simon Ruiz, une des meilleures archives d’entreprise commerciale et financière du XVIe siècle. Les affaires de Simon Ruiz furent conséquentes pour l’époque, bien que, ne l’oubliions pas, celui-ci ne fût alors ni le plus important ni le plus riche des hommes de négoce espagnols. Bien que la documentation ait été partiellement étudiée et publiée, beaucoup d’aspects nous restent inconnus26. La Fondation du Musée des foires de Medina del Campo finance actuellement plusieurs projets de recherche en vue du catalogage, de l’informatisation et de la digitilisation de 54 378 lettres reçues, 2243 lettres envoyées, 21 065 lettres de change et 165 livres de comptabilité. La chronologie des lettres reçues apparaît au

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GRAPHIQUE 2. On y voit que la plus grande partie de la correspondance appartient aux années 1570 et 1580, moment le plus prospère de la compagnie

37 En attendant le terme de travaux en cours, je présente les premières conclusions de l’étude de presque 25 000 lettres ayant des marques postales, soit la moitié du total des lettres conservées27. La géographie de la correspondance reçue par Simon Ruiz est illustrée par la CARTE 2. Au siège de la compagnie sont arrivées des lettres du monde entier, surtout de l’Europe, de Vienne, Prague, Hambourg, Malte, Santiago du Chili, Santo Tomé et Mexico. Toutefois plusieurs centres économiques européens – Lisbonne, Porto, Anvers, Lyon, Nantes, Rouen, Paris, Gênes, Florence, Rome – et simplement espagnols – Bilbao, Séville, Valladolid, Burgos, Tolède, Salamanque, Ségovie – se détachent. Et de plus un immense et dense réseau de localités avec lesquelles Ruiz fut en contact. Cette densité reflète bien le volume de l’information obtenue par la compagnie.

38 La correspondance de Simon Ruiz qui est conservée nous informe aussi des modes d’expédition des lettres : on les adressait par courrier ordinaire avec les marchandises en recourant à des courriers particuliers, par le biais des courriers du Consulat de Burgos, ceux des Nations marchandes ou des courriers royaux. Le courrier empruntait généralement la voie terrestre et exceptionnellement la voie maritime ou les deux voies à la fois. En cas d’urgence ou de nécessité impérative la compagnie passait des contrats spécifiques avec des messagers. De nombreuses lettres nous révèlent, grâce à des dessins, des marques ou des indications écrites, que certaines d’entre elles devaient être livrées à des estafettes précises tandis que d’autres étaient remises en main propre. Pour plus de 15 000 lettres est indiqué le prix de l’affranchissement. Des signes ou des textes signalent les lettres urgentes. Nous savons encore que les courriers de Simon Ruiz utilisaient un service de désinfection de lettres pour éviter les épidémies.

39 La date de réception et souvent celle de la réponse nous étant connues, nous pouvons évaluer les délais. Dans les GRAPHIQUES 3 et 4 j’ai donné les temps minimal, moyen et maximal des trajets les plus fréquents en regroupant les lieux d’origine espagnole d’un côté, étrangère de l’autre. Pour calculer les temps moyens je n’ai pas tenu compte de la correspondance expressément urgente afin d’éliminer toute possible distorsion. En négligeant les temps minimal et maximal qui correspondent aux singularités de certains envois, des lettres adressées délibérément avec grande rapidité et d’autres dont la livraison a été exceptionnellement retardée, l’analyse des temps moyens de la correspondance de Simon Ruiz est révélatrice de la géographie postale du XVIe siècle. Les chiffres confirment la cartographie déjà connue des routes terrestres du XVIe siècle. La proximité d’une voie très fréquentée par les courriers royaux et privés, par exemple les routes de Paris, Anvers ou Rome garantissait une réduction de temps en dépit de l’allongement du trajet. À ce facteur s’ajoutait celui de plus grande régularité de la répartition des lettres lorsqu’il s’agissait d’estafettes principales, ce qui a provoqué maintes protestations des marchands de Bruges à l’égard de l’estafette d’Anvers28. Les délais correspondent à ceux dégagés jadis par Fernand Braudel qui a prouvé que les distances n’étaient pas aussi grandes qu’on ne l’avait cru29. De même les délais sont sensiblement identiques à ceux que les guides postaux du XVIIIe siècle indiquent pour l’Espagne, preuve que le service postal utilisé par Simon Ruiz deux siècles plus tôt était perfectionné30.

40 J’ai tenté d’examiner l’évolution des délais tout au long de la seconde moitié du XVIe siècle. La durée de chaque route postale variait en fonction de la saison, des conflits et

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des épidémies. Les tensions rendent compte, en dehors de moments très concrets, du léger allongement des délais moyens des lettres arrivées à Medina del Campo depuis Anvers, Rouen, Lyon ou Florence à partir des années 1580. Au contraire les lettres reçues de Lisbonne ou de diverses régions espagnoles arrivèrent plus vite qu’auparavant à leur destinataire. Cependant la tendance générale des délais moyens de la plupart des routes postales est au cours de la période à la stagnation.

41 Le prix de la correspondance reçue par Simon Ruiz varie beaucoup en fonction du système de courrier utilisé. J’ai, dans les GRAPHIQUES 5 et 6, représenté le prix moyen des envois de courrier normal, en écartant tous les urgents ou singuliers. On constate que les tarifs variaient non seulement du fait de la distance ou de l’existence d’un régime de poste développé mais aussi de l’intervention d’associés ou d’agents qui facilitaient ou diminuaient le coût de l’information. Un volume élevé de correspondance permettait aussi d’obtenir de meilleurs prix. Les cas de Rouen, Nantes, Lyon, Lisbonne ou Séville sont à cet égard révélateurs. Ainsi y a-t-il une cartographie de la transmission des nouvelles commerciales distinctes de celle concernant les souverains ou d’autres usagers du courrier. Un tel phénomène révèle l’existence d’une stratégie d’entreprise cherchant à comprimer les coûts de transaction tout en limitant les incertitudes pesant alors sur les affaires et de la sorte être plus compétitifs.

42 Le prix du courrier était généralement payé au lieu de destination. Cependant les archives de Simon Ruiz montrent que 603 lettres ont été affranchies au départ selon les mentions figurant sur l’enveloppe. C’est pourquoi associés et agents se faisaient rembourser, chaque année, par le siège de la compagnie, les frais de correspondance qu’ils avaient avancés. Ces sommes sont dans les livres de Ruiz inscrites dans les comptes de courrier. Ce système de paiement anticipé ne doit rien au hasard et peu à la modernité du courrier utilisé par les marchands castillans. Il est le fruit d’une stratégie d’entreprise : il s’agit de garantir que le courrier arrivera vite et surtout en toute sécurité. Une telle politique est aussi perceptible lorsque des lettres sont remises en main propre ou lorsque est payé un supplément afin de livrer le pli à une heure et un jour déterminés.

43 La correspondance du Consulat de Burgos et de Simon Ruiz révèle donc l’intensité de la circulation des nouvelles entre les entreprises commerciales espagnoles du XVIe siècle. Les lettres contiennent une infinité d’informations depuis les données commerciales et financières concernant les affaires de la compagnie jusqu’aux questions d’ordre politique, personnel ou général : le prix des marchandises la cotation des monnaies et des changes, l’arrivée des flottes d’Amérique, l’organisation des flottes gagnant les Pays-Bas ou la France, la naissance d’un conflit, les attaques de pirates, etc. occupent beaucoup d’espace.

44 L’abondance des lettres et des lettres de change – et encore une partie d’entres elles seulement a été conservée – témoigne de l’efficacité de la circulation de l’information. Les marchands ou les institutions commerciales comme le Consulat de Burgos étaient parfaitement conscients de l’importance de disposer de fiables et rapides nouvelles. C’est pourquoi ils n’hésitèrent pas à investir dans le courrier.

45 De fait au XVIe siècle fonctionnait un système de courriers développé ayant recours à des pratiques postales que l’on a longtemps cru postérieures. La cartographie de la correspondance de Simon Ruiz est également le reflet de l’espace commercial et financier de ses affaires31. La correspondance abonde là où (Lisbonne, Anvers, Rouen, Nantes, Lyon et Florence), se trouvaient de nombreux intérêts, associés, agents ou

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commissionnaires. La remarque peut être étendue aux marchés espagnols où étaient vendues les marchandises importées de l’étranger. Écrire tant de lettres n’était pas le fruit du hasard mais la conséquence d’une gestion d’entreprise soigneusement calculée. Le succès des affaires de Simon Ruiz en a dépendu.

46 L’efficacité de l’énorme et solide information utilisée par la compagnie est illustrée par les bénéfices obtenus pendant plusieurs années et tels que j’ai pu les reconstruire. Au GRAPHIQUE 7 figurent les résultats de l’examen de milliers de comptes provenant de quelques-uns uns des Livres de Comptabilité. L’analyse et l’évaluation – faites à partir des critères de la technique comptable actuelle, très différents de ceux de l’époque considérée qui relevaient d’une autre mentalité commerciale – m’ont permis d’étudier les bénéfices réalisés par Simon Ruiz entre 1569 et 1597, date de sa mort. On voit qu’en dépit des oscillations annuelles qui proviennent des archaïsmes des techniques comptables en vigueur (les comptes n’étaient pas arrêtés en fin d’année mais établis de manière aléatoire à divers moments), la compagnie obtint de façon presque continue des bénéfices.

47 L’énorme activité épistolaire de Ruiz et de ses employés (rappelons qu’il s’agit de 56 721 lettres et de 21 065 lettres de change conservées), se reflète dans les résultats positifs de l’entreprise. Génératrice d’une excellente information, elle est, me semble-t-il, l’un des facteurs de ce succès. Ces faits corroborent ce que recommandent aujourd’hui tous les théoriciens de l’économie d’entreprise. Et une circulation de l’information de cette nature, à en juger à partir des données à notre disposition, a été très semblable à celle développée par d’autres grandes compagnies commerciales et financières castillanes des XVe et XVI e siècles dont les archives ont été conservées : Bernuy, Salamanca, Maluenda, Gallo, Zamora, Daza, Astudillo, Polanco, Miranda, Aranda, Quintanadueñas, Castro, Orense, Cuellar, Lerma, Gaona, Pardo, Santamaría, Vitoria, Del Barco, Echávarri, Agurto, Del Río, Santa Cruz, Del Peso, etc.

48 Comme je l’ai déjà souligné, tous ces marchands ont pu disposer d’une bonne information grâce aux possibilités offertes par un réseau de caractère corporatif. Organisé depuis le Consulat de Burgos, celui-ci regroupait de nombreuses institutions installées dans diverses parties de l’Europe et un nombre considérable d’agents et d’informateurs dont l’une des fonctions consistait à assurer une circulation de l’information bonne, rapide et efficace. Aussi n’est-il pas surprenant que la perte de cohésion – propice à l’installation d’un climat de défiance – du système des colonies et nations marchandes castillanes à partir des années 1580, en raison des changements opérés dans les formes de commerce international et de conflits religieux, ait produit des dysfonctionnements dans la circulation de l’information. Cette mutation et d’autres raisons économiques, ont provoqué l’augmentation des coûts de transaction des entreprises espagnoles en compliquant leur gestion interne et en diminuant leur compétitivité. Le chemin de la décadence et de la disparition des réseaux marchands et financiers était ouvert32.

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Les colonies commerciales castillanes en Europe (XVe-XVIe siècles)

Origine des lettres reçues par la compagnie de Simón Ruiz (1554-1630)

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Graphique I : pourcentage des dépenses en courriers et messagers dans le total des dépenses du "Consulado de Burgos"

Graphique II : Lettres reçues par la Compagnie de Simón Ruiz

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Graphique III : temps de parcours de lettres étrangères reçues par la Compagnie de Simón Ruiz

Graphique IV : temps de parcours de lettres espagnoles reçues par la Compagnie de Simón Ruiz

Graphique V : prix moyen de l’affranchissement de la correspondance étrangère reçue par la Compagnie de Simón Ruiz dans la Medina del Campo

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Graphique VI : prix moyen de l’affranchissement de la correspondance espagnole reçue par la Compagnie de Simón Ruiz dans la Medina del Campo

Graphique VII : bénéfices de la Compagnie de Simón Ruiz 1569-1598

NOTES

1. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Paris, Armand Colin, 1966. p. 331-340 ; F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe - XVIIIe siècles, Vol. 1. Les structures du quotidien : le possible et l’impossible. Paris, A. Colin, 1979. 2. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde […] p. 335. 3. Pierre Sardella, Nouvelles et spéculations à Venise au début du XVIe siècle, Paris, 1948 (Cahiers des Annales, I) ; Federico Melis, « Intensita e regularità nella diffusione dell’informazione economica

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generale nel Mediterraneo e in Occidente alla fine del Medievo », in Histoire économique du monde méditerranéen 1450-1650. Mélanges en l’honneur de F. Braudel, Toulouse, Privat,1973. p. 389-424 ; Pierre Jeannin, « La diffussion de l’information », in Simonetta Cavaciocchi (ed.), Fiere e Mercati nella integrazione delle economie europee, secc. XIII-XVIII, Firenze, Istituto Internazionale di Storia Economica « F. Datini » di Prato, 2001, p. 231-262 ; Jacques Bottin, « Négoce et circulation de l’information au début de l’époque moderne », in Muriel Le Roux (ed.), Histoire de la poste. De l'administration à l'entreprise, Paris, Presse de l’École normale supérieure, 2002. p. 41-54. Wolfang Kaiser et Gilbert Butti (eds.), « Moyens, supports et usages de l’information marchandes à l’époque moderne », Rives nord-méditerranéennes, 27, 2007, Wolfang Kaiser et Biagio Salvemini (eds.), « Informazioni e scelte economiche », Quaderni Storici, 24, 2007. 4. John J. McCusker et Cora Gravestein., The Beginnings of Commercial and Financial Journalism. The Commodity Price Currents, Exchange Rate Currents, and Money Currents of Early Modern Europe. Amsterdam, Nederlandsch Economisch-Historich Archief, 1991. Leos Müller et Jari Ojala, Business Information Flows. From Early Modern Correspondence to the Business Press, Helsinki, SKS (Finska Litteratursällskapets bibliotek), 2007. 5. Michael E. Porter, Competitive Stategie. New York, Free Press, 1980 ; Michael Porter et Victor E. Millar, «How Information Gives You Competitive Advantages», Harvard Business Review, 63, july 1985, p. 149-160 ; Mark Casson, Information and Organization. A New Perspective on the Theory of the Firm. Oxford, Clarendon Press, 1997 ; Richard Swedberg, Principles of Economic Sociology, Princeton, Princeton University Press, 2003. 6. Anthony Molho et Diogo Ramada Curto (eds), « Réseaux marchands » Annales. Histoire, Sciences Sociales (2003), nº 3. p. 567-672. 7. Frederic Mauro, « Merchant communities, 1350-1750 », in James D. Tracy (ed.), The Rise of Merchant Empires. Long-distance trade in the early modern world, 1350-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 255-286 ; Jacques Bottin et Donatella Calabi (eds.), Les étrangers dans la ville. Minorités et espace urbain du bas Moyen Âge à l’Époque moderne, Paris, Éditions EHESS, 1999 ; William D. Rubenstein, « Entrepeneurial Minorities : A Typology », in M. Casson et A. Godley (eds.), Cultural Factors in Economic Growth, Berlin, Springer, 2000. p. 111-124. Peer Schmidt, « Les minorités religieuses européennes face à l’espace atlantique à l’époque moderne », in Horst Pietschmann (ed.), Atlantic History. History of the Atlantic System, 1580-1830, Göttingen, Vendenhoeck and Ruprecht, 2002. p. 83-96. 8. Hilario Casado Alonso, El Triunfo de Mercurio. La presencia castellana en Europa en los siglos XV y XVI, Burgos, Cajacírculo, 2003. 9. Mark Casson, Information and Organization […] op. cit., p. 117-145. 10. Voir Douglas C. North, « Institutions, transaction cost, and the rise of merchants empires » in James D. Tracy (ed.)., The Rise of Merchant […] op. cit, p. 22-40 ; Giorgio Doria, «Conoscenza del mercato e sistema informativo: il Know-how dei mercanti-finanzieri genovesi nei secoli XVI e XVII », in Aldo de Maddalena et Hermann Kellenbenz (eds.), La repubblica internazionale del denaro tra XVe e XVII secolo, Bolonia, Il Mulino, 1986, p. 57-121 ; Avner Greif, Institutions and the Path to the Modern Economy. Lessons from Medieval Trade, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. 11. Hilario Casado Alonso, El Triumfo de Mercurio.[...], op. cit. ; Hilario Casado Alonso, « Las colonias de mercaderes castellanos en Europa en los siglos XV y XVI », in Hilario Casado Alonso (ed.)., Castilla y Europa. Comercio y mercaderes en los siglos XIV, XV y XVI, Burgos, Diputación Provincial de Burgos, 1995. p. 15-56. 12. Alberto Marcos Martín, España en los siglos XVI, XVII y XVIII. Economía y sociedad, Barcelona, Critica, 2000 ; Francisco Comín, Mauro Hernández et Enrique. Llopis (eds.), Historia económica de España. Siglos X-XX, Barcelona, Crítica, 2002. 13. Hilario Casado Alonso, « Medina del Campo Fairs and The Integration of Castile into 15th to 16th Century European Economy », in Simonetta Cavaciocchi (ed.)., Fiere e Mercati nella Integrazione […], op. cit., p. 495 – 517.

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14. Betsabé Caunedo del Potro, Mercaderes castellanos en el golfo de Vizcaya (1475-1492), Madrid, Universidad Autónoma, 1983 ; Hilario Casado Alonso, « El Comercio internacional burgalés en los siglos XV y XVI », in Actas del V Centenario del Consulado de Burgos, Burgos, Diputación Provincial de Burgos, 1994. Vol. I. p. 175 – 247. 15. André Vandewalle, « Bruges et la péninsule ibérique », in Valentin Vermeersch (dir.), Bruges et l'Europe, Anvers, Fonds Mercator, 1992. p. 159-181 ; Hilario Casado Alonso, « Bruges, centre d’échanges avec l’Espagne », in André Vandewalle (ed.), Les marchands de la Hanse et la banque des Médicis. Bruges, marché d’échanges culturels en Europe, Oostkamp, Sticchting Kunsboeck, 2002. p. 51-57 ; Jan Albert Goris, Étude sur les colonies marchandes méridionales (Portugais, Espagnols, Italiens) à Anvers de 1488 à 1567, Louvain, Libraire Universitaire,1925 ; Raymond Fagel, De Hispano- Vlaamse Wereld. De contacten tussen Spanjaarden en Nederlanders, 1496-1555, Bruxelles, Archives et Bibliothèques de Belgique, 1996. 16. Michel Mollat du Jourdin, Le commerce maritime normand à la fin du Moyen Âge, Paris, Plon, 1952 ; Christiane Demeulenaere-Douyère, « Les Espagnols et la société rouennaise au XVIe siècle », Études Normandes, 3 (1981), p. 65-83 ; Jean Tanguy, Le commerce du port de Nantes au milieu du XVIe siècle, Paris, A. Colin, 1956 ; Jacques Bernard, Navires et gens de mer à Bordeaux (vers 1400- vers 1550). Paris, SEVPEN, 1968 ; Hilario Casado Alonso, « Le commerce des “marchandises de Bretagne” avec l’Espagne au XVIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, Vol. 107, nº 2, 2000, p. 29–50 ; Francis Brumont, « La commercialisation du pastel toulousain (1350-1600) », Annales du Midi, nº 205 (1994), p. 25-40 ; Hilario Casado Alonso, « Le Rôle des Marchands castillans dans la commercialisation internationale du Pastel toulousain (XVe et XVI e siècles) », in Dominique Cardon, Hansjürgen E. Müllerott, Bouchara Bemjelloun, Francis Brumont et Michel. Delmas (eds.), Woad, Indigo and others Natural Dyes: Past, Present and Future, Arnstadt, Thüringer Chronik-Verlag, 1998. p. 65-70 ; Hilario Casado Alonso, « La gestion d’une entreprise de commercialisation du pastel toulousain au début du XVIe siècle », Annales du Midi, Vol. 113, nº 236, 2001. p. 457-479. 17. Wendy R. Childs, Anglo-Castilian Trade en the Later Middle Ages, Manchester, Manchester University Press, 1978. 18. Antonio Augusto Marques de Almeida, Capitais e capitalistas no comércio da especiaria. O eixo Lisboa-Antuérpia (1501-1549). Aproximação a um estudo de geofinança, Lisboa, Cosmos, 1993 ; Isabel R. M. Mendes Drumond Braga, Um Espaço, Duas Monarquias (Interrelações na Península Ibérica no Tempo de Carlos V), Lisboa, Universidade Nova de Lisboa, 2001 ; Hilario Casado Alonso, « Relaciones comerciales entre Portugal y Castilla (ca. 1475-ca. 1550): algunas reflexiones e hipótesis de investigación », in D. Manuel e a sua época. III Congresso Histórico de Guimarães, Guimarães, Camara Municipal, 2004, Vol. III, p. 9-26. 19. Bruno Dini, Saggi su una economia-mondo : Firenze e l´Italia fra Mediterraneo ed Europa (sec. XIII- XV), Pisa, Pacini, 1995. 20. « mandamos que los dichos fatores de los dichos mercaderes de la dicha ciudad de Burgos sean obligados a venir a la dicha ciudad de Burgos dar las quentas de las mercaderias e haziendas que les fuessen encomendados a sus amos y esten en la dicha ciudad ante los dichos Prior y Consules a derecho sobre las deudas que de las dichas quentas se recrecieren aunque los dichos fatores sean e bivan fuera de la jurisdicion de la dicha ciudad e sean casados fuera della antes o después que tienen las dichas fatorias ». 21. « Esto mismo mandamos que se haga cerca de las quentas pasadas de seys años a esta parte, e porque los dichos mercaderes e fatores y los consules pasados que estan en el Condado de Flandes y en Enberes y en La Rochela y en Nantes y en Londres y en Florencia, sean obligados a las embiar a la dicha ciudad de Burgos dentro de seys meses desde el dia que alla les fuere noteficado a los dichos prior y consules para que ellos las trayan a la dicha feria de Medina, para que alli se vean e lo que hallaren en mal gastado lo fagan restituyr segun dicho es... ». 22. Manuel Basas Fernández, El Consulado de Burgos en el siglo XVI, Madrid, CSIC, 1963. p. 68-80.

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23. Manuel. Basas Fernández, El Consulado de Burgos [...] op. cit., p. 71-78 ; María Montáñez Matilla, El correo en la España de los Austrias, Madrid, CSIC, 1953. 24. Archives de la Ville de Bruges, Spaans Consulat. XII-395 (Dossiers Divers) et XII-404 (Libro de Ayuntamientos del Consulado de España, 1502-1522. f.38). 25. Archivo Histórico Provincial de Valladolid, Simón Ruiz. Correspondance, 149/040. 26. Henri Lapeyre, Simón Ruiz et les « asientos » de Philippe II, Paris, SEVPEN, 1953 ; Henri Lapeyre, Une famille des marchands, Les Ruiz, París, A. Colin, 1955 ; José Gentil da Silva, Stratégie des affaires à Lisbonne entre 1595 et 1607, Lettres marchandes des Rodrigues d’Evora et Viega. París, SEVPEN, 1956 ; José Gentil da Silva, Marchandises et finances. Lettres de Lisbonne, (1563-1578), 2 vols, París, SEVPEN, 1959 y 1961 ; Valentín Vázquez de Prada, Lettres marchandes d’Anvers. París, SEVPEN, 1960 ; Felipe Ruiz Martín, Lettres marchandes échangées entre Florence et Medina del Campo, Paris, SEVPEN, 1965. 27. L’étude des marques postales a été publiée par Fernando Alonso García, El correo en el Renacimiento europeo. Estudio postal del Archivo Simón Ruiz, 1553-1639, Madrid, Fundación Museo de las Ferias, 2004. 28. Louis Gilliodts van Severen, Cartulaire de l’ancien Consulat d’Espagne à Bruges, Bruges, Imprimerie de Louis de Plancke, 1901, p. 402. 29. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen […], op. cit., p. 333-340. 30. Reglamento general expedido por S. M. en 23 de abril de 1720 para la dirección y gobierno de los oficios de Correo mayor y postas de España, en los viajes que se hixieron. Madrid, 1720 ; Pedro Rodríguez de Campomanes, Itinerario de las carreras de posta de dentro y fuera del Reyno, Madrid, Ministerio de Fomento, 2002 (Facs. Ed. 1761) ; Santos Madrazo Madrazo, « La trascendencia de las rutas de transporte en la España moderna », in Angel Vaca Lorenzo (ed.), La formación del espacio histórico : Transportes y comunicaciones, Salamanca, Universidad, 2001, p. 178-180 ; José Jurado Sánchez, « La red postal de Andalucía en el siglos XVIII », in Angel Bahamonde Magro et al. (eds.), La comunicaciones entre Europa y América : 1500-1993, Madrid, Ministerio de Obras Públicas, 1995, p. 99-111. 31. Henri Lapeyre, Une famille de marchands [...], op. cit. ; Hilario Casado Alonso, « Crecimiento económico y redes de comercio interior en la Castilla septentrional (siglos XV y XVI) », in José Ignacio Fortea Pérez (ed.), Imágenes de la diversidad. El mundo urbano en la Corona de Castilla (S. XVI- XVIII), Santander, Universidad, 1997, p. 283-322 ; Hilario Casado Alonso, « Le commerce des “marchandises de Bretagne” avec l’Espagne au XVIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, Vol. 107, nº 2, 2000, p. 29-50 ; Ricardo Rodríguez González, Mercaderes castellanos del Siglo de or, Valladolid, Universidad, 1995. 32. Hilario Casado Alonso, El Triunfo de Mercurio [...], op. cit., p. 163-184.

AUTEUR

HILARIO CASADO ALONSO Université de Valladolid, histoire économique

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Les localités circulatoires L’exemple du haut stalinisme dans les années trente

Yves Cohen

1 Que faire des propos de nos vigoureux prédécesseurs ? Les mots ne sont pas mâchés. Voici ce que Fernand Braudel relève chez Marc Bloch : « Il n’y a pas d’histoire de France, il y a une histoire de l’Europe » ; à quoi Braudel ajoute dans la foulée ce second propos de Bloch qui lui semble non pas seulement compléter le premier, mais lui donner son sens : « La seule histoire véritable est l’histoire universelle ». Et Braudel de ponctuer : « Il n’y a pas d’histoire de l’Europe, il y a une histoire du monde » et, à propos de la France : Une histoire de France est, en soi, un admirable sondage, une mise au clair, au-delà de ses aventures propres, de la marche de l’Europe et du monde1.

2 Cela ne signifie pas que tout travail sur la France garantisse qu’il s’agisse d’histoire du monde, comme certains historiens ont été tentés de le penser ! La manière la plus sûre de saisir ces propos emboîtés de Bloch et de Braudel est de les comprendre comme invitation à une histoire relationnelle. Dans son introduction à ces journées, Maurice Aymard, formulant sa lecture de Braudel, disait que pour celui-ci « les espaces n’existent comme tels que s’ils sont construits par des circulations » : c’est cette version des propositions de Braudel, qui n’est probablement pas partagée par tous ses lecteurs, que nous aimerions développer ici.

3 Il s’en faut, bien entendu, qu’on ne puisse procéder à l’opération qu’à partir de la France : si jamais elles en ont vraiment bénéficié, la France et l’Europe ont depuis longtemps perdu le privilège d’être les lieux à partir desquels se pense le monde2 ! Faut- il poursuivre et dire qu’il ne suffit pas de pouvoir se déplacer en d’autres points du monde, mais qu’il le faut ? Le lien entre les histoires locales, quelle que soit l’étendue de la « localité » en question, région, pays, continent…, et l’histoire du monde, est formé de circulations. Circulations de toute nature : des hommes, des objets, des savoirs, des formes y compris institutionnelles, aucune de ces entités ne circulant seule, sans l’une au moins des autres, sinon sans toutes les autres. Les hommes portent pour le moins des langues et des objets. Les objets à leur tour sont difficilement détachables des cadres et savoir-faire d’usage, même si ni les premiers ni les derniers ne sortent jamais indemnes de la circulation. Les savoirs et les formes aussi sont portés : par la

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matérialité des livres ou, plus largement, des documents et des œuvres, par des humains. Ainsi, avec ce qui est tangible et manifeste, circulent souvent des entités qui le sont moins : des relations appuyées sur des choses, des attitudes face à la réalité qui sont sans cesse réitérées par les humains en déplacement, etc. La lessiveuse du local brasse tout cela pour former à chaque fois des configurations inédites. Toutefois, la seule considération des circulations ne donne jamais seule le dernier mot de ces configurations. Chaque lieu a sa logique idiosyncrasique qu’il importe d’identifier. Mais il n’est de localité que circulatoire, c’est-à-dire formée dans et par des circulations.

4 Cette problématique de la circulation touche jusqu’aux lieux apparemment les plus rétifs. On sait depuis longtemps combien les années vingt soviétiques étaient riches d’échanges et de mouvements3. Étaient encore riches, ai-je presque écrit. En effet, dans les représentations habituelles de l’Union soviétique, les années trente sont celles de la fermeture, de la liquidation de toutes les respirations que la décennie précédente avait ménagées à la suite d’une avant-guerre particulièrement éclatante sur ce plan, tant pour l’économie que pour la culture. Octobre 1917 même ne marquait-il pas la victoire d’une idéologie forgée en Europe occidentale et acculturée à la Russie par des dirigeants en exil ? Or les nouvelles recherches de ces quinze dernières années sur l’histoire soviétique montrent à quel point les années de la consolidation du pouvoir de Staline demeurent ouvertes aux emprunts. La circulation concerne tout autant les formes de l’organisation économique, la construction administrative de l’État que la culture (le cinéma du grand stalinisme est hollywoodien) ou l’urbanisme (le fonctionnalisme des modernes est rejeté au profit d’une ville hiérarchique dont le modèle est encore cherché à l’étranger). Ce sont les points que je développe ci-après sans aller jusqu’aux années 1940, beaucoup plus complexes et moins travaillées, et qui marquent le tracé de nouvelles configurations.

5 Pourtant, ni les échanges des années vingt ni les emprunts des années trente ne font de l’Union soviétique un espace qui se construit et se définit seulement par les circulations comme la Grande-Bretagne qui se constitue en tant que telle à travers les échanges avec l’Inde en particulier4. Ce qui forme le plus spécifique de l’Union soviétique stalinienne est issu d’inventions locales. Ainsi, après que Staline a conquis tous les pouvoirs à la fin des années vingt, il installe son plus proche collaborateur, Molotov, au poste de président du conseil des commissaires du peuple. Dès lors commence une série ininterrompue de mesures qui renforcent la verticalité de la hiérarchie – on pense au terme poutinien de « verticale du pouvoir ». Aux organes qui prennent des décisions collectives sont préférés des chefs qui règlent à leur guise les rapports personnels avec leurs adjoints. Un « conseil des adjoints » entourait Rykov, le prédécesseur de Molotov, et prenait encore d'importantes décisions. Molotov n’a plus que des rapports individualisés avec ses adjoints. Le principe est progressivement étendu à tous les commissariats du peuple, industrie comprise, et à l’Internationale communiste. Au-delà même, toute rencontre horizontale qu’un chef direct n’a pas initiée, est bannie, comme celle, par exemple, de dirigeants régionaux à l’occasion de congrès tenus à Moscou5. Progressivement, la structure soviétique du pouvoir est rendue transparente à un regard porté d’en haut et l’ensemble de la société en subit la marque : elle doit être lisible par Staline directement et sans perte. S’il s’agit évidemment d’un vœu pieux, l’effort n’en est pas moins constamment renouvelé6. Ce système de pouvoir, fondé sur ses trois piliers ordonnés, le parti, la police, le gouvernement, n’a pas de modèle. C’est aussi le cas de la liquidation généralisée et anticipée de toutes les forces et de tous les individus susceptibles de se retourner contre Staline à plus ou moins long terme

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(depuis les groupes nationaux jusqu’à ses plus proches collaborateurs)7. Sur tous ces points, Staline peut s’être appuyé sur l’histoire de la construction du pouvoir tsariste, mais sur aucun modèle direct : il ne copie pas.

6 Jusqu’à plus ample informé, dirais-je. Certes, il semble bien que ces traits qui font le cœur du système de pouvoir propre à Staline soient de son invention, sans que les circulations de toute nature, administrative, organisationnelle, écono-mique, technique, artistique, littéraire, qui ont jusque là affecté la Russie comme l’Union soviétique, n’y soient mobilisées. Ceci n’est pourtant dit que sous réserve d’inventaire… d’archives. Quant au rapport entre invention et emprunt, André Leroi-Gourhan a montré de façon convaincante que « c’est un peu arbitrairement qu’on peut isoler le cas d’une invention toute liée au milieu local »8. En tout cas, dans les années trente, au plus fort de la manifestation de la férule stalinienne, alors même que naît le « national- bolchevisme » qui constitue sa politique sur des aspects majeurs, les phénomènes de circulation se manifestent bien9. Et il ne s’agit pas là non plus d’un transfert conçu de façon étroite comme le déplacement linéaire, porté par quelques acteurs bien définis, d’une technique, d’une idée, d’un mode de faire comme on parle depuis les années soixante de « transfert technologique »10. Les effets de retour que nous rencontrerons le montreront assez.

7 En tout cas, l’identification de ce moment soviétique d’échanges illustre l’idée que les lieux peuvent et doivent être abordés du point de vue des circulations dont ils sont le site. Depuis la dernière guerre, une tendance lourde de la philosophie comme plus largement des sciences sociales veut qu’on délaisse l’être pour la relation. L’intérêt pour l’être portait à la métaphysique. L’étude des relations déplaçait vers les modes dynamiques de la constitution, vers le social, vers le pouvoir. La relation était révolutionnaire, l’être était conservateur, sinon pire. Il convient sans doute de penser que l’intérêt des historiens, Braudel le premier, pour les circulations s’est formé dans cette ambiance diffuse. Certains ensembles pouvaient être constitués en objets d’étude, traversés sinon définis par des circulations, dont la Méditerranée fournissait un modèle qui n’est pas encore épuisé11. Il semble qu’il soit désormais possible, après tant d’études des relations et des circulations, de revenir vers les entités et les êtres : ils sont devenus circulatoires. Leur prise en considération ne peut plus négliger les transferts, les échanges et les rencontres incessants qui les constituent. Les études de réception, opposées aux études de diffusion, comme André Leroi-Gourhan encore, à propos des emprunts, en définissait dès 1945 le principe longtemps bien peu suivi, ne sont plus de simples illustrations aux marges. Elles deviennent centrales pour les études politiques, culturelles, économiques12. À toute échelle, les localités sont circulatoires13.

L’américanisme soviétique

8 De très nombreux travaux ont été publiés depuis vingt ans sur les emprunts soviétiques à l’expérience américaine, sur les séjours d’ingénieurs américains en URSS et des Soviétiques aux États-Unis, sur les voyages des brevets, des usines, des architectes, des machines, des formes artistiques, des expérimentations cinématographiques, sans parler de la science, vers le pays de la révolution prolétarienne. Dans l’autre sens, la littérature n’est pas mince non plus sur les effets du communisme lié à l’Union soviétique dans les pays capitalistes, sur « l’œil de Moscou » dans les sections de l’Internationale, sur les émissaires plus ou moins secrets, sur les voyages d’intellectuels

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vers la Mecque de Moscovie pour y chercher « la lumière du marxisme » ou simplement l’enthousiasme, sans oublier la fascination exercée sur les grands acteurs de la rationalisation industrielle, administrative ou architecturale par le plan et l’ordre soviétiques14. Les meilleures études « embarquent » plusieurs de ces aspects. Jean-Louis Cohen et Hubert Damisch soulignent ainsi, la force avec laquelle le modèle américain s’est imposé à ceux qui se voulaient les bâtisseurs d’une société nouvelle, pourtant fondée sur des prémisses opposées. L’insistance mise par Lénine, [poursuivent-ils], à introduire le taylorisme en URSS trouve son écho dans le mot d’ordre des avant-gardes réclamant « un homme américanisé dans un pays électrifié », dans les vers jetés par Maïakovski sur le pont de Brooklyn, ou dans les films d’Eisenstein ou de Barnet15.

9 Après tous ces remarquables travaux, la présente contribution ne cherche qu’à préciser le rôle des circulations dans la confection d’une singularité totalitaire apparemment entièrement repliée sur elle-même. Or le stalinisme n’a pas cessé de recourir aux emprunts. Plus encore que celui d’« hybridation » qui conviendrait encore moins dans ce cas que dans ceux où il est le plus souvent employé sans plus de précaution, les termes de « composition », de « combi-naison » ou de « conjugaison », qui viennent parfois sous la plume des acteurs eux-mêmes, s’imposent. Ceci attire l’attention sur une thématique encore à travailler : l’entrelacement, propre au XXe siècle, de la technique, de l’image et du pouvoir. Les emprunts relatifs aux techniques de production se mêlent à ceux qui se rapportent à l’image mécanique pour former non pas seulement un type particulier de pouvoir, mais une forme singulière de l’efficacité des techniques, qu’elles soient matérielles ou représentationnelles. Lénine parle à ce propos de « combinaison » dans un texte fameux de 1918 : Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme16.

10 Dans ces hybridations, ou combinaisons, ou conjugaisons, ou compositions, on ne saurait plus reconnaître les ingrédients d’origine.

11 Max Weber, évoquant le processus d’élaboration de la science, parle d’intégration : la connaissance des concepts scientifiques élaborés dans le passé apparaît comme une façon d’enrichir la formation des concepts personnels « en y intégrant des dimensions, des « aspects particuliers » issus de l’imagination d’autres penseurs »17. Il en est des concepts ou éléments venus d’autres cieux comme de ceux venus du passé. Ils sont intégrés dans un ensemble où l’origine se perd et où les processus de naturalisation vont leur train rapide. Ce qu’on désigne comme de l’intrinsèque est bien souvent de la circulation, temporelle ou spatiale, naturalisée : dont toutes les marques de l’importation se sont perdues. En tout cas, la scène dont il s’agit est mondiale.

L’organisation économique : une traduction de l’allemand

12 Il s’en faut pourtant que nous soyons face à des mouvements seulement bipolaires. Certes l’Amérique domine pour la production, mais non pas pour l’organisation économique. S’il existe, au fil de pensée économique qui conduit au plan, une source étrangère à la Russie, elle est allemande. Les économistes mencheviks, y compris ceux qui sont devenus bolcheviks, comme Iuri Larin, ne manquent pas d’être au fait des

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sciences camérales allemandes et de leur outillage administratif pour la gestion des États. L’organisation de la mobilisation industrielle en Allemagne durant la Première Guerre mondiale joue un grand rôle dans la mise sur pied d’un « plan des approvisionnements » pendant la guerre par des économistes qu’on retrouvera dans la construction de l’économie soviétique18. Ces emprunts fécondent un travail d’élaboration conceptuelle extrêmement innovateur auquel se livrent les économistes soviétiques dès 1919. Les courants internationaux se croisent : quand Eugène Varga vient de l’expérience soviétique hongroise pour participer de façon décisive à la conceptualisation d’un plan national, le jeune Vassili Leontief quitte Leningrad dès 1925 pour poursuivre ses études en Allemagne puis l’immense carrière que l’on sait aux États-Unis.

13 C’est d’Allemagne encore que vient le modèle de l’organisation industrielle qui constitue la colonne vertébrale de l’économie soviétique jusqu’à sa fin. Il s’agit là d’une opération des temps devenus staliniens sans mélange. Son principal architecte en est Abram Gol’tsman. Ce Gol’tsman est un trotskyste de la première heure rallié avec âmes et bagages à Staline à la fin des années vingt exactement comme l’a fait Iouri Piatakov, un autre dirigeant central dans l’édification de l’industrie soviétique, germanophone et très bon connaisseur de l’Allemagne19. L’initiative ne vient pas d’un organe économique. Gol’tsman appartient à l’Inspection ouvrière et paysanne qui est l’organe de contrôle commun au parti et à l'État. Or son souci, comme le montre de façon détaillée l’historien américain David Shearer, est de faire de la Russie une puissance industrielle dont il se préoccupe fort peu du caractère socialiste. Gol’tsman utilise pour la désigner le mot de derzhava (puissance), mot rare dans le vocabulaire soviétique et qui renvoie directement à la locution de samo-derzhavie (traduit couramment par autocratie et qui servait au pouvoir tsariste pour se désigner lui-même). Selon David Shearer, Gol’tsman vise à construire une grande puissance industrielle fondée sur un État despotique20.

14 Gol’tsman, est nommé à la tête d’une commission pour la réforme de l’organisation économique au début de 1929. Nous sommes au moment même du lancement officiel du premier plan quinquennal qui ne dispose donc pas encore de la forme gouvernementale dont on attend qu’elle le mène à bien. L’économie soviétique est alors pilotée par le Conseil suprême de l’économie nationale. Cette institution est fondée sur une organisation décentralisée de conseils économiques régionaux et de « trusts » (formés par branche et sur une base régionale). Ce sont ces organismes qui dictent leurs exigences aux administrations centrales. Gol’tsman, négligeant le modèle américain, décentralisé s’il en est, s’oriente vers l’Allemagne et y fait un voyage retentissant. Il visite les grandes usines de la Ruhr, IG Farben, des usines de métallurgie et de mécanique mais surtout de grands cartels et konzerns et pratiquement toutes les grandes associations industrielles. Il s’intéresse aux relations entre production et commerce organisées au sein des cartels, à la spécialisation de leurs membres et particulièrement à leur organisation administrative et comptable. C’est rechercher une rationalisation par le haut en empruntant à ce que les Allemands appellent eux-mêmes Rationalisierung. Le projet de Gol’tsman est issu des observations de ce voyage. Il sert de base à la directive du 5 décembre 1929 qui dresse les traits de l’organisation économique jusqu’à la fin de l’URSS : une organisation strictement verticale de branches centralisées à Moscou (les réformes d’après-guerre n’infléchissent pas substantiellement ce modèle). David Shearer insiste sur le fait que jamais Gol’tsman

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n’évoque dans son projet le caractère ni la finalité socialistes de l’État à édifier, comme ces derniers sont absents des préoccupations des autres architectes de l’État industriel soviétique. Celui-ci est en tout cas le fruit d’une intense réflexion sur les modèles disponibles, nourrie d’études, de voyages, de controverses vives et entretenues, de confrontations et d’expérimentations pratiques.

La hiérarchie de production : du modèle latéral au modèle vertical

15 D’autres épisodes du courant des années trente ne manquent pas d’intérêt pour illustrer la vigueur des emprunts et des circulations mises en œuvre aux plus hauts moments stalinistes. C’est le cas par exemple de l’introduction massive du dispatching dans l’industrie soviétique. Cette introduction atteint son sommet au moment de la terreur de 1937-1938, non sans lui être liée. Or le dispatching est une technique d’organisation importée des États-Unis à laquelle la mise en place dans l’URSS des années trente confère une figure tout à fait inédite et une place dans l’ordinaire social dont elle est loin de bénéficier sur son sol d’origine. Ce dispositif de répartition des tâches est né aux États-Unis dans les chemins de fer et dans les réseaux électriques. Étendu à l’industrie, il y est un système d’ordonnancement des tâches et des opérations techniques et de circulation des produits dans le cours de leur élaboration. Aux États- Unis, ce système est sans doute essentiel mais il est pris dans tout un ensemble d’autres dispositifs21. En URSS, le dispatching est introduit dans toutes les entreprises dans le courant des années trente, après une période d’expérimentation dans la région fortement industrielle de Leningrad. Le dispatching fait l’objet d’une généralisation dans l’appareil de gestion industrielle à la fin de 1937, c’est-à-dire au pic de la terreur répressive qui s’abat sur le pays de 1937 à 193822. Il est alors mis en place dans les directions centrales du commissariat du peuple à l’Industrie lourde (NKTP) qui est le plus important commissariat du peuple soviétique. Les bureaux de dispatching sont peuplés par des jeunes promus au moment où la génération antérieure de communistes éprouvés subit un prélèvement terrible.

16 Ce système est considéré comme la solution miracle pour le règlement des problèmes de l’administration industrielle : la technicité du dispatching et sa matérialité faite de fiches réparties sur des tableaux et de systèmes électriques de communication sont supposées régler de nombreux problèmes apparus au cours des premiers plans quinquennaux. Le principal de ces problèmes est l’extrême difficulté de coordonner la production au sein des entreprises en raison de l’irrégularité chronique de l’approvisionnement. Ni les matières premières ni les pièces intermédiaires n’arrivent en bonne quantité au bon moment et à la qualité voulue : cette maladie chronique s’est déclarée à l’instant même du lancement du plan. L’économie soviétique est dès lors affligée d’une « arythmie » qui ne la quittera plus23.

17 Le dispatching se présente donc comme une solution matérielle, technique, à un problème d’organisation. Il prend place dans une lignée d’expériences techniques destinées à incarner dans le réel d’idéal d’automaticité de l’administration auquel invitaient les textes de Lénine. Dans les années vingt, les « systèmes de fichiers », non moins importés des États-Unis que le dispatching, se présentent comme l’appui matériel fiable d’une administration débarrassée de sa bureaucratie. Ils autorisent l’ouvrier et la cuisinière, placés à une extrémité, à lancer l’impulsion correcte de la

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« chaîne » (métaphore explicitement fordienne) administrative qui, de fiche en fiche, produit l’action exacte. Le dispatching s’offre comme la panacée suivante. En plus du système de fiches, des dispositifs de signalisation électrique qui imposent leur autorité moderniste sont mis en jeu. Dans les années soixante et soixante-dix, l’occurrence suivante de ce même mouvement d’émergence de l’idéal automatique incarné intervient sous la forme de l’ASU (avtomatizirovannaja sistema upravlenija), soit système de gestion automatisé. Celui-ci n’est plus fondé cette fois sur un système de fiches de carton mêlé d’électricité mais sur le système électronique de fiches qu’est, au sens propre, l’ordinateur. Ce « système automatisé général » informatique est censé couvrir toute l’économie de son réseau vertical depuis le sommet du Gosplan jusqu’à chaque unité économique individuelle24.

18 Tous ces « systèmes » ont des résultats pitoyables. Ils se révèlent incapables de surmonter les maux qu’ils sont censés combattre, l’étouffement bureaucratique, l’absence de coordination de l’économie, son inefficacité.

19 Or le dispatching a encore un autre avantage. Il vient prendre la suite d’une autre importation d’Amérique, celle de l’organisation « fonctionnelle » dans l’industrie. Celle- ci consiste à introduire des structures parallèles à la ligne hiérarchique verticale dominante. Ces structures sont consacrées à des thèmes particuliers avec fonction de conseil ou de service plutôt que de commandement : finance, comptabilité, rationalisation, recherche, approvisionnement, entretien, etc.25 Par exemple, un département de rationalisation peut exister au niveau central d’une entreprise et avoir des relations directes avec tous les bureaux de rationalisation organisés à chacun des autres niveaux hiérarchiques, ceux du département et de l’atelier. Cette organisation est développée dans toute l’industrie soviétique dans le courant des années vingt. Dès le début des années trente, elle est remise en cause. Elle complique en effet à l’extrême des relations hiérarchiques qui, contrairement à l’entreprise capitaliste, doivent ménager encore de nouveaux jeux : celui des instances du parti, celui des institutions de contrôle, des organes de la police politique, sans oublier les antennes industrielles de la justice26. Pour poursuivre l’exemple, le département de rationalisation est supprimé au centre des entreprises et les différents bureaux de rationalisation ne peuvent plus entrer en relation directe les uns avec les autres. Ils doivent passer par la ligne hiérarchique centrale. Un spécialiste écrit en 1935 : « Avec le dispatching, il n’y a plus de commandement latéral des ateliers » [komandovanie so storony, il entend par-là fonctionnel] : la subordination est clairement verticale, les ordres tombent en cascade et la discipline est heureusement renforcée27.

20 L’introduction du dispatching est l’une parmi toutes les mesures qui manifestent un resserrement sur la hiérarchie verticale. Les « dispatchers » sont placés à des postes extrêmement élevés de la hiérarchie des usines, coiffant même les organes de planification : ils règnent sur l’ensemble de la distribution des tâches. Le système, après-guerre, en sera même exporté vers les nouvelles démocraties populaires28.

21 On voit avec cet exemple du dispatching à quel type d’américanisation paradoxale donne lieu l’américanisme continué des dirigeants staliniens. L’américanisation n’américanise aucunement. Comme c’est en fait le cas partout, elle consiste en un emprunt qui se situe et se transforme au sein de la mise en forme de pratiques complexes sans fournir en aucune manière l’intelligibilité de celles-ci, mais seulement le nom d’une référence parmi d’autres, visant ici à dénoter la modernité. Le dispatching contribue à la formation d’une configuration singulière de l’organisation industrielle, la

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configuration soviétique des années trente, c’est-à-dire localisée et datée. Le discours de la modernité à consonance américaine en fait partie intrinsèque. Il est une des composantes discursives de cette pratique en même temps que la marque incontestable et affichée d’une circulation29.

Les tracteurs : la circulation bouclée

22 Les vicissitudes du tracteur fournissent une autre forme encore de la circulation qui ne saurait être ramenée à un simple transfert technologique comme les Trente Glorieuses nous ont offert tant d’exemples le plus souvent peu revendicables. La plupart des tracteurs utilisés en Union soviétique durant les années vingt sont importés des États- Unis. Ce sont desJohn Deer mais surtout des Fordson, le tracteur fabriqué par Ford. Celui-ci ne peut manquer d’avoir une priorité absolue tant l’aventure d’Henry Ford soulève une passion soviétique insistante. Les voyages d’ouvriers et d’ingénieurs à l’usine de Detroit ne se comptent pas. Nombreux sont ceux qui publient le récit de leur séjour dans les ateliers de River Rouge ou d’une autre usine Ford. Les ouvrages d’Henry Ford lui-même paraissent en URSS et connaissent plusieurs éditions simultanées. Des villages sont nommés Fordson, et aussi des enfants30.

23 Il n’existe aucune industrie automobile en URSS jusqu’à l’ouverture de l’usine de Nijni- Novgorod (future Gorki) au début des années trente – sur un modèle strictement « fordien ». Le Fordson connaît un début d’industrialisation sauvage à l’usine Poutilov de Leningrad, vieille usine de grosse mécanique des temps tsaristes à laquelle sont confiées quelques-unes des expérimentations industrielles les plus délicates. Le Fordson y est copié pièce à pièce, sans aucune licence, à partir de 1924. L’industrialisation de la fabrication de série est si rudimentaire que même les dessins établis à partir des pièces ne sont pas fiables. Les pièces originales passent de machine en machine pour être reproduites. Les précieux tracteurs sortent un par un des mains des ajusteurs et non pas d’une chaîne qui n’existe pas – et qui d’ailleurs, existerait-elle, ne permettrait pas à elle seule de se dispenser du travail qualifié des ajusteurs. Lorsque le premier plan quinquennal se profile, les impératifs tombent du sommet de plus en plus dru : objectif de production de 3000 en 1929, de 12.000 en 1930, de 25.000 en 1931. La visée ne saurait être qu’un tracteur Fordson construit à la chaîne. Mais ce n’est qu’au début de 1932 qu’une chaîne de montage est enfin installée à l’usine Poutilov, et nous sommes au moment même où la fabrication des Fordson y est abandonnée parce que les usines géantes de tracteurs prévues par le premier plan quinquennal commencent à entrer en activité à Stalingrad et Cheliabinsk. La chaîne de Leningrad est petit à petit reconvertie dans la fabrication de tanks.

24 Au passage d’une décennie à l’autre, les conseillers étrangers sont plusieurs milliers en URSS. Le nombre d’ingénieurs étrangers atteint neuf mille en 1932, année où commence la très rapide diminution de leur présence. Les Américains sont entre deux et trois mille et les Allemands le double : ces deux nationalités sont presque la totalité des spécialistes étrangers présents sur le sol soviétique pour assister la construction accélérée de l’industrie planifiée31. Poutilov en a son lot. En quels termes penser ce qui se produit ? A-t-on affaire à un « transfert de technologie », comme Alan Ball l’écrit en suivant le discours des Soviétiques eux-mêmes32 ? À mon avis, ce terme ne permet pas de penser ce qui se produit effectivement dans le cours de cette mise en circulation d’hommes, de machines et de techniques. En rester là dans la description laisse croire à

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un transfert effectif, c’est-à-dire à la réimplantation de techniques élaborées dans les pays capitalistes sur le sol soviétique où, moyennant quelques problèmes durables, certes, elles restent ce qu’elles sont.

25 Or aucune entité ne reste indemne en passant par la circulation, qu’il s’agisse d’une idée, d’une langue, d’une personne, d’un objet technique, d’un savoir-faire, d’un mode d’organisation ou d’un mot : « Aucune circulation n’a lieu sans hybridation et ce processus nourrit les capacités d’invention et d’innovation », notent à bien juste titre Liliane Hilaire-Pérez et Catherine Verna33. Cette proposition va à l’encontre du sens commun. Se soucier du passage et du déplacement est déjà une préoccupation de recherche très particulière. De plus les choses, pense-t-on, résistent au changement. Elles résistent d’autant plus qu’elles sont dures, qu’elles sont des objets. À ce propos tenu durant le colloque, un collègue a objecté : Il ne faut pas être paroxystique. Les objets résistent ! Un moulin à café reste un moulin à café après avoir parcouru des centaines de kilomètres. Même des idées résistent au déplacement.

26 Mais quelle serait cette identité transportable ? Est-il une quelconque entité qui soit saisissable hors des pratiques dont elle est un élément et qui la définissent ? Un moulin à café parvenant dans un lieu de rareté et de cherté est sans délai saisi par des pratiques de préservation et d’entretien, d’usage prudent qui ont un effet immédiat sur sa matérialité. Non seulement les historiens et les sociologues des techniques mais les concepteurs eux-mêmes ont érigé depuis une quinzaine d’années la puissance de l’usage dans la définition des objets, et jusque dans leur conception, en thème majeur de leurs études34. Les idées déplacées sont, pour leur part, reconfigurées par leur intégration au sein d’ensembles discursifs pratiques dans la logique desquels elles sont prises et où elles retrouvent un sens.

27 Alors, en Union soviétique, la machine américaine américanise-t-elle l’industrie du seul fait de sa présence ? J’ai beau jeu de me gausser aujourd’hui de chercheurs en sciences sociales qui portent de telles idées simplistes. Les acteurs d’abord, non des moindres et pas seulement des anciens, ont cru ou croient à la force transformatrice des objets comme tels. Mais voyons les ouvriers et les dirigeants de Poutilov aux prises avec les machines américaines qu’ils attendent avec une impatience qui doit beaucoup aux espoirs portés à tous les niveaux hiérarchiques sans exception, et jusqu’à Staline en personne.

28 Le plan annuel de production des tracteurs n’est pas réalisé au tiers alors que nous sommes au mois d’août 1930. Le programme de juillet pour 1 500 tracteurs n’a pas été exécuté. Cent cinq machines-outils étrangères devaient arriver entre décembre et février. Cinquante-huit seulement sont arrivées à la fin juin et en juillet. L’équipement disponible ne suffit pas pour fabriquer toute une série de pièces (bloc, châssis, vilebrequin) à raison de 1500 par mois. Et la presse dénonce l’incurie de la direction de l’usine, depuis la presse intérieure de l’usine jusqu’à la Pravda : les tracteurs en effet ne sont pas seulement l’outil privilégié de la mécanisation de l’agriculture. Ils sont un objet politique, un objet technique politique : ils ont charge de prouver que la collectivisation des campagnes surclasse l’exploitation privée. En même temps que labourer et moissonner, ils doivent arracher les racines du capitalisme à la campagne. La fabrication des tracteurs est sous le contrôle direct de Staline. Le tracteur de Ford copié pièce à pièce est quelque temps au centre du jeu politique soviétique. Si la direction de l’usine est attaquée dans la presse, elle doit s’empresser de répondre, de

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prendre le temps qu’il convient pour répondre. Un projet de réponse conservé par les archives aligne les problèmes posés par l’irruption des machines américaines, même en nombre insuffisant.

29 Vassili Grachev, le directeur de l’usine Poutilov Rouge, explique d’abord que les pièces de tracteur manquantes avaient été complétées avant juillet par des pièces importées. Les stocks en étaient épuisés en juillet. Les machines, de leur côté, sont arrivées sans les outils de coupe commandés. Ces outils sont de petits tronçons de métal en acier spécial d’une quinzaine ou vingtaine de centimètres de longueur : le département d’outillage de l’usine a dû les exécuter à sa manière, c’est-à-dire différents des outils américains prévus pour ces machines. Une partie des machines-outils est arrivée sans le bon voltage. Il manquait des techniciens et des ouvriers suffisamment qualifiés et rompus à ces engins. Le Comité régional des métallurgistes a promis cinquante métallos. Il n’en est arrivé que six. « En raison du manque total d’ouvriers éduqués », il a fallu mettre sur des machines-outils nouvelles des ouvriers qui ne connaissaient absolument rien à la production, et le manque de chefs d’équipe et de régleurs a provoqué de fréquents arrêts. Les outils de coupe faits maison n’ont pas entièrement tenu leurs promesses et leur défaillance a retenti de proche en proche sur le fonctionnement d’une série d’ateliers. En outre, les pièces brutes qui sont travaillées par ces machines américaines doivent leur convenir aussi du point de vue de leurs qualités mécaniques. Ce sont des pièces coulées qui proviennent d’autres usines de la région de Leningrad. Avant de les assujettir aux machines et de les offrir aux outils de coupe, il faut, écrit Grachev, les « américaniser » tant elles sont loin des critères attendus. Ainsi le bloc moteur livré par l’usine « Le Drapeau du travail » nécessite quatorze opérations complémentaires. Plus largement, « certaines usines avec lesquelles nous coopérons n’ont pas fait leur travail en juillet », écrit Grachev. Résultat, on doit diminuer de deux ou trois fois la vitesse normale de ces machines… quand elles ont plusieurs vitesses. Si elles n’en ont qu’une, ce qui arrive souvent, alors on doit utiliser d’autres outils, d’autres pièces et… « reconstruire les machines ». Ajoutons à cela le turn over considérable dont souffrent toutes les usines soviétiques, alimenté par la pénurie massive de travailleurs qualifiés35.

30 Où est l’américanisme ? Où est l’américanisation ? Ce sont des myriades de pratiques qui doivent s’ajuster à l’objet. Celui-ci en est immédiatement transformé dans toutes ses caractéristiques. Au-delà de l’objet, le problème est celui des interdépendances. De proche en proche, l’objet américain refondu localement ajuste à son être reconstruit toutes les autres pratiques. L’objet circulant a été localisé, saisi par le lieu. Encore sommes-nous chez Poutilov, qui est une vieille usine de mécanique et non pas un combinat poussé sans racine au milieu des steppes. Là, les machines étrangères sont souvent garées, en attendant de meilleurs jours, en plein air dans les cours où elles se prennent de rouille infiniment plus vite que le rapport qui s’en alarme n’arrive sur le bon bureau, engageant une autre série de pratiques interdépendantes bureaucratiques, journalistiques et répressives36.

31 Il en ressort un tracteur Fordson qui a l’allure de son frère américain dans son apparence d’ensemble mais certainement pas au niveau de ses pièces. Il arbore son nom de Ford et sa gloire d’avoir été, prétendument, fabriqué selon des méthodes américaines, mais il tombe en panne incontinent dans les champs parce que personne ne connaît ni n’est en mesure de reconstituer la série complexe des opérations nécessaires à la confection des arbres à cames et des transmissions, pièces délicates s’il

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en est. Le récit de Charles Sorensen, un des plus proches collaborateurs d’Henry Ford, de sa visite de Poutilov en 1929 est particulièrement savoureux sur ce point37.

32 Mais la grande époque du tracteur soviétique commence véritablement avec le lancement des usines de Stalingrad et Cheliabinsk, où l’on fabrique un tracteur d’International Harvester, et de Kharkov, qui sort un tracteur équipé de chenilles selon un modèle de Caterpillar. Ces usines montent en capacité progressivement à partir du début des années trente. Elles ont fait l’objet de contrats en bonne et due forme. Leur architecte n’est nul autre qu’Albert Kahn en personne, le constructeur des usines mythiques de Ford. Deux gigantesques usines d’automobiles elles-mêmes basées sur le modèle fordien sont édifiées à Moscou et à Nijni-Novgorod38. Une analyse de leurs méthodes de fabrication et de leurs produits qui ne se contente pas de l’image que leurs concepteurs ont désiré donner reste à faire.

33 Notons ici que le tracteur soviétique a fait retour chez l’oncle Sam, bouclant un cycle de circulation. Si les ingénieurs étrangers ont accompagné la mise en place technique et industrielle des tracteurs, des agronomes les ont accompagnés dans les champs. Dès l’importation des tracteurs dans les années vingt, des spécialistes américains se sont installés dans les campagnes soviétiques, jusqu’à y édifier une première base pilote portant le nom de Verblioud, c’est-à-dire Chameau, non loin de Rostov-sur-le-Don. Des cultures expérimentales sont conduites, destinées également à former des techniciens dignes de se répandre dans l’agriculture soviétique réformée. Pour les Américains, il s’agit non seulement d’une pratique de l’utopie mais de l’expérimentation de la culture mécanisée à une très grande échelle, inédite aussi sur le continent américain39. Les experts rencontrent sur le terrain des problèmes comparables à leurs homologues dans les usines : les tracteurs ne sont pas des objets moins lunaires pour les paysans que les machines spécialisées semi-automatiques le sont pour les ouvriers. Et ces tracteurs ne sont pas plus automatiquement adaptés aux pratiques dans lesquelles on attend qu’ils s’insèrent que ne le sont les machines-outils cauchemar des « Poutilovtsy ». Le cycle de la ferraille à la ferraille est bref. La littérature d’histoire des techniques est pleine de ces objets splendides et savants que des obstacles inattendus empêchent de circuler, en raison de ce que Deborah Fitzgerald désigne comme l’inter-dépendance entre les objets, les savoir-faire, les pratiques de gestion, les formes hiérarchiques, les matériaux disponibles et les cadres d’usage40.

34 Pour les agronomes américains, l’expérimentation soviétique vaut aussi pour les États- Unis (en tenant compte (parfois) du fait que l'État prend en charge la mécanisation en Union soviétique mais non en Amérique où elle reste une affaire privée). Les superficies soviétiques emblavées sont quatre à cinq fois plus étendues que les plus importantes exploitations américaines. Les agronomes ayant vécu l’expérience soviétique se transforment en prescripteurs de l’industrie américaine des tracteurs. L’assistance américaine se transforme de son côté en « contre-développement » en servant le pays d’origine autant sinon plus que le pays hôte41. Et la circulation est bouclée.

La ville : du modèle linéaire au modèle centre

35 Nous avons observé des successions dans les modalités de l’emprunt : à l’économie alliant centralisation et décentralisation succède en 1929 la centralisation généralisée par branche inspirée des konzerns allemands et à l’organisation fonctionnelle succède en 1934-1937 le commandement vertical du dispatching. Ceci ne représente nullement

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une vision complète de l’économie et encore moins de l’Union soviétique : le projecteur est orienté seulement sur quelques aspects d’une dynamique de construction administrative et en même temps sociétale qui ne saurait rendre compte de tout. Le point ici soulevé est qu’en ces aspects, des vagues d’emprunt du stalinisme développé ont succédé aux emprunts des années vingt. Or le rapprochement fait ici entre les deux phénomènes de succession dans l’organisation industrielle montre un fort gain de centralisation. Il se trouve qu’il en est de même pour les modèles de la ville. Il s’agit là d’un résultat non anticipé de la recherche, bien qu’il soit parfaitement cohérent avec le mode stalinien de gouvernement par le chef évoqué au début de cette contribution. Nous verrons aussi que la ville offre un autre exemple de circulation bouclée.

36 Seuls quelques points très limités de l’expérience soviétique en architecture et urbanisme sont évoqués ici, en commençant par le sort de la « ville socialiste ». Le président du conseil de commissaires du peuple de Russie, Nikolaï Milioutine, publie en 1930 un livre sur la « ville socialiste » qui offre le concept le plus avancé de ville fonctionnelle existant alors42. Il le formule sur un fond d’emprunts très variés aux recherches occidentales sur une ville moderne, dont le principal est celui de cité linéaire formulé en 1882 par Arturo Soria y Mata et mis partiellement en œuvre dans les parages de Madrid en 1894. D’autres relais, inspirés par cette expérience séminale, sont les Français Charles Gide, le grand économiste penseur de la coopération, et Georges Benoit-Lévy, un partisan actif des cités-jardins linéaires. Et Ford : Ford est là encore, qui avait proposé une ville linéaire traversant la campagne et associant habitations et productions industrielles. Mais comme toujours, la circulation transforme ce qu’elle met en mouvement.Ford est poussé par les Soviétiques plus loin qu’il ne l’aurait jamais pensé lui-même. Dans son concept de « ville socialiste », Milioutine applique explicitement la forme de la « chaîne de production » : les fonctions de production se succèdent en ligne et s’enchaînent le long de la ville linéaire ; les fonctions de l’existence (travail, logement, éducation, loisir, santé) s’enchaînent en bandes parallèles qui suivent la ligne de production. Un fordisme débridé peut donc aussi s’appliquer à la ville, marqué par des principes de répétition et d’alignement qui sont à la fois des principes esthétiques et productifs.

37 Tandis que le débat sur la cité socialiste trouve sa fin en 1931, la ville soviétique qui sera la plus proche de la ville linéaire emprunte beaucoup à Milioutine. Il s’agit de celle qui s’établit à Magnitogorsk, autour du gigantesque combinat métallurgique fleuron du premier plan quinquennal. Le projet en est conçu par un urbaniste allemand, Ernst May, qui travaille aussi pour l’urbanisation de Stalingrad quand l’usine de tracteurs est développée43. Mais c’est à l’ouest que le Sotsgorod de Milioutine trouve sa postérité la plus claire, grâce au milieu architectural allemand et surtout à Le Corbusier. Tandis que, prudemment, Milioutine « prend peu à peu ses distances vis-à-vis de l’architecture moderne », sa trace est claire dans nombre des recherches de Le Corbusier durant les années trente. Elle est surtout affichée dans le concept de « cité linéaire industrielle », publié en 1945, qui marque l’architecture de la reconstruction et jusqu’à Marne-la- Vallée44. On a ici l’exemple même de la circulation bouclée tandis que l’Union soviétique est devenue une impasse pour la ville socialiste.

38 Or le travail de Milioutine se situe dans une histoire longue de l’urbanisme russe et de sa formation par les échanges et les circulations45. L’urbanisme soviétique s’inscrit dans une longue lignée d’emprunts que même la période stalinienne ne brise pas. Certes, cette dernière voit la récusation violente de l’architecture moderne. Mais dans leur

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riposte au moderne et à la ville linéaire, les planificateurs en odeur de sainteté empruntent encore à ce qu’ils ont appris à l’Ouest. Ainsi, le plan général de Moscou de 1935, le plus haut moment de l’urbanisme stalinien d’avant-guerre, établi sous le contrôle direct d’un des plus proches lieutenants de Staline, Lazar Kaganovitch, secrétaire du parti communiste pour la région de Moscou, est marqué par des échos des cités-jardins et des villes pénétrées de parcs auxquelles les urbanistes d’avant la Première Guerre mondiale se sont familiarisés dès 1911. Le plan général de Moscou ne rompt pas avec l’ancienne Moscou mais au contraire prolonge, élargit, étend son système radioconcentrique en le systématisant par tout un régime d’axes majeurs, de places réglées et de blocs normés. Les principes en sont clairement définis et le principal est « l’affirmation du centre symbolique avec l’implantation de bâtiments institutionnels, administratifs et culturels »46 : on est au plus loin de la ville linéaire et au plus près de la ville centrée. Dans un discours de juillet 1932 prononcé devant les architectes attachés au soviet de Moscou, Kaganovitch dit que non seulement il ne faut pas rejeter la technique bourgeoise, mais qu’il faut formuler les conceptions proprement soviétiques du confort. Il précise encore que les emprunts de morceaux d’américanisme n’empêchent aucunement de prendre aussi des morceaux d’architecture grecque. Quoique les évocations des expé-riences et des formes « étrangères » se fassent de plus en plus critiques après 1930, l’expérience étrangère reste un appui. Les emprunts se marquent encore, comme les parkways ou les déplacements de bâtiments frappés d’alignement. Les voyages se poursuivent, de plus en plus contrôlés, ce sont ceux des architectes créateurs de la culture stalinienne et en phase avec ses aspirations. La curiosité se déplace vers les services urbains et les installations techniques susceptibles d’augmenter le confort. Ainsi le président du soviet de Leningrad revient de mission en 1937 en recommandant d’installer des codes et des interphones aux portes extérieures, de creuser des garages souterrains, de développer la décoration et l’éclairage des vitrines et des publicités et de résoudre quelques « broutilles » en vue de quoi il cite le balayage ambulant ou un autre « détail vu à Paris » : les pissotières des Grands Boulevards grâce auxquelles on ne perçoit aucune odeur désagréable47. La hiérarchie et le centre ont prévalu.

39 Toujours en suivant Elisabeth Essaïan, remarquons un détail qui revêt une grande importance dans le cadre d’une réflexion sur la circulation. Dans leur stigmatisation de l’ancienne rue Tverskaïa, devenue bientôt rue Gorki, l’artère centrale de Moscou tombant sur la place Rouge, les dirigeants bolcheviques opposent deux types de circulation : la vieille circulation marchande et la circulation culturelle de l’avenir : l’artère de goinfrerie et de débauche de la Moscou marchande, [écrivent-ils], doit se transformer en une artère de culture prolétarienne et […] de liaison culturelle et politique avec le reste du monde48.

40 La littérature, la presse et le théâtre s’y voient ménager leurs hauts lieux en des bâtiments et des institutions ad hoc. À son échelle, celle d’une capitale et d’une seule, il s’agit d’un phénomène paradigmatique de la circulation comme chaudron de l’histoire. Nous ne sommes pas là sur les routes que les circulations empruntent mais en un de ces pôles qu’elles fabriquent et qui sont les villes. L’inscription spatiale de la circulation marchande fraye la voie à toute autre circulation car elle plie l’espace à la circulation comme lieu des cheminements matériels et humains et lieu des rencontres. À Moscou, un pouvoir radical tente de chasser le commerce pour y installer l’idéologie. Aujourd’hui, le commerce, qui n’avait à vrai dire jamais complètement perdu ses droits au temps de la rue Gorki, est redevenu le roi de la nouvelle Tverskaïa. Dans le même

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mouvement, de façon moins héroïsée, le pouvoir soviétique n’a pas manqué de détruire de nombreux points de fixation d’autres circulations moins marchandes mais non moins organisatrices de l’espace, comme celle de la religion, et beaucoup d’églises ont disparu dans la réalisation d’un plan qui n’a cependant pas eu tous les effets destructeurs que ses dispositions auraient pu faire craindre sur le papier.

41 Il s’est révélé ainsi trop pénible, pour ce pouvoir-ci, d’aller jusqu’au renoncement à l’affichage du centre et à tous ses avantages, tel que le promettait l’utopie urbaine – et non moins techno-industrielle – partagée d’est en ouest. L’inspiration industrialiste n’est donc pas importée de l’Ouest sans mélange, sans tri, sélection ni retraduction par le clan stalinien. Les impératifs de ce pouvoir dominent et trouvent en cheminant les formes de leur domination, formes qui, cependant, sont invariablement centrées. Ils composent au bout du compte des régimes singuliers de l’efficacité industrielle bien différents des modèles américains d’Amérique. Or ce ne sont pas seulement les formes spatiales mais aussi les fabriques et les usages de l’image qui contribuent encore de façon décisive à la formation de cette efficacité.

L’efficacité par l’image : de l’objet-acteur à Hollywood- sur-Moskova

42 L’image connaît de son côté une succession comparable de vagues circulatoires. En fait d’image, c’est tout autant la fixe (photographie, affiche, peinture…) que l’image animée du cinéma. Le dossier ici aussi est immense et je me permettrai encore de n’en présenter que quelques aspects.

43 Mais je ne voudrais pas, ce faisant, me contenter d’ajouter un domaine à la liste déjà longue présentée par cette contribution. Les pratiques de l’image, dans l’espace continu de prescription et d’action que devient progressivement l’URSS à mesure que s’affirme le pouvoir stalinien, s’entrelacent avec les autres pratiques de gouvernement et en particulier avec celles que nous avons évoquées relatives à l’économie et à la ville. Pour saisir les modalités, les effets et les significations de cet entrecroisement, il convient d’évoquer la logique industrielle spécifique de l’URSS.

44 On se demande aujourd’hui encore quelle était l’efficacité « réelle » de l’industrie soviétique. La controverse fait rage sur ce qu’on est capable d’apprécier à partir de la falsification systématique des données qui a cours à tous les niveaux de l’économie soviétique depuis les années vingt et surtout la période stalinienne pleinement développée des années trente49. S’il y a eu croissance industrielle, y a-t-il eu croissance économique d’ensemble dans les années trente ? Mais aussi, s’il y a eu croissance industrielle, quelle est la valeur de ce qui a été effectivement produit ? Quelle est la qualité réelle des produits ? La question reste ouverte, même en ce qui concerne l’industrie militaire50. Mark Harrison, l’un des participants de ces débats et très bon connaisseur de l’industrie militaire, reconnaît, à propos de l’énorme effort de mobilisation industrielle dans la seconde moitié des années trente, que « le fait de savoir si elle a réussi ou si elle en a simplement créé l’apparence n’a pas encore fait l’objet de suffisamment de recherches »51. Ce dont il s’agit est de mettre en rapport cette question de l’apparence avec celle de l’efficacité : de quoi cette dernière est-elle faite ? S’oppose-t-elle radicalement à l’apparence ? Ou bien l’apparence ne pourrait-elle pas être une composante opératoire de l’efficacité dans les conditions particulières du

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stalinisme d’avant-guerre et aussi, si l’on en croit les historiens de la Guerre Froide, d’après-guerre et jusqu’à la fin de l’Union soviétique52 ? Dès lors, la question sur l’efficacité « réelle » serait vaine : le monstrueux massif de la falsification et, nous le verrons, de l’image, ne saurait être traversé à rebours pour restaurer une hypothétique représentation « vraie » de l’efficacité ; et surtout les tests ont été faits : victoire en guerre chaude (en une seule guerre chaude, pour être précis, celle de 1941-1945), défaite de la guerre froide (et de toutes les autres guerres chaudes comme l’Afghanistan).

45 Ce n’est pas seulement dans l’univers soviétique que la question de l’efficacité « réelle » serait vaine. L’efficacité objective des techniques existe-t-elle en dehors de leurs tests dans les guerres économiques et militaires ou dans quelque théâtre d’usage que ce soit ? C’est-à-dire que prévalent toujours des cadres de jugement dans lesquels cette efficacité est appréciée et ces cadres sont à la fois l’objet et le siège de disputes qui sont parfaitement humaines, sociales, politiques, etc. Aucune machine n’est jamais seule avec son fonctionnement mécanique, chimique ou électronique. Aucun espace ne saurait se découper où l’objet technique et son effet seraient isolés et ne pourrait s’imposer ainsi comme objet de l’étude des sciences sociales – ce qui vaut non pas seulement pour les historiens arrivant après la bataille, mais même pour les sociologues et les anthropologues qui sont en mesure d’avoir accès sans médiation au terrain vivant (ce qui ne signifie pas que tous utilisent cette faculté).

46 Il y a là une contrainte de singularité. Le travail consiste à identifier et à justifier des configurations – sociotechniques, comme disent les sociologues Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour – où la considération des objets et de leurs effets est indissociablement mêlée avec celle des cadres intellectuels, politiques…, de validation. L’industrie soviétique telle que le stalinisme la construit pose là un problème majeur. Le jugement d’efficacité consciemment truqué lui est consubstantiel (non pas que celui- ci ne règnerait que dans l’ambiance soviétique, mais là aucun marché ou guerre concurrentielle n’impose son jugement à travers ses propres institutions et en limitant l’emballement bureaucratique). Mais, plus encore que partout ailleurs, l’image joue dans le dispositif d’efficacité un rôle majeur peu traité sous ce jour par les historiens.

47 Or cette question de l’image est immense dans sa seule relation à la technique53. Pour ce qui nous concerne, elle touche de près à l’histoire du pouvoir en Russie car les rapports avec la technique y importent au plus haut point. Elle touche aussi à une question historiographique majeure qui est celle de l’identification éventuelle de configurations nationales de la technique et des régimes d’efficacité. À quelles conditions et à quel prix peut-on distinguer des « styles nationaux », comme l’historien américain Thomas Hughes en a proposé le concept parmi les premiers54 ? Il n’est évidemment pas question d’entrer ici plus avant dans cette problématique épaisse, mais je désirerais énoncer quelques points susceptibles de relancer la discussion.

48 Tout d’abord, il importe, dans la logique de l’image, que l’objet technique, durant les années vingt, devienne un objet privilégié de l’art. Les Soviétiques sont de cette érection parmi les principaux acteurs. La photographie, le cinéma, le graphisme, mais aussi la peinture et même l’architecture, en sont les lieux premiers. L’embarras du choix règne quant aux formulations : ainsi Alexandre Rodtchenko écrit-il en 1921 que « toutes les nouvelles approches artistiques proviennent de la technique et de l’art de l’ingénieur ». Encore en 1931 l’architecte constructiviste Iakov Tchernikhov, qui en fait une véritable discipline graphique, écrit :

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Autrefois, la machine était considérée comme profondément étrangère à l’art et les formes mécaniques étaient exclues de la province de la beauté en tant que telle55.

49 Or la circulation n’a pas manqué de jouer son rôle dans cette apothéose artistique de l’objet technique. Lev Koulechov, cinéaste et théoricien du cinéma, pense l’américanisme en 1920 dans les mêmes termes que nombre d’artistes occidentaux : il signifie une simplification qui doit reposer sur la représentation de processus mécaniques et non pas de la nature. La nature est trop complexe : il est plus aisé de montrer un pont qu’un paysage d’automne avec une cabane en ruines, quelques nuages et un étang dans les parages. Le matériel qui serait le propre du cinéma comme art, selon Koulechov, est technique. Le modèle en serait un processus industriel qui soit, de plus, filmé avec des ouvriers authentiques et non des acteurs. Durant les années vingt, dans le cinéma soviétique, les locomotives, tracteurs, usines, barrages, avions, le béton, le télégraphe ou surtout le téléphone deviennent de vraies stars matérielles. Ces « objets-acteurs » constituent un thème de la théorisation auquel la circulation internationale des films n’est pas étrangère. C’est en pensant aux objets dans les films de Chaplin et encore à une scène d’Intolérance que Koulechov écrit en 1920 dans La bannière du cinématographe que les objets « jouent […] exactement comme un modèle [c’est-à-dire comme un comédien]. Grâce à un montage habile, un modèle ou un objet peuvent avoir une valeur équivalente »56.

50 En sus du montage, le gros plan est la technique utilisée pour donner toute leur puissance esthétique aux objets techniques grâce à la saturation de l’image.

51 Or ces images sont doublement techniques : pour parler en termes benjaminiens, ce sont des œuvres techniques à l’époque de leur reproduction mécanisée57. Elles sont même portées à un troisième niveau technique, celui de la technique politique. En d’autres termes, elles n’en restent pas à une manifestation artistique, à une intensification des effets de l’art par la technique, elles sont transportées dans l’élément du politique. 1930 voit l’apparition d’une revue emblématique, URSS en construction58. Cette revue procède du désir parfaitement explicite, formulé par nul autre que Maxime Gorki, de rendre ce qui est « bien » plus « visible ». Les photographies s’en chargent. URSS en construction n’est fait que de photographies. Ses seuls textes en sont l’éditorial et les légendes. Les constructivistes investissent la revue. El Lissitzki et Rodtchenko en sont parmi les plus célèbres éditeurs, s’occupant entièrement de nombreux numéros. La revue a des éditions en langues étrangères en anglais, français, allemand et espagnol et en russe. La seule édition russe atteint à la fin des années trente des tirages supérieurs à 70 000 exemplaires. Le public visé est le public soviétique, en fait de plus en plus celui des élites, à laquelle est destinée une édition de luxe à partir de 1934, et le public étranger favorable à l’expérience soviétique ou composé des partenaires de la construction économique et industrielle.

52 Il s’agit d’utiliser l’objectivité de l’image pour contrer les mensonges des ennemis de l’Union soviétique sur les succès de sa construction : La photographie et le cinéma sont tout à fait capables de présenter de façon graphique et concise l’échelle énorme du travail de construction conduit par le prolétariat dans le pays des Soviets. […]. La photographie doit être consacrée au service de la construction non pas au hasard et sans système, mais de façon systématique et constante.

53 Or la photographie est la peinture par le soleil (svetopis’) et « vous n’accusez pas le soleil de distorsion » : la culture de l’objectivité photographique est universellement partagée et cette politique par l’image se fonde sur ces valeurs communes à l’époque du

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moderne. Les éditeurs adressent leurs numéros gratui-tement à nombre des interlocuteurs des relations internationales de l’Union soviétique. Ils réclament expressément des échos que les destinataires envoient. Un seulement, d’un conseiller britannique du gouvernement soviétique, qui écrit :

Je vous félicite pour le premier numéro d’URSS en construction. L’un de ses mérites est son caractère absolument objectif. Il va sans dire que je ferai tout pour qu’il soit vu par le plus grand nombre de gens59.

54 Ceci n’est pas à comprendre seulement comme de la bonne propagande. Il s’agit de gouvernement, ou pour parler foucaldien, de gouvernementalité : c’est à la fois, pleinement, un mode de gestion de la sphère publique, dans une conception bien plus large que la propagande, et tout simplement un mode de gestion de l’industrie60. D’abord, nous avons affaire à « du » gouvernement par la sphère publique à l’échelle mondiale et de façon directe : c’est parce que la revue ne passe pas par les partis communistes ni par l’Internationale qu’il y a gestion de la sphère publique. Le même matériel est destiné à tous. La circularité est organisée : la puissance de l’image reproduite des objets techniques, dont le principe est pris à l’Ouest, lui revient en écho pour lui prouver la puissance de son ami-ennemi communiste ; et puis l’écho à son tour revient vers l’Union soviétique pour y prouver et s’y prouver la puissance de la construction industrielle grâce aux attestations recueillies au loin. L’image apporte sa contribution à l’efficacité de l’industrie, à son efficacité réelle : le leadership soviétique compte sur l’image pour faire un effet sur l’occident qui est utilisé à l’intérieur, et pour former le jugement des Soviétiques sur ce qu’ils font et construisent eux-mêmes (rappelons-nous le Fordson : qu’importe qu’il soit fait à la main et qu’il tombe en panne systématiquement pourvu qu’il soit « Fordson ») ! Le tout fournit à l’élite soviétique des années trente, « une image de la société soviétique et de l’industrialisation qui soutient son sentiment de maîtrise et de domination [leadership] », comme le ponctue à juste titre Erika Wolf. Il n’y a pas d’autre régime d’efficacité.

55 Nous ne sommes pas à l’âge de la technique, mais de la triple technique. Le metteur en page constructiviste utilise les photographies constructivistes des usines à l’architecture constructiviste (et aussi des autres). Ou encore, la technique politique prend sa force de la reproduction mécanisée des images des objets techniques et de la production. Deux étages sont universels, le troisième est spécifiquement soviétique, celui de la technique politique, mais il relance la circulation en une opération de saisie de l’opinion mondiale dont on attend des effets tout autant extérieurs qu’intérieurs. La force historique de l’Union sovié-tique s’édifie en partie là, dans l’usage inventif de ces emprunts.

56 Pour concevoir un cinéma populaire, c’est vers Hollywood que la direction soviétique se tourne : tandis que le pays se replie sur les purges violentes qui lui dévorent les entrailles, des délégations sont envoyées en Europe et aux États-Unis pour y étudier le cinéma avec Hollywood comme étape obligée. Je n’évoquerai ici que le sort du disciple préféré d’Eisenstein, Grigori Aleksandrov, qui s’y est longtemps arrêté à la fin des années vingt pour y étudier la fabrique des musicals et des effets spéciaux et en sera le plus brillant introducteur en Union soviétique. Sa carrière d’avant-guerre culmine en 1940 par le film La voie lumineuse, odyssée splendide d’une ouvrière d’une usine textile jouée par Liouba Orlova, la grande star des temps staliniens. Après avoir combattu tous les saboteurs, elle parvient enfin à Moscou où elle prononce un discours au Parc des Expositions sous l’ombre protectrice d’une statue immense de Staline en long manteau

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militaire. Au passage, images-choc de la stakhanoviste prenant pour elle la conduite de 8 métiers, puis de 16, puis de 32 : tous les procédés de l’image à la Ford des machines alignées et répétées sont là61.

57 Le propos du film est vaste. Il est celui de la grande et joyeuse victoire du socialisme. L’image filmée selon Hollywood et Detroit, la fiction au deuxième, troisième, nième degré du travail stakhanoviste font durablement preuve du succès de l’industrie et de la société soviétiques. L’effet de construction et de communication de l’efficacité, l’autorité de cet effet calculé ont été extrêmement durables en leur temps et jusqu’aux États-Unis, si même ils ne se prolongent pas dans la Russie poutinienne.

Penser la circulation

58 Donc ça circule sous le haut stalinisme, et c’est pour le pire. Il est vrai que la circulation est toujours encadrée et que ça se replie sur un nationalisme qui vient bientôt, en particulier à la fin des années 1940 et avec le lancement de la fameuse campagne contre le cosmopolitisme, nier même les emprunts effectifs pratiqués par le stalinisme à son plus intense développement d’avant-guerre.

59 La circulation est consubstantielle au pouvoir stalinien dans certaines de ses manifestations les plus fortes. Une grande part de l’efficace propre de ce pouvoir (et non plus seulement celles de la technique et de l’industrie) réside dans les effets de ces circulations. Car le mot doit être mis au pluriel. Les circulations sont très variées et cette contribution en néglige de majeures qui s’engrènent, pour composer le paysage, avec celles qui ont été considérées. Nous avons envisagé la circulation des objets techniques, des machines, des techniques et des formes d’organisation à toutes échelles et en matière industrielle comme en matière urbaine, la circulation aussi des principes hiérarchiques, des pratiques esthétiques allant de la photographie à l’architecture en passant par le cinéma et, de toutes, leurs porteurs et leur politique. Certaines sont relatives à des innovations parmi les plus caractéristiques du XXe siècle. Leur association « locale », située et datée, attribuable à des personnes, et jusqu’à Staline et son groupe, contribue fortement à composer le paysage de l’URSS des années trente dans toute sa singularité : voir en particulier la montée du dispatching au plus fort de la terreur, ou bien l’association de l’efficacité industrielle avec la triple technologie de l’image (une technique politico-esthétique de l’objet technique à l’heure de sa reproduction mécanisée).

60 On voit toutefois le peu d’intérêt qu’il y aurait à considérer séparément ces fils, ces filets de circulation ou bien à simplement les aligner et les accumuler les uns à côté des autres pour le seul plaisir d’en considérer la diversité. Il importe : 1. de considérer ces circulations dans le rapport qu’elles entretiennent les unes avec les autres ; 2. de saisir d’éventuelles dynamiques communes qui émergent, comme ici celle de la centralisation ; 3. d’observer les éventuels retours sur le lieu d’origine de l’emprunt, en boucle simple ou multiple ; 4. d’identifier les configurations originales qu’elles contribuent à former. Il faut entrer, oser entrer dans la complexité de ces singularités composées, composites, hybrides, locales, formées par le

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croisement de ces circulations (avec la contribution de bien d’autres phénomènes, bien sûr).

61 Nombre d’études de l’américanisation ne sont pas vraiment des études de circulation parce qu’elles ne considèrent pas la complexité des processus engagés localement par la mise en circulation (tant d’ailleurs d’un côté par la capacité d’émettre et de se voir emprunter que de l’autre par celle d’appeler et de recevoir). La combinaison locale produit des cocktails à chaque fois spécifiques qu’aucun américanisme ni aucune américanisation ne saurait expliquer complètement. Or la causalité est toujours en jeu dans les études de circulation. Un de leurs grands problèmes est que la référence externe est plus facile à identifier, à saisir et à analyser que le travail du spécifique. De trop nombreuses études de circulation, qui sont de bons travaux d’histoire par ailleurs, tournent en rond à se contenter de traiter la référence – la référence extrinsèque (sous le titre, par exemple, d’« Introduction de… en… »). En d’autres termes, elles s’occupent de se qui se déplace – et de ce fait se reconnaît facilement car il s’agit d’actes dans l’espace. Elles s’occupent peu, en revanche, de ce qui se trame localement à la suite de l’appel et de la réception. Ce qui importe le plus est le bouillon de culture qui produit des formes sociales spécifiques où l’identité et la raison de l’élément emprunté ou imposé se perd le plus souvent. Il reste de ce bouillonnement une chimie nouvelle dont fait à son tour partie le discours sur la circulation, discours qui ne manque pas d’avoir à sa manière aussi un effet dans le réel. Serait-ce trop fort de dire qu’il ne suffit pas d’apprendre à voler en négligeant d’apprendre à décoller et à atterrir ? Disons plutôt qu’il ne convient pas d’observer le vol seulement depuis la cabine de pilotage, mais qu’il faut aussi le considérer depuis le sol, décollage et surtout atterrissage compris, dans la complexité, sinon le caractère confus, de ces situations62.

62 Cette trop courte étude de quelques circulations des temps du haut stalinisme et de leurs effets sur la compréhension de celui-ci expose ainsi quelques traits originaux des études internationales de circulation. L’un de ces traits tient à l’époque. 1917 inaugure une « aire de circulation », pour reprendre une notion due à Kapil Raj, une aire mondiale essentiellement bipolaire : en 1917, les États-Unis interviennent dans la guerre européenne quand la première révolution socialiste secoue la vieille Russie63. Une aire de circulation se tend durablement entre Detroit (car Ford est central, mais il s’agit plus largement de l’Amérique du Nord) et Moscou, entre le lieu du déploiement d’un régime industriel où la production de masse est liée à la consommation de masse et celui d’un régime politique qui se présente comme le centre de la seule révolution mondiale possible. Cette aire est celle du moderne. D’un côté taylorisme et fordisme, de l’autre le communisme inscrit, avec à la fois des formes de rationalité communes, qui s’actualisent dans le rapport entre l’organisation et les savoirs, et des projets radicalement différents. Reprendre toute la question du point de vue de la constitution de cette aire fordo-stalinienne croisée et de son extension rapide à l’échelle du monde relève du format d’un ouvrage, assurément, pour la confection duquel il conviendrait de se situer de façon multiple : alternativement en l’un et l’autre pôle au moins. De plus, si deux pôles dominent cette aire complexe à l’image du XXe siècle, d’autres « pôles de référence » persistent et maintiennent des routes anciennes traversant l’Europe, comme par exemple celle passant parl’Allemagne pour lesformes d’organisation éco- nomique.L’Europe ne perd pas sa centralité ou sa situation comme lieu de croisement au sein de cette aire, ce qui se note de façon accentuée dans quelques domaines comme l’esthétique etla psychologie. Mais la centralité rémanente de l’Europe est sans doute

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une caractéristique historique de cette aire – et qui a fait son temps. Il reste que l’approche par les aires de circulation a pour vocation de reformuler toutes les questions d’histoire locale. L’URSS devient récepteur et envoyeur : il convient de la penser dans l’histoire du fordisme comme dans celle du communisme mondial.

63 Des « pôles de référence », donc, comme l’écrivent Liliane Hilaire-Pérez et Catherine Verna, locaux, régionaux, nationaux, continentaux, spatialisés en tout cas, identifiés par des noms, souvent des noms de ville. Toutefois, certains de ces pôles sont plus que cela. Ils ne sont pas seulement des réserves de ressources à mobiliser, humaines (des ingénieurs, des architectes…), techniques (machines, brevets, savoir-faire, objets à copier…), organisationnelles (formes hiérarchiques, modalités de circulation des savoirs et des prescriptions…), esthétiques (nouveaux alliages de techniques, de thèmes, de formes et de matériaux…). Moscou est plus qu’un « pôle ». La capitale soviétique s’instaure en « foyer de standardisation » : elle devient productrice extrêmement prescriptive de normes politiques, hiérarchiques et idéologiques avec un appareil organisé très complexe, de grande qualité et en large partie secret pour ordonner et ordonnancer cette circulation, l’Internationale communiste64. Ni Ford ni aucune organisation capitaliste ne dispose alors de l’équivalent, sauf dans le cadre de filiales, de transplants dirions-nous aujourd’hui.

64 Pour la période évoquée, dans la seule perspective soviétique, le pôle américain sert d’appui très fortement et de façon très variée au pôle soviétique. L’exemple des tracteurs montre qu’il peut en être de même dans le sens opposé, mais on pourrait aussi étudier le sort occidental de la formule « plan quinquennal », relançant toutes les formes préalables de planisme. Ce qui circule a, d’une certaine manière, vocation à boucler, à rebondir, fût-ce dans le cadre même d’un « transfert de technologie » qui est sans doute la forme la plus rigide de circulation. Le modèle est là l’Inde, l’Empire britannique et la Grande-Bretagne en co-construction par la cartographie circulant d’un continent à l’autre65.

65 Nous nous sommes habitués déjà au terme d’« hybridation » quant à ce qui se passe localement dans les phénomènes de circulation. Il est pourtant probable que ce terme peine à rendre compte du caractère composite de ce qui se forme, qui est irréductible à la somme des éléments de composition et qui ne permet pas non plus de reconnaître à chaque instant chacun d’eux, qu’ils soit intrinsèque ou extrinsèque. Ainsi le régime d’efficacité industrielle qui se crée en Union soviétique est-il une invention dans sa pleine singularité. Cette efficacité est fondée sur une maîtrise technique très particulière, orientée sur la partie opératoire la plus visible des ensembles techniques au détriment des interdépendances qui sont le propre des techniques de la modernité taylorienne et fordienne66 ; sur une comptabilité falsifiée de façon systématique et constitutive ; et sur la construction d’une image triplement technique. Taylorisme et fordisme sont méconnaissables, le taylorisme est « arythmique », le fordisme soviétique est l’ennemi de la recherche de productivité (même les objets techniques réputés « résistants » se transforment dans la circulation, comme toute entité de quelque nature qu’elle soit). Il se discute même qu’il y ait eu le moindre taylorisme ou le moindre fordisme en URSS. Le composé n’a pas conservé les propriétés des emprunts ni des héritages : c’est ce que cette étude confirme des recherches précédentes sur les circulations techniques. L’élément d’architecture, sur le bâtiment officiel, doit affirmer par lui-même qu’il est grec et non pas corbusien : son exposition en tant que tel fait preuve. L’affirmation du caractère fordien de la production est affaire de presse et d’image : or le fordisme ne se

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prouve pas d’ordinaire par le discours. Ce local si fortement stalinien est incompréhensible si on ne le conçoit pas comme composé de circulations, si on ne le replace pas à l’échelle d’aires de circulation qui l’excèdent – sans négliger l’échelle temporelle de deux siècles de capitalisme industriel accompagnés par l’espérance socialisteaujourd’hui défunte.

NOTES

1. Fernand Braudel, L’identité de la France (1986), Paris, Flammarion, 1990, vol. 1, p. 16, citant Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, 1949, puis Marc Bloch cité par Émile Callot, Ambiguïtés et antinomies de l'histoire et de sa philosophie, Paris, M. Rivière, 1962, p. 121. 2. Voir dernièrement Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004. 3. Quelques titres saillants dans une littérature foisonnante : Andrea Graziosi, « “Visitors from other times”: Foreign Workers in the Prewar Piatiletki », Cahiers du Monde russe et soviétique, vol. XXIX, n° 2, avril-juin 1988, p. 161-180 ; Jean-Louis Cohen, « L’oncle Sam au pays des Soviets. Le temps des avant-gardes », in Jean-Louis Cohen et Hubert Damisch (dir.), Américanisme et modernité. L’idéal américain dans l’architecture, Paris, EHESS et Flammarion, 1993, p. 402-435 ; Sergei Zhuravlev, “Malen´kie liudi” i “bol´shaia istoriia” : inostrantsy moskovskogo Elektrozavoda v sovetskom obshchestve 1920-kh-1930-kh gg. [Les « petites gens » et la « grande histoire » : les étrangers de l’usine moscovite Elektrozavod dans la société soviétique des années 1920 et 1930], Moscou, Rosspen, 2000 ; AleksandrChubarian (dir.), Russkoe otkrytie Ameriki : sbornik statei, posviashchennyi 70-letiiu akademika Nikolaia Nikolaevicha Bolkhovitinova [La découverte russe de l’Amérique : recueil pour les 70 ans de l’académicien Nikolai Bolkhovitinov], Moscou, Rosspen, 2002 ; Alan M. Ball, Imagining America: Influence and Images in Twentieth-Century Russia, Lanham, Rowman & Littlefield, 2003. 4. Voir les travaux de Kapil RAJ, Relocating modern science : circulation and the construction of knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900, Houndsmills, UK, Palgrave Macmillan,2007 ; « Connexions, croisements, circulations : le détour par l’Inde de la cartographie britannique, XVIIIe-XIXe siècles », in Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil (Le Genre humain), 2004, p. 73-98. 5. Iossif Visarionovich Stalin, Pis’ma I. V. Stalina V. M. Molotovu. 1925-1936 gg. [Lettres de Staline à Molotov], Moscou, Rossiia molodaia, 1995 ; Oleg Khlevniouk, Le Cercle du Kremlin. Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir, Paris, Seuil, 1996 ; Sabine Dullin, Des hommes d'influences. Les ambassadeurs de Staline en Europe, 1930-1939, Paris, Payot & Rivages, 2001; Hiroaki Kuromiya, « Edinonachalie and the Soviet Industrial Manager, 1928-1937 », Soviet Studies, vol. 36, n° 2, avril 1984, p. 193. Sur les dirigeants régionaux, Oleg Khlevniouk, « Sovetskie regional’nye rukovoditeli : politizatsiia nomenklatury » [Les dirigeants soviétiques régionaux : la politisation de la nomenklatura], in T. I. Zaslavskaia (dir.), Kuda idet Rossiia ? [Où va la Russie ?], Moscou, 1999, p. 97-101. 6. Voir Nicolas Werth et Gaël Moullec, Rapports secrets soviétiques, 19121-1991. La société russe dans les documents confidentiels, Paris, Gallimard, 1994.

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7. Cahiers du monde russe, vol. 42, n° 2-4, avril-décembre 2001 ; La police politique en Union soviétique, 1918-1953. J. Arch Getty et Oleg V. Naumov, The Road to Terror. Stalin and the Self-Destruction of the Bolsheviks, 1932-1939, New Haven, Yale University Press, 1999. 8. André Leroi-Gourhan, Évolution et technique. Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1973 (1ère éd. 1945), p. 392-395. 9. David Brandenberger, National Bolshevism : Stalinist Mass Culture and the Formation of Modern Russian National Identity, 1931-1956, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2002. 10. Liliane Hilaire-Perez et Catherine Verna, « Dissemination of Technical Knowledge in the Middle Ages and the Early Modern Era New Approaches and Methodological Issues », Technology and Culture, vol. 47, n° 3, juillet 2006, p. 536-565. Les auteures distinguent heureusement circulation et transfert dans le cas des techniques. Elles montrent que la circulation doit se distinguer de ce que les années 1960 ont vu se déployer sous le nom de « transfert technologique », soit le déplacement d’ensembles techniques vers le tiers-monde dans l’attente d’un effet immédiat sur le développement, dont d’ailleurs les Soviétiques n’étaient pas moins férus que les occidentaux. 11. Comme en témoigne l’intervention inventive de Roy Bin Wong, « Entre monde et nation : les régions braudéliennes en Asie », Annales H.S.S., vol. 56, n° 1, janv.-fév. 2001, p. 5-41. 12. « Nous avons suggéré qu’il convient de s’attacher non à l’émission des thèmes par un centre civilisateur, mais à la réception de ces thèmes par chaque centre qui les accuse ou les délaisse », André Leroi-Gourhan, op. cit., p. 393. Voir l’étude séminale pour la réception culturelle, Michel Espagne et Michael Werner, « La construction d’une référence allemande en France. Genèse et histoire (1750-1914) », Annales E.S.C., juillet-août 1987, vol. 42, n° 4, p. 969-992. 13. Nous avons mené sur ce thème un séminaire de plusieurs années àl’EHESS avec Kapil Raj. 14. Récemment Sophie Cœuré, La grande lueur à l'Est : les Français et l'Union soviétique, 1917-1939, Paris, Seuil, 1999 ; Rachel Mazuy, Croire plutôt que voir? Voyages en Russie soviétique, 1919-1939, Paris, Odile Jacob, 2002 ; Steven G. Marks, How Russia shaped the modern world : from art to anti-semitism, ballet to Bolshevism, Princeton, Princeton University Press, 2003. 15. Jean-Louis Cohen et Hubert Damisch, op. cit. n. 3, p. 6. 16. Vladimir Lénine, « Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets », in Œuvres complètes, Paris, Éditions sociales, Moscou, Éditions en langues étrangères, t. XXVII, 1958, p. 268 (cité par J.-L. Cohen, « Oncle Sam […] », art. cité, p. 409). Je souligne. 17. . Max Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 176. 18. Voir en français les travaux d’Alessandro Stanziani, « Rationalité économique et rationalisation de la production en Russie 1892-1930 », Annales H.S.S., n° 1, janvier-février 1996, p. 215-239 et L’économie en révolution : le cas russe, 1870-1930, Paris, Albin Michel, 1998. On ne trouve en revanche, jusqu’à présent, aucune trace d’une réception de l’œuvre d’Henri Fayol pour la formulation d’un plan économique national. Cet administrateur français a publié en 1915 une théorie de l’Administration industrielle et générale qui a eu un succès international immédiat et a été traduit en russe dès 1923. Il y proposait la définition d’un « programme d’action » comme premier pas de l’action administrative (Yves Cohen, « Fayol, un instituteur de l’ordre industriel », Entreprises et histoire, n° 34, décembre 2003, p. 29-67). 19. Andrea Graziosi, « G. L. Piatakov (1890-1937) : A Mirror of Soviet History », Harvard Ukrainian Studies, vol. XVI, n° 1/2, juin 1992, p. 127-134. 20. David R. Shearer, Industry, State, and Society in Stalin's Russia, 1926-1934, Ithaca, Cornell University Press, 1996. 21. Voir par exemple les chapitres respectifs des classiques Dexter S. Kimball, Principles of Industrial Organization, New York, McGraw-Hill, 4e éd. 1933 (1ère éd. 1913), et William B. Cornell, Organization and Management in Industry and Business, New York, The Ronald Press, 1947 (1ère éd. 1928).

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22. Mark R. Beissinger, Scientific Management, Socialist Discipline, and Soviet Power, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 145. 23. Collectif Urgense, « Un taylorisme arythmique dans les économies planifiées du centre », Critiques de l’économie politique, n° 19, avril-juin 1982, p. 99-146. 24. Ces points sont développés dans Yves Cohen, « Administration, politique et techniques : Réflexions sur la matérialité des pratiques administratives dans la Russie stalinienne (1922-1940) », Cahiers du monde russe, vol. 44, n° 2-3, août-septembre 2003, p. 269-307. 25. L’étude classique est celle d’Alfred D. Chandler Jr., La main visible des managers. Une analyse historique, Paris, Economica, 1988. 26. Voir E. Arfon Rees, « Politics, Administration and Decision-Making in the Soviet Union, 1917-1953 », in Erk Volkmar Heyen, (dir.), Verwaltungsreformen im Ostseeraum, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2004, p. 267. 27. G. V. Tshikhotski, « Dispecherizacia v tjazheloj promyshlennosti » [Le dispatching dans l’industrie lourde], in N. L. Zaitsev (dir.), Dispetcherizacija v leningradskoi promyshlennosti [Le dispatching dans l’industrie de Leningrad], Leningrad, Izd. informacionno-izdatel´sk. biuro LOUMP, 1935, p. 66 (la parenthèse est d’Y.C.). 28. Comme le montre Valentina Fava, Taylorism, Fordism and Socialism. An Overview from the Škoda- Auto’s point of view, 12e Rencontre internationale du Gerpisa, Paris, 9-11 juin 2004. 29. Pour l’industrie d’après-guerre dans le monde, nous disposons dans cette perspective de l’indispensable Jonathan Zeitlin et Gary Herrigel (dir.), Americanization and Its Limits : Reworking US Technology and Management in Postwar Europe and Japan, Oxford, Oxford University Press, 2000 (en particulier l’introduction de J. Zeitlin et les contributions de Steven Tolliday et Duccio Bigazzi). Cet ouvrage est pionnier en ceci qu’il tente de penser les logiques complexes des hybridations locales et de sortir les études d’américanisation de la vision simplifiée du transfert de modèle. Il s’agit sans conteste d’un ouvrage de référence pour les études de circulation. Voir aussi Patrick Fridenson, « La circulation internationale des modes managériales », in Jean-Philippe Bouilloud et Bernard-Pierre Lécuyer (dir.), L'invention de la gestion. Histoire et pratiques, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 81-89 et Robert Boyer, « Hybridation et modèle productif : géographie, histoire et théorie », Actes du Gerpisa-Réseau international, n° 24 (Pourquoi les modèles productifs voyagent), décembre 1998, p. 7-50. 30. Le point est fait dans Yves Cohen, « The Soviet Fordson. Between the Politics of Stalin and the Philosophy of Ford, 1924-1932 », in Hubert Bonin, Yannick Lung et Steven Tolliday (dir.), Ford, 1903-2003. The European History, Paris, Plage, 2003, vol. 2, p. 531-558. 31. Alan M. Ball, op. cit., p. 138. 32. Ibid., p. 137. 33. Art. cit. n. 10, p. 9. 34. David Edgerton, « De l’innovation aux usages. Dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques », Annales H.S.S., 53e année, n° 4-5 (Histoire des techniques), juil.-oct. 1998, p. 815-837 ; Nelly Oudshoorn et Trevor Pinch (dir.), How Users Matter. The Co-Construction of Users and Technology, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2003. 35. Tsentralnyi Gosudarstvennyi arkhiv Sankt-Peterburga (Archives nationales centrales de Saint-Pétersbourg), 1788/23/135/537-9, projet d’article de Grachev pour la Pravda, sd (août 1930). 36. Voir Yves Cohen, « The Soviet Fordson […] », op. cit. 37. Charles E. Sorensen avec Samuel T. Williamson, My Forty Years with Ford, New York, Norton, 1956, p. 202. 38. Kurt S. Schultz, « ‘Building the Soviet Detroit’: The Construction of the Nizhnii-Novgorod Automobile Factory, 1927-1932 », Slavic Review, vol. 49, n° 2, été 1990, p. 200-212 ; Boris M. Shpotov, « Ford in Russia from 1909 to World War II », in Hubert Bonin et al., op. cit., vol. 2, p. 505-529. Voir aussi Richard Cartwright Austin, Building Utopia : Erecting Russia's first Modern City, 1930, Kent, Kent State University Press, 2004.

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39. La ferme américaine la plus étendue vers 1929 compte 100.000 acres c’est-à-dire 40.000 ha environ, tandis que la plus grande exploitation soviétique s’étend sur 160.000 ha ! Comme l’ensemble des informations sur cette expérience américaine et le retour de circulation, Deborah Fitzgerald, Every Farm a Factory : the Industrial Ideal in American Agriculture, New Haven, Yale University Press, 2003 (merci à Nathalie Jas et Serguei Jouravlev pour l’indication de ce texte), ici, p. 182. 40. Voir l’exemple de l’horloge mécanique introduite en Perse à la fin du XVesiècle : la « synergie de moyens » permet des « rendements croissants d’adoption » ou a contrario, des échecs massifs : cité par Liliane Hilaire-Pérez et Catherine Verna, (art. cité), à partir des travaux de Parviz Mohebbi, Techniques et ressources en Iran du VIIe au XIXe siècle, Téhéran, Institut français de Recherche en Iran (IFRI), 1996, et de Carlo M. Belfanti, « Institutions and Technical Change in Early Modern Europe », History and Technology, vol. XVI, n° 3, 2000 (Inventions, Innovations and Espionage : the Diffusion of the Technical Knowledge in Early Modern Europe). Sur les cadres d’usage, Patrice Flichy, L'innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l'innovation, Paris, La Découverte, 1995. 41. La notion est de Mark Hobart (dir.), An Anthropological Critique of Development : the Growth of Ignorance, Londres, Routledge, 1993, 246 p., cité par Deborah Fitzgerald, op. cit., p. 182. 42. Pour tout ce paragraphe, Nikolaï Milioutine, Sotsgorod. Le problème de la construction des villes socialistes, et en particulier la présentation de Jean-Louis Cohen, Besançon, Éditions de l’Imprimeur, 2002. 43. Stephen Kotkin, Magnetic Mountain. Stalinism as a Civilization, Berkeley, University of California Press, 1995. 44. Jean-Louis Cohen, « Présentation », Sotsgorod, op. cit., p. 28-29. Le Corbusier et al., Les Trois établissements humains, Paris, Denoël, 1945. 45. Je suis ici les travaux d’Elisabeth Essaïan, « L’Amérique des architectes russes et soviétiques : miroir et projections des ambitions urbaines, 1876-1953 », Espaces et sociétés, n° 107, n° 4, 2001, p. 37-64 ; « Il piano generale di riconstruzione di Mosca del 1935 e la transfromazione del centro storico », Storia Urbana, vol. 26, n° 101, octobre-décembre 2002, p. 51-75 ; Elizaveta Essaian, « Zaimstvovanie gorodskikh obrazov i gradostroitel’nogo opyta pri formirovanii i realizatsii Genplana Moskvy 1935 goda » [L’emprunt des modèles urbains et l’expérience des urbanistes dans la conception et la réalisation du Plan général de Moscou de 1935], Gorod i gorozhane v Rossii XX veka. Materialy rossiiskogo-frantsuzskogo seminara [La cité et les citadins dans la Russie du XXe siècle], A. D. Margolis (dir.), Saint-Pétersbourg, Kontrfors, 2001, p. 32-42 ; « Le plan général de reconstruction de Moscou de 1935. La ville, l’architecte et le politique. Héritages culturels et pragmatisme économique », thèse d’architecture, Université de Paris-VIII Vincennes Saint-Denis, 2006 46. Elisabeth Essaïan, « Il piano […] », art. cit. 47. Elisabeth Essaïan, « Zaimstvovanie… », art. cit., p. 45. 48. A. Zaslavskji et A. Kozelkov, « Planirovka Moskvy » (La planification de Moscou), Stroitel’stvo Moskvy, 1932, n° 10, p. 8, cité par E. Essaïan, « Il piano […] », art. cit., supra n. 45. 49. Voir l’échange entre Steven Rosefielde, « Stalinism in Post-Communist Perspective: New Evidence on Killings, Forced Labour and Economic Growth in the 1930s », Europe-Asia Studies, vol. 48, n° 6, septembre 1996, p. 959-987 et Mark Harrison, « Comment : Stalinism in Post- Communist Perspective », Europe-Asia Studies, vol. 49, n° 3, mai 1997, p. 499-502. 50. Je remercie Andrea Graziosi d’avoir partagé avec moi ses questionnements en la matière. 51. Mark Harrison, « Soviet Industry and the Red Army Under Stalin : a Military-Industrial Complex ? », Cahiers du Monde russe, vol. 44, n° 2-3, 2003, p. 331. 52. Paul N. Edwards, The Closed World. Computers and the Politics of Discourse in Cold War America, Cambridge (Mass.), MIT, Press, 1998.

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53. Voir dernièrement André Grelon, Françoise Chamozzi et Ina Wagner (dir.), Alliage (Le spectacle de la technique), n° 50-51, printemps-été 2003. 54. Thomas P. Hughes, Networks of Power. Electrification in Western Society, 1880-1930, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1983, 474 p. 55. Alan M. Ball, op. cit., p. 35. 56. Lev Kulešov, Sobranie sočinenij v treh tomah. 1. Teoriâ, kritika, pedagogika [Œuvres choisies en trois volumes. Théorie, critique, pédagogie], Moscou, Iskusstvo, 1987, p. 80. La traduction est de Valérie Pozner, que je remercie de m’avoir introduit à cette littérature, dans Lev Koulechov, L’art du cinéma et autres écrits, Lausanne, L’Âge d’homme, 1994, p. 53 et notes. Voir aussi sur ce thème précis la très stimulante communication inédite de François Albera, L’Ob-jeu, Udine, International Film Studies Conference, mars 2001. 57. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » (1936), in Écrits français, Paris, Gallimard, 2003, p. 149-250. 58. L’essentiel des informations de ce paragraphe vient de l’article d’Erika Wolf, « When Photographs Speak, to Whom Do They Talk ? The Origins and Audience of SSSR na stroike (USSR in Construction) », Left History, vol. 6, n° 2, été 2000, p. 53-82(« Le statut de la photographie dans la revue L’URSS en construction », Théorème, n° 8, 2005, p. 61-69). 59. Cité par Erika Wolf. 60. Gabor T. Rittersporn, Malte Rolf et Jan C. Behrends (dir.), Sphären von Öffentlichkeit in Gesellschaften sowjetischen Typs. Zwischen partei-staatlicher Selbstinszenierung und kirchlichen Gegenwelten, Berne, Peter Lang, 2003. 61. Bernard Eisenschitz (dir.), Gels et dégels. Une autre histoire du cinéma soviétique, 1926-1968, Paris, Centre Pompidou, Milan, Mazzotta, 2002, p. 37 et 122. Kristian Feigelson avec Annabelle Creissel, « Ford, fordisme et stalinisme », paru dans Théorème, 2005 (merci à son auteur pour la communication de ce texte). 62. Voir ici les propositions de Jonathan Zeitlin, op. cit. Un exercice est tenté dans Yves Cohen, « Fayol […] », art. cité. Voir aussi la perspective de sciences sociales situées de façon multiple, George Marcus, « Ethnography In/Of the World System: the Emergence of Multi-Sited Ethnography », Annual Review of Anthropology, vol. 24, 1995, p. 95-117 (accessible en ligne). 63. Kapil Raj, L’Inde, la Grande-Bretagne, et les sciences modernes : Où sont nos stabilités d’antan ?,Intervention aux Journées « Aires culturelles » de l’EHESS le 26 mars 2003 (Objets et savoirs : circulations et reconfigurations), http://www.ehess.fr/centres/divac/forum/ 26mar3.Objets_savoirs.pdf. 64. Branko Lazitch, « La formation de la section des liaisons internationales du Komintern (OMS), 1921-1923 », Communisme, n° 4, 1983, p. 65-80 ; Mikhaïl Narinski et Jürgen Rojahn (dir.), Centre and Periphery. The History of the Comintern in the Light of New Documents, Amsterdam, International Institute of Social History, 1996 ; José Gotovitch et Mikhaïl Narinski (dir.), Komintern : l'histoire et les hommes. Dictionnaire biographique de l'Internationale communiste en France, en Belgique, au Luxembourg, en Suisse et à Moscou (1919-1943), Paris, Éditions de l'Atelier, 2001 ; Aleksander Chubarian (dir.), Istoriia Kommunisticheskogo Internatsionala, 1919-1943. Dokumentalnye ocherki [Histoire de l’Internationale communiste. Essais documentaires], Moscou, Nauka, 2002. Pour la partie diplomatique, voir Sabine Dullin, op. cit. 65. Kapil Raj, ouvrages cités. 66. Thomas P. Hughes, American Genesis. A Century of Invention and Technological Enthusiasm, New York, Viking Press, 1989.

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AUTEUR

YVES COHEN EHESS/CRH

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Frontières nationales et frontières des réseaux dans l’« Espace Schengen » Les migrants des pays pauvres et l’affaiblissement des modèles intégrateurs des États-nations européens

Alain Tarrius

1 De nouvelles formes migratoires transnationales, fédérant en réseaux les initiatives économiques de collectifs issus de pays pauvres, apparaissent depuis une vingtaine d’années en Europe. J’ai eu l’opportunité d’identifier dès 1984 de telles innovations économiques et sociales dans le Bassin méditerranéen occidental, puis de suivre leur développement. C’est ainsi que mes recherches, me conduisirent à tenter de renouveler l’analyse des migrations en montrant comment se construisent aujourd’hui de nouveaux « territoires circulatoires » transnationaux qui font la trame – « par le bas » – de la mondialisation. Ces recherches m’ont forcé à reconsidérer à la fois les formes de cette mondialisation, en mettant en évidence l’émergence d’un nouveau « capitalisme nomade », à l’initiative de migrants entrepreneurs, et les cadres de pensée au moyen desquels nous appréhendons les migrations : la dialectique de l’individu migrant et de l’État, dont la résolution selon le schème de l’intégration semble concurrencée aujourd’hui par d’autres formes d’appartenance et d’attachement des collectifs à leurs territoires est au cœur de ces investigations.

De Marseille au Maroc, les « contrebandiers de la mondialisation »

L’exemplarité marseillaise

2 Le cas de Marseille et des réseaux des économies souterraines entre le Maghreb et le Bassin méditerranéen occidental est particulièrement révélateur de la genèse de ces formes, de leur incessante transformation. Il expose un modèle déjà mondialisé

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3 Dans les années 1985-1987, 350 commerces tenus par des migrants d’origine maghrébine, essentiellement algérienne, œuvraient dans le quartier historique central, en déshérence, de Belsunce. On dénombrait alors 81 familles propriétaires des fonds de commerces, dont 39 algériennes, 27 tunisiennes et 15 marocaines. 700 000personnes, dont environ 300 000 immigrants en Europe, transitaient annuellement par ce quartier et y effectuaient toute sorte d’achats qui compensaient les difficultés d’approvisionnement des nations maghrébines. Le chiffre d’affaires de ces commerces évalué par la SEDES (Caisse des Dépôts et Consignations) en 1987 était d’environ trois milliards de francs, compte non tenu des contre-façons (pièces détachées, vêtements,…) ni des voitures passées en contrebande. Quatre événements contribuèrent, à la fin des années quatre-vingt, et au début des années quatre-vingt-dix, à une transformation de ce dispositif commercial :

4 – la limitation des visas entre l’Algérie et la France, lors du premier passage de Charles Pasqua au Ministère de l’Intérieur ;

5 – les effets de la crise politique algérienne : le Front Islamique du Salut (FIS) tentant de prélever un impôt « révolutionnaire » sur les commerçants algériens, ceux-ci passèrent en grand nombre la gérance de leurs commerces à des Marocains ;

6 – la grande expansion migratoire marocaine, qui transforma l’histoire sociale de l’Espagne et de l’Italie, de nations d’émigration en nations d’immigration, et, toujours forte, déstabilise particulièrement les politiques et pratiques législatives de ces nations vis-à-vis des étrangers. Les centralités marocaines des réseaux de migrants commerciaux se sont rapidement généralisées de Bruxelles, place traditionnelle, et de l’axe Maroc, Madrid, Irun, Bordeaux, Paris, vers Marseille, Milan, Naples, Francfort, et diverses villes espagnoles, c’est-à-dire vers un nouvel axe de circulations circum- méditerranéen ; ce mouvement se déclencha à la fin des années quatre-vingt à partir, d’abord, de collaborations à Bruxelles entre Marocains et Turcs ;

7 – la densification des réseaux d’économies souterraines de l’Est européen et leur connexion avec les réseaux méditerranéens orientaux et occidentaux ou maghrébins ;

8 Au fur et à mesure de ces événements les logiques de fonctionnement en réseaux l’emportèrent sur celles de place marchande unique avec ses logistiques de transports de lieu à lieu. Les Algériens des commerces internationaux, ayant passé la main aux Marocains et aux Tunisiens, se replièrent plutôt sur des commerces de proximité, dans les marchés publics ou dans les quartiers des villes relativement mal desservis, cependant que leurs successeurs accentuaient forte-ment la nature et la forme de ce dispositif commercial vers l’internationalité. Les entrepreneurs maghrébins de Marseille, au lieu de gérer localement en moyenne quatre commerces locaux, ouvrirent des entrepôts de chargement de marchandises ou encore des magasins en plus grand nombre le long des espaces supports aux réseaux. Ils acquirent ainsi une plus grande efficience commerciale, mobilisant désormais des « fourmis » domiciliées tout au long des parcours, qui trans-portèrent désormais, dans des fourgons et des voitures, des marchandises au cours d’incessants va et vient. À Marseille la visibilité des commerçants installés à Belsunce devint évidemment moindre, alors même que leur influence et leur richesse s’accroissaient. En fait, soixante-seize familles des quatre- vingt-une présentes en 1985, opèrent toujours dans le centre de Marseille (17 d’entre elles, algériennes, ont confié des gérances à des Marocains) et ont été rejointes par 43 familles marocaines et 2 tunisiennes. Le dispositif marseillais compte donc actuellement (enquêtes automne 2.000) 126 familles de commerçants (22 algériennes,

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29 tunisiennes et 75 marocaines) qui possèdent en moyenne sept commerces ou entrepôts de chargement le long des réseaux, de l’Italie au Maroc, soit plus de 800 établissements. Ce qui est perçu de ces changements, à partir de critères « localistes » de description et d’évaluation, est désigné comme régression du dispositif commercial marseillais, alors que son influence est plus forte que jamais, enrichie par l’émergence, qu’elle provoque et gère en grande partie, de nouvelles centralités dans les pays voisins. La piste des Algériens, dominants à Belsunce jusqu’en 1989, mène aujourd’hui aux marchés publics locaux ou à la rationalisation des trabendes par containers pour la seule Algérie. Celle des autres migrants commerçants permet d’identifier le monde comme origine ou destination des échanges. Le déploiement des petits migrants, « fourmis » de ces commerces internationaux, est tel qu’entre 1991 et 1995 les véhicules mobilisés pour les transports de marchandises passèrent de 1.700 pour un aller-retour mensuel à 42.000 pour deux allers-retours mensuels, permettant à environ 192.000 personnes domiciliées dans le Sud de la France, de tirer des revenus notables de cette grande proximité avec leur pays d’origine, le Maroc. Marseille, Perpignan, Alicante et d’autres étapes encore, prospèrent en même temps. Pour ce qui est précisément d’Alicante, nos enquêtes depuis janvier 19991 nous ont permis d’identifier, parmi les quarante-cinq commerces ou entrepôts ouverts depuis 1997 à Crévillent, à environ trente kilomètres du port levantin, dix-sept points de vente et de chargement gérés comme succursales par des entrepreneurs toujours installés à Marseille.

9 Ces populations de migrants, qui développent leurs sociabilités autour des réseaux commerciaux internationaux, n’affrontent jamais frontalement les sociétés locales, dans l’appropriation d’espaces urbains : la tension toujours pré-sente entre appartenances lointaines et proches leur confère une grande fluidité, labilité, dans le choix de leurs étapes. Les commerçants savent toujours se re-localiser, suivis par les cohortes de « fourmis » circulantes, dans les espaces des réseaux ou de la ville.

De Marseille au Maroc : territoires et sociabilités autres

10 Nous avons pu identifier, entre Marseille et le Maroc, quelques tracés originaux de frontières territoriales et des rapports sociaux spécifiques aux réseaux de migrants commerçants. Nos enquêtes se sont en premier lieu déroulées au cours d’accompagnements de circulants, et donc d’observations directes, et d’entretiens avec plusieurs « notaires informels »2 le long des itinéraires circum-méditerranéens. La frontière entre la France et l’Espagne ne fait guère sens pour ces populations : trois types de passages existent, l’autoroute, la nationale et les chemins carrossables. Sur l’autoroute la frontière du Perthus n’est plus la traditionnelle barrière gardée par des policiers et des douaniers postés ; elle s’est transformée en une vaste pénétrante franco-espagnole, de Gérone à Montpellier, avec des brigades « volantes » de douaniers susceptibles de se manifester dans n’importe quelle sortie tout au long de ces trois-cents kilomètres. Les postes de douane sur les nationales, à Cerbère et au Perthus, sont désertés depuis plusieurs années et hébergent des patrouilles aléatoirement, pour quelques heures; quant aux chemins carrossables, à Banyuls et dans d’autres villages des Albères, ils permettent des passages libres, mais peu confortables sur pistes forestières. Les changements d’itinéraire en passage de frontière n’interviennent que dans les phases dites de « vigipirate renforcé », afin d’éviter les longues files de véhicules lorsque la « fonction-barrière » de la frontière reprend le dessus au poste autoroutier du Perthus. Dans ces cas, ce sont généralement des militaires qui fouillent les véhicules à la recherche d’armes ou d’autres marchandises

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dangereuses. Les migrants-commerçants sont peu concernés par ces dispositions, sinon par les pertes de temps occasionnées par ces arrêts et les fouilles qui en résultent. Cette évolution de la frontière est de peu d’importance pour les migrants-commerçants : d’une part, ils circulent dans le sens des sorties du territoire et donc leurs chargements sont moins observés et sollicités que dans le sens entrant et d’autre part, ils savent combiner de façon adéquate les trois types de voies de passage.

11 En revanche, nous avons pu identifier une frontière « morale » et territoriale forte à la hauteur d’Alicante et de Murcia. Elle a pour fonction de contenir dans l’Andalousie toutes sortes de criminalités liées à la migration en Europe par le Maroc. Alicante et, dans sa périphérie, Crévillent, petit village sur l’autoroute hébergeant un dispositif commercial lié à celui de Marseille, sont les étapes ultimes des itinéraires vers le Maroc : les « fourmis » du commerce trans-national s’y arrêtent pour les derniers achats, en particulier de tapis et de nourriture, avant la traversée rapide, sans arrêts, de l’Andalousie et l’embarquement à Algésiras ou à Malaga. Alicante fait frontière maritime également avec l’Algérie (Oran) et joue, elle aussi, un rôle de forte complémentarité avec Marseille. La contention entre Murcia, Crévillent et Alicante, du « chaos Andalou », selon les termes d’un notaire informel résident à Murcia, est le fait non seulement des commerçants installés à disposition des circulants, mais encore, et surtout, de membres de mouvements islamistes algériens, insérés dans le dispositif commercial, qui craignent la mise en danger de leurs propres réseaux3 par des initiatives illégales de Marocains installés dans ces confins troubles, criminogènes, que représente désormais l’Andalousie.

Lieu, mouvement et hiérarchies identitaires

Temporalités organisatrices des territoires

12 L’apparition de collectifs, plus ou moins stables et durables, où les critères d’identification des individus, la hiérarchie des préséances, sont tributaires des temporalités, des fluidités, des mobilités, et plus précisément des capacités d’appartenances multiples de chacun, provoque probablement en premier lieu la modification de vieux schèmes comportementaux. L’ordre que l’on a si longtemps présenté comme universellement édificateur des légitimités identitaires, « l’attachement au lieu », et les diverses hiérarchies qu’il génère, ne fait plus réellement sens dans ces milieux. Ainsi sont bouleversés les rapports entre identités et altérités selon des clivages transversaux aux diverses stratifications sociales et économiques, associant sou-vent, malgré elles, des populations aux statuts et aux intérêts économiques et politiques divergents4. La notion de territoire est à redéfinir si l’on désire comprendre que des individus, des collectifs, modifient, par séquence ou dans la totalité de leur existence, les bases usuelles de l’affirmation identitaire sédentaire.

13 Cette notion de territoire est aussi floue que celle d’identité ; elle exige, à chaque usage, un rappel de sa définition. A minima, nous dirons5 que le territoire est une construction consubstantielle de la venue à forme puis à visibilité sociale d'un groupe, d'une communauté ou de tout autre collectif dont les membres peuvent employer un « nous » identifiant. Il est condition et expression du lien social. Le territoire est mémoire : il est le marquage spatial de la conscience historique d'être ensemble. Les États-nations ont proposé une organisation des territoires basée sur la présence de hiérarchies politiques

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dans la totalité de l’espace support aux sociabilités. Les réseaux que nous observons dérogent à cette construction politique et s’instituent ainsi en contre-modèles : les temporalités sociales y jouent un rôle premier d’organisatrices des contours territoriaux et de leur fluidité.

14 Pour nous donc, la mémoire en partage, qui permet d’affirmer une identité circulatoire, est extensive autant que le sont les territoires des circulations : elle n’est pas puits mnésique, elle signale non pas l’épaisseur des lieux connus, et les légitimités « notabilaires » locales, mais les moments des négociations qui permettent de porter plus loin ses initiatives, de rencontrer, de traverser plus de différences. Cette mémoire collective est avant tout souvenir des accords de parole, des échanges d’honneur, qui fluidifient les circulations, qui permettent d’échapper aux régulations étatiques formelles, de contourner les règles de construction des frontières entre territoires et entre univers de normes, celles qui disent les conditions du passage d’une sédentarité à une autre. La référence à cette mémoire collective autorise chacun à aller plus avant, à se présenter encore et encore, à s’agréger à d’autres, ou bien à les expulser de l’espace des multiples étapes et réseaux supports à l’initiative circulatoire. À Marseille en 1985, à Montpellier, Perpignan ou Barcelone en 1992, à Alicante, Crévillent, Grenade, Almeria en 2000, nous avons toujours rencontré ces réunions, dans un café ou une arrière boutique, où un « notaire informel » facilite les transactions commerciales, puis en contrôle le déroulement. Ces réunions réalisent des lieux-moments exceptionnels dans l’organisation sociale et l’affirmation identitaire de ces collectifs : c’est alors que certains, au bout de mois ou d’années d’errance, sont cooptés par les réseaux, et désormais s’ouvre à eux un univers inépuisable d’opportunités économiques, de trajectoires de réussite personnelle et familiale. C’est l’instant où fléchissent, s’effacent parfois, les barrières des différences ethniques, et le Polonais, le Bulgare, l’Italien, le Turc, le Maghrébin, l’Africain subsaharien, etc., engagent des échanges durables, partagent « une éthique intermédiaire de l’honneur ». Dès lors, la parole donnée ne peut être rendue ou reprise, qu’après une dénonciation vigoureuse par le « notaire informel » : la dérogation aux codes d’honneur toujours rappelés lors de l’entrée dans ces univers des réseaux est immédiatement sanctionnée par un redoutable exil, une exclusion radicale et rapide. Ce moment est celui de la venue à communauté, d’esprit certes, mais encore de voisinage, dans ces territoires des circulations, connectés aux sociétés locales en quelques étapes résidentielles.

Des territoires de la mobilité

15 Ces territoires, nous les nommons territoires circulatoires. Cette notion constate la socialisation d’espaces supports à des pratiques de mobilité. Elle introduit une double rupture dans les acceptions communes du territoire et de la circulation ; en premier lieu elle nous suggère que l'ordre né des sédentarités n'est pas essentiel à la manifestation du territoire, ensuite elle exige une rupture avec les conceptions logistiques des circulations, des flux, pour investir de sens social le mouvement spatial. Le déplacement, qui ne peut dans cette perspective être considéré comme l'état inférieur de la sédentarité, confère à ceux qui en font leur principal lieu d'expression du lien social le pouvoir du nomade sur le sédentaire : la connaissance des « savoir-faire chemin », condition de la concentration-diffusion des richesses matérielles et immatérielles, donne force sur l'ordre des sédentarités, et plus particulièrement sur sa manifestation première, l'espace urbain.

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16 L’expansion de ces territoires, inséparable des solidarités qui les constituent en topiques d’échanges de haute densité et diversité, génère sans cesse de nouvelles connivences avec de nouveaux autres, fédérés au collectif circulatoire pour mieux transiter, atteindre des marchés, des emplois, des sites, de plus en plus lointains. Les différences attachées à l’ethnicité, en sont de plus en plus bannies, dès lors que se manifeste cette éthique sociale intermédiaire ; en somme, l’identité commune à tous les arpenteurs des territoires circulatoires est faite de la plus grande interaction possible entre altérités... ainsi naissent les nouveaux mondes cosmopolites nomades.

17 La notion de « territoire circulatoire » habilite une démarche anthropologique étendue à la définition d'espaces relativement autonomes supportant des segmentations sociales, économiques et spatiales originales. La mobilité spatiale exprime donc plus qu'un mode commun d'usage des espaces : des hiérarchies sociales, des reconnaissances, qui donnent force et pouvoir, qui dissimulent aussi, aux yeux des sociétés de sédentaires, des violences et des exploitations non moins radicales. Les personnes en situation d’errance, quelles que soient leur origine et leur fortune, paient un tribut élevé pour acquérir un peu de protection des circulants maîtres de leur mobilité, des nouveaux nomades : passages de frontières à risques, clandestinités diverses, tâches pénibles sans limites autres que l’épuisement de certaines formes de travail « au noir »…

18 Les « petits » migrants qui rejoignent par dizaines de milliers les circulations internationales, après avoir parfois longuement tenté des trajectoires d’intégration dans les sociétés d’accueil, après aussi des errances non moins difficiles, sans papiers, sans famille, deviennent des nomades : le projet diasporique d’assimilation ne les concerne pas, celui de l’errance ne les concerne plus, ils se tiennent à distance des valeurs des sociétés d’accueil, se déploient, souvent familialement, dans des espaces internationaux qui excèdent des conditions usuelles et nécessaires à l’entrée dans les hiérarchies locales de l’identité. À l’adolescence tel jeune quittera sa famille parentale pour rejoindre, lorsque l’opportunité d’une activité se présente, tel oncle ou autre parent dans un pays européen différent.

L’intégration autre

19 Le second événement source de transformation des identités de ces collectifs, concerne l’apparition concomitante d’individus, isolés ou regroupés, souvent étrangers aux nations qui les hébergent, qui bricolent, précisément à partir de leurs expériences circulatoires, des identités métisses entre univers proches et lointains, transnationaux souvent, imposant à la classique oppositionentre les nôtres et les leurs, entre être d’ici ou de là-bas, une autre forme, triadique, c’est à dire hautement processuelle : l’être d’ici, l’être de là-bas, l’être d’ici et de là-bas à la fois(Lamia Missaoui 2003). Les générosités constitutionnelles intégratives de nos États-nations, édifiées au cours de deux ou trois siècles de rapports à l’étranger, à celui qui vient et à qui on offre le choix de « devenir nôtre » ou de repartir, portent de plus en plus à faux : bien des parcours actuels de l’intégration ne sont plus conformes aux modèles historiques ainsi définis.

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Des métissages momentanés, partiels

20 Robert Ezra Park, préfaçant Everett Stonequist, définissait l’homme marginal en insistant sur le rôle de ces individus, ni d’ici, ni de là-bas, quittant peu à peu leurs appartenances à des collectifs identitaires localement bien spatialisés pour essayer d’en adopter d’autres dans d’autres territoires urbains : ce sont eux qui, éclaireurs et passeurs, anticipaient les cohésions générales entre populations d’origines différentes. Cette conception du parcours « de »… « vers »…, qualifié d’intégration, d’insertion, d’acculturation, etc., est très répandue et fait généralement consensus dans les milieux politiques et administratifs, de la ville à la nation. Ce n’est plus ainsi que nous décrivons ces êtres, soumis aux terribles pressions de leurs positions incertaines, intermédiaires entre États différents, présents dans des lieux sans désignation locale. Nous rencontrons plutôt des individus capables d’être d’ici et de là-bas à la fois, contrairement aux descriptions de Park, capables d’entrer-sortir momentanément ou durablement dans des univers de normes qui leur sont étrangers sans pour autant quitter les leurs. L’acte marchand, de haute sociabilité, se décline immédiatement, avec toutes les autres personnes, de la ville ou d’ailleurs, clients locaux ou membres des réseaux. Ainsi des Marocains de la région de Montpellier, arrivés dans les années soixante-dix comme ouvriers agricoles, nous ont dit comment, en quelques jours, ils ont « enfin connu » les « Français », à l’occasion de ces transactions commerciales nouvelles6, alors qu’ils avaient vécu des dizaines d’années victimes d’incommensurables distances ségrégatives locales. Nous abordons une sociologie ou une anthropologie des aller-retour, des entrées-sorties, des métissages partiels et momentanés, qui signalent l’apparition de sociabilités autres que celles suggérées par les problématiques des lentes et longues insertions (Lamia Missaoui 1999).

21 Les jeunes filles, peu présentes lors des circulations, réalisent avec intensité ces profils de capacité de sociabilités plurielles : souvent élevées à l’intérieur de la cellule familiale, dans l’intimité féminine, dans une sorte de reproduction des normes des cultures d’origine, elles deviennent très proches des institutions sociales, économiques, etc., des nations d’accueil, celles-là mêmes qui permettent l’insertion, à partir d’accompagnements à la Poste, aux ASSEDIC, de rédactions de demandes et de formulaires divers pour leurs proches analphabètes. Elles sont généralement les comptables, pour la part de « black » comme pour celle d’officialité, des transactions commerciales des parents. Elles effacent avec subtilité les contradictions entre le statut de commerçant transnational des économies souterraines et celui d’ayant-droit de l’aide sociale. Ces dispositions leur ouvrent des perspectives contrastées : pour certaines, une « sortie » rapide des milieux familiaux et une « entrée » non moins rapide dans les sociétés d’accueil, – « sauve qui peut » me disait l’une d’elles – pour d’autres de grandes réussites dans les économies souterraines internationales, non dans la circulation mais dans la gestion des dépôts, commerces, et autres lieux de transaction, d’interface avec les institutions, les commerçants et divers partenaires professionnels locaux.

Des statuts sociaux autres

22 Ces diversités et contrastes de trajectoires individuelles concernent aussi les collectifs. Le savoir-être d’ici et de là-bas et l’arrivée massive de « petits migrants » mobilisés par la généralisation de cette forme migratoire nomade, produit des comportements

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collectifs favorables à la juxtaposition de statuts sociaux contrastés. « Petit ici et notable là-bas » écrivait Lamia Missaoui en 1995 : ces dispositions nous les rencontrons désormais très fréquemment. Les revenus tirés des allers-retours fréquents sont réinvestis dans la région d’origine, et gérés tout aussi familialement ou claniquement que le sont aujourd’hui les dispersions dans l’espace européen. Le projet qui, généralement, justifiait en son temps le départ en migration de tel homme ou de tel couple, est re-élaboré et passe au statut d’une réalité tout autre que celle de la construction au pays d’une maison, jamais achevée, et occupée par d’autres. Des exploitations agricoles sont réaménagées autour d’un outillage qui permet une irrigation plus rationnelle et un entretien des sols fréquent, mais aussi par l’usage de semences sélectionnées, en provenance surtout des Pays-Bas et accessoirement diffusées dans les réseaux. De l’outillage pour le bâtiment et les travaux publics, acheté d’occasion en Europe provoque l’apparition d’autant d’entreprises villageoises contribuant à l’aménagement local. Des camions à plate-forme passent souvent les frontières et permettent, dans l’ensemble du Maghreb, de véhiculer de la paille ou du foin de Nord en Sud. Des ateliers artisanaux nombreux se sont ouverts afin de produire par exemple des contre-façons vestimentaires, réimportées lors des remontées. Les micro-investissements productifs se sont généralisés et renforcent le rôle des circulations en les densifiant. Ces mêmes personnes, installées dans diverses nations européennes, qui développent ces initiatives et se « notabilisent » dans leur quartier ou village d’origine, vivent dans les régions d’accueil des statuts précaires, attributaires de revenus minima, ouvriers occasionnels du bâtiment, ou de diverses activités aux statuts aléatoires gérés par des sociétés d’intérim.

Nouvelles hiérarchies sociales

23 Ces hiérarchies fracturent verticalement les classiques stratifications sociales et économiques. L’affirmation des valeurs attachées aux réussites dans les commerces, mêlant respect de la parole donnée, notoriété généralisée à l’ensemble des parcours, sens des opportunités, désigne des individus qui bénéficient de possibilités de réussite peu communes : responsabilités morales et commerciales sur tel ou tel produit, dans tel ou tel espace support aux réseaux de circulation, puis installation commerciale de grande ampleur ; au fur et à mesure de cette ascension les responsabilités quittent les seuls échanges marchands pour investir des secteurs du religieux dans les villes d’accueil, pour prendre en charge les destins des familiers du village ou du quartier d’origine à l’échelle européenne et au-delà même. Pour ce qui est des Marocains, et aussi des Africains subsahariens, ces nouvelles possibilités sont en train de transformer le sens même des cheminements classiques de l’intégration définis et offerts par les États-nations européens. Les contrastes constitutionnels entre les divers modèles nationaux, communautaires, « jacobins », ethniques, qui caractérisent l’Europe, les singularités différenciatrices des diverses histoires ne s’imposent plus comme des préalables incontournables au maintien résidentiel de ces populations ni à leur circulation. L’invention des « beurs » en France dans les années quatre-vingt, définis comme orphelins de pères inassimilables, et donc relevant d’un grand dessein d’intégration, apparaît aujourd’hui à ces populations comme un subterfuge développé par des autorités désemparées de ne pouvoir façonner les destins de ces jeunes : leurs pères, soi-disant absents, créaient alors toutes les conditions nécessaires au déploiement actuel. Ils provoquaient le basculement du modèle d’intégration des diasporas, fidèles à leurs origines certes, mais rapidement assimilées par la vie économique – sur le mode de la complémentarité (Alain Médam, 1993 – sociale et politique, vers un nouveau modèle de

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collectifs migratoires nomades – attachés exclusivement, jusque dans leurs activités de migrants commerciaux, à leurs milieux et à leurs lieux d’origine, mais néanmoins capables de développer en de multiples étapes leur présence dans l’internationalité européenne. Les migrants qui demeurent soumis aux formes classiques de l’exploitation de la force internationale de travail et à l’enfermement dans les étroites limites des entreprises qui les emploient et des villes qui les hébergent, toujours très nombreux, numériquement très dominants, bien sûr, échappent de plus en plus eux- aussi aux intentions intégratives : ils se savent en situation d’infériorité par rapport à leur passé dans les activités de réseaux et, avec ou sans papiers, ont de plus en plus tendance à se considérer comme en situation d’errance, perdant de vue l’ici et le là-bas, au bénéfice d’une sorte de relocalisation dans un espace religieux. Cette tendance se généralise d’autant plus que les uns et les autres résident en commun.

24 L’institution des pouvoirs sur ces territoires des circulations est fort différente de celle des États-nations, des sociétés de sédentarité. Les « notaires informels », témoins et gardiens des paroles échangées lors des cooptations, disposent d’un pouvoir bien réel, mais tributaire d’équilibres délicats : disons succinctement que l’étendue de leur influence dépend de leur capacité d’entretenir des relations avec les pouvoirs locaux, politiques et policiers, avec les représentants officiels des États d’origine des populations de migrants, avec leurs représentants religieux, avec des milieux commerciaux de l’officialité et de la subterranéité, avec encore les milieux troubles des divers trafics criminels. Ils disposent en quelque sorte d’un statut qui les situe au-delà des exigences de l’honneur engagé dans les échanges d’oralité, par le fait même qu’ils ont souvent à protéger l’éthique des réseaux de migrants commerçants de celle – si l’on peut dire – des réseaux mafieux et/ou criminels ; ils sont à cheval sur de nombreuses frontières de normes et d’intérêts. À la fois craints par leurs divers partenaires, leur alliance est recherchée par tous : si, à une extrémité de l’organisation sociale et politique, les sphères de l’officialité espèrent ainsi maîtriser le caractère profondément subversif de ces formes sociales peu saisissables et sans institutions territorialisées – inadmissibles contre-modèles – les réseaux mafieux, eux, en attendent une aide, envieux qu’ils sont de leurs capacités de circulation. Mais il s’agit bien d’équilibres entre eau et feu : l’institutionnalisation étatique et le cloisonnement extrême des réseaux mafieux sont essentiellement différents, autres. Les « notaires informels », ces hommes investis de pouvoirs uniques dans les cooptations des circulants et les régulations de leurs activités comme de leurs mobilités, disparaissent dès lors qu’ils ne maintiennent plus l’équilibre entre attaches diverses, qu’ils s’associent trop ouvertement à l’un ou l’autre de leurs partenaires. Jusqu’en 1997, alors que l’Italie et l’Espagne n’hébergeaient pas de centralité des réseaux, mais des circulations, des passages, et supportaient essentiellement une migration récente de main-d’œuvre ouvrière, les cas d’exclusion de « notaires informels » que nous avons eus à connaître concernaient des Algériens à Belsunce en 1989-1990, trop attachés au F.L.N. et à l’Amicale des Algériens en France : Le Front Islamique du Salut, relayé par des trabendistes, tentait de placer ses propres hommes dans ces positions de pouvoir. Pendant quelques mois des personnes liges tentèrent de maintenir les équilibres des réseaux. Peine perdue, les transactions et les partenariats se multipliaient, pour le plus grand développement des réseaux en cours de mondialisation, Polonais, Bulgares, Turcs, Italiens. Le repli islamiste que supposait ce profil nouveau des « notaires informels » fut refusé : il contrecarrait la nécessaire ouverture des uns et des autres vers une éthique de la parole intermédiaire aux diverses croyances, aux nombreuses origines et donc il gênait le développement, l’expansion des réseaux vers l’internationalité. La mosquée qui avait supplanté les bistrots de la Canebière comme nouveau lieu de rencontres avec les « notaires

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informels » garda sa fonction, mais ceux qui s’imposèrent majoritairement (3 sur 5 identifiés par nos enquêtes à Marseille) furent désormais et jusqu’en 1995 environ, des hadjs Sénégalais, beaucoup plus ouverts aux altérités de leurs partenaires, et non moins proches des pouvoirs policiers locaux (Daouda Koné, 1996). Ils représentaient de plus une manifestation nouvelle et en plein essor des réseaux de circulants, de diverses origines africaines subsahariennes, vers la France et l’Angleterre, via le Maroc et l’Espagne. La proximité habituelle avec les réseaux policiers les condamna : ils s’impliquèrent dans les trafics d’héroïne et de cocaïne de provenance africaine et ne purent échapper au regard et à l’action de leurs « partenaires » policiers. Des arrestations s’en suivirent et, surtout, pourrait-on dire, du point de vue des réseaux, une perte de confiance radicale dans leur rôle et une fracture entre réseaux africains et réseaux à dominante marocaine. Ces troubles parmi les « notaires informels », même s’ils durèrent peu, suffirent pour introduire en Espagne et en Italie, qui commençaient à héberger des réseaux de migrants commerçants, de grandes confusions dans la différenciation entre réseaux de migrants commerçants et réseaux mafieux. Les Marocains qui, depuis le début des années quatre- vingt-dix, développaient une migration puissante, peu concernés dans leurs transactions par les réseaux africains, isolèrent, dans leurs nouvelles installations en Espagne, ceux qu’ils appelèrent désormais en arabe « les bandes noires », pour le plus grand malheur des migrants africains subsahariens sans papiers condamnés à un supplément de solitude. De nouveaux « notaires informels » apparurent, de Milan à Marrakech, tous entrepreneurs de l’officialité ayant réussi dans des activités préalables de migrants commerçants, mais dans une diversité de gestion extrêmement contrastée des espaces sous leur « juridiction morale », reflétant, comme jamais auparavant, la réalité des compositions, des négociations, entre territoires circulatoires et territoires locaux. Ainsi se diversifient actuellement, le long des territoires circulatoires, des « régions morales » distinctes des régions politiques européennes auxquelles elles se superposèrent. De telle sorte que, depuis les accords de Schengen, apparaissent, des « frontières » originales différenciant des pratiques des réseaux en même temps qu’identifiant une « carte » des régions migratoires de l’Europe sans coïncidence avec les totalités nationales et leurs frontières historiques. La riche mais obscure notion de « district moral »7 proposée par Robert Ezra Park afin d’expliquer comment dispositions individuelles et histoire de la ville produisaient les transformations urbaines les plus déterminantes, à l’aide de diverses mobilités locales, par la subversion morale et éphémère de lieux précis, cette notion donc, à condition d’un élargissement aux mobilités internationales, trouve un usage opportun à la compréhension de ces phénomènes de contournement des « logiques Schengen » dès leur apparition.

La gestion des confins

25 D’Algésiras à Marseille la frontière entre zonages des réseaux est à Alicante : là se rejoignent les Algériens venant par Oran, les Marocains et les populations subsahariennes passant par le détroit de Gibraltar. Alicante, avec Valencia, est un débouché historique de Madrid vers la Méditerranée. Cette ville, porte méridionale de la Catalogne, développe une rare capacité de gestion pacifique des cosmopolitismes, l’aventure de l’aller-retour des Pieds-Noirs en Algérie (Juan-David Sempere, 1999), les représentations festives valorisantes des « Maures » lors des fêtes semestrielles des Moros i Cristianos alors même que vers Alméria, 200 kms plus au sud, en Andalousie, les populations locales commettent des exactions xénophobes contre les migrants marocains, cette ville accueille environ trente « bazars », commerces de produits divers, tenus par des Marocains et

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des Algériens ; ces boutiques, proches du port, sont associées à une quarantaine d’autres, dans la petite ville de Crevillent, à trente kilomètres à l’ouest le long de l’autoroute menant de Marseille à Algésiras. Cette centralité nouvelle, depuis 1997, des réseaux commerciaux, s’institue « frontière des commerces propres », selon les dires de deux « notaires informels » rencontrés longuement à Murcia et opérant sur cette « centralité-frontière ». Au Sud, nous avons rencontré trois de ces notaires, institués tels lors de la période de gestion « africaine » des réseaux : deux d’entre eux, à Grenade et à Malaga, ont développé, en accord évident avec les polices locales et les polices marocaines, avec les autorités musulmanes, les trafics de jeunes femmes marocaines pour la prostitution8 sur la Costa del Sol et les grandes villes du Sud espagnol, les trocs entre marchandises revendues sur les marchés publics – chaussures de sport, vêtements – et haschich « remonté » du Rif marocain par quintaux, le contrôle des Hollandais livrant la cocaïne aux prostituées et aux boîtes de nuit, mais aussi la vente en bordure d’autoroute de produits de consommation courante complétant en dernière heure les chargements des migrants commerçants. Ils fixent également, afin de disposer de viviers pour leurs trafics, des sortes de réserves de migrants en situation d’errance, recrutés parmi les sans-papiers, et cédés à la journée, pour des salaires dérisoires, aux propriétaires agricoles des serres de cultures sur-intensives, ajoutant ainsi à leur misère l’exploitation féroce de leurs solitudes. Dans les premiers mois de leur migration en Espagne ils ont collaboré avec des Africains subsahariens, Nigérians, Gambiens et Sénégalais, dans l’acheminement du Maroc vers l’Europe, d’héroïne, qui subissait une dernière transformation dans la région de Grenade. Ces « notaires informels » sont des interlocuteurs très valorisés par les autorités politiques et policières régionales et locales et participent activement à la vie des mosquées naissantes dans les grandes villes du Sud. Ils contribuent à l’institutionnalisation, à l’intérieur de l’espace Schengen, de zones troubles, de confins, comme en identifient des chercheurs italiens dans la région de Trieste ou de Barri, en Sicile, à Naples et dans des faubourgs milanais. Les tensions entre la Communauté européenne et le Maroc à propos des passages d’Africains subsahariens, et de l’apparition à Rabat, Casablanca et Tanger, des premiers villages urbains africains, ne sont qu’une expression prudente, aujourd’hui possible, des problèmes beaucoup plus vastes et criminels du Sud de l’Espagne : une pseudo- tentative de résolution de cette situation se traduira-t-elle par une injonction politique de forme coloniale, que lesaccusations actuellement portées contre le royaume chérifien laissent augurer ? L’Espagne et l’Europe semblent vouloir en effet exporter ces troubles dans les pays extérieurs riverains, et particulièrement vers le Maroc. Ainsi l’idéologie sécuritaire présentée comme nécessaire aux régulations de l’espace Schengen contribuerait-elle à la désagrégation des pays riverains pauvres, en transformant leur situation de « portes migratoires » en réservoirs de misère mondialisés.

26 D’Alicante à Marseille fonctionnent toujours les réseaux sous la forme paisible précédemment décrite ; des centralités locales scandent ces espaces en autant d’étapes avec leurs désormais classiques concentrations résidentielles communautaires, et leurs commerces locaux, à Valencia, Tarragone, Barcelone, Perpignan, Montpellier, Nîmes, etc. La séparation avec les réseaux de trafic de produits d’usage illicite y est nettement pratiquée. Les réseaux mafieux se sont reconstitués autour de la modification de la frontière franco-espagnole, transformée de frontière-barrière en un vaste espace sous contrôle douanier, de Gérone à Montpellier. Les États-nations européens, dans leur tentative de fédération, ne savent pas davantage gérer leurs transformations frontalières que leurs confins.

27 Révélateurs et acteurs de ces transformations de fait, les réseaux de migrants entrepreneurs commerciaux participent de l’accélération contemporaine des

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circulations mondiales. Saisissant les opportunités de libéralisation des circulations, nécessaires à la mondialisation opérée par les acteurs de l’officialité à partir de leurs compétences techniques, les migrants que nous évoquons dans cet article affirment d’abord une compétence sociale, relationnelle, signalant une nature antagonique de leurs réseaux avec ceux des économies de l’officialité9.

28 En ce sens dès aujourd’hui, et probablement en préalable à de profondes transformations des ordres institués, ils sont aussi dérangeants pour le monde qu’ils le sont pour l’État-nation.

NOTES

1. En association, souvent, avec Juan David Sempere, chercheur à l’université d’Alicante. 2. Les « notaires informels », personnes référentes lors des transactions commerciales, veillent à la régularité des échanges, au respect de la parole donnée, à la bonne répartition des flux de clients : leur dénonciation d’entorses aux règles de bonne conduite produisent une éviction immédiate de commerçants et de « fourmis ». 3. Pour ce que nous avons pu en savoir, il s’agit de passages de personnes (écrivains engagés et prédicateurs) prenant momentanément leur distance du territoire algérien. 4. Alain Tarrius Les fourmis d’Europe. Migrants pauvres, migrants riches et nouvelles villes internationales, Paris,L’Harmattan, 1992. 5. On reconnaîtra dans les huit lignes qui suivent quelques positions clefs de Maurice Halbwachs, notamment en ce qui concerne le rapport entre lieux, identités et mémoire collective ; en particulier exprimées dans La topographie légendaire des Évangiles en terre Sainte, (Paris, PUF, 1942.). Toutefois nous divergeons sur deux points essentiels : la référence aux lieux, première pour Halbwachs, doit selon notre point de vue laisser davantage place aux temporalités sociales, et le fonctionnement de la mémoire collective relève moins de l’entassement, du puits mnésique, que de l’incessante reformulation. C’est ainsi qu’Halbwachs ne sait pas situer l’amnésie. Nous trouvons sur ces point plus opportunes les positions du phénoménologue G. Husserl, Crise des sciences sociales et phénoménologie transcendantale, Paris,Gallimard, (traduction) 1973. 6. Alors que les passages aux frontières entre l’Espagne et le Maroc doublaient, de un million à deux millions environ entre 1991 et 2000, (Rabat, Fondation Hassan II et Centre Jacques Berque, juillet 2001) plus de 60 % des migrants marocains arrivés dans la Région Languedoc-Roussillon avant 1985, essentiellement pour le travail agricole, se re-localisaient dans les grandes villes et passaient aux économies transfrontalières (Raymond Sala et Alain Tarrius Migrants d’hier et d’aujourd’hui en Roussillon, Canet, Ed. Trabucaire, 2000). 7. Nous reprenons la traduction proposée par Isaac Joseph et acceptée par la communauté des anthropologues et sociologues de la ville, bien que nous préférions celle de « zones de mœurs ». 8. Fatima Lahbabi : « La migration des femmes marocaines en Andalousie », Thèse de doctorat de sociologie, Université de Toulouse-le-Mirail. 2003.

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 42 | 2008 241

AUTEUR

ALAIN TARRIUS Université Toulouse Le Mirail

Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 42 | 2008